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Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


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LIVRE II, Chant 10 – Les Royaumes et les divinités


du petit Mental


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
19 mai 201829 mai
2018 30 Minutes
 

Livre II – Le Livre du Voyageur des mondes

Chant 10 – Les Royaumes et les divinités du petit Mental

Ceci de même maintenant devait être dépassé et quitté,

Comme tout doit l’être avant que le Très-Haut ne soit atteint

En qui le monde et le moi deviennent vrais et un :

Tant que Cela n’est pas rejoint, notre voyage ne peut cesser.

Toujours un but sans nom fait signe au-delà,                                                                      5

Toujours s’élève le zigzag des dieux

Et le Feu ascendant de l’esprit pointe vers le haut.

Ce souffle de félicité aux cent nuances,

Avec sa forme pure, intensifiée, de la joie du Temps,

Ballotait sur des vagues de bonheur sans faille,                                                                10

Martelait pour ne devenir que des battements d’extase

Cette fraction du nombre entier de l’esprit


Prise dans une grandeur passionnée des extrêmes,

Cet être limité soulevé au zénith de la béatitude,

Heureux de gouter un seul contact des choses suprêmes,                                              15

Et emballait dans son étroite infinité scellée,

Son monde sans fin, création du temps défiant le Temps,

Une petite production du vaste délice de Dieu.

Les moments s’étiraient vers l’éternel Maintenant,

Les heures découvraient l’immortalité,                                                                              20

Mais, satisfaites de leur contenu sublime,

Elles s’arrêtaient sur des cimes dont les sommets à mi-chemin du Ciel

Pointaient vers un faite qu’elles ne pourraient jamais gravir,

Vers une grandeur dans l’air de laquelle elles ne pourraient vivre.

Invitant à venir dans leur sphère noble et raffinée,                                                        25

Vers leurs extrémités sures et belles,

Cette créature qui longe ses limites pour se sentir en sécurité,

Ces hauteurs déclinèrent l’appel d’une plus grande aventure.

Une splendeur et douceur de désir satisfait

Attachait l’esprit à des pieux dorés de félicité.                                                                  30

Elle ne pouvait pas abriter l’ampleur d’une âme

Qui avait besoin de toute l’infinité pour se loger.

Souvenir tendre comme l’herbe et flou comme le sommeil,

La beauté et l’appel, s’estompant, sombraient derrière,

Telle l’écoute d’une douce chanson se dissipant tout au loin                                         35

Sur la longue grand-route vers l’Intemporel.

Au-dessus était une ardente et blanche tranquillité.

Un esprit méditatif portait son regard sur les mondes

Et, telle une brillante montée escaladant les cieux,

Passant à travers la clarté vers une Lumière invisible,                                                   40

Les vastes royaumes lumineux du Mental brillaient sur un fond d’immobilité.


Mais d’abord, il rencontra une étendue gris argenté

Où le Jour et la Nuit s’étaient mariés et ne faisaient qu’un :

C’était une région de rayons pâles et changeants

Séparant le flot sensible de la Vie de l’équilibre reposant sur soi de la Pensée.         45

Une coalition d’incertitudes

Exerçait là un gouvernement malaisé

Sur un terrain réservé au doute et à la conjecture raisonnée,

Un rendez-vous de la Connaissance avec l’Ignorance.

À sa basse extrémité régnait difficilement                                                                         50

Un mental qui voyait à peine et trouvait lentement;

Sa nature étant proche de notre nature terrestre

Et voisine de notre pensée humaine précaire

Qui promène son regard du sol au ciel et du ciel au sol,

Mais ne connait ni le dessous ni l’au-delà,                                                                          55

Il ne percevait que lui-même et les choses extérieures.

C’était le premier moyen de notre lente ascension

Hors de la semi-conscience de l’âme animale

Vivant parmi la foule entassée des occurrences de formes

Dans un royaume qu’elle ne peut comprendre ni changer;                                            60

Elle ne fait que voir et agir dans une scène donnée

Et sent et se réjouit et s’afflige quelque temps.

Les idées qui poussent l’obscur esprit incarné

Le long des routes de la souffrance et du désir,

Dans un monde luttant pour découvrir la Vérité,                                                             65

Trouvaient ici leur pouvoir d’être et leur force de la Nature.

Ici sont inventées les formes d’une vie ignorante

Qui perçoit le fait empirique comme une loi établie,

Fait effort pour l’heure et non pour l’éternité

Et troque ses gains pour répondre à l’appel du moment :                                               70


Le lent processus d’un mental matériel

Qui sert le corps qu’il devrait régir et utiliser

Et a besoin de se baser sur des sens faillibles,

Naquit dans cette lumineuse obscurité.

Avançant lentement après un départ boiteux,                                                                  75

Appuyant l’hypothèse sur la béquille de l’argument,

Intronisant ses théories comme des certitudes,

Il va en raisonnant de ce qui est connu à demi vers l’inconnu,

Sans cesse construisant sa fragile maison de pensée,

Sans cesse défaisant la toile qu’il a tissée.                                                                           80

Un sage ambigu prenant son ombre pour le moi,

Vit en se déplaçant d’une minute brève à une autre;

Un roi dépendant de ses satellites

Signe les décrets de ministres ignorants,

Juge possédant à moitié ses preuves,                                                                                   85

Voix insistante des postulats de l’incertitude,

Architecte de la connaissance, non la source dont elle provient.

Ce puissant esclave de ses instruments

Pense que sa basse position est le point culminant de la Nature,

Oublieux de sa participation à toutes les choses créées                                                  90

Et, dans sa fatuité, humble avec arrogance,

Se croît lui-même un rejeton de la boue de la Matière

Et prend ses propres créations pour sa cause.

