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Savitri en français

Traduction de Savitri, le chef-d'oeuvre poétique de Sri Aurobindo, afin de faciliter l'accès au


texte original pour les lecteurs francophones


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LIVRE I, Chant 5 – Le yoga du roi : Le yoga de la


liberté et de la grandeur de l’Esprit


auroreflets 
Inde, Poésie, Savitri, Spiritualité, Sri Aurobindo 
16 mai 201829 mai
2018 23 Minutes
 

Livre I – Le livre des commencements

Chant 5 – Le yoga du roi : Le yoga de la liberté et de la grandeur de


l’Esprit

Il eut d’abord cette connaissance détenue par des hommes nés dans le temps.

Admis à travers un rideau de mental brillant

Qui pend entre notre pensée et la vision absolue,

Il trouva la caverne occulte, la porte mystique

Près du puits de vision dans l’âme,                                                                                         5

Et entra là où couvent les Ailes de Gloire,

Dans l’espace silencieux où tout est connu à jamais.

Indifférent au doute et à la croyance,

Avide du choc unique de la réalité nue,


Il trancha la corde du mental qui attache le cœur de la terre                                         10

Et rejeta le joug de la loi de la Matière.

Les règles du corps ne liaient pas les pouvoirs de l’esprit :

Lorsque la vie eut cessé ses battements, la mort n’intervint pas;

Il osa vivre alors que le souffle et la pensée étaient immobiles.

Ainsi a-t-il pu pénétrer dans cet endroit magique                                                             15

Que peu ne peuvent même qu’entrevoir d’un coup d’œil hâtif,

Dégagés un instant des travaux laborieux du mental

Et de la pauvreté de la vision terrestre de la Nature.

Tout ce que les Dieux ont appris est là connu de soi-même.

Là, dans une secrète chambre fermée et muette,                                                              20

Sont gardées les archives du scribe cosmique,

Là aussi, les tables de la Loi sacrée,

Il y a la page index du Livre de l’Être,

Le texte et le glossaire de la vérité du Veda

Sont là; les rythmes et les cadences des étoiles,                                                                25

Significatifs des mouvements de notre destin :

Les pouvoirs symboliques du nombre et de la forme,

Le code secret de l’histoire du monde

Et la correspondance de la Nature avec l’âme

Sont écrits dans le cœur mystique de la Vie.                                                                      30

Dans l’éclat de la chambre des souvenirs de l’esprit

Il put retrouver les notes en marge lumineuses,

Pointillant de lumière le manuscrit ambigu gribouillé,

Sauver le préambule et la clause d’avenant

De l’Accord obscur par lequel est régi tout                                                                         35

Ce qui s’élève du sommeil de la Nature matérielle

Pour revêtir l’Éternel de formes nouvelles.

Il pouvait relire maintenant et interpréter à nouveau


Ses étranges lettres symboliques, ses signes éparpillés abstrus,

Résoudre son oracle et son paradoxe,                                                                                  40

Ses expressions énigmatiques et ses termes aux yeux voilés,

Le profond oxymoron de ses répliques de vérité,

Et reconnaitre comme une juste nécessité

Ses dures conditions pour le travail considérable, –

L’impossible labeur herculéen de la Nature                                                                       45

Que seulement son savoir-faire de sage et de sorcier pouvait mettre en œuvre,

Sa loi de l’opposition des dieux,

Sa liste de contraires inséparables.

La grande Mère muette dans sa transe cosmique,

Exploitant pour la joie et la douleur de la création                                                           50

La sanction de l’Infinité à la naissance de la forme,

Accepte d’exécuter de façon indomptable

La volonté de connaitre dans un monde inconscient,

La volonté de vivre sous un règne de mort,

La soif de ravissement dans un cœur de chair,                                                                 55

Et résout à travers l’apparition d’une âme

Par une naissance miraculeuse dans le protoplasme et le gaz

Le mystère du pacte de Dieu avec la Nuit.

Une fois de plus se faisait entendre dans le Mental cosmique immobile

La promesse de l’Éternel à sa Force au dur labeur,                                                          60

Amenant la passion du monde à commencer,

Le cri de la naissance dans la condition mortelle

Et le vers d’ouverture de la tragédie du Temps.

Hors des profondeurs, le secret enseveli du monde apparut;

Il lut l’oukase originel tenu caché                                                                                         65

Dans les archives sous clef de la crypte de l’esprit,

Il vit la signature et le sceau ardent


De la Sagesse sur le travail sous cape de l’obscur Pouvoir

Qui construit dans l’Ignorance les marches de la Lumière.

