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IDÉALISME
ET

MATÉRIALISME
dans la Conception de l’Histoire
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CONFÉRENCE
de Jean JAURÈS

ET

RÉPONSE
de Paul LAFARGUE

3e EDITION

PARIS
LIBRAIRIE POPULAIRE
12, rue Feydeau (2')
1927

Prix : 1 franc
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L’IDÉALISME DE L’HISTDIRE
Conférence faite au Quartier-Latin
sous les auspices du

eROüPE DES C^+:1:^C de paris

Citoyennes et Citoyens,
Je vous demande d^iaibord toüte votre patienoe,
parce que c’est à une déduction purement doctri­
nale que t’entends me livrer ce soir devant vous.
Je veux aussi, tout d’aboird, vous prémunir con­
tre une erreur qui pourrait résulter de ce fait que
le sujet que je vais traiter devant vous, j’en ai
déjà parlé il y a quelques mois. J’ai, alors, exposé
la thèse du niatérialisme économique, l’interpréta­
tion de l’histoire, de son mouvement selon Marx ;
et je me suis appliqué à ce moment à justifier la
doctirine de Marx, de telle sorte qu’il pouvait pa­
raître que j’y adhérais sans restriction aucune.
Cette fois-ci, au contraire, je veux montrer que la
conception matérialiste de _ l’histoire n’empêche
pias son interprétation idéaliste. 'Et, comme dans
cette deuxième partie de ma démonstration, on
pourrait perdre de vue la force des raisons que
j’ai données en faveur de la thèse de Marx, je vous
prie donc, pour qu’il n’y ait pas de méprise sur
l’ensemble de ma pensée, de corriger l’une par
l’autre, de compléter l’une par l’autre, les deux
parties de l’exposé que nous avons été obligés de
scinder.
J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on
pouvait interpréter tous les phénomènes de l’His-
— 4

toire du point de vue du matérialisme économie*


<iue, qui, je le ra-ppelle seulement, n^est pas du
tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend
pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phé­
nomène de conscience ou de pensée s’explique par
de simples groupements de molécules matérielles ;
c’est là même une hypothèse que Marx et plus
récemment Engels, trament de métaphysique et qui
est écartée aussi bien par l’école scientifique que
par l’école spiritualiste.
Ce n’est pas non plus ce q^ue l’on appelle parfois
le matérialisme moral, c’cst-Vdire la subordination
de toute l’activité de l’homme à la satisfaction des
appétits physiques et à la recherche du bien-être
individuel. Au contraire, si vous vous rappelez
comment, dans sqn_ livre sur le Capital, Marx traite
la conception utilitaire anglaise, si vous vous rap­
pelez comment il parle avec dédain, avec mépris
de ces théoriciens de l’utilitarisme comme Jerémie
Bentham, qui prétendent que l’homme n’agit tou­
jours qu’en vue d’un intérêt personnel consciem­
ment recherché par lui, vous verrez qu’il n’y a rien
de commun entre ce® deux doctrines. Bien mieux,
c’est l’inverse ; car précisément, parce que Marx
estime que les modes mêmes du sentiment et de la
pensée sont déterminés dans l’hornme par la forme
essentielle des rapports économiques de la société
où il vit; par là Marx fait intervenir dans la con­
duite de l’individu des forces sociales, des forces
collectives, des forces historiques, dont la puissance
dépasse celle des mobiles individuels et égoïstes. Ce
qu’il entend, c’est que ce qu’il y a d’essentiel dans
l’histoire, ce sont les rapports économiques, les
rapports de production des hommes entre eux.
C’est selon que les hommes sont rattachés les uns
aux autres par telle ou telle forme de la société éco­
nomique, qu’une société a -tel ou tel caractère,
qu’elle a telle ou telle conception de la vie, telle ou
telle morale, et qu’elle donne telle ou telle direc­
tion générale à ses entreprises. De plus, suivant
Marx, ce n’est pas selon une idée abstraite de justice.
ce n^est pas «clon une idée abstraite du droit, que
les hommes se meuvent : ils se meuvent, parce que
le système soeial_ fofrmé entre eux, à un moment
donné de l’histoire, par les relations économiques
de production, est un système instable qui est obligé
de se transformer pour faire place à d’autres sys­
tèmes ; et c’est la substitution d’un système écono­
mique à un autre, par exemple de l’esclavage à
l’antropophagie, c’est cette substitution qui entraîne
par une correspondance naturelle, une transforma­
tion équivalente dans les conceptions politiques,
scientifiques et religieuses : en sorte que, selon
Marx,_ le ressort le plus intime et le plus profond
de l’histoire, c’est le mode d’organisation des inté­
rêts économiques.
Le nom de matérialisme économique s’explique
donc en ce que l’homme ne tire pas de son cerveau
une idée toute faite de justice, mais qu’il se borne
à réfléchir en lui, à réfléchir dans sa substance
cérébrale, les rapports économiques de production.
En regard de la conception matérialiste, il y a la
conception idéaliste sous des formes niuîtiples. Je
la résumerai ainsi : C’est la conception d’après
laquelle l’humanité, dès son point de départ, a pour
ainsi dire une idée obscure, un pressentiment pre­
mier de sa destinée, de son développement.
Avant l’expérience de l’histoire, avant la consti­
tution de tel ou tel système économique, l’humanité
porte en elle-même une idée préalable de la justice et
du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle pour­
suit, de forme de civilisation en forme supérieure de
?:■
civilisation ; et quand elle se meut, ce n’est pas par
la transformation mécanique et automatique des
iI
modes de la production, miais sous l’influence obs­
i'
curément ou clairement sentie de cet idéal.
En sorte que c’est l’idée elle-mêmp qui devient le
principe du mouvement et de l’action, et que bien
loin que ce soient les conceptions intellectuelles qui
dérivent des faits économiques, ce sont les faits éco­
nomiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent
6

peu à peu, dans la réalité et dans rhistoii'e, F idéal


de Fhuananité.
TeiliLe est, indépendamment des innombrables for­
mules que la diversité . des systèmes philosophiques
ou religieux a données à cette thèse, la conception
de Fidéalisme dans Thistoire. Or, remarquez, ci­
toyens, en fait, ces deux conceptions qui semblent
opposer Tune à l’autre, qui semblent être exclusi­
ves l’une de l’autre, je dirai presque que dans la
conscience contemporaine elles sont à peu près con­
fondues et réconciliées. Il n’y a pas, en fait, un seul
idéaliste qui ne convienne qu’on ne pourrait réaliser
un idéal supérieur de l’homme sans une transfor­
mation préalable de l’organisme économique; et, en
revanche, il y a bien peu d’adeptes du matérialisme
économique, qui ne se laissent aller à faire appel
à l’idée de la justice et du droit, il y en a bien peu
qui se bornent à prévoir dans la société communiste
de demain une réalisation pilus haute de la justice
et du droit.
Y a-t-il là contradiction ? Marx a toujours voulu
maintenir l’intégrité un peu âpre de sa_ formule et
il n’a eu que railleries pour ceux qui croient ajouter
à la force de l’évolution écononiique et du mouvement
socialiste, en faisant appel à l’idée pure de justice ;
il n’a eu que railleries pour ceux qui, selon sa pa­
role, « veulent jeter sur la réalité de l’histoire, sur
le corps même des faits, une sorte de voile tissu des
fils les plus imimatériels de la dialectique, brodé de
fleurs de rhétorique et trempé de rosée sentiinen-
tale. » _
Il s’agit pour nous de savoir si cette conciliation
entre la conception matérialiste et la conception idéa­
liste 4*6 l’histoire, qui est réalisée en fait dans notre
pays par l’instinct, peut être aveugle de la con­
science socialiste ; il s^agit de savoir si elle est théo­
riquement et doctrinalement possible, ou s’il y a là
une insoluble contradiction, si nous sommes obligés
de faire un choix décisif entre les deux conceptions
ou si nous pouvons logiquement et raisonnablement
les considérer l’une et l’autre comme les deux aspects
différents d’une même vérité.
Il m’est impossible .de résoudre cette question par­
ticulière sans^ la rattacher à un pToblème plus gé­
néral, sans dire comment, à mon sens, se pose au­
jourd’hui, devant l’esprit humain, le problème même
de la connaissance. Au point de vue où, pour ma
IDart, je suis placé, je dis et je crois constater que
l’effort de la pensée humaine depuis quatre siècles,
depuis la Renaissance, c’est la conciliation, la syn­
thèse des contraires et mêrne des contradictoires : là
.est la marque, la, caractéristique de tout le mouve­
ment philosophique et intellectuel,
La Renaissance se trouvait devant une sorte de con­
tradiction en apparence insoluble : l’esprit chrétien
persistant et l’esprit de l’antiquaté réveillé. Or, l’es­
prit de l’antiquité c’était le culte, mieux que l’ac­
ceptation : l’adoration de la nature; l’esprit chré­
tien, c’était la condamnation, la négation de la
nature.
En sorte que les hommes pensants, au sortir du
moyen-âge, se sont trouvés en face d’un héritage
inteLlectuel contradictoire, d’un dualisme à conci­
lier, à ramener à l’unité.

forces naturelles, la nature perdait ce prestige de


beauté, cette apparence de vie intérieure et divine
qu’elle avait eu pour les hommes antiques.
Il fallait, d’une part, concilier la nature telle que
l’avait conçue l’antiquité, avec la conception chré­
tienne; il fallait, d’autre part, concilier la nature
telle que la faisait la science nouvelle, la nature, sim­
ple enchaînement de phénomènes déterminés par des
nécessités purement mécaniques, avec la libre aspi­
ration de l’esprit humain.
C’est d’abord Descartes qui, par un singulier arti­
fice de méthode, commence par s’enfermer, comme
le chrétien, dans l’intérieur de sa conscience, par
8

rejeter la vie extérieure et écarter la nature comme


un fantôme problématique.
E/éduit à la constatation de sa pensée, il retrouve
ridée de Dieu, et réalise ainsi cette sorte d^isoloment
de la conscience et de Dieu, qui, avec la répudiation
de la nature, est la marque du cbristianisme.
Puis, lorsqu’il s’est créé ainsi une première certi­
tude et une première méthode, au lieu d’organiser
simplement sa vie intérieure, comme le chrétien, il
veut connaître avec certitude la nature elle-même;
en sorte qu’après avoir traversé l’état d’esprit chré­
tien, il ne s’en sert que pour fonder la science posi­
tive, expérimentale et déductive.
Dans Liebnitz, vous voyez la même tentative pour
ramener à l’unité l’homme et la nature, en montrant
partout, jusque dans les forces purement matérielles,
jusque dans cette table, jusque dans ce sol sur lequel
nous marchons, quelque diose d’anaiogue à l’espr't;
le désir, le sens même de la beauté, des rapports
harmonieux, mathématiques et certains, dans les lois
de la physique et les combinaisons de la chimie. C’est
la même conciliation entre l’universel déterminisme
et l’universelle liberté.
D’un côté il affirme qu’il n’y a pas dans le monde
un seul mouvement qui ne soit lié à l’infini à d’autres
mouvements.
Le mouvement que je détermine en ce moment dans
l’atmosphère par l’émission de la voix est la suite
d’innombrables mouvements antérieurs, et ce mouve­
ment lui-même sera répercuté à l’infini, ébranlant
impei’ceptiblement la muraille même de cette enceinte,
par elle l’atmosphère extérieure, et par là se trans­
mettant sous des formes obscures que nôus ne pou­
vons produire un seul mouvement, déplacer un seul
grain de sable, sans modifier l’équilibre de l’univers
tout entier. Mais en même temps que cette liaison des
mouvements, des phénomènes, des faits, est univer­
selle et illimitée, il n’y a pas une seule force qui
procède par la contrainte ; lorsqu’une boule de billard
en choque une autre, cette dernière se met en mou­
vement; mais elle ne le fait que suivant certaines
9 —

