Vous êtes sur la page 1sur 28

Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


Menu

LIVRE II, Chant 5 – Les divinités de la petite vie


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
18 mai 201829 mai
2018 31 Minutes
 

Livre II – Le Livre du Voyageur des mondes

Chant 5 – Les divinités de la petite vie

Pouvoir fixe et étroit aux formes rigides,

Il aperçut cet empire de la petite vie,

Un triste lieu dans l’éternité.

Il vivait sur la marge de l’Idée,

Protégé par l’Ignorance comme dans une coquille.                                                           5

Alors, dans l’espoir d’apprendre le secret de ce monde,

Il regarda à travers sa minuscule frange de vision,

Pour dégager de son obscurité claire en surface

La Force qui l’animait [ce monde] et l’Idée qui avait créé,

Imposant l’étroitesse à l’Infini,                                                                                             10

L’esprit directeur de sa petitesse,

La loi divine qui lui donna le droit d’exister,

Sa prétention envers la Nature et sa nécessité au fil du Temps.


Il plongea son regard dans la brume assiégeante

Sur ce continent resserré, mal éclairé, qu’elle maintenait                                              15

Cerné par les cieux et les mers de l’ignorance

Et qu’elle gardait exempt de la Vérité, du Moi et de la Lumière.

Ainsi qu’un projecteur transperce le cœur aveugle de la Nuit

Et que des habitations, des arbres et des silhouettes humaines apparaissent

Comme s’ils étaient révélés à un œil dans le Néant,                                                         20

Toutes les choses qui se cachent étaient dépouillées de leurs voiles

Et soulevées dans l’éclat de sa vision à la clarté de soleil.

Une populace affairée, agitée, fruste,

Grouillait là par milliers de gens obscurs et non reconnus.

Dans un brouillard de secret enveloppant la scène du monde,                                      25

Les petites déités de l’acte inférieur du Temps

Qui œuvrent à distance de l’œil contrôleur du Ciel,

Complotaient, inconnues des créatures qu’elles faisaient agir,

Les triviales conspirations de ce règne mesquin,

Amusées par les basses machinations, les brefs espoirs,                                                 30

Les petits pas avides et les étroits chemins,

Les ébats de reptile se vautrant dans le noir et la poussière,

L’accroupissement et l’ignominie de la vie rampante.

Une multitude trépidante et bigarrée,

Un étrange pêlemêle d’artisans magiques,                                                                        35

Était vue à façonner l’argile plastique de la vie,

Une nichée de lutins, une espèce élémentale.

Étonnés par la lueur inaccoutumée,

Comme immanents dans l’ombre, se mettaient en action

Des diablotins aux membres tordus et au visage de bête sculptée,                               40

Des elfes souffleurs ratatinés comme des farfadets ou petits comme des fées,

Des génies plus beaux mais sans âme et pauvres,


Des êtres déchus, ayant perdu leur portion céleste,

Des divinités errantes prises au piège dans la poussière du Temps.

Volontés ignorantes et dangereuses, mais armées de pouvoir,                                      45

À demi animales, à demi divines leur humeur, leur forme.

De la grisaille d’un sombre arrière-fond

Viennent leurs chuchotements, une force inarticulée,

Qui éveillent dans le mental l’écho d’une pensée ou d’un mot,

Obtiennent l’assentiment du cœur à leur piqure de l’impulsion,                                  50

Et dans cette petite Nature font leur travail

Et remplissent de malaise ses pouvoirs et ses créatures.

Ils jettent sur sa semence de joie le sort du fruit de la tristesse,

Avec le souffle de l’erreur ils éteignent ses piètres lumières

Et détournent ses vérités de surface vers les buts du mensonge,                                   55

Stimulent ses petites émotions, conduisent ses passions

Vers l’abime ou à travers le marécage et le bourbier :

Ou bien ils piquent avec l’aiguillon de dures convoitises sans douceur,

Pendant que cahote sur des chemins tortueux qui ne mènent nulle part

La charrette de la vie ne trouvant pas une sortie de l’ignorance.                                  60

De folâtrer avec le bien et le mal est leur loi;

Entrainant vers l’échec et le succès dépourvu de sens,

Ils corrompent tous les modèles, faussent toutes les mesures,

Font de la connaissance un poison, de la vertu un exemple ennuyeux

Et mènent les cycles sans fin du désir                                                                                 65

À travers des apparences de hasard triste ou heureux

Vers une fatalité inéluctable.

Là, tout est mis en œuvre par leur influence.

Et ce n’est pas là seulement que s’exerce leur empire ou leur rôle :

Partout où se trouvent des « mentals » sans âme et des vies sans guide                     70

Et, dans un corps exigu, soi-même est tout ce qui compte,


Partout où font défaut amour, lumière, ampleur,

Ces façonneurs véreux de la forme entreprennent leur tâche.

À tous les mondes à demi conscients ils étendent leur règne.

Ici aussi ces petites divinités mènent nos cœurs humains,                                             75

La pénombre de notre nature est l’endroit où elles se cachent :

Ici aussi le cœur primitif devenu sombre obéit

Aux suggestions voilées d’un Mental dissimulé

Qui harcèle notre connaissance par une lumière trompeuse

Et se tient entre nous et la Vérité qui sauve.                                                                       80

Il nous parle avec les voix de la Nuit :

Nos vies obscurcies cheminent vers une obscurité plus grande;

Nos recherches prêtent l’oreille à des espoirs désastreux.

Une structure de pensées aveugles est construite

Et la raison est utilisée par une Force irrationnelle.                                                         85

Cette terre n’est pas notre seule enseignante et nourrice;

Les pouvoirs de tous les mondes ont leur entrée ici.