Destinée à s’élever à la lumière et à la connaissance éternelles,

Notre ascension part du début primitif de l’homme;                                                        95

Nous devons échapper à la lourde petitesse de la terre,

Nous devons explorer notre nature avec un feu spirituel :

Un rampement d’insecte est le prélude à un vol glorieux;

Notre état humain sert de berceau au dieu futur,


Notre fragilité de mortel, à une force immortelle.                                                          100

Au faite, tel un ver luisant, de ces royaumes à la pâle lueur,

Où l’éclat de l’aube gambadait avec le crépuscule natal

Et aidait le Jour à croitre et la Nuit à faiblir,

S’échappant sur un pont large et miroitant,

Il entra dans un royaume de la prime Lumière                                                               105

Et la régence d’un soleil à demi levé.

De ses rayons est née la sphère pleine de notre mental.

Désignée par l’Esprit des Mondes

Pour agir comme intermédiaire auprès des profondeurs inconscientes,

Une Intelligence habile, à l’aspect de prototype,                                                            110

En semi-équilibre sur les ailes égales de la pensée et du doute,

Peinait sans cesse entre les extrémités cachées de l’être.

Un Secret respirait dans l’acte mouvant de la vie;

Nourrice dissimulée des miracles de la Nature,

Elle façonnait les merveilles de la vie dans la boue de la Matière :                            115

Elle taillait le modèle de la forme des choses,

Plantait la tente du mental dans la Vastitude ignorante imprécise.

Un maitre Magicien de la mesure et de la formule

A créé une éternité tirée de formes répétitives

Et à la pensée spectatrice vagabonde                                                                                120

A assigné un siège sur la scène inconsciente.

Sur terre, par la volonté de cette « Archi-Intelligence »,

Une énergie sans corps revêtit la robe de la Matière;

Proton et photon servirent à l’Œil créant l’image

Pour changer les choses subtiles en un monde physique                                              125

Et l’invisible prit l’apparence d’une forme

Et l’impalpable donnait le toucher d’une masse :

La magie du percept se joignit à l’art du concept


Et prêta à chaque objet un nom significatif :

L’idée fut déguisée dans la forme artistique d’un corps                                               130

Et, par la mystique d’une étrange loi atomique,

Un cadre fut créé dans lequel les sens pouvaient placer

Leur tableau symbolique de l’univers.

Un plus grand miracle fut même accompli.

La lumière médiatrice relia le pouvoir du corps,                                                            135

Le sommeil et le rêve de l’arbre et de la plante,

Les sens vibrants de l’animal, la pensée dans l’homme,

À la splendeur d’un Rayon au-dessus.

Son habileté souscrivant au droit de penser de la Matière

Tailla des passages nerveux pour le mental de chair                                                     140

Et trouva pour la Nescience un moyen de savoir.

Offrant ses petits carrés et cubes de mots

Comme substituts représentant la réalité,

Alphabet mnémonique momifié,

Elle aida la Force aveugle à comprendre ses propres œuvres.                                     145

Une conscience enfouie apparut en elle

Et maintenant elle se rêve humaine et éveillée.

Mais tout était encore une Ignorance mobile;

La Connaissance ne pouvait pas encore venir et saisir fermement

Cette énorme invention vue comme un univers.                                                            150

Un spécialiste de la rigoureuse machine de la logique

Imposa à l’âme son artifice rigide;

Auxiliaire de l’intellect qui invente,

Il découpa la Vérité en morceaux maniables

Pour que chacun puisse avoir sa ration alimentaire de pensée,                                   155

Puis il rebâtit à neuf par son art le corps assassiné de la Vérité :

Un robot exact, serviable et faux


Délogea la vision des choses, plus raffinée, de l’esprit :

Une machine polie faisait le travail d’un dieu.

Nul ne trouvait le vrai corps, son âme semblait morte :                                                160

Nul n’avait le regard intérieur qui voit l’ensemble de la Vérité;

Tous glorifiaient le substitut étincelant.

Alors des cimes secrètes une vague déferla,

Un brillant chaos de lumière rebelle s’éleva;

Elle regarda au-dessus et vit les pics éblouissants,                                                         165

Elle regarda à l’intérieur et éveilla le dieu assoupi.

L’imagination appela ses escouades radieuses

Qui s’aventurent dans des scènes inexplorées

Où sont tapies toutes les merveilles que nul n’a encore connues :

Dressant sa tête de beauté et de miracle,                                                                         170

Elle conspira avec la progéniture sœur venant de l’inspiration

Pour remplir les cieux de la pensée par la faible lueur de nébuleuses.

Une Erreur brillante frangea la bordure de l’autel du mystère;

L’obscurité devenait la nourrice du soleil occulte de la sagesse,

Le mythe allaita la connaissance de son lait satiné;                                                       175

Le nourrisson passa de seins pâles à d’autres rayonnants.

Ainsi travailla le Pouvoir sur le monde en croissance;

Son savoir-faire subtil différa le plein flamboiement de l’astre,

Chérit l’enfance de l’âme et la nourrit de fictions

Beaucoup plus riches, avec leur sève à la douceur du nectar                                       180

Alimentant sa divinité immature,

Que la denrée de base ou la paille sèche des labourages de la Raison,

Le fourrage entassé de ses faits innombrables,

Régime plébéien par lequel nous prospérons aujourd’hui.

Ainsi se déversèrent du royaume de la prime Lumière                                                185

Des pensées éthérées dans le monde de la Matière;


Ses troupeaux aux cornes d’or entrèrent en bande, tel dans une caverne, au cœur de la terre.