lois d’élasticité qui lui sont propres, qui résultent de


sa contexture, et ce mouvement qui a l’air de venir
du dehors, jaillit du dedans : il y a tout ensemble
continuité et spontanéité absolue.
Pour Spinoza, c’est la même conciliation entre la
nature et Dieu, entre le fait et l’idée, entre la force
et le droit.
Pour Kant,_ vous le savez tous, le problème philo­
sophique consiste expressément à trouver la synthèse
des affirmations contradictoires qui s’offrent à l’es­
prit de l’homme : l’univers est-il limité ou infini?
le temips est-il limité ou infini? La série des causes
est-^elle liniitée ou infinie? tout est-il soumis à l’uni­
verselle et inflexibe nécessité, ou y a-t-il une part
pour la liberté des actions humaines?
Autant de thèses et d’antithèses, de négations et
d’affirmations, entre lesquelles hésite l’esprit.
L’effo'rt de la philosophie Kantienne est tout entier
da-ns la solution de ces contradictions, de ces anti­
nomies fondamentales.
Enfin, c’est Hegel qui vient donner la formule
même de ce long travail en disant que la vérité est
dans la contradiction ; ceux-là se trompent, ceux-là
sont les jouets d’une logique étroite, illusoire, qui
affirment une thèse sans lui opposer la thèse inverse.
En fait, dans la nature, _ dans la réalité, _les^ con­
traires se pénètrent, le fini par exemple et l’infini se
pénètrent : ce plateau est limité, c’est une surface
restreinte et pourtant dans la limite de cette surface,
je puis tracer indéfiniment figures et figures; en
sorte que si vous vous bornez à affirmer la limitation
de carré, vous ne dites qu’une part de la vérité, vous
êtes dans l’erreur ; il est tout ensemble fini et infini.
De même vous vous tronipez en séparant ce qui est
r.a|tionel de ce qui est réel, et ce qui est réel de ce qui
est rationnel.
D’habitude on s’imagine qu’une chose parce qu’elle
est une dérogation à l’idéal, qu’elle ne peut p^as être,
par exemple, la beauté, la vérité absolue; on s’ima­
gine que l’idéal ne peut être qu’une conception, que
dès qu’il se réalise, il se diminue. Ce sont là des
— 10

idées arbitraires et fausses; tout oe qui est rationnel


rentre nécessaireonent dans la vie* il n’y a pas une
idée rationnelle qui ne soit traduite dans la réalité
et il n’est pas une seule réalité qui ne puisse se rame­
ner à une idée et recevoir une explication ration­
nelle.
Cette grande formule de la synthèse des contraires,
de la conciliation des contradictoires par l’identité
du rationnel et de l’idéal, a eu une influence pro­
fonde.
Nous ne disons plus de telle ou telle période de
l’histoire qu’elle n’est qu’une période de barbarie,
nous disons : tout ce qui est, par cela seul qu’il est,
tout ce qui a été par cela seul qu’il a été, avait sa
raison et sa racine dans la raison, mais ce n’était
pas la raison complète.
Je crois inutile de rappeler aux adeptes de la doc­
trine de Marx, que Marx a été le disciple intellec­
tuel de Hegel; il le déclare lui-même, il le proclame
dans son introduction du « Capital » (et Engel, de­
puis quelques années, semble, par cette pente qui
porte l’homme qui a longtemps vécu à revenir vers
ses origines, s’appliquer à l’étude approfondie de
Hegel lui-mêmeb II y a une application saisissante
de cette formule des contraires, lorsque Marx cons­
tate aujourd’hui l’antagonisme des classes, l’état de
guerre économique, opposant la classe capitaliste
à la classe prolétarienne; parce que cet antagonisme
est né sous le régime capitaliste, sous un régime de
guerre et de division, il prépare un régime nouveau
de paix et d’harmonie. Selon la vieille formule d’Hé-
raolite, que Marx se plaît à citer : « La paix n’est
qu’une forme, qu’un asp'Cct de la guerre; la guerre
n’est qu’une forme, qu’un aspect de la paix. Il ne
faut pas opposer l’une à l’autre ; ce qui est lutte
aujourd’hui est le commencement de la réconcilia­
tion de demain.
La pensée moderne de l’identité des contraires^ se
retrouve encore dans cette autre conception admira-
ible du marxisme : L’humanité a été^ jusqu’ici con­
duite, pour ainsi dire, par la force inconsciente de
H

rhistoire, jusqu’ici ne sont pas les hommes qui se


meuyent eux-mêmes; ils s’a,gitent et révolution éco­
nomique les mène ; ils croient produire les événements
ou s’imaginent végéter et rester toujours à la même
place, rnais les transformations économiques s’opèrent
à leur insu même, et à leur insu elles agissent sur
eux. L’humanité^ a été, en quelque sorte, comme un
passager endormi qui serait porté par le cours d’un
fleuve sans contribuer au mouvement, ou du moins
sans se rendre compte de la direction, se réveillant
d’intervalles en intervalles et s’apercevant que le
pa.yssage a changé.
^ Eh bien ! Lorsque sera réalisée la révolution socia­
liste, lorsque l’antagonisme des classes aura cessé,
lorsque la communauté humaine sera maîtresse des
grands moyens de production selon les besoins connus
et constatés des hommes, alors, l’humanité aura été
arrachée à la longue période d’inconscience où elle
marche depuis des siècles, poussée par la force aveu­
gle des événements, et elle sera entrée dans l’ère nou­
velle où l’homme, au lieu d’être soumis aux choses,
règflera la marche des choses. Mais cette ère pro­
chaine de pleine conscience et de pleine clarté, elle
n’a été rendue possible que par une longue période
d’inconscience et d’obscurité.
Si les hommes, à l’origine incertaine de rhistoire,
avaient voulu délibérément régler la marche des évé­
nements et des choses, ils auraieiit contrarié, simple­
ment le cours de ces événements, ils auraient gaspillé
les ressources de l’avenir, et pour avoir voulu agir
trop tôt avec pleine con^ience, ils se seraient retiré
le moyen d’agir jamais avec pleine conscience;
comme l’enfant que l’on aurait appelé trop tôt à la
vie pleinement consciente^ de la raison réfléchie, et
en qui on n’aurait pas laissé se produire l’évolution
inconsciente de la vie organique et des premières ma­
nifestations de la vie morale, pour avoir été un pen­
seur à la première heuire de la vie, aurait été inca­
pable de penser ensuite.
Pour Marx, cette vie inconsciente était la condi­
tion même et la préparation de la vie consciente
— 12 —

de demain, et ainsi encore Thistoire se charge de ré­


soudre une contradiction essentielle. Eh bien ! je de­
mande si Ton ne peut pas, si Ton ne doit pas, sans
manquer à Eeaprit même du Marxisme, pousser plus
loin cette méthode de conciliation des contraires, de
synthèse des contradictoires, et chercher la concilia­
tion fondamentale du matérialisme économique et
de ^idéalisme appliqué au développement de This-
toire.
Remarquez dans quel e;sprit ^— et je vous demande
pardon de ces longs prédiminaires, mais il n^y a pas
de question particulière qui puisse être résolue si
Ton ne s’est entendu sur une philosophie générale, —
remarquez dans quel esprit j'e^ cherche cette conci­
liation du matérialisme économique et de l’idéalisme
historique et moral.
Je ne veux pas faire à chacun sa part, je ne veux
pas dire il y a une partie de l’instoire qui est gou­
vernée par les nécessités éconohiîques, et il y en a
une autre dirigée par une idée pure, par un concept,
par l’idée, par exemple, de l’humanité, de la justice
ou du droit; je ne veux pas mettre le conception
matérialiste d’un côté d’une cloison, et la conception
idéaliste de l’autre. Je prétends qu’elles doivent se
pénétrer l’une l’autre, comme se pénètrent dans la
vie organique de l’homme, la mécanique cérébrale et
la spontanéité consciente.
Je dis qu’il n’y a pas dans le cerveau un seul niou-
venient qui ne corresponde d’une façon claire ou obs­
cure à un état de conscience, et qu’il n’y a pas un
seul état de conscience qui ne corresponde à un mou­
vement cérébral
^ Et si hon pouvait ouvrir le cerveau et suivre l’in­
finie délicatesse des mouvements qui s’y produisent,
ô’y déterminent et s’y enchaînent, on pourrait suivre
par l’envers physiologique tout le travail psycholo­
gique de nos pensées, de nos conceptions, de nos vo-
litions ; et pourtant il y a là une singulière antinomie
résolue par la vie sans que nous paraissions nous
en douter.
— 13 —

I
I

Oui, au moment même où je parle, mon idée par


-■quoi est-eile déterminée?
Elle est déterminée par une idée antérieure avec
laquelle elle a des rapports logiques, et toutes nos
idées s^enohaînent les unes aux autres selon certains
rapports logiques, intelligibles, ou de ressemblances,
ou d’oipposition ou de causalité.
En sorte que dans la trame de nos pensées, n^inter­
viennent, en apparence, que des forces logiques, et
que, de plus, il semble que toùte F activité présente
dans mon esprit conscient soit déterrninée par une
idée de l’avenir.
Si je prononce en ce moment des paroles, c’est bien
parce que l’idée que j’exprime en cette minute a été
logiquement amenée par une idée antérieure et par
toute la suite des idées antérieures; mais c’est aussi
parce queje veux réaliser dans l’avenir que je vois
devant moi, un but, une intention, une fin ; c’est
parce que je veux aboutir à une démonstration com­
plète que je conduis en ce moment mes pensées dans
la direction qu’elles suivent, en sorte que ma pensée
présente, en même temps qu’elle est déterminée par
la série des pensées_ antérieures, semble provoquée
par une idée d’avenir.
Au contraire, dans le développement physiqlogi;
que, mécanique, des mouvements cérébraux, celui qui
accompagne en ce moment la pensée que j'exprime
n’est déterminé que par un mouvement antérieur ;
en sorte, citoyens, que notre vie est à la fois physio­
logique et consciente, à la fois mécanique et spon­
tanée. Dans l’enchaînement des mouvements céré­
braux, le présent n’est déterminé que par le passé
tandis que dans l’enchaînement des idées, des con­
cepts conscients, le présent semble déterminé par
l’Æivenir.
On dirait donc qu’il y a contradiction absolue
, entre le mode selon lequel fonctionne ma vie céré­
brale et le modo selon lequel fonctionne le dévelop­
pement conscient de nos idées et de nos pensées.
Et pourtant, quoiqu’il y ait antimonie apparente
entre ces deux modes, entre ces deux points de vue,

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''

