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Sous la direction de

Cachez cet islamisme Florence Bergeaud-Blackler et Pascal Hubert


Comment un arrêt de la Cour constitutionnelle ouvrant la
possibilité d’interdire le hijab dans l’enseignement supérieur

cachez cet islamisme


Cachez
a-t-il mis le feu aux poudres, provoquant des guerres larvées
ou ouvertes entre des partis politiques, des journalistes, des
associations, des académiques, impliquant le Parlement
bruxellois, le Conseil de l’Europe, la Commission Européenne ?
L’étincelle ? Un « bout de tissu » : le hijhab. La mèche ?

cet islamisme
Une opération de victimisation sur le dos d’un camp laïque
qui peine à émerger dans la capitale européenne, où le vote
musulman semble faire tourner la tête des notables de la ville.
Accusations de harcèlement, doxing, censure, cancel culture,
etc. Bruxelles s’enflamme, à sa manière, autour de la laïcité.

Florence Bergeaud-Blackler et Pascal Hubert


Cette laïcité à la belge serait-elle désormais appelée à
représenter autre chose qu’un pilier tranquille ?
Voile et Laïcité à l’épreuve de la cancel culture
Des chercheurs, travailleurs sociaux, journalistes et élus osent
aujourd’hui lever le voile sur les atteintes à la liberté d ‘expression
et de conscience dans la capitale européenne.

Ouvrage mené sous la direction de Florence Bergeaud-Blackler,


avant-propos d’Élisabeth Badinter
Dr (HDR), Chargée de recherche CNRS Groupe Sociétés, Religions,
Laïcités UMR 8582 - EPHE/CNRS Paris Sciences et Lettres Université
(PSL University) et Pascal Hubert, avocat.
Avec la participation de :
George Dallemagne, député
Nadia Geert, professeur de Philosophie , essayiste
Fadila Maaroufi, Observatoire des Radicalités
Karan Mersch, Professeur de Philosophie
Céline Pina, essayiste et éditorialiste
Marcel Sel, journaliste, essayiste et romancier

Prix France TTC


18,90 € ISBN : 978-2-87557-487-9

La Boîte à Pandore 9 782875 574879


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www.laboiteapandore.fr P
© La Boîte à Pandore
Paris
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lecture.
ISBN : 978-2-87557-487-9 – EAN : 9782875574879
Dépôt légal : D/2021/11906/15
Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de
ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par
photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite
de l’éditeur.
Sous la direction de
Florence Bergeaud-Blackler
et Pascal Hubert

Cachez
cet islamisme
Voile et Laïcité à l’épreuve de la cancel culture

Avant-propos d’Élisabeth Badinter


Avant-propos

L’injonction au silence et la haine

Les Français connaissent mal la montée en puissance de l’isla-


misme politique dans la Belgique francophone. Mais à lire ce
livre, on comprend vite que sont à l’œuvre les mêmes tactique
et stratégie qu’en France. La Belgique laïque, comme la France,
est en train de perdre la partie sans un puissant sursaut collectif.
Mais plus on attend et plus ce sursaut devient difficile. Peu à
peu, grâce à la complicité idéologique et politique d’une frange
radicale de la gauche qui pense incarner le bien, le reste de la
société est réduite au silence sous peine de se voir incarner le
mal. La peur de l’insulte, de la mise au pilori, voire des menaces
de représailles décourage tous ceux qui redoutent l’accusation
d’islamophobie et de racisme, autrement dit le comble de la
« malpensance. » Être classé du côté des salauds est une infamie
difficilement supportable pour tout citoyen de bonne foi qui
ne demande que le respect des valeurs, des lois et de l’Histoire
de son pays.
Les intellectuels Boualem Sansal et Kamel Daoud qui ont tous
deux vécu la guerre civile algérienne dans les années 1990/2002,
n’ont cessé de nous avertir : la stratégie islamiste est la même par-
tout. Mais nous ne les entendons pas. La victimisation, l’entrisme
dans les institutions, associations, partis politiques, médias et bien
sûr aujourd’hui les réseaux sociaux sont des armes redoutables
pour imposer leurs exigences qui ne cessent d’enfler. En France,
les plus embrigadés passent aux voies de fait et instaurent la terreur
dans la population, tout en confortant son silence.

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Leurs premiers étendards sont les femmes voilées, consentantes
ou non. Parmi celles-ci, certaines se donnent un mal de chien
pour faire croire à l’oxymore d’un « féminisme islamiste, » alors
qu’un patriarcat plus dur qu’ailleurs y règne en maître. Mais ces
sociétés régies par Dieu restent étrangères aux Droits de l’homme
(dits « droits humains » chez les Anglo-Saxons) et utilisent avec
une rare dextérité les lois de la démocratie pour mieux l’affaiblir,
voire l’annihiler. Tout cela est connu, mais on fait mine de ne
rien voir sous le fallacieux prétexte de ne pas « stigmatiser ». On
ne veut pas entendre toutes ces jeunes femmes qui rêvent de
vivre libres et qui se battent pour le maintien de la laïcité afin
de jouir légitimement des droits qu’offre leur pays. Pour les uns,
elles nuisent à la cause. Pour d’autres, ce sont tout simplement
des traitres… Au lieu de les aider, la majorité les abandonne.
C’est ainsi que progressivement le silence gagne, mais la haine
n’est pas en reste. Faute de pouvoir s’exprimer publiquement,
beaucoup le feront dans la solitude du bureau de vote et c’est
l’extrême droite qui en fera ses choux gras, cette fois au détriment
de la société tout entière.
La décapitation de l’enseignant Samuel Paty a suscité en France
une profonde émotion et une grande peur. Quatre mois plus
tard, l’émotion nationale s’est dissoute, reste la peur de ses col-
lègues. On entend plus les critiques de la victime que du tueur
et de tous ceux qui l’ont incité à ce crime atroce. Certains osent
même dire qu’il l’a bien cherché…
Le Président de la République s’est décidé à lutter contre le
« séparatisme » ; ce que ses quatre prédécesseurs n’ont pas fait.
Mais pour réussir à ramener les séparatistes au respect des lois
de la République en France, comme en Belgique, il lui faut un
véritable soutien collectif qui mette fin au déni et au silence.
Aujourd’hui, tout dépend de notre courage.

Élisabeth Badinter

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Introduction

Au commencement

Florence Bergeaud-Blackler

En juillet dernier, la Cour constitutionnelle rendait son arrêt


concernant le droit, pour une Haute École de l’enseignement
supérieur, d’interdire les signes convictionnels.
Un arrêt qui réaffirme l’existence en Belgique de deux interpré-
tations du principe de neutralité : « inclusive » et « exclusive ».
Cet arrêt, qui n’avait rien de révolutionnaire, a suscité des réactions
en cascade : au Parlement bruxellois, à la commune de Molenbeek,
où une motion autorisant le port desdits signes au personnel de
l’administration a été votée, déclenchant plusieurs démissions
d’élus ; dans la presse, où un affrontement par le biais de cartes
blanches (tribunes) sur le voile a été à l’origine de tentatives de
faire taire son adversaire par tous les moyens : injures, calomnies,
mais également procédures judiciaires, le tout abondamment
relayé sur les réseaux sociaux.
L’été 2020 fut chaud à Bruxelles, marqué par les restrictions
rendues nécessaires par la lutte contre la propagation de la pan-
démie de Covid 19.
Pourtant, ce que la presse a qualifié de coup de folie n’est peut-
être pas à ranger parmi les épisodes orageux d’un été caniculaire.
Quand on veut bien se pencher sur le déroulé des événements,
identifier les protagonistes, leurs objectifs, alors il ne fait aucun

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doute que cet épisode n’est pas un épiphénomène, mais le signe
d’un malaise profond qui travaille la capitale européenne.
La laïcité tranquille « à la belge » ne semble pas résister aux assauts
répétés des promoteurs d’une neutralité dite « inclusive », qui
pensent ainsi satisfaire la « diversité », cette minorité musulmane
de plus en plus convoitée, en particulier dans certaines communes
de Bruxelles où cette « minorité » est devenue majoritaire. On
voit ainsi les progressistes d’hier miser sur le vote musulman
et s’allier à la frange réactionnaire de l’islam politique, faisant
triompher au passage l’idée fausse que le voile serait, au mieux,
un « fichu » dont nul autre que la femme elle-même ne pourrait
juger de la symbolique et, au pire, un vecteur d’émancipation,
une conquête féministe, voire un emblème de liberté.
Et si le débat bruxellois sur le voile peut faire penser à celui qui
a lieu en France, il a ses spécificités.
Étouffé, le débat est à la fois plus sourd et plus violent pour
plusieurs raisons comme on le verra autour des controverses
liées à l’avènement dans le paysage associatif et politique d’une
jeune ASBL : l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles.
Parce que le fondamentalisme musulman est en augmentation à
Bruxelles comme partout en Europe. Il se présente sous une forme
piétiste visible (wahhabo-salafisme) et sous une forme politique
(islamisme). La première est une forme de communautarisme de
repli qui s’emploie à créer des enclaves dans la ville. La seconde,
peu visible, mais très préoccupante, agit par infiltration des insti-
tutions qui régulent et animent le tissu social : les partis politiques,
les associations culturelles, linguistiques, féminines, sportives, les
associations pour l’intégration des étrangers, mais aussi les lieux
d’enseignement, écoles et universités, les institutions de soin de
santé, les prisons ou encore les entreprises.

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Parce que les Belges sont inquiets sur l’avenir de la Belgique et du
principe de neutralité. Un sondage de 2016 le montre1. Même s’il
ne faut pas confondre les faits et l’opinion sur les faits, les réalités
et la façon dont on se les représente, certains chiffres donnent
au moins la température de l’inquiétude. Une grande majorité
de Belges (63 %, base belgo-belge) pense que l’islam est plutôt
une menace pour l’identité du pays. 57 % de l’ensemble de la
population belge pensent que l’islam veut détruire la séparation
de l’État avec le religieux, 48 % que la société belge va s’islamiser.
Et qu’a-t-on fait de ces chiffres ? On a parlé de « paranoïa anti-
musulmane ». Cela revient à faire un diagnostic psychiatrique
sur une observation sociologique, se donner ainsi peu de chance
de soigner le malade.
Parce que l’inquiétude des citoyens n’est ni relayée ni adéquatement
adressée par la presse ou l’université. Il est peu de dire que la
couverture de la presse est de moins en moins variée, comme
si la Belgique ne devait avoir sur le sujet qu’une seule opinion
apaisante. Depuis la mise en procès médiatique de la journaliste
Marie-Cécile Royen qui avait osé enquêter sur l’islamisme, les
journalistes semblent éviter le sujet qui fâche2. Cela peut aller
jusqu’à la déférence. Ainsi cette chaine de télévision présente-
t-elle ses excuses à la communauté musulmane de Bruxelles de
ne pas avoir couvert les funérailles d’une personnalité salafiste à
Bruxelles et propose en conséquence de recruter dans la « diver-
sité » (traduction de communauté musulmane dans la langue
politique locale). À l’Université, des chercheurs déclarés spécia-
listes de l’islam en Belgique se refusent à considérer l’islamisme
comme un fait digne d’intérêt, préférant le considérer comme
une accusation imaginaire, un monstre du Loch Ness (Source :
1.  NOIR, JAUNE, BLUES 2017 » Quel monde voulons-nous bâtir ? 10 clés pour
comprendre l’état de l’opinion publique belge Janvier 2017 Sous la direction de
Benoît SCHEUER
2. Très récemment la journaliste a été blanchie des accusations qui la visaient, cf.
l’article « Et la liberté de la presse ? » dans Le Vif/L'Express du 04/03/2021.

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C.Torrekens, invitée de Fabrice Grosfilley dans l’émission de
BX1, Toujours + d’Actu, 09/09/2020).
Parce qu’au quotidien les professionnels souffrent et qu’ils ne sont
pas entendus.
Dans certaines écoles, les pressions des enseignants ou des élèves
sont devenues courantes pour porter le voile ou bien le nouer, et
de plus en plus jeunes. Les enseignements en histoire, sciences
naturelles et biologie sont contestés. Les intimidations sont fré-
quentes sur les enseignants de la part des élèves et plus souvent
encore de leurs parents. Dans les milieux sportifs et culturels,
les jeunes filles sont priées d’éviter de pratiquer certaines voire
toutes les activités sportives. Dans les institutions de soins de
santé les cas de renoncement aux soins pour éviter qu’une femme
soit examinée par un homme ou inversement se multiplient. La
médecine prophétique à l’hôpital et en cabinet se développe.
Dans le monde du travail et des entreprises, on ne se serre pas
la main. On assiste à une re-spécialisation des métiers par sexe
et au développement du travail à domicile pour les femmes.
Dans l’espace public et politique, deux principes constitutionnels
ne sont plus garantis. La liberté d’expression est limitée : le fait
même d’évoquer le fondamentalisme ou l’islamisme entraine, en
réponse, une accusation de racisme ou d’appartenance à l’extrême
droite que l’on soit élu, journaliste ou chercheur. Les lanceurs
d’alerte font l’objet de menaces et de harcèlement. La liberté de
conscience n’est plus entièrement assurée : le désir d’abandonner
ou de changer de religion ne peut pas s’exprimer, car il entraine
des menaces, des conduites de harcèlement. Tous ces non-dits
entrainent des souffrances, des femmes et des minorités sexuelles,
des habitants dans leur quartier, et des souffrances au travail.
Parce que, last but not least, la majorité de la population musulmane
endure cette logique électoraliste du vote musulman qui la place

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sous contrôle islamiste. Une alliance objective s’opère entre une
classe moyenne et une bourgeoisie belge implantée dans certains
quartiers de la capitale, située à gauche, et le salafisme le plus
décomplexé qui organise ses réunions-prêches prosélytes dans les
autres quartiers pour réinstaurer l’ordre moral. Des jeunes belges
sont partis en Syrie, revenus armés pour attaquer Paris et Bruxelles.
Bruxelles a changé. Cette ville cosmopolite et charmante, moderne
et désuète, assurément optimiste, se referme. Il est temps de dire
ce qui ne peut plus être tu, il nous faut comprendre pourquoi
de l’islamisme, ce mal qui nous ronge, on ne peut guère parler.
*
Bien que cet ouvrage débute avec la décision de la Cour consti-
tutionnelle qui a autorisé l’interdiction de porter le hijab, il n’est
pas un énième livre sur les polémiques publiques autour du voile.
Il décrit plutôt les enjeux sociaux, juridiques et politiques de cette
décision et souligne en particulier la difficulté de débattre de la
signification de l’islamisme et de la place de la laïcité dans une
capitale rongée par un nouveau mal : l’alliance entre l’islamisme
et la cancel culture, elle-même issue de l’adoption par une petite
minorité de gauche bourgeoise des théories néo-antiracistes et
néo-féministes.
Pour un mandataire politique, attaché au progrès, à l’égalité des
hommes et des femmes et à la laïcité, il est difficile de se déclarer
contre le port du hijab dans certaines fonctions sans être immé-
diatement taxé d’islamophobie ou de racisme. On devient vite, à
ce jeu de massacre qui jubile sur les réseaux sociaux, un « blanc »,
ou bien un « traitre à sa race » comme nous le verrons avec les
contributions de Fadila Maaroufi, de Georges Dallemagne ou
de Céline Pina. Ils témoigneront, chacun depuis leur position,
des difficultés qu’ils ont rencontrées dans leurs professions de
travailleur social ou d’élus lorsqu’ils ont osé défendre la liberté
d’expression.

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La conviction d’appartenir au « camp du bien » autorise le recours
aux procédés les plus contestables pour empêcher un débat de
fond, comme nous le verrons avec l’affaire dite du « Balek Gate »
qui s’attaque à la liberté d’expression au nom de la liberté de la
presse, ou défend le voile rigoriste au nom du féminisme, dans
les contributions de Florence Bergeaud-Blackler, de Marcel Sel et
de Karan Mersch. Ces contributions seront précédées de l’exposé
des faits et des enjeux de la décision de la Cour constitutionnelle
sur la laïcité par Nadia Geerts, et par un décryptage juridique
rigoureux et détaillé de l’avocat Pascal Hubert.
Outre qu’il donne à comprendre la bataille larvée, mais si cruciale
qui se joue en Belgique autour de la laïcité et du voile, ce livre
permet de mieux comprendre comment de nouvelles théories
se proclamant de gauche ont réussi à devenir les porte-voix d’un
islam politique qui pratique sans difficulté l’entrisme dans le
tissu associatif et dans certains partis, à rendre de plus en plus
difficile le travail social et politique dans certains quartiers de
Bruxelles, et à laisser l’islamisme prendre en otage une population
de Belges de confession musulmane qui se sent délaissée par la
puissance publique.
Cet ouvrage rassemble une majorité de contributeurs sympathi-
sants de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles. Tous
les auteurs interviennent, non au titre de cette jeune association,
mais en leur qualité d’enseignants, de chercheurs, de travailleurs
sociaux, de juriste, de journaliste et d’élus, chacun avec leur
expérience, leur regard et leur sensibilité. Leur intention est
de soulever les enjeux d’un débat difficile, mais nécessaire et
d’interroger les citoyens par des questions ou des pistes proposées
à l’issue de chaque article.
Les auteurs ont fait preuve d’une générosité et d’un courage
remarquables en nous confiant leur contribution. Qu’ils soient
ici chaleureusement remerciés.

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La banalisation du voile, ou la pénétration du
logiciel islamiste au sein du progressisme

Nadia Geerts

« Sans la liberté de dire “non”, le “oui” n’est que le signe du renon-


cement et de la résignation ». (Muriel Fabre-Magnan, L’institution
de la liberté, PUF, 2018)
Le 4 juin 2020, la Cour constitutionnelle belge rendait un arrêt
très attendu, s’agissant de la question très sensible des signes
convictionnels dans l’enseignement.
Au point de départ de cette affaire, la plainte de plusieurs étu-
diantes de confession musulmane qui s’estimaient discriminées
par la Haute École Francisco Ferrer, une école supérieure péda-
gogique du réseau de la Ville de Bruxelles, dont la mission est
donc de former de futurs enseignants.
La cause de cette prétendue discrimination ? Le règlement d’ordre
intérieur de cette haute école, qui prévoit l’interdiction des signes
convictionnels au nom du décret « neutralité », un texte qui,
depuis 1994, définit les obligations des enseignants en matière
de gestion de la diversité convictionnelle.
Si ce texte prévoit bien l’interdiction de tout prosélytisme de la
part des élèves, le port de signes convictionnels n’a jamais été
considéré comme étant en soi prosélyte, et ce n’est donc pas au
nom de la neutralité, mais via des règlements d’ordre intérieur
que lesdits signes sont très généralement interdits aux élèves
– 95 % des écoles ayant aujourd’hui fait ce choix.

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Fait nouveau cependant, il s’agit ici d’une école supérieure, fré-
quentée par des étudiants majeurs donc. Or, il a toujours été
considéré comme allant de soi que les motifs justifiant l’interdic-
tion dans l’enseignement obligatoire – notamment la protection
contre les pressions religieuses – ne pouvaient valoir que s’agissant
d’élèves mineurs.
Par ailleurs, la Haute École Francisco Ferrer n’est pas la seule
haute école pédagogique à interdire les signes convictionnels à
ses étudiants, se fondant pour cela non pas sur la protection des
mineurs, mais sur la nécessité de préparer les étudiants au métier
auquel ils se destinent : celui d’enseignants, qui seront comme
tels soumis à l’obligation de ne pas « témoigner de leur préférence
pour un système religieux ».
Pour ces raisons, l’arrêt de la Cour constitutionnelle était très
attendu, puisqu’il s’agissait d’arbitrer entre plusieurs principes
contradictoires. Et il a donc fait l’effet d’un véritable coup de
théâtre, malgré – ou à cause de – son caractère extrêmement
mesuré : en effet, la Cour a estimé que l’interprétation que faisait
la Ville de Bruxelles du décret neutralité était légitime, tout en
estimant que l’on pouvait tout aussi légitimement privilégier une
autre forme de neutralité, dite « inclusive ». Plus précisément,
elle a considéré que le pouvoir organisateur d’une école était
l’instance la mieux placée pour juger s’il fallait ou non y interdire
les signes convictionnels dans le but de répondre au besoin social
impérieux de mettre en œuvre la neutralité sous-tendue par le
projet pédagogique, et qu’en tout état de cause, cette interdiction
n’était pas incompatible avec la conception constitutionnelle de
ladite neutralité, ni contraire à la liberté de religion ou à la liberté
d’enseignement. Et ce d’autant moins qu’il existe en Belgique
une offre scolaire variée, et donc une possibilité de fréquenter
une haute école qui autorise les signes convictionnels au nom
d’une conception plus inclusive de la neutralité.

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La Cour constitutionnelle a donc en somme réaffirmé, comme
l’écrivait Vincent De Coorebyter dans Le Soir du 7 juillet 2020,
une « logique typiquement belge » : « il existe plusieurs conceptions de
la neutralité, entre lesquelles la Cour estime n’avoir pas à trancher. »
Et il s’agit en effet bien là d’une logique typiquement belge, qui
fait de la laïcité française (volontiers surnommée « neutralité
exclusive ») et du multiculturalisme anglo-saxon (son homologue
« inclusif » ce qui le pare d’emblée d’un collier de vertus) deux
déclinaisons possibles de la neutralité : celle qui inclut le religieux,
et celle qui l’exclut.
Je n’ai cessé de défendre, quant à moi, l’idée que seule la laïcité
peut garantir effectivement la neutralité de la fonction publique :
il ne s’agit pas en effet seulement que l’État soit neutre, dans
chacune de ses composantes, mais bien qu’il garantisse un espace
public (celui de la res publica) dans lequel nulle « chapelle convic-
tionnelle » ne s’impose à tous, confisquant ainsi ce qui devrait
être « de tous » pour le privilège de certains, que ce soit d’ailleurs
de manière intentionnelle ou pas. Il s’agit, en deux mots, que
chaque usager des services publics reçoive d’emblée toutes les
garanties qu’il sera traité à égalité, comme un membre du laos,
un citoyen, et rien que comme tel. Et cela exige à mon sens que
les représentants de l’État, mais aussi ceux qui se destinent à un
métier de service public – tel que l’enseignement – renoncent à
afficher de quelque manière que ce soit leurs convictions lorsqu’ils
sont dans l’exercice de leur fonction.
Si on peut donc certes se réjouir que la Ville de Bruxelles se soit
vu confirmer son droit à une interprétation laïque de la neutra-
lité, l’arrêt de la Cour n’a en réalité rien de révolutionnaire, en
ce qu’elle ne dit pas qu’il faut interdire les signes convictionnels
aux futurs enseignants, ni davantage qu’il faut les leur autori-
ser. Loin de se prononcer sur le fond, elle se borne à constater

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l’existence de diverses interprétations du principe de neutralité
et à reconnaître leur légitimité – ce qui promet encore, hélas, de
longues années de polémiques sur le sujet.
Et d’ailleurs, depuis la publication de cet arrêt, le débat sur le
port de signes religieux a connu un énième véritable emballe-
ment. D’abord, les revendications se sont multipliées, comme si
d’aucuns étaient saisis d’angoisse à l’idée que la victoire, même
toute relative, de la Ville de Bruxelles, ne donne l’idée à d’autres,
plus frileux jusqu’ici, d’interdire à leur tour les signes convic-
tionnels. Ensuite et surtout, le débat a encore gagné un cran en
hystérisation.
L’exemple des suites de la carte blanche publiée par la journa-
liste Florence Hainaut au cœur de l’été est à cet égard tout à
fait emblématique, puisqu’on est très rapidement passé d’une
polémique sur le bien-fondé de l’interdiction faite aux étudiantes
d’arborer des signes religieux, et un voile islamique en particulier,
à des accusations de harcèlement remontant, à l’initiative de
Ricardo Guttiérez – agissant en tant que président de la Fédéra-
tion Européenne des Journalistes – jusqu’au Conseil de l’Europe,
excusez du peu. À en croire Florence Hainaut, elle aurait en effet
subi, suite à la publication de sa carte blanche dans Le Soir du
18 juillet 2020, une salve de messages haineux, notamment en
provenance de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles,
dont Florence Bergeaud-Blackler est, avec Fadila Maaroufi, la
co-fondatrice.
Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le fait de savoir si
cette accusation est fondée, mais je voudrais en revanche revenir
sur ce que j’ai nommé plus haut l’hystérisation du débat sur le
voile, qui sonne comme un démenti interpellant à l’injonction
de Florence Hainaut à « s’en balek, que les femmes portent le
foulard ».

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Car en effet, je peux rejoindre la journaliste sur ce point : ce serait
vraiment bien si les femmes – les hommes aussi d’ailleurs – pou-
vaient s’habiller comme ils veulent…
Sauf que ce qui est totalement passé sous silence ici, comme
toujours d’ailleurs lorsqu’on a affaire à des défenseurs du droit
de porter le voile, c’est qu’en réalité, les premiers à ne pas s’en
« balek », ce sont bien les religieux, tenants d’un ordre moral im-
muable dans lequel les femmes ont bien intégré qu’elles devaient
adopter, pour être de bonnes musulmanes, une tenue bien précise
qui les fera reconnaître de tous comme à la fois musulmanes et
vertueuses. La chanteuse Mennel a ainsi témoigné en novembre
2020 du fait que sa décision de retirer son voile lui avait fait perdre
la bagatelle de dix mille abonnés. De toute évidence, son voile
fonctionne donc comme un produit d’appel pour bon nombre
de ses admirateurs, bien plus que son talent musical.
Choisir de porter le voile ne saurait donc être comparé au choix
de porter une jupe, de se faire des tresses ou d’opter pour un look
androgyne. Si choix il y a, c’est le choix de se soumettre à un
prescrit islamique, prescrit qui a acquis ces dernières décennies
une telle force performative qu’on a vu fleurir successivement
le voile à l’école primaire – voire maternelle –, à la piscine, au
Parlement, dans les salles de sport, sans même parler de sa décli-
naison intégrale.
En réalité, ce que d’aucuns s’obstinent à ne pas vouloir com-
prendre, c’est que les militant(e)s du voile islamique non seu-
lement existent – la littérature islamiste sur le voile existe, elle
abonde même, c’est un fait que l’on ne peut ignorer –, mais ne
souffrent en réalité aucune exception à l’obligation de porter le
voile. Il n’y a donc aucun espoir de négociation rationnelle avec
eux : comme je l’écrivais déjà dans « Fichu voile ! », le voile est
pour eux un absolu, et comme tel ne peut être qu’un symbole

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d’aliénation ou de soumission volontaire, et en aucun cas de
liberté, laquelle exige l’exercice de ses facultés rationnelles afin
d’examiner, puis de décider en tant que sujet libre.
Le pire, cependant, est d’observer tant de démocrates, de pro-
gressistes, de féministes même, adopter ce logiciel islamiste,
intégrant l’idée que notre société serait « discriminante » dès lors
qu’elle interdirait à des femmes occupant certaines fonctions de
porter un voile sur la tête. Aurait-on imaginé, hier, des féministes
défiler avec des catholiques intégristes sous la bannière « Mon
corps, mon choix » ?
Évidemment non, et le fait que ces catholiques revendiquent,
comme leurs consœurs, le droit de disposer de leur corps – en ne
recourant à aucun moyen contraceptif, en se consacrant entiè-
rement à leur rôle de mère de famille – n’aurait pas eu hier une
once de chance de mener les féministes à conclure qu’au fond,
elles voulaient la même chose.
Curieusement, rien de tel ne semble effleurer nombre de fémi-
nistes lorsqu’elles sont confrontées à des « féministes islamiques » –
comprenez : voilées. Au contraire, les voilà qui développent une
rhétorique nouvelle, selon laquelle chacune a le droit de choisir
son propre chemin d’émancipation, et d’ailleurs : qui sommes-
nous pour juger ?
La question du dogmatisme religieux, autrement dit, est com-
plètement passée à la trappe, tout comme celle de l’évolution
inquiétante de l’islam, en Europe comme ailleurs, vers un islam
de plus en plus politique, dont le projet est à mille lieues d’un
quelconque projet d’émancipation des femmes, par quelque
chemin qu’il passe…
Le débat politique, ainsi, se trouve dramatiquement réduit et
appauvri : tout se passe comme si chacun avait tacitement accepté

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l’équation selon laquelle être progressiste, c’est accepter que des
femmes portent le voile islamique au nom d’un sacro-saint « libre
choix » jamais questionné, tandis qu’y voir un problème, fût-ce
dans certaines fonctions ou lorsqu’il s’agit de mineures, vous
range quasi automatiquement dans le camp des peu fréquentables
« conservateurs », appartenant à la « droite » quand ce n’est pas
celui des fascistes.
Et il devient de plus en plus difficile d’échapper à cette rhétorique
entièrement fondée sur quelques mots-clés fonctionnant comme
autant de mantras : inclusion, diversité, non-discrimination,
libre choix.
Or, qui serait pour l’exclusion ? Contre la diversité ? Contre le
libre choix ? Pour la discrimination ?
Personne, évidemment. Et c’est ainsi qu’à gauche, il est devenu
quasiment impossible de défendre une vision laïque de l’État.
Le parti Ecolo en est un exemple édifiant, comme en témoigne
notamment un incident qui s’est déroulé en marge du vote du
conseil communal du 31 août 2020 en faveur d’un nouveau
règlement de travail pour le personnel de l’administration de
Molenbeek-Saint-Jean. Un conseil communal qui s’est déroulé
sous le regard attentif de membres du Collectif des 100 diplô-
mées, qui « lutte contre les discriminations dont sont victimes
les femmes voilées ».
La motion en question visait à introduire dans le règlement,
jusque-là muet sur ce point, une « clause de non-discrimination »
définissant le principe de neutralité comme concernant « le service
rendu par les agents communaux aux citoyen.e.s molenbékois.e.s »1,
sans qu’une neutralité d’apparence puisse donc être exigée. Et
cette motion a été votée avec une belle unanimité par la gauche

1.  L’usage de l’écriture inclusive, ainsi que l’orthographe, sont d’origine.

19
tout entière – PS-SPA, PTB, Ecolo et Cdh – à l’exception notable
d’une abstention : celle de Karim Majoros (Ecolo).
Ce conseil communal s’est cependant soldé par ce qui ressemble
fort à une crise interne au sein d’Ecolo, puisque Karim Majoros
a annoncé démissionner de son mandat de conseiller communal.
« Personne ne m’a demandé de le faire. C’est un choix personnel
mûri », précise-t-il sur son mur Facebook.
De là à en conclure qu’aucune pression n’a été exercée sur le
chef de groupe Ecolo, il y a cependant un pas… que tous ne
franchissent pas. Dans un article publié dans L’Écho, Pauline
Deglume écrit en effet que « plusieurs militants écologistes molen-
beekois font état de pressions exercées sur l’ancien chef de groupe par
la coprésidente des Verts ».
Selon ces témoignages, Raja Maouane aurait demandé à Karim
Majoros, qui, en tant que chef de groupe Ecolo au conseil com-
munal, aurait dû être le premier à prendre la parole, « d’aller
faire un tour ou de rentrer chez lui lorsque le point sur les signes
convictionnels sera abordé », et ce alors même que le principe
d’interventions diverses avait été accepté.
Lors du conseil communal, Rajae Maouane a annoncé qu’elle
prendrait seule la parole au nom du parti, « afin d’éviter la caco-
phonie ». Karim Majoros, refusant de renoncer à s’exprimer, l’a
donc fait à titre personnel, avant de démissionner.
Si Karim Majoros se déclare athée et préside la Fédération Laïque
des Centres de Planning Familial, le texte de son intervention est
cependant d’une extrême mesure, et met l’accent sur la néces-
sité de concilier liberté convictionnelle et neutralité, avant de
s’interroger :
« Quid de l’impartialité des agents au guichet, en classe, dans les
services de première ligne ? Qu’est-ce qu’un signe distinctif, d’ailleurs ?

20
Comment garantir une séparation des cultes et de l’État ? Quid
de l’égalité de traitement des citoyens usagers des services publics
communaux ? »
Insistant à plusieurs reprises sur la « complexité » du débat, Karim
Majoros rappelle en outre que « des habitant.e.s ont une religion.
D’autres non. Certaines (j’en fais partie) sont convaincues qu’aucun
dieu n’existe. À Molenbeek, il y a des musulmans, mais pas que
(évitons de renforcer les clichés sur notre commune). Il y a aussi des
catholiques, des protestants, de pentecôtistes, des orthodoxes, des juifs,
des bouddhistes ou des laïcs. Parmi les femmes musulmanes, pour ne
prendre que cet exemple mis en Lumière1, certaines portent un voile,
d’autres pas. Certaines (y compris parmi celles qui le portent) sont
contre une interdiction dans la fonction publique. D’autres pensent
que la religion devrait rester au vestiaire. »
Quelle était finalement la position défendue par Karim Majoros ?
En réalité, son texte n’en dit rien, mettant plutôt l’accent sur le
processus de décision, dont il déplore le caractère précipité, alors
que rien ne justifiait cette urgence dès lors que le règlement com-
munal… n’interdisait pas les signes convictionnels ! Comment
mieux mettre en évidence le fait qu’il s’agit non pas de lutter
contre un interdit, mais de couler dans le marbre, autant que
possible, l’autorisation de porter le voile dans l’administration
communale, afin que toute interdiction devienne inenvisageable
par la suite ?
Si douze membres de la locale ont annoncé démissionner égale-
ment du parti suite à ce qu’ils qualifient de « grave entorse au pro-
cessus de démocratie interne d’Ecolo », l’histoire est donc néanmoins
révélatrice d’une évolution inquiétante tout autant que logique.
Si en effet, il est désormais acquis que le voile est l’emblème de la
diversité, du libre choix et de l’inclusion, comment pourrait-on,
1.  La majuscule est de Karim Majoros…

21
à plus forte raison au sein d’un parti progressiste, s’y opposer ?
Catherine Moureaux (PS), bourgmestre de Molenbeek, ne s’y est
pas trompée, elle qui s’exprimait ainsi sur Twitter peu avant le
vote : « Molenbeek depuis vingt-cinq ans est un pouvoir communal
ouvert à la diversité. Modifier notre règlement du travail pour que
cela soit encore plus clair aux yeux de tous doit se faire par un débat
serein et respectueux de chacun. En tant que Bourgmestre j’en serai
garante. »
Même son de cloche au Parlement bruxellois où, interpellé par le
député PS Jamal Ikazban, le Ministre-président bruxellois Rudi
Vervoort (PS) a réaffirmé son « ambition » de promouvoir une
« éducation inclusive » au sein de l’enseignement de la COCOF.
Avec signes convictionnels donc, comme le prévoit l’accord de
majorité conclu à l’été 2019 relativement aux établissements de
l’enseignement supérieur et de promotion sociale organisés par
la Commission communautaire française.
Et c’est par ce formidable tour de passe-passe que l’islam, même
paré des oripeaux du conservatisme religieux le plus évident,
devient davantage bienvenu au sein des partis progressistes que
les principes de laïcité les plus élémentaires, toujours d’emblée
suspects de dissimuler une infâme volonté excluante, discrimi-
nante, et bien entendu « islamophobe ».
Revenons un instant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle à
présent, qui comporte tout de même, me semble-t-il, un élément
d’importance, dès lors qu’il considère que, loin de se limiter à une
obligation d’abstention, la neutralité comporte une obligation
positive d’organiser un enseignement dans lequel l’accent sur les
valeurs communes ne risque pas d’être compromis.
Car c’est bien de cela, finalement, qu’il est question : quelles
sont les valeurs communes que l’État se donne pour mission de
promouvoir, que ce soit par le biais de son enseignement ou par

22
celui des différentes administrations qui le composent ? Et quels
sont les moyens lui permettant de garantir au mieux le respect
de ces valeurs ?
La réponse laïque à cette question consiste à considérer que cer-
tains lieux symboliques, comme l’école ou les administrations
publiques, sont en quelque sorte des sanctuaires, lieux où la
puissance publique est non seulement souveraine, mais également
préservée de l’immixtion du religieux. Pourquoi ? Simplement
parce qu’historiquement, les velléités d’exercice d’un pouvoir
politique par le religieux ont conduit non seulement à des bains
de sang, mais aussi à de dramatiques et scandaleuses limitations
des libertés individuelles. Promouvoir ces dernières n’a été possible
que par la mise à distance du religieux. « L’État chez lui, l’Église
chez elle » comme le formulait brillamment Victor Hugo.
C’est donc bien leur impartialité manifeste, visible, « active »,
qui fait des écoles, des administrations publiques, des tribunaux
même des lieux de liberté. Ne pas opposer au religieux un ferme
refus d’immixtion, c’est permettre que revienne par la fenêtre le
pouvoir que l’on avait chassé par la porte.
La difficulté étant cependant qu’historiquement, les tentatives
de confessionnalisation de la puissance publique s’exerçaient
« par le haut », du fait de l’existence d’un pouvoir clérical. Il est
grand temps de reconnaître qu’il s’exerce aujourd’hui parfois de
manière tout aussi efficace « par le bas », et qu’on assiste à présent
à une nouvelle forme de reconquête de l’espace public par un
religieux drapé des oripeaux de la liberté individuelle, tellement
plus vendeuse. Faute de quoi, le risque est grand que nous soyons
demain confrontés à une mainmise croissante du religieux sur
tous les domaines où la puissance publique, dans un souci de
neutralité mal comprise, aura renoncé à exercer son autorité.

23
Quelques questions pour poser le débat 
Pourquoi parle-t-on de neutralité « inclusive » ou « exclusive » ?
Peut-on dire selon vous qu’en démocratie, tout comportement
émanant d’un libre choix devrait être autorisé ?
En quoi la question du voile islamique divise-t-elle les féministes ?
À quelles conceptions du féminisme ces divergences renvoient-
elles ?

Bibliographie
Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018.
Henri Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, PUF.
Leila Babès, Le voile démystifié, Bayard, 2004.
Régis Debray, Êtes-vous démocrate ou républicain ?, https://
www.les-crises.fr/etes-vous-democrate-ou-republicain-regis-
debray/
Nadia Geerts, Signes convictionnels : l’interdiction est légitime,
dit la Cour constitutionnelle,
https://o-re-la.ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convic-
tionnels-l-interdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle

24
Le décryptage de la décision de la Cour
constitutionnelle belge et les motions
bruxelloises autour du voile

Pascal Hubert

C’est par le visage que se manifeste notre humanité


Emmanuel Levinas

1. État de droit et signes convictionnels :


une cohabitation difficile
Force est de constater que les tensions suscitées par la proposition
d’introduire une référence à « l’héritage chrétien » dans le projet
de Traité établissant une Constitution pour l’Europe ont été
révélatrices des différences de sensibilités existant entre les États
membres en matière de religion. En effet, les modes d’organisa-
tion des relations entre l’État et les religions se caractérisent par
une grande diversité au sein de l’Union européenne, due aux
particularités historiques et culturelles de chaque État.
La montée de l’islamisme1 dans une Europe largement sécu-
larisée rend également de plus en plus délicate la cohabitation

1.  Voy. La fabrique de l’islamisme, Institut Montaigne, Rapport, septembre 2018,


https://www.institutmontaigne.org/publications/la-fabrique-de-lislamisme ; Sénat
fr., S.E. 2019-2020, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les réponses
apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste
et les moyens de la combattre, http://www.senat.fr/commission/enquete/radicalisa-
tion_islamiste.html ; Rapport annuel de la sûreté belge de l’État, 2019, https://www.
vsse.be/sites/default/files/paragraphs/1-ra2020-fr-version10-single-light.pdf

25
paisible et respectueuse des musulmans et des non-musulmans.
La déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre
1948 s’oppose d’ailleurs frontalement à la déclaration islamique
des droits de l’homme du 19 septembre 1981 proclamée à
l’UNESCO, à Paris1, qui se veut son pendant et stipule dans son
introduction que « l’Islam a donné à l’humanité un code idéal des
droits de l’homme, il y a quatorze siècles. Ces droits ont pour objet
de conférer honneur et dignité à l’humanité et d’éliminer l’exploi-
tation, l’oppression et l’injustice » et que « les droits de l’homme,
dans l’Islam, sont fortement enracinés dans la conviction que Dieu,
et Dieu seul, est l’auteur de la Loi et la source de tous les droits de
l’homme. Étant donnée leur origine divine, aucun dirigeant ni
gouvernement, aucune assemblée ni autorité ne peut restreindre,
abroger, ni violer en aucune manière les droits de l’homme conférés
par Dieu. De même, nul ne peut transiger avec eux ».
C’est dans ce contexte délicat que, en dépit de l’organisation
très différente de leurs régimes de cultes, les États membres sont
soumis, s’agissant de la liberté de conscience et du principe de
non-discrimination en raison, notamment, de la religion, à des
normes universelles ainsi qu’à des règles européennes communes,

1. https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9claration_islamique_universelle_des_
droits_de_l%E2%80%99homme_de_1981 ; https://www.humanrights.ch/fr/pfi/
droits-humains/religion/dossier/point-de-vue-de-lislam/declarations-islamiques-
des-dh/ Voy. également la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam adoptée le
5 août 1990, au Caire (Égypte), lors de la 19e Conférence islamique des ministres des
Affaires étrangères (ratifiée par 57 États), https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/
legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf Elle débute ainsi : « Les États membres
de l’Organisation de la Conférence Islamique, Réaffirmant le rôle civilisateur et histo-
rique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à
l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà,
la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie
de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et
apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste. » Pour un
commentaire : Mohammed Amin  Al-Midani, La Déclaration universelle des Droits
de l’homme et le droit musulman, https://books.openedition.org/pus/14739?lang=fr

26
à savoir les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits
de l’homme (CEDH), reprenant les dispositions de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948, et les articles 10 et 21
de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
À cet égard, si la liberté de choisir et de changer de religion est
absolue, car relevant du for interne, la liberté de manifester ses
convictions est, en revanche, relative. En effet, cette manifesta-
tion, relevant du for externe, peut se heurter, non seulement aux
autres croyances, mais surtout à d’autres intérêts spécifiques, tels
que la neutralité de l’État.
Les manifestations extérieures liées à la religion sont multiples,
allant de comportements ou requêtes spécifiques (jeûne, habitudes
alimentaires, congés pour fêtes religieuses, lieux de prière) au
port de tenues vestimentaires ou de signes ayant une signification
religieuse (kippa, croix, voile/foulard, turban), symbolisant l’adhé-
sion d’une personne à une religion ou à une conviction donnée.
Tout comme nombre de pays européens, la société française se
caractérise, aujourd’hui, par une diversité culturelle et religieuse
plus importante que par le passé. Depuis la fin des années quatre-
vingt, on observe une augmentation des revendications indivi-
duelles en lien avec les convictions et les pratiques religieuses.
De l’exclusion de trois collégiennes voilées à Creil en 19891 à la
saga judiciaire médiatisée de la crèche Baby Loup2 (2010-2014),
en passant par les débats, en 2009, sur le voile intégral dans

1.  « La France face aux foulards : retour sur l’affaire de Creil », https://www.libe-
ration.fr/france/2017/08/14/la-france-face-aux-foulards-retour-sur-l-affaire-de-
creil_1486789
2.  Nicolas HERVIEU, ‘Entretien croisé des Professeurs Gwénaële Calvès et Emma-
nuel Dockès sur le retentissant arrêt Baby Loup’, Rev. D.H., 2014, https://journals.
openedition.org/revdh/848 ; https://blog.leclubdesjuristes.com/affaire-baby-loup-
quelle-est-la-portee-de-lavis-du-comite-des-droits-de-lhomme-de-lonu/

27
les lieux publics1, sans oublier les arrêtés anti-burkinis durant
l’été 20162, on constate une certaine « crispation autour de la visi-
bilité religieuse et de certaines formes d’expressions religieuses »3,
suscitant des réactions, notamment, fondées sur le principe de
laïcité, figurant à l’article 1er de la Constitution. Ces événements
ont trouvé un écho législatif avec l’adoption, en 2004, de la loi
sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises4 et,
en 2010, de la loi interdisant la dissimulation du visage dans
l’espace public5. En revanche, la question plus spécifique du port
de signes religieux sur le lieu de travail ne fait pas, en tant que
telle, l’objet d’une réglementation spécifique6.
De même, en Belgique, le législateur a adopté le 1er juin 2011 la
loi visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement
1.  « Interdire le port du voile islamique intégral ? Les États européens répondent,
en ordre dispersé, selon des logiques nationales », https://www.robert-schuman.eu/
fr/questions-d-europe/0183-interdire-le-port-du-voile-islamique-integral-les-etats-
europeens-repondent-en-ordre; « Étude de législation comparée n°  201 - octobre
2009 - Le port de la burqa dans les lieux publics », https://www.senat.fr/lc/lc201/
lc201_mono.html
2.  Par exemple : C.E., ORD., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme contre Vil-
leneuve-Loubet, requête numéro 402742, https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/
CETATEXT000033070536/; « Le burkini, le feuilleton de l’été 2016… », https://
actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/le-burkini-le-feuilleton-de-lete-2016/h/4d1
333ba69eb6d38b5e7c7f60f1e1dde.html
3.  Bianco, J.-L., Rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité, 2014-2015, p. 1. Ce
rapport est disponible à l’adresse suivante: http://www.gouvernement.fr/observa-
toire-de-la-laicite
4.  Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laï-
cité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les
écoles, collèges et lycées publics.
5.  Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage
dans l’espace public. Validée par la C.E.D.H., dans un arrêt S.A.S. c. France, Req.
n° 43835/11 rendu le 1er juillet 2014, https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22item
id%22:[%22001-145240%22]}
6.  Si la liberté religieuse de tout salarié, garantie par la Constitution, est absolue, la
manifestation des convictions religieuses, en milieu professionnel, notamment par le
port de signes religieux, peut, dans certaines conditions, être limitée par l’employeur.
Selon que l’on se situe dans le secteur public ou privé, les règles applicables sont dif-
férentes et la liberté du salarié d’exprimer ses convictions religieuses, plus ou moins
étendue. C’est ainsi que, si le principe de laïcité est au cœur même de l’organisation
des services publics, il ne s’applique, en revanche, pas dans les entreprises privées.

28
ou de manière principale le visage1.
Il n’est pas non plus sans intérêt de relever que, déjà par un arrêt
n° 210 000 du 21 décembre 20102, le Conseil d’État belge résu-
mait parfaitement la dialectique qui nous occupe : « La question du
port du “voile islamique”, objet du présent litige, divise aujourd’hui
de manière sensible l’opinion publique. L’actualité de cette question,
au niveau international même, ne fait pas de doute d’autant qu’elle
concerne aussi une autre valeur démocratique fondamentale, celle
de l’égalité des hommes et des femmes. De sorte qu’aujourd’hui, une
dialectique est en cours à ce sujet et affecte déjà l’état du droit dans
plusieurs pays européens notamment. »
C’est précisément la question de l’interdiction du port du « voile
islamique » par les étudiantes d’un établissement d’enseignement
supérieur en Belgique qu’a eu à connaître la Cour constitution-
nelle belge. Une occasion importante de rappeler les enjeux, les
« points de tension » et la réglementation applicable.

2. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle belge


le 4 juin 2020 : rétroactes
À l’origine de l’arrêt rendu le 4 juin 20203 par la Cour consti-
tutionnelle belge, figure une action en cessation déposée par

1.  Voir également l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 145/2012 du 6 décembre


2012 rejetant les recours en annulation à l’encontre de ladite loi (validé par la
C.E.D.H., 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, Req. n° 37798/13. L’in-
terdiction du port du voile intégral dans l’espace public est une « mesure nécessaire »
dans une société démocratique pour « garantir les conditions du vivre ensemble dans
la société »), https://www.const-court.be/public/f/2012/2012-145f.pdf. La Cour re-
lève notamment que « même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré
dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme
une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer,
dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comporte-
ment non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme ».
2.  http://www.raadvst-consetat.be/arr.php?nr=210000&l=fr
3.  C. Const., 4 juin 2020, n° 81/2020, https://www.const-court.be/fr

29
plusieurs étudiantes portant le foulard islamique, à l’encontre
de leur établissement d’enseignement supérieur (l’équivalent en
France d’un IUT ou d’un BTS), la Haute École Francisco Ferrer1
qui, par le biais de son règlement d’ordre intérieur, interdit le
port de signes convictionnels.
Le règlement des études de la Haute École interdit en effet « de
se présenter à toute activité d’apprentissage en portant des insignes,
des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appar-
tenance politique, philosophique ou religieuse »2. Cette disposition,
approuvée par le Conseil communal de la Ville de Bruxelles, est
fondée sur l’article 3 du « décret neutralité » de la Communauté
française3 adopté en 19944.

1.  Par référence à un pédagogue espagnol de sensibilité libertaire, fusillé au début du


XXe siècle après avoir été accusé d’être à l’origine de violentes émeutes à Barcelone
(la « Semaine tragique »). Cet établissement, administré par la Ville de Bruxelles (en
tant que pouvoir organisateur), appartient au réseau de l’enseignement officiel sub-
ventionné de la Communauté française.
2.  Voy. https://www.he-ferrer.eu/vie-etudiante/reglement-etudes-examens. Le règle-
ment prévoit par ailleurs qu’il est « strictement interdit de faire du prosélytisme, les
convictions d’autrui devant être respectées ».
3.  La Communauté française est une entité fédérée de l’État belge, dotée de com-
pétences propres - notamment l’Enseignement, la Culture, le Sport et la Jeunesse
- s’exerçant sur la partie francophone de la Belgique, http://connaitrelawallonie.
wallonie.be/fr/institutions/les-pouvoirs-en-wallonie/la-communaute-francaise-fede-
ration-wallonie-bruxelles#.X7VVkWhKhPY; http://www.vocabulairepolitique.be/
communaute-francaise/
4.  Décret de la Communauté française du 31 mars 1994 définissant la neutralité
de l’enseignement de la Communauté, M.B., 18 avril 1994. L’article 3 stipule : « Les
élèves y sont entraînés graduellement à la recherche personnelle; ils sont motivés à dévelop-
per leurs connaissances raisonnées et objectives et à exercer leur esprit critique.
L’école de la Communauté garantit à l’élève ou à l’étudiant, eu égard à son degré de
maturité, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question d’intérêt scolaire
ou relative aux droits de l’homme. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de rece-
voir et de répandre des informations et des idées par tout moyen du choix de l’élève et de
l’étudiant, à la seule condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation
d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, et que soit
respecté le règlement intérieur de l’établissement.
  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions et la liberté d›association et de
réunion sont soumises aux mêmes conditions. »

30
En l’espèce, les étudiantes considèrent cette interdiction comme
une discrimination « au détriment des femmes de confession musul-
mane qui ont fait le choix de porter le voile ». Afin de pouvoir
statuer en l’espèce, le Tribunal de première instance franco-
phone de Bruxelles1, siégeant comme en référé, soumet à la
Cour constitutionnelle la question délicate de savoir dans quelle
mesure l’article 3 du « décret neutralité » de 1994 contrevient aux
libertés fondamentales, s’il est interprété comme permettant à
un établissement scolaire d’interdire aux étudiants, fussent-ils
majeurs, « de porter des insignes, des bijoux ou des vêtements qui
reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique
ou religieuse ainsi que tout couvre-chef, notamment ceux reflétant
une telle opinion ou une telle appartenance, et ce afin de créer un
environnement éducatif totalement neutre ».

Plusieurs dispositions constitutionnelles et internationales étaient


invoquées : la liberté religieuse (article 19 de la Constitution
et article 9 de la Convention européenne de Sauvegarde des
Droits de l’homme), le droit à l’enseignement et l’égalité dans
l’enseignement (article 24 de la Constitution), ainsi que le droit
de mener une vie conforme à la dignité humaine (article 23 de
la Constitution) et le droit à l’instruction (article 2 du Premier
protocole additionnel à la Convention européenne de Sauvegarde
des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales).

Outre les sept étudiantes et la Ville de Bruxelles, se sont égale-


ment joints à la cause – en tant que parties intervenantes – Unia
(Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre
le racisme. Comparable au Défenseur des droits en France), le
Gouvernement flamand, ainsi que GO ! (représentant de l’ensei-
gnement officiel subventionné néerlandophone).