Dans leurs propres domaines, ils suivent la roue de la loi

Et chérissent la sécurité d’un type établi;

Sur terre, expulsés de leur orbite invariable,                                                                     90

Leur loi est préservée, leur forme de choses fixes est perdue.

Ils sont projetés dans un chaos créateur

Où tout réclame l’ordre mais est conduit par le Hasard;

Étrangers de la nature terrestre, ils doivent apprendre les voies de la terre,

Dissemblables ou contraires, ils doivent s’unir :                                                               95

Ils travaillent et combattent et s’accordent avec douleur :

Les uns se joignent, d’autres se séparent, tout à nouveau se sépare et se joint,

Mais nous ne pouvons jamais connaitre et vivre vraiment

Tant qu’ils n’ont pas trouvé leur harmonie divine.

Le chemin incertain de notre vie serpente et tourne en rond,                                     100


La recherche inquiète de notre mental demande toujours la lumière,

Tant qu’ils n’ont pas appris leur secret dans leur source,

Dans la lumière de l’Intemporel et dans sa demeure non spatiale,

Dans la joie de l’Éternel seul et unique.

Mais maintenant loin est la Lumière suprême;                                                               105

Notre vie consciente obéit aux lois de l’Inconscient;

À des buts ignorants et à des désirs aveugles

Nos cœurs sont menés par une force ambigüe;

Même les conquêtes de notre mental portent une couronne bosselée.

Un ordre qui change lentement lie notre volonté.                                                           110

Tel est notre sort jusqu’à ce que nos âmes soient libres.

Une Main puissante alors enroule et retire les firmaments du mental,

L’infini prend charge des actes du fini

Et la Nature passe dans la Lumière éternelle.

Alors seulement prend fin ce rêve de la vie inférieure.                                                 115

À la mise en œuvre de ce monde énigmatique

Qui semble être à la fois une énorme machine brute

Et une lente levée du masque de l’esprit dans les choses,

Dans cette chambre tournante sans murs

Où Dieu siège partout impassible                                                                                       120

Comme inconnu de lui-même et pour nous invisible

Dans un miracle de secret inconscient,

Tout ici pourtant est son action et sa volonté.

Dans ce tournoiement et cet étalement à travers la vacuité infinie,

L’Esprit devint la Matière et reposa dans le tourbillon,                                                 125

Un corps endormi dépourvu de sensation et d’âme.

Un phénomène massif de formes visibles

Supporté par le silence du Vide


Apparut dans la Conscience éternelle

Et semblait un monde extérieur et insensible.                                                                130

Il n’y avait là personne pour voir ni pour ressentir;

Seul le miraculeux Inconscient,

Un habile sorcier subtil, était à sa tâche.

Inventant des méthodes pour des résultats magiques,

Gérant l’appareil merveilleux de la création,                                                                  135

Marquant mécaniquement les points d’une sagesse muette,

Se servant de l’Idée inéluctable non pensée,

Il faisait les travaux de l’intelligence de Dieu

Ou accomplissait la volonté de quelque suprême Inconnu.

La conscience était encore cachée dans le sein de la Nature,                                       140

Non ressentie demeurait la Félicité dont l’extase rêva les mondes.

L’être était une substance inerte animée par la Force.

D’abord, il y avait seulement un Espace éthéré :

Ses immenses vibrations tournaient en cercles incessants,

Hébergeant une quelconque initiative non conçue :                                                      145

Soutenu par un suprême Souffle originel,

L’acte mystique de l’expansion et de la contraction

Créa le toucher et la friction dans le vide

Et provoqua le heurt et l’étreinte dans la vacuité abstraite :

Parent d’un univers en expansion                                                                                     150

Dans la matrice d’une force qui se désintègre,

En dépensant, il conservait une somme inépuisable.

Dans l’âtre de l’Espace, il alluma un Feu invisible

Qui, éparpillant des mondes comme on sèmerait à la volée des graines,

Fit tournoyer au-dehors l’ordre lumineux des étoiles.                                                   155

Un océan d’Énergie électrique

Forma avec une forme instable ces étranges particules d’ondes


Construisant par leur danse cet arrangement solide,

Sa puissance étant enfermée au repos dans l’atome;

Étaient forgées ou feintes des masses ainsi que des contours visibles;                       160

La lumière lança la rapide étincelle du photon, révélatrice,

Et rendit visible, dans la finesse extrême de son éclair,

Imagé, ce cosmos de choses apparentes.

Ainsi a été fait ce monde réel impossible,

Un miracle évident ou un spectacle convaincant.                                                           165

Ou ainsi semble-t-il au mental audacieux de l’homme

Qui assoit sa pensée comme l’arbitre de la vérité,

Sa vision personnelle comme un fait impersonnel,

Comme des témoins d’un monde objectif

Ses sens faillibles et l’artifice de ses instruments.                                                          170

Ainsi doit-il résoudre l’énigme tangible de la vie

Avec une lumière douteuse, par l’erreur se saisir de la Vérité

Et lentement séparer le visage et le voile.

Ou bien, privé de la foi dans le mental et les sens,

Sa connaissance une brillante masse d’ignorance,                                                         175

Il voit toutes choses étrangement façonnées ici

Comme la plaisanterie malvenue d’une Force trompeuse,

Une parabole de Maya et de sa puissance.

Cette vaste activité perpétuelle, prise et maintenue

Dans le changement mystérieux et immuable                                                                 180

D’un mouvement persistant que nous appelons le Temps

Et renouvelant sans cesse son battement répétitif,

Ces rondes mobiles qui stéréotypent un flot continu,

Ces objets statiques dans la danse cosmique

Qui ne sont que des volutes de l’Énergie qui se répètent,                                              185

Prolongées par l’esprit du Vide qui médite,


Attendaient la vie et les sens et le Mental de veille.

Quelque peu le Rêveur changea sa pose de pierre.