' kARXtSTEDE
PARIS
14 —

la synthèse est faite, la conciliation est faite, et il


n’y a pas une seule de mes pensées qui na corres­
ponde à un mouvement cérébral comme il n’y a pas
un seul mouvement cérébral qui ne corresponde au
moins à un commencement de pensée.
Or, il en est de même dans l’histoire et en même
temps que vous pouvez expliquer tous les phénomènes
historiques par la pure évolution économique, vous
pouvez aussi les expliquer par le désir inquiet, per­
manent que l’humanité a d’une forme supérieure
d’existence, et pour préciser la question, voici, ci­
toyens, comment, à mon sens, le problème se pose,
voici les explications complémentaires que je suis
obligé de demander aux théoriciens du Marxisme.
Marx dit : «Le cerveau humain ne crée pas de
luhmême une idée du droit qui serait vaine et creuse;
il n’y a dans toute la vie, même intellectuelle et
morale de l’humanité, qu’un réflet des phénomènes
économiques dans le cerveau humain. »
Eh bien! je l’accepte. Oui, il n’y a dans tout le dé­
veloppement de la vie intellectuelle, morale, reli-
giuse de l’humanité que le reflet des phénomènes éco­
nomiques dans le cerveau humain; oui, mais il y a
en même temps le cerveau humain, il y a par con­
séquent la préformation cérébrale de l’humanité.
L’humanité est le produit d’une longue évolution
physiologique qui a précédé l’évolution historique,
et lorsque l’homme, selon cette évolution physiologi­
que, a émergé de l’animalité, immédiatement infé­
rieure, il y avait déjà dans le^ premier cerveau de
l’humanité naissante des prédispositions, des ten­
dances.
Quelles étaienheililes '?
Il y avait d’abord l’aptitude à ce que j’appellerai
les sensations désintéressées. A mesure que l’on s’é­
lève dans l’échelle de la vie animale, on constate que
les sens purement égoïstes se subordonnent peu peu
aux sens esthétiques et désintéressés. Aux rangs infe­
rieurs de l’animalité, la vue est peu développée,
l’ouïe l’est peu ; ce qui est développé c’est l’odorat,
c’est la faculté de préhension, c’est le, goût, c’est-à-
dire tous les sens qui sont mis surtout en mouvement
15

ÿar la proie, tous les sens qui mettent surtout en


ihouvement appétit physique et égoïste. Au con­
traire, à mesure qu’on s’élève dans l’animalité, voyez
6^ déveloipper le sens de l’ouie, et le sens de la vue;
et c’est par l’œil qu’arrive à l’animal l’image de
la proie, qu’il devrai saisir il est vrai, mais en
^ême temps bien d’autres images lu' arrivent qui ne
peuvent mettre en mouvement son appétit animal ;
par l’ouïe, si l’animal recueille bien des bruits, des
rumeurs qui peuvent le mettre sur la trace de la
proie, ou qui peuvent l’avertir du danger, il lui
arrive aussi bien des harmonies ^ qui n’ont aucun
rapport immédiat avec son appétit physique et les
conditions positives de sa sécurité. En sorte que,
par la vue inondée d’image® qui dépassent la sen­
sibilité immédiate de l’animal, par l’ouïe pénétrée
de sonorités qui dépassent le besoin immédiat de
l’animal, l’univers pénètre dans l’animalité, sous
une autre forme que celle de la lutte pour la vie.
C’est déjà dans l’animal le besoin, la joie, l’éblouis­
sement de la lumière, c’est déjà le besoin, la joie,
l’enchantement de la mélodie et de l’harmonie ; du
fond de la vie organique purement égoïste va éclore
peu à peu le sens esthétique et désintéressé, et dans
la forêt profonde, toute frissonnante de rumeurs et
de clarté, l’univers entre dans l’animal comme
un roi.
Outre cette prédisposition première que l’homme-
animal apportait au début de la longue évolution
économique, il y avait de plus la faculté, déjà éveil­
lée chez les animaux eux-mêmes, de saisir le général
dans le particulier, le type de l’espèce dans l’indi­
vidu, de démêler la réssemblance générique à travers
les diversités individuelles.
Dans les autres individus qui vont passer devant
lui, avec lesquels les lois du développement écono­
mique le mettront en contact, l’individu homme, et
l’animal homme ne verra pas seulement des forces
associées ou ennemies, il verra des forces semblables
et alors il y a en lui un premier instinct de sympa­
thie imaginative qui, par la ressemblance saisie et
— 16 —

constatée lui permettra de deviner et de sentir lis


joies des autres, de deviner et d^éprouver leurs dou^
leurs. Dès le début de^ la vie, à côté de régoïs^rde
brutal on trouve ce sentiment sympathique préparant
la réconciliation fraternelle de tous les hommes apijès
les sécuilaires combats.
Enfin, dès le début de sa vie, avant même la pre­
mière manifestation de sa pensée, P homme a ce qub
P on peut appeler le sens de T unité, la première mar
nifestation de son mouvement inteillectuel c’est la
réduction de tous les êtres, de toutes les formes et
de toutes les forces, à une unité vaguement entrevue;
et voilà comment on peut dire que l’homme est dès
la première heure un animal métaphysicien, puisque
l’essence même de la métaphysique, c’est la recherche
de l’unité totale dans laquelle seraient compris tous
les phénomènes et enveloippées toutes les lois.
La preuve de ce sens premier de l’unité, est dans
la création spO’ntanée du langage, avec ses hiérar­
chies de mots^ qui ne font que représenter des hié­
rarchies d’id^^ s’enveloppant les unes les autres,
avec ses catégories verbales traduisant les catégories
intellectuelles.
En résumé, j’accorde à Marx que tout le dévelop­
pement ultérieur ne sera que le réfléchissement des
phénomènes économiques dans le cerveau mais à con­
dition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cea'veau
par le sens esthétique, par la sympathie imaginative
et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui
interviennent dans la vie économique.
Eemarquez, encore une fois, que je ne juxtapose
pas les facultés inteillectuelles aux forces économi­
ques, que je ne veux pas reconstituer ce syndicat de
facteurs historiques que notre éminent ami Gabrielle
Deville a dispersé avec tant de vigueur il y a quel­
ques mois._ Non,^ je ne veux pas cette juxtaposition,
mais je dis qu’il est impossible que les phénomènes
économiques constatés, pénètrent dans le cerveau
humain sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs
que j’analysais tout à l’heure. Et voilà pourquoi je
n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses^
politiques, mora^les, ne sont qu’un reflet des phéno*-
mènes économiques®: il y a dans l’homme une telle
pénétration de l’homme même et du milieu écono­
mique qu’il est impossible de dissocier la vie écono­
mique et la vie morale®: pour les subordonner l’une
à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de
l’autre; or, cette abstraction est impossible®: pas plus
qu’on^ ne peut couper l’homme en deux et dissocier
en lui la vie organique et la vie consciente, on ne
peiit couper l’humanité historique en deux et dis­
socier en elLe la vie idéale et la vie économique. Telle
est ma thèse dont je trouve la confirmation partielle
dans la philosophie grecque.
Les Grecs n’ont pas commencé à constater les anti­
nomies économiques, les lois qui établissent l’ordre
dans la cité, l’opposition et la conciliation des pau­
vres et des riches, pour projeter ensuite leurs obser­
vations d’ordre économique sur l’univers ; non, ils
ont d’un même coup d’œil et dans une même con­
ception réuni les phénomènes économiques et les
phénomènes naturels. Voyez Heraclite, Empédocle,
Anaxamandre; ils consfatent dans des formules uni­
ques les liens et les contradictions des éléments, que
ces éléments appartiennent à la nature; le chaud et
ie froid, le lumineux et le ténébreux ou à l’orga­
nisme physiologique ; les saints et les malades, ou
à la vie intellectuelle : le parfait et rimparfait,
l’égal et l’inégal; ils font une table unique de ces
oppositions empruntées soit à la nature, soit à la
société, et c’est dans Héraclite le même mot « Cos­
mos » qui formule tout à la fois l’ordre du monde
résultant de la conciliation des contraires, et l’ordre
dans la cité résultant de la conciliation des factions.
C’est d’une seule vue que les penseurs grecs saisis­
sent l’ordre du monde se débrouillant du chaos
social.
Ne pouvant en quelques paroles, à la fois trop lon­
gues et trop brèves, qu’effleurer la question, je me
borne à adresser aux théoriciens Marxistes une autre
demannde d’explications, et je leur dis ceci :
18

Quel jugement poxt-ez-vous, si vous en portez un


(et de cela je suis certain), sur la direction du mou­
vement économique et du mouvement humain'?
Il n-e suffit pas de dire qu’une forme de la pro­
duction succède à une autre foirme de la produc­
tion: il ne suffit pas de dire que resc]av’'age a suc­
cédé à l’anthropophagie, que le servage a succédé à
l’esolavage, que le salariat a succédé au servage, et
que le régime collectiviste ou communiste succédera
au salariat. Non, il faut encore se prononcer. Y a-t-il
évolution ou progrès? Et s’il y a progrès, quelle est
l’idée décisive et dernière à laquelle on mesure les
diverses formes du développement humain? Et en­
core, si l’on veut écarter comme trop métaphysique,
cette idée de progrès, pourquoi le mouvement de
l’histoire a-t-il été ainsi réglé de forme en forme,
d’étape économique en étape économique, de l’an­
thropophagie à l’esclavage, de resolavage au servage,
du servage au salariat, du salariat au régime socia­
liste, et non pas d’une autre façon ? Pourquoi, en
vertu de quel ressort, je ne dis pas en vertu de quel
décret providentiel, puisque je reste dans la concep­
tion matérialiste et positive de l’histoire mais pour­
quoi, de forme en forme, le développement humain
a-t-il suivi telle direction et non pas telle autre ?
Pour moi, la raison en est simple, si l’on veut ad­
mettre l’action de riiomme comme homme, l’action de
ces forces humaines initiales dont j’ai parlé.
C’est que, précisément parce que les rapports éco­
nomiques de production s’adressent à des hommes,
il n’y a pas une seule forme de production qui ne
renferme une contradiction essentielle, tant que la
pleine liberté et la pleine solidarité des hommes
n’aura pas été réalisée.
C’est Spinoza qui a démontré^ admirablement la
contradiction intime de tout régime tyrannique, de
toute exploitation politique ou sociale de l’homme
par l’homme, non pas en se plaçant au point de vue
du droit abstrait, mais en montrant qu’on se trou­
vait là en présence d’un contradiction de fait. Ou
bien la tyrannie fera à ceux qu’elle opprime tant
—• 19

de mal qu^ils cesseront de redouter les suites que


pourrait^ avoir poiïr eux une innsu-rrection, et alors
les opprimés se soulèveront contre l’oppresseur, ou
bien celui-ci, pour prévenir les soulèvements, ména­
gera dans une certaine mesure les besoins, les ins­
tincts de ses sujets, et il les préparera ainsi à la
liberté. Ainsi, de toute façon, la tyrannie doit dis­
paraître en vertu du jeu des forces, parce que ces
forces sont des hommes.
Il en sera de même tant que l’exploitation de
l’homme par l’homme n’aura pas pris fin. C’est
Hegel encore qui a dit avec une précision souve­
raine : c( La contradiction essentielle de toute ty­
rannie politique ou économique, c’est qu’elle est obli­
gée de traiter comme des instruments ineirtes des
nommes qui, quels qu’ils soient, ne pensent jamais
descendre à l’inertie des machines matérielles. » Et
remarquer que cette contradiction est, tout à la fois,
une contradiction logique et une contradiction de
fait.
C’est une contradiction logique, puisqu’il y a op­
position entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire
d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de
réflexion, et l’idée de machine. C’est une contradic­
tion de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil
vivant, comme d’un outil mort, on violente la force
même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à
un mécanisme social discordant et précaire. C’est
parce que cette contradiction viole la fois l’idée
de l’homme et la loi même de mécanique, selon la­
quelle la force homme peut être utilisée, que le mou­
vement de l’histoire est tout à la fois une protes­
tation idéaliste de la conscience contre les régimes
qui abaissent l’homme, et une réaction automatique
des forces humaines contre tout arrangement social
instable et violent. Qu’était l’anthropophagie 1 Elle
était doublement contradictoire : car en obligeant
l’homme à égorger l’homme en dehors même de l’ex­
citation du combat, elle faisait violence à ce premier
instinct de sympathie dont j’ai parlé : contradiction
morale; — et, de plus, elle faisait de l’homme, qui
20

