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à philosopher avec
Machiavel
Agnès Cugno
ellipses
Nicolas Machiavel est né pour la politique. C’est du moins ce qu’il
écrit à son ami Francesco Vettori dans une célèbre lettre datée du 10
décembre 1513 : « Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre
dans mon cabinet, et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de
tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits
de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré, j’entre
dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec
affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le
mien, et pour lequel je suis né. »
On ne saurait bien sûr contester cette « vocation » à celui qui,
depuis plus de cinq siècles, incarne l’esprit de la politique dans toute
sa complexité technique et son ambiguïté morale. Cependant, malgré
une volonté explicite d’apporter sa contribution à l’avènement d’une
politique digne de ce nom à Florence, et même en Italie, – et,
pourquoi pas, à la postérité – les intentions politiques de Machiavel
ne sont pas toujours très faciles à saisir. Il y a des pièges, dans cette
pensée : des détours, des chausse-trappes, des obscurités, qu’il faut
constamment guetter et éclaircir.
La première chose qu’un lecteur doit savoir, c’est qu’il lui faudra
prêter une attention toute particulière à la façon dont Machiavel
écrit : penseur sans système, non conceptuel, sa pensée toujours
incisive et novatrice ne se laisse jamais saisir sans une certaine
vigilance, surtout aux moments où elle semble la plus claire. Cette
façon d’écrire, à la fois limpide et pleine de difficultés, participe sans
doute à la réputation sulfureuse de Machiavel : « insaisissable »
selon Althusser, le Florentin, tel une pièce d’artillerie, « marche du
côté opposé où il tire ». Machiavel le confiait d’ailleurs lui-même à
Francesco Guicciardini dans une lettre du 17 mai 1521 : « Il y a déjà
un bon moment que je ne dis jamais ce que je pense, ni ne crois
jamais ce que je dis, et si pourtant il m’arrive de dire le vrai, je le
dissimule entre tant de mensonges, qu’il est difficile de le
retrouver. » Cette pointe un peu acide, envoyée dans une
correspondance d’ordre privé, et à propos d’une époque déterminée,
ne nous permet pas, bien sûr, de dire ni de faire dire tout ce qu’on
veut à Machiavel. Mais elle n’est pas non plus un phénomène isolé. Il
y a dans cette saillie la manifestation emblématique de l’ambiguïté
propre aux textes machiavéliens. Le thème de la duplicité du langage
revient fréquemment sous la plume de Machiavel, et la structure de
ses textes montre souvent une grande complexité, manifestement
dans le but de perdre la pensée du lecteur pour mieux la manipuler.
Le problème, dès lors, est le suivant : comment lire un auteur qui
dit lui-même toujours mentir ? Paradoxe connu, qui plonge le lecteur
dans de vertigineuses difficultés, dès qu’il s’agit de dégager une
« théorie machiavélienne », qui poserait enfin des jalons fixes, des
vérités éternelles, sur ce que Machiavel a dit ou pas.
En réalité, une lecture attentive fait apparaître, au cours des
textes, la position de Machiavel : elle se place toujours en retrait, par
défaut ou par excès, par rapport à une autorité convoquée ; elle se
détermine le plus souvent « en creux », en fonction de ce qu’il nous
présente comme exemplaire, ou au contraire, à fuir. Mais jamais elle
ne se propose à nous comme un discours théorique tendant à la
maîtrise d’un domaine donné, puisqu’elle naît d’un refus.
Ce refus, c’est d’abord celui du style, et de la fiction ; c’est-à-dire
de l’inessentiel. « Cette œuvre, écrit-il dans la dédicace du Prince, je
ne l’ai ni ornée ni remplie d’amples cadences, ou de paroles
ampoulées et magnifiques, ou de quelque autre artifice ou ornement
extrinsèque, avec lesquels nombre d’auteurs ont coutume de décrire
et d’orner leurs propos. Car j’ai voulu ou qu’aucune chose ne vous
honore, ou que seules la différence de la matière et la gravité du
sujet la rendent agréable. » Si donc on voulait déterminer quel est
l’espace qui est ouvert par la pensée de Machiavel, il faudrait dire
que c’est celui d’une recherche de l’essence et de la vérité de la
politique – au détriment, feint ou réel, de la flatterie des princes.
Mais pourquoi la vérité aurait-elle besoin d’artifices et de
masques ? Sans doute cette dissimulation lui est-elle dictée par la
nouveauté de ce qu’il écrit : Machiavel dit à la fois que la politique est
son élément natif, et qu’il l’aborde en découvreur. Elle est à ses yeux
« une terre inconnue » dont il se veut l’explorateur, prêt à affronter
les périls que « la nature envieuse des hommes » ne saurait manquer
de mettre sur son chemin. C’est, dit-il dans le même avant-propos
des Discours, « une voie encore fréquentée par personne », sur
laquelle il s’engage « poussé par le désir naturel […] de réaliser sans
la moindre crainte les choses dont je crois qu’elles sont utiles à
tous. » Ainsi Machiavel dissimule-t-il ses innovations sous des
termes anciens (comme il le fait avec la virtù), ou les met-il
subrepticement dans la bouche d’auteurs antiques et irréfutables
(Tite-Live, Polybe, saint Augustin ou même la Bible), ou bien encore
sous des formes inattendues (le Prince est composé comme un
« miroir des princes » – manuels d’édification morale à l’usage des
gouvernants écrits par les ecclésiastiques médiévaux – alors que son
contenu vise un but tout à fait opposé.)
Le lecteur de Machiavel doit être avisé de ces possibilités de
double sens, de références « arrangées » aux auteurs, de
contradictions apparentes résolues au détour d’un chapitre plus
lointain. Mais une fois cet accord passé avec Machiavel, qu’il y a plus
à comprendre dans son texte qu’il n’y paraît au premier abord, sa
pensée apparaît dans toute sa modernité, et sa profondeur
philosophique.
La seconde précaution qu’un lecteur doit prendre au moment
d’aborder la pensée et l’œuvre de Machiavel, c’est de ne pas s’y
aventurer sans tenir compte des circonstances historiques de son
apparition. Tout d’abord, cela permet de comprendre le tournant
décisif qu’elle constitua dans l’histoire des idées. Et ensuite, en
replaçant ces textes dans leur contexte historique, on perçoit mieux
quelles furent les questions auxquelles Machiavel fut confronté en
son temps, et quels étaient les problèmes concrets auxquels il tenta
d’apporter une solution.
Le grand, l’immense problème de Machiavel est l’état pitoyable de
la politique italienne. Et, en effet, il est permis de se demander ce
qu’il en est de la politique à Florence le 3 mai 1469, lorsque
Machiavel y voit le jour.
Morcelée en une multiplicité changeante d’états et de cités états
indépendants et fiers de leur liberté, divisée par les luttes entre
seigneurs rivaux et condottieri à la recherche de terres et de
richesses, écartelée entre les menées françaises, espagnoles,
allemandes, mais aussi papales, qui démultiplient les rivalités
préexistantes, l’Italie est un échiquier politique particulièrement
disputé à la fin du XVe siècle. Pourtant Florence, qui s’enorgueillit du
titre de parva romana, se sent investie de la mission consistant à
reprendre le flambeau de la Rome antique et d’assumer après elle
l’unité culturelle et politique du pays : « depuis que les bourgeois ont
donné à la cité son indépendance de fait, en s’attaquant aux
seigneurs et en rasant les châteaux environnants, les Florentins se
sont identifiés aux romains », écrit Claude Lefort dans Écrire à
l’épreuve du politique, au chapitre « Machiavel et la vérité
effectuelle ». Identifiés, ajoute-t-il, non pas seulement au sens où ils
penseraient reprendre à leur compte les valeurs et les objectifs des
anciens romains, mais où « ils se prétendent leurs descendants,
affirment que le sang romain coule dans leurs veines. »
Machiavel est de ces Florentins amoureux de leur cité : s’il ne se
fait pas d’illusion sur la possibilité de ressusciter telle quelle la Rome
antique, il est convaincu de l’importance de la destinée de Florence,
ne serait-ce que par égard à la valeur de sa langue, le seul italien
digne de ce nom, et de sa vieille tradition républicaine. Il écrira
d’ailleurs vers 1515, un court Discorso o dialogo intorno alla nostra
lingua, dans lequel il dialogue avec Dante, et où il s’agit de prouver
que le toscan est l’italien le plus pur et le plus fécond.