Mais lorsque le travail scrupuleux de l’Inconscient fut achevé

Et que le Hasard fut contraint par des lois fixes immuables,                                        190

Une scène fut disposée pour le jeu conscient de la Nature.

Alors, le sommeil immobile et muet de l’Esprit bougea;

La Force dissimulée émergea en silence lentement.

Un rêve de vivre s’éveilla au cœur de la Matière,

Une volonté de vivre remua la poussière de l’Inconscient,                                           195

Un caprice de vivre fit sursauter la vacuité du Temps,

Éphémère dans une éternité sans traits,

Infinitésimal dans un Infini inerte.

Un souffle plus subtil stimula les formes mortes de la Matière;

Le rythme figé du monde se changea en un cri conscient;                                           200

Un Pouvoir de serpent dédoubla la Force insensible.

Des ilots de vie parsemèrent l’Espace sans vie

Et des germes de vie se formèrent dans l’air informe.

Une Vie était née, qui suivait la loi de la Matière,

Ignorante des motifs de ses pas;                                                                                         205

Toujours inconstante, pourtant à jamais la même,

Elle répétait le paradoxe qui lui donna naissance :

Ses stabilités sans repos et instables

Revenaient sans cesse dans le flot du Temps

Et des mouvements significatifs dans des formes non pensantes                                210

Trahissaient les soulèvements d’une Volonté prisonnière.

Veille et sommeil gisaient allongés, se serrant dans les bras l’un de l’autre;

Démunis et indistincts vinrent le plaisir et la douleur,

Tremblant des premiers tressaillements vagues d’une Âme du Monde.

Une force de vie qui ne pouvait crier ou se mouvoir                                                      215


Aboutit pourtant à une beauté dénotant quelque profond délice :

Une sensibilité inarticulée,

Pulsations du cœur d’un monde ignorant,

Courait à travers sa torpeur somnolente et y remua

Un vague frisson incertain, un battement vagabond,                                                    220

Une ouverture imprécise comme d’yeux secrets.

Une sensation de soi toute jeune grandit et la naissance fut enfantée.

Une divinité s’éveilla, mais gisait avec des membres plongés dans le rêve;

Sa maison refusait d’ouvrir ses portes scellées.

Insensible pour nos yeux qui voient seulement                                                              225

La forme, l’acte et non le Dieu emprisonné,

La Vie cachait dans sa pulsation occulte de croissance et de pouvoir

Une conscience avec de muets battements étouffés de sensations,

Un mental réprimé qui n’avait pas connaissance encore de la pensée,

Un esprit inerte qui pouvait seulement exister.                                                              230

Au début elle n’éleva aucune voix, n’osa aucun mouvement :

Chargée du pouvoir du monde, pleine de force vivante,

Elle s’accrochait seulement avec ses racines à la terre sans danger,

Tressaillait muettement sous les chocs du rayon et de la brise

Et avançait des vrilles tels les doigts du désir;                                                                 235

La force en elle, aspirant au soleil et à la lumière,

Ne sentait pas l’enlacement qui la faisait respirer et vivre;

Absorbée, elle rêvait satisfaite par le coloris et la beauté.

Enfin, l’Immensité enchantée regarda par-devant :

En émoi, vibrante, affamée, elle tâtonnait en quête du mental;                                  240

Alors, lentement les sens frémirent et la pensée observa au-dehors;

Elle força le moule réticent à percevoir.

La magie d’une forme consciente fut ciselée;

Ses vibrations en transe rythmèrent une prompte réponse


Et ses excitations lumineuses stimulèrent le cerveau et les nerfs,                               245

Éveillèrent dans la Matière l’identité de l’esprit

Et dans un corps allumèrent ce miracle,

L’amour du cœur et le regard de témoin de l’âme.

Par la pression d’une Volonté invisible alors purent s’échapper

Des fragments de quelque vaste impulsion à devenir                                                    250

Et de brefs aperçus éclatants d’un moi secret,

Et les semences et la force incertaines des formes à venir

S’éveillèrent de l’évanouissement inconscient des choses.

Une création animale rampa et courut,

Vola et appela entre la terre et le ciel,                                                                               255

Pourchassée par la mort mais espérant vivre malgré tout

Et contente de respirer ne serait-ce qu’un temps.

Alors, l’homme fut modelé à partir de la brute originelle.

Un mental pensant était venu élever les humeurs de la vie,

Outil au bord tranchant d’une Nature mélangée et vague,                                           260

Une intelligence à demi témoin, à demi machine.

Ce conducteur apparent de la roue de ses travaux,

Ayant pour mission d’influencer et d’enregistrer sa course

Et d’établir sa loi sur ses pouvoirs inconstants,

Ce ressort principal d’un mécanisme délicat,                                                                  265

Aspirait à éclairer son usagère et à raffiner,

En la haussant à une vision du Pouvoir logé en dedans,

L’initiative fruste du mécanicien absorbé :

Il [l’homme] leva les yeux; la lumière du Ciel refléta un Visage.

Stupéfaite des travaux accomplis dans son sommeil mystique,                                  270

Elle considéra le monde qu’elle avait fait :

L’étonnement maintenant saisit le grand automate;

Elle s’arrêta un instant pour comprendre son moi et son but,


Par la réflexion, elle apprit à agir selon une règle consciente,

Une mesure visualisée guida ses pas rythmiques;                                                         275

La pensée entoura ses instincts par un cadre de volonté

Et par l’idée éclaira sa pulsion aveuglée.

Sur sa masse d’impulsions, ses actes réflexes,

Sur le mouvement poussé ou guidé de l’Inconscient

Et le mystère d’une démarche exacte sans réfléchir,                                                      280

Elle apposa l’image spécieuse d’un moi,

Une idole vivante de l’esprit défiguré;

Aux actes de la Matière, elle imposa une loi érigée en système;

Elle créa un corps pensant à partir de cellules chimiques

Et moula un être d’après une force dirigée.                                                                     285

Devenir ce qu’elle n’était pas attisa son espoir :

Elle orienta son rêve vers quelque noble Inconnu;

En dessous était ressenti un souffle de l’Un suprême.

