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Apprendre

à philosopher avec
Machiavel
Agnès Cugno

Normalienne, docteur et agrégée de philosophie

ellipses
Nicolas Machiavel est né pour la politique. C’est du moins ce qu’il
écrit à son ami Francesco Vettori dans une célèbre lettre datée du 10
décembre 1513 : « Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre
dans mon cabinet, et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de
tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits
de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré, j’entre
dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec
affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le
mien, et pour lequel je suis né. »
On ne saurait bien sûr contester cette « vocation » à celui qui,
depuis plus de cinq siècles, incarne l’esprit de la politique dans toute
sa complexité technique et son ambiguïté morale. Cependant, malgré
une volonté explicite d’apporter sa contribution à l’avènement d’une
politique digne de ce nom à Florence, et même en Italie, – et,
pourquoi pas, à la postérité – les intentions politiques de Machiavel
ne sont pas toujours très faciles à saisir. Il y a des pièges, dans cette
pensée : des détours, des chausse-trappes, des obscurités, qu’il faut
constamment guetter et éclaircir.
La première chose qu’un lecteur doit savoir, c’est qu’il lui faudra
prêter une attention toute particulière à la façon dont Machiavel
écrit : penseur sans système, non conceptuel, sa pensée toujours
incisive et novatrice ne se laisse jamais saisir sans une certaine
vigilance, surtout aux moments où elle semble la plus claire. Cette
façon d’écrire, à la fois limpide et pleine de difficultés, participe sans
doute à la réputation sulfureuse de Machiavel : « insaisissable »
selon Althusser, le Florentin, tel une pièce d’artillerie, « marche du
côté opposé où il tire ». Machiavel le confiait d’ailleurs lui-même à
Francesco Guicciardini dans une lettre du 17 mai 1521 : « Il y a déjà
un bon moment que je ne dis jamais ce que je pense, ni ne crois
jamais ce que je dis, et si pourtant il m’arrive de dire le vrai, je le
dissimule entre tant de mensonges, qu’il est difficile de le
retrouver. » Cette pointe un peu acide, envoyée dans une
correspondance d’ordre privé, et à propos d’une époque déterminée,
ne nous permet pas, bien sûr, de dire ni de faire dire tout ce qu’on
veut à Machiavel. Mais elle n’est pas non plus un phénomène isolé. Il
y a dans cette saillie la manifestation emblématique de l’ambiguïté
propre aux textes machiavéliens. Le thème de la duplicité du langage
revient fréquemment sous la plume de Machiavel, et la structure de
ses textes montre souvent une grande complexité, manifestement
dans le but de perdre la pensée du lecteur pour mieux la manipuler.
Le problème, dès lors, est le suivant : comment lire un auteur qui
dit lui-même toujours mentir ? Paradoxe connu, qui plonge le lecteur
dans de vertigineuses difficultés, dès qu’il s’agit de dégager une
« théorie machiavélienne », qui poserait enfin des jalons fixes, des
vérités éternelles, sur ce que Machiavel a dit ou pas.
En réalité, une lecture attentive fait apparaître, au cours des
textes, la position de Machiavel : elle se place toujours en retrait, par
défaut ou par excès, par rapport à une autorité convoquée ; elle se
détermine le plus souvent « en creux », en fonction de ce qu’il nous
présente comme exemplaire, ou au contraire, à fuir. Mais jamais elle
ne se propose à nous comme un discours théorique tendant à la
maîtrise d’un domaine donné, puisqu’elle naît d’un refus.
Ce refus, c’est d’abord celui du style, et de la fiction ; c’est-à-dire
de l’inessentiel. « Cette œuvre, écrit-il dans la dédicace du Prince, je
ne l’ai ni ornée ni remplie d’amples cadences, ou de paroles
ampoulées et magnifiques, ou de quelque autre artifice ou ornement
extrinsèque, avec lesquels nombre d’auteurs ont coutume de décrire
et d’orner leurs propos. Car j’ai voulu ou qu’aucune chose ne vous
honore, ou que seules la différence de la matière et la gravité du
sujet la rendent agréable. » Si donc on voulait déterminer quel est
l’espace qui est ouvert par la pensée de Machiavel, il faudrait dire
que c’est celui d’une recherche de l’essence et de la vérité de la
politique – au détriment, feint ou réel, de la flatterie des princes.
Mais pourquoi la vérité aurait-elle besoin d’artifices et de
masques ? Sans doute cette dissimulation lui est-elle dictée par la
nouveauté de ce qu’il écrit : Machiavel dit à la fois que la politique est
son élément natif, et qu’il l’aborde en découvreur. Elle est à ses yeux
« une terre inconnue » dont il se veut l’explorateur, prêt à affronter
les périls que « la nature envieuse des hommes » ne saurait manquer
de mettre sur son chemin. C’est, dit-il dans le même avant-propos
des Discours, « une voie encore fréquentée par personne », sur
laquelle il s’engage « poussé par le désir naturel […] de réaliser sans
la moindre crainte les choses dont je crois qu’elles sont utiles à
tous. » Ainsi Machiavel dissimule-t-il ses innovations sous des
termes anciens (comme il le fait avec la virtù), ou les met-il
subrepticement dans la bouche d’auteurs antiques et irréfutables
(Tite-Live, Polybe, saint Augustin ou même la Bible), ou bien encore
sous des formes inattendues (le Prince est composé comme un
« miroir des princes » – manuels d’édification morale à l’usage des
gouvernants écrits par les ecclésiastiques médiévaux – alors que son
contenu vise un but tout à fait opposé.)
Le lecteur de Machiavel doit être avisé de ces possibilités de
double sens, de références « arrangées » aux auteurs, de
contradictions apparentes résolues au détour d’un chapitre plus
lointain. Mais une fois cet accord passé avec Machiavel, qu’il y a plus
à comprendre dans son texte qu’il n’y paraît au premier abord, sa
pensée apparaît dans toute sa modernité, et sa profondeur
philosophique.
La seconde précaution qu’un lecteur doit prendre au moment
d’aborder la pensée et l’œuvre de Machiavel, c’est de ne pas s’y
aventurer sans tenir compte des circonstances historiques de son
apparition. Tout d’abord, cela permet de comprendre le tournant
décisif qu’elle constitua dans l’histoire des idées. Et ensuite, en
replaçant ces textes dans leur contexte historique, on perçoit mieux
quelles furent les questions auxquelles Machiavel fut confronté en
son temps, et quels étaient les problèmes concrets auxquels il tenta
d’apporter une solution.
Le grand, l’immense problème de Machiavel est l’état pitoyable de
la politique italienne. Et, en effet, il est permis de se demander ce
qu’il en est de la politique à Florence le 3 mai 1469, lorsque
Machiavel y voit le jour.
Morcelée en une multiplicité changeante d’états et de cités états
indépendants et fiers de leur liberté, divisée par les luttes entre
seigneurs rivaux et condottieri à la recherche de terres et de
richesses, écartelée entre les menées françaises, espagnoles,
allemandes, mais aussi papales, qui démultiplient les rivalités
préexistantes, l’Italie est un échiquier politique particulièrement
disputé à la fin du XVe siècle. Pourtant Florence, qui s’enorgueillit du
titre de parva romana, se sent investie de la mission consistant à
reprendre le flambeau de la Rome antique et d’assumer après elle
l’unité culturelle et politique du pays : « depuis que les bourgeois ont
donné à la cité son indépendance de fait, en s’attaquant aux
seigneurs et en rasant les châteaux environnants, les Florentins se
sont identifiés aux romains », écrit Claude Lefort dans Écrire à
l’épreuve du politique, au chapitre « Machiavel et la vérité
effectuelle ». Identifiés, ajoute-t-il, non pas seulement au sens où ils
penseraient reprendre à leur compte les valeurs et les objectifs des
anciens romains, mais où « ils se prétendent leurs descendants,
affirment que le sang romain coule dans leurs veines. »
Machiavel est de ces Florentins amoureux de leur cité : s’il ne se
fait pas d’illusion sur la possibilité de ressusciter telle quelle la Rome
antique, il est convaincu de l’importance de la destinée de Florence,
ne serait-ce que par égard à la valeur de sa langue, le seul italien
digne de ce nom, et de sa vieille tradition républicaine. Il écrira
d’ailleurs vers 1515, un court Discorso o dialogo intorno alla nostra
lingua, dans lequel il dialogue avec Dante, et où il s’agit de prouver
que le toscan est l’italien le plus pur et le plus fécond.
Florence peut, et doit, être la nouvelle Rome, parce qu’elle en est
l’héritière historique, et surtout parce qu’elle a de quoi fournir au
peuple italien des normes politiques et culturelles solides et
vigoureuses.
Or, dans la Florence des Médicis, qui règnent sur la cité en maîtres
depuis 1434, que reste-t-il de la splendeur de la République
romaine ? Certes, les arts, le commerce, l’ingénierie s’y portent bien ;
le rayonnement de la cité toscane durant la Renaissance n’est plus à
démontrer. Mais Machiavel se méfie de l’apparat et de la grandeur
un peu frelatée du gouvernement médicéen. Nourri d’histoire
antique et de préceptes romains, au sortir d’études qu’il est convenu
d’appeler des « humanités », Machiavel ne partage pas le goût pour
la frivolité des princes italiens en général, ni la pusillanimité des
Florentins en particulier. Le principe en vogue chez les Florentins,
selon lequel il faut temporiser devant les difficultés, « laisser le
temps au temps », choisir une voie médiane en tout, qui n’engage
jamais à rien, est pour lui la cause de la déchéance de la cité. C’est à
cette mollesse que Machiavel attribue la chute du régime médicéen,
en 1494, devant les Français : les princes sont superficiels et
efféminés, et les populations engourdies par une vie trop douce et
des croyances religieuses qui les éloignent des enjeux bien terrestres
de la vie, et leur font négliger le salut de la patrie, la liberté politique
et la valeur des institutions.
Choisi le 19 juin 1498 comme secrétaire de la commission des
« Dix de guerre » (Dieci di Baglia) de la nouvelle république de
Florence, autant grâce à sa formation littéraire, que grâce aux appuis
de son père Bernardo Machiavelli dans les milieux humanistes,
Machiavel entre dans le jeu politique déjà fort averti. G. Prezzolini,
dans son ouvrage biographique Machiavel, remarque qu’avant son
entrée officielle au service de Florence le jeune Nicolas avait été
marqué profondément par trois « choses vues » : en 1478, alors qu’il
n’avait que neuf ans, il assiste à l’attentat des Pazzi contre les
Médicis, qui se solde par la répression cruelle des révoltés
(« Francesco de’ Pazzi qui passe nu, pour être pendu aux côtés de
l’archevêque Salviati, entre les deux haies d’une foule féroce qui le
conspue et le maltraite… ») ; en novembre 1494, ensuite, il voit
Charles VIII, « lance à l’étrier », entrer sans coup férir dans
Florence ; enfin, il assistera au supplice de Savonarole, brûlé comme
hérétique, Piazza della Signoria, le 23 mai 1498.
Ce n’est pas seulement la violence extrême de ces événements qui
les constitue en objets d’expérience politique significatifs ; c’est sans
doute surtout la dangereuse instabilité qu’ils indiquent dans les jeux
du pouvoir, où rien n’est définitivement mis à l’abri de la Fortuna,
s’il n’est porté par un certain génie et, surtout, fondé en droit. Les
Pazzi n’ont pu mettre à bas la puissance des Médicis, qui devait céder
cependant sans résistance aux Français quelques années plus tard.
De même, Savonarole qui avait cru posséder Florence grâce à ces
mêmes Français, fut brûlé en lieu et place de ses « bûchers des
vanités », érigés contre l’orgueil narcissique de la Florence
médicéenne. S’éleva alors une république, celle à laquelle il allait
participer, qui serait bientôt renversée par un nouveau règne des
Médicis.
Dans ce monde changeant, toute forme de pouvoir, qu’elle soit
politique ou religieuse, semble devoir suivre un cycle identique,
depuis son avènement jusqu’à son apogée et enfin sa chute
inéluctable, avant que s’élève une forme nouvelle ; et ceci, sans que
rien ni personne ne paraisse capable d’en arrêter le mouvement, ni
d’en infléchir le cours. On peut donc penser que Machiavel arriva aux
affaires déjà passablement averti quant à la difficulté et l’incertitude
des entreprises politiques.
Durant ses années vouées au service de la république, Machiavel
effectua des missions diplomatiques en France, auprès de Louis XII
en 1500 puis en 1510, mais aussi en Allemagne à la cour de
Maximilien Ier, en 1508, et auprès de divers princes italiens,
notamment, en 1502, César Borgia, le « neveu » du pape Alexandre
VI, qui l’impressionna beaucoup. De ces légations, Machiavel tira ses
premières véritables leçons de réalisme politique, et laissa toute une
correspondance, ainsi que des rapports, que l’on groupe aujourd’hui
sous l’appellation Premiers écrits politiques. Sans doute eut-il à cette
époque l’espoir de voir se ranimer une vraie vertu politique à
Florence, et se réjouissait-il de participer activement à cette
renaissance.
Lorsque les troupes espagnoles, au service du pape Jules II,
entrèrent en Italie et en chassèrent les Français en 1512, la
république de Florence qui avait conservé des relations pacifiques
avec la France fut renversée, et les Espagnols ramenèrent les Médicis
au pouvoir. Les ambitions politiques personnelles de Machiavel
s’effondrèrent : au début de l’année 1513, il fut même soupçonné de
conspiration contre les nouveaux maîtres de Florence, et à ce titre
emprisonné et torturé. Comme les charges retenues contre lui
n’étaient pas très lourdes, et que les dépositions de deux autres
accusés l’innocentaient, Machiavel échappa au pire ; il reçut
néanmoins six coups d’estrapade, comme le racontent dans leurs
biographies de Machiavel Edmond Barincou ou Giuseppe Prezzolini.
Il fut ensuite relâché à la faveur d’une amnistie générale décrétée
pour l’élection du pape Léon X, mais assigné à résidence dans sa
maison de campagne à Sant’Andrea in Percussina.
À présent interdit de séjour à Florence et contraint de mener une
existence campagnarde bien loin des cours royales et impériales
auxquelles il avait commencé à s’habituer, Machiavel entame une
nouvelle existence d’écrivain. À défaut d’agir sur le terrain, il doit en
effet se mettre à écrire pour continuer à vivre politiquement : c’est
désormais en observateur, et non plus en acteur, qu’il va accomplir
sa vocation politique.
Et de fait, depuis son « exil », il compose ses œuvres majeures :
déçu par la faiblesse de Piero Soderini, à la tête de la république
depuis 1502 et principal responsable de la chute de la république, il
s’interroge sur les fondements du pouvoir démocratique. Quentin
Skinner dans son Machiavel, nous apprend que dès 1476, le jeune
Nicolas avait déjà acheté son propre exemplaire de l’Histoire de Tite-
Live. Entre 1512 et 1519, Machiavel va donc rédiger les Discours sur
la première décade de Tite-Live, dans lesquels, reprenant – et
parfois détournant – les réflexions de l’historien latin sur la Rome
antique, il décortique les différentes raisons, et les moyens variés, de
l’essor ou de la chute des républiques.
Mais en cours de route, vraisemblablement en 1513, il interrompt
cette longue méditation sur les régimes républicains, pour écrire le
fameux De Principatibus, traité « des principautés » qui a fait sa
sulfureuse célébrité à travers le monde. Ce livre fut déjà l’objet de
vives polémiques bien avant sa parution, qui n’eut lieu qu’en 1532,
cinq ans après la mort de son auteur. Il est vrai que ce court écrit,
percutant et sombre, se ressent sans aucun doute de l’amertume et
du désespoir de Machiavel.
Amertume, probablement, d’avoir perdu sa place aux affaires :
mais si le Prince est effectivement un ouvrage de circonstance, dont
le but était de regagner la grâce des Médicis (à l’origine, c’est à Julien
de Médicis que Machiavel avait dédié le Prince, mais sa mort
prématurée fit qu’il l’adressa alors à son frère Laurent), on ne peut
pas douter que Machiavel le composa avant tout parce qu’il voulait
« écrire des choses utiles à qui les écoute », comme il l’écrit au
chapitre XV, et servir une patrie qu’il jugeait en danger. Quoi qu’il en
soit de la loyauté de Machiavel envers les Médicis, on peut au moins
lui faire crédit d’une volonté tenace et authentique de participer
activement à l’exercice du pouvoir politique. Son amertume était
donc sans doute plus celle du savant qui n’a pas pu mener sa
recherche jusqu’au bout, que de l’ambitieux qui regrette ses
privilèges perdus.
Désespoir, parce qu’il avait cru tenir avec l’amitié de Piero
Soderini et ses charges officielles le moyen de mettre enfin en œuvre
ses projets politiques − notamment une milice citoyenne, qui n’eut
jamais le temps de faire ses preuves. Mais les temps n’étaient pas
propices à son action, et l’occasion d’éprouver empiriquement ses
théories passa irrémédiablement, sans que Machiavel puisse s’en
saisir. Il écrit à la fin de la dédicace du Prince, qu’il se sent tombé
dans « une grande et continuelle malignité de fortune », dont il ne
voit pas comment sortir, lui qui pourtant a tant à dire, tant à
apporter à Florence. Il y a de quoi désespérer, quand on est comme
lui un médecin injustement retenu loin de son malade le plus cher.
Le Prince reçut un accueil très froid de Laurent de Médicis : on
raconte que ce prince reçut le même jour en présent deux chiens de
chasse, qui l’occupèrent bien plus que l’opuscule de Machiavel ! Il
faut dire qu’il est question dans ce livre de choses fort graves, et s’il
ne comporte que vingt-six chapitres, la portée politique des thèses
qui y sont défendues est considérable.
Romain par instruction, Florentin par affection et politique de
naissance, Machiavel ne pouvait que désirer la restauration d’un
véritable art politique dans sa cité, et pour cela, appeler de ses vœux
un prince, quel qu’il soit, républicain ou monarchiste, pourvu qu’il
sache saisir et relever la bannière italienne, depuis trop longtemps
foulée aux pieds par les puissances européennes et par les papes. Un
prince qui se ferait l’interprète de l’histoire, qui serait sensible à « la
qualité des temps », et saurait mettre dans la matière sociale la
forme politique adéquate. Il y a un ordre dans l’histoire, et celui qui
saurait le déchiffrer se rendrait maître des événements, pourrait
sauver sa patrie de la corruption et de la servitude, et ainsi conserver
la liberté et la grandeur de sa cité, pour sa plus grande gloire
personnelle et le salut de son peuple.
Peut-être, d’ailleurs, cet ordre n’est-il pas une sorte de « destin »
du monde comme pourraient le laisser penser les œuvres de Platon,
Aristote ou Polybe, mais plutôt l’effet de la vaillance d’un chef, ou
mieux, de ses lois ? Ainsi, le Prince et les Discours gagnent-ils à être
lus ensemble, parce qu’ils semblent poursuivre un même but, bien
que le premier analyse le pouvoir monarchique, et les seconds les
régimes démocratiques : déterminer les qualités d’un gouvernant,
qu’il s’agisse d’un homme seul ou d’un peuple, susceptible non
seulement de créer, mais aussi de diriger et, surtout, de maintenir,
un état stable et plein de vie.
L’idée la plus moderne de Machiavel est sans doute de pressentir
que la politique, plus que l’exercice du pouvoir comme force,
actuellement et concrètement à l’œuvre, est avant tout une question
de puissance au sens aristotélicien de possibilité. Et de comprendre
que la première puissance du prince était sa capacité à déployer une
activité herméneutique : il s’agit pour le prince d’interpréter
l’histoire, de lui donner une orientation et une signification, comme
un musicien virtuose interpréterait une partition. Dès lors, le pouvoir
du prince passe par le sens qu’il va donner aux situations aux yeux
du peuple, et donc par les apparences de ses actions. Ce génie de la
politique, Machiavel le nomme virtù, reprenant le concept romain de
la virtus, qui désigne d’abord le talent politique et l’excellence
civique, sur le modèle grec de l’arèté (άρετη), la dimension morale
en moins. La virtù est surtout une sensibilité fine aux possibilités
offertes par une situation politique donnée, permettant à celui qui en
est le porteur de mener une action à son plein accomplissement.
Si le Prince a fait scandale, c’est parce que comme énoncé au
chapitre XV, Machiavel veut plutôt « suivre la vérité effectuelle des
choses que l’idée qu’on s’en fait ». C’est ainsi, déclare-t-il au chapitre
XVIII, qu’un prince doit « savoir entrer au mal quand il y a
nécessité », et doit pouvoir « agir contre sa parole, contre la charité,
contre l’humanité, contre la religion ». Ce qui heurte tant les lecteurs
de Machiavel depuis ces fameux chapitres, c’est ce qui sous-tend ces
assertions, plutôt que ce qu’elles décrivent : les princes du XVIe siècle
n’étaient pas meilleurs que ceux d’aujourd’hui et n’ignoraient rien de
la ruse et de la force qu’il convient d’employer en politique. En
revanche, on n’avait jamais à ce point déclaré ouvertement
l’indépendance radicale de la politique et de la morale. Le prince, s’il
veut conserver son pouvoir, doit accepter de se compromettre avec la
possibilité du mal – et notamment avec ce que, plus tard, on a appelé
la « raison d’État ».
Remarquons au passage que c’est Giovanni Botero, penseur jésuite
italien, fermement opposé aux thèses de Machiavel, qui inventera le
concept de « Raison d’État », dans son œuvre Della ragion di stato,
publiée en 1589, bien après la mort de ce dernier. Ce principe permet
à l’État de s’excepter du droit commun lorsqu’il est en péril, et ainsi
de commettre des crimes, ou de procéder à des arrestations et des
mises au secret, lorsque ces actes – répréhensibles mais bien
circonscrits et soigneusement dissimulés – ont pour but l’intérêt
supérieur de la nation. Machiavel ne possédait pas encore les outils
conceptuels nécessaires à cette notion – et en particulier l’idée
« d’État » moderne, qu’il a pressenti mais jamais théorisée. S’il n’est
pas, comme on le croit souvent, le créateur de la raison d’État, il n’en
est, a fortiori, pas non plus le défenseur acharné.
En revanche, il est vrai que pour lui la liberté et le bien commun
sont des fins qui méritent qu’on leur sacrifie toutes les autres valeurs,
même parfois la vie des hommes, et qu’on emploie pour les atteindre
tous les moyens adéquats – y compris les pires, jamais cependant on
ne lit sous sa plume que « la fin justifie les moyens ». C’est qu’il ne
s’agit pas pour Machiavel de « justifier » les moyens utilisés pour
parvenir à n’importe quelle fin jugée « bonne ». La liberté du peuple
et le salut de l’État, qui sont en réalité une seule et même chose,
constituent la seule fin possible pour le prince ; cet objectif
« républicain » est le seul qui permette à un gouvernant de conserver
sa place, le tyran étant invariablement renversé par la violence qu’il
aura suscitée lui-même. De plus, si la force et la ruse sont les moyens
dont un prince doit nécessairement savoir se servir pour atteindre
son but, cela ne signifie pas qu’il doive le faire dès que son intérêt
l’exige. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle fin, ni de n’importe
quel moyen : l’ignorer ferait effectivement de Machiavel un suppôt
de l’immoralisme. On raconte par exemple que le « Old Nick » qui
désigne le diable en anglais serait le « vieux Nicolas » Machiavel…
Les anti-machiavélistes, parmi lesquels on compte G. Botero, T.
Bozio, T. Fitzherbert, I. Gentillet, Voltaire, ou plus récemment L.
Strauss, qui voit encore en Machiavel, dans ses Pensées sur
Machiavel (p. 79), parues en France en 1982, un « blasphémateur »,
« un séducteur et un corrupteur », a fait son fonds de commerce de
ce genre de simplifications des thèses de Machiavel, méconnaissant
leur complexité et leur logique propre. Le Prince est un livre
novateur, incisif et certainement troublant pour ses premiers
lecteurs, mais c’est la tradition anti-machiavéliste des XVIIe et
XVIIIe siècles qui en a fait l’âme damnée des tyrans et des
conspirateurs. Or, si Machiavel n’est ni pieux, ni moralisateur
lorsqu’il parle de politique, l’indépendance du champ politique à
l’égard de la morale et de la théologie n’implique nullement qu’elle
soit corrompue, ni contraire aux valeurs fondamentales de
l’humanité.
Les Encyclopédistes, et notamment Diderot dans son article
« Machiavélisme » soutiendront à l’inverse la thèse d’un Machiavel
ami des peuples. Comprendre que Machiavel a pensé l’intérêt
supérieur de l’État sans préconiser pour autant le recours
systématique à la ruse ni à la violence, et reconnaître qu’il assigne au
pouvoir politique une fin républicaine, amorale mais politiquement
juste, c’est avoir démêlé déjà un nœud essentiel de l’écheveau
machiavélien ; et c’est échapper aux plus graves des méprises
qu’habituellement on commet sur son compte – et que ses
contemporains commettaient déjà, tant son point de vue, qui
renvoyait dos-à-dos la scolastique médiévale et l’humanisme, était
inédit.
Avant même la fin de sa relégation, lors de ses passages à
Florence, Machiavel fréquente les Orti Oricellarii, nom latin donné
aux jardins où Cosimo Rucellai, le propriétaire des lieux, recevait ses
amis, intellectuels libéraux et libertins. On pense que c’est là que
Machiavel eut vent de l’Histoire de Polybe, à laquelle il fait de
nombreux emprunts dans les Discours, lui qui ne savait pas le grec.
Il y fit sans doute lecture de son théâtre et de ses petites œuvres
littéraires, dont l’histoire a retenu surtout La Mandragore (1518) et
Clizia (1525). Dans cette dernière, le vieux Nicomaco amoureux
d’une jeunesse pourrait bien être Nico (las) Mac (hiavel) lui-même,
marié à l’honnête Marietta Corsini, mais très amoureux de la jeune
chanteuse Barbera. Il est probable qu’il y conçut aussi le projet de
son Art de la Guerre, qu’il écrivit en 1521.
Cet ouvrage connut un succès considérable au cours du XVIe
siècle : on en fit vingt-trois éditions à travers l’Europe, dont douze
entre 1521 et 1554 en Italie, et de nombreux plagiats et contrefaçons
hors d’Italie. Son contenu fut pourtant largement critiqué par les
hommes de terrain, tandis que les lettrés de « l’humanisme
militaire » lui faisaient bon accueil. On raconte partout cette
anecdote selon laquelle Machiavel, ayant demandé à Jean des
Bandes Noires, fils de Jean de Médicis et Catherine Sforza, la
permission de disposer des fantassins sous les murs de Milan selon
les règles qu’il avait longuement exposées dans son ouvrage, fut
rapidement débordé par le nombre des soldats et la complexité du
mouvement à opérer : il fit, deux heures durant, manœuvrer ses
troupes sans succès ; il fallut que Jean des Bandes Noires, pressé
d’aller manger et lassé du spectacle, reprît ses troupes en main en
quelques minutes, pour qu’enfin l’ordre revînt…
Machiavel ne serait-il qu’un « mauvais instruiseur de la guerre en
l’air », comme le dit Brantôme, un « soldat sur le papier », un
intellectuel sans expérience, incapable de mettre lui-même en œuvre
les principes qu’il préconise ? Il est vrai qu’il montre par exemple
dans ce traité une défiance pour l’artillerie bien mal inspirée…
malgré tout, selon l’analyse de Ch. Bec et F. Verrier dans
l’introduction à L’Art de la guerre des Œuvres de Machiavel, si les
militaires ont éreinté ce traité, c’est sans doute parce qu’il remettait
en cause une grande partie de leurs convictions, notamment en
rendant les condottieri en partie responsables de la crise politique
italienne, et en affirmant que celle-ci ne pouvait pas être réglée par le
seul recours à l’armement moderne.
Machiavel dédicace les œuvres de ces années 1520-1521 à ses amis
des jardins Oricellarii : L’Art de la guerre à Lorenzo di Filippo
Strozzi, les Discours sur la première décade de Tite-Live, à Cosimo
Rucellai et Zanobi Buondelmonti ; et à ce dernier ainsi qu’à Luigi
Alamanni, la Vie de Castruccio Castracani de Lucques, biographie
d’un tyran médiéval à travers laquelle il poursuit son projet de
renouvellement militaire et sa recherche du prince idéal. C’est qu’en
effet, Machiavel leur doit beaucoup : dès 1519, par l’entremise de
Lorenzo di Filippo Strozzi, il obtient d’être à nouveau reçu chez les
Médicis. Et, mieux, en 1520, sur le conseil du cardinal Jules de
Médicis, il est engagé par l’université de Florence comme
historiographe, pour 100 florins par mois.
Machiavel se prend alors à espérer un retour aux affaires. Dès la
fin de l’année 1520, et jusqu’en 1526, il travaille à la rédaction des
Histoires florentines, vaste fresque historique qui s’étend de la fin de
l’empire romain en Italie, jusqu’à 1492 à Florence. Désormais
historiographe officiel des Médicis, Machiavel doit obéir aux règles
du genre, définies par les historiens humanistes, et notamment
Leonardo Bruni, auteur des Historiae fiorentini populi (1414), et
Poggio Bracciolini, Historiae fiorentini populi (1454-1459) :
concision dans l’écriture, division de l’histoire en livres précédés
d’introductions « philosophiques », récits de bataille, descriptions
psychologiques des personnages à vocation plus ou moins
hagiographique… Il ajoutera cependant à la portée pédagogique de
cette œuvre une fin scientifique qui le distingue de ses
prédécesseurs : Machiavel ne veut pas seulement recenser les
épisodes de l’histoire, mais aussi et surtout dégager les liens logiques
qui existent entre eux, mettre au jour les causes permettant de
comprendre la succession de ces événements. C’est, remarque
Quentin Skinner, le thème de la corruption qui semble fournir l’axe
majeur de la réflexion de Machiavel sur l’histoire de Florence :
comment en déceler les symptômes dans une cité ? Et surtout :
comment y remédier, et empêcher les rechutes ? Le constat est si
amer en ce qui concerne Florence, que Machiavel semble renoncer à
faire l’analyse du gouvernement médicéen après la mort de Côme, où
le régime devient de plus en plus personnel, tyrannique, corrompu,
et aussi de plus en plus impopulaire. Il laissera donc les huit livres
des Histoires inachevés.
En 1521, Machiavel, envoyé en mission au chapitre général des
franciscains à Carpi, rencontre Francesco Guicciardini,
administrateur de la région pour le compte du pape. Cet aristocrate
florentin sera durant les dernières années de la vie de Machiavel un
ami fidèle, et un interlocuteur précieux pour l’écriture des Histoires.
En 1525, il présente son œuvre historique à Jules de Médicis, à
présent pape sous le nom de Clément VII, qui la trouva fort à son
goût. Heureux de servir à nouveau, Machiavel fut cependant confiné
à des tâches subalternes : comptes, vérification des murs d’enceinte,
une ou deux légations sans importance… juste de quoi vivre dans
l’espoir de retrouver un jour un poste au service de Florence.
Mais Machiavel joua de malchance une fois encore. Au printemps
1527, les troupes de Charles Quint entrent à nouveau en Italie.
Horrifiant toute la chrétienté, ses soldats avancent sur Rome et la
mettent à sac le 6 mai. Clément VII ne s’en remettra pas, et
entraînera dans sa chute le gouvernement des Médicis, qui
prendront la fuite dès la proclamation de la république à Florence, le
16 mai. En un tournemain, le destin de Machiavel bascule à
nouveau : le 10 juin 1527, sa candidature à un poste de secrétaire de
la république est refusée par le Grand Conseil. Ironie du sort, c’est
cette fois pour avoir été trop proche des Médicis, qu’il est de nouveau
classé dans les rangs des traîtres.
Une fois encore dans le mauvais camp malgré lui, Machiavel
succombera quelques jours après, le 21 juin, d’un mal difficile à
identifier. Fut-il définitivement désespéré par ce dernier refus des
Florentins ? Était-il déjà malade depuis longtemps, comme
pourraient le laisser penser les pilules qu’il prenait depuis quelque
temps ? Il fut enterré à Santa Croce le lendemain, où l’on peut encore
lire sur sa tombe qu’« aucun éloge n’atteindra jamais à la grandeur
de ce nom ».
La postérité s’est pourtant chargée de lui attribuer le meilleur
comme le pire. Instructeur républicain des peuples à qui il aurait
enseigné la duplicité des princes pour mieux les combattre selon
Rousseau, qui écrit dans le Contrat social, III, 6, que « le Prince est
le livre des républicains », il est pour Voltaire dans sa Préface à
L’Anti-Machiavel de Frédéric II, un donneur de « leçons d’assassinat
et d’empoisonnement ». Admiré par Spinoza et Hegel, d’autres
comme Staline ou Mussolini se réclamèrent aussi de lui…
Décidément « insaisissable », Machiavel a néanmoins délimité pour
l’éternité le champ de la politique par rapport à la morale, et ouvert
ainsi une nouvelle alternative de pensée politique, face à la
scolastique médiévale et à l’humanisme de son temps.
La virtù
S’il y a bien une notion qui est propre à Machiavel, c’est la virtù.
Depuis plus de cinq siècles, elle fait le désespoir des traducteurs, qui
échouent toujours à rendre son sens spécifique par un équivalent
simple comme « vaillance », « génie » – mot tout aussi énigmatique
– ou « force d’âme ». C’est sans doute en remontant aux origines
gréco-romaines de ce terme que l’on peut en éclaircir le sens.
Avançant masquée, la virtù machiavélienne se cale apparemment
sur l’ancienne notion romaine de virtus, qui est la « vertu » du vir,
c’est-à-dire de l’homme conçu du point de vue de sa virilité –
l’homme défini selon son sexe et non selon l’espèce comme homo –
mais aussi relativement à sa maturité morale, c’est-à-dire l’homme
qui n’est pas une femme et plus un enfant, qui est donc apte à la vie
politique : d’ailleurs, le jeune garçon accédait à l’âge adulte en
revêtant, à sa majorité, la « toge virile ».
Ainsi, pour un romain, la virtus attendait-elle le nombre des
années : elle dit la puissance physique, la fortitudo, mais aussi la
perfection civique et morale, purement viriles. Le lieu de prédilection
de la virtus romaine est l’action politique, dans la cité, et elle est
donc une activité pratique, irréductible à une pure connaissance.
Ce premier sens de virtus était fortement marqué par celui de
l’aretê grecque, « excellence civique », que Socrate et Platon avaient
amené à signifier la bonté morale qui autorise un citoyen à gouverner
tous les autres. On voit notamment dans le Ménon, comment la
conception socratique de la vertu s’oppose, comme exercice strict de
la justice, à celle de son interlocuteur, jeune noble thessalien, élève
du grand sophiste Gorgias, pour qui elle se confond avec le talent
politique et militaire, et, finalement, avec une utilisation du pouvoir
à des fins personnelles. L’homme accompli pour Ménon comme pour
Gorgias, représentants de la doxa athénienne contemporaine, est
celui qui est plein de ressources pour lui-même et pour ses amis, et
qui a une conception plus rétributive que coopérative de la justice : il
s’agit de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. C’est ainsi
que l’on est un homme responsable et un citoyen respecté, qui ne
risque pas, par sa nonchalance, de « finir par habiter une maison
vide », selon la célèbre menace de Callidès à Socrate dans le Gorgias.
Cette vertu non socratique remonte à Homère, chez qui l’aretê se
mesurait à l’aune de l’aidôs, l’honneur, que l’homme de valeur
s’attirait en combattant.
Ayant suivi la leçon platonicienne, Aristote juge l’homme vertueux
à sa justice, dike, c’est-à-dire à son équité, ainsi qu’à sa légalité.
Progressivement, en effet, la notion est passée d’une acception
aristocratique à un sens plus démocratique, au sens où elle devient la
qualité de tout citoyen. Sans affaiblir la valeur physique du vertueux,
l’aretê prend déjà un sens nettement politique. Aretê dit donc
l’excellence propre de l’homme, animal politique, tenu à la
kalokagathia (l’être « bel et bon ») dans la cité.
La virtus – aretê relevait donc d’abord de l’exercice efficace du
pouvoir dans un contexte de bonté morale et civique, liée à
l’harmonie sans solution de continuité de l’univers politique et du
monde métaphysique. L’homme vertueux n’est pas seulement moral,
il est cosmologiquement harmonieux avec le monde qu’il habite. La
liberté grecque s’inscrit dans le mouvement réglé des planètes et de
la physis en général : rien ne s’y fait en vain, tout conspire ensemble
à la plus grande efficacité, d’où naît la plus prodigieuse beauté.
Selon Cicéron, la perfection de l’ordre politique étant ce qui plaît
le plus aux divinités, le bonheur individuel passe donc par le service
de l’État. Comme le rappelle Machiavel lui-même dans les Discours,
la République romaine faisait rejaillir sur ses serviteurs gloire,
richesses et honneurs, en récompense de leurs peines. Cette
reconnaissance terrestre ne se substitue pas à la vie éternelle et
bienheureuse que permet la vertu politique ; mais elle en est le signe
avant-coureur, et la récompense pour avoir, dès ici-bas, satisfait les
dieux.
Le bien public est donc le passage obligé de la virtus individuelle :
Caton et Scipion furent de ce point de vue exemplaires ; et même si à
la fin du Songe de Scipion, et ailleurs dans le De Republica, Cicéron
exhorte à se libérer du corps pour se livrer à la méditation et à « la
contemplation de ce qui est au-delà », ce sont encore « les soins
accordés au salut de la patrie » qui sont dits « les plus nobles », et
les plus propres à faire prendre à l’âme son envol vers la Voie lactée
le jour venu.
À partir du XVe siècle, prolongeant et reprenant le discours
antique de la virtus-aretê, les humanistes italiens élaborent une
notion de virtù qui renvoit à la puissance d’agir, contre la virtus
exemplaire et contemplative du prince chrétien médiéval. Celle-ci se
fondait sur les sept vertus chrétiennes : trois vertus théologales (Foi,
Espérance, Charité), et quatre cardinales (Force, Tempérance,
Prudence et Justice), les premières, divines, étant supérieures aux
secondes, humaines, dans la mesure où elles sont la condition de leur
effectuation. À la différence de cette conception de la virtus qui
repose sur la grâce divine, l’humanisme renaissant rend à l’homme la
capacité à être vertueux par ses propres forces. C. Bec remarque
qu’un « des préceptes sur lesquels Salutati revient avec insistance
dans sa correspondance est celui de la vocation de l’homme à agir
en ce monde. […] Il déclare que sont bons les actes réalisés par les
hommes dans un étroit accord entre la raison et la volonté ». Il voit
dans cette affirmation une première élaboration de la notion de
virtus, comme « capacité de l’homme qui se fortifie dans l’action,
dans la lutte, et fonde la liberté humaine ». Dans sa Vie civile, le
Florentin Matteo Palmieri (1406-1475), chef d’entreprise et
humaniste, définira lui aussi l’homme d’exception par la virtus et la
fortezza (courage et force).
Héritier de cette lente stratification de sens successifs, Machiavel
arrachera pourtant la virtù à son sens platonicien d’excellence
morale, pour retrouver un sens romain, plus politique, qui établit
une réciprocité parfaite entre la stabilité du politique et la virtus du
citoyen : l’une est la cause de l’autre et vice versa. Il ne se contente
cependant pas de revenir à cette définition romaine de la virtus : son
geste consiste à « revenir à la mise en œuvre formelle de la
définition romaine, et à demander s’il y a une virtù par laquelle
l’innovateur, isolé en soi de la société morale, peut imposer une
forme à sa fortuna », comme l’écrit J.-G. A. Pocock dans Le Moment
machiavélien.
Là où le néoplatonisme et le christianisme pensèrent une vertu qui
avait pour fin la divinité, Machiavel au contraire ne voit que
l’héroïsme de l’homme virtuose, pour qui la liberté et la gloire sont
les seuls biens. Le prince de Machiavel n’est pas l’homme de bien
cicéronien : on le voit assez dans le chapitre XV du Prince, où on lit
que celui « qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il
faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons. »
Plus étonnant, la virtù machiavélienne rompt aussi avec la virtus
humaniste, dans la mesure où le bien commun n’est jamais conçu
chez lui comme un idéal qui élèverait l’homme, mais bien plutôt
comme le rapport le plus harmonieux possible des forces en
présence, qui permet la plus grande liberté et la plus grande sécurité
des hommes tels qu’ils sont. Michel Sénellart, dans Les Arts de
gouverner, montre qu’à l’opposé de la conception humaniste des
rapports entre fortune et virtù, Machiavel vide celle-ci de sa
substance éthique, en l’inscrivant dans « une pure dynamique de
rapports de force » : la virtù ne correspond plus à un ensemble de
qualités morales stables, mais exige au contraire une absolue
mobilité : il faut savoir changer avec les temps. La virtù n’est plus ce
qui impose une forme définie à l’avance à une fortune capricieuse,
mais la force qui permet de se couler dans le lit de ce fleuve
impétueux, en fonction de ce qu’exigent les circonstances.
La virtù chez Machiavel est donc une sorte de courage, physique et
moral, mais surtout un discernement particulier. Une aptitude
extrêmement développée à percevoir, dans une situation donnée, les
forces en présence et les occasions à saisir. Autrement dit, le prince
virtuose est celui qui sait sentir dans quel sens « souffle le vent de la
fortune », et peut alors saisir l’occasion d’agir efficacement. Car
l’échec de nos actions en général, et de celles des princes en
particulier, vient souvent selon Machiavel, de ce que nous ne
sommes pas assez attentifs aux circonstances dans lesquelles nous
agissons. Prisonniers de nos habitudes, ou de notre nature, nous ne
prenons pas garde qu’il faut toujours adapter nos actions à « la
qualité des temps », savoir saisir le moment opportun lorsqu’il se
présente, mais aussi savoir attendre lorsque les conditions ne sont
pas favorables – sans quoi l’action, même la mieux pensée, échouera.
Cette référence au « moment propice » ou à la capacité de saisir
l’occasion pourrait faire ressembler la virtù machiavélienne à la
prudence d’Aristote. Chez ce dernier également, ce qu’il appelle
« vertu » est une sagesse pratique, un savoir agir qui requiert
discernement et précision. Mais la virtù de Machiavel a une
particularité : c’est un génie politique, et non pas moral. L’homme
qui la possède n’est pas nécessairement un homme de bien et de
justice, c’est un virtuose, à l’image de César Borgia, Romulus, Thésée,
Moïse ou Cyrus, qui sont les cinq plus grandes figures du prince que
l’on trouve chez Machiavel, et qui sont également cinq meurtriers…
Pour Machiavel, agir bien signifie poser des actes efficaces.
L’efficacité, en politique, tient lieu de vertu : rien de pire qu’un
prince impuissant, maladroit ou velléitaire ; mieux vaut encore un
prince méchant, mais déterminé et efficace. D’abord parce que les
grands forfaits ont plus d’allure que les rapines mesquines, et
ensuite, parce qu’elles servent au moins à ceux qui les commettent.
Mais surtout parce qu’en réalité, la virtù, si elle n’est pas normée
moralement, est cependant normée éthiquement : le virtuose,
quoiqu’emmené par le vent de la Fortune, ne peut pas être seulement
un inconstant, prêt à retourner sa veste en fonction de ses intérêts
personnels.
La virtù ne poursuit qu’un seul but : la liberté politique des
peuples (ce qui signifie seulement la possibilité pour un peuple de se
donner à lui-même ses lois, en votant, du moins en ce qui concerne
les individus admis à la citoyenneté, et de décider de sa conduite à
égard de ses voisins). Aucun prince, si doué soit-il, ne peut donc
bafouer cette valeur suprême de la politique machiavélienne, la
liberté, sans courir à sa perte, renversé par un peuple, ou écrasé par
des ennemis intérieurs ou extérieurs dont il aurait suscité le mépris
ou la haine. Il y a donc une nécessité pragmatique, et non morale, de
l’action juste, chez Machiavel. Même le tyran doit, pour sa propre
sécurité, éviter la haine du peuple, s’il veut continuer à régner : la
liberté est donc nécessaire à l’exercice du pouvoir, et la virtù est la
force qui tend à sa réalisation.
On peut dès lors dégager la spécificité de la virtù machiavélienne,
relativement à ses origines gréco-romaines, ou à sa version
contemporaine humaniste : sa nature républicaine.
D’abord, Machiavel remplace la virtus par une virtù beaucoup
plus personnelle, incarnée dans un individu singulier ; elle est plus
proche d’une habileté, d’une « virtuosité », acquise par l’éducation,
que de la kalokagathia grecque, liée à la naissance et à l’âge. Là où
toute une classe d’âge atteint « naturellement » à l’aretê, un seul
« virtuose » se démarquera de ses pairs par son intuition politique.
Nuance notable, car si la virtus romaine, comme l’aretê grecque,
véhicule le présupposé aristocratique que la noblesse de l’âme est
innée, la virtù machiavélienne, bien plus démocratique, dépend
seulement du soin que les États vont apporter à l’instruction
politique donnée à leurs citoyens.
Ensuite, la virtù est un phénomène purement politique : on lit
dans L’Art de la guerre, livre II, chapitre XIII, que « les hommes
deviennent d’excellents soldats et montrent leur vaillance (virtù) en
fonction de l’emploi et de l’éducation que leur donne le pouvoir, que
celui-ci soit une république ou un roi. Il faut donc, que là où il y a
beaucoup de pouvoirs, apparaissent de très nombreux hommes de
valeur ; là où il y en a peu, ils sont également peu nombreux. »
Ainsi, le degré de politisation d’un peuple le rend plus ou moins
« virtuose » : la condition d’apparition de la virtù est la quantité de
« pouvoir ». Peu importe pour l’instant qu’il s’agisse d’une
république ou d’une monarchie. Le pouvoir est l’aiguillon qui se
substitue à celui de la nécessité pour rendre les hommes plus
résistants, plus forts, moins paresseux. Le pouvoir est, en soi, la
matrice de la virtù.
Dans la suite du même chapitre, à propos de l’Afrique, Machiavel
poursuit en affirmant qu’« il y apparut davantage d’hommes
valeureux, parce que dans les républiques on honore la vaillance
(virtù), dans les royaumes on la craint. Il en résulte que dans les
premières, on engendre des hommes vaillants (virtuosi), alors que
dans les secondes (sic), on les étouffe. » La république de Carthage,
guerrière, avait donc deux atouts majeurs : contrairement aux cités
d’Asie dont Machiavel prend l’exemple juste avant, elle était toujours
en guerre, ce qui mettait les citoyens dans la nécessité d’être de
valeureux soldats. Ensuite, c’était justement une république : cet
atout majeur trouve sa justification au chapitre V des Discours, livre
I, où Machiavel établit que les républiques qui ont donné au peuple
la garde de l’État, et donc de sa liberté, ne craignent pas la virtù, qui
ne peut rien leur retirer du pouvoir qu’elles partagent entre tous.
Ainsi le pouvoir politique engendre-t-il le pouvoir de la virtù, et
l’homme virtuose est-il entretenu par la république comme un allié.
Dans les monarchies, en revanche, le pouvoir appartenant à un seul
peut être ravi au prince par l’homme virtuose – qui devient alors un
rival dangereux, que l’on doit tenter de faire disparaître autant que
possible. Dans les Histoires florentines, au chapitre 33 du livre VII,
Machiavel met cette même idée dans la bouche du milanais Cola
Montano, en ces termes : « Il déclarait que tous les hommes réputés
s’étaient formés dans des républiques et non sous des princes. Car
les unes forment des hommes de valeur, et les autres les étouffent ;
les unes profitent de leurs talents, les autres les craignent. »
La virtù tire donc son origine de la politique, et demeure en
particulier dans les républiques. Là, elle se propage, et la virtù d’un
seul devient celle de tout un peuple. C’est ainsi qu’elle devient stable
dans un pays, soit par imitation et émulation entre les citoyens, soit
par l’institution de lois « virtuoses » qui permettent, mieux que la
succession d’hommes de valeur à la tête de l’État, une pérennité de la
virtù. C’est ce que suggère Machiavel dans les Discours, livre I,
chapitre XX : « On voit comment la succession sans interruption de
deux grands princes suffit pour conquérir le monde. […] Une
république doit faire encore mieux, car elle a les moyens de choisir
non seulement deux princes qui se succèdent, mais une infinité
d’hommes très valeureux qui se succèdent l’un l’autre. » Une
république, à condition d’être bien ordonnée, c’est-à-dire d’avoir de
bonnes lois, peut donc organiser une succession délibérée d’hommes
de valeur pour la gouverner, contrairement à la monarchie, où la
succession héréditaire est toujours dépendante de la fortune, qui fera
– ou non – du successeur un virtuose.
Ce troisième atout – à savoir la transmissibilité de la virtù d’un
homme à un État par les lois – achève la description des républiques
comme creuset de la virtù, et de celle-ci comme valeur républicaine.
République et virtù, comme le montre ce passage de L’Art de la
guerre, 11, 13, finissent d’ailleurs l’une avec l’autre : « Comme il est
vrai que, là où il y a plus d’États apparaissent plus d’hommes de
valeur, il en résulte nécessairement que, ceux-ci disparaissant, la
vaillance (virtù) disparaît peu à peu, car s’éteint la cause qui rend
les hommes valeureux (virtuosi). »
La virtù, on le voit bien ici, est à la fois cause et effet de la
république. Ainsi, plus qu’un « sens » ou un « génie » politique
individuel, la virtù est d’abord l’esprit du politique en général ; elle
est ce qui naît lorsque les conditions de la liberté politique sont
réunies, elle maintient la république en ordre, et elle disparaît avec
elle. Ceci nous permet le raccourci suivant : la virtù est la racine de la
liberté politique – dans la mesure où elle est le sens qui permet au
virtuose d’instaurer un ordre politique nouveau, lui permet de le
maintenir contre les coups de la fortune et d’éviter les erreurs
stratégiques, et qui, une fois transformée en lois, assure la puissance
de l’État et réalise la liberté du peuple.
Cette notion nouvelle « dissimulée » sous une forme antique
permet à Machiavel de parler de choses absolument inédites, comme
l’avènement d’un État-nation italien (il faudra attendre 1870 et
Garibaldi pour le voir), avec des mots anciens que chacun croît déjà
connaître, et d’énoncer ainsi des idées subversives plus
tranquillement qu’avec une nouvelle terminologie.
En effet, la virtù, à travers le prince, est la force de développement
politique de l’humanité dont Machiavel attend la restauration de la
puissance italienne. Au fur et à mesure que son œuvre avance, on a
toutefois l’impression que Machiavel favorise de plus en plus la virtù
des lois, au détriment de celle des princes. Peut-être a-t-il été déçu
par les piètres réalisations de Piero Soderini à la tête de la république
et par l’échec de César Borgia, qu’il aurait d’abord volontiers donné
comme exemple à tous les princes ? Plus vraisemblablement, il
semble qu’arrive à maturation en lui l’idée d’État, au sens moderne
où Hegel l’entendra au XIXe siècle, à savoir la réalisation dans des
institutions (et non un homme providentiel) de l’Idée de la liberté.
Gramsci remarquait que Machiavel avait, le premier, identifié le rôle
de l’Église catholique et l’œuvre anti-nationale des princes, comme la
cause du retard de l’Italie dans la constitution d’un État-nation.
Il est tout à fait étonnant de constater que, de même que Hegel
pense un processus dialectique d’objectivation de l’Esprit dans
l’Histoire mondiale, à travers des peuples qui ont semblé en incarner
à chaque époque les avancées les plus significatives, de même
Machiavel décrit une « migration » de la virtù à travers les époques
et les pays. Cette proximité n’est sans doute pas fortuite, puisque
Hegel a lu, compris et admiré Machiavel. On peut en effet lire dans
certains passages de l’œuvre du florentin l’idée selon laquelle la force
d’engendrement du politique dépasserait la simple personne de
quelques hommes d’exception, et traverserait à travers eux le monde
de part en part. Sic transit gloria mundi, pourrait-on dire : les
princes seraient les intermédiaires à travers les qualités desquels
s’accomplirait la marche de l’humanité vers la maîtrise consciente de
sa destinée, c’est-à-dire vers l’instauration lucide et pérenne de la
liberté politique.