Florence peut, et doit, être la nouvelle Rome, parce qu’elle en est
l’héritière historique, et surtout parce qu’elle a de quoi fournir au
peuple italien des normes politiques et culturelles solides et
vigoureuses.
Or, dans la Florence des Médicis, qui règnent sur la cité en maîtres
depuis 1434, que reste-t-il de la splendeur de la République
romaine ? Certes, les arts, le commerce, l’ingénierie s’y portent bien ;
le rayonnement de la cité toscane durant la Renaissance n’est plus à
démontrer. Mais Machiavel se méfie de l’apparat et de la grandeur
un peu frelatée du gouvernement médicéen. Nourri d’histoire
antique et de préceptes romains, au sortir d’études qu’il est convenu
d’appeler des « humanités », Machiavel ne partage pas le goût pour
la frivolité des princes italiens en général, ni la pusillanimité des
Florentins en particulier. Le principe en vogue chez les Florentins,
selon lequel il faut temporiser devant les difficultés, « laisser le
temps au temps », choisir une voie médiane en tout, qui n’engage
jamais à rien, est pour lui la cause de la déchéance de la cité. C’est à
cette mollesse que Machiavel attribue la chute du régime médicéen,
en 1494, devant les Français : les princes sont superficiels et
efféminés, et les populations engourdies par une vie trop douce et
des croyances religieuses qui les éloignent des enjeux bien terrestres
de la vie, et leur font négliger le salut de la patrie, la liberté politique
et la valeur des institutions.
Choisi le 19 juin 1498 comme secrétaire de la commission des
« Dix de guerre » (Dieci di Baglia) de la nouvelle république de
Florence, autant grâce à sa formation littéraire, que grâce aux appuis
de son père Bernardo Machiavelli dans les milieux humanistes,
Machiavel entre dans le jeu politique déjà fort averti. G. Prezzolini,
dans son ouvrage biographique Machiavel, remarque qu’avant son
entrée officielle au service de Florence le jeune Nicolas avait été
marqué profondément par trois « choses vues » : en 1478, alors qu’il
n’avait que neuf ans, il assiste à l’attentat des Pazzi contre les
Médicis, qui se solde par la répression cruelle des révoltés
(« Francesco de’ Pazzi qui passe nu, pour être pendu aux côtés de
l’archevêque Salviati, entre les deux haies d’une foule féroce qui le
conspue et le maltraite… ») ; en novembre 1494, ensuite, il voit
Charles VIII, « lance à l’étrier », entrer sans coup férir dans
Florence ; enfin, il assistera au supplice de Savonarole, brûlé comme
hérétique, Piazza della Signoria, le 23 mai 1498.
Ce n’est pas seulement la violence extrême de ces événements qui
les constitue en objets d’expérience politique significatifs ; c’est sans
doute surtout la dangereuse instabilité qu’ils indiquent dans les jeux
du pouvoir, où rien n’est définitivement mis à l’abri de la Fortuna,
s’il n’est porté par un certain génie et, surtout, fondé en droit. Les
Pazzi n’ont pu mettre à bas la puissance des Médicis, qui devait céder
cependant sans résistance aux Français quelques années plus tard.
De même, Savonarole qui avait cru posséder Florence grâce à ces
mêmes Français, fut brûlé en lieu et place de ses « bûchers des
vanités », érigés contre l’orgueil narcissique de la Florence
médicéenne. S’éleva alors une république, celle à laquelle il allait
participer, qui serait bientôt renversée par un nouveau règne des
Médicis.
Dans ce monde changeant, toute forme de pouvoir, qu’elle soit
politique ou religieuse, semble devoir suivre un cycle identique,
depuis son avènement jusqu’à son apogée et enfin sa chute
inéluctable, avant que s’élève une forme nouvelle ; et ceci, sans que
rien ni personne ne paraisse capable d’en arrêter le mouvement, ni
d’en infléchir le cours. On peut donc penser que Machiavel arriva aux
affaires déjà passablement averti quant à la difficulté et l’incertitude
des entreprises politiques.
Durant ses années vouées au service de la république, Machiavel
effectua des missions diplomatiques en France, auprès de Louis XII
en 1500 puis en 1510, mais aussi en Allemagne à la cour de
Maximilien Ier, en 1508, et auprès de divers princes italiens,
notamment, en 1502, César Borgia, le « neveu » du pape Alexandre
VI, qui l’impressionna beaucoup. De ces légations, Machiavel tira ses
premières véritables leçons de réalisme politique, et laissa toute une
correspondance, ainsi que des rapports, que l’on groupe aujourd’hui
sous l’appellation Premiers écrits politiques. Sans doute eut-il à cette
époque l’espoir de voir se ranimer une vraie vertu politique à
Florence, et se réjouissait-il de participer activement à cette
renaissance.
Lorsque les troupes espagnoles, au service du pape Jules II,
entrèrent en Italie et en chassèrent les Français en 1512, la
république de Florence qui avait conservé des relations pacifiques
avec la France fut renversée, et les Espagnols ramenèrent les Médicis
au pouvoir. Les ambitions politiques personnelles de Machiavel
s’effondrèrent : au début de l’année 1513, il fut même soupçonné de
conspiration contre les nouveaux maîtres de Florence, et à ce titre
emprisonné et torturé. Comme les charges retenues contre lui
n’étaient pas très lourdes, et que les dépositions de deux autres
accusés l’innocentaient, Machiavel échappa au pire ; il reçut
néanmoins six coups d’estrapade, comme le racontent dans leurs
biographies de Machiavel Edmond Barincou ou Giuseppe Prezzolini.
Il fut ensuite relâché à la faveur d’une amnistie générale décrétée
pour l’élection du pape Léon X, mais assigné à résidence dans sa
maison de campagne à Sant’Andrea in Percussina.
À présent interdit de séjour à Florence et contraint de mener une
existence campagnarde bien loin des cours royales et impériales
auxquelles il avait commencé à s’habituer, Machiavel entame une
nouvelle existence d’écrivain. À défaut d’agir sur le terrain, il doit en
effet se mettre à écrire pour continuer à vivre politiquement : c’est
désormais en observateur, et non plus en acteur, qu’il va accomplir
sa vocation politique.
Et de fait, depuis son « exil », il compose ses œuvres majeures :
déçu par la faiblesse de Piero Soderini, à la tête de la république
depuis 1502 et principal responsable de la chute de la république, il
s’interroge sur les fondements du pouvoir démocratique. Quentin
Skinner dans son Machiavel, nous apprend que dès 1476, le jeune
Nicolas avait déjà acheté son propre exemplaire de l’Histoire de Tite-
Live. Entre 1512 et 1519, Machiavel va donc rédiger les Discours sur
la première décade de Tite-Live, dans lesquels, reprenant – et
parfois détournant – les réflexions de l’historien latin sur la Rome
antique, il décortique les différentes raisons, et les moyens variés, de
l’essor ou de la chute des républiques.