Une déité qui dort ouvrit des yeux immortels :                                                                 70

Il vit la pensée non circonscrite dans des formes sans âme,

Connut la Matière enceinte d’un sens spirituel,

Vit le Mental oser l’étude de l’Inconnaissable,

La Vie, sa gestation de l’Enfant d’Or.

Dans la lumière inondant la vacuité laissée en blanc de la pensée,                              75

Interprétant l’univers par des signes de l’âme,

Il lut de l’intérieur le texte du dehors :

L’énigme devint évidente et perdit son piège obscur.

Un plus large éclat éclairait la page grandiose.

Un dessein se mêlait aux caprices du Temps,                                                                    80

Une signification croisait le pas trébuchant du Hasard

Et le Destin révélait un enchainement de Volonté qui voit;

Une ampleur consciente remplissait le vieil Espace muet.

Dans le Vide il vit sur un trône l’Omniscience suprême.

Alors, une Volonté, un espoir immense saisirent son cœur,                                    85

Et pour discerner la forme du surhomme

Il leva les yeux vers des sommets spirituels invisibles,

Aspirant à faire descendre un monde plus grand.

La gloire qu’il avait entrevue devait être sa demeure.

Un soleil plus brillant et plus céleste devait bientôt illuminer                                       90

Cette chambre crépusculaire au sombre escalier intérieur,

L’âme enfant dans sa petite école maternelle

Parmi des objets destinés à une leçon difficilement apprise

Devait dépasser sa grammaire primitive de l’intellect

Et son imitation de l’art de la Nature-de-la-Terre,                                                            95


Changer son dialecte terrestre en un langage de Dieu,

En des symboles vivants étudier la Réalité

Et apprendre la logique de l’Infini.

L’Idéal devait être la vérité commune de la Nature,

Le corps, être éclairé par le Dieu qui l’habite,                                                                 100

Le cœur et le mental, se sentir un avec tout ce qui est,

Une âme consciente, vivre dans un monde conscient.

Comme à travers une brume une cime souveraine est visible,

La grandeur de l’Esprit éternel apparut,

Exilé dans un univers fragmenté                                                                                       105

Parmi des semi-apparences de choses plus divines.

Celles-ci ne pouvaient plus servir maintenant sa tendance royale;

La fierté de l’Immortel refusa le tragique destin de vivre

En avare du maigre marché conclu

Entre notre petitesse et nos espoirs bornés                                                                      110

Et les Infinitudes compatissantes.

Sa hauteur repoussa la basse condition de la terre :

Une largeur insatisfaite de son cadre

Se retira du pauvre assentiment aux termes de la Nature,

Rejeta le contrat rigoureux et le bail raccourci.                                                              115

Ici, seulement des commencements sont accomplis;

La Matière de notre base semble seule complète,

Une machine absolue sans une âme.

Ou tout semble un mauvais ajustement de moitiés d’idées

Ou nous attachons telle une selle le vice de la forme terrestre                                     120

À un aperçu empressé et imparfait des choses du ciel,

Des suppositions et des parodies de types célestes.

Ici, le chaos s’arrange en un monde,

Une brève formation à la dérive dans le vide :


Des semblants de connaissance, des arcs inachevés de pouvoir,                                 125

Des flamboiements de beauté dans les formes terrestres,

Des reflets brisés de l’unité de l’amour

Baignent, miroitements fragmentés d’un soleil flottant.

Un assemblage bondé de vies frustes provisoires

Compose les pièces d’un tout en mosaïque.                                                                     130

Il n’y a pas de réponse parfaite à nos espoirs;

Il y a des portes aveugles sans voix qui n’ont pas de clef;

La pensée monte en vain et apporte une lumière empruntée,

Bernés par des contrefaçons qui nous sont vendues au marché de la vie,

Nos cœurs s’agrippent à une félicité céleste perdue.                                                      135

Il y a de la provende pour la satiété du mental,

Il y a les frissons de la chair, mais non le désir de l’âme.

Même le plus grand ravissement que le Temps ici peut donner

Est une imitation de béatitudes non étreintes,

Une statue mutilée de l’extase,                                                                                           140

Un bonheur blessé qui ne peut vivre,

Une brève félicité du mental ou des sens

Lancée par la Puissance cosmique à son esclave corporel,

Ou un simulacre de délice imposé

Dans les sérails de l’Ignorance.                                                                                           145

Car tout ce que nous avons acquis bientôt perd sa valeur,

Un vieux crédit dévalué dans la banque du Temps,

Le chèque de l’imperfection tiré sur l’Inconscient.