Commentaire : Discours, II, Avant-propos

Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel


s’interroge sur le pouvoir démocratique, prenant pour maître-étalon
des républiques la Rome antique, telle qu’elle est décrite par
l’historien latin. Machiavel consacre le second livre à la politique
extérieure de Rome, et plus particulièrement, puisqu’il faut qu’une
république s’agrandisse ou qu’elle meure, à l’extension de son
empire. Dans l’Avant-propos, Machiavel justifie le recours à des
exemples si lointains par le fait que la virtù des institutions romaines
reste exemplaire pour l’Italie décadente. Il énonce dans les premières
lignes un principe essentiel : le bien et le mal varient de pays à pays,
selon le changement de leurs mœurs, c’est-à-dire selon la présence
ou l’absence de virtù. Dans un second temps, depuis « Il n’y avait
que cette différence… » jusqu’à « l’empire romain d’Orient », il
établit les étapes de cette migration, avant de suggérer dans le
dernier mouvement du texte que la virtù s’incarne dans les peuples
où « les bonnes lois et les bonnes armes », selon l’expression qu’il
emploie au chapitre XII du Prince, permettent à de grands hommes
de voir le jour : la religion, le droit et la discipline militaire sont les
instruments de la virtù des peuples.

« Les choses humaines étant toujours en mouvement, il faut


qu’elles montent ou qu’elles descendent. On voit une cité ou un pays
être organisés de façon civile par un homme de valeur et on les voit
progresser vers un mieux pendant un certain temps. […] Pensant
pour ma part à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le
monde a toujours été pareil et qu’il y a toujours eu en lui autant de
bien que de mal. Mais je pense que le bien et le mauvais varient de
pays à pays, comme on le voit d’après la connaissance que l’on a des
royaumes antiques, qui changeaient du bien au mal en fonction du
changement de leurs mœurs, sans que le monde changeât. Il n’y
avait que cette différence que, là où il avait d’abord placé cette vertu
(virtù) en Assyrie, il la plaça ensuite chez les Mèdes, ensuite en
Perse, jusqu’à ce qu’elle parvînt en Italie et à Rome. Si l’empire
romain n’a pas été suivi d’un empire aussi durable et où le monde a
rassemblé toute sa vertu (virtù), on voit toutefois qu’elle a été
partagée entre de nombreuses nations qui vivaient vertueusement
(virtuosamente). C’était le cas du royaume des Francs, de celui des
Turcs et du Sultan ; c’est maintenant celui des peuples
d’Allemagne : c’était auparavant celui de la secte des Sarrasins, qui
firent de grandes choses et occupèrent une bonne part du monde,
après avoir détruit l’empire romain d’Orient. Dans tous ces pays
donc, après l’effondrement des Romains, et dans toutes ces sectes
exista une grande vertu (virtù), qui demeure encore en de certains
endroits, et que l’on regrette et loue à juste raison. Ceux qui naissent
dans ces pays et louent plus le passé que le présent peuvent sans
doute se tromper. Mais ceux qui naissent en Italie et en Grèce, et ne
sont pas devenus ultramontains en Italie et Turcs en Grèce, ont
raison de blâmer leur époque et de louer le passé. L’un contient de
nombreuses choses qui le rendent admirable ; l’autre n’a rien qui
rachète sa misère extrême, son infamie et sa honte. Ni religion, ni
loi, ni discipline militaire n’y sont observées ; tout y est entaché de
tous les vices. Ceux-ci sont d’autant plus détestables qu’ils sont plus
nombreux chez ceux qui siègent dans les tribunaux, commandent à
tous et prétendent être adorés. »

Dans la première partie du texte, Machiavel fait état d’une


quantité constante de bien et de mal dans le monde : « il y a toujours
eu en lui autant de bien que de mal », écrit-il. Cependant, cette
permanence s’accompagne d’un mouvement incessant des « choses
humaines », qu’il décrit comme « toujours en mouvement » : il y a
donc dans l’histoire du monde deux tendances fondamentales, une
stabilité quantitative du bien et du mal, et un changement qualitatif
continuel des affaires humaines.
Le monde, en effet, a toujours le même ordre, le même
mouvement et la même puissance qu’autrefois. Le devenir fait
qu’aucun terme fixe ne peut être arrêté à la marche des affaires du
monde. Mais si les choses « montent » ou « descendent », d’un point
de vue particulier, d’un point de vue général elles restent les mêmes.
On peut ainsi déterminer pour un individu une histoire personnelle,
où des événements radicalement nouveaux se succèdent,
irréversibles, qui font que cette existence particulière semblera
« monter » vers une apogée ou « descendre » dans l’échec. Mais du
point de vue de l’histoire universelle, on ne peut qu’admettre une
permanence du bien et du mal. Les migrations de la virtù n’ajoutent
ni n’enlèvent rien à l’ordre général des choses. La migration de la
virtù n’est qu’un changement de configuration, un déplacement
géographique de ce qui est, a été, et sera toujours identique. Ce qui
va changer, c’est la qualité, ou le nom, de cette virtù : assyrienne,
mède, perse, puis romaine ; ensuite sarrasine, franque, turque, et
enfin allemande. Rien d’extérieur n’est ajouté, aucune création ex
nihilo de bien ni de mal, ne vient troubler l’ordre des choses.
Machiavel désigne ensuite l’origine de cette virtù des peuples. Il le
fait en deux temps : d’abord, c’est à un « homme valeureux » qu’un
pays doit d’être « organisé de façon civile ». Ici, la virtù d’un prince
fait celle de son peuple. C’est donc la valeur d’un gouvernant qui va
engendrer celle de toute une nation, par le biais des lois qu’il va
mettre en œuvre pour gouverner. Les bonnes lois que le prince
virtuose va promulguer seront la colonne vertébrale du « vivere
politico », de l’être-ensemble politique de la cité. Ici, le prince prend
la figure de l’architecte : il est l’ordonnateur de la cité, celui qui va en
instituer les fondements politiques, sur l’appui desquels elle pourra
croître et durer, exactement comme une maison sur ses fondations.
L’image de Romulus, fondateur de Rome, s’impose souvent à
Machiavel lorsqu’il évoque le prince virtuose : Romulus tue son frère
Remus sur le plan des fondations de la Ville, et symbolise ainsi la
violence inhérente à toute fondation politique. Le bien commun
prend racine dans la violence et la solitude du fondateur. Selon la
virtù du prince, la cité connaîtra un développement et une longévité
plus ou moins importants ; la condition sine qua non de la stabilité
du régime étant que l’organisation du pays dépende le moins
possible d’un homme particulier. Il faut que le prince ait la sagesse
de confier la liberté au peuple, à travers des institutions qui lui
survivront, et permettront le cas échéant de surmonter les faiblesses
d’un prince moins valeureux. C’est pourquoi ensuite c’est aux
« bonnes mœurs » d’un pays que Machiavel attribue l’apparition de
la virtù. Il ne peut y avoir, selon lui, de bonnes mœurs que là où les
hommes sont contraints à être disciplinés et courageux. Le rôle du
fondateur est donc indiqué ici : il doit, dans le sang souvent, ouvrir
un espace politique stable et solide, qu’il confiera ensuite au peuple,
ordonné par des lois sages et justes qui garantiront la puissance de la
cité et sa liberté.
Le second moment du texte retrace les migrations de cette virtù
dont on connaît désormais les causes. En fonction de la sagesse des
lois qui furent données aux peuples, la virtù y séjourna plus ou
moins longtemps, jusqu’à ce que cet « esprit » politique fuie la
corruption ou la décadence du régime et aille se réfugier sous
d’autres cieux plus propices. Le monde est toujours le même, à ceci
près qu’après la chute de Rome, la virtù semble s’être dispersée entre
plusieurs peuples « virtuoses », dont certains subsistent encore. Il y a
dans l’esprit de Machiavel une corrélation nécessaire entre la vigueur
des lois à l’intérieur d’un pays, qui engendre la prospérité et l’éclat
d’une civilisation qui fait « de grandes choses », et l’extension du
territoire à l’extérieur. Une nation virtuose est, à l’instar de la
République romaine, à la fois rigoureusement ordonnée dans ses
affaires intérieures, et toujours orientée vers la conquête de
nouveaux territoires : liberté (intérieure) et puissance (extérieure)
vont toujours de paires, car il faut un ordre interne solide pour
soutenir l’effort de conquête, et un mouvement d’expansion pour
dériver les conflits internes vers l’extérieur et alimenter la vie
politique intérieure. Ceci nous permet de compléter notre définition
de la virtù : elle consiste dans un ordre dynamique, qui ne se
contente pas de régler une fois pour toutes la marche d’une cité,
comme Solon le fit pour Sparte, mais permet de lui insuffler un
dynamisme créatif, qui l’apparente à un organisme vivant : la cité est
un « corps mixte », dira Machiavel, qui utilise aussi la métaphore des
végétaux et des animaux pour décrire cette « vie politique », dont,
selon lui, les républiques sont le mieux pourvues.
Dans les dernières lignes du texte, Machiavel revient au thème de
l’Avant-propos : il s’agit de savoir comment imiter la valeur des
anciens, et éviter l’erreur rétrospective dont sont victimes ceux qui
croient que le passé vaut toujours mieux que le présent. Pour cela, il
faut considérer les époques, objectivement, selon leur virtù : certes,
ceux qui, en Italie, regrettent la République romaine, ou, en Grèce, la
splendeur d’Athènes ou de Sparte, ont raison de préférer le passé au
présent. Ce n’est pas le cas, en revanche, de ceux qui vivent dans des
pays, ou dans des sectes – puisqu’il est question ici autant de
politique que de religion – où la virtù subsiste encore. Considérant la
situation actuelle de l’Italie et de la Grèce, Machiavel reconnaît
amèrement que « ni religion, ni loi, ni discipline militaire n’y sont
observées ; tout y est entaché de tous les vices. » Les bonnes mœurs,
donc, y ont disparu, et c’est la corruption qui règne partout, compte
tenu de la disparition de l’ossature de la société civile : les lois, les
armes et la religion. On pourrait s’étonner de la mention de la
religion, chez un athée comme Machiavel. Il explique ailleurs que la
religion est un allié précieux du pouvoir politique, incitant à l’activité
et au dévouement, à condition qu’elle soit une religion citoyenne,
« virtuose », comme les cultes païens des romains, et non « oisive »,
comme la religion chrétienne. Cette dernière, plaçant la véritable
patrie du fidèle dans le royaume des cieux, est au contraire apolitique
et anti-patriotique. Ainsi, la corruption des lois, des armes et de la
religion prive le pays des institutions virtuoses qui maintenaient
l’État. La situation est d’autant plus grave, selon Machiavel, que cette
corruption touche « ceux qui siègent dans les tribunaux,
commandent à tous et prétendent être adorés », les hommes les plus
puissants dans ces trois domaines essentiels. Lorsque la corruption
commence par le « bas » du corps politique, on peut, comme pour un
corps gangréné, procéder à des amputations qui peuvent être
douloureuses mais permettent d’éviter la propagation du mal.
Lorsqu’elle a atteint la « tête » de ce corps, la maladie est généralisée
et il n’y a plus rien à faire pour le sauver. On pourrait ici déceler une
autre figure du prince, souvent évoquée par Machiavel : celle du
prince-médecin qui saurait guérir la cité de sa corruption, ou encore
transformer, à la façon d’un alchimiste, une matière corrompue en
matière pure.
Ce texte est particulièrement significatif à deux égards : d’abord, il
y est question de la virtù comme d’un « esprit » politique s’incarnant
dans des lois et des peuples, et non pas seulement comme le génie
politique d’un individu. Le prince y apparaît plus comme architecte
de l’édifice politique, ou comme médecin de la société civile, que
comme un homme providentiel dont le talent personnel serait
l’unique cause de la valeur d’un pays. Ensuite, il engage la réflexion
sur l’imitation des exemples passés, en indiquant clairement que la
virtù peut ressusciter n’importe où, grâce à de bonnes lois. Ce que
Machiavel entend par l’imitation des anciens consiste davantage à
ressaisir le principe dynamique de l’histoire qu’à reproduire des
événements morts. Le passé ne revient pas sous un mode
fantomatique : c’est la vitalité même de l’histoire qu’il faut perpétuer,
dans son principe – c’est-à-dire sa virtù – et non pas seulement dans
ses réalisations. Bien sûr, on comprend que Machiavel entend
suggérer que l’Italie, et notamment Florence, peut se doter à
nouveau de bonnes lois, et faire ressurgir en elle la virtù. Il faudrait
pour cela un prince assez inspiré pour restaurer les valeurs perdues,
et assez sage pour les confier ensuite aux institutions publiques.
La Fortuna
Il est impossible de séparer l’étude de la fortuna de celle de la
virtù, tant ces notions sont liées. Le couple virtù-fortune, depuis
l’Antiquité, désigne d’une façon métaphorique l’opposition
fondamentale entre ce qui dépend de nous, et ce qui n’en dépend
pas, comme l’affirmait le stoïcien Épithète (50-125 av. J.-C.) au début
de son Manuel de morale (Enchiridion), le sage se penchant et
agissant uniquement sur les choses qui dépendent de lui ; ou bien
encore ce que la raison et la volonté construisent, face au devenir
chaotique des choses du monde. J.-G. A. Pocock définit ainsi
l’opposition de ces deux termes dans l’Antiquité, dans son Moment
machiavélien : « Cette opposition était fréquemment exprimée par
l’image d’une relation sexuelle : une intelligence active masculine
cherchait à dominer une passivité féminine imprévisible qui le
récompenserait, en toute soumission, pour sa force, ou le trahirait,
par vengeance, s’il se montrait faible. » Cet antagonisme peut servir
de fil directeur dans l’évolution des termes et de leur relation : la
virtus est masculine – donc active – et la fortuna féminine – donc
passive. La fortune est la « matière » informe du devenir – les
événements bruts, dont on ne peut dire a priori s’ils sont favorables
ou défavorables, cette notion étant toujours relative à un projet qu’ils
vont servir ou desservir – tandis que la virtù est la « forme » que
l’homme – en l’occurrence, chez Machiavel, le prince – introduit
dans le chaos, c’est-à-dire le sens, la signification qu’il va donner au
déroulement des faits.
Autrement dit, la fortune serait l’inverse de la virtù, ou tout au
moins son absence ; elle règne sur tous les domaines où les hommes
n’ont pas engagé de processus rationnel – car en tant que femme, la
fortune est bien entendu irrationnelle, et seule la force virile peut en
avoir raison : « la fortune est femme, écrit Machiavel au chapitre
XXV du Prince, et il est nécessaire, si on veut la soumettre, de la
battre et de la frapper. »
La notion de fortuna romaine dont Machiavel semble s’inspirer
provient en partie de la tuchè grecque, avec laquelle elle a en
commun de représenter le cours capricieux des événements dans un
milieu humain donné (la cité), la rupture soudaine et souvent fatale
d’un processus égal et prévisible auquel les hommes s’étaient
imprudemment abandonnés. La tuchè est définie par Aristote
comme la concurrence fortuite d’effets dérivés d’actions volontaires,
qui est par conséquent totalement indéterminée, mais qui peut avoir
parfois des allures de détermination. Elle se distingue en particulier
de l’automaton (qui signifie littéralement le « spontané », ce qui
advient par lui-même), par cette finalité apparente. Il semble que
contrairement au « spontané », la tuchè poursuive des buts
déterminés, quoique mystérieux. F. Mentré donne à ce sujet un
exemple éclairant, tiré d’Alexandre d’Aphrodise : un cheval échappé
rencontre son maître par hasard ; il y a automaton pour le cheval, et
tuchè pour le maître.
Cette conception se retrouve dans l’Histoire de Polybe : de toutes
les choses qui se produisent, certaines sont incompréhensibles, et
c’est alors à bon droit que l’historien invoque le nom de la divinité ou
de la Fortune pour y trouver une raison. Lorsque la raison, donc, et
la volonté, trouvent en face d’elles une nécessité dont elles ne
peuvent assigner la cause, elles l’appellent Fortune. Cette dernière
serait donc la cause mystérieuse de l’incompréhensible, l’apparence
de finalité que les hommes s’efforcent de trouver dans l’imprévisible.
Loin de personnifier outre mesure cette tuchè, Aristote lui donne
quasiment le statut de condition abstraite du libre arbitre humain,
dans la mesure où elle ouvre l’espace possible de la délibération au
cœur d’un monde physique déterminé, comme le rappelle P.
Aubenque : « l’indétermination des futurs est ce qui fait que
l’homme en est le principe ; l’inachèvement du monde est la
naissance de l’homme », écrit-il au chapitre III, §1, de la seconde
partie de La Prudence chez Aristote.
Par comparaison, la fortuna romaine est bien plus présente dans
la vie quotidienne. Le peuple romain la vénérait comme une déesse
puissante, parfois favorable, parfois cruelle, qui dirigeait le cours des
existences et des événements humains, avec une imprévisibilité
comparable à celle du vent qui soulève les tempêtes en mer, et selon
des cycles incessants, élevant les uns et abaissant les autres sans que
l’on puisse y trouver une raison. Machiavel fait écho à cette notion
romaine d’une fortune capricieuse dans son Capitolo de la Fortuna :
« Cette inconstante et changeante déesse / place sur un trône les
personnes indignes, / où jamais ne parviennent ceux qui en sont
dignes. / Elle arrange le temps à sa façon, / elle nous élève et nous
détruit, / sans pitié, sans loi ni raison. »
De même au chapitre XXV du Prince, il la compare « à un de ces
fleuves impétueux qui, quand ils se mettent en colère, inondent les
plaines, abattent les arbres et les édifices, enlèvent de la terre ici, la
déposent ailleurs : chacun fuit devant eux, tout le monde cède à leur
élan, sans pouvoir nulle part y faire obstacle. » Tout semble
indiquer que Machiavel reprenne à son compte la conception
romaine de la Fortune, déesse incohérente et impitoyable, « violente
et importune », qui « regroupe tout l’univers sous son trône »,
comme il l’écrit dans le même Capitolo de la Fortuna.
Mais à ce compte, qu’en est-il de la virtù ? Y a-t-il encore un
espace pensable pour la volonté et le mérite humain, si la Fortune est
toute-puissante ? « Car lui est imputé tout le mal qui vient de vous,
et, si l’on obtient quelque bonheur, on croit le devoir à ses propres
mérites », écrit-il ensuite ironiquement : nous avons une fâcheuse
tendance à appeler « fortune » ce qui nous échappe, et à nous croire
au contraire maîtres de ce qui nous a réussi : mais n’est-ce pas une
illusion ? Et, finalement, ce que nous appelons « virtù » ne serait-il
pas plutôt une « bonne fortune » ?
L’opposition que l’on croyait symétrique, ou du moins équilibrée,
entre une virtù mâle et une fortune femelle, formant un couple
auquel on pourrait donner le nom de « réalité historique » semble
chez Machiavel pencher dangereusement du côté de la fortune.
À cet égard, le chapitre XXIX du second livre des Discours est tout
à fait inquiétant : Machiavel reprenant Tite-Live raconte comment la
Fortune a éprouvé Rome, en laissant marcher les Gaulois sur une
Ville mal préparée, négligeante, et étonnamment désarmée. La
Fortune avait semble-t-il aveuglé les romains, oublieux soudain de
leurs règlements militaires et de leurs lois civiles, devenus des proies
faciles pour les barbares ; mais le plus inquiétant est que Machiavel
suggère à deux reprises que la fortune voulut entre autres qu’ils
« prirent quelques mesures bien ordonnées », comme si même la
vaillance des romains faisait encore partie du plan de la fortune, qui
voulait « punir » Rome mais « pas totalement l’abattre ». Ainsi,
même la virtù peut parfois servir aux plans de la fortune.
C’est ainsi que, de loin en loin, la totalité des événements de
l’histoire devient imputable à la fortune. En effet, si l’on pousse sa
réflexion à la limite, on peut dire à la suite de Machiavel, que la
Fortune a voulu que Rome soit prise, puis reprise, et qu’ensuite elle
décline, que l’empire romain soit démantelé des siècles après, que la
virtù émigre encore, etc. On pourrait rétrospectivement écrire la
totalité de l’histoire ainsi, jusqu’à nous. Une lecture a posteriori de
l’histoire, telle que la fait Machiavel dans ce chapitre, nous montre
qu’il n’existe ni virtù ni virtuoses, mais seulement des hommes aux
qualités susceptibles de les mettre au service de la fortune ; et qu’il
n’y a pas un événement ni une action, y compris celles qui semblent
destinées à contrer la Fortune, qui ne fassent partie de son projet
indéchiffrable.
Par ailleurs, s’il est clair que les migrations de la virtù dont parle
Machiavel dans l’Avant-propos de ce même livre sont dues à
l’éducation politique des peuples, et notamment à ceux qui vivent en
république, il est toutefois dit au livre I, chapitre II, que « ces
changements de gouvernement surviennent par hasard. »
Autrement dit, il revient encore à la Fortune de permettre
l’avènement d’une république, et de faire naître la virtù dans un pays
donné.
Il est à présent presque nécessaire de penser que la virtù
« appartient » à la fortune, ou du moins, quelle ne s’appartient pas
tout entière. Son origine politique ne l’enracine pas tout à fait dans
l’humanité et la rationalité : il reste un en deçà de la virtù, où la
raison n’a pas sa part – les variations du politique se produisent au
hasard.
Cependant, Machiavel, dans ce même chapitre II du premier livre
des Discours, produit une « théorie » des formes de gouvernements,
c’est-à-dire une suite, un enchaînement logique et reproductible
éternellement de types de gouvernement. Il y a donc bien une règle
dans ces changements politiques, que l’on ne peut plus dire, dès lors,
livrés à la fortune, dont le propre est de ne permettre l’établissement
d’aucune règle. Comme le dit Boèce dans sa Consolation de la
philosophie, la seule chose que l’on puisse prévoir avec la fortune,
c’est que rien n’est prévisible… L’existence d’un ordre politique
semble donc contradictoire avec la toute-puissance de la fortune.
D’autre part, et surtout, le « dessein » de la fortune étant
totalement indéchiffrable, et comprenant la totalité des actions,
même contradictoires, qui se sont produites dans l’histoire, on peut
se demander si une telle incohérence mérite encore le nom de
« projet » ? Et en effet, dire que la fortune a absolument tout voulu
revient à dire quelle a tout laissé être, et par conséquent quelle n’a
rien choisi.
La seule conclusion qu’il nous soit permis de tirer à présent, c’est
que la nature de la relation de la fortune et de la virtù n’est pas de
l’ordre de la rencontre ou de la coïncidence. Ce ne sont pas deux
ordres distincts qui parfois s’affronteraient, parfois s’entraideraient.
Autrement dit, la personnification ou la substantialisation de ces
deux notions ne mènent nulle part chez Machiavel. Ne peuvent
coïncider que deux choses distinctes. Or, on voit clairement qu’il
faudra admettre que, soit la virtù n’est qu’un phénomène entre
d’autres à l’actif de la fortune ; soit la fortune n’est que l’absence de
virtù. Mais dans les deux cas, fortune et virtù se retrouvent liées
indissolublement.
Comparons l’avant-propos du livre second des Discours, avec le
Capitolo de la Fortuna. Dans les Discours, Machiavel décrit la
migration de la virtù1, tandis que dans le Capitolo, il s’agit de la
fortune. Or, la migration est manifestement la même : « Tout son
palais, dedans comme dehors, / est illustré et peint des triomphes /
dont elle s’honore davantage. / On voit Memphis et Thèbes
vaincues, / Babylone, Troie et Carthage avec elles, / Jérusalem,
Athènes, Sparte et Rome. / […] On voit ici les actions divines et
glorieuses de l’Empire romain, puis comment sa chute bouleversa le
monde entier. »
Certes, les Grecs et les Égyptiens apparaissent ici, tandis que là ce
sont les Sarrasins et les peuples Allemands. Machiavel reprend ici, en
le laïcisant, l’ordre de la « succession des empires »,
traditionnellement liée à l’interprétation du livre de Daniel,
fournissant un schéma général pour l’histoire qu’on retrouvera
encore dans Bossuet. Il y a néanmoins une évidence : la migration de
la virtù suit pas à pas celle de la Fortune – ou bien peut-être est-ce
l’inverse ? Le palais de la fortune est paré de triomphes guerriers, qui
seraient alors les témoins de la grande virtù de la fortune ?
Machiavel semble avoir intriqué les deux notions au point que le
mouvement de la virtù subjective, spirituelle, se confond avec celui
de la fortune objective et matérielle. Bernard Guillemain écrit, fort
justement à notre avis, dans Machiavel, l’anthropologie politique,
que « virtù et fortuna ne se distinguent pas substantiellement, il
s’agit de la même puissance qui tantôt se fait consciente et
conscience, tantôt est reléguée dans l’inconnaissable et
l’imprévisible selon la tension des ordini et de l’éducation,
l’adaptabilité des agents et les fluctuations circonstancielles ».
Il y a donc un seul et même mouvement des choses, qui mêle ce
qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas : mais que la virtù
puisse réellement dominer la fortune ou non, ces deux instances ne
sont pas séparées. Leur relation n’est pas de l’ordre de la simple
coïncidence entre un cycle de la virtù et une roue de la fortune.
Ainsi, une fois encore, Machiavel reprend un terme ancien,
largement exploité par la littérature et apparemment connu de tous,
pour en dire quelque chose de neuf : la fortune n’est finalement rien
d’autre que le déroulement brut du devenir, absolument non-
intentionnel, contenant en elle la totalité des possibles, et non pas un
seul plan déterminé, quoique celé. La fortune est toute-puissante,
justement parce qu’elle n’est pas, contrairement aux apparences, une
force qui « s’oppose », et qui « va contre » la volonté humaine avec
un dessein conscient de nuire. En tant que pur changement, on peut
dire qu’elle est une force qui entraîne vers un but que l’on pourrait
appeler « l’existence », par la simple réalisation de ce qui était
possible, et qui « va vers » un point dont nous ignorons la nature,
pour la bonne raison qu’il n’existe pas encore, étant l’avenir.
Si les hommes ne peuvent pas « rompre » les fils de la fortune
mais seulement les « ourdir », comme on le lit au chapitre XXIX du
livre II des Discours, c’est que ces fils ne sont pas « tendus » entre
une intention et un but à atteindre. On ne saurait entraver la marche
de la Fortune, puisque celle-ci ne va nulle part en particulier. Sa force
est réelle, mais son intention est métaphorique, même lorsque
Machiavel dit qu’elle « veut » et qu’elle « choisit ». Nous retrouvons
ici un thème aristotélicien : la force de la Fortune est une dynamis,
c’est-à-dire une pure puissance, possibilité ouverte, face à la virtù
comprise comme energeia, acte. Comme pur changement, elle est
« susceptible » de laisser advenir à l’existence tous les possibles
réalisables dans des conditions données. Mais dire que la fortune est
« puissance », et que la virtù est « acte » ne signifie pas autre chose
que les réunir en une seule et même substance : le devenir, nommé
« Fortune » lorsqu’il est considéré du point de vue de la variabilité
des choses objectives, et « virtù » lorsqu’il est envisagé comme
subjectivité à l’œuvre dans le réel. Il y a donc bien une sorte de
« couple » d’opposés, cependant le partage n’est pas à comprendre
comme la distinction de deux substances, mais selon la ligne de faille
qui sépare, dans une seule et même substance, l’objectivité de la
subjectivité.
Du même coup, Machiavel fait de la Fortune non pas ce qui
empêche, mais plutôt, paradoxalement, ce qui permet le libre arbitre
humain, puisqu’il nous appartient de mettre en place les conditions
favorables à l’apparition des possibles que nous jugeons bons. Il en
donne de nombreux exemples politiques, depuis l’interprétation des
oracles par Papirius ou Appius Pulchrus (Discours, 1, 14), qui
parvinrent, le premier à la victoire, le second à la défaite, avec des
oracles semblables, jusqu’à la terrible exécution par César Borgia de
son ministre Remirro de Orco, un petit matin de décembre 1502, qui
fit basculer l’opinion publique en sa faveur.
Ainsi, lorsque Machiavel écrit au chapitre VI du Prince, que les
hommes virtuoses sont ceux qui ont su « introduire la forme qui leur
parut bonne » dans la « matière » historique et sociale qui leur était
échue, comprend-on que la fortune n’est pas « l’inverse » de la virtù,
mais plutôt son « envers », c’est-à-dire son « autre » indispensable :
l’invariable variation des choses du monde, sur laquelle seulement
peut s’exercer notre intelligence et notre vaillance, pour l’ordonner.
La fortune n’est donc pas une déesse cruelle, ni un principe
substantiel engendrant désordre et chaos, niais bien plutôt la
possibilité infinie d’exister du réel, offerte à l’activité ordonnatrice de
la virtù. Machiavel, philosophe de la liberté, démythifie la fortune, et
rappelle ses lecteurs à leur absolue responsabilité dans le
déroulement de l’histoire.

Commentaire : Le Prince, XXV


Le chapitre XXV du Prince, intitulé « Combien la fortune a de
pouvoir sur les choses humaines et comment on peut lui résister »,
est l’avant-dernier de ce manuel à l’usage du futur monarque d’Italie,
et forme avec le suivant une sorte d’envoi à l’intention des Italiens en
général, et des Médicis en particulier. C’est par un appel à
« résister » à la fortune que Machiavel clôt son traité, et donc par une
sorte de profession de foi en la liberté humaine, qui seule rend
l’action – et notamment l’action politique − possible et efficiente. Ce
texte célèbre aborde dans un premier temps la difficile question du
déterminisme et fonde la possibilité d’une liberté humaine ; puis il
expose un principe universel : la fortune peut être domptée, à
condition de dompter d’abord notre propre nature. Enfin, les
dernières lignes du chapitre dissimulent sous une personnification
traditionnelle de la fortune un appel à l’action et à l’audace qui
préfigure l’exhortation du chapitre suivant.

