Vous êtes sur la page 1sur 7

LA RÉPUBLIQUE ET

LE ROI CACHÉ
› Sébastien Lapaque

« Je répète : il est impossible de se débarrasser de son passé. Il est


nécessaire d’accepter son passé. Cela signifie que de cette nécessité
indéniable, il faut faire une vertu. La vertu en question est la fidélité, la
loyauté, la piété au vieux sens latin du mot pietas. »
Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs (1).

A u cœur de l’été 2015, Emmanuel Macron, ministre


de l’Économie et des Finances du gouvernement
socialiste de Manuel Valls, a déconcerté le specta-
teur en évoquant la figure du roi, à la fois comme
présence et comme absence, dans le cadre d’un
long entretien sur la vie politique française contemporaine accordée à
l’hebdomadaire le 1. Verbatim :

« La démocratie comporte toujours une forme d’incom-


plétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans
le processus démocratique et dans son fonctionnement
un absent. Dans la politique française, cet absent est
la figure du roi, dont je pense fondamentalement que
le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a
creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif, le roi
n’est plus là ! (2) »

OCTOBRE 2016 39
dossier monarchie

Cette déclaration a été largement reprise. Mais elle était tellement


décalée et inattendue qu’elle n’a suscité aucun commentaire appro-
fondi. Même pour démentir cette évidence que la seule lecture de
Tocqueville, qui l’a observé à propos de l’Amérique, permet pourtant
de comprendre : le risque pour une démocratie, qu’elle soit centra-
lisée ou fédérative, présidentielle ou parlementaire, c’est d’atteindre
le point fatal où elle ne se suffit plus à elle-même. Hélas, les guerres
et les crises majeures ne manquent pas pour que cela advienne. Il lui
manque alors un ciel étoilé. Pour révoquer
ce péril, et aux États-Unis d’Amérique, Sébastien lapaque, notice bio
› mail@mail.fr
elle adopte des formes monarchiques,
elle rappelle aux hommes leur divine ori-
gine… In God we trust… Des historiens
des institutions pourraient le démontrer
ici : à bien des égards, la démocratie en
Amérique est l’héritière de la monarchie
anglaise qui l’a précédée à l’époque des Treize colonies. Mais com-
ment les grandes têtes molles qui peuplent les médias et ceux qui se
sont hissés à la direction des partis auraient-ils pu renvoyer la balle à
Emmanuel Macron en soutenant le principe d’une immanence pure,
d’un exercice du pouvoir autofondé, sans passé ni lumière d’éternité ?
Ces individus ne croient pas à ce qu’ils croient. Ils n’ont même pas la
maîtrise du corpus théorique censé soutenir le système politique qu’ils
prétendent défendre.
Des « cancres savants », aurait rugi Georges Bernanos en songeant
à notre élite, dont la culture inutile ressemble au bois mort de l’arbre
sec. Voyez ces polytechniciens qui désindustrialisent, ces énarques qui
privatisent, ces normaliens qui s’embrouillent dans les références lit-
téraires. Relire tous les ans les Grands Cimetières sous la lune, le plus
antifasciste des livres royalistes, est un exercice de santé mentale dont
l’homme libre ne devrait jamais se passer : « J’admire les idiots culti-
vés, enflés de culture, dévorés par les livres comme par des poux, et qui
affirment, le petit doigt en l’air, qu’il ne se passe rien de nouveau, que
tout s’est vu. Qu’en savent-ils ? »
De droite et de gauche, les adversaires d’Emmanuel Macron

40 OCTOBRE 2016
titre de l’article

jurent que le ministre de l’Économie donne le change en faisant sem-


blant d’avoir lu tous les livres. Il ferait partie des nouveaux barbares,
amoureux du pouvoir, de la puissance et de l’argent, mais étrangers
à l’art et à la pensée. Ce n’est pas l’impression que procure la lecture
de sa réflexion publiée dans le 1. On sent que cet ancien élève de
Paul Ricœur a lu René Girard, Régis Debray, Jean-Pierre Dupuy et
Jean-Pierre Manent – peut-être même Pierre Legendre… Reprenant
une idée exprimée par le ministre dans la dernière partie de l’entre-
tien, l’éditeur l’a intitulé « L’imparfait du politique ». Cette nécessité
« d’accepter le geste imparfait » où s’élucide l’essence du politique, ce
consentement nécessaire à « l’imperfection du moment », voilà ce qui
fondait le royalisme d’un genre un peu particulier du philosophe et
écrivain Maurice Clavel. La « figure du roi » évoquée par Emmanuel
Macron nous rappelle que le pouvoir n’est pas une fin en soi. Contrai-
rement à ce que soutenait Machiavel, la question qui se pose – juive
et chrétienne à la fois – n’est pas « comment prendre le pouvoir et
le conserver ? » mais « comment parvenir au perfectionnement de la
loi ? ». C’est tout le mystère de la légitimité, le « secret du roi » que le
général de Gaulle a essayé de penser – en s’arrangeant pour vivre avec
les formes politiques de son temps.
Seul capable de nous soustraire au règne du n’importe qui, le roi, cet
« apaiseur », détenteur d’une légitimité appuyée sur le consentement
populaire, est au fondement des « mythes et mythologies » politique
dont Raoul Girardet a donné une typologie définitive. On notera que
l’historien qui a formé des générations d’étudiants en sciences poli-
tiques, et notamment Jean-Pierre Chevènement, a intimement lié
crise de légitimité et crise d’identité.