Ses rayons matinaux illuminent les yeux de notre crépuscule,

Ses jeunes formations incitent l’esprit de la terre

À peiner, rêver et recréer,                                                                                                    190

À sentir le contact de la beauté et à connaitre le monde et le moi :

L’Enfant Doré commença à penser et à voir.

Dans ces royaumes lumineux, le Mental fait ses premiers pas vers l’avant.

Ignorant de tout, mais impatient de tout savoir,

Sa lente enquête curieuse commence là;                                                                          195

Toujours sa recherche tente de saisir des formes alentour,

Toujours il espère découvrir de plus grandes choses.

Ardent et paré de reflets dorés par les feux du soleil levant,

Il vit alerte sur la bordure de l’invention.

Pourtant, tout ce qu’il fait est à une échelle enfantine,                                                   200

Comme si le cosmos était un jeu de maternelle,

Le mental, la vie, les jouets d’un jeune enfant de Titan.

Il travaille comme celui qui construit un fort factice,

Miraculeusement stable pour un moment,

Fait de sable des plages sur un banc du Temps                                                                205

Au milieu de la mer sans rivage d’une éternité occulte.

La grande Puissance a choisi un petit instrument tranchant,

Elle poursuit avec passion un passetemps laborieux;

Enseigner à l’Ignorance est sa difficile charge,

Sa pensée part d’un Vide originel nescient                                                                       210

Et ce qu’elle enseigne, elle doit l’apprendre elle-même,

Tirant la connaissance du sommeil de sa tanière.

Car la connaissance n’arrive pas à nous comme un invité

Venant du monde extérieur et appelé dans notre chambre;


Amie et occupante de notre moi secret,                                                                            215

Elle s’est cachée derrière notre mental et s’est endormie

Et s’éveille lentement sous les coups de la vie;

Le puissant génie repose informe à l’intérieur,

L’évoquer, lui donner forme est la tâche de la Nature.

Tout était un chaos du vrai et du faux,                                                                              220

Le mental cherchait au milieu d’épaisses brumes de Nescience;

Il regardait en lui-même, mais n’y voyait pas Dieu.

Une diplomatie matérielle provisoire

Nia la Vérité afin que des vérités transitoires puissent vivre

Et cacha la Divinité dans la croyance et la conjecture                                                    225

Pour que l’Ignorance Cosmique puisse lentement devenir sage.

Tel fut l’imbroglio créé par le Mental souverain

Regardant dans la Nuit à partir d’une crête de lueur

Lors de ses premières immixtions dans l’Inconscience :

De celle-ci l’obscurité opposée défie ses yeux lumineux;                                              230

Ses mains rapides doivent apprendre un zèle prudent;

La terre ne peut supporter qu’une lente avance.

Pourtant, sa force différait de celle de la terre aveugle,

Contrainte de manier des instruments de fortune

Inventés par la force de vie et par la chair.                                                                      235

La terre perçoit tout à travers des images douteuses,

Et elle conçoit tout par des jets de vision hasardeux,

De petites lumières qu’allument des touches de la pensée tâtonnante.

Incapable du regard intérieur direct de l’âme,

Elle voit par spasmes et soude des fragments de connaissance,                                  240

Fait de la Vérité la jeune esclave de son indigence

Et, excluant l’unité mystique de la Nature,

Découpe en quantum et en masse le Tout mouvant;


Elle utilise son ignorance comme étalon de mesure.

Dans son propre domaine un pontife et une voyante,                                                   245

Cette Puissance plus grande avec son soleil à demi levé

Œuvrait dans des limites, mais possédait son domaine;

Elle connaissait par un privilège de force pensante

Et revendiquait une toute jeune souveraineté de vision.

Dans ses yeux, bien que bordés de noir, brillait                                                              250

Le regard de l’Archange, qui sait le caractère inspiré de ses actes

Et dans sa flamme clairvoyante façonne un monde.

Dans son propre royaume, elle ne trébuche ni ne défaille,

Mais se meut entourée de frontières de pouvoir subtil

À travers lesquelles le mental peut passer et marcher vers le soleil.                          255

Candidate à une plus haute suzeraineté,

Elle a frayé un passage de la Nuit vers la Lumière

Et cherchait une Omniscience lui échappant.

Une trinité naine à trois corps était son serf.

Le premier, le plus petit des trois, mais costaud,                                                            260

Le front bas, avec une mâchoire carrée et lourde,

Une Pensée pygmée ayant besoin de vivre dans des limites,

Se tenait toujours penché pour marteler le fait et la forme.

Absorbé et confiné dans la vision extérieure,

Il prend position sur la base solide de la Nature.                                                            265

Un technicien admirable, un penseur fruste,

Qui assujettit la Vie aux sillons de l’habitude,

Obéissant à la tyrannie de la Matière grossière,

Prisonnier des moules dans lesquels il travaille,

Il se rend captif de ce qu’il crée lui-même.                                                                       270

Esclave d’une masse fixe de règles absolues,


Il voit comme Loi les habitudes du monde,

Il voit comme Vérité les habitudes du mental.

Dans son royaume d’images et d’évènements concrets,

Tournant dans un cercle usé d’idées                                                                                 275

Et toujours répétant les vieux actes familiers,

Il vit satisfait de l’ordinaire et du connu.

Il aime le vieux sol qui était sa demeure :

Exécrant le changement comme un péché insolent,

Se méfiant de toute découverte nouvelle,                                                                        280

Il n’avance qu’avec précaution, pas à pas,

Et craint l’inconnu comme un abime mortel.

Trésorier prudent de son ignorance,

Il recule face à l’aventure, cligne des yeux devant l’espoir glorieux,

Préférant la sureté d’avoir un pied ferme sur les choses                                               285

À la joie dangereuse de la vastitude et de la hauteur.