1.  Trib. 1ère inst. Bruxelles, 9 mai 2018, disponible sur www.unia.be

31
Le débat est important parce que plusieurs hautes écoles belges1
ont instauré des interdictions du même type, souvent dans les
mêmes termes que la Haute École Ferrer.
Par un arrêt très attendu, la Cour constitutionnelle relèvera
notamment que « l’interdiction pour les élèves de porter des signes
religieux et philosophiques visibles dans un établissement d’ensei-
gnement donne à la notion de neutralité, telle qu’elle est contenue
dans l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, une orientation
nouvelle, qui n’est cependant pas contraire par définition à cette
notion. En effet, le Constituant n’a pas conçu la neutralité de l’ensei-
gnement communautaire comme un principe rigide, indépendant
des évolutions de la société ». 
En conséquence, l’interdiction totale des signes convictionnels, en
ce compris pour des adultes, est une forme de neutralité admise
par la Cour constitutionnelle.
Afin de comprendre les enjeux sociologiques et juridiques qui
parcourent cet arrêt qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et
suscité maints remous, nous commencerons par examiner la
notion au cœur des débats, à savoir le concept de neutralité.

3. Au cœur du débat :
les principes de laïcité et de neutralité

3.1. Le principe de laïcité « à la française »


Soulignons d’emblée que les principes de neutralité et de laïcité
rencontrent des similitudes, mais aussi des différences2.
1.  Voy. http://www.cbai.be/news/358/0/
2.  Actes du colloque « Laïcité de l’État & citoyenneté partagée », Les focus du CEG,
avril 2015, n° 10, https://www.vsse.be/sites/default/files/paragraphs/1-ra2020-fr-
version10-single-light.pdf; « Les débats autour de l’inscription de la laïcité politique
dans la Constitution belge », Les cahiers du CIRC, n° 4, juillet 2020, http://www.
circ.usaintlouis.be/wp-content/uploads/2020/08/Cahier-du-Circ-n%C2%B04-De-
bats-autour-de-linscription-de-la-laicite-politique-dans-la-Constitution-belge.pdf

32
Dès la chute du Second Empire (1870), la France fut le théâtre
d’une grande confrontation entre les partisans de la République
libérale et l’Église catholique qui s’opposait fermement à toute
libéralisation des institutions publiques1. Considérée comme
nécessaire à l’établissement de la démocratie en France2, la laïcité
de la République française s’explique donc par la volonté de limiter
l’influence politique de l’Église catholique. La laïcité est ainsi le
résultat d’une longue lutte contre le cléricalisme triomphant du
XIXe siècle3, qui reste un compromis, une séparation des Églises
et de l’État « à l’amiable »4.
Ainsi, la France est devenue un État laïc5, en vertu de la loi de
Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 qui prévoit,
en son article 1er, que « la République assure la liberté de conscience.
Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions
édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Le principe de
séparation est quant à lui affirmé en son article 2 qui prévoit que
« la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun
culte… », à la différence de la Constitution belge6 qui prévoit le
financement des cultes que l’État a reconnus, et de l’article 1er

1.  M. FROMONT, La liberté religieuse et le principe de laïcité en France, Universal


Rights in a World of Diversity. The case of religious Freedom, Pontifical Academy
of Social Sciences, Acta 17, 2012, p.308.
2.  Idem.
3.  Y. STOX, « Een paradoxale scheiding : de laicité van de Staat in de Belgische
Grondwet », Jura Falconis Jg. 41, 2004-2005, n° 1, p.52.
4.  A. BOYER, Le droit des religions en France, Paris, Presses Universitaires de France,
1993, p.55-61.
5.  La laïcité en France, https://enseignants.lumni.fr/parcours/0165/la-laicite-en-
france.html
6.  http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=19
94021730&table_name=loi Oeuvre du Congrès national élu le 3 novembre 1830 et
réuni pour la première fois le 10 novembre, la Constitution belge a été décrétée le 7
février 1831 et promulguée le lendemain. Voy. également : Marc UYTTENDAELE,
« Le modèle belge de neutralité de l’État », RDFL, 2019, n° 52, http://www.revuedlf.
com/droit-constitutionnel/le-modele-belge-de-neutralite-de-letat/

33
de la Constitution française1 stipulant que « la France est une
République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure
l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine,
de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organi-
sation est décentralisée ».
La Belgique, elle, doit sa naissance à divers facteurs dont l’un d’eux
est l’exaspération des catholiques face au protestantisme hollan-
dais. S’entendant avec les libéraux, ils obtiennent des garanties
qui sont consacrées dans la Constitution. Il s’agit, tout d’abord,
de l’affirmation de la liberté des cultes, consacrée aujourd’hui
à l’article 19 de la Constitution. Il s’agit, ensuite, de la prise en
charge par l’État des traitements et des pensions des ministres
du culte consacrées par ce qui est aujourd’hui l’article 181 de la
Constitution. Ainsi, la naissance de l’État belge ne se réalise pas
sous l’égide d’une séparation entre l’Église et l’État, mais elle
révèle également une confusion entre le politique et le spirituel.
Le parti catholique va, dès l’origine, marquer de son empreinte
le droit positif national, lequel est donc imprégné par l’influence
d’une religion2.
Comme l’explique, par ailleurs, Vincent De Coorebyter3, la dif-
férence entre « neutralité » et « laïcité » peut être résumée comme

1.  https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000571356/2019-07-01/
La Constitution de la Ve République a été adoptée par le Peuple français par le réfé-
rendum du 28 septembre 1958, et promulguée par le président de la République le
4 octobre.
2.  Marc UYTTENDAELE, « Le modèle belge de neutralité de l’État », RDFL, 2019,
n° 52, http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/le-modele-belge-de-neutra-
lite-de-letat/
3.  Opinion de V. DE COOREBYTER, « Laïcité et neutralité ne sont pas syno-
nymes », in La Libre du 2 septembre 2010, http://www.lalibre.be/debats/opinions/
laiciteetneutralitenesontpassynonymes51b8c332e4b0de6db9bd 2a7e ; voy. égale-
ment : V. DE COOREBYTER, « Neutralité et laïcité: une opposition en trompe-
l’œil », Politique, n° 65, juin 2010  ; V. DE COOREBYTER, « Laïcité, neutralité
et multiculturalité: des relations asymétriques », Politique, n° 66, septembre 2010.

34
la différence entre liberté et émancipation : « Le concept de neu-
tralité (de l’État) est valorisé au même titre que celui de liberté (des
Églises et des citoyens), la liberté devant s’entendre ici non comme un
principe de transformation sociale, mais comme un droit à l’auto-
nomie des différents courants philosophiques et religieux. Ceux qui,
à l’inverse, se revendiquent spécifiquement de la laïcité soutiennent
aussi l’impératif de neutralité de l’État et les droits fondamentaux
(qui sont au cœur du combat laïque contre le cléricalisme), mais
ils les inscrivent dans un projet d’émancipation de la société et des
mentalités, dans des objectifs de laïcisation du droit civil, d’auto-
nomie du jeu politique à l’égard des croyances et de soustraction des
individus aux influences cléricales, y compris celles qui s’exerceraient
dans la sphère familiale ou au travers du voisinage. »
La France fait ainsi office d’exception en Europe, à consacrer une
séparation intégrale des Églises et de l’État1 propre à la laïcité
de l’État.
Enfin, il n’est pas sans intérêt de relever que pareille législation
est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme
telle qu’interprétée par la Cour européenne de Strasbourg : « la
Cour (…) protège la laïcité quand elle est une valeur fondamentale
de l’État2. Elle admet que soient apportées des limites à la liberté
d’expression dans les services publics, surtout lorsqu’il s’agit de protéger
les mineurs contre des pressions extérieures3. » Par conséquent, la
Cour européenne des droits de l’homme a admis les législations
qui interdisent le port de signes convictionnels (religieux, phi-
losophiques ou politiques) par des agents des services publics,

1.  C. SAGESSER, « La mosaïque européenne », in Politique, “La Belgique et ses


cultes : les chemins difficiles de la laïcité plurielle”, n° 52, déc.2007, p.22.
2.  Cour. eur. d.h., Refah partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003, § 125.
3.  Rapport de la Commission « Stasi » de réflexion sur l’application du principe de
laïcité dans la République du 11 décembre 2003, http://www.ladocumentationfran-
caise.fr/var/storage/rapportspublics/034000725/0000.pdf p. 59.

35
par des enseignants du service public et même par des élèves, en
se basant précisément sur la laïcité de l’État concerné (Turquie,
France, Suisse), laïcité qui est « respectueuse des valeurs sous-jacentes
à la Convention » et qui « cadre avec la prééminence du droit et le
respect des droits de l’homme et de la démocratie »1.

3.2. Le principe de neutralité « à la belge » est considéré


comme un principe constitutionnel
En Belgique, par contre, la laïcité n’est pas un principe consti-
tutionnel. Elle connait néanmoins le principe de neutralité, qui
classiquement se concevrait comme permettant l’expression
du fait religieux dans la sphère publique. Il s’agit d’une notion
juridique et non d’une conception philosophique2. C’est en
ce sens que le Conseil d’État a relevé dans son arrêt rendu le
21 décembre 2010 que « la Constitution n’a pas érigé l’État belge
en un État laïque. Les notions de laïcité, conception philosophique
parmi d’autres, et de neutralité sont distinctes »3.
Par ailleurs, selon l’avis de la section de législation du Conseil
d’État, « la neutralité des pouvoirs publics est un principe consti-
tutionnel qui, s’il n’est pas inscrit comme tel dans la Constitution
même, est cependant intimement lié à l’interdiction de discrimina-
tion en général et au principe d’égalité des usagers du service public
en particulier. Dans un État de droit démocratique, l’autorité se
doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et
pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de ma-

1.  Cour eur. D.H., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005.


2.  CE, 21 décembre 2010, n° 210.000, considérant 6.7.2. ; M. E. B., « Les Juridic-
tions suprêmes contre le voile : commentaire de deux arrêts engagés », Le droit et la
diversité culturelle, sous la direction de J. R., 2011, p. 599.
3.  « idem. Même lorsqu’il est affirmé que l’État belge est un État laïque, c’est pour
donner à cette notion un contenu juridique et non philosophique : G. N. « Uberté
de religion et Interdiction des signes religieux », Droits fondamentaux Questions
choisies d’actualités, CUP, Vol. 137, 2012, p. 155.

36
nière égale sans discrimination basée sur leur religion, leur convic-
tion ou leur préférence pour une communauté ou un parti. Pour ce
motif, on peut dès lors attendre des agents des pouvoirs publics que,
dans l’exercice de leurs fonctions, ils observent strictement eux aussi,
à l’égard des citoyens, les principes de neutralité et d’égalité des usa-
gers »1 (Rapport annuel 2009-2010 du Conseil d’État, page 52).
La Cour constitutionnelle considère également que la neutralité
de l’autorité publique est un principe constitutionnel auquel
l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution donne une for-
mulation plus précise en matière d’enseignement (C. const, n°
40/2011, 15 mars 2011, points B.9.5. alinéa 3).
La Belgique est donc un État neutre, mais cette neutralité ne
résout rien puisqu’elle peut revêtir deux acceptations diamétra-
lement opposées, selon que l’on se revendique d’une neutralité
« inclusive » ou d’une neutralité « exclusive »2.

3.3. Illustration du principe de neutralité « à la Belge »


dans le domaine de l’enseignement
— En Belgique, la neutralité a été historiquement conçue dans
un premier temps dans une optique de déconfessionnalisation

1.  Avis (assemblée générale) 44.521/AG du 20 mai 2008 sur une proposition de
loi « visant à appliquer la séparation de l’État et des organisations et communautés
religieuses et philosophiques non confessionnelles », Doc. parl., Sénat, 2007-08, n°
4-351/2. Les avis du Conseil d’État de Belgique peuvent être consultés sur son site,
w w w .raadvst-consetat.be
2.  Rapport final de la Commission du dialogue interculturel, 2005, p. 54-56 et
115-119, www.unia.be. Voy. X. DELGRANGE, « Mixité sociale, mixité religieuse :
le droit de l’enseignement face à la diversité », in Le droit et la diversité culturelle,
J. RINGELHEIM (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 503-567, sp. p. 533-534 ;
S. VAN DROOGHENBROECK, « Les transformations du concept de neutralité
de l’État. Quelques réflexions provocatrices », in Le droit et la diversité culturelle,
op. cit., p. 75-120, sp. p. 76 à 79 ; V. DE COOREBYTER, « La neutralité n’est pas
neutre », in Neutralité et faits religieux. Quelles interactions dans les services publics
?, D. CABIAUX et al. (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2014, p.
19 à 43.

37
de l’État, les enjeux se rapportant essentiellement à la question
de l’enseignement public. C’est ainsi que, pour ce qui a trait du
réseau de la Communauté française1, l’article 24, § 1er, alinéa 3,
de la Constitution dispose expressément que « la Communauté
organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique
notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques
ou religieuses des parents et des élèves ».
— Au sein de la Communauté française, le principe de neutralité
est repris par le décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité
de l’enseignement de la Communauté (en ce qui concerne les
établissements d’enseignement organisés par la Communauté
française) et par le décret du 17 décembre 2003 organisant la
neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et
portant diverses mesures en matière d’enseignement (en ce qui
concerne l’enseignement officiel subventionné c’est-à-dire l’ensei-
gnement subventionné organisé par la Commission commu-
nautaire française, les Provinces, les communes, les associations
de communes et toute personne de droit public) auquel tout
pouvoir organisateur de l’enseignement libre subventionné non
confessionnel peut adhérer.
À l’occasion d’une proposition de décret tendant à insérer dans
le décret du 31 mars 1994 de la Communauté française défi-
nissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté et
dans le décret de la Communauté française du 17 décembre
2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel
subventionné et portant diverses mesures en matière d’ensei-
gnement deux dispositions rédigées de manière quasi identique
(…) : « Le personnel de l’enseignement (…) s’abstient du port de
signes, convictionnels, que ce soit dans l’enceinte de l’établissement
1.  Voy. également : circulaire n° 2198 du 18 février 2008 sur la neutralité dans l’en-
seignement dans la Communauté  française,  http://www.enseignement.be/upload/
circulaires/000000000001/2388_20080218104152.pdf

38
scolaire, sur les lieux de stage ainsi que lors des activités scolaires
extra-muros et parascolaires », la section de législation du Conseil
d’État a rendu un avis n° 48 022 le 20 avril 2010 validant cette
proposition1, en définissant d’abord la notion de neutralité :
« 13. (…) Dans l’ordre juridique belge, ni la Constitution ni la
législation ne confirment formellement le principe de la laïcité. Le
système constitutionnel et institutionnel belge n’établit pas non plus
une séparation absolue entre les pouvoirs publics et les Églises, cultes
et groupes reflétant les convictions religieuses et philosophiques. Le
système repose par contre bien sur le principe fondamental de la
neutralité du service public, ainsi que le Conseil d’État l’a rappelé
dans son avis 44 521/AG précité du 20 mai 2008. Le principe de
neutralité est expressément confirmé pour l’enseignement organisé par
les Communautés par l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution
qui dispose (…) Sur la neutralité, le Conseil d’État a considéré, de
manière générale : “[L] a neutralité est bien toujours, ainsi que le
fait comprendre l’étymologie du mot, une attitude de réserve et d’abs-
tention. Celui qui est neutre n’est ni du parti de l’un ni du parti de
l’autre, ou, du moins, n’exprime ses préférences ni pour l’un ni pour
l’autre. La neutralité n’exclut pas pour autant le goût pour la vérité
et la recherche de celle-ci”. L’enseignement n’est “neutre” que s’il est
indépendant de toute confession religieuse. En outre, il ne peut être
engagé ni philosophiquement ni idéologiquement. L’obligation pour la
Communauté d’organiser un enseignement neutre et la neutralité du
service public ont évidemment une incidence sur l’attitude pouvant
être escomptée de la part des enseignants dans le secteur public. Ces
derniers étant, comme l’exprime la Cour européenne, “détenteurs de
l’autorité scolaire”, on peut attendre d’eux que par leurs propos et

1.  Avis 48.022/AG du 20 avril 2010 sur une proposition de décret de la Commu-
nauté française « interdisant le port de signes convictionnels par le personnel des éta-
blissements d’enseignement officiel organisés ou subventionnés par la Communauté
française », Doc. Parl. Comm. fr., 2009-2010, n° 84/2, publié dans IBP, 2011/7, p.
437 et suiv.

39
leur attitude, ils adhèrent au projet d’enseignement neutre auquel
ils prennent part (…) ».
Le Conseil d’État s’est par ailleurs exprimé dans cet avis sur la
ratio legis de cette proposition de décret : « 14. Après avoir exposé
les raisons pour lesquelles ils estiment ne pas souscrire au modèle
du “multiculturalisme” où l’individu [est envisagé] essentiellement
comme le membre d’une communauté caractérisée par une culture,
une religion, une origine ethnique », les auteurs de la proposition
défendent dans les développements de cette dernière un modèle social
qu’ils qualifient sous le nom d»’interculturalisme », dans lequel « les
citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales,
telles que le droit à la vie, la liberté de conscience, la démocratie,
l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation des Églises
et de l’État ». Ils considèrent qu»’[i] l revient à l’État de s’imposer
comme le premier garant de ces valeurs », qu’ils qualifient d’ « uni-
verselles » et que « la diversité des cultures […] sera valorisée par
l’État pour autant que ces cultures s’inscrivent dans le respect de ces
valeurs fondamentales ». « C’est en raison de ce choix clair pour ce
modèle, concluent les auteurs de la proposition, que [ces derniers]
préconisent l’interdiction du port de signes convictionnels par les
membres du personnel des établissements scolaires d’enseignement
officiel organisés ou subventionnés par la Communauté française ».
Ce faisant, les auteurs de la proposition appréhendent le contexte
auquel ils estiment devoir faire face sur la base de leur conception des
rapports entre l’État et les conceptions religieuses et philosophiques,
même si la dimension sociale n’est pas totalement absente puisque les
développements de la proposition font également état d’un « phéno-
mène de radicalisation identitaire » comme conséquence dans notre
société de la « coexistence [de] plusieurs cultures, plusieurs langues
et plusieurs religions ». La conception de la société et de la neutralité
de l’État qu’entendent ainsi défendre les auteurs de la proposition
peut être considérée d’une manière générale comme conforme aux

40
valeurs de la Constitution belge et de la Convention européenne des
droits de l’homme, telle qu’interprétée par la Cour européenne des
droits de l’homme, sans qu’évidemment ceci n’implique qu’elle serait
la seule à être conforme à ces valeurs, d’autres approches, mettant
par exemple davantage l’accent sur la diversité des conceptions en
présence, pouvant également se concevoir dans ces cadres constitu-
tionnel et conventionnel (…) ».
Après avoir invité les auteurs de la proposition de décret à mieux
faire correspondre la motivation de l’intervention du législateur
à la spécificité des situations traitées et de mieux développer
l’un des  aspects du principe de neutralité dans le dispositif de
la proposition, à savoir la séparation des Églises et de l’État, le
Conseil d’État a considéré que « les limites à la liberté de religion
que la conception défendue par les auteurs de la proposition implique
pour les enseignants de l’enseignement officiel peuvent également
se justifier à la lumière à la fois de l’article 24, § 1er, alinéa 3, de
la Constitution, qui impose à la Communauté un enseignement
neutre, et, plus largement, du principe de neutralité applicable aux
pouvoirs publics, en ce compris ceux qui organisent un enseignement
subventionné, étant entendu, comme exposé plus haut, que d’autres
approches pourraient être retenues par le législateur sur ces questions,
dans le respect du principe de neutralité, ainsi qu’il a été développé
plus haut. Ce qui précède vaut également pour ce qui concerne les
limites admissibles à l’expression, par le port de signes convictionnels,
d’une identité politique ou philosophique. La conception retenue par
les auteurs de la proposition de décret se situe au demeurant dans le
prolongement des dispositions actuelles des décrets précités du 31 mars
1994 et du 17 décembre 2003 dans lesquels, les dispositions à l’exa-
men viendraient s’insérer. En effet, selon ces décrets, le personnel de
l’enseignement dans les établissements concernés “s’abstient, devant
les élèves (…), de toute attitude et de tout propos partisan dans les
problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d’actualité et

41
divisent l’opinion publique. […] [Il refuse de témoigner en faveur
d’un système philosophique ou politique, quel qu’il soit, et, en dehors
des cours visés à l’article 51, Il s’abstient de même de témoigner en
faveur d’un système religieux. 2 […] Il veille, de surcroît, (…) à ce
que, sous son autorité, ne se développent ni le prosélytisme religieux
ou philosophique ni le militantisme politique organisé par ou pour les
élèves » (…). Selon les mêmes décrets, ‘[t] out membre du personnel
est tenu au respect du principe de neutralité organisée (…) par le
présent décret […]’ (...). Les travaux préparatoires gagneront à faire
apparaître la nécessité du renforcement de ces dispositifs légaux ».
— La section d’administration du Conseil d’État s’est également
prononcée à différentes reprises sur la question du port de signes
convictionnels par les enseignants et sur le respect du principe
de neutralité.
• Ainsi dans un arrêt du 21 décembre 20101, le Conseil d’État
était saisi d’une requête en annulation et en suspension d’une
décision du Conseil communal de la Ville de Charleroi (ayant
adhéré volontairement au décret de la Communauté française du
31 mars 1994), édictant un règlement général interdisant le port
de tout signe ostensible religieux, politique ou philosophique aux
membres du personnel enseignant, lorsqu’ils se trouvent dans
l’enceinte de l’établissement où ils sont affectés et en dehors
de celui-ci, dans l’exercice de leurs fonctions. Dans son arrêt
rendu sur la demande de suspension et de mesures provisoires,
le Conseil d’État a considéré que « le port de tout signe ostensible
1.  CE. (ass.gén.), 21 décembre 2010, J.T., 2011, pp. 129 et suiv. ; voir sur cette
jurisprudence G. Goedertier et P. Vanden Heede, « Signes convictionnels dans l’en-
seignement officiel. Quatre questions autour de la compétence, de la neutralité, de la
liberté de religion et de la discrimination », Rev. dr. commun., 2011, liv.4, pp. 15-31
; A. Van de Weyer, « Enseignante voilée : le Conseil d’État a tranché », Scolanews,
janvier 2010, pp. 1-4, A ; Van de Weyer, « Enseignante voilée : suite et (probable-
ment) fin », Scolanews, n° 6, juin 2013, pp. 1-5 ; A. Van de Wever, « Le port du voile
dans l’enseignement. Évolution juridique, sociologique et politique d’une contro-
verse multiculturelle sensible », Kluwer, 2011.

42
religieux, politique ou philosophique » était incompatible avec le
devoir de neutralité, inscrit dans un décret de la Communauté
française du 31 mars 1994 et consistant en une attitude de réserve
et d’abstention. Celui qui est neutre n’est du parti ni de l’un ni
de l’autre, ou, du moins, n’exprime ses préférences ni pour l’un
ni pour l’autre. Le Conseil d’État a estimé que cette interdiction
ne violait pas l’article 9 de la Convention européenne des droits
de l’homme.
• Le Conseil d'État a confirmé cette interprétation dans son arrêt
du 27 mars 2013 sur la demande d'annulation, après avoir relevé
notamment que la neutralité de l’autorité publique, consacrée
en matière d’enseignement par l’article 24, § 1er, alinéa 3, de
la Constitution, est un principe fondamental qui transcende et
garantit notamment les convictions de chacun.
Elle a ainsi considéré que l'interdiction faite aux membres du
personnel enseignant par le règlement de porter tout signe osten-
sible religieux, politique ou philosophique communal litigieux
était légitime et proportionné : « Vl.2, 6. Les buts poursuivis par la
mesure litigieuse sont d'une part, d'assurer la neutralité de l'enseigne-
ment en faveur des élèves et de leurs parents et d'autre part, de faire
bénéficier les élèves de la connaissance de la pluralité des valeurs qui
constituent l'humanisme contemporain. Ces objectifs sont énoncés
à l'article 4, § 1er, du règlement attaqué et aux articles 2 à 4 du
"Projet éducatif" de la partie adverse. »
Ces deux arrêts du Conseil d'État valident donc ce que certains
appellent la conception exclusive de la neutralité.
- La Cour constitutionnelle, tout en précisant que le Constituant
n'a pas voulu concevoir la notion de « neutralité » contenue
à l'article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution comme une
notion statique, considère que « le principe de neutralité entraîne,
pour l'autorité compétente, non seulement une obligation d'absten-

43
tion – dans le sens d'une interdiction de discriminer, de favoriser
ou d'imposer des convictions philosophiques, idéologiques ou reli-
gieuses –, mais aussi, dans certaines circonstances, une obligation
positive, découlant de la liberté de choix des parents garantie par la
Constitution, d'organiser l'enseignement communautaire de telle
manière que “[la] reconnaissance et l’appréciation positives de la
diversité des opinions et des attitudes” ne soient pas compromises »
(C. Const., arrêt 40/2011 du 15 mars 2011, point B.9.6). Quant
au contenu du principe de neutralité, elle précise encore en son
point B15 que « l'interdiction générale et de principe, pour les
élèves, de porter des signes religieux et philosophiques visibles dans
les établissements de l'Enseignement communautaire donne à la
notion de neutralité, telle qu'elle est contenue dans l'article 24, §
1er, alinéa 3, de la Constitution, une orientation nouvelle, qui n'est
cependant pas contraire par définition à cette notion. En effet, ainsi
qu'il a déjà été constaté en B.9.3, le Constituant n'a pas conçu la
neutralité de l'enseignement communautaire comme un principe
rigide, indépendant des évolutions de la société. En outre, dans cer-
taines circonstances, la neutralité peut obliger l'autorité compétente
à prendre des mesures visant à garantir la “reconnaissance et [l']
appréciation positives de la diversité des opinions et des attitudes”
dans l'enseignement communautaire ».
4. Principes dégagés par la Cour constitutionnelle belge
dans son arrêt du 4 juin 2020 : la liberté de manifester sa
religion n’est pas absolue
Pour rappel, la question préjudicielle posée à la Cour constitution-
nelle portait sur l’article 3 du décret de la Communauté française
du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de
la Communauté », qui dispose :

44
« Les élèves y sont entrainés graduellement à la recherche personnelle ;
ils sont motivés à développer leurs connaissances raisonnées et objec-
tives et à exercer leur esprit critique.
L’école de la Communauté garantit à l’élève ou à l’étudiant, eu égard
à son degré de maturité, le droit d’exprimer librement son opinion
sur toute question d’intérêt scolaire ou relative aux droits de l’homme.
Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre
des informations et des idées par tout moyen du choix de l’élève de
l’étudiant, à la seule condition que soient sauvegardés les droits de
l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public,
la santé et la moralité publiques, et que soit respecté le règlement
intérieur de l’établissement.
La liberté de manifester sa religion ou ses convictions et la liberté
d’association et de réunion sont soumises aux mêmes conditions. »
La Cour relève que si, aux termes de l’article 24, § 1er, alinéa
2, de la Constitution, la Communauté assure le libre choix
des parents, c’est précisément pour garantir cette liberté que la
Communauté, conformément à l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la
Constitution, organise un enseignement neutre dans le respect
des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des
parents et des élèves et qu’elle subventionne les établissements
d’enseignement dont la spécificité réside dans une conception
religieuse, philosophique ou pédagogique déterminée. Aussi,
cette « liberté de choix ne confère toutefois pas aux parents et
aux élèves un droit inconditionnel d’inscription dans l’école de
leur choix » (considérant B.13.3).
En l’espèce, sur le plan de la légitimité de l’interdiction du port
du voile, la haute école a pour objectif de créer « un environnement
éducatif totalement neutre ».
À cet égard, quant au sens et à la portée de la notion de neutralité
telle qu’inscrite à l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution,

45
la Cour indique que « le Constituant n’a pas voulu concevoir la
notion […] comme une notion statique » ou « rigide » (B.17.3 et
B.18.1). En ce sens, l’interdiction des signes religieux, philoso-
phiques et politiques dans un établissement d’enseignement,
en ce qu’elle est fondée sur la neutralité, « donne à la notion de
neutralité […] une orientation nouvelle, qui n’est cependant pas
contraire par définition » à la Constitution (B.18.1). Citant les
travaux préparatoires du Constituant de 19881, la Cour précise
en effet que « dans certaines circonstances, la neutralité peut obli-
ger l’autorité compétente à prendre des mesures visant à garantir
la “reconnaissance” et “l’appréciation positives de la diversité des
opinions et des attitudes” et à préserver “l’accent sur les valeurs
communes” » (B.17.2).
Par ailleurs, lors de l’examen de l’article 9, § 2 de la CEDH
qui garantit la liberté de religion, la Cour constitutionnelle,
renvoyant en cela à la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme, relève que si le droit d’avoir des convictions
religieuses (forum internum) est absolu, le droit de manifester
sa foi religieuse (forum externum) peut être soumis à des restric-
tions, dans les limites fixées par l’article 9, paragraphe 2, de la
Convention européenne des droits de l’homme (CEDH, 12 avril
2007, Ivanova c. Bulgarie, § 79 ; 15 janvier 2013, Eweida e. a. c.
Royaume-Uni, § 80) » (B.22.2).

1.  Note explicative du Gouvernement concernant la révision constitutionnelle du


15 juillet 1988, Doc. parl., Sénat, S.E. 1988, n° 100-1/1°, pp. 2-3. La note relève
notamment qu’« une école neutre respecte toutes les opinions philosophiques, idéologiques
et religieuses des parents qui lui confient leurs enfants.
Elle se fonde sur une reconnaissance et une appréciation positives de la diversité des opi-
nions et des attitudes et, la dépassant, met l’accent sur les valeurs communes.
Un tel enseignement veut aider et préparer les jeunes à entrer dans notre société avec un
jugement et un engagement personnels. C’est seulement dans cet esprit qu’on traitera les
problèmes controversés.
La mise en œuvre d’une telle neutralité est étroitement liée au projet éducatif et aux
méthodes pédagogiques. Elle pourra par conséquent évoluer différemment dans les Com-
munautés.
Évidemment, la liberté académique des institutions universitaires reste garantie ».

46
Ainsi, pour être conforme à la liberté de religion, l’interdiction de
porter des signes religieux dans un établissement d’enseignement,
qui constitue une ingérence dans l’exercice du droit de mani-
fester ses convictions religieuses, doit, entre autres, poursuivre
« les objectifs relatifs à la protection des droits et libertés d’autrui et
à la protection de l’ordre public ». À cet égard, la Cour renvoie à
la notion de « neutralité » comme étant évolutive et relève que
l’objectif poursuivi par la haute école consiste à créer « un envi-
ronnement éducatif totalement neutre » (Considérant B.24.1). La
notion de « neutralité » n’étant pas conçue de manière statique
par la Constitution, différentes conceptions de la « neutralité »
sont donc compatibles avec ce prescrit. La Cour reprend ici l’idée
selon laquelle la Belgique est traversée par diverses conceptions
de la neutralité convictionnelle, tantôt inclusive, tantôt exclusive.
Elle valide ainsi la volonté du pouvoir organisateur de créer « un
environnement éducatif totalement neutre », soit « un environne-
ment dans lequel les étudiants ne sont exposés à aucune tentative
d’influencer leurs opinions ou convictions politiques, philosophiques
et religieuses » et que « l’interdiction, pour les étudiants, de porter
des bijoux, insignes et vêtements, en ce compris les couvre-chefs, qui
reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique
ou religieuse, est envisagée comme une mesure visant, selon le projet
pédagogique basé sur une conception déterminée de la neutralité de
l’enseignement officiel, à protéger l’ensemble des étudiants contre la
pression sociale qui pourrait être exercée par celles et ceux, parmi eux,
qui rendent leurs opinions et convictions visibles » (B.24.2). Elle
estime qu’une telle ingérence dans la liberté de religion « poursuit
les objectifs relatifs à la protection des droits et libertés d’autrui et à
la protection de l’ordre public mentionnés à l’article 9, paragraphe 2,
de la Convention européenne des droits de l’homme ».
La Cour relève encore, se fondant en cela sur la jurisprudence
strasbourgeoise, que « le pluralisme et la démocratie doivent s’ap-

47
puyer sur le dialogue et sur un esprit de compromis, qui requièrent
nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui
se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux
et valeurs d’une société démocratique (CEDH, grande chambre,
10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, § 108 ; 4 décembre
2008, Dogru c. France, § 62) » (B.25.2).
Dès lors, chaque pouvoir organisateur de l’enseignement officiel1
est libre d’interdire les signes convictionnels, pour les élèves,
mais aussi pour les étudiants majeurs, afin de mettre l’accent
sur les valeurs communes, pour autant que le règlement d’ordre
intérieur le stipule.
L’arrêt était à peine prononcé par la Cour constitutionnelle qu’il
fit l’objet de vives critiques. Le Collectif contre l’islamophobie en
Belgique (CCIB), a notamment réagi en s’indignant : « La décision
de la Cour est incompréhensible et constitue une brèche sans précé-
dent dans notre corpus juridique garantissant le respect des droits
fondamentaux en matière de convictions religieuses et philosophiques.
Par cet arrêt, la Belgique ne respecte pas ses engagements interna-
tionaux en matière de libertés publiques et de non-discrimination
à l’égard de tous les étudiant.e.s de notre enseignement. » Un appel
à manifester, autorisé par la ville de Bruxelles, a ainsi été lancé
par #Hijabis Fight Back et a rassemblé le 5 juillet, au cœur de la
ville de Bruxelles, quelques centaines de jeunes filles et femmes
voilées dénonçant un arrêt jugé liberticide et islamophobe2.

1.  Qu’il s’agisse donc de l’enseignement communautaire ou de celui des Communes


ou des Provinces et dans les établissements scolaires de l’enseignement fondamental,
secondaire ou supérieur.
2. « Plus de 1.000 manifestants à Bruxelles contre l’interdiction du foulard dans l’en-
seignement supérieur (vidéos) », https://www.lesoir.be/311480/article/2020-07-05/
plus-de-1000-manifestants-bruxelles-contre-linterdiction-du-foulard-dans; « Port de
signes convictionnels dans l’enseignement supérieur : une manifestation s’annonce
le 5 juillet », https://bx1.be/dossiers-redaction/port-de-signes-convictionnels-dans-
lenseignement-superieur-une-manifestation-sannonce-le-5-juillet/

48
5. La question des motions bruxelloises autour du voile
– Derrière la question du port des signes religieux dans les admi-
nistrations ou la fonction publique se pose souvent la question
du voile islamique. Une question qui s’impose régulièrement
à l’agenda judiciaire1, nous l’avons vu, mais aussi politique et
médiatique. C’est ainsi qu’à défaut de législation uniforme, le
paysage bruxellois a vu fleurir au niveau communal une série de
motions ou de propositions de motion relatives à une modification
du règlement de travail des agents communaux afin d’y ajouter
une « clause de non-discrimination »2. La première motion a été
approuvée par le conseil communal de Molenbeek le 31 août
20203, suivie par une proposition de motion de la commune de
Schaerbeek4.
Si comme nous l’avons vu toutes les discriminations, y compris
en matière de « convictions religieuses », font déjà l’objet de
législations générales de lutte et de prévention, tant en droit
international qu’en droit belge, il s’agit dans les faits d’instaurer
un aménagement en faveur des femmes musulmanes souhai-
tant porter le voile sur le lieu de leur travail. La neutralité, dite

1.  https://www.unia.be/fr/jurisprudence-alternatives/jurisprudence?category=113&
require_all=category
2.  « La motion pour éviter les discriminations à l’emploi des femmes voilées justifiée
à Molenbeek ? » https://www.rtbf.be/info/regions/bruxelles/detail_la-motion-anti-
discrimination-contre-le-voile-justifiee-a-molenbeek?id=10576064; Marie-Cecile
Royen, « Le voile sera-t-il admis dans l’administration bruxelloise ? Cette interroga-
tion menace la cohésion du PS et du nouvel exécutif régional, car la jurisprudence est
balbutiante », https://www.levif.be/actualite/belgique/bruxelles-vaut-bien-un-voile/
article-normal-1177031.html
3.  http://www.molenbeek.irisnet.be/nl/bestanden/raad/moties/2019/motion-
31-08-2020-ps-sp-a-modification-du.pdf; « Sur la question du voile, Ecolo n’auto-
rise plus le doute  », https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/bruxelles/
sur-la-question-du-voile-ecolo-n-autorise-plus-le-doute/10248987.html
4.  https://plus.lesoir.be/325272/article/2020-09-16/apres-molenbeek-les-signes-re-
ligieux-sinvitent-schaerbeek

49
« inclusive », concernerait ainsi les actes posés et non l’apparence
des agents.
La motion votée à Molenbeek est ainsi libellée : « La neutralité
doit être assurée par les agents communaux dans le service rendu
aux citoyen.e.s. » Cette phrase est énoncée dans les préalables de
la décision, et elle est reprise à l’article 4, en donnant comme
acquise que la neutralité soit à voir « dans le service rendu » et
en énonçant que de manière urgente, avant le 1er janvier 2021,
l’administration communale fera un premier rapport au sujet des
modalités concrètes de développement d’une « approche ouverte
et pratique de la neutralité dans le service rendu aux citoyen.e.s
molenbécquois.e.s. ».
Ce faisant, l’administration entend privilégier une vision com-
munautariste du « vivre ensemble », en ne tenant aucun compte
des usagers du service public qui pourraient légitimement être
heurtés de voir un agent arborer ses convictions religieuses à
l’occasion de l’exercice de ses fonctions. Dans un monde sécularisé
comme le nôtre, aux convictions diverses, un tel signal n’est guère
propice à l’instauration, pourtant essentielle, de la paix sociale et
d’une « Cité commune ». Au fond, tenter d’assimiler la neutralité
des services administratifs à une quelconque discrimination est
intellectuellement biaisé, et s’avère politiquement dangereux.
– Cela étant, sur un plan strictement juridique, tant une mesure
d’interdiction des signes convictionnels, que son pendant, la
contestation d’une mesure d’inclusion de tels signes, pourrait se
fonder sur la protection des droits et libertés d’autrui, en parti-
culier celui de ne pas être exposé à de tels signes, telle que garantie
par l’article 9 de la CEDH1.

1.  M. Nihoul et S. Wattier, « L’interdiction de signes convictionnels comme limite


à l’exercice des libertés. État des lieux au niveau communal »,  Rev. dr. commun.,
2018/3, pp. 27-36, sp. p. 32.

50
À certaines conditions toutefois. Il y a en effet lieu de vérifier
s›il est satisfait aux conditions auxquelles la Constitution et les
conventions internationales admettent la limitation de la liberté
d›expression d›une part et de la liberté religieuse et philosophique
d›autre part. Ces conditions sont énoncées à l›article 19 de la
Constitution, aux articles 9, paragraphes 2 et 10, et 10, para-
graphe 2, de la Convention européenne des droits de l›homme
et aux articles 18, paragraphe 3, et 19, paragraphe 3, du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Ces dispo-
sitions imposent que les restrictions à la liberté religieuse et
philosophique et à la liberté d›expression soient prévues par la
loi, soient nécessaires dans une société démocratique et soient
adoptées dans l›intérêt d›une des valeurs juridiques qu›elles citent
expressément1.
Ainsi, la nécessité et la proportionnalité de la mesure devraient
conduire à s’interroger à propos des destinataires de la mesure
au regard du but poursuivi.
Si l’objectif est de garantir la neutralité du service public à l’égard
de ses usagers, il est parfois soutenu que seules les personnes en
contact visuel avec ceux-ci devraient alors être concernées2, sous
réserve toutefois d’éventuelles nécessités liées à l’organisation et au bon

1.  En ce qui concerne la liberté religieuse et philosophique, il s’agit de « la sécurité


publique, [de] la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou [de]
la protection des droits et libertés d’autrui  (article 9, paragraphe 2, de la Convention
européenne des droits de l’homme). En ce qui concerne la liberté d’expression, sont
formellement citées:  la sécurité nationale, [...] la sûreté publique [...] la défense de
l’ordre et [...] la prévention du crime, [...] la protection de la santé ou de la morale,
[...] la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divul-
gation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du
pouvoir judiciaire  (article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits
de l’homme).
2.  Voy., par exemple : Trib. Trav. Bruxelles, 16 novembre 2015, R.G. n° 13/7828/A
(affaire Actiris).

51
fonctionnement1. En effet, « l’idée de conditionner l’interdiction des
signes convictionnels aux fonctionnaires en contact avec le public est
une fausse bonne idée : dans le cas où dans un organisme, pourraient
coexister des agents pouvant porter des signes ostentatoires et d’autres
pas, cela aurait pour conséquence de créer automatiquement une
discrimination et une inégalité de traitement entre les agents. Cela
créerait également de nombreux problèmes d’organisation en termes
de gestion du personnel notamment si ces personnes sont mutées,
promues ou changent de fonction. Comment expliquer qu’en début
de carrière une personne puisse porter des signes convictionnels et que
suite à une promotion, cette possibilité ne soit plus permise ? Se posent
aussi la question de l’agencement et de l’organisation des locaux et des
services entre le back et le front office. Comment également garantir
avec certitude qu’il n’y aura jamais de contacts avec le public pour
les agents qui pourraient être autorisés à montrer leurs convictions ?
L’éventuelle distinction entraînerait des difficultés disproportionnées
en termes d’organisation tant pratique que juridique, dans la mesure
où, d’une part, les agents ne se cantonnent pas nécessairement à un
lieu clos et dans le cadre de leurs fonctions, il est fréquent que ceux-
ci se déplacent dans les locaux et rencontrent des usagers et, d’autre
part, qu’une éventuelle distinction imposerait une réglementation
différente au sein d’un même service ou d’une même entité. L’exer-
1.  C.E. (A.G.), avis n° 44.521/AG du 20 mai 2008 sur une proposition de loi du
6 novembre 2007 « visant à appliquer la séparation de l’État et des organisations
et communautés religieuses et philosophiques non confessionnelles » (Doc. Parl.,
Sénat, 2007-2008, n° 4-351/2). Dans les avis 48.146/AG et 48.147/AG, le Conseil
d’État observe ainsi : « La substance même des libertés en cause n›étant pas atteinte en ce
qui concerne les fonctionnaires concernés, il paraît pouvoir être admis que des considéra-
tions relatives au bon fonctionnement des services publics puissent figurer parmi les élé-
ments à prendre en considération quant au respect du principe de proportionnalité. Dans
la mesure où le législateur, qui dispose à ce propos d›une certaine marge d›appréciation,
pourrait démontrer de manière convaincante qu›il est en effet extrêmement difficile,
voire impossible, compte tenu des circonstances concrètes en matière d›organisation et de
fonctionnement du service public, d›opérer une distinction entre les différents membres
du personnel à l›intérieur d›un même service public, une interdiction générale pourrait
effectivement se justifier. »

52
cice de la fonction publique doit être assuré dans le respect d’une
stricte impartialité. À aucun moment, l’administré ne doit pouvoir
considérer que ses droits sont conditionnés ou influencés par les
convictions personnelles du fonctionnaire opérant au sein de l’admi-
nistration. Il s’ensuit que toute personne qui participe à l’exercice de
l’administration doit refléter cette neutralité dans son attitude, son
comportement et ses vêtements. Cette neutralité ne peut être pas à
géométrie variable. »1
À cet égard, la jurisprudence de la Cour européenne est capitale,
dont l’important arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni2. La
Cour européenne y laisse une marge d’appréciation aux États,
mais celle-ci a des limites variant selon les circonstances, les
domaines et le contexte et soumises à un contrôle de légitimité
et de proportionnalité, à effectuer dans chaque cas in concreto.
S’agissant cette fois du principe de laïcité inscrit à l’article 1er
de la Constitution française, tel qu’appliqué par les juridictions
administratives françaises (interdiction absolue pour un agent
public notamment de porter des signes religieux dans l’exercice
de ses fonctions), il convient de relever que, par son arrêt du 26
novembre 2015, Ebrahimian c. France3, la Cour EDH a reconnu,
dans une affaire concernant le non-renouvellement du contrat de
travail d’une assistante sociale employée dans un centre hospitalier
public, en raison de son refus d’enlever le voile islamique sur le
lieu de travail, que la sauvegarde du principe de laïcité constitue
un objectif conforme aux valeurs sous-jacentes de la CEDH
et que la neutralité du service public hospitalier pouvait être
1.  Gaëlle Smet, « Les analyses du Centre Jean Gol : L’interdiction du port ostenta-
toire des signes convictionnels dans l’administration », février 2016, https://www.cjg.
be/wp-cont/uploads/2015/02/2016-fevrier-GS-Linterdiction-du-port-ostentatoire-
des-signes-convictionnels-dans-ladministration.pdf
2.  Cr.E.D.H., 15 janvier 2013, EWEIDA et autres c/ ROYAUME-UNI, Req.
48.420/10 et autres
3.  Arrêt Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, requête n° 64846/11

53
considérée comme liée à l’attitude de ses agents. L’objectif était
également de veiller à ce que ces usagers bénéficient d’une égalité
de traitement sans distinction de religion. La Cour EDH a jugé
que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales
n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation en constatant
l’absence de conciliation possible entre les convictions religieuses
de la requérante et l’obligation de ne pas les manifester, puis en
décidant de faire primer l’exigence de neutralité et d’impartialité
de l’État qui découle du principe de laïcité.
La Cour européenne des droits de l’homme parle du principe de
laïcité-neutralité et considère qu’il « constitue l’expression d’une règle
d’organisation des relations de l’État avec les cultes, qui implique
son impartialité à l’égard de toutes les croyances religieuses dans le
respect du pluralisme et de la diversité ».
Il nous semble dès lors possible, et souhaitable, de s’opposer
légalement à une modification d’un règlement de travail qui
viserait à inclure le port du voile dans la fonction publique, et
ce compte tenu de la nécessité de protéger l’ordre, ainsi que les
droits et libertés d’autrui (exigence de neutralité et d’impartialité,
égalité entre l’homme et la femme1, « séparation de l’Église et de
l’État » et une certaine conception du « vivre ensemble »).

6. Les motions bruxelloises autour du voile :


une « neutralité à la carte »2 ?
Nous l’avons vu, d’une part, notre arsenal législatif interdit déjà
les discriminations qui seraient fondées notamment sur les convic-
1.  La Cour européenne des droits de l’homme reconnait que la progression vers
l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de
l’Europe (C.E.D.H., S.A.S. c. France, n° 43835/11, 1er juillet 2014, mutatis mutan-
dis, Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas (déc.), n° 58369/10, 10 juillet 2012;
voir aussi : Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A n° 263, et Konstan-
tin Markin c. Russie [GC], n° 30078/06, § 127, CEDH 2012
2. https://www.bladi.net/belgique-motion-port-voile,73527.html

54
tions religieuses et, d’autre part, le concept de neutralité autorise
un pouvoir organisateur ou une autorité publique à promouvoir
un environnement aconfessionnel, garant du « vivre ensemble ».
De la sorte, un juste équilibre est trouvé entre la liberté religieuse
et la liberté d’autrui à bénéficier d’un environnement impartial
dans une société largement sécularisée.
Enfin, parmi les normes qui fondent notre démocratie, il en est
une, essentielle, à préserver : l’égalité hommes/femmes ou plus
largement l’égalité de genre. Cette norme trouve sa source dans
l’affirmation d’une valeur universelle essentielle – conquise de
haute lutte, ne l’oublions jamais –, étant l’autonomie intellectuelle
et affective des individus. Promouvoir strictement la neutralité
c’est offrir à tout un chacun la capacité de s’émanciper à l’égard
d’un groupe ou d’une communauté. C’est devenir un citoyen
du monde et non plus d’abord un individu appartenant à sa
communauté d’origine.
À ce titre, la laïcité de l’État belge1, comme c’est déjà le cas en
France, pourrait être un principe fédérateur. Ainsi que le relevait
le philosophe Henri Pena-Ruz2 : « La laïcité est en premier lieu un
principe de droit politique. Ce principe suppose un idéal universaliste
d’organisation de la cité et le dispositif juridique qui en rend possible
la réalisation concrète. Ce dispositif est celui de la séparation, qui

1.  Depuis 2003, il existe d’ailleurs en Belgique plusieurs propositions de révision de


la Constitution. Ainsi, parmi les dernières, une proposition du 13 janvier 2016 « en
vue d’insérer un nouvel article 7ter relatif à la laïcité de l’État », https://www.deka-
mer.be/FLWB/PDF/54/1582/54K1582001.pdf; une autre du 13 septembre 2018
« visant à renforcer la primauté du droit positif sur toute prescription religieuse ou
philosophique, à mieux garantir les droits de l’homme, les libertés fondamentales
et l’égalité des hommes et des femmes et à consacrer la laïcité de l’État belge » ou
encore du 27 mars 2019; Les débats autour de l’inscription de la laïcité politique dans
la Constitution belge, coordonnés par Xavier DELGRANGE, Cahier du CIRC, n° 4,
juillet 2020, http://www.circ.usaintlouis.be/wp-content/uploads/2020/08/Cahier-
du-Circ-n%C2%B04-Debats-autour-de-linscription-de-la-laicite-politique-dans-
la-Constitution-belge.pdf
2.  Dictionnaire amoureux de la Laïcité, Editions Plon, 2014, p. 535.
vaut garantie de l’indépendance des pouvoirs publics par rapport à
toute tutelle religieuse. »
L’État, me semble-t-il, ne doit pas seulement être « neutre », il est
investi d’une mission qui est de protéger ses services publics et ses
citoyens contre les revendications religieuses d’interférer dans la
sphère publique1. Ce faisant, et contrairement à ce qui est parfois
affirmé, l’État n’est ni liberticide, ni excluant, ni discriminant,
mais favorise au contraire la nécessaire émancipation citoyenne.
À cet égard, il conviendrait sans doute de jeter un œil lucide
sur l’oppression religieuse – patriarcale – qui se vit sous maints
régimes théocratiques pour mesurer l’urgence de préserver nos
valeurs démocratiques.

Bibliographie
Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, Livre de
Poche, 1987
Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité  ?, Gallimard, 2003
Emmanuelle BRIBOSIA et Isabelle RORIVE, “Le voile à l’école :
une Europe divisée”, R.T.D.H., 60/2004, pp. 951 et s.
La charia, la Déclaration du Caire et la Convention européenne des
droits de l’homme, Conseil de l’Europe, Résolution 2253 (2019)
Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les réponses
apportées par les autorités publiques au développement de la radi-
calisation islamiste et les moyens de la combattre, Sénat, session
extraordinaire 2019-2020
Nadia GEERTS, “Signes convictionnels : l’interdiction est légi-
time, dit la Cour constitutionnelle”, 10 juin 2020, https://o-re-la.
ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convictionnels-l-
interdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle
“Bruxelles : manifestation contre l’interdiction du foulard dans

1.  Vincent DE COOREBYTER, « Laïcité, neutralité et multiculturalité: des rela-


tions asymétriques », Politique, n° 66, septembre 2010, p. 21

56
l’enseignement supérieur”, 5 juillet 2020, https://www.ln24.be/
index.php/2020-07-05/bruxelles-manifestation-contre-linterdic-
tion-du-foulard-dans-lenseignement-superieur
Marc NIHOUL et Stéphanie WATTIER, “L’interdiction de
signes convictionnels comme limite à l’exercice des libertés. État
des lieux au niveau communal”, Rev. Dr. communal, 2018/3,
pp. 27 et s.
Note de recherche, Port de signes religieux sur le lieu de travail,
CURIA, mars 2016
Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de
l’homme, Liberté de pensée, de conscience et de religion, Cour euro-
péenne des droits de l’homme, mise à jour au 31 décembre 2019
Les grands arrêts du droit de l’enseignement, sous la direction de
Xavier DELGRANGE, Luc DETROUX et Mathias EL BE-
RHOUMI, Larcier, 2016
Les attentats islamistes dans le monde, 1979-2019, Fondation pour
l’innovation politique, novembre 2019
La fabrique de l’islamisme, Rapport septembre 2018, Institut
Montaigne
UNIA, Jurisprudence, https://www.unia.be/fr/jurisprudence-
alternatives/jurisprudence?category=113&require_all=category

Quelques questions pour poser le débat 


Le foulard islamique porte-t-il atteinte à la neutralité/laïcité de
l’État ?
La décision rendue par la Cour constitutionnelle vous parait-elle
équilibrée ?
Comment envisageriez-vous la liberté religieuse dans une société
pluraliste ?