« On est en droit, semble-t-il, de parler de crise de légitimité


lorsque, aux questions posées à l’égard de l’exercice régu-
lier du pouvoir, les réponses cessent d’apparaître évidentes,
de s’imposer comme “pertinentes et péremptoires”. C’est
alors que le devoir de loyauté perd sa valeur d’exigence
première. Que, silencieusement ou violemment, se défont
ou se brisent les liens de la confiance ou de l’adhésion.

OCTOBRE 2016 41
dossier monarchie

[...] Le pouvoir, les principes sur lesquels il repose, les pra-


tiques qu’il met en œuvre, les hommes qu’ils exercent et
qui l’incarnent, sont désormais ressentis comme “autres”,
font figure d’ennemis ou d’étrangers… Et telle est bien
la situation de vacuité que la France présente l’originalité
d’avoir connue avec une particulière fréquence au cours
des deux derniers siècles de son histoire. (3) »

« Forme d’incomplétude » selon Emmanuel Macron ; « situation de


vacuité » selon Raoul Girardet. L’idée est la même. Lorsque tout va bien,
le pouvoir est ce qui va de soi ; quand il apparaît tronqué, absurde et
vacant – hier en monarchie, aujourd’hui en démocratie –, les choses
vont mal. Confronté à cette situation de crise, on peut être tenté par
la manière forte, par une autorité débarrassée du consentement popu-
laire – c’est la solution fasciste et la solution technocratique, celle d’un
pouvoir exercé à l’intérieur du seul « cercle de la raison » jadis tracé par
Alain Minc d’un doigt intransigeant. Poussons l’insolence : autour d’un
maréchal défaitiste établi dans une ville d’eaux, la tentation fasciste et la
tentation technocratique ont jadis convergé en France à travers des per-
sonnalités telles que Pierre Pucheu ou Jean Bichelonne, major de l’École
polytechnique après avoir obtenu au concours d’entrée la moyenne
de notes la plus élevée depuis la création de l’École : 19,75 sur 20…
« Reprendre le pouvoir », ainsi que le proposait le philosophe royaliste
Pierre Boutang dans un singulier traité sur la légitimité publié en 1977
aux éditions du Sagittaire (4), c’est se libérer de ces deux tentations de
la force – fasciste ou technocratique –, qui rôdent dangereusement en
France depuis le début du nouveau siècle. Hélas, ces deux propositions
identiques – les droits du sang et la rationalité administrative – se font
aujourd’hui face, comme seule à seule, oblitérant l’une et l’autre la géné-
rosité de la proposition politique et le sentiment de tendresse que doit
provoquer la détermination du bien public.
Ou bien Marine Le Pen ou bien Alain Juppé… Confronté à ce « ou
bien ou bien » d’un genre atroce, on comprend que des esprits libres
aient envie de se souvenir de la parole de Maurice Clavel, qui ne s’est
pas totalement perdue dans les folies de son siècle, et de méditer avec lui

42 OCTOBRE 2016
titre de l’article

sur « la figure du roi ». C’est cette figure réconciliatrice, cette image d’un
arbitre qui ne retranche pas mais additionne, qui a permis au philo­sophe
qui remonte de Kant à Platon de se soustraire à la tentation fasciste à la
fin des années trente, lorsqu’il étudiait à l’École normale supérieure de
la rue d’Ulm. Le roi, selon l’auteur du Tiers des étoiles, est non seulement
celui qui permet au politique de réduire les effets funestes de la volonté
de puissance en échappant à la compétition pour le pouvoir, mais il est
aussi celui qui, par l’exposition de sa faiblesse, nous donne à voir la fra-
gilité des choses humaines et nous dispose à se voir « soi-même comme
un autre », comme aurait dit Paul Ricœur – à qui son maître Gabriel
Marcel a dû parler de « l’idée de relation concrète » à laquelle il tenait
tant et qui fondait son royalisme. La monarchie ne rend pas un individu
non commun à la multitude – l’erreur de Louis XIV fut de le croire. Elle
couronne l’homme en liant les sujets du politique les uns aux autres tels
les membres d’une même famille.
C’est sur ce thème que Georges Bernanos exprimait son espérance
royaliste, notamment dans sa Lettre aux Anglais, publiée à Rio de
Janeiro en 1942, durant son exil brésilien :