a une aptitude certaine au travail réglé, à la pro­


duction, une sorte de bête de proie dont on ne peut
utiliser que la chair : contradiction économique.
lors, l’esclavage devait naître, parce_ que la domesti­
cation de l’homme blessait moins l’instinct de sym­
pathie et ménageait mieux l’intérêt du maître en
tirant de l’homme, par le travail, beaucoup plus qu’il
ne donnait pas sa substance.
Et l’on ferait sans peine la même démonstration
our l’esclavage, pour le servage, pour le salariat.
Ê•es lors, on comprend, puisque tout le mouvement
de l’histoire résulte de la contradiction essentielle
entre l’homme et l’usage qui est fait de l’homme,
que ce mouvemennt tende comme à sa limite, à un
ordre économique oii il sera fait de l’homme un
usage conforme à l’homme. C’est l’humanité qui, à
travers des formes économiques qui répugnent de
moins en moins_ à son idée, se réalise elle-même. Et
il y a dans l’histoire humaine non seulemennt une
évolution nécessaire mais une direction intelligible
et un sens idéal. Donc, tout le^ long des siècles,
l’homme n’a pu_ aspirer à la justice qu’en aspirant
à un ordre social moins contradictoire à l’homme
que l’ordre présent, et préparé par cet ordre pré­
sent, et ainsi l’évolution des formes économiques,
mais en même temps, à travers tous ces arrangenients
successifs, l’humanité se cherche et s’affirme elle-
même, et quelle que soit la diversité des milieux,
des temps, des revendications économiques, c’est un
même souffle de plainte et d’espérance qui sort de
la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire; c’est
ce souffle immortel d’humanité qui est l’âme mêrne
de ce qu’on appelle le droit. Il ne faut donc pas
opposer la conception matérialiste et la conception
idéaliste de l’histoire. Elles se confondent en un dé­
veloppement unique et indissoluble, parce que si on
ne peut abstraire l’homme des rapports économiques,
on ne peut abstraire les rapports économiques de
l’homme et l’histoire, en même temps qu’elle est un
phénomène qui se déroule selon une loi mécanique
est une aspiration qui se réalise selon une loi idéale.
— 21 —

Et, ai)rès tout, n’en est-il pas de toute l’évolution


de la vie comme de l’évolution de l’histoire? Sans
doute, la vie n’est passée d’une forme à une autre,
d’une espèce à une autre, que sous la double action
du milieu et des conditions biologiques immédiate­
ment préexistentes et tout le dév^oppement^ de la
vie^ est susceptible d’une explication matérialiste,
mais en même temps on peut dire que la force ini­
tiale de vie concentrée dans les premières granula­
tions vivantes et les conditions générales de l’exis­
tence plaéntaire déterminaient davance la marche
générale et comme le plan de la vie. sur notre pla­
nète. Ainsi, les êtres sans nombre qui ont évolué, en
même temps qu’ils ont subi une loi, ont collaboré,
par une aspiration secrète à la réalisation d’un
pian de vie. Le développement de la vie physiolo­
gique comme de la vie historique a donc été fait
ensemble idéaliste et matérialiste. Et la synthèse que
je vous propose se rattache à une synthèse plus gé­
nérale que je ne puis qu’indiquer sans la fortifier.
Mais, pour revenir à la question économique, est-ce
que Marx lui-même ne réintroduit pas dans sa con­
ception historique l’idée, la notion de l’idéal, du
progrès, du droit? Il n’annonce pas seulement la
société communiste comme la conséquence nécessaire
de l’ordre capitaliste : il montre qu’en elle cessera
enfin ôet antagonisme des classes qui épuise l’huma­
nité : il montre aussi que pour la première fois la
vie pleine et libre sei’a réalisée par l’homme, que les
travailleurs auront tout ensemble la délicatesse ner­
veuse de l’ouvrier et la vigueur tranquilile du paysan,
et que l’humanité se dressera, plus heureuse et plus
noble, sur la terre renouvelée.
N’est-ce pas reconnaître que le mot justice a un
sens, même dans la conception matérialiste de l’his­
toire, et la conciliation que je vous propose n’est-elle
pas, 'dès lors, acceptée de vous?

Jhan JAURES.
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l’IDÜLlSKE ET LE MAIERIMME
DANS LA CONCEPTION DE L’HISTOIRE

Réponse à la Conférence du citoyen Jean JAURÈS

Conférence faite au Quartier-Latin


sous les auspices do
Groupe des Étudiants Collectivistes de Paris
le 12 Janvier 1896

Citoyenne^ et Citoyens,
Vous comprendrez que c’est avec hésitation que j’ai
assumé la tâehe de répondre à Jaurès, dont l’élo­
quence fougueuse sait passionner les thèses les plus
abstraites de la métaphysique. Pendant qu’il parlait,
je me suis dit et vous avez dû vous dire : il est heu­
reux que ce diable d’homme soit avec nous. Les mi­
neurs de Carmaux ont richement payé leur dette au
parti socialiste, qui a fait triompher leur grève, en
libérant Jaurès de l’Université et en le rejetant
dans la politique.
Donc, ce soir,, vous n’avez pas été conviés à une
joute oratoire, mais à un combat d’idées : si vous ne
pouvez me demander l’éloquence de Jaurès, vous êtes
en droit d’exiger que je maintienne le débat à la
hauteur philosophique à laquelle il l’a placé. Je le
ferai. Ceci dit, entrons immédiatement dans le sujet.
I
Les philosophes de l’Ecole Cartésienne recomman­
daient de ne commencer une discussion qu’après
avoir défini les termes du débat. Posons donc le pro­
blème que nous avons à résoudre.
24

Nous savons aujourd’hui que tous les peuples, à


queqlue degré de civilisation qu’ils soient parvenus,
ont tous eu le même point de départ : tous ont eu
pour ancêtres des sauvages.
Comment des sauvages, gitant dans les arbres, se
nourrissant des produits spontanés, de la terre et des
eaux, s’agglomérant par petites hordes de trente à
quarante individus, comme les chevaux sauvages,
pour se procurer leur nourriture, ont-ils pu se trans­
former en nations civilisées, vivant dans les villes,
où s’entassent des milliers et des millions d’indivi­
dus, éclairées par le gaz et l’électricité, desservies
par des chemins^ de fer, dont les habitants, divisés
en classes ennemies, sont spécialisés dans une infinie
variété de métiers et professions?
Un autre problème complique ce premier. Jaurès
vous l’a signalé quand il vous a dit que toutes les
langues, malgré leur extrême diversité, pouvaient se
ramener aux mêmes formes grammaticales. Puisque
nous sommes sur la question ^ du langage, je vais
vous signaler un phénomène qui a trait à la question
qui^ nous occupe ; tous les mots qui ont un sens abs­
trait pour nous, ont commencé par avoir un sens
concret dans la tête des sauvages qui les ont inventés.
Par exemple, Nomos, avant d’avoir en grec la signi­
fication abstraite de loi, voulait dire pâturage, de^
meure. Notre mot Droit, qui signifie ce qui est d’ac­
cord avec la justice, a signifié d’abord un objet qui
n’avait ni courbure,_ ni flexion. Doit-on conclure de
ce phénomène linguistique que le concret aurait en­
gendré l’abstrait dans la tête hurnaine?
L’unité que Jaurès constatait dans le langage, se
retrouve dans toutes les manifestations mentales de
l’homme dans la religion, aussi bien que dans la
philosophie et la littérature. Ainsi, les contes avec
lesquels nos nourrices ont amusé notre jeune imagi­
nation et qui, pour la plupart, sont d’origine sau­
vage ou barbare, ont été retrouvés chez toutes les
nations de la terre; le roman de moeurs, cette der­
nière, mais non supérieure forme littéraire, fleurit
chez tous les peuples capitalistes.
— 25 —

histoire comparée des peuples nous les montre


passant tous par les mêmes formes familiales et poli­
tiques. Vico, qui, avec raison, a été nommé le père
de la philosophie de Vhistoire^ disait qu'il y avait :
K Une histoire idéale, éternelle, que parcourent dans
le temps les histoires de toutes les nations, de quelque
état de sauvagerie, de férocité et de bestialité que
partent les hommes pour se domestiquer. » Et comme
tous les peublps ne sont pas arrivés au même point
de domestication, Marx ajoute : « Le pays le plus
développé industriellement ne fait que montrer à
«ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image
de leur propre avenir. » Geoffroy Saint-Hilaire, le
grand disciple de notre génial Lamark, pensait que
dans la formation des plantes et des animaux, il y
avait (( une unité de plan
Doit-on rechercher les causes de l’évolution dés
hommes, des animaux et des plantes d'après un plan
uniforme, dans le monde lui-même, ou doit-on les
chercher en dehors du monde ?
Les déistes n’hésitent pas à répondre avec Voltaire
que, comme l'horloge présuppose un horloger, l'uni­
vers nécessite un créateur. Mais cette solution sim­
pliste, qui a été trouvée par les sauvages, ne résout
pas le problème, elle ne fait que le reculer, car, si
l’univers suppose un créateur, le créateur, à son tour,
nécessite un autre créateur* les gnostiques chrétiens
des premiers siècles prétendaient que si Jésus était
le fils de Jéhovah, celui-ci, parce qu'entaché des
brutales et vilaines passions des Juifs barbares, était
à son tour, le fils d’un Dieu inconnu. L'explication
déiste, qui n’explique rien, ne peut convenir aux
esprits scientifiques. Ouvrez un livre de science quel­
conque, et vous n’y rencontrerez pas le nom de Dieu.
Le chimiste, le physiologiste, le géologue, l’astro­
nome, au lieu de recourir à la commode hypothèse
de Dieu, s’efforcent d'expliquer les phénomènes dont
ils s'occupent par les seules propiriétés de la ma­
tière. Chaque savant expulse Dieu de sa propre
science, alors même qu'il a besoin d’un Dieu pour
se procurer la cause des phénomènes qui ne rentrent
26

pas dans le doonaine spécial de ses études. L’histo­


rien, par ce que l’histoire^ n’est pas encoire une-
science, recourt souvent à Dieu pour donner l’expli­
cation des faits dont il est incapable de saisir la
cause. Marx a chassé Dieu de l’histoire, son der­
nier refuge : et c’est en noue servant de la mé­
thode matérialiste du penseur communiste que nous
créerons l’histoire scientifique.
He^l, dont Jaurès adopte en partie la théorie
idéaliste, ne croyait pas que Dieu préexistât au mon­
de; il pensait, au contraire, qu’il était dans un éter­
nel Devenir. Pour lui, l’Idée préexistant à tout,
mais réduite à une expression atomique, s’opposant
à elle-même et se composant avec son opposition, en­
gendre la première synthèse, qui, à son tour, devient
thèse et antithèse, puis synthèse, cette deuxième syn­
thèse devient à son tour le point de départ d’une
nouvelle série trinitaire et ainsi de suite. L’Idée,
en se développant de la sorte automatiquement, s’ex­
tériorise et enfante le monde à son image.
Jaurès ne retourne pas aussi loin en arrière : il
se sert de la méthode de Platon qui, en étudiant et
en hiérarchisant ses idées, renàontait à l’Idée su­
prême et absolue du Bien. Jaurès, analysant et
classant les Idées de Justice et de Fraternité que
nous, civilisés, nous avons dans nos têtes, arrive non
à l’Idée absolue de Justice et de Fraternité, mais
à leur expression minimum., qu’il ^ loge dans la tête
du sauvage, où elle dort inconsciente. Cette Idée,
lorsqu’elle prend conscience d’elle-même, entre en
contradiction avec le monde extérieur, avec lequel
elle lutte jusqu’à ce qu’elle résout la contradiction,"
de sorte que l’histoire n’est qu’une série ininter­
rompue de batailles, se terminant toujours par le
triomphe de l’Idée de Justice.
Je ferai cette première objection à la théorie de
Jaurès : elle est impuissante à fournir l’explication
du monde : car ce n’est pas une idée de Justice et
de Fraternité qui a guidé l’évolution des organismes
du règne végétal et animal; et aujourd’hui une phi­
losophie doit embrasser tout l’univers.
27