Une inconséquence poursuit chacun des efforts accomplis,

Et le chaos attend auprès de tout cosmos formé :                                                           150

Dans chaque succès se cache la semence d’un échec.

Il vit le doute inhérent ici à toutes choses,

L’incertitude de la fière pensée sure d’elle-même de l’homme,


L’impermanence des accomplissements de sa force.

Un être pensant dans un monde non pensant,                                                                 155

Une ile dans la mer de l’Inconnu,

Il est une petitesse essayant d’être grande,

Un animal avec quelques instincts d’un dieu,

Sa vie, une histoire trop ordinaire pour être racontée,

Ses actes, un nombre qui se chiffre à zéro,                                                                      160

Sa conscience, une torche allumée pour être éteinte,

Son espoir, une étoile au-dessus d’un berceau et d’une tombe.

Et pourtant, une destinée plus grande peut être la sienne,

Car l’Esprit éternel est sa vérité.

Il peut se recréer lui-même et tout ce qui l’entoure                                                        165

Et façonner à nouveau le monde dans lequel il vit :

Lui, ignorant, est le Connaisseur au-delà du Temps,

Il est le Moi au-dessus de la Nature, au-dessus du Destin.

Son âme se retira de tout ce qu’il avait fait.

Interrompu était le vacarme futile du labeur humain,                                                  170

Délaissé, tournait le cercle des jours;

Dans le lointain sombrait le bruit de pas bondé de la vie.

Le Silence était le seul compagnon qui lui restait.

Impassible il vivait à l’abri des espoirs terrestres,

Une silhouette dans le sanctuaire du Témoin ineffable,                                               175

Arpentant la vaste cathédrale de ses pensées

Sous des arcs se confondant avec l’infinité

Et le déploiement vers le ciel d’ailes invisibles qui couvent.

Un appel lui était fait de sommets intangibles;

Indifférent au petit Mental d’avant-poste,                                                                        180

Il habitait dans l’ampleur du règne de l’Éternel.


Son être excédait maintenant l’Espace concevable,

Sa pensée sans bornes était voisine de la vision cosmique :

Une lumière universelle était dans ses yeux,

Un flot doré coulait à travers son cœur et son cerveau;                                                 185

Une Force descendit dans ses membres mortels,

Un courant issu d’océans éternels de Félicité;

Il sentit l’invasion et la joie sans nom.

Conscient de son occulte Source omnipotente,

Attiré par l’Extase omnisciente,                                                                                         190

Un centre vivant de l’Illimitable

Élargi pour égaler la circonférence du monde,

Il se tourna vers son destin spirituel immense.

Abandonnés sur une toile d’air déchiré,

Une image perdue dans des traits lointains et pâlissants,                                             195

Les sommets de la nature terrestre sombraient sous ses pieds :

Il grimpa pour rencontrer l’infini plus en hauteur.

Le silence océanique de l’Immobile le vit passer,

Une flèche bondissant à travers l’éternité,

Décochée subitement de l’arc tendu du Temps,                                                              200

Un rayon retournant à son soleil d’origine.

S’opposant à cette gloire d’évasion,

Le noir Inconscient balança sa queue de dragon

Fouettant un somnolent Infini par sa force

Jusque dans les profondes obscurités de la forme :                                                        205

La Mort s’étendait sous lui telle une porte de sommeil.

Focalisé tout entier sur le Délice immaculé,

En quête de Dieu comme d’une proie splendide,

Il s’éleva embrasé comme un cône de feu.

À quelques-uns est donnée cette rare libération divine.                                                210


Un parmi plusieurs milliers jamais touchés,

Absorbés par le dessein du monde extérieur,

Est choisi par un Œil témoin secret

Et conduit par une main de Lumière qui pointe

À travers les immensités non cartographiées de son âme.                                            215

Un pèlerin de la Vérité éternelle,

Nos mesures ne peuvent contenir son mental sans mesure;

Il s’est détourné des voix du domaine étroit

Et a laissé le petit chemin du Temps humain.

Dans les enceintes silencieuses d’un plus vaste plan                                                      220

Il parcourt les vestibules de l’Invisible

Ou écoute en suivant un Guide incorporel

Un cri solitaire dans la vacuité sans bornes.

Tout le profond murmure cosmique se taisant,

Il vit dans le silence avant que naisse le monde,                                                             225

Son âme dénudée devant l’Un intemporel.

Loin de la contrainte des choses créées,

La pensée et ses idoles ombragées disparaissent,

Les moules de la forme et de la personne sont défaits.

