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Séminaire de littérature française

Arts et histoires du mensonge

Professeur Madame Florence Dumora


Année académique 2012/2013

Dissertation
Mensonge et art politique – Le Prince de Machiavel

Niccoló Pagani
Étudiant convention Erasmus

1
Introduction

Ce travail naît de ma passion pour la littérature, européenne et de toute époque,


qui m’a toujours poussé à m’interroger sur la naissance des grands chefs-
d’œuvre et sur leur capacité de rester aussi vifs et actuels dans l’histoire
littéraire de telle sorte que les grands auteurs suivants les ont considérés
comme des lectures et inspirations indispensables. J’ai choisi une ouvre de la
littérature italienne qui pût tout à fait être reliée aux thèmes de notre séminaire
sur le mensonge et, en outre, qui a connu depuis son apparition une fortune et
une célébrité ininterrompues : Le Prince de Machiavel.
Les multiples déclinaisons que ‘l’objet littéraire-philosophique mensonge’ peut
suivre se déroulent, dans cet ouvrage fin mais en même temps dense, d’une
manière très complexe et féconde des développements possibles. La lecture de
l’œuvre n’est pas toujours si facile ou immédiate, même pour un étudiant qui
peut l'aborder et l'interpréter en langue originale.
La première partie de ce travail sera consacrée à mettre en lumière le système
politique et philosophique – et par conséquent moral – qui est à la base de
l’écriture de Machiavel et dans lequel notre devoir sera de rechercher les
différents niveaux de vérité et de mensonge, de moralité et d’immoralité qui
composent sa vision de la réalité, surtout par rapport à l’agir politique d’un
prince. Ce que nous pouvons appeler un bref appendice, achèvera la première
partie de ce travail, en réfléchissant sur trois acteurs fondamentaux de l’univers
machiavélien – vertu, histoire et fortune – qui sont en même temps trois
catégories historiques et lexicales.
La deuxième partie du travail constituera la comparaison et l'étude des
influences que l’œuvre de l’écrivain florentin a exercée – au moins au niveau
des concordances thématiques – sur la postérité, en particulier sur deux grands
auteur français : La Fontaine et Molière. Notre intérêt sera rétréci à l'étude des
ces influences exclusivement par rapport aux motifs du mensonge, de la ruse
affectée et de la fausse dévotion.
Ce travail n’étant pas le lieu où pouvoir approfondir les relations réelles que
ces deux auteurs ont eues avec l’œuvre du politicien italien (en enquêtant, par
exemple, sur leurs épîtres et sur leur correspondance), j’ai préféré réduire son

2
cadre aux occurrences qui permettent d’établir, parmi les œuvres, une sorte
d’analogie thématique et linguistique.
Dans le premier chapitre de cette deuxième partie, intitulé Mensonge et
personnification, j’ai cherché à retrouver dans les Fables de La Fontaine les
figures du renard et du lion – animaux qui incarnent par excellence les qualités
de la ruse et de la force – les analysant à la lumière de la personnification
réalisée chez Machiavel, lorsqu’il les désigne comme les deux vertus
simultanément nécessaires au prince pour conserver le pouvoir et l’État.
Dans le deuxième chapitre, intitulé Hypocrisie et dévotion, j’ai analysé certains
passages du Tartuffe, ou l’imposteur de Molière, en découvrant que le langage
utilisé à propos de l’hypocrisie et de la fausse dévotion est souvent le même
que celui dont se sert l’écrivain italien lorsqu’il expose son système (a)moral,
dans lequel la religion elle-même, comme d’autres valeurs, atteint une certaine
autonomie et relativité.

3
Première partie

Vérité ou mensonge, moral ou immoral ?

En s’approchant à une lecture des œuvres politiques de Machiavel, en


particulier les trois majeures, à savoir Le Prince (1513), Discours sur la
première décade de Tite-Live (1513–1518) et L’art de la guerre (1521),
l’opération préliminaire à faire est de chercher à comprendre dans quelle sorte
d'univers se meut l’analyse politique et philosophique du grand écrivain
florentin. L’erreur la plus significative qu’un lecteur inattentif puisse
commettre sera celle d’appliquer aux raisonnements et aux préceptes de
Machiavel un schéma interprétatif construit sur différentes échelles ou
proportions des valeurs.
En effet Machiavel, grâce à une lecture assidue des historiens et des
philosophes anciens, connaît parfaitement la différence qui existe entre devoir
moral et choix politique ou, plutôt, il reconnaît souvent l’existence d’un conflit
irrémédiable parmi les valeurs de l’éthique et ceux de la politique. C’est sur la
base de cette réflexion indispensable qu’il dépeint une réalité politique, qui
prend le nom d’Histoire, dans laquelle le prince sage doit agir en tenant
toujours compte de l’inéluctable – au sens étymologique de ‘ce contre lequel
on ne peut pas lutter’ – indépendance entre morale et politique μ « S’il s’agit de
délibérer sur son [de la patrie] salut, il [le prince] ne doit être arrêté par aucune
considération de justice ou d’injustice, d'humanité ou de cruauté, de honte ou
de gloire. Le point essentiel qui doit l’emporter sur tous les autres, c’est
d’assurer son salut et sa liberté ».1
Comme l’a bien écrit Paul Veyne, c’est au nom de cette ‘autonomie des
valeurs’ que Machiavel, surtout au cours de l’analyse politique et
philosophique du Prince, « a compris quelle était la réalité effective, la verità

1 N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Bibliothèque Berger-


Levrault, 1980, livre III, chap. XLI, pag. 302.