Une ouverture leva les yeux vers des sphères au-dessus

Et des ombres colorées dessinaient sur le sol des mortels                                            290

Les silhouettes passagères de choses immortelles;

Un éclair céleste rapide pouvait parfois venir :

Le rayon d’âme illuminé tomba sur le cœur et la chair

Et toucha par des apparences de lumière idéale

La substance dont sont faits nos rêves terrestres.                                                           295

Un amour humain fragile qui ne pouvait durer,

Ailes de papillon de nuit de l’égo pour soulever l’âme séraphique,

Apparut, éclat de surface d’un bref rendez-vous

Éteint par un infime souffle du Temps;

La joie, qui oubliait un moment la condition mortelle,                                                  300

Vint, un visiteur rare qui partait bientôt,

Et fit paraitre toutes choses belles pour une heure,


Des espoirs qui vite s’estompent en de ternes réalités

Et des passions qui s’écroulent en cendres alors qu’elles flambent

Embrasèrent la terre banale de leur brève flamme.                                                       305

Une créature insignifiante et de petite taille,

Visitée, soulevée par un Pouvoir inconnu,

L’homme peinait sur son petit lopin de terre

Pour des moyens de durer, jouir, souffrir et mourir.

Un esprit qui ne périssait pas avec le corps et le souffle                                                310

Était là comme une ombre du Non-manifeste

Et se tenait derrière la petite forme personnelle

Mais ne revendiquait pas encore cette incarnation terrestre.

Consentant au long et trainant labeur de la Nature,

Surveillant les travaux de sa propre Ignorance,                                                              315

Sans être connu ni perçu, vit le puissant Témoin

Et rien ne montre la Gloire qui est présente ici.

Une Sagesse gouvernant le monde mystique,

Un Silence écoutant le cri de la Vie,

Il voit se hâtant la foule des moments s’écouler                                                             320

Vers la grandeur immobile d’une heure lointaine.

Ce monde immense tourne inintelligiblement

Dans l’ombre d’une Inconscience emmurée dans un songe;

Elle cache une clef de significations intérieures manquées,

Elle enferme dans nos cœurs une voix que nous ne pouvons entendre.                   325

Un travail énigmatique de l’esprit,

Une machine exacte dont nul ne connait l’usage,

Un art et une ingéniosité dénués de sens,

Cette minuscule et complexe vie orchestrée

À jamais joue ses symphonies sans motif.                                                                       330


Le mental apprend et ne connait pas, tournant le dos à la vérité;

Il étudie des lois de surface à l’aide d’une pensée de surface,

Examine les pas de la Vie et voit le processus de la Nature,

Sans voir pourquoi elle agit ni pourquoi nous vivons;

Il remarque son inlassable souci de mécanisme exact,                                                 335

Son patient enchevêtrement de menus détails,

Le brave plan inventif de l’esprit ingénieux

Dans la grande masse futile de ses travaux sans fin,

Ajoute des chiffres significatifs à son total sans but,

Empile ses étages à pignons, ses toits en ascension                                                       340

Sur les fondations ciselées avec minutie qu’elle a posées,

Citadelles imaginées, érigées dans un air mythique,

Ou monte un escalier de rêve vers une lune mystique :

Des créations éphémères visent et atteignent le ciel :

Le projet d’une conjecture du monde est élaboré                                                           345

Sur le sombre plancher de l’incertitude du mental,

Ou bien est péniblement construit un tout fragmentaire.

Impénétrable, un abstrus mystère

Est ce vaste plan dont nous faisons partie;

Ses harmonies sont des discordances à notre regard                                                     350

Parce que nous ne connaissons pas le grand thème qu’elles servent.

De manière insondable œuvrent les agents cosmiques.

Nous voyons seulement la périphérie d’une large vague;

Nos instruments n’ont pas cette lumière plus grande,

Notre volonté ne s’accorde pas avec la Volonté éternelle,                                             355

La vision de notre cœur est trop aveugle et passionnée.

Impuissante à partager l’acte mystique de la Nature,

Inapte à sentir le pouls et le centre des choses,

Notre raison ne peut sonder la puissante mer de la vie


Et se borne à compter ses vagues et à scruter son écume;                                            360

Elle ne sait pas d’où viennent ces mouvements qui touchent et passent,

Elle ne voit pas vers où se précipite le flot qui se hâte :

Seulement s’efforce-t-elle de canaliser ses pouvoirs

Et espère diriger son cours vers les besoins humains :

Mais tous ses moyens viennent du puits de l’Inconscient.                                            365

Ici agissent invisibles d’obscures énergies cosmiques, colossales,

Et seulement des filets et des courants sont notre lot.

Notre mental vit éloigné de la Lumière authentique,

Essayant d’attraper de menus fragments de la Vérité

Dans un petit recoin de l’infinité;                                                                                       370

Nos vies sont des points d’entrée d’une force océanique.

Nos mouvements conscients ont des origines secrètes

Mais avec ces centres ombragés ne conversent pas;

Nulle compréhension ne lie nos parties associées;

Nos actes émergent d’une crypte que notre mental ignore.                                          375

Nos profondeurs les plus creuses sont ignorantes d’elles-mêmes;

Même notre corps est une boutique de mystères;

Comme les racines de notre terre sont enfouies sous notre terre,

De même, s’étendent invisibles les racines de notre mental et de notre vie.

Nos sources sont gardées bien cachées en dessous, au-dedans;                                   380

Nos âmes sont mues par des pouvoirs derrière le mur.