Mais en cours de route, vraisemblablement en 1513, il interrompt
cette longue méditation sur les régimes républicains, pour écrire le
fameux De Principatibus, traité « des principautés » qui a fait sa
sulfureuse célébrité à travers le monde. Ce livre fut déjà l’objet de
vives polémiques bien avant sa parution, qui n’eut lieu qu’en 1532,
cinq ans après la mort de son auteur. Il est vrai que ce court écrit,
percutant et sombre, se ressent sans aucun doute de l’amertume et
du désespoir de Machiavel.
Amertume, probablement, d’avoir perdu sa place aux affaires :
mais si le Prince est effectivement un ouvrage de circonstance, dont
le but était de regagner la grâce des Médicis (à l’origine, c’est à Julien
de Médicis que Machiavel avait dédié le Prince, mais sa mort
prématurée fit qu’il l’adressa alors à son frère Laurent), on ne peut
pas douter que Machiavel le composa avant tout parce qu’il voulait
« écrire des choses utiles à qui les écoute », comme il l’écrit au
chapitre XV, et servir une patrie qu’il jugeait en danger. Quoi qu’il en
soit de la loyauté de Machiavel envers les Médicis, on peut au moins
lui faire crédit d’une volonté tenace et authentique de participer
activement à l’exercice du pouvoir politique. Son amertume était
donc sans doute plus celle du savant qui n’a pas pu mener sa
recherche jusqu’au bout, que de l’ambitieux qui regrette ses
privilèges perdus.
Désespoir, parce qu’il avait cru tenir avec l’amitié de Piero
Soderini et ses charges officielles le moyen de mettre enfin en œuvre
ses projets politiques − notamment une milice citoyenne, qui n’eut
jamais le temps de faire ses preuves. Mais les temps n’étaient pas
propices à son action, et l’occasion d’éprouver empiriquement ses
théories passa irrémédiablement, sans que Machiavel puisse s’en
saisir. Il écrit à la fin de la dédicace du Prince, qu’il se sent tombé
dans « une grande et continuelle malignité de fortune », dont il ne
voit pas comment sortir, lui qui pourtant a tant à dire, tant à
apporter à Florence. Il y a de quoi désespérer, quand on est comme
lui un médecin injustement retenu loin de son malade le plus cher.
Le Prince reçut un accueil très froid de Laurent de Médicis : on
raconte que ce prince reçut le même jour en présent deux chiens de
chasse, qui l’occupèrent bien plus que l’opuscule de Machiavel ! Il
faut dire qu’il est question dans ce livre de choses fort graves, et s’il
ne comporte que vingt-six chapitres, la portée politique des thèses
qui y sont défendues est considérable.
Romain par instruction, Florentin par affection et politique de
naissance, Machiavel ne pouvait que désirer la restauration d’un
véritable art politique dans sa cité, et pour cela, appeler de ses vœux
un prince, quel qu’il soit, républicain ou monarchiste, pourvu qu’il
sache saisir et relever la bannière italienne, depuis trop longtemps
foulée aux pieds par les puissances européennes et par les papes. Un
prince qui se ferait l’interprète de l’histoire, qui serait sensible à « la
qualité des temps », et saurait mettre dans la matière sociale la
forme politique adéquate. Il y a un ordre dans l’histoire, et celui qui
saurait le déchiffrer se rendrait maître des événements, pourrait
sauver sa patrie de la corruption et de la servitude, et ainsi conserver
la liberté et la grandeur de sa cité, pour sa plus grande gloire
personnelle et le salut de son peuple.
Peut-être, d’ailleurs, cet ordre n’est-il pas une sorte de « destin »
du monde comme pourraient le laisser penser les œuvres de Platon,
Aristote ou Polybe, mais plutôt l’effet de la vaillance d’un chef, ou
mieux, de ses lois ? Ainsi, le Prince et les Discours gagnent-ils à être
lus ensemble, parce qu’ils semblent poursuivre un même but, bien
que le premier analyse le pouvoir monarchique, et les seconds les
régimes démocratiques : déterminer les qualités d’un gouvernant,
qu’il s’agisse d’un homme seul ou d’un peuple, susceptible non
seulement de créer, mais aussi de diriger et, surtout, de maintenir,
un état stable et plein de vie.
L’idée la plus moderne de Machiavel est sans doute de pressentir
que la politique, plus que l’exercice du pouvoir comme force,
actuellement et concrètement à l’œuvre, est avant tout une question
de puissance au sens aristotélicien de possibilité. Et de comprendre
que la première puissance du prince était sa capacité à déployer une
activité herméneutique : il s’agit pour le prince d’interpréter
l’histoire, de lui donner une orientation et une signification, comme
un musicien virtuose interpréterait une partition. Dès lors, le pouvoir
du prince passe par le sens qu’il va donner aux situations aux yeux
du peuple, et donc par les apparences de ses actions. Ce génie de la
politique, Machiavel le nomme virtù, reprenant le concept romain de
la virtus, qui désigne d’abord le talent politique et l’excellence
civique, sur le modèle grec de l’arèté (άρετη), la dimension morale
en moins. La virtù est surtout une sensibilité fine aux possibilités
offertes par une situation politique donnée, permettant à celui qui en
est le porteur de mener une action à son plein accomplissement.
Si le Prince a fait scandale, c’est parce que comme énoncé au
chapitre XV, Machiavel veut plutôt « suivre la vérité effectuelle des
choses que l’idée qu’on s’en fait ». C’est ainsi, déclare-t-il au chapitre
XVIII, qu’un prince doit « savoir entrer au mal quand il y a
nécessité », et doit pouvoir « agir contre sa parole, contre la charité,
contre l’humanité, contre la religion ». Ce qui heurte tant les lecteurs
de Machiavel depuis ces fameux chapitres, c’est ce qui sous-tend ces
assertions, plutôt que ce qu’elles décrivent : les princes du XVIe siècle
n’étaient pas meilleurs que ceux d’aujourd’hui et n’ignoraient rien de
la ruse et de la force qu’il convient d’employer en politique. En
revanche, on n’avait jamais à ce point déclaré ouvertement
l’indépendance radicale de la politique et de la morale. Le prince, s’il
veut conserver son pouvoir, doit accepter de se compromettre avec la
possibilité du mal – et notamment avec ce que, plus tard, on a appelé
la « raison d’État ».
Remarquons au passage que c’est Giovanni Botero, penseur jésuite
italien, fermement opposé aux thèses de Machiavel, qui inventera le
concept de « Raison d’État », dans son œuvre Della ragion di stato,
publiée en 1589, bien après la mort de ce dernier. Ce principe permet
à l’État de s’excepter du droit commun lorsqu’il est en péril, et ainsi
de commettre des crimes, ou de procéder à des arrestations et des
mises au secret, lorsque ces actes – répréhensibles mais bien
circonscrits et soigneusement dissimulés – ont pour but l’intérêt
supérieur de la nation. Machiavel ne possédait pas encore les outils
conceptuels nécessaires à cette notion – et en particulier l’idée
« d’État » moderne, qu’il a pressenti mais jamais théorisée. S’il n’est
pas, comme on le croit souvent, le créateur de la raison d’État, il n’en
est, a fortiori, pas non plus le défenseur acharné.