Les lentes impressions du monde sur son mental laborieux,

Empreintes stagnantes presque indélébiles,

Gagnent en valeur par leur pauvreté;

Les vieux souvenirs surs constituent son capital social :                                               290

Seul parait absolu ce que les sens peuvent saisir :

Il se représente le fait extérieur comme l’unique vérité,

Identifie la sagesse avec le regard tourné vers la terre,

Et les choses longtemps connues et les actions toujours faites

Sont, pour sa poigne qui se cramponne, une rampe                                                       295

De sécurité sur l’escalier périlleux du Temps.

Les anciennes manières établies sont pour lui une charge confiée par le Ciel,

Des lois immuables que l’homme n’a pas le droit de changer,

Un legs sacré du grand passé défunt

Ou l’unique route que Dieu a faite pour la vie,                                                               300


Forme stable de la Nature à ne jamais modifier,

Part de l’immense routine de l’univers.

Un sourire du Protecteur des Mondes

Envoya d’en haut jadis ce Mental gardien à la terre

Pour que tous puissent demeurer dans leur type fixe invariable                                305

Et ne jamais bouger de leur posture séculaire.

On le voit décrire des cercles, fidèle à sa tâche,

Infatigable dans la ronde assignée d’une tradition;

Dans les bureaux délabrés et tombant en ruines du Temps,

Il assure une surveillance étroite devant le mur de la coutume,                                 310

Ou, dans les environs obscurs d’une Nuit antique,

Il sommeille sur les pierres d’une petite cour

Et aboie à chaque lumière peu familière

Comme à un ennemi qui voudrait démolir sa demeure,

Chien de garde de la maison de l’esprit clôturée par les sens                                      315

À l’encontre d’intrus venant de l’Invisible,

Nourri des restes de la vie et des os de la Matière

Dans son chenil de certitude objective.

Et pourtant derrière lui se tient une puissance cosmique :

Une Grandeur mesurée réserve son plus vaste plan,                                                     320

Une insondable similitude rythme la marche de la vie;

Les orbites immuables des étoiles sillonnent l’Espace inerte,

Un million d’espèces suivent une Loi unique muette.

Un colossal état invariable est la défense du monde,

Même dans le changement est gardée la pérennité comme un trésor;                       325

La révolution sombre dans l’inertie,

L’ancien reprend son rôle avec un nouveau costume;

L’Énergie agit, la stabilité est le sceau qu’il appose :

Sur la poitrine de Shiva est contenue la danse énorme.


Second des trois, vint un esprit fougueux.                                                                330

Cavalier bossu de l’Âne Sauvage rouge,

Une Intelligence impétueuse à la crinière de lion descendit d’un bond

De la grande Flamme mystique qui encercle le monde

Et, de son tranchant terrible, se nourrit du cœur de l’être.

De là jaillit la vision brulante du Désir.                                                                            335

Il revêtait mille formes, prenait des noms innombrables :

Un besoin de multiplicité et d’incertitude

L’aiguillonne pour toujours à poursuivre l’Un

Sur des routes innombrables à travers les immensités du Temps,

Suivant des circuits d’une différence sans fin.                                                                 340

Il embrase toutes les poitrines par un feu ambigu.

Un éclat miroitant sur un courant trouble,

Il flambait vers le ciel, puis sombrait, engouffré, vers l’enfer;

Il montait pour tirer vers le bas la Vérité dans la fange

Et utilisait à des fins souillées de boue sa Force brillante;                                             345

Caméléon géant, couleur or, bleu et rouge,

Tournant au noir, au gris et au brun blafard,

Affamé, il guettait d’une branche bigarrée de vie

Pour happer des délices d’insectes, sa nourriture favorite,

Aliment misérable d’une charpente somptueuse,                                                           350

Nourrissant la passion splendide de ses teintes.

Serpent de flamme avec un nuage terne formant la queue,

Suivi par une nichée onirique de pensées scintillantes,

Tête dressée avec des crêtes qui dansaient multicolores,

Il tentait de lécher la connaissance avec une langue fumeuse.                                    355

Tourbillon qui aspire un air vacant,

Il basait sur le vide des prétentions prodigieuses,

Nées dans le Néant, revenues au Néant;


Néanmoins tout le temps sans le savoir il menait

Vers le Quelque chose caché qui est le Tout.                                                                   360

Ardent à trouver, incapable de retenir,

Une instabilité brillante était sa marque,

Se tromper, sa tendance innée, sa réaction naturelle.

Enclin à croire tout de suite sans réfléchir,

Il considérait vrai tout ce qui flattait ses propres espoirs;                                             365

Il chérissait de précieux riens nés du désir,

Il essayait de saisir l’irréel comme provende.

Dans l’obscurité il découvrait des formes lumineuses;

Scrutant un demi-jour orné d’ombre,

Il voyait des images colorées gribouillées dans la caverne de la Fantaisie;               370

Ou il décrivait de grands cercles à travers la nuit de la conjecture

Et captait avec la caméra de l’imagination

De brillantes scènes prometteuses soutenues par des flamboiements éphémères,

Fixait dans l’air de la vie les pieds de rêves empressés,

Gardait les empreintes de Formes passagères et de Pouvoirs cachés                         375

Et les images par éclairs de vérités à moitié vues.

Un bond passionné pour saisir et posséder,

Que ne guidaient ni la raison ni la vision de l’âme,

Était son mouvement naturel premier et aussi son dernier;

Il gaspillait la force de vie pour accomplir l’impossible :                                              380

Il méprisait la route en ligne droite et filait par les méandres des courbes

Et délaissait le gain obtenu pour des choses jamais tentées;

Il voyait des buts non réalisés comme un destin immédiat

Et choisissait le précipice pour son élan vers le ciel.