Dans les régions souterraines de l’esprit,

Une puissance agit et ne se soucie pas de donner un sens;

Utilisant des assistants et des scribes sans pensée,

Elle est la cause de ce que nous pensons et sentons.                                                       385

Les troglodytes du Mental subconscient,

Interprètes mal entrainés balbutiant avec lenteur,

N’ayant connaissance que de la petite routine de leur tâche


Et occupés à l’enregistrement dans nos cellules,

Dissimulés dans les secrets du subliminal                                                                      390

Parmi d’obscurs rouages occultes,

Capturent le Morse mystique dont la cadence mesurée

Transmet les messages de la Force cosmique.

Un chuchotement tombe dans l’oreille intérieure de la vie

Et les cavernes subconscientes d’un brun sombre lui font écho,                                395

La parole jaillit, la pensée frémit, le cœur vibre, la volonté

Répond et les tissus et les nerfs obéissent à l’appel.

Nos vies traduisent ces intimités subtiles;

Tout est le commerce d’un Pouvoir secret.

Le mental de la vie est un pantin qui pense :                                                           400

Son choix est l’œuvre de forces élémentales

Qui ne connaissent pas leur propre naissance ni leur but ni leur cause

Et n’entrevoient pas l’immense intention qu’elles servent.

Dans cette vie inférieure de l’homme, au fade coloris et morne,

Pourtant remplie de poignantes petites choses ignobles,                                             405

La Poupée consciente est poussée de cent manières

Et sent la poussée mais non les mains qui dirigent.

Car nul ne peut voir la troupe ironique masquée

Pour qui nos moi figurés sont des marionnettes,

Nos actes des mouvements involontaires en leur pouvoir,                                          410

Nos conflits passionnés, la scène d’un spectacle.

Ignorant eux-mêmes la source de leur force,

Ils jouent leur rôle dans l’ensemble énorme.

Des agents de l’obscurité imitant la lumière,

Des esprits obscurs et remuant des choses obscures,                                                     415

Ils servent sans le vouloir un Pouvoir plus puissant.

Artifices d’Anankè [la Nécessité] organisant le Hasard,


Canaux pervers d’une Volonté prodigieuse,

Outils de l’Inconnu qui nous utilisent comme leurs outils,

Investis de pouvoir dans la condition inférieure de la Nature,                                    420

Dans les actions que les mortels pensent venir d’eux-mêmes,

Ils apportent l’incohérence du Destin

Ou font une fatalité du caprice débraillé du Temps

Et se lancent de main en main les vies des hommes

Dans un jeu inconséquent et tortueux.                                                                             425

Contre toute vérité supérieure, leur substance se rebelle;

Seulement devant la force du Titan leur volonté s’infléchit.

Démesurée leur emprise sur les cœurs humains,

Dans toutes les tendances de notre nature, ils interviennent.

Des architectes insignifiants de vies bâties sans hauteur                                              430

Et ingénieurs de l’intérêt et du désir,

Avec un matériau brut terre-à-terre et des sensations boueuses

Et les réactions frustes des nerfs matériels

Ils construisent les structures entassées de notre volonté personnelle

Et les maisons mal éclairées de notre pensée,                                                                 435

Ou avec les usines et les marchés de l’égo

Entourent le temple magnifique de l’âme.

Artistes minutieux des nuances de la petitesse,

Ils disposent la mosaïque de notre comédie

Ou dressent le plan de la tragédie triviale de nos jours,                                                440

Arrangent l’action, combinent la circonstance

Et costument la fantaisie des humeurs.

Ces souffleurs malavisés du cœur ignorant de l’homme

Et tuteurs de sa parole et de sa volonté trébuchantes,

Instigateurs de colères, convoitises et haines mesquines                                              445

Et de pensées changeantes et de tressaillements d’émotion superficielle,


Ces menus fabricants d’illusions avec leurs masques,

Peintres d’un décor scénique de couleur terne

Et machinistes agiles de la pièce humaine,

Sans cesse s’affairent à cette scène mal éclairée.                                                            450

Nous-mêmes incapables de bâtir notre destin,

Seulement comme acteurs nous disons nos rôles et nous y pavanons

Jusqu’à ce que la pièce s’achève et que nous passions

Dans un Temps plus brillant et un Espace plus subtil.

Ainsi infligent-ils leur petite loi de pygmées                                                                    455

Et réfrènent-ils la lente ascension en altitude de l’homme,

Puis à sa marche trop limitée ils mettent fin par la mort.

Telle est la vie quotidienne de la créature éphémère.

Aussi longtemps que l’animal humain est seigneur

Et qu’une dense nature inférieure cache l’âme,                                                              460

Aussi longtemps que la vision de l’intellect tournée vers l’extérieur

Sert un intérêt terrestre et les joies de la créature,

Une petitesse incurable poursuit ses jours.

Depuis que la conscience est née sur terre,

La vie est la même chez l’insecte, le singe et l’homme,                                                 465

Sa substance inchangée, son chemin la route commune.

Si de nouvelles conceptions, des détails plus riches se développent

Et si la pensée s’ajoute et des préoccupations plus complexes,

Si petit à petit elle arbore un visage plus brillant,

Néanmoins, même chez l’homme l’intrigue est mesquine et pauvre.                        470

Un contentement grossier prolonge sa condition déchue;

Ses succès négligeables sont des échecs de l’âme,

Ses petits plaisirs ponctuent des chagrins fréquents :

Les épreuves et le labeur sont le prix accablant qu’il paye


Pour le droit de vivre et son dernier salaire est la mort.                                                475

Une inertie enfoncée vers l’inconscience,

Un sommeil qui imite la mort est son repos.