« Je n’ignore pas que nombreux sont ceux qui ont été et sont
d’avis que les choses du monde sont gouvernées par la fortune et
par Dieu, de sorte que les hommes malgré leur sagesse ne peuvent
les corriger et n’y ont même aucun remède ; pour cette raison ils
pourraient juger qu’il n’y a pas lieu de trop s’épuiser à faire ces
choses, mais de se laisser gouverner par le hasard. […] Pensant
pour ma part parfois à cela, j’ai en quelques occasions penché vers
leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit pas
étouffé, je juge qu’il peut être vrai que la fortune est l’arbitre de la
moitié de nos actions, mais qu’également elle nous en laisse
gouverner à nous l’autre moitié, ou à peu près. Je la compare à un
de ces fleuves impétueux qui, quand ils se mettent en colère,
inondent les plaines, abattent les arbres et les édifices, enlèvent de
la terre ici, la déposent ailleurs : chacun fuit devant eux, tout le
monde cède à leur élan, sans pouvoir nulle part y faire obstacle. […]
Il advient de même de la fortune, qui manifeste sa puissance là où il
n’y a pas de vaillance (virtù) préparée pour lui résister, et qui donc
tourne son élan là où elle sait que l’on n’a fait ni digues ni levées
pour la contenir. […] Mais en me concentrant davantage sur les cas
particuliers, je dis que l’on voit aujourd’hui tel prince prospérer et
demain s’effondrer, sans l’avoir vu en rien changer de nature et de
caractère. Ce qui provient, je crois, des raisons que l’on a
précédemment longuement exposées, à savoir que le prince qui
s’appuie tout entier sur la fortune s’écroule aussitôt qu’elle change.
Je crois également qu’est heureux celui qui adapte sa façon de
procéder aux caractéristiques de son temps ; et que de même, est
malheureux celui dont les procédés ne sont pas en accord avec son
temps. […] On ne trouve pas d’homme assez sage pour savoir
s’accommoder à cela, soit parce qu’il ne peut pas s’écarter de ce à
quoi sa nature le pousse, soit également, parce que quelqu’un ayant
toujours prospéré en suivant une seule voie, il ne peut pas se
persuader de s’en éloigner. […] Je pense assurément ceci : qu’il vaut
mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et
il est nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre et de la
frapper. Et l’on voit qu’elle se laisse davantage vaincre par ces
derniers que par ceux qui procèdent avec froideur. C’est pourquoi,
toujours, étant femme, elle est l’amie des jeunes gens, parce qu’ils
sont moins circonspects, plus violents, et la commandent avec plus
d’audace. »

On ne peut affirmer avec certitude qui est visé par Machiavel à


travers les « nombreux » qui désespèrent de la liberté humaine face à
la fortune ou à Dieu : M. Martelli, dans son édition critique du
Prince, pense bien sûr à la tradition classique que Machiavel
connaissait bien (depuis Cicéron et Salluste ou Tacite, jusqu’à
Boccace et Dante, notamment). Il y reconnaît aussi une critique de
Machiavel envers la position chrétienne, souvent accusée par lui de
fournir une interprétation « oisive » de la religion, c’est-à-dire
détachée des enjeux terrestres et soumise à la volonté divine plus
qu’à celle du roi. Mais il pourrait s’agir aussi, selon ce commentateur,
d’une référence à une sorte de doxa populaire, véhiculée à travers de
nombreux dictons et proverbes. Quoi qu’il en soit, Machiavel
regroupe sous un même concept tous ceux qui pourraient choisir une
vie abandonnée aux caprices d’une volonté supérieure, qu’il s’agisse
de Dieu ou de la Fortune (on notera au passage que pour le Florentin
cela ne fait aucune différence notable, et l’on pense au « Deus sive
natura » de Spinoza, autre grand admirateur de Machiavel…).
Comme souvent, le Secrétaire aime à se placer en franc-tireur à
l’égard des traditions ; ici encore, après avoir fait mine de recevoir les
arguments de ses si nombreux et puissants adversaires, Machiavel
annonce une thèse absolument opposée, sous forme de postulat
philosophique : « néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit
pas étouffé… » – la mention du libre arbitre est tout à fait
exceptionnelle chez Machiavel, qui, selon Martelli, emploie ce terme
dans un sens théologique, afin de produire un retournement
volontairement polémique du libre arbitre chrétien, en identifiant
Dieu et la Fortune, et en affirmant dans les Discours que Dieu ne
veut pas nous l’enlever. Dans leur traduction du Prince, J.-L. Fournel
et J.-C. Zancarini font cependant remarquer qu’on retrouve un
emploi non théologique de ce terme chez les adversaires de
l’astrologie, qui désignent ainsi la capacité des hommes à
s’autodéterminer, indépendamment des influences astrales et
zodiacales. On peut cependant affirmer que quoi qu’il en soit des
puissances transcendantes qui pèsent sur nos existences, il reste
nécessaire aux yeux de Machiavel d’affirmer radicalement une liberté
humaine. Cette affirmation est l’un des moments philosophiques les
plus décisifs de l’œuvre du Florentin : rien de ce qu’il a écrit jusque-là
ne saurait tenir sans cette certitude que nous avons la possibilité de
nous déterminer par nous-mêmes à agir. Le libre arbitre humain est
la condition sine qua non de l’action, c’est-à-dire de la politique ;
sans lui, nous ne serions que des pantins livrés au hasard physique
ou au bon vouloir de Dieu ou de la fortune.
Machiavel commence donc ce chapitre XXV en postulant le libre
arbitre humain, malgré la toute-puissance de la fortune. Dire que la
fortune « est l’arbitre de la moitié de nos actions » ne signifie
évidemment pas qu’on doive penser un partage mathématique qui
voudrait qu’une action sur deux dépende de notre libre arbitre, et
l’autre de la fortune. Le partage est à faire différemment : dans une
même action, une partie relève de la fortune, du devenir brut, l’autre
de notre libre arbitre et de notre vaillance. Ce célèbre passage éclaire
la relation de la fortune et de la virtù sous un angle extrêmement
moderne. Objectivité et subjectivité, voilà les deux moitiés de toutes
nos actions : ce qui advient malgré nous, et ce que nous en faisons.
Bien que nous ne puissions pas faire advenir les événements que
nous souhaiterions voir se produire, nous restons maîtres d’en
modifier le sens à notre guise. Soit parce que d’un événement
malheureux nous pouvons toujours essayer de tirer le meilleur parti,
comme un général en mauvaise posture utiliserait la ruse pour
emporter la victoire, soit parce que nous pouvons toujours essayer de
prévenir les maux, et, si nous ne pouvons les empêcher, tout au
moins en minimiser les conséquences. C’est le sens de la métaphore
des digues et des levées qui suit : la fortune est comparable à un
fleuve en crue dévastant tout sur son passage ; lorsqu’il est sur les
villages et les champs, il n’est plus temps que de s’enfuir. Néanmoins,
si l’on ne peut éviter la crue, on peut lorsque les temps sont calmes
prévenir ses débordements.
Autrement dit, Machiavel déploie ici une toute nouvelle façon de
penser la liberté humaine, non plus seulement comme libre exercice
de la volonté et satisfaction des désirs, mais comme intelligence
pragmatique du monde, subjectivité active, capable de maîtriser la
fortune en la prévenant, et de donner une forme adéquate aux
événements bruts. Pour emprunter à Kant une célèbre distinction, la
liberté n’est plus une force motrice, mais une force normatrice : elle
ne provoque pas les faits, mais elle les fait exister en les définissant.
Ceci va expliquer l’importance majeure de la notion d’interprétation
chez Machiavel : l’homme le plus libre, le prince virtuose, est celui
qui parvient à dégager l’interprétation la plus efficiente d’une
situation donnée (ce qu’il appelle la vérité effectuelle au chapitre
XV).
C’est pourquoi dans un deuxième temps, Machiavel va appliquer
ses conclusions aux « cas particuliers » : dans le Capitolo de la
Fortuna, il décrivait le palais de la fortune empli de roues, aussi
nombreuses qu’il y a de projets humains. La roue universelle de la
fortune se subdivise donc en autant de petites roues individuelles
qu’il y a d’hommes aux prises avec le réel. Si la fortune « en général »
peut être pour moitié dominée par l’intelligence active de peuples
prévoyants, alors la même chose est également pensable pour les
hommes singuliers.
Machiavel commence par remarquer que la fortune semble
frapper sans raison, parce que nous prenons toujours pour une
garantie de réussite l’invariabilité de nos comportements. Tel prince
victorieux s’est effondré soudain, alors qu’il n’a rien changé dans sa
manière de faire ; Machiavel a sans doute à l’esprit le cas de César
Borgia, évoqué au chapitre VII, qui traite des princes qui se sont
appuyés sur la fortune. Arrivé au faîte de sa gloire par les armes de
son père (le pape Alexandre VI) et une fortune favorable, il n’avait
élevé par lui-même aucune digue pour le préserver du coup du sort
qui le perdit : la mort de son père et sa propre maladie,
imprévisibles. La première et principale cause de mauvaise fortune
est donc, pour les hommes comme pour les peuples, de se livrer sans
défense à la fortune, c’est-à-dire de ne faire aucun usage de son libre
arbitre, de ne pas s’emparer de sa « moitié » de la réalité.
Dès lors, la liberté individuelle est conditionnée à notre capacité à
nous adapter à la marche de la fortune : en tant que pur changement,
la fortune exige de nous une faculté d’adaptation exceptionnelle.
Tout le centre du chapitre consiste à identifier, décrire puis résoudre
le problème de l’adaptation « aux caractéristiques de son temps ».
Nous nous perdons en négligeant l’opportunité de nos actes, au
profit de leur conformité avec notre nature ou nos habitudes.
Autrement dit, nous fiant au principe de causalité qui veut que « les
mêmes causes produisent les mêmes effets », nous pensons
naïvement que persévérer coûte que coûte dans une attitude qui a
réussi une fois, nous assure de réussir toutes les autres fois. Or ceci
est la première méprise. Les temps changent, les circonstances
varient, et certains comportements qui ont rencontré une heureuse
fortune dans certaines situations, peuvent s’avérer déplacés dans
d’autres.
Machiavel nous invite ici à repenser toute l’éthique, notamment
chrétienne : la « bonne » action, celle qui convient, ne peut jamais
être définie a priori par une maxime universelle. Elle est chaque fois
déterminée de façon spécifique par les conditions dans lesquelles elle
est produite, dans le contexte dans lequel elle s’inscrit. C’est donc
faire un mauvais procès à la fortune que de la dire « injuste » ou
« sans lois ni raison » : tout est affaire d’accord, d’adaptation,
d’accommodation, au sens optique du terme. Il faut ajuster son
action à la qualité des temps, sans quoi même la plus judicieusement
élaborée échouera. Bonne ou mauvaise fortune ne sont donc
finalement que des façons de parler de l’opportunité ou de
l’inopportunité de nos actes – de la même façon que chez Aristote la
vertu du phronimos consiste précisément à savoir agir
opportunément. Circonspection, impétuosité, violence, habileté,
patience : toutes ces qualités contradictoires peuvent trouver leur
emploi judicieux selon les circonstances. Aucune n’est donc à
proscrire définitivement, ni d’ailleurs à prescrire exclusivement.
Deux personnes agissant différemment peuvent arriver au même
résultat, comme deux attitudes opposées peuvent l’emporter
également : voilà ce qui donne à la fortune son allure incohérente.
Il faut donc élargir notre point de vue, et embrasser le problème
de la relativité de la fortune sous un angle scientifique : « si l’on
changeait de nature avec le temps et avec les choses, la fortune ne
changerait pas », écrit Machiavel. La résolution est, pourrait-on
dire, mécanique : si l’on se trouve dans un référent en mouvement,
l’immobilité est encore mouvement par rapport à un autre référent,
immobile celui-là. De même, si nos façons de faire, paralysées par
notre nature et l’inertie de l’habitude, demeurent inchangées, elles
nous conduiront de manière apparemment paradoxale à de grandes
variations de fortune ; tandis qu’une grande vigilance quant à
l’opportunité de nos actes, jointe à la faculté de s’adapter aux
changements, revient à pouvoir accompagner le mouvement de la
fortune, c’est-à-dire à la garder constamment favorable envers nous.
Le bonheur et le malheur des hommes tiennent donc
essentiellement à deux choses : l’activité d’une virtù prévoyante, et
l’accord avec la nature des circonstances. Mais les dernières lignes,
reprenant le thème éculé de la fortune femme, ajoutent un dernier
aspect à cette profession de foi dans la liberté humaine : la fortune
aime les audacieux, et ceux qui savent être « violents » avec elle.
Cette thématique ancienne doit être réinterprétée à la lumière de ce
qui vient d’être dit : aucune qualité, disions-nous, ne peut être
désignée comme celle qui assurerait infailliblement le succès d’une
action. Néanmoins, dans les temps de guerre où Machiavel écrit, la
référence à la fortune dévastatrice et irrépressible a toujours en
même temps un arrière-goût d’invasion militaire, d’occupation et de
soumission autoritaires par les troupes étrangères qui ont investi
l’Italie depuis l’entrée de Charles VIII à Florence en 1494.
S’il fallait, donc, choisir entre la temporisation si prisée par les
humanistes florentins, pour qui, pourrait-on dire, il était toujours
« urgent d’attendre », et une réaction vive, voire violente, d’un chef
de guerre déterminé à relever la bannière italienne, c’est sans
conteste à la seconde que Machiavel donnerait sa préférence. La
fortune est vincible : non pas en lui opposant obstinément nos
volontés arc-boutées sur des principes universels et intangibles, mais
en se faisant attentifs aux subtiles variations des choses et des
temps ; alors, une volonté déterminée, appuyée s’il le faut sur la force
saura parvenir à ses fins. C’est ainsi qu’est fondée en raison
l’exhortation destinée aux Médicis du vingt-sixième et dernier
chapitre du Prince.
L’occasion
Machiavel consacre à l’occasion un Capitolo entier, à la fois pour
obéir aux lois du genre, qui accordait à cette notion une place
éminente depuis Cicéron et Sénèque, et aussi parce que
manifestement cette ligure métaphorique lui permet de poser un
principe majeur de sa pensée de l’action humaine. Le Capitolo de
l’occasion est une interprétation d’une épigramme d’Ausone, qui
semble d’abord être un portrait très classique de l’occasion,
personnifiée sous les traits d’une « dame » inquiète aux pieds ailés,
dont les cheveux dissimulent le visage, rabattus en avant afin que nul
ne puisse la rattraper une fois qu’elle est passée. Cette métaphore
illustre le premier et le plus évident des caractères de l’occasion : elle
est un instant, toujours unique, à saisir. L’occasion ne se rattrape
jamais : le repentir se trouve sur ses pas, prêt à fondre sur le
malheureux qui aura laissé passer sa chance.
L’occasion est tourmentée, au sens où elle ne tient pas en place,
parce qu’elle a toujours « un pied sur une roue » : on ne saurait
s’empêcher de reconnaître dans cette roue celle de la fortune,
d’autant que dans Capitolo de la Fortuna, Machiavel donne une
autre définition de l’occasion, tout aussi métaphorique, qui laisse
entendre qu’il y aurait une grande familiarité – voire une parenté –
entre la fortune et l’occasion. La scène se passe dans le palais de la
fortune : « À l’intérieur, il y tourne autant de roues que varie l’accès
aux choses que les mortels prennent pour cible. […] On y voit la
crainte prostrée par terre, si pleine d’hésitation qu’elle ne sait que
faire : le repentir et l’envie lui font la guerre. Seule, l’occasion
s’amuse en ce lieu : on voit cette enfant naïve et échevelée jouer
alentour avec les rouages. » L’occasion, fille écervelée de la fortune,
incarne l’incessant mouvement du devenir, les aléas de nos
existences. Elle est la figure même de la mobilité et de l’incertitude.
Chaque projet, chaque désir humain, est frappé de contingence ;
mais l’occasion joue au milieu, et seule, s’amuse dans le monde sans
ordre de la fortune.
Rien de ce qui est intentionnel, donc, n’échappe aux caprices de la
fortune : aucune entreprise ne peut éviter ses coups. Au milieu de ce
chaos, l’occasion apparaît comme une figure enfantine et presque
incongrue. Sa naïveté tranche avec la « cruauté » de la fortune. Elle
est l’inconscience même, parce qu’elle est la contingence même : vide
de sens, elle ne dépend que de celui qui va la saisir. Elle n’est même
pas soumise à la fortune, qui en effet n’a pas de prise sur elle,
puisque l’occasion n’est rien. Étant absolument sans intention –
vacante, pourrait-on dire, jouant sans but précis – elle ne poursuit
aucune fin que la fortune pourrait contrarier.
L’occasion est donc une figure évanescente, sans consistance
aucune ; elle est tellement insaisissable qu’elle n’est même pas
pensable, au point qu’alors même que l’on croit pouvoir l’observer
pour la décrire, l’interroger pour la connaître, elle a déjà fui : « Et toi,
tandis qu’à me parler tu perds ton temps, occupé tout entier à de
vaines pensées, tu ne t’aperçois pas, mon pauvre, et ne comprends
pas que je t’ai glissé entre les mains », dit l’Occasion au lecteur (son
ami Filippo de’ Nerli, ou peut-être à Machiavel lui-même ?).
L’occasion est insaisissable par l’esprit parce qu’elle n’est, stricto
sensu, rien de particulier. Elle ne peut être saisie qu’à même l’action
réelle, dans le monde.
Il faut donc repenser l’occasion, hors de la pensée métaphorique
qui la substantialise abusivement. C’est que, fidèle au principe
énoncé au chapitre XV du Prince, Machiavel veut avant tout « écrire
des choses utiles », et décrire « la vérité effective des choses ». Dans
la querelle des armes et des lettres qui oppose encore au XVIe siècle
les partisans de la « vita activa » à ceux de la « vita contemplativa »,
Machiavel aurait plutôt tendance à choisir le parti des premiers :
n’existe réellement, dans son système de pensée, que ce qui a trouvé
le chemin depuis la simple possibilité, la théorie abstraite, jusqu’au
résultat effectif dans la réalité. Seules les actions réellement menées
à bien sont réelles, les autres se perdant dans de brumeuses bonnes
intentions dont l’enfer, Machiavel le sait bien, est pavé.
Il ne sert donc à rien de disserter sur l’occasion, qui n’est pas un
concept philosophique, ni un principe moral, mais une intuition
claire de l’opportunité d’une action. Il faut l’éprouver : rien ne sert
d’essayer de la prouver par des raisonnements. Cela pourrait tout à
fait s’approcher de la manière dont Aristote dit que la saisie du
kaïros, l’instant propice, par le sage, relève de la sagesse pratique (et
non théorique) qu’il nomme phronésis, prudence. Le kaïros est le
moment critique, c’est-à-dire celui d’une crise, où par la délibération
la volonté va briser l’équilibre de l’indifférence, et se porter
définitivement d’un côté ou de l’autre. Le choix est le fruit d’une
délibération chez Machiavel comme chez Aristote, et, comme lui, il
entend par délibérer « soupeser » les conditions d’une action, c’est-à-
dire en éprouver, intuitivement, la difficulté et le sens particulier – et
non appliquer une maxime abstraite universellement valable.
Envisageons donc l’occasion non pas telle qu’elle est décrite dans
le Capitolo poétique qui lui est consacré, mais à travers les textes
politiques et historiques qui nous la montrent à l’œuvre.
Or, apparaît à propos de la saisie de l’occasion quelque chose
comme un cercle vicieux, ou plutôt une figure paradoxale, qui met
l’esprit dans l’embarras un peu à la façon des espaces impossibles
d’Escher. C’est dans ce paradoxe que réside tout l’intérêt de la notion
d’occasion chez Machiavel.
L’action virtuose dépend d’une occasion : une sorte de
matérialisme machiavélien – pour autant que son refus de la
transcendance et son souci d’envisager les situations toujours sous
leur aspect particulier nous permettent d’employer ce terme de
« matérialisme » − interdit tout principe pratique universel, et
ordonne au contraire toujours l’action à son opportunité dans des
conditions définies très spécifiquement. À de nombreuses reprises,
par exemple, Machiavel rappelle qu’il ne sert à rien d’imiter les
actions des anciens telles quelles ; mais que c’est leur virtù, c’est-à-
dire la forme de leur action, qu’il faut imiter, en l’adaptant aux
circonstances présentes.
À ce titre, l’occasion permet la virtù : c’est ce que dit le chapitre VI
du Prince, à propos des actions de Cyrus, Thésée, Moïse et Romulus,
qui, grâce à leur seul génie, ont pris chacun le pouvoir dans des
conditions d’exceptionnelle tension politique et sociale, et devinrent
pour Machiavel « les plus éminents » des princes virtuoses. La virtù
doit se manifester pour exister, puisqu’elle est une activité : une virtù
implicite, passive, serait une contradiction logique. Un prince
virtuose qui garderait ses idées pour lui et quelques disciples, qui ne
serait pas un homme public, entièrement habité par sa vocation
politique et à l’œuvre sur le terrain, serait un de ces « philosophes »
dont Machiavel se moque. Il faut donc, pour que la virtù existe,
qu’elle trouve le moyen de s’inscrire dans le réel. L’occasion est ce
moyen : une brèche dans la nécessité qu’impose la fortune, qui par
conséquent permet l’action historique. Chez Machiavel, toutes les
grandes actions politiques et historiques sont tributaires d’une telle
occasion.
Seulement, si a posteriori des situations critiques peuvent être
considérées comme d’excellentes occasions pour agir, encore fallait-il
les reconnaître. Les occasions, en effet, ne s’annoncent jamais
d’emblée comme telles. « Je porte devant moi mes cheveux épars »,
dit l’Occasion dans le Capitolo éponyme, « je m’en recouvre la
poitrine et le visage, pour que l’on ne me reconnaisse pas quand
j’approche. » C’est dès lors une question d’habileté : il faut savoir
reconnaître l’occasion derrière ses cheveux, discerner avec soin si
l’on peut raisonnablement agir ou non. Mais le risque demeure
toujours, car l’occasion « éblouit les hommes », de même que la
fortune les « aveugle ».
Celui qui voudrait attendre que toutes les conditions pour agir
soient manifestement réunies, se tromperait au moins autant que
celui qui ne voudrait pas attendre l’occasion d’agir et les
circonstances favorables. On en trouve l’illustration dans les
Histoires florentines, à propos de l’élection des gonfaloniers à la
Seigneurie de Florence : « les circonstances ne sont jamais tout à
fait favorables », écrit Machiavel, « de sorte que si l’on attend toutes
les opportunités, on ne tente jamais rien… ». On retrouve ici encore
l’idée machiavélienne, qu’à tout prendre l’audace est préférable à la
temporisation. Avec l’occasion comme avec la fortune, mieux vaut
agir en se mettant un peu en danger, que subir frileusement leurs
caprices. Le calcul est simple : en agissant je ne suis pas sûr de
gagner, mais en subissant, je suis certain de perdre. La politique de
Machiavel se construit ainsi sur un pari fondamental qui est celui du
« moindre mal », comme le remarque G. Sfez dans Machiavel, la
politique du moindre mal. Il ne s’agit pas, comme on le voit ici, d’une
attitude de résignation au mal, mais d’une pensée réaliste de l’action
humaine dans les conditions extrêmes de guerre dans lesquelles écrit
Machiavel.
L’action doit donc avoir lieu lorsque les conditions sont les plus
favorables, lorsque l’occasion se présente, voilée. L’agir est toujours
compromis avec le risque de l’échec, avec l’incertitude liée à la
contingence du monde. C’est pourquoi l’occasion est aussi fille de la
virtù. Seule, celle-ci sait reconnaître l’occasion pour ce qu’elle est.
C’est d’ailleurs une de ses qualités essentielles, comme en témoigne
le même chapitre VI du Prince, où Machiavel écrit à propos des
grands fondateurs d’États et de religions qu’ils furent de grands
hommes parce qu’ils ont reçu de la fortune l’occasion de démontrer
leur vaillance, qui sans cette manifestation, n’aurait pas été effective,
donc pas réelle. Mais leur vaillance consiste essentiellement à savoir
donner aux événements un sens propice à leur action : par
conséquent un cercle s’établit entre la virtù et l’occasion, qui s’entre-
impliquent toujours mutuellement. Pas d’occasion sans une virtù
pour la reconnaître derrière ses voiles, pas de virtù sans une occasion
de la manifester : « aussi, continue Machiavel, ces occasions ont-
elles fait le bonheur de ces hommes, et l’excellence de leur valeur a
fait reconnaître cette occasion. »
Nous voici devant l’un des « pièges » de la pensée de Machiavel :
l’occasion et la virtù font cercle, et l’on ne parvient plus à démêler si
l’action virtuose relève du libre arbitre humain, ou si elle n’est
finalement qu’un don de la fortune, indépendant de la valeur des
hommes qui l’accomplissent – ce qui signifierait que la virtù n’existe
pas.
Le premier problème est celui que nous relevions déjà en
analysant la notion de fortune : si la virtù a besoin de l’occasion pour
se manifester, alors la virtù est toujours une partie du plan de la
fortune. Il est donc illusoire de dire que la virtù peut lutter contre la
fortune, établir des digues et la canaliser, puisque, certes, la fortune
ne s’emploie que là où la virtù n’est pas – mais si la fortune seule, en
dernier recours, laisse ou non la place à une intervention de la virtù,
en donnant ou pas l’occasion d’agir, cela revient à dire que la fortune
décide même de l’existence de la virtù. Le libre arbitre, dans cette
hypothèse, ne serait qu’une invention humaine, qui ne
correspondrait à rien de réel, sinon à l’impression de liberté, au
sentiment illusoire d’indépendance, que donnent l’imprévisibilité et
l’incohérence du hasard et de la fortune.
Le second problème consiste en ceci : en admettant que la fortune
donne ou non l’occasion d’agir, c’est-à-dire donne ou pas la
possibilité à la virtù d’exister, il faut bien pourtant que la virtù
préexiste à cette occasion, pour pouvoir la reconnaître. L’occasion
n’existe pas sans la virtù, et par conséquent la fortune non plus. Il n’y
a en effet de variations de fortune que pour une intelligence tendant
intentionnellement vers une fin : les actions de la nature ou des
animaux par exemple, ne semblent pas soumis à la fortune. Et si une
virtù ne « reconnaît » pas l’occasion, celle-ci passe inaperçue, et,
n’étant l’occasion de rien, elle ne peut être dite une occasion. Il y a
donc une véritable interdépendance ontologique entre la virtù et
l’occasion.
Qui, alors, de la fortune ou de la virtù, est la mère de l’occasion ?
Nous pouvons émettre l’hypothèse suivante, qui semble bien être ce
principe fondamental de l’agir humain que Machiavel énonce à
travers la notion d’occasion : toute action réussie est le produit de
l’occasion, en même temps que toute occasion est suscitée par
l’action bien menée. Et ainsi, on peut dire que l’action virtuose
suscite sa propre occasion, comme le suggère Machiavel au chapitre
XI du premier livre des Discours : la virtù de Numa « donna
naissance à de bonnes institutions ; celles-ci déterminèrent une
chance favorable, d’où naquirent d’heureux succès. » Ainsi,
manifestement, la virtù est première : l’action virtuose, c’est-à-dire à
la fois minutieusement préparée et opportune, attire la fortune, et
cela, infailliblement. La virtù crée des occasions d’agir avec succès.
Dans le chaos de sens que présente le monde, certaines
configurations sont propices à une action humaine, et il appartient
au génie de certains hommes de savoir les susciter et les exploiter.
Machiavel refuse donc tout déterminisme : aucune transcendance
déterminant nos actions ne peut être invoquée pour nous soustraire
à notre responsabilité. Au contraire, toute action suscite sa propre
occasion, et par conséquent, toute action est sa propre occasion. Il
n’y a que des occasions dans la théorie machiavélienne de l’agir : tout
est immanent à l’agir humain, dans la vie des hommes ordinaires
comme dans une grande action historique. Le chant V de L’Âne d’or
en témoigne, qui dit : « Il faut avoir bien peu de cervelle pour croire
que, si votre maison s’effondre, Dieu la sauvera sans aucun autre
étai ; car on mourra sous ces décombres. » Dieu (ou la fortune) ne
fait rien à notre place : c’est un leitmotiv que l’on retrouve au
chapitre XXVI du Prince, ainsi qu’à de nombreuses reprises dans les
Discours. Ici, Machiavel réitère son injonction à l’action, sous peine
de mort (« on mourra sous ces décombres »). Nous seuls pouvons
étayer nos maisons pour ne pas périr sous leurs ruines ; nous seuls
pouvons agir contre le sort ; nous seuls pouvons vaincre au combat.
La notion d’occasion, qui aurait pu nous faire croire, au premier
abord, que l’homme était tout entier livré au bon vouloir de la
fortune, est au contraire l’instrument d’une philosophie de la liberté.
À partir d’une personnification de l’occasion, qui laisse croire
qu’elle aurait une existence substantielle, Machiavel parvient à
réinscrire cette figure de la contingence dans son système de pensée
sous la forme de l’immanence du sens à l’action. L’occasion n’est rien
d’autre que l’opportunité de l’action, principe fondamental de la
politique machiavélienne, et la liberté humaine se confond avec notre
capacité à nous risquer dans l’action, pour donner un sens au
devenir.

Commentaire : Le Prince, VI

Machiavel consacre les onze premiers chapitres du Prince à une


typologie des « principats », étudiés en fonction de la façon dont on
les acquiert : le chapitre VI s’attache à ceux que l’on « acquiert par
ses propres armes et sa vaillance », autrement dit, aux états qui ont
été conquis par la virtù de certains génies politiques, modèles
absolus de princes virtuoses. Machiavel avertit d’emblée son lecteur
qu’il va « alléguer de grands exemples », qu’on ne devra cependant
pas considérer comme des figures à recopier ; ils sont plutôt des
archétypes dont seule la virtù est à imiter. Machiavel invite son
lecteur à « faire comme les archers avisés » qui visent plus haut que
la cible pour l’atteindre, lorsqu’elle est trop éloignée. L’exemple des
grands hommes ne doit donc pas paralyser l’initiative personnelle,
mais seulement lui indiquer une direction et l’inciter à l’effort. C’est
bien ce que va montrer notre passage : les grands fondateurs évoqués
par Machiavel ici vont d’abord être décrits comme des hommes qui
ont tiré toute leur gloire de leur volonté et leur intelligence propre.
Les actes des fondateurs sont des commencements absolus, qui ne
peuvent par conséquent être imités que par une autre création
absolue. Le deuxième mouvement du passage, à partir de « sans
cette occasion, leur force d’âme… » jusqu’à la fin de l’extrait, lie cette
qualité créatrice de la virtù à l’occasion, et enclenche le mouvement
dialectique que nous avons décrit plus haut, selon lequel la virtù est
non seulement un principe de réalisation de l’ordre politique, mais
aussi un principe d’interprétation de l’histoire.

« Mais, pour en venir à ceux qui par leur propre valeur et non
par la fortune sont devenus princes : je dis que les plus éminents
sont Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et d’autres semblables. Bien
que de Moïse on ne doive pas discuter, puisqu’il a été un simple
exécutant des choses qui lui étaient ordonnées par Dieu, il doit
cependant être admiré, ne fût-ce que pour cette grâce qui le rendait
digne de parler avec Dieu. Mais considérons Cyrus et les autres qui
ont acquis ou fondé des royaumes : vous les trouverez tous
admirables ; si l’on considère leurs actions et dispositions
particulières, elles ne paraîtront pas discordantes de celles de
Moïse, qui eut un si grand précepteur. En examinant leurs actions
et leurs vies, on ne voit pas qu’ils aient reçu de la fortune autre
chose que l’occasion, qui leur donna une matière où introduire la
forme qui leur parut bonne. Sans cette occasion, leur force d’âme se
serait éteinte et sans cette force d’âme c’est en vain que l’occasion se
serait présentée. Il était donc nécessaire que Moïse trouve le peuple
d’Israël en Égypte, esclave et opprimé par les Égyptiens, afin que
celui-ci, pour échapper à la servitude, se dispose à le suivre. Il
convenait que Romulus ne se contente pas d’Albe, qu’il ait été
abandonné à sa naissance, si l’on voulait qu’il devienne roi de Rome
et fondateur de cette illustre patrie. Il fallait que Cyrus trouve les
Perses mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis
et efféminés par une longue paix. Thésée ne pouvait manifester sa
valeur s’il n’avait trouvé les Athéniens divisés. Aussi ces occasions
ont-elles fait le bonheur de ces hommes, et l’excellence de leur valeur
a fait reconnaître cette occasion. D’où il s’ensuivit que leur patrie en
fut ennoblie et devint très heureuse. »

Les grands hommes cités par Machiavel ont un point commun,


malgré la grande diversité de leurs origines et de leurs époques, et le
fait que Machiavel mêle le mythe (Romulus, Moïse et Thésée) à
l’histoire (Cyrus) : ils sont devenus princes « par leur propre valeur
et non par la fortune », ce qui signifie qu’ils ne doivent leur succès
qu’à leur génie propre – qui leur a indiqué les moyens de préparer et
de mettre en œuvre efficacement leurs projets. Moïse, précise
Machiavel, a certes été « un simple exécutant des choses qui lui
étaient ordonnées par Dieu », mais il doit à sa seule valeur (que
Machiavel identifie subrepticement avec la grâce divine) d’avoir été
choisi par Lui : il s’agit donc toujours de définir ces hommes, ainsi
que « leurs actions et dispositions particulières » comme des
créateurs et des initiateurs d’ordres jusque-là inexistants, qu’il
s’agisse de systèmes politiques ou de religions.
La virtù est donc, selon cette description, la capacité à introduire
un nouvel ordre des choses dans la réalité, ordre efficace, meilleur
que ce qui le précédait. Ainsi, peut-on dire que les grands hommes
écrivent l’histoire, et sont le moteur d’un progrès de l’humanité.
Machiavel reconnaît qu’on peut décrire, comme l’ont fait Platon ou
Polybe, des cycles réguliers de transformation des types de régimes
les uns dans les autres, de la monarchie à l’aristocratie, puis à
l’oligarchie, jusqu’à l’anarchie en passant par la démocratie – et
retour ; mais manifestement la virtù peut interrompre ces cycles et
faire évoluer des régimes corrompus vers une meilleure santé, voire
les guérir tout à fait.
L’homme qui s’appuie sur la virtù possède donc une capacité de
rupture avec l’ordre existant, de réalisation des possibles politiques,
qui l’oppose à celui qui se laisse porter par la fortune : ce dernier
n’agit pas sur le devenir mais le subit, ballotté entre bonne et
mauvaise fortune. Seul le premier peut être appelé à un rôle politique
majeur, et être jugé « admirable », puisque par « ses actions et
dispositions particulières » il engendrera un vivere politico
indépendant de sa fortune personnelle, et susceptible de lui survivre.
C’est pourquoi on lit que ces hommes n’ont « reçu de la fortune
autre chose que l’occasion, qui leur donna une matière où introduire
la forme qui leur parut bonne » : la fortune ici encore est décrite
comme principe du déroulement des faits bruts – cette « matière »
sociale et temporelle qui n’est pas encore une cité ni à proprement
parler un moment historique – tandis que la virtù prend ici un
caractère herméneutique, en étant le principe formateur du réel. Il
s’agit bien en effet pour ces hommes d’interpréter les situations dans
lesquelles ils se trouvaient, afin de définir, de donner forme, aux faits
pour qu’ils deviennent des événements historiques sensés. Seule la
virtù de ces hommes pouvait donner sens (signification et
orientation) à la « matière » historique, et il lui a suffi de l’occasion
de se manifester pour accomplir ces exploits.
La seconde partie du passage montre combien cette interprétation
était à la fois nécessaire et difficile. Nécessaire, parce que comme
Machiavel le rappellera ailleurs dans les Discours, les situations qui
sont apparemment désespérées, chaotiques, anomiques, ressemblent
à des blocs de pierre non dégrossis, dont paradoxalement un artiste
tirera plus facilement une forme, que d’un autre qui aurait déjà été
travaillé auparavant. Il y a donc comme une nécessité de la mise en
forme, quand la matière est sans loi : c’est pourquoi chacun de ces
hommes semble avoir obéi à une nécessité inhérente à la situation
qui s’offrait à lui : « il était donc nécessaire que Moïse… il convenait
que Romulus… Il fallait que Cyrus… Thésée ne pouvait », etc. Ce que
Machiavel nomme « occasions », dont il dit que « sans elles, leur
force d’âme se serait éteinte », semble donc représenter la nécessité
avec laquelle le chaos appelle l’ordre, ou la matière informe, la forme.
Difficile, d’autre part, parce que sans la capacité d’interpréter ces
situations paradoxales et de « reconnaître » l’absence de forme
comme l’occasion d’en introduire une nouvelle, « c’est en vain que
l’occasion se serait présentée ». Nous retrouvons ici la
caractéristique de la virtù évoquée plus haut : comme principe
herméneutique, elle donne au virtuose la capacité de « voir » une
situation sous un angle nouveau, qui permet l’avènement d’un ordre
inouï.
Contrairement au fortuné, le virtuose n’utilise pas la fortune mais,
d’une certaine façon, crée sa propre bonne fortune et la maîtrise. Par
conséquent, on voit ici combien Machiavel est loin, en réalité, de la
personnification traditionnelle de l’occasion, qui n’est plus ici que le
résultat d’une interprétation virtuose de la contingence.
La dialectique mise en place par Machiavel veut donc que la virtù
crée l’occasion, et qu’en retour l’occasion permette à la virtù de se
réaliser. Loin d’être un cercle vicieux, elle manifeste plutôt la foi de
Machiavel dans la liberté humaine, et dans notre capacité à obtenir
par nos propres forces la gloire et le bonheur : « d’où il s’ensuivit que
leur patrie s’ennoblit et devint très heureuse », conclut-il.
Néanmoins, la fin du chapitre, consacrée à l’utilisation nécessaire de
la force au moment de la fondation d’un ordre nouveau, dément
l’apparent optimisme de cette conclusion : pour arracher la matière
au chaos, le prince virtuose, celui qui a su interpréter le désordre
comme occasion de l’ordre, devra recourir à la force. Saisir l’occasion
ne signifie donc pas seulement profiter en opportuniste d’une chance
favorable à ses desseins, mais assumer le risque d’abolir totalement
un ordre des choses pour en imposer un nouveau. L’occasion est un
pari herméneutique, un pas dans le vide que seuls les virtuoses ont
l’audace de faire.
Figures du prince
Christian Benoist écrit, dans le volume III de son Machiavélisme,
que Machiavel réalise une « géométrie du politique ». Les
personnages qu’il esquisse sont de véritables outils géométriques par
leur manque d’épaisseur humaine et, finalement, historique, servant
à construire la figure plus générale et abstraite du prince ou du
gouvernement virtuoses – de la même façon qu’on se servirait de
droites et de cercles pour construire une figure. Machiavel n’exhibe
jamais un modèle politique, mais montre comment l’action de tel ou
tel homme fut conforme à la qualité des temps. Dès lors, les
innombrables références historiques de Machiavel (Ch. Bec en
dénombre 1500 ou 1700), sont une constellation d’occasions
particulières, où la virtù s’est manifestée. On peut toutefois
distinguer trois grandes figures du prince chez Machiavel : le prince
fondateur, le stratège au pouvoir, et le législateur.
Par ordre de mérite, la figure du fondateur est première. Les
fondateurs, qu’ils aient été à l’origine de royaumes, de républiques
ou de religions, sont des personnages mythiques et quasi-divins :
Moïse, Thésée, Cyrus, Romulus sont les exemples favoris de
Machiavel, au chapitre VI du Prince. Romulus réapparaît à vingt-
cinq reprises dans les Discours, Moïse cinq fois, Cyrus neuf, et
Thésée une fois seulement.
Comme l’argument machiavélien consiste à montrer qu’il faut que
le fondateur soit seul pour s’attribuer les pleins pouvoirs et se mettre
ainsi en position de créer un ordre nouveau – de même qu’il faut une
seule volonté, celle du général, pour commander une armée, et une
seule tête pour diriger un corps – chacun de ces personnages est
d’abord défini par la violence de sa prise de pouvoir, qui vise à le
rendre seul maître du jeu politique. De même que Brutus tua ses
propres fils pour restaurer la liberté à Rome, Cyrus et Thésée
s’emparèrent du pouvoir par la force et la violence. Romulus
assassina son frère Rémus, puis son bras droit Titus Tatius Sabinus ;
Moïse « s’attribua le pouvoir », écrit prudemment Machiavel, en
songeant à l’épisode de la colère de Moïse (Exode, 32,25-29), où ce
dernier passa par les armes tous les Hébreux qui avaient préféré le
veau d’or à Dieu.
La figure du fondateur violent est d’abord une image de l’action
politique novatrice, qui fait table rase de l’ordre ou du désordre
préexistant pour introduire une forme nouvelle dans la matière.
Nulle part, Machiavel ne fait un portrait de ces grands hommes, dont
il se contente de rapporter le principe de l’action : s’emparer du
pouvoir, parce qu’il faut être seul pour accomplir une tâche si
immense. La solitude du fondateur inscrit son action dans
l’invisibilité de son désir de pouvoir. Il demeure une « figure » du
pouvoir dans la mesure où il porte en lui l’avenir de l’ordre politique
qu’il instaure, mais sa visibilité est moindre que celle du prince
stratège en exercice. Le fondateur est le visionnaire qui sait déjà où
est le sens de l’histoire, parce qu’il en est l’inventeur ; il n’est pas un
artiste qui joue avec virtuosité des apparences déjà établies, il en est
le créateur, qui sculpte dans la matière brute.
C’est sans doute dans la figure du fondateur que la relation
herméneutique de la virtù et de la fortune se fait la plus explicite : le
cercle de l’occasion et de la virtù du chapitre VI du Prince, tel que
nous l’avons décrit au chapitre III, montre comment cette dernière
permet au fondateur d’avoir une connaissance a priori d’une histoire
qui ne se connaît comme telle qu’a posteriori. Le sens de l’histoire
apparaît à même l’action historique.
L’action du fondateur, contrairement à celle du prince en exercice
qui ne prend en compte que les reflets de la matière sociale et de sa
propre personne, met en jeu la matière dans toute sa concrétude,
dans laquelle elle introduit une norme, celle de sa véritable identité.
Le fondateur, ou le réformateur, est celui qui « refait les comptes »,
« l’accident » qui permet aux hommes de « se reconnaître ». Il
« indique la modalité », écrit encore Machiavel, sous laquelle on
peut vivre bien, compte tenu de l’état de la matière et des temps. Il
introduit une forme dans la matière sociale, la révélant à elle-même
par une action extérieure dont la visibilité est immédiate : le peuple
n’a pas d’identité politique propre, le fondateur la lui donne. Le
fondateur ou réformateur n’est pas un être fait d’apparences au
besoin trompeuses ; au contraire, il impose la norme éthique de
l’avènement de la liberté publique.
La violence initiale qui définit le fondateur est celle de
l’introduction de la forme, c’est-à-dire de la révélation de la matière à
elle-même. Paradoxalement, et c’est en cela que la tâche du
fondateur est surhumaine, le pouvoir doit être entièrement et
radicalement confisqué par lui, afin de pouvoir être ensuite rendu en
propre à la cité. La fondation qui attribue le pouvoir à un seul, loin de
viser la satisfaction du désir propre du prince, est l’acte qui permet la
libération du peuple, incapable à lui seul de se donner une identité
politique. Quand bien même Cyrus, Thésée, Romulus ou même
Moïse n’auraient recherché que leur profit personnel, une tache de
cette envergure implique que cette satisfaction passe par le profit du
plus grand nombre. Aucun ordre nouveau ne peut en effet être
imposé sans virtù, c’est-à-dire sans viser, même indirectement, le
bien commun.
La figure du fondateur est complexe : elle implique que l’on pense
ensemble la plus grande obscurité – la prise du pouvoir a lieu dans la
violence et la solitude − et la plus grande visibilité – la révélation de
la matière sociale à elle-même. Le fondateur est pris entre le visible
et l’invisible jusque dans son propre dessein, puisque son appétit de
pouvoir doit toujours laisser ouverte la possibilité de la recherche du
bien commun, pour pouvoir s’accomplir. Machiavel, penseur du
visible, inscrit la fondation de l’ordre politique dans l’entre-deux de
la lumière et de l’ombre : elle est le moment où l’action, de privée et
« pathologiquement déterminée » qu’elle était, s’ouvre à la
dimension publique et politique. La fondation est d’abord la
conversion, essentielle, du moral au politique, où le crime peut
devenir fécond.
Une fois l’État fondé, le prince exerce le pouvoir sous une modalité
médiate de la visibilité, en jouant des apparences comme l’exige le
statut de la vérité politique. C’est la seconde figure du prince : le
stratège gouvernant. Machiavel écrit à plusieurs reprises que le
prince doit « donner de lui des exemples » de piété, de bonté,
d’humanité, afin que le peuple lui accorde sa confiance. Le
comportement du prince est toujours une construction en vue de
l’interprétation, principe de l’intelligibilité des actes du pouvoir,
comme on le voit au chapitre XIX du Prince : « ce qui le rend
méprisable, c’est d’être jugé changeant, léger, efféminé, pusillanime,
irrésolu : choses dont un prince doit se garder comme d’un écueil, et
s’ingénier que l’on perçoive de la grandeur, du courage, de la
gravité, de la fermeté ; […] Le prince qui donne cette image de lui-
même est fort réputé. »
Chacun sait, écrit Machiavel dans les Discours, que l’opinion
commune se satisfait de l’apparence comme de la réalité, et parfois
même plus de l’apparence que de la réalité : l’exercice du pouvoir
doit donc nécessairement avoir pour lieu une « scène » politique, où
le prince doit tenir son rôle, comme le dit le début du chapitre cité
plus haut : « […] le prince doit penser […] à fuir les choses qui le
rendent odieux ou méprisable ; toutes les fois qu’il aura fui cela, il
aura rempli son rôle. » En tant que stratège, il n’est que ce qu’il
paraît. Pourtant, paradoxalement, le prince est secret, il est « grand
simulateur et dissimulateur ». Les raisons de ses actes demeurent
dans l’ombre, afin que sa puissance soit plus visible, comme l’illustre
l’exemple de César Borgia, archétype du prince insaisissable. Sa
nature est multiple : il est homme et bête, lion et renard. Mais plus
encore, il est, de toutes les figures de l’homme politique, celui qui
doit être le plus adaptable aux circonstances, devant toujours avoir
« l’esprit disposé à tourner avec les vents de la fortune ».
Il n’y a pas, c’est notable, d’exemple de princes nouveaux qui ne
s’appuyèrent que sur leur virtù, sans que la fortune y entre en rien :
le chapitre VI du Prince, qui porte sur les monarchies nouvelles que
l’on acquiert par ses propres armes et sa vaillance ne prend pour
exemple que Moïse, Thésée, Romulus et Cyrus, dont on a vu qu’ils
étaient des fondateurs, et non des conquérants ; puis Savonarole,
« qui s’effondra dans ses nouvelles institutions » ; et enfin Hiéron de
Syracuse, qui fut d’abord élu chef par les Syracusains opprimés, et
« ensuite […] mérita de devenir leur prince ». La virtù de Hiéron de
Syracuse n’est pas à l’origine de son élection par les Syracusains,
puisqu’il ne mérita qu’ensuite d’être leur prince. En outre, c’est,
comme pour les fondateurs, le mécontentement général qui permit
son élection, et non pas sa valeur propre.
De même, le chapitre II, portant sur les monarchies héréditaires
(et qui par conséquent ne font pas dépendre le pouvoir d’une
conquête) affirme qu’il suffit d’une « habileté ordinaire » (ordinaria
industria) pour les maintenir. Le chapitre VIII, consacré à ceux qui
sont parvenus au pouvoir par le crime, dit explicitement
qu’Agathocle de Sicile n’est pas un exemple adéquat d’homme
politique excellent : « On ne peut […] attribuer à la fortune et au
talent ce qu’il obtint sans l’une ni l’autre. » Enfin, à propos de la
monarchie civile, dans le chapitre IX, qui permet à un citoyen de
parvenir au pouvoir, on lit : « Pour y parvenir, il n’est nécessaire ni
d’une totale vaillance ni d’une totale fortune, mais plutôt d’une
adresse chanceuse. »
Il faut donc bien admettre qu’on ne trouve, ni dans le Prince ni
dans les Discours, aucun exemple historique de stratège au pouvoir
qui soit uniquement virtuose : César Borgia, Jules II, Annibal, ou
Scipion, parmi les plus fréquemment cités, sont tous redevables de
leur succès à la fortune autant qu’à leur virtù. En revanche, on trouve
des contre-exemples de princes qui échouèrent pour avoir voulu s’en
tenir à une conduite normée par des principes moraux intangibles :
Savonarole et Piero Soderini. Diamétralement opposés à l’audace
folle de Jules II, la rigidité de leurs principes d’action, excluant la
violence, et refusant pour le second au moins le jeu des apparences
convaincantes, les entraîna vers leur perte.
On remarquera d’autre part le traitement particulier des figures de
Laurent de Médicis et de Castruccio Castracani : ces deux
personnages apparaissent respectivement dans la Vie de Castruccio
Castracani da Lucca et les Histoires florentines, et pourraient passer
pour des princes stratèges entièrement virtuoses. En réalité,
Machiavel laisse largement son goût pour la polémique et les
réflexions politiques prendre le pas sur l’exactitude d’un travail
d’historien : les faits sont falsifiés, les portraits déformés, en fonction
des nécessités qu’imposaient les circonstances, et de l’intention,
courtisane parfois, et toujours engagée, de l’auteur. Ainsi, lorsque
Machiavel veut donner un exemple de prince virtuose, il l’invente de
toutes pièces, ou bien en fait également un homme fortuné.
Le prince stratège est le maître des apparences : la virtù de César
Borgia, comme celle de Jules II ou celle de Scipion, fut sa
spectaculaire adaptation aux circonstances, au point d’en avoir fait ce
qu’il avait voulu qu’elles soient, des alliées et non des obstacles. Le
prince est celui qui « fait de nécessité virtù », qui « ourdit les fils de
la fortune », ayant renoncé à essayer de les briser – ce qui fut l’erreur
de Piero Soderini, qui avait cru que la bonté finirait par venir à bout
de la méchanceté des hommes.
De même que le fondateur révèle la matière sociale à elle-même, le
stratège insuffle du sens dans le devenir, et crée l’histoire. Le
fondateur ou le réformateur agissaient sur une matière anomique,
informe, brute autant qu’il est possible, et introduisaient une forme
qui allait définir la société civile ; ils étaient ceux qui révélaient à la
cité son identité, qui lui donnaient un nom et une qualité. Le prince
stratège quant à lui, œuvre sur une matière déjà informée. Son rôle
est tout entier dans le visible, un visible qui n’est cependant pas
fondé dans la transparence. Il faut que le prince fixe sur son
apparence la signification du devenir, pour que le peuple puisse le
saisir. Il est un miroir qui renvoie au peuple le sens de l’histoire,
miroir aveugle à lui-même, et pourtant source de toute
manifestation.
La troisième figure de l’homme politique est celle du législateur,
dont Solon, Lycurgue, Numa, Cyrus et Thésée sont les exemples
récurrents. Solon et Lycurgue, respectivement initiateur de la
démocratie athénienne selon Aristote, et législateur mythique de
Sparte, qui fit jurer à ses successeurs de ne pas modifier ses
dispositions, incarnent chacun une solution au problème du
gouvernement stable. La démocratie Athénienne d’une part, le
régime militaire spartiate d’autre part, sont deux branches de
l’alternative politique : l’une plus conforme à l’idée du bien que se
fait l’homme privé, tournée vers l’extérieur mais moins stable, l’autre
inébranlable mais imposant le sacrifice de l’individu à l’État et un
conservatisme rigide. Le régime spartiate représente une
constitution idéale et irréalisable pour une cité comme Florence, que
Machiavel se plaît à imaginer comme la nouvelle Rome, archétype de
la cité en expansion. C’est pourquoi partout où Machiavel loue la
sagesse de Lycurgue et la durée des institutions Spartiates, tandis
qu’il critique l’instabilité d’Athènes, il ajoute que Rome parvint
cependant à une plus grande puissance, malgré son instabilité.
Le législateur (ordinatore) rejoint en ceci le fondateur (fondatore)
qu’il introduit une forme dans la matière : mais alors que celui-ci
travaille une matière brute, celui-là doit remodeler une matière déjà
dégrossie. La tâche du fondateur sculpteur est d’autant plus aisée
que la matière est plus brute ; et celle du législateur architecte
consiste à enraciner aussi profondément que possible la légitimité de
son acte, afin de le faire accepter. C’est pourquoi Romulus n’eut pas
besoin du recours à la divinité, tandis que Numa se servit de la
religion, en faisant croire qu’il avait avec la déesse Egérie des
conversations nocturnes, comme le rapporte Tite-Live.
Numa se disait inspiré par les dieux : « En vérité, continue
Machiavel, il n’a jamais existé dans un peuple de fondateur de lois
extraordinaires qui n’ait eu recours à Dieu, parce qu’autrement,
elles n’auraient pas été acceptées. Nombreux sont, en effet, les
principes connus d’un sage qui ne portent pas en eux des preuves
assez évidentes pour convaincre les autres. » De même, dit
Machiavel, Lycurgue n’est peut-être qu’une figure inventée par les
Lacédémoniens eux-mêmes pour conférer à leurs institutions
davantage de noblesse et de légitimité que si elles avaient eu une
origine humaine.
La tâche du législateur est rendue possible par le fait que son
pouvoir est invisible, quoiqu’il soit le pouvoir le plus radical. Le
législateur architecte fait exister la société civile en l’informant de
l’intérieur, au point que la loi doit lui permettre de s’effacer
entièrement, et de n’avoir plus besoin que d’y « jeter la moitié d’un
œil », parce qu’il a consolidé le régime au point que « les institutions
de la cité puissent tenir debout d’elles-mêmes », comme l’écrit
Machiavel à la fin du Discursus florentinarum rerum (1520).
Comme législateur, il s’efface entièrement devant l’autonomie
politique de la cité : son action atteint à sa perfection lorsque la
société civile peut se passer de lui, ou bien qu’elle le confond avec
l’État lui-même. Le pouvoir ne peut pas se maintenir sans être
désincarné : Machiavel affirmera tout au long de son œuvre la
nécessité pragmatique du bien commun, c’est-à-dire de la
république.
De même que le travail de l’architecte consiste à donner à son
œuvre la solidité suffisante pour se maintenir seule, de même, le
législateur doit-il viser la liberté publique : la loi vient donner à la
matière, identifiée par le fondateur, une existence politique propre.
Le législateur s’efface devant la loi, qui assume seule et convertit en
bien commun la violence de la fondation. La forme est remise à la
matière, afin qu’elle puisse exister authentiquement, c’est-à-dire
librement. On est bien loin de l’interprétation cynique que l’anti-
machiavélisme fera des thèses du Florentin. Si le détour par la
violence est nécessaire, sa conversion en institutions et en lois,
violence symbolique, ne l’est pas moins. Or, cette pensée
fondamentalement républicaine de la dépendance du pouvoir à la
liberté publique n’est envisageable que si l’on tient compte de la
conception machiavélienne du politique comme domaine du visible :
le pouvoir est plus visible, donc plus efficace et plus réel, lorsqu’il est
entièrement extériorisé dans la loi. Tant qu’un appétit particulier,
fut-il celui d’un sage législateur, est au principe de l’action politique,
l’avènement de l’État n’est pas parvenu à sa perfection ; il demeure à
la merci de l’obscur arbitraire des passions. L’action du fondateur
implique un homme seul : il est le sculpteur qui révèle la matière
sociale à son identité politique ; celle du stratège met en miroir le
prince et les humeurs de la cité, et lui donne le rôle de médecin de la
cité, seul capable d’en maintenir la santé par le jeu convenable du
conflit de ses humeurs ; et celle du législateur ouvre absolument tout
l’espace politique, à travers les institutions et les lois, depuis le
peuple jusqu’aux plus hauts magistrats, les réunissant sous le nom
d’État, comme l’architecte dont les dispositions permettent à
l’ensemble de tenir debout de lui-même.