Ayant l’aventure comme méthode dans le jeu de hasard de la vie,                             385

Il prenait des gains fortuits pour des résultats assurés;

L’erreur ne décourageait pas sa perception confiante,


Ignorante de la loi profonde des voies de l’être,

Et l’échec ne pouvait ralentir son étreinte fougueuse;

Une seule chance justifiée garantissait tout le reste.                                                      390

La tentative, non la victoire, était le charme de la vie.

Gagnant incertain d’enjeux incertains,

Ayant l’instinct comme mère et le mental de la vie comme géniteur,

Il courait sa course et arrivait premier ou dernier.

Pourtant, ses travaux n’étaient ni petits, ni vains, ni sans valeur;                               395

Il nourrissait une portion de la force de l’infinité

Et pouvait créer les grandes choses que voulait sa fantaisie;

Sa passion saisissait ce que manquait la calme intelligence.

La vue pénétrante de l’impulsion étendait d’un bond son empoigne

À des cieux qu’une haute Pensée avait dissimulés dans une brume

                                                                                                                éblouissante,    400

Attrapait des lueurs révélant un soleil caché :

Elle sondait le vide et y trouvait un trésor.

Une semi-intuition brillait de pourpre dans ses sens;

Elle lançait le zigzag de l’éclair et atteignait l’invisible.

Elle voyait dans le noir et clignait vaguement des yeux dans la lumière,                 405

L’Ignorance était son domaine, l’inconnu son trophée.

De tous ces Pouvoirs le plus grand était le dernier.

Arrivant tardivement d’un plan de pensée lointain

En un monde bondé, irrationnel, un monde de Hasard,

Où tout était senti grossièrement et fait aveuglement,                                                  410

Où le cas fortuit semblait pourtant l’inévitable,

Vint la Raison, artisan accroupi et divinité,

Dans sa maison exigüe sur une crête du Temps.

Adepte de l’invention et de la conception claires,

Le visage pensif et les yeux rapprochés et observateurs,                                              415


Elle prit sa place solide et immuable,

Elle qui, des Trois, semblables à des trolls, avait le plus de force et de sagesse.

Armée de sa lentille, son mètre, sa sonde,

Elle regardait un univers objectif

Et les multitudes qui vivent et meurent en lui,                                                               420

Et le corps de l’Espace et l’âme fuyante du Temps,

Et prit la terre et les étoiles dans ses mains

Pour estimer ce qu’elle pouvait faire de ces choses étranges.

En son mental robuste, déterminé, laborieux,

Inventant ses lignes directrices de la réalité                                                                    425

Et les courbes géométriques de son plan du temps,

Elle multiplia ses lentes divisions par moitié de la Vérité :

Impatiente devant l’énigme et l’inconnu,

Intolérante pour l’absence de loi et ce qui est unique,

Imposant la réflexion à la marche de la Force,                                                               430

Imposant la clarté à l’insondable,

Elle s’efforçait de réduire à des règles le monde mystique.

Elle ne connaissait rien mais espérait tout connaitre.

Dans les sombres royaumes inconscients, vides jadis de pensée,

Mandatée par une Intelligence suprême                                                                          435

Pour en projeter le rayon sur l’obscure Vastitude,

Lumière imparfaite guidant une masse errante

Par le pouvoir des sens, de l’idée et du mot,

Elle décèle le processus, la substance, la cause de la Nature.

Pour harmoniser la vie entière par le contrôle de la pensée,                                        440

Elle lutte encore contre l’énorme imbroglio;

Ignorante de tout sauf de son propre mental en recherche,

Elle est venue pour sauver de l’Ignorance le monde.

Ouvrière souveraine au long des siècles,


Observant et refaçonnant tout ce qui est,                                                                         445

Elle entreprit avec confiance sa fonction prodigieuse.

Là est assise la silhouette, penchée lourdement et puissante,

Courbée sous les lampes à arc de son usine à domicile

Au milieu du tapage et du tintement de ses outils.

Un regard rigoureux dans ses yeux créateurs                                                                  450

Contraignant la substance plastique du Mental cosmique,

Elle fige les inventions rigides de son cerveau

Dans une formule de fixité éternelle :

Indifférente à la muette exigence cosmique,

Inconsciente des réalités trop intimes,                                                                              455

De la pensée inexprimée, du cœur silencieux,

Elle se penche pour forger ses credo et ses codes d’airain,

Ses structures métalliques pour emprisonner la vie

Et ses modèles mécaniques de tout ce qui existe.

Au lieu du monde vu, elle trame une conception du monde :                                      460

Elle tisse, selon des lignes tenaces mais sans substance,

Ses toiles arachnéennes faites de mots formant une pensée abstraite,

Ses systèmes par segments de l’Infini,

Ses théodicées et ses tableaux cosmogoniques

Et les mythes par lesquels elle explique l’inexplicable.                                                 465

À son gré elle dispose dans l’air raréfié du mental,

Telles des cartes murales dans l’école de l’intellect,

Forçant la Vérité ample à entrer dans un arrangement étroit,

Ses philosophies rigoureuses innombrables qui se combattent;

Dans le corps des phénomènes de la Nature,                                                                   470

Elle taille en lignes rigides avec la pointe effilée de la Pensée,

Tels des rails pour que circule le pouvoir du Magicien du Monde,

Ses sciences précises et absolues.