Une frêle splendeur de force créatrice

Devient l’éperon l’incitant à des travaux humains fragiles

Mais qui survivent au souffle de leur bref créateur.                                                       480

Il rêve parfois des réjouissances des dieux

Et voit passer l’agir dionysiaque, –

Une grandeur léonine qui déchirerait son âme

Si, à travers ses membres faiblissants et son cœur défaillant,

Filait en trombe la douce et joyeuse folie puissante :                                                     485

Des amusements triviaux stimulent et gaspillent

L’énergie qui lui a été donnée pour croitre et devenir.

Sa petite heure est dépensée pour de petites choses.

Une brève camaraderie avec maintes discordances,

Un peu d’amour, de jalousie et de haine,                                                                        490

Une touche d’amitié parmi d’indifférentes foules

Tracent le plan de son cœur sur la carte exigüe de la vie.

Si quelque chose de grand s’éveille, trop frêles sa portée

Pour en révéler la tension zénithale de délice,

Sa pensée pour en éterniser l’essor éphémère;                                                               495

La lueur brillante de l’art est un passetemps pour ses yeux,

Une sensation qui fait vibrer les nerfs est le charme de la musique.

Au milieu de son labeur harcelé et de son fatras de soucis,

Pressé par le travail de ses pensées qui s’attroupent,

Il passe parfois autour de son front douloureux                                                              500

Les fortes mains calmes de la Nature pour apaiser sa douleur de vivre.

Il est sauvé par son silence du supplice de son moi;

Dans sa beauté tranquille se trouve sa félicité la plus pure.


Une vie nouvelle se fait jour, il regarde au-dehors par de larges angles de vue;

Le souffle de l’Esprit l’anime, mais bientôt se retire :                                                    505

Sa force n’était pas faite pour retenir cet invité puissant.

Tout se ternit pour finir en convention et routine

Ou une excitation intense lui apporte des joies très vives :

Ses jours sont empreints de la teinte rouge des conflits

Et du chaud rayon aveuglant de la luxure et du colorant cramoisi de la passion;  510

Bataille et meurtre constituent son jeu tribal.

Il n’a aucun temps pour tourner vers l’intérieur son regard

Et chercher son moi perdu et son âme défunte.

Son mouvement tournoie sur un axe trop court;

Il ne peut s’élancer, mais rampe sur sa longue route                                                    515

Ou si, impatienté par la marche pénible du Temps,

Il voudrait aller avec une hâte splendide sur la route lente du Destin,

Son cœur à la course palpite bientôt, se fatigue et s’affaisse;

Ou il marche toujours et ne trouve pas de fin.

À peine quelques-uns peuvent-ils se hausser à une vie supérieure.                           520

Tout s’accorde selon une gamme et un diapason de conscience peu élevés.

Sa connaissance habite la maison de l’Ignorance;

Sa force n’approche pas même une fois de l’Omnipotent,

Rares sont ses visites par l’extase céleste.

La félicité qui dort dans les choses et tente de s’éveiller                                               525

Éclate en lui dans une petite joie de vivre :

Cette grâce minime est son soutien persistant;

Elle allège le fardeau de ses multiples maux

Et le réconcilie avec son petit monde.

Il est satisfait de son espèce commune moyenne;                                                           530

Les espoirs du lendemain et ses vielles rondes de pensées,

Ses vieux intérêts et désirs familiers,


Il en a fait une haie dense et qui limite,

Défendant sa petite vie à l’encontre de l’Invisible;

La parenté de son être avec l’infinité,                                                                               535

Il l’a repoussée loin de lui-même dans le moi le plus profond,

Il a maintenu à l’écart par une clôture les grandeurs du Dieu caché.

Son être a été formé pour jouer un rôle trivial

Dans un petit drame sur une scène insignifiante;

Sur un étroit lopin de terre, il a dressé la tente de sa vie                                              540

Sous le large regard de la Vastitude étoilée.

Il est le couronnement de tout ce qui a été fait :

Ainsi est justifié le travail de la création;

Voici le résultat du monde, le dernier équilibre de la Nature!

Et si cela était tout et si rien de plus n’était envisagé,                                                    545

Si ce qui semble maintenant était la totalité de ce qui doit être,

Si cela n’était pas un stade par lequel nous passons

Sur notre route de la Matière vers le Moi éternel,

Vers la Lumière qui fit les mondes, la Cause des choses,

À juste titre la vision limitée de notre mental pourrait interpréter                            550

L’existence comme un accident dans le Temps,

Une illusion ou un phénomène ou un caprice,

Le paradoxe d’une Pensée créatrice

Qui se meut entre des contraires irréels,

Une Force inanimée luttant pour ressentir et connaitre,                                               555

La Matière qui est parvenue par hasard à se comprendre par le Mental,

L’Inconscience engendrant l’âme de façon monstrueuse.

Par moments tout parait irréel et lointain :

Nous semblons vivre dans une fiction de nos pensées

Composée d’après le fantaisiste récit de voyage de la sensation                                 560

Ou captée sur le film du cerveau enregistreur,


Une invention ou une circonstance du sommeil cosmique.

Un somnambule marchant sous la lune,

L’image d’un égo chemine à travers un rêve ignorant,

Comptant les moments d’un Temps spectral.                                                                  565

Dans une fausse perspective d’effet et de cause,

S’en remettant à une perception trompeuse de l’espace du monde,

Il déambule sans cesse d’une scène à une autre,

Il ne sait pas vers quoi, vers quelle frange fabuleuse.

Tout ici est rêvé ou d’une existence douteuse,                                                                570

Mais qui est le rêveur et d’où il regarde

Est encore inconnu ou seulement une vague conjecture.

Ou bien le monde est réel, mais nous-mêmes sommes trop petits,

Insuffisants pour la grandeur de notre décor.