En revanche, il est vrai que pour lui la liberté et le bien commun
sont des fins qui méritent qu’on leur sacrifie toutes les autres valeurs,
même parfois la vie des hommes, et qu’on emploie pour les atteindre
tous les moyens adéquats – y compris les pires, jamais cependant on
ne lit sous sa plume que « la fin justifie les moyens ». C’est qu’il ne
s’agit pas pour Machiavel de « justifier » les moyens utilisés pour
parvenir à n’importe quelle fin jugée « bonne ». La liberté du peuple
et le salut de l’État, qui sont en réalité une seule et même chose,
constituent la seule fin possible pour le prince ; cet objectif
« républicain » est le seul qui permette à un gouvernant de conserver
sa place, le tyran étant invariablement renversé par la violence qu’il
aura suscitée lui-même. De plus, si la force et la ruse sont les moyens
dont un prince doit nécessairement savoir se servir pour atteindre
son but, cela ne signifie pas qu’il doive le faire dès que son intérêt
l’exige. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle fin, ni de n’importe
quel moyen : l’ignorer ferait effectivement de Machiavel un suppôt
de l’immoralisme. On raconte par exemple que le « Old Nick » qui
désigne le diable en anglais serait le « vieux Nicolas » Machiavel…
Les anti-machiavélistes, parmi lesquels on compte G. Botero, T.
Bozio, T. Fitzherbert, I. Gentillet, Voltaire, ou plus récemment L.
Strauss, qui voit encore en Machiavel, dans ses Pensées sur
Machiavel (p. 79), parues en France en 1982, un « blasphémateur »,
« un séducteur et un corrupteur », a fait son fonds de commerce de
ce genre de simplifications des thèses de Machiavel, méconnaissant
leur complexité et leur logique propre. Le Prince est un livre
novateur, incisif et certainement troublant pour ses premiers
lecteurs, mais c’est la tradition anti-machiavéliste des XVIIe et
XVIIIe siècles qui en a fait l’âme damnée des tyrans et des
conspirateurs. Or, si Machiavel n’est ni pieux, ni moralisateur
lorsqu’il parle de politique, l’indépendance du champ politique à
l’égard de la morale et de la théologie n’implique nullement qu’elle
soit corrompue, ni contraire aux valeurs fondamentales de
l’humanité.
Les Encyclopédistes, et notamment Diderot dans son article
« Machiavélisme » soutiendront à l’inverse la thèse d’un Machiavel
ami des peuples. Comprendre que Machiavel a pensé l’intérêt
supérieur de l’État sans préconiser pour autant le recours
systématique à la ruse ni à la violence, et reconnaître qu’il assigne au
pouvoir politique une fin républicaine, amorale mais politiquement
juste, c’est avoir démêlé déjà un nœud essentiel de l’écheveau
machiavélien ; et c’est échapper aux plus graves des méprises
qu’habituellement on commet sur son compte – et que ses
contemporains commettaient déjà, tant son point de vue, qui
renvoyait dos-à-dos la scolastique médiévale et l’humanisme, était
inédit.
Avant même la fin de sa relégation, lors de ses passages à
Florence, Machiavel fréquente les Orti Oricellarii, nom latin donné
aux jardins où Cosimo Rucellai, le propriétaire des lieux, recevait ses
amis, intellectuels libéraux et libertins. On pense que c’est là que
Machiavel eut vent de l’Histoire de Polybe, à laquelle il fait de
nombreux emprunts dans les Discours, lui qui ne savait pas le grec.
Il y fit sans doute lecture de son théâtre et de ses petites œuvres
littéraires, dont l’histoire a retenu surtout La Mandragore (1518) et
Clizia (1525). Dans cette dernière, le vieux Nicomaco amoureux
d’une jeunesse pourrait bien être Nico (las) Mac (hiavel) lui-même,
marié à l’honnête Marietta Corsini, mais très amoureux de la jeune
chanteuse Barbera. Il est probable qu’il y conçut aussi le projet de
son Art de la Guerre, qu’il écrivit en 1521.
Cet ouvrage connut un succès considérable au cours du XVIe
siècle : on en fit vingt-trois éditions à travers l’Europe, dont douze
entre 1521 et 1554 en Italie, et de nombreux plagiats et contrefaçons
hors d’Italie. Son contenu fut pourtant largement critiqué par les
hommes de terrain, tandis que les lettrés de « l’humanisme
militaire » lui faisaient bon accueil. On raconte partout cette
anecdote selon laquelle Machiavel, ayant demandé à Jean des
Bandes Noires, fils de Jean de Médicis et Catherine Sforza, la
permission de disposer des fantassins sous les murs de Milan selon
les règles qu’il avait longuement exposées dans son ouvrage, fut
rapidement débordé par le nombre des soldats et la complexité du
mouvement à opérer : il fit, deux heures durant, manœuvrer ses
troupes sans succès ; il fallut que Jean des Bandes Noires, pressé
d’aller manger et lassé du spectacle, reprît ses troupes en main en
quelques minutes, pour qu’enfin l’ordre revînt…
Machiavel ne serait-il qu’un « mauvais instruiseur de la guerre en
l’air », comme le dit Brantôme, un « soldat sur le papier », un
intellectuel sans expérience, incapable de mettre lui-même en œuvre
les principes qu’il préconise ? Il est vrai qu’il montre par exemple
dans ce traité une défiance pour l’artillerie bien mal inspirée…
malgré tout, selon l’analyse de Ch. Bec et F. Verrier dans
l’introduction à L’Art de la guerre des Œuvres de Machiavel, si les
militaires ont éreinté ce traité, c’est sans doute parce qu’il remettait
en cause une grande partie de leurs convictions, notamment en
rendant les condottieri en partie responsables de la crise politique
italienne, et en affirmant que celle-ci ne pouvait pas être réglée par le
seul recours à l’armement moderne.
Machiavel dédicace les œuvres de ces années 1520-1521 à ses amis
des jardins Oricellarii : L’Art de la guerre à Lorenzo di Filippo
Strozzi, les Discours sur la première décade de Tite-Live, à Cosimo
Rucellai et Zanobi Buondelmonti ; et à ce dernier ainsi qu’à Luigi
Alamanni, la Vie de Castruccio Castracani de Lucques, biographie
d’un tyran médiéval à travers laquelle il poursuit son projet de
renouvellement militaire et sa recherche du prince idéal. C’est qu’en
effet, Machiavel leur doit beaucoup : dès 1519, par l’entremise de
Lorenzo di Filippo Strozzi, il obtient d’être à nouveau reçu chez les
Médicis. Et, mieux, en 1520, sur le conseil du cardinal Jules de
Médicis, il est engagé par l’université de Florence comme
historiographe, pour 100 florins par mois.
Machiavel se prend alors à espérer un retour aux affaires. Dès la
fin de l’année 1520, et jusqu’en 1526, il travaille à la rédaction des
Histoires florentines, vaste fresque historique qui s’étend de la fin de
l’empire romain en Italie, jusqu’à 1492 à Florence. Désormais
historiographe officiel des Médicis, Machiavel doit obéir aux règles
du genre, définies par les historiens humanistes, et notamment
Leonardo Bruni, auteur des Historiae fiorentini populi (1414), et
Poggio Bracciolini, Historiae fiorentini populi (1454-1459) :
concision dans l’écriture, division de l’histoire en livres précédés
d’introductions « philosophiques », récits de bataille, descriptions
psychologiques des personnages à vocation plus ou moins
hagiographique… Il ajoutera cependant à la portée pédagogique de
cette œuvre une fin scientifique qui le distingue de ses
prédécesseurs : Machiavel ne veut pas seulement recenser les
épisodes de l’histoire, mais aussi et surtout dégager les liens logiques
qui existent entre eux, mettre au jour les causes permettant de
comprendre la succession de ces événements. C’est, remarque
Quentin Skinner, le thème de la corruption qui semble fournir l’axe
majeur de la réflexion de Machiavel sur l’histoire de Florence :
comment en déceler les symptômes dans une cité ? Et surtout :
comment y remédier, et empêcher les rechutes ? Le constat est si
amer en ce qui concerne Florence, que Machiavel semble renoncer à
faire l’analyse du gouvernement médicéen après la mort de Côme, où
le régime devient de plus en plus personnel, tyrannique, corrompu,
et aussi de plus en plus impopulaire. Il laissera donc les huit livres
des Histoires inachevés.