57
La cancel culture à l’œuvre à Bruxelles
Cet islamisme qu’on ne veut pas voir

Florence Bergeaud-Blackler

"Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde,


car le mensonge est justement la grande misère humaine,
c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne
pas servir le mensonge.”
Albert Camus

Habituellement, on désigne par « cancel culture », ou culture de


l’effacement, une nouvelle forme de censure ayant pour but de
faire disparaitre purement et simplement un personnage, une
institution, une idée, une œuvre, un fait historique, etc.
Certains considèrent la cancel culture comme une forme démocra-
tisée de « censure » autrefois réservée aux élites. D’autres pensent
que cette cancel culture est née avec les réseaux sociaux qui per-
mettent en peu de temps de mobiliser un nombre considérable
de personnes contre quelqu’un ou quelque chose.
Il me semble que la différence entre la censure et la cancel culture
réside dans le fait que dans la censure classique, le dominant se
sert de son pouvoir pour réduire au silence le dominé, alors que
dans la cancel culture, les rôles supposés sont inversés. Je vais ici
dans ce chapitre donner un exemple. Je ne cherche pas à faire
une théorie générale de la cancel culture à partir d’un cas, mais
seulement à montrer comment une opération de cancelling opère,

59
ses mécanismes internes, ses conditions de possibilité, et à quoi
elle peut servir.
*
Je voudrais montrer à partir d’un événement dont j’ai systéma-
tiquement collecté les écrits et témoignages que la cancel culture
est une forte incitation à l’autocensure plutôt qu’une censure.
Elle se caractérise par la victimisation d’une partie et par un
renversement accusatoire qui laisse le choix au supposé bourreau
soit de se retirer soit de s’autodétruire.
Un épisode de cancel culture n’est pas une joute entre adversaires,
c’est une volonté de destruction collective et jubilatoire d’une
partie qui se solidarise inconditionnellement à une victime sup-
posée, contre une autre instituée en bourreau.
La « culture de l’effacement » n’existe que dans les sociétés où se
situer du côté des victimes n’est plus seulement un comportement
altruiste, mais une injonction sous peine d’être désigné bourreau,
et également une façon de se constituer un capital vertu à peu
de frais. Pour cela, l’opération de cancelling mobilise un certain
nombre de caractéristiques comme la présomption de culpabi-
lité, le biais rhétorique d’abstraction des faits, de l’essentialisme,
un moralisme et une vision manichéenne, la condamnation, la
contagion1.
Durant l’été 2020, j’ai publié une tribune sur le hijab en réponse
à celle d’une journaliste.
Je ne savais pas alors que j’avais mis le pied dans un engrenage qui
allait m’entrainer avec une jeune association, « l’Observatoire des
fondamentalismes », un journaliste belge expérimenté qui avait osé

1.  S La bloggueuse Natali Wynn a très bien résumé les caractéristiques de la CC sur sa chaine
Contrapoints, rapportés par Madmoizelle
https://www.madmoizelle.com/cancel-culture-definition-1037892

60
faire le récit de l’affaire, et le débat sur le hijab, dans une cabale
incontrôlable. J’ignorais qu’il faudrait se défendre d’avoir écrit une
carte blanche, publiée, retirée puis republiée par un grand quoti-
dien, qu’il faudrait subir les procès en fascisation de syndicats de
journalistes et de sociologues, les plaintes au Conseil de l’Europe,
les accusations en sexisme par deux fédérations internationales
de journalistes, accusation en islamophobie par la Commission
européenne, l’impossibilité de tenir meeting dans une salle de la
Ville de Bruxelles au nom de valeurs inacceptables…
Cette machine infernale à détruire la réputation, l’honneur et
les valeurs de personnes et d’associations, a eu pour effet (est-ce
fortuit ?) de prévenir toute possibilité de poser les termes d’un
débat sur le hijab alors qu’au même moment, trois motions étaient
déposées à Bruxelles par des partis politiques pour autoriser le
voile dans l’administration publique.
Dans le récit qui va suivre, je vais montrer en quoi précisément
cette cabale ou manœuvre diffamante peut être qualifiée d’opé-
ration de cancelling.

Victimiser
Au mois de juillet 2020, j’ai répondu positivement à la demande
de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles1 de réagir à
une carte blanche (ou tribune) signée par une journaliste.2
Dans cette tribune intitulée « Cachez ce foulard », une journalise,
Florence Hainaut, contestait la décision de la Cour constitution-
nelle belge qui avait autorisé la Haute École Francisco Ferrer de
Bruxelles à interdire le hijab dans son établissement. L’arrêt de la
1.  L’Observatoire des Fondamentalismes à Bruxelles est une ASBL destinée à documenter et alerter
sur les fondamentalismes cofondée avec Fadila Maaroufi qui en est la présidente. Je coordonne le
conseil scientifique et d’expertise. www.obruxelles.com
2.  https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-foulard

61
Cour se fondait sur un principe libéral : la décision avait rendu
possible l’interdiction du hijab là où elle n’était pas tolérée. Elle
donnait ainsi la liberté d’interdire ou non le hijab, là où cette
liberté n’existait pas auparavant. Mais, selon la journaliste, la
Cour avait rendu une décision qui faisait sortir la Belgique de
« la sphère de la liberté d’expression pour entrer dans celle de
la discrimination ». Il fallait selon elle lier cette décision à un
« sempiternel débat estival sur le burkini » qui, cette année, n’avait
pas eu lieu. Autrement dit, la justice avait rendu une décision
opportunément discriminatoire.
Je me demandai à quel titre cette journaliste avait été conviée à
commenter, sur le fond et la forme, une décision de justice1 dans
un quotidien (Le Soir) lu par environ 350 000 lecteurs. Quand
bien même une carte blanche est un exercice de libre opinion,
tout le monde n’a pas l’opportunité de publier sur un thème de
son choix a fortiori s’il n’est ni un expert du sujet ni directement
concerné. Je visitai le premier item apparu à la recherche de son
nom sur Google : sa page Facebook. Elle y présentait ainsi sa
carte blanche : « Vous savez quoi ? J’ai écrit une carte blanche où
j’estime qu’on devrait s’en balek2 que les femmes portent le foulard,
où je tente d’analyser ledit tissu sous l’angle féministe et où en plus
je termine en faisant un parallèle avec l’IVG.

Je pense passer un joli week-end riche d’échanges bienveillants et


constructifs sur les réseaux sociaux. »
On pouvait donc bien se moquer du voile qui n’était qu’un choix
individuel libre.
Étonnante conclusion dans la mesure où ce hijab, qui s’est répandu
sur les cinq continents à partir des années quatre-vingt, fait par-
1.  https://www.lesoir.be/179177/article/2018-09-18/562-millions-de-belges-lisent-la-presse-tous-
les-jours#:~:text=Les%20titres%20du%20groupe%20SudPresse,%2C%20%2D21%2C7%25).
2.  s’en bat les couilles

62
tout problème dans le monde. Les opinions s’enflamment et se
déchirent à son sujet. On agresse et on tue pour l’imposer. Mais
la journaliste nous invite à nous battre les couilles de ce morceau
de tissu aussi insignifiant, selon elle, qu’un « t-shirt avec Buddha
dessus ».
En tant qu’anthropologue, je m’intéresse aux normativités isla-
miques en contexte européen depuis plus de vingt ans. J’ai assez
d’expérience pour savoir qu’en Europe, depuis trois décennies au
moins, un nombre croissant de femmes musulmanes subissent
la pression franche ou insidieuse de zélotes littéralistes modernes
pour vivre « dans le halal » et porter le hijab1. J’ai donc répli-
qué comme on répond à qui « s’en balek », sans vulgarité, mais
assez fermement, en soulignant l’ignorance des normativités
islamiques contemporaines dont avait fait preuve la journaliste
manifestement influencée par le courant néo-féministe inter-
sectionnel. J’intitulais ma réponse « le hijab ou les errements du
néo-féminisme »2.

Je n’avais alors guère prêté attention à la dernière ligne du statut


Facebook de la journaliste qui disait : « Je pense passer un joli
week-end riche d’échanges bienveillants et constructifs sur les réseaux
sociaux. » Elle s’attendait à de nombreuses réactions négatives
qui l’occuperaient le week-end. Les fans de sa page venaient la
soutenir ostensiblement comme si elle faisait preuve de courage
face à une adversité… qui n’était alors pas manifeste. Il s’agissait à
l’évidence d’une opération de captation de l’attention de ses fans
destinée à créer ce que l’on appelle un buzz autour de son article.
J’ai donc réagi à cette carte blanche par un texte, posté dans un
premier temps sur la page Facebook de l’Observatoire. Puis, je
1.  https://plus.lesoir.be/253971/article/2019-10-16/comment-lendoctrinement-salafi-touche-les-
femmes
2.  La version première de cet article https://plus.lesoir.be/314305/ar-
ticle/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-feminisme

63
l’ai envoyée au Soir, pensant que le journal pourrait être intéressé
par sa publication.
À ma surprise, le texte parut directement sur le site du journal,
le surlendemain de la publication de la journaliste, sans que la
rédaction ne m’ait confirmé son accord. Cette version publiée
contenait un certain nombre de coquilles qui me conduisirent à
écrire au journal pour demander quelques corrections. Généra-
lement, les corrections mineures sont faites sur le texte en ligne
directement, mais ici mon texte était retiré du site du Soir.
Or, le lien de l’article avait commencé à circuler. Des rumeurs
ont alors commencé à courir sur les réseaux sociaux selon les-
quelles mon texte aurait été « censuré », que Florence Hainaut
n’ayant pas apprécié ma réponse aurait fait pression sur Le Soir
pour obtenir son retrait1.

Effacer
Tard dans la soirée, je reçois un mail de la rédaction en chef du
Soir2. Le mail donne les raisons du retrait : ma carte blanche aurait
mis en cause trop directement Madame Hainaut, cela pourrait
leur poser problème. L’autrice du mail, Pauline Hofmann, me
propose de modifier certains passages. J’accepte bien volontiers
cette demande, j’y vois l’opportunité de supprimer les adresses à
la journaliste, de préciser le concept d’intersectionnalité de sorte
qu’il soit plus évident que le cas Hainaut ne servait que d’illus-
tration pour pointer les errements du féminisme intersectionnel.
Le lendemain, tôt le matin, le texte de la seconde version n’était
toujours pas reparu.
1.  À l’époque, il ne s’agit que de rumeurs. Il faudra attendre plusieurs semaines (jusqu’au 11 août)
pour que l’intéressée confirme qu’elle était bien intervenue auprès du journal, j’y reviendrai.
2.  Message de Pauline HOFMANN en copie à William BOURTON, Pierre-Yves WARNOTTE et
Alexandre DELMER

64
J’appelle alors la rédaction. Madame Hofmann sur le point de
partir en vacances – nous sommes en plein mois de juillet – me
dit alors être en train de s’en occuper.
Plus tard, je reçois un mail du journaliste Mathieu Colinet se
présentant comme journaliste au Soir. Sans doute celui à qui
Madame Hofmann a passé la main avant de partir en vacances.
L’adresse email de Colinet ne porte pas l’extension lesoir.be, et je
remarque qu’il ne met personne en copie. Le mail me demande
la modification des passages soulignés dans mon texte en pièce
jointe. Je l’ouvre et je vois que je suis invitée à reformuler tous
les passages mentionnant Mme Hainaut, ainsi que les références à
son post en exergue sur Facebook.
Il me propose d’en discuter par téléphone ce qui, en langage
journalistique, indique que certaines choses qu’il a à me dire ne
peuvent pas être écrites.
J’appelle donc Mathieu Colinet sur le numéro de portable qu’il
m’a indiqué. La conversation, courtoise au début, devient difficile.
Il souhaite que je cesse de faire référence à Madame Hainaut et se
refuse à me donner les motifs précis de sa demande, s’en tenant
à me répéter que les passages sont trop « personnels ». Ce que
je réfute fermement. J’ai bien souligné l’ignorance de Madame
Hainaut, son argumentation « à trous », mais en aucun cas il ne
s’agit d’attaques personnelles, d’un argumentum ad personam
ayant pour but de blesser la personne.
Pendant un quart d’heure, je tente de lui expliquer pourquoi je
maintiendrai les passages concernant Hainaut puisque ma carte
blanche est une réponse à la sienne. Je rappelle au journaliste que
je suis l’autrice et qu’il ne peut pas tenir mon stylo, que le fait de
retirer l’article apparaitra inévitablement comme de la censure,
etc. La conversation se finit par les mots secs du journaliste :
« je ne sais pas s’il pourra paraître ainsi ». J’envoie une troisième

65
version, correspondant très exactement à la seconde avec deux
ou trois corrections de forme pour montrer ma bonne volonté,
mais dans laquelle je conserve tous les passages concernant la
journaliste Hainaut. Et je ne sais pas alors le sort qui lui sera
fait, si mon article reparaitra ou non.
Quelques heures plus tard, la dernière version est publiée sur
le site du Soir. Elle est définitivement publiée ici : https://plus.
lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-
du-neo-feminisme
Je veux bien croire à un cafouillage et je crois l’affaire close. Je
me trompe.
Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, des internautes s’étaient
inquiétés du retrait de mon texte. La rumeur court que Florence
Hainaut a fait pression sur la rédaction du journal Le Soir. J’ai du
mal à m’imaginer qu’une telle pression soit possible sur un grand
quotidien national francophone. Mais Marcel Sel, un journaliste
insolent et rigoureux, proche de l’esprit Canard Enchainé à la
belge, qui connait bien ce milieu, suggère des pressions de la
journaliste, et le fait savoir sur ses comptes Twitter et Facebook.
Plusieurs internautes m’interpellent sur Twitter : pourquoi votre
texte a-t-il été retiré, la journaliste a-t-elle fait pression ?
Je ne dis mot des tentatives de censure de certains passages exercées
sur mon texte, car je ne sais pas d’où elles viennent précisément,
ce qu’elles visent, et je ne veux pas m’embarquer dans une série
d’hypothèses que je serais incapable de vérifier.
Mais la rumeur est reprise par la journaliste elle-même.
Dans un tweet ambigu où elle dit faire face à des accusations de
l’Observatoire, elle écrit « j’ai fait pression sur le Soir » sans utiliser
le conditionnel.

66
J’interpelle alors la rédaction du Soir par email et via Twitter :
« Dites @lesoir puis-je avoir des explications ? Avez-vous vraiment
subi les pressions de la journaliste Florence Hainaut pour que je
supprime son nom sur ma carte blanche ? »

Anonymiser
Le Soir ne prend pas la peine de répondre à mon mail.
Dans les heures qui suivent, l’Observatoire devient la cible d’un
déchainement d’au moins une centaine de messages suspicieux,
voire insultants, venus de comptes et de faux comptes (trolls)
Twitter et Facebook. Les messages tournent en boucle sur les
supposées menaces, attaques, et messages de « haine » qui vien-
draient de l’Observatoire, et de son pseudo Laplume Kalam,
qui est aussitôt assimilé à une sorte de corbeau malveillant . En
fait, «Laplume Kalam» est le compte gestionnaire de la «page»
de l’Observatoire car pour gérer une page, il faut un compte1.
Bien que Facebook interdise les comptes anonymes, il ferme
souvent les yeux sur son propre règlement. Pour l’Observatoire
qui s’en est expliqué maintes fois, l’usage du pseudo est vital.
Les modérateurs sont menacés de perdre leur travail, insultés. Et
la directrice, Fadila Maaroufi, a déposé plainte peu avant pour
menace de mort2.
La journaliste s’obstine à faire croire que l’adversité provient du
même canal : l’Observatoire qui mobiliserait des « trolls » (comptes
anonymes). Ce qui a pour conséquence de mobiliser et galvaniser
1.  La différence entre les deux c’est, entre autres, qu’un compte peut intervenir et
commenter sur les comptes et pages des autres, alors qu’une page ne peut le faire
que sous conditions restreintes. De plus, Facebook interdit l’usage de pseudos pour
les comptes, mais permet des dénominations pour les pages. Il faut qu’un « compte »
corresponde à une personne physique, ce qui n’est pas le cas du nom d’une « page »
qui peut appartenir à une personne morale.
2.  « je vais te couper ta tête salope, t’es pour Zineb El Rhazoui » texte reçu le 2 mars
20h25.

67
ses troupes et de faire converger vers un seul ennemi, désigné :
l’Observatoire des fondamentalismes.
La rumeur court et prend de l’ampleur.
Mais quelques internautes prudents s’interrogent sur les accu-
sations portées par la journaliste. Ils font valoir que la journa-
liste n’est peut-être pas aussi qualifiée pour parler du sujet que
l’anthropologue expérimentée du CNRS qui lui a répondu.
Alors sans doute pour justifier du sérieux de sa carte blanche et
de sa connaissance du problème du hijab, l’autrice de la carte
blanche indique l’avoir fait lire « avant de la publier » par une
personne dénommée « Haf Ha ». Cette dernière répond être
honorée, ajoutant une série d’émoticônes affectueux (cf. image
de gauche).

68
19/07/2020

Or, « Haf Ha » est le pseudonyme de Hafida Hammouti, cofonda-


trice de la Coordination des Enseignants de Religion Islamique.
En 2012, lors de la première édition du Forum de la Foire Musul-
mane de Bruxelles1 organisée par la Ligue des Musulmans de
Belgique (LMB) liée à la mouvance des Frères musulmans2, elle
avait été choisie pour lire la déclaration commune des partenaires
du forum situé « dans une vision politique de l’islam »3.
1.  https://www.saphirnews.com/Pour-une-presence-musulmane-positive-et-contri-
butive_a15402.html
2.  https://www.levif.be/actualite/belgique/musulmans-la-frerosphere-a-charleroi/
article-normal-451291.html
3.  Djelloul, Ghaliya ; Iskandar, Fadi ; Dassetto, Felice. D’une foire musulmane à
l’autre : Polémiques, mobilisations, et halal way of life!. (2016) 14 pages

69
L’Observatoire, dont un des objectifs est de faire connaitre les
fondamentalismes (et l’islamisme en est un), se saisit de cette
information qu’il juge importante. Si la journaliste a fait relire
avant publication sa carte blanche contre la décision de la Cour
constitutionnelle d’autoriser une grande école à interdire le hijab,
par une femme proche de la mouvance frériste qui prône le hijab
obligatoire, le public doit être au courant. L’information est inté-
ressante, probante et solide. L’Observatoire met en ligne sur sa
page Facebook un diaporama mettant en évidence les liens entre
Madame Hammouti et la LMB, son engagement dans plusieurs
secteurs associatifs, références bibliographiques à l’appui1.
En voici la version intégrale (toujours en ligne sur la page Face-
book de l’Observatoire2).

signé : Laplume Kalam


Par qui la journaliste Florence
HAINAUT a-t-elle fait valider sa carte
blanche parue dans le Soir ?

“Cachez ce foulard”

(pour le savoir cliquez sur ce diaporama)

1.  J’en vérifie les sources en tant que responsable du pôle scientifique et donne mon
feu vert pour sa mise en ligne sur la page Facebook.
2.  https://cutt.ly/5a0A6Wm

70
71
Le diaporama se termine par ce message : « on peut être fonda-
mentaliste, islamiste ou autre, travailler avec des fondamentalistes,
des islamistes ou autres.
Rien ne l’interdit en Belgique. Mais quand on est un personnage
public – comme Mme Hainaut –, il convient de le signaler à ses
lecteurs, à ses électeurs ou à ses administrés ».
Autrement dit, l’Observatoire rappelle le fait que l’islamisme est
légal en Belgique. Dans son rôle de lanceur d’alertes, il demande
aux personnages publics de faire une déclaration d’intérêt en cas
de coopération avec les représentants de l’islam politique.

Injurier
Curieusement, cette information cruciale ne sera jamais exa-
minée par la presse, ni vérifiée, ni confirmée, ni infirmée. La
seule réaction se passe en message privé : Hafida Hammouti, qui
avait donc correctement été identifiée par l’Observatoire, envoie
une lettre à Fadila Maaroufi, porte-parole de l’Observatoire, la
menaçant de procès.
Aucun journaliste ne s’intéresse à « Haf Ha » ni aux liens entre
les deux protagonistes.
Comment expliquer cela ? La réponse est sans doute que, pour les
journalistes et l’immense partie de l’opinion, le mot « islamisme »
n’a aucun contenu et fonctionne comme une injure dans un
système accusatoire.
L’islamisme ne serait qu’un mot « sale », quelque chose d’équi-
valent à une insulte, une injure, comme « fasciste » ou « nazi »,
qui lorsqu’elle est proférée contre quelqu’un a pour seul but de
produire son exclusion du débat. L’outrage est si fort que celui qui
profère l’accusation n’a même pas besoin d’en donner un contenu
ou une justification précise. Dans cette affaire, l’islamisme ou

72
islam politique n’a pas d’importance, ils ne cherchent nullement
à questionner le terme. Ce qui en a pour eux, c’est l’accusation
d’islamisme. Ils ne considèrent donc pas l’information publiée
par l’Observatoire, mais l’injure dans un système triangulaire
d’injure référentielle. « Un injurieur (celui qui prononce l’injure donc
l’Observatoire) s’adresse à un injuriaire (la population et sa frange
“nauséabonde”) à propos d’un injurié (la journaliste victime) »1.
L’Observatoire aurait, en accusant (puisque révéler des liens avec
l’islamisme revient à injurier), cherché à mobiliser la société et sa
frange « nauséabonde » qui n’est pas nommée, sauf dans ce tweet
du député Ecolo à Liège Olivier Bierin : l’extrême droite française.

Cela se serait-il produit s’il avait été question de l’intégrisme


catholique ? Probablement pas, car l’intégrisme catholique est
considéré comme un fait politique. Une journaliste qui aurait
affirmé avoir fait lire son article sur l’IVG avant publication
par une personne proche de la mouvance intégriste catholique
antiavortement aurait fait l’objet d’investigation a minima. Mais
l’islamisme comme le fondamentalisme sont considérés comme
des injures et non des faits politiques. Ce déni d’existence de
composante fondamentaliste islamique en Belgique entraine
ipso facto que l’Observatoire des fondamentalismes est considéré
comme une machine à proférer des injures, et donc qu’il ne peut
produire que des victimes : les injuriés.
1.  Évelyne Larguèche, « L’injure comme objet anthropologique », Revue des mondes musul-
mans et de la Méditerranée, 103-104 | 2004, 29-56.

73
Sauver la victime accroit le capital sympathie du public. Plus elle
se bat, plus elle déploie de force contre le monstre (imaginaire),
plus elle est plébiscitée dans le monde du spectacle des réseaux
sociaux. Les rares journalistes qui s’intéresseront à l’affaire vont
ainsi s’intéresser à elle sous l’angle du harcèlement dont leur
consœur aurait été une victime courageuse. Deux jours après la
parution de la réplique à sa carte blanche le 20 juillet, la jour-
naliste affirme que, « comme prévu », elle a payé bien cher sa
carte blanche sur les femmes qui portent le foulard. « Je savais
que mon intervention allait faire couler des litres de mépris, de
sexisme et de haine », écrit-elle.

74
Si la journaliste dit avoir « prévu » ce qui allait se passer, la suite
démontre que cette prévision était largement organisée par ceux
qui vont mettre en scène sa victimisation pour mieux atteindre
et détruire ses bourreaux supposés. C’est ce que l’on appelle une
prophétie auto-réalisatrice : on prédit un événement, on adapte
son comportement en fonction de la prédiction ce qui a pour
conséquence de le faire advenir.
La journaliste obtient le soutien de son ami et confrère Ricardo
Gutierrez, secrétaire général de la Fédération européenne des
journalistes (FEJ) qui s’est spécialisée dans la défense de journa-
listes victimes de violence ou de pressions.
Alors que la chaleur caniculaire de l’été s’installe sur Bruxelles,
les réseaux surchauffent, et ce sont des politiques, des journalistes
et des académiques qui vont sur leur ordinateur depuis chez eux
ou leur résidence de vacances prendre la défense de la journaliste
supposément harcelée dans un feuilleton journalier qui va faire
oublier la question du voile.
Et rien ne semble arrêter la rumeur, le démenti, c’est bien connu,
non seulement ne fait pas cesser la rumeur, mais l’accroit1.
L’affaire prend ensuite une dimension internationale. Elle
« monte » au Conseil de l’Europe et à la Commission européenne
via deux syndicats de journalistes. « Monte » n’est sans doute
pas le mot approprié. Car à Bruxelles, on ne monte pas d’un
étage institutionnel, on traverse la rue pour se trouver dans le
quartier européen. Les frontières, les jeux d’influences politiques,
débordent, proximité oblige, sur les institutions et les lobbies
communautaires. Il est si simple d’aller diner (déjeuner en bruxel-
lois) entre midi et deux avec les correspondants internationaux,

1.  Bernard Paillard « La rumeur, ou la preuve ordinaire », Communications, vol.


84, no. 1, 2009, pp. 119-135.

75
et autres influenceurs et lobbyistes à l’affût d’informations1.
Ricardo Gutierrez diffuse des accusations contre l’Observatoire
dénonçant « la campagne de harcèlement en ligne visant actuelle-
ment Florence Hainaut ». La FEJ, dont il est le secrétaire général,
saisit le Conseil de l’Europe. L’agence Belga reprend les termes
de la saisine dans un communiqué titré : « Le Conseil de l’Europe
saisi pour dénoncer une campagne de harcèlement ciblant Florence
Hainaut » diffusé dans plusieurs médias belges francophones
dont la RTBF, 7 sur 7, La DH ou encore Le Vif/l’Express avec la
photo à la une de la journaliste « victime ».
Le 24 juillet, la RTBF cite l’alerte de la Fédération européenne
des journalistes (FEJ) reprise par la Fédération internationale des
journalistes (FIJ) : « Des dizaines de commentaires insultants et dif-
famatoires ciblant la journaliste ont été postés sur les réseaux sociaux
Facebook et Twitter (…) Le profil Facebook Laplume Kalam, page
collective d’une organisation qui se présente comme l’Observatoire
des fondamentalismes à Bruxelles, a posté des messages accusant la
journaliste “d’avoir des accointances avec l’islam politique ou des
mouvements fondamentalistes anti-démocratiques” et d’être tombée »
dans les bras des Frères musulmans » » et le communiqué ajoute :
« La journaliste a consulté le collectif Fem&L.A.W. pour envisager
sa défense en justice. »2.
Fem&L.A.W est une association composée de femmes ju-
ristes et féministes qui affirme promouvoir les droits des
femmes et contribuer à l’instauration d’une égalité réelle
1.  Les lobbyistes de Bruxelles sont très nombreux, composés d’avocats, consultants,
think-tank, pour tenter d’influencer le processus législatif via les policy officers, les
groupes d’experts accrédités, les agences réglementaires. Ces activités sont intenses
et mal encadrées comme le soulignait Le Monde. https://www.lemonde.fr/les-deco-
deurs/article/2019/05/23/petit-guide-de-lobbyisme-dans-les-arenes-de-l-union-eu-
ropeenne_5466056_4355770.html
2.  https://www.rtbf.be/info/medias/detail_le-conseil-de-l-europe-saisi-pour-denon-
cer-une-campagne-de-harcelement-ciblant-florence-hainaut?id=10548911

76
entre les femmes et les hommes. Il faut donc comprendre
que la journaliste aurait été harcelée parce que femme.
En quoi dire que X (femme) a des accointances avec Y (femme
et proche des Frères musulmans) relève-t-il du harcèlement et
du sexisme ? Mystère. Mais cela passe.
Aucun média ne vérifie l’information auprès des protagonistes.
Et quand certains y penseront, la journaliste aura supprimé sa
page Facebook, effaçant toute trace des échanges.
L’Observatoire a bien mis en évidence un lien entre la journaliste
et Hafida Hammouti, une militante proche des Frères musulmans.
Il l’a qualifié d’accointance, considérant qu’une journaliste ne
faisait pas relire son article avant publication à un passant, mais
à quelqu’un de confiance qu’il estime qualifié pour le faire.
Dire que X a des accointances avec Y dans un tel contexte ne
constitue ni accusation, ni insulte diffamatoire, ni harcèlement, ni
misogynie. C’est peut-être la raison pour laquelle, consciemment
ou non, Ricardo Gutierrez dramatise le fait en prétendant que
la journaliste encourt un danger : « C’est très grave de discréditer
un journaliste sur base de rumeurs et cela peut parfois conduire à
des actes de violence ». Il faut bien justifier que l’affaire Hainaut
apparaisse dans le rapport de la FEJ entre celle de l’assassinat de
la journaliste d’investigation maltaise Daphne Caruana Galizia
et celle de la journaliste russe Svetlana Prokopyeva accusée de
collusion avec le terrorisme qui risque effectivement sa liberté
ou sa vie… Pourtant en Belgique, ce n’est pas la journaliste qui
court un risque, mais bien la porte-parole de l’Observatoire,
Fadila Maaroufi, qui encourt notamment le danger de perdre son
emploi au Centre d’Action Laïque, un mastodonte institutionnel
qui regroupe sept associations régionales, trente-trois associations
constitutives et qui est financé par des subsides publics comme

77
un culte1. Des administrateurs du CAL dont on eut imaginé
qu’il s’intéresse a minima à l’enquête révélant la proximité de la
journaliste et de Haf Ha, font au contraire pression sur Fadila
Maaroufi. (Sera-ce la raison de son licenciement quelques mois
plus tard ?).
Un membre du conseil d’administration du CAL rappelle sévè-
rement aux règles de l’entre-soi la fondatrice de l’Observatoire.
Voici le message : « il va falloir que je te parle de ta visibilité et de la
com de l’Observatoire. Je pense que vous avez fait une grosse boulette
et que vous vous êtes trompés de cible avec Florence Hainaut (…)
il aurait peut-être fallu contacter Florence avant de critiquer ». Et
de me tacler au passage, moi, l’étrangère qui a répondu à « Flo-
rence » (c’est-à-dire moi-même) une « intellectuelle française qui
ne connait rien à Bruxelles et donne des leçons ».
Du côté de sa communauté supposée (musulmane), la maroxel-
loise Fadila Maaroufi reçoit un long message d’une autre musul-
mane qui l’accuse d’être « mauvaise musulmane ».
Par renversement accusatoire, on est invité par la majorité des
médias francophones, des syndicats internationaux de journa-
listes à s’apitoyer sur le sort de la journaliste belge. Pourtant, la
presse n’a jamais rapporté de cas d’une personne ayant échangé
avec un intégriste musulman et, pour cela, avoir été menacée.
Chacun veut sa part de vertu. Après le Conseil de l’Europe,
entre en jeu la Commission européenne qui va prétendre que la
journaliste Florence Hainaut a été la cible d’islamophobie ou,
comme on dit désormais, de « haine anti-musulmans ». Puisque,
selon le régime accusatoire, l’islamisme n’existe pas, seule l’accu-
sation d’islamisme existe et qu’elle se porte sur des musulmans ou
ceux qui prennent leur défense, cette accusation ne peut relever

1.  www.laicite.be

78
que de la haine anti-musulmans ou islamophobie. La boucle est
bouclée : l’Observatoire est islamophobe, il faut donc mobiliser
ceux qui luttent contre la haine envers les musulmans.

Accuser
Tommaso Chiamparino, le coordinateur de la très officielle « lutte
contre la haine anti-musulmane » à la Commission européenne1,
exprime sa solidarité à l’égard de la journaliste « victime » et
tweete le 24 juillet les accusations de la Fédération européenne
des journalistes (FEJ) reprenant les termes de son secrétaire
général, Ricardo Gutierrez : « Solidarité avec Florence Hainaut,
auteur d’une brillante tribune dans le Soir, qui est maintenant
(devinez quoi ?) victime de professionnels de la haine, misogynes et
extrémistes de toutes sortes. »
Il diffuse la carte blanche de Florence Hainaut et tague son
tweet des comptes suivant : @Molenews1 (Ricardo Gutierrez),
@EFJEUROPE (la FEJ), le @CCIB_be (le Collectif contre
l’Islamophobie en Belgique).
Pour ceux qui ne sont pas familiers des réseaux sociaux, un tag a
pour but d’attirer l’attention de la personne taguée sur le contenu
du tweet. Par exemple, si je veux attirer l’attention d’un collègue
ou d’un ministre par exemple, il me suffit de « taguer » le nom
d’utilisateur de son compte Twitter, le système lui fera savoir
automatiquement qu’il est concerné par mon tweet.

1.  Le poste de Commission coordinator on combating anti-Muslim hatred at Euro-


pean Commission créé l’année des attentats de Paris en 2015, dépend de la DG
Justice et Droits Fondamentaux. https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fun-
damental-rights/combatting-discrimination/racism-and-xenophobia/combating-
anti-muslim-hatred_en

79
Pour Tommaso Chiamparino, les supposées insultes envers Hai-
naut relèvent de la haine anti-musulmans. En somme, Chiam-
parino, responsable de traiter la haine anti-musulmane, informe
des faits d’islamophobie le CCIB1, une association qui travaille
à la promotion du concept tout en recevant des subsides belges
et européens pour le combattre. Le conflit d’intérêts est patent,
mais cela ne semble nullement le gêner.

Bannir
Renforcée par la légitimation de ces deux institutions euro-
péennes, la rumeur contre l’Observatoire qui aurait « harcelé »,
1.  Collectif Contre l’Islamophobie en Belgique qui vit grâce à des subsides publics
belges et dont l’un des principaux représentant n’est autre que Mustapha Chairi,
formé par les Frères musulmans français qui étendaient leur mission jusqu’en Bel-
gique francophone au début des années nonante.

80
« insulté », « diffamé », prononcé des paroles de « haine », etc.
enfle. Elle est alors relayée par des « notables », des personnes
qui se distinguent par leur visibilité dans l’espace public et qui,
bien souvent, ne s’abaissent pas à vérifier des faits une fois que
d’autres « notables » les ont relayés.
La défense de la journaliste devient alors un devoir, une mission
pour ces personnages publics qui vont pouvoir se donner le rôle
de défenseur de la liberté d’expression pour bannir une association
affublée d’un nom, « fondamentalisme », qui comme l’islamisme
ne représente rien à leurs yeux qu’une injure, une accusation
venue de l’extrême droite.
Ces personnages publics sont-ils crédules ? Pas forcément, en réa-
lité leur comportement est parfaitement rationnel. Nous vérifions
rarement les informations que nous recevons des organisations
ou des personnes auxquelles nous avons accordé notre confiance,
surtout si elles sont validées par deux syndicats de journalistes, la
majorité des médias et deux institutions européennes… Ces élus,
académiques, habitués des plateaux télé et autres personnalités
vont donner aux accusations relayées par un réseau social bouil-
lonnant une apparence bluffante de vérité. Quant à l’Observatoire
et quelques internautes qui continuent à protester et mettre en
doute cette vérité partagée, ils sont inaudibles, n’ayant pas accès
aux médias légitimes.
On ne voit pas pourquoi dans de telles circonstances, un lec-
teur en congé, en train de siroter sa tasse de thé sous un parasol
confortablement installé sur la terrasse ou à la plage, se mettrait
à vouloir vérifier les faits alors que toute la presse est en accord.
Et quand bien même le lecteur voudrait rechercher des preuves
dans la cacophonie des réseaux sociaux, il y a toujours un doute,
de ne pas avoir tout vu et lu, que certaines informations soient
cachées, inaccessibles dans l’énorme boite d’informations bouil-
lonnantes que constitue le web, etc.

81
Comme je ne connais pas bien les personnages et influenceurs
de la vie politique belge, je rapporte ici un extrait du compte
rendu de l’affaire par Marcel Sel paru dans Atlantico1 :
« Pendant ce temps, les soutiens à Hainaut affluent. Un parti en
particulier est très représenté, et jusque très haut dans sa hiérarchie.
Ecolo. Outre les députés Zoé Genot et Olivier Biérin, parmi
bien d’autres, la ministre de la Culture et des Médias Bénédicte
Linard affiche sa solidarité en proposant à Florence Hainaut, sur
le ton de l’humour, de publier un recueil des commentaires de
« trolls ». Son service Médias, en revanche, est plus direct : Sylvie
Lejoly (cheffe de service, ex-AJP) et Maïté Warland (conseillère,
journaliste) proposent « leur » aide. Le ministère a donc choisi
un camp (vais-je devoir aller à Canossa pour obtenir encore des
aides à l’écriture après cette présentation factuelle ? Voilà le genre
d’inquiétude qui naît de ce manque de réserve ministérielle. »
C’est ça que les journalistes devraient écrire bon sang de bois !)
Dans un commentaire sur la page Facebook de la journaliste,
la députée Ecolo Margaux De Ré déclare vouloir « passer à l’of-
fensive » contre l’Observatoire (cf. fig. ci-dessous, information
confirmée par La Libre2). Elle prie Florence Hainaut de divulguer
les liens des personnes l’ayant supposément harcelée. Dans un
commentaire daté du 27 juillet, un autre député Ecolo, Olivier
Bierin, s’en prend à la journaliste française Françoise Laborde,
soutien déclaré de l’Observatoire, accusée, avec Zineb El Razhoui
d’être proche de l’extrême droite.

1. https://www.atlantico.fr/decryptage/3591471/islamisme--le-balek-gate-ou-la-
mort-subite-de-la-liberte-d-opinion-en-belgique-tribune-presse-journalisme-le-soir-
hijab-voile-neo-feminisme-censure-religion-islam-florence-bergeaud-blackler-flo-
rence-hainaut-marcel-sel-
2. https://www.lalibre.be/debats/ripostes/comment-la-suspicion-generalisee-a-tor-
pille-un-debat-sur-le-hijab-5f230c49d8ad586219ab0f8d

82
Dans un commentaire Facebook du 29 juillet, Ahmed El Kha-
nouss, un conseiller communal du parti CDH (Centre démocrate
humaniste) et ancien échevin de Molenbeek, prend la défense
de la journaliste parlant au sujet de l’Observatoire d’une « armée
d’islamophobes » qui se sont mis « à cracher leur fiel », d’« inqui-
siteurs de la pensée », etc.

Pendant plusieurs jours, la page Facebook de Ricardo Gutier-


rez gonfle d’attaques et de défiances vis-à-vis de l’Observa-
toire. Ce dernier et moi-même sommes accusés d’employer les
« rhétoriques » et les « stratégies discursives » de l’extrême droite,
par une professeure de l’ULB, la politologue Corinne Torrekens.
La spécialiste va renforcer de son expertise supposée les bases
du système accusatoire selon lequel il n’y a pas d’islamisme (ou
à peine), mais il y a des accusations d’islamisme relevant d’une
« stratégie discursive d’extrême droite ».
Elle écrit dans un commentaire publié le 25 juillet, faisant allu-

83
sion à ma tribune : « C’est leur stratégie de diffamation : si tu es
musulman.e et que tu milites contre l’islamophobie (bref si tu ne te
plies plus à l’exigence de discrétion demande à la 1re génération) tu
es un islamiste. Si tu es blanc/che tu es un.e islamogauchiste allié.e
plus ou moins naïf.ve de l’islamisation de l’Europe. Autant de
rhétoriques et de stratégies discursives de l’extrême droite. Car il n’y
a évidemment jamais d’empirisme ce qui je le rappelle est le baba
de la recherche scientifique. Oui, on sait à qui on a affaire et les
médias qui leur offrent une tribune devraient y réfléchir à deux
fois ».

Rien n’arrête la rumeur, car chacune de ces « autorités » média-


tiques, universitaires, politiques se conforte mutuellement. Les
propos tenus sont diffamatoires, mais emportés par leur assurance,
ils ne s’aperçoivent pas qu’ils laissent des traces de leurs accusa-
tions partout. Un incident viendra les rappeler à l’ordre. Sur
Facebook, certains, comme la politologue Corinne Torrekens,
relaient le doxing de la fille de Marcel Sel (qui a mis en doute les
accusations contre l’Observatoire). Ils ont été trop loin. Le jour-
naliste Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour le jour-
nal français Libération, leur rappelle que ce doxing constitue une
infraction pénale. Plusieurs comptes Facebook et Twitter, dont
celui de Corinne Torrekens, de Haf Ha, de la journaliste, dispa-
raissent du jour au lendemain, concomitamment, effaçant du
même coup toutes les preuves de l’emballement.

84
L’histoire effacée, les accusations contre le bourreau et des plaintes
en défense de la victime tournent à vide pendant quelques se-
maines.
La rumeur va s’essouffler. Et paradoxalement, c’est le plus sincère
et zélé des accusateurs qui va épuiser la rumeur. Il part en défense
de la journaliste, les autres ayant disparu dans les limbes des
réseaux sociaux. Et lui va essayer de prouver qu’il a raison. Sauf
qu’il ne trouvera rien, aucune preuve contre le bourreau supposé.

Punir
François Gémenne, chercheur et enseignant à l’Université de
Liège, est un spécialiste en géopolitique de l’environnement et
des migrations. Il passe souvent à la télévision où il est considéré
comme un homme parfois émotif, mais modéré et de bonne
composition.

85
Sur Twitter, il se met à condamner avec vigueur les « méthodes »
de harcèlement de l’Observatoire, des méthodes qui ne « s’arrê-
teraient pas au harcèlement » dit-il, suspicieux.

Je l’interpelle alors sur Twitter. Et ses accusations se font de plus


en plus précises.
Avec un zèle remarquable, il écrit le 6 août une série de tweets :
« Piratage informatique, fouille des pages Facebook pour captures
d’écran, intimidations et diffamation. Honnêtement ça dépasse tout
ce que j’imaginais quand la polémique a surgi dans la presse, et ce
que les réseaux sociaux ont pu en donner à voir. Et le cas récent
n’est pas le premier » « Je vois ça comme une tentative orchestrée de
réduire au silence des personnes dont les avis déplaisent, et je trouve
ça très inquiétant », « En tout cas vous êtes une sacrée aubaine pour
les Frères musulmans et les fondamentalismes de tous bords, avec vos
méthodes de voyous et vos chasses à l’homme (à la femme surtout).
Mon dieu. »
Il poursuit, toujours le même jour :
« J’ai vu vos méthodes complotistes, vos captures d’écran sordides, vos
chasses aux sorcières dignes des grandes heures du maccarthysme et
vos trolls nauséabonds à l’effigie de Léopold II sur les réseaux sociaux »
et le lendemain, admettant qu’il vomit, il écrit « ce sont des méthodes
de crevards voyous. C’est une plaie pour la démocratie. Et ça me fait
vomir. Voilà ».

86
87
Lui faisant remarquer qu’il n’avait nulle preuve de tout ce qu’il
avançait, François Gémenne revient quelques jours plus tard avec
une capture d’écran (ci-dessous) d’un internaute précédé d’un
commentaire qui provoque la colère de Nadia Geerts, professeure
de philosophie, connue en Belgique pour sa défense placide d’une
laïcité à la française.

88
Sa réponse donne un coup d’arrêt à la rumeur. François Gémenne
s’est-il aperçu de sa méprise ? Il n’a rien trouvé manifestement. Il
ne s’en excusera pas. La rumeur s’endort, mais laisse des traces.

89
Le dévoilement des rumeurs de fausse information a un coût
pour ceux qui y ont cru ou l’ont fait courir. Ils vont alors faire
en sorte de ne pas « perdre la face ».
Un moyen d’éviter ce discrédit consiste à brouiller les pistes, à
noyer le poisson, par exemple en minimisant et en renvoyant
dos à dos les accusés et les accusateurs, prétendre distraitement
qu’« il n’y a pas de fumée sans feu » (des sorcières ont été mises
au bûcher pour cette simple phrase). Le dispositif d’accusation
est aboli au moins temporairement et l’on renvoie les uns et les
autres à leurs responsabilités respectives. On les rend à égalité
responsables. Pour imposer le calme et se parer de vertu, on rend
alors une parodie de justice, à mes dépens, moi l’anthropologue
étrangère. Les deux grands quotidiens francophones vont s’y
employer, La Libre, Le Soir. Le Vif va clôturer en accusant les
mots et les menaces des réseaux sociaux d’avoir transformé une
journaliste en suppôt de l’islamisme…

Nier
La Libre d’abord.
Clément Boileau, le seul journaliste des médias belges qui a
pris la peine de réaliser un long entretien avec l’Observatoire et
moi-même, publie un article intitulé : « Comment la suspicion
généralisée a torpillé un débat sur le hijab » paru le 31 juillet.
Il se propose de prendre de la hauteur et de jouer les arbitres. Il
fait comme si l’affaire n’avait été qu’un malentendu basé sur une
erreur initiale dont j’aurais été la principale responsable.
C’est ainsi que l’on choisit de sacrifier l’élément étranger, l’anthro-
pologue française.

90
Le journaliste rapporte la parole de Christophe Berti, rédacteur
en chef du Soir qui prétend que mon texte, dans sa première
version publiée par son journal puis dépubliée, aurait empêché
la tenue d’un débat :

« Il y avait dans la première version de sa


carte blanche des éléments qui pouvaient
être perçus comme des attaques person-
nelles sur Florence Hainaut », abonde le
rédacteur en chef, qui a finalement pris la
décision de demander une seconde version
à Florence Bergeaud-Blacker afin de pré-
server l’intégrité du débat d’idées.

Or, je n’ai jamais eu affaire à Christophe Berti. Mon texte a été


retiré sans mon consentement, il ne contenait aucune attaque
personnelle et un journaliste du Soir a tenté de faire retirer toutes
les mentions de F.Hainaut1.
Le journaliste tente ainsi de faire passer l’affaire pour une simple
querelle entre « Florences ». Comme je lui fais remarquer sur
Twitter qu’il avait omis des éléments (de l’heure d’entretien qu’il
a enregistrée) et notamment cette information cruciale selon
laquelle un journaliste a fait pression pour que j’efface toute
mention de Mme Hainaut, il explique que cette information
ne l’était pas à ses yeux. Il écrit sur Twitter : « Je n’ai en effet pas
considéré qu’une bataille de 15 min au tel (qui m’avait opposée
au journaliste m’intimant de supprimer les passages sur Florence
Hainaut) était cruciale du fait que votre CB a été publiée in fine  »
Le journaliste considère donc que la tentative ratée de censure
n’est pas un problème ni une information digne d’intérêt pour
le public belge.
1.  Ce que le Marcel Sel avait pu vérifier pour un article réalisé sur son blog et paru
juste avant celui de La Libre.

91
Le Soir également va tenter de sauver la face en rendant respon-
sable l’anthropologue dans un court article paru le 27 juillet
intitulé de façon extraordinaire (pour ne pas dire humoristique) :
« Le Soir défend le débat d’idée ». Il explique que la version ini-
tiale supprimée contenait des éléments d’attaque personnelle
que j’aurais accepté, en concertation avec le journal, de sup-
primer. « Une carte blanche qui a suscité de nombreuses réactions
et le lendemain, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler nous
envoyait une carte blanche titrée “le hijab et les errements du post-
féminisme”, pour répondre à Florence Hainaut. Cette deuxième carte
blanche a été publiée puis retirée quelques heures, en concertation avec
l’autrice pour qu’elle enlève des éléments d’attaque personnelle qui
n’apportaient rien au débat de fond et étaient contraires à la charte
du Soir en termes de contribution. Une fois ces attaques retirées par
l’autrice, le texte a été republié, avec tous ses arguments de fond, et
est toujours disponible sur notre site »1.
Or, je n’ai jamais « attaqué personnellement » qui que ce soit
dans un essai, un article, un livre ou une conférence. J’aurais pu
demander un droit de réponse, mais comment faire confiance à
un journal qui prétend « défendre le débat d’idée », alors même
qu’il a travaillé à l’enterrer ? Même l’aveu de Florence Hainaut ne
suffira pas pour que Le Soir s’excuse. Dans un article qu’elle publie
le 11 août dans le journal en ligne Medium, Florence Hainaut
reconnait avoir fait pression sur Le Soir pour que soit retirée ou
changée ma carte blanche. Elle trouve le papier « insultant » et
reproche à la rédaction du Soir d’avoir délibérément cherché à le
publier pour lui nuire, pour ainsi renforcer encore sa position de
victime dans le système d’accusation : Je prends connaissance du
papier de l’anthropologue (moi-même donc) publié sur le site du
Soir. À 22 h 49, j’envoie un SMS au rédacteur en chef du Soir, pour

1.  https://www.lesoir.be/315472/article/2020-07-27/le-soir-defend-le-debat-didees

92
lui dire « que ma carte blanche appelle des réponses, c’est de bonne
guerre. Mais ce papier est insultant. Parler de mon argumentation
trouée et de l’étendue de mon ignorance tient de l’insulte et non du
débat d’idées. J’ai fait confiance au Soir en vous proposant le fruit
de mon travail. Je cherche à comprendre pourquoi vous publiez des
insultes à mon égard le lendemain ».
Le journal Le Vif résume l’affaire (utilisant l’expression de « cancel
culture ») pour affirmer qu’il y aurait harcèlement de la journaliste1.
Il reprend les accusations de la journaliste, mais ne nomme pas
le coupable. « Depuis un mois, la Toile belge et singulièrement la
twittosphère sont inondés de messages relatifs à un conflit révélateur
de l’aspect le plus nauséeux de notre société d’échanges permanents
et d’opinions décomplexées ». Le système d’accusation se remet
en marche sans que l’on ne sache toujours clairement qui a fait
quoi et pourquoi. Le terme nauséeux renvoyant généralement au
conspirationnisme, au complotisme d’extrême droite, du fascisme
et du nazisme, on est supposé comprendre que l’extrême droite
a souhaité la disparition de la journaliste qui défendait le voile.
Et le journal de conclure « Cette bagarre à coups de mots et de me-
naces arrive à transformer une journaliste en suppôt de l’islamisme ».
Ce serait donc la bagarre des mots, et non la décision de la Cour
constitutionnelle, les cartes blanches sur le voile, et le diaporama
mettant en évidence un lien entre la journaliste et une militante
proche des Frères musulmans, qui auraient « transformé » une
journaliste en « suppôt de l’islamisme ».
On ne peut qu’être surpris par cette conclusion pour le moins
magique sous la plume d’un rédacteur en chef d’un grand heb-
domadaire belge.

1.  https://www.levif.be/actualite/belgique/quand-les-reseaux-sociaux-belges-perdent-la-tete/
article-normal-1322153.html

93
Conclusion : l’impossible débat sur l’islamisme ?
La victimisation est au cœur de la cancel culture.
Il n’y a pas de cancel culture sans désignation d’une victime qu’il
faut impérativement défendre. Il faut également construire un
coupable absolu, quelque chose de nauséabond que l’on renverra,
par exemple, « aux sombres heures de l’histoire » sans rien préciser.
L’accusation abusive de racisme, d’islamophobie, d’antisémitisme,
de sexisme fera très bien l’affaire. Car celui qui se défend est
accusé de dissimuler.
Restent trois questions qui posent le problème de la responsa-
bilité, de l’intention du cancelling et de la possibilité de l’éviter.
— Qui est responsable du cancelling ? La réponse n’est pas immé-
diate. Car il ne fonctionne qu’à condition de mobiliser un collec-
tif. Les partis, les réseaux, les groupes et ceux qui les représentent
peuvent initier un cancelling. Y’a-t-il un environnement favorable
au cancelling ? L’entre-soi. Dans le microcosme bruxellois, les
notables ont plusieurs « casquettes » et souvent des attachements
associatifs, médiatiques, politiques et religieux. Le lancement d’un
cancelling ne trouve pas de franche résistance. Les personnalités
évitent les embrouilles et les attaques frontales ne voulant pas
être à leur tour contaminés, risquer, s’ils ne sont pas d’accord
avec les cancelleurs d’être à leur tour victimes de dénigrement ou
de boycott1. Or les agressions de la cancel culture ne se résorbent
que lorsqu’elles rencontrent un obstacle, une autorité. Sinon ils
sont comme des feux à demi éteints qui peuvent se rallumer.
— Le cancelling a-t-il un mobile, une visée précise, une inten-
tion ? Pas forcément. Mais cela peut arriver. Il n’est pas exclu

1.  Comprendre la « cancel culture », cette violence au nom d’un monde « meilleur ».
https://www.madmoizelle.com/cancel-culture-definition-1037892, par Marie Ca-
mier Théron | 27 juillet 2020

94
que l’on puisse lancer une opération de cancelling pour priver la
société d’un débat important. L’importante décision de la Cour
constitutionnelle autorisant l’interdiction du voile dans une
haute école n’a pas pu être examinée. Pire encore, quelques mois
après la décision, l’organisme Wallonie-Bruxelles Enseignement
(WBE), qui gère les écoles publiques francophones en Belgique,
a affirmé que les signes religieux, dont le voile, seraient autorisés
dès la rentrée de septembre 20211. Là encore, il n’y a pas eu de
véritable débat, mais, encore et toujours, des polémiques qui se
sont tournées cette fois contre l’enseignante Nadia Geerts2. Les
lanceurs d’alerte de l’Observatoire ont été boudés par la plupart
des médias et privés d’accès à des salles communales de la Ville
de Bruxelles3.
La cancel culture peut affaiblir la réaction immunitaire d’une
société en renversant le système d’accusation. En cas de pandémie,
en cas de pollution massive, en cas de guerre, les lanceurs d’alerte
peuvent être cancelled, ce qui en fait un dangereux instrument
de destruction de nos démocraties si ces opérations sont lancées
intentionnellement.
Dans le cas que nous avons analysé, comme dans la plupart des
cas de cancelling, il est compliqué de déterminer les responsabi-
lités. Toutefois, on peut légitimement s’interroger sur la volonté
de placer hors du débat, le thème de l’islamisme et les lanceurs
1.  https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/le-voile-autorise-en-
septembre-dans-l-enseignement-superieur-organise-par-wbe/10277867.html
2.  https://plus.lesoir.be/350923/article/2021-01-24/voile-lecole-la-feministe-nadia-
geerts-menacee-wallonie-bruxelles-enseignement
3. Le 17 septembre 2020, l’Observatoire qui avait obtenu l’accord officiel de
Faouzia Harriche, une élue PS, de pouvoir organiser son inauguration dans une
salle de la Ville de Bruxelles, se voit notifier d’un rejet en ces termes : « La salle étant
disponible, la location a été acceptée, mais depuis lors, nous apprenons que divers inci-
dents impliquant votre association ou ses membres ont émaillé l’été et ont débouché sur
des commentaires véhiculant des propos en totale contradiction avec les valeurs prônées
par la Ville de Bruxelles ».