L’Immensité ineffable le reconnait comme sien.                                                            230

Un précurseur solitaire de la terre tournée vers Dieu,

Parmi les symboles de choses encore non façonnées,

Surveillé par des yeux clos, des visages muets des Immortels,

Il voyage à la rencontre de l’Incommunicable,

Entendant l’écho de ses pas uniques                                                                                  235

Dans les cours éternelles de la Solitude.

Une Merveille sans nom remplit les heures immobiles.

Son esprit se confond avec le cœur de l’éternité

Et supporte le silence de l’Infini.


 

Dans une retraite divine loin de la pensée des mortels,                                           240

Dans un geste prodigieux de vision de l’âme,

Son être se dressa telle une tour en des hauteurs sans chemin tracé,

Dépouillé de son vêtement d’humanité.

Alors qu’ainsi il s’élevait, pour le rencontrer nu et pur

Une forte Descente se fit d’un bond. Une Puissance, une Flamme,                              245

Une Beauté à demi visible avec des yeux immortels,

Une violente Extase, une terrible Douceur,

L’enveloppa avec ses membres prodigieux

Et pénétra nerf, cœur et cerveau

Qui vibrèrent et s’évanouirent sous l’épiphanie :                                                           250

Sa nature frissonna dans l’étreinte de l’Inconnu.

Dans un moment plus court que la Mort, plus long que le Temps,

Par un Pouvoir plus impitoyable que l’Amour, plus heureux que le Ciel,

Prise souverainement dans des bras éternels,

Halée et contrainte par une pure volonté absolue,                                                         255

Dans un circuit tourbillonnant de délice et de force

Précipitée en des profondeurs inimaginables,

Soulevée vers des hauteurs incommensurables,

Elle fut arrachée de sa condition mortelle

Et subit un changement nouveau et sans limites.                                                           260

Un Omniscient qui connait sans la vue ni la pensée,

Une Omnipotence indéchiffrable,

Une Forme mystique qui pouvait contenir les mondes

Et pourtant faire d’une seule poitrine humaine son sanctuaire passionné,

L’emporta hors de ses solitudes qui cherchent                                                                265

Dans les magnitudes de l’embrassement de Dieu.

Comme lorsqu’un Œil intemporel annule les heures,


Abolissant l’agent et l’acte,

Ainsi maintenant son esprit brillait, vaste, vierge, pur :

Son mental éveillé devint une ardoise vide                                                                      270

Sur laquelle l’Universel et Unique pouvait écrire.

Tout ce qui étouffe notre conscience déchue

Lui était retiré comme un fardeau oublié :

Un feu qui semblait le corps d’un dieu

Consuma les formes limitatives du passé                                                                         275

Et fit une large place pour y loger un nouveau moi.

Le contact de l’Éternité brisa les moules des sens.

Une Force plus grande que celle de la terre soutenait ses membres,

D’immenses travaux dénudèrent ses enveloppes inexplorées,

D’étranges énergies œuvrèrent et des mains fantastiques voilées                               280

Déroulèrent la triple corde du mental et libérèrent

L’ampleur céleste d’un regard de Divinité.

Ainsi qu’à travers une robe se voit la silhouette de la personne,

Parvenaient à travers les formes jusqu’à l’absolu caché

Une sensation cosmique et une vision transcendante.                                                  285

Accrus et haussés étaient les instruments.

L’Illusion perdit sa lentille grossissante;

Comme les mesures tombèrent de sa main qui faiblit,

Atomiques paraissaient les choses qui se profilaient si grandes.

Le petit cercle de l’égo ne pouvait plus se refermer;                                                      290

Dans les espaces énormes du moi,

Le corps semblait ne plus être maintenant qu’une coquille errante,

Son mental, la cour extérieure aux fresques multiples

D’un Habitant impérissable :

Son esprit respirait un air surhumain.                                                                              295

La déité emprisonnée écarta sa clôture magique.


Comme avec un bruit de tonnerre et d’océans,

De vastes barrières se fracassèrent autour de l’énorme évasion.

Immuablement contemporaines du monde,

Cercle et fin de tout espoir et labeur                                                                                  300

Inexorablement tracés autour de la pensée et de l’acte,

Les périphéries fixes immuables

S’effacèrent sous le pas de l’Incarné.