Commentaire : Le Prince, XVIII

Le chapitre XVIII du Prince est un chapitre de combat, ruinant


par assauts successifs la conception morale de la politique élaborée
par le Platonisme, puis par le Christianisme, en Europe, depuis
l’Antiquité. La réputation d’amoralité de Machiavel s’est constituée à
partir du Prince, et tout particulièrement de ce chapitre, consacré à
« comment les princes doivent tenir leur parole ». Contrairement
aux Miroirs des Princes du Moyen Âge, qui prétendaient faire du
prince un modèle de vertu, le Prince enseigne aux gouvernants à
maintenir une frontière hermétique entre celle-ci et la politique. À
l’égard de la constitution de l’image du prince virtuose, seconde
figure du prince chez Machiavel, le chapitre XVIII est
particulièrement significatif. Dans un premier temps, Machiavel
affirme la nécessité pour le prince d’avoir une double nature,
humaine et animale. Puis il complexifie cette image dans un
deuxième temps en empruntant au De officiis de Cicéron sa célèbre
image du lion et du renard, afin de fonder la rupture entre la
politique et la morale. Enfin, de figure complexe, le prince devient
dans le dernier paragraphe de cet extrait une pure abstraction sans
consistance.

« Vous devez donc savoir comment il y a deux façons de


combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est
propre à l’homme, la deuxième aux bêtes. Mais, parce que très
souvent la première ne suffit pas, il convient de recourir à la
seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la
bête et de l’homme. […] il faut qu’un prince sache user de l’une et de
l’autre nature ; l’une sans l’autre ne peut durer.
Un prince étant donc obligé de savoir bien user de la bête, il doit
parmi elles choisir le renard et le lion, car le lion ne se défend pas
des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être
renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups.
Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Par
conséquent un souverain sage ne peut ni ne doit observer sa parole,
lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui et
qu’ont disparu les raisons qui la firent engager. Si les hommes
étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon : mais comme ils
sont méchants et n’observeraient pas leur parole envers vous, vous
non plus n’avez pas à l’observer envers eux. Jamais à un prince
n’ont manqué les motifs légitimes de farder son manque de parole.
[…]
Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir toutes les
qualités susdites, mais il est tout à fait nécessaire de paraître les
avoir. J’oserai même dire ceci : si on les a et qu’on les observe
toujours, elles sont néfastes ; si on parait les avoir, elles sont utiles ;
comme de paraître miséricordieux, fidèle à sa parole, honnête,
religieux, et de l’être ; mais avoir l’esprit tout prêt, s’il faut ne pas
l’être, à pouvoir et savoir changer du tout au tout. […] Aussi faut-il
qu’il ait un esprit disposé à tourner selon ce que les vents de la
fortune et les variations des choses lui commandent, et, comme je
l’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien s’il le peut, mais savoir
entrer dans le mal, y étant contraint. »

Un premier coup est d’emblée porté à l’idée selon laquelle le


prince, premier parmi ses pairs et modèle pour ses sujets, devrait
être d’une vertu exemplaire. Il consiste à admettre la force comme
nécessaire adjuvant du droit. Combattre avec les lois est strictement
humain : Machiavel accorde volontiers à ses contemporains
humanistes qu’on ne fonde rien hors des lois, mais il ajoute
immédiatement que cela « ne suffit pas ». Il avait déjà émis cette
idée au chapitre VI, à propos des « prophètes désarmés » : les
grands fondateurs ont tous appuyé leurs réformes sur la force, car la
transformation de la matière sociale exige une refondation totale des
ordres existants. Ceux qui ont voulu, comme Savonarole par
exemple, gouverner « avec des prières » se sont effondrés. Il faut
donc accepter, au fondement du pouvoir, un emploi judicieux de la
force. Machiavel fait dans les Discours 1, 9, la différence entre la
violence qui ruine et celle qui restaure : si la première est à proscrire
parce qu’elle risque de rendre le prince odieux à ses sujets, la
seconde en revanche est décrite comme un moment nécessaire de
l’exercice du pouvoir. Néanmoins, il s’agit bien d’affirmer qu’une part
d’animalité doit entrer dans la nature du prince. Machiavel ne dit
cependant pas qu’un prince doit être systématiquement cruel ou
violent, mais qu’il doit « savoir » user de sa nature animale – nuance
que l’antimachiavélisme feindra d’ignorer.
Première ambiguïté, donc, dans la nature du prince nouveau : il
doit être à la fois capable d’humanité et d’animalité, c’est-à-dire
d’inhumanité. César Borgia ou Hannibal en sont deux exemples :
leur cruauté, employée à bon escient, leur a assuré le respect et
l’obéissance de leurs sujets.
Deuxième assaut contre la moralité politique, et second degré de
complexité dans la description du prince virtuose, l’animalité du
gouvernant doit prendre elle aussi un double aspect : le lion et le
renard. La force du lion seule ne suffit pas non plus. De la même
façon qu’il faut savoir adapter son comportement aux temps pour
manœuvrer la fortune, de même la force brutale qui entend tout
écraser devant elle peut s’écrouler si la situation demande un peu de
finesse et d’astuce. La ruse, personnifiée dans le renard, reçoit donc
ici sa justification politique : « un souverain sage » doit avoir un
comportement adapté à la nature des hommes qu’il gouverne. Or il
serait fou de croire, dans un monde où les hommes sont
« méchants » et sans parole, qu’on puisse gouverner efficacement en
prenant pour principe le devoir formel de vérité que la morale
impose. Ici apparaît un aspect fondamental de la politique
machiavélienne : le prince, lorsqu’il parvient au pouvoir, devient un
homme public, dont la destinée se confond avec celle de l’État. À ce
titre, il doit sacrifier sa moralité à la seule valeur absolue que
Machiavel, manifestement, reconnaisse : la liberté du peuple et le
salut de l’État (qui sont, en réalité, une seule et même chose comme
il le montrera au début des Discours). Et puisque le jeu politique
veut que l’on tienne ces arcanes secrets, il reviendra au prince de
« farder » ses raisons afin de donner le change à la morale, qui règne
sur les individus privés. Cela est chose facile, écrit Machiavel, car les
hommes sont si fascinés par les apparences qu’ils ne demandent qu’à
s’y laisser prendre.
Enfin, dernière étape de la déconstruction de la figure du prince,
cet être mi-homme, mi-animal, et dont l’animalité elle-même est
double, semble se disperser définitivement dans ses apparences :
non seulement le prince doit sacrifier sa moralité au salut de l’État,
mais il finit même par ne plus avoir de qualités propres. La fin du
passage opère une substitution du paraître à l’être : il n’est pas
nécessaire d’avoir des qualités moralement bonnes, et même, il est
« plus utile » de seulement sembler les avoir. Le prince devrait donc
abolir toute intériorité morale, au profit de sa seule extériorité
politique. Et Machiavel va plus loin encore, lorsqu’il enchaîne dans le
même membre de phrase les trois verbes « paraître », « être » et « ne
pas être », qui nouent ensemble deux contradictions logiques
absolument irréductibles pour la métaphysique : d’abord parce que
l’être s’oppose ontologiquement au paraître, et ensuite parce qu’un
être ne peut logiquement pas « être » et « ne pas être » en même
temps. Le coup de grâce arrive enfin : la compromission avec le mal
est réaffirmée, toujours sous les mêmes conditions, à savoir de viser
toujours le bien comme idéal, mais de « savoir et pouvoir » entrer au
mal lorsque la réalité y contraint.
Machiavel, au terme de ce passage, a donc bel et bien déconstruit
la figure du prince, en même temps qu’il a démontré l’hétérogénéité
de la morale et de la politique. Ou plutôt, il a construit une figure
impossible du prince, qu’il a privé d’intériorité au profit d’une
existence inconsistante, aussi bien logiquement qu’ontologiquement.
Cette tendance à la disparition de la figure du prince chez Machiavel
se ressent, comme on l’a vu, dans les deux autres figures du
législateur et du fondateur. Loin d’être une incohérence de la part du
Florentin, on peut penser que cette description du prince indique
« par l’absurde » l’orientation qu’il souhaite voir prendre à la
politique : désincarner le pouvoir, le rendre au peuple par le biais
d’institutions qui ne dépendent plus d’une virtù personnelle, mais de
celle de ce qu’on appellera plus tard un État.
La vérité effectuelle

Au début du chapitre XV du Prince, une expression attire


l’attention du lecteur : « il m’a semblé plus pertinent de suivre la
vérité effectuelle des choses (« andare dietro alla verità effettuale
della cosa ») que l’idée que l’on s’en fait ». L’expression est ambiguë,
et ne semble pas pouvoir être traduite seulement par « vérité
effective » : le néologisme « effectuelle » semble devoir être préféré à
la traduction courante « effective », d’une part parce que le terme
« effettiva » existe en italien et que Machiavel lui-même a choisi
d’employer un néologisme (le terme de « effettuale » en italien ne se
trouve d’ailleurs à peu près que chez lui, et, chez lui, uniquement
dans le chapitre XV du Prince) ; et d’autre part parce que le sens
d’« effective » se rapporte à un état de fait, tandis qu’« effectuelle »
suggère l’idée d’une activité propre à la vérité, qui produirait des
effets.
Certes, Machiavel oppose cette vérité « effectuelle » à la
spéculation métaphysique, pour se concentrer sur l’effectif, c’est-à-
dire ce dont nous pouvons faire l’expérience par ses effets dans la
réalité. Ce point est explicité dans le chapitre XV du Prince, où
Machiavel écrit qu’il veut « discourir des choses qui sont vraies », et
se distinguer ainsi des fictions qui ont vu le jour à ce sujet. Le but de
sa recherche n’est pas de construire un système philosophique de
plus : il s’agit de discourir sur des choses dont on puisse « voir » et
« savoir » qu’elles « ont existé ».
Les « nombreux » auteurs qui ont écrit sur le sujet sont aussi bien
Platon que les grands noms des Miroirs des Princes, et les écrivains
de la première moitié de XVe siècle qui avaient voulu refondre les
principes du bon gouvernement. On l’a vu, le chapitre XVIII du
Prince oppose à leur prince parfait un idéal mi-homme, mi-bête, un
monstre entièrement diffracté dans ses apparitions. Le discours sur
l’idéal du prince moral est donc récusé au profit d’un autre, qui dise
« des choses utiles à qui les écoute ». L’accusation est grave :
Machiavel rompt délibérément avec la tradition, qu’il taxe de vacuité
et d’inutilité, en se proclamant lui-même découvreur de la vérité. Son
affirmation ne manque pas de hardiesse : non seulement il prétend
dire la vérité du politique, mais encore, il affirme qu’avant lui celle-ci
n’a jamais été dite.
Néanmoins, Machiavel n’affirme pas que la tradition se soit bâtie
sur un mensonge, mais sur une fiction, « la immaginazione », ce qui
n’est pas exactement la même chose : Platon, Aristote et les
humanistes, qui ont décrit « des républiques et des monarchies dont
l’on a jamais vu ni su qu’elles aient vraiment existé », se sont
trompés sur la nature de la vérité politique. Ils ont cherché à créer
des systèmes, fort beaux et louables, mais qui n’étaient pas
applicables, parce qu’ils ont cru pouvoir faire de la politique comme
on fait de la philosophie ou des mathématiques, en cherchant autant
la résolution d’un problème, que l’élégance de la solution.
« L’imagination des choses » pourrait donc être comprise comme
« l’image » de ces choses : une apparence émanant d’elles, se plaçant
entre elles et l’observateur. Machiavel oppose donc sa stratégie de
définition et de dévoilement à cette « immaginazione » vagabonde.
La politique impose en elle-même des contraintes à la raison, celles
de l’efficacité des lois et de la sécurité de l’État, qu’il va s’agir ici de
fixer et de montrer au grand jour. Il faut rompre avec la fiction et la
spéculation métaphysique.
Cependant, on ne saurait réduire la recherche de la vérité
effectuelle à un pur et simple empirisme. Selon Machiavel, il faut
juger du résultat d’une action, pour ensuite seulement pouvoir
qualifier sa cause. Il renverse le principe selon lequel les bonnes
causes produisent de bons effets (et inversement, les mauvaises
causes de mauvais effets) : pour lui, on devrait plutôt dire que les
bons effets indiquent infailliblement que les causes étaient bonnes :
« tant de bons effets ne pouvaient avoir que de très bonnes causes »,
écrit-il en parlant des troubles qui eurent lieu à Rome, au chapitre IV
du livre I des Discours. De même, parlant du fratricide de Romulus
dans les Discours, I, 9, il écrit : « Il faut que, si les faits l’accusent, les
effets l’excusent. » On ne saurait être moins empiriste : la vérité de la
situation de Romulus apparaît dans la grandeur de ses effets – la
fondation de Rome et sa puissance future −, et non dans l’abjection
du meurtre effectif de son frère Remus. Le sens de la politique
apparaît dans l’histoire, a posteriori, ce qui fait nécessairement du
virtuose un visionnaire, et non un gestionnaire. Cela se voit bien
aussi au chapitre IV du même livre, dans lequel Machiavel écrit : « je
prétends que ceux qui condamnent les troubles advenus entre les
nobles et la plèbe blâment ce qui fut la cause première de la liberté
de Rome : ils accordent plus d’importance aux rumeurs et aux cris
que causaient de tels troubles qu’aux heureux effets que ceux-ci
engendraient. » Il serait donc naïf de croire qu’on puisse juger de la
vérité en politique par une simple observation des faits : la vérité
politique d’une action est « effectuelle », c’est-à-dire quelle se situe
dans ses conséquences, dans ses répercussions, heureuses ou
dramatiques, dans le système complexe des conditions dans
lesquelles elle s’inscrit. Le fait brut, l’action en « valeur absolue »
n’ont en eux-mêmes aucune signification, ni aucune valeur : on ne
peut en juger qu’après interprétation.
Dès lors que l’on admet que la vérité est nécessairement une
signification que l’homme donne à la contingence désordonnée, on
comprend que la vérité ne soit pas « quelque chose » que l’on puisse
constater, mais bien plutôt un acte, un don de sens à la matière. Est
vrai ce qui est réel, puisque n’est réel que ce qui est conforme à
l’ordre politique. « Toutes les autres choses sont vaines, et de très
courte durée », écrit Machiavel dans le Discursus florentinarum
rerum.
Dès lors, il ne suffit pas de collecter les faits pour détenir la vérité :
une succession d’événements n’est rien sans l’intention de celui qui
l’utilise pour démontrer un principe, ou sans la virtù d’un prince ou
d’une république qui en révèle le sens. La « vérité effectuelle » est
donc plus que la simple vérité des faits : elle implique un
renversement, décisif dans la pensée politique, du rapport de
l’homme à la vérité, qui doit dès lors être pensée comme un acte du
sujet, interprétant (et réalisant ipso facto) une situation historique,
et non plus comme la forme idéelle et parfaite de l’adéquation des
choses avec le discours.
Qu’est-ce, donc, que la vérité effectuelle, si elle est à la fois
opposée à la saisie empirique de la réalité, et à la construction de
systèmes métaphysiques ?
À l’examen des textes de Machiavel, on pourrait avancer
l’hypothèse que la vérité effectuelle est une vérité phénoménale. Il
n’y a pas d’autre vérité que celle qui nous apparaît – tel semble bien
être le postulat de toute la pensée machiavélienne, qui pourrait nous
faire songer dans un premier temps à un opportunisme et un
relativisme absolus. Il n’en est rien, et c’est bien plutôt aux principes
sur lesquels la phénoménologie, bien plus tard, s’appuiera, qu’il
faudrait comparer sur ce point la pensée machiavélienne. En effet, le
refus d’une transcendance des essences et la réinscription de la vérité
dans une réalité sensible qui constitue absolument tout l’horizon de
la connaissance humaine possible, sont communs à la
phénoménologie et à Machiavel. C’est sans doute pourquoi un
Merleau-Ponty, fondateur de la phénoménologie française, dans sa
célèbre « Note sur Machiavel », ou dans la série de textes regroupés
dans Humanisme et terreur, ou bien Hegel avant lui, dans les Leçons
sur l’histoire de la philosophie, se reconnurent dans les textes du
Florentin.
Innombrables sont les passages où Machiavel affirme
l’omniprésence de l’interprétation dans la saisie de la réalité. La
réalité n’est pas immuablement identique à elle-même et séparée de
la conscience qui la perçoit. Au contraire, comme le montre aussi la
dialectique qu’il instaure entre la virtù, la fortune et l’occasion, la
réalité ne prend sens que lorsqu’un sujet la perçoit et lui donne un
sens, une « forme » qu’il « juge » adéquate. Si tout homme constitue
la réalité dans laquelle il vit par l’opportunité de ses actes, alors a
fortiori l’action du prince virtuose consiste-t-elle en une révélation,
une manifestation de la vérité politique d’une situation historique.
L’interprétation des événements selon la virtù sert la liberté
publique ; ne pas se livrer à cette interprétation reviendrait à
s’abandonner aux caprices de la fortune. L’exemple des soldats
romains, dans les Discours, I, 12, qui lors du sac de Véiès crurent
voir la statue de Junon acquiescer à leur question « Vis venire
Romam ? » (« Veux-tu venir à Rome ? ») montre bien qu’à la source
de toute signification se trouve un désir, une intention, qui constitue
le sens de ce que la perception saisit. L’homme est d’abord un être de
sens et de désir : la réalité consiste en ce qu’elle lui apparaît,
changeant de sens pour lui, c’est-à-dire réellement, relativement aux
fins qu’il se fixe. Mais lorsque de l’interprétation d’un homme
dépend l’avenir politique de tout un peuple, alors chercher la vérité
effectuelle devient un véritable devoir pour le prince. Rien « ne nous
excuse ni ne nous lave de notre lâcheté », écrit Machiavel dans le
Capitolo de l’Ambition, lorsque nous négligeons de répondre du sens
des choses, puisque nous en sommes la source.
La vérité effectuelle peut donc être définie ainsi : elle est la mise en
évidence de la réalité qui apparaît pour nous, en tant qu’elle est la
réalité. Il n’y a pas d’autre vérité, pour Machiavel, que celle qui est
« effectuelle », c’est-à-dire celle qui relève d’une réalité
phénoménale, que le sujet constitue autant qu’il en est constitué. Elle
est la vérité telle qu’elle apparaît, pour nous autres, hommes, le reste
devant être laissé à la fiction et à la métaphysique.
La vérité effectuelle permet à Machiavel de mettre en place les
principes d’une politique réelle efficace, et totalement nouvelle. Ceci
nous amène à redéfinir la portée du Prince : il ne s’agit pas
seulement d’un manuel de conseils destinés à un prince plus ou
moins bien intentionné. Machiavel n’y fait pas l’apologie de
l’opportunisme, en dépit de toute considération morale et éthique. Il
n’y est pas question non plus de bâtir une nouvelle philosophie
politique spéculative. Il y va de la recherche intransigeante,
radicalement neuve, et d’une profondeur inédite, d’un logos
politique d’un nouveau genre.
À cette fin, Machiavel dialogue avec la tradition : il prend la liberté
– le recul nécessaire au respect − d’instaurer un véritable dialogue
avec les auteurs anciens, qui implique un sévère passage de leurs
opinions au crible de la vérité effectuelle. Il interroge leurs textes, les
met à l’épreuve ; les auteurs répondent, et le Secrétaire ne se sent pas
intimidé, parce qu’il y va du vrai. Le souci majeur dans le Prince,
c’est la vérité de la politique. Évidemment, tout ce que dit Machiavel
de la politique n’est pas radicalement nouveau : les arcana imperii
existaient bien avant lui, et les principes de simulation et
dissimulation étaient couramment appliqués par les princes, y
compris ceux qui, comme Frédéric II de Prusse (1712-1786), auteur
du célèbre Anti-Machiavel (1740) – haï de Diderot qui le
surnommait « Frédéric le Grand Tyran » – s’indignèrent de les voir
explicitement dévoilés.
En revanche, il y a dans sa manière d’appréhender la réalité
politique un tour révolutionnaire, pour l’histoire des idées. L’œuvre
de Machiavel, on l’a montré, se construit non pas comme une
justification morale de l’exercice du pouvoir, mais bien comme
l’institution d’un domaine nouveau pour la pensée, celui d’une
politique entièrement autonome, que l’on pense pour elle-même.
Ce qui est remarquable, c’est d’abord la pars destruens de son
travail, c’est-à-dire la façon dont le Secrétaire fait table rase de tout
ce qui a été dit avant lui sur le sujet. Claude Lefort, dans l’article
intitulé « Machiavel et la verità effettuale » de son ouvrage Écrire à
l’épreuve du politique, montre comment avec cette notion, le
Florentin rompt avec toutes les traditions antérieures, tant païennes
que chrétiennes, mais aussi avec ses contemporains, qu’ils soient les
« sages de notre temps », conservateurs florentins arrimés à leur
science politique, ou les « piagnoni » de Savonarole, ou même avec
le discours des humanistes qui, par prudence, voulaient trouver en
toute chose une « voie du milieu ». Les premières lignes des
Discours sont à cet égard absolument explicites, où il s’agit d’une
« voie encore fréquentée par personne », que Machiavel découvre à
ses risques et périls. Si dans son approche des principes politiques
proprement dits, il n’inventait rien qui ne soit déjà couramment
pratiqué dans les cours européennes, en quoi, alors, Machiavel
pourrait-il craindre que son discours lui « apporte ennuis et
difficultés », et quels sont les « océans et terres inconnus » qu’il
craint d’aborder ?
La pars construens répond à ces questions. Machiavel institue
dans sa pensée politique l’exigence d’une conversion du regard
moral, philosophique, humaniste, au nouvel éclairage de la « vérité
effectuelle ». Même s’il est regrettable que nous ne puissions jamais
juger sur la réalité effective des choses, le jugement sur la vérité
effectuelle est le seul jugement juste sur les actions des hommes en
général, et des princes en particulier. Le jugement sur l’en soi nous
est inaccessible : il ne nous reste que celui de la « vérité effectuelle »,
qui est la seule, et donc la meilleure, façon humaine de connaître.
Si nous pouvions considérer les choses objectivement, nous
verrions que les temps ne varient pas, que « le ciel, le soleil, les
éléments, les hommes » ne changent pas « de mouvement, d’ordre et
de puissance » comme l’écrit Machiavel dans l’Avant-propos du livre
I des Discours. Seule varie notre interprétation de cet ordre
immuable des choses, selon que nous sommes jeunes ou vieux, et
plus ou moins bien placés sur la roue de la fortune. Mais si l’on veut
cependant conduire les hommes au bien commun – et Machiavel
suppose qu’il n’y a pas d’autre but possible en politique – il faut
nécessairement emprunter les seules voies qu’ils connaissent, qui
sont celles de l’interprétation et de la mise en œuvre des apparences,
au besoin trompeuses : la vérité effectuelle est la seule qui soit
« utile » – donc réelle – lorsqu’il est question de gouverner.
Il semble y avoir dans la notion de vérité effectuelle quelque chose
d’unique et de fondamental pour la pensée machiavélienne. D’abord
parce qu’elle montre que Machiavel n’est pas seulement un
« penseur politique » pragmatique, mais qu’il esquisse en la
nommant le geste philosophique par excellence d’une redéfinition de
la vérité. Ensuite parce que ce concept permet de penser que la
réalité s’épuise entièrement dans les apparences, non pas parce qu’il
faudrait être trompeur afin de satisfaire ses ambitions personnelles
au détriment des autres, mais parce qu’il n’y a pas d’autre moyen
d’accéder au vivere politico. Ne pas prendre cela en compte (comme
l’ont fait les anti-machiavélistes) revient à manquer l’épine dorsale
de la pensée politique de Machiavel ; on lui enlève son fondement
éthique, on lui refuse sa principale découverte : la politique est la
sphère de la liberté publique, qui se donne authentiquement à elle-
même sa propre vérité. L’interprétation virtuose n’est pas une
falsification de la vérité : elle est une manifestation du meilleur sens
possible d’une situation historique ou sociale, compte tenu du seul
but qu’un gouvernant puisse se fixer : le salut de l’État et la liberté du
peuple.

Commentaire : Le Prince, XV

Abandonnant à présent la question de l’acquisition et de la


conservation du pouvoir, et supposant un prince nouveau installé sur
un trône encore instable, le Secrétaire amorce l’examen de la seconde
partie du problème : celle de la représentation du pouvoir. D’une
logique de la force (comment acquérir le pouvoir, avec qui et quand
s’allier, quelles forces doivent être à la disposition de l’État), son
analyse va passer à une logique de l’apparence (quel comportement
le prince doit-il adopter pour maintenir l’État en ordre et exercer son
pouvoir). Placé au centre de l’ouvrage, ce chapitre en constitue
véritablement une charnière. Alors que les chapitres I à XIV avaient
un tour plus historique que politique, le chapitre XV, consacré aux
« choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loués
ou blâmés », explicite ce que nous tenons pour un bouleversement
majeur dans l’histoire de la pensée politique. La place centrale de
cette occurrence, le fait que cette expression résume en deux mots un
thème fréquemment repris à travers toute l’œuvre politique du
Florentin, permettent néanmoins de penser qu’il s’agit là d’un des
seuls concepts que l’on puisse désigner dans la pensée
machiavélienne. Dans le premier paragraphe, Machiavel va énoncer
le principe de la « vérité effectuelle » comme fondateur de sa
démarche intellectuelle. Au passage, il désigne ses ennemis
politiques et définit la modalité de son rapport à la tradition. Dans le
second moment, le Florentin explicite sa conception de la vérité en
politique, en l’opposant très radicalement à l’idée morale que l’on
s’en fait depuis l’Antiquité.

« Il reste maintenant à voir quels doivent être les manières et les


comportements d’un prince avec ses sujets et ses amis. Parce que je
sais que nombreux sont ceux qui ont écrit là-dessus, je crains, en en
écrivant moi aussi, d’être jugé présomptueux, en m’éloignant,
surtout en débattant de ce sujet, des positions d’autrui. Mais, mon
intention étant d’écrire des choses utiles à qui les écoute, il m’a
semblé plus pertinent de suivre la vérité effectuelle des choses que
l’idée qu’on s’en fait. Nombreux sont ceux qui se sont imaginé des
républiques et des monarchies dont l’on a jamais vu ni su qu’elles
aient vraiment existé. Car il y a si loin entre la manière dont on vit
et la manière dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on
fait pour ce que l’on devrait faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se
préserver : car un homme qui veut en tous les domaines faire
profession de bonté, il faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne
sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se
maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et à en user et
n’en pas user selon la nécessité.
Laissant donc de côté les choses que l’on a imaginées à propos
d’un prince et discourant de celles qui sont vraies, je dis que tous les
hommes, lorsqu’on en parle, et surtout les princes, parce qu’ils sont
plus haut placés, sont jugés en fonction des qualités qui leur
apportent blâme ou louange. C’est-à-dire que l’un est jugé libéral,
l’autre ladre […] ; l’un est jugé généreux, l’autre rapace ; l’un cruel,
l’autre miséricordieux ; l’un parjure, l’autre loyal ; l’un efféminé et
pusillanime, l’autre hardi et courageux ; l’un humain, l’autre
orgueilleux ; l’un luxurieux, l’autre chaste ; l’un intègre, l’autre
fourbe ; l’un dur, l’autre aimable ; l’un grave, l’autre léger ; l’un
religieux, l’autre incrédule, et ainsi de suite. Et je sais que chacun
avouera que ce serait une chose très louable de trouver chez un
prince, de toutes les qualités susdites, celles qui sont jugées bonnes.
Mais, parce qu’on ne peut les avoir ni les observer entièrement du
fait de la condition humaine qui ne le permet pas, il est nécessaire
pour le prince d’être assez sage pour pouvoir fuir le mauvais renom
des vices qui lui ôteraient le pouvoir, et pour se garder de ceux qui
ne le lui ôteraient pas, si possible ; ne le pouvant pas, il peut s’y
laisser aller avec moins de crainte. Et qu’il ne se préoccupe pas
d’autre part d’encourir la renommée de vices sans lesquels il ne
pourrait que difficilement sauver son pouvoir. Car tout bien
considéré, on trouvera certaine chose qui apparaîtra une vertu, et
qui, à la pratiquer, sera sa chute, et telle autre qui semblera un vice
et qui à la pratiquer, lui procure sécurité et bonheur. »