4
effettuale, de la politique des États à son époque ν mais il l’a prise et il l’a fait
prendre pour la vérité d’une politique éternelle ».2
L’adoption nécessaire, selon l’écrivain du XVIe siècle, de ce système des
valeurs comme boussole de la conduite politique, introduit une conséquente
relativité dans l’évaluation de ce qu’on peut appeler bien et de ce qu’on peut
appeler mal, de ce qu’on peut appeler vérité et ce que doit être appelé
mensonge. Dans l’un des chapitres qui ont le plus étonné les commentateurs
qui depuis cinq siècles étudient et réfléchissent sur cette petite œuvre tellement
complexe, De his rebus quibus homines et praesertim principes laudantur aut
vituperantur,3 Machiavel énonce clairement son propos : « Mais, mon intention
étant d’écrire des chose utiles à qui les écoute, il m’est semblé plus pertinent de
suivre la vérité effective des choses que l’idée que l’on s’en fait ».4
Nous sommes donc dans le cadre de la praxis, on doit évaluer pour chaque
action son utilité et non pas l’imagination qu’on s’en est fait. L’impitoyable
raisonnement du philosophe florentin commence ici par une polémique voilée,
mais sous laquelle il est assez facile de reconnaître les grands théoriciens5 des
États idéaux qui n’ont pas tenu compte, dans leurs constructions, de la nature
de l’homme et de l’essence de l’Histoire : « Nombreux sont ceux qui se sont
imaginé des républiques et des monarchies dont l’on n’a jamais vu ni su
qu’elles aient vraiment existé ». 6 Ce que le philosophe italien veut faire
comprendre au prince hypothétique auquel il est en train d’adresser ce petit
essai sur l’art politique, c’est qu’il est absolument nécessaire de se conformer à

2 Paul Veyne, Préface à N. Machiavel, Le Prince, Paris, Gallimard , « Folio classique », 2007,
pag. ι. Il semble que l’historien d’Aix-en-Provence pousse ici sa réflexion au-delà de la pensée
politique et philosophique de Machiavel. L’écrivain italien, en effet, fait référence, selon une
vision de l’histoire assez diffusée à l’époque, à un critère interprétatif grâce auquel il est
possible de reconnaître, dans les différents événements, les manifestations d’un identique
principe qui se répète au cours des époques et auquel on peut appliquer la même règle
d’interprétation. Sur la conception historique de Machiavel, voir dans ce même travail le
paragraphe dédié aux rapports entre l’histoire, la vertu et la fortune.
3 Des choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loués ou blâmés.
4 N. Machiavel, Le Prince et le premiers écrits politiques, Paris, Garnier, 1987,pag. 363.
5 Sur ce point la formulation de Machiavel reste vague et indéfinie. Il est possible qu’il ait pensé
aux philosophes et aux historiens de l’Antiquité, en particulier aux œuvres comme la
Cyropédie de Xénophon et la République de Platon, et aussi au genre médiéval très diffusé dit
specula principis, sur l’éducation d’un prince idéal. Sur le concept de ‘invention des États
irréels’ voir, par exemple, un texte d’époque moderne comme L’Utopie de Thomas More,
publié en latin dans le 1516.
6 Le Prince, édition citée, pag. 363.

5
la réalité de l’Histoire telle qu’elle est en vérité et non pas comme on
l’imagine. Le premier fait incontestable à prendre en considération, selon
Machiavel, est la nature essentiellement mauvaise des êtres humains. Son
jugement négatif sur les hommes est lucide, sévère et sombre : « Car l’on peut
dire des hommes généralement 7
ceci μ qu’ils sont ingrats, changeants,
8
simulateurs et dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profit. Tant
que vous leur faites du bien, ils sont tout à vous, vous offrent leur richesse,
leurs biens, leur vie et leurs enfants,9 comme je l’ai dit plus haut,10 quand le
besoin en est éloigné. Mais, quand celui-ci s’approche de vous, ils se
détournent ».11 Une malignité naturelle et constitutionnelle des êtres humains
étant donc présupposée, Machiavel continue sa réflexion du chapitre XV – qui
constitue, avec les chapitres XVI, XVII, XVIII et XIX, le bloc de ce qui a été
défini comme le ‘Système du prince’, c’est-à-dire un ensemble de conseils et
préceptes – en analysant la manière la plus utile pour un prince de se comporter
et d’agir, manière qui n’est presque jamais celle moralement recommandable :

« Car il y a si loin entre la manière dont on vit et la manière dont on


devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on
devrait faire apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver : car un
homme qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il faut
qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons ».12

On pourrait estimer que la grande réflexion machiavéllienne sur la conciliation


impossible entre morale et politique se retrouve parfaitement énoncée en
synthèse dans l’éloignement quasi manichéen entre « la manière dont on vit »

7 Cf., au moins, Discours I, 9 : « Les hommes étant plus prompts à suivre le mal qu’enclins à
imiter le bien » (édit. cit., pag. 53), et, en particulier, I, 3 : « Tous les écrivains qui se sont
occupés de législation – et l’histoire est remplie d’exemples qui les appuient – s’accordent à
dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les
hommes méchants et toujours prêts à déployer ce caractère de méchanceté toutes les fois qu’ils
en trouveront l’occasion » (pag. 38).
8 Voir, par exemple, le portrait de Catilina, chez Salluste, De coniuratione Catilinae V, 4 :
« Animus audax, subdolus, varius, cuius rei lubet simulator ac dissimulator, alieni adpetens sui
profusus, ardens in cupiditatibus ». (Au moral, il était audacieux, rusé, plein de souplesse,
habile à tout feindre comme à tout dissimuler, avide du bien d’autrui, prodigue du sien, ardent
dans ses passions. Trad. en français par M. Croiset). De toute façon, la dictologie est largement
répandue.
9 leur richesse … enfants μ on remarque le climax, c’est-à-dire la valeur croissante des choses
offertes.
10 plus haut : voir le chapitre IX, pp. 325-27, édit. cit.
11 Le Prince, cit., pp. 371-73.
12 Ivi, pag. 363.

6
et « la manière dont on devrait vivre ». Un prince qui veuille préserver et
conserver son pouvoir doit se conformer aux faits réels et négliger les
prescriptions de la morale chaque fois qu'elles sont nuisibles.
« Combien il est louable pour un prince de tenir sa parole et de vivre avec
droiture et non avec ruse, chacun l’entend ». 13 Avec ces paroles exactes
Machiavel commence le chapitre XVIII : la cohérence organique de sa pensée
et de son bref traité apparaît en tout point. L’être bon il est donc louable l’être
bon, mais la réalité humaine même nous enseigne que ce n’est pas utile et, en
outre, avec le temps, il est contre-productif et il conduit à la chute et à la perte
de l’État. Un prince sage doit donc apprendre à prévoir les circonstances
politiques qui peuvent arriver et à adopter le comportement le plus adapté : et
parfois le mal est plus indiqué du bien, le mensonge est plus utile que la vérité,
la violence plus efficace que la débonnaireté.
Cette ‘relativité de valeurs’ qui semble évidente chez l’écrivain de la
Renaissance, n’était toutefois pas si diffusée à l’époque. Un exemple qui
témoigne cette rareté d’opinion nous est présenté dans l’allusion polémique
que l’auteur du Prince adresse au frère Jérôme Savonarole. En discutant de
l’intrinsèque fragilité politique de l’Italie du XIVe et du XVe siècle, 14
Machiavel en repère la cause dans une série de péchés, c’est-à-dire des erreurs
politiques, qui n'ont rien à voir avec les péchés moraux et religieux condamnés
par le frère dominicain au cours de ses sermons : « D’où vient qu’il fut permis
à Charles VIII roi de France de prendre l’Italie avec sa craie. Qui disait que nos
péchés en étaient la cause disait le vrai ν mais ce n’était certes pas ceux qu’il
croyait, mais ceux que j’ai raconté ».15
Comment doit donc agir un prince afin de conserver l’État et son pouvoirς
Machiavel répond avec l’une des plus célèbres parmi ses maximes : il doit
toujours être capable de « ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir

13 Ivi, pag. 377.


14 Selon le jugement du philosophe florentin le moment de faiblesse majeure et plus évidente
avait coïncidé avec la descente en Italie de Charles VIII en 1494-95, lorsque le roi français
avait conquit sans difficulté Florence, Rome et Naples.
15 Le Prince, cit., pag. 341. A l’avis de Machiavel les seuls péchés qui doivent être considérés
tels sont les erreurs qu’un Prince peut commettre pendant la gestion de l’état. Il ne comprend
pas péchés d’ordre moral comme ces auxquels fait référence, en les condamnant, le frère
dominicain : férocité, avarice, luxure, ambition. Sur les sermons de Savonarole voir, par
exemple, Prêches sur Aggée, novembre 1494.

7
entrer dans le mal, y étant contraint ».16 Une formulation qui pose en pleine
lumière le lien nécessaire qu'un prince sage doit toujours supposer entre
l’apparence et la réalité des choses, surtout lorsque, opérant le mal, il doit le
faire apparaître comme bien : « Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire
d’avoir en fait toutes les qualités susdites, mais il est tout à fait nécessaire de
paraître les avoir. J’oserai même dire ceci μ si on les a et qu’on les observe
toujours, elles sont néfastes ; si on paraît les avoir, elles sont utiles ».17
Il est fondamental de réfléchir sur le mot necessitato, noyau sémantique vital
au cours du système philosophique du Prince – avec les termes dérivés de la
même racine comme, par exemple, é necessario (il est nécessaire) et necessità
(nécessité) – et qui ont, tous ensemble, bien neuf occurrences dans le seul
chapitre XVIII. Ce vocable, qui dérive du substantif latin necessus ou necesse
c’est-à-dire ‘besoin’, ‘nécessité’, a été traduit par Christian Bec une fois avec
l’expression étant obligé et deux fois avec l’expression étant contraint. Sa
valeur, en italien du début du XVIe siècle, était celui de forcé par la nécessité.
L’action politique du prince doit donc toujours tenir compte de sa relation avec
les deux conditions qui pour le philosophe florentin sont les seules vérités
indéniables de la réalité historique et dans lesquelles cette action est exercée :
la nature essentiellement mauvaise des hommes et la précarité et la volubilité
négative de l’Histoire, représentée par la métaphore des « vents de la fortune ».
C’est la nécessité historique et sociale qui pousse un prince à devoir apprendre
comment appliquer à la politique un nouvel ordre des valeurs où la moralité, la
vérité, le bien et la justice ne sont pas que des variables comme les autres. Un
des exemples le plus étonnant et le plus connu c’est celui de l’emploi des
cruautés bien ou mal utilisées, dont Machiavel parle au chapitre VIII :

« Je croit que cela provient du bon ou du mauvais usage des cruautés.


On peut qualifier de bon usage (si du mal il est permis de dire du bien)
celles que l’on fait d’un coup, par nécessité de sécurité, et en quoi on ne
persiste plus ensuite, mais que l’on convertit dans le plus grand profit
possible pour ses sujets. De mauvais usage sont les cruautés qui, bien

16 Ivi, pag. 379.


17 Ibidem. Pour ce qui concerne les bonnes qualités que, à l’opinion de Machiavel, un prince
doit feindre de posséder, on peut renvoyer au chapitre XV, pag 363-θ5 de l’édition citée, où
Machiavel fait une répertoire de couples opposées des qualités.

8
qu’elles soient d’abord peu nombreuses, croissent avec le temps plutôt
qu’elles ne disparaissent ».18

Et encore, peu après, en atteignant avec cette énième maxime un vrai sommet
du cynisme : « Car les violences doivent être faites toutes à la fois, afin que, les
goûtant moins longtemps, elles fassent moins de mal ; les bienfaits doivent être
faits peu à peu afin qu’on les savoure mieux ».19

La relativité des valeurs : Histoire, Vertu, Fortune.

Cas ancien et cas moderne sont, chez Machiavel, également valables et


significatifs. En délinéant au cours du traité sa conception de l’histoire, il
introduit ‘la règle’ – au-delà de sa valence pragmatique ou préceptive –
comme critère d’interprétation, comme critère d'historiographie. Cyrus le
Grand, Romulus, Thésée 20 ; roi Louis XII, Ferdinand le Catholique, pape
Alexandre VI (Rodrigo Borgia) : ce sont exemples distants entre eux et
lointains dans le temps, mais perçus comme appartenant à une même histoire et
alors lisibles en suivant une même raison.
L’Histoire est, chez le philosophe italien, le royaume de la Fortune : mutable,
fragile, où chaque exploit d’un grand seigneur est un parcours pour atteindre
l’émancipation des entraves du sort et il est narré par Machiavel comme une
âpre et victorieuse confrontation entre intelligence et difficulté. L’Histoire,
donc, est le champ de bataille où s’affrontent hasard et libre arbitre, Fortune et
Vertu ; elle est, au même temps, difficulté et occasion, qui permet à la vertu
d’un prince habile d’émerger : « En examinant leurs actions et leur vie, on ne
voit pas qu’ils aient reçu de la fortune autre chose que l’occasion, qui leur
donna une matière où introduire la forme qui leur parut bonne. Sans cette

18 Ivi, pag. 319.


19 Ibidem.
20 Machiavel fait référence aux ces personnages, soit légendaires soit historiques, dans le
chapitre VI, lorsqu’il parle des ces princes qui ont acquiert des monarchies nouvelles par ses
propres armes et sa vaillance. Cf. Le Prince, cit., pag. 291.