Le voile terrible et la crypte sans fond

Entre lesquels la vie et la pensée à jamais se déplacent,                                                305

Encore empêchées de traverser les bornes sombres redoutables,

Les obscurités gardiennes muettes et terrifiantes,

Ayant pouvoir de circonscrire l’esprit dépourvu d’ailes

Dans les limites du Mental et de l’Ignorance,

Ne protégeant plus une éternité duelle,                                                                            310

Disparurent, mettant fin à leur rôle énorme :

Jadis figure de la vaine ellipse de la création,

Le zéro en expansion perdit sa courbe géante.

Les anciens vétos inflexibles ne tenaient plus :

Vaincue était la règle désuète de la terre et de la Nature;                                             315

Les anneaux de python de la Loi restrictive

Ne pouvaient retenir le Dieu rapidement surgi :

Abolis étaient les scénarios de la destinée.

Il n’y avait plus de petite créature pourchassée par la mort,

Plus de fragile forme d’être à préserver                                                                           320

D’une Immensité avalant tout.

Les grands battements de marteau d’un cœur-du-monde confiné

Ouvrirent violemment les digues étroites qui nous protègent

Contre les forces de l’univers.

L’âme et le cosmos se firent face en pouvoirs égaux.                                                     325


Un être sans limites dans un Temps sans mesure

Envahit la Nature avec l’infini;

Il vit sans tracé, sans mur, son champ d’action titanesque.

Tout était découvert à son œil non scellé.

Une Nature secrète dépouillée de sa défense,                                                                  330

Jadis formidable dans un demi-jour redouté,

Surprise dans sa puissante intimité,

S’étendait nue devant la splendeur brulante de sa volonté.

Dans des chambres ombragées éclairées par un étrange soleil

Et s’ouvrant difficilement à des clefs mystiques cachées,                                              335

Ses périlleux arcanes et ses Pouvoirs sous cape

Confessaient la venue d’un Mental devenu maitre

Et supportaient la contrainte d’un regard né du temps.

Imprévisibles dans leurs manières de sorcier,

Instantanées et invincibles dans l’acte,                                                                             340

Ses forces secrètes, naturelles à des mondes plus grands

Soulevés au-dessus de notre portée limitée indigente,

Le privilège occulte de demi-dieux

Et le sûr modèle agissant de ses signes sibyllins,

Ses diagrammes de force géométrique,                                                                            345

Ses puissances de conception chargée de merveille

Sollicitaient un emploi par un pouvoir nourri par la terre.

Le mécanisme rapide d’une Nature consciente

Arma d’une splendeur latente de miracle

La passion de prophète d’un Mental visionnaire                                                           350

Et la nudité d’éclair d’une libre force d’âme.

Tout jadis tenu pour impossible pouvait maintenant devenir

Une composante naturelle de la possibilité,


Un nouveau domaine de normalité suprême.

Un occultiste tout-puissant érige dans l’Espace                                                               355

Ce monde extérieur apparent qui dupe les sens;

Il tisse ses fils de conscience cachés,

Il bâtit des corps pour son énergie sans forme;

Hors de l’Immensité informe et vide, il a tiré

Sa sorcellerie d’images solides,                                                                                           360

Sa magie du nombre et du concept formateurs,

Les liens irrationnels fixes que personne ne peut annuler,

Ce réseau enchevêtré de lois invisibles;

Ses règles infaillibles, ses processus voilés,

Exécutent infailliblement une inexplicable                                                                      365

Création où notre erreur découpe des cadres sans vie

De connaissance pour une ignorance vivante.

Dans ses humeurs de mystère divorcées des lois du Créateur,

Avec une semblable souveraineté, elle [la Nature] aussi crée son domaine,

Sa volonté façonnant les vastitudes indéterminées,                                                       370

Faisant un fini de l’infinité;

Elle aussi peut faire un ordre de son caprice,

Comme si sa sublimité impétueuse pariait de surpasser

Les secrets cosmiques du Créateur voilé.

Les pas rapides de sa fantaisie,                                                                                           375

Dans les traces desquels s’élèvent des merveilles telles des fleurs,

Sont plus surs que la raison, plus habiles que l’invention

Et plus rapides que les ailes de l’Imagination.

Elle refaçonne tout par la pensée et le mot,

Contraint toute substance par sa baguette du Mental.                                                   380

Le Mental est une divinité médiatrice :

Ses pouvoirs peuvent défaire tout travail de la Nature :


Le Mental peut suspendre ou changer les lois concrètes de la terre.