Il va s’agir ici de constituer un discours vrai sur la réalité du


politique, qui, nous l’avons dit, repose sur une enquête guidée par la
raison, indifférente à l’autorité ou à la force de l’opinion, fut-elle celle
de toute une tradition littéraire. Machiavel s’arrête à plusieurs
reprises dans le Prince – dès la Dédicace – sur l’audace de son geste,
comme il le fera aussi dans les Discours, L’Art de la guerre et les
Histoires florentines : il ne faut certainement pas voir là de simples
précautions oratoires, dans la mesure où Machiavel s’apprête à
opérer un bouleversement effectivement inédit.
Dès la première phrase est annoncé un changement de registre du
discours, qui correspond à un nouvel angle d’attaque du problème du
pouvoir : l’axe de réflexion est désormais le visible, l’apparent, nerf
de l’exercice du pouvoir : « les manières et les comportements d’un
prince », c’est-à-dire la façon dont il se montre.
Nous l’avons dit, l’expression « vérité effectuelle » ne doit pas
laisser croire que la vérité dont il est question ici soit un simple
constat des faits qui existent réellement. On ne saurait tenir
Machiavel pour un simple penseur politique empiriste, dès lors qu’il
affirme, comme nous l’avons montré, que le « fait » n’est pas
« l’effet ». C’est sans doute la raison pour laquelle la « vérité
effectuelle » apparaît dans le discours machiavélien au moment où il
est question des rapports du prince avec ses sujets et ses amis. Tout
se passe comme si Machiavel voulait ancrer la vérité politique dans
l’intersubjectivité des relations humaines, dans ce milieu complexe et
mouvant que constitue la cité. M. Merleau-Ponty, dans ses Notes sur
Machiavel, l’exprime admirablement : « Comme des miroirs
disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les
actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se
transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui
est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique. »
Pour Machiavel, initiateur d’une nouvelle science politique, il
s’agit de faire comprendre que la vérité réside dans l’apparaître des
choses, non pas parce qu’il serait mieux ainsi, mais parce qu’il n’y a
pas d’autre façon pour les hommes de juger, que de juger sur ce qui
se manifeste. C’est ce que dit la fin du premier paragraphe : un
homme – et surtout un prince – qui viserait la perfection morale,
atteindrait peut-être à cet idéal vertueux, mais certainement pas à
une perfection politique. L’exercice du pouvoir est toujours à
considérer dans son milieu spécifique, à savoir la finitude humaine,
qui se manifeste par les passions. Ainsi, un prince doit-il accorder ses
façons de faire à la fin qu’il poursuit – en l’occurrence, il doit
« apprendre à pouvoir ne pas être bon, et à en user et n’en pas user
selon la nécessité ». On reconnaît au passage dans cette maîtrise
absolue des passions par l’homme politique le fameux « savoir
entrer au mal s’il y a nécessité » du chapitre XVIII. Il ne s’agit
pourtant pas d’inciter à la cruauté, mais d’affirmer qu’en ce qui
concerne la politique, il n’y a pas de « bonnes » ou de « mauvaises »
passions, mais un arsenal de sentiments dont il faut apprendre à se
servir. On pense, mutatis mutandis, à Mme de Merteuil qui, dans les
Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos (1741-1803),
s’exerce à « afficher l’expression du plaisir » tout en se causant « des
douleurs volontaires » (lettre LXXXI) : la subjectivité doit être
entièrement subordonnée à l’objectivité politique, afin qu’un ordre
virtuose puisse être établi. L’opportunité de l’action politique doit
faire plier notre nature et ses tendances spontanées, au nom de la
vérité effectuelle.
En effet, la distance qui sépare la manière dont on vit de celle dont
on devrait vivre, est celle de l’être effectif au néant de l’imagination :
la morale s’est chargée d’un discours sur le vide, qu’il convient de
suppléer par celui qui permet de vivre, hic et nunc − sinon, où et
quand ? La vérité du politique n’est pas une partie de la vérité, mais
la vérité tout entière : il n’y a rien d’autre sur quoi juger les hommes
que sur ce qu’ils manifestent d’eux-mêmes. Le reste appartient au
vide de l’intention et du possible.
D’où, sans doute, la longue énumération des qualités qui, selon la
morale, permettraient de juger un homme : elle semble multiplier à
plaisir les qualificatifs, comme pour en souligner la vanité. On peut
pourtant y reconnaître le plan de la suite de l’œuvre, le chapitre XVI
portant sur « la libéralité et la parcimonie », le chapitre XVII sur « la
cruauté et la pitié », le chapitre XVIII sur la façon dont les princes
« doivent tenir leur parole », et le chapitre XIX plus généralement
sur la « manière de fuir le mépris et la haine ».
Machiavel déploie ainsi toutes les facettes de l’apparaître des
hommes, parmi lesquelles on peut toujours reconnaître des qualités
louables, et des défauts qu’il faut fuir, mais où il faut bien admettre
que le vice et la vertu se travestissent souvent, et se confondent. Dès
lors, en l’absence de certitude sur l’intériorité des hommes, la seule
vérité que l’on puisse saisir est celle du manifesté, de l’apparent, que
l’on vérifie à l’usage.
La vérité effectuelle est donc celle de la « condition humaine »,
condition vouée à l’imperfection et à la relativité. L’homme est par
définition indéfinissable dans l’absolu : les passions humaines ne
sont des vices ou des vertus qu’en fonction de la situation dans
laquelle elles s’inscrivent. Par exemple, selon Machiavel, la
disposition naturelle à la force peut aussi bien se révéler vertueuse
sous la forme du courage, que vicieuse lorsqu’elle est violence et
cruauté ; l’amour de l’argent n’est vice que comme avarice en temps
de prospérité, ou libéralité en temps de disette, etc. La vérité d’une
action est donc à rechercher en dehors de la morale,
indépendamment des jugements qu’elle porte sur nos
comportements : c’est ainsi que Machiavel invite le prince à fuir les
« vices qui lui ôteraient le pouvoir », à se garder dans la mesure du
possible de ceux qui sont indifférents, et à assumer totalement (qu’il
« ne se préoccupe pas ») de ceux « sans lesquels il ne pourrait que
difficilement sauver son pouvoir ». Il y a donc des vices utiles au
pouvoir, des vices « effectuels », de même qu’il y a des vertus
pernicieuses à l’ordre politique (un prince trop épris de concorde et
de paix ne saurait accroître son territoire par des conquêtes, par
exemple, ni imposer ses lois à ses sujets les plus malhonnêtes.) La
vérité effectuelle est donc la vérité propre au politique, celle qui
réside tout entière non pas dans des principes premiers immuables,
mais dans l’efficacité politique de ses effets ; c’est donc une vérité
d’interprétation, que seule la virtù peut engendrer.
Une fois encore, aucun principe universel ne peut valoir pour les
actions des hommes en général, et des princes en particulier. Le seul
principe formel est celui, infiniment déclinable au gré des situations,
de la virtù, c’est-à-dire de l’opportunité de l’action, en vue de
l’établissement d’un ordre politique satisfaisant. Trouver la vérité
effectuelle est donc l’objectif avoué de Machiavel, afin de réinscrire la
politique dans un horizon réel, efficace, concret. Hors de toute
abstraction métaphysique et morale, et en même temps loin du
simple constat empirique, il s’agit de gouverner les hommes par des
moyens adaptés à leur nature, c’est-à-dire à savoir se servir de
l’apparaître, qui, en politique, vaut autant sinon plus que l’Être.
Les humeurs
D’une façon assez traditionnelle, Machiavel compare la cité à un
corps vivant : un « corps mixte », dit-il dans les Histoires florentines,
V, 8, c’est-à-dire un composé de corps simples, à savoir, du point de
vue de la politique, les citoyens. Il utilise à de nombreuses reprises la
métaphore d’une vie organique du corps politique et de ses maladies
– la corruption, la dégénérescence du jeu politique en querelles
privées, l’affaiblissement des forces de la cité – qui font du topos de
la médecine politique un fil conducteur important dans sa pensée.
Dans les Discours III, 1, il suggère que les corps politiques ont une
vie propre, qu’il faut surveiller et régler afin qu’ils ne meurent pas :
« Il est très vrai que toutes les choses de ce monde ont un terme à
leur existence, écrit-il. Mais elles suivent toutes le cours que le ciel
leur a généralement fixé, si elles ne mettent pas leur corps en
désordre et le tiennent si bien réglé qu’il ne s’altère pas, ou si, quand
il s’altère, c’est pour leur salut et non à leur détriment. »
Contrairement à l’inexorable décadence des régimes pensée par
Platon, ou à la lente et répétitive anacyclosis de Polybe, la « vie » des
corps politiques chez Machiavel admet des rémissions, voire des
guérisons.
Dans toute son œuvre, Machiavel cherche bien entendu à démêler
la crise florentine, mais aussi plus généralement à déterminer les
conditions d’une santé durable du politique. Comme un médecin, il
veut établir un diagnostic, isoler les causes du mal, et y porter des
remèdes. Cette comparaison du penseur politique au médecin se
trouvait déjà chez Platon et chez Aristote, chez qui les lois agissent
sur le corps politique comme la médecine sur le corps humain.
Parfois, il compare la cité, comme ici dans les Discours, II, 3, à un
organisme végétal : « Toutes nos actions imitant la nature, il n’est ni
possible, ni naturel qu’un tronc faible supporte une grosse branche.
Aussi une petite république ne peut occuper des villes ou des
royaumes plus forts et plus gros qu’elle. » La cité est aussi comparée
au corps animal en général, ou au corps humain en particulier,
comme dans ce passage des Discours II, 30, où il est question de la
disposition des armées dans l’État : « Car on doit tenir armés le
cœur et les parties vitales d’un corps et non pas ses extrémités. On
peut vivre, en effet, sans ces dernières, alors que si le cœur est
frappé, on meurt. Les États en question ont un cœur désarmé et les
mains et les pieds armés. »
Mais plus encore que leur croissance, c’est surtout le métabolisme
de ces corps qui permet la comparaison : les corps organisés
fonctionnent grâce à des humeurs internes. La théorie des humeurs,
comme la référence aux corps simples et mixtes est sans doute une
reprise des théories d’Avicenne. Les sources de Machiavel ne sont
pas directes, mais ce genre de théories était largement exposé et
diffusé dans les milieux humanistes d’inspiration aristotélicienne. De
même, le thème de la croissance continue ou de la corruption des
corps en fonction de leur organisation interne est un thème
Hippocratique, qu’Alberti avait, avant Machiavel, étendu à toutes les
choses du monde. Les œuvres de Galien et le Corpus Hippocratum
avaient encore une telle influence au XVIe siècle qu’on peut aisément
supposer que Machiavel en ait eu connaissance, bien qu’il n’y fasse
jamais d’allusions explicites : on faisait d’ailleurs déjà à l’école de
médecine de Padova des expériences sur les humeurs du corps
humain, et Girolamo Fabrici d’Acquapendente (maître de W.
Harvey) était dès le XVIe siècle sur le point de découvrir la
circulation sanguine.
Dans la médecine antique, donc, les quatre humeurs (le sang, le
flegme ou lymphe, la bile jaune et la bile noire) sont le résultat de la
transformation des quatre éléments (le chaud, l’humide, le froid, le
sec). Véhiculant ces éléments premiers, elles sont à l’origine des
tempéraments, et leur composition harmonieuse constitue la santé.
Néanmoins, cette harmonie n’est pas fondée sur une égalité
mathématique des humeurs, mais sur leur équilibre fonctionnel. La
maladie ne provient pas de ce qu’une des humeurs n’est pas
exactement égale aux autres, mais de ce que, par rapport à sa
fonction, elle est trop ou pas assez présente, ou encore isolée des
autres.
C’est précisément ce que va montrer Machiavel à propos des
humeurs de la cité. Le Florentin reformule la classification
aristotélicienne classique des groupes de la politeia. Il ne s’agit plus
de définir la constitution selon les groupes numériques qui
détiennent le pouvoir (un seul : tyrannie-monarchie, le petit
nombre : oligarchie-aristocratie ; le grand nombre : démocratie-
république). Il s’agit de considérer des umori, des « humeurs » du
corps politique, et leur proportion dans la cité, plus ou moins bien
adaptée à la nature du régime. Dans les Discours, I, 55, il montre par
exemple comment on ne peut établir une monarchie là où règne une
grande égalité entre les citoyens, si le prince n’instaure pas
artificiellement une classe de privilégiés, qui soutiendront le prince
pour satisfaire grâce à lui leurs propres ambitions. Il faut, dit-il, créer
ainsi « une juste proportion entre oppresseurs et opprimés », sans
laquelle cette monarchie ne saurait se maintenir. C’est ce rapport
convenable des humeurs dominées et dominantes pour un type de
régime donné qui engendre la santé du corps politique, et non une
égalité déterminée a priori entre des classes sociales, ainsi que le
pensaient les prédécesseurs de Machiavel.
Il existe, dit-il, deux humeurs principales dans tout État : le peuple
et les grands. Dans le Prince, notamment au chapitre XIX, il en
ajoute une troisième : l’armée. Dans le Discursus florentinarum
rerum, il divise aussi la cité en trois humeurs, qu’il définit cette fois
comme « i primi », « i mezzani » et « l’universale » : les grands, les
« classes moyennes » et quelque chose comme la « masse » du
peuple. Chacune de ces humeurs correspond à une aspiration socio-
professionelle spontanée, bien plus qu’à un projet politique constitué
et conscient, tel qu’on pourrait le trouver dans un parti politique
moderne. Les humeurs de la cité sont bien plutôt de l’ordre de désirs,
qui ne suivent pas nécessairement non plus ce qu’aujourd’hui on
appelle des « classes sociales ». Par exemple, le désir de richesse ou
de pouvoir du petit peuple peut parfois se confondre avec celui des
grands, lorsqu’ils suscitent l’envie des moins nantis en faisant un
mauvais usage de leurs privilèges.
Le désir des grands, écrit Machiavel dans les Discours, I, 5, est
« un grand désir de dominer » ; quant au peuple, il a « le désir
seulement de ne pas être dominé », ce qui est la forme négative d’une
« plus grande volonté de vivre libre ». La cité est donc traversée par
une profonde contradiction, celle qui oppose invariablement ses
deux humeurs principales à propos de la liberté. Les grands, qui sont
aussi « le petit nombre », désirent conserver ce qu’ils ont, même au
prix d’une certaine soumission à un prince autoritaire, par exemple,
du moment que ce dernier leur assure la jouissance de leurs biens.
Les grands sont donc une humeur conservatrice, dangereuse pour le
prince par la puissance militaire, intellectuelle et financière qu’elle
représente, mais en même temps minoritaire, désunie, et toujours à
la merci du prince qui fait et défait les hommes.
Le peuple, quant à lui, désire « acquérir ce qu’il n’a pas » : il est
« le grand nombre », certes peu puissant et le plus souvent aveugle à
ses propres intérêts, facile à manipuler, mais incomparablement plus
dangereux et plus utile à la fois au prince, en cas de guerre ou de
sédition des grands, par sa masse. L’amour du peuple, écrit
Machiavel dans le Prince, est la meilleure des forteresses ; de même
que le plus grand péril pour un gouvernant est de s’attirer la haine de
son peuple. « L’universale » est une humeur dynamique, sur laquelle
peut s’appuyer une cité qui voudrait se comporter comme Rome, en
recherchant l’expansion – tandis qu’un gouvernement aristocratique
conviendra mieux à une cité conservatrice et protectionniste comme
Venise ou Sparte. Le peuple, parce qu’il ne cherche pas à dominer,
mais seulement à ne pas être opprimé, est le meilleur gardien de la
liberté publique, selon Machiavel. C’est à lui qu’il faudrait, en
définitive, confier la charge de légiférer sur la liberté, parce qu’il y est
le plus attaché, et le moins capable d’en abuser.
On pourrait donc penser que l’harmonie et la santé du corps
politique passent par l’apaisement de ce conflit. Or, il n’en est rien :
de même que l’équilibre des humeurs chez Galien et Hippocrate reste
un équilibre dynamique, en mouvement, et non une égalité statique,
de même l’ordre politique pour Machiavel ne peut pas se résoudre à
la paralysie des humeurs.
Tout d’abord, les humeurs elles-mêmes ne sont ni stables ni
isolées, mais interagissent toujours ensemble. Ensuite, il s’agit d’un
système particulier à chaque cité. Nous retrouvons ici encore l’idée
selon laquelle aucune théorie politique ne saurait définir une fois
pour toutes quelle est la composition du gouvernement parfait. La
nature humaine est la donnée première, à partir de laquelle une
infinité de combinaisons politiques est possible. Lorsqu’il étudie les
humeurs de la cité, Machiavel ne fait pas un traité de l’âme, ni des
passions : ce sont les interactions entre sujets, et non les principes
des caractères et des tempéraments, qui constituent pour lui la base
d’une réflexion politique fondée dans la vérité effectuelle. Rappelons
par exemple le point de départ anthropologique de la théorie des
humeurs, tel que le décrit Machiavel dans les Discours, 1, 5 : « En
effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité, s’ils
n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup,
ils peuvent plus puissamment et plus violemment susciter des
troubles. Il y a plus : leur comportement incorrect et ambitieux
allume, dans le cœur de ceux qui n’ont rien, l’envie de posséder, soit
pour se venger d’eux en les dépouillant, soit pour pouvoir eux aussi
atteindre aux richesses et aux charges dont ils voient faire un
mauvais usage. »
La comparaison des hommes entre eux engendre l’ambition,
l’envie et la haine. Les hommes « ne se satisfont pas de récupérer ce
qui est à eux, mais veulent s’emparer de ce qui est aux autres et se
venger », lit-on dans les Histoires florentines. La dynamique des
humeurs est due au fait que les désirs s’alimentent mutuellement.
Dès lors, en considérant les passions humaines en elles-mêmes, on
ne prend en compte qu’une infime partie du problème. Ce qui
engendre tous les maux dans la cité, ce n’est pas seulement que les
hommes soient violents, c’est qu’ils soient vindicatifs, ni qu’ils
aiment l’argent, mais qu’ils soient avares et envieux. C’est la modalité
« effectuelle » de la passion qui est envisagée, et non sa définition en
soi. « Le processus est toujours le même, lit-on dans les Discours, 1,
46 ; pour cesser de craindre, les hommes cherchent à effrayer les
autres ; les attaques dont ils se protègent, ils les dirigent contre les
autres, comme s’il était nécessaire d’attaquer ou d’être attaqué ». La
vérité effectuelle des passions humaines, c’est qu’elles se
démultiplient les unes les autres, ce qui expliquera qu’il suffise d’un
homme corrompu pour propager, de loin en loin, par contagion,
cette maladie dans toute la cité.
D’autre part et surtout, le mouvement conflictuel des humeurs est
l’origine même de la vie du politique pour Machiavel. Le prince, s’il
veut régner, doit en effet s’employer à « satisfaire » les humeurs, ce
qui ne signifie pas accéder à toutes leurs demandes − ce qui est
impossible, d’abord parce qu’elles sont incompatibles et ensuite
parce que chacune de ces demandes est irréalisable en soi – mais
leur « donner un débouché » dans la loi. Le prince doit donc, et c’est
là que sa virtù intervient, donner une réalité politique aux humeurs
et à leur conflit, car sa longévité au pouvoir est à ce prix : « l’on ne
peut croire, écrit en effet Machiavel dans le Discursus florentinarum
rerum, que doit durer une république où l’on ne satisfait pas aux
humeurs, qui, n’étant pas satisfaites, sont la ruine des
républiques. » Seule la satisfaction raisonnée des humeurs opposées
permet la stabilité du pouvoir – véritable quadrature du cercle, que
le prince a pour tâche de réaliser.
Machiavel précise que le prince aura davantage à déterminer à qui
il vaut mieux déplaire, plutôt que de chercher à qui plaire : dans les
Histoires florentines, VII, 1, il tranche rapidement la question en
faveur du peuple : « on ne peut honnêtement donner satisfaction
aux grands sans faire de tort aux autres ; mais on peut assurément
le faire avec le peuple ; car les buts du peuple sont plus honnêtes que
ceux des grands, les uns voulant opprimer, l’autre ne pas être
opprimé. De plus, un prince ne peut jamais être sûr d’un peuple
hostile, tant il est nombreux ; des grands il peut être sûr, car ils sont
peu nombreux. » Gérald Sfez, dans Machiavel, le Prince sans
qualités, dit à ce propos que le Secrétaire démontre ici la nécessité
pour le prince d’une « trahison de classe » : primus inter pares, le
prince doit néanmoins trahir ses pairs, pour rester au pouvoir.
L’harmonie politique est une rhapsodie dissonante. D’oppositions en
offenses, l’ordre des humeurs se joue sur fond de trahisons et de
contraintes. La loi, par conséquent, n’est pas instituée pour
contraindre les hommes à être bons, mais pour entériner la violence
politique et la maintenir dans ses limites propres.
Gouverner semble donc bien consister d’abord à savoir organiser
les différentes humeurs entre elles, à trouver la bonne mesure,
l’équilibre qui garantira une partition politique viable, en ouvrant
une issue aux appétits politiques divergents. À cet égard, le chapitre
IX du Prince, sur la monarchie civile, mérite d’être cité comme
exemple parfait de mode d’emploi des humeurs de la cité : « La
monarchie (principato) est causée soit par le peuple, soit par les
grands, selon que l’un ou l’autre de ces partis en a l’occasion. Car les
grands, voyant qu’ils ne peuvent résister au peuple, commencent à
orienter la faveur vers l’un d’entre eux et le font prince, pour
pouvoir, à son ombre, assouvir leur appétit. Le peuple aussi, voyant
qu’il ne peut résister aux grands, ayant orienté la faveur vers
quelqu’un, le fait prince, pour être protégé par son autorité. » Ainsi,
le type de régime, dans le cas d’un prince qui accède au pouvoir par
la volonté des citoyens, est-il déterminé par l’humeur dominante. Le
prince ici ne s’empare pas du pouvoir, mais au contraire résulte de
lui : son statut dépend de la somme des forces en présence, et il
deviendra la garantie de l’humeur qui l’aura porté à la tête de l’État.
Il sera alors tenu « d’élargir » ou au contraire de « restreindre » la
participation du peuple au gouvernement, en fonction de l’appétit
qu’il devra satisfaire pour se maintenir, puisqu’il tiendra de lui tout
son pouvoir.
La vie du politique est donc garantie par la dynamique interne des
humeurs : l’étouffer serait éteindre la vie politique elle-même, et
vouer l’État au croupissement et à la corruption. Inversement, laisser
entièrement libre cours à cet état de conflit, ferait prendre à la
société civile le risque de se diviser en factions rivales, qui sont pour
le Secrétaire la cause première de la corruption des États. Machiavel
l’écrit dans les Histoires florentines, VII, 1 : « Il est vrai que
certaines divisions sont nuisibles, et que d’autres sont utiles à une
république. Celles qui sont nuisibles sont celles qui engendrent des
partis et des partisans, celles qui sont utiles se perpétuent sans
partis ni partisans. Le fondateur d’une république, ne pouvant faire
en sorte qu’il ne s’y trouve pas des inimitiés, peut au moins
empêcher qu’il ne s’y trouve des partis. »
Établir des lois réglant le conflit des humeurs permet de maintenir
leur affrontement dans la sphère du politique, où ces forces se
convertissent ensemble en une dynamique qui permet la liberté ;
tandis que si le conflit, échappant aux institutions, déborde et se
répand dans la sphère privée, ou dans celle du commerce et des
finances, c’est l’édifice tout entier de l’État qui est en péril. Dans les
Discours, 1, 8, à propos de la différence entre la dénonciation civique
et la calomnie, Machiavel écrit : « on porte les accusations devant les
magistrats, le peuple et les conseils ; on calomnie sur les places et
sous les portiques. » Le conflit civil, à partir du moment où il a lieu
dans les assemblées légales, est toujours fructueux ; tandis que laissé
aux initiatives privées, il signe l’arrêt de mort du corps politique, en y
instillant la gangrène de la corruption et des querelles d’influence
privées.
C’est ainsi que dans les Discours, 1, 4, le Florentin peut finalement
soutenir cette thèse apparemment paradoxale, qui consiste à dire que
É
« dans tout État, il y a deux orientations (umori) différentes, celle
du peuple et celle des grands, et que toutes les lois favorables à la
liberté procèdent de leur opposition. » La comparaison avec Galien
et Hippocrate se justifie une fois encore : la santé n’est pas un état
mais un processus, celui d’un engendrement harmonieux de l’être
par lui-même, qui passe par l’opposition de forces antagonistes,
reconverties en un mouvement unique de progrès.
L’ordre politique, dès lors, n’est pas un ordre moral. Il ne faut pas
« imaginer », écrit C. Lefort dans Le travail de l’œuvre, Machiavel,
« que la lutte « naturelle » des hommes doive s’abolir dans l’état de
société, ou ne subsister que pour manifester les effets indéracinables
de l’animalité, aux limites des rapports proprement humains ».
Encore une fois, Machiavel démontre ce qu’il y a de naïf et
d’angélique à vouloir faire de la politique le lieu d’une humanité
comprise comme « anti-animalité ». Il faut au contraire « savoir
user des deux natures », comme il le dit au chapitre XVIII du Prince,
et savoir transformer, au cœur de la cité, les conflits et l’antagonisme
dominants – dominés, en moteurs de politiques libératoires. « Il y a
plus de vie, plus de haine » dans une république que dans une
monarchie, écrit-il au chapitre V du Prince : les hommes libres
aiment la liberté avec une sorte de rage qui rend les républiques plus
coriaces que les autres types de gouvernement. La vie du politique ne
prend pas sa racine dans la douceur et la raison seulement :
Machiavel démontre avec sa théorie des humeurs la valeur politique
du conflit, dès lors qu’il est encadré par des lois et vise ainsi le bien
commun.
Ainsi les lois sont-elles bonnes, non pas parce qu’elles
réaliseraient ici-bas une certaine forme parfaite d’un régime idéal,
mais parce qu’elles donnent une règle aux appétits politiques. Elles
sont à la fois la condition de l’organisation dynamique du politique,
et le résultat de celle-ci, puisque c’est du conflit des humeurs que
naissent « toutes les lois favorables à la liberté ». La loi émane de la
vie politique plus qu’elle ne l’instaure ; mais elle vient ensuite
maintenir le conflit politique dans l’espace du vivere civile. Ainsi, le
conflit des humeurs est-il à la fois le signe et la condition d’un bon
gouvernement, dont on ne saurait donner a priori la composition
définitive.
Commentaire : Discours, I, 4

Le premier livre des Discours est consacré à la politique intérieure


de la République romaine, que Machiavel prend pour maître-étalon
de sa réforme de la politique italienne. Le chapitre IV, intitulé
« Comment la désunion entre la plèbe et le sénat rendit libre et
puissante la République romaine », est emblématique de la théorie
des humeurs, en ce qu’il identifie la ligne de faille qui traverse toute
cité à l’opposition dominants-dominés dans l’État, autour de la
question de la liberté. Et, d’autre part, parce qu’il affirme que
l’équilibre politique est avant tout un équilibre du conflit, bien loin
des utopies moralisantes de ses prédécesseurs. Dans un premier
moment célèbre, Machiavel définit les deux principales humeurs des
cités et leur opposition ; puis, de « on ne peut en aucune manière… »
jusqu’à « … la liberté publique », il enracine la virtù romaine dans
cette économie du conflit. Enfin, il éclaire la signification de la
satisfaction des humeurs.

« Je prétends que ceux qui condamnent les troubles advenus


entre les nobles et la plèbe blâment ce qui fut la cause première de la
liberté de Rome : ils accordent plus d’importance aux rumeurs et
aux cris que causaient de tels troubles qu’aux heureux effets que
ceux-ci engendraient. Ils ne considèrent pas le fait que dans tout
État, il y a deux orientations différentes, celle du peuple et celle des
grands, et que toutes les lois favorables à la liberté procèdent de
leur opposition. […] On ne peut en aucune manière accuser
raisonnablement de désordre une république où l’on voit tant
d’exemples de vaillance. Les bons exemples proviennent de la bonne
éducation, la bonne éducation des bonnes lois, les bonnes lois des
troubles, qu’un grand nombre condamne à tort. Quiconque, en effet,
examine attentivement leur issue ne peut trouver qu’ils ont
engendré des exils ou des violences préjudiciables au bien commun,
mais au contraire les lois et des institutions utiles à la liberté
publique. Mais, si l’on dit que ces procédés étaient extraordinaires et
presque sauvages. […] je réponds que chaque cité doit fournir au
peuple un débouché à son ambition, et notamment les cités qui,
dans les occasions importantes, veulent avoir recours au peuple.
Parmi ces cités, Rome avait pour coutume que, quand le peuple
voulait obtenir une loi, ou bien il faisait l’une des choses que l’on
vient de dire, ou bien il refusait de s’enrôler pour aller à la guerre ;
en sorte que le sénat était obligé de le satisfaire. Les aspirations des
peuples libres sont rarement pernicieuses à leur liberté. Elles leur
sont inspirées par l’oppression qu’ils subissent, ou par la crainte
qu’ils en éprouvent. »

C’est une fois encore envers et contre tous que Machiavel se place,
« prétendant », par souci de rationalité, que la cause première de la
liberté de Rome fut les troubles qu’habituellement on condamne.
D’emblée, Machiavel soutient une position paradoxale, qui ne
s’éclaire que si l’on se souvient que sa démarche est avant tout une
recherche de la « vérité effectuelle » des choses. C’est bien dans ses
« effets », que le conflit qui opposa à Rome la plèbe au sénat fut
source de liberté. Les historiographes et philosophes qui font
profession d’objectivité, et pour cela s’en tiennent à la collection des
faits, n’y entendent rien. Prenant les effets – sonores – du conflit
pour la cause du désordre, ils manquent définitivement la vérité de
cette situation historique, exceptionnelle il est vrai.
Or, il apparaît que l’opposition des deux « humeurs » principales
de la cité, terme traduit ici par le mot plus vague « d’orientations », si
l’on veut bien ne pas se laisser abuser par les faits, est la cause de la
liberté et de la puissance de Rome. Par comparaison avec les
bienfaits d’une telle activité politique, les quelque huit ou dix
citoyens que Rome exila pendant trois cents ans sont plus que
négligeables, et ne peuvent en aucun cas valoir à Rome la réputation
d’une cité troublée ou divisée. Les deux grandes humeurs d’une cité,
les « grands » et le « peuple » – autrement dit les dominants et les
dominés, s’opposent inévitablement sur le problème de la liberté. Il
faut ici entendre « liberté » en un sens plus restreint que celui que le
romantisme lui donnera plus tard : Machiavel entend ici désigner la
participation au gouvernement, la possibilité pour un individu ou un
groupe d’individus réunis par des intérêts communs, de se faire
représenter dans les instances de sa cité.
Dans le second moment du texte, Machiavel rebrousse l’ordre des
causes et des effets, au nom de la vérité effectuelle du conflit
politique. Dans un syllogisme saisissant, il remonte la chaîne des
conditions de la vaillance romaine : les « bons exemples » dont Rome
est féconde supposaient une « bonne éducation », qui comme on le
sait est le terreau de la virtù. On ne saurait, dit ailleurs Machiavel,
attendre aucune virtù d’une brute épaisse. Mais cette éducation elle-
même provient de « bonnes lois » : en effet, écrit Machiavel dans
L’Art de la guerre, II, 13, dans les républiques, ou dans tout régime
bien ordonné, on honore la virtù – tandis que les monarques
tyranniques la craignent et tentent de l’étouffer. Or, que sont ces
« bonnes lois » que seules les républiques possèdent, sinon celles qui
sont favorables à la liberté – autrement dit à la participation au
gouvernement largement ouverte aux citoyens ? On vient de voir que
la cause ultime des lois favorables à la liberté est précisément le
conflit des humeurs, bruyamment et tumultueusement manifesté.
Cette démonstration rapidement montée, aux articulations aussi
solidement verrouillées qu’inapparentes, est tout à fait typique de
l’écriture machiavélienne : le lecteur, emprisonné dans une logique
rétroactive (si l’effet est bon, c’est que nécessairement il aura eu une
bonne cause) ne peut faire autrement qu’admettre qu’une bonne
santé politique passe nécessairement par le désordre social et la
violence. Il n’existe qu’une condition à la vertu de ce conflit
politique : qu’il serve « le bien commun », ou, comme il l’écrit
ensuite, « la liberté publique ».
D’où la nécessité, et c’est l’objet de la fin du texte, d’une
satisfaction légale des ambitions des diverses humeurs : comme
nous le remarquions plus haut, il ne s’agit pas pour le prince de
donner satisfaction, alternativement ou ensemble, aux deux camps
opposés, ce qui ne ferait que le perdre en lui donnant la réputation
de gouvernant versatile. Il s’agit bien plutôt de laisser ouverte la
possibilité de la revendication, et de la représentation des humeurs
au sein d’une même instance légale. Ce qui n’empêche pas que la
satisfaction des humeurs se fasse toujours dans l’affrontement : « le
sénat était obligé de […] satisfaire » la plèble, parce qu’elle utilisait
contre lui des moyens « extraordinaires et presques sauvages ».
Néanmoins, il était bon que cet équilibre se fit ainsi, compte tenu du
désir intense du peuple de ne pas être opprimé. Le peuple n’a qu’un
désir négatif de liberté, et il est en cela le meilleur garant pour la
liberté publique : plus acharné à éloigner les risques d’aliénation, il
est cependant incapable de prendre le pouvoir tout seul. La violence
de l’opposition des grands et du peuple ne se limite donc pas à un
affrontement stérile : de ces deux désirs antagonistes va surgir un
mouvement, contraint et irrégulier, certes, mais unifié, vers
l’instauration de lois et d’institutions favorables au bien commun.
Machiavel juge de la cause par les effets : la liberté publique est la
seule fin qui mérite qu’on mette en œuvre les moyens du conflit et de
la violence. Toutefois, l’enjeu de toute politique est nécessairement
l’exercice de la liberté d’une des humeurs en présence, et ainsi, la
violence politique est-elle inévitable. Bel exemple de la logique
machiavélienne, ce passage met en évidence la dynamique des
humeurs en dépoussiérant pour longtemps la conception de la paix
sociale : il n’existe d’ordre public que comme désordre normé
éthiquement, sinon moralement, par l’idée du bien commun.
Religion
Chercheur de la « vérité effectuelle » des choses, Machiavel exclut
tout au-delà consolateur, après ou hors de cette vie terrestre, de
même qu’il tient pour nulles les « bonnes intentions » qui forment
un versant bien réel, mais ineffectif, de l’agir humain. Seule la
sanction de la réalité, la réussite ou l’échec de l’action, vient juger de
sa valeur. La conséquence de ce renversement de perpective est la
substitution d’une causalité matérielle immédiate, à la causalité
intentionnelle de Dieu ou d’une déesse-Fortune. Dès qu’il en a
l’occasion, Machiavel replace hic et nunc toutes les actions des
hommes : « Croire que, sans toi, Dieu se battra pour toi, alors que
tu seras oisif et prosterné, est chose qui a ruiné bien des royaumes
et des États. […] Il faut avoir bien peu de cervelle pour croire que, si
votre maison s’effondre, Dieu la sauvera sans aucun autre étai ; car
on mourra sous ces décombres » (L’Âne d’Or, V).
À deux reprises, dans le Prince, Machiavel emploie le terme de
libero arbitrio, libre arbitre, occurrences assez rares pour être
remarquables : au chapitre XXV, Machiavel affirme que « nombreux
sont ceux qui ont été et sont d’avis que les choses du monde sont
gouvernées par la fortune et par Dieu, […] Néanmoins, pour que
notre libre arbitre ne soit pas étouffé, je juge qu’il peut être vrai que
la Fortune est l’arbitre de la moitié de nos actions ». Et dans le
chapitre XXVI, il écrit que Dieu ne fait rien à notre place, « pour ne
pas nous ôter notre libre arbitre, et une part de cette gloire qui nous
revient ». Ainsi, peut-on affirmer très rapidement qu’il n’y a pas de
Dieu machiavélien, ou plutôt qu’il se confond avec la Fortune et à la
nécessité, à la façon d’un Dieu absent, en retrait des affaires
humaines. Cette « abstention » de Dieu, qui ne « veut pas tout
faire », ou encore nous « laisse gouverner à nous l’autre moitité ou
à peu près » de nos actions, permet à Machiavel de fonder la
possibilité de l’action politique.
Mais si Machiavel, malgré l’emprise de la religion catholique sur
l’Italie de son siècle, n’est pas pieux, si même on a pu le juger
« blasphémateur », comme l’écrit Léo Strauss dans ses Pensées sur
Machiavel, ou « impie » selon Voltaire, dans sa fameuse Préface à
L’Anti-Machiavel de Frédéric II, et si jamais on ne le voit écrire en
théologien, en revanche la religion est un thème que le Florentin
aborde souvent, et sous deux angles bien distincts.
Machiavel aborde la religion en théoricien du politique : il lui
reconnaît un rôle politique essentiel, notamment dans la fondation
des royaumes, mais aussi dans le maintien de l’ordre social. En ce
qui concerne les religions païennes, les Discours, I, 12, sont très
clairs sur le sujet : « … il n’y a pas de signe plus assuré de la ruine
d’un pays que d’y voir méprisé le culte de Dieu. »
Machiavel place la religion chrétienne sur un strict pied d’égalité
avec les religions païennes, puisqu’il affirme dans ce texte parler de
« toutes les religions », ce qui donne au Florentin un ton de
sociologue, voire d’ethnologue. Il reconnaît donc l’utilité de la
religion comme instrument au service du politique, son principal
avantage étant qu’elle fonde le pouvoir de façon irrévocable, comme
il l’écrit au chapitre XI du premier livre des Discours : « en vérité, il
n’a jamais existé dans un peuple de fondateur de lois
extraordinaires qui n’ait eu recours à Dieu, car autrement, elles
n’auraient pas été acceptées. »
La référence au divin permet de faire supporter par cette figure de
l’absolue puissance, souvent assortie de bonté et de perfection, la
transcendance et la violence du commencement, qu’un homme ne
sera jamais jugé digne par ses pairs d’assumer tout seul. L’enjeu de la
fondation de l’État est tel, que seule la divinité paraît une garantie
satisfaisante contre l’arbitraire de la finitude humaine, dont sont
suspects tous les princes, et surtout les fondateurs. Dans le même
chapitre, il ajoute : « de toutes ces considérations, je conclus que la
religion introduite par Numa fut l’une des causes principales du
bonheur de Rome. Elle donna naissance à de bonnes institutions ;
celles-ci déterminèrent une chance favorable, d’où naquirent
d’heureux succès. »
Numa est compté parmi ces hommes « sages » (prudenti), qui
surent éclairer par un recours à la superstition les vérités trop peu
évidentes dont il voulait convaincre son peuple. Sans ces inventions,
il n’aurait sans doute pas pu le mener à la grandeur où on le vit
parvenir. La prudence lui inspira donc ses conversations nocturnes
É
avec Égérie, et il détermina ainsi l’intégralité de l’histoire du monde.
On peut noter ici que Machiavel sera suivi dans ce genre
d’interprétation de l’histoire politique par toute une postérité,
notamment dans la littérature « libertine érudite » des siècles
suivants, chez Gabriel Naudé (1600-1653), par exemple, mais aussi,
de façon critique, chez Jean Meslier (1664-1729).
Le chapitre suivant dit que « les chefs d’une république ou d’un
royaume doivent donc maintenir les fondements de la religion qu’on
y professe : il leur est ainsi aisé de conserver le peuple religieux, et
donc bon et uni. Aussi doivent-ils favoriser et développer toutes les
mesures utiles à la religion, quand bien même ils en connaîtraient
la fausseté ; ils doivent d’autant plus le faire qu’ils sont sages et
connaissent bien les choses de la nature. » La religion, en liant les
hommes par la peur de la divinité au salut de l’État, est bien
davantage qu’un instrument au service d’un pouvoir arbitraire. À de
nombreuses reprises dans les Discours, Machiavel reprend ce thème,
déjà présent dans le Politique de Platon, de l’éloge du pseudos, en
montrant comment nombre de chefs militaires ont emporté la
victoire en interprétant des signes à leur avantage, ou en feignant
d’avoir une conversation avec les divinités. Dans L’Art de la guerre,
IV, Machiavel, dissertant des ruses utiles pendant et après le combat,
mentionne au chapitre X la biche de Sertorius, les conversations de
Sylla avec une divinité et même Charles VII et Jeanne d’Arc.
L’analyse porte sur le plan psychologique : il n’est pas question de
savoir si la religion ou les présages sont vrais ou faux, ni même s’ils
sont bons ou mauvais en soi, mais plutôt de montrer comment la
nature humaine égoïste peut être tournée, grâce à la peur de
puissances transcendantes inconnues.
Un passage des Discours, 1, 12, montre à quel point la
problématique de Machiavel n’est pas théologique, ni même
militaire : « Il y eut un grand nombre de ces miracles à Rome. Il
arriva, entre autres choses, que, lors du sac de Véiès, quelques
soldats romains entrèrent dans le temple de Junon. Comme ils
s’approchaient de sa statue et lui disaient : « Vis venire Romam ? »,
certains crurent voir qu’elle faisait des signes, et d’autres, quelle
acceptait. Ces hommes étaient pleins de foi […], ils crurent entendre
la réponse qu’ils attendaient à leur question. »
La question ici n’est pas seulement de savoir comment faire obéir
les hommes, mais bien d’obtenir leur assentiment à la bonne forme
politique. C’est pourquoi les hommes « sages » doivent, autant qu’ils
peuvent, affermir la foi de leurs peuples, parce que la religion permet
une interprétation de la réalité qui, « fut-elle fausse », produit la
bonté et l’union. Dans l’impossibilité où la condition humaine place
les chefs politiques d’amener les hommes à être bons par une
représentation rationnelle de leur intérêt commun, la religion est le
medium qui les fait s’accorder sur des principes moraux
indispensables à la survie de l’État. Dans son Machiavel,
L’anthropologie politique, Bernard Guillemain cite Gennaro Sasso,
qui définit de cette manière la valeur instrumentale de la religion :
« la religion est vue par Machiavel, non certes comme un expédient
de gouvernement, extrinsèque et de bas étage […] mais au contraire
comme moyen d’édification étatique positive, comme moyen qui
devient et doit devenir intrinsèque à l’âme du peuple, de telle
manière qu’elle soit sa bonne éducation, ses bonnes mœurs, sa
bonté ; le fondement, en un mot, sur lequel s’élève et repose l’édifice
entier de l’État. »
La façon d’obtenir cet accord est immorale, puisqu’il faut admettre
un mensonge : quand bien même les chefs politiques reconnaîtraient
eux-mêmes la fausseté des rites ou des miracles, écrit Machiavel, le
salut de l’État réclame qu’on les conserve. En revanche, puisque c’est
de la liberté humaine et de la conservation de l’État dont il y va, cette
fiction est recommandable éthiquement.
La religion offre donc à l’État une assise stable, puisque ses valeurs
ne sont jamais mises en question de peur d’un châtiment toujours
possible. Mais, étant un moyen inégalable de persuader les hommes,
elle ouvre aussi la possibilité de la rénovation.
Ainsi, le second angle sous lequel Machiavel envisage la religion,
loin des principes généraux de la politique et de l’anthropologie, est
celui de l’histoire contemporaine, et de son désir d’une restauration
de la puissance italienne autour de Florence. Il se livre alors à une
critique féroce du christianisme récent. Comme le rappelaient J.-L.
Fournel et J.-C. Zancarini dans leur article « La Fortune de la
Vertu », « l’état de guerre est une donnée permanente » de la pensée
politique de cette époque, et cet état « a provoqué une mutazione
delle cose », un bouleversement dont les théories politiques se font
naturellement l’écho. La radicalité avec laquelle Machiavel évacue du
domaine de l’action la théologie d’abord, et la philosophie
spéculative ensuite, en est sans doute une conséquence. L’urgence de
la situation réclame des actes, non pas seulement des prières : le Ciel
semble bien avoir abandonné Florence, et il se pourrait qu’il incombe
désormais aux hommes seuls de la sauver ? On peut penser que le
souvenir de la tentative malheureuse de rénovation par Savonarole
était encore présent à l’esprit du Secrétaire
En effet, l’influence de Savonarole dans la réforme du régime en
1494 est indéniable : il inspira aux florentins le modèle vénitien
(modifié et corrigé pour l’adapter aux mœurs de la ville toscane), et
fut le premier à suggérer dans les esprits la venue d’un
bouleversement politique (dans son sermon du 30 novembre 1494, il
présente l’arrivée de Charles VIII en Italie sous les traits d’un
nouveau Cyrus, et Florence comme la nouvelle Jérusalem), ainsi que
les moyens de gouverner Florence. Machiavel lui reprochera dans Le
Prince de n’avoir été qu’un « prophète désarmé », par opposition à
Moïse, qui lui, ne s’est pas « écroulé au milieu de ses institutions ».
Car si la puissance du divin, représentée au peuple, est la plus sûre
alliée pour fonder un pouvoir, en revanche seules les armes
humaines peuvent réellement mettre en œuvre cette fondation, et la
conserver. Machiavel, qui a vu Savonarole brûler en place publique,
est bien placé pour le savoir.
La pauvreté et l’exemple de la vie du Christ, qui sont les principes
de la religion chrétienne, ont emprisonné la vaillance militaire et
l’audace politique dans les scrupules moraux. Outre cet obstacle
qu’elle met à l’action, Machiavel éprouve une autre réticence envers
cette moralité : l’Église elle-même ne se tient pas à ces principes, ce
qui explique ces mots très violents contre l’Église dans les Discours,
I, 12 : « Ainsi donc, la première obligation que nous autres Italiens
avons envers l’Église et les prêtres, c’est d’être dépourvus de religion
et méchants. »
Ce n’est pas l’immoralité flagrante des prêtres corrompus qui
constitue le plus grand grief pour le Secrétaire, mais un motif
politique : ce mauvais exemple de l’Église romaine a rendu les
Italiens « cattivi », mauvais, et irréligieux. Avec un humour assez
noir, Machiavel propose même d’envoyer le pape régner sur les
Suisses, qui étaient les derniers à vivre selon les coutumes anciennes
quant à la religion et aux institutions militaires, et d’observer ensuite
l’inévitable désordre qui s’en suivrait… L’Église romaine, par
opposition au paganisme antique, a une action dissolvante sur la
politique : elle est un facteur de troubles et de désunion.
Amère ironie aussi, que celle qui s’exprime au premier chapitre du
livre III des Discours, à propos de la refondation du christianisme
par saint François et saint Dominique : « vivant encore pauvrement,
ces ordres ont tant de crédit auprès du peuple grâce à la confession
et à la prédication qu’ils lui font croire qu’il est mal de dire du mal
du mal, qu’il est bien de vivre sous leur autorité et, si les hommes
commettent des fautes, de laisser Dieu les châtier. Ils font ainsi tout
le mal qu’ils peuvent, parce qu’ils ne craignent pas des punitions
qu’ils ne voient ni ne croient. » La religion est nocive lorsqu’elle
pousse les hommes à des attitudes aussi contraires à la citoyenneté :
les religieux confisquent l’autorité qui devrait revenir à l’État, et ceci
pour n’en rien faire, puisque d’une part ils engagent le peuple, au
nom d’une prétendue bonté, à une bienveillance exagérée à l’égard
du mal et d’autre part les menacent de châtiments invisibles bien peu
efficaces. La religion se fait alors paradoxalement le ferment du
désordre et du mal dans la cité.
Selon Machiavel en effet, il est juste et bon de savoir « dire du mal
du mal » : tout se passe comme si le chrétien restait impuissant et
perdu devant le mal, incapable de réagir, et ainsi, indirectement,
devient la cause du mal généralisé qui va corrompre la cité tout
entière. « Ure, secca », écrit Juste Lipse à propos de la Contre-
Réforme : il faut couper et brûler les ferments de la corruption et de
l’hérésie, savoir user de la force avant qu’il soit trop tard. C’est ce que
ne fait pourtant pas la religion chrétienne selon Machiavel, parce que
l’Église a déplacé dans l’au-delà toute la gloire, toute la liberté, et
tout le bonheur qu’un homme peut espérer, ne laissant dès lors à
l’action humaine que la seule valeur du mérite moral, en attendant la
résurrection. Il l’écrit dans les Discours, II, 2 : « la religion antique
ne récompensait que les hommes couverts de gloire terrestre, tels les
généraux et les chefs d’États. Notre religion glorifie davantage les
hommes humbles et contemplatifs que les hommes d’action. Elle a
ensuite placé le bien suprême dans l’humilité, la soumission et le
mépris des choses humaines. […] Si notre religion exige que l’on ait
de la force, elle veut que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à des
choses fortes. Cette façon de vivre semble donc avoir affaibli le
monde et l’avoir donné en proie aux scélérats. »
Dans le même chapitre, Machiavel montre encore que tandis que
la religion chrétienne considère l’humilité et la soumission comme
des vertus, la religion des anciens faisait de la gloire le principe
moteur du Romain, dont le paganisme était tout entier tourné vers
les honneurs terrestres et se satisfaisait de spectacles violents : « On
peut l’observer dans nombre de leurs institutions, en commençant
par la magnificence de leurs sacrifices, par comparaison avec
l’humilité des nôtres, où la pompe est plus délicate et magnifique,
mais où rien n’est féroce ni violent. Chez eux ne manquaient ni la
pompe ni la magnificence dans les cérémonies, mais il s’y ajoutait le
sacrifice, sanglant et horrible, puisqu’on y tuait quantité d’animaux.
Ce spectacle terrible rendait les hommes pareils à lui. » La valeur
des hommes est toujours déterminée par celle de leurs règles de vie :
cette maxime se retrouve souvent chez Machiavel, dans la discipline
militaire, comme dans l’habitude des bonnes lois, et ici, au sujet de la
religion.
La cause de la faiblesse actuelle des Italiens, dit la suite du texte,
est une interprétation « faible » des Écritures, ne retenant des textes
sacrés que ce qui fait paradoxalement de la passion le summum de
l’action : « Bien qu’il semble que le monde se soit efféminé et le Ciel
désarmé, cela provient sans doute davantage de la lâcheté de ceux
qui ont interprété notre religion en termes d’oisiveté, et non en
termes d’énergie (virtù). »
Malgré ces critiques, Machiavel maintient toutefois que la religion
chrétienne laisse subsister la possibilité d’une interprétation
virtuose, qui mènerait à « l’exaltation et la défense de la patrie » :
une interprétation qui re-politiserait la religion serait donc le moyen
de restaurer l’amour de la liberté qui fait désormais défaut aux
Italiens catholiques romains.
Ce n’est pas la divinité, ni même la religion en soi que Machiavel
récuse, mais bien l’interprétation qu’on en a fait. La virtù est
manifestement pour lui cet esprit politique qui viendrait revivifier les
textes religieux, qui ne sont plus que lettre morte, et son corollaire
nécessaire est le désir de liberté.
Le problème n’est pas théologique, on le voit bien, mais
uniquement celui d’une herméneutique politique : c’est
l’interprétation de la religion qui est aliénante, et qui fait disparaître
en l’homme le désir d’être libre ; cette aboulie politique provoque les
divisions où l’on voit tomber l’Italie : aucune volonté ne s’oppose
plus à l’entreprise de dissolution des volontés de l’Église romaine. En
conséquence, il ne s’agit jamais pour Machiavel de supprimer la
religion en général, ni la religion catholique romaine en particulier,
mais de l’interpréter selon la virtù, ce qui, pour le Secrétaire, ne pose
aucun problème d’ordre théologique. Procédant à sa propre exégèse,
Machiavel conclut à la possibilité d’une chrétienté virile et patriote.
Si la « bonne » interprétation est celle qui se fait « selon la virtù »,
alors la passion, par opposition à l’action, disparaît en tant que vertu,
et avec elle la possibilité de la foi, de l’espérance et de la charité, les
trois vertus « théologales » selon saint Ambroise. En effet, la religion
peut être très profitable, et l’on doit à tout prix la conserver, à
condition qu’elle soit habitée par un esprit politique : exigence qui
ruine, donc, la possibilité de la foi en Dieu, puisqu’elle instaure le
culte de l’État à sa place ; de même l’espérance se voit-elle remplacée
par le hic et nunc de l’action politique ; et la charité ordonnée
strictement au bien commun, quitte à « dire du mal du mal », ou,
pire, « savoir entrer au mal quand il y a nécessité »… Michel
Sénellart conclut, dans son article « La crise de l’idée de concorde
chez Machiavel », en reprenant l’article de Félix Gilbert sur « Les
idées politiques à Florence au temps de Savonarole et de Soderini » :
« Machiavel […] n’était pas seulement un radical, […] mais un
révolutionnaire, liant ces vues en un système dont la pierre
angulaire était la réévaluation de la volonté comme force
politique. »
La révolution machiavélienne consiste donc à n’admettre qu’un
seul principe d’action politique : la volonté humaine, normée par la
forme de la virtù. Tout ce qui n’est pas humain, pourrait-on risquer,
lui est étranger. Ce n’est donc pas un athéisme indifférent que
professe Machiavel, mais bien une attitude fondée
philosophiquement dans le refus théorique de penser la passion et
l’ineffectif, et dans l’affirmation de la liaison indéfectible entre le
libre arbitre et la virtù. Le seul acte efficace possible est celui de
l’interprétation politique virtuose, et la liberté lui est
consubstantielle.

Commentaire : Discours, I, 11

Le chapitre XI du premier livre des Discours s’inscrit dans une


série de réflexions sur la fondation des royaumes : après avoir
montré que l’État s’origine dans la violence et la solitude, Machiavel
montre ici comment la religion vient pérenniser le premier acte
fondateur, en transformant la violence originaire en loi. Dans le
premier paragraphe de cet extrait, Machiavel explicite précisément
cette distinction entre le fondateur originaire, personnifié en
Romulus, et le législateur sage, incarné par Numa, en ce qui
concerne l’usage de la religion. Ensuite, il montre la raison
stratégique de l’usage politique de la religion, avant de conclure,
dans le dernier paragraphe, que la véritable fonction de la religion
est de transformer la force en droit.