Je lui dirai ensuite : Pourquoi vous arrêter à la?,


tête du sauvage? Pourquoi ne pas descendre plus:
bas et ne pae chercher T Idée dans la tête des ani­
maux ? Un chien de berger ou de garde a parfaite­
ment le sentiment du devoir et sait très bien quand
il a coimnis une faute. Vous me direz que ces idées
de devoir sont anticanines et qu’elles ont été versées
dans la tête_ du chien par l’homme ; mais les animaux
sauvages, vivant en troupeaux, comme les buffles et,
les corbeaux, ont des idées de devoir qui leur sont
propres. Les buffles mâles se font tuer pour défendre
les femelles et les jeunes du troupeau ; et les corbeaux
qui sont placés en sentinelles, surveillent l’horizon^,
et avertissent leurs camarades qui picotent le grain
que vient de semer le laboureur.
On peut donc retrouver à l’état conscient, chez les
animaux, les idées que Jaurès place à l’état incon­
scient dans la tête du sauvage. Mais pourquoi s’ar­
rêter aux animaux et ne pas chercher l’idée à l’état
atomique, si je puis m’exprimer ainsi, dans le pro­
toplasme amorplie qui doit former la cellule, point
de départ de la série organique dont l’homme est le
couronnement.
Je dirai encore à Jaurès : Pourquoi se borner à la.
recherche des idées morales, pourquoi ne pas s’occu­
per de l’origine des idées scientifiques? Pourquoi_ ne
pas se demander si la théorie atomique, qui n’existe
que dans la tête de quelques milliers de chimistes, ne
dort pas inconsciente dans l’huître, qui n’a pas de
tête? Pourquoi ne pas dire, comme le matérialiste,
que tout doit exister dans tout, puisque la pensée
n’est, en définitive, qu’un phénomène phj^sico-chi-
mique, qu’une transformation du mouvement? Mais
dire cela ne nous explique pas comipent les idées sont
nées dans le cerveau humain.
Jaurès nous a dit que le sens de la vue et de l’ouïe
était supérieur, parce que les aninaaux qui en étaient
dotés pouvaient jouir des harmonies de la nature et
de la splendeur du soleil :il les a placés au-dessus
de la main qui, avec son pouce opposable, est la
caractéristique des singes et des hommes ! La main»
28

.a créé Thomme. Mais lui répondra que le sens


<ie la vue et de Touïe n’est en définitive qu’une
localisation et qu’une spécialisation de la sensi-
'bilité tactile et que les aniniaux dépourvus d’yeux
-sont sensibles à la lumière par toute leur surface
cutanée et que même les cellules végétales ne produi­
sent la matière verte que sous l’action du soleil; dire
tout cela, ne nous explique pas la formation des
•organes des sens.
Vous le voyez, le débat entre Jaurès et nous, mar­
xistes, revient à la discussion sur l’origine et la for­
mation des idées. Cette question a occupé et occupera
encore la pensée philosophique.
Descartes pensait que nous naissions avec des idées
innées du généra], de cau^, d’effet... Locke, d’abord,
Condillao et les sensualistes ensuite, croyaient au
contraire que tout ce q'ui était dans Vintelligence
avait d^ahord été dams les sens. L’intelligence, disait
Diderot, est une table rase sur laquelle les phénomè­
nes de la nature gravent leur impression. Les Grecs
que l’on trouve à l’entrée de toutes les avenues de
la pensée, avaient déjà agité la question de l’origine
des idées. Platon prétendait que nos \dées de Justice
étaient des réminiscences de l’idée du Bien^ absolu;
tandis qu’Archélaüs, le maître de Socrate, disait que
les lois du pays dans lequel on vivait étaient la
source des idées morales qu’on avait. On peut, en
•effet, constater que les consciences les plus pointil­
leuses se sont accommodées de l’esclavage, partout
où il a été reconnu par les lois,
Nous, marxistes, nous reprenons la thèse d’Arché-
laüs et de Locke, en la complétant et en ajoutant que
■s’il est impossible au civilisé de déterminer le mo­
ment précis où il a acquis certaines idées, elles ne
lui sont pas tombées du ciel, mais elles ont été ac­
quises par l’expérience de nos ancêtres, qui nous
ont transhiis des cerveaux tellement entraînés par
une longue série de générations, que nous acquérons,
pour ainsi dire spontanément, certaines idées, qui,
pour cela, paraissent innées.
29

II
L'homme et les animaux ne pensent que pai’ce qu'ils>
ont un cerveau ; le cerveau transforme en idées les^
sensations, comme les dynamos transmutent en -élec­
tricité le mouvement qui leur est fourni. C'est la^
nature, ou plutôt le milieu naturel, pour ne pas eih-
ployer une expression qui idéaliserait la Nature en
une entité métaphysique, comme le faisaient les phi-
lasophes du xviii® si^le; c'est le milieu naturel qui
forme le cerveau et les autres organes, je dis avec
intention les autres organes, parce que, de même que
les spiritualistes détachent l’homme de la série ani­
male afin de le poser en être miraculeux, pour qui
Dieu vient sur terre se faire crucifier, de même les
idéalistes isolent le cerveau des autres organes, pour
soumettre sa fonction, c’est-à-dire la pensée, à des­
causes qui relèvent de la sorcellerie.
Le milieu naturel qui a créé les organes et le cer­
veau de l’homme, les a protés à un tel degré de per­
fection, qu’ils sont capables des plus extraordinaires-
et des plus merveilleuses adaptations. Ainsi, pendant
des siècles, deschrétiens et des civilisés ont enlevé^
des nègres sur la côte d’Afrique, pour les^ vendre
comme esclaves aux colonies. Ces noirs étaient des-
barbares et des sauvages, séparés des civilisés par
des dizaines de siècles de culture, et cependant, au
bout de fort_ peu de temps, ils apprenaient les mé­
tiers de la civilisation.
Les Jésuites ont fait au Paraguay une expérience
sociale, la plus remarquable que je connaisse,^ qui.
pour nous, socialistes, a une importance_ capitale,,
parce qu’elle montre avec quelle extraordinaire ra­
pidité une nation se transforme, dès qu’on la trans­
plante dans un nouveau milieu social. Les Jésuites,
ces incomparables éducateurs et ces savants exploit
teurs du travail, ont formé un peuple policé de plus^
de 150.000 individus avec des sauvages.
Les Guaranys, qu’ils ont séquestrés dans les pue-
blos du Paraguay, erraient nus dans les forêts,
n’ayant pour armes que l'arc et la massue de bois;
ne connaissant qu'une agriculture rudimentaire, il»
— 30 —

■ne cultivaient que le maïs ; leur intelligence était si


peu dévelapipée, qu^ils ne savaient compter que jus­
qu’à vingt, et encore ils étaient obligés de compter
sur leurs doigts. Un ^ doigt était un, deux doigts
étaient deux, une main était cinq, une main et un
doigt de l’autre main étaient six, deux mains étaient
dix, deux mains et un orteil étaient onze, deux mains
et un pied étaient quinze, deux mains et deux pieds
étaient vingt; après c’était beaucoup. C’est toujours
en se servant de leurs doigts et de leurs orteils que
comptent les sauvages les plus inférieurs. Ainsi donc,
le chiffre, l’idée la plus abstraite qui existe dans
la tête du civilisé, a été d’abord dans la tête du
sauvage le reflet d’un objet matériel. Quand nous
disons ou pensons 1, 2. 5, 10, nous ne voyons aucun
objet, le sauvage voit un doigt, deux doigts, une
ihain, deux mains (1) : ceci est teliement exact que
les chiffres romains que les peuples 'civilisés ont em­
ployés pendant si longtemps, avant l’introduction
des chiffres arabes, étaient figurés diaprés la main :
I est un doigt, II sont deux doigts, V sont une main
dont les trois doigts rnédians sont abaissés, tandis
que le pouce et le petit doigt sont élevés ; X sont
deux V ou deux mains opposées.
Les Jésuites ont fait de ces sauvages du Paraguay
des ouvriers habiles, capables d’exécuter les tâches
les plus difficiles. Voici ce que Charlevoix dit d’eux :
« Les Indiens des Missions ont au suprême degré
le talent de Limitation. Il suffit, par exemple, de
leur montrer une croix, un chandelier, un encensoir,
pbur qu’ils les reproduisent et on a peine à distin­
guer l’ouvrage du modèle. Ils fabriquent leurs ins­
truments de musique, des orgues les plus compliqués,
sur la seule inspection qu’ils en ont eue; ainsi que
des sphères astronomiques, des tapis à la manière de

(1) Il est plus que probable que les petits enfants des civi­
lisés, ainsi que les sauvages, se représentent toujours des
.'objets matériels quand ils énumèrent des chiffres.
01 __
oi -----

Turquie et ce qu’il y a de plus difficile dans la ma­


nufacture. » (2).
Le naturaliste d’Orbigny, qui visita en 1832 lee
pueblos du Paraguay, désorganisés et ruinés après
l’expulsion des Jésuites, admirait les églises que ces
sauvages avaient construites et orn^s de peintures
•et de sculptures a dans le goût du moyen âge. »
Or, ces métiers et ces arts, ainsi que les' idées qui
leur correspondaient, n’étaient pas innées dans la
main et la tête des Guaranys sauvages, ils y avaient
été pour ainsi dire versés, comme on met un air de
Verdi dans un orgue de barbarie : c’est par l’édu­
cation que leur ont donnée les Jésuites, qu’ils ont
acquis ces métiers et ces pensées diverses. Nous so>m-
mes ici en présence d’un cas d’action directe de
l’homme sur l’homme. Mais est-ce que les organes et
le cerveau de l’homme n’ont pas d’autres moyens
■de se perfectionner? Est-ce que les phéno-mènes du
milieu social, est-ce que l’expérience ne développent
pas la capacité technique de ses organes et ne mo­
difient pas ses pensées?
L’idée de Justice qui, d’après Jaurès, dort incons­
ciente dans la tête du sauvage, ne s’est insinuée dans
le cerveau humain qu’apirès la constitution de la pro­
priété privée.
Les sauvages n’ont aucune notion de Justice, ils
n’ont même pas de mot pour désigner une telle idée;
tout au plus connaissent-ils la loi du talion, le coup
pour coup, l’œil pour l’œil, qui n’est, en définitive,
que le mouvement réflexe transformé, qui fait que
la paupière cligne quand un objet menace l^œrl, ou
que le membre se détend quand il est frappé. Chez
des barbares mêmes, vivant dans de,s milieux sociaux
très développés, mais communistes, où par consé­
quent la propriété privée est à peine naissante, l’idée
de Justice est très vague. Je vais vous citer à ce pro­
pos l’opinion de Summer-Mayne, dont Jaurès ne con­
testera pas la haute'Valeur philosophique :