95
d’alerte de l’Observatoire, quand plusieurs motions sont déposées
à Molenbeek, à Schaerbeek et Anderlecht pour autoriser le port
du hijab dans l’administration publique, ou quand le réseau
WBE semble faire de la publicité pour le voile dans l’enseigne-
ment1. À Bruxelles, la démographie dans certaines communes est
favorable à la prise en compte d’un vote musulman. Il est même
parfois la seule option pour les partis de conquérir ou de rester
au pouvoir. Le PS, destinataire des votes de près de la moitié
de la population musulmane bruxelloise en 2019, a beaucoup
à perdre de s’engager dans un débat sur l’islamisme au moins
tant qu’il ne représente dans le jeu politique qu’une accusation
infamante. Comme en France, les partis ECOLO (Verts) et
PTB (LFI) affichent leur soutien à des personnalités proches des
Frères musulmans arabes et turcs qui occupent des postes dans
des associations, des communes, des entreprises.
— Peut-on éviter le cancelling à l’heure des réseaux sociaux ?
Il est certain que les réseaux sociaux multiplient les sources d’in-
formation, brouillent les canaux de transmission et donc posent
le problème de la crédibilité, de la validité, de la légitimité de
l’information et qu’ils sont à ce titre le véhicule par excellence de
la cancel culture. Il y a pourtant des configurations qui les favo-
risent. Celles qui se prêtent aux renversements accusatoires et aux
mensonges sont celles où les termes sont mal ou non nommés.
Camus disait « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce
monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine ».
On aurait pu éviter cette opération de cancelling par la recon-
naissance que l’islamisme n’est pas une insulte, mais un fait
politique et à étudier. C’est précisément ce que s’est engagé à
faire l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles.

1. https://www.levif.be/actualite/belgique/l-ideologie-inclusive-au-service-du-pro-
selytisme-islamiste-carte-blanche/article-opinion-1382417.html

96
Références bibliographiques
https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-
foulard
https://www.lesoir.be/179177/article/2018-09-18/562-millions-
de-belges-lisent-la-presse-tous-les-^ù
https://plus.lesoir.be/253971/article/2019-10-16/comment-
lendoctrinement-salafi-touche-les-femmes
Évelyne Larguèche, « L’injure comme objet anthropologique »,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 103-104
| 2004, 29-56.
Bernard Paillard « La rumeur, ou la preuve ordinaire », Commu-
nications, vol. 84, no. 1, 2009, pp. 119-135.
https://www.levif.be/actualite/belgique/l-ideologie-inclusive-
au-service-du-proselytisme-islamiste-carte-blanche/article-opi-
nion-1382417.html
https://www.lesoir.be/315472/article/2020-07-27/le-soir-defend-
le-debat-didees
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/23/
petit-guide-de-lobbyisme-dans-les-arenes-de-l-union-eu-
ropeenne_5466056_4355770.html
https://www.lalibre.be/debats/ripostes/comment-la-suspicion-
generalisee-a-torpille-un-debat-sur-le-hijab-5f230c49d8a-
d586219ab0f8d
https://www.atlantico.fr/decryptage/3591471/islamisme--le-
balek-gate-ou-la-mort-subite-de-la-liberte-d-opinion-en-bel-
gique-tribune-presse-journalisme-le-soir-hijab-voile-neo-femi-
nisme-censure-religion-islam-florence-bergeaud-blackler-flo-
rence-hainaut-marcel-sel-

97
https://www.rtbf.be/info/medias/detail_le-conseil-de-l-europe-
saisi-pour-denoncer-une-campagne-de-harcelement-ciblant-flo-
rence-hainaut?id=10548911
https://www.levif.be/actualite/belgique/quand-les-reseaux-so-
ciaux-belges-perdent-la-tete/article-normal-1322153.html

98
Les habits neufs de l’anti-universalisme

« La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
(…) Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la véné-
ration aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon
cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuf-
fisantes sans son consentement. »
De l’opinion reine du monde.
PASCAL, Pensées, Brunschvicg 82/Lafuma 44

Karan Mersch

L’emballement des réseaux sociaux, qu’a suscité l’article de


F. Bergeaud-Blackler dans le quotidien Le Soir, répondant à la
« carte blanche » de F. Hainaut sur le voile, a été impressionnant.
Il a dépassé une simple réaction passionnelle, et a donné lieu à
l’activation d’un réseau de solidarité structuré, apte à diffuser
largement son récit, sans contradiction. Cet emballement est
symptomatique de l’effet d’un système idéologique qui cherche
à imposer ses normes de manière offensive. Les discuter est,
sans autre forme de procès, pris comme un aveu de racisme, et
entraine des réactions très vives. Cet événement trouve une ré-
sonnance avec l’article qui a été publié auparavant sur le think-
tank L’Aurore, et qui sera présenté à la fin de cette introduction.

La problématique autour du voile brasse au moins trois enjeux


différents et qui ont de nombreux liens entre eux :

99
Le premier est féministe. Au-delà des déterminations différentes
qui peuvent habiter celles qui désirent porter ce signe religieux,
il faut s’interroger sur le sens général qui s’en dégage : celui
d’une attention plus particulière envers la pudeur des femmes
que celle des hommes. Il est normal que cette dysmétrie de
traitement interpelle les féministes.

Le second enjeu est lié à la laïcité : elle garantit à chacun sa


liberté de conscience, c’est-à-dire la possibilité de choisir libre-
ment une option spirituelle. Cela nécessite la neutralité quant
aux options spirituelles des personnes ayant une mission de ser-
vice public. Cela nécessite aussi de veiller à ce qu’une pression
sociale excessive n’aliène pas la liberté du jugement de l’indi-
vidu. —  Ceux qui prétendent parler au nom de Dieu n’ont
aucun mal à attirer le consentement sur leurs exigences inté-
gristes, de ceux qui leur sont soumis par la crainte de se voir
fermer les portes du paradis. Il s’agit donc de donner les condi-
tions de possibilité à une liberté du jugement plus ambitieuse
que le simple consentement. C’est pourquoi l’absence de signes
religieux ostensibles dans les établissements scolaires recevant
des mineurs est importante. Cela entraine aussi un questionne-
ment sur le fait de prescrire cette même neutralité dans l’ensei-
gnement public supérieur (la science ayant par le passé assez
souffert d’une volonté de la religion à faire autorité hors de son
domaine). Dans le cas du voile, par exemple, demander qu’il
soit enlevé dans certains espaces ou avec certaines fonctions,
ne pose pas de problème aux musulmanes dans leur ensemble,
car beaucoup ne le portent pas ; pas plus que cela ne pose de
problème à toutes les femmes qui portent le voile, car certaines
n’ont aucun problème à l’enlever. Cela ne pose problème qu’à
la partie qui le considère comme inamovible.

100
Le troisième enjeu est lié à la liberté d’expression. Questionner
la symbolique du voile expose sans plus de réflexion à l’accu-
sation de racisme et à la violence. La liberté d’expression, elle
aussi, n’est pas rattachée qu’à la dimension législative, car elle in-
clut des enjeux essentiels en termes de pression sociale. Pour s’en
convaincre il n’y a qu’à voir comme les USA, malgré une législation
des plus libres en la matière, ont une presse dont une bonne partie,
après les attentats de Charlie Hebdo, s’autocensure pour ne pas
choquer, et choisit de ne pas donner toute l’information à son
public en ne publiant pas sa couverture. Cette restriction de ce
qu’on s’autorise à dire et à penser est une forme particulière-
ment dangereuse de la servitude volontaire.
Le texte présenté ci-dessous1 porte précisément sur ce troisième
enjeu. Il s’agit d’analyser un système de pensée composé de
trois blocs très construits, qui ont pour effet d’encourager ce
type d’autocensure, et surtout, d’imposer un modèle de légiti-
mité intellectuelle qui s’éloigne de la raison. Il fait primer l’origine
de la personne sur l’analyse du fondement de ce qu’elle dit.
Cette focalisation sur la personne, au motif de savoir « d’où elle
parle », est une première étape très importante, qui opère un
changement de cadre rendant possibles toutes les étapes sui-
vantes. Cela ouvre la porte à un glissement qui ne se limite pas
à l’essentialisation en fonction du sexe et des groupes raciaux
supposés, mais qui finit par aboutir aussi à une catégorisation
idéologique dans laquelle ce que l’on dit d’une personne prime
sur ce qu’elle dit réellement.
Les attaques ad hominem, et le recours au sophisme de « l’épou-
vantail » ne sont pas une caractéristique moderne du débat d’idée.
Actuellement elles tendent à ne pas simplement se superposer
au débat d’idées argumenté, mais à le remplacer entièrement.

1.  Une version en a été publiée dans le think-tank L’Aurore le 5 septembre 2019.

101
Salir une réputation devient bien plus économe et efficace que
de discuter les arguments présentés dans les travaux. On aurait
souhaité que cette médiocrité reste le propre des bas-fonds des
réseaux sociaux, mais le champ intellectuel dans son ensemble
est touché par cette dérive. Les intrigants mènent la danse. Ce
système anti-universaliste n’est pas sans responsabilité dans
cette dégradation et la violence qui s’ensuit.
L’intersectionnalité militante, qui est un des trois blocs dont
nous allons parler, favorise cette forme de jugement. Elle exclut
de ce qui est jugé pertinent pour l’intersection les cas où des
personnes qui y sont subissent des discriminations disjointes :
le racisme d’un côté et des assignations patriarcales de l’autre.
Seuls l’intéressent les cas où le racisme et le sexisme ont une
origine conjointe, comme lorsque, par exemple, une personne
dénonce le voile porté par des femmes avec des arguments ra-
cistes. Il ne s’agit ici encore que d’un filtre qui sélectionne de
façon infondée les indignations, mais où ces dernières restent
légitimes.
Un pas supplémentaire va être franchi grâce au second bloc de
cette machinerie anti-universaliste.
L’approche mono-systémique de l’antiracisme conduit à ne plus
faire de différence entre les cas où le regard critique n’est pas de
l’incitation à la haine envers autrui, et ceux où c’est le cas. Ain-
si, dans le cas qui intéresse cet ouvrage, lorsque des féministes
interrogent l’injonction à la pudeur que véhicule le voile, sans
inciter à la haine envers celles qui le portent, elles sont quand
même traitées de racistes, et ce jugement à l’emporte-pièce fait
office de procès.
Dans cette conception, le racisme ne peut être le fait que d’un
seul système : celui aux mains d’une catégorie dite « les Blancs »
(envisager le fait qu’il puisse en exister d’autres est violemment

102
rejeté). Questionner des traditions « non-blanches » devient auto-
matiquement un acte de « Blanc », soit un acte raciste. L’approche
mono-systémique de l’antiracisme permet de faire taire, dans
le même mouvement, les critiques racistes et non racistes. Or,
interdire toute forme d’interrogation critique envers des tradi-
tions, c’est précisément le mouvement inverse des Lumières.
On entrevoit ici comment cette approche compartimentée de
l’humanité peut conduire au discrédit des idées d’une personne
en fonction du groupe déterminé par des caractéristiques phé-
notypiques auquel on la réduit.
Cependant, cela n’explique pas le lien avec le recours omni-
présent à la rumeur. Le regard dépasse le groupe pour se fixer
sur les individus et leur réputation. Il faut comprendre que la
conception mono-systémique complexifie la catégorisation du
militantisme intersectionnel, qui semblait reposer en groupes
hiérarchisés par l’entrecroisement des discriminations subies. Il
rajoute à l’arsenal intersectionnel une focalisation sur l’adhé-
sion des individus à son idéologie. En affirmant que la blan-
cheur à laquelle ils font référence est sociale, on fait entrer en
compte les positions prises par les individus envers le « sys-
tème Blanc ». Le critère n’est donc pas purement biologique,
mais bien également idéologique. Cela lui permet de ne pas se
mettre à dos tous ceux qui sont sous la menace d’une classifi-
cation « Blanche ». Ils peuvent être repentants, et se voir en par-
tie pardonner leur couleur. En partie seulement, car ils seront
toujours fermement distingués des « racisés ». À l’inverse, des
personnes potentiellement victimes de racisme seront considé-
rées comme « Blanches » si elles soutiennent une autre posture
idéologique, et particulièrement la position universaliste qui est
au cœur de notre Constitution. Ceux qui sont jugés servir le
« système » sont considérés être des racistes. Quel jugement sera
fait d’un hussard noir de la République comme Samuel Paty ?

103
Il sera affirmé haut et fort que ce qu’il a fait ne devait pas dé-
clencher une violence assassine. Cependant, les compatissants
et paternalistes, qui ont adopté les œillères mono-systémiques,
noyés dans le préjugé d’une violence vécue selon eux, par tout
musulman à la vision d’un simple dessin, verront très probable-
ment à l’origine de cette histoire un « racisme Blanc », peut-être
inconscient, mais tout de même coupable.
L’ensemble intersectionnel et mono-systémique n’a qu’à faire
porter le qualificatif de « Blanc » à quelqu’un pour sous-entendre
son racisme et le cataloguer comme étant d’extrême droite,
même quand ses écrits et ses travaux s’y sont toujours opposés.
Elisabeth Badinter affirme qu’il ne faut plus avoir peur de se
faire traiter d’« islamophobe » pour dénoncer l’amalgame entre-
tenu de ce mot entre le racisme et la critique des intégristes,
mais voici son affirmation déformée en un appel à se revendi-
quer islamophobe.
Caroline Fourest a critiqué le double discours de Tariq Rama-
dan et cela suffit pour qu’on lui taille définitivement et de
façon éhontée, le costume d’une adversaire des musulmans.
Qu’importe que ses propos soient clairs et qu’ils combattent
le racisme dont les musulmans sont victimes ; qu’importe que
depuis bien des années elle alerte sur le sort des Rohingyas ou
des Ouïghours. Ce qui se dit d’une personne accusée de servir
« le système » parce que sa dénonciation de l’intégrisme dérange,
écrase complètement ce qu’elle a dit ou écrit, parfois au point
de lui couter la vie.
L’ensemble intersectionnel et mono-systémique ne se contente
pas de jeter l’opprobre sur les groupes, mais génère des cabales
individuelles qui font régner la terreur dans le débat d’idées. Il
est important de comprendre comment s’organisent ces struc-
tures conceptuelles stratégiquement ficelées, qui modifient en

104
profondeur les normes implicites du débat, et qui poussent à
une régression, loin des Lumières, vers l’ambiance de la cour de
Versailles, lorsque la rumeur tuait plus surement que l’épée. Ici,
l’une précède l’autre.

Une version du texte qui suit a été publiée dans le think-tank


L’Aurore le 5 septembre 2019.
https://www.laurorethinktank.fr/note/les-habits-neufs-de-lan-
ti-universalisme/

Je suis professeur. Chez mes élèves les plus sensibles au fémi-


nisme ou à l’antiracisme, j’ai été surpris de constater que nombre
d’entre eux étaient acquis à tout un champ conceptuel opposé à
celui de l’universalisme, souvent même sans qu’ils ne s’en soient
vraiment rendu compte. Ce cadre dans lequel ils sont plongés
vise à étancher leur soif d’égalité ou de fraternité à travers trois
grands assemblages conceptuels particulièrement cohérents les
uns avec les autres. Il s’agit de la distinction alliés/concernés ; de
l’intersectionnalité des luttes ; et de la conception mono-systé-
mique de l’antiracisme.

I / L’universalisme, la synergie des luttes et l’attention


aux discriminations de fait.
L’universalisme est une idée qui considère l’humanité dans sa
totalité, sans exception. Il repose sur le constat que les humains
partagent tous certaines propriétés qui les rendent également
respectables, indépendamment de leur sexe, de leur culture, ou
de leur niveau social. Il ne s’agit donc pas de nier ces différences,
mais d’affirmer que tout n’y est pas relatif, et que la valeur d’un
être humain ne saurait leur être indexée. Affirmer que les individus

105
devraient voir leur humanité également respectée, ce n’est pas dire
qu’elle l’est. Il n’y a donc aucune difficulté dans cette optique à
concevoir que dans une société, les personnes ne sont pas égales
face aux discriminations ; ni que les formes discriminatoires
soient identiques d’une société à une autre. L’importance de la
culture n’est pas ignorée, il s’agit juste de ne pas lui attribuer un
caractère absolu. Les individus ne sont pas totalement assujettis
à celle qui leur est propre. Ils peuvent s’en émanciper, c’est-à-dire
développer un regard critique qui leur permettra éventuellement
de s’opposer à certains de ses principes ou de ses pratiques, et de
les faire évoluer. Il s’agit donc ici d’affirmer qu’un être humain
ne doit pas être réduit à certaines de ses caractéristiques, comme
sa biologie (sexe, taux de mélanine, etc.) ou sa culture. Ce qui
dit le plus sur lui, ce sont les principes auxquels il adhère et les
engagements qu’il prend. L’universalisme est une alternative à
l’essentialisme.
L’universalisme est une idée qui pousse à l’action. En tant
qu’idée, elle est par nature dans le domaine théorique, mais elle
est appelée à ne pas y rester et à avoir une traduction pratique.
Une approche politique qui affirmerait viser l’universalisme,
mais qui se limiterait à un ensemble de discours abstraits, et qui
se satisferait en parallèle de son inaction, ne pourrait être plei-
nement ce qu’elle prétend être. Une démarche cohérente avec
l’universalisme implique une volonté de se donner des moyens
de mettre à jour les inégalités et les discriminations et de lutter
contre elles. L’abstraction ne s’oppose pas ici à la pratique, elle y
conduit. Par exemple, c’est en s’appuyant sur cette idée d’égale
dignité humaine que l’on peut affirmer que rien ne peut légi-
timer l’esclavage. Le constat que des pratiques comme celle-là
heurtent la raison ne peut en rester là. Il s’en suit nécessaire-
ment un appel à agir contre ces injustices. Cette action passe
tout d’abord par la loi en défendant, entre autres, une égalité
de droit. Mais il est alors reproché à l’universalisme de se limi-

106
ter au droit et d’être aveugle aux discriminations de fait. Notre
Constitution et nos lois suivent une véritable exigence univer-
saliste. Faut-il leur faire porter la responsabilité des nombreuses
discriminations qui subsistent ? Cela serait erroné, pour deux
raisons : l’universalisme n’a pas à restreindre son expression au
droit ; et dans notre société s’expriment des forces qui lui sont
opposées. Être attaché à l’égalité devant la loi n’implique en
rien de s’y limiter et d’être aveugle aux discriminations qu’il y
a dans les faits, au contraire… la loi ne suffit pas à ce que les
principes qu’elle suit irriguent complètement la sphère sociale.
Le droit n’est qu’un des domaines où une visée universaliste a
à s’exprimer. Le débat d’idées et l’enseignement, entre autres,
sont aussi essentiels. En quelque sorte, nous pouvons dire en
plagiant Sade : Français, encore un effort pour être universa-
listes !
Derrière les différentes formes dans lesquelles les discrimina-
tions s’incarnent se trouve un penchant humain : le refus de
l’altérité. Il est la matrice commune d’où viennent les divers
modes de discrimination (phénomène du bouc émissaire,
sexisme, racisme…). Cette origine partagée permet de penser
qu’il serait incohérent d’être choqué par une discrimination et
non par une autre. Le mouvement philosophique des Lumières,
qui s’appuie sur l’universalité de la raison, a tout naturellement
conduit à l’idée d’un nécessaire examen critique des traditions
pour combattre celles qui s’y opposent (sans avoir besoin de
toucher aux autres). Olympe de Gouges, suivant cette logique,
s’est opposée à l’interprétation de la Déclaration des droits de
l’homme qui les restreignait à la partie masculine de l’huma-
nité. Suivant la même logique, son théâtre a également dénoncé
l’esclavage. Sans avoir besoin de les confondre, l’universalisme
permet de penser la nécessité d’une égale sensibilité aux luttes
contre les discriminations.

107
Par rapport à l’essentialisme, l’universalisme revendiqué par les
Lumières a été une véritable révolution répondant aux aspira-
tions d’individus du monde entier. Sa portée ne se limite pas
à une origine particulière, car elle est fondée en raison et peut
s’adresser à tous. D’ailleurs, en 1948, une écrasante majorité des
cinquante-huit pays participants ont voté pour la Déclaration
universelle des droits de l’homme (cinquante pour, aucun contre).
Face au conservatisme l’universalisme propose le progressisme ;
face au patriarcat il propose l’égalité du féminisme ; face à la
racialisation et au communautarisme, il propose l’antiracisme ;
face à la théocratie ou au multiculturalisme (vision politique
qui est à distinguer de la multiculturalité), il propose la laïcité
et l’égalité devant la loi. L’universalisme inspire des modèles
politiques autrement plus attractifs que ceux qui reposent sur
une vision essentialiste.
Cependant, on peut constater avec surprise que la dynamique
semble s’être aujourd’hui en partie inversée. Des personnes
sensibles aux combats sociaux s’en détournent et rejoignent le
combat anti-universaliste. Cela s’explique par trois facteurs : en
premier viennent des critiques caricaturales adressées à l’univer-
salisme. En second, il y a le fait que des politiques publiques ont
été présentées comme universalistes alors qu’elles suivaient une
démarche radicalement opposée. Ainsi, le colonialisme a prétendu
trouver dans l’universalisme une forme de justification morale
et politique. C’est pourtant tout le contraire qui était en œuvre,
car loin de proposer la critique de ses traditions, il les a imposées
à d’autres cultures. Le particulier a été érigé comme universel
ce qui est totalement contradictoire, et revient en fait à une
approche ethnocentrique. On ne saurait faire reposer sur une idée
comme l’universalisme la responsabilité des conséquences issues
de principes qui lui sont contraires. Enfin, toutes ces attaques
auraient bien moins de force, si un modèle concurrent et très

108
séduisant n’était pas proposé. C’est l’analyse de ce point qui va
nous intéresser par la suite.

II / La distinction alliés/concernés
La distinction alliés/concernés est une grille idéologique qui
complexifie l’approche communautariste. Elle en reprend l’arma-
ture, et y rajoute une catégorie : les alliés. Le communautarisme
fragmente la communauté nationale en s’efforçant de rendre des
groupes propriétaires exclusifs de certaines problématiques qui les
concernent. Le communautarisme contenait déjà la dimension
des concernés (sont considérés comme concernées, dans cette
approche, toutes les personnes potentiellement victimes de la
discrimination en question). Ici est rajoutée celle des alliés. Il
s’agit de ne pas demander aux seuls concernés de se mobiliser
pour la cause communautariste, mais d’attendre le soutien de
ceux qui ne le sont pas. Ce soutien ne peut aller qu’à un discours
pensé par les concernés.

« En ce qui concerne les violences de classe,


faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte
qu’étant issu d’un milieu bourgeois, sa pa-
role couvre celle des concernés ? »

Dans le cadre du féminisme, cette conception s’illustre par le


fait que le sexe est le premier critère qui détermine le droit à la
parole. La question de savoir d’où parle la personne prime sur le
contenu de ses propos. Cette conception fonctionne en étant le
symétrique des modèles de domination auxquels elle s’oppose.
Si les femmes, les personnes de couleur, ou celles qui sont socia-
lement défavorisées ont été privées de la parole, en retour, elles
seules sont légitimes à s’exprimer sur les sujets qui les touchent.
Plusieurs problèmes peuvent se poser alors. Parmi les personnes

109
considérées ici comme « concernées », certaines peuvent chercher
à nuire à l’intérêt du groupe discriminé. Dans le cas du sexisme,
le terme « concernés » fait référence à l’ensemble des femmes.
Ainsi pendant la dernière campagne présidentielle américaine,
Cheril Rioss, une cheffe d’entreprise texane, a soutenu avec fer-
veur la candidature de Trump. Elle a déclaré en parlant d’Hillary
Clinton : « Une femme ne devrait pas devenir présidente. (…) Avec
les hormones qui sont les nôtres, on ne devrait pas pouvoir être en
capacité de commencer une guerre ». Être une femme ne suffit
pas pour que ce qu’on revendique aille dans le sens de l’égalité
femmes/hommes… Condorcet lui apportait plus de deux siècles
auparavant une imparable réponse : « Il serait difficile de prouver
que les femmes sont incapables d’exercer les droits de cité. Pourquoi
des êtres exposés à des grossesses et à des indispositions passagères
ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé
de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers et qui s’enrhu-
ment aisément ? » Condorcet, Essai sur l’admission des femmes aux
droits de cité, 1790. En s’exprimant ainsi, il assume une parole
propre, contrairement au rôle auquel il s’agit de cantonner « les
alliés », et c’est tant mieux ! En ce qui concerne les violences de
classe, faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte qu’étant issu
d’un milieu bourgeois, sa parole couvre celle des concernés ?
L’appellation « concernées » repose sur une légitimité accordée
aux victimes, et qui est reportée sur un ensemble plus grand : les
victimes potentielles. Or, les victimes ont bien une expérience
particulière du phénomène à combattre, mais est-ce pour autant
qu’elles proposent systématiquement les meilleures solutions ? En
Centrafrique en 2013, les victimes de milices musulmanes ont
rejoint les milices anti-Balaka, et leurs représailles aveugles sur
les populations musulmanes ont été terriblement meurtrières.
Les victimes ne sont pas toujours les meilleures juges. La média-
tion que représente la justice s’est construite sur ce constat. Le
théâtre d’Eschyle illustre cela (Agamemnon, les Choéphores,

110
les Euménides). Dans Agamemnon, le Chœur répond : « À un
reproche répond un autre reproche, question difficile à trancher.
Qui prend est pris et qui tue paye sa dette ». La victime se venge et
devra être à son tour l’objet de vengeance. Dans ce cercle sans
fin, l’humanité « est vouée au malheur ». Eschyle plaide en faveur
d’un droit nouveau plus humain qu’incarnait pour lui le tribunal
de l’Aréopage. Remarquons au passage d’une courte parenthèse,
que l’opposition à la représentation des Suppliantes à la Sorbonne
le 25 mars dernier, par des militants et des étudiants dont des
membres de l’Unef (Union nationale des étudiants de France),
du fait d’un prétendu « blackface » totalement anachronique, n’est
pas si fortuit : il y a dans ce théâtre grec bien des matériaux qui
gênent leur système de pensée… Afin d’éviter le cercle vicieux de
la vengeance, la justice n’est pas laissée aux mains des victimes.
Les fortes passions qu’elles sont en droit de ressentir peuvent,
si elles ne les dominent pas, les aveugler et compromettre ainsi
l’objectivité du jugement. Ainsi il n’est pas rare que la vengeance
se laisse entrainer dans une généralisation abusive. Elle peut viser
des proches, ou tout un groupe assimilé à tort aux coupables.
Accorder aux victimes le monopole de la parole, c’est leur assurer
celui de la représentation du phénomène et celui de la sélection
des solutions qui seront mises en œuvre. Certes, il y a des per-
sonnes, qui, malgré ce qu’elles ont enduré, ne tombent pas dans
le piège d’un ressentiment trop large en retour. C’est ce qui fait
la grandeur d’âme de Nelson Mandela ou de Martin Luther King.
Cependant, tous ne seront pas inspirés par les mêmes intentions.
Faire reposer la légitimité du discours à propos d’une discrimina-
tion sur le fait d’en avoir été victime pose de sérieux problèmes.
L’approche universaliste procède de façon radicalement différente.
Elle distingue fermement deux dimensions qui sont mêlées dans
la précédente : le témoignage et la réflexion. En ce qui concerne
le témoignage, les victimes ont une expérience que n’ont pas les
autres, et elle doit être entendue. Il serait ridicule de demander

111
qu’au nom d’une égalité entre les êtres, les hommes viennent
témoigner à parts égales avec les femmes des discriminations que
vivent ces dernières. L’égalité de droit n’est en rien l’affirmation
qu’il y aurait une égalité de fait. Cependant en ce qui concerne
la réflexion, tous devraient se sentir concernés et doivent cher-
cher les meilleures solutions possibles. Ce qui est dit prime sur
la question de savoir d’où parle la personne. Les victimes ont
leur place dans la production de la réflexion. Celle-ci dépendra
comme pour tous les autres de la pertinence de leurs engagements.
On peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’elles soient assez présentes
sur les sujets envers lesquels elles peuvent avoir en parallèle un
témoignage précieux. Cependant, l’universalisme permet de
constater, par exemple, que les femmes ont trop souvent été
écartées de l’activité politique ou philosophique. Il s’agit de
lutter au nom de l’universalisme pour qu’elles y trouvent toute
leur place. Et ce, pas seulement sur les sujets qui les concernent
directement, mais sur tous les sujets. Ainsi, loin de se battre en
miroir de la distinction alliés/concernés, pour le droit à la parole
des hommes, l’universalisme permet d’œuvrer pour le droit à la
parole de tous et donc prioritairement des femmes qui en sont
injustement écartées. En ce qui concerne la réflexion, leur statut
de victimes ne leur donne pas une autorité supérieure, il s’agit
juste de développer une attention particulière à ce que des propos
de qualité ne soient pas injustement écartés de la parole. Il en va
de même pour les autres discriminations.
La distinction alliés/concernés ne vise pas à redonner la parole
aux concernés, mais à en priver les autres, ce qui n’est pas pareil
(les alliés avec leur consentement, et ceux qui refusent ce statut,
sans le leur). Il s’agit d’une entreprise de monopolisation de
la légitimité du discours. Ce n’est là qu’un premier volet d’un
ensemble plus vaste qui concourt à ce but d’une manière de plus
en plus sélective…

112
III / La convergence intersectionnelle des luttes
La convergence intersectionnelle des luttes est une seconde étape
dans la construction d’un système anti-universaliste. L’intersec-
tionnalité est un concept inventé par une universitaire américaine :
Kimberlé Crenshaw. Il part d’un domaine d’étude respectable et
pertinent. Une personne au centre de plusieurs discriminations
ne sera pas toujours en mesure d’identifier quelle est la discri-
mination précise qui la frappe. Ainsi une femme de couleur au
volant d’un vieux véhicule, qui se ferait klaxonner injustement,
ne saura pas précisément ce qui lui vaut ce traitement. De plus,
comme dans tout phénomène social, le tout est souvent plus que
la somme des parties. Ainsi, la violence portée sur la personne
par l’entrecroisement de discriminations est un phénomène
particulier qui est à considérer et à étudier.
Remarquons maintenant qu’il ne s’agit pas là de la seule intersec-
tion. Il y en a trois : il y a celle des discriminations, qui constitue
la part où elles s’entrecroisent ; celle des personnes, il s’agit de la
partie de la population qui peut potentiellement être victime de
cet entrecroisement de discriminations ; et enfin celle des luttes,
qui sélectionne les parties communes des combats contre ces
discriminations. Le passage de la première à la seconde est celui
qui pose le moins de problèmes. Le sexisme vise presque toujours
des femmes, le racisme en France vise avant tout les personnes
ayant une couleur de peau éloignée de la moyenne. On peut donc
dire que l’intersection est constituée des femmes de couleur. Le
tableau serait sans doute à nuancer légèrement, car des hommes
peuvent dans des occasions plutôt rares être victimes de sexisme,
comme par exemple dans la situation de garde d’enfant, où il
peut arriver que les stéréotypes désavantagent le père. De même,
des personnes de couleur très claire peuvent être marginalement
victimes de racisme, mais nous aurons l’occasion de revenir sur

113
ce point par la suite. Disons que le saut de l’intersection des
discriminations à celle des personnes est une approximation
satisfaisante pour l’instant.

« Au lieu d’additionner les combats, ils sont


mis en concurrence »

Dans l’intersectionnalité telle qu’elle est utilisée actuellement,


un second saut plus problématique est opéré : il s’agit de passer
de l’intersection des personnes, qui correspond à une approche
descriptive, à celle des luttes, qui, elle, est normative. Que cer-
taines personnes subissent un entrecroisement discriminatoire
particulier ne signifie pas que les luttes comme le féminisme
ou l’antiracisme doivent converger vers l’intersection de leurs
combats. Pour bien comprendre cela, revenons sur les différents
paradigmes de lutte : l’universalisme conduit à l’idée que tout le
monde peut avoir un rôle à jouer dans la réflexion sur la lutte
contre toutes les discriminations. La distinction alliés/concernés
implique qu’avec le soutien des alliés, seuls les concernés sont
légitimes à penser les discriminations qui les touchent. Chaque
groupe de concernés a alors autorité sur la discrimination qui
le frappe. Dans l’optique intersectionnelle, la distinction alliés/
concernés est reprise, mais les personnes légitimes pour parler sont
les concernées de l’intersection (ce qui est encore plus restrictif ).
De plus, leur action doit viser l’intersection des luttes. Il s’agit
donc ici de prôner une convergence des luttes. Or cette conver-
gence doit être questionnée. Plusieurs modèles sont possibles.
On peut envisager une convergence finale ou immédiate. Ce qui
est défendu dans le cas qui nous occupe, c’est une convergence
immédiate ; mais ce n’est pas tout. L’intersection n’est pas une
simple convergence qui additionne les luttes, elle implique de
donner une totale priorité aux parties qui leur sont communes. Il

114
s’agit de restreindre et de focaliser les luttes sur leur intersection.
Envisageons cela du point de vue du féminisme intersection-
nel. Une action féministe qui ne vise pas un domaine commun
avec l’antiracisme est alors suspectée de racisme. J’ai assisté à
Nantes, en 2016 à une conférence organisée par la Ligue de
l’Enseignement « Racisme et sexisme, même combat, mêmes
racines ? — Éduquer et lutter contre ces discriminations ». Les
deux conférencières étaient des universitaires. Elles ont expliqué
à une militante d’« Oser le féminisme » » que parler du harcèle-
ment de rue favorisait le racisme, et qu’il valait mieux à la place
parler de harcèlement au travail, opéré par des hommes blancs.
Au lieu d’additionner les combats, ils sont mis en concurrence.
De plus, ils sont finalement sélectionnés en fonction de critères
discutables. Par exemple, le fait de conseiller de ne pas s’investir
contre le harcèlement de rue partait, sans l’interroger, du pré-
supposé que les harceleurs des rues étaient le plus souvent des
personnes de couleur. Prenons un autre cas : si une féministe, au
nom de principes universalistes, se sent concernée par des vio-
lences qui ne l’ont pas directement menacée, comme l’excision,
le port du niqab, etc. et qu’elle s’exprime à leur sujet ; alors il lui
sera dénié toute légitimité à le faire. Il lui sera rappelé qu’elle
n’est pas « concernée » au sens utilisé par les intersectionnelles.
Par contre, si « une concernée » consent à des traditions patriar-
cales, son féminisme ne devra pas être interrogé. Le féminisme
universaliste, quant à lui, est accusé d’être raciste, parce qu’il
n’accepte pas la couleur de la peau comme critère de légitimité
à la parole ! Il est alors appelé par ses adversaires : « le féminisme
blanc ». En résumé, si les féministes universalistes parlent d’autre
chose que de l’intersection, elles sont accusées d’invisibiliser le
racisme ; et si elles parlent de ce qui touche l’intersection, elles
sont ce coup-ci accusées de voler la parole aux concernées. Enfin,
en cas de désaccord, elles seront accusées de coloniser les esprits,

115
de pratiquer le « whitesplaining », comme on parle de « mansplai-
ning » à propos des hommes. Seules les féministes qui acceptent
d’être définies par leur blancheur avec une certaine contrition
regagnent une certaine considération. Du haut de leur statut
« d’alliées », elles regarderont les autres « Blanches » avec supério-
rité. On retrouve par exemple la déclaration suivante sur le site ?
Internet de l’association « Les féministes plurielles » de Nantes,
qui se revendique inclusive : « Pour ce qui est de l’association, nous
tenons à préciser que pour le moment, elle est composée de femmes
cisgenres, blanches, non voilées, non travailleuses du sexe. Comme
nos statuts le précisent, nous tenons à laisser la parole aux concerné.
e. s. Par conséquent, il nous est compliqué actuellement de proposer
des actions particulières, comme un happening hijab par exemple
(action par ailleurs lancée il y a quelques mois à Sciences-Po Paris,
par des femmes voilées : le Hijab Day). Pour autant, nous ne nous
reconnaissons pas dans le féminisme blanc, qui occulte à notre sens
certaines luttes, auxquelles nous croyons malgré le fait que nous ne
soyons pas concernées par les oppressions associées à ces luttes.1 »
D’autres alliées ne respectent pas cette discrétion, et au motif
de soutenir la parole des concernées, leur expliquent ce qu’elles
doivent penser. Tant que leur discours véhicule l’idéologie atten-
due, leur prise de parole est bien tolérée. C’est le cas par exemple
de Françoise Vergès. Sur les réseaux sociaux, on trouve des per-
sonnes admiratives, qui rapportent ses propos lors d’un « café
féministe » : « Les féministes blanches ont réussi à atteindre les postes
réservés aux hommes parce que les femmes racisées se lèvent à 5 h
du matin pour nettoyer leurs bureaux » (liké 1 700 fois et retweeté
700 fois). L’idée est simple : les « féministes blanches » ont construit
leur ascension sociale sur le dos des femmes victimes de racisme.
Cette affirmation repose sur une telle somme de généralisations
que cela lui confère une évidence toute démagogique. Il n’est pas
1.  http://feministesplurielles.fr/feminisme-inclusif/.

116
envisagé que des femmes de couleur aient bénéficié, au moins
en partie, de cette ascension. Ce ne sont même pas les femmes
« blanches » qui sont accusées d’avoir accédé aux postes de pou-
voir, mais les « féministes blanches » (comme s’il n’y en avait pas
qui vivaient modestement). Vergès veut faire reposer le poids des
inégalités sociales sur les féministes universalistes. Elle ne fait pas
état de ces féministes intersectionnelles qui, loin d’être « agent de
propreté », travaillent dans des bureaux, à des postes à responsa-
bilité. Remarquons aussi qu’un lien de causalité est inféré entre
la réussite des unes et la relégation sociale des autres. Or ce lien
de causalité est obscur : en quoi le ménage des unes jouerait un
rôle contre le plafond de verre des autres ? Toute réussite sociale
devient le fruit de l’exploitation. Or ce sont les femmes qui sont
culpabilisées de réussir. Étrange féminisme que celui qui dresse
les femmes les unes contre les autres sur des critères de couleur
de peau, et qui jette l’opprobre sur celles qui réussissent malgré le
poids des inégalités patriarcales… L’intersectionnalité des luttes
détourne les féministes des combats généraux contre le patriarcat.

« La convergence intersectionnelle des


luttes ne conduit pas à plus d’énergie dans
les luttes, mais à ce que certaines soient
bridées pour ne pas en gêner d’autres »

Qu’advient-il de l’intersectionnalité des luttes lorsqu’elles se


contredisent ? Par exemple, dans le cas où une femme se ferait
agresser par une personne de couleur ? Sa plainte ne risquerait-elle
pas de conforter les préjugés racistes ? Au nom de l’intersection-
nalité des luttes ne vaudrait-il pas mieux que les femmes agressées
ne portent plainte que lorsque leur agresseur est jugé « blanc » ?
Les universitaires du colloque déjà évoqué encourageaient leur
auditoire à s’engager dans cette voie. De concert, elles ont ex-

117
pliqué qu’on pouvait comprendre qu’une femme ne porte pas
plainte pour protéger « sa communauté » du racisme. Pour elles,
la violence des personnes de couleur envers les femmes était la
conséquence du racisme des « blancs ». Humiliés, ces premiers
auraient besoin de réaffirmer leur virilité. Remarquons que les
femmes, lorsqu’elles sont victimes de violences, sont toujours res-
ponsabilisées : en amont, on soupçonne leur choix vestimentaire
d’être à l’origine de leur agression. Cette démarche se prolonge
ici ; en aval, elles deviennent responsables des conséquences de
leur plainte ; responsables d’encourager le racisme lorsque leurs
démarches suivent la voie légale. La convergence intersectionnelle
des luttes ne conduit pas à plus d’énergie dans les luttes, mais
à ce que certaines soient bridées pour ne pas en gêner d’autres.
Le féminisme doit savoir laisser la place à l’antiracisme. Mais
qu’en est – il de la relation réciproque ? Faut-il s’empêcher de
condamner les propos racistes d’une femme au prétexte que cela
pourrait conforter les croyances misogynes ? En 2013, Anne-So-
phie Leclerc, alors candidate du Front National, avait comparé
Christiane Taubira à un singe. Le féminisme intersectionnel ne
plaide pas, à ma connaissance, pour étouffer la légitime indigna-
tion que suscitent de tels actes, et c’est une bonne chose. Mais
alors, pourquoi mélanger les combats lorsque la violence porte
sur les femmes ?
La convergence intersectionnelle est à sens unique. Le féminisme
intersectionnel permet de donner un habillage théorique visant
à normaliser une pratique vue et revue, qui consiste à deman-
der aux féministes de donner la priorité à d’autres luttes : le
féminisme après la lutte des classes ; le féminisme après la lutte
contre le racisme, etc. L’égalité femmes/hommes passe toujours
en second, alors qu’il s’agit là d’une discrimination essentielle.
Françoise Héritier disait à son sujet : « Elle est à la base de toutes
les discriminations et de tous les racismes, elle a formé le moule dans

118
lequel ils se sont coulés. (…) c’est en réalité le cœur de tous les pro-
blèmes de discrimination », in Philosophie magazine n° 11 pp. 41.
Françoise Héritier ne dit pas que c’est une discrimination plus
importante, mais qu’elle est originelle, l’altérité première étant
celle des sexes. Il est assez logique que le rejet de l’altérité porte
en premier sur elle. Il serait dommage de faire éternellement
passer le féminisme au second plan.
Nous avions vu que la distinction alliés/concernés opérait une
monopolisation de la légitimité du discours. Le féminisme inter-
sectionnel prolonge cette entreprise, dont sont exclues les fémi-
nistes « blanches ». Par contre, des femmes jugées « blanches »
sont acceptées, à condition qu’elles se déclarent alliées, c’est-
à-dire qu’elles soient des relais qui laissent la parole aux seules
« concernées » : les femmes de couleur. Nous n’en sommes encore
qu’au second volet de cet ensemble conceptuel. La convergence
intersectionnelle des luttes inféode le féminisme à un antiracisme.
Il reste à voir quel est l’antiracisme qui est proposé…

IV / l’antiracisme mono-systémique.
Une conception naïve et qui ne sera pas défendue ici, considère
que le racisme est le fruit d’une démarche strictement indi-
viduelle, et ignore qu’il est un phénomène social. Il est alors,
effectivement bon de rappeler que le racisme est systémique. Ce
qui pose problème, c’est que les adversaires de l’universalisme
voudraient faire croire qu’il tombe dans ce travers naïf. Ainsi, la
dimension systémique du racisme est sans cesse rappelée comme
s’il s’agissait d’un argument invalidant l’universalisme. Il n’en est
rien : l’universalisme n’est absolument pas incompatible avec l’idée
que différents systèmes sociaux puissent encourager, rediriger et
remodeler cette haine. Le racisme d’un individu est grandement
conformé par la société dans laquelle il évolue. Cette société est

119
complexe, et est composée de divers systèmes dont certains se
renforcent les uns les autres, par sympathie ou par une opposition
clivante ; d’autres sont indifférents ; etc. Parmi ces nombreux
systèmes, certains sont simplement essentialisants et enferment
parfois avec beaucoup de sympathie des parties de la population
dans des catégories. Ces catégories seront ensuite à l’origine de
préjugés. Les positifs feront le lit des négatifs. Ainsi, par exemple,
l’affirmation d’une supériorité physique des personnes de cou-
leur noire, dans certains sports minimise leur mérite et éclipse
les efforts qu’elles ont fourni (lire à ce sujet « L’assignation » De
Tania de Montaigne). De plus, cela prépare les esprits à l’idée
que l’on puisse accorder d’autres qualités à d’autres catégories
de personnes, comme une supériorité d’esprit, par exemple…
D’autres systèmes, consolidés par les premiers, sont plus direc-
tement racistes. Il s’en suit qu’il y a dans la société l’expression
d’une pluralité de racismes dont les mécanismes sont globalement
les mêmes, mais dont les particularités de chacun ne sauraient
être niées. Ainsi tous les racismes ne reposent pas sur la même
imagerie ni sur les mêmes ressorts psychologiques (infériorisation
conduisant à la justification de l’exploitation, ou au contraire
théories complotistes de domination pouvant aboutir à des ap-
pels à l’extermination, etc.). Du mouvement général qu’est le
racisme, et qui doit être rejeté en bloc, on peut étudier différents
racismes avec leurs dynamiques propres (anti-Arabes, anti-Noirs,
anti-Roms, anti-Asiatiques, anti-Juifs, anti-Blancs, etc.)1. Ne
1.  - Dénoncer une idée, implique de dire qu’elle existe, mais ce n’est pas valider
l’existence de ses objets. Dénoncer le racisme, ce n’est pas valider l’idée de races
humaines. De même, les catégories visées par le racisme sont construites par lui,
et lorsque que l’on parle de racisme envers un groupe visé, il ne s’agit pas de vali-
der l’existence du groupe tel qu’il est visé. Nous utilisons donc ici la majuscule qui
correspond à ce que visent les racistes, tout en pensant que les êtres à majuscule
n’existent pas. Les couleurs ne sont que des qualités parmi d’autres, mais ne disent
rien de l’essence d’une personne. Il y a des personnes qui sont noires, blanches,
etc., mais il n’y a pas des « Noirs », des « Blancs », etc. Quand on parle des catégories
lourdes et essentialisées que les racismes s’échinent à construire, nous parlerons du
racisme anti-Noirs, anti-Arabes, anti-Asiatiques, anti-Juifs, etc. En parallèle, nous
sommes hostiles au fait de penser les personnes par le biais de ces majuscules (lire à
ce sujet « l’Assignation » de Tania De Montaigne).

120
pas vouloir faire de différence entre les racismes conduirait à
considérer que le racisme anti-Blancs aurait la même intensité et
les mêmes ressorts que le racisme anti-Noirs par exemple, ce qui
serait très problématique. Il est évident que le rejet de l’altérité
s’exprime avec plus de force envers les groupes minoritaires. Il
n’y a aucune raison pour invalider a priori l’existence de systèmes
anti-Blancs, mais il est évident que contrairement à ce que veut
faire croire l’extrême droite, ils sont d’intensités négligeables par
rapport aux autres. On peut contrecarrer les propos d’extrême
droite sans avoir à recourir à des différences d’essence qui vont
jusqu’à nier la possibilité d’existence de phénomènes pourtant bien
réels, mais de faible intensité (lire article d’Emmanuel Debono
« Le “racisme anti-blancs”, un impensé » sur le site de L’Aurore1.
L’universalisme rejetant toute forme de discrimination a priori
entre les humains, ne voit pas de raison pour lesquelles une
catégorie d’êtres humains serait dépourvue de cette tendance au
rejet de l’altérité. Il implique une synergie dans la lutte contre
toutes les formes de racismes, mais n’ignore pas qu’en fonction
des sociétés, certains sont structurés et théorisés différemment,
et incomparablement plus violents que d’autres.

« L’approche mono-systémique est gros-


sière et ne permet pas de rendre compte
de la complexité des phénomènes sociaux »

L’universalisme n’a aucun problème avec l’aspect pluri-systé-


mique du racisme. Ceux qui l’attaquent en parlant du caractère
systémique du racisme, défendent en fait, et sans l’indiquer, une
vision mono-systémique du racisme. Il y a dans cette conception,
non pas plusieurs systèmes, mais un seul système générateur de
racisme. Ce système serait la propriété des « Blancs ». Les racismes
seraient d’autant plus violents que les communautés qui en sont
1.  https://www.laurorethinktank.fr/note/le-racisme-anti-blancs-cet-impense/)

121
victimes seraient indociles avec ce système. Dans cette concep-
tion, il devient inconcevable qu’une personne de couleur comme
Dieudonné soit raciste. Tout au plus ses réactions ne seraient que
la conséquence de la violence avec laquelle « le système » lui ferait
payer son insubordination. De même, le racisme anti-Juifs devient
plus difficile à saisir, car « le système » ainsi conçu ne paraît plus
leur être particulièrement hostile. Enfin le racisme anti-Blancs
devient simplement inconcevable : le système étant « blanc », il
ne peut viser les « Blancs » (d’impensé, il devient simplement
impensable). L’approche mono-systémique est grossière et ne
permet pas de rendre compte de la complexité des phénomènes
sociaux. On s’attendrait donc à la voir pulluler sur les réseaux
sociaux, mais pas dans les universités. Pourtant dans sa tribune
publiée dans le numéro de Libération du 22 octobre 2018, « Le
racisme anti-Blancs n’existe pas »1, Alain Policar, chercheur au
Cevipof, déclare : « Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison
d’insister sur la notion de racisme structurel, racisme dont la popu-
lation majoritaire ne peut être victime ».

1.  https://www.liberation.fr/debats/2018/10/22/le-racisme-anti-blancs-n-existe-
pas_1687081

122
Cette affirmation ne trouve sa cohérence que dans un cadre
mono-systémique1.
1.  Voici la réponse plus détaillée que m’inspire la tribune d’Alain Policar « Le racisme anti-
Blancs n’existe pas ».
Sa réponse repose sur une argumentation fragile, et sape l’humanisme universaliste en
prétendant le défendre.
1- L’accusation de « l’extension du domaine de la race » :
Il semble que pour Alain Policar, dire que le racisme anti-Blancs existe, ce serait automati-
quement affirmer que la catégorie essentialisante « Blancs » est légitime, et valider le concept
de « Blanchité ». Cela lui fait dire que « la lutte antiraciste [a] tout à perdre à cette extension
du domaine de la race ». Il s’agit là d’une erreur de raisonnement du même ordre que celle
qui consiste à dire que l’usage du mot « racisme » implique automatiquement la validation de
l’existence de races entre les hommes. Dénoncer le racisme et ses essentialisations, ce n’est pas
valider les catégorisations qu’il met en œuvre. Il n’y a donc aucune raison de dire que soutenir la
possibilité et l’existence d’un racisme anti-Blancs, conduit à opérer « une extension du domaine
de la race ».
2- Le raisonnement que tient Alain Policar suit une étrange contorsion. On pourrait en résu-
mer le cheminement par l’affirmation suivante : les insultes racistes envers la population majo-
ritaire ne sont pas du racisme envers la population majoritaire.
Il peut être schématisé comme suit :
- a/ « Il est indéniable que des insultes à caractère raciste (parfois d’une insupportable violence)
sont proférées à l’égard d’individus identifiés comme Blancs. »
- b/ Or on ne peut parler de domination envers la population majoritaire.
- c/ Cependant, « si le phénomène de domination est essentiel, il n’est pas exclusif. Il y a aussi
le rejet et l’exclusion. »
- d/ Ce rejet et cette exclusion n’ont pas la même valeur discriminante, et ne sont pas liés à
« une idéologie essentialisante », ni à « un racisme institutionnalisé et une discrimination sociale
à dimension historique ».
- e/ Conclusion : les insultes racistes envers la population majoritaire ne sont pas liées à un
racisme. Le racisme anti-Blancs n’existe pas.
Ce raisonnement souffre principalement de faiblesses au niveau de la prémisse « d » : Tout
d’abord l’affirmation qu’il n’existe pas d’idéologie essentialisante est gratuite. La littérature indi-
géniste regorge de cette volonté d’essentialiser le groupe de ceux qu’elles nomment « les Blancs ».
Ensuite, le recours à la notion d’un « racisme institutionnalisé » est à critiquer. Lorsqu’il affirme
que « Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison d’insister sur la notion de racisme structu-
rel, racisme dont la population majoritaire ne peut être victime », il fait alors appel à une vision
mono-systémique qui est caricaturale. Elle lui permet de glisser de l’idée de structure à celle
d’institution. Si l’on accepte qu’il puisse y avoir de multiples systèmes et de formes diverses,
on comprend alors que le racisme anti-Blancs, peut être produit par des systèmes bien moins
efficients que ceux qui s’expriment majoritairement dans notre société. Ainsi, sans être du
tout d’accord avec ses conclusions, on peut s’accorder avec les propos suivants « Les insultes,
voire les violences, dont ils peuvent être victimes sont-elles équivalentes aux discriminations
à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de pratiques structurelles concrètes ? ».
Il n’y a que des personnes de l’extrême droite classique qui oseraient soutenir l’équivalence
d’intensité et de forme entre l’expression du racisme anti-Blancs et celle des autres racismes. La
différence entre l’expression des racismes ne peut suffire à conclure de l’inexistence de ceux qui
ont une plus faible intensité. De même la dimension historique est certes un facteur important
à prendre en compte, mais en faire un critère impératif est loin d’aller de soi.
A l’opposé de ce que dit l’auteur au début de sa tribune, la dénégation du racisme anti-Blancs
n’empêche pas la rupture avec « l’humanisme universaliste », mais il la réalise. Le racisme n’est
plus compris comme pouvant potentiellement viser tout le monde (sous des formes différentes
en fonction des groupes créés par les racistes, et ce, pour des raisons historiques ou sociales).
Une catégorie de personnes, du fait de leur couleur de peau, se voit rejeter d’office la possibilité
de subir cette forme de violence. C’est précisément parce que la dénégation du racisme anti-
Blancs contient une attaque envers la conception universaliste, que ce sujet a de l’importance,
malgré la faiblesse de sa fréquence et de son intensité.