« L’histoire romaine, pour qui la considère attentivement, montre


combien la religion était utile pour commander les armées, pour
encourager la plèbe, pour protéger les gens honnêtes et pour faire
honte aux méchants. De sorte que, s’il s’agissait de décider auquel
des deux chefs, Romulus ou Numa, cette république était davantage
obligée, je pense que Numa l’emporterait. Où règne déjà la religion,
on introduit aisément des armées, et là où il y a des armées et pas
de religion, on ne peut introduire que difficilement cette dernière.
Certes, on constate que Romulus, pour établir le sénat et former
d’autres institutions civiles et militaires, n’eut pas besoin de
l’autorité divine. Mais Numa en eut bien besoin, qui fit semblant
d’avoir des relations avec une nymphe qui lui inspirait toutes les
décisions qu’il avait à conseiller au peuple ; et tout cela provenait de
ce qu’il voulait introduire des institutions nouvelles et inconnues
dans la ville et craignait que son autorité n’y suffit pas.
En vérité, il n’a jamais existé dans un peuple de fondateur de lois
extraordinaires qui n’ait eu recours à Dieu, parce qu’autrement
elles n’auraient pas été acceptées. Nombreux sont, en effet, les
principes connus d’un sage qui ne portent pas en eux des preuves
assez évidentes pour convaincre les autres. Aussi, les hommes
habiles qui veulent faire disparaître cette difficulté ont-ils recours à
Dieu. Ainsi firent Lycurgue, Solon et beaucoup d’autres, qui visaient
le même but. […]
De toutes ces considérations, je conclus que la religion introduite
par Numa fut l’une des causes principales du bonheur de Rome. Elle
donna naissance à de bonnes institutions ; celles-ci déterminèrent
une chance favorable, d’où naquirent d’heureux succès. Mais, de
même que l’attachement au culte divin est la cause de la grandeur
des républiques, de même le mépris de ce culte est la cause de leur
ruine. Tout État où la crainte de Dieu n’existe pas doit périr, à
moins qu’il ne soit tenu par la crainte inspirée par le prince, qui
supplée au défaut de religion. »

Ici comme souvent ailleurs dans les textes de Machiavel, la


religion est avant tout un ciment social : elle impose l’ordre, console
les victimes, promet les « méchants » aux châtiments les plus
effrayants, et inspire le peuple. Le Florentin n’est ni le premier ni le
seul à reconnaître ce rôle de régulateur sociologique à la religion. Il y
ajoute l’idée classique selon laquelle la religion fournit à l’autorité
politique un appui décisif, en utilisant la peur spontanée des
hommes pour l’inconnu, à la façon dont Numa fit croire à son peuple
qu’il était inspiré par la nymphe Égérie.
Plus novatrice est la distinction que Machiavel fait ici entre
Romulus, le fondateur originaire, et Numa, le législateur, dont il écrit
au début du chapitre qu’il fut élu « comme successeur de Romulus,
afin que ce que celui-ci aurait oublié soit réalisé ». Romulus a fondé
Rome, il l’a tirée du néant ; mais c’est Numa qui lui a véritablement
donné sa forme, et qui surtout lui a permis de durer, grâce à
l’utilisation de la religion. C’est pourquoi Rome serait finalement
plus redevable à son sage législateur, qu’à son fondateur. Le geste de
Romulus, certes indispensable, se serait perdu dans le néant si
ensuite Numa ne lui avait pas assuré une existence durable. On
retrouve ici l’idée machiavélienne de la vérité effectuelle : un acte qui
n’est pas suivi d’effet s’annule purement et simplement. Romulus ne
serait rien aujourd’hui, si Numa n’avait pas assuré la pérennité de
son geste fondateur.
Cette pérennité est due à la religion, comme condition de l’ordre et
de la discipline : un peuple religieux se laisse gouverner et diriger, et
il est facile de susciter sa ferveur. Machiavel répète souvent qu’il n’y a
rien à attendre de la brutalité pure, ni de la force aveugle : un peuple
qui ne serait que guerrier aurait sans doute bien des réticences à
admettre un culte religieux, et, de là, une autorité politique
incontestable. Tandis qu’on arme sans problème un peuple religieux.
Il s’agit toujours du même calcul du « moindre mal » : à tout
prendre, mieux vaut un peuple pieux – voire superstitieux – qu’on
peut aisément gouverner, qu’un autre plus éclairé mais corrompu et
rebelle.
Les hommes, écrit Machiavel dans le Prince, n’aiment rien tant
que leurs habitudes. Ils sont donc naturellement rétifs aux
changements, et notamment aux formes « nouvelles et inconnues »
que le législateur entend introduire dans la matière sociale. Le
peuple est inaccessible au sens des « lois extraordinaires ». À de
nombreuses reprises, Machiavel explique qu’il est aveugle à son
propre intérêt, et que le rôle du prince est de le lui montrer, de
« faire les comptes », et « d’indiquer le chemin », au besoin en
arrangeant un peu ce qu’il ne saurait comprendre sous l’angle
politique : il faudra parfois appeler « courageux » un acte qui
politiquement équivaut à une trahison, ou essayer de faire passer
pour un gain de gloire ce qui en réalité est une perte financière, etc. A
fortiori, donc, lorsqu’il s’agit de modifier la structure même de l’État,
la religion est-elle indispensable pour soutenir l’autorité du prince.
Les exemples de Solon à Athènes et Lycurgue à Sparte, mythiques
fondateurs, viennent justifier l’utilisation stratégique de la religion
comme moyen de fonder l’autorité politique.
Mais le dernier paragraphe accorde à la religion une fonction plus
essentielle encore : la religion, lorsque comme chez les romains elle
est interprétée selon la virtù et non selon « l’oisiveté », rend les
hommes courageux, dévoués et loyaux. Un sage législateur, grâce à
elle, se subordonnera donc sans peine la « matière » sociale dans
laquelle ensuite il pourra à son gré introduire la « bonne forme »
politique qu’il souhaite instaurer. Or les bonnes lois, Machiavel le dit
souvent, sont favorables à la virtù, qui elle-même décide de la bonne
fortune d’une entreprise, d’où découlent le succès et la gloire d’un
homme ou d’un pays. Indirectement, on peut donc dire que la
religion commande à la fortune, et c’est pourquoi elle est vitale pour
la cité (« tout État où la crainte de Dieu n’existe pas doit périr »).
Seule la crainte inspirée par un prince pourrait se substituer à cette
terreur fondamentale qui rend les hommes gouvernables : mais
Machiavel montre dans la fin du chapitre que cette peur de fait
engendrée par un prince cruel ne dure pas, et qu’il faut donc une fois
encore transformer le fait en droit, et la force en loi, pour que dure
l’ordre établi. Seul l’amour du peuple, qui se gagne par la justice et le
droit, toutes choses dont on voit que la religion est à l’origine, peut
conserver son pouvoir au prince.
C’est donc, bien plus que comme instrument de coercition
utilisant la naïveté des hommes, comme médiateur entre un prince et
son peuple, que la religion apparaît nécessaire à Machiavel. La
religion permet d’asseoir l’autorité du prince, à seule fin de lui mettre
à disposition la matière sociale qu’il veut réformer : la masse étant
aveugle à son propre bien, le politique virtuose, plus que lucide, se
fait visionnaire, et, semblable à un sculpteur, la tire malgré elle vers
la forme qu’il juge bonne.
L’Histoire
Dès sa jeunesse, Machiavel s’intéresse à l’histoire, et cela se
concrétisera lors de ses premières années au service de Florence,
avec les deux Décennales (1504-1509). Son travail d’historiographe
se poursuit avec la Vie de Castruccio Castracani de Lucques en 1520,
et s’achèvera peu avant sa mort, avec la rédaction des Histoires
florentines, entre 1520 et 1525. De même qu’il affirme être né pour la
politique, Machiavel se désigne lui-même comme historien, au bas
d’une lettre à son ami Guichardin du 21 octobre 1525. À ce titre,
Machiavel commence par obéir aux lois du genre à son époque, c’est-
à-dire à produire, grâce à une rhétorique bien rodée, « une » histoire
convaincante. Il arrive en effet que les épisodes relatés soient
légèrement modifiés, ou que les citations empruntées aux auteurs
soient inexactes, soit parce que Machiavel les cite de mémoire et que
celle-ci le trahit, soit volontairement. À propos de la Vie de
Castruccio Castracani, par exemple, F. Gaeta écrit qu’elle fut « une
création destinée à trouver dans le passé un pendant idéal du
prince-condottiere, à réaliser, fût-ce avec une imagination qui
voulait prendre les caractéristiques extérieures d’un récit
historique ». On sait que Machiavel y relate des épisodes qui n’ont
jamais eu lieu, et passe sous silence d’autres faits bien réels, en
fonction des besoins de sa dissertation. Ou bien encore, qu’il attribue
à Castruccio des maximes antiques, tirées pour la plupart des Vies,
doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce.
Machiavel possède une véritable connaissance des historiens
classiques et contemporains. « Ses » historiens sont d’abord Tite-
Live et Tacite, mais aussi Polybe, Xénophon, et plus rarement
Hérodien, Procope, Salluste, Thucydide et Hérodote. Parfois, la
source historique des anecdotes dont se sert Machiavel n’est même
pas citée, mais les emprunts sont souvent reconnaissables. Même
lorsqu’il ne s’appuie pas explicitement sur une source, Machiavel a
toujours à l’esprit les textes des auteurs classiques : il a lu avec soin
les historiens. Dès lors, les distorsions que l’on découvre dans son
texte sont à mettre définitivement sur le compte d’une volonté
délibérée de convaincre.
Cependant, on s’aperçoit vite que Machiavel ne se contente pas de
l’histoire rhétorique et courtisane de ses contemporains. Il ouvre face
à l’autorité intellectuelle des historiens l’espace de sa propre pensée,
appuyée sur le « ragionare », et la « découverte des causes » des
évolutions politiques. Dans les Discours, livre I, chapitre 58,
Machiavel s’oppose explicitement à la tradition : « Voulant défendre
une cause contre laquelle, comme je l’ai dit, tous les historiens se
sont déclarés, je crains de m’engager dans un domaine si ardu et
difficile qu’il me faudra l’abandonner honteusement ou le parcourir
difficilement. Mais quoi qu’il en soit, je ne pense ni ne penserai
jamais que ce soit un tort que de défendre une opinion par le
raisonnement, sans vouloir recourir ni à la force, ni à l’autorité. »
Il faut noter la force et la nouveauté de cette profession de foi dans
la raison et la valeur de la pensée personnelle. Point d’autorité qui
tienne : l’heure n’est pas à la déférence flatteuse, mais à l’examen
raisonné des choses en réalité. Machiavel conclut « contre l’opinion
générale », il « affirme » la sienne, et refuse catégoriquement l’avis
de ses prédécesseurs : il a noté « ce qu’[il a] cru capital » à partir de
ses lectures, afin de composer le Prince, écrit-il à Vettori le 10
décembre 1513, parce que comme le dit Dante, « il n’est pas de
science si l’on ne retient pas ce que l’on a compris » ; « j’ai jugé
nécessaire d’écrire, à partir des livres de Tite-Live, […] ce que […] je
pense nécessaire », écrit-il encore dans l’avant-propos du livre I des
Discours. On remarquera au passage que « défendre une opinion par
le raisonnement » signifie pour Machiavel « examiner » et « voir »,
c’est-à-dire ne recevoir dans sa recherche des causes aucun autre
soutien que l’expérience.
Rien ne permet plus dès lors de soutenir que Machiavel n’ait été
qu’un lecteur fidèle des anciens, et un commentateur docile de leurs
théories. Et s’il fait un usage politique de l’écriture de l’histoire, ce
n’est plus dans un but courtisan, ni strictement patriotique, mais afin
de dégager une vérité de l’histoire qui serve à la politique.
Tout le préambule des Histoires florentines porte en effet sur la
distance prise par Machiavel à l’égard des historiens contemporains,
notamment ses deux illustres prédécesseurs à la Chancellerie, Poggio
Bracciolini et Leonardo Bruni, qui ont négligé de rapporter en détail
les conflits internes de Florence de peur de froisser leurs
contemporains ou simplement parce qu’ils ont jugé ces actions
indignes de passer à la postérité. Ce faisant, ils ont passé sous silence
la cause même de tout ordre politique, à savoir le conflit des
humeurs, dont Machiavel fait un des éléments essentiels de sa
pensée politique : « Ces deux raisons (qu’il me soit permis de le dire)
me semblent tout à fait indignes de ces grands hommes. Car, s’il est
quelque chose qui apporte plaisir ou enseignement dans l’histoire,
c’est ce que l’on écrit en détail. Si quelque lecture est utile pour les
citoyens qui gouvernent les États, c’est celle qui découvre les causes
des haines et des divisions des cités, afin qu’ils puissent, assagis par
les périls encourus par d’autres, se maintenir dans l’union. »
Dès l’origine, l’écriture de l’histoire que se propose de faire
Machiavel est donc polémique : les historiens, ces « grands
hommes », se sont montrés indignes de leur réputation, en ne faisant
pas servir l’histoire à son véritable but, qui consiste à être un « miroir
des peuples », se faire exemplaire pour qu’une pratique politique
authentique puisse voir le jour, en évitant les erreurs du passé.
L’histoire ne doit pas rester une simple image, mais être porteuse de
sens, et découler d’un processus scientifique, visant, on l’a dit, à
« découvrir les causes ». La volonté d’être « utile », d’écrire une
histoire dont les hommes puissent « tirer profit », « plaisir où
enseignement », principe des démonstrations machiavéliennes, est
d’abord un geste scientifique. Écrire une histoire utile aux hommes,
c’est rechercher le principe des événements historiques – c’est, en
somme, se vouer à la recherche de la vérité. Tournant le dos à tout ce
qui a été dit sur le sujet auparavant, la conscience aiguë du Florentin
de s’avancer dans une voie « encore fréquentée par personne », de
s’opposer à la tradition pour découvrir « des océans et des terres
inconnus » est explicite, notamment dans le chapitre XV du Prince,
où le Secrétaire dit craindre qu’on le juge « présomptueux », en
s’éloignant, dit-il, « et surtout en débattant des positions d’autrui ».
Isolé dans sa propriété de Sant’ Andrea in Percussina après avoir
été écarté de la vie politique, le Secrétaire réduit à l’oisiveté perpétue
un peu de sa vie civile à la lecture des anciens. Cette « conversation »
proprement humaniste, où Machiavel « interroge » les anciens qui
lui « répondent », ne doit pas être pensée comme une simple
récupération du topos du dialogue lecteur-livre. Certes, avant lui,
Cicéron, Pétrarque, Boccace, Alberti, avaient déjà utilisé ce procédé
littéraire, qui sera encore employé après lui. Cependant, la lecture de
Machiavel n’est pas une méditation mélancolique, ni une rêverie
spéculative. Le dialogue doit être pris ici au sens grec : l’enjeu est
l’élaboration d’une « science », la recherche d’un logos politique.
La lettre à Vettori du 10 décembre 1513 dépeint ces « entretiens »
avec les anciens, dénués de toute fausse modestie liée à l’envergure
de leur gloire, mettant face à face deux âges, l’un moderne, l’autre
antique ; et deux esprits : Machiavel et l’auteur à qui il adresse ses
demandes. Dans cet espace ouvert par la discussion, ne subsiste que
la pensée : aucune peur, fut-ce celle de la mort, aucun tourment,
même la misère, ne vient troubler le dialogue. Il ne s’agit pas de
réfléchir sur soi, mais sur ce qui est, et cette façon de penser est tout
autre que la vita contemplativa, telle que la Renaissance la remettait
en question. Cette theoria est une vita activa, la plus dense peut-
être, où l’esprit et le corps, paré pour l’occasion, s’emparent de la
réalité, sans que rien ne fasse plus obstacle. Machiavel ne vient pas
« recevoir » une science, mais la construire.
La méthode est donc celle de la confrontation des textes à leurs
présupposés : il faut « les interroger sur les mobiles de leurs
actions », afin qu’ils en répondent. Contrairement à la conception
platonicienne, dans le Phèdre, du livre orphelin, livré sans défense à
la critique et à l’interprétation de ses lecteurs, ou encore muet devant
leurs questions, capable seulement de répéter inlassablement le
même message, l’interprétation machiavélienne révèle la richesse
des textes : les auteurs antiques pourraient être interrogés tous les
soirs, et pourtant chaque fois le dialogue reprendrait, et révélerait
encore des aspects de la vérité qui avaient échappé la veille à
l’examen.
La nouveauté des Discours est, selon Machiavel, d’établir la
possibilité d’une imitation des anciens, afin de « tirer profit » de la
connaissance de l’histoire, qui en elle-même ne sert à rien. La
médiocrité où l’on voit les modernes tient à leur méconnaissance du
passé et des actions des peuples antiques. Il s’agit donc pour
Machiavel d’écrire une histoire qui permette la restauration de
l’antique virtù, fondée sur le présupposé philosophique que « le ciel,
le soleil, les éléments, les hommes » n’ont pas « changé de
mouvement, d’ordre et de puissance par rapport à ce qu’ils étaient
autrefois ».
La conception de l’histoire de Machiavel semble avoir d’abord été
celle, traditionnelle, d’un cycle naturel des choses, inlassablement
répété, et gouverné par la nature humaine : à de nombreuses
reprises, il décrit le devenir du monde comme un enchaînement de
phases, qu’il s’agisse de la succession des types de régimes dans un
pays, de la migration de la virtù, ou bien de celle de la fortune. Déjà
Platon, Aristote et Polybe, entre autres, avaient élaboré ce type de
conception historique, qui semblait devoir enfermer l’action
humaine dans des schémas absolument immuables. L’histoire des
hommes était, comme l’histoire naturelle, gouvernée par la nécessité
– celle des tempéraments et de la nature humaine.
Dès lors, l’histoire offre un vaste panorama de l’humanité, agitée
par les secousses des passions, où la gloire et la misère se
répartissent en fonction des lois de la nature. On trouve chez
Machiavel des allusions à l’influence des astres sur la vie des groupes
humains. Cette conception « astrologique » de l’histoire apparaît
notamment au chapitre 56 du premier livre des Discours, où
Machiavel admet, avec « certains philosophes », que l’air soit « plein
d’intelligences qui, prévoyant le futur par un don naturel et ayant
pitié des hommes, les avertissent » par des signes. Mais c’est le
naturalisme qui semble l’emporter sur le surnaturel : au livre II,
chapitre III, il écrit que « les actions des hommes ne sont que des
imitations de la nature » et, plus loin, au chapitre V, il décrit la façon
dont « le monde se purge », « la nature se secoue d’elle-même », afin
de sauver ce « corps complexe qu’est l’espèce humaine », lorsqu’il
parvient à un degré critique de surpopulation, de misère et de
méchanceté. Ainsi, Machiavel semble-t-il perpétuer une vision
cyclique et naturelle du temps historique.
Cependant, plusieurs éléments contredisent cette idée, selon
laquelle Machiavel n’aurait qu’une conception « divinatoire » de
l’histoire, dans laquelle il conviendrait de discerner des signes et des
ressemblances, afin d’appliquer des recettes toutes faites au présent.
Tout d’abord, son insistance sur la nécessité de l’opportunité des
actions : la « qualité des temps », c’est-à-dire la configuration
particulière de chaque circonstance, doit être analysée pour elle-
même, afin d’y inscrire une action qui soit en conformité avec ce
qu’elle exige de ruse, de force, de loyauté ou de dissimulation,
d’audace ou de prudence.
Ensuite, la conviction, très souvent répétée, que l’étude des faits
historiques doit servir au présent, pour améliorer notre condition et
éviter les erreurs du passé. Il s’agit de repérer dans ce déroulement
les causes des phénomènes et leurs conséquences, afin de prévoir les
étapes à venir, et éventuellement devancer les catastrophes – à la
façon dont Machiavel pense que la virtù consiste autant à saisir les
occasions présentes qu’à anticiper les fléaux à venir en construisant
des « digues » et des « levées » lorsque les temps sont calmes.
L’histoire, comme la politique, a une vertu thérapeutique : l’historien
peut fournir à l’homme politique un savoir qui permettrait de briser
les cercles, justement, dans lesquels nous pourrions nous penser
enfermés. Dans les Histoires florentines V, 8, Machiavel, comparant
les corps politiques aux corps naturels, affirme en effet que « de
même que naissent chez ceux-ci des maladies, que seuls le fer et le
feu peuvent soigner, de même apparaissent dans les cités des maux
tels qu’un bon et miséricordieux citoyen aurait tort de ne pas les
traiter, mais devrait les soigner même par le fer, si nécessaire. »
Ainsi, la décadence apparemment inexorable des régimes dans
l’anarchie, la corruption ou la tyrannie, et, à terme, la mort des États,
doit pouvoir être évitée. La différence avec l’histoire cyclique de
Polybe consiste en ce que le prince machiavélien ne se contente pas
de prévoir la catastrophe pour tenter de conserver ou faire advenir
une phase meilleure du cycle, mais qu’il peut bel et bien interrompre
le cycle et faire advenir un nouvel ordre des choses.
Ainsi, l’imitation des anciens prend un sens nouveau, grâce à cette
ouverture de l’histoire au changement radical : nous ne sommes pas
entièrement enfermés dans notre nature, livrés à la fortune et
mécontents de ce que nous avons acquis. Il existe une possibilité de
jouer avec les temps, à savoir l’adaptation aux circonstances, qui
rend possible le surgissement d’une nouvelle virtù. L’histoire ne
nous offre pas seulement un enrichissement de notre connaissance
du passé, mais des clés pour une action politique à venir. En effet, de
même qu’il n’emprunte rien aux auteurs anciens, que le principe de
leur génie (ce qu’il en a « cru capital ») pour composer sa propre
œuvre, de même ici, le Secrétaire ne recueille pas une chronologie de
faits et d’action grandioses, une collection de noms et de dates, mais
démontrera une conformité possible des temps, grâce à une
communauté de principe d’action : la virtù, qui peut, et doit être
ressuscitée dans les temps présents. L’Italie est, selon Machiavel
dans L’Art de la guerre VII, 17, vouée à « ressusciter les choses
mortes », et le prince reçoit le nom de « rédempteur » à la fin du
Prince. L’histoire pourrait donc bien changer, et les cercles
inexorables être brisés, par une imitation non pas des actes, mais de
la virtù des anciens.
L’exemple historique est utile : il permet d’examiner les causes de
la fortune politique d’un homme, afin de l’imiter ou de la fuir. Il
constitue donc un terrain d’expérience a posteriori pour l’action
présente, et en ceci Machiavel ne se distingue pas radicalement de la
pensée de l’histoire de la Renaissance. Ce qui est nouveau en
revanche, c’est la modalité de cette expérience : Machiavel écrit en
effet à plusieurs reprises que la solution n’est pas seulement
l’imitation, mais l’imitation de l’imitation. Le prince nouveau, écrit
Machiavel au chapitre XIV du Prince, doit non seulement imiter
Scipion dans ses actions, mais il doit même imiter Scipion imitant
Cyrus. « Quiconque lit la vie de Cyrus écrite par Xénophon observe
ensuite dans la vie de Scipion combien cette imitation lui apporta de
gloire. » Ce redoublement de l’imitation éloigne un peu plus encore
le prince nouveau du prince-modèle. Plus rien de la matérialité de
son action ne demeure, tandis que l’imitation se concentre davantage
sur le principe de son action. Autrement dit, si l’histoire sert à
examiner les causes de la fortune politique, ce n’est pas en tant que la
vie et les actions de ces hommes porteraient en elles une vérité
particulière sur l’agir politique ; mais en tant que le pur principe de
leurs actes, hors de tout contexte historique, doit seul être imité. Ce
n’est pas l’homme virtuose qui est digne d’être imité, mais la virtù
elle-même, qui s’illustre dans les actions particulières des héros.
L’imitation virtuose est une imitation sans modèle, et ainsi
seulement la copie stérile devient une adaptation conforme à la
qualité des temps.
Machiavel le sait bien, le passé ne saurait revenir tel quel, et une
imitation des anciens qui ne serait qu’une répétition systématique de
leurs actions serait une absurdité : en ce qui concerne Florence, il ne
s’agit pas d’appliquer tels quels les principes romains, mais de
s’inspirer de la formidable souplesse jointe à la stricte discipline de la
République romaine. Seule la virtù doit être ressucitée, qui inspirera
aux hommes des actes opportuns, conformes à la qualité de leurs
temps, et permettra d’assurer la liberté du peuple et le salut de
l’État : c’est le travail de l’historien que de multiplier les exemples de
cette virtù, d’en démontrer la possibilité et les modalités
d’application. En revanche, considérer l’histoire comme un
développement naturel et nécessaire dont les phases seraient vouées
à se reproduire sans fin paraît à Machiavel aussi inutile, voire nocif,
que de se contenter d’une rhétorique courtisane.

Commentaire : Discours, I, Avant-propos

Les premières pages des Discours retracent l’origine de la


République romaine qui sera, tout au long de ce traité d’histoire
raisonnée, le modèle de la cité « libre et populaire » – selon les
termes de Ch. Bec dans son édition des Œuvres de Machiavel – que
le Florentin appelle de ses vœux. Dès l’Avant-propos, donc, l’histoire
apparaît comme un outil de travail, une base de références, un
« fonds » dans lequel le Secrétaire souhaite que les hommes puisent
leur inspiration politique. Le texte qui suit est emblématique de la
façon dont il veut utiliser l’histoire – un réservoir quasiment
inépuisable d’exemples instructifs pour le présent – et aussi de la
façon dont Machiavel comprend la problématique de l’imitation.
Regrettant d’abord l’usage « illustratif » – voire « décoratif » – que
ses contemporains ont fait de l’Antiquité romaine, Machiavel
souligne ensuite l’écart entre cette apparente vénération des
exemples anciens et l’usage réel qui en est fait. Il termine en
réaffirmant le véritable « sens » de l’histoire : offrir à ceux qui
sauront la lire le moyen d’une imitation féconde de la virtù romaine.

« Considérant donc l’honneur que l’on attribue aux choses


anciennes et comment souvent, pour ne pas multiplier les exemples,
un fragment de statue antique a été acheté à grand prix pour le
conserver chez soi, en honorer sa maison et le faire imiter par ceux
qui, goûtant cet art, s’emploient à le représenter dans toutes leurs
œuvres ; voyant d’autre part que les vaillantes actions que nous
montre l’histoire, qui furent accomplies par des royaumes et des
républiques antiques, des rois, des capitaines, des citoyens, des
législateurs, sont plus admirées qu’imitées, et sont même si
délaissées de tous qu’il ne nous reste aucune trace de cette antique
vaillance, je ne puis ne pas en éprouver de l’étonnement et de la
douleur. D’autant plus que je vois que dans les différends qui
naissent entre citoyens ou dans les maladies dont les hommes sont
sujets, l’on a toujours recours aux jugements et aux remèdes qui ont
été les uns prononcés, les autres ordonnés par les Anciens. Nos lois
civiles ne sont en effet rien d’autre que les sentences rendues par les
juristes antiques, qui, ordonnées, enseignent à juger aux juristes
d’aujourd’hui. La médecine n’est rien d’autre que l’expérience des
médecins antiques, sur laquelle les médecins d’aujourd’hui fondent
leurs diagnostics. Néanmoins, pour gouverner un royaume,
organiser une armée et diriger la guerre, dispenser la justice,
accroître son empire, on ne trouve ni prince ni république qui
recoure aux exemples de l’Antiquité.
Je crois que cela provient non pas tant de l’état de faiblesse où
l’actuelle religion a conduit le monde ni des malheurs apportés à de
nombreux pays et villes de la chrétienté par une orgueilleuse
paresse, mais bien de l’absence d’une véritable connaissance de
l’histoire, indispensable pour en tirer le sens et en goûter la saveur.
Aussi nombre de ceux qui la lisent prennent-ils plaisir à apprendre
la diversité des événements qu’elle contient, sans penser autrement
à les imiter, jugeant l’imitation non seulement difficile mais
impossible : comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes
avaient changé de mouvement, d’ordre et de puissance par rapport
à ce qu’ils étaient autrefois. »

C’est avec une ironie certaine que Machiavel considère la façon


dont ses contemporains ont traité des anciens. La Renaissance eût, il
est vrai, un goût extrême pour l’Antiquité, qui ne devait pas
seulement à un véritable souci historique ou politique, mais aussi
parfois à un engouement seulement esthétique. Nombreux furent les
auteurs, comme le dit Machiavel, qui s’essayèrent au « genre »
antique : Léon Battista Alberti composa toute une série de petits
dialogues et d’écrits qui imitent les œuvres antiques, au point que
certains (comme la comédie Philodexeus, et le dialogue Virtus)
furent attribués à des auteurs anciens ; Pic de la Mirandole, Enea
Silvio Piccolomini, et même Michel Ange, furent des admirateurs
passionnés de l’Antiquité, dont ils révéraient les auteurs et les
artistes : tous exaltaient la tradition antique et l’imitaient à la
perfection. On dit que Pétrarque fut ému aux larmes par les ruines de
Rome, qui lui inspirèrent l’espoir de restaurer cette gloire antique.
De même, Giovanni Villani écrivit sa célèbre Cronica de Florence
après sa visite de la Ville en 1300 (année du jubilé). Cola di Rienzo,
ennivré de cette gloire antique, incitait ses contemporains à faire
revivre la gloire de la République romaine, contre la noblesse.
Machiavel vise donc ici cette tradition typiquement renaissante, dont
le mot d’ordre pourrait être celui de Ciriaco d’Ancona, à qui l’on
demandait pourquoi il recherchait si ardemment les monuments
antiques, et qui répondit : « Mon art consiste à rappeler de temps à
autres les morts de la tombe. »
Cependant, si lui aussi estime que la vocation de Florence est de
ressusciter la gloire antique, et que l’Italie est le lieu par excellence
de la virtù, c’est avec « de l’étonnement et de la douleur » qu’il
constate qu’elle n’est bien souvent considérée que sous son aspect le
plus superficiel : il s’agit de « fragments », isolés de leur contexte et
donc de leurs causes, dont on ne se sert que pour « honorer sa
maison ». Admirer la vaillance et les exploits de l’Antiquité, s’il s’agit
seulement de les « conserver chez soi » comme un bibelot acheté « à
grand prix », n’a aucun sens. Il faut réactualiser cette virtù, et ne pas
se contenter d’une admiration esthétisante : « l’imiter » consiste
justement à la faire redescendre dans la rue, c’est-à-dire dans les
conseils, les assemblées et les armées.
Il faut donc faire de l’histoire non pas seulement un glorieux
modèle esthétique, mais un véritable instrument de réflexion
politique : la deuxième partie du texte suggère qu’il existe entre les
époques non pas une identité, mais une congruence certaine. Il y a
une continuité évidente, montre Machiavel, entre le système du droit
romain et celui de son époque, de même que la médecine antique
fournit encore la base des soins actuels : on ne saurait donc ignorer
l’héritage pratique de l’Antiquité romaine, et cela devrait inciter à
faire de même en ce qui concerne la politique. Un paradoxe amer
apparaît alors : jamais le modèle romain n’a reçu plus d’hommages
qu’à la Renaissance, jamais non plus on ne s’est autant appliqué à
l’imiter dans les cours des princes – mais il ne se trouve pas un Etat,
de quelque nature qu’il soit (« ni prince ni république »), pour faire
un usage réel de cet héritage. L’histoire reste lettre morte, vidée de
son esprit, et ainsi transformée en musée elle ne sert strictement à
rien. Pire, elle masque les possibilités véritables d’action : à l’ombre
des monuments du passé, plus rien ne peut croître de nouveau, et les
Italiens, paralysés par leur gloire antique, ne songent même plus à
agir conformément à ces temps devenus mythiques.
C’est pourquoi en dernier lieu, ce texte revient sur la nécessité de
restaurer « une véritable connaissance de l’histoire ». « L’état de
faiblesse » où l’on voit que l’Italie est tombée ne provient pas
seulement, écrit Machiavel, de l’interprétation « oisive » que le
catholicisme a fait de la religion, source de « l’orgueilleuse paresse »
dont il accuse dans ce texte les princes de son temps ; même si c’en
sera l’une des principales causes invoquées dans le second livre, au
chapitre II. Mais il semble ici que, plus grave encore que l’invocation
d’un « au-delà » du monde qui devrait confisquer tous nos efforts et
cristalliser tous nos espoirs, la méconnaissance de l’histoire et de ce
qu’elle peut nous apprendre, prive l’action présente de ses véritables
racines, et de l’énergie de la virtù. Ainsi, de même qu’il y a chez
Machiavel une « violence qui ruine », qu’il faut éviter, et une
violence « qui restaure », dont on doit savoir se servir, de même on
pourrait dire qu’il y a une histoire qui ruine, et une qui restaure. La
première est celle qui fait précisément des « ruines » antiques des
idoles intouchables et indépassables, ou des curiosités esthétiques :
les hommes, selon cette perspective, jugent « l’imitation non
seulement difficile mais impossible ». La seconde, en revanche,
permettrait une résurrection de la virtù romaine en Italie, parce
qu’elle serait une invitation à l’action, et ne se contenterait pas de
donner du « plaisir » à la lecture « de la diversité des éléments
qu’elle contient ». L’histoire ainsi conçue, collectionneuse, glaneuse,
anecdotique, manque son but. Elle énumère des faits, accumule des
exemples, de même qu’à cette époque la biologie débutante
emplissait des rayonnages d’exemplaires de faune ou de flore,
qu’aucune théorie globale ne permettait d’ordonner en un système
synthétique. « Tirer le sens » et « goûter la saveur » de l’histoire
suppose qu’on n’en considère pas que les éléments épars, mais qu’on
dégage le principe ordonnateur de l’ensemble, ce qui lui donne sens
et cohérence – et par conséquent rétablit la continuité avec le
présent. L’imitation est bel et bien possible, car le monde est stable et
ses lois inchangées, ce qui permet de postuler une conformité – et
non une stricte identité – du passé avec le présent.
Placé au début de son traité sur les républiques, ce texte ne laisse
rien ignorer au lecteur de l’intention de Machiavel de rompre avec
une théorie de l’imitation passive de la grandeur romaine.
L’admiration qu’il éprouve lui-même pour la République romaine
reste tournée vers la restauration de la virtù, et ne se résume jamais
à une nostalgie stérile de la grandeur passée de l’Italie.
Les apparences
Le plus grand reproche qui a été fait à Machiavel, et cela dès avant
la parution du Prince, est sans nul doute la valeur qu’il accorde aux
apparences. De là sa réputation de conseiller des tyrans,
d’inspirateur des traîtres : aujourd’hui encore, un plan
« machiavélique » est un plan sournois, dissimulé, malveillant. Il est
vrai qu’au chapitre XVIII, Machiavel écrit bel et bien que le prince
doit être « grand simulateur et dissimulateur » pour gouverner. La
notion de « vérité effectuelle » renforce cette idée que le paraître est,
selon l’expression de Maurice Merleau-Ponty, « le lieu et en somme
la vérité » paradoxale du politique, comme nous l’avons montré au
chapitre V.
« Les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités
présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se
laissera tromper. » Ce conseil, adressé au prince dans le même
chapitre XVIII, entérine définitivement l’idée d’un Machiavel qui se
voudrait l’âme damnée des manipulateurs.
Que signifie réellement, cependant, gouverner par les
apparences ? La réponse à cette question est décisive pour
comprendre la politique machiavélienne.
Tout d’abord, il faut rappeler un constat que fait souvent
Machiavel, et notamment dans la dédicace du Prince : les princes ne
se connaissent pas eux-mêmes, et les peuples sont aveugles à leur
propre bien. C’est pourquoi « pour bien connaître la nature du
peuple, il faut être prince, et, pour bien connaître celle des princes, il
faut être du peuple. » Le milieu politique est opaque, ses différents
acteurs peinent à discerner non seulement la nature des autres, mais
même leur propre intérêt et la signification effectuelle de leurs
actions. Toute action politique, comme un bâton qui parait rompu
lorsqu’on le plonge dans l’eau, est affectée d’un « coefficient de
réfraction » difficile à prévoir. En fonction de l’état de la matière
sociale et de la qualité des temps, une même action pourra avoir des
effets totalement différents, ou à l’inverse, deux actions opposées
pourront aboutir au même résultat. « Les actes du pouvoir, écrit
M. Merleau-Ponty, interviennent dans un certain état de l’opinion,
qui en altère le sens ; ils éveillent un écho quelquefois démesuré ; ils
ouvrent ou ferment des fissures secrètes dans le bloc du
consentement général et amorcent un processus moléculaire qui
peut modifier le cours entier des choses. » Aussi les princes avisés
devraient-ils suivre, poursuit Machiavel au chapitre VI, « l’exemple
des archers avisés », qui visent beaucoup plus haut que la cible
lorsqu’elle est trop éloignée pour la puissance de leur arc. Dans le cas
précis, il s’agit d’inviter à l’imitation des plus hauts exemples, afin
qu’il reste quelque chose de leur virtù dans nos actions, même si
elles n’atteignent pas à leur perfection. Mais ce principe semble bien
pouvoir s’appliquer à l’action en général : pour atteindre un but, quel
qu’il soit, il peut être nécessaire de viser ailleurs qu’au centre de la
cible. L’action pertinente n’est pas nécessairement la plus
directement évidente, et ce serait faire preuve d’une naïveté coupable
de l’ignorer, lorsque l’on est prince et que le salut de l’État en
dépend.
Il s’agit donc ici de stratégie, et non pas nécessairement de
dissimulation ou de mensonge : la cécité réciproque des princes et
des peuples implique que le prince sage, pour gouverner, tienne
compte de cette opacité spécifique de la « matière » politique et
historique. Le prince ne peut pas être transparent à lui-même, et ce
sont dès lors les effets de ses actes sur le peuple, qui, par réfraction,
lui indiquent le bien ou mal fondé de ses décisions. De son côté, le
peuple, ignorant son propre bien, peut parfois désirer sa perte en
croyant poursuivre son profit, et comme l’écrit Machiavel en citant
Dante dans les Discours, I, 53, descendre dans la rue pour crier
« Vive notre mort ! À mort notre vie ! » : seule la virtù d’un prince
ou d’une loi peut alors donner un sens cohérent à son désir de
liberté.
Mais parce que l’action politique est calculée, réfléchie, elle n’est
pas pour autant trompeuse ou intéressée. Ce qui piège le lecteur et
lui laisse penser qu’il s’agit de traîtrise, c’est paradoxalement la totale
franchise avec laquelle Machiavel indique les caractéristiques du jeu
politique. En ce qui concerne le peuple, il annonce sans ambages que
les hommes sont fascinés par le visible : « les hommes en général
jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains ; car chacun a la
capacité de voir, mais peu celle de ressentir. Chacun voit ce que
vous paraissez, peu ressentent ce que vous êtes », lit-on au chapitre
XVIII du Prince. Certes, il existe un « petit nombre » d’hommes plus
sagaces, qui sauront percer le prince à jour. Mais « la masse se
satisfait autant des apparences que des réalités. Elle attache même
plus d’importance aux apparences qu’aux réalités », comme il l’écrit
dans les Discours, 1, 25. Qui désire commander aux hommes doit
donc savoir que « le vulgaire est convaincu par les apparences et
par l’issue des choses », et que « dans le monde il n’y a que le
vulgaire ; le petit nombre n’y a pas de place, alors que le grand
nombre a où s’appuyer. » Gouverner, c’est gouverner la foule – or
celle-ci n’est sensible qu’à ce qui se voit, quand bien même ce qui se
verrait ne serait qu’une illusion. Ceci est à savoir, pour qui se prétend
gouvernant. Cela ne signifie pas qu’il faille pour autant mentir
systématiquement au peuple, au contraire.
Le prince est le medium entre la masse et la réalité, et il doit lui
représenter sa propre image. Il tend un miroir au peuple, de la même
façon qu’il se voit aussi lui-même dans la multitude. Cet échange de
reflets implique, pour qu’il fonctionne, la plus grande loyauté. Toute
tromperie ruine l’intégralité du système : ceci n’empêche pas un jeu
d’optique, un art du reflet, dont le prince doit savoir se servir. Mais
l’idée maîtresse reste qu’il faut dire la vérité au peuple : d’une part
parce qu’un peuple trompé, qui n’a plus confiance en personne, met
la république en péril de mort, et d’autre part, parce que la masse ne
se laisse pas berner longtemps – au moins sur les hommes qui la
gouvernent, comme on le lit dans les Discours, 1, 47 : « Je crois aussi
que l’on peut conclure que jamais un homme sage ne doit s’écarter
du jugement populaire au niveau des détails, lorsqu’il s’agit de la
distribution des charges et des dignités. Ce n’est que là que le peuple
ne se trompe pas. »
Reste que cette vérité doit lui être présentée de telle façon qu’il
l’admette. La foule, prise dans son ensemble, constitue une
« humeur » qui tend à « ne pas être gouvernée » ; cependant cette
tension générale vers la liberté est d’abord la somme d’une multitude
de désirs particuliers. Machiavel a la conscience très aiguë que le
concept de liberté publique est vide de sens pour les individus, qu’il
faut dès lors diriger par d’autres moyens que la seule représentation
de la liberté civile. Le peuple n’est pas capable, en tant qu’il est
constitué d’individus particuliers, d’envisager l’action politique dans
une perspective publique, hors des catégories de la moralité.
Machiavel l’explique dans les Discours, I, 53 : « Si, dans les choix
qu’on présente au peuple, on voit un gain, même si cela cache une
perte, et si ce choix paraît courageux, même s’il cache la ruine de la
république, il est toujours aisé de persuader la masse. Mais il sera
très difficile de la convaincre des choix où l’on voit une lâcheté ou
une perte, même s’ils cachent le salut ou le profit de l’État. » Il s’agit
donc, pour corriger « l’angle de réfraction » induit par une
application des valeurs privées au domaine public, de transposer le
projet politique en termes de « perte » ou de « gains », de
« courage » ou de « lâcheté » : ces termes ne s’appliquent pas en
réalité à l’action qui est présentée au peuple – puisque les seuls
enjeux véritables sont le salut ou la ruine de l’État. En revanche, ils
traduisent l’action politique en des termes qui sont compréhensibles
pour les individus pris en particulier, ce qui permet alors de
convaincre le peuple de se lancer dans une entreprise qui le mènera,
à son insu, vers un profit réel : la conservation de l’État et sa
grandeur, d’où ils tirent indirectement leur liberté et leur bien-être.
La raison d’État ne peut donc pas se montrer au peuple sans
médiation : les hommes, à de rares exceptions près, sont incapables
de toute intuition politique. La poursuite du salut de l’État est donc
toujours transposée, déformée, et c’est pourquoi aussi la politique est
nécessairement un jeu d’apparences, une représentation de pouvoir,
à la fois au sens de mise en scène et de médiateté.
C’est précisément ce que Machiavel appelle « colorer son action »,
au chapitre XVIII du Prince : ce conseil de prudence trouve sa pleine
justification dans la nécessité de maintenir l’État, et de sauvegarder
la liberté du peuple. L’exercice du pouvoir passe, certes, par une
médiatisation de la situation réelle à travers le discours ou les actes
du prince, mais il est normé éthiquement par le bien commun. Un
des principes majeurs de la politique machiavélienne, on l’a vu, est
l’économie du conflit, la gestion des humeurs de la cité. Nul pouvoir
ne peut se maintenir s’il n’accorde pas à la plus puissante de ces
humeurs, qui est aussi celle qui vise à la liberté et au bien commun,
un débouché légal à ses ambitions. En d’autres termes, aucun
pouvoir ne saurait se maintenir sans donner satisfaction au peuple,
qui recherche sans le savoir la plus grande liberté politique possible.
Ainsi, le jeu des apparences est-il nécessairement ordonné à
l’avènement du bien commun – sans quoi, le prince devient un tyran,
forcé de « vivre le couteau à la main », dans la peur d’une
insurrection ou d’une conjuration contre lui.
Un prince qui tenterait d’orienter l’État en fonction de son intérêt
propre, et négligerait le bien commun, courrait nécessairement à sa
perte, parce qu’il tomberait alors sous le coup de la loi qui régit les
individus privés, hors du champ politique de la loi : celle de la force.
Les humeurs de la cité s’entre-déchirent dans la course au pouvoir :
le prince, s’il veut conserver sa place, doit donc de toute nécessité
s’élever au-dessus du conflit.
Or, cette élévation ne peut jamais se faire en s’attachant à un parti
particulier : le prince doit être le garant du peuple et rassurer les
grands. Il ne peut donc adopter pour lui-même la cause d’aucune
cause. En d’autres termes, le prince ne doit sa stabilité qu’à son
arrachement au désir, aux passions, à sa propre humeur, pour la
confondre avec le pur désir du bien commun, au moins en
apparence.
Le prince par excellence est donc celui qui a converti son appétit
du pouvoir – celui même qui l’a conduit à la fondation d’un État – en
visée du bien commun. Il est cette figure paradoxale qui n’est plus
rien de particulier, mais qui est devenu absolument public :
l’évanescence du prince ne signifie donc rien d’autre que son passage
« d’homme privé » à « homme public », que Machiavel analyse aux
chapitres VIII et IX du Prince.
Contrairement à l’opinion qu’on a généralement des thèses de
Machiavel, gouverner par les apparences ne peut donc pas se
résumer à une simple manipulation des foules en vue de l’intérêt
privé du prince. On l’a vu, un tel gouvernement serait voué
infailliblement à sa perte, puisqu’il serait en contradiction avec la
seule humeur qui permet de maintenir l’État. Il s’agit pour le prince
de trouver la manière adéquate de représenter au peuple son intérêt,
en fonction de la qualité des temps, et de l’y conduire de la façon la
plus efficace possible. Et pour cela il doit afficher clairement ses
intentions, ses valeurs et ses alliances : il lui faut, écrit Machiavel au
chapitre XXI du Prince, savoir être « vrai ami et vrai ennemi » et il
ne sera jamais plus estimé que « quand sans aucune crainte, il se
découvre en faveur de quelqu’un contre un autre. » L’art des
apparences implique sans doute que l’on sache ruser, selon le
principe du « lion » et du « renard » exposé au chapitre XVIII, mais
cela ne signifie en aucun cas qu’il faille rester « neutre » en cas de
conflit, ni qu’on doive, comme l’empereur Maximilien d’Allemagne
tel que Machiavel le décrit dans le Discours sur les choses
d’Allemagne et sur l’empereur, être un prince versatile qui « défait
souvent le soir ce qu’il décide le matin ».
« Colorer son action » consiste, au contraire, à lui donner un sens
univoque et une visibilité claire : ainsi, lorsque le prince « farde sa
nature », il ne fait que choisir un camp et s’assigner une conduite
sans ambiguïté. Machiavel marque souvent sa défiance à l’égard de la
« voie du milieu », la « via del mezzo » qui plaisait tant, au contraire,
aux gouvernants conservateurs de Florence. « La voie moyenne
serait la plus sûre », écrit Machiavel dans les Discours, III, 2, « si on
pouvait la suivre. Comme je crois que c’est impossible, il faut se
déterminer ». La forme virtuose de l’action est l’inverse du
compromis : il s’agit de s’arracher à sa nature et à l’habitude, de
renoncer aux demi-mesures frileuses, pour s’engager au contraire
jusqu’au bout dans une voie déterminée. « L’elezione », c’est-à-dire
l’hésitation, la tergiversation, ne font que brouiller le message
politique et, à terme, conduisent à se laisser imposer ses décisions
par la nécessité : « Les républiques irrésolues ne font jamais le bon
choix, sauf sous la contrainte, parce que leur faiblesse ne les laisse
jamais décider dès qu’il y a quelque doute. Si celui-ci n’est pas levé
par une force qui les contraint, elles demeurent toujours dans
l’expectative », écrit-il dans les Discours, 1, 38. Pouvoir afficher la
couleur de son action, c’est donc faire un choix libre de soi, qu’il
s’agisse d’un prince, d’une assemblée ou d’un pays. La détermination
avec laquelle le prince se définit par rapport à un allié ou un ennemi,
ou bien encore par rapport à son peuple, est la condition de la
réussite de son action, qui, sans cela, se perd en se diffractant dans le
milieu politico-social.
Cependant, la détermination n’équivaut jamais chez Machiavel à
une conduite fixe ou rigide. Il importe toujours, pour échapper aux
revirements de fortune, de savoir adapter son action aux
circonstances. C’est pourquoi on lit au chapitre XVIII que « pour un
prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les qualités
susdites, mais il est tout à fait nécessaire de paraître les avoir.
J’oserai même dire ceci : si on les a et qu’on les observe toujours,
elles sont néfastes ; si on paraît les avoir, elles sont utiles. » Ce
passage est l’un des plus célèbres du Prince, et à juste titre : contre
toute la métaphysique, Machiavel y affirme la supériorité du paraître
sur l’être en politique. Il finit en affirmant que le prince doit donc
avoir « un esprit disposé à tourner selon ce que les vents de la
fortune et les variations des choses lui commandent », fut-il pour
cela obligé de renier sa nature, et d’agir non seulement contre ses
habitudes mais même « contre sa parole, contre la charité, contre
l’humanité, contre la religion ». L’apparence de la morale est tout à
fait nécessaire, nous l’avons vu, afin de persuader le peuple de
donner sa confiance au prince. Mais ce dernier doit rester vigilant, et
ne pas se prendre à son propre jeu : l’exercice du pouvoir implique,
dès lors qu’il vise le bien commun, que l’on sache « entrer au mal, y
étant contraint ». Ainsi, l’être moral, comme toute conduite définie
une fois pour toutes, peut-il nous conduire à de graves erreurs
politiques. C’est ce que fit par exemple Piero Soderini, qui perdit le
pouvoir à Florence pour avoir toujours préféré la douceur et la
compréhension à la force. Sa moralité se paya au prix de la
République, et le dommage qui s’ensuivit pour les Florentins fut bien
plus grave que si Soderini avait employé la force pour éviter sa chute.
Il faut donc bien comprendre la traversée des apparences
qu’indique Machiavel : il faut savoir user du paraître, parce que c’est
ainsi que les hommes se gouvernent. La stratégie des apparences
n’est cependant pas une simple dissimulation des intentions
mauvaises du prince : c’est une représentation, en termes accessibles
au peuple, de son propre bien. Ainsi, derrière les apparences, n’y a-t-
il aucun projet personnel du prince. Les apparences machiavéliennes
ne dissimulent rien : le prince sait s’adapter aux circonstances, il sait
donner une « couleur » à son action qui sied à la situation historique,
mais il est à chaque fois bien déterminé à agir pour le bien commun.
Ainsi échappe-t-on au paradoxe d’un prince « vide », ou « sans
qualité », qui ne serait qu’un opportuniste, emmené par le vent de la
fortune. On l’a dit, le prince machiavélien n’est pas versatile ni
neutre, il est, véritablement, chaque fois ce qu’il paraît être, c’est-à-
dire le médiateur entre le peuple et le bien commun – rôle qui
implique effectivement qu’il ne recherche rien pour lui-même, mais
qu’il soit capable de changer de façon d’opérer, voire d’objectif, en
fonction des possibilités offertes par la situation historique.
Le prince doit donc à la fois instaurer un rapport de confiance qui
lui garantisse l’appui du peuple qui s’est fié à lui pour se reconnaître
dans ses décisions ; mais il doit être également l’artisan de
l’apparence de ce rapport. Or, on l’a vu, les actes du pouvoir se
travestissent nécessairement, et l’apparence du pouvoir ne coïncide
pas avec la fin qu’il vise en réalité. Cependant, puisque ce
« mensonge » au peuple est requis pour le mener presque malgré lui
vers son intérêt – le salut et la grandeur de l’État − l’apparence du
pouvoir est sa réalité même, bien que l’écart entre la réalité et
l’apparence soit irréductible. En d’autres termes, la simulation et la
dissimulation sont nécessaire à l’État, au point quelles sont la vérité
de l’action politique. Le détour par les apparences, plus qu’une
dissimulation de la réalité, est le dévoilement d’une vérité politique,
celle que Machiavel nomme la « verità effettuale », vérité des effets
et non des faits.