(2) Xavier de Charlevoix. Histoire du Paraguay,


Paris, 1757.
32

» Au poipt de vue juridique, dit Mayne, il n’existe


dans un village indien, ni droit ni devoir. Une per­
sonne victime d’un_ dommage ne se plaint pas d’un
tort individuel, mais du trouble occasionné à l’ordre
de toute la petite société. — De plus, la loi coutu­
mière n’a pas de sanction. — Dans le cas inconceva­
ble de désobéissance à la décision du conseil du vil­
lage, la seule _ punition, ou la seule punition cen­
taine semblerait n’être que la désapprobation géné­
rale. » (1).
Locke,^ qui, comme les philosophes des xvii® et
xviii® siècles, se servait de la méthode déductive de
la géométrie, était arrivé à penser que la propriété
privée avait engendré l’idée de justice : dans son
Entendement Humain^ il dit expressément que : <( Là
où il n’y a point de propriété, il n’y a point d’in­
justice, est une proposition aussi certaine que n’im­
porte quelle démonstra;tion d’Euclide : — l’idée de
propriété étant un droit à une chose, et l’idée à la­
quelle correspond le niot justice, étant l’invasion ou
la violation de ce droit. )>
Si l’idée de Justice, ainsi que le pensait Locke ne
peut apparaître qu’à la suite et comme conséquence
de la propriété privée, l’idée de vol, ou plutôt la
tendance irréfléchie à s’emparer de ce dont on a
besoin ou de ce qu’on désire, est au contraire très
développée avant la constitution de la ^propriété
privée. Le sauvage et le barbare communiste se com­
portent à l’égard des biens matériels comme nos sa­
vants et nos écrivains le font à l’égard des biens
intellectueils ; ils prennent leurs biens partout où ils
les trouvent, selon l’expression de Molière. Mais cette
habitude naturelle devient vol, ^ crime, dès que^ la
propriété commune est remplacée par la propriété
privée. . . ^ ^
La propriété commune avait mis dans la tete et
le cœur des sauvages et des barbares, des idées et
des sentiments que les bourgeois chrétiens, ces tristes

(!) H. S. Mayne. — Les communautés de village dans


ïEsi ei VOuesi.
33 ~

produits de la propriété privée, trouveront bien;


étranges.
Heckwelder, ^ un missionnaire morave qui, au:
XVIII® sièole, vécut quinze ans au milieu des sauvages-
de l’Amérique du Nord, non encore corrompus par
le Christianisme et la civilisation bourgeoise, disait. :
« Les Indiens croient que le Grand Esprit a créé
le monde et tout ce qu’il contient pour le bien com-
mum. des hommes; quand il peup’la la terre et remplit,
de gibier les bois,_ ce n’était pas pour l’avantage de
quelques uns, mais de tous.. Toute chose est donnée
en commun aux enfants des hommes. Tout ce qui
respire sur terre et pousse dans les champs, tout ce
qui vit dans les rivières et les eaux, est conjointe­
ment à tous et chacun a droit à sa part.
» L’hospitalité n’est pas chez eux une vertu, mais
un devoir impérieux. Ils se coucheraient sans man­
ger plutôt que d’être accusés d’avoir^ négligé leurs
devoirs en ne satisfaisant pas les besoins de l’étran­
ger, du malade, du nécessiteux, parce-qu’ils ont un
droit commun d’être secourus aux dépens du fonds
commun; parce que le gibier dont on les a nourris,
s’il a été pris dans la forêt, était la propriété de
tous avant que le chasseuT ne l’eût capturé, parce
que les légumes et le maïs qu’on lui a offerts, ont
poussé sur la terre commune. ))
De son côté, le jésuite Charlevoix qui, lui aussi,
avait vécu au milieu des sauvages non policés par
les vertus de la morale chrétienne et propriétaire,,,
dit dans son Histoire de la Nouvelle France :
« L’esprit fraternel des Peaux Routes vient, sans
doute, en partie de ce que le mien et tien, ces paroles
glacées, comme les appelle saint Jean de Chrysos-
tome, ne sont point encore connues des sauvages.
Les soins qu’ils prennent des orphelins, des veuves,
et des infirmes, l’hospitalité qu’ils exercent d’une
manière si admirable, ne sont qu’une suite de la
persuasion où ils sont que tout doit être commun
pour tous les hommes. »
La propriété privée, en établissant la distincjüon
du tien et du mien, non seulement infiltra l’idée
de justice dans la tête de l’homme, mais glissa dans.
34

:,son^ cœur des sentiments qui s’y sont tellement enr


Tacinés _ que nous les croyons innés et que je vous
scandaliserai en les mentionnant. Cependant, il est
bien établi que l’homme ignore la jalousie et l’amour
paternel tant qudl vit dans un milieu communiste;
les femmes et les hommes sont alors polygames, la
femane prend alitant de maris que oela lui plaît et
Thomme autant de femmes qu’il peut, et les voyar
geurs nous rapportent que tous oes braves gens vivent
eontents et plus unis que les membres de Ta triste et
égoïste familile monogamique. Mais, dès que la pro­
priété privée s’installe, Vhomme achète sa femme et
réserve pour lui seul la jouissance de son animal
reproducteur : la jalousie est un sentiment proprié­
taire transformé. Le père ne songe à s’inquiéter de
son enfant que lorsqu’il a une propriété privée à
transmettre.
Les idées de^ Justice qui encombrent les tètes des
•civilisés et qui sont basées sur le mien et le tien,
s’évanouiront comme un mauvais rêve, dès que la
propriété commune aura remplacé la propriété
privée.
Jaurès nous a dit que les idées de Justice et de
Fraternité venant en contradiction avec le milieu
social, produisaient le mouvement humain ; mais si
-cela était vrai, il n’y aurait pas eu d’évolution his­
torique, car jarnais l’homme ne serait sorti du milieu
communiste primitif, dans lequel l’idée de Justice
n’existe pas et ne peut existeret où les sentiments
de fraternité peuvent se manifester plus librement
qu’ils n’ont pu le faire dans aucun autre milieu
social.
L’idée de Justice, loin d’entrer en contradiction
avec les phénomènes du milieu social, s’y accomode
au contraire.
Les idéalistes, les plus positivistes surtout, affir­
ment que les idées de Justice et que la Morale sont
en progrès : cette théorie est faite pour plaire aux
capitalistes qui_ érigent leurs pratiques industriel­
les et commerciales en actes de vertu. Mais il est
difficile d’admettre cette évolution progressive de la
Justice et de la Morale, si chère aux Auguste- Comte,
35
Herbert Spencer et autres profonds philosophes bour­
geois de niême myopie scolastique.
Des faits nonubreux contredisent cette agréable'
théorie. Da-ns les sociétés qui ne sont pas basées sur-
la production marchande, où Ton produit et fait
produire les esclaves non pour vendre, mais pour
la consommation domestique, le commerce est tenu
en grand mépris. « Qne peut-il sortir d’honorable
d’une boutique ? », disait Cicéron. Seuls, des hommes-
méprisés et méprisabLes font le trafic de l’argent.
L’intérêt de l’argent est alors un vol, que la morale*
et les religions condamnent. Jéhovah lui-même dé­
fendait aux juifs le prêt à intérêt; il ne le permet­
tait que contre l’étranger, qui est l’ennemi : l’Egl’se
catholique, devenue la servante à tout faire de la
classe capitaliste, fulminait alors ses anathèmes con­
tre l’intérêt de l’argent. Mais cette morale change
dès que la Bourgeoisie arrive au pouvoir : le prêt
à intérêt devient sacro-saint; une des prem^’ères lois
de 1789 proclame la légalité de l’intérêt de l’argent
qui, auparavant, n’était que toléré. Le Grand livre
de la Dette publi(jue devient le Livre d’Or, la Bible
de la Bourgeoisiei. Le métier de prêteur à intérêt,
de banquier, devient aussi honorable qu’honoré ; vi­
vre de ses rentes, c’est-à-dire de l’intérêt de l’argent,
est la plus haute ambition de tous les membres de
la société bourgeoise.
Le prêt à intérêt serait donc une forme supérieure
de la morale, si ce n’est la plus supérieure, d’après
Cômte, Spencer et autres amateurs de la (( perfecti­
bilité perfectible» de la Justice et de la Morale.
Que des capitalistes qui vivent du trafic de l’argent,
partagent sur cette question l’opinion de leurs éton­
namment superficiels philosophes, rien de plus na-
tuirel; mais nous, socialistes, qui voulons abolir le
vol capitaliste, nous sommes forcés de reconnaître-
que les barons féo-daux et les patriciens de l’anti­
quité greco-latine avaient une conception plus éle­
vée de la morale quand ils traitaient de voleurs les
prêteurs à intérêt.
La Justice et la Morale changent d une époque-
historique à une autre, si elles ne progressent pas,.
36
a»fin de s’accomoder aux intérêts et aux besoins de
la classe dominante. « Que démontre Thistoire de
la penséCj disent Marx et Engels, dans le Manifeste
üommumste de 1847, si ce n^est que la production
inteillectuel'le se transforme avec la production maté­
rielle. Les idées dominantes d’une époque n’ont ja­
mais été que les idées de la classe dominante. )>
La Justice et la Morale, qui se modifient d’après
les besoins et les intérêts de la classe régnante, sont
imposées par celle-ci à la classe opprimée, qui finit
ipar les accepter, bien qu’elles soient opposées à ses
intérêts et à ses besoins.
Qui de nous n’a pas entendu des ouvriers dire :
<( Il faut bien que l’argent du patron lui rapporte. )>
Tous les prolétaires manuels et intellectuels pensent
de même. Le travailleur, cette victime de l’intérêt
de l’argent, reconnaît sa légitimité et consacre, par
là, l’exploitation capitaliste qui, quotidiennement,
le dépouille d’une partie des fruits de son travail
pour que le patron tire profit de son argent.
La classe opprimée ne commence pas à formuler
ses revendications au nom d’une Justice et d’une
Morale supérieures, mais au nom de celles qui ont
cours; les droits qu’elle réclame sont ceux que lui
accorde la Justice accommodée aux intérêts de la
cla^sse O'pprimante. Voici un exemple historique :
On dit que dans les sociétés guerrières le travail
est méprisé; ce n’est pas tout à fait exact. Les héros
de l’Ii'iiade, gardaient leurs troupeaux et labouraient
leurs terres; ils se vantent souvent de pouvoir tracer
un sillon en parfaite ligne droite; les patriciens de
Rome et les eupatrides de Grèce déposaient l’épée
et le bouclier pour se mettre derrière la charrue :
les seigneurs féodaux du moyen-âge commençaient
l’apprentissage de la chevalerie en servant comme
pages et valets dans une famille noble ; ce qu’on nié-
pirisait à ces époques, c’est la ^ vente du travail.
L’homme qui vendait son travail, qui recevait un
salaire, se dégradait au rang des esclaves, il se ven­
dait comme esclave, il perdait sa dignité_ d’homme
libre. Cette action dégradante est commise quoti-
— 37 —
diennement par les hommes libree de la société oapi-
\taliste. Les prolétaires de la main comme ceux de
'l’intelligence, n’ont qu’une unique préoccupation :
se vendre, vendire leur travail manuel, vendre leur
.travail intellectuel, vendre la pensée, cette chose
sacr^. Xeiixis donnait ses tableaux parce que, di­
sait-il, tout l’or du roi de Perse ne pourrait les
payer; nos Meissonier font couvrir leurs toiles de
pièces de cent sous par des marchands de porcs de
Chicago ou par des Mackay, qui parfois les rélè­
guent dans les cabinets d’aisances.
Le prolétaire n’a et ne peut avoir qu’un idéal :
vendre son travail le mieux possible. JJn juste sa­
laire pour une juste journée de travail est la devise
des trade's unions de tous les travailleurs du monde.
Le prolétaire ne se plaint que lorsqu’il ne peut
vendre son travail à son juste prix. Et oe n’est que
lorsque la classe ouvrière ne parvient pas à obtenir
la dégradante, et avilissante justice de la classe
capitaliste, qu’elle commence à songer à la révolte.
III
Le milieu naturel] a façonné l’homme de manière
à ce qu’il put vivre aussi bien sous l’équateur à 40
et 50 degrés de chaleur, que près des pôles, dans des
pays où le mercure congèle : il est vrai qu’il par­
tage cette remarquable propriété avec les rats. La
diversité des milieux naturels a différencié l’espèce
humaine en races dissemblables.
Mais l’homme ainsi que la fourmi, le castor et
d’autres animaux, s’est organisé pour y vivre de«
milieux artificiels, c’est-à-dire produits^ par l’art
humain. Ces milieux artificiels vont continuer l’œu­
vre de la nature, ils vont modifier l’homme naturel,
perfectionner certaines de ses qualités, lui en sup­
primer d’autres et créer l’homme social : ils vont
contrecarrer l’action diversifiante des milieux na­
turels et rétablir l’unité de l’espèce huniaine.
Les milieux naturels situés sous la même latitude
présentent à peu de chose près la même faune et la
mêrâe flore : de même les milieux artificiels qui se