« Lorsque l’homme aura tout perdu, nous réclamerons


aussi pour lui, bon gré mal gré, l’Onction qui le divi-
nise ; nous lui ouvrirons la route du Sacre. (5) »

L’incomplétude démocratique, l’homme découronné… Forçons


dans l’épouvante en écrivant ici que tout pouvoir est un péché et que
seul le roi et sa figure toujours présente dans notre imaginaire nous
permettent de le savoir et de le sentir.
Saint-Just n’avait pas tort lorsqu’il proclamait rageusement, à l’occa-
sion du procès de Louis XVI, qu’« on ne règne pas innocemment ». Mais
qui mieux qu’un roi de France a assumé cette absence d’innocence dans
l’exercice du pouvoir ? Saint Louis, le « roi prud’homme » frappé par le
typhus, mourant sur un lit de cendres à Tunis, Henri III assassiné par le
moine Clément, Henri IV succombant au poignard de Ravaillac, Louis
XVI guillotiné sans que le peuple français l’ait jamais souhaité ?
Lorsqu’il évoquait la possibilité d’une restauration monarchique

OCTOBRE 2016 43
dossier monarchie

dans le cher et vieux pays aux destinées duquel veillèrent Philippe


Auguste et François Ier, Maurice Clavel demandait que, la veille du
sacre, on insistât sur cette part maudite de l’autorité mal exercée, sur
le péché qu’impliquait l’usage sans souci du pouvoir. Et pour faire
bonne mesure, il suggérait qu’à Reims, le prince chrétien fût fouetté
en public – pour demander pardon au peuple français des fautes com-
mises par ses ancêtres – avant de recevoir l’onction qui sauve et la
couronne qui perpétue.
Cher vieux Clavel ! Il avait déjà bien du mal à faire entendre toutes
ces choses aux lecteurs du Nouvel Observateur au cœur des années
soixante-dix. Imagine-t-on l’ampleur de la tâche qui se présente
aujourd’hui à nous ? Parler ensemble, et indistinctement, d’autorité,
de légitimité et de consentement en réveillant la figure du roi…
Cette image de réveil ne nous vient pas tout à fait par hasard.
Depuis le 21 janvier 1793, le roi dort. Car si l’homme qui était roi
est mort, le roi ne meurt pas en France. Même lorsqu’il n’y a plus
rien à sauver, il habite nos rêves, hante nos institutions. Être français,
c’est accepter sa figure présente et absente, comprendre, avec Charles
Péguy, qu’après mille ans de monarchie, la République une et indivi-
sible n’est pas une démocratie « moderne », mais « notre royaume de
France ». Il n’y a pas d’autre moyen de révoquer l’angoisse qui nous fit
crier que le roi n’est plus là. Voilà encore ce qu’Emmanuel Macron a
eu la liberté de dire.

« On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer


d’autres figures : ce sont les moments napoléoniens et
gaullistes, notamment. Le reste du temps, la démocratie
française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec
l’interrogation permanente sur la figure présidentielle,
qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui,
la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un
siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on
attend du président de la République, c’est qu’il occupe
cette fonction. (6) »

44 OCTOBRE 2016
titre de l’article

Les Français ont besoin d’une idée royale du pouvoir et de sa jus-


tice – une idée donnée par l’Histoire, possiblement acclimatée en
République, portée par l’élu du peuple souverain. Pour se retrouver
soi-même et se retrouver dans les autres, la France réclame un homme
autour duquel ses enfants puissent se rassembler. Non pas un de ces
surhommes dont on a beaucoup rêvé au XXe siècle, mais un homme
ordinaire dans lequel le Moyen Âge chrétien a souvent reconnu le
Christ. Un père, un frère, un voisin. « Le premier venu », expliquait
malicieusement Jean Paulhan, qui préférait confier ses destinées à ce
genre d’homme plutôt qu’à un habile parvenu au sommet du pouvoir
après bien des reniements et bien des manœuvres.

« Un roi est précisément un voisin, il n’a pas à être par-


ticulièrement intelligent (et en général il ne l’est pas) ni
particulièrement génial ou courageux, il est un homme
comme vous ou moi et en admettant qu’il est roi, et en
l’aimant comme tel, nous admettons que n’importe qui
peut gouverner, ce qui est le sentiment démocratique par
excellence. (6) »

Hors de possibilité de fonder une dynastie, restaurons le tirage au


sort.
1. Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs. Révélation biblique et philosophie, La Table ronde, 2001.
2. Emmanuel Macron, ref ?
3. Jean-Pier Chevènement ???, ref ?
4. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Sagitaire, 1978.
5. Georges Bernanos, Lettre aux Anglais, Gallimard, 1946.
6. Emmanuel Macron, ref ?
7. Jean Paulhan, ref ?

OCTOBRE 2016 45

Vous aimerez peut-être aussi