Sur l’énorme mur dénudé de la nescience humaine,

Écrivant autour des profonds hiéroglyphes muets de la Nature,                                 475

Elle rédige avec de clairs caractères démotiques

La vaste encyclopédie de ses pensées;

Algèbre des signes de sa mathématique,

Ses nombres et ses formules infaillibles,

Elle les construit pour consolider son compendium des choses.                                  480

De tous côtés, comme dans une mosquée cosmique, se déploie,

Traçant les versets scripturaires de ses lois,

Le dédale de ses arabesques ornées,

Art de sa sagesse, artifice de son savoir.

Cet art, cet artifice constituent son unique capital.                                                         485

Dans ses nobles travaux d’intelligence pure,

Dans son retrait hors du piège des sens,

Il ne se produit aucune fissuration des murs du mental,

Aucun éclair de pouvoir absolu ne bondit, fendant le ciel,

Aucune lumière de certitude céleste ne se fait jour.                                                       490

Sa connaissance présente ici un million de visages

Et chacun de ces visages est enturbanné d’un doute.

Tout maintenant est remis en question, réduit à néant.

Autrefois monumentaux dans leur art massif,

Ses anciens grands écrits mythiques disparaissent                                                         495

Et à leur place débutent de strictes indications éphémères;

Ce changement constant signifie un progrès à ses yeux :

Sa pensée est une marche interminable sans but.

Il n’y a pas de sommet sur lequel elle peut se tenir

Et voir d’un seul coup d’œil l’ensemble de l’Infini.                                                         500

Un jeu sans conclusion, tel est le labeur de la Raison.

Chaque idée énergique peut l’utiliser comme instrument;


Acceptant chaque dossier, elle plaide sa cause.

Ouverte à chaque pensée, elle ne peut pas connaitre.

L’éternel Avocat investi de la fonction de juge                                                                505

Cuirasse avec les mailles invulnérables de la logique

Mille combattants pour le trône voilé de la Vérité

Et les assoit sur le haut destrier de l’argument

Pour qu’ils joutent à jamais avec une lance verbale

Dans un tournoi simulé où personne ne peut vaincre.                                                  510

Estimant les valeurs de la pensée avec ses tests rigides,

Elle est assise en équilibre dans un air ample et vide,

À l’écart et pure dans son maintien impartial.

Ses jugements semblent absolus, mais aucun n’est sûr;

Le Temps annule tous ses verdicts en appel.                                                                   515

Bien que, semblable à des rayons de soleil pour notre mental tel un ver luisant,

Sa connaissance feigne de descendre d’un ciel clair,

Ses rais ne sont que des éclats de lanternes dans la Nuit;

Elle jette une robe scintillante sur l’Ignorance.

Mais à présent est perdue son antique prétention souveraine                                    520

À gouverner suivant son droit absolu le haut royaume du mental,

À lier la pensée avec la chaine forgée et infaillible de la logique

Ou à voir la vérité nue dans une brume abstraite brillante.

Maitresse et esclave du pur phénomène,

Elle voyage sur les routes de la vision errante                                                                 525

Et regarde un monde mécanique mis en place

Construit pour elle par ses instruments.

Bœuf attelé à la charrette du fait prouvé,

Elle tire d’énormes ballots de savoir à travers la poussière de la Matière

Pour atteindre l’immense bazar de l’utilité.                                                                     530

Elle est devenue l’apprentie de son ancienne servante;


Une perception sensorielle assistée est l’arbitre de sa recherche.

Elle s’en sert maintenant comme pierre de touche.

Comme si elle ignorait que les faits sont les enveloppes de la vérité,

Elle garde la balle, rejette le grain.                                                                                     535

Une antique sagesse s’évanouit dans le passé,

La foi des âges devient un conte futile,

Dieu se retire de la pensée éveillée,

Un vieux rêve mis à l’écart qui ne sert plus à rien :

Elle ne cherche plus que les clés de la Nature mécanique.                                           540

Interprétant d’inévitables lois de pierre,

Elle creuse le secret du sol dur de la Matière

Pour déterrer les processus de toutes les choses créées.

Une énorme machine automatique, chargée, apparait

Au regard avide et admiratif de ses yeux,                                                                         545

Un engin complexe et insensé

D’un Hasard ordonné, fatidique et infaillible :

Ingénieux, méticuleux, avec minutie,

Son mécanisme brut, inconscient, précis,

Déroule une avancée sans erreur, trace une route sure;                                               550

Il planifie sans pensée, agit sans volonté,

Sert sans aucun but un million de buts

Et construit un monde rationnel sans mental.

Il n’a pas de meneur, de créateur, d’idée :

Sa vaste action autonome peine sans aucune cause;                                                      555

Une Énergie sans vie conduite irrésistiblement,

Tête de mort sur le corps de la Nécessité,

Engendre la vie et fait naitre la conscience,

Puis se demande le pourquoi et l’origine de tout.

Nos pensées font partie de l’immense machine,                                                            560


Nos réflexions ne sont qu’un caprice de la loi de la Matière,

La connaissance du mystique a été une fantaisie ou un rideau opaque;

D’âme ou d’esprit, nous n’avons à présent nul besoin :

La Matière est l’admirable Réalité,

Le miracle manifeste inéluctable,                                                                                      565

La dure vérité des choses, simple, éternelle, unique.

Une dépense folle, suicidaire,

Créant le monde par le mystère d’une perte de soi-même

A déversé ses travaux épars sur l’Espace vacant;

Tardivement la Force qui se désintègre elle-même                                                        570

Contractera cette immense expansion qu’elle a faite :

Alors prend fin ce puissant labeur dénué de sens,

Le Vide est laissé dégarni, inoccupé comme avant.

Ainsi justifiée, couronnée, la grande Pensée nouvelle

Expliqua le monde et maitrisa toutes ses lois,                                                                 575

Toucha les racines muettes, éveilla de formidables pouvoirs voilés;

Elle contraignit au service les djinns inconscients

Qui dorment inutilisés dans la transe ignorante de la Matière.