(4 ot
/
— 38 —
ressemblent par leur mode de production économique }
présentent une grande similitude, dans les mœurs des '
hommes qui y vivent, dans leurs organisations fami-^
Haies et politiques, dans leurs religions et leurs phi­
losophies. Ainsi partout oii domine le mode capita­
liste de production, aussi bien dans le glacial Ca­
nada, que dans la chaude Italie, et que dans les
nouvelles^ contrées de T Australie, on retrouve le par­
lementarisme avec le suffrage d’abord restreint, puis
universel, la famille monogamique, tempérée par
J’adultère et la prostitution, la philosophie déiste
et idéaliste. Cette similitude ne s’observe pas seule­
ment chez les peuples qui, depuis des siècles, suivent
le même développement social, mais chez des nations
de races différentes, qui ont évolué en dehors de la
sphère du mouvement Européen, et qui ont brûlé les
étapes. Les Japonais, par exemple, du moment qu’ils
ont introduit dans leur pays l’industrie mécanique,
ont brusquement sauté de leur milieu féodal dans un
milieu capitaliste : ils ont dû modifier leur régime
politique, leurs lois, même leurs vêtements; ils se
coiffent de notre affreux chapeau gibus; et, avant
peu, vous pouvez être certains, ils auront leur pa­
nama et leur rouvier.
Ainsi donc, l’homme devient son propre créateur
et le maître de ses destinées sociales par l’intermé­
diaire du milieu artificiel qu’il se construit, mais
son action est inconsciente et à l’opposé de ses vues :
car, comme disait Hegel, l’homme arrive toujours
à un résultat qu’il n’a pas prévu et qui est contraire
à ses desseins. Ainsi les capitalistes, pour accroître
la fortune de leur classe, ont introduit et développé
la grande industrie mécanique, sans tenir compte
qu’en ruinant la petite industrie ils détruisaient la
classe moyenne, qui servait de tampon entre eux et
le prolétariat. En 1848, les gardes nationaux accou­
raient en ncmbre ^des villes avoisinantes de Paris
pour massacrer les partageuæ journées de juiny
et pour défendre les Péreire et les Fould, qui de­
vaient les égorger financièrement : mais, en 1871>
malgré les appels réitérés de Thiers, pas un seul
39

gard-e nationad ne se dérangea pour combattre la


Commune; il n^y eut que M. Félix Faure, notre pré­
sident, qui fit aete de présence : il amena du Hâvre,
une çompe pour éteindre les incendies que les Ver-
sai'llais avaient allumés. Les financiers, Les grands
industriels et les grands commerçants, en dévorant
la petite bourgeoisie, avaient dévoré leurs meüdeurs
défenseurs. La sagesse poipudaire a compris cette loi
de rhistoire, quand, dans un de ses proverbes, elle
dit : « L’homme s’agite et Dieu le même. » Dieu,
dans la circonstance, est la production écononiique.
Ce sont les nécessités de la production qui con­
duisent l’humanité et non l’idée de Justice consciente
ou inconsciente : et pour le démontrer, je ne connais
rien de plus probant que l’histoire de l’esolavage.
L’esclavage, au dire des idéalistes, aurait eu cette
double fortune'd’avoir été introduit par philanthro­
pie et d’avoir été aboli encore par philanthropie. —
L’homme aurait cessé de manger son semblable du
moment que l’amour du prochain aurait commencé
à luire dans son cœur : cependant, c’était une belle
preuve d’amour qu’on lui donnait en le mangeant :
les catholiques estiment qu’ils ne peuvent donner à
leur Dieu de plus grande preuve d’amour, que de le
manger sous la forme et l’espèce d’une hostie.
En réalité, on ne peut attribuer la cessation des
repas anthroipoiphagiques, qu’à des causes économi­
ques et à rinfluence de la femme. Au début, toute la
tribu, enfants, femmes et hommes, participait à ces
repas; c’était un vieux parent qu’on mangeait, pour
lui épargner les soucis de l’âge et de la vie sauvage,
si pénible pour ceux qui ont perdu la vigueur et
l’élasticité de leurs membres : mais lorsque le séjour
dans des contrées giboyeuses et poissonneuses, l’élève
du bétail et la culture des terres, permirent de nour­
rir les vieillards, on les laissa mourir de leur belle
mort. Mais on continua à manger les cadavres des
ennemis tombés sur le champ de bataille, ainsi que
les prisonniers de guerre. Les guerriers seuls pre­
naient part à ces festins-; les femmes en étaient
exclues : par jalousie, sans doute, elles Les prirent
40

«n horreur, et manifestèrent leur dégoût aux hom­


mes qui assistaient aux repas cannibalesques; et
«eux-ci, influencés par l’opinion féminine, finirent
par les supprimer; ils ne les conservèrent que comme-
cérémonie religieuse; la communion des catholiques
est un souvenir des festins anthropophagiques.
L’esclavage ne s’introduit que lorsque la produc­
tion agricole et industrielle est assez développée-
pour que l’homme, en travaillant, puisse produire
de quoi se suffire et quelque chose au delà, dont
un autre individu peut s’emparer.
Les tribus sauvages et barbares, quand elles avaient
été décimées par leurs luttes intestines, adoptaient
les prisonniers de guerre pour combler les vides faits
dans les rangs de leurs guerriers; elles les adoptè-
rnt alors pour en faire des travailleurs. Cette adop­
tion de l’esclave s’est conservée miême chez les peu­
ples civilisés ; les Grrecs et les Romains recevaient
les esclaves comme membres de la famille, après une-
cérémonie religieuse qui avait lieu devant l’autel
familial. L’esclave donna son nom à la famille ; car
le mot famille provient d’un vieux mot osque, famel,
qui signifie esclave, La famille patriarcale, en effet,
est basée sur l’esclavage de la femme.
L’esclavage, quand il débute, est doux : l’esclave
est un compagnon, presque un ami. üzara, qui, en
qualité de commissaire pour la délimitation aes pos­
sessions portugaises et espagnoles, a vécu, au siècle
dernier, plus de dix ans au milieu des tributs sau­
vages du Brésil et du Paraguay, a pu observer l’es­
clavage dans sa forme naissante.
« Les M’bayas (la tribu la plus belliqueuse du
Paraguay) emploient, écrit-il,^ les Guaranys pour
cultiver leurs terres et les servir. Il est vrai que cot
esclavage est bien doux; le Guarany s’y soumet vo­
lontairement. Les maîtres donnent peu d’ordres, ils
n’emiploient jamais un ton impérieux, ni obligatoire,
ils partagent tout avec leurs 'esclaves; même les plai
sirs charnels. J’ai vu un M’baya grelottant de froid
laisser à son Guarany la couverture qu’il lui avait
41

prise pour se couvrir, et même ne pas lui faire sen­


tir qu^il la voulait. » (1).
L’esclavage, tel que nous le dépeint TOdysée, bien
qu’établissant encore des rapports d’amitié entre le
maître et l’esclave, a déjà perdu son caractère
huniain primitif; et, à mesure que la civilisation
prog resse, que la philosophie éclaire les hommes, que
la Justice règle les droits des citoyens libres et que
la Morale pare leurs vices de préceptes, l’esclavage
devient de plus en plus inhumain; aux temps les
plus beaux d’Athènes et de J.loine, il était intolérable.
Cependant, oet esclavage inhumain et intolérable
était accepté par les philosophes les plus idéalistes.
Platon introduit des esclaves dans sa République
utopique, et Aristote pensait que la nature marquait
certains hommes pour la servitude; le vilain Dieu
des Juifs et des Chrétiens avait désigné la race de
Chain pour fournir les esclaves. Mais ie penseur giec
entrevit, ce que ne put jamais Jéhovah, l’abolition
de l’esclavage, lorsque les machines se mettraient en
mouvement et accompliraient d’elles-mêmes leur tra­
vail sacré, comme les trépieds de Vulcain.
Les prêtres catholiques, qui, dans l’étude de la
théologie ont appris l’art^ du mensonge, s’en vont
répétant que le christianisme a aboli l’e^lavage;
tandis que c’est le christianisme qui l’a introduit
en Amérique et qui l’a conservé dans l’ancien monde.
Saint Paul renvoyait à leurs maîtres les esclaves
chrétiens fugitifs; et ainsi que saint Pierre, saint
Augustin et toute la séquelle des saints des premiers
siècles, il enseignait aux esclaves à obéir et à servir
fidèlenient leurs maîtres terrestres pour mréiter les
faveurs du maître céleste, le protecteur né des escla-
T’agistes et des despotes (2)

(1) Don Félix de Azara, Voyages dans l’Amérique méri-


dionale de 1781 à 1801.
(2) Si, pour tromper l’opinion, les prêtres catholiques co»-
damnent en public l’esclavage, ils le défendent dans lew
enseignements privé donné dans les séminaira»
42

L^esdavage, gue la philosophiie et le christianisme


n^avaient jamais songé à combattre, et encore moins
à supprimer, disparut dès que les moyens de produc­
tion furent assez développés pour en faire un mode
chanceux et dispendieux d’exploitation de l’homme.
Oomiparez le salariat à l’esclavage. Le maître doit
acheter son esclave, et supporter les pertes prove­
nant des accidents et de la mort; il est forcé de le
nourrir, alors même que l’esclave tombe n^alade ou
chôme, et de l’entretenir dans sa vieillesse; car il
ne peut l’abattre comme un chien. Le ':apitaliste est
débarrassé de ces soucis ; sans bourse délier, il se
pirocure autant de travailleurs qu’il désire, et le
salaire qu’il leur donne pour la journée de travail
correspond, à peu de chose près à la somme que l’es­
clavagiste doit dépenser pour nourrir sa bête de
somme. Les Compagnies d’omnibus de Paris ôépen-

Le jésuite Gury, mort il y a une quinzaine d’années, dans


sa Théologie morale, qui est un ouvrage classique mis entre
les mains de tous les séminaristes et qui, d’après Mgr Guihert,
aixdrevêque de Paris, « avait (heureusement transformé dans
ces trente dernières années, l’esprit du clergé français »,
dit à ce sujet ;
« Demande : L’homme peut-il avoir le droit de propriété
sur un autre homme?
« Réponse : L’homme peut, d’après le droit naturel, se
vendre à perpétuité à un autre, comme propriété utile. Car
s’il peut passer cette propriété à un autre pour quelque temps,
il le peut pour toujours, puisqu’il peut céder ce qu’il possède
« 2® En principe, n’est pas contraire au droit naturel i'es­
clavage ou sujétion perpétuelle, dans laqueille, en échange de
la nourriture, on dispose de tout son travail ,i>our un autre. »
R. P. Gury, Compendium theologiœ moralis oh. II, Des
principales propriétés. Traité de la Justice et du Droit.
Le jésuite Gury, en subtil logicien, dérive l’esclavage du
salariat et du Droit naturel : sa thèse est irréfutalble pour tous
ceux qui défendent la classe capitaliste ou qui admettent qu’il
existe un Droit naturel.
43