123
Le matériau conceptuel mono-systémique se diffuse dans l’ensei-
gnement supérieur sans être réellement questionné. Cela peut
avoir des conséquences graves, car ce matériau est plastique-
ment compatible avec un complotisme délétère qui cherche
une causalité simple à l’œuvre derrière un réel complexe. Cela
conforte ainsi des visions que ces mêmes chercheurs s’évertuent
peut-être à combattre par ailleurs. Le système peut aisément
représenter les institutions de la France. Il n’y aura qu’à parler de
« racisme d’État », ou plus habilement de racisme institutionnel
et de sélectionner dans le réel tout ce qui peut aller dans le sens
d’une structuration étatique raciste, sans prendre en compte les
politiques de lutte contre le racisme. Les principes républicains
universalistes, comme la laïcité, seront alors envisagés comme une
production particulièrement retorse du « système blanc ». Il n’y
a ensuite qu’à varier à nouveau un peu l’échelle, pour aboutir à
l’idée d’un système mondial, dont la République française ne serait
qu’un rouage. Cette idée fait le miel de forces anti-républicaines.
Le système sera dit « blanc » par certains, et nombre d’intégristes
de l’islam politique ou indigénistes, pourront laisser entendre
que les Juifs y tiennent une place particulière. Pour une partie de
l’extrême-droite, le système sera pensé sans médiations comme
« Juif ». Dans les deux cas, il sera pudiquement fait état d’un
système « sioniste » cosmopolite à l’origine de tous les maux…
L’antisémitisme est une passerelle qui explique certains liens entre
ces deux extrêmes. En ce sens l’extrême droite traditionnelle a
recours à une articulation plus complexe dans son complotisme
antisémite : « les Juifs » fomenteraient un complot de « grand
remplacement », entre autres, de la main-d’œuvre « blanche » deve-
nue trop exigeante, par des populations immigrées… En toute
cohérence avec cela, un personnage comme Alain Soral, dont le
site est consulté par près de cinq millions de visiteurs par mois,
propose à la jeunesse de marquer son opposition au « système » en

124
effectuant le geste de la « quenelle ». Alain Soral suit ainsi le sens
donné à ce geste par son partenaire politique Dieudonné, qui en
est le concepteur. Dans Le Courrier Picard du 13 mai 2013, ce
dernier en explique le sens : « Ça peut vouloir dire : je vais te glisser
une quenelle dans le fion. Dans le fion du système ». Soral a choisi
d’exécuter cet acte de défiance au Mémorial de l’Holocauste à
Berlin… Sa condamnation le 18 février 2016 a été vécue par ses
défenseurs comme une confirmation du fait qu’il dérangeait « le
système »… Le mono-systémisme par son excès de simplification
des phénomènes sociaux est un des supports du complotisme.
Sa version anti-Blancs ne fait pas exception à la règle.

« [Selon l’UNEF], être critique envers [les


espaces en non-mixité], c’est considérer que
“la présence des Blancs est indispensable” »

V / intersectionnalité et mono-systémisme.
La vision mono-systémique de l’antiracisme se conjugue très
efficacement avec le féminisme intersectionnel. Il se développe
alors un surinvestissement de la caractérisation par la race et le
sexe, qui n’est pas sans atteindre les représentations communes :
même le Président de la République a utilisé ces catégories dans
un discours du 22 mai 2018 en parlant de « deux mâles blancs ». Le
système des mâles blancs concentrerait sa violence discriminatoire
sur son opposé : les femmes de couleur au centre de l’intersec-
tion des discriminations. Il faudrait que ces dernières puissent
s’abriter de cette violence « systémique » dans des espaces dédiés,
qui sont dits « en non-mixité raciale ». Dans un visuel produit
par l’Unef on peut lire qu’être critique envers ces espaces, c’est
considérer que « la présence des Blancs est indispensable » (post
Facebook du 28 mai 2017). Si aucune présence n’est en soi

125
indispensable, il est par contre indispensable de lutter contre les
exclusions fondées sur la couleur des personnes. Les féministes
« inclusives » construisent des espaces d’exclusion des personnes
blanches. Ces dernières seraient porteuses, parfois malgré elles,
des germes de la violence raciste qui collerait à leur épiderme.
Pour les « féministes intersectionnelles » de couleur blanche,
mais repentantes, la couleur de la peau est un stigmate qui ne
s’efface pas facilement, car les alliées n’ont pas le droit non plus
d’accéder à ces espaces. Il leur reste tout de même une solution
pour qu’enfin la blancheur sociale cesse de leur coller à la peau :
revêtir un voile. Sous la tenue des opprimés, la blancheur de leur
peau disparait enfin…
Cette idéologie n’est pas propre à la France. Voici des années
qu’elle se développe dans les campus américains. Aux États-Unis,
Trump avec son sexisme et ses propos anti-Musulmans, illustre
jusqu’à la caricature ce « système des mâles Blancs ». Parmi les
grandes organisatrices de la « Women’s march » se trouvait une
femme représentant un parfait contrepied aux propos de Trump :
Linda Sarsour. Cette New-yorkaise d’origine palestinienne, por-
tant le hijab, incarnait à merveille l’intersection hostile à Trump.
Cette militante qui défend la charia, et se dit antisioniste, déclarait
dans un tweet du 8 mai 2012 : « Underwear bomber was the #CIA
all along. Why did I already know that?! Shame on us – scaring
the American people », à propos d’un ressortissant nigérian sur-
nommé « underwear bomber », reconnu coupable d’une tentative
d’attentat lors d’un vol transatlantique, le jour de Noël 2009,
une action revendiquée par Al-Qaida. Il semble que pour elle, les
attentats terroristes ne peuvent pas venir du fanatisme religieux,
mais forcément du grand système « blanc » dont la CIA serait
un des bras. Il est très significatif de constater qu’elle s’en est
prise violemment à Ayann Hirsi Ali dans un autre tweet. Cette
dernière a subi l’excision, et a fait l’objet d’une fatwa prononcée

126
contre elle du fait de son opposition aux intégristes de l’islam
politique. À son propos et de celui d’une autre femme, Linda
Sarsour tweete le 8 mars 2011 : « I wish i could take their vagina
away – they don’t deserve to be women ». Ainsi, lorsqu’une femme
de couleur ne partage pas le discours attendu, elle est exclue de
l’intersection. Ici, Linda Sarsour propose de terminer le travail
initié par l’excision en arrachant le vagin de sa concurrente. Elle
se retrouve ensuite symboliquement la seule à pouvoir parler
au nom de l’intersection. Dans d’autres cas, l’exclusion s’opère
par le blanchiment des femmes de l’intersection qui ne se sou-
mettent pas à l’idéologie intersectionnelle mono-systémique.
Ainsi, l’humoriste Sophia Aram a été accusée par le Parti des
Indigènes de la République d’être « un agent de la république
blanche ». Il y a donc une entreprise de purification de l’intersec-
tion pour la rendre conforme à l’idéologie. Des femmes se font
traiter de « bounty » (comprendre : noire à l’extérieur, blanche à
l’intérieur), d’« arabe de service », de « négresses de maison », etc.
par des soi-disant féministes antiracistes…
On comprend alors que le mono-systémisme parachève l’entre-
prise de confiscation de la légitimité du discours entamée par
l’addition de la distinction alliés/concernés et de l’intersection-
nalité des luttes. Seules les personnes de couleur et les blanches
voilées, tenant un discours anti-« système blanc » sont légitimes
à parler au nom de l’antiracisme et du féminisme. Si on regarde
ceux qui sont rejetés dans les catégories « blanches » infamantes,
on retrouve en fait des hommes et des femmes de toutes les
couleurs qui défendent l’universalisme. L’obsession de la race
et du sexe est instrumentalisée. Elle cache en fait une entreprise
politique de destruction des principes républicains universalistes.

127
VI / Les VRP de l’essentialisme
L’essentialisme conservateur et patriarcal, vecteur de structures de
dominations, n’était pas « vendeur ». Il est aujourd’hui présenté
sous des packagings alléchants du type : « convergence inter-
sectionnelle des luttes contre le système ». Peu de personnes se
déclareront spontanément hostiles à la solidarité entre certaines
luttes, ou favorable au « système »… Cet assemblage conceptuel
est une incroyable réussite marketing. Il est taillé pour séduire la
jeunesse, et masquer sa véritable nature. Ennemi du féminisme
et de l’antiracisme, l’essentialisme a réussi à s’en approprier les
codes et à en investir les places fortes. Auprès d’acteurs sociaux,
y compris dans le champ intellectuel et académique, pour qui les
idées sont des produits qui se consomment vite, l’universalisme
est apparu comme passé de mode. Ils préfèrent s’en détourner
et apporter leur caution à cette entreprise idéologique dont la
devanture sent le neuf, sans voir l’épaisse couche de poussière dans
l’arrière-boutique. L’essentialisme regroupe les adversaires très
protéiformes de l’universalisme. La cohérence de ses constructions
conceptuelles ne nécessite pas forcément une stratégie coordon-
née, mais peut s’expliquer par une simple congruence d’intérêts.

« De loin, ces concepts [intersectionnels]


paraissent brillants, parce qu’ils ont été tail-
lés avec une intelligence martiale. Mais il
suffit de les déconstruire avec attention pour
en faire apparaître les nombreuses fissures »

Une illustration de cette stratégie qui confine à l’usurpation


nous est fournie par la chaine qatarie en langue française AJ+.
Cette petite sœur d’Al Jazeera explique à la jeunesse française
ce que sont les bons combats politiques, sans leur dire qu’ils

128
sont sélectionnés par une monarchie absolue de droit divin.
Le combat contre l’universalisme y est parfois mal caché. On
peut y entendre : « J’ai quand même l’impression que la pensée
des Lumières, elle a quand même un peu alimenté ces histoires de
suprémacistes blancs. » (la vidéo a été enlevée ensuite). Du fait que
des philosophes n’aient pas tous toujours été à tous points de vue
à la hauteur de l’idéal des Lumières, et malgré les progrès qu’ils
ont permis, on en infère que les Lumières sont à l’origine du
racisme. C’est de la manipulation éhontée, mais ça a une réelle
efficacité. Comme engagement antiraciste, les jeunes sont incités
à s’opposer au métissage culturel en luttant contre l’appropria-
tion culturelle. Rien n’est dit en matière d’antiracisme sur les
conditions de travail proches de l’esclavage moderne qui sont
réservées aux travailleurs étrangers du Qatar, et dénoncés par
plusieurs ONG. Quand Al Jazeera déclare que l’homosexualité
est une « perversion » de « l’occident décadent », sa petite sœur
AJ+ prend un ton « gay friendly » pour lancer sur les réseaux une
vidéo sur le « pinkwashing d’Israël ». Enfin c’est le pays qui en
2016 avait condamné une Néerlandaise de 22 ans pour adultère
après qu’elle eut été droguée puis abusée sexuellement, qui lance
une vidéo pour critiquer « le féminisme blanc »… Ce média vise
des thèmes de gauche, qui ciblent particulièrement la jeunesse :
la critique du capitalisme, la lutte contre la souffrance animale
(végans), etc. Irrités par la façon caricaturale dont ces luttes sont
menées, des citoyens décident d’en prendre le contrepied. Ils
finissent par rejeter le féminisme, fuir tout combat qui se dirait
antiraciste, etc. Ils s’opposent à cette intersectionnalité qui pro-
pose un pack de luttes. Le problème est qu’ils le font en rejetant
toutes ces luttes ensembles, dans un même mouvement. Leur
réaction valide par là même l’idée qu’elles sont indissociables.
Ils glissent sans s’en rendre compte sur le terrain de l’adversaire :
ils critiquent leurs propos, mais valident sans trop s’en rendre

129
compte le cadre conceptuel intersectionnel. Ainsi tout discours
critique envers la mondialisation des échanges, la pollution,
l’environnement ou sensible au thème de la souffrance animale,
est sans plus d’analyse catalogué comme lié à l’approche inter-
sectionnelle. Ils tombent ainsi dans le piège qui leur était tendu.
Lorsque l’essentialisme déguisé n’arrive pas à convaincre, il peut
toujours gagner en cherchant à cliver le plus largement possible.
Se dire universaliste et rejeter en son nom de nombreux thèmes
qui séduisent la jeunesse, c’est faire un cadeau formidable à ses
adversaires. Il faut refuser de se laisser conduire par eux sur le
terrain d’un dénigrement en miroir qu’ils ont choisi, et ne pas
mélanger les combats.

VII / Conclusion
Les ruses et les nombreux travestissements de l’idéologie anti-
universaliste ne changent rien au fait que ses principes heurtent
la raison. Bien des personnes se laisseront encore fasciner par les
concepts alambiqués qui sont jetés de façon hautaine à la face
de l’universalisme. De loin, ces concepts paraissent brillants,
parce qu’ils ont été taillés avec une intelligence martiale. Mais il
suffit de les déconstruire avec attention pour en faire apparaître
les nombreuses fissures. L’emballage est une réussite en matière
de communication, mais il ne peut palier au caractère friable du
matériau conceptuel.
La distinction alliés/concernés, l’intersectionnalité des luttes, et
l’approche mono-systémique du racisme sont trois blocs concep-
tuels qui s’assemblent parfaitement pour former un système de
pensée particulièrement cohérent.
Chez certains, à gauche notamment, il achève de lever les der-
nières résistances de celles et ceux qui, en quête d’un discours
social, glissent sans trop s’en rendre compte vers le « racial ». Il

130
égare donc ceux qui y adhèrent, et pousse en réaction une partie
de la population à adopter une position qui, sous couleur de
défense des « valeurs occidentales », les conduit à se rapprocher de
l’extrême droite. Cette dernière, vu les rapports de force politiques
actuels, est un danger majeur. Or l’approche racialiste défendue
par cette triplette conceptuelle n’oppose pas de résistance de fond
à l’extrême droite. Cela va plus loin : cet outil de destruction des
principes universalistes ouvre des brèches qui profitent à d’autres.
En s’échinant à affaiblir le rempart républicain qui lui fait obs-
tacle, il permet en parallèle l’entrée des idées de l’extrême droite.
Cela a pour conséquence de les renforcer davantage, car l’essen-
tialisme d’extrême droite, en promouvant l’idée de « préférence
des Français de souche », aide en retour à la victimisation et à
l’hostilité envers « les blancs ». Cet antagonisme affiché entre
ces deux systèmes de pensée cache donc des intérêts communs :
ils ont comme ennemi l’universalisme, ils refusent tout regard
critique sur la tradition, et ils se renforcent l’un l’autre en clivant
artificiellement la nation et en enfermant la réflexion dans un
cadre tristement binaire. L’intersectionnalité des luttes contre
le (mono) système est un système qui ne s’assume pas comme
tel. Il séduit des personnes souvent sincères, mais promeut une
idéologie qui ne l’est pas.
C’est ce manque d’honnêteté intellectuelle qui en rend la critique
particulièrement nécessaire. Lorsque l’extrême droite essaie de
s’approprier la laïcité, la malhonnêteté rend cette entreprise de
séduction particulièrement détestable. Lorsque la visée inter-
sectionnelle et mono-systémique prétend être le renouveau du
féminisme et de l’antiracisme, ça l’est tout autant.

131
La censure du débat sur le voile en Belgique
francophone : l’affaire du « balek-gate »

Marcel Sel

« Ma liberté ne vaut que si j’assume celle des autres. La liberté de


nos adversaires n’est-elle pas aussi la nôtre ? »
(François Mitterrand).

Comment, à partir d’une carte blanche de la journaliste Florence


Hainaut dans Le Soir, en est-on arrivé à clouer au pilori du
Conseil de l’Europe l’Observatoire des fondamentalismes, fondé
par Fadila Maaroufi, une travailleuse sociale expérimentée pour
laquelle les Marolles n’ont aucun secret et Florence Bergeaud-
Blackler, une scientifique reconnue ?

L’affaire, gravissime, révèle l’état pitoyable de la liberté d’opinion


en Belgique francophone, menacée par un maelström intersec-
tionnel qui réunit des militants décoloniaux, des néoféministes,
des journalistes, le parti Ecolo (équivalent d’EELV en Belgique
francophone) et même, pour l’occasion, le ministère francophone
de la Culture et des Médias. Tous apparaissent à ce point acquis
aux idées de la gauche identitaire – celle qui divise la société en
micro-identités, à l’opposé de la gauche universaliste – qu’ils et
elles rejettent toute opinion contraire avec une virulence inquié-
tante, jusqu’à la « criminaliser ».

Mais le pire, et même l’invraisemblable, c’est que deux associations


de journalistes, l’AJP (Association des Journalistes Professionnels

133
belges francophones) et surtout la FEJ (Fédération européenne
des journalistes), ont pris délibérément parti pour un « camp ».

Article 11 du Code de Déontologie journalistique belge1 :


Les journalistes préservent leur indépendance.

Au contraire, le sujet requérait un débat public, un échange d’opi-


nions, s’articulant en deux temps. D’abord, une carte blanche
publiée le samedi 18 juillet par la journaliste belge Florence
Hainaut dans Le Soir, dans lequel elle défend le droit de port du
hijab (qualifié de « foulard ») notamment dans l’administration.
Ensuite, la réponse argumentée de la docteure en anthropologie
du CNRS Florence Bergeaud-Blackler, parue le lendemain dans
le même Soir, qui rappelle la portée religieuse du voile islamique.

Dans un monde normal, au pire, en petit trois, la pre-


mière aurait demandé un droit de réponse et réargumenté.
Mais dans l’histoire que je vais vous narrer, le syndicat des journa-
listes européens finit par saisir le Conseil de l’Europe en accusant
de harcèlement une jeune organisation anti-fondamentaliste. Et
celle-ci se retrouve épinglée sur un mur d’infamie entre Orban,
des mafieux russes et des fascistes ukrainiens ! Pilori. Délit d’opi-
nion. Et les juges sont des journalistes !

Ce faisant, la profession met une organisation féministe et cou-


rageuse (une de ses fondatrices fait l’objet de menaces de mort

1.  Les articles du Code de déontologie cités sont résumés à leurs extraits perti-
nents. Le Code de déontologie journalistique belge est disponible ici : http://www.
lecdj.be/telechargements/Code-deonto-MAJ-2017-avec-cover.pdf. La déontologie
française est très similaire et se fonde d’une part sur la Charte d’Éthique profession-
nelle des Journalistes (http://www.snj.fr/content/charte-d’éthique-professionnelle-
des-journalistes), adaptée de la charte de 1918, et d’autre part sur la charte des
droits et devoirs qui s’en inspire, dite Déclaration de Munich, 1977 (http://www.
snj.fr/?q=content/déclaration-des-devoirs-et-des-droits-des-journalistes) adoptée
notamment par la Fédération européenne des journalistes.

134
dont j’ai pu prendre connaissance) dans le même panier que des
mafias, des autocrates, des dictateurs ou de vulgaires cyberhar-
celeurs. Non seulement, elle abandonne ainsi à leur sort toutes
les femmes menacées par des fondamentalistes sous prétexte de
progressisme. Mais en plus, elle se tire un missile nucléaire dans
le pied. Parce que si le journalisme lui-même se met à juger et à
brocarder des opinions (émises ici par des scientifiques), c’est à
terme sa propre liberté qui est menacée.

Article 2 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes


mènent des recherches et des enquêtes et informent librement sur
tous les faits d’intérêt général afin d’éclairer l’opinion publique.

Voile noir sur cartes blanches


Tout a commencé par une plainte déposée par des élèves et ex-
élèves de la Haute École bruxelloise Francisco Ferrer ainsi que
par Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) contre
l’interdiction des signes convictionnels existant pourtant de
longue date dans l’institut d’enseignement supérieur. Le 9 mai
2018, le tribunal de première instance chargé de juger l’affaire
a posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle,
qui a conclu le 4 juin 20201 que l’école supérieure avait le droit
d’interdire ces signes ostentatoires, dont bien entendu le hijab.
Tollé dans les milieux pro-hijab ou « hijab-friendly » qui ont
notamment organisé une manifestation de cent diplômées voilées,
avec le CCIB (Collectif contre l’islamophobie en Belgique) – à la
fois pendant belge et soutien indéfectible du CCIF, dissous par le
gouvernement français et promptement reformé à… Bruxelles.
Samedi 18 juillet. Florence Hainaut, journaliste belge (ex-RTBF)
et chroniqueuse gastronomique (So Soir – le magazine lifestyle
1. https://www.const-court.be/public/f/2020/2020-081f.pdf

135
du Soir), annonce ironiquement sur sa page Facebook : « Vous
savez quoi ? J’ai écrit une carte blanche où j’estime qu’on devrait s’en
balek que les femmes portent le foulard, où je tente d’analyser ledit
tissu sous l’angle féministe et où en plus je termine en faisant un
parallèle avec l’IVG. Je pense passer un joli week-end riche d’échanges
bienveillants et constructifs sur les réseaux sociaux ». Avec un lien
vers sa carte blanche publiée dans Le Soir1, où elle s’élève contre
la décision de la Cour constitutionnelle.
Elle récolte 490 likes et 306 commentaires, pour la plupart élo-
gieux.
Le lendemain à 12 h 10, l’anthropologue française Florence
Bergeaud-Blackler, co-fondatrice et directrice scientifique de
l’Observatoire des fondamentalismes, envoie au Soir une réponse
sous forme de carte blanche, intitulée Le Hijab ou les errements
du Néo-Féminisme2. Le texte est solidement argumenté. Il faut
dire que c’est une pointure : docteure en anthropologie chargée
de recherche au CNRS, autrice de plus de soixante ouvrages et
articles et spécialisée dans l’islam et le marché halal depuis la
bagatelle de vingt-cinq années. Sans lui confirmer la publication,
et sans demander le moindre changement, Le Soir publie son
texte à 19 h 20.
La carte blanche de Bergeaud-Blackler critique vigoureusement –
trop pour certains – les positions de Hainaut, mais aussi sa légèreté
d’analyse, et ce « balek » qu’elle ne saurait voir. Une de ses phrases
en particulier sera très mal prise par Florence Hainaut et ses
partisans : « Florence Hainaut a brodé son argumentation trouée et
montré au passage l’étendue de son ignorance en matière de norme
1.  Florence Hainaut, «  Cachez ce foulard…  » : https://plus.lesoir.be/314021/ar-
ticle/2020-07-18/cachez-ce-foulard
2.  Florence Bergeaud-Blackler, Le Hijab ou les errements du néo-féminisme : https://
plus.lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-femi-
nisme

136
islamique. Et si je prends le temps de développer son argumentation,
c’est parce qu’aussi creuse soit-elle, elle convainc d’autres ignorants et
se répand comme une dangereuse trainée de poudre. »
Sur la page Facebook de Florence Hainaut, la professeure de
Science-Po (ULB) Corine Torrekens écrit : « Ah tu as l’Observa-
toire aux fesses belle reconnaissance ». Réponse de la journaliste :
« Oh écoute je trouve que ça va. Je m’attendais à pire. Et le post
de “l’observatoire” est tellement méprisant qu’il en devient d’une
grossièreté sans nom. Donc nul et non avenu. »1

Premières pressions à chaud


Pourtant, le soir même, à 22 h 49 – selon elle –, Florence Hainaut
envoie un SMS au rédacteur en chef du Soir : « Que ma carte
blanche appelle des réponses, c’est de bonne guerre. Mais ce papier
est insultant. Parler de mon argumentation trouée et de l’étendue
de mon ignorance tient de l’insulte et non du débat d’idées. J’ai
fait confiance au Soir en vous proposant le fruit de mon travail.
Je cherche à comprendre pourquoi vous publiez des insultes à mon
égard le lendemain ».
Moins de quarante minutes plus tard, à 23 h 18, Le Soir dépublie
l’article et demande à Florence Bergeaud-Blackler de le modifier,
en retirant notamment la phrase ci-devant, ainsi que la référence
au mot « balek » pourtant utilisé par la journaliste belge sur sa
page Facebook. Raison invoquée : ces éléments rendent l’article
incompatible avec la charte du Soir.
Des insultes, comme l’affirme Florence Hainaut ? On aurait bien
du mal à défendre dans un prétoire le caractère insultant d’une
expression comme « broder une argumentation trouée ». Ou le

1.  La Fabrique du Raid, Florence Hainaut : https://medium.com/@florencehai-


naut/la-fabrique-du-raid-ad71050d5b57

137
fait de reprocher à quelqu’une d’être « ignorante des normes
islamiques ». La journaliste est du reste elle-même coutumière
d’un langage volontiers dur, notamment sur ses réseaux sociaux.
Mais pour Le Soir, la carte blanche contient bel et bien « des
éléments d’attaque personnelle qui [n’apportent] rien au débat de
fond et [sont] contraires à la charte du Soir »1. Ceux-ci lui auraient
pourtant échappé dans un premier temps : Le Soir a publié la
carte blanche à sa réception, sans en parler d’abord avec son
auteur, et sans modifications.
Florence Bergeaud-Blackler admet que les quelques piques –
qui pimentent traditionnellement les débats d’idées en France,
mais choquent dans la Belgique discrète habituée aux textes peu
sapides – n’apportent en effet rien à la démonstration. Elle modi-
fie son texte dans la nuit, tandis que Florence Hainaut envoie
un mail au rédacteur en chef du Soir « pour lui faire part de [ses]
doutes sur les méthodes de l’ODF qui [lui] semble voir partout des
accointances avec l’islamisme. »

Un parfum de censure… journalistique
Le lundi 20 juillet à 9 h 25, Florence Bergeaud-Blackler renvoie
une nouvelle version expurgée des critiques qui avaient choqué
Florence Hainaut, et suppose qu’elle sera publiée. Pendant ce
temps, de nombreux internautes s’insurgent, sur Twitter surtout,
de la « censure » du Soir.
À 10 h 30, la rédaction du quotidien lui demande pourtant de
nouveaux changements. Il s’agit cette fois de supprimer ou de
remodeler plusieurs passages, et d’y faire disparaitre toute réfé-
rence à… Florence Hainaut ! Le Soir demande aussi le retrait de

1.  Le Soir défend le débat d’idées : https://www.lesoir.be/315472/ar-


ticle/2020-07-27/le-soir-defend-le-debat-didees

138
la citation « balek » extraite du statut Facebook de la journaliste.
Bergeaud-Blackler est interloquée : elle devrait donc répondre à
une opinion de Florence Hainaut sans la citer ! Et en supprimant
une citation de la journaliste elle-même, par-dessus le marché !
Pour l’anthropologue, c’est du jamais vu.
Elle refuse donc les nouvelles modifications réclamées et fait
valoir auprès de la rédaction du quotidien que les réseaux sont
en train de s’enflammer contre la « censure » journalistique. Vers
midi, sa carte blanche reparait finalement, avec les quelques
modifications mineures du matin.
Florence Hainaut a-t-elle demandé qu’on fasse supprimer son
nom ? Nul ne le sait, mais le 22 juillet, elle se plaindra sur sa page
Facebook que son nom « apparait plusieurs fois dans la version
publiée ».

Un « brol » de « toutologues »
À 17 h 41, elle publie un second statut Facebook : « Comme prévu,
je paye bien cher ma carte blanche sur le foulard […] Je savais que
mon intervention, dans la cacophonie ambiante, allait faire couler
des litres de mépris, de sexisme et de haine. J’y suis allée parce que
je m’en sais capable, j’ai les reins solides. » Elle y fait aussi état de
son expertise : « le foulard est précisément le sujet de mon mémoire
de master en études du genre ». Et réduit ses critiques à des gens
qui « s’improvisent souvent experts parce qu’ils ont pris deux fois
le bus 59 [qui traverse plusieurs quartiers à forte population
issue de l’immigration, NDLA] ». Et de classer ses opposants :
« Ces toutologues (sic) vocifèrent si fort leur haine, et souvent leur
ignorance, en s’organisant si bien, que les avis contradictoires ont
tendance à rester dans leur tanière pour préserver leurs tympans,
leur tranquillité voire leur sécurité (sic). »

139
Ce statut recueille 924 likes et 290 commentaires, pratiquement
tous encenseurs à son égard, et parfois très violents envers les
critiques. Pour l’Observatoire des fondamentalismes, qualifié
« d’obscur », présenté comme un « brol » (mot belge péjoratif pour
machin), le travail de discrédit a commencé.

Un brol obscur ? Des toutologues ? Les abonnés de la journaliste


avalent visiblement l’information tout cru. Pourtant, factuelle-
ment, l’Observatoire, c’est une flopée impressionnante de person-
nalités et d’expert.e.s. Françoise Laborde, journaliste de renom,
ancienne rédactrice adjointe à France 3 et France 2, ancienne
membre du CSA et plus récemment du Haut Conseil à l’Égalité
entre les Femmes et les Hommes. Claude Wachtelaer, président
de l’Association européenne de la Pensée libre. Razika Adnani,
philosophe et islamologue, autrice notamment de Islam, quel
problème ? Le Défi de la Réforme. Hassan Jarfi (le père d’Ihsane
Jarfi), docteur honoris causa de l’Université de Liège. Linda Weil-
Curiel, secrétaire générale de la Ligue du Droit international des
Femmes. Georges Dallemagne, député fédéral CDH connu pour
sa rigueur. L’écrivain et chroniqueur algérien Kamel Bencheikh.
La romancière Hedia Bensahli. Une ex-présidente du Conseil
des Femmes francophone. Ou encore Ian Hamel, journaliste et
écrivain, auteur de La Vérité sur Tariq Ramadan.

Et le seul nom que la presse retiendra : Claude Moniquet, expert


en terrorisme et personnalité controversée en Belgique.1

Le comité scientifique est au moins aussi impressionnant. Outre


les deux fondatrices, il compte des directeurs de hautes écoles,
1. Il a notamment dirigé le parti LiDem, nouvelle dénomination du parti Liste Des-
texhe, fondée par Alain Destexhe, ex-MR (équivalent de LR en Belgique), souvent
décrié pour ses critiques envers l’islam(isme). Il l’a quitté, notamment après avoir
constaté que des transfuges de l’extrême droite s’y étaient introduits.

140
des professeurs d’université en islamologie, histoire, sciences poli-
tiques, philosophie, ou encore le directeur de l’Institut européen
en Sciences des religions (Paris)1.

Tout journaliste un tant soit peu éveillé tirera d’un tel panel la
conclusion que l’Observatoire des fondamentalismes a beau être
particulièrement jeune, c’est tout sauf un brol2 de toutologues. On
penserait plutôt à des expressions comme monstre d’expertise, ou
montagne de savoir.

Mais le travail de sape continue et désormais, quelques journalistes


y contribuent. Sur son mur, Florence Hainaut semble alimenter
les attaques, approuve les critiques en likant les commentaires
qui visent l’Observatoire, déclare qu’elle « n’en peut plus ». Mais à
aucun moment, elle ne fournit le moindre argument pour réfuter
ceux de la docteure en anthropologie. Et les amis Facebook de la
journaliste semblent convaincus que son mémoire de master en
études du genre (un an, soixante crédits) sur le voile dame tout
naturellement le pion aux experts qui lui font face.

1.  Membres actuels du comité scientifique : Mohammad-Ali Amir Moezzi, direc-


teur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes de Paris. Mehdi Azaiez, profes-
seur d’Islamologie, UCL, Louvain-la-Neuve. Régis Burnet, historien et professeur
de Nouveau Testament, UCL. Blandine Chelini-Pont, professeur des Universités
en Histoire contemporaine, Aix-Marseille Université. Guillaume Dye, professeur
d’études islamiques, Université Libre de Bruxelles. Jeanne Favret-Saada, anthropo-
logue, directrice d’Etude EPHE, Marseille. Philippe Gaudin, directeur de l’Insti-
tut Européen en Sciences des Religions de Paris. Joël Kotek, professeur en sciences
politiques, Université Libre de Bruxelles. Karan Mersch, professeur de Philosophie,
Nantes. Anne Morelli, historienne, professeur honoraire de l’ULB. Magnus Norell,
professeur en sciences politiques, adjunct scholar au Washington Institute for Near
East Policy et senior policy advisor à la Fondation européenne pour la Démocratie.
Céline Pina, journaliste et essayiste. André Versaille, directeur des éditions Com-
plexes (Bruxelles).
2.  Brol : machin, en français de Belgique.

141
Un mémoire contre une carrière
En réalité, hormis cette carte blanche – qui fait notamment réfé-
rence à des travaux décriés par ses opposants pour complaisance
envers le fondamentalisme – la journaliste belge n’a elle-même rien
publié réellement sur le sujet. Son mémoire, intitulé Ce foulard
que je ne saurais voir. Comment prendre la mesure des violences et
discriminations envers les femmes qui portent le foulard en Belgique
n’est en effet pas public. Elle en a interdit la consultation1 « pour
des raisons de confidentialité des sources ». On n’en connaît que le
résumé, où elle écrit, par exemple : « La Belgique est aujourd’hui
l’un des pays qui a le plus de jurisprudence, d’interdictions institu-
tionnelles et de pratiques interdisant les vêtements religieux pour les
femmes musulmanes […] »
Un compte pseudonyme, Kaou Mia Ou Ou, lui rappelle alors un
autre point de vue cher aux fondamentalistes et intersectionnel.
les : pour écrire sur le voile, « la légitimité prioritaire revient aux
femmes concernées » (voilées, donc). Et de citer un autre compte
pseudonyme, Haf Ha. Florence Hainaut répond « Hou, c’est très
bien que tu cites Haf Ha, je lui ai fait relire ma carte blanche avant
de la publier ». Haf Ha a elle-même, la veille, appelé à ce que les
médias l’interrogent prioritairement sur le voile, parce que c’est
« elle, la vraie experte ». Surprise : Haf Ha est le pseudonyme de
Hafida Hammouti, enseignante en religion islamique à Bruxelles,
cofondatrice et porte-parole de la Coordination des Enseignants
de Religion Islamique (CERI), reprise dans Expertalia, le guide
des experts de l’Association des journalistes professionnels en
Belgique francophone2. Et ce nom fait résonner les oreilles de

1. Descriptif du Mémoire de Mme Hainaut. https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/


object/thesis:16998
2.  https://expertalia.be/users/hafida-hammouti

142
l’Observatoire des fondamentalismes, qui le connait bien : il est
apparu régulièrement dans le sillage des antennes reconnues ou
soupçonnées d’être liées aux Frères musulmans et/ou aux salafistes.
Hafida Hammouti, une experte du voile qu’il faut inviter priori-
tairement ? C’est ce que la RTBF s’empressera de faire quelques
jours plus tard en l’invitant, le 31 juillet, dans sa matinale, pro-
voquant l’euphorie chez les défenseurs de Florence Hainaut.
Dans un tweet, le secrétaire général de la Fédération européenne
des journalistes (FEJ) Ricardo Guttiérez – qu’on va retrouver
plus bas – présentera cette invitation comme une légitimation :
« Belle réponse de la rédaction de la RTBF aux délires complotistes
ambiants. »
Voilà l’Observatoire devenu brusquement « complotiste ».
Une accusation d’autant plus facile à lancer qu’il est compliqué,
mais nécessaire, de confondre les fondamentalistes.

Le frérisme1, une galaxie difficile à cerner


Ceci mérite une parenthèse méthodologique : l’organisation des
Frères musulmans fonctionne largement comme une société
secrète. Pratiquement personne, en Belgique, ne se reconnaitra
Frère musulman. Leur dialectique est extrêmement subtile et ne
cesse d’évoluer dans le but de faciliter leur entrisme dans les par-
tis, les institutions, les médias. Pour les confondre, le journaliste
est donc obligé d’établir un faisceau d’indices. Mais même si, de
ce fait, les certitudes absolues sont rares, l’analyse des relations
entre fréristes affirmés et ceux qui se dissimulent derrière la lutte
contre « l’islamophobie » par exemple, est d’un intérêt brûlant

1.  Frérisme : adhésion à l’idéologie des Frères musulmans, une organisation fondée
en 1928 par Hassan El-Banna en Égypte dans le but notamment de propager une
version fondamentaliste de l’islam, et de s’opposer à la laïcité au sens occidental du
terme.

143
pour le public : la subversion de ces mouvements islamopolitiques
est vitale pour la bonne santé de nos démocraties. Elle l’est plus
encore pour nos concitoyen.ne.s musulman.e.s, qui sont les cibles
prioritaires de ces cercles.
Et de fait – la composition de l’Observatoire le montre –, des
personnalités de culture musulmane, ou venant de pays isla-
miques, s’inquiètent de l’ampleur que prend le prosélytisme
fondamentaliste en général, et en particulier en Belgique fran-
cophone, où il est déjà institutionnalisé et même subsidié. Ainsi,
le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) est d’une
part partenaire de Femyso (domiciliée à la même adresse), une
organisation fondée par, ou du moins proche des Frères musul-
mans1. Dans son rapport annuel 2018, le CCIB se réjouissait
d’autre part des subsides de la Communauté française2 et de la
Région bruxelloise. Il collabore également avec Unia, le Centre
interfédéral pour l’égalité des chances. Enfin, trois des quatre
administrateurs du CCIB sont soit mandataires Ecolo, soit ont
été candidats sur ses listes.
Mais ces « racisé.e.s » (comme disent les néoféministes) qui s’in-
quiètent de la montée des fondamentalistes sont seul.e.s, sans
soutien de médias généralistes, et parfois même sérieusement
menacé.e.s par des islamistes.
Le plus impressionnant, c’est que l’existence même des musul-
manes (de culture ou de foi) qui tentent de résister aux pressions
1.  Dans le rapport Islamisk activism i en mångkulturell kontext (l’Activisme islamique
dans un contexte multiculturel), Aje Carlbom, de l’université de Malmö, écrivait en
2018 : « Le Forum des organisations européennes de jeunesse et d’étudiants (FE-
MYSO) est […] liée aux Frères musulmans et à la Fédération des organisations isla-
miques en Europe, ainsi qu’à d’autres organisations liées à ce réseau (Amghar &
Khadiyatoulah 2017 : 64 ; Colombo 2016 ; Silvestri 2010 : 275-276).
2.  La Communauté française (officieusement renommée Fédération Wallonie-
Bruxelles) est l’une des trois Communautés qui composent la Belgique (française,
flamande, germanophone) qui, avec les trois Régions officielles (Flandre, Wallonie,
Bruxelles), constituent les six entités fédérées de l’État belge.

144
sociales conçues pour les voiler est niée par les intersectionnelles
qui prétendent que le port du hijab est une liberté au même titre
que la minijupe ou un t-shirt avec Bouddha dessus, et rejettent
tout contre-exemple sans autre forme de procès.
Pire : les résistantes sont souvent présentées comme liées à l’ex-
trême droite et ainsi exclues du débat. Zineb El Rhazoui, par
exemple, l’une des femmes les plus menacées en France, est
systématiquement rangée par la gauche communautariste dans
le camp « fasciste ». On ne trouve pas non plus la moindre voix
néoféministe pour défendre la chanteuse Mennel, qui s’est pris
une avalanche d’insultes sexistes, de menaces de viol ou de mort,
pour avoir simplement enlevé le voile. Son choix a également
entrainé de très nombreuses allusions à sa « beauté perdue » depuis
qu’elle a abandonné le hijab, une manifestation claire de pression
sociale d’apparence « douce », mais d’autant plus efficace1 !
D’autres femmes régulièrement menacées, comme Henda Ayari
(la première accusatrice de Tariq Ramadan, ex-salafiste ayant elle
aussi abandonné le voile), subissent un sort similaire. Mais le cas
le plus révélateur est probablement le désintérêt des « progres-
sistes » pour Mila, 16 ans, LGBT, qui a dû renoncer à se rendre
au lycée tant les menaces physiques, de mort et de viol étaient
nombreuses (elle dit en avoir compté plus de 50 000 en moins
d’un an). Le néoféminisme prétend pourtant justement lutter
contre cette misogynie et cette homophobie dont Mila est une
victime jeune, de sexe féminin, mais vouée, sans résistance des
intersectionnelles, à un sort qui rappelle celui de Salman Rushdie,
tant les agressions qui la visent sont précises, réelles, mortifères.
Le 15 novembre 2020, le parquet de Vienne annonçait d’ailleurs
l’ouverture d’une nouvelle enquête pour « menaces de mort par
écrit et harcèlement électronique ».2

1.  À ce sujet, lire notamment les commentaires sous une des photos de son compte
Instagram : https://www.instagram.com/p/CElp9zuq2Ya/
2.  Le Monde, 15 novembre 2020.

145
Même pour les rarissimes journalistes couverts par une rédaction
qui tentent de subvertir les fréristes et autres fondamentalistes,
soulever le voile en Belgique est souvent un travail risqué, et
les pressions sont intenses. Pour avoir révélé des liens objec-
tifs (notamment financiers) entre le frérisme et le président du
CCIB Moustapha Chaïri (ex-candidat Ecolo) ainsi qu’avec son
vice-président Hajib El-Hajjaji (mandataire écolo verviétois),
une journaliste du Vif/L’Express a été sommée de s’expliquer au
Conseil de déontologie journalistique. Contre elle, plusieurs
organisations, un ténor du barreau, un feu nourri de procédures.
Ou encore Zakia Khattabi, ex- coprésidente d’Ecolo et actuelle
ministre de l’Environnement belge. De quoi décourager les autres.

La relecture de trop
La possibilité que Florence Hainaut ait fait relire sa carte blanche
par une personne qui a effectivement (eu) des liens objectifs
avec une organisation frériste est une information qui intéresse
le grand public, à qui ces deux cartes blanches s’adressaient. Et
l’idée d’intérêt du public est centrale dans l’établissement du
caractère journalistique d’un sujet.

Article 1 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes


recherchent et respectent la vérité en raison du droit du public à
connaitre celle-ci.
Comme l’aurait fait n’importe quelle organisation militante
face à une telle adversité, et avec une telle information, Laplume
Kalam, compte collectif de l’Observatoire des fondamentalismes,
publie le mardi 21 juillet à 15 h 20 un résumé factuel des indices
concernant Hafida Hammouti1 : « Avec son mari Mohsin Moued-
1. https://docs.google.com/presentation/d/e/2PACX-1vRRvM3nktPzLUPLKsn-
Hyo8oOP2nJJaPIy5L7U0EUXY1d_4pT0NdV_xL7FV0gTyHgTnvXcLjfqb-
trgtD/pub?start=false&loop=false&delayms=3000&fbclid=IwAR0D7fnrKCbV3
cU_xONOYEuzhhf4COtbUMryYZ26Wr-zy1dTJOoKSkWH76k&slide=id.g8c-
873daf96_0_13

146
den, Hafida Hammouti est médiatisée par la Ligue des musulmans
de Belgique […] “qui affiche son appartenance à la mouvance des
Frères musulmans” ». Le document comprend plusieurs photos à
l’appui de ces affirmations, et cite l’ouvrage D’une foire musul-
mane à l’autre […], de Ghaliya Djelloul, Fadi Iskandar et Felice
Dasseto1.
L’Observatoire ajoute un extrait de compte qui prouve le finance-
ment, en 2014, de la LMB par deux « charités » frérosalafistes du
Golfe, soit 1 081 940 euros de la Qatar Charity et 159 327 euros
d’une autre organisation frériste. À comparer aux 6 568 euros de
cotisations de ses propres membres ! Le document précise encore
que la LMB fait partie de la Federation of Islamic Organisations
in Europe, qui représente les Frères musulmans sur le continent2.
On y trouve aussi une photographie de Hafida Hammouti (2012),
lisant « la déclaration commune de la LMB et de ses partenaires », un
honneur qui alimente le soupçon sur ses relations avec le frérisme.
Une dernière page est consacrée à une photo où l’intéressée appa-
raît avec notamment Farida Tahar, vice-présidente du CCIB et
sénatrice Ecolo ainsi que Mahinur Özdemir, la première députée
belge ayant porté le voile au Parlement bruxellois. À l’époque,
ceux qui s’en étaient inquiétés, notamment en soulignant la
proximité de Mahinur Özdemir avec Erdogan (qui, pour rap-
pel, est un Frère musulman), avaient été qualifiés de racistes. Le
ton a légèrement baissé, toutefois, lorsqu’il fut manifeste qu’elle
refusait de reconnaitre le génocide des Arméniens – ce qui lui

1.  Djelloul G., Iskandar F., Dassetto F., D’une foire musulmane à l’autre : Polé-
miques, mobilisations et halal way of life !, Cismoc Papers Online, mars 2016, 13 p.
2.  Leur site web : http://euromuslims.org/en/. Selon Sir John Jenkins, mandaté par
la Chambre des Communes britannique pour enquêter sur l’influence des Frères
musulmans au Royaume-Uni et en Europe, la FIOE a été fondée par ces derniers
en 1989 (John Jenins, Charles Farr, Muslim Brotherhood Review : Main Findings,
Ordered by the House of Commons to be printed, London, 17 December 2015).

147
valut l’exclusion de son parti, le CDH1. Aujourd’hui, la même
Mahinur est devenue ambassadrice de Turquie en Algérie, ce
qui donne a posteriori raison à ceux qui s’inquiétaient de ses
accointances potentielles avec l’islamisme (turc).

Est-ce que dévoiler, c’est harceler ?


Sur Facebook, Laplume Kalam2, le compte collectif créé par l’Ob-
servatoire des fondamentalismes pour permettre à ses membres de
dialoguer à bâtons rompus avec le public, explique : « Il importe
de savoir que Mme Hainaut a fait relire sa carte blanche avant
publication par une femme qui est proche des Frères musulmans.
Pourquoi donc ? Eh bien parce que sa carte blanche porte sur le hijab.
Or, justement, les Frères musulmans cherchent à l’imposer partout
dans l’espace public. C’est un fait qui doit être connu du public
parce que cela montre clairement les alliances entre néoféministes
et islamistes. »
L’Observatoire prend encore soin de rappeler que rien n’interdit
le frérisme en Belgique, mais que les personnalités publiques qui
travaillent avec des fondamentalistes feraient bien de le signaler,
faute de quoi, il s’en chargera. Il est bien dans le rôle qu’il s’est
assigné : combattre les fondamentalismes et permettre au public
de se faire une idée de la question. Il n’y a pas calomnie, seulement
l’indication que Florence Hainaut aurait manqué de prudence
dans le choix de ses expertes. Celle-ci répond qu’elle a fait lire
sa carte blanche par « une vingtaine de personnes » (elle parlera
plus tard d’une « trentaine ») avant publication.

1.  CDH : Centre Démocrate Humaniste, ancien PSC (Parti Social Chrétien),
centre-gauche.
2.  Kalam fait référence à une forme de théologie en islam qui se base sur la dialec-
tique et l’argumentation rationnelle. Qalam (avec q) réfère à un instrument d’écri-
ture qui peut être un stylo, un crayon ou une plume.

148
Quand un.e journaliste est dans cette situation, la voie normale
est soit de contester les accusations en opposant d’autres faits,
soit de reconnaitre une possible imprudence, soit encore d’argu-
menter. Une explication est ici d’autant plus nécessaire que,
dès le deuxième statut Facebook de la journaliste sur le sujet,
Mustapha Chaïri, président du CCIB – pendant belge et sou-
tien du CCIF, pour rappel –, qui s’est notamment fait prendre
en photo faisant le signe des Frères musulmans avec ses quatre
fils (la plupart actifs dans la mouvance « anti-islamophobie » et
provoile), a chaleureusement félicité Florence Hainaut sur son
mur en écrivant : « mon idole ! » À la décharge de la journaliste, le
CCIB est très bien reçu par l’ensemble des pouvoirs en Belgique
francophone, où seuls Le Vif, Causeur et le magazine du CCLJ
ont à ce jour pointé sa possible proximité avec les frérosalafistes.

Article 11 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes


préservent leur indépendance et refusent toute pression.

Le feu aux poudres


Le mercredi 22 juillet, à 20 h 52, dans un nouveau statut Face-
book, Florence Hainaut monte d’un cran et accuse désormais
nommément l’Observatoire : « Ça fait trois jours qu’un “organisme”
qui se fait appeler Observatoire des fondamentalismes (dont Laplume
Kalam est le “compte Facebook collectif ”) me fournit des baquets
de trolls en continu. Depuis hier ils m’accusent de travailler avec
les Frères musulmans, de leur faire valider mon travail, d’avoir des
accointances avec les fondamentalismes. En même temps j’ai de quoi
les attaquer pour harcèlement et diffamation. Mais c’est ce que j’ai lu
de plus rigolo sur moi depuis un bail. Et rire, c’est bon pour la santé ».

Récolte : 326 likes, 279 commentaires, 29 partages.

149
Art. 10 du Code de déontologie journalistique :
Les faits sont contraignants. Le commentaire, l’opinion, la cri-
tique, l’humeur et la satire sont libres, quelle qu’en soit la forme
(texte, dessin, image, son).

Elle joint à son message des copies d’écran de commentaires de


Laplume Kalam qui, selon la journaliste et plus tard, selon la
Fédération européenne des journalistes, seraient constitutifs de
harcèlement du chef de l’Observatoire des fondamentalismes1.
La pièce maitresse en est le statut Facebook de Laplume Kalam
qui incite à lire le document explicatif de l’Observatoire sur les
liens entre Hafida Hammouti et les Frères musulmans, par ce
commentaire : « Par qui Florence Hainaut a-t-elle fait valider sa
carte blanche parue dans le Soir ? “Cachez ce foulard” (pour le savoir
cliquez sur le diaporama). »
Quatre autres pièces présentées comme constitutives de har-
cèlement rappellent simplement qu’on a « le droit d’être Frère

1.  Il s’agit de :


- Un statut Facebook de Laplume Kalam qui invite à lire le document explicatif de
l’Observatoire sur les liens entre Hafida Hammouti et les Frères musulmans, par ce
commentaire : « Par qui Florence Hainaut a-t-elle fait valider sa carte blanche parue
dans Le Soir ? ‘’Cachez ce foulard’’. (pour le savoir cliquez sur le diaporama). »
- Un statut Facebook « Il n’est pas interdit d’avoir des accointances avec l’islam poli-
tique, il faut simplement le signaler. Sinon nous le ferons »
- Un statut Facebook : « Laplume Kalam (collectif ) enquête source à l’appui, pour
informer. il n’est pas interdit d’avoir des accointances avec l’islam politique ou des
mouvements fondamentalistes anti-démocratiques, il faut simplement le signaler. C’est
ce que nous faisons quand les auteurs oublient de le faire :-) »
- Un commentaire Facebook : « On fait du travail d’information sourcé, pas de la
dénonciation, simplement, chacun doit déclarer publiquement ses relations avec des
intégristes ou des groupes de l’islam politique »
- Un second commentaire : « On a le droit d’être Frère musulman ou de travailler
avec, il faut juste le dire quand on est un personnage public »
- Un troisième commentaire, en réponse à un internaute qui accuse ? Florence Hai-
naut de « bien-pensance » : « Sa bie- pensance l’a fait tomber dans les bras des Frères
musulmans qui adorent ce genre de personnes naïves. Elle n’est pas la seule. »
Deux autres « preuves » de « harcèlement », qui sont du même tonneau.