Affranchi du sceau assoupissant de l’habitude terrestre,

Il peut briser la poigne de plomb de la Matière;                                                             385

Indifférent au regard fixe plein de colère de la Mort,

Il peut immortaliser le travail d’un moment :

Une simple ordonnance de sa force pensante,

La pression accidentelle de son léger assentiment

Peut libérer l’Énergie muette et enfermée                                                                      390

Dans ses chambres de transe mystérieuse :

Il fait du sommeil du corps une arme puissante,

Tient immobiles le souffle, les battements du cœur,

Pendant que l’invisible est trouvé, l’impossible accompli,

Communique sans moyen la pensée non prononcée;                                                    395

Il provoque les évènements par sa seule volonté silencieuse,

Agit à distance sans les mains ou les pieds.

Cette Ignorance géante, cette Vie naine,

Il peut les illuminer d’une vision de prophète,

Invoquer le ravissement bachique, l’aiguillon de la Furie,                                           400

Dans notre corps éveiller le démon ou le dieu,

Y appeler l’Omniscient et l’Omnipotent,

Tirer de son sommeil une Toute-puissance intérieure oubliée.

Sur son propre plan un brillant empereur,

Même dans ce royaume rigide, le Mental peut être roi :                                               405

La logique de son Idée de demi-dieu

Apporte dans le saut d’un moment transitoire

Des surprises de création jamais exécutées

Même par l’étrange habileté inconsciente de la Matière.

Tout est miracle ici et par miracle peut changer.                                                            410

Tel est l’avantage de puissance de cette Nature secrète.


Sur la marge de grands plans immatériels,

Dans des royaumes d’une gloire de force sans entrave,

Où le Mental est maitre de la vie et de la forme

Et l’âme réalise ses pensées par son propre pouvoir,                                                      415

Elle médite sur des mots puissants et regarde

Les liens invisibles qui joignent les sphères détachées.

De là, à l’initié qui observe ses lois,

Elle apporte la lumière de ses royaumes mystérieux :

Ici où il se tient, ses pieds sur un monde prosterné,                                                        420

Son mental n’étant plus coulé dans la moule de la Matière,

Par-delà leurs frontières en jaillissements d’une force splendide

Elle transmet leurs procédés magiques

Et les formules de leur langage prodigieux,

Jusqu’à ce que le ciel et l’enfer deviennent pourvoyeurs de la terre                           425

Et l’univers l’esclave de la volonté humaine.

Une médiatrice auprès de dieux voilés et sans nom

Dont la volonté étrangère affecte notre vie humaine,

Imitant les méthodes du Magicien du Monde,

Pour son libre arbitre qui se lie lui-même, elle invente ses sillons                              430

Et simule pour des caprices de la magie une cause obligatoire.

De tous les mondes elle fait les partenaires de ses actes,

Des complices de sa violence puissante,

Ses bonds audacieux dans l’impossible :

De toutes sources elle a pris ses moyens astucieux,                                                       435

Elle tire du mariage d’amour libre unissant les plans

Des éléments pour le tour de force de sa création :

Une trame de merveille de connaissance incalculable,

Un compendium d’exploits de l’invention divine,

Elle les a combinés pour rendre vrai l’irréel                                                                   440


Ou libérer une réalité réprimée :

Dans son pays merveilleux non enclos de Circé,

Pêlemêle elle garde en troupeau ses puissances occultes;

Ses mnémotechniques du savoir-faire de l’Infini,

Les jets du caprice du subliminal voilé,                                                                            445

Les citations du grimoire de l’Inconscience,

La liberté d’une Vérité souveraine sans loi,

Les pensées qui sont nées dans le monde des immortels,

Les oracles qui s’échappent de l’arrière du lieu saint,

Les avertissements par la voix intérieure de l’esprit,                                                    450

Les coups d’œil et bonds d’éclair de prophétie,

Les annonces à l’oreille intérieure,

Les interventions soudaines, décisives et absolues

Et les actes inexplicables du Supraconscient,

Tout cela a tissé l’équilibre de sa toile de miracles                                                        455

Et la technique étrange de son art prodigieux.

Ce royaume bizarre fut confié à sa charge.

Comme celle qui aime d’autant plus celui qui tient tête,

Ses grandes possessions, son pouvoir et son amour,

Elle les donna, contrainte, avec une joie réticente;                                                         460

Elle se donna elle-même pour l’extase et pour l’usage.

Affranchie d’aberrations en des voies profondes,

Elle retrouva les fins pour lesquelles elle était faite :

Elle tourna contre le mal qu’elle avait aidé

Les engins de sa colère, ses invisibles moyens de tuer;                                                  465

Ses humeurs dangereuses et sa force arbitraire,

Elle les soumit au service de l’âme

Et au contrôle d’une volonté spirituelle.