En 1521, Machiavel, envoyé en mission au chapitre général des
franciscains à Carpi, rencontre Francesco Guicciardini,
administrateur de la région pour le compte du pape. Cet aristocrate
florentin sera durant les dernières années de la vie de Machiavel un
ami fidèle, et un interlocuteur précieux pour l’écriture des Histoires.
En 1525, il présente son œuvre historique à Jules de Médicis, à
présent pape sous le nom de Clément VII, qui la trouva fort à son
goût. Heureux de servir à nouveau, Machiavel fut cependant confiné
à des tâches subalternes : comptes, vérification des murs d’enceinte,
une ou deux légations sans importance… juste de quoi vivre dans
l’espoir de retrouver un jour un poste au service de Florence.
Mais Machiavel joua de malchance une fois encore. Au printemps
1527, les troupes de Charles Quint entrent à nouveau en Italie.
Horrifiant toute la chrétienté, ses soldats avancent sur Rome et la
mettent à sac le 6 mai. Clément VII ne s’en remettra pas, et
entraînera dans sa chute le gouvernement des Médicis, qui
prendront la fuite dès la proclamation de la république à Florence, le
16 mai. En un tournemain, le destin de Machiavel bascule à
nouveau : le 10 juin 1527, sa candidature à un poste de secrétaire de
la république est refusée par le Grand Conseil. Ironie du sort, c’est
cette fois pour avoir été trop proche des Médicis, qu’il est de nouveau
classé dans les rangs des traîtres.
Une fois encore dans le mauvais camp malgré lui, Machiavel
succombera quelques jours après, le 21 juin, d’un mal difficile à
identifier. Fut-il définitivement désespéré par ce dernier refus des
Florentins ? Était-il déjà malade depuis longtemps, comme
pourraient le laisser penser les pilules qu’il prenait depuis quelque
temps ? Il fut enterré à Santa Croce le lendemain, où l’on peut encore
lire sur sa tombe qu’« aucun éloge n’atteindra jamais à la grandeur
de ce nom ».
La postérité s’est pourtant chargée de lui attribuer le meilleur
comme le pire. Instructeur républicain des peuples à qui il aurait
enseigné la duplicité des princes pour mieux les combattre selon
Rousseau, qui écrit dans le Contrat social, III, 6, que « le Prince est
le livre des républicains », il est pour Voltaire dans sa Préface à
L’Anti-Machiavel de Frédéric II, un donneur de « leçons d’assassinat
et d’empoisonnement ». Admiré par Spinoza et Hegel, d’autres
comme Staline ou Mussolini se réclamèrent aussi de lui…
Décidément « insaisissable », Machiavel a néanmoins délimité pour
l’éternité le champ de la politique par rapport à la morale, et ouvert
ainsi une nouvelle alternative de pensée politique, face à la
scolastique médiévale et à l’humanisme de son temps.
La virtù
S’il y a bien une notion qui est propre à Machiavel, c’est la virtù.
Depuis plus de cinq siècles, elle fait le désespoir des traducteurs, qui
échouent toujours à rendre son sens spécifique par un équivalent
simple comme « vaillance », « génie » – mot tout aussi énigmatique
– ou « force d’âme ». C’est sans doute en remontant aux origines
gréco-romaines de ce terme que l’on peut en éclaircir le sens.
Avançant masquée, la virtù machiavélienne se cale apparemment
sur l’ancienne notion romaine de virtus, qui est la « vertu » du vir,
c’est-à-dire de l’homme conçu du point de vue de sa virilité –
l’homme défini selon son sexe et non selon l’espèce comme homo –
mais aussi relativement à sa maturité morale, c’est-à-dire l’homme
qui n’est pas une femme et plus un enfant, qui est donc apte à la vie
politique : d’ailleurs, le jeune garçon accédait à l’âge adulte en
revêtant, à sa majorité, la « toge virile ».
Ainsi, pour un romain, la virtus attendait-elle le nombre des
années : elle dit la puissance physique, la fortitudo, mais aussi la
perfection civique et morale, purement viriles. Le lieu de prédilection
de la virtus romaine est l’action politique, dans la cité, et elle est
donc une activité pratique, irréductible à une pure connaissance.
Ce premier sens de virtus était fortement marqué par celui de
l’aretê grecque, « excellence civique », que Socrate et Platon avaient
amené à signifier la bonté morale qui autorise un citoyen à gouverner
tous les autres. On voit notamment dans le Ménon, comment la
conception socratique de la vertu s’oppose, comme exercice strict de
la justice, à celle de son interlocuteur, jeune noble thessalien, élève
du grand sophiste Gorgias, pour qui elle se confond avec le talent
politique et militaire, et, finalement, avec une utilisation du pouvoir
à des fins personnelles. L’homme accompli pour Ménon comme pour
Gorgias, représentants de la doxa athénienne contemporaine, est
celui qui est plein de ressources pour lui-même et pour ses amis, et
qui a une conception plus rétributive que coopérative de la justice : il
s’agit de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. C’est ainsi
que l’on est un homme responsable et un citoyen respecté, qui ne
risque pas, par sa nonchalance, de « finir par habiter une maison
vide », selon la célèbre menace de Callidès à Socrate dans le Gorgias.
Cette vertu non socratique remonte à Homère, chez qui l’aretê se
mesurait à l’aune de l’aidôs, l’honneur, que l’homme de valeur
s’attirait en combattant.
Ayant suivi la leçon platonicienne, Aristote juge l’homme vertueux
à sa justice, dike, c’est-à-dire à son équité, ainsi qu’à sa légalité.
Progressivement, en effet, la notion est passée d’une acception
aristocratique à un sens plus démocratique, au sens où elle devient la
qualité de tout citoyen. Sans affaiblir la valeur physique du vertueux,
l’aretê prend déjà un sens nettement politique. Aretê dit donc
l’excellence propre de l’homme, animal politique, tenu à la
kalokagathia (l’être « bel et bon ») dans la cité.
La virtus – aretê relevait donc d’abord de l’exercice efficace du
pouvoir dans un contexte de bonté morale et civique, liée à
l’harmonie sans solution de continuité de l’univers politique et du
monde métaphysique. L’homme vertueux n’est pas seulement moral,
il est cosmologiquement harmonieux avec le monde qu’il habite. La
liberté grecque s’inscrit dans le mouvement réglé des planètes et de
la physis en général : rien ne s’y fait en vain, tout conspire ensemble
à la plus grande efficacité, d’où naît la plus prodigieuse beauté.
Selon Cicéron, la perfection de l’ordre politique étant ce qui plaît
le plus aux divinités, le bonheur individuel passe donc par le service
de l’État. Comme le rappelle Machiavel lui-même dans les Discours,
la République romaine faisait rejaillir sur ses serviteurs gloire,
richesses et honneurs, en récompense de leurs peines. Cette
reconnaissance terrestre ne se substitue pas à la vie éternelle et
bienheureuse que permet la vertu politique ; mais elle en est le signe
avant-coureur, et la récompense pour avoir, dès ici-bas, satisfait les
dieux.