150
musulman ou de travailler avec » et qu’il faut « simplement le signa-
ler. Sinon, nous le ferons ». Un seul des commentaires Facebook
incriminés porte un jugement de valeur : en réponse à un inter-
naute qui accuse Florence Hainaut de « bien-pensance », Laplume
Kalam y répond « Sa bien-pensance l’a fait tomber dans les bras
des Frères musulmans qui adorent ce genre de personnes naïves. Elle
n’est pas la seule. »
Des fameux « baquets de trolls » dont parle la journaliste, on ne
trouve aucune trace sur sa page Facebook. En août, elle produira,
dans un article à charge, des copies d’écran de cinq commentaires,
dont le plus critique est certes dur, mais nullement inhabituel
dans le cadre d’un débat houleux comme on en trouve sur ce
réseau social : « Votre carte blanche était juste très médiocre. Pas une
référence [ce qui est faux, NDLA]. Sur le plan du droit, l’analyse
[…] que vous faites de l’arrêt de la Cour constitutionnelle sont (sic)
faux, en fait et en droit. Je trouve plutôt humainement médiocre que
(sic) se cacher à plus de 35 ans derrière des jérémiades de perdant en
pleur (sic), qui fait sa crise de larmes pour qu’on la rassure et qu’on
lui donne raison, alors que les critiques sont construites, argumentées
et surtout bien mieux documentées que ce commentaire aviné de
coin de table que le Soir a eu la faiblesse de publier et qualifier de
carte blanche ».
De plus, un seul des cinq commentateurs brocardés par la jour-
naliste est membre ou proche de l’Observatoire. Et le ton n’est
pas plus « insultant » que ce que les amis de Florence Hainaut –
voire la journaliste elle-même – ont écrit sur sa page envers ses
opposants en général. Du sexisme dont elle se plaint, on ne
trouve nulle trace.

Article 3 du Code de déontologie journalistique :


Les journalistes ne déforment aucune information.

151
En revanche, les deux cartes blanches ont bel et bien provoqué
des réactions diverses sur Twitter, où quelques comptes se sont
permis des commentaires réellement insultants envers l’une et
l’autre Florence. Cela étant, madame Hainaut a quitté Twitter
en juin, et aucun de ces « avis éclairés » ne lui sont directement
adressés. C’est de l’opinion. Dans son papier d’août, elle ne
produira qu’un seul tweet émanant d’une membre de l’Observa-
toire, ni insultant, ni sexiste et encore moins menaçant. Bref, sur
base des faits dont nous disposons, on ne peut que conclure que
l’Observatoire n’a tout simplement pas envoyé le moindre troll.

Censure d’État
Sur le mur Facebook de Florence Hainaut, les soutiens affluent
pourtant. Un parti en particulier est très représenté, et jusque
très haut dans sa hiérarchie : Ecolo. Outre les députés Zoé Genot
et Olivier Biérin – ce dernier accusant sur Twitter les soutiens
de l’Observatoire d’être des « protofascistes » –, on remarque
la ministre de la Culture et des Médias, l’écologiste Bénédicte
Linard, qui a choisi son camp et affiche sa solidarité en propo-
sant à Florence Hainaut, sur le ton de l’humour, de publier un
recueil des commentaires de « trolls ». Son service Médias est plus
radical : Sophie Lejoly (cheffe de service et ex-collaboratrice de
l’Association des journalistes professionnels) et Maïté Warland
(conseillère du ministère et journaliste) proposent « leur » aide.
La seconde explique même qu’elle a signalé à Facebook le profil
Laplume Kalam pour faire fermer le compte. Une action engagée
par un ministère pour faire taire un citoyen, un journaliste ou
une association, s’appelle une censure.
Plus radicale encore, la députée Ecolo Margaux De Ré demande
à Florence Hainaut de lui « donner les liens [des prétendus trolls] »,
précisant « on va leur faire une offensive ». Elle dit signaler à son

152
tour le profil Facebook Laplume Kalam. Critiquée par plusieurs
internautes qui lui font remarquer qu’elle a dépassé les bornes,
elle tente ensuite de s’en justifier : « Il s’agit de signaler les comptes
anonymes qui ne sont pas autorisés par la plateforme Facebook et
son règlement. » En revanche, l’anonymat du compte Haf Ha de
Hafida Hammouti, lui, ne semble pas la déranger.
Secouée par une communauté résosociale qui s’insurge suite à la
propagation d’une copie d’écran de son commentaire « on va leur
faire une offensive », Margaux De Ré ferme son compte Twitter.
Pendant ce temps, sur le mur de Florence Hainaut, un interve-
nant qui la soutient écrit « Je suis musulman, il est évident que je
veuille que la loi islamique (Sharîa) s’applique et que je considère que
l’islam doit organiser la société ». Le commentaire n’est pas modéré.
Le lendemain, jeudi, alors qu’on s’attendrait à ce que tout se calme
enfin, un quiproquo va relancer la machine. Sans base factuelle,
Florence Hainaut réaccuse tout à coup l’Observatoire : « C’est de
chez eux [que venaient] des accusations fausses (j’ai fait pression sur
Le Soir pour faire retirer mon nom du texte) ».
L’énoncé n’est pas clair. Et la sortie est curieuse : je n’ai trouvé
aucune trace d’une telle accusation sur le mur de Laplume Kalam,
ni sur celui de l’Observatoire. Plus étonnant encore : comme on
l’a vu plus haut, Florence Hainaut avouera plus tard avoir bel et
bien contacté Le Soir et nous l’avons vue se plaindre que son nom
apparaisse dans l’article de Bergeaud-Blackler. On se souvient
aussi que Le Soir avait demandé à Mme Bergeaud-Blackler de
retirer les occurrences de Florence Hainaut de sa carte blanche.
Autrement dit, Mme Hainaut se plaint qu’on l’accuse d’une chose
qu’elle a pour le moins tenté de faire ! Mais à ce moment-là, le
grand public l’ignore.
Bergeaud-Blackler s’interroge sur cette accusation sortie de nulle
part, et sur Twitter, elle pose la question au Soir : « Avez-vous

153
vraiment reçu des pressions de Florence Hainaut ? » Pas de réponse.
À son tour, Hainaut republie dans un commentaire Facebook
le tweet de Bergeaud-Blackler, qui ne contient pourtant qu’une
question, en se lamentant « ils sont non-stop sur mon mur ces
gens » et la sphère de la journaliste s’anime, vengeresse. Un de
ses soutiens accuse cette fois l’Observatoire d’être des « stalkers ».1
Bien sûr, aucune loi, aucun principe n’interdit de visiter un
compte public. De stalker, il n’est pas question, et heureuse-
ment pour Hainaut, dont les abonnés (si pas elle-même) sont
visiblement eux-mêmes en continu sur les comptes Facebook
et Twitter de Bergeaud-Blackler et sur le compte Facebook de
Laplume Kalam, puisqu’elle publie rapidement plusieurs captures
d’écran, à chaque offense qu’elle perçoit ou reçoit.
Elle publiera également plus tard une trentaine de captures Twitter
de divers internautes, alors qu’elle a quitté le réseau en juin et
que ces tweets ne lui étaient pas adressés.
Sur Facebook, une dame demande poliment à Florence Hainaut
si elle sait si Hafida Hammouti soutient les Frères musulmans.
Réponse sèche : « votre question est obscène au revoir ». Florence
Hainaut explique ensuite sa réaction : « la question est par nature
biaisée ».

Appel à un ami
Un commentateur du mur de la journaliste revient alors sur
l’épisode de la « censure » du Soir et tempête : « ils disent eux-mêmes
avoir supprimé ton nom pour avoir plus de portée. C’est du harcèle-

1.  Selon Wikipedia, « La traque furtive ou stalking (de l’anglais to stalk : « traquer »)
est une forme de harcèlement névrotique qui fait référence à une attention obsessive
et non désirée accordée à un individu ou à un groupe de personnes. Le stalking est
un comportement en relation avec le harcèlement et l’intimidation et peut inclure
le fait de suivre ou surveiller des victimes. » Qualifier quelqu’un de stalker est donc
une accusation grave.

154
ment pur et simple en fait ». Celle-ci répond : « Bah oui » et aussi
« Et mon nom apparait plusieurs fois dans la version publiée. » Suite
à quoi le commentateur interpelle Ricardo Guttierez, secrétaire
général de la Fédération Européenne des Journalistes : « je penses
(sic) que tu devrais jeter un œil ici ».

À ce stade, nous avons atterri dans un univers juridique parallèle


où le simple fait de citer le nom de l’autrice d’une carte blanche
que l’on critique serait du « harcèlement ». Et où le fait de le
retirer serait du harcèlement aussi…

Mais l’affaire prend un tour syndical. Déjà, l’AJP (Association


des journalistes professionnels) a dès le départ partagé le statut
de Florence Hainaut, en soutien. Arrive à présent Ricardo Gut-
tiérez, appelé donc à la rescousse par un ami Facebook de Hai-
naut. Guttiérez est considéré comme un notable du journalisme.
Il siège au Conseil de déontologie journalistique (CDJ) belge
francophone et dirige la Fédération européenne des journalistes.
Via son pendant international, l’IFJ (Fédération Internationale
des Journalistes, la « plateforme internationale pour un journalisme
de qualité »), il a le pouvoir de saisir le Conseil de l’Europe pour
dénoncer des atteintes à la liberté d’expression des journalistes,
ou les menaces dont ils feraient l’objet.

À 16 h 57, sans donner la moindre chance à Bergeaud-Blacker ou


Maaroufi de s’expliquer, il part en croisade pro-Hainaut sur sa
page Facebook et, plutôt que de rendre compte de qui compose
l’Observatoire des fondamentalismes, Guttiérez le résume à un
seul de ses membres : Claude Moniquet, qu’il qualifie « d’ancien
membre de la DGSE », comme pour l’incriminer.

155
Article 3 du Code de déontologie journalistique : les journalistes
n’éliminent aucune [information] essentielle.

Verdict : le signalement au Conseil de l’Europe


Le vendredi à midi, et à la demande de Ricardo Guttiérez, la
« plateforme du Conseil de l’Europe pour promouvoir la protection
du journalisme et la sécurité des journalistes » publie l’alerte suivante
(ma traduction de l’anglais)1 :
Belgique : la journaliste Florence Hainaut ciblée par une campagne
de harcèlement.
« La journaliste belge Florence Hainaut a été visée par une cam-
pagne de harcèlement en ligne suite à la publication, le 18 juillet
2020 d’une carte blanche sur le port du voile islamique sur le site
web du journal Le Soir. Des dizaines de commentaires insultants
et diffamants (sic) visant la journaliste ont été postés sur les réseaux
sociaux Facebook et Twitter. Le profil Facebook La Plume Kalam,
la page collective d’une organisation qui s’est autoproclamée (sic)
“L’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles” a posté des messages
accusant la journaliste “d’avoir des liens avec l’Islam politique ou des
mouvements fondamentalistes antidémocratiques” et d’être tombée
“dans les bras des Frères musulmans”. Florence Hainaut envisage
une action juridique. Elle a consulté le collectif Fem&L.A.W pour
avis et conseil en la matière. »
La journaliste, surtout connue comme ex-chroniqueuse de la
RTBF et chroniqueuse gastronomique, se retrouve ainsi propulsée
sur le podium des journalistes d’investigation menacés en Europe,
entre un reporter russe battu par un inconnu, la journaliste
ukrainienne Katerina Sergatskova qui a dû se réfugier dans la

1.  https://www.facebook.com/CoEMediaFreedom/photos/a.1892480227636077/
2668976266653132/?type=3&theater

156
clandestinité pour échapper à un meurtre annoncé, le journaliste
d’investigation slovaque Peter Sabo qui a trouvé une balle dans
sa boite aux lettres ou encore, une maison d’édition varsovienne
pillée et vandalisée. Le Washington Post devrait bientôt en parler.
Après le Watergate, voici le « balek-gate » !
Dès l’annonce de la saisie du Conseil de l’Europe, une dépêche
Belga unilatérale est publiée, et presque toute la presse belge
francophone répercute automatiquement l’accusation de har-
cèlement, sans même contacter les accusées. Les pro-Hainaut
partagent et exultent. De nombreux Ecolo likent l’annonce.
L’Observatoire n’a même pas la possibilité de se défendre. Tous
les médias francophones lui ont immédiatement fermé la porte.

Article 22 du Code de déontologie journalistique : lorsque des


journalistes diffusent des accusations graves susceptibles de por-
ter atteinte à la réputation ou à l’honneur d’une personne, ils
donnent à celle-ci l’occasion de faire valoir son point de vue avant
diffusion de ces accusations.
À l’exception toutefois de La Libre, qui a bien contacté Florence
Bergeaud-Blackler et Fadila Maaroufi pour consacrer un billet
à l’affaire, dans lequel le journaliste n’hésite pas à accuser de
« complotisme » ceux qui s’étonnent de la défense commune de
Florence Hainaut par les syndicats de la presse, plusieurs Ecolo,
et la ministre des Médias.
Alors que l’Observatoire est agressé de toute part, ne trouvant
pas un.e journaliste qui accepte l’idée de remettre en question
la réalité des « attaques » ou du « harcèlement » dont il est accusé
(et n’en trouvant pas plus au cours de la semaine qui suivra), un
ex-membre de l’Observatoire, Willy Wolsztajn, un journaliste qui
connait très bien les milieux fondamentalistes bruxellois, décide
de publier sur la page Facebook de l’Observatoire un rappel de
quelques « exploits » de Ricardo Guttiérez.

157
« Le 18 septembre 2018, Ricardo Guttiérez […] participe […] au
lancement du "Counter islamophobie-kit" en compagnie des militants
islamistes et de leurs soutiens Michaël Privot, Julie Pascoët, Hajib
El Hajjaji et Fatima Zibouh. […] 
Le 14 décembre 2014, [il] participe au "Forum belge contre l’isla-
mophobie". Il y partage la parole avec les militants Hajib el Hajjaji,
Michaël Privot et Farida Tahar. Ainsi qu’avec Houria Bouteldja,
porte-parole du groupe racialiste identitaire Parti des Indignés de la
République et autrice du pamphlet au titre évocateur "Les Blancs,
les Juifs et nous" et avec les intellectuelles Nadia Fadil et Corinne
Torrekens coutumières de ce genre de caucus.
Cette séance se tenait sous l’égide, entre autres, des organisations
islamistes CCIB, Empowering Belgian Muslims, European Muslim
Network (président Tariq Ramadan1) […] ainsi que FEMYSO
(une fédération européenne de jeunes et d’étudiants liée aux Frères
musulmans […])
Le 30 avril 2008, dans Le Soir, [il] carbonise le rapport du cher-
cheur américain Steve Merley sur les Frères musulmans en Belgique,
qui identifie Michaël Privot et Hajib El Hajjaji comme leaders
de la confrérie dans notre pays. Il y étrille ses confrères du Vif qui,
contrairement à lui, ont pris ce rapport au sérieux. »
En réponse, Guttiérez publie à son tour ce papier sur sa page,
assorti de son CV censé démontrer que l’accusation est fallacieuse
[il a publié « des milliers d’articles » sur l’islam dans Le Soir, se
défend-il], mais sans la moindre explication sur sa présence
auprès de personnalités clairement prosélytes voire extrémistes,
comme Bouteldja.

1.  Le site de l’EMN ne permet pas de savoir si Tariq Ramadan en est toujours le
président, mais il en est bien le fondateur.

158
La commode association
à l’extrême droite en guise d’argument
La professeure de sciences politiques de l’Université Libre de
Bruxelles, Corinne Torrekens, souvent invitée dans nos médias
par le passé, elle-même mise en cause par Wolsztajn, alimente
alors la réflexion de Guttiérez :
« C’est leur stratégie de diffamation : si tu es musulman.e et que tu
milites contre l’islamophobie […] tu es un islamiste. Si tu es blanc.he
tu es un.e islamogauchiste allié.e plus ou moins naïf.ve de l’islami-
sation de l’Europe. Autant de rhétoriques et de stratégies discursives
de l’extrême droite. Car il n’y a évidemment jamais d’empirisme
ce qui je le rappelle est le b.a.-ba de la recherche scientifique. Oui,
on sait à qui on a affaire et les médias qui leur offrent une tribune
devraient y réfléchir à deux fois. »
Corinne Torrekens semble donc préférer que les tribunes qui
dénoncent l’islamisme ne paraissent pas dans la presse. Soit. Elle
vient en tout cas de renvoyer une docteure en anthropologie
du CNRS à un cours sur l’empirisme. Mais surtout, elle vient
de classer l’Observatoire à l’extrême droite. On rappellera que
c’est le sort commun de pratiquement toutes les musulmanes
qui, ayant largué le voile ou l’islam, osent le critiquer, ainsi que
de leurs soutiens.
Réponse de Ricardo Guttiérez : « très juste Corinne ».

Article 7 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes


respectent leur déontologie, quel que soit le support, y compris
dans l’utilisation professionnelle des réseaux sociaux.

D’ailleurs, après que Zineb El-Rhazoui a soutenu l’Observatoire


des fondamentalismes sur Twitter, le même Ricardo Guttiérez

159
qui reproche à Laplume Kalam ses « amalgames » au point de
le clouer au pilori du Conseil de l’Europe, utilise ensuite sans
vergogne une photo de Zineb avec Papacito pour écrire « Les
liens de Mme Rhazoui avec des personnalités de l’extrême droite
sont connus et documentés. »

Classer à l’extrême droite une rescapée d’un attentat islamiste


sauvagissime qui vit sous protection policière avec la plus sérieuse
menace de mort sur sa tête depuis cinq ans, ça ne pose donc
aucun problème à monsieur Guttiérez. Mais relever que Florence
Hainaut aurait confié la relecture d’un papier agréable pour les
islamistes à quelqu’une qui pourrait y être associée, ça, ce serait
du harcèlement. Deux poids, deux mesures. Et ce n’est pas fini.

Après le signalement, l’intimidation


Pendant que Guttiérez abuse du signalement au Conseil de
l’Europe (ma conclusion personnelle de ce qui précède), des amis
de Florence Hainaut commencent à travailler d’autres membres de
l’Observatoire au corps. L’objectif : leur faire quitter l’organisation.
Ce sont en particulier les députés Georges Dallemagne (CDH)
et Viviane Teitelbaum (MR). Ils sont interpellés à leur tour, par
Guttiérez lui-même, qui s’est visiblement donné la mission de
ratatiner la jeune organisation : « Je ne suis pas sûr [qu’ils] soient
bien conscients des méthodes (sic) (attaques ad hominem, amalgames)
de l’Observatoire ». Épuisée par sa convalescence du Covid-19,
Viviane Teitelbaum finit par jeter le gant, suite à quoi Ricardo
écrit sobrement : « La députée MR Viviane Teitelbaum a demandé
à être retirée de la liste des "soutiens" de l’Observatoire. Son nom
n’y apparaît plus. »
Une « victoire » qui ne sera que temporaire : dans un billet aussi
courageux que pondéré, Viviane Teitelbaum réitère sur Facebook

160
son soutien à l’Observatoire, en critiquant néanmoins le ton rude
de la carte blanche de Bergeaud-Blacker.
En revanche, la tentative d’intimidation échoue avec le député
Georges Dallemagne, qui soutient expressément Fadila Maaroufi,
« une femme admirable » et sort l’artillerie lourde : « Florence Hai-
naut bénéficierait-elle d’une immunité empêchant toute réplique
alors qu’elle publie une carte blanche (comme n’importe quel citoyen)
dans un média qui n’est pas le sien, sous prétexte qu’elle est journa-
liste ? » C’est une opinion conforme à la Charte européenne des
droits de l’homme, qui protège aussi les « chiens de garde de la
démocratie », dont Laplume Kalam et l’Observatoire font bien
entendu partie.
Sur Guttiérez lui-même, Dallemagne sort un Scud : « En 2013,
alors qu’il était journaliste au Soir, il m’avait sérieusement étrillé
dans un article où j’étais accusé d’avoir dérapé gravement pour avoir
déclaré sur RTL-TVI que des mosquées salafistes bruxelloises étaient
à l’origine de recrutements de jeunes partis au combat dans les rangs
de Daech en Syrie. Nos services de sécurité ont depuis amplement
confirmé le lugubre rôle de certaines mosquées. Leurs prédicateurs
ont été expulsés. Lorsque j’avais téléphoné à Ricardo Gutierrez (sic)
pour lui demander pourquoi il ne s’était même pas donné la peine de
me demander mon point de vue [ce qui est une faute déontologique,
NDLA], il m’avait rétorqué que j’avais dépassé la ligne rouge…
curieuse vision du journalisme ».
On rappellera ces faits apparemment déjà enfouis sous une chape
de plomb : dans les années qui ont suivi cette attaque de Dalle-
magne par Guttiérez, des centaines de Belges de naissance ont
rejoint Daech, et une dizaine d’entre eux, passés par le fonda-
mentalisme, ont massacré des civils de tout âge en France et en
Belgique, il n’y a même pas cinq ans. Parmi les victimes, il y
avait aussi – pour rappel – des musulman.e.s. Le commanditaire
était bruxellois.

161
Conclusions. Ce que cette affaire nous enseigne.
La saisie du Conseil de l’Europe est un acte grave. Ce dernier devra
interpeler le gouvernement belge qui sera tenu de lui répondre
(ce qu’il n’a pas fait jusqu’ici). Dès lors que le « procès » est achevé
avant même que les accusé.e.s aient eu la possibilité de se défendre,
et que ce droit fondamental leur est toujours refusé à l’heure où
j’écris, comment le gouvernement pourra-t-il répondre ? Dans
la presse, Ricardo Guttiérez déclare : « la plainte sera transmise au
gouvernement belge, dont nous nous réjouissons de lire la réponse. »
Un triomphalisme interpellant dans un tel débat.
Le secrétaire général de la FEJ ayant lui-même été mis en cause par
au moins deux membres de l’Observatoire des fondamentalismes,
cette saisie a par ailleurs un fumet dérangeant de conflit d’inté-
rêts. Défendre une journaliste membre de son syndicat – contre
d’autres membres du même syndicat qui adhéraient, eux, à la
réponse de Florence Bergeaud Blackler – est une chose. Accuser
une association (et donc ses membres) de « harcèlement » en est
une autre, potentiellement ou réellement calomnieuse, d’autant
que le mur de Florence Hainaut était lui-même truffé de déni-
grements et d’incitations au dénigrement envers l’Observatoire.

Article 12 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes


évitent tout conflit d’intérêts.
Florilège parmi des centaines de commentaires méprisants : « C’est
quand le bûcher ? Hâte de venir instagrammer avec mes copines » ;
« Ces types [sic] prétendent lutter contre Al-Qaida (sic), mais ne font
qu’exposer leur racisme » ; « Elle a un peu trop fumé en l’écrivant »
(visant Bergeaud-Blackler) ; « Obsessionnels et monomaniaques » ;
« Méthodes balkaniques » ; « fachos », « profil de facho », « écervelés
de masse », « bêtise assumée », « c’est du harcèlement », « stalkers »…

162
Le journalisme ne peut se protéger de la critique,
faute de quoi il se nie lui-même
La saisie du Conseil de l’Europe était le dernier épisode – et le
paroxysme – de la confiscation du débat sur le sens du voile isla-
mique. On peut même parler de censure, dès lors que cette action
a fini de fermer à l’Observatoire des fondamentalismes les portes
des médias, mais aussi l’accès à des centres culturels : en octobre,
la ville de Bruxelles a annulé la réservation d’un local communal
pour la conférence de presse inaugurale de l’association. Et le
pire, c’est que le quatrième pouvoir – le journalisme – s’est radi-
calement engagé dans cette entreprise massive de dénigrement,
alors qu’il est justement censé être le gardien ultime de la liberté
d’expression, et agir à charge et à décharge.
Dans ce contexte, les journalistes (et a fortiori leurs représentants
syndicaux) auraient dû faire la part des choses entre les deux
camps. D’une part, Florence Hainaut s’est bien déclarée harcelée,
mais cette affirmation n’a pu être sérieusement corroborée. Cinq
commentaires Facebook, aussi virulents soient-ils, ne peuvent
être présentés sérieusement comme du harcèlement, d’autant que
ceux qui ont été incriminés n’avaient rien de violent.

Article 4 du Code de déontologie journalistique : L’urgence ne


dispense pas les journalistes de […] vérifier leurs sources ni de
mener une enquête sérieuse. Les journalistes […] évitent toute
approximation.
D’autre part, les syndicats de journalistes auraient dû tenir compte
de la différence d’expertise entre la première citée et Florence
Bergeaud-Blackler, scientifique reconnue qui a maintes fois publié
et qui – tout comme l’Observatoire – joue ici le rôle d’une lan-
ceuse d’alerte contre l’islamisme. Fadila Maaroufi et Florence

163
Bergeaud-Blackler devaient être considérées comme des « chiens
de garde de la démocratie » au sens de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, basée sur la Charte des droits
de l’homme du Conseil de l’Europe lui-même. On peut ne pas
apprécier son ton. Mais c’est un tout autre débat qui ne peut
interférer dans le principe de la liberté d’expression.
Le journaliste qui nie l’influence des salafistes et des fréristes
en Belgique et refuse par principe d’examiner toutes les pièces
oublie les principes fondamentaux de son métier. Lorsqu’il est
de surcroit le patron du syndicat européen des journalistes, il
s’érige lui-même en pouvoir et donne l’exemple d’une contre-
subversion radicale, qui prend parti contre la liberté d’expression
elle-même. Or, dans une démocratie, le journalisme n’est rien
sans la liberté d’expression.
Ricardo Guttiérez n’a d’ailleurs pas saisi le Conseil de l’Europe
quand d’autres journalistes ont été attaqués, par exemple, par le
camp des décoloniaux1.

La liberté d’expression est-elle encore réelle en Belgique


francophone ?
Le monde du journalisme devrait à présent sérieusement s’alar-
mer de la consanguinité devenue évidente entre le parti Ecolo
belge francophone, les intersectionnels ou néo-féministes, et les
associations de journalistes professionnels, qui ont ici uni leurs
ressources et usé de leur influence dans le seul but de faire taire
des opposants à une thèse qui mérite débat, opposition, subver-
sion. Le tout, au bénéfice possible de fondamentalistes islamistes.

1.  On pense au regretté Marc Metdepenningen (Le Soir) et à Dominique Demou-


lin (BelRTL), injustement accusés de racisme pour un tweet humoristique. Ils
avaient fait l’objet d’une pétition infamante adressée leurs employeurs.

164
Quant à l’intervention d’un ministère dans cette affaire, elle
transforme ce muselage d’opinion par la corporation des journa-
listes en tentative de censure d’État, ce qui est d’extrême mauvais
augure. Dans certains pays plus soucieux des libertés, elle vaudrait
à la ministre des appels à la démission.
Je ne peux que conclure qu’une chape de plomb menace la liberté
d’expression en Belgique, et Florence Hainaut n’y est pas plus
victime que coupable. Elle est bien évidemment en droit de
se sentir harcelée et de protester. Mais c’est au journalisme de
vérifier les faits, à ses syndicats de faire la part des choses, et au
ministère de garder sa neutralité.
Quant à la vraie victime de cette affaire, c’est nous tous. Le
jugement express, le tribunal populaire constitué sur les réseaux
et concrétisé par des institutions, lance désormais ses anathèmes
comme on lance une inquisition. Certes, de nos jours, tout le
monde participe, de par la simple expression de son opinion, à
établir des jugements souvent trop rapides sur Facebook ou Twit-
ter. Mais quand les pouvoirs réels s’en mêlent, on entre dans une
autre dimension, liberticide. Et le faire au profit de l’islamisme
oppressif, patriarcal, misogyne ou encore homophobe est un choix
désastreux qui retombera sur nos concitoyens musulmans autant
qu’il contribuera à miner les valeurs fondamentales européennes
comme l’égalité entre les genres, le droit à la libre expression, la
séparation des pouvoirs ou encore la non-ingérence des religions
en politique.
Car la condition sine qua non de la liberté religieuse dans un
univers démocrate est le droit de critiquer les religions.

***

165
Quelques questions pour poser le débat 
Les événements décrits ci-dessus peuvent animer une réflexion
de groupe sur plusieurs thématiques.
1. Identifier les éléments qui ont rendu un débat serein impos-
sible dans le contexte de ces deux cartes blanches. Plusieurs pistes
peuvent être combinées (ex. : le ton des deux cartes blanches ;
les réseaux sociaux qui aggravent les oppositions ; le ton des
interlocuteurs – accusations de naïveté envers les islamistes de
la part de Laplume Kalam/accusations d’attaque concertée de la
part de Florence Hainaut… ; la réalité de la convergence appa-
rente d’idées entre des fondamentalistes, une partie du milieu
journalistique, et certains partis politiques, etc.
2. S’interroger sur la déontologie journalistique : est-elle la garante
de la neutralité journalistique ? Dans quelle mesure ? S’applique-
t-elle à un syndicat ?
3. Peut-on estimer que le pourrissement des débats dans ce dossier
ne soit qu’un épiphénomène de l’institutionnalisation d’antennes
fondamentalistes, témoignant de l’influence déjà acquise par ces
mouvements ? Ou le fond du sujet y est-il étranger, au bénéfice
d’un phénomène plutôt lié aux réseaux sociaux ?

CONTEXTE
Marcel Sel n’est pas membre de l’Observatoire. Il a accepté la
publication de ce papier dans cet ouvrage à titre informatif et
afin que « l’autre voix » puisse aussi être entendue dans ce débat.
Une première version de ce papier a été publiée sur Un blog de
Sel1 et dans Atlantico. D’autres papiers, en défense de l’Obser-

1.  http://blog.marcelsel.com/2020/07/30/le-balek-gate-ou-la-mort-subite-de-la-
liberte-dopinion-en-belgique/

166
vatoire des fondamentalismes ont été publiés dans Le Matin
d’Alger et Front Populaire, respectivement par Kamel Bencheikh
et Céline Pina, tous deux membres de l’Observatoire, ainsi que
dans Causeur, par Saïd Derouiche. Aucun article défendant la
position de l’Observatoire des fondamentalismes n’est paru dans
la presse belge.

RÉACTIONS
Le 4 août 2020, soit une semaine après la publication d’une
première version de ce papier sur le blog de Marcel Sel, Ricardo
Guttiérez a répondu sur Facebook : « Dans un élan complotiste
stupéfiant, le blogueur Marcel Sel a vu dans la démarche de la FEJ
une “tentative de censure d’État”. Pas moins ! À l’en croire, Ecolo, les
intersectionnels ou néo-féministes et les associations de journalistes
professionnels (la FEJ et notre affilié belge, l’AJP) auraient “uni
leurs forces et usé de leur influence dans le seul but de faire taire
des opposants à ce qui constitue leur gravissime péché : être devenus
des idéologues partisans. Le tout, au bénéfice de fondamentalistes
islamistes”. Un complot, en somme, “orchestré” par la FEJ, avec la
complicité d’Ecolo “et du ministère belge de la Culture et des Médias”
(sic). Le journal néoconservateur “Causeur” y voit même la preuve
d’une “collusion entre les écologistes, le religieux et les médias”. Analyse
de la même veine, dans la revue souverainiste “Front Populaire”,
qui va jusqu’à décrire le Conseil de l’Europe comme une institution
“sous influence fréro-salafiste”. Bien sûr… Chacun jugera de la
clairvoyance et de la perspicacité de ces “analyses”. »
Le 11 août 2020, Florence Hainaut a elle aussi commenté la pre-
mière version de ce billet dans son article intitulé La Fabrique du
Raid et publié dans Medium : « Le 30 juillet, un blogueur [tellement
intéressé par “l’affaire” que j’ai arrêté de compter au 100e tweet sur
moi] s’y met, dans un long billet supposé analyser la “polémique en

167
cours” en se basant sur des “faits”. Puisque parmi les personnes qui
me soutiennent publiquement figurent des membres du parti Ecolo,
il n’en faut pas plus à notre fin limier pour me déclarer inféodée à
ce parti. Et ce parti à mes manigances liberticides. CQFD. Pour le
reste ? En lieu et place de la hauteur de vue promise, cet individu
pratique une prose d’allusion, d’illusion logique, spécialisé dans
l’argumentum ad ignorantiam (appel à l’ignorance, faux raison-
nement qui consiste à dire qu’une proposition est vraie parce qu’elle
n’a pas été démontrée fausse) et les sophismes de fausse cause. Et les
rancœurs personnelles rances. »

Bibliographie
Arrêt  2020-081f de la Cour Constitutionnelle concernant
le port de signes religieux à la Haute École Francisco Ferrer,
Bruxelles, 2020
https://www.const-court.be/public/f/2020/2020-081f.pdf
Florence Hainaut, « Cachez ce foulard… », in Le Soir, 18 juillet
2020
https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-fou-
lard
Florence Bergeaud-Blackler, « Le Hijab ou les errements du néo-
féminisme », in Le Soir, 19 juillet 2020
Version du 20  juillet 2020 : https://plus.lesoir.be/314305/ar-
ticle/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-feminisme
Djelloul G., Iskandar F., Dassetto F., D’une foire musulmane à
l’autre : Polémiques, mobilisations et halal way of life!, Cismoc
Papers Online, mars 2016, 13 p.
John Jenkins, Charles Farr, Muslim Brotherhood Review: Main
Findings (Rapport sur les Frères musulmans : constats principaux),

168
Ordre d’impression de la Chambre des Communes, Londres,
17 décembre 2015.
Aje Carlbom, Malmö Universitet, Islamisk aktivism i en mång-
kulturell kontext – ideologisk kontinuitet eller förändring (L’acti-
visme islamique dans un contexte multiculturel  – continuité ou
changement idéologique), MSB (Agence suédoise des Contin-
gences civiles), Malmö, 2018
Code de déontologie journalistique, Conseil de déontologie jour-
nalistique (CDJ), Bruxelles, 2017
http://www.lecdj.be/telechargements/Code-deonto-MAJ-
2017-avec-cover.pdf

169
Je ne veux plus me taire

Fadila Maaroufi

« Selon que vous serez puissant ou misérable,


Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Jean de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste »,
Fables, Livre VII, 1

Je vois depuis trop longtemps le poids du silence et les secrets


de famille détruire les vies.
Je suis née à Bruxelles, dans une famille berbère marocaine de
Nador (région du nord-est du Maroc). Je suis issue de la troisième
génération. J’ai vécu à Cureghem et travaillé dans différents
quartiers de communes bruxelloises : Saint-Gilles, Forest, les
Marolles, Anderlecht… Ces quartiers sont appelés socialement et
économiquement défavorisés, peuplés majoritairement de familles
issues de l’immigration et de nouveaux migrants. Néanmoins, ils
ne sont pas isolés : les déplacements, la circulation y sont faciles,
les transports en commun, accessibles.
Avec le temps, certaines communes ont même bénéficié d’une po-
litique de gentrification (Saint-Gilles, Forest, la Ville de Bruxelles).
Contrairement aux clichés répandus, toutes les familles issues
de l’immigration ne sont pas précaires, beaucoup ont investi au
Maroc par exemple, la double nationalité leur permettant de
posséder un compte bancaire là-bas. Il n’est pas rare qu’elles soient
propriétaires de leur logement en Belgique et/ou d’une résidence

171
secondaire au pays d’origine, les liens avec celui-ci restant encore
très forts, même après plusieurs générations nées en Belgique.
En janvier 2020, réalisant la gravité de l’emprise de l’islamisme
dans nos vies et nos comportements, j’ai décidé de fonder l’Obser-
vatoire des fondamentalismes à Bruxelles avec l’anthropologue
Florence Bergeaud-Blackler.
Il était important pour moi que l’on ose enfin parler du phéno-
mène de la communautarisation et d’islamisme en Belgique. À
chaque fois que j’avais abordé ces questions dans mon entourage,
j’avais constaté à quel point elles étaient frappées d’interdit.
Je connaissais la censure existant au sein des familles de la commu-
nauté musulmane, mais je ne pensais pas cela puisse aussi toucher
les acteurs du monde associatif ou de la recherche universitaire.
En tant que travailleuse sociale, je voulais aider les familles à
sortir du silence, afin que chaque membre puisse réaliser son
rêve intime et personnel.
J’étais convaincue d’y arriver. Et parfois, en effet, j’y parvenais.

Circulez, il n’y a rien à voir !


Les obstacles les plus tenaces que je rencontrais venaient des
religieux, mais surtout des politiques, des travailleurs sociaux et
de leurs institutions subordonnées à ce public.
Ils organisaient des fêtes de quartier pour la cohésion sociale et
le vivre-ensemble.
La réalité traduisait toute autre chose.
Les femmes étaient seulement mobilisées et valorisées pour pré-
parer le couscous après la fin du mois du ramadan. Ces fêtes
étaient uniquement fréquentées par des personnes d’origine

172
maghrébine, les seuls Belgo-Belges présents étant les travailleurs
sociaux, ce qui me semblait déjà problématique dans un quartier
qui comptait plus de trente nationalités différentes.
Lors d’une réunion de la coordination des associations des Ma-
rolles, à l’occasion de l’organisation d’une de ces fêtes, j’ai proposé
que l’on demande à chacun de préparer des spécialités venant de
divers pays d’Afrique subsaharienne, mets typiquement belges ou
encore marocains. J’ai aussi demandé que l’on puisse servir du vin.
Une majorité a alors exprimé la peur que cela provoque des
représailles de la part de jeunes ou du mécontentement dans la
communauté musulmane. J’ai rétorqué qu’ils ne pouvaient pas
se baser sur des spéculations et, qu’ayant interrogé beaucoup de
personnes, la plupart estimaient que c’était une excellente idée.
Lors de cette fête, tout s’est finalement très bien passé. Je me
souviens d’un homme musulman proposant une sauce qu’il avait
préparée pour accompagner le boudin blanc cuit. Chacun allait
découvrir les plats des autres. Bien sûr, il y avait des musulmans
pratiquants qui se servaient exclusivement de la nourriture halal,
néanmoins, cela n’était pas sujet à des crispations et la présence
d’alcool ou de nourriture haram ne les gênait nullement.
Significativement, cette fête a connu plus de succès que jamais
auparavant.
Les personnes s’étaient senties concernées et respectées.
N’est-ce pas cela l’authentique vivre-ensemble ?
Mais sous la pression de la mosquée du coin, connue pour ses
propos antisémites, misogynes, et haineux, ce bel élan fut brisé.
Ce qui a renforcé le communautarisme dans le quartier.
La sécurité consiste à se taire. « Pas de vague. » « Évitons d’exciter
la susceptibilité des plus violents et des plus rétrogrades. »

173
Le manque de courage et la lâcheté nous perdent.
Les associations dépendent des pouvoirs politiques qui les sub-
ventionnent. En échange, lors des élections, les affiches des partis
sont placardées sur les vitrines des associations.
Quand le parti socialiste passe, les vitrines ont tendance à se
colorer de rouge.
Hommes et femmes politiques arpentent le terrain. Les religieux
aussi.
Les femmes et les jeunes filles payent un lourd tribut. Pour vivre
librement, elles doivent sortir du quartier. Personne ne veut
aborder ces questions de peur de représailles, mais aussi, au nom
de la tolérance de « la culture de l’autre ».
Nous parlons d’hommes, de femmes, d’enfants ayant la natio-
nalité belge, appartenant à la deuxième, troisième, ou quatrième
génération…

Observation participante
J’ai vu et vécu l’emprise croissante du religieux dans les quar-
tiers, les attentats, la souffrance de ses femmes et de ses hommes
assignés à une identité par les religieux, mais plus encore par
des hommes et des femmes politiques, de gauche la plupart du
temps, qui empêchaient toute émancipation.
C’est ce qui m’a poussée à approfondir ces questions. Je voulais
libérer la parole.
Car cette parole me semblait réprimée, étouffée dans un réseau
complexe de « boites ».
La boite familiale, la boite communautaire, la boite associative,
la boite politique. Chacune dépendant de l’autre et assurant sa
fonction dans l’emboitement.

174
Je pressentais que si l’on parvenait à ouvrir, à dés-emboiter l’une
d’entre elles, les autres suivraient et tout le système s’effondrerait.
J’ai commencé des études d’anthropologie pour essayer d’ana-
lyser ce que je voyais et me tourmentais. J’ai choisi de faire un
mémoire sur la pratique religieuse et la spiritualité des femmes
musulmanes à Bruxelles. Selon la méthode dite d’observation
participante, j’ai fréquenté durant des années une mosquée qui
elle-même m’a portée vers d’autres lieux : des centres culturels
islamiques, des salons islamiques dédiés à la santé et au bien-
être… Ceux-ci étaient parfois soutenus par les pouvoirs publics
qui mettaient à disposition des locaux ou les finançaient.
De jour en jour, semaine après semaine, au fil des mois, je dé-
couvrais la profondeur de l’endoctrinement dans lequel étaient
plongées ces femmes et ces jeunes filles. Propos haineux, appels
au meurtre vis-à-vis des juifs et des homosexuels, déni face aux
crimes atroces perpétrés par Daech. Elles appelaient à la hijra,
au départ vers la Syrie en guerre. Elles exprimaient leur défiance
vis-à-vis des médias occidentaux, qui selon elle, racontaient
n’importe quoi, et encourageaient leurs « sœurs » à se rendre sur
place afin qu’elles se rendent compte « qu’il est impossible que des
musulmans tuent d’autres musulmans ». Leur mot d’ordre était
« Nous devons rester solidaires. »
Que ce soit au cours de dogme, d’éthique, de jurisprudence ou
d’assise spirituelle donnés au sein de la mosquée, les sœurs répé-
taient que l’on ne devait jamais remettre en question les paroles
d’Allah. Quelles qu’en soient les conséquences, « nous lui devons
obéissance », répétaient-elles.
D’ailleurs, questionner Allah c’était remettre en question Dieu
et notre foi, risquer l’apostasie.
Les sœurs rappelaient qu’on ne pouvait aimer personne plus
que Dieu. Elles étaient mariées à Allah.

175
Comment convaincre alors qu’on ne peut tuer, même au nom
de Dieu ? « Il est l’être absolument parfait », affirmaient-elles.
Tout tournait autour de la peur de la mort et de l’apocalypse.
C’était l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes.
Les sœurs évoquaient l’importance d’être musulmane pour ne
pas brûler en enfer. Elles racontaient que nous allions devoir
rendre des comptes à Allah après notre mort. « Il va compter nos
bons points, hassanat, et nos mauvais points, siyat ». Mourir en
martyre, c’était la garantie d’une vie éternelle, meilleure qu’ici-
bas.
Une semaine après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper
Cacher, Myriam enveloppée d’un long djilbab noir harangua
ses sœurs : « Mes proches ont peur pour moi. Tout le monde m’a
dit : —Ne va pas à la mosquée avec ce qui se passe, on risque d’y
mettre une bombe ou de t’agresser ! - Je leur ai dit : – Mais vous êtes
fous, tant mieux si je meurs en martyre, j’irais direct au paradis. - Il
ne faut pas avoir peur, mes sœurs, de mourir. »
Les plus fanatiques nous racontaient des scènes de châtiments
destinés aux mauvais musulmans et aux mécréants qui nous fai-
saient froid dans le dos, plongeant les femmes et les jeunes filles
dans une profonde méditation. Il régnait alors un silence lourd.

Je prenais conscience de mon endoctrinement


Trois ans durant, je vais côtoyer ce monde parallèle.
Simplement en passant d’un quartier, d’une rue à l’autre, il me
semblait basculer de pays, de siècle, de civilisation.
Petit à petit, je me sentais gagnée par une forme de schizophrénie :
une violence inouïe s’exerçait tant sur mon esprit que sur mon
corps. Car tout est contrôlé dans ce monde : vêtements, faits,

176
gestes, jusqu’à votre vie intime, vos pensées, vos rêves. Plus rien
ne vous appartient, vous appartenez à la communauté. J’étais
sans cesse ramenée à l’enfermement de ma condition de femme.
Sinon me guettaient le rejet, l’exclusion.
Peu à peu je prenais conscience de mon propre endoctrinement.
Et je pris conscience du danger : ces femmes sont conditionnées
et perpétuent ce conditionnement à travers l’éducation de leurs
enfants. Il s’agit de servir Allah, par tous les moyens. Depuis tout
petits, on inculque aux enfants la séparation entre « eux » et « les
autres mécréants ». À partir de ce moment-là, je tentai d’alerter
les politiques. Parallèlement, je postulai dans différents centres
de lutte contre la radicalisation dont malheureusement les portes
me restaient fermées en raison de mon « manque d’expérience
sur le terrain ». Moi, maroxelloise de troisième génération, dont
la mère, les frères et sœurs étaient endoctrinés, on me reprochait
mon manque d’expérience.
Ne trouvant pas d’emploi je commençai néanmoins à donner des
conférences sous pseudonyme. De plus en plus souvent, j’étais
sollicitée pour des formations par le personnel de l’enseignement,
de la police ou de la santé. Cela dura trois ans, de précarité, à
donner sans compter.

Rencontre avec le Centre d’Action Laïque


Le hasard me fit rencontrer une femme politique engagée à qui
j’expliquai mon parcours et mon travail. Elle se montra sensible
à ma démarche et à partir de ce moment-là, constitua un soutien
précieux. Sur ses recommandations, je fus recrutée au Centre
d’action laïque. Je fus engagée au CAL pour diriger la Fondation
d’Assistance Morale aux Détenus.
Quelle excellente opportunité d’expliquer aux laïques ce qu’était
le radicalisme dont tout le monde parle !

177
La FAMD est une fondation d’utilité publique. Elle vient en aide
aux détenus et à leurs proches. Soixante personnes y travaillent.
Je fus engagée pour en assurer la direction. On me fit passer
deux entretiens au cours desquels je ne cachai pas mes grosses
lacunes en néerlandais. On m’assura que cela ne poserait aucun
problème, l’entente entre néerlandophones et francophones
étant particulièrement bonne au sein de la Fondation. En plus
de me rassurer, on me proposa de prendre en charge mes cours
de langue et on me signala que je serais coachée à mes débuts par
une ancienne pour m’expliquer le fonctionnement administratif
de l’institution.
J’étais enthousiaste non seulement pour le poste, mais pour
l’opportunité d’apprendre une nouvelle langue.
Une réunion importante entre les responsables avait lieu le jour
même, à laquelle je ne fus pas conviée. Au sortir de celle-ci, une
personne s’approcha de moi, me serra la main en me souhaitant
bonne chance et en me confiant combien il était important et
difficile de travailler ici. Elle-même quittait son poste au sein de
la FAMD, je ne la revis jamais.
Plus tard, je me retrouvai finalement directrice de la Fondation
sans le moindre coaching, mais néanmoins soutenue par une
équipe psycho-sociale bienveillante.
Mon équipe se composait de deux secrétaires (engagés dans le
cadre d’un plan Actiris) d’une aide-comptable, d’une anima-
trice, d’une psychologue à mi-temps, d’une assistante sociale
néerlandophone, d’une assistante sociale francophone et de deux
assistants sociaux francophones.

178
Une personne de la « diversité »
Peu à peu, je réalisai avec déception que je n’avais pas été enga-
gée pour mes compétences professionnelles, mais pour combler
un déficit en personnes « issues de la diversité », le CAL n’étant
constitué que de Belgo-Belges. J’avais le douloureux sentiment
que je serais chargée de faire mon travail… et d’assurer la fonction
de potiche exotique.
À la Fondation, c’est M.V. qui prenait les décisions, suivi par
les autres membres. Très vite, je me rendis compte que je n’étais
pas engagée en qualité de directrice, mais de secrétaire. Toutes
mes décisions étaient remises en question. Après deux mois
de travail pour la Fondation, on commença à me reprocher
ma méconnaissance du néerlandais. Je réalisai alors que je me
trouvais prise malgré moi au cœur d’une lutte de pouvoir entre
néerlandophones et francophones et que j’allais en faire les frais.
En janvier 2020, l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles
apparaissait sur les réseaux sociaux. J’y travaillais le soir, la nuit
parfois. Mes souvenirs d’enfance, mon expérience à la mosquée,
tout cela me tourmentait, il fallait que j’en parle.
Il était essentiel pour moi d’aborder les questions touchant à
l’islamisme et au fondamentalisme en général, non seulement à
Bruxelles, capitale de l’Union européenne, mais dans l’Europe
entière.
« Islamisme » : il y a un tabou autour de ce mot. Que cela soit
dans le milieu associatif, celui de la police ou du monde poli-
tique. Quand on en parle, on baisse la voix. La plupart de mes
interlocuteurs me demandent la discrétion, ils ont peur de perdre
leur emploi.
Or, il me semble vital que ces voix se libèrent, qu’elles puissent
avoir une place au sein du débat démocratique. Au cœur même

179
du Savoir, à l’université, ce sujet est tabou : ceux qui osent en
parler sont considérés comme des fascistes tenant des propos
d’extrême droite.
Si j’avais réussi à installer une relation de confiance entre les
responsables et mon équipe à la Fondation, à partir de la nais-
sance de l’Observatoire, je fus régulièrement rappelée à l’ordre
et soumise à de plus en plus de pressions notamment de la part
de certains de mes responsables. On me signala que je n’avais pas
été engagée pour aborder ces questions touchant à l’islamisme
et on demanda un droit de regard et un contrôle sur toutes les
futures publications de l’Observatoire.
En février 2020, un « tuto hijab » a été réalisé par l’association
« Comme un lundi » dans le cadre du projet « Parlons jeune »,
soutenu par le Parlement bruxellois, la Cocof, des représentants
des droits de l’enfant, et d’éminents représentants de l’ULB VUB.
Nous avons lancé une alerte sur la page Facebook de l’Observa-
toire, en démontrant le côté prosélyte de cette vidéo mettant en
scène des mineurs expliquant comment bien mettre son voile.
Pour moi, c’était un choc, je ne pouvais pas imaginer que des
pouvoirs publics, des représentants de la défense des droits de
l’enfant et des universitaires, puissent participer à la promotion
du voile auprès des mineurs.
S’il s’était agi de catholiques, je pense que l’opinion publique
et les institutions auraient réagi bruyamment et rapidement en
supprimant cette vidéo.
C’est le contraire qui se produisit. L’Observatoire fut trainé dans
la boue par une campagne de dénigrement à laquelle une grande
partie des médias se rallia. En réponse à nos questions et à nos
arguments, nous ne recevions que des accusations, nos propos
étant constamment simplifiés et déformés.

180
Des pressions
Suite à cela, mon responsable me demanda de supprimer notre
article sur la page de l’Observatoire. Je fus abasourdie : cet enga-
gement citoyen étant indépendant de mon travail.
Je compris l’ampleur de la situation en recevant différents ap-
pels téléphoniques me mettant en garde de la part de collègues
soutenant la démarche de l’Observatoire, mais n’osant le faire
ouvertement.
Ainsi, j’appris qu’en haut lieu, on aurait exigé de me faire taire.
Le mot « licenciement » circula.
Quelques jours plus tard, alors même que s’ouvrait l’exposition
consacrée à Charlie Hebdo au CAL suivie d’une conférence sur
la liberté d’expression, je fus convoquée.
Cette convocation eut lieu dans une atmosphère tendue. Certains
de mes responsables me demandèrent de leur envoyer à l’avenir
tous les articles de l’Observatoire afin qu’ils puissent les valider
avant publication. Je refusai bien évidemment, sidérée par leurs
propos.
En sortant de réunion, sous le choc, effarée, une colère m’envahit :
« Comment une institution qui prétend défendre la laïcité et qui
organise un colloque sur la liberté d’expression peut en même
temps exercer une telle censure ? » Cette hypocrisie me dégoutait
à un point tel qu’il me fut impossible de me rendre au vernissage
de l’exposition le soir même.
À partir de ce jour, je ne cessais plus de subir des pressions, des
intimidations et des menaces de renvoi après chaque publication
faite par l’un des membres de l’Observatoire.

181
L’été caniculaire
Au cœur de l’été 2020, Florence Hainaut, une journaliste, publia
une carte blanche dans un grand quotidien, dont l’intitulé me
frappa non moins que le contenu. Avec désinvolture, son auteur
y défendait le port du voile.
Il faut comprendre que pour des femmes et des hommes comme
moi, qui avons subi la violence de l’intérieur, ces prises de posi-
tion insouciantes provoquent une douleur insoutenable. Car en
toute bonne conscience, ces personnes servent les desseins des
islamistes. Oui, la banalisation du voile accompagne la progression
de l’islam politique. Et participer à sa promotion en muselant
toute critique, c’est s’en rendre complice.
Le voile est un uniforme ostensible, il signifie la condition infé-
rieure des femmes, soumises, au nom de Dieu. Il établit une
frontière entre les femmes « pudiques » et « impudiques ».
À celles qui ne le portent pas, il rappelle qu’elles sont vouées à
l’enfer.
Pour cette raison, je ressentais une véritable urgence à répondre.
La carte blanche de Florence Bergeaud-Blackler en réponse à
celle de la journaliste me sembla donc indispensable et salutaire.
On peut s’attendre à une offensive contre la démocratie de la part
d’islamistes qui s’inscrivent dans une volonté de sécession. Mais
que des personnes, prétendument démocrates et féministes, se
fassent leurs alliées était plus improbable. Et pourtant.
Pour oser s’opposer à la violence psychologique et physique et à
la culpabilisation qui visent à faire de nous les soutiens incondi-
tionnels de l’Oumma, les personnes comme moi payent un lourd
tribut : le rejet, les intimidations, la mort sociale, les menaces de
mort, les agressions.