Tout était précis, rigide, indubitable.

Mais lorsque, basé sur le roc immémorial de la Matière,                                              580

Un ensemble se dressa, ferme, bien dessiné et sûr,

Tout bascula à nouveau dans un océan de doute;

Cette conception solide s’est dissoute dans un flot sans fin :

Elle [la raison] avait rencontré le Pouvoir sans forme inventeur des formes;

Elle trébucha soudain sur des choses invisibles :                                                            585

Un éclair venu de la Vérité non découverte

Éblouit ses yeux par son éclat déroutant

Et creusa un gouffre entre le Réel et le Connu

À tel point que toute sa connaissance sembla une ignorance.


Une fois de plus le monde devenait une merveilleuse toile tissée,                              590

Un procédé de magie dans un espace magique,

Les profondeurs d’un miracle inintelligible

Dont la source se perd dans l’Ineffable.

Une fois de plus nous sommes devant l’Inconnaissable sans traits.

Dans un fracas de valeurs, dans une énorme brèche de la fatalité,                             595

Dans le crachotement et l’éparpillement de son œuvre qui éclate,

Elle perdit son monde clair, préservé, construit.

Il restait une danse quantique, une dispersion du hasard

Dans le tourbillon prodigieux de l’Énergie aux pas agiles :

Un mouvement incessant dans le Vide sans bornes                                                        600

Inventait des formes sans pensée ni but :

Nécessité et Cause étaient des fantômes informes;

La Matière, un incident dans le flot de l’être,

La Loi, rien que l’habitude du mécanisme horloger d’une force aveugle.

Idéaux, codes éthiques, systèmes n’avaient nulle base                                                  605

Et bientôt s’effondraient ou vivaient privés de sanction;

Tout devint un chaos, une houle, un heurt, un conflit.

Des idées en lutte et féroces se jetèrent sur la vie;

Une répression sévère maintenait l’anarchie sous contrôle

Et la liberté n’était que le nom d’un fantôme :                                                                610

Création et destruction valsaient enlacées

Sur la poitrine d’une terre déchirée et tremblante;

Tout bascula en un monde de la danse de Kali.

Ainsi renversée, sombrant, s’étalant dans le Vide,

Tentant d’agripper des appuis, un sol sur lequel se tenir,                                             615

Elle [la raison] vit seulement une Vastitude atomique clairsemée,

L’univers tel un substrat dispersé en rares points

Sur lequel flotte le visage phénoménal d’un monde solide.


Ce n’était là qu’une succession d’évènements

Et le changement plastique et protéiforme de la Nature                                                620

Et, rendue puissante par la mort afin de tuer ou de créer,

La force omnipotente de l’atome invisible scindé.

Il restait une chance qu’ici se trouvât un pouvoir

Pour libérer l’homme de ses vieux moyens inadéquats

Et le maintenir souverain de la scène terrestre.                                                             625

Car la Raison pourrait alors s’emparer de la Force originelle

Pour conduire sa voiture sur les routes du Temps.

Tout pourrait alors servir le besoin de la race pensante,

Un État absolu fonder l’absolu de l’ordre,

Tailler toutes choses selon une perfection standard,                                                     630

Dans la société, construire une machine juste et exacte.

Alors la science et la raison, sans se préoccuper de l’âme,

Pourraient niveler un monde et le rendre uniforme et tranquille,

Gaver de vérités extérieures des recherches millénaires

Et imposer au mental une pensée suivant un modèle unique,                                     635

Infligeant la logique de la Matière aux rêves de l’Esprit,

Faire de l’homme un animal raisonnable

Et de sa vie un tissu symétrique.

Ce serait le sommet de la Nature sur un globe obscur,

Le résultat grandiose du long labeur des âges,                                                               640

Le couronnement de l’évolution de la terre, l’accomplissement de sa mission.

Cela pourrait advenir si l’esprit tombait endormi;

L’homme pourrait alors se reposer, satisfait, et vivre en paix,

Maitre de la Nature, lui qui jadis travaillait comme son esclave,

Le désordre du monde se figeant sous forme de Loi, –                                                  645

Si le terrible cœur de la Vie ne se dressait pas en révolte,

Si le Dieu en dedans ne pouvait trouver aucun plan supérieur.


Mais l’Âme cosmique a de nombreux visages;

Un contact peut transformer le front fixe du Destin.

Un tournant soudain peut venir, une route apparaitre.                                                 650

Un Mental plus grand peut voir une Vérité plus grande,

Ou encore nous pouvons trouver quand tout le reste a échoué,

Cachée en nous-mêmes, la clef du changement parfait.

S’élevant du sol où rampent nos jours,

La conscience de la Terre peut épouser le Soleil,                                                             655

Notre vie mortelle, être portée par les ailes de l’esprit,

Nos pensées finies, communier avec l’Infini.

Dans les éclatants royaumes du Soleil levant

Tout est une naissance à un pouvoir de lumière :

Tout ce qui est déformé ici garde là sa forme heureuse,                                               660

Tout est mélangé et défiguré ici, là pur et entier;

Chacun d’eux pourtant est un échelon éphémère, une phase momentanée.

Éveillée à une Vérité plus grande au-delà de ses actes,

La médiatrice était assise et voyait ses travaux

Et sentait la merveille en eux et la force                                                                           665

Mais connaissait le pouvoir derrière le visage du Temps :

Elle exécutait la tâche, se conformait à la connaissance reçue,

Son cœur profond aspirait à de grands idéaux

Et depuis la lumière regardait vers une lumière plus ample :

Une haie brillante tracée autour d’elle restreignait son pouvoir;                                670

Fidèle à sa sphère limitée, elle peinait, mais savait

Que sa plus haute, sa plus large vision était une semi-recherche,

Ses actes les plus puissants, un passage ou une étape.