:sent p'ius pour rentretien d’un cheval que pour le


salaire d’un condueteuir ; et elles font travailler moi­
tié rnoins leurs esclaves à quatre pattes que leur«
salariés libres. C’est par des raisons (économiques et
non par des fantaisies sentimentales et idéalistes que
i’on peut expliquer pourquoi les capitalistes, qui
exploitent si férocement les hoanmes et les femmes
libres, sont de si ardents abolitionnistes de l’escla­
vage.
L’esclavage, approuvé par la Justice et la Morale,
était non seulement accepté par la classe druninante,^
comme une institution divine et naturelle, mais em
coire par la classe opprimée. Les malheureux escla­
ves de la société antique n’entrevoyaient rr.ême pas
la possibilité de son abolition. La servitude avait
éteint tout sentiment de •révo'lte dans leurs cœurs,
comme eMe avait emipêché l’éclosion de toute idée de
Justice dans la tête des maîtres; ainsi pendant la
guerre de sécession de l’Amérique du Nord, on ne
put recruter un nombre suffisant de noirs pour en
former un régiment contre leurs oppresseurs.
Mais il n’en fut pas de même durant le pioyen-
âge : la féodalité ne put étendre son oppression sur
tout le pays que par une lutte incessante, et elle eut
à vaincre une série ininterrompue de révoltes et à
étouffer tous les sentiments d’égalité et d’indépen­
dance des paysans, qui vivaient dans des villages
collectivistes. Ecoutez ce cri de révolte du paysan du
X® siècle, et vous me direz si vous en avez entendu
de plus superbe :
« Les seigneurs ne nous font que du mal ; ils ont
tout, peuvent tout, mangent tout et nous font vivre
en pauvreté et douleurs... Pourquoi nous laisser trai­
ter de la sorte? Nous sommes hommes comme eux,
nous avons les mêmes membres, la même taille, la
même force pour souffrir, et nous somiui'^ cent con­
tre un... Défendons-nous contre les chevaliers, tenons-
nous tous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie
sur nous, et nous pourrons couper les arbres, pren­
dre le gibier dans les forêts et le poisson dans les
— 44 —

étangs,' et nous ferons notre volonté aux bois, dans


les près et sur les eaux. » (1).
Les paysans n^ont pas eu besoin attendre les
bourgeois de 1V89 pour avoir des sentiments d’éga­
lité. Mais que pouvaient les pauvrès paysans, cou­
verts de peaux de bêtes et de sayons de laine et
armés de bâtons et de faux contre les barons féo­
daux bardés de fer? Partout, en France, comme en
Angleterre, en Allemagne, ils furent battus et hor­
riblement massaerés et torturés avec l’aide et la
«omplicité des prêtres et des bourgeois. Etienne Mar­
cel, le héros bqurgeois, dont la statue, érigée par les
r^ublicains libéraux et radicaux s’élève en face de
rjËôte 1-de-Ville, auprès s’être servi des Jacques, les
trahit et les livra à Charles-le-Mauvais.
Mais loü’sque la poudre à canon sortit du labora­
toire de l’alchimiste pour tomber dans le domaine
de l’industrie, elle rétablit l’égalité sur le champ de
bataille et décréta l’arrêt de mort de la féodaJité.
Mais si la poudre à canon débarrassa l’Europe des
seigneurs féodaux, elle introduisit d’autres fléaux :
les armées permanentes.
La bourgeoisie a horreur du militarisme; elle dé­
teste les traîneurs de sabre, et comme elle est animée
de la noble ambition d’exploiter tous les hommes sans
distinction de nationalités, elle a proclamé la frater­
nité des peup^s et a annoncé que sous sa domination
sociale, la paix et le commerce régneraient. Les têtes
fortes de la bourgeoisie européenne fondèrent une
ligue internationale de la paix, pour hâter la venue
de ce règne pacifique; ils tinrent des congrès inter­
nationaux qui dépêchèrent auprès des rois et des
despotes, des missionnaires pour leur dénoncer les
horreurs de la guerre et les effrayer avec les dépenses
folles qu’occasionnaient les armées permanentes. Ces
apôtres de la Justice et de la Fraternité ont fini
par se décourager en voyant les armées permanentes
se multiplier en Europe, et augmenter leurs effectifs,.

(1) Le Romon de Rou. On le fait remonter au IX® ou au


X® siècle.
45

€t les guerres devenir de plus en plus meurtrières


ils se sont décidés à se déguiser en impétueux pa­
triotes; et si aujourd'hui ils ne prêchent pas l'égor­
gement des peuples, après avoir évangélisé sur leur-
fraternité, c'est par peur. C'est qu'aujourd'hui les
bourgeois sont devenus de la chair à canon.
On peut, d'un cœur aussi léger que celui d'Emile-
Ollivier, vote^r une expédition coloniale contre les
amazones du Dahomey ou contre les Hovas de Mada­
gascar, parce que ce sont des paysans et des ouvriers^
qu'on envoie là-bas se faire trouer la peau; mais dans
une guerre européenne, il faudrait que les bourgeois
mardient et paient dé leur personne. Et cela ne leur-
sourit guère, depuis surtout que les fusils perfection­
nés et les nouveaux explosifs sont destinés à trans­
former les champs de bataille en abattoirs de plu­
sieurs kilomètres carrés, où des centaines de mille
hommes seront massacrés sans gloire et sans héroïsme.
La famine suoocéderait à la boucherie. En effet,,
une guerre européenne enrôlerait sous les drapeaux
tous les hommes valides : les ateliers se videraient, les-
moissons, dans les campagnes, pourriraient sur pied
et la terre, non labourée et non ensemencée, ne por­
terait pas de récoltes. Quand la guerre, victorieuse'
ou malheureuse, se serait terminée, la population des
deux pays ennemis serait ruinée et sans pain : les
ouvriérs auraient les armes à la main. «Qui a des
fusils a du pain ! » disait Blanqui. Une guerre euro­
péenne déchaînerait la révolution sociale dans le
monde capitaliste.
Il n'y a que des fous ou des criminels qui peuvent
désirer une guerre européenne. La guerre est devenue'
impossible par le développement et le perfectionne­
ment des engins de destruction et par la militari­
sation de tous les citoyens; le moment est donc venu
de réaliser l'idéal de la bourgeoisie et d'abolir les
armées permanentes.
Mais les phénomènes éconmiques, plus puissants,
que la volonté des bourgeois,^ ne veulent pas la réa­
lisation de leur idéal. On ‘maintient aujourd'hui'
les armées permanentes, non pour faire la guerrcj,.
4G

TOiais pour faire marcher Ihndiistrie et le commerce.


En effet, si en France, comme en Allemagne, en Ita­
lie, en Russie, on licenciait les troupes, on ruinerait
toutes les industries qui vivent de T armée, on jet-
-terait sur le marché du travail trois ou quatre cent
mille hommes valides, jeunes; ce serait le chômage
général, ce serait la Révolution sociale.
Quand, par hasard, la triste bourgeoisie possède un
idéal raisonnable dont elle poursuit la réalisation
depuis qu’elle est arrivée à la domination sociale, les
forces économiques qu’elle-mème a mises en mouve­
ment s’opposent à ce qu’elle le fasse passer dans les
faits, et lui pirouvent qu’elle n’est pas maîtresse de
ses propres destinées, mais qu’elle est soumise aux
forces du monde économique.
IV
Un idéal vit dans la tête humaine depuis des mil­
liers d’années : ce n’est pas un idéal de justice, mais
un idéal de paix et de bonheur, l’idéal d’une société
où il n’y aurait ni mien ni tie-n, où tout serait à
tous, où l’égalité et la fraternité seraient les seuls
liens qui réuniraient les hommes ; aux époques trou­
blées de l’histoire, des penseurs généreux, Platon,
Morus, Campanella, ont décrit cette société idéale en
d’enchanteresses utopies, et des héros se sont levés et
se sont sacrifiés pour l’établir.
Cet idéal n’est pas une production spontanée du
cerveau humain, il est une réminiscence de cet âge
âJor^ de oq paradis terrestre^ dont nous parlent les
ireligions, il est un souvenir lointain de cette époque
‘communiste que l’homme a dû traverser avant d’ar­
river à la propriété privée et dont les citations que
je vous ai faites d’Heckewelder et de Charlevoix dé­
montrent l’existence dans le pas-sé de l’humanité.
Si les plébéiens et les pauvres des cités grecques
ont échoué dans leurs nombréùses révoltes contre lés
praticiens et les riches, pour réintroduire la com­
munauté des biens ; si les sectes hérétiques populaires
du moyen âge ont échoué dans leurs tentatives répé­
tées de rétablir l’égalité et la fraternité sur terre,
— 47 —
c’est qu’au temps de la décadence greco-'latine, comme-
durant les derniers siècles du moyen âge, les phé­
nomènes économiques s’opposaient au retour de la.
communauté des biens; au lieu de vouloir ce retour,
ilstravaillaient à détruire les derniers restes du ooim-
munisme et élaboraient les éléments de la propriété
privée bourgeoise.
L’idéal du communisme revit d’une nouvelle-
flamme dans nos intel^ligenoes ; mais cet idéal n’est-
plus une réminiscence, il sort des entrailles de la.
réalité, il est le reflet du monde économique. Nous
ne sommes pas des utopistes, des rêveurs, comme les^
lollards d’Angleterre et comme les plébéiens de la
Grèce, nous sommes des hommes de science, qui n’in­
ventons pas des sociétés, mais qui les dégagerons du
milieu capitaliste.
Si nous Sommes communistes, c’est que nous sommes,
convaincus que les forces économiques de la produc­
tion capitaliste entraînent fatalement la société au-
communisme.
Si, nous, qu’on accuse de créer les classes, deman­
dons, au contraire, leur abolition, c’est que nous,
savons que les nécessités de la production qui ont
imposé la division des hommes en classes exploitan­
tes et exploitées, sont résolues.
Aristote, ce géant de la pensée, avait prévu que:
lorsque les machines accompliraient d’elles-mémes
leur travail, les citoyens libres n’auraient plus be­
soin d’un peuple d’esclaves pour leur procurer des
loisirs : si nous, nous prévoyons la fin du salariat,
cette dernière forme de l’esclavage, c’est que nous
savons que l’homme possède l’esclave de fer, la ma­
chine-outil automotrice.
Jamais dans l’antiquité, jamais à aucune époque,
les citoyens libres n’ont possédé un nombre aussi
considérable d’esclaves.
Voici quelques chiffres extraits de VAnnuaire de
Statistique, publié en lS90, par le Ministère du Com­
merce :
En 1887, le nombre de machines à feu employées
dans l’industrie, l’agriculture, les chemins de fer et
— 48 —

la navigation à va4)Our, s’élevait, en France, au chif-


ire de 135.748, fouirnissant une force de neuf millions
de chevaux-vapeur.
L’administration supérieure des mines estime que
<îhaque cheval-vapeur représente le travail de 21 ma­
nœuvres. Les neuf millions de chevaux-vapeur repré­
sentent donc le travail de 189 millions d’esdaves.
Or,_ le recensement de 1886 portait la population à
39 millions : il y avait donc 4,8 esclaves par chaque
habitant ou 24 esclaves de fer par famille de cinq
personnes.
Le travail de ces 189 millions d’esclaves de fer
monopolisé par une classe incapable de le diriger
et de le contrôler, engendre la misère des producteurs
au sein de la plus extraordinaire abondamce.
Mais lorsque les moyens de production arrachés des
mains oisives et impuissantes de la classe capitaliste
seront devenus la propriété commune de la nation,
la paix et le bonheur refleuriront sur la terre, car
la société domptera les forces économiques, comme
^ont déjà été domptées les forces naturelles : alors,
et alors seulement, l’homme sera libre, parce qu'ii
:sera devenu le maître de ses destinées sociales.
Le règne de l’inconscient sera clos.

Paul Lafargue.

Société Méridionale d Impression, 38. rue Roquelaîne. — Toulouse.

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