Commentaire : Note à Raffaello Girolami à l’occasion de


son départ le 23 octobre pour l’Espagne auprès de
l’Empereur

On voit encore dans ce Memoriale écrit en 1522 à l’intention d’un


ambassadeur inexpérimenté, la trace des principes énoncés une
dizaine d’années auparavant, dans le chapitre XVIII du Prince.
Désormais exclu du jeu politique, Machiavel y donne une synthèse de
son expérience, non plus cette fois à un gouvernant mais à un
diplomate. Le principe reste pourtant le même : la politique, que l’on
soit prince ou conseiller, est un jeu de miroirs où l’apparence est
reine. Cependant, croire que paraître consiste à mentir est d’une
naïveté propre à faire perdre tout crédit. Or, de même que la
confiance du peuple est la meilleure forteresse du prince, de même,
l’atout majeur du diplomate est le crédit qui lui est accordé. C’est
pourquoi d’abord Machiavel insiste sur la nécessité de se concilier
« l’oreille du prince » ; puis il souligne la difficulté de l’exercice
consistant à jouer des apparences pour « acquérir de la réputation »
sans se brader ni mentir, avant d’affirmer que paradoxalement, la
transparence est la meilleure des apparences, dans les milieux
troubles des intrigues de cour.

« Exécuter fidèlement une mission, tout homme capable sait le


faire, mais l’exécuter convenablement est chose difficile. L’exécute
convenablement celui qui connaît bien la nature du prince et de
ceux qui le gouvernent, et sait s’accommoder à tout ce qui lui rend
plus facile et plus ouvert l’accès aux audiences.
De sorte que toute entreprise difficile, si on a l’oreille du prince,
devient plus facile. Un ambassadeur doit surtout s’efforcer
d’acquérir de la réputation, laquelle s’acquiert en donnant de soi-
même l’exemple d’un homme de bien, en étant réputé généreux,
honnête, ni avare ni faux, en n’étant pas réputé homme qui croit une
chose et en dit une autre. Ce point est fort important, car je connais
des hommes qui, pour être sagaces et faux, ont à ce point perdu la
confiance d’un prince, qu’ils n’ont jamais pu ensuite négocier avec
lui. Bien qu’il soit parfois nécessaire de dissimuler une chose par des
paroles, il faut le faire de telle façon que cela n’apparaisse pas, ou
que, si cela apparaît, l’on ait une défense préparée et prompte.
[…] Comme il y a toujours dans les cours diverses espèces
d’intrigants, qui sont en éveil pour apprendre les choses en train, il
est très à propos de se faire l’ami de tous, afin de pouvoir apprendre
des choses de la bouche de chacun. L’amitié de ces gens-là s’acquiert
en les traitant à force de banquets et de jeux. […]
Car, ce que l’un ne sait pas, l’autre le sait, et le plus souvent tous
savent tout. Mais celui qui veut que les autres lui disent ce qu’ils
savent doit dire lui-même aux autres ce qu’il sait ; car la meilleure
façon d’avoir des informations est d’en donner. »

Le premier souci de Machiavel est de faire clairement la


distinction entre « exécuter fidèlement » et « exécuter
convenablement » une mission : ce que l’on attend d’un
ambassadeur dépasse la simple loyauté à son mandataire. Certes,
cette qualité morale est censée se trouver chez tout diplomate
« capable » envoyé à l’étranger représenter les intérêts de son pays.
Néanmoins, une fois encore, la morale ne suffit pas : un
ambassadeur ne doit pas se contenter d’obéir aux ordres, il doit en
plus pénétrer le plus avant possible dans les intentions de son hôte.
En somme, il doit pour un temps devenir courtisan de ce prince : cela
demande de sa part plus que de la docilité – du génie. À cette fin, il
doit se faire grand connaisseur de « la nature du prince et de ceux
qui le gouvernent ». Rappelons que dans la dédicace du Prince déjà,
Machiavel s’attribuait à lui-même ce rôle de peintre de la nature des
princes. On pouvait y voir, dix ans avant ce texte, poindre l’idée que
les conseillers des princes étaient les mieux placés, compte tenu de
leur extériorité aux cercles du pouvoir, pour connaître les princes –
de même que les princes connaissent mieux les peuples qu’eux-
mêmes. L’ambassadeur devra donc à la fois garder assez de recul à
l’égard du prince pour pouvoir faire de lui et de ses proches (« ceux
qui le gouvernent ») une description objective et utile, et à la fois
s’approcher suffisamment de lui pour avoir son « oreille ». Cela
suppose une grande capacité à « s’accommoder à tout », à se plier
aux contraintes de la nouveauté et de l’étrangeté des coutumes et des
lois, à savoir adapter son discours et son attitude à ce qui lui paraît
opportun. On reconnaît ici encore le principe virtuose de l’adaptation
de l’action à ses conditions, aussi valable pour un gouvernant que
pour un diplomate. On voit aussi combien Machiavel accorde
d’importance à « l’optique » en politique : tout est affaire de
perspective, de recul, de visibilité. L’effectif est le visible, chez
Machiavel, et dans cette mesure, l’apparence vaut pour l’être.
Ainsi, rien n’est plus important que l’apparence que l’ambassadeur
va donner de lui-même : « un ambassadeur doit s’efforcer
d’acquérir de la réputation », or cette réputation ne peut être que
celle d’un « homme de bien », afin que le diplomate se concilie les
faveurs du prince. De même qu’au chapitre XVIII du Prince,
Machiavel conseillait de « paraître miséricordieux, fidèle à sa
parole, humain, honnête, religieux », de même ici, l’ambassadeur
doit « être réputé » franc, loyal, honnête et généreux. Et si dans le
Prince, Machiavel ajoutait immédiatement « et de l’être », ici, il
insiste sur le fait que « ce point est fort important », car des hommes
qui n’étaient que « sagaces et faux » ont perdu totalement leur crédit
auprès du prince pour cela. L’exercice est ardu, et le jeu des
apparences semble soudain bien plus compliqué qu’on aurait pu le
croire. Un homme simplement faux ne saurait obtenir la confiance
du prince ; un autre, qui serait naïvement franc, faillirait à sa
mission. Il faut donc savoir être sincère tout en connaissant
parfaitement les limites de la loyauté, pour ne pas s’engager
inconsidérément ni sur la voie du mensonge, ni sur celle de la vérité.
Étroite est donc la marge de manœuvre du diplomate, qui doit par
conséquent être réellement loyal, mais savoir ne pas l’être lorsqu’il
est « nécessaire de dissimuler une chose par des paroles ». Jamais
ce mensonge ne doit être gratuit, jamais non plus il ne doit être
découvert sans que l’on ait déjà « une défense préparée et
prompte ». Le rôle de l’ambassadeur suppose donc qu’il soit
réellement honnête, mais qu’il dispose en plus d’un « savoir
mentir » : la dissimulation ne s’improvise pas, mais suppose au
contraire une grande connaissance des enjeux politiques et de la
nature des protagonistes.
Le dernier moment du texte finit d’éclairer ce jeu d’apparences
autour du pouvoir politique. Un autre aspect essentiel de la tâche de
l’ambassadeur est la collecte d’informations, et par conséquent son
insertion dans les milieux « d’intrigants » gravitant autour du
pouvoir. Une fois de plus, il s’agit pour le diplomate d’apparaître
inoffensif, et même plus, de « se faire l’ami de tous ». Tous savent
tout, mais l’un dira ce que l’autre a tu, et c’est pourquoi il vaut mieux
croiser le plus grand nombre de témoignages possibles. À cette fin,
les « banquets » et les « jeux » serviront d’appâts, quoique
l’ambassadeur lui-même pense de ces distractions, et des personnes
qu’il y conviera. On pourrait voir là un summum d’hypocrisie, alors
que nous sommes manifestement toujours dans le même jeu de
miroir : « celui qui veut que les autres lui disent ce qu’ils savent, doit
dire lui-même ce qu’il sait ; car la meilleure façon d’avoir des
informations est d’en donner. » Dans le monde trouble où évolue
Girolami, « dire » et « savoir » sont deux actions dissymétriques : on
sait toujours plus que ce que l’on dit – ou inversement. Ceci étant
posé, le calcul d’intérêt est vite fait : une certaine forme de
transparence vaut mieux qu’une attitude secrète qui refroidirait la
confiance de tous les interlocuteurs. On constate alors une
réciprocité de l’apparence, où, paradoxalement, s’enracine la
nécessité de la plus grande véracité possible.
Apparence contre apparence, il semble que ce qui émane de ce jeu
de miroirs soit avant tout la nécessité de la vérité. Vérité effectuelle,
sans aucun doute, c’est-à-dire engagée, orientée et nécessitée par
l’action : comme le prince, le diplomate doit savoir « entrer au mal
s’il y a nécessité ». Mais l’on voit bien à présent, que si l’apparence
est le lieu de la vérité politique, elle ne saurait se réduire à un pur et
simple usage du mensonge.
Le bien commun
Dans la conception thomiste et aristotélicienne du bien commun,
s’imposait l’évidence que le bien particulier tendait au bien commun
comme à sa fin : le bien de la communauté est plus divin que celui de
l’individu et se le subordonne, de la même façon que « le civil
commande au militaire, le militaire à l’équestre, et la navigation à
l’arsenal », comme l’écrivait saint Thomas dans le Contra Gentiles,
III, 17. De même, Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, I, 1, dit que
« le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais
il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités ».
Machiavel, quant à lui, ne place pas le bien commun dans le
prolongement du bien particulier. La nature humaine produit une
solution de continuité, voire une opposition franche, entre l’intérêt
général et le bien privé. Pour lui, le bien commun est « l’intérêt du
plus grand nombre », quelle que soit la valeur morale de cet intérêt :
comme chez Aristote, il est la fin de la politique, mais ce n’est pas un
« bien » en soi. Il est seulement la condition sine qua non de la
stabilité du régime, en tant que « vivere libero », vivre libre, et non
comme perfection morale individuelle élevée à l’universel.
L’idée du bien commun chez Machiavel est en effet toujours
associée à celle de la liberté politique, et la liberté à la république. Le
concept de libertas est encore affecté au XVIe siècle du sens
purement politique « d’indépendance » d’une cité et de régime
républicain hérité des guerres médiévales, qui, depuis le XIIe siècle,
ont opposé les Communes italiennes à l’Empire. Revendiquer sa
liberté, c’est d’abord pour une cité défendre son indépendance en
face des prérogatives de l’Empire, et, plus tard, de l’Église, de la
monarchie angevine, et des grandes seigneuries de l’Italie du Nord.
Au XIVe siècle, ce sens politique se voit doublé d’un concept
juridique, et sera utilisé comme tel par les humanistes civils de la
Renaissance.
Cependant, si le bien commun est avant tout liberté, il faut se
garder d’une interprétation « angélique » du concept. Le bien
commun chez Machiavel s’enracine dans la violence et l’implique
ensuite lorsque cela est nécessaire, imposant à l’individu le sacrifice
de son être moral au nom de la politique.
Au chapitre IX des Discours, I, Machiavel affirme que tout sage
législateur doit instaurer des lois qui visent le bien commun.
L’exemple, cependant, est celui de Romulus, qui se définit d’abord
comme fratricide, puis comme assassin de son bras droit Titus Tatius
Sabinus, comme on l’a dit plus haut. Ce n’est pas un hasard :
l’association du bien commun au crime de sang est presque
systématique chez Machiavel, qui pose comme principe que la visée
éthique passe par la négation de l’individu. Il n’y a pour Machiavel de
liberté que comme institution politique, comme le suggère le sens de
la libertas, et paradoxalement cette liberté se fonde dans la violence.
La fondation d’un ordre politique implique la confiscation de l’action
et du pouvoir par un seul homme. Or cette appropriation ne peut
avoir lieu, d’une part que dans la rupture avec l’ordre précédent, et
d’autre part dans l’unicité d’une volonté politique. Le fondateur est
un novateur : il doit être seul, et ne peut agir que sur une réalité
anomique. L’acte inaugural est donc nécessairement violent, au
moins dans la mesure où la transcendance de tout commencement
est violente – et ensuite parce que la confiscation du pouvoir absolu
par un seul est violence, symbolique ou réelle, pour tous les autres.
Nombreux sont les passages où cette idée apparaît explicitement,
mais il n’est sans doute pas indifférent qu’on la trouve dès le début
des Discours : à propos de ceux qui réprouveraient l’exemple de
Romulus à cause de ses crimes odieux, Machiavel répond que « cette
opinion serait exacte, si l’on ne considérait la fin qui l’avait poussé à
commettre un tel homicide. On doit prendre ceci pour règle
générale : il n’arrive jamais, ou rarement, qu’une république ou un
royaume soient bien organisés dès l’origine, ou totalement
réformés, sinon par un homme seul. » L’enjeu est tel, en effet, que
l’humanité doit plier devant l’État. Car ce n’est pas l’État comme tel
qui doit être la fin ultime des actions du fondateur, mais ce qu’il
manifeste : le bien commun. C’est pourquoi l’action la plus éthique
est de pouvoir être le plus immoral : le prince fondateur doit
abandonner son humanité morale pour pouvoir se servir d’une
violence à laquelle il répugne.
Mais le texte comporte une autre exigence : le sage législateur doit
désirer être utile « non à soi, mais au bien commun, non à ses
successeurs mais à la patrie de tous. » Il doit donc aussi lutter
contre ses instincts les plus primitifs de conservation de soi et de sa
race. La paradoxale monstruosité du bien commun apparaît ici au
moins autant que celle du fondateur : la patrie de tous exige la mort
des hommes. Elle instaure à la fois la possibilité du meurtre réel, y
compris lorsque les passions s’y refusent, mais elle impose davantage
encore la mort symbolique de l’homme moral dans le prince. La
violence politique n’est donc pas atténuée par le but éthique que
représente le bien commun : au contraire, c’est un sacrifice encore
plus grand que de se livrer corps et âme à la logique de l’action
politique, qui ne considère que les « effets », et non les « faits ». Le
prince n’est plus un homme, mais l’instrument du bien commun. Or,
c’est de cette renonciation à soi dans la violence que peut naître la
liberté. Il faut être seul pour pouvoir créer un ordre politique, et cette
solitude absolue du fondateur implique la plus grande violence, celle
du sacrifice de son intériorité privée à la publicité du bien commun.
Celui qui se trouve donc à la tête de l’instauration d’un ordre
nouveau n’est plus « quelqu’un » en propre, mais le support incarné
de cette organisation.
La liberté politique et le bien commun s’inaugurent donc dans ce
paradoxe : il fallait qu’un homme soit suffisamment seul,
radicalement seul au point de ne plus être lui-même, pour que le
bien commun ne se confonde plus avec un intérêt particulier. Il n’y a
rien de plus public, que le prince dans sa solitude ; entièrement
extériorisé, cet être d’apparence concentre dans sa personne le corps
politique tout entier. On l’a dit, le prince doit être absolument
transparent, et s’effacer en tant que personne devant l’intérêt
général. C’est ainsi que Machiavel règle le problème moral de la vertu
du prince, et se sépare des Miroirs : loin d’être un parangon de
vertu, une figure exemplaire que ses sujets devraient imiter, le prince
doit, pour reprendre mutatis mutandis la célèbre distinction de J.-L.
Marion, disparaître en tant qu’idole politique, et devenir une icône,
c’est-à-dire non pas tant un objet de contemplation et d’adoration
qu’un vecteur invisible, un intermédiaire, entre le peuple et le bien
commun. Le bien commun chez Machiavel se fonde donc dans la
violence, et exige la « mort » du prince : nous sommes aux antipodes
des conceptions chrétienne et grecque de ce terme, qui défendent
une idée morale du bien commun et la valeur architectonique de la
figure du prince.
Un autre aspect paradoxal du bien commun apparaît dans les
Discours, II, 2 : « De toutes les servitudes, la plus dure est celle qui
vous soumet à une république. D’une part parce qu’elle est plus
longue et que l’on peut moins espérer en sortir ; d’autre part parce
que le but de la république est d’énerver et d’affaiblir tous les autres
corps pour accroître le sien. » Si le bien commun peut être à la fois la
liberté et la plus terrible des servitudes, c’est que la république est un
régime nécessairement en expansion, qui n’a que le choix de croître,
ou de mourir. Le bien commun exige en effet en république, que la
dynamique ne s’interrompe jamais, et cette perpétuelle activité se
nourrit de tout le bien privé qu’elle domine. L’intérêt commun
dévore l’intérêt privé, qu’il soit celui des citoyens ou celui des cités
plus petites que la république a soumises. La république « énerve »
et « affaiblit » tous les autres corps, parce qu’il ne peut demeurer en
face de l’intérêt commun aucune autre fin politique. Ainsi, sous ce
régime, le bien commun norme-t-il radicalement toute entreprise
politique, mais cette fin éthique ne doit pas faire croire à une
justification morale du pouvoir. La norme éthique se distingue
radicalement du bien moral parce qu’elle permet le crime et
l’asservissement, mais surtout parce qu’elle est radicalement
incommunicable, telle qu’elle, à l’individu. Le bien commun n’est en
aucun cas un bien commun à tous : il est le bien public, par
opposition au bien particulier ; le bien de l’État, pris en lui-même,
contre celui des membres de cet État.
Machiavel établit donc une séparation hermétique entre l’ordre
privé et l’ordre public, qui rend possible l’existence du bien commun
alors que toutes les forces privées, y compris celle du prince, tendent,
à l’origine, à sa négation. On pourrait même aller jusqu’à dire
qu’aucune expérience individuelle du bien commun n’est possible,
dans la mesure où la nature humaine interdit qu’une action puisse y
tendre immédiatement. Le peuple et le prince ne font pas
l’expérience du bien commun comme un « bien », mais plutôt
comme l’absence de toute individuation du bien. Ce second
paradoxe, qui fait du bien commun le bien d’aucun homme, achève
de donner à cette notion une dimension insaisissable. Comment en
effet penser un bien commun, qui voit le jour dans le crime de sang,
croît dans la solitude d’un prince quasiment inexistant, et s’épanouit
loin du bien-être réel des hommes ?
Machiavel ne crée pourtant pas un concept vide. Le bien commun,
tout inexpérimentable qu’il soit, possède bel et bien une forme et un
contenu déterminés. Il correspond à une organisation concrète de la
cité, et comme tel, il est conditionné par la nature même des États.
De même qu’on ne peut pas introduire n’importe quelle forme dans
une matière quelconque, de même le bien commun ne se réalise pas
sous tous les régimes de la même façon. Dans le Discursus
florentinarum rerum, Machiavel écrit en effet : « De la sorte,
considérant la différence des époques et des hommes, il ne peut y
avoir de plus grande erreur que de croire qu’en une matière si
différente, on puisse imprimer une forme identique. »
Différence de régime, tout d’abord : dans une république, on l’a
dit, la liberté est le bien commun par excellence. Elle est partagée
entre tous, n’appartenant ainsi à personne, mais impliquant
impérativement la responsabilité de chacun pour sa conservation.
Dans une monarchie, en revanche, le pouvoir politique ne garantit la
liberté du peuple qu’indirectement, par la puissance de l’État. Ainsi,
si le bien commun est le même dans une monarchie et dans une
république, il est cependant qualitativement différent : liberté sous la
république, pouvoir sous la monarchie. Ce n’est qu’en déterminant le
but (expansion ou conservation), la nature de la cité (ancienne
république ou peuple habitué à la sujétion) et l’humeur dominante
(peuple ou grands), qu’un prince doit choisir entre ces deux formes,
république ou monarchie, et, à l’intérieur d’un régime donné, entre
un « governo largo » (ouvert au plus grand nombre), « stretto »
(réservé aux grands) ou mixte : le Discursus florentinarum rerum en
donne une démonstration magistrale, adressée au futur pape
Clément VII, le cardinal Giulio Giuliano Médicis.
Ensuite, comme le bien commun ne surgit que dans l’adéquation
entre la matière d’une cité et la forme politique que le prince lui
imprime, il ne peut naître que d’une conformité entre le projet
politique et la qualité des temps. On ne peut pas, par exemple,
rendre libre sans beaucoup de difficultés une cité habituée à
l’esclavage ; de même, on n’instaurera pas le bien commun aussi
facilement dans une cité corrompue que dans une société civile saine.
Le bien commun n’est donc pas un idéal a priori, défini dans
l’absolu, mais la forme singulière de liberté politique qu’un régime
particulier, en un temps et un lieu défini, peut espérer atteindre. Il
est issu d’une nécessité pragmatique : ce n’est pas un idéal altruiste
ou philanthrope, une belle idée humaniste, mais la forme optimale
d’un régime donné.
De plus, si le bien commun n’a pas de contenu moral, il a toujours
un contenu éthique, précisément dans la mesure où il ne tient pas
compte des intérêts particuliers. L’État qui serait au service du bien
privé courrait, démontre Machiavel, à sa dispersion et à sa division.
L’exemple de Florence, dans les Histoires florentines, VII, 1, est
éloquent : « À Florence, les inimitiés ont toujours été accompagnées
de partis et ont donc toujours été nuisibles. Un parti vainqueur n’est
resté uni que du vivant du parti adverse. Lorsque celui-ci avait
disparu, le parti régnant, n’ayant aucune crainte qui le retint ni
règle interne, se divisait à nouveau. » Il y a dans la nature humaine
une tendance individualiste, qui pousse chaque ensemble à se diviser
en sous-ensembles de plus en plus petits, lorsqu’il ne lutte pas contre
un ensemble rival. L’opposition à un ennemi extérieur est la seule
force de cohésion que les hommes connaissent – cohésion éphémère,
puisqu’elle ne dure que jusqu’à la victoire. Ainsi, l’exercice du
pouvoir doit-il être mis hors de portée de quelque parti, faction ou
groupe d’influence que ce soit, sans quoi il risque de sombrer avec
lui. Dès lors que le jeu politique perd de vue le bien commun, il se
disloque et disparaît. L’atomisation des volontés politiques enraye la
dynamique de l’État, le vide de sa force, et, à terme, le pulvérise.
L’hétéronomie que représente le bien commun est donc nécessaire à
la cohésion du régime.
Le cas limite est celui du tyran qui s’empare du pouvoir pour lui-
même et ses proches. Ce régime est, selon Machiavel, infailliblement
condamné à plus ou moins long terme. Le peuple, humeur toujours
majoritaire, est l’assise et comme la forteresse du prince. En vertu de
l’équilibre des humeurs, un régime qui veut durer se voit dans la
nécessité de donner un débouché légal à ses ambitions : « Il n’est
donc rien qui rende une république plus stable et assurée que de
l’organiser de façon telle que l’altération des ferments (umori) qui
l’agitent ait une voie où s’épancher, prévue par la loi », écrit
Machiavel dans les Discours, I, 7. Dans le cas contraire, si le tyran
s’entête à vouloir confisquer le pouvoir et utiliser ainsi le bien
commun à ses propres fins, il entre dans un rapport de force avec ses
sujets, qui le contraint à un mauvais usage de la violence, c’est-à-dire
un usage permanent et peu efficace, ce qui finit par lui attirer la
haine de son peuple. C’est ce que Machiavel explique au chapitre VIII
du Prince : « Qui fait différemment, soit par timidité, soit par
mauvais calcul, est toujours contraint de tenir le couteau à la main,
et il ne peut jamais se fonder sur ses sujets, ceux-ci ne pouvant, à
cause de ses violences récentes et continues, être sûrs de lui. »
Ainsi Machiavel fonde-t-il éthiquement et pragmatiquement la
nécessité du bien commun : le peuple doit être représenté
politiquement, sous peine d’une révolution, et il ne doit pas être
injustement réprimé, sauf à vouloir vivre dans la peur permanente
d’un assassinat. Ce n’est donc pas parce qu’il est moralement bon,
que le bien commun doit être poursuivi, mais parce qu’il est une fin
nécessaire à la stabilité du régime. Dès lors que la violence n’est pas
ordonnée au « profit du plus grand nombre », elle se retourne
contre le tyran.
Mais la force n’est pas bannie a priori, puisqu’il existe « un bon
usage de la cruauté », conforme au bien commun, qui consiste, écrit
Machiavel dans le même chapitre, en des violences « que l’on fait
d’un coup, par nécessité de sécurité, et en quoi on ne persiste plus
ensuite, mais que l’on convertit dans le plus grand profit possible
pour ses sujets. » Ceux qui voulurent gouverner par des prières et
« s’effondrèrent au milieu de leurs institutions » payèrent le prix fort
pour avoir ignoré cette nécessité de l’usage de la force, et firent
finalement plus de mal que de bien à leurs sujets. Florence en sait
quelque chose, qui perdit la république à cause de la répugnance de
son gonfalonier à utiliser des moyens violents pour assurer son
pouvoir. Le paradoxe de Romulus, l’anti-Soderini, s’éclaire donc ici :
le bien commun s’instaure par la violence, en vertu de la nécessité
pragmatique qui fait de la force le garant de la loi.
Quant aux paradoxes de la disparition du prince et de l’étrangeté
du bien commun au bien tout court, ils se résolvent, pourrait-on dire,
mécaniquement. En effet, l’ordre politique ne peut chez Machiavel se
constituer que dans la négation des appétits particuliers, parce qu’il
est la force de cohésion des opinions disparates, cohésion qu’il
obtient en s’opposant à elles par la rigidité des lois, appuyées sur la
À
force. À l’instar du parallélogramme de Galilée, la cité construit une
« résultante » de forces, virtuelle mais seule effective, engendrée par
l’opposition des deux grandes forces divergentes que sont les
humeurs contradictoires du peuple et des grands. Le bien commun
s’élève par construction (c’est tout le travail du pouvoir tel qu’il est
décrit dans le Prince) ou par éducation (comme le montrent les
Discours) au-dessus des intérêts particuliers, pour en convertir le
mouvement de dispersion en un mouvement de croissance commune
équilibrée. Il faut donc penser que le bien commun, résultante du
conflit des hommes, est une authentique communauté d’intérêts
divergents.
On comprend pourquoi Machiavel écrit au chapitre V des
Discours, I, que « toutes les lois favorables à la liberté » proviennent
de l’opposition des humeurs : le bien commun émane du jeu
politique – il ne l’ordonne pas d’abord. Il est, si l’on peut risquer
l’expression, une réalité « virtuelle » : produit par la virtù d’un
homme ou des lois, il est de l’ordre de l’apparence efficace. Le bien
commun peut donc tolérer les éclats et les emportements du conflit
des aspirations opposées, parce qu’il naît d’elles. Les citoyens alors
« lui sont utiles, car, pour l’emporter, ils s’emploient à la gloire de la
république et se respectent les uns les autres, afin de ne pas
dépasser les limites de la loi ». Les intérêts personnels, en s’entre-
empêchant, concourent au bien commun, tant qu’ils demeurent dans
les limites de la loi. On ne peut donc pas penser le bien commun
comme une valeur morale transcendante qu’il faudrait viser a priori,
mais plutôt comme une réalité qui se construit ici et maintenant, et
qui s’élève de l’interaction des conflits personnels.
S’il n’est pas un « bien », et s’il n’est assignable à rien ni personne
en particulier, le bien commun peut toutefois être considéré comme
la seule valeur absolue du monde machiavélien. Érigeant le bien
commun en norme universelle, quoiqu’a posteriori, de l’action
politique, Machiavel fonde encore bien plus solidement son existence
que s’il l’avait fait dépendre de la volonté particulière d’un homme.
Le bien commun seul doit normer le jeu politique, et il s’élèvera
immanquablement dans une cité bien organisée, de la même façon et
avec la même nécessité, qu’une plante bien taillée verra ses branches
devenir toujours « plus vertes et plus fécondes ».
Commentaire : Discursus florentinarum rerum

En 1519, la mort de Laurent de Médicis, le petit-fils de Laurent le


Magnifique, semble offrir à Machiavel l’occasion de revenir aux
affaires. Ce Discours sur les affaires de Florence après la mort du
jeune Laurent de Médicis, écrit en 1520, est un plaidoyer pour une
réforme des institutions de la cité. Compte tenu de la fragilité
soudaine de la position des Médicis, qui n’ont plus de chef naturel,
Machiavel évoque dans ce texte la nécessité de revenir à une
constitution de type républicain – ou tout au moins d’instaurer un
régime de transition, qui permettrait aux Médicis de se garder des
deux périls qui les guettent désormais : la rivalité des optimates d’un
côté, et la chute de la cité dans l’anarchie populaire de l’autre. Le but
non avoué de l’ancien bras droit de Soderini est évidemment de
restaurer à Florence la démocratie perdue en 1512 : la façon dont il
amène le cardinal Giulio de Médicis, futur Clément VII, à considérer
la république comme unique issue politique pour Florence, fait de ce
Discursus un des plus beaux moments « machiavéliens » du corpus.
Rêveur, utopiste, voire « irréaliste » selon Ch. Bec, Machiavel
poursuit en tout cas ici un idéal incontestablement républicain.
Après un état des lieux de la situation politique florentine, Machiavel
expose la nécessité pragmatique du bien commun, c’est-à-dire,
montre-t-il enfin, de la liberté sous sa forme républicaine.

« La raison pour laquelle tous ces gouvernements ont été


défectueux est que les réformes successives ont été faites non pas
pour la satisfaction du bien commun, mais pour le renforcement et
la sécurité d’un parti : cette sécurité n’a pas été encore obtenue,
parce qu’il y a toujours eu un parti mécontent qui a toujours été un
puissant instrument pour ceux qui ont désiré changer le régime. […]
Si elle désire créer à Florence un régime stable pour sa gloire et le
salut de ses amis, Votre Sainteté ne peut donc y établir qu’une vraie
monarchie ou une république dotée de tous ses organes. Toutes les
autres choses sont vaines et de très courte durée. […] Qu’il survienne
un incident et que la cité ne soit pas réordonnée d’une autre façon, il
adviendra l’une ou l’autre des choses suivantes, ou les deux à la fois.
Ou bien apparaîtra un chef issu tout à coup des désordres, pour
défendre l’État par les armes et la violence ; ou bien un parti courra
ouvrir la salle du Conseil et donnera l’autre parti en proie. Quelle
que soit celle des deux choses qui advienne (Dieu nous en garde !),
que Votre Sainteté pense combien de meurtres, combien de
bannissements, combien d’extorsion il en résulterait, de quoi faire
mourir de douleur le plus cruel des hommes, pour ne pas parler de
Votre Sainteté, qui est très miséricordieuse. Il n’est pas d’autre voie
pour échapper à ces maux que de faire en sorte que les institutions
de la cité puissent tenir debout d’elles-mêmes ; elles tiendront
toujours debout lorsque chacun y mettra la main ; que chacun
saura ce qu’il a à faire et en qui il peut avoir confiance : et
lorsqu’aucune catégorie de citoyens ne désirera de changement, soit
par peur pour soi-même, soit par ambition. »