Un plus grand despote apprivoisa son despotisme.


Assaillie, surprise dans la forteresse de son moi,                                                            470

Conquise par son propre roi inattendu,

Accomplie et rachetée par sa servitude,

Elle céda dans une extase vaincue,

Sa sagesse hermétique voilée lui ayant été prise de force,

Des fragments du mystère de l’omnipotence.                                                                 475

Une frontière souveraine, telle est la Force occulte.

Sur le seuil, une gardienne de l’Au-delà de la scène terrestre,

Elle a canalisé les débordements des Dieux

Et découpé à travers des panoramas de vision intuitive

Une longue route de découvertes chatoyantes.                                                               480

Les mondes d’un Inconnu merveilleux étaient proches;

Derrière elle une Présence ineffable se tenait :

Son règne reçut leurs influences mystiques,

Leurs forces de lion étaient tapies sous ses pieds;

Le futur dort inconnu derrière leurs portes.                                                                    485

Des abimes infernaux étaient béants autour des pas de l’âme

Et des cimes divines réclamaient sa vision ascendante :

Une escalade et une aventure sans fin de l’Idée

Là inlassablement tentaient le mental explorateur

Et des voix innombrables visitaient l’oreille charmée;                                                  490

Un million de formes passaient et n’étaient plus jamais vues.

C’était une devanture de la maison aux mille facettes de Dieu,

Commencements de l’Invisible à demi voilé.

Un porche magique d’entrée luisant faiblement

Vacillait dans une pénombre de Lumière voilée,                                                            495

Une cour de la circulation mystique des mondes,

Un balcon et une façade miraculeuse.


Au-dessus d’elle s’illuminaient de hautes immensités;

Tout l’inconnu regardait depuis l’infini :

Il logeait sur une lisière de Temps sans heure,                                                                500

Observant à partir de quelque Maintenant éternel,

Ses ombres étincelantes par la naissance des dieux,

Ses corps signalant l’Incorporel,

Ses fronts au rayonnement de la « Sur-âme »,

Ses formes projetées hors de l’Inconnaissable,                                                               505

Ses yeux rêvant de l’Ineffable,

Ses visages au regard fixe vers l’éternité.

La Vie en lui apprit ses arrières subconscients immenses;

Les petits frontispices s’ouvrirent sur des Vastitudes invisibles :

Ses gouffres se tenaient nus, ses lointaines transcendances                                          510

S’embrasaient dans des transparences de lumière bondée.

Ici fut découvert un ordre géant

Dont la houppe et la frange allongée

Sont l’étoffe peu abondante de nos vies matérielles.

Cet univers manifeste, dont les formes cachent                                                              515

Les secrets fondus dans une lumière supraconsciente,

Écrivit clairement les lettres de son code flamboyant :

Une carte de signes subtils surpassant la pensée

Était suspendue sur un mur de mental intérieur.

Illuminant les images concrètes du monde                                                                     520

En symboles significatifs par sa glose,

Il offrait à l’exégète intuitif

Son reflet du Mystère éternel.

Montant et descendant entre les pôles de la vie,

Les royaumes successifs de la Loi graduée                                                                     525


Plongeaient de l’Éternel dans le Temps,

Puis, contents de la splendeur d’un mental innombrable,

Riches de l’aventure et de la joie de la vie

Et remplis de la beauté des formes et des teintes de la Matière,

Regrimpaient du Temps jusqu’au Moi immortel,                                                           530

Sur une échelle dorée portant l’âme,

Liant par des fils de diamant les extrêmes de l’Esprit.

Dans cette chute de conscience en conscience,

Chacun s’appuyait sur le pouvoir de l’Inconscient occulte,

La fontaine de son Ignorance nécessaire,                                                                         535

Maitre maçon des limites par lesquelles il vit.

Dans cette ascension de conscience en conscience,

Chacun soulevait des faites vers Cela dont il venait,

Origine de tout ce qu’il avait un jour été

Et demeure de tout ce qu’il pourrait encore devenir.                                                     540

Gamme d’orgues des actes de l’Éternel,

Montant à leur sommet dans un Calme sans fin,

Pas du Merveilleux aux visages multiples,

Stades prédestinés du Chemin en évolution,

Mesures de la stature de l’âme qui grandit,                                                                      545

Ils interprétaient l’existence à elle-même

Et, médiateurs entre les hauteurs et les profondeurs,

Unissaient les contraires mariés couverts d’un voile

Et reliaient la création à l’Ineffable.