Une mince courbe de vie croise le tournoiement titanesque                                       575

De l’orbite d’un univers sans âme,

Et dans le ventre de la masse clairsemée en rotation

Un mental guette depuis un petit globe fortuit

Et se demande ce qu’il est lui-même et ce que sont toutes choses.

Et néanmoins pour une vision subjective confinée en soi                                            580

Qui étrangement s’est formée dans la substance aveugle de la Matière,

Un pointillage minutieux d’un petit moi

Prend figure de base consciente de l’être du monde.

Telle est notre scène dans le demi-jour en dessous.

Voici le signe de l’infini de la Matière,                                                                              585

La signification mystérieuse du tableau montré

À la Science, la géante, occupée à mesurer son domaine,

Lorsqu’elle est absorbée dans le rapport de son enquête détaillée

Et formule la mathématique de son énorme monde extérieur,

Pour la Raison enfermée dans le cercle de la sensation,                                              590


Ou, dans l’ample Marché impalpable de la Pensée,

Un spéculateur de vastes idées ténues,

Avec des abstractions dans le vide comme devises

Ayant comme base nous ne savons quelles valeurs solides.

Seulement la religion dans cette faillite                                                                           595

Présente à nos cœurs ses richesses douteuses

Ou signe des chèques sans provision tirés sur l’Au-delà :

Là, notre pauvreté aura sa revanche.

Nos esprits délaissant une vie futile se retirent

Dans l’inconnu sans traits ou emportent avec eux                                                        600

Le passeport de la Mort pour l’immortalité.

Pourtant, ce n’était là qu’un plan provisoire,

Une apparence fausse ébauchée par les sens qui limitent,

La découverte de soi insuffisante du Mental,

Une tentative précoce, une première expérience.                                                           605

C’était un jouet pour amuser la terre enfantine;

Mais la connaissance ne prend pas fin avec ces pouvoirs de surface

Qui vivent sur une saillie dans l’Ignorance

Et n’osent pas regarder dans les profondeurs dangereuses

Ou observer vers le haut pour mesurer l’Inconnu.                                                         610

Il y a, de l’intérieur, une façon de voir plus profonde

Et, quand nous avons laissé ces petits abords du mental,

Une vision plus grande nous attend sur les hauteurs

Dans l’ampleur lumineuse du regard de l’esprit.

Enfin s’éveille en nous une Âme témoin                                                                          615

Qui se tourne vers les vérités invisibles et scrute l’Inconnu;

Alors, tout prend un visage nouveau et merveilleux :

Le monde frémit, sentant une lumière de Dieu au centre de son être,


Dans le cœur profond du Temps, de nobles buts s’animent et vivent,

Les frontières de la Vie se désagrègent et rejoignent l’infini.                                      620

Ce système vaste, confus, pourtant rigide, devient

Un magnifique imbroglio des Dieux,

Un jeu, un travail divin dans son ambigüité.

Nos recherches sont des expériences à la vie éphémère,

Faites par un Pouvoir muet et insondable                                                                       625

Testant ses avenues à partir de la Nuit inconsciente

Pour rejoindre son moi lumineux de Vérité et de Béatitude.

Il examine le Réel à travers la forme apparente;

Il œuvre dans notre mental et nos sens de mortels;

Parmi les images de l’Ignorance,                                                                                       630

Dans les tableaux symboliques dessinés par la parole et la pensée,

Il cherche la vérité vers laquelle pointent toutes les images;

Il tente de voir la source de la Lumière avec la lampe de la vision;

Il travaille à trouver l’Auteur de toutes les œuvres,

Le Moi non perçu à l’intérieur qui est le guide,                                                              635

Le Moi inconnu au-dessus qui est le but.

Tout n’est pas ici la tâche d’une Nature devenue aveugle :

Un Verbe, une Sagesse nous observe d’en haut,

Un Témoin qui sanctionne sa volonté et ses travaux,

Un Œil invisible dans la vastitude non voyante;                                                             640

Il y a une Influence venant d’une Lumière au-dessus,

Il y a des pensées lointaines et des éternités scellées,

Un motif mystique conduit les astres et les soleils.

Dans ce passage d’une sourde Force ignorante

À une conscience en lutte et à un souffle éphémère,                                                      645

Une puissante « Supranature » veille sur le Temps.

Le monde est autre que ce que nous pensons et voyons maintenant,


Nos vies sont un mystère plus profond que ce dont nous avons rêvé;

Nos « mentals » sont des partants dans la course vers Dieu,

Nos âmes sont des moi délégués du Suprême.                                                                650

À travers le champ cosmique, le long de chemins étroits,

Demandant une maigre aumône des mains de la Fortune

Et vêtu de l’habit du mendiant, ainsi l’Un poursuit sa marche.

Même dans le théâtre de ces petites vies,

Derrière l’acte une douceur secrète respire,                                                                    655

Une impérieuse envie de divinité miniature.

Une passion mystique jaillie des fontaines de Dieu

Coule à travers les espaces protégés de l’âme;

Une force qui aide soutient la terre souffrante,

Une invisible proximité et une joie cachée.                                                                     660

Il y a des éclats assourdis de rires contenus,

Le murmure d’un bonheur occulte,

Une exultation dans les profondeurs du sommeil,

Un cœur de félicité dans un monde de souffrance.

Un petit Enfant nourri par la poitrine couverte de la Nature,                                      665

Un petit Enfant qui folâtre dans les forêts magiques,

Jouant avec ravissement d’une flute près des ruisseaux de l’esprit,

Attend l’heure où nous nous tournerons vers son appel.

Dans cette investiture d’une vie charnelle,

Une âme qui est une étincelle de Dieu survit                                                                   670

Et parfois elle perce à travers l’écran sordide

Et allume un feu qui nous rend à demi divins.