Car ce n’est pas par la Raison que fut accomplie la création

Ni par la Raison que peut être vue la Vérité                                                                    675

Qu’à travers les voiles de la pensée, les écrans des sens,


La vision de l’esprit distingue à peine,

Obscurcie par l’imperfection de ses moyens :

Le petit Mental est lié à de petites choses :

Ses sens ne sont que le toucher extérieur de l’esprit                                                      680

À demi éveillé dans un monde de sombre Inconscience;

Il sonde par contact à la recherche de ses êtres et de ses formes

Comme celui qui est laissé tâtonnant dans la Nuit ignorante.

Dans ce petit moule du mental et des sens dans l’enfance,

Le désir est le cri d’un cœur d’enfant implorant la félicité,                                          685

Notre raison, seulement un fabricant de jouets,

Un concepteur de règles dans un jeu étrange de trébuchement.

Mais elle connaissait ses aides nains dont la vision confiante

Prenait pour un but lointain une perspective restreinte.

Le monde qu’elle a fait est un compte rendu provisoire                                               690

D’un voyageur vers la vérité à demi trouvée des choses,

Se déplaçant de nescience en nescience.

Car rien n’est connu tant qu’il reste quelque chose de caché;

La Vérité est connue seulement lorsque tout est dévoilé.

Attirée par le Tout qui est l’Unique,                                                                                  695

Elle aspire à une lumière plus haute que la sienne;

Dissimulé par ses cultes et ses croyances, elle a entrevu le visage de Dieu :

Elle sait qu’elle n’a trouvé qu’une forme, une robe,

Mais toujours elle espère le voir dans son cœur

Et ressentir le corps de sa réalité.                                                                                      700

Ce n’est encore qu’un masque et non un front,

Bien que parfois deux yeux cachés paraissent :

La Raison ne peut arracher ce masque miroitant,

Ses efforts le font seulement miroiter davantage;

En paquets elle ficèle l’Indivisible;                                                                                    705


Trouvant ses mains trop petites pour contenir la vaste Vérité,

Elle morcèle la connaissance en parties hétérogènes

Ou, à travers la dérive de nuages, cherche du regard un soleil disparu :

Elle voit, sans comprendre ce qu’elle a vu,

À travers les figures fermées des choses finies,                                                              710

Les innombrables aspects de l’infinité.

Un jour le Visage devra consumer le masque.

Notre ignorance est la chrysalide de la Sagesse,

Notre erreur s’allie en chemin à une connaissance nouvelle,

Son obscurité est la noirceur d’un nœud de lumière;                                                    715

La Pensée danse main dans la main avec la Nescience

Sur la route grise qui serpente vers le Soleil.

Alors même que ses doigts tentent de délier les nœuds

Qui les relient dans leur étrange compagnonnage,

Dans les moments de leur conflit entrelacé                                                                    720

Parfois font irruption des éclairs du Feu révélateur.

Même maintenant de grandes pensées ici cheminent seules :

Elles sont venues armées du mot infaillible

Dans une investiture de lumière intuitive

Qui est une sanction accordée par les yeux de Dieu;                                                     725

Elles flamboient, annonciatrices d’une Vérité lointaine,

Arrivant du pourtour de l’éternité.

Un feu se manifestera hors des infinitudes,

Une plus grande Gnose regardera le monde,

Faisant la traversée hors de quelque omniscience éloignée,                                        730

Sur des mers splendides, venant du Seul immobile dans l’extase,

Pour illuminer le cœur profond du moi et des choses.

Elle apportera au Mental une connaissance éternelle,

À la vie son but, à l’Ignorance son terme.


 

Au-dessus, dans une haute stratosphère dénuée du moindre souffle,                735

Surplombant la trinité naine,

Vivaient, aspirant à un Au-delà sans limites,

Captifs de l’Espace, emmurés par des cieux qui limitent,

Dans le circuit incessant des heures

Aspirant aux droits chemins de l’éternité,                                                                       740

Et de leur haute position inclinaient les yeux vers ce monde

Deux Génies au regard de soleil, témoins de tout ce qui est.

Un pouvoir de soulever le monde trainard,

Voguait impérieuse une gigantesque Pensée de Vie aux grandes ailes,

Inaccoutumée à fouler le sol ferme immuable :                                                              745

Habituée à une bleue infinité,

Elle planait dans le ciel ensoleillé et l’air étoilé;

Elle voyait au loin, encore inaccessible, le foyer de l’Immortel

Et entendait dans le lointain les voix des Dieux.

Iconoclaste et destructrice des forteresses du Temps,                                                   750

Franchissant d’un bond la limite et outrepassant la norme,

Elle embrasait les pensées dont l’éclat traverse les siècles

Et poussait à des actions d’une force surhumaine.

Aussi loin que pouvaient voler ses avions aux ailes formées d’elle-même,

Visitant le futur par de grands raids brillants,                                                                755

Elle explorait des horizons pour un destin de rêve.

Apte à concevoir, incapable d’atteindre,

Elle dressait ses cartes conceptuelles et ses plans visionnaires

Trop amples pour l’architecture de l’Espace des mortels.

Au-delà, dans l’immensité où le pied n’a pas de prise,                                                 760

Imagiste des Idées incorporelles,

Impassible devant le cri de la vie et des sens,


Un pur Mental de la Pensée surveillait l’acte cosmique.

Archange d’un blanc royaume transcendant,

Il voyait le monde de hauteurs solitaires,                                                                        765

Lumineux dans un air distant et vide.

Fin du Chant dixième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

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