182
C’est une réalité que beaucoup ignorent, comme cette journaliste.
Notre liberté, nous nous battons pour la gagner et cela nous
coûte, dans tous les sens du terme.
Pourquoi ne veut-on pas nous voir et nous entendre ?
Ces prétendus progressistes alliés aux islamistes nous abandonnent
et sont indifférents à nos souffrances.
Est-ce que le nombre de likes et d’abonnés sur les réseaux sociaux
a plus de valeur que le patient travail de compréhension et d’ana-
lyse du réel ?
Est-ce qu’il vaut mieux sacrifier la vérité à son confort social,
moral et intellectuel ?
Je songe à ces jeunes filles, Nadia et Rachida, dont j’assurais la
prise en charge sociale quand elles furent victimes de violences
parentales, forcées par leur père à porter le voile :
« — Gare à vous si vous ne l’avez pas ! Je vous écrase en voiture. Je
me fous de la prison ! De toute manière, je le saurai si vous ne le
portez pas.
— On va rire de moi, on va se poser des questions. Pourquoi ? Les
voisins vont être choqués. Nos amis, tout le monde va nous voir avec
ce voile sur la tête. Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas possible ! »
« Le matin, je mettais le voile sur ma tête, je sortais avec et une fois
arrivée à l’angle de la rue, je le retirais. Quelquefois mon père me
chopait. D’abord il me terrorisait avec son regard, puis il m’insul-
tait et me menaçait. Une fois à la maison, c’était les coups avec la
ceinture ou sa chaussure.
J’avais peur, je savais ce qui m’attendait, mais je m’en foutais ».
Contrairement à ce qu’on pourrait croire et ce qu’on essaie de
nous faire croire, ce genre de témoignage n’est pas minoritaire.

183
Il est urgent de s’y intéresser. Mais ce mee too-là embarrasse.
Pendant la période qui a suivi la publication des cartes blanches,
outre les intimidations et les menaces de poursuites judiciaires
de la part d’islamistes haut placés prônant l’interculturalité et
le dialogue interconvictionnel, je fus saisie par des attaques ver-
bales venant de personnes que je croyais mes amies. L’une d’elles
notamment, travailleuse sociale et féministe, coupa tout contact
personnel avec moi et me prit publiquement à parti :
« Cette haine que tu entretiens vis-à-vis des musulmanes nourrit
ton travail et c’est vraiment triste. Se liguer contre les femmes qui
font le bon choix de porter le voile, soi-disant pour lutter contre les
fondamentalistes, est vraiment une démarche antiféministe et anti-
humaniste. Tu les empêches de s’émanciper par l’accès aux études et
à l’emploi. Depuis quelques années, je me suis délibérément éloignée
de toi, car j’ai constaté ton animosité envers ces femmes. Je suis pro-
fondément laïque, j’ai enlevé le voile, mais jamais je n’empêcherai
mes sœurs qui le portent d’aller à l’école et de décrocher un emploi. »
Elle venait ainsi de faire la démonstration que lorsque nous autres,
femmes de culture musulmane attachées à la laïcité, ne sommes
pas d’accord avec « les sœurs », nous sommes mises hors de la
communauté. Avec, en prime, cette éternelle façon d’essayer de
nous culpabiliser. Ce sont ces personnes, opposant le monde
entre « blancs » et « racisés » qui nourrissent l’extrême droite.
Je refuse de diviser l’humanité en différents groupes, qu’ils soient
« raciaux », « ethniques », « croyants »…
Je n’empêche pas les femmes voilées d’aller à l’école ni d’aller
travailler. Elles s’excluent toutes seules, elles n’ont pas besoin de
moi pour se mettre à la marge des valeurs communes.
Qu’y a-t-il de laïque à défendre un groupe au détriment d’un
autre ? À accepter que les personnes soient régies par des lois
différentes selon leur sexe, leur croyance ou leur ethnie ?

184
Quand et où ai-je tenu un discours haineux ?
En plus de ces attaques, je subis force menaces et pressions de
la part d’un de mes responsables au CAL. Celui-ci, qui s’était
toujours vanté d’être une personne influente ayant beaucoup de
relations, semblait inquiet et ne cessait de m’envoyer des SMS
durant le week-end ou tard le soir pour m’enjoindre à revenir sur
mon erreur d’avoir interpellé Florence Hainaut. Il s’agissait de
me taire ou il se passerait de mes services « après les vacances ».
À l’automne 2020, les pressions étant trop grandes, je tombai
malade et dus me reposer une quinzaine de jours.
Alors en arrêt de travail, je reçus une convocation pour me rendre
à une évaluation le 26 octobre 2020 à 15 h dans les locaux du
Centre d’Action Laïque en la présence d’éminents responsables.
Ce jour-là, je me retrouvai face à quatre hommes et je réalisai
que « l’évaluation » était en fait un réquisitoire à charge.
Une de ces graves figures tonnait en agitant un mystérieux paquet
de feuilles : « Rien ne va, le travail est mauvais ! La direction, la
comptabilité ! » « Il n’y a pas d’autre solution, ajouta un autre dont
je constatais que le regard fuyait constamment le mien, nous ne
pouvons pas continuer avec elle ». Lorsque tout cela fut fini, d’un
air désolé, un de ces hommes me raccompagna jusqu’à la porte
en m’affirmant qu’il me recontacterait après leur délibération.
J’avais compris que la décision était déjà prise et que tout ceci
n’était qu’une mise en scène procédurale.
Je fus licenciée deux jours plus tard avec un préavis de deux mois
« à ne pas prester. » s’empressa-t-on de me signaler, comme s’il
s’agissait d’une fleur que l’on m’accordait alors qu’il ne s’agissait
que de l’application élémentaire de la loi.

185
Je reçus des marques de soutien et d’amitié de la part de mes
collègues et de mon équipe (ils rédigèrent une lettre de soutien),
mais jamais ouvertement de peur de représailles.

Pour conclure
J’ai vu l’islamisme grandir. Au début, nous ne l’appelions pas
comme ça.
Quand on voyait des barbus en kami noirs, mon père les appelait
les Ikhwan (frères en arabe). Il les regardait du coin de l’œil avec
de la méfiance et du dégout.
Leurs regards sombrent me faisaient peur et j’avais assisté à des
scènes de violence où des enfants étaient battus par des parents
qui faisaient partie de ces Ikhwan.
Les années ont passé, j’ai compris la chance que j’avais d’être
née dans un pays démocratique où nous avions une chance de
gagner un jour la liberté de « devenir ce que nous étions » ainsi
que le préconisent les philosophes (Pindare, Spinoza, Nietzsche).
Mes ancêtres sont berbères, les secrets, nous connaissons.
Le linge sale doit être lavé en famille : être brulé même, pour en
faire disparaitre la moindre trace.
Bref, l’omerta est bien prégnante et tout le reste est un conte,
une histoire qu’on s’invente pour se rassurer. La réalité est niée,
car elle est parfois insupportable à affronter.
Pour être reconnus au sein d’un milieu (familial, religieux, poli-
tique, mondain, universitaire, artistique), nous finissons par
accepter ce silence. Nous préférons la paix, parfois un certain
confort moral, économique et l’assurance d’une protection. C’est
ainsi que nous sommes élevés : dans la communauté et pour la
communauté.

186
On ne nous apprend pas à être des citoyens belges, des individus
avec des droits, dans un contrat social. Certains d’entre nous ne
peuvent plus vivre dans l’omerta, plus insupportable que tout.
Une volonté absolue nous pousse à défendre ce en quoi l’on
croit au plus profond de soi : la recherche de la vérité, la défense
de l’humanité.
Et nous devenons alors dépositaires de la confiance des autres.
Des enfants, des familles nous confient leurs souffrances, les
violences subies.
Mes ancêtres sont berbères, l’honneur, nous connaissons.
Ces confidences dont j’ai la tête pleine et qui hantent mes nuits,
je les considère comme un cadeau précieux et fragile dont je suis
désormais responsable. Ceux qui les ont faites ont pris le risque
de se mettre à nu. Ils m’ont fait confiance pour que je devienne
le passeur, le témoin de ce qui ne se dit pas chez eux.
En échange de cette offrande qu’ils m’ont faite, je leur suis rede-
vable. Et ce que je leur dois, c’est la vérité et l’humanité.
Il y a ceux qui savent et qui connaissent la souffrance, qui l’ont
vécue dans leur chair et ceux qui se perdent dans des rêves nar-
cissiques en s’appropriant les combats des autres pour se mettre
en valeur et servir leurs intérêts au détriment de la vérité. C’est
ce qui m’a le plus fait souffrir dans la victimisation de cet épisode
de cancel culture que nous avons vécu cet été.
J’aime Bruxelles, j’aime ma ville, j’aime les gens vulnérables,
touchants, de mon pays.
Mais derrière sa manière sympathique d’aborder les problèmes,
pullulent des non-dits qui nous mènent au désastre.

187
« Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnellement
voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues
et plus obscurcies ! ...»

Émile Zola, « J’accuse...! »

Bibliographie 
Jean de La Fontaine, Fables
Émile Zola, J’accuse...! Lettre d’Émile Zola à Félix Faure,
Président de la République, le 13 janvier 1898
Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire

188
La trahison des progressistes

Céline Pina

Comment promouvoir une doctrine totalitaire et violente quand


on veut se faire passer pour progressiste ? En pratiquant l’amal-
game. C’est ainsi que l’islamiste est rebaptisé musulman. Cela
permet de censurer les chercheurs et spécialistes du sujet en leur
faisant un procès en racisme et déviance d’extrême droite. Le tout
en promouvant une idéologie, l’islamisme, qui n’a rien à envier
au fascisme. Si de surcroit on peut s’offrir en prime le luxe de
trahir tous les principes d’émancipation, tout en revendiquant
une pureté morale qui autorise tous les débordements vis-à-vis
de ceux qui refusent cette mascarade, pourquoi se gêner ? C’est
un peu comme si en amalgamant nazi et allemand, on accusait
de xénophobie tous ceux qui critiquent l’idéologie hitlérienne.
Si dans les années trente, la gauche avait été aussi veule, nous ne
serions sans doute pas là à continuer à défendre ces libertés pour
lesquelles tant de gens sont morts lors de la Deuxième Guerre
mondiale et qu’une partie de notre élite politique est en train
de trahir pour faire le lit de l’obscurantisme et du totalitarisme
religieux.
Ancienne élue, j’ai passé plus de vingt-cinq ans au sein du Parti
socialiste français. Si j’en suis venue à m’intéresser à l’islamisme,
c’est d’abord à cause de cette phrase de Peguy : « Il faut toujours
dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile,
voir ce que l’on voit ». Cette phrase m’a toujours intriguée parce
qu’elle me touchait et me fascinait alors que je la trouvais assez
laide, mais d’une justesse qui la rendait incandescente. J’y revenais
toujours, mais ne m’en inspirais jamais.

189
Pourquoi ?
Parce que cette ode à la lucidité est une méthode souvent rédhi-
bitoire quand il s’agit de servir l’ambition, en tout cas au sein du
système des partis tel que je l’ai connu. Pour gravir les échelons
à l’intérieur d’un parti, que ce soit au PS ou ailleurs, il faut dire
ce que les gens ont envie d’entendre et préférer se crever les yeux,
plutôt que de pratiquer la lucidité. Cela au risque de ne plus se
sentir capable de délivrer les éléments de langage dont la maitrise
est censée prouver votre degré d’initiation. Ce que l’on vous répète
en boucle quand vous avez des velléités d’interroger le catéchisme
à la mode ? « Fais-toi élire et après tu pourras agir ». Sauf que c’est
faux. Si vous vous faites élire sur un positionnement précis, vous
serez l’émanation d’un écosystème qui défendra ses intérêts et
vous tiendra. « Qui t’a fait roi ? » n’est pas une question, c’est un
rappel à l’ordre et une menace. Le problème c’est que les gens
rêvent du pouvoir comme les enfants rêvent de grandir. Dans
les faits, pas plus que devenus adultes les enfants ne feront que
ce qu’ils veulent ; une fois au pouvoir, l’homme ne devient pas
tout puissant. Il doit composer et ses alliés ont aussi des intérêts
à défendre. Voilà pourquoi votre pratique sera impactée par vos
alliances et votre discours. Or, dans les villes populaires de ban-
lieue où j’ai travaillé et habité, la meilleure manière de gagner les
élections s’appuyait sur la mise en place d’un système clientéliste
tourné entre autres vers la population d’origine immigrée. En
passant des accords avec les représentants communautaires, en
général autour du don du foncier pour permettre la création de
mosquées (baux emphytéotiques), ceux-ci garantissaient un vote
massif pour le candidat dans les quartiers dits difficiles. Dans
des villes où certains maires, sur une population de votants de
16 000 électeurs se font élire avec à peine plus de 2 000 voix,
faire basculer 2 ou 300 voix change la donne. Ces tractations-là

190
font basculer une élection d’un côté ou de l’autre. Certes dans les
quartiers dits difficiles, le nombre de votants est moindre, mais
les votes sont souvent massifs, jusqu’à 80 à 85 % pour le même
candidat. Au fur et à mesure que les islamistes ont renforcé leur
emprise sur la population d’origine arabo-musulmane, ils sont
devenus les interlocuteurs des politiques, influençant les discours
et les représentations. Aujourd’hui, on constate cette influence
sur le positionnement des partis de gauche en France.
L’autre raison qui m’a amenée à prendre position et à refuser de
suivre le discours du PS sur ces questions est leur impact sur la
condition féminine. Petite fille, c’était la question du mariage
forcé et de l’excision qui nous révoltait. Je croyais que la gauche
était le parti qui prônait et défendait l’émancipation de la femme
et c’est pour cela que je militais de ce côté de l’échiquier. Puis
il y eut un premier choc. En 1989, dans la revue du MAUSS,
Alain Caillé, sociologue, se met à défendre l’excision au nom du
respect des cultures. Mutiler les femmes ne menacerait pas l’ordre
républicain et devrait donc être accepté. Cette acceptation serait
même la preuve d’une certaine maturité démocratique. Bien
sûr, l’excision est ramenée ici à la circoncision. Le fait que cela
ampute la femme de sa féminité et est une violence patriarcale
est nié. Et hélas, un certain nombre de militants de gauche et
d’associations ont suivi le mouvement. Or je n’ai pas été élevée
dans l’idée que le respect des cultures devait amener à fermer
les yeux sur la barbarie. Mais je n’ai pu que constater l’étrange
positionnement à géométrie valable de la gauche : pour elle,
lutter contre l’apartheid, donc remettre en cause une pratique
culturelle et politique barbare était légitime quand il s’agissait de
lutter contre le racisme. Ce en quoi je suis tout à fait d’accord.
Et illégitime quand il s’agissait de lutter contre le sexisme. Là, la
femme devait accepter et se taire. Eh bien je n’y suis pas arrivée.

191
J’ai été élevée dans l’idée que l’égalité en droit des êtres humains
était une condition indispensable à la démocratie comme à la
justice sociale. Une condition nécessaire même si insuffisante.
Sans conception d’une égalité des hommes au-delà du sexe, de
l’ethnie, de la couleur de peau, des pratiques philosophiques ou
religieuses, le reste n’est pas possible : libertés individuelles, droits
de l’homme… Mais surtout je venais d’une famille où les femmes
avaient été longtemps empêchées, même voire surtout lorsqu’elles
étaient plus brillantes que les hommes. Tout simplement parce
que la société qu’ont connue mes grands-mères n’était pas une
société où les femmes étaient les égales des hommes. Il fallut
attendre les années soixante pour qu’elles aient le droit de travailler
sans l’autorisation de leur mari ou d’avoir leur propre compte en
banque. Quand j’étais petite, les femmes de ma famille étaient
des militantes pour l’émancipation des filles. Pas dans des partis
ou des associations, mais au quotidien, pour leurs filles, amies,
connaissances. Elles nous transmettaient un désir d’indépendance,
de force et de responsabilités au quotidien.
À cette époque, j’ai lutté pour que des amies moins favorisées
échappent au mariage organisé au bled ou à ce voile qui voulaient
les enfermer dans une minorité sans fin et étaient le symbole de
leur soumission et du refus de leur accorder l’égalité. Enfin j’ai
lutté, disons que cela m’a révoltée, mais que je ne savais pas trop
quoi faire. Néanmoins cela a nourri, plus âgée, mon engagement
militant à gauche. L’affaire des foulards de Creil (sur laquelle je
reviendrai dans le corps du texte) m’a donc énormément cho-
quée dans ce contexte. D’autant plus que cette problématique
était pour moi existentielle : je ne pouvais comprendre que ce
symbole sexiste puisse avoir sa place à l’école. Je le vivais comme
une menace directe sur ma liberté. Car je ne pouvais être libre
si j’acceptais que d’autres dans mon pays ne le soient pas. Pour
moi la question de la liberté étant distincte du consentement : on

192
peut consentir à une oppression en l’intériorisant, notamment par
conditionnement, mais on ne peut être « libre d’être opprimée ».
Je pouvais concevoir qu’on puisse être élevé dans une telle idée
du péché ou de la honte de soi que l’on revendique soi-même
son infériorité, mais je ne croyais pas qu’une société libre devait
accepter que l’on fasse subir cela à certaines filles. Je ne pensais
pas que ce sujet susciterait des polémiques tant il me paraissait
facile à régler.
Je ne m’attendais pas à une telle lâcheté des politiques. Une fois
de plus une certaine gauche trahissait la cause des femmes. Mais
c’est une autre gauche, républicaine, qui, elle, s’est levée et a fait
voter la loi de 2004 interdisant le voile à l’école. Je pensais que
cette bataille-là avait été gagnée. Mais jamais la loi n’a été acceptée
par les islamistes qui en ont fait un de leurs chevaux de bataille et
qui ont su rallier à eux sur ces questions une partie de la gauche.
Au sein du PS, j’ai d’abord mené une lutte en interne sur ces
questions. J’ai été très attaquée, traitée de raciste et de facho. Je
me souviens surtout de ces gens qui venaient me voir à la fin d’un
échange houleux en me disant : « tu es courageuse, on est d’accord
avec toi, mais tu comprends… ». Jusqu’au jour où on répond : « non,
je ne comprends pas pourquoi tu ne défends pas ce que tu penses
juste parce que tu as trop peur des ennuis. Dans ce cas, ne fait pas
de politique, tu ne sers à rien et moi aussi en restant et en perdant
mon énergie dans des réunions inutiles je ne sers à rien. ». J’ai donc
décidé de quitter le Parti socialiste, de ne plus me représenter
et de quitter la politique. Ce que j’ai fait, mais en prenant des
positions très fortes sur la question de l’islamisme. Ce qui aurait
dû être mon chant du cygne a en fait ouvert une autre période
de ma vie. Et c’est peut-être seulement maintenant que j’ai le
sentiment d’œuvrer pour l’intérêt général.

193
L’affaire de la carte blanche sur le voile ou comment les alliés
des islamistes installent leurs représentations dans le débat
public et déshumanisent leurs adversaires.
Il s’agit ici d’une bataille de la représentation où les alliés des
islamistes sont de bien plus efficaces prédateurs des lanceurs
d’alerte ou des personnalités investies sur le sujet que les barbus
eux-mêmes. Les alliés ne sont pas censés défendre leur petite
entreprise personnelle. Donc s’ils sont aussi violents dans leurs
critiques, ce serait par passion et pureté. Ils luttent contre d’abo-
minables fascistes, qui au nom soi-disant de l’égalité en droit des
femmes et de la démocratie combattent de saints hommes qui
veulent juste qu’avec un signe comme le voile on puisse trier le
bon grain de l’ivraie, autrement dit la musulmane respectueuse
de la pute occidentalisée.
Car c’est exactement ce qui se joue ici et que l’on essaie de faire
passer pour une guerre d’identitaires blancs contre une population
musulmane opprimée. Le problème c’est que si effectivement
certains profitent des tensions liées aux attentats pour essayer
de raviver un suprématisme racial délétère, on les trouve autant
à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche de l’échiquier. Et ils ne
représentent pas, loin de là, la grande majorité des Français qui
revendique son attachement aux valeurs républicaines. Car c’est
de cela qu’il s’agit : d’une lutte entre républicains quelles que
soient leurs confessions ou leur absence de confession contre
une idéologie qui se réclame de l’islam, voudrait en être l’unique
représentante et est en train de mettre le feu au monde. En
France, ce sont souvent les intellectuels algériens (Kamel Daoud,
Boualem Sansal, Wassila Tamzali) qui s’accrochent à la sonnette
d’alarme. Chez eux les islamistes ont massacré les musulmans
qui ne se soumettaient pas à leurs oukases, égorgé des filles qui
refusaient de porter le voile… Le problème n’est donc pas tant

194
que les islamistes, dans leur quête de puissance et d’influence
politique, tentent de déshumaniser leurs adversaires et de rendre
leurs positions immorales, ils mènent là leur bataille politique.
Le problème est qu’ils trouvent des personnes dont le rôle devrait
être la quête de la vérité et de la justesse, le goût de l’enquête
et le respect des faits pour les relayer, comme le font certains
journalistes militants ou certains politiques (qui devraient, eux,
se rappeler quels sont les principes et idéaux sur lesquels ils
appuient leur légitimité).
L’affaire qui a opposé sur la question du voile, Florence Bergeaud-
Blackler, anthropologue, et Florence Hainaut, la journaliste, et
l’impact que cela a eu sur la vie de personnes impliquées de façon
collatérale m’a rappelé ce qu’était le débat en France en 2015 et
la violence de l’ostracisation qui frappait ceux qui se montraient
courageux sur ces questions. L’attitude de la gauche bruxelloise
m’a aussi fortement interpellée par la violence de la censure qu’elle
essaie de faire peser sur des personnes qui sont avant tout des
défenseurs de l’égalité et qui combattent le racisme et le sexisme.
C’est là l’objet de cette analyse.

Emprise islamiste en Europe, la double tenaille


L’ensemencement des esprits par cette idéologie haineuse, violente
et obscurantiste qu’est l’islamisme, qu’il soit porté par les Frères
musulmans ou les salafistes, se fait par un mouvement de tenaille.
L’objectif des militants islamistes est double : d’un côté réislamiser
d’abord les quartiers et radicaliser les membres les plus fragiles de
la communauté musulmane, puis étendre leur influence ensuite
sur les autres via le rappel à l’ordre religieux et communautaire.
De l’autre, séduire une partie de l’élite, notamment de gauche et
lui faire faire le travail de prédation envers ceux qui pourraient
dénoncer la manœuvre.

195
Pourquoi ?
Parce qu’eux sont plus crédibles pour dénoncer leurs pairs et que
les accusations de racisme par lesquels les islamistes délégitiment
leurs adversaires ont bien plus de poids quand elles émanent d’un
leader politique en poste et connu, plutôt que d’un représentant
de l’islam politique.
« Les islamistes ne sont grands que parce que notre élite est à genoux ».
Voilà comment en nous inspirant de La Boétie nous pourrions
expliquer l’emprise de l’islamisme en Europe. Mais ce qui est
intéressant, c’est d’examiner comment l’idéologie et les éléments
de langage des islamistes ont été diffusés et soutenus par des
personnes parfaitement intégrées au système. Sans cette aide, la
pénétration de l’idéologie profondément inégalitaire, violente et
obscurantiste des islamistes dans le débat public n’aurait pu se
faire tant elle va à l’encontre des principes et idéaux qui struc-
turent notre société politique. Encore plus en France qu’ailleurs,
puisque chez nous rien n’est au-dessus de la raison et de la liberté
des hommes. C’est sur l’accord de la raison et le dépassement des
passions que nous avons fondé notre lien social et nous n’avons
pas eu besoin de référence à Dieu pour le légitimer. Et pourtant,
les premiers qui ne sauront pas défendre l’esprit de nos insti-
tutions face à une offensive clairement politico-religieuse sont
ceux chargés de faire vivre ces fondamentaux civilisationnels,
ceux qui sont au cœur même de l’appareil d’État. Ce n’est donc
pas au hasard si les islamistes vont s’attaquer à l’égalité. Car sans
cette égalité des citoyens au-delà du sexe, de l’origine, du sta-
tut social, des croyances ou de la philosophie, l’existence d’une
sphère publique reposant sur la confrontation de la raison des
hommes n’est plus possible : celle-ci ne peut exister que si chaque
citoyen détient la même part de souveraineté et pèse de la même
façon dans le débat. Un être humain = une voix pour s’exprimer.

196
En s’attaquant à l’égalité, c’est la démocratie qui se retrouve dans
le viseur. Cela tombe bien, les islamistes la contestent aussi.
Ils vont donc s’attaquer habilement à l’égalité en droit entre les
hommes et les femmes, non en l’assumant directement, mais
en imposant à leurs adeptes un signe qui marque l’infériorité
et l’impureté de la femme : le voile. Quand des organisations
islamistes vont décider de tester la résistance de la France aux
revendications communautaristes et religieuses, elles vont choisir
le voile comme outil. Et ce choix va s’avérer payant. C’est ainsi
qu’en 1989 éclate l’affaire des collégiennes de Creil. Une affaire
dont on va finir par se rendre compte qu’elle n’est pas spontanée,
mais parfaitement orchestrée à partir d’un écosystème où des
associations antiracistes sont devenues les chevaux de Troie des
revendications islamistes

La faute de la gauche : défendre le prosélytisme et


l’idéologie islamiste au nom de l’antiracisme
L’histoire est simple et parle de trois jeunes filles qui tentent
d’imposer leur voile comme leur prosélytisme véhément (rappe-
lant à l’ordre les adolescentes arabes qui ne se montrent pas assez
pieuses musulmanes) au sein d’un collège. Le principal refuse
à la fois le voile et le chantage à la réislamisation. L’affaire est
alors montée en épingle, car sont déjà à la manœuvre quelques
militants islamistes infiltrés au sein du MRAP, mouvement qui
se dit antiraciste. Cette affaire va empoisonner l’éducation natio-
nale durant quinze ans, jusqu’à ce qu’en 2004, une loi interdi-
sant les signes religieux ostentatoires règle la question du voile
à l’école (aucune autre religion n’ayant posé de problèmes sur
cette question). La lâcheté du ministre de l’époque, Lionel Jos-
pin, comme la pusillanimité du Conseil d’État dans cette affaire
ont cependant montré aux islamistes que le pays censé être le

197
plus laïque d’Europe était faible et avait du mal à se défendre
face aux revendications religieuses. La bataille a été finalement
perdue, mais toutes les étapes leur ont montré que la guerre
pouvait peut-être à terme être gagnée et que des revendications
mettant clairement en cause l’égalité femmes/hommes passaient
crème au pays de Voltaire et Rousseau. Le pays où on attendait
les plus vives résistances sur ces questions a montré qu’il était
prêt à abandonner les femmes d’origine arabo-musulmane à la
gestion communautaire et a accepté qu’au nom d’une pratique
religieuse, la femme porte un signe d’infériorité, d’impureté et
de dépendance. Pire même, toute une partie de la gauche s’est
mise à défendre la « liberté » de porter le voile, autrement dit
la liberté de renoncer volontairement à l’égalité en droit. D’où
le fait que la France soit devenue une cible privilégiée pour les
islamistes. La France laïque qui renonce à défendre l’égalité des
femmes au nom de l’antiracisme et du respect de l’islam, quel
trophée pour une idéologie impérialiste !
Or, l’affaire de Creil a montré que la résistance de la société était
essentiellement au sein des corps intermédiaires (principal, profs,
maire), chez quelques intellectuels (Elisabeth Badinter notam-
ment), mais que face à l’offensive islamiste, les journalistes et
politiciens s’étaient plutôt montrés très pro-voiles, notamment
à gauche et avaient été ceux qui avaient réussi à rendre le dossier
indémêlable, en évacuant le refus d’accorder l’égalité aux femmes
que symbolise le voile, au profit d’accusation de racisme. La tolé-
rance envers des signes intégristes et obscurantistes devenant le
nouveau marqueur de l’ouverture d’esprit. Ce sont eux, plus que
la parole des gamines, au demeurant assez ingrates et difficiles
à médiatiser, qui ont semé le désordre en France. L’affaire de
Creil a permis de nouer des liens entre islamistes sous couverture
antiraciste et un certain nombre de personnalités.

198
Membres de partis politiques ou d’associations prestigieuses
comme la Ligue des droits de l’homme ou la Ligue de l’ensei-
gnement en France, journalistes reconnus, comme Edwy Plenel,
qui donna en son temps des conférences avec Tariq Ramadan,
ils ont œuvré au cours du temps à légitimer toutes les revendi-
cations les plus obscurantistes en détournant de leur véritable
objet des associations à la réputation bien établie. Ils ont vidé
l’intérieur de la coquille et récupéré l’image médiatique encore
intacte. L’exemple de la ligue des droits de l’homme est à cet égard
très éclairant. La LDH et la Ligue de l’enseignement, comme
l’a démontré Caroline Fourest dans son livre « Frère Tariq » ont
été ceux qui ont accueilli en leur sein Tariq Ramadan et par le
biais de la création de la commission « Islam et Laïcité » l’ont
introduit dans le gratin de la gauche française. Caroline Fourest
note d’ailleurs avec ironie que pendant que les militants proches
du PS comme Michel Tubiana, ancien président de la Ligue,
se vantaient de faire évoluer Tariq Ramadan et de peser sur sa
représentation de la laïcité, ce dernier était en formation conti-
nue chez des islamistes pakistanais de l’Islamic Foundation, où
il étudiait Mawdudi et Qotb. Pour la haine de l’Occident et de
la laïcité, les deux sont des références.
Ce sont ces gens-là qui ont fait le travail d’importation des reven-
dications des islamistes dans le champ du débat public, au nom
du respect des cultures et de l’ouverture à l’altérité.
En France, la gauche fut historiquement à la manœuvre, car
elle voyait dans la communauté musulmane, un des segments
de population à travailler pour gagner une élection, mais les
autres partis ont fini par comprendre que les islamistes n’avaient
pas de revendications politiques officielles et qu’ils pouvaient
donc renverser les accords ou au moins surenchérir. Il suffisait

199
d’enfourcher un discours antiraciste assez facile à tenir, car de
droite comme de gauche l’antiracisme est une valeur reconnue
dans la société et le vote des quartiers suit le leader avec qui le
deal est acté. Peu importe sa couleur politique. Les islamistes à
ce stade veulent juste une place sur les listes et vont à droite et
à gauche au gré des alliances, le temps de se constituer en force
propre. C’est ainsi que la droite en banlieue parisienne est devenue
aujourd’hui aussi clientéliste que la gauche.
À partir des années quatre-vingt, la gauche n’a plus eu aucun
discours crédible sur la construction d’une société plus juste,
elle s’est réfugiée dans le registre de l’indignation stérile et s’est
concentrée sur le champ du sociétal. Dans la conquête comme
dans l’exercice du pouvoir, elle s’est cantonnée à l’exaltation de
la lutte contre l’oppression et la discrimination, ce qui l’a amené
au final à n’avoir comme discours politique que la mise en accu-
sation de son propre pays. Ce sont ces personnes-là qui ont été
déterminantes pour assurer la réussite des acteurs de l’islamisme.
Ce qui est intéressant c’est de constater que la même stratégie se
met en place en Europe, quels que soient les pays.
Cette stratégie, la voilà : amalgamer musulmans et islamistes
pour rendre les islamistes intouchables et favoriser la propaga-
tion de l’islam politique ; se servir de journalistes, universitaires
et politiques gagnés à la cause pour délégitimer les arguments et
déshumaniser ceux qui les portent.
En Belgique, les choses sont d’autant plus visibles que le pays
est très en retard sur la France en terme de prise de conscience.
Il faut dire aussi qu’il est bien moins attaqué. Chez nous le sang
ne cesse de couler et l’un des derniers attentats, la décapitation
atroce de Samuel Paty, un professeur abattu pour avoir montré

200
des caricatures dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expres-
sion a bouleversé le pays et accentué la prise de conscience en
cours : il y a sur notre sol une volonté politique de renverser nos
lois et mœurs pour installer une autre société régie par l’islam.
Une société halal distincte de notre société vue comme impure.
Cette société a ses marqueurs et l’obligation du voile pour les
femmes en est un. L’engagement à combattre la loi de 2004 sur
le voile est aussi un des marqueurs qui permettent de voir si une
association qui se dit musulmane est sous influence des repré-
sentations islamistes. Et force est de constater que ces marqueurs
s’étendent au fur et à mesure que l’emprise des islamistes sur les
musulmans s’accroit.
Voilà pourquoi ce qui vient de se passer en Belgique autour de
la question du voile est à la fois révélateur de la stratégie des
islamistes, mais aussi de la lâcheté d’une partie d’une élite journa-
listique et politique qui sert les objectifs d’une idéologie religieuse
violente et totalitaire au nom de la défense des musulmans. Or
les islamistes haïssent les musulmans qui ne sont pas radicalisés.
Cette élite a oublié les leçons de la guerre civile d’Algérie et les
massacres de musulmans par les islamistes. Parmi lesquelles, les
filles non voilées étaient une cible de choix.
Ce qui est intéressant dans le processus auquel nous avons assisté
en Belgique c’est qu’il est allé très loin et qu’il mêle dans la com-
promission journalistes, politiques et universitaires. Un trio de
choc où l’universitaire est censée apporter une caution scientifique
à une démarche de censure politique et médiatique. Mais surtout
on assiste ici à une bataille de la représentation où des acteurs sous
influence veulent sortir du débat public non seulement certains
acteurs, mais aussi certaines idées. Lutter contre le voile ne sau-
rait être, selon, eux, un combat pour l’égalité femmes/hommes,

201
mais ne peut que recouvrir une soi-disant haine du musulman,
voire de l’altérité. Pour s’attaquer à certaines personnalités, la
quête du buzz est essentielle. Alors il faut créer du scandale.
C’est ainsi que chaque année des tribunes sont écrites par des
journalistes ou chercheurs pro-voiles, lesquelles entrainent leurs
lots de réponses des militants pour l’égalité des sexes. Cela reste
cantonné à des échanges plus ou moins courtois et ne parait guère
faire bouger les lignes. Mais si, suite à un échange par tribune
interposée, vous vous plaignez, arguant que vous seriez harcelé
sur les réseaux et si vous faites monter la sauce victimaire, alors
là pour peu que vous disposiez de quelques relais médiatiques
ou institutionnels complaisants, vous pouvez créer une affaire.
Alors à l’abri derrière une persécution inventée, vous pourrez
porter des coups réels aux personnes bien moins protégées que
vous. Au terme de cette pantalonnade, une personne a perdu son
travail. Dans les circonstances actuelles, ce n’est pas rien. Tous ces
antiracistes autoproclamés auront donc réussi comme principal
exploit à mettre à terre une femme d’origine arabo-musulmane
parce qu’elle ne correspond pas à l’image qu’ils en ont : une bigote
voilée, pratiquante et soumise. Une femme arabo-musulmane
debout, ayant pris sa vie en main et qui milite pour la laïcité et
contre le fondamentalisme, cela n’est pas supportable pour un
islamiste. Eh bien pour certains soi-disant antiracistes belges,
c’est aussi le cas. Quelle idée de vouloir échapper à la clôture
communautaire de son clan pour exister en tant qu’individu.
Voilà concrètement à quoi a abouti toute cette cabale. Laquelle
a surtout montré que les donneurs de leçons du camp du bien
n’ont aucune limite ni aucune morale. Ils ne sont pas là pour
débattre, mais pour éradiquer tout ce qui n’est pas eux et ne
pense pas comme eux. Des méthodes qui sont comparables à
celles utilisées par les fascistes, qu’ils se font un devoir d’exécrer,
mais dont ils épousent les pires méthodes.

202
Ils nous ont offert ainsi une pièce en plusieurs actes réussissant à
faire passer la susceptibilité d’une journaliste incapable d’entendre
d’autres arguments que les siens pour une tragédie de l’enga-
gement. Ce serait ridicule si le monde politique et médiatique
n’avait pas choisi d’en être dupe.
Acte 1. Reprendre les arguments des islamistes en les faisant
siens et se victimiser quand cela commence à se voir.
La victimisation. C’est exactement cette stratégie qu’utilise Flo-
rence Hainaut, la journaliste belge auteur du texte sur le port
du voile à l’origine de l’affaire. Ce texte déroule la propagande
classique qu’utilisent tous les islamistes, quelle que soit leur obé-
dience. La base de ce type de texte est toujours la négation du réel.
Le voile est présenté comme un simple vêtement (l’équivalent
d’« un t-shirt avec Bouddha ») et sa signification serait liée à la
seule intention de celle qui le porte. Il est donc présenté comme
l’affirmation d’une liberté. Le fait de refuser sa généralisation
marquerait donc l’hypocrisie des sociétés occidentales et des
féministes universalistes. Sauf que c’est faux. Le voile parle de
l’impureté du corps de la femme et symbolise son rôle subalterne :
elle ne saurait être l’égale du mâle. De ce fait, les réactions hos-
tiles des sociétés européennes ne témoignent pas nécessairement
d’un préjugé antimusulman, elles témoignent surtout du fait que
deux univers de sens opposés ne peuvent avoir leur place au sein
d’une même Nation. L’égalité femmes/hommes est sans cesse
remise en question par les islamistes. Et pour notre malheur, ils
trouvent des oreilles complaisantes parmi les « progressistes » ou
ceux qui se prétendent tels. Le texte de la journaliste réunit tous
les éléments de langage qu’utilisent les islamistes pour défendre le
voile, jusque dans la mise en accusation de ceux qui combattent
ce signe sexiste. Cependant, comme ces éléments de langage ont
été recyclés par la gauche, les utiliser marque une sensibilité, mais
ne dit rien de liens susceptibles d’exister avec cette mouvance.

203
À ce stade de l’histoire, nous ne sommes que face à la énième
défense de « la liberté de porter le voile ». Posture en vogue chez
les bobos parisiens comme bruxellois apparemment.
Acte 2. Faire passer une réponse argumentée pour une agres-
sion caractérisée
Pour avoir écrit une réponse argumentée à l’article de Madame
Hainaut, l’anthropologue et chercheuse au CNRS, Florence
Bergeaud-Blackler, spécialiste des questions d’islamisme, a été
violemment attaquée par celle-ci. Le journal belge, Le Soir, où
cette réponse avait été publiée a tenté de censurer ou de vider
l’article de sa substance, puis l’a dépublié. Pour le republier ensuite
face aux protestations et à la crainte de passer pour censeur.
La tentative de censure ayant avorté, Florence Hainaut s’est alors
répandue sur les réseaux sociaux, en se plaignant d’être harcelée.
Le problème c’est que les mots ont un sens et que de harcèle-
ment, il n’y a aucune trace. Il est facile d’examiner le compte de
la nouvelle martyre autoproclamée de la liberté d’expression et
cette dame a l’air de confondre contradiction et harcèlement.
Pour faire la différence, il faut l’inviter à regarder les comptes
de Zineb El Rhazoui et de la plupart de ceux qui ont le courage
de combattre les islamistes. Menaces de mort, menaces de viol,
révélation de leur adresse, menaces à l’égard de leurs enfants…
Et cela sur des centaines et des centaines de messages. À tel point
que les insultes sont à peine relevées tant elles représentent un
progrès par rapport aux menaces.
Dans le cas de Madame Hainaut, il n’y a pas de trace de har-
cèlement comme peuvent vivre les personnes prises pour cible
par les islamistes.
En fait, ce qui est ici nommé « harcèlement » n’est qu’une réponse
du compte Facebook de l’Observatoire des fondamentalismes,
organisme basé à Bruxelles (je fais partie de son conseil scien-

204
tifique). Dans cette réponse, une capture d’écran révèle que
Madame Hainaut a fait relire son article par une activiste proche
de la mouvance des Frères musulmans, Madame Hamouti. La
suite des captures d’écran amène juste les preuves des liens entre
cette femme et la mouvance frériste. Que cela soit embarras-
sant pour Madame Hainaut, on peut aisément en convenir.
On imaginerait mal en France, un journaliste réussir à garder
une quelconque crédibilité s’il faisait relire ses articles par un
membre d’une organisation d’extrême droite et se montrait fier
d’avoir recueilli son aval. Les faits sont là. Que la journaliste soit
furieuse de s’être fait démasquer se comprend, mais elle n’est pas
menacée, ne court aucun danger et surtout, elle a abimé toute
seule son intégrité.
Acte 3. Compter sur la médiocrité de nombre de journalistes
pour que jamais les faits ne soient vérifiés
Que Florence Hainaut ait donc choisi de fuir la réalité dans la
victimisation, cela peut se comprendre. En revanche, que nombre
de ses confrères lui emboitent le pas est plus gênant : en effet, les
faits de harcèlement ne sont pas là. Si cette simple vérification
avait été faite, le secrétaire général de la Fédération européenne
des journalistes ne se serait pas ridiculisé en déposant une plainte
sur la plateforme du Conseil de l’Europe pour la protection du
journalisme. Plainte qui n’a probablement pour seul objet que de
faire croire qu’il se passe quelque chose de grave pour engranger
les soutiens. En effet, la logique eut été, si harcèlement il y avait,
de se tourner vers la justice de son pays, en premier lieu, mais
encore faut-il que les faits le justifient.
En revanche, sur la plateforme du Conseil de l’Europe, on peut
déposer ce que l’on veut. Cela permet de donner un vernis ins-
titutionnel, de laisser entendre que cette plainte a un caractère
officiel et reconnu, d’accréditer l’idée que des faits graves ont été

205
commis alors que ce n’est qu’un théâtre d’ombres. Autre raison
de porter l’affaire au niveau du Conseil de l’Europe : pour le
grand public, on crée la confusion avec l’Union européenne et
surtout, l’influence des fréro-salafistes est réelle au sein de cette
organisation.
Acte 4. S’appuyer sur l’influence des fréro-salafistes au sein
des instances européenne
L’influence fréro-salafiste n’est pas circonscrite au Conseil de
l’Europe, elle se manifeste aussi dans les instances de l’Union. Un
important travail de victimisation de la communauté musulmane
a été réalisé notamment par les Collectifs contre l’islamophobie
que les Frères musulmans ont montés dans tous les pays. Leur
rôle : gonfler les chiffres des actes antimusulmans pour faire
croire que les tensions constatées dans nombre de pays euro-
péens sont le fruit d’une forme de racisme systémique, non du
terrorisme ou des provocations et violences des islamistes. En
France par exemple, le CCIF avait comptabilisé les arrestations
suite aux attentats de Paris et les expulsions d’imams radicalisés
dans les actes antimusulmans. Le pire c’est que l’investissement
dans le mensonge marche quand on est en face de journalistes
dont la déontologie se borne à être les « répète Jacquot » de la
propagande. Les islamistes sont donc en train de réussir et ins-
tallent dans chaque pays européen une petite musique autour
de la persécution des musulmans. Le problème c’est que dans la
réalité, tout cela est faux.
En France, la religion la plus « persécutée » est la religion chré-
tienne. En 2019, on comptait 1 052 actes antichrétiens, contre
687 faits antisémites et 154 atteintes aux musulmans sur notre
sol. Le tout dans un pays où les attentats se succèdent, où les
provocations islamistes sont constantes et où les accusations de

206
racisme systémique lancées au visage du peuple et du gouver-
nement français sont permanentes. Dans les faits, la réalité est
plutôt l’extraordinaire tolérance et résilience du peuple français.
Pourtant, le procédé employé par les alliés des islamistes en France
a de quoi semer les graines d’affrontements civils. Tout est bâti
autour d’un impératif : évacuer l’horreur du crime terroriste,
pour ne mettre en lumière que le risque de rejet encouru par les
musulmans que les crimes accomplis au nom de l’islam pour-
raient susciter. Ainsi, alors que les Français sont visés et meurent
dans d’atroces conditions, le deuil devient impossible puisqu’à
la réalité des meurtres est substitué un discours où ce sont les
musulmans qui sont présentés comme victimes de la France.
Le réel s’écrit en lettres de sang et les Européens sont des cibles
parce que notre modèle de civilisation n’est pas compatible avec
la charia, mais c’est la fiction forgée par les islamistes autour de
la persécution des musulmans par des États racistes que trop de
journalistes tentent d’imposer comme unique lecture. Résultat :
les journalistes génèrent aujourd’hui autant de méfiance que les
politiques et tout comme les partis sont désertés, les journaux
ne se vendent plus.
Il faut dire que la déontologie est bien souvent aux abonnés
absents et que l’idée de vérifier l’information avant de la diffuser,
moyen efficace de distinguer un journaliste d’un communicant,
parait de plus en plus saugrenue à de jeunes plumitifs qui se
prennent pour des justiciers et au nom de cela s’autorisent la
manipulation, la déformation des faits… Tout est bon pour arri-
ver à leurs fins. Sauf que cette posture n’a rien de journalistique,
c’est une posture militante. Elle peut avoir sa légitimité, mais
elle n’a rien à voir ni avec le journalisme ni avec la quête du réel
et d’une forme de vérité. Hélas cela devient de plus en plus la
posture des personnes payées pour écrire dans les journaux dits

207
de gauche en France. Cette absence de rigueur, d’exactitude et
de souci de vérité est particulièrement dommageable au niveau
journalistique, mais fait des dégâts aussi au niveau institution-
nel. Certains fonctionnaires se font les caisses de résonnance
du moindre geignement, pour peu qu’il ait un amplificateur
médiatique, parce qu’ils s’imaginent aussi qu’accéder à l’étage
« Social justice Warrior » va leur permettre de sortir du gris moyen.
C’est ainsi que le représentant de l’Union européenne Tommaso
Chiamparino a repris mot pour mot la prose de la plainte de
Ricardo Guttierez sans être allé vérifier, lui aussi, les allégations
contenues et la caractérisation des menaces. C’est aussi ce que fait
le parti Ecolo, qui comme en France, relaie souvent la propagande
islamiste en la présentant comme une défense des musulmans.
Amalgamant ainsi simples croyants et adeptes d’une idéologie
politico-religieuse totalitaire. Pas seulement par ignorance crasse,
mais parce que jouer les ignorants est rentable. À votre avis, pour
se faire élire à Molenbeek, à Anderlecht et dans les territoires
conquis par l’islamisme, mieux vaut être droit dans ses bottes
ou passer un accord avec les anciens alliés d’Hitler que furent
les Frères musulmans ?
C’est à dessein que j’utilise cette formulation provocante. En effet,
Ecolo, ici, EELV en France, auxquels s’ajoutent le PS, le PC et
d’autres organisations gauchistes comme La France Insoumise,
ont un point commun quel que soit le côté de la frontière, ils
entretiennent tous le fantasme du retour de la Bête immonde
et voient du fascisme et des fascistes partout, sauf quand ils en
ont en face d’eux. C’est ainsi qu’au nom du retour de l’extrême
droite et de la dénonciation des populistes, nous avons été sommés
de fermer les yeux sur le totalitarisme des islamistes. La fiction
qu’essaie de constituer la gauche pour se recréer un électorat a

208
pour but d’assimiler toute position visant à défendre un idéal
démocratique, républicain, laïque et civilisationnel à une posi-
tion raciste et fascisante. Elle tend à assimiler les musulmans
d’aujourd’hui aux juifs de la fin des années trente et à vouer à
la géhenne tous ceux qui refusent de marcher dans cette triste
combine. Se faisant, ils ne comprennent pas « qu’ils déplorent
les effets dont ils chérissent les causes ». Car s’il y a bien un succès
de partis se réclamant du populisme en Europe, « lequel pour
être critiquable est difficilement assimilable au nazisme quand
même », celui-ci est surtout lié au sentiment d’insécurité cultu-
relle dont ont beaucoup parlé Christophe Guilluy et Laurent
Bouvet. Le fait que les islamistes puissent se permettre autant
de choses en Europe, allant jusqu’à mettre en place des sociétés
séparatistes de faits sur certains territoires a contribué à l’essor
de ces partis. Mais ce qui a rempli leurs caisses électorales, c’est
surtout la lâcheté dont ont fait preuve ceux qui étaient en poste
et étaient censés incarner les valeurs de la démocratie et de la
république. Or ils ont donné le sentiment d’être incapables de
dire qui nous attaquait et de désigner ceux qui ensemencent les
têtes des assassins et favorisent le passage à l’acte.
À une amie juive qui, en 2017, me racontait son intention de
partir s’installer en Israël, car elle ne se sentait plus en sécurité en
France, j’avais répondu qu’il me semblait quand même qu’Israël
était plus menacé. Sa réponse m’avait alors éclairée. Elle m’avait
dit « tu n’as pas tort, mais au moins là-bas, je sais que mon gouverne-
ment et mes représentants seront à mes côtés et qu’ils se battront pour
moi. » Elle avait renoncé à attendre cela des politiques en France.
Cette lâcheté l’avait désespérée. Que dirait-elle aujourd’hui face
à tous ces gens qui jettent par-dessus les moulins les principes
moraux pour promouvoir des idéologies totalitaires en croyant
être ou en prétextant être au service de l’antiracisme ?

209
Acte 5 : Un manque de rigueur et de déontologie lourd de
conséquences de la part d’une partie de la presse et des repré-
sentants d’Ecolo 
Ne pas vérifier la réalité des accusations de harcèlement de la
journaliste, avant d’attaquer violemment ses contradicteurs,
relève-t-il de l’incompétence ou de la partialité ? Difficile de savoir
si le fait de reprendre les arguments de mouvements violents et
extrémistes est la preuve d’une appartenance idéologique, d’une
colossale naïveté ou d’un manque certain de travail et d’enquête
et donc d’un rapport dégradé à son métier. Le fait que les réseaux
financiers et les réseaux d’influence des islamistes peuvent se révé-
ler très utiles mériterait sans doute une enquête, mais en l’absence
de preuves, toutes les hypothèses sont possibles, de l’adhésion,
au soutien rémunéré en passant par la bêtise et la naïveté. On ne
peut cependant que faire le constat des liens qui existent, comme
dans le cas de l’information de l’Observatoire des fondamenta-
lismes, prouvant la « validation » de l’article de Madame Hainaut
par une militante islamiste. Quant aux journalistes qui relaient
les arguments des militants de l’islam religieux, ils trouvent des
alliés, même au mépris de la vérité, quand il s’agit de bâillonner
ceux qui travaillent sérieusement sur ces sujets.
Ainsi Fadila Maaroufi, fondatrice de l’Observatoire des fonda-
mentalismes, n’est pas épargnée par cette cabale. Mais chez les
soi-disant progressistes, on n’attaque pas frontalement une « raci-
sée », on la fait rappeler à l’ordre par sa communauté. Laquelle
lui reproche d’être une mauvaise musulmane. Ce qui n’a l’air
de rien comme cela. Sauf que pour les radicalisés, une mauvaise
musulmane est apostate de fait, donc juste bonne à tuer. Ainsi
si Florence Hainaut ne risque rien, les intellectuels et militants
laïques n’agressent, ne blessent ni ne tuent personne ; la menace
que sa tentative de victimisation fait peser sur Madame Maaroufi
est, elle, bien réelle et autrement plus sérieuse. D’ailleurs, si chez

210
les progressistes, on hésite à attaquer une personne dite « racisée »
en face à face, en revanche on n’hésite pas à être impitoyable
dans les coulisses. C’est ainsi que sous la pression d’Ecolo mais
aussi de nombre d’élus de gauche, Fadila Maaroufi a perdu son
travail au Centre d’action laïque. Celui-ci veut bien essayer d’être
laïque, mais ne veut pas trop gêner non plus le clientélisme des
partis de gauche qui repose sur les liens avec les islamistes dans
la conquête de certains territoires.
Acte 6 : La trahison politique de la gauche et ses conséquences
sur la montée du populisme
J’ai le sentiment que, comme en France, la gauche en Belgique
est en train de trahir toute son histoire et qu’il lui arrivera à terme
la même chose qu’en France : le désaveu de tout son électorat.
Ayant trahi la question sociale pour servir la clôture raciale et
religieuse, elle va y perdre son âme d’abord, et le pouvoir ensuite.
Cela ne sera que justice. Cette trahison explique d’ailleurs autant
l’essor de la droite et du populisme en Europe que l’accusation
de racisme jeté à la tête de peuples qui le sont probablement le
moins de la planète.
Le pire dans tout cela n’est donc pas que les islamistes et leurs
alliés aient une stratégie politique, après tout c’est leur droit et
nul n’interdit, même aux pires hommes et aux pires idées, de
se lancer à la conquête du pouvoir. La démocratie c’est aussi
accepter une part de risque. Comme tout pouvoir bâti sur la
raison humaine, il ne tient que sur l’engagement et le courage de
ceux chargés d’en incarner les valeurs. Ce qui peut nous tuer en
tant que peuple, ce ne sont pas les attaques que nous subissons,
mais la trahison de ceux qui nous représentent. Une partie de
la haine des élites qui apparait aujourd’hui en Europe est liée à
cela : au sentiment que non seulement les élites politiques, intel-
lectuelles et médiatiques ne font pas leur travail donc usurpent

211
leurs privilèges, mais qu’elles ne se sentent pas liées à leur peuple
et choisissent leur intérêt au détriment de l’intérêt général. Or,
ce type d’affaires renforce ce ressenti. Elle montre concrète-
ment comment en Europe, les alliés de la mouvance islamiste
réussissent à lancer une meute de députés, de journalistes et de
hauts fonctionnaires aux trousses d’une anthropologue et d’une
responsable d’association parce qu’elles ont osé rappeler que le
voile était un symbole d’infériorisation de la femme et non un
accessoire de mode.
Dans cette affaire, beaucoup de personnes en position de pouvoir
sont intervenues, mais quasiment aucune n’a agi en responsabilité.
Le directeur de publication du Soir n’est pas honnête intellectuel-
lement et n’assume pas sa volonté de censure. Pour se justifier,
il va jusqu’à parler de propos injurieux qu’aurait contenu une
des versions du papier de Madame Bergeaud-Blackler, ce qui est
faux. On peut aussi se demander pourquoi des représentants du
parti Ecolo, des collègues journalistes jusqu’au représentant de
l’Union européenne prennent fait et cause pour une des parties
en faisant fi de tout examen contradictoire, alors que tout le
monde est conscient que ces sujets sont sensibles. On peut faire
le même constat s’agissant de la ministre de la Culture et de la
Communication, qui prend aussi fait et cause pour Madame
Hainaut sans souci de vérifier la matérialité des faits, alors que
ce soutien de poids ne peut que contribuer à censurer un débat
nécessaire.
Or, en politique, les personnes sont en général prudentes sur
ce type de questions, sauf quand elles subissent des pressions et
doivent donner des gages pour stabiliser des accords. Les isla-
mistes aujourd’hui se font tailler quelques croupières en France, le
CCIF, dans le viseur du ministère de l’Intérieur, a donc annoncé
qu’il replierait ses activités en Belgique, le nouveau pays isla-

212
misto-friendly. Ce qui n’est pas bon signe pour le peuple belge.
D’autant qu’à l’aveuglement des politiques, s’ajoute celui d’une
grande partie des journalistes. Fut un temps, quand le journalisme
était un métier obéissant à quelques règles et non une façon de
donner un peu de lustre au lobbying idéologique, la victimisation
outrancière de Florence Hainaut aurait été vue pour ce qu’elle
est : une escroquerie intellectuelle et une manipulation. Tout
cela aurait fait pschitt. Là, cette histoire interroge sur la fin de la
presse libre en Belgique, au profit de l’autodafé symbolique des
personnes et des idées. Le pire, c’est que ce sont des journalistes
qui creusent sa tombe et des politiques qui leur tendent la pelle.