Le bien public est donc le passage obligé de la virtus individuelle :
Caton et Scipion furent de ce point de vue exemplaires ; et même si à
la fin du Songe de Scipion, et ailleurs dans le De Republica, Cicéron
exhorte à se libérer du corps pour se livrer à la méditation et à « la
contemplation de ce qui est au-delà », ce sont encore « les soins
accordés au salut de la patrie » qui sont dits « les plus nobles », et
les plus propres à faire prendre à l’âme son envol vers la Voie lactée
le jour venu.
À partir du XVe siècle, prolongeant et reprenant le discours
antique de la virtus-aretê, les humanistes italiens élaborent une
notion de virtù qui renvoit à la puissance d’agir, contre la virtus
exemplaire et contemplative du prince chrétien médiéval. Celle-ci se
fondait sur les sept vertus chrétiennes : trois vertus théologales (Foi,
Espérance, Charité), et quatre cardinales (Force, Tempérance,
Prudence et Justice), les premières, divines, étant supérieures aux
secondes, humaines, dans la mesure où elles sont la condition de leur
effectuation. À la différence de cette conception de la virtus qui
repose sur la grâce divine, l’humanisme renaissant rend à l’homme la
capacité à être vertueux par ses propres forces. C. Bec remarque
qu’un « des préceptes sur lesquels Salutati revient avec insistance
dans sa correspondance est celui de la vocation de l’homme à agir
en ce monde. […] Il déclare que sont bons les actes réalisés par les
hommes dans un étroit accord entre la raison et la volonté ». Il voit
dans cette affirmation une première élaboration de la notion de
virtus, comme « capacité de l’homme qui se fortifie dans l’action,
dans la lutte, et fonde la liberté humaine ». Dans sa Vie civile, le
Florentin Matteo Palmieri (1406-1475), chef d’entreprise et
humaniste, définira lui aussi l’homme d’exception par la virtus et la
fortezza (courage et force).
Héritier de cette lente stratification de sens successifs, Machiavel
arrachera pourtant la virtù à son sens platonicien d’excellence
morale, pour retrouver un sens romain, plus politique, qui établit
une réciprocité parfaite entre la stabilité du politique et la virtus du
citoyen : l’une est la cause de l’autre et vice versa. Il ne se contente
cependant pas de revenir à cette définition romaine de la virtus : son
geste consiste à « revenir à la mise en œuvre formelle de la
définition romaine, et à demander s’il y a une virtù par laquelle
l’innovateur, isolé en soi de la société morale, peut imposer une
forme à sa fortuna », comme l’écrit J.-G. A. Pocock dans Le Moment
machiavélien.
Là où le néoplatonisme et le christianisme pensèrent une vertu qui
avait pour fin la divinité, Machiavel au contraire ne voit que
l’héroïsme de l’homme virtuose, pour qui la liberté et la gloire sont
les seuls biens. Le prince de Machiavel n’est pas l’homme de bien
cicéronien : on le voit assez dans le chapitre XV du Prince, où on lit
que celui « qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il
faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons. »
Plus étonnant, la virtù machiavélienne rompt aussi avec la virtus
humaniste, dans la mesure où le bien commun n’est jamais conçu
chez lui comme un idéal qui élèverait l’homme, mais bien plutôt
comme le rapport le plus harmonieux possible des forces en
présence, qui permet la plus grande liberté et la plus grande sécurité
des hommes tels qu’ils sont. Michel Sénellart, dans Les Arts de
gouverner, montre qu’à l’opposé de la conception humaniste des
rapports entre fortune et virtù, Machiavel vide celle-ci de sa
substance éthique, en l’inscrivant dans « une pure dynamique de
rapports de force » : la virtù ne correspond plus à un ensemble de
qualités morales stables, mais exige au contraire une absolue
mobilité : il faut savoir changer avec les temps. La virtù n’est plus ce
qui impose une forme définie à l’avance à une fortune capricieuse,
mais la force qui permet de se couler dans le lit de ce fleuve
impétueux, en fonction de ce qu’exigent les circonstances.
La virtù chez Machiavel est donc une sorte de courage, physique et
moral, mais surtout un discernement particulier. Une aptitude
extrêmement développée à percevoir, dans une situation donnée, les
forces en présence et les occasions à saisir. Autrement dit, le prince
virtuose est celui qui sait sentir dans quel sens « souffle le vent de la
fortune », et peut alors saisir l’occasion d’agir efficacement. Car
l’échec de nos actions en général, et de celles des princes en
particulier, vient souvent selon Machiavel, de ce que nous ne
sommes pas assez attentifs aux circonstances dans lesquelles nous
agissons. Prisonniers de nos habitudes, ou de notre nature, nous ne
prenons pas garde qu’il faut toujours adapter nos actions à « la
qualité des temps », savoir saisir le moment opportun lorsqu’il se
présente, mais aussi savoir attendre lorsque les conditions ne sont
pas favorables – sans quoi l’action, même la mieux pensée, échouera.
Cette référence au « moment propice » ou à la capacité de saisir
l’occasion pourrait faire ressembler la virtù machiavélienne à la
prudence d’Aristote. Chez ce dernier également, ce qu’il appelle
« vertu » est une sagesse pratique, un savoir agir qui requiert
discernement et précision. Mais la virtù de Machiavel a une
particularité : c’est un génie politique, et non pas moral. L’homme
qui la possède n’est pas nécessairement un homme de bien et de
justice, c’est un virtuose, à l’image de César Borgia, Romulus, Thésée,
Moïse ou Cyrus, qui sont les cinq plus grandes figures du prince que
l’on trouve chez Machiavel, et qui sont également cinq meurtriers…
Pour Machiavel, agir bien signifie poser des actes efficaces.
L’efficacité, en politique, tient lieu de vertu : rien de pire qu’un
prince impuissant, maladroit ou velléitaire ; mieux vaut encore un
prince méchant, mais déterminé et efficace. D’abord parce que les
grands forfaits ont plus d’allure que les rapines mesquines, et
ensuite, parce qu’elles servent au moins à ceux qui les commettent.
Mais surtout parce qu’en réalité, la virtù, si elle n’est pas normée
moralement, est cependant normée éthiquement : le virtuose,
quoiqu’emmené par le vent de la Fortune, ne peut pas être seulement
un inconstant, prêt à retourner sa veste en fonction de ses intérêts
personnels.
La virtù ne poursuit qu’un seul but : la liberté politique des
peuples (ce qui signifie seulement la possibilité pour un peuple de se
donner à lui-même ses lois, en votant, du moins en ce qui concerne
les individus admis à la citoyenneté, et de décider de sa conduite à
égard de ses voisins). Aucun prince, si doué soit-il, ne peut donc
bafouer cette valeur suprême de la politique machiavélienne, la
liberté, sans courir à sa perte, renversé par un peuple, ou écrasé par
des ennemis intérieurs ou extérieurs dont il aurait suscité le mépris
ou la haine. Il y a donc une nécessité pragmatique, et non morale, de
l’action juste, chez Machiavel. Même le tyran doit, pour sa propre
sécurité, éviter la haine du peuple, s’il veut continuer à régner : la
liberté est donc nécessaire à l’exercice du pouvoir, et la virtù est la
force qui tend à sa réalisation.
On peut dès lors dégager la spécificité de la virtù machiavélienne,
relativement à ses origines gréco-romaines, ou à sa version
contemporaine humaniste : sa nature républicaine.
D’abord, Machiavel remplace la virtus par une virtù beaucoup
plus personnelle, incarnée dans un individu singulier ; elle est plus
proche d’une habileté, d’une « virtuosité », acquise par l’éducation,
que de la kalokagathia grecque, liée à la naissance et à l’âge. Là où
toute une classe d’âge atteint « naturellement » à l’aretê, un seul
« virtuose » se démarquera de ses pairs par son intuition politique.