Le constat est rapide, amer et direct : Florence, depuis 1393, n’a


jamais connu de gouvernement satisfaisant. Remontant à la réforme
de Maso degli Albizzi, Machiavel a énuméré plus haut les défauts des
gouvernements successifs : la monarchie de Côme l’ancien, puis de
Laurent le Magnifique, bénéficia de la faveur du peuple et de la
sagesse de ces princes, mais manifesta une perpétuelle instabilité. La
république de Soderini, instaurée à la faveur de l’entrée de Charles
VIII à Florence, dépendait trop de la personnalité du gonfalonnier –
qui l’entraîna dans sa chute. Du régime d’après 1512, Machiavel
préférera prudemment ne rien dire.
Malgré leur diversité, ces régimes ont un point commun : ils ne
permettaient pas de donner satisfaction aux humeurs de la cité.
Lorsque Machiavel écrit qu’ils ne visaient chaque fois qu’un intérêt
particulier, il ne s’agit pas nécessairement d’un intérêt individuel : à
Soderini, par exemple, il n’est pas reproché d’avoir abusé du pouvoir
à des fins personnelles, mais bien plutôt d’avoir à ce point ignoré
l’humeur des grands au profit du peuple, qu’il en fit des ennemis et
les premiers à regagner les rangs des Médicis lorsque l’occasion s’en
présenta. Si l’humeur du peuple est la plus puissante, parce qu’elle a
le poids du plus grand nombre, Machiavel précise souvent que
l’humeur des grands est plus dangereuse car plus réactive, plus
avisée aussi, et plus puissante financièrement. Le petit nombre a, si
l’on n’y prend garde, une capacité de nuisance bien supérieure à celle
de la foule. Il faut donc satisfaire à toutes les humeurs, dans une
république : celle qui se sent méprisée ou négligée a tôt fait de saisir
le premier levier de changement possible.
C’est pourquoi Machiavel, non sans flagornerie, en appelle à la
gloire et au salut de la famille Médicis, pour instaurer un régime bien
ordonné, c’est-à-dire « une vraie monarchie » ou « une république
avec tous ses organes ». Il faut entendre par là soit une monarchie
entièrement livrée au pouvoir d’un chef incontesté, ce qui, écrit
Machiavel, est en l’occurrence rendu difficile par l’absence d’héritier
pour le pouvoir médicéen ; soit, et c’est ce que Machiavel va amener
le cardinal à considérer comme nécessaire, une république
constituée de telle façon que son organisation prévoie des débouchés
légitimes aux aspirations de chacune de ses humeurs. Le Discursus
en identifie trois : « les premiers, les moyens et les derniers », c’est-
à-dire la noblesse, les grands bourgeois, et enfin la « masse des
citoyens ». Il n’y a pas d’autre issue, que de prévoir dans
l’ordonnancement des institutions futures, une représentation
politique pour chacune – ces « organes » du corps politique que
décrit le reste du Discursus – sans quoi le régime est
irrémédiablement voué à sa perte.
C’est dans le second mouvement du texte que Machiavel affirme la
nécessité pragmatique d’une telle constitution républicaine : ne
pouvant évoquer directement l’assassinat de son lecteur, il montre
comment la moralité du cardinal ne pourrait supporter le mauvais
usage de la cruauté qu’il serait contraint de faire, s’il choisissait une
autre solution. Hors d’une république garante du bien commun,
donc, point de salut ! Soit une coalition rivale mettrait le pouvoir
médicéen en péril, soit un parti démocratique rouvrirait la fameuse
salle du Conseil, instituée en 1494 et fermée par les Médicis, devenue
par la suite l’emblème même du pouvoir du peuple, ce qui livrerait
Florence à l’anarchie et les grands à la vindicte populaire. Dans tous
les cas, il faudrait entrer dans un régime tyrannique, répressif, dont
les Médicis n’ont ni les moyens, ni de bénéfice à tirer.
L’ampleur du péril indique enfin clairement la seule issue possible
pour les Médicis : rendre le pouvoir en mains propres aux humeurs
de la cité, par le biais des institutions, qui organiseront de l’intérieur
leur fonctionnement. L’équilibre des institutions sera alors
spontanément harmonieux (elles tiendront « debout d’elles-
mêmes ») : la confiance sera restaurée, et les passions nocives – la
« peur » et « l’ambition », les deux raisons pour lesquelles, selon
Machiavel, les hommes désirent le changement – s’éteindront
d’elles-mêmes.
On voit parfaitement dans cet extrait comment Machiavel, tout en
feignant de conseiller les Médicis pour un pouvoir plus stable et plus
durable, les invite à mots couverts à l’instauration d’une république,
c’est-à-dire à un régime qui satisfasse le bien commun, et non une
famille ou un groupe en particulier. Objectif périlleux, qui consiste
en fait à proposer aux Médicis d’abandonner le pouvoir, et de n’avoir
plus qu’à « le surveiller d’un œil seulement ». Au-delà du double
discours de Machiavel, ce texte témoigne d’une foi profonde dans la
nécessité radicale du bien commun comme norme et fin de la
politique.
L’État
Dans l’œuvre de Machiavel, l’un des emplois courants du mot
« état », (stato en italien) correspond au terme « territoire », ou
« position », au sens géographique. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini
faisaient cependant remarquer dans la Postface de leur édition
critique du Prince que le « stato » machiavélien était manifestement
en même temps « une force matérielle – un territoire et des hommes
– qui sert à faire la guerre », et un ensemble de lois et d’institutions
propres à organiser et à mettre en œuvre une volonté politique : « lo
stato, écrivent-ils, est « un groupe d’hommes armés », munis d’une
volonté politique, qui s’élabore et s’exprime dans des instances de
gouvernement ». Lorsque Machiavel parle du pouvoir, au sens du
trône, il écrit « stato » : c’est ainsi, par exemple, qu’il emploie
l’expression « mantenere lo stato » (conserver son État) au chapitre
VIII du Prince ; mais il écrit aussi « accrescere alcuno stato »
(accroître leur état) au sens de leur territoire, au chapitre III.
On peut donc penser que Machiavel entend par stato le pouvoir en
tant qu’il est état, et non force en mouvement, c’est-à-dire en tant
qu’il est une réalité stable, objective, et matérielle : c’est un fait
historique, tandis que les termes potestà ou potenzia que Machiavel
emploie pour désigner le pouvoir, représentent une puissance non
encore réalisée dans une forme objective d’administration ou
d’organisation juridique d’un territoire. L’État comme stato, qui est
sans comparaison le terme que Machiavel emploie le plus
fréquemment dans le Prince pour désigner un pouvoir institué, parce
qu’il est à la fois une réalité matérielle (une « infrastructure »
militaire et territoriale) et l’organisation juridico-institutionnelle qui
l’ordonne, semble excéder la seule signification de « puissance » ou
de « pouvoir », et désigner quelque chose de nouveau.
Cependant, lorsque l’on cherche à savoir si c’est chez Machiavel
qu’il faut voir les prémisses d’une pensée de l’État moderne, à savoir
un État qui se constitue en sphère politique autonome, séparée de la
société civile (qui pour sa part, en tant qu’extension de la famille, a
une fin économique et morale), il faut garder à l’esprit que Machiavel
affronte, à travers ses textes politiques, un problème tout à fait
particulier.
Le Secrétaire, c’est un lieu commun, se refuse à la spéculation vide
et à la fiction : la pensée politique machiavélienne est indissociable
de la cité florentine à laquelle, depuis 1498, il a voué le meilleur de
son activité. Florence, à l’époque du Prince, a retrouvé la domination
médicéenne, à laquelle, de 1494 à 1512, elle avait cru pouvoir
substituer un État de type républicain – en réalité aristocratique,
avec une participation relative du peuple – symbolisé par le Grand
Conseil. Sur les détails constitutionnels qui firent la vie politique de
la cité toscane pendant ces années, nous nous contenterons de
renvoyer le lecteur aux analyses limpides de Félix Gilbert, dans
Machiavel et Guichardin, Politique et histoire à Florence au XVIe
siècle ; mais il convient, avant d’aller plus loin, de faire une
remarque.
La question de la participation du peuple à ce gouvernement
s’était posée en 1494, alors que le modèle politique idéal reposait
encore sur un schéma hérité d’Aristote, qui se définissait en termes
de politeia – gouvernement ou constitution harmonieuse – et de
gouvernement mixte. Aristote distinguait à l’intérieur de la polis,
l’un, le « petit nombre » et le « grand nombre », ce qui était l’assise
de la distribution du pouvoir : certaines cités le laissaient au grand
nombre, d’autre au petit, et d’autres encore se l’étaient vu confisquer
par un seul homme. Ainsi, les cités se divisaient-elles selon
l’ouverture de leur gouvernement entre démocraties, aristocraties et
monarchies. En complexifiant cette classification selon que le groupe
gouvernant poursuivait son propre intérêt ou bien celui de tous, on
passe d’une classification à trois termes, à une autre à six termes :
république (politeia)-démocratie, aristocratie-oligarchie, monarchie-
tyrannie. Sparte est l’exemple classique d’une ville stable avec un
pouvoir mixte, malgré le sacrifice qu’elle exigeait de tout intérêt
individuel à celui de l’État ; Athènes, démocratique, avait été
instable, même si chez elle le bien commun semblait plus compatible
avec le bonheur personnel, puisque son gouvernement était ouvert
au plus grand nombre. Si Aristote conclut plutôt en faveur d’Athènes
contre Sparte, l’Europe renaissante du XVe jusqu’au XVIIIe siècle, se
prononcera pour les Lacédémoniens. Le problème majeur, celui de la
durée des institutions politiques, est donc réglé en grande partie : le
gouvernement « mélangé », malgré les difficultés de sa mise en
forme institutionnelle, constitue un modèle indépassable.
C’est pourquoi, en 1494, au moment où Florence se retrouve
maîtresse d’elle-même après soixante-dix ans de crypto-monarchie
médicéenne, tout le monde s’accorde sur la nécessité d’un governo
républicain. L’immense difficulté était de lui donner une réalité
institutionnelle. Machiavel entre sur la scène politique quatre ans
après que les ordonnances de décembre 1494 avaient entériné la
nouvelle constitution florentine sur le mode du gouvernement mixte,
où globalement, chaque citoyen est susceptible de se charger, à un
moment donné, d’une part du pouvoir. Post res perditas, au moment
où il se met à écrire, poursuivant ainsi son action politique, la
question pour lui sera nécessairement de comprendre l’échec de cette
république, question rendue plus brûlante encore par les guerres qui
ne cessent de diviser et d’asservir les États italiens. Le point de
départ de la question politique pour Machiavel, donc, c’est Florence,
destinée à inaugurer un nouvel empire, et pourtant tombée dans le
chaos. Ces questions se posent avec acuité : comment expliquer la
chute de la république ? Y a-t-il un régime qui puisse échapper au
cycle de la génération et de la corruption ? Sous quelle forme ?
Machiavel reprend le problème de 1494 à sa racine, et c’est sans
doute dans le Discursus florentinarum rerum, écrit en 1520, que l’on
en trouve l’expression la plus incisive : « Ceux qui ordonnent une
république doivent faire place à trois catégories différentes
d’hommes, qui existent dans toutes les cités, c’est-à-dire les premiers
(primi), les moyens (mezzani) et les derniers (ultimi). Bien qu’il y ait
à Florence l’égalité que l’on a dite plus haut, néanmoins il s’y trouve
quelques citoyens d’esprit élevé, qui pensent mériter la préséance
sur les autres. Il est nécessaire de les satisfaire en ordonnant la
république : le régime précédent s’est effondré pour ne pas avoir
satisfait à cette humeur », et par conséquent, dit Machiavel, on doit
à présent supprimer la Seigneurie.
Au terme de sa carrière et presque de sa vie, Machiavel reformule
ici la classification aristotélicienne classique des groupes de la
politeia. Il ne s’agit plus de diviser la polis en groupes numériques
qui correspondent chacun à une distribution du pouvoir : il faut à
présent considérer des « humeurs », mouvantes en quantité comme
en qualité. Tout le projet machiavélien repose sur cette refonte de
l’État à partir de la satisfaction des humeurs, et qui suppose que
l’État n’est pas seulement une constitution appliquée aux hommes
pour les faire vivre ensemble harmonieusement, mais qu’il émane
des aspirations humaines légitimes, comme la vie d’un corps bien
organisé. Aristote écrit dans la Politique, III, 9, que l’État est « la
communauté du bien vivre » : cela vaut pour Machiavel dans la
mesure où l’on comprend l’État non pas comme ce qui instaure et
permet ce bien-vivre, mais comme ce qui en résulte. L’État doit être
la manifestation, dans ses institutions, de la satisfaction des umori,
c’est-à-dire du bien commun.
Ainsi, dans le Discursus, Machiavel procède-t-il en considérant
une humeur, et en déterminant ensuite ce que sa satisfaction
implique pour les institutions : la satisfaction de la première humeur
(i primi), on l’a vu, suppose la suppression de la Seigneurie et des
collèges tels qu’ils étaient, et d’en reformer une, « qui ait toute
l’autorité et dirige toutes les affaires ». Quant à la seconde humeur,
celle des mezzani, leur satisfaction implique la création d’un second
conseil, qui, selon les mêmes règles que le premier, et en
collaboration avec lui, tienne les rênes de la cité. La troisième
humeur, celle de « la masse des citoyens », l’universale, pour être la
dernière, n’en est pas moins importante : constituant la base de la
république, c’est d’elle que dépend la stabilité de l’ensemble. Ainsi
Machiavel demande-t-il aux Médicis de restaurer la salle du Grand
Conseil, symbole même de la république pour les citoyens florentins.
Cette action d’éclat serait non seulement la condition d’une
république bien constituée, puisqu’elle garantirait la satisfaction de
l’humeur la plus puissante, mais elle assurerait en même temps la
sécurité des princes, ôtant à leurs ennemis une occasion décisive de
leur nuire en la rouvrant eux-mêmes. Cet argument à double
tranchant est emblématique de la refonte de l’État que Machiavel
propose : ce n’est pas parce que la république ainsi ordonnée serait
meilleure d’un point de vue moral qu’il faut l’instituer de cette façon,
mais parce qu’elle offre la plus grande somme possible des forces en
présence. S’il en résulte ipso facto une harmonie que la morale
approuverait, c’est de surcroît, et c’est aussi la preuve qu’une
organisation politique faite selon la virtù ne peut pas avoir lieu hors
d’une visée du bien commun. La morale et la virtù se rejoignent,
mais à aucun moment celle-là n’a eu pour celle-ci de fonction
normative.
Florence est donc le lieu de la question politique pour Machiavel.
La crise des institutions qui s’y fait ressentir est manifestement le
point de départ de ses réflexions politiques, fondées dans l’analyse de
deux modèles historiques : Rome et Venise.
Florence s’enorgueillit de ses origines romaines, et peut-être faut-
il y voir la raison pour laquelle elle est systématiquement mise en
parallèle avec la Ville, en opposition à Venise et Sparte. Bruni, dans
la deuxième partie de sa Laudatio Florentinae Urbis, cherchait à
montrer que Florence était à l’origine une colonie romaine, et qu’à ce
titre, elle hérite du monde entier par « un certain droit héréditaire »
(jure quoddam hereditario).
Le modèle vénitien, pourtant, semblait l’archétype du régime
stable, et inspira même Savonarole au moment de l’instauration de la
république florentine. Venise voyait durer ses institutions, depuis des
siècles inchangées, fondées sur la domination de la noblesse et la
participation réduite du peuple aux décisions du pouvoir. De plus,
elle avait acquis une grande puissance maritime, son empire
terrestre étant quasiment nul. Comme Sparte, aux lois séculaires,
Venise est une cité refermée sur elle-même, hostile aux apports
étrangers, qui néglige toute politique extérieure. Diamétralement
opposée, Rome fut avant tout une puissance colonisatrice et
expansionniste, conquérante mais instable.
Les exemples historiques de Rome et Venise ne sont cependant
pas de simples illustrations. Ils sont le moyen pour Machiavel de
passer d’une étude théorique du problème du gouvernement –
république ou monarchie, et surtout gouvernement « stretto » ou
« largo » – à un projet pratique : laissant de côté l’exemple vénitien,
Florence doit selon Machiavel imiter Rome, parce qu’elle doit
recouvrer sa puissance et restaurer l’État qu’elle n’est plus.
Rome est le modèle de la cité en expansion. Elle manifeste d’une
façon exemplaire la vie du politique, en incarnant la marche, la
croissance vers un État stable et puissant, qui marquerait
l’avènement de l’État par excellence. Ce corps possède en lui-même,
comme tous les autres corps vivants, un principe de corruption, et
l’erreur de Rome fut de ne pas avoir su changer sa nature pour se
régénérer et préserver sa vie. Le modèle romain est donc
l’application d’un principe universel : si toute chose doit ou
s’accroître ou dépérir – puisque les États sont comme les organismes
vivants – alors Rome représente une moitié du cycle que l’Italie
moderne doit non seulement compléter (sortir de la ruine et s’élever
de nouveau jusqu’à la gloire), mais encore achever. Rome avait la
virtù militaire, mais a laissé la corruption la gagner : Florence devra
parachever cette virtù en la rendant capable du vivere civile, c’est-à-
dire de dépasser la force par la loi, pour durer. Mais afin de ne pas
reproduire l’erreur fatale à Rome, ces institutions devront rester
« vivantes », c’est-à-dire demeurer suffisamment souples pour être
capables de se régénérer. La vie politique doit être dynamique,
permettre le conflit réglé des humeurs et des réajustements
constants aux circonstances. On pourrait voir ici annoncée la
nécessité d’une « alternance » politique, ou tout au moins celle de
l’adaptation à la « qualité des temps », cette fois appliquée aux États.
C’est justement dans ce dépassement nécessaire de la conception
du pouvoir comme force armée dans une dynamique politique
assurée par les lois, que malgré toute la singularité concrète du projet
machiavélien pour Florence, on a pu voir une nouveauté annonçant
la conception moderne de l’État. Avec prudence, on peut en effet
discerner dans la façon dont Machiavel pense l’État, une séparation
de plus en plus nette entre celui-ci et la société civile. À la façon dont
Hegel écrira plus tard que l’État est, dans ses institutions, la
réalisation de la liberté, on peut reconnaître chez Machiavel un
mouvement semblable de désincarnation du pouvoir politique au
profit d’institutions qui, seules, garantissent la liberté publique.
Au XVIe siècle, il semble que l’influence de l’Espagne et de la
France, dont Machiavel reconnaît souvent la valeur des institutions,
ait inspiré en Italie un renforcement de la classe des fonctionnaires,
et de la « bureaucratie » en général. Cette administration plus
puissante, plus présente aussi sur le territoire, et de façon plus
continue qu’au Moyen Âge, a, selon Federico Chabod, favorisé
l’apparition d’un État centralisateur. Bien sûr, Machiavel ne théorise
pas l’État moderne : il n’en donne nulle part la théorie, ni une
formule explicite. Au contraire, il soutient que les différences entre
les peuples interdisent toute règle universelle quant à la constitution
d’un État, chacun n’étant « bon » que lorsqu’il est « adéquat » à la
matière sociale à laquelle il entend s’imposer. En pensant toujours
l’État en partant de la cité, la pensée politique du Florentin s’inscrit
dans un mouvement vertical de bas en haut, depuis les humeurs et la
virtù, vers l’institution et la constitution étatique. L’État n’étant,
donc, jamais pensé en lui-même, on pourrait difficilement attribuer à
Machiavel la qualité de premier penseur de l’État moderne.
Nous avons cependant souligné au chapitre X, qu’il admettait que
le bien commun ne pouvait être réalisé que dans une structure
politique organisée, et ne restait « bien public », qu’aussi longtemps
que l’État s’opposait par sa seule autorité à la dissolution de la
société civile en individus et partis rivaux. S’il ne produit aucune
théorie de l’État, et s’il semble se détacher du problème purement
théorique que pose celui-ci, Machiavel ouvre cependant la possibilité
d’un questionnement sur l’État, et sur la nécessité de son autonomie,
voire de son hétéronomie.
Le bien commun doit être absolument dégagé de tout intérêt
particulier, devenir l’image virtuelle du bien de chacun, placée à
équidistance de tout désir privé, au point de ne plus avoir rien de
commun avec l’homme comme individu. Le citoyen, comme le
prince, dès qu’il entre dans une relation politique, est au service de
l’État, ce qui ne signifie pas seulement qu’il doit lui sacrifier, au
besoin, sa vie et ses biens, mais plus encore, que l’image du bien
commun sera désormais le medium, le prisme, à travers lequel
chacune de ses actions devra être comprise. En retour, il recevra de
l’État la paix civile, la sécurité de ses biens, et une participation aux
décisions politiques correspondant à ses fonctions – ce qui est,
réellement, la liberté publique au XVIe siècle.
Machiavel procède à une mise entre parenthèses des valeurs
morales en politique, afin de pouvoir en constituer une science à part
entière. Ce faisant, il ouvre réellement, quoique sans le théoriser,
l’espace nécessaire à la pensée d’une distinction nette entre la société
civile et l’État. Outre la relation du prince aux sujets, ou de la
république aux citoyens, il faut dès lors penser une transcendance de
l’État à la société civile, qui la compose tout en la niant. L’État est
donc déjà chez Machiavel une réalité paradoxale, qui naît de
l’assentiment extorqué aux hommes, et notamment aux princes, de
renoncer au pouvoir au profit des institutions. La république en est
la meilleure forme, dans la mesure où le peuple, qui veut seulement
« ne pas être gouverné », devient, lorsqu’on lui confie le pouvoir, le
meilleur garant d’une liberté dont il ne peut pas abuser.
L’originalité de Machiavel aura donc été de penser pour la
première fois que la souveraineté est d’autant plus puissante quelle
est moins aliénable à un homme, un parti, ou un type de régime : en
plaçant la puissance absolue dans la liberté institutionnelle, et en
démontrant son irréductible nécessité pragmatique, il est parvenu à
démontrer l’hétérogénéité radicale de la politique aux valeurs
morales de la société civile. Ainsi, voit-on exposées dans le Prince
l’impossibilité d’un pouvoir illégitime, la nécessité de la force puis
son insuffisance, et enfin la conversion nécessaire du pouvoir en
liberté. La désincarnation du pouvoir dans des lois et des assemblées,
le mouvement dynamique de croissance et de régénération qui doit
animer la vie politique, et l’abstraction du bien commun en
république font effectivement de la pensée machiavélienne, malgré
son enracinement dans l’histoire contemporaine de Florence, un
premier tournant significatif vers la conception moderne de l’État.

Commentaire : Discours, 1, 2

Tout le premier livre des Discours a pour objet d’expliquer la


cause de la grandeur de Rome, et la raison pour laquelle Florence
aurait intérêt à l’imiter. C’est pourquoi dès le début de ce second
chapitre, intitulé De combien d’espèces sont les États et quelle fut
celle de la République romaine, Machiavel expose les différents types
d’États, tels que la tradition les a définis, tout en montrant
l’instabilité de chacun. Il évoque ensuite le « cercle » infini des
transformations des États : les six formes de gouvernement ne sont
pas six catégories distinctes, mais les étapes successives d’une
évolution a priori sans fin. Insistant enfin sur la nécessité d’établir à
Florence la même stabilité qu’à Rome sous la République, il affirme
que le gouvernement mixte, qui permet de concilier dans un même
régime les trois principes de pouvoir, constitue un remède à cette
instabilité chronique, grâce à une auto-régulation des humeurs,
instituée par l’État.
« Voulant donc parler des institutions de Rome et dire quels
événements la conduisirent à sa perfection, j’observerai comment
certains auteurs ayant écrit sur les états disent qu’il y en a de trois
sortes : qu’ils appellent monarchie, aristocratie et démocratie. Les
législateurs doivent choisir l’une d’entre elles, selon ce qui leur
semble le plus à propos. D’autres auteurs, plus sages selon l’opinion
d’un grand nombre, jugent qu’il y a six espèces de gouvernement,
dont trois sont exécrables et trois sont bonnes en elles-mêmes, mais
si aisément corruptibles quelles en viennent aussi à être
pernicieuses. Celles qui sont bonnes sont celles qui sont indiquées ci-
dessus. Celles qui sont mauvaises en sont trois autres, qui
dépendent de celles-ci, et en sont si proches quelles passent aisément
de l’une à l’autre. La monarchie devient facilement tyrannique ;
l’aristocratie devient aisément l’État de quelques personnes ; l’État
populaire tombe aisément dans le désordre. De sorte qu’un
législateur qui établit l’un de ces régimes dans une cité le fait pour
peu de temps, car il n’y a pas de remède qui puisse l’empêcher de
glisser vers son contraire, du fait de la similitude existant en ce cas
entre le vice et la vertu.
[…] Tel est le cercle qu’ont parcouru, et que parcourent tous les
Etats. Ils reviennent rarement aux mêmes formes de gouvernement,
parce qu’aucun État ou presque n’a une vie assez longue pour
passer plusieurs fois par ces changements et survivre. Mais il arrive
souvent qu’en de tels tourments un État dépourvu de sagesse et de
force devienne le sujet d’un pays voisin mieux ordonné que lui. S’il
n’en était pas ainsi, un État serait capable de passer à l’infini d’un
régime à un autre.
Je dis donc que toutes les espèces de gouvernement sont
mauvaises, à cause de la brièveté des trois qui sont bonnes et de la
malignité des trois mauvaises. Connaissant ces défauts et écartant
chacune de ces espèces, les sages législateurs en ont choisi une qui
participe de toutes. Ils la jugent plus ferme et plus stable, parce que
lorsqu’il y a dans un même État un prince, des optimates et un
gouvernement populaire ; chacun surveille l’autre. »

Rome, selon Machiavel, est le modèle naturel de Florence : c’est


dans ses institutions que la cité toscane doit puiser l’inspiration de la
refonte des siennes. D’abord parce qu’elle a reçu en « héritage » la
tâche grandiose de restaurer la grandeur et l’unité de l’Italie, et
ensuite parce qu’elle est de même nature qu’elle, par son passé
d’ancienne colonie romaine. Avec un souci visible de clarté et de
méthode, Machiavel va donc réinscrire l’histoire de Rome dans les
catégories classiques de la politique grecque. C’est
vraisemblablement à Polybe, dont on sait qu’il a eu connaissance
dans les Orti Oricellarii, que pense le Secrétaire en rapportant la
tripartition monarchie–aristocratie–démocratie de « certains
auteurs ». Il convient cependant selon Machiavel de complexifier
cette tripartition, car l’histoire montre que rarement ces types de
régime ont conservé leur forme théorique idéale. Aux trois premiers
s’ajouteront donc, ainsi que le dit Aristote, des formes
« dégénérées » : la tyrannie, l’oligarchie, et enfin l’anarchie, ou le
« désordre ». Or, on passe extrêmement facilement d’une forme
« saine » à une forme corrompue, parce que chacune contient en elle
un ferment d’insatisfaction, du fait des humeurs qui sont négligées
ou opprimées : les grands, les « moyens » ou le peuple, selon les cas.
Chacun de ces laissés-pour-compte constitue une menace potentielle
pour le pouvoir en place, ne désirant qu’une chose : s’emparer pour
lui-même d’un pouvoir dont il est privé, et venger les torts dont il a
été victime. On comprend pourquoi Machiavel écrit qu’il y a alors
une « similitude » entre le vice et la vertu : chacun estimant
poursuivre un but légitime en renversant la force qui l’opprime, rien
ne distingue dans un premier temps un roi d’un tyran, un groupe
d’optimates d’un cercle d’oligarques, ou un peuple libre d’une foule
licencieuse. Seul le temps révèle la dégénérescence du pouvoir, et
lorsqu’elle est avérée, il est déjà trop tard.
Machiavel introduit ensuite l’idée selon laquelle ces formes de
gouvernement ne sont pas seulement liées deux à deux, mais toutes
les six ensemble, en un cercle inexorable. L’idée du cycle des États se
trouve déjà sous le nom d’anacyclosis dans les Histoires de Polybe.
Cependant Machiavel y inclut les formes corrompues en tant
qu’éléments organiques du développement des États et non comme
des anomalies dues à un dysfonctionnement conjoncturel du système
politique. C’est ainsi qu’il explique que la monarchie est la forme que
les hommes donnent spontanément à l’État de droit, lorsqu’ils
sortent de l’état de nature ; que la tyrannie s’instaure ensuite
nécessairement par la décadence des héritiers des premiers rois ;
qu’elle est renversée par les meilleurs, dont les fils oublient par la
suite les principes ; qu’opprimés par ces oligarques orgueilleux, les
peuples se révoltent et instaurent la démocratie ; et qu’enfin, livrée à
elle-même après avoir répudié ses chefs, celle-ci se transforme en
une anarchie que seul un nouveau roi peut ramener à l’ordre. Voilà le
« cercle » sans fin par lequel passent, selon Machiavel, tous les États,
et qu’ils parcoureraient indéfiniment si quelque accident ne les
faisait s’effondrer, ou passer sous la domination d’un plus puissant et
mieux ordonné.
La corruption et la décadence sont inscrites dans la nature même
de ces types de régimes, raison pour laquelle Machiavel les juge
« toutes […] mauvaises ». Pourtant, il existe un moyen d’arrêter le
cycle : tous ces régimes ont pour défaut d’être, finalement, des
régimes « intermédiaires » entre une « vraie monarchie » et une
« vraie république avec tous ses organes », comme il l’écrira dans le
Discursus florentinarum rerum. Les mutations n’étant dues qu’à
l’insatisfaction de l’une ou l’autre, ou plusieurs ensembles, des
humeurs de la cité, seul un régime « mixte », qui donnera un
débouché légal à leur ambition, sera susceptible de durer. On
retrouve ici l’idée selon laquelle le bien commun est nécessaire à la
stabilité d’un régime, au sens où il doit à la fois permettre
l’expression de toutes les aspirations légitimes des acteurs politiques,
et placer le pouvoir à équidistance de ces humeurs, afin qu’aucune ne
puisse s’en emparer pour elle seule. À ce titre, Rome, qui institua
l’opposition des humeurs en créant des consuls (pouvoir
monarchique), un sénat (pouvoir aristocratique) et des tribuns de la
plèbe (pouvoir démocratique), fut un « État parfait », en ce qu’il
autorisait l’entre-empêchement des intérêts privés. C’est grâce à « la
désunion de la plèbe et du sénat » que la République romaine fut une
république libre : on peut penser que cette autorégulation des
humeurs trouvera un écho chez Montesquieu, par exemple.
L’État apparaît donc ici comme ce « cadre » à l’intérieur duquel
seulement peut trouver place une liberté politique : la république
bien constituée, c’est-à-dire organisée selon un gouvernement mixte,
est la réalisation objective du bien commun, satisfaisant toutes les
humeurs de la cité, et ainsi garantissant la stabilité du régime. Le
modèle de la République romaine donne à Florence une forme pour
son action politique. Cependant, fidèle à sa conception dynamique de
l’imitation, Machiavel ne pense pas que la cité toscane doive se
contenter de reproduire les institutions antiques, ce qui serait
impossible, mais plutôt en ressusciter la virtù. La tâche de Florence
est d’achever ce que Rome n’a pu mener à bien, c’est-à-dire créer
autour d’elle une véritable unité italienne, et, qui sait, trois siècles et
demi avant Garibaldi, poser les premières pierres d’un État
national ?
Lexique
Aboulie : d’abord phénomène psychiatrique, l’aboulie, ou
absence de volonté (boulè, en grec), se traduit par l’incapacité d’un
sujet à mettre en œuvre ses projets ou à prendre des décisions. On a
employé ici ce terme en un sens métaphorique, appliqué à la
politique, pour désigner l’effet délétère de la religion chrétienne,
selon Machiavel, sur le citoyen, qui place dans l’au-delà tout espoir et
toute récompense, éteignant ainsi en lui toute volonté politique
terrestre.
Anomique : se dit d’un individu, et, par extension, d’une société,
où les règles (nomos, en grec, signifie ordre, structure, loi) qui
guident les comportements ont perdu leur pouvoir, ou se
contredisent, ou encore doivent être remplacées car elles ne
correspondent plus aux besoins d’une société en pleine mutation,
l’anomie est un des principaux concepts sociologiques forgés par
Émile Durkheim, qui, dans son ouvrage sur Le Suicide, y voit la
cause d’une « démoralisation » des individus, qui peut conduire au
suicide. Même si une société anomique est privée de ses repères et
tend à la désintégration des règles qui fondent l’ordre social, il ne
faut pas confondre l’anomie et l’anarchie, qui signifie littéralement
« absence de pouvoir » (du préfixe privatif an-, et archos, pouvoir, en
grec). En effet, l’anarchie désigne l’absence de commandement qui
impose la loi par la force, mais elle n’est pas incompatible avec la
notion d’ordre – tandis que l’anomie ne désigne pas tant la
disparition de la structure politique d’un État, que celle de toutes les
règles qui l’ordonnent.
Arcana imperil : littéralement, en latin, « les arcanes du
pouvoir », c’est-à-dire les secrets d’État. Cette locution est
fréquemment employée pour désigner la raison d’État, autrement
dit, l’ensemble des manœuvres diplomatiques, militaires et
politiques, enfreignant le droit commun, qu’un État s’autorise à
accomplir au nom de sa conservation, et qui doivent rester secrètes.
La notion même de « raison d’État » fut forgée à la fin du XVIe siècle
par Giovanni Botero.
Contingence : désigne tout ce qui peut aussi bien être que ne pas
être. En ceci, la contingence est l’inverse de la nécessité. En logique,
par exemple, une proposition contingente n’est pas nécessaire, elle
pourrait être fausse. Sa validité dépend des circonstances, tandis
qu’une proposition nécessaire est absolument vraie, quelles que
soient les conditions de son énonciation. De même que le
« contingent » d’une armée est un ensemble variable d’hommes
mobilisables, de même la contingence du monde désigne sa
variabilité, son inconstance. Le hasard et la fortune sont des facteurs
de contingence dans l’action humaine, qui, dès lors qu’elle leur est
soumise – soit par imprévoyance, soit par erreur de jugement – voit
son résultat devenir aléatoire.
Corruption : ce terme s’entend chez Machiavel en deux sens.
D’abord, il peut s’agir d’un sens antique, hérité d’Aristote (De la
génération et de la corruption), qui désigne la dégénérescence
naturelle de tout corps vivant, la corruption est alors synonyme
d’altération, corrosion ou vieillissement, sans aucune connotation
morale. Cette loi de la nature vaut aussi, selon Machiavel, pour les
corps politiques. À la signification biologique s’ajoute alors un sens
moral : la mort des cités est invariablement causée par la corruption
de ses membres, cette fois comprise comme perversion, abus de
pouvoir ou malversations.
Dialectique : processus cognitif consistant à appliquer aux objets
de la réflexion l’ordre logique de tout processus de dépassement du
multiple vers une unité (conceptuelle ou naturelle). D’abord art du
dialogue dans l’antiquité, bien distingué par Platon de la rhétorique
des sophistes, la dialectique désigne par voie de conséquence une
façon d’ordonner les concepts pour dépasser la contradiction – ou du
moins la contingence − du divers sensible. Elle se figera ensuite dans
le célèbre « plan dialectique » qui oppose une thèse et son antithèse,
puis vise à résoudre cette tension en une synthèse. Chez Aristote, la
dialectique n’est plus qu’un raisonnement fondé dans des opinions
probables (issues de l’expérience). C’est ainsi qu’elle prend chez Kant
une signification péjorative, en tant qu’elle est la logique de
l’apparence transcendantale : elle est le raisonnement par lequel la
raison croit pouvoir s’élever au-dessus du « champ de l’expérience
possible », pour connaître des objets métaphysiques pourtant
inaccessibles à la connaissance. Quoi qu’il en soit de sa viabilité en
tant que raisonnement logique, la dialectique représente pour Hegel
un mouvement discontinu de développement du réel, à travers la
succession de positions – négations − négations de la négation
(Aufhebung) d’états historiques, correspondant à la réalisation de
l’Esprit par lui-même. La dialectique instaurée par Machiavel entre
la virtù et la fortune, par exemple, relève du même mouvement
d’engendrement d’une réalité historique par l’opposition féconde de
deux principes antithétiques.
Éthique : on appelle ainsi toute réflexion visant à définir un idéal
de relations entre les hommes, l’éthique a une visée pratique – c’est-
à-dire qu’elle entend être appliquée, et ne pas rester une simple
théorie – et par conséquent, elle est normative : elle édicté des règles.
L’objectif de toute éthique est le « bien-vivre ensemble », selon
l’expression d’Aristote, quel que soit son objet : la politique, une
profession, ou encore une science. Comme elle a pour but de rendre
harmonieuses et conformes à la dignité humaine ces divers objets,
l’éthique est souvent confondue avec la morale (que désignait
d’ailleurs le terme latin ethicus). Cependant, si cette dernière
concerne la distinction d’un Bien et d’un Mal en soi, l’éthique est
toujours relative à un lieu et un temps donné : elle est susceptible de
modifications et de variations, en fonction de nouvelles circonstances
économiques, culturelles ou historiques, tandis qu’un principe moral
est universel.
Forme : le concept de forme en philosophie prend sa source dans
la notion grecque d’eïdos. Chez Platon, la forme est « l’idée » de la
chose, c’est-à-dire son essence. L’idée ici ne signifie pas une
production mentale d’un individu, mais la réalité intelligible – la
possibilité logique – à partir de laquelle vont se « former » les objets
sensibles : la forme du lit est dans la tête de l’ouvrier, avant de
« passer » dans la matière pour lui transmettre la « forme » d’un lit.
Le terme de forme désigne donc à la fois la silhouette, l’apparence –
donc la superficialité d’une chose, par opposition à son « fond » – et
en même temps l’essence propre de cette chose, ce qu’elle a de plus
abstrait et de plus caractéristique, sans quoi elle ne saurait rien être
de déterminé, la matière étant pure puissance d’être, la forme
politique que le prince, chez Machiavel, introduit dans la matière
sociale, est de cet ordre : il s’agit de la signification, ou de l’ordre
propre à cette matière, qui vont lui être transmises par l’action du
gouvernant. Sans cela, le peuple resterait sans loi, le pays sans ordre,
et l’État sans détermination politique.
Herméneutique : activité d’interprétation des textes
philosophiques ou religieux obscurs, elle se confond avec l’exégèse.
Du nom du dieu Hermès, messager et interprète des dieux,
l’herméneutique désigne également toute interprétation des
phénomènes considérés en tant que signes. C’est pourquoi elle a pu
prendre un sens ésotérique, notamment avec l’alchimie
(l’« hermétisme »). La philosophie moderne, depuis Schleiermocher
(à la fin du XVIIIe siècle), puis Dilthey et son célèbre « cercle
herméneutique », Heidegger, Gadamer et H.R. Jauss, orienta la
signification de l’herméneutique vers une théorie globale de
l’interprétation comme relation fondamentale du sujet au monde qui
l’entoure.
Hétéronomie : ce terme, forgé sur les racines grecques hetero-,
autre, et nomos, loi, signifie l’état d’une volonté qui reçoit de
l’extérieur les règles lui dictant son action. Cela s’oppose évidemment
à l’autonomie, qui est, à l’inverse, la capacité pour un sujet d’avoir à
proprement parler une volonté, c’est-à-dire, selon Kant, de se
déterminer par lui-même – condition sine qua non de la moralité.
Ici, ces concepts sont employés en un sens politique : le bien
commun, ou l’État, est source d’hétéronomie pour l’individu privé,
c’est-à-dire qu’il lui impose de l’extérieur une norme ; le bien
commun reste étranger et extérieur à l’individu, il constitue pour lui
bien davantage une contrainte (voter, payer ses impôts, obéir à la
loi…) qu’un véritable « bien ».
Immanent : se dit de tout ce qui est inhérent, interne, à une
autre réalité. En tant qu’il signifie ce qui est contenu dans la nature
d’un être, ce terme s’oppose à transcendant, qui désigne une réalité
se tenant au-delà ou au-dessus d’une autre, d’un point de vue
conceptuel. Ainsi, peut-on parler d’une « justice immanente » à la
nature lorsque l’on considère que les actes contiennent en eux-
mêmes le principe de leur sanction ou récompense.
Intentionnalité : issu de la philosophie médiévale, ce terme est
repris à la fin du XIXe siècle par Franz Brentano, et sera un des
concepts majeurs de la philosophie du XXe siècle, notamment dans
la phénoménologie avec Husserl, et l’existentialisme avec Sartre.
L’intentionnalité est le propre de la conscience, pour Brentano, et
distingue le psychique du physique. Elle désigne la particularité
d’une conscience d’être toujours une visée, une intention. « Toute
conscience est nécessairement conscience de quelque chose »,
écrivait Husserl : une conscience n’est jamais vide, elle a toujours
une fin, un objet, quel qu’il soit (pensée, perception, désir, croyance,
etc.).
Logos : terme grec, signifiant à la fois discours, étude, logique et
rationalité. Le logos chez les grecs anciens désigne la raison des
choses comme celle des individus, et peut donc s’entendre à la fois
comme « raison » et « motif », à la fois intelligible et sensible : un
logos est à l’œuvre dans la nature, assurant sa cohérence et son
harmonie, de même que le dialogue (dia-logos) est l’activité
discursive et rationnelle par laquelle l’esprit humain met en évidence
la logique du monde. Dire que Machiavel cherche un nouveau logos
politique, signifie donc qu’il veut établir une science nouvelle de la
politique, mais aussi en renouveler la logique.
Matérialisme : terme générique pour désigner les nombreuses
philosophies, qui, depuis Démocrite jusqu’aux neurosciences, en
passant par Diderot ou Marx et Engels, postulent que la matière est
l’unique principe d’explication de l’Être. On peut, parce qu’il refuse
toute spéculation métaphysique, et que pour lui nul principe
universel abstrait ne peut être défini en politique, où seule la
singularité concrète des situations compte, voir une forme de
matérialisme chez Machiavel.
Métaphysique : ce terme, forgé presque accidentellement vers
60 av. J.-C. à partir du nom donné par Andronicos de Rhodes à la
partie des œuvres d’Aristote qui étaient classées « après la
Physique » (meta ta physika), a désigné ensuite sous l’impulsion des
platoniciens la science des réalités transcendantes, au-delà de la
nature (physis, en grec). Ainsi, la métaphysique est-elle la science
des premiers principes, ainsi que l’étude de l’âme, de Dieu et du sens
de l’existence. Sous le nom d’ontologie, elle concerne l’étude de
« l’Être en tant qu’Être », selon l’expression d’Aristote, c’est-à-dire
l’étude de la « substance », principe premier de toute réalité sensible
et intelligible.
Oligarchie : type de régime politique défini notamment par
Aristote et Platon, comme étant le gouvernement du petit nombre
(oligos signifie « peu nombreux » en grec). La plupart des pouvoirs
sont alors détenus par une élite, dont la composition est cependant
variable : il peut en effet s’agir des meilleurs, ceux qui sont jugés sur
leur valeur morale ou militaire (on parle alors d’aristocratie, de
aristos, meilleur, excellent, en grec, ou du pouvoir des optimales, qui
a la même signification en latin) ; mais on trouve aussi parmi les
oligarchies des ploutocraties (pouvoir des plus riches), des
gérontocraties (pouvoir des plus âgés), des théocraties (pouvoir de
Dieu), voire des technocraties, etc. le système oligarchique est
instable et complexe : le pouvoir est exercé de façon collégiale, mais
les luttes d’influence en ont souvent raison au profit de la monarchie
(pouvoir d’un seul), ou de la démocratie (pouvoir du peuple).
Phénoménal : relatif au phénomène. L’origine grecque de ce
terme, phainomena, le relie au verbe phainesthai, apparaître. Le
phénomène est donc littéralement une apparition : il désigne tout
objet d’expérience sensible, intérieure ou extérieure, saisi par une
conscience. Dire que la vérité effectuelle, chez Machiavel, est
« phénoménale », cela signifie qu’elle appartient à l’apparence des
choses, mais en même temps, en suivant la leçon de la
phénoménologie, qu’elle est la révélation même d’un réel qui ne
saurait se manifester autrement.
Phronésis : concept grec, et notamment aristotélicien, signifiant
« prudence », ou « sagesse pratique ». Dans l’Éthique à Nicomaque
en particulier, Aristote la définit comme la vertu du sage, qui lui
permet d’agir de façon adéquate, en saisissant le moment propice
(kaïros), et en lui indiquant la « juste mesure », le ni trop ni trop
peu, chaque fois variable, qui correspond à l’action opportune. La
virtù de Machiavel possède bien des points communs avec cette
phronésis, à ceci près qu’elle ne constitue pas une perfection morale,
mais plutôt une excellence pragmatique.
Politeia : ce terme, à l’histoire ancienne, constitue le titre original
de l’œuvre de Platon que Cicéron traduisit par De res publica. On
pourrait donc traduire politeia par « république ». Il est en revanche
difficile de savoir à quel type exact de gouvernement ce terme est
associé chez Aristote, dans La Constitution d’Athènes, par exemple,
qui semble désigner par là une organisation politique assez variable
selon les occurrences. Cette ambiguïté n’est pas résolue, mais il
arrive aussi à Aristote de la définir comme constitution mixte (à la
fois monarchie, oligarchie et démocratie) : c’est cette dernière
acception que la Renaissance retiendra, et dont Machiavel proposera
une nouvelle organisation, basée sur les humeurs.
Pragmatique : de pragma, chose, en grec. Avant d’être une
doctrine philosophique qui postule que l’idée que nous avons des
choses n’est que la somme des idées des conséquences pratiques de
cet objet (W. James), ce terme désigne toute attitude qui donne le
primat à la réalité sensible et aux effets concrets de nos actions. La
nécessité pragmatique du bien commun chez Machiavel désigne son
origine presque utilitaire : seul compte ce qui est effectif, pour le
Florentin. La force avec laquelle la recherche de l’intérêt commun
s’impose en politique n’est pas la représentation morale du bien en
soi, mais celle, tout à fait concrète, de la stabilité du pouvoir.
République : type de gouvernement, placé par Platon et Aristote,
sous le nom de politeia, parmi les formes vertueuses de régimes
politiques. La république est une forme de démocratie, au sens où
elle n’est pas le pouvoir d’un seul ni d’une élite, mais d’une nation
tout entière (d’où son nom de respublica, « chose publique », en
latin). Le pouvoir populaire y est cependant fortement médiatisé par
une représentation institutionnelle. La république repose sur ses
institutions, qui garantissent le bien commun, mais le peuple n’y
gouverne qu’indirectement par l’intermédiaire de représentants élus,
exerçant le pouvoir par délégation, et de façon non héréditaire.
Représentation : littéralement, nouvelle présentation. On parle
de représentation lorsqu’une image, un signe, un emblème, ou une
figure, rend présent et sensible quelque chose qui ne l’est pas. En
politique ou en droit, la représentation est la délégation d’un pouvoir
à un homme ou une assemblée, la représentation est un des points
les plus novateurs de la pensée politique de Machiavel, qui affirme
qu’un bon gouvernement doit nécessairement permettre une
représentation de chacune des humeurs dans les institutions. Il passe
de la représentation comme apparence, à l’idée moderne de
représentation politique.
Substance : on appelle substance en philosophie le principe
premier de tout étant – autrement dit, l’Être. Elle est ce qui existe
par soi-même, sans être un attribut ni une relation, ce qui permane à
travers les changements, comme l’indique son étymologie latine sub-
stantia, littéralement « ce qui se tient en dessous », le substrat.
Substantialiser quelque chose, c’est donc en faire une réalité en soi,
lui donner forme et consistance, le penser comme une réalité
séparée : substantialiser la fortune et la virtù, ce serait les penser
comme des entités existant en elles-mêmes, indépendamment du
sujet qui les perçoit.
Théorie : ici, ce terme est employé dans son sens aristotélicien,
de contemplation spéculative. Chez Aristote, il existe trois types
d’action : la poiésis, qui désigne l’activité fabricatrice, réservée aux
esclaves ; la praxis, qui est l’activité de l’homme libre, c’est-à-dire
l’action bonne en soi, qui est à elle-même sa propre fin ; et enfin la
theoria, activité purement spirituelle que ne pratiquent qu’un petit
nombre de sages. La contemplation, paradoxalement, est plus
« active » que la poiésis, parce que la pensée pure est un acte pur. La
modernité a complètement renversé cette échelle de valeur, en
faisant du travail l’archétype de l’action.
Vita activa, vita comtemplativa : cette ancienne distinction,
remontant à Philon d’Alexandrie, oppose deux modes de vie
antithétiques : la vie active de l’homme engagé dans le monde
terrestre, et la vie contemplative du sage, essentiellement tournée
vers la spiritualité, le Moyen Âge, suivant Aristote (voir Theoria),
postule la supériorité de la vie spirituelle, idéal du philosophe, sur la
vie active, tandis que la Renaissance tend à réhabiliter l’action
efficace sur la contemplation stérile, l’humanisme du XVIe siècle
voudra cependant voir dans l’harmonie des deux aspects l’idéal de
l’homme accompli, à la fois soldat et lettré, à l’image du Courtisan de
B. Castiglione.

*****
1

Cf. supra, « La virtù », p. 23-40.

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