9
occasion leur force d’âme se serait éteinte et sans cette force d’âme, c’est en
vain que l’occasion se serait présentée ».21
Le politicien vertueux et sage sera, donc, celui qui comprend la mutabilité de la
situation, qui sait que les temps calmes peuvent changer en temps hostiles ; ce
sera celui qui est conscient que le risque de la défaite est le compagnon
inséparable de l’agir politique, il est le critère absolu pour en évaluer son
adéquation. Il y a ainsi une tendance à l’affirmation d’une idée d’histoire selon
laquelle le negativo, la ruine, la destruction sont la prémisse nécessaire du
positivo, de l’état, de la puissance et le motif de l’occasion se colore d’un
providentialisme qui culmine dans l’exhortation qui conclut le livre : « On ne
doit donc laisser passer cette occasion, afin que l’Italie, après tant de temps,
voie son rédempteur. Je ne puis exprimer avec quel amour il serait reçu dans
toutes ces régions qui ont souffert de ces inondations étrangères ; avec quelle
soif de vengeance, avec quelle pitié, avec quelles larmes ». Et qui est
magnifiquement résumé dans les vers finales de Pétrarque :

« Virtù contro a furore


prenderà l’arme, e fia el combatter corto ;
ché l’antico valore
nell’italici cor non é ancor morto ».22

L’espace proprement historique réservé au politicien et au prince hypothétique


destinataire de ce traité sera, donc, celui de la prévision. En conséquence, ce

21 Après avoir vues les différentes traductions, on préfère reporter aussi, au moins pour la
conclusion du raisonnement, celle d’Edmond Barincou, qui semble être celle qui restitue au
mieux le sens originaire du texte italien et qui en respecte sa cohérence logique: « et, sans cette
occasion, la vertu de leur esprit se serait éteinte et, sans cette vertu, l’occasion serait venue en
vain ». La réflexion de Machiavel continue avec les exemplifications : « Il était donc
nécessaire que Moise trouve la peuple d’Israël en Égypte, esclave et opprimé par les Égyptiens,
afin que celui-ci, pour échapper à la servitude, se dispose à le suivre. Il convenait que Romulus
ne se contente pas d’Albe, qu’il ait été abandonné à sa naissance, si l’on voulait qu’il devienne
roi de Rome et fondateur de cette illustre patrie. Il fallait que Cyrus trouve les Perses
mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par une longue
paix. Thésée ne pouvait manifester sa valeur, s’il n’avait trouvé les Athéniens divisés. Aussi
ces occasions ont-elles fait le bonheur de ces hommes, et l’excellence de leur valeur a fait
reconnaître cette occasion ». (Le Prince, cit., pag. 293).
22 Pétrarque, Italia mia, vv. 93-96. (Vaillance contre fureur / Prendra les armes ; le combat sera
bref, ή Car l’antique valeur ή Dans les cœurs italiens n’est pas morte encore), Le Prince, cit.,
pag. 443.

10
qui résiste à l’interprétation rationnelle des événements, c’est-à-dire résiste à
l’effort de prévision, est Fortune.23
Cette insécurité qui n’est pas éliminable, représentée par le négatif de l’histoire
– c’est-à-dire la possibilité toujours actuelle que le circonstances changent –
c’est la cause dont naît la nécessité de se servir de la force et de la fraude
comme bases de l’action politique.

23 Malheureusement, dans la pensée politique de Machiavel, même celui qui construit d’une
façon impeccable les fondations et l’édifice de son pouvoir peut être renversé et abattu « d’une
extraordinaire et extrême malignité de la fortune ». (Chapitre VII, à propos de César Borgia, dit
le Duc Valentin, Le Prince, cit., pag. 301).

11
Deuxième partie

Mensonge et personnification.

Le chapitre dans lequel Machiavel organise sa réflexion sur la dualité entre la


nature humaine et la nature animale – dualité qui doit être propre, selon le
politicien italien, de l’âme de chaque prince – est le XVIII, Quomodo fides a
principibus sint servanda. 24 Si le début est dédié à une considération de
caractère général sur la moralité et surtout sur la nécessité, chez les princes, de
violer parfois les principes de fidélité à la parole donnée, considération sur
laquelle on retournera en suite, le raisonnement sur l’animalité humaine
commence avec un précepte qui se relie au De officiis de Cicéron: « vous
devez donc savoir comment il y a deux façons de combattre μ l’une avec les
lois, l’autre avec la forceν la première est propre à l’homme, la deuxième aux
bêtes. Mais parce que très souvent la première ne suffit pas, il convient de
recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de
la bête25 e de l’homme ».26
Et ensuite, il ne manque pas de rapporter un exemple métaphorique de la
littérature classique pour renforcer sa thèse: « Ce point a été enseigné aux
princes à mots couverts par les écrivains anciens, qui écrivent comment Achille
et bien d’autre princes de l’Antiquité furent confiés à l’éducation du centaure

24 Comment les princes doivent tenir leur parole.


25 Sur la possibilité que l’homme puisse apprendre les arts et les comportements des animaux
voir la comparaison, pas dépourvue d’ironie, que La Fontaine réalise entre les habitants du loin
Nord (le canadiens) et les castors, dans le Discours à Madame de la Sablière : « Non loin du
σord il est un monde ή τù l’on sait que les habitants ή Vivent ainsi qu’aux premiers temps ή
Dans une ignorance profonde : / Je parle des humaines ; car quant aux animaux... ». Et encore,
vers la fin : « Et nos pareils [les humains] ont beau le voir, ή Jusqu’à présent tout leur savoir ή
Est de passer l’onde à la nage ».
26 Le Prince et le premiers écrits politiques, cit., p. 3ιι. Pour ce qui concerne l’ouvre de
Cicéron, cf. De officiis I, 11 : « cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem,
alterum per vim; cumque illud prorpium sit hominis, hoc beluarum, confugiendum est ad
posterius, si uti non licet superiore ». (il y a deux manières de défendre ses droits, la discussion
et la force, l’une propre à l’homme, l’autre aux bêtesν quand on ne peut faire usage de la
première, il est permis de recourir à la seconde. Trad. en français par E. Sommer).