Conclusion
La Belgique se prépare de mauvaises nuits et un réveil difficile si
elle choisit de vivre les yeux grands fermés. Longtemps ce fut le
cas de la France, qui garda les paupières cousues, au point que
même l’atrocité d’un Mohamed Merah en 2012, massacrant des
enfants dans une école parce qu’ils étaient juifs, ne réussit pas à
nous faire ouvrir les yeux sur la nature de l’idéologie qui fabriquait
des monstres sur notre sol. Et pourtant, l’homme avait tué dans
une école un tout petit de 4 ans qui avait encore une tétine à la
bouche et saisissant une petite fille de 8 ans par les cheveux lui
avait tiré une balle dans la tête. On a focalisé sur le psychopathe
et on a ignoré la dimension religieuse de sa violence. Mais il est
difficile de garder les yeux grands fermés quand l’odeur du sang
envahit les narines.
Or, depuis 2015, entre les assassinats politiques de Charlie Hebdo,
les massacres de masse de Nice, de Paris et du Bataclan, les
égorgements dans la rue, dans les églises et jusqu’au cœur de la
Préfecture de Paris, pour finir par la décapitation d’un instituteur
pour avoir montré des caricatures de Mahomet dans le cadre d’un

213
cours sur la liberté d’expression, le rythme des assassinats aux cris
d’« Allah Akbar » s’accélère, au point qu’il devient difficile de nier
que la violence que nous subissons n’a aucun lien avec l’islam.
Il aura fallu du temps pour que les politiques commencent à
comprendre la nature de la violence totalitaire que nous affron-
tons à nouveau et si ceux-ci ont ouvert les yeux, c’est parce
que des intellectuels courageux, issus du monde musulman ou
non, ont fait un travail immense pour dessiller les yeux de leurs
contemporains. Chez nous, ce fut Abdelwahab Meddeb, qui
assuma dans Libération, dès 2006, d’aborder la question de la
violence dans l’islam : « l’islamisme est la maladie de l’islam, mais
les germes sont dans le texte » était titrée la grande interview qu’il
donna à l’époque. On peut aussi citer Kamel Daoud, Boualem
Sansal. Nous fûmes aussi prévenus par tous ceux qui s’étaient
réfugiés chez nous pendant la guerre civile en Algérie. Algériens
et musulmans, ils n’ont eu de cesse de tirer la sonnette d’alarme
et de nous prévenir de ce qui signifiait la montée en puissance
des Frères musulmans comme des salafistes dans les quartiers.
La Belgique sur certains points ressemble beaucoup à la France.
Molenbeek, repaire d’islamistes n’est pas très différent de certaines
de nos banlieues ghettos. Là-bas, comme en France, la volonté
des Frères musulmans et des salafistes d’imposer le voile dans
l’espace public est forte et déterminée. Là-bas comme ailleurs,
pour faire passer leurs arguments, les islamistes utilisent des
alliés. Là-bas comme en France, ils en trouvent parmi les jour-
nalistes et les politiques. Là-bas comme en France, ces acteurs,
alliés objectifs ou partisans convaincus, ne se contentent pas de
diffuser une propagande très orientée, ils tentent de censurer et
de tuer socialement leurs contradicteurs, en les déshumanisant
et en se victimisant. Bari Weiss, victime de ce type d’agissement
au sein de la rédaction du New York Times, le raconte très bien

214
dans un témoignage où elle montre ses collègues se réclamant
du progressisme, se comportant en véritables dictateurs pour
déterminer non seulement qui a le droit de parler, mais ce que
cette personne doit dire. Il est arrivé dernièrement la même chose
au rédacteur en chef du journal de Saint-Denis. Saint-Denis est
notre Molenbeek où, quelle que soit la majorité qui tienne la ville,
PC ou PS, le clientélisme islamiste est une des chevilles ouvrières
de la victoire. Il se trouve que son article en hommage à Samuel
Paty, le professeur décapité a dérangé les membres islamo-gau-
chistes de son équipe qui a refusé de le passer. Lui a choisi de
partir et de rendre publiques les raisons de sa démission. Dans
sa lettre, il évoque à la fois les positions très dogmatiques de ses
collègues quand il s’agit de servir certaines causes et la censure
dont ils n’hésitent pas à frapper toute opinion qui leur déplait. Un
phénomène qui caractérise souvent les comportements dénoncés
comme fascistes. La seule chose dont tout ce petit monde semble
totalement se moquer étant le rapport au factuel.
Ces alliés, dont on voit les méthodes à l’œuvre dans les grandes
comme dans les petites rédactions, sont déterminants pour la
réussite du projet islamiste. Ils ont vocation à installer les élé-
ments de langage des Frères musulmans dans le débat public
et de faire en sorte que les discussions se nouent autour de ces
représentations. Leur rôle est de légitimer des revendications
politico-religieuses, en faisant passer les oppositions qu’elles
suscitent pour des marqueurs du racisme des sociétés d’accueil.
Ce qui permet derrière aux politiciens clientélistes d’habiller de
tolérance et d’antiracisme, leurs accords passés avec les représen-
tants d’un islam politique dont l’histoire est marquée, dans le cas
des Frères musulmans, par une collaboration active avec Hitler.
Le problème c’est que ces procédés rendent aussi fous ceux qui
les utilisent. C’est ainsi qu’en France, un député, ancien Mon-

215
sieur Laïcité d’En Marche, à force d’être sous l’influence d’un
entourage islamo-gauchiste, a fini par déraper en direct dans une
émission de télévision, se mettant à défendre la polygamie sous
le regard médusé des autres invités. En attendant, depuis que la
plus grande partie de la gauche a vu sa lâcheté devant les revendi-
cations obscurantistes, comme ses liens avec les islamistes devenir
de notoriété publique, son socle électoral s’est réduit comme peau
de chagrin. Pareil pour les écologistes dont l’islamogauchisme
plombe l’embellie électorale dont ils comptaient profiter après
l’effondrement du PS. La proximité avec les islamistes devient à
double tranchant : utile pour prendre certaines villes, rédhibitoire
pour accéder à un destin national.
La gauche en France se voit ainsi durablement écartée du pouvoir
pour avoir choisi le racial contre le social, abandonné le discours
sur l’émancipation et l’égalité pour défendre la liberté de por-
ter le voile et le subventionnement public à la construction de
mosquée. Elle y a perdu son honneur et ses électeurs, rendant
les renouvellements de mandats fort complexes et hasardeux.
Bien plus qu’un sursaut moral, c’est cette atteinte directe aux
intérêts particuliers et aux ambitions politiques personnelles qui
est notre meilleure arme dans la lutte contre l’emprise islamiste
en politique.

Quelques questions pour poser le débat 


- Un élu, en tant que représentant des citoyens, détient sa
légitimité du vote et des principes et idéaux qui sont à la base de
notre contrat social. Ils se traduisent en termes d’égalité des droits,
de libertés publiques, de l’existence d’une solidarité sociale, filet
de sécurité des plus faibles. Mais il est porteur aussi d’un discours
politique, d’une orientation particulière, d’un projet de société.
Il doit représenter tous les électeurs, mais impulser aussi une

216
direction particulière, procéder à des réformes, à des adaptations.
Où faut-il mettre le curseur dans les changements ? Quels sont
les principes fondamentaux intouchables qui garantissent que
l’on ne sorte ni de la démocratie ni de la République ?
- On dit souvent qu’on peut rire de tout, mais pas avec
n’importe qui. De la même façon, dans le cadre du débat public,
certaines personnalités refusent de débattre avec des personnes
dont elles considèrent les idées comme nauséabondes. Cela ne
concerne pas que des personnes dont les actes ou les paroles font
l’objet d’un opprobre collectif, mais des personnes fort insérées
dans la société, je me réfère par exemple au scandale qu’avait
fait lors des « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois en 2014, un
jeune sociologue inconnu, Geoffroy de Lagasnerie en refusant de
débattre avec Marcel Gauchet, car trop « réactionnaire » à son gout.
Aujourd’hui, ce terme tend à s’étendre et le débat public tourne
parfois à un jeu d’excommunication virtuel. Dans la mesure où
le principe laïque qui gouverne notre sphère publique implique
que les hommes se soumettent aux lois qu’ils choisissent de se
donner et qu’ils forgent ces accords via le débat public, comment
garantir le fonctionnement démocratique si les débats essentiels
tournent à la mise en accusation des débatteurs ?
- Si l’influence des islamistes est si grande, c’est aussi qu’il
est difficile pour les personnes issues de l’immigration de vivre
entre deux cultures. Que cela puisse être un enrichissement est
exact, mais cela peut-être aussi une source de conflit de loyauté
permanent quand les principes et idéaux qui fondent une société
ne sont pas les mêmes. C’est le cas pour de nombreux musulmans
qui viennent de pays où en droit, la femme n’est pas l’égale de
l’homme. Quel principe faut-il respecter ? Selon quelles règles
doit-on vivre ? Le conflit de loyauté renforce les problématiques
de contrôle social : essayer de s’intégrer peut être vu comme renier

217
ses valeurs d’origine. « N’oublie pas d’où tu viens » empêche-t-il
de « devenir qui on est » ? Pour réussir sa vie dans un nouveau
pays, faut-il faire un choix ou accepter toutes les contradictions ?
- On accuse souvent les pays occidentaux de prôner de
belles valeurs, mais de ne pas les assurer. Lorsqu’on parle par
exemple de l’égalité femmes/hommes, souvent on se voit rétor-
quer : « La différence de salaires entre les hommes et les femmes, vous
en dites quoi ? ». On pourrait rétorquer à ceux qui n’ont pour réfé-
rence que Dieu que là aussi la perfection de la promesse tarde à
se concrétiser, mais admettons l’objection, elle touche juste, non ?
René Char disait que pour tracer un sillon droit, il fallait accro-
cher sa charrue à une étoile. De la même façon, pour aller vers
l’amélioration d’une situation, il faut viser un idéal. Non que
l’étoile ne vienne s’installer sur la terre, mais c’est la seule manière
de progresser. Et force est de constater, sans aller jusqu’à l’Iran ou
l’Arabie saoudite que la condition de la femme est plus enviable
là où l’égalité des droits est dans la Constitution et participe à
l’idéal de civilisation que là où il est ignoré. Qu’il y ait encore des
progrès à faire, nous en sommes conscients, mais cela fait-il des
principes et idéaux universels, un leurre pour autant ? Et si cela
ne parlait que de la difficulté des hommes à s’élever à la hauteur
de ce qu’ils arrivent à penser et à concevoir ? Parce que l’homme
est imparfait, doit-il être condamné à une éternelle minorité sous
la tutelle d’une autorité divine ? Ou au contraire, parce qu’il a
le pouvoir de créer et d’agir, ne peut-il se réaliser complètement
qu’en faisant l’expérience de la liberté et de l’émancipation ?

218
Islam politique, censure et fragmentation de
la société en Belgique francophone

Georges Dallemagne

Pour Julia1, petite Bruxelloise de huit ans, détenue à Al Roj en


Syrie, rencontrée sur place en 2018 et en 2020, rescapée de l’État
Islamique où elle a passé quatre ans d’effroi, avant ses trois années
de détention dans des conditions de grande détresse.
Je ne t’oublie pas.

À force de répétitions et à l’aide d’une bonne connaissance du psy-


chisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible
de prouver qu’un carré est en fait un cercle. Car après tout que
sont « cercle » et « carré » ? De simples mots. Et les mots peuvent
être façonnés jusqu’à rendre méconnaissables les idées qu’ils véhi-
culent.
Joseph GOEBBELS
(Ministre nazi de l’Information et de la Propagande)

Si la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie.


Jacques PRÉVERT

1. Le prénom a été modifié

219
Au cœur de l’été, pressé de justifier mon adhésion à l’Observa-
toire des fondamentalismes par des internautes organisés entre
eux, agressifs et insistants, exigeant mon retrait, réclamant séance
tenante des explications, ou m’envoyant des messages privés sur
le mode quelle déception !, j’avais fait front, j’avais marqué mon
soutien, j’avais osé dire sur ma page Facebook mon inquiétude
face à un islam politique très en forme, élargissant sans cesse
ses prétentions, de plus en plus vindicatif. J’avais osé dire mon
malaise face au foulard islamique lorsqu’il est porté en étendard
par certains leaders d’une communauté poussée de plus en plus
à se refermer sur elle-même. J’avais osé critiquer le point de vue
de deux journalistes militants ; courtoisement, mais clairement.
C’était un crime. La guérilla des réseaux sociaux s’était amplifiée.
Vaine, violente, accusant l’Observatoire de mille maux imagi-
naires, cherchant à le tuer dans l’œuf, allant jusqu’à me traiter de
complotiste. Un signalement avait même été adressé au Conseil
de l’Europe contre les responsables de cet observatoire pour
harcèlement d’une journaliste ! Je ne connaissais pas encore les
mots doxing ou cancel culture, j’ai appris depuis lors toute leur
violence. Jamais depuis, les preuves de ce harcèlement n’ont été
apportées, mais cette accusation a été répétée tellement qu’elle
a fini par semer le doute. Au sein de mon propre parti, des voix
se sont élevées pour que je me rétracte ou qu’à tout le moins
je précise que mon engagement à l’Observatoire était « à titre
personnel », ce que je fis.
J’étais abasourdi. Depuis quarante ans, je porte mes combats,
auparavant humanitaires avec Médecins Sans Frontières, au-
jourd’hui politiques, avec pour seule balise la dignité de cha-
cun, ses libertés fondamentales. Au cœur de l’été 2020, on me
demandait de me taire.
Alors j’ai décidé, malgré l’atmosphère pesante, ou peut-être en
raison de ce climat particulier qui voit la liberté d’expression se

220
rétrécir dans la partie francophone de la Belgique, d’accepter
l’invitation de Florence Bergeaud-Blackler, de témoigner ici de
ma part de cette histoire et de son contexte, pour que ces sujets
qui ont enflammé la toile au cœur de l’été fassent encore l’objet
de débats libres et sereins et où l’on apprend du passé.
Parce que l’avenir de nos sociétés se forge sans doute sur les dénis
et les lâchetés d’aujourd’hui, sur notre incapacité à voir le réel,
les dérives de l’histoire, à reconnaitre les rétrécissements de la
liberté et de la raison, mais aussi sur la volonté de dire les choses,
la tentative toujours imparfaite certes, mais indispensable, de les
voir en face et de les décrire même si elles blessent nos certitudes,
même si elles sont difficiles à énoncer.
Cela fait vingt ans que j’observe la progression de l’islam politique
radical en Belgique et la réaction de certains médias et de certains
responsables politiques au Sud et au centre du pays.
Dans le tournant des années deux mille, il y a vingt ans donc,
j’habitais Laeken à quelques encablures du Palais Royal. Ma
maison était située tout près de la place Bockstael dans une
jolie rue arborée et autrefois cossue, de petits immeubles Art
Déco. J’étais à deux cents mètres à vol d’oiseau de la place Wil-
lems où résidait un adolescent qui deviendrait bien plus tard
l’ennemi public numéro un de l’Europe entière et aurait tous
les flics de la planète à ses trousses. Il s’appelait Atar, Oussama
Atar. J’ignorais évidemment son existence. C’était un gamin, il
avait seize ans. Malika, sa maman, était une femme soucieuse
de l’éducation d’Oussama ainsi que de celle de ses nombreux
frères et sœurs. C’est comme ça que les gens qui la connaissaient
me l’ont décrite en tout cas. Avec son époux, Ahmed, elle avait
émigré quelques années plus tôt de l’Atlas marocain. Oussama
fréquentait la maison des jeunes de la place Willems. Sa maman
ne put empêcher les mauvaises rencontres. Quinze ans plus tard,

221
il serait le chef des opérations extérieures de l’État Islamique, le
patron d’Abdelhamid Abaaoud, – le tristement célèbre terroriste
franco-belge –, et coordonnerait depuis Raqqa les attentats de
Paris et Bruxelles. Pourtant, encore aujourd’hui, son nom est
peu connu de la population belge ou française.
J’étais donc pratiquement le voisin d’Oussama Atar à l’époque
où il fit son premier voyage en Syrie à Idlib durant l’hiver 1999-
2000 sous le faux nom d’Abu Salik Muhammad. Ce fut pour lui
un véritable voyage initiatique. Il était l’invité d’Abdelrahman
Ayachi, un ingénieur informaticien de Molenbeek, fondateur
du site assabyle.com, un site islamiste et antisémite appelant
à la guerre sainte contre les mécréants. Ce site a été interdit et
fermé depuis et Abdelrahman Ayachi tué au combat dans les
rangs de l’État Islamique en 2013, près des monts Sinjar dans
le nord de l’Irak .
J’étais évidemment loin de me douter de ce qui se tramait place
Willems, à moins de deux kilomètres à vol d’oiseau de la Grand-
Place de Bruxelles. Je voyais cependant mon quartier changer.
J’assistais sans comprendre à la montée en puissance d’un islam
rigoriste dont la manifestation publique devenait de plus en plus
flagrante. J’observais régulièrement de la fenêtre de mon salon
des réunions d’hommes barbus, vêtus du qamis afghan1, qui se
tenaient la nuit tombée sur la petite place juste devant chez moi,
entassés dans un véhicule à l’arrêt, phares éteints et moteur allumé.
Pourquoi se trouvaient-ils là et de quoi parlaient-ils ? Qu’est-ce
qui justifiait à leurs yeux ces discrètes réunions nocturnes ? J’en
étais réduit aux hypothèses au regard d’un comportement aussi
étrange. Je voyais aussi, déambulant sur les trottoirs de mon
quartier, de très jeunes filles, de moins de douze ans, portant le

1.  Longue tunique grise traditionnelle que portaient à l’époque ceux qui revenaient
des zones talibanes

222
hijab. Rarement d’abord puis plus souvent. Les bistrots se trans-
formaient en salons de thé, la viande des bouchers était halal, des
« anachids » (chants religieux islamiques) étaient diffusés dans les
boutiques du quartier commerçant. Une librairie salafiste avait
ouvert ses portes rue Marie-Christine. Aux anniversaires des
classes de maternelle que fréquentaient mes filles, les enfants ne
venaient plus. La société se fragmentait. Tout cela se passait au
lendemain des attentats de New York et me désolait.
J’ai trouvé ces signaux troublants, j’aimais le mélange de popu-
lations de mon quartier, la coexistence d’hommes, de femmes,
d’enfants des quatre coins du monde me plaisait, je me considérais
comme un citoyen du monde et je m’enthousiasmais au contact
de langues, de cultures, de vêtements, de cuisines et d’odeurs
mêlées et aux origines lointaines. Mais ces formes de replis sur
soi que j’observais de plus en plus, et dont j’étais forcément
exclu, n’étaient pas ce que j’avais espéré d’un environnement
cosmopolite.
Ces évolutions communautaristes n’étaient pas ce que je voulais
pour ma ville. Cela me démoralisait, mais à l’époque, je n’ai pas
souhaité y prêter plus d’attention, sans doute justement parce
que je pressentais un avenir compliqué. Je suis parti comme coo-
pérant au Cambodge, y emmenant toute ma famille. Je vendis la
maison que j’avais acquise dans ce quartier quelques années plus
tôt avec la décision au retour de mission, de ne plus y habiter.
Rentré du Cambodge en 2006, à nouveau élu sénateur puis député
fédéral, j’étais trop occupé par les questions internationales, la
mission que m’avait proposée mon parti, pour suivre de près
l’évolution de la situation à Bruxelles.
J’étais frappé de voir la progression de l’islamisme radical par-
tout dans le monde, à coup de financements massifs de l’Arabie
saoudite et du Qatar, notamment via la Ligue islamique mon-

223
diale qui pilotait aussi la Grande Mosquée du Cinquantenaire.
Je voyais cette progression et les violences qui l’accompagnaient,
en Europe, en Afrique, en Asie, dans les pays musulmans. Les
femmes musulmanes se couvraient à nouveau la tête oubliant la
libération des années soixante, les prédicateurs virulents s’affir-
maient, il fallait en revenir à l’islam des origines. Dans certains
pays à majorité musulmane, des minorités religieuses qui avaient
vécu là depuis la nuit des temps étaient la cible d’attaques, comme
les Coptes d’Égypte ou les chrétiens d’Indonésie.
Il y eut les attentats de Casablanca en 2003, ceux de Londres en
2005, ceux de Madrid en 2008, parmi tant d’autres. Et puis il
y eut le printemps arabe. La promesse d’une libération. C’était
il y a dix ans déjà. Avant d’autres, le peuple syrien se souleva
courageusement contre la dictature sanguinaire de Bachar el
Assad. Quelques dizaines de personnes manifestèrent devant
l’ambassade de Syrie à Bruxelles contre la répression sanglante
de ce soulèvement par le régime de Damas. J’étais parmi elles.
Pour contrer la révolte de son peuple brutalisé et la sympathie
qu’elle suscitait en Occident, Bachar el Assad libéra dès le mois
de mai 2011 plusieurs centaines d’islamistes de ses prisons. Ils
se regroupèrent avec des djihadistes étrangers, conquirent des
territoires. En 2013, ils rejoignirent l’État Islamique en Irak et
au Levant (l’ancêtre de l’État Islamique) et répondirent présents
à l’appel d’Abou Bakr al-Baghdadi de créer un califat à cheval
sur la Syrie et l’Irak. Bachar était une menace mortelle pour
son peuple, il contribua à créer une menace terroriste pour le
monde. La communauté internationale se préoccupa bientôt
moins des horreurs infligées à son peuple par le dictateur syrien,
se concentrant sur la terreur islamiste de Daech.
Rapidement, les diasporas sunnites en Europe et ailleurs, jusque-là
focalisées sur le conflit entre Israël et la Palestine, s’enflammèrent

224
contre la cruauté du régime alaouite de Damas. Mais, pour
quelques-uns d’entre eux, il s’agissait moins de se battre contre
la dictature de Bachar el Assad que de soutenir l’utopie d’une
révolution islamiste sunnite radicale. Les monarchies du Golfe
et la Turquie d’Erdogan ne se firent pas prier pour apporter leur
soutien discret aux partisans de Daech et de quelques autres
milices islamistes.
Et Bruxelles devint en Europe un des centres les plus actifs du
recrutement de djihadistes pressés d’en découdre avec les alaouites
de Damas et d’établir un califat appelé à régner sur le monde. Des
dizaines de jeunes recrues d’Anvers, de Malines ou de Bruxelles,
hypnotisées par les diatribes anti-occidentales de Fouad Belka-
cem, le porte-parole de Sharia4Belgium et d’autres fanatiques,
se précipitèrent en Syrie pour mener la guerre sainte. Ce que
l’Occident n’avait pas voulu ou réussi à faire, aider le peuple
syrien à se débarrasser de Bachar el Assad, ils le feraient, avec
leur propre canon idéologique : celui de la charia, de la terreur
islamiste, de la sauvagerie. Mais leur combat ne se limitait pas à
la zone Syrie-Irak. La guerre pour étendre le califat était plané-
taire. Sur ordre d’El Bagdadi, des Belges, des Français et d’autres
ressortissants européens tournèrent bientôt leurs armes contre
l’Europe, contre les pays qui les avaient vus naitre, contre nos
populations. Parmi eux, un contingent substantiel de Belges.
L’Europe fut percutée par une série d’attentats massifs, particu-
lièrement bien organisés, minutieusement préparés. Elle était en
état de choc. Elle n’avait rien vu venir. Vraiment rien ? Si, des
signaux clairs parvenaient aux services de police, certains s’en
alarmaient, mais nos systèmes de sécurité furent incapables de
réagir à temps. Et les quelques lanceurs d’alerte furent ignorés,
moqués ou traités déjà d’islamophobes.
J’en faisais partie.

225
Dès la fin des années 2000, j’interrogeais régulièrement le gou-
vernement sur la montée de l’islamisme radical à Bruxelles, dont
j’observais les développements. La guerre en Syrie fut clairement
un accélérateur terrifiant. Longtemps, on crut que le recrutement
de jeunes Belges ne venait que de quelques prédicateurs délin-
quants arpentant les trottoirs des quartiers d’Anvers, Molenbeek
ou Vilvorde, comme Fouad Belkacem ou Jean-Louis Denis.
Début 2013, Véronique Loute me contactait. Cette mère cou-
rageuse voulait donner l’alerte. Sammy Djedou, son fils venait
de partir pour le djihad en Syrie. J’accueillis au Parlement une
femme bienveillante, bruxelloise engagée depuis toujours sur le
terrain social, la cinquantaine ronde, le regard pétillant et la voix
assurée, sans exaltation. Elle m’est présentée par une personne
que je connais bien et qui a confiance en moi, appartenant au
Mouvement Ouvrier Chrétien. Sammy Djedou, profitant de
l’éloignement de sa mère en visite en Allemagne, s’était fait la
belle pour combattre en Syrie, déguisant son voyage en aide
humanitaire aux réfugiés en Turquie. Véronique est catholique.
À l’âge de 14 ans, son fils Sammy se convertit à l’islam. Sa mère
l’accepte sans difficulté. Mais Sammy se radicalise. Il se referme
sur lui-même, n’adresse plus la parole aux filles, refuse les repas
de sa mère, car ils ne sont pas halal. Véronique me demande de
l’accompagner à Laeken, à la rue Ter Plast. Elle me montre la
mosquée Raja. « C’est eux qui lui ont mis ces idées dans la tête, me
souffle-t-elle. C’est dans cette mosquée qu’il s’est radicalisé. Depuis
qu’il y vient, ils me l’ont changé. Il a même repeint leurs murs. Ils
l’ont envoyé en Syrie. »
Ce n’est pas la première fois que j’entends parler du rôle de
mosquées dans la radicalisation de certains jeunes, mais c’est la
première fois que j’ai un témoignage aussi précis, aussi alarmant.
Je demande à Véronique Loute si elle est prête à répéter cette

226
déclaration devant une caméra de télévision. Elle accepte. Jean-
Pierre Martin, journaliste chevronné, spécialiste du djihad1, fait
un sujet qui passe le soir même au journal télévisé de RTL TVI.
Le lendemain, le 29 mars 2013, je me fais descendre par Ricardo
Gutiérrez dans Le Soir. Je le découvre en ouvrant mon journal.
Incriminer certaines mosquées dans le recrutement de djihadistes
procèderait de l’amalgame honteux et infondé. Habilement,
il convoque Denis Ducarme, un parlementaire libéral, pour
enfoncer le clou. Visiblement satisfait de se faire un adversaire
politique à peu de frais, Denis Ducarme se prête au jeu, et sort
la kalachnikov : il m’accuse « de stigmatiser les lieux de culte – ceux
qui connaissent le dossier savent que ce n’est pas du tout la filière –,
et de faire dans le slogan populiste. Les familles qui ont vu un enfant
partir au combat sont victimes, inutile de les accabler davantage ! »
Me voilà accusé pêle-mêle d’être un ignorant, de stigmatiser, de
blesser les familles, de populisme, alors que je donne justement
la parole à la maman d’un jeune djihadiste inquiète pour son
fils et désireuse de tirer la sonnette d’alarme afin que d’autres
jeunes ne se laissent pas séduire par les mêmes sirènes guerrières.
Curieux retournement de sens…
Stupéfait d’une telle attaque, je contacte le journaliste pour lui
demander pourquoi il n’a pas jugé utile de recueillir mon point
de vue. Je lui explique que je connais bien le dossier, que je
travaille sur ces questions depuis longtemps, que notre sécurité
est menacée. Il se contente de me rétorquer que j’ai lourdement
franchi la ligne rouge, point final. J’en reste abasourdi.
Finalement, cet article de Guttiérrez m’a été très utile dans les an-
nées qui ont suivi. Je l’ai souvent cité dans les débats à la Chambre
comme exemple de déni lorsqu’il a été démontré, notamment

1.  Il a notamment co-écrit MOLENBEEK-SUR-DJIHAD avec Christophe LAM-


FALUSSY chez Grasset, 2017.

227
lors des auditions de la commission d’enquête parlementaire
sur les attentats terroristes, que certaines mosquées étaient de
véritables lieux d’endoctrinement salafiste et de recrutement
djihadiste. En octobre 2016, l’OCAM1 réalisait un « rapport sur
l’islam salafiste et le prosélytisme wahhabite, facteurs et vecteurs de
la radicalisation et de l’extrémisme ». Ce rapport n’a jamais été
rendu public malgré mes demandes répétées. Je pense pourtant
que les Belges ont le droit de savoir quelles menaces pour le
vivre ensemble et la sécurité pèsent sur eux. Il fait le lien entre le
salafisme, y compris quiétiste, et le djihadisme. Certaines de ses
bonnes feuilles ont été révélées par le grand quotidien flamand De
Standaard. « L’État Islamique ne peut être réduit à une aberration.
Il est une extrapolation moderne du salafisme wahhabite. » indique
ce rapport. Il souligne que « le wahhabisme importé d’Arabie
Saoudite a profondément transformé et bouleversé l’islam tolérant
que nous connaissions en Belgique. Le wahhabisme salafiste a été
un carburant puissant du radicalisme et de l’extrémisme, il justifie
la violence. » Le rapport énumère le financement en Belgique de
mosquées, d’imams, de sites Internet, de bourses d’études pour
de jeunes Belges souhaitant étudier le salafisme à Médine. Une
douzaine de mosquées sont citées à Bruxelles, Malines et Anvers,
« parmi d’autres » insiste le rapport.
Véronique Loute avait donné l’alerte trois ans plus tôt, j’avais été
son porte-voix. Nous nous étions fait flinguer. Son fils Sammy
Djedou, inculpé dans le cadre de l’enquête belge sur les atten-
tats du 13 novembre 2015 à Paris, fut finalement tué par un
drone américain le 4 décembre 2016 à Raqqa. C’était un proche
d’Oussama Atar.
Lorsqu’au lendemain des attentats de 2016, preuves à l’appui,
je dénoncerai la mainmise de la Ligue islamique mondiale et les

1.  L’Organe de Coordination et d’Analyse de la Menace est chargé par le gouverne-


ment belge d’évaluer les menaces qui pèsent sur la sécurité des Belges.

228
financements saoudiens de la Grande Mosquée de Bruxelles, et
l’influence désastreuse de ses prédicateurs sur l’islam de Belgique,
il fallut à nouveau me battre contre l’indifférence, l’hostilité, le
déni. Je fis une rapide recherche sur le site Internet de la Chambre
et je me rendis compte que, ces dix dernières années, c’était sur-
tout l’extrême droite, avec l’idéologie qui est la sienne, qui avait
interrogé le gouvernement belge sur le rôle de ce lieu embléma-
tique. J’y voyais une défaite de la démocratie, un renoncement
à défendre nos libertés fondamentales. Une forme de lâcheté.
Il fallut que j’insiste pour que la Commission d’enquête parle-
mentaire sur les attentats terroristes, instituée par la Chambre
après les attentats du 22 mars 2016, se saisisse de cette question,
des voix au sein de la Commission estimant qu’on n’avait pas le
temps de s’y attarder ou que le sujet était trop sensible.
La suite on la connait : les mensonges de Jamal Saleh Mome-
nah, le directeur de la Grande Mosquée, devant la commission
d’enquête de la Chambre, sa fuite à l’étranger par crainte d’une
inculpation, les flux d’argent saoudien que j’avais mis au jour en
allant simplement consulter les comptes de l’ASBL de gestion
de la Grande Mosquée au greffe du tribunal de l’entreprise de
Bruxelles, le lien entre certaines formations données dans ses
bâtiments et le départ en Syrie de plusieurs jeunes Belges… et
finalement la décision par le gouvernement, suite aux recom-
mandations de la Chambre, de rompre le bail emphytéotique
et la convention conclue en 1969 entre la Belgique et l’Arabie
saoudite concernant ce lieu de culte, qui était aussi un des sièges
européens de la Ligue islamique mondiale, une organisation
panislamique wahhabite et prosélyte contrôlée par les Saoudiens.
J’avais aussi dénoncé le site Internet très populaire de la Grande
Mosquée. Il regorgeait d’appels à ce qu’Emmanuel Macron
nomme aujourd’hui le séparatisme : interdiction pour les musul-

229
mans de pratiquer certains métiers, interdiction faite aux femmes
de regarder les hommes (même à la télévision !), de leur parler
(même au téléphone !), de surfer sur Internet, de prendre une
contraception sans l’autorisation de leur mari, d’être soignée par
un médecin masculin…
L’animateur de ce site Internet visité par des centaines de quidams
tous les jours estimait que le port du niqab (voile intégral) était
« obligatoire ou à tout le moins recommandé » pour les femmes
musulmanes en Belgique. Ce vêtement est pourtant formelle-
ment interdit par la loi dans notre pays. Dans un des messages
postés sur le site, le prédicateur avertissait une musulmane qui
ne portait pas le hijab (le voile islamique), mais se disait prête à
le porter : « nous connaissons de nombreuses sœurs qui ne portaient
pas le hijab… ne laissez pas Satan vous tromper et vous induire en
erreur, prenez la résolution de porter le hijab, car nos jours dans ce
bas monde sont comptés. »
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce directeur de conscience
des réseaux sociaux de la Grande Mosquée, dont l’influence
était énorme dans la communauté musulmane, lui, le hijab il
ne « s’en balek pas ».
Lorsque surgit la carte blanche de Florence Hainaut en juillet
dernier, je suis en vacances dans les Cyclades. Je n’en prends
connaissance sur les réseaux sociaux qu’à l’occasion de la réplique
de Florence Bergeaud-Blackler. Je dois avouer que je suis consterné
par la première carte blanche et rassuré par la seconde dont l’argu-
mentation est solide. Mais je suis loin des bisbilles bruxelloises, je
referme mon téléphone portable. Je crains une nouvelle tempête
inutile. Je vogue entre deux îles douces sur un sympathique ferry
grec et il ne me vient pas l’idée de rentrer dans la polémique. Je
consulte plus tard les réseaux sociaux. Je me rends compte que la
réplique à la carte blanche de Florence Bergeaud-Blacker consiste

230
non pas à contrargumenter, mais à tenter d’anéantir sa crédibilité
et la crédibilité de l’Observatoire des fondamentalismes dont elle
se réclame notamment. C’est une technique infecte : puisqu’il est
difficile d’attaquer le message, il faut salir le messager. S’ensuit
une mêlée épique sur les réseaux sociaux.
Parmi la panoplie utilisée par quelques influenceurs politiques et
médiatiques pour détruire cet Observatoire, il y a une pression
énorme exercée sur les deux parlementaires qui en sont membres,
ma collègue Viviane Teitelbaum et moi-même, afin qu’ils démis-
sionnent. Sous la pression, Viviane Teitelbaum, malade, effrayée,
cèdera un moment puis, courageuse, reconfirmera son soutien.
Après des dizaines de messages et des jours de harcèlement y
compris des pressions sur mon parti – comme si je n’étais qu’un
pion sans liberté de pensée qu’il fallait rappeler à l’ordre par la
voie hiérarchique –, je finirai par publier un texte de mise au point
sur mon site Facebook. Et j’ai décidé que ce serait le seul pour
un moment, les réseaux sociaux ayant cette faculté d’empêcher
une discussion sereine et la question du voile n’étant pas forcé-
ment prioritaire dans mes préoccupations du moment. Cette
publication a entrainé une nouvelle poussée de fièvre.
Outre tous les débats auxquels ce texte a donné lieu sur les réseaux
sociaux, je tire des enseignements inquiétants de cet épisode. Le
champ de la liberté d’expression s’amenuise dans l’espace fran-
cophone de la Belgique. J’en veux pour preuve le soutien d’une
dizaine de journalistes belges qui m’ont encouragé ou félicité, la
plupart discrètement. Des journalistes de la RTBF, du Soir, de La
Libre, du Vif, de RTL TVI, de Knack. Quelques-uns ont exprimé
leur soutien publiquement. La plupart ont préféré l’anonymat des
messages privés. Ce sont des journalistes réputés, professionnels,
dont je ne connais pas l’éventuelle couleur politique, mais dont
les noms sont connus, l’expertise reconnue, les textes appréciés.

231
Fragments de ces messages discrets : Monsieur Dallemagne, j’ai lu
avec bonheur votre réaction à cette polémique infernale sur le voile.
Ricardo Guttiérez est tombé dans le panneau du ridicule, entrainant
dans sa chute 32 000 journalistes dont je suis, théoriquement. Et
FH bénéficie ainsi d’un statut de victime inespéré, qui lui confère
une aura internationale (le Conseil de l’Europe !!)… Quant à moi,
je me limite à des messages privés sur la question, Facebook ne per-
mettant pas un débat serein. J’y vois avec regret une certaine défaite
de la démocratie (une signature réputée d’un grand quotidien) ;
Un autre (d’un hebdomadaire) : Bravo ! Votre post fait du bien à
tous ! Courage face à la furie ! Je vous félicite d’avoir trouvé les bons
mots. Un autre encore : Bravo pour votre soutien à Fadila Maa-
roufi. Je partage entièrement. Je subis les attaques en justice des
Frères musulmans depuis des années. Ça complique la vie.
Au téléphone, certains de ces journalistes que je connais depuis
longtemps me confient leur désarroi, le naufrage de la liberté
d’expression. Ils préfèrent ne plus s’exprimer sur certains sujets
comme le communautarisme. De toute façon, leurs papiers ne
sont pas acceptés. Ils voient comme moi le regard et l’analyse
rigoureuse se détourner de certains sujets, les nouveaux tabous
de la pensée unique se renforcer dans notre pays. On est vite
traité de facho, d’islamophobe, quel que soit son pédigrée. Alors
on se tient à carreau.
La dignité et la protection des populations, quelles qu’elles
soient, sont au cœur de mes engagements depuis toujours. J’ai
pris de grands risques en 2003 avec Médecins Sans Frontières à
Srebrenica pour secourir une population musulmane victimes
des pires crimes au cœur de l’Europe, en traversant un champ
de mines, dont une a explosé à quelques mètres de moi ; j’ai
fait la même chose au Kosovo avec Handicap International ; je
m’inquiète aujourd’hui autant des Chrétiens d’Orient que des

232
Yezidis, des Kurdes (musulmans) que des tribus sunnites sous le
joug de Daech quand je voyage en Syrie et en Irak ; je continue
à prendre des risques pour tenter d’arracher de jeunes enfants de
djihadistes des misères des camps où sont détenus les membres
de l’État Islamique, comme la petite Julia à qui je dédie ce texte.
Pourtant, certains internautes zélés ont le champ libre pour
tenter de m’excommunier. Il y a au bout du compte une forme
d’écœurement à devoir se justifier auprès de nouveaux grands
prêtres de la bien-pensance unique, qui exigent votre adhésion
à leur crédo sous peine de bannissement du débat public.
Je m’inquiète bien sûr du rôle des réseaux sociaux dans l’accé-
lération de cette nouvelle pensée. Je constate comme d’autres
internautes l’existence de « trolls », de faux ou, plus souvent, de
vrais profils très actifs qui alimentent et enveniment les discussions
à coups d’anathèmes, participants à la déglingue du dialogue
rationnel, à la violence du verbe, à la haine de l’autre, à la haine
de soi, souvent proches de l’extrême gauche.
Le plus affligeant, c’est que c’est une femme, Fadila Maaroufi,
d’origine maghrébine, elle-même victime de violence, qui fait
aujourd’hui l’objet des pires attaques d’un camp qui se prétend
progressiste. Elle affronte ces attaques avec pour bagages ses
propres souffrances, ses propres combats pour la liberté et l’éga-
lité – sa liberté, sa volonté d’être traitée à l’égal des hommes –,
mais aussi son expérience concrète de travailleuse sociale, qui la
poussent à ne pas éviter les polémiques dures, parfois stériles, ce
n’est pas son tempérament, mais elle le fait avec cran.
On me dit le souci de responsables politiques et médiatiques qui
veulent à tout prix ne pas froisser une partie de la population,
qui recherchent la concorde sociale, qui veulent minimiser les
problèmes de fragmentation de la société en espérant que cela
passera avec le temps ou qui regardent ailleurs pour des raisons

233
clientélistes. J’ai pu entendre parfois dans les couloirs de la poli-
tique, « M. Dallemagne, vous avez raison, mais inutile d’en parler,
cela ne fera qu’aggraver les choses ».
Mais le silence et le déni n’ont pas marché, jamais. À force de
trop peu affirmer nos valeurs, nos cadres de référence, nos libertés
fondamentales, de ne pas se dire les choses, nous faisons de moins
en moins société. Les méfiances grandissent partout, on voit les
revendications identitaires gagner du terrain, s’affronter les unes
aux autres, aux dépens de la cohésion sociale. Et certains de ceux
qui sont venus chez nous se réfugier et partager nos aspirations
d’universalisme, de liberté et de démocratie se cachent, comme
certains Turcs qui ont fui le régime islamo-nationaliste d’Erdogan.
Ils craignent clairement pour leur sécurité.
Pour finir, le débat sur le voile islamique s’insère aujourd’hui dans
un contexte où les questions identitaires, parfois importées des
États-Unis, s’affirment de manière plus brutale que jamais. Elles
ont toujours fait le miel de l’extrême droite. Par un effet de miroir,
elles sont aujourd’hui portées par une partie de la gauche et de
la gauche radicale qui se rejoue la lutte de classes sur le mode de
la lutte des femmes contre les hommes, des minorités contre les
blancs, de la Oumma contre les autres. Ces visions antagonistes
en apparence sont alimentées par le même carburant. Chacune
et chacun d’entre nous est invité à voir l’autre genre, l’autre
groupe ethnique, l’autre humain, comme un rival, une menace,
un prédateur. Chacun préfère la posture de la victime plutôt que
l’engagement citoyen. Le repli communautaire gagne du terrain
dans le contexte d’une société où les identités premières, le genre,
la religion, l’ethnie, s’affirment de plus en plus vivement comme
on le voit aujourd’hui, plutôt que de céder la place à une identité
citoyenne commune dont nous porterions tous les aspirations
de liberté, de fraternité et d’égalité. C’est une voie sans issue,

234
porteuse de fragmentations, de méfiance, de haines et de conflits.
Il est encore temps de contrer ces glissements rétrogrades, de ne
pas renoncer à notre vision universaliste de l’avenir. C’est le sens
de ma démarche.

Post-scriptum
Le 7 décembre dernier, j’ai rencontré Inaya1, une femme belge
de 35 ans, terroriste présumée, dans le camp de détention kurde
pour femmes et enfants étrangers d’Al Roj dans le nord-est de la
Syrie. Notre conversation mérite d’être rapportée :
I : Je pense que la plupart des personnes qui se sont rendues à Baghouz,
la dernière enclave de l’État Islamique se sont désengagées (déradi-
calisées). Elles ne sont pas dangereuses. Elles n’ont pas commis de
crime. Elles doivent rentrer.
GD : Certains responsables de nos services de sécurité pensent en
effet qu’il serait préférable que les femmes belges soient rapatriées en
Belgique afin d’y être jugées.
I : Mais pas le gouvernement…
GD : En effet, notre gouvernement est attentif à ce que pense la
population, il y a un débat, et pour l’instant la majorité de la
population ne veut pas…
I : Excusez-moi, ça l’arrange, le gouvernement…
GD : Vous savez dans une démocratie, les responsables politiques font
attention à l’intérêt de l’ensemble de la population. Le ministre qui
fera revenir en Belgique quelqu’un qui finira par s’y faire exploser,
vous imaginez la responsabilité qu’il prend ?
I :… oui… après, je pense que le destin c’est le destin, et s’il doit se
passer quelque chose, que ce soit via quelqu’un qui revient d’ici (les

1.  Prénom modifié

235
camps de détention kurdes) ou qui est déjà là-bas en Belgique, eh
bien ce qui doit arriver arrivera…
GD : Non, ce n’est pas le destin, notre responsabilité politique est
claire…
I : Je sais très bien… en réalité je pense qu’en Belgique vous avez
beaucoup moins de risques qu’en France parce que la position de la
France est beaucoup plus radicale par rapport à l’islam. En Belgique
il y a beaucoup plus de compréhension, quand je vois comment les
Belges réagissent par rapport aux attaques, ils ne répondent pas par
la haine comme en France. Par rapport aux caricatures par exemple,
j’ai vu aux informations qu’un professeur (de Molenbeek) avait
montré les caricatures en classe. Il a été exclu directement. Vous voyez
ce que je veux dire. Tandis qu’en France un professeur montre des
caricatures et on l’appuie en plus !
GD : Il a été décapité !!
I :… oui, c’est triste, mais, je veux dire… l’État français ne fait rien
pour apaiser les choses, à force de répondre au mal par le mal, c’est
un cercle vicieux et ça ne s’arrête jamais.
GD : La France ne répond pas au mal par le mal. Nous sommes
dans des pays de liberté d’expression. Chacun s’exprime librement.
On ne peut pas contraindre certains…
I : Vous trouvez que c’est la liberté d’expression ?
GD : Oui, c’est la liberté d’expression.
I : Je pense que personne n’a le droit de s’attaquer à aucune religion.
Que ce soit envers les chrétiens, les juifs ou les musulmans, je trouve
ça vraiment déplacé.
GD : Ça c’est votre point de vue, mais dans notre pays on peut parler
librement de tout ce qu’on veut. Certains se moquent du pape depuis

236
des décennies. On peut ne pas être d’accord, mais la règle c’est la liberté
d’expression. Et si l’on n’est pas d’accord, on s’adresse à la justice.
Un journaliste qui assiste à l’entretien interroge : Que pensez-
vous de Samuel Paty qui a montré ces caricatures pour un débat en
classe, justement sur la liberté d’expression ? Il a été identifié par au
moins un terroriste qui l’a assassiné en rue et qui lui a coupé la tête.
I : Je trouve ça vraiment choquant en fait. Une de mes amies dans
le camp était aussi très choquée. Elle m’a dit, si ça continue comme
ça on ne pourra jamais rentrer. Dans le camp, personne n’a fait la
fête, personne n’était content, personne n’était triste. On est loin de
tout ça en fait. Après, je comprends, c’est vraiment très triste, je ne
souhaite ça à personne vous voyez… mais qu’est-ce que vous vou-
lez que je vous dise… pourquoi aussi s’attaquer à quelqu’un de si
important pour nous (elle parle du prophète) ?
GD : Je comprends que cela vous choque, vous, personnellement.
Certains chrétiens sont choqués quand on se moque du pape et
certains juifs sont choqués quand on se moque…
I :… mais je suis aussi choquée quand on se moque du pape…
GD : Mais les chrétiens l’acceptent… parce qu’ils estiment que ça
fait partie des règles de nos sociétés, que c’est la liberté d’expression
et que chacun peut s’exprimer librement.
I : Personnellement je ne l’accepte pas, mais je n’irai pas décapiter
quelqu’un. Vous êtes libre de penser ce que vous voulez, je suis libre
de penser ce que je veux. Je n’irai pas vous tuer parce que vous pensez
différemment de moi. Pour moi l’islam c’est quelque chose de sacré.
Chaque religion est sacrée et je ne pense pas que le fait de se moquer
de telle ou telle religion va apporter du bien.
GD : Je respecte votre opinion, mais le problème c’est qu’on a le
sentiment que l’opinion inverse n’est pas respectée.

237
I : C’est-à-dire ?
GD : Certains estiment que ce n’est pas grave de se moquer des
religions. C’est leur liberté d’opinion. C’est leur droit. Ce droit doit
être respecté.
I : Si vous pensez que ce n’est pas grave de se moquer des religions,
c’est votre façon de penser, je n’irai pas vous condamner pour cela.
Vous pensez et vous exprimez ce que vous voulez.
Je ne tire pas de conclusions hâtives d’un entretien finalement
assez bref. Je remarque simplement l’évolution de la pensée de
cette femme encore largement radicalisée, entre le début de
notre conversation et la fin de l’entretien, face à l’affirmation de
la liberté d’expression comme valeur cardinale de nos sociétés.
Ne renonçons pas à être libres, à nous exprimer librement et à
faire preuve de pédagogie à cet égard.
Comme Samuel Paty.
Quelques jours après notre entretien, Inaya me fit transmettre
par WhatsApp le message suivant : « Dites à Monsieur Dallemagne
que ce fût un plaisir d’entendre sa façon de penser. Le temps nous
a manqué… »
Complément d’information ; l’enseignant belge dont parle
mon interlocutrice n’a pas été renvoyé, mais écarté provisoire-
ment le 30 octobre dernier. Sur base non pas d’une caricature
religieuse, mais pour le « caractère obscène montré à des enfants
du primaire » a confirmé la bourgmestre de la commune de
Molenbeek Catherine Moureaux (PS). Le professeur a depuis
été réintégré après avoir présenté ses excuses. La bourgmestre a
assuré « qu’on était sur une question de méthode pédagogique,
pas de liberté d’expression. La défense de la liberté d’expression
n’a pas de prix » – source AFP
Table des matières

Avant-propos /
L’injonction au silence et la haine par Élisabeth Badinter.......5

Introduction /
Au commencement par Florence Bergeaud-Blackler...............7

La banalisation du voile, ou la pénétration du logiciel


islamiste au sein du progressisme par Nadia Geerts...............13

Le décryptage de la décision de la Cour constitutionnelle


belge et les motions bruxelloises autour du voile
par Pascal Hubert................................................................ 25

La cancel culture à l’œuvre à Bruxelles – Cet islamisme


qu’on ne veut pas voir par Florence Bergeaud-Blackler.........59

Les habits neufs de l’anti-universalisme par Karan Mersch.....99

La censure du débat sur le voile en Belgique francophone :


l’affaire du « balek-gate » par Marcel Sel.............................133

Je ne veux plus me taire par Fadila Maaroufi........................ 171

La trahison des progressistes par Céline Pina......................189

Islam politique, censure et fragmentation de la société en


Belgique francophone par Georges Dallemagne..................219

239

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