Dans les cellules de notre corps siège un Pouvoir caché

Qui voit l’invisible et prépare l’éternité,

Nos parties les plus infimes accueillent les besoins les plus profonds;                      675

Là aussi les Messagers splendides peuvent venir :


Une porte est découpée dans le mur de glaise du moi;

À travers le seuil peu élevé en inclinant la tête

Passent les anges de l’extase et du don de soi,

Et, logés dans un sanctuaire intérieur de rêve,                                                               680

Vivent les artisans de l’image de divinité.

Là, il y a la pitié et le sacrifice aux ailes de feu,

Et des éclairs de sympathie et de tendresse

Lancent des lumières de ciel venant du lieu saint isolé du cœur.

Un travail est fait dans les silences profonds;                                                                  685

La gloire et la merveille d’un sens spirituel,

Un rire dans l’espace éternel de la beauté,

Qui transforme en joie l’expérience du monde,

Habitent le mystère des gouffres insensibles;

Bercée par les battements du Temps, dort l’éternité en nous.                                      690

Dans le cœur hermétique scellé, le noyau heureux,

Impassible derrière cette forme extérieure de mort,

L’Entité éternelle prépare à l’intérieur

Sa matière de félicité divine,

Son règne de phénomène céleste.                                                                                      695

Même dans notre mental sceptique d’ignorance

Arrive le présage de quelque immense libération,

Notre volonté tend vers elle des mains lentes et qui façonnent.

Chaque partie en nous désire son absolu.

Nos pensées convoitent la Lumière éternelle,                                                                 700

Notre puissance dérive d’une Force omnipotente,

Et puisque les mondes furent créés d’une joie de Dieu voilée,

Et puisque la Beauté éternelle demande une forme,

Même ici où tout est fait de la poussière de l’être,

Nos cœurs sont rendus captifs par des apparences séduisantes,                                 705
Nos sens eux-mêmes cherchent aveuglément la félicité.

Notre erreur crucifie la Réalité

Pour imposer ici sa naissance et son corps divin,

Contraignant, incarnées dans une forme humaine

Et respirant dans des membres qu’on peut toucher et étreindre,                               710

Sa Connaissance à secourir une antique Ignorance,

Sa lumière salvatrice, l’univers inconscient.

Et lorsque ce Moi plus grand descendra tel un océan

Pour remplir cette image de notre impermanence,

Tout sera capturé par le délice, transformé :                                                                   715

En vagues d’une extase inimaginable rouleront

Notre mental, notre vie, nos sens et ils riront dans une lumière

Autre que ce pénible jour humain limité,

Les tissus du corps frissonneront dans une apothéose,

Ses cellules subiront une brillante métamorphose.                                                        720

Ce petit être du Temps, cette âme telle une ombre,

Cette vivante figure de proue naine de l’esprit obscurci,

S’élèvera hors de son trafic de rêves sans importance.

Sa forme de personne et son visage d’égo

Étant dépouillés de ce travesti de mortel,                                                                         725

Comme un troll d’argile pétri en un dieu,

Recréé à l’image de l’Invité éternel,

Il sera pressé contre la poitrine d’une blanche Force

Et, flamboyant par le contact paradisiaque

Dans un feu telle une rose, à la douceur de grâce spirituelle,                                      730

Dans la passion rouge de son changement infini,

Il frémira, s’éveillera, et frissonnera d’extase.

Comme inversant un sortilège de déformation,

Délivré de la magie noire de la Nuit,


Renonçant à l’asservissement au sombre Abime,                                                           735

Il apprendra enfin qui vivait invisible à l’intérieur,

Et, saisi d’émerveillement dans le cœur en adoration,

S’agenouillera conscient devant l’Enfant-Dieu sur son trône,

Tremblant par la beauté, le délice et l’amour.

Mais d’abord, nous devons réaliser l’ascension de l’esprit                                           740

Hors du gouffre dont s’est élevée notre nature.

L’âme doit s’élancer souveraine au-dessus de la forme

Et grimper vers des sommets par-delà le demi-sommeil du mental;

Nous devons emplir nos cœurs de force céleste,

Surprendre l’animal par le dieu occulte.                                                                         745

Alors, allumant la langue dorée du sacrifice,

Appelant les pouvoirs d’un hémisphère brillant,

Nous délaisserons le discrédit de notre condition mortelle,

Ferons de l’abime une route pour la descente du Ciel,

Mettrons nos profondeurs en contact avec le Rayon divin                                          750

Et fendrons l’obscurité avec le Feu mystique.

S’aventurant une fois de plus dans la brume natale

À travers la vapeur dangereuse, l’effervescence en gestation,

Il se tailla un chemin dans le chaos astral

Parmi les visages gris de ses dieux démoniaques,                                                          755

Questionné par les chuchotements de ses spectres vacillants,

Assiégé par les sorcelleries de sa force fluide.

Tel celui qui marche sans guide à travers d’étranges étendues,

Allant sans connaitre où il se dirigeait ni avec quel espoir,

Il foulait un sol qui se dérobait sous ses pieds                                                                 760

Et voyageait avec une force de pierre vers un but fugitif.

Sa trace derrière lui formait une ligne évanescente


De points qui luisaient faiblement dans une vague immensité;

Un murmure sans corps voyageait à côté de lui

Dans l’obscurité blessée se plaignant de la lumière.                                                      765

Une énorme obstruction son cœur immobile,

L’opacité montant la garde multipliait à mesure qu’il avançait

Sa masse hostile d’yeux comme de morts et qui dévisageaient;

La noirceur luisait faiblement telle une torche mourante.

Autour de lui un éclat fantomatique éteint                                                                      770

Peuplait de formes indistinctes et trompeuses

La caverne sombre et démesurée du vague Inconscient.

Son seul soleil était la flamme de son esprit.

Fin du Chant cinquième

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

Voir tous les articles par auroreflets

Un site WordPress.com.

Vous aimerez peut-être aussi