12
Chiron, afin qu’il les garde sous sa direction ». 27 Une petite note sur
l’importance allusive de l’expression à mots couverts, qui dans la pensée de
Machiavel indique presque sûrement une référence à la capacité et à la
puissance imaginative de la mythologie – et de toute la littérature – de
manipuler la réalité pour inventer de nouvelles histoire et de nouveaux mondes.
Même la littérature, en effet, peut être considérée comme une forme de
mensonge, l’une des plus sublimes. Le philosophe italien conclut son
raisonnement en expliquant la métaphore du centaure : « Ce qui ne signifie rien
d’autre, d’avoir pour précepteur un être mi-bête mi-homme, sinon qu’il faut
qu’un prince sache user de l’une et de l’autre nature ν l’une sans l’autre ne peut
durer ».28
Après cette introduction construite – comment on arrive souvent, chez
Machiavel – sur une énonciation théorique suivie par un exemple historique et
son explication, le philosophe florentin entre dans le vif du sujet en présentant
les deux animaux qui, grâce au procès de personnification, exemplifient le
mieux les vertus politiques dont le prince doit se servir et qu’il doit prendre
comme inspiration pour son agir pratique : le renard pour la ruse et
l’intelligence, le lion pour la puissance et la combativité. « Un prince étant
donc obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles choisir le renard
et le lion, car le lion ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des
loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer
les loups ».29 Tout de suite après Machiavel exprime sa préférence entre les
deux qualités : « Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent
rien ».30 Ce choix répond à une tradition multiple et illustre qui va de Cicéron à
Plutarque à Dante.31 Les habiletés que l’écrivain de la Renaissance reconnaît

27 Machiavel, Le Prince, éd. cit., pag. 377.


28 Ibidem. En effet, selon le sens de la construction logique, celui qui ne peut durer, sans utiliser
les deux ‘natures’, c’est le prince. Sur la nature métaphorique de la figure du centaure voir, par
exemple, Xénophon, Cyropédie, IV, 3, 17 : « Aussi, de tous les êtres animés, il n’en est pas, je
crois, que j’aie plus enviés que les hippocentaures, s’ils ont jamais existé, avec l’intelligence de
l’homme pour délibérer avant d’agir, avec les mains pour exécuter ce qu’ils avaient à faire,
avec la vitesse et la force du cheval pour atteindre ce qui fuyait et renverser ce qui résistait ».
(Trad. en français par Chambry).
29 Ibidem.
30 Ibidem.
31 Cfr. Cicéron, De officiis, I, 41 : « cum autem duobus modis, id est aut vi aut fraude, fiat
iniuria, fraus quasi vulpeculae, vis leonis videtur » (les italiques sont miens). Plutarque, Vie de

13
au renard sont principalement deux. D’un coté, la possibilité, à travers l’usage
de la raison et du calcul, de fuir les pièges ν de l’autre coté, la capacité de
mentir et de ne tenir foi à la parole donnée, s’il s'avère nécessaire : « […] un
souverain sage ne peut ni ne doit observer sa parole, lorsqu’un tel
comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui
la firent engager ». 32 La nécessité du mensonge, comme Machiavel explique
avec son célèbre réalisme qui a étonné plusieurs générations pour son
indépendance du royaume de la morale, est due à la nature essentiellement
mauvaise de l’être humain, à laquelle un prince qui veut conserver l’État doit
se référer en prenant les mesures qui s’imposent : « Si les hommes étaient tous
bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais, comme ils sont méchants et
n’observeraient pas leur parole envers vous, vous non plus n’avez pas à
l’observer envers eux ».33
Le philosophe florentin conclut son raisonnement observant que, toutefois, à la
méchanceté des humains, s’ajoute souvent leur ignorance et leur naïveté qui
permettent, au prince qui sait bien se servir des qualités du renard, de toujours
pouvoir les tromper, en les faisant se tourner vers ses buts et vers sa
volonté : « Mais il est nécessaire de savoir bien farder cette nature et d’être
grand simulateur et dissimulateur : les hommes sont si simples et obéissent si
bien aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un
qui se laissera tromper ». Il est intéressant remarquer l’utilisation du verbe
colorire (‘farder’ dans la traduction de Bec34) qui, en se référant à la sphère des
couleurs et par extension au milieu de la peinture, donne à l’habilité de changer
de visages, de sentiments, d’intentions en utilisant au fur et à mesure la nuance
la plus efficace.

Lysandre, XI, trad. Amyot : « Car, quand la peau de lion n’y peut fournir, disait-il, il y faut
coudre aussi celle du renard ». Dante, Enfer, XXVII, 74-75 (en parlant de Guido da
Montefeltro et de sa dichotomie du mal moral) : « l’opere mie ή non furon leonine, ma di
volpe » (mes œuvres ne furent pas d’un lion, mais d’un renard. Trad. en français par
Lamennais).
32 Le Prince, éd. cit., pag. 377.
33 Ibidem.
34 A mon avis, la traduction ici adopté ne rend pas exactement le sens du verbe italien, qui
n’implique pas seulement l’action de se maquiller, mais exalte la possibilité – et l’oblige – chez
les prince, de savoir changer d’attitude d’une manière infinie et toujours différente, comme
sont infinies les couleurs possibles. Je pense que, sous cet aspect, il faut préférer la traduction
de Barincou, ‘colorer’.

14
Au propos du lion et du renard, Machiavel emploie différents vocables
éloquents : tantôt il les définit comme persona (‘personnage’ en français), en
entendant ‘tempéraments’ et accomplissant lui-même celle identification entre
langage et figure de style à laquelle on a dédié cette partie de notre réflexion.
Tantôt il les appelle nature (‘natures’ en français) : « Parce que les actions de
cet homme [l’empereur Sévère, auquel est consacré ce paragraphe du chapitre
XIX, De contemptu et odio fugiendo 35 ] furent grandes chez un nouveau
prince ; je veux montrer brièvement combien il sut bien user du personnage du
renard et du lion : natures dont je dis plus haut 36 qu’il est nécessaire à un
prince de les imiter ».37
Il est nécessaire de s’arrêter sur l’usage que l’écrivain florentin fait du verbe
imitare (imiter en français), verbe qui, par excellence, appartient au champ
sémantique du mensonge et de la simulation. Il soutient qu’il faut qu’un prince
soit aussi habile pour se servir à l’occurrence de chaque nature ou, dans
l’éventualité qu’il en soit dépourvu, il doit feindre la posséder, et donc l’imiter.
C’est différente, et probablement plus positive, l’acception dont Machiavel se
sert du mot imiter au chapitre VI, De principatibus novis qui armis propriis et
virtute acquiruntur 38 :

« Que personne ne s’étonne si, dans ce que je dirai ici des monarchies
totalement nouvelles, quant à leur prince et à leur organisation, je vais
alléguer de grands exemples. Car, comme les hommes marchent
presque toujours par les voies frayées par d’autres et procèdent dans
leurs actions par des imitations, comme l’on ne peut suivre tout à fait les
voies des autres ni atteindre à la valeur de ce que l’on imite, un homme
sage doit toujours s’engager dans des voies frayées par de grands
hommes et imiter ce qui ont été tout à fait supérieurs afin que, si sa
vaillance n’y arrive point, il s’en exhale au moins quelque parfum ».39

Le politicien florentin conseille au nouveau prince une sorte de imitatio des


grands exemples politiques du passé et des grands exploits. Il ne s’agit pas,
évidemment, du sens esthétique du terme qui a été utilisé à l’époque classique

35 De la manière de fuir le mépris et la haine.


36 plus haut : cf. XVIII.7.
37 Le Prince, éd. cit., pag 393.
38 Des monarchies nouvelles que l’on acquiert par ses propres armes et sa vaillance.
39 Le Prince, éd. cit., pag. 291.

15
chez Platon ou Aristote pour définir le rapport entre la Nature et la
représentation que l’art doit en faire. Mais, plutôt, une imitation de grands
exempla de vertus politiques du passé, qu'un bon prince doit toujours tenir bien
présent et chercher à appliquer à son époque.
En continuant à mettre en lumière la nature scélérate – et pourtant vertueuse
sous le point de vue politique – de Sévère, Machiavel pose son attention sur
l’habileté avec laquelle l’empereur réussit, progressivement, à cacher ses
intentions réelles et à simuler des esprits et des projets différents : « sans
montrer qu’il aspirait à l’empire, il fit marcher son armée sur Rome » ; 40 et
encore, sous peu, en se référant à la nécessité politique de l’empereur de se
libérer de ses deux rivaux les plus dangereux, Pescennius Niger, acclamé
empereur, à la mort de Pertinax, par les légions syriaques et Clodius Albinus
par celles campées en Bretagne : « Parce qu’il jugeait dangereux de se déclarer
l’ennemi de tous les deux, il décida d’attaquer σiger et de tromper Albin ».41
Le verbe utilisé par Machiavel à la place de ‘se déclarer’ était, en italien,
scoprirsi (se découvrir en français) qui, a mon avis, rend mieux l’idée du
masque métaphorique qu'un prince vertueux doit toujours porter, pour cacher
aux autres le fond de son âme. Enfin, il est curieux de remarquer que le choix
même des verbes d’actions reconduit aux champs sémantiques du lion et du
renard μ ‘attaquer’, assaltare en italien (assaillir en français) qui renvoie à la
puissance et à l’agressivité du lion ν et ‘tromper’, ingannare en italien, lié à la
ruse et à la dissimulation typiques du renard.

Nombreuses sont les caractéristiques que Machiavel reconnaît comme


nécessaires chez un prince sage, et qui sont interprétées, avec une fidélité
thématique et lexicale quelque fois surprenant, par les lions et les renards des
Fables de La Fontaines.
La fable II du livre premier, Le corbeau et le renard, est un exemple
magnifique d’une des qualités caractéristiques du renard qu’il faut que le

40 Ivi, pag. 3λ3. Cf. l’historien grec Herodien, Τῆ ε ὰ Μά ο βα ε α ἰ ο α (Histoire de


l’empire romain après Marc Aurèle, traduit en latin par Ange Politien) II, λ,1ί : « simulans non
se quidem imperium quaerere … sed ire ultum sanguinem tanti principis »
41 Ibidem.

16
prince adopte : la flatterie subtile et intéressée. Le langage du renard est étudié
et affecté en fonction de la réalisation du son objectif :

« Et bonjour, Monsieur du Corbeau.


Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapport à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôte de ces bois. »
à ces mots, le corbeau ne sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. [...] ».42

La flatterie est donc une forme particulière de mensonge fondée sur l’habelité
d’exagérer certaines qualité de la cible qu’on veut flatter ou de cacher la réalité
des certains défauts, selon les objectifs différents que le flatteur se propose.
Machiavel analyse la flatterie dans le chapitre XXIII, Quomodo adulatores sint
fugiendi,43 en disant que le prince doit apprendre – on peut utiliser le langage
de La Fontaine – à n’être pas un corbeau mais à utiliser la ruse du renard et à se
servir d’une capacité de jugement indépendant : « Ce sont les flatteurs, dont les
cours sont pleines. Car les hommes se complaisent tant à leurs propres choses
et s’y trompent à tel point qu’ils se défendent difficilement de cette peste […]
car il est une règle générale qui n’est jamais en défaut μ à savoir qu’un prince
qui n’est pas sage par lui-même ne peut être bien conseillé ».44 Et il conclut
avec une maxime typiquement machiavéllienne : « les bons avis, d’où ils
viennent, doivent provenir de la sagesse du prince, et non pas la sagesse du
prince des bons avis ».45
La Fontaine et Machiavel partagent même l’idée qui au jugement indépendant
doit toujours être accompagné une capacité de prévision des circonstances
futures, comme nous rappelle la fable Le renard et le bouc, où le renard dès

42 La Fontaine, Fables, édition de Marc Fumaroli, Paris, Le livre de poche, 2009 ; Livre
premier, II, pag. 31.
43 Comment l’on doit fuir les flatteurs
44 Le Prince, éd. cit., pag. 423-425.
45 Ibidem.

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sorti du puits adresse au bouc qui « ne voyait pas plus loin que son nez » ces
paroles :

« Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence


Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. τr, adieu, j’en suis hors.
Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts :
Car pour moi, j’ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin. »46

Et la morale lapidaire qui ferme l’histoire semble vraiment sortie du livre du


philosophe italien : « En toute chose il faut considérer la fin ».47
Trois fables qui ont le lion comme protagoniste, semblent illustrer avec
pertinence les qualités exigées chez Machiavel et les défauts qu'il est opportun
de corriger. Dans la première fable, La génisse, la chèvre et la brebis en
société avec le lion, le roi des animaux établit les loi (dans ce cas pour la
répartition d’une proie), il semble vouloir les respecter, sauf, à la fin, les plier à
sa force brutale :

Prit pour lui la première en qualité de Sire :


« Elle doit etre à moi, dit-il ; et la raison,
C’est que je m’appelle lion :
À cela l’on n’a rien à dire.
La seconde, par droit, me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu’une de vous touche à la quetrième
Je l’étranglerai tout d’abord. »48

Il est intéressant de remarquer la modulation des différentes raisons utilisées


par le lion pour affirmer son privilège. Il commence avec ce qu’on pourrait
appeler le recours à la fonction du nom/statut du lion/prince, auquel sont
automatiquement liées des prérogatives. Le deuxième c’est l’appellation au
droit reconnu de la puissance, à laquelle est liée la troisième raison que semble
être la répétition superflue et visiblement ironique du même motif – la
synonymie entre le concept de force et celui de vaillance – et qui prélude à

46 Fables, cit., Livre troisième, V, pag. 159.


47 Ivi, pag. 161.
48 Ivi, pag. 41.

18
l’affirmation découverte de l’iniquité et de l’abus qui se reflète dans la menace
finale.
La deuxième fable Le lion et le rat, qui se conclut avec la morale « Patience et
longueur de temps / Font plus que force ni que rage »49, est en réalité beaucoup
plus riche en motifs et en implications. Si on peut en résumer un dans la
formule ‘une bonne action accomplie retournera toujours’, l’autre est plus
intéressant en ce qui concerne notre analyse, puisqu'il est directement lié aux
préceptes qui Machiavel donne au prince sage. On peut le reformuler comme
ceci : ne tuer pas ces ennemi qui ne constituent pas une vraie menace et qui, au
contraire, pourront-ils se révéler utiles. Même parce que, la construction d’un
État sur la seule violence et sur la seule terreur, rappelle le philosophe
florentin, mène souvent à la ruine. Et ce qui construit son pouvoir seulement
sur la force et non sur le respect, lorsque cette force s’épuisera, perdra l’État et
la vie, comme bien nous rappelle aussi le début de la fable Le lion devenu
vieux :

« Le lion, terreur des forets,


Chargé d’ans, et pleurant son antique prouesse,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus forts par sa faiblesse. »50

S’il est vrai que l’intelligence, le calcul et l’attention permettent d’évaluer la


réalité des chose et de situation – comme le renard qui rencontre sur son
chemin une belle statue et, au contraire de l’âne qui juge exclusivement par sa
vue, « à fond l’examine, la tourne de tout sens » 51 – toutefois il arrive, en
certaines circonstances, que même la ruse ne puisse obtenir la victoire et il
faudrait, selon Machiavel, savoir bien alterner astuce et violence. C’est le cas
de deux fables qui ont le renard en qualité de protagoniste vaincu par des
victimes désignées qui ont su se servir d’une contre-ruse : la célèbre Le renard

49 Ivi, pag. 115.


50 Ivi, pag. 182.
51 Le renard et le buste, en Fables, cit., pag. 237. La fable (livre quatrième, XIV) commence, en
réalité, avec une réflexion plus générale sur la nature des ‘Grands’, en observant qu’ils ne sont
souvent que des « masques de théâtre », pour ensuite en venir, vers la fin, à la considération
qui nous intéresse et que le renard prononce après avoir bien étudié le buste d’un héros :
« Belle tête, dit-il ; mais de cervelle point ; ».

19
et la cigogne et Le coq et le renard. Surtout le deuxième, c’est le cas dans
lequel l’écrivain italien aurait entrevu la nécessité de se servir de la force en
lieu de l’intelligence pour atteindre ses buts.

Hypocrisie et dévotion

Il est connu que Machiavel considère la religion comme un instrumentum regni


et qu’il ne l’analyse pas sous l’aspect de la foi mais en qualité de simple outil
pour atteindre la réalisation des intérêts personnelles dans l’action politique. Il
est au cours du chapitre XVIII qu’il conseille au prince d’avoir soin de toujours
« paraître , à le voir et à l’entendre, toute miséricorde, toute bonne foi, toute
droiture, toute humanité, toute religion. Et il n’est pas de chose plus nécessaire
à paraître avoir que cette ultime qualité. »52
La réflexion sur la religion et sur la fausse dévotion comme moyens et
instruments d’une pratique de pouvoir, imprègne toute la cinquième scène du
premier acte du Tartuffe, ou l’Imposteur de Molière.
τrgon raconte le premier rencontre avec Tartuffe dans l’église et la naissance
de sa révérence pour ce qu’il croit un pieux mendiant. Tout le récit insiste sur
la figure de l’hyperbole pour mettre en relief l’exagération des actions de
Tartuffe : « Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux. / Il attirait les yeux
de l’assemblée entière, ή Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière : / Il
faisait des soupirs, de grands élancements, / Et baisait humblement la terre à
tous moments ; ».53
Le refus d’une forme de dévotion, et donc de prière, plus génuine et intime et
probablement plus vraie et sentie il est manifeste. Le faux dévot joue tout le
répertoire de la ‘comédie de la foi’ et la place principale dans l’écriture
comique de Molière est accordée à une exagération hyperbolique de type
physique, ce que Cléante, peu après dans la même scène, appellera « de vaines

52 Le Prince, cit., pag. 379.


53 Molière, Le Tartuffe, ou l’Imposteur, I, 5, vv. 284-88, en Œuvres complètes, éd. dirigée par
G. Forestier et C. Bourqui, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2010, vol. II, p.
111.

20
simagrées »54 : se mettre à deux genoux, les soupirs et les grands élancements,
baiser la terre à tous moments.
Cette dévotion affectée, qu'Orgon est incapable de reconnaître, tisse
habilement la trame de son récit et monte jusqu’à se terminer dans l’image
merveilleuse du faux dévot qui se reproche et s’accuse d’avoir écrasé une puce
avec trop de force : « il se vint l’autre jour accuser ή D’avoir pris une Puce en
faisant sa prière, ή Et de l’avoir tuée avec trop de colère ».55 En outre, je crois
que l’interposition, dans le discours d’τrgon, du gérondif en faisant sa prière,
est très fine et psychologiquement subtile, comme à donner l’idée d’une
justification préventive que le maître accomplit du péché de son protégé :
même quand il se trompe, ce dévot le fait dans un contexte de respect de les
règles de Dieu.
Par opposition, la grande réponse de Cléante s’ouvre sur l’image de la vue et la
métaphore de la cécité et de l’aveuglement : « Ils veulent [le bigots] que chacun
soit aveugle comme eux. ή C’est être libertin, que d’avoir de bons yeux ; / Et
qui n’adore pas de vaines simagrées ή σ’a ni respect, ni foi, pour les chose
sacrées ». 56 Immédiatement après Cléante souligne que la cohérence et
l’honnêteté de sa propre âme sont pour lui les valeurs fondamentales et que le
vrai jugement qui compte est celui de Dieu, parce que « le Ciel voit son
cœur ».57
De la figure particulière de l’aveuglement, Molière se déplace à l’univers
métaphysique et gnoséologique de l’‘apparence’ et de la ‘vérité’. Si
l’étymologie du mot grec ἀ ε α – qui est normalement traduit avec vérité –
signifie plus précisément, comme a bien mis en lumière Heidegger 58 ,
élimination de l’obscurcissement, c’est-à-dire dévoilement, c’est dans ce type
de discours qui se bouge la poésie de Molière :

Hé quoi ! Vous ne ferez nulle distinction59

54 Le Tartuffe, cit., I, 5, v. 321.


55 Ivi, vv. 308-310.
56 Ivi, vv. 319-322.
57 Ivi, v. 324.
58 M. Heidegger, De l’essence de la vérité : approche de l’allégorie de la caverne et du Théétète
de Platon [1931-32], Paris, Gallimard, 2001.
59 Sur la capacité de « faire distinction », par rapport à la vérité, voir, par exemple, les bonnes
qualités propres d’un philosophe dans l’article Philosophe de l’Encyclopédie ou Dictionnaire

21
Entre l’Hypocrisie, et la Dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ?
Égaler l’artifice, à la sincérité ;
Confondre l’apparence, avec la vérité ;
Estimer le Fantôme, autant que la Personne ;
Et la fausse monnaie, à l’égal de la bonne ?60

Ce que Cléante reproche à Orgon est donc son incapacité de discernement, son
incapacité de remarquer la profonde différence qui existe entre le masque
contrefait porté par les faux dévots et le visage limpide d’une personne sincère,
son impossibilité à soulever le voile qui fait d’un homme honnête un fantôme
fallacieux.
C’est exactement l’habileté que Machiavel considère indispensable lorsqu’il
décrit les qualités nécessaires au Prince pour tenir l’État. Et même le lexique,
qu’on peut définir celui de l’art de la simulation et de la dissimulation, est
presque égal.
Enfin, il faut remarquer la précieuse et efficace construction des vers
moliéresques : après avoir introduites les deux grands catégories – hypocrisie
et dévotion – entre lesquelles se construira la rhétorique du beau-frère d’τrgon,
et avoir présenté la carence logique majeure du naïf bienfaiteur – son
incapacité à se servir d’un langage approprié qui lui permet de nommer les
différents situations de la vie – le grand auteur comique joue dans les quatre
vers suivants sur la double structure du chiasme et du parallélisme.
D’un coté, en effet, les qualités négatives sont énoncées en première position –
masque, artifice, apparence, Fantôme – suivies par les respectives et inverses
qualités positives – visage, sincérité, vérité, Personne ν mais, d’autre coté, cet
ordre linéaire et mis en doute par l’utilisation d’un chiasme avec lequel
Molière pose à l’extérieur les concepts qu’on peut définir plus concrets et

raisonné des sciences, des arts et des métiers, rédigé par C. C. Dumarsais : « La vérité n’est
pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver par –
tout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’appercevoir. Il ne la confonde point avec
la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce
qui est douteux ». Et, par la suite, à propos de la faculté de juger : « il préfère […] le soin de
bien distinguer les idées, d’en connoître la juste étendue et la liaison précise, et d’éviter de
prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entr’elles.
C’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle jugement et justesse d’esprit ».
60 Le Tartuffe, cit., I, 5, 331-338.

22
matériels – c’est-à-dire le couple ‘masque et visage’ et le couple ‘Fantôme et
Personne’ – en réservant pour les qualités abstraites et morales la place
intérieure. Ce faisant, il crée une asymétrie qui rend bien compte de la
confusion mentale que Cléante attribue à son frère.
Finalement, l’aveuglement dont lequel τrgon est victime naïve, arrive jusqu’à
réaliser une inversion générale de la réalité perçue là où Orgon parle de cette
façon à propos de l’indigence de Tartuffe, en la justifiant « par son trop peu de
soin des choses temporelles / Et sa puissante attache aux chose éternelles »61 et
achevant le chavirement des valeurs – ici involontaire – qui Machiavel, au
contraire, avait prescrit au prince comme parfois nécessaire dans la gestion du
pouvoir.

61 Le Tartuffe, II, 2, vv. 489-90.

23
Conclusion

Ce travail était né pour chercher à réfléchir, en conformité et en syntonie avec


les thèmes développés pendant notre séminaire, sur la présence et sur le rôle du
mensonge dans l’œuvre de Machiavel Le Prince.
En premier lieu, il est possible d'affirmer que la catégorie du mensonge est
présente et philosophiquement substantielle dans la construction théorique du
traité et au cours de son exposition. Elle s’organise en plusieurs motifs, à partir
de celui de l’antithèse entre apparence et réalité ou celui de la fidélité à la
parole donné et de sa trahison.
En deuxième lieu on a remarqué que le nature de la fausseté s’élargit jusqu’à
envahir le système philosophique qui, à l’opinion de Machiavel, doit être à la
base des comportements et de l’action politique du prince. Ce complexe des
principes donne origine à une doctrine de la praxis qui modifie profondément
la relation normale entre les concepts mêmes de vérité et de mensonge, au nom
d’une autonomie des valeurs et d’une relativité de jugement qui créent une
séparation inconciliable entre l’univers de la politique et celui de la morale.
Cette typologie d’étude est, depuis toujours, celle qui a le plus fasciné les
lecteurs du grand écrivain italien et qui, en conséquence, a été le plus pratiquée
et approfondie.
D’un autre coté, en revanche, la comparaison – pour raisons d’espace
malheureusement partiel et limité – de l’essai de Machiavel avec des parties
des œuvres de deux grands auteurs français, nous a permis de découvrir une
concordance peut-être insoupçonnée de thèmes, de réflexions, de langage
parmi la sphère du mensonge et entre la couple antonymique de vérité et de
mensonge.
En conclusion on peut observer que, surtout la deuxième partie de ce travail,
m’a permis de repérer un possible champ de recherche fertile – celui qu’on
pourrait définir ‘de la trace indirecte’ – qui mérite d’être approfondi avec plus
d'attention, plus de temps et plus de moyens à disposition.

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