Nuance notable, car si la virtus romaine, comme l’aretê grecque,
véhicule le présupposé aristocratique que la noblesse de l’âme est
innée, la virtù machiavélienne, bien plus démocratique, dépend
seulement du soin que les États vont apporter à l’instruction
politique donnée à leurs citoyens.
Ensuite, la virtù est un phénomène purement politique : on lit
dans L’Art de la guerre, livre II, chapitre XIII, que « les hommes
deviennent d’excellents soldats et montrent leur vaillance (virtù) en
fonction de l’emploi et de l’éducation que leur donne le pouvoir, que
celui-ci soit une république ou un roi. Il faut donc, que là où il y a
beaucoup de pouvoirs, apparaissent de très nombreux hommes de
valeur ; là où il y en a peu, ils sont également peu nombreux. »
Ainsi, le degré de politisation d’un peuple le rend plus ou moins
« virtuose » : la condition d’apparition de la virtù est la quantité de
« pouvoir ». Peu importe pour l’instant qu’il s’agisse d’une
république ou d’une monarchie. Le pouvoir est l’aiguillon qui se
substitue à celui de la nécessité pour rendre les hommes plus
résistants, plus forts, moins paresseux. Le pouvoir est, en soi, la
matrice de la virtù.
Dans la suite du même chapitre, à propos de l’Afrique, Machiavel
poursuit en affirmant qu’« il y apparut davantage d’hommes
valeureux, parce que dans les républiques on honore la vaillance
(virtù), dans les royaumes on la craint. Il en résulte que dans les
premières, on engendre des hommes vaillants (virtuosi), alors que
dans les secondes (sic), on les étouffe. » La république de Carthage,
guerrière, avait donc deux atouts majeurs : contrairement aux cités
d’Asie dont Machiavel prend l’exemple juste avant, elle était toujours
en guerre, ce qui mettait les citoyens dans la nécessité d’être de
valeureux soldats. Ensuite, c’était justement une république : cet
atout majeur trouve sa justification au chapitre V des Discours, livre
I, où Machiavel établit que les républiques qui ont donné au peuple
la garde de l’État, et donc de sa liberté, ne craignent pas la virtù, qui
ne peut rien leur retirer du pouvoir qu’elles partagent entre tous.
Ainsi le pouvoir politique engendre-t-il le pouvoir de la virtù, et
l’homme virtuose est-il entretenu par la république comme un allié.
Dans les monarchies, en revanche, le pouvoir appartenant à un seul
peut être ravi au prince par l’homme virtuose – qui devient alors un
rival dangereux, que l’on doit tenter de faire disparaître autant que
possible. Dans les Histoires florentines, au chapitre 33 du livre VII,
Machiavel met cette même idée dans la bouche du milanais Cola
Montano, en ces termes : « Il déclarait que tous les hommes réputés
s’étaient formés dans des républiques et non sous des princes. Car
les unes forment des hommes de valeur, et les autres les étouffent ;
les unes profitent de leurs talents, les autres les craignent. »
La virtù tire donc son origine de la politique, et demeure en
particulier dans les républiques. Là, elle se propage, et la virtù d’un
seul devient celle de tout un peuple. C’est ainsi qu’elle devient stable
dans un pays, soit par imitation et émulation entre les citoyens, soit
par l’institution de lois « virtuoses » qui permettent, mieux que la
succession d’hommes de valeur à la tête de l’État, une pérennité de la
virtù. C’est ce que suggère Machiavel dans les Discours, livre I,
chapitre XX : « On voit comment la succession sans interruption de
deux grands princes suffit pour conquérir le monde. […] Une
république doit faire encore mieux, car elle a les moyens de choisir
non seulement deux princes qui se succèdent, mais une infinité
d’hommes très valeureux qui se succèdent l’un l’autre. » Une
république, à condition d’être bien ordonnée, c’est-à-dire d’avoir de
bonnes lois, peut donc organiser une succession délibérée d’hommes
de valeur pour la gouverner, contrairement à la monarchie, où la
succession héréditaire est toujours dépendante de la fortune, qui fera
– ou non – du successeur un virtuose.
Ce troisième atout – à savoir la transmissibilité de la virtù d’un
homme à un État par les lois – achève la description des républiques
comme creuset de la virtù, et de celle-ci comme valeur républicaine.
République et virtù, comme le montre ce passage de L’Art de la
guerre, 11, 13, finissent d’ailleurs l’une avec l’autre : « Comme il est
vrai que, là où il y a plus d’États apparaissent plus d’hommes de
valeur, il en résulte nécessairement que, ceux-ci disparaissant, la
vaillance (virtù) disparaît peu à peu, car s’éteint la cause qui rend
les hommes valeureux (virtuosi). »
La virtù, on le voit bien ici, est à la fois cause et effet de la
république. Ainsi, plus qu’un « sens » ou un « génie » politique
individuel, la virtù est d’abord l’esprit du politique en général ; elle
est ce qui naît lorsque les conditions de la liberté politique sont
réunies, elle maintient la république en ordre, et elle disparaît avec
elle. Ceci nous permet le raccourci suivant : la virtù est la racine de la
liberté politique – dans la mesure où elle est le sens qui permet au
virtuose d’instaurer un ordre politique nouveau, lui permet de le
maintenir contre les coups de la fortune et d’éviter les erreurs
stratégiques, et qui, une fois transformée en lois, assure la puissance
de l’État et réalise la liberté du peuple.
Cette notion nouvelle « dissimulée » sous une forme antique
permet à Machiavel de parler de choses absolument inédites, comme
l’avènement d’un État-nation italien (il faudra attendre 1870 et
Garibaldi pour le voir), avec des mots anciens que chacun croît déjà
connaître, et d’énoncer ainsi des idées subversives plus
tranquillement qu’avec une nouvelle terminologie.
En effet, la virtù, à travers le prince, est la force de développement
politique de l’humanité dont Machiavel attend la restauration de la
puissance italienne. Au fur et à mesure que son œuvre avance, on a
toutefois l’impression que Machiavel favorise de plus en plus la virtù
des lois, au détriment de celle des princes. Peut-être a-t-il été déçu
par les piètres réalisations de Piero Soderini à la tête de la république
et par l’échec de César Borgia, qu’il aurait d’abord volontiers donné
comme exemple à tous les princes ? Plus vraisemblablement, il
semble qu’arrive à maturation en lui l’idée d’État, au sens moderne
où Hegel l’entendra au XIXe siècle, à savoir la réalisation dans des
institutions (et non un homme providentiel) de l’Idée de la liberté.
Gramsci remarquait que Machiavel avait, le premier, identifié le rôle
de l’Église catholique et l’œuvre anti-nationale des princes, comme la
cause du retard de l’Italie dans la constitution d’un État-nation.
Il est tout à fait étonnant de constater que, de même que Hegel
pense un processus dialectique d’objectivation de l’Esprit dans
l’Histoire mondiale, à travers des peuples qui ont semblé en incarner
à chaque époque les avancées les plus significatives, de même
Machiavel décrit une « migration » de la virtù à travers les époques
et les pays. Cette proximité n’est sans doute pas fortuite, puisque
Hegel a lu, compris et admiré Machiavel. On peut en effet lire dans
certains passages de l’œuvre du florentin l’idée selon laquelle la force
d’engendrement du politique dépasserait la simple personne de
quelques hommes d’exception, et traverserait à travers eux le monde
de part en part. Sic transit gloria mundi, pourrait-on dire : les
princes seraient les intermédiaires à travers les qualités desquels
s’accomplirait la marche de l’humanité vers la maîtrise consciente de
sa destinée, c’est-à-dire vers l’instauration lucide et pérenne de la
liberté politique.
« Je n’ignore pas que nombreux sont ceux qui ont été et sont
d’avis que les choses du monde sont gouvernées par la fortune et
par Dieu, de sorte que les hommes malgré leur sagesse ne peuvent
les corriger et n’y ont même aucun remède ; pour cette raison ils
pourraient juger qu’il n’y a pas lieu de trop s’épuiser à faire ces
choses, mais de se laisser gouverner par le hasard. […] Pensant
pour ma part parfois à cela, j’ai en quelques occasions penché vers
leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit pas
étouffé, je juge qu’il peut être vrai que la fortune est l’arbitre de la
moitié de nos actions, mais qu’également elle nous en laisse
gouverner à nous l’autre moitié, ou à peu près. Je la compare à un
de ces fleuves impétueux qui, quand ils se mettent en colère,
inondent les plaines, abattent les arbres et les édifices, enlèvent de
la terre ici, la déposent ailleurs : chacun fuit devant eux, tout le
monde cède à leur élan, sans pouvoir nulle part y faire obstacle. […]
Il advient de même de la fortune, qui manifeste sa puissance là où il
n’y a pas de vaillance (virtù) préparée pour lui résister, et qui donc
tourne son élan là où elle sait que l’on n’a fait ni digues ni levées
pour la contenir. […] Mais en me concentrant davantage sur les cas
particuliers, je dis que l’on voit aujourd’hui tel prince prospérer et
demain s’effondrer, sans l’avoir vu en rien changer de nature et de
caractère. Ce qui provient, je crois, des raisons que l’on a
précédemment longuement exposées, à savoir que le prince qui
s’appuie tout entier sur la fortune s’écroule aussitôt qu’elle change.
Je crois également qu’est heureux celui qui adapte sa façon de
procéder aux caractéristiques de son temps ; et que de même, est
malheureux celui dont les procédés ne sont pas en accord avec son
temps. […] On ne trouve pas d’homme assez sage pour savoir
s’accommoder à cela, soit parce qu’il ne peut pas s’écarter de ce à
quoi sa nature le pousse, soit également, parce que quelqu’un ayant
toujours prospéré en suivant une seule voie, il ne peut pas se
persuader de s’en éloigner. […] Je pense assurément ceci : qu’il vaut
mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et
il est nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre et de la
frapper. Et l’on voit qu’elle se laisse davantage vaincre par ces
derniers que par ceux qui procèdent avec froideur. C’est pourquoi,
toujours, étant femme, elle est l’amie des jeunes gens, parce qu’ils
sont moins circonspects, plus violents, et la commandent avec plus
d’audace. »
Commentaire : Le Prince, VI
« Mais, pour en venir à ceux qui par leur propre valeur et non
par la fortune sont devenus princes : je dis que les plus éminents
sont Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et d’autres semblables. Bien
que de Moïse on ne doive pas discuter, puisqu’il a été un simple
exécutant des choses qui lui étaient ordonnées par Dieu, il doit
cependant être admiré, ne fût-ce que pour cette grâce qui le rendait
digne de parler avec Dieu. Mais considérons Cyrus et les autres qui
ont acquis ou fondé des royaumes : vous les trouverez tous
admirables ; si l’on considère leurs actions et dispositions
particulières, elles ne paraîtront pas discordantes de celles de
Moïse, qui eut un si grand précepteur. En examinant leurs actions
et leurs vies, on ne voit pas qu’ils aient reçu de la fortune autre
chose que l’occasion, qui leur donna une matière où introduire la
forme qui leur parut bonne. Sans cette occasion, leur force d’âme se
serait éteinte et sans cette force d’âme c’est en vain que l’occasion se
serait présentée. Il était donc nécessaire que Moïse trouve le peuple
d’Israël en Égypte, esclave et opprimé par les Égyptiens, afin que
celui-ci, pour échapper à la servitude, se dispose à le suivre. Il
convenait que Romulus ne se contente pas d’Albe, qu’il ait été
abandonné à sa naissance, si l’on voulait qu’il devienne roi de Rome
et fondateur de cette illustre patrie. Il fallait que Cyrus trouve les
Perses mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis
et efféminés par une longue paix. Thésée ne pouvait manifester sa
valeur s’il n’avait trouvé les Athéniens divisés. Aussi ces occasions
ont-elles fait le bonheur de ces hommes, et l’excellence de leur valeur
a fait reconnaître cette occasion. D’où il s’ensuivit que leur patrie en
fut ennoblie et devint très heureuse. »
Commentaire : Le Prince, XV
C’est une fois encore envers et contre tous que Machiavel se place,
« prétendant », par souci de rationalité, que la cause première de la
liberté de Rome fut les troubles qu’habituellement on condamne.
D’emblée, Machiavel soutient une position paradoxale, qui ne
s’éclaire que si l’on se souvient que sa démarche est avant tout une
recherche de la « vérité effectuelle » des choses. C’est bien dans ses
« effets », que le conflit qui opposa à Rome la plèbe au sénat fut
source de liberté. Les historiographes et philosophes qui font
profession d’objectivité, et pour cela s’en tiennent à la collection des
faits, n’y entendent rien. Prenant les effets – sonores – du conflit
pour la cause du désordre, ils manquent définitivement la vérité de
cette situation historique, exceptionnelle il est vrai.
Or, il apparaît que l’opposition des deux « humeurs » principales
de la cité, terme traduit ici par le mot plus vague « d’orientations », si
l’on veut bien ne pas se laisser abuser par les faits, est la cause de la
liberté et de la puissance de Rome. Par comparaison avec les
bienfaits d’une telle activité politique, les quelque huit ou dix
citoyens que Rome exila pendant trois cents ans sont plus que
négligeables, et ne peuvent en aucun cas valoir à Rome la réputation
d’une cité troublée ou divisée. Les deux grandes humeurs d’une cité,
les « grands » et le « peuple » – autrement dit les dominants et les
dominés, s’opposent inévitablement sur le problème de la liberté. Il
faut ici entendre « liberté » en un sens plus restreint que celui que le
romantisme lui donnera plus tard : Machiavel entend ici désigner la
participation au gouvernement, la possibilité pour un individu ou un
groupe d’individus réunis par des intérêts communs, de se faire
représenter dans les instances de sa cité.
Dans le second moment du texte, Machiavel rebrousse l’ordre des
causes et des effets, au nom de la vérité effectuelle du conflit
politique. Dans un syllogisme saisissant, il remonte la chaîne des
conditions de la vaillance romaine : les « bons exemples » dont Rome
est féconde supposaient une « bonne éducation », qui comme on le
sait est le terreau de la virtù. On ne saurait, dit ailleurs Machiavel,
attendre aucune virtù d’une brute épaisse. Mais cette éducation elle-
même provient de « bonnes lois » : en effet, écrit Machiavel dans
L’Art de la guerre, II, 13, dans les républiques, ou dans tout régime
bien ordonné, on honore la virtù – tandis que les monarques
tyranniques la craignent et tentent de l’étouffer. Or, que sont ces
« bonnes lois » que seules les républiques possèdent, sinon celles qui
sont favorables à la liberté – autrement dit à la participation au
gouvernement largement ouverte aux citoyens ? On vient de voir que
la cause ultime des lois favorables à la liberté est précisément le
conflit des humeurs, bruyamment et tumultueusement manifesté.
Cette démonstration rapidement montée, aux articulations aussi
solidement verrouillées qu’inapparentes, est tout à fait typique de
l’écriture machiavélienne : le lecteur, emprisonné dans une logique
rétroactive (si l’effet est bon, c’est que nécessairement il aura eu une