Un dernier monde élevé parut, où tous les mondes se rencontrent;                           550

Dans sa lueur au sommet, où la Nuit n’existe pas ni le Sommeil,

Commençait la lumière de la Trinité suprême.

Là, tout révélait ce qu’il cherche ici.

Il libéra le fini dans l’illimité


Et s’éleva dans ses propres éternités.                                                                                555

L’Inconscient trouva son cœur de conscience,

L’idée et la sensation tâtonnant dans l’Ignorance

Enfin étreignaient passionnément le corps de la Vérité,

La musique née dans les silences de la Matière

Tira nu hors de la profondeur sans fond de l’Ineffable                                                 560

Le sens qu’elle avait contenu mais ne pouvait exprimer;

Le rythme parfait qui n’est maintenant que parfois rêvé

Apportait une réponse au besoin pressant de la terre déchirée,

Perçant la nuit qui avait caché l’Inconnu,

Lui donnant son âme perdue et oubliée.                                                                          565

Une solution grandiose terminait la longue impasse

Dans laquelle finissent les apogées de l’effort des mortels.

Une Sagesse réconciliatrice regardait la vie;

Elle prenait les tons atténués en conflit du mental,

Elle prenait le refrain confus des espoirs de l’homme                                                   570

Et en faisait un doux et heureux appel;

Elle extrayait d’un espace souterrain de douleur

Le murmure inarticulé de nos vies

Et trouvait pour lui un sens illimitable.

Une puissante unité, son thème perpétuel,                                                                      575

Elle saisissait, à peine perceptibles, les paroles éparses de l’âme,

Difficilement lues entre nos lignes de pensée rigide

Ou, dans cette somnolence et ce coma sur la poitrine de la Matière,

Entendues comme des marmottements incohérents dans le sommeil;

Elle groupait les liens dorés qu’elles avaient perdus                                                      580

Et leur montrait leur unité divine,

Sauvant de l’erreur du moi divisé

Le profond cri spirituel dans tout ce qui est.


Tous les grands Mots qui s’efforçaient d’exprimer l’Unique

Étaient soulevés dans un absolu de lumière,                                                                   585

Un feu de Révélation allumé à jamais

Et l’immortalité de la Voix éternelle.

Il n’y avait plus de querelle de la vérité avec la vérité;

Le chapitre sans fin de leurs différences,

Raconté à nouveau dans la lumière par un Scribe omniscient,                                    590

Voyageait à travers la différence en direction de l’unité,

La recherche sinueuse du Mental perdit toute nuance de doute,

Conduite à sa fin par une élocution voyant tout

Qui revêtait la pensée initiale et originelle

Avec le caractère final d’une phrase ultime :                                                                  595

Unis étaient le mode et le temps créatifs du Temps

Au style et à la syntaxe de l’Identité.

Un péan s’enfla, venant des profondeurs méditatives perdues;

Un motet éclata vers les extases triples dans leur unité,

Un cri des moments à la félicité de l’Immortel.                                                               600

Ainsi que les strophes d’une ode cosmique,

Une hiérarchie d’harmonies ascendantes

Peuplée de voix et de visages

Aspirait en un crescendo des Dieux,

Des abimes de la Matière aux cimes de l’Esprit.                                                              605

Au-dessus, étaient les sièges invariables de l’Immortel,

Des chambres blanches de badinage avec l’éternité

Et les portes prodigieuses du Seul.

À travers le déploiement des mers du moi

Apparurent les pays immortels de l’Un.                                                                           610

Une Conscience aux multiples miracles déroulait,

But et processus vastes et normes libres d’entraves,


De grandes routes familières d’une Nature plus large.

Affranchis du filet des sens terrestres,

De calmes continents de puissance furent entrevus;                                                     615

Des patries de beauté fermées aux yeux humains,

D’abord à demi visibles à travers les paupières brillantes de l’émerveillement,

Surprirent la vision avec félicité;

Des étendues ensoleillées de connaissance, des étendues de délice sous la lune

S’étiraient dans une extase d’immensités                                                                         620

Au-delà de notre portée corporelle indigente.

Là, il pouvait entrer, là, quelque temps demeurer.

Un voyageur sur des routes inexplorées

Affrontant l’invisible danger de l’Inconnu,

S’aventurant à travers d’énormes royaumes,                                                                  625

Il fit irruption dans un autre Espace et un autre Temps.

Fin du Chant cinquième

Fin du Livre Un

Marqué:
Français,
Savitri,
Sri Aurobindo,
Traduction

Publié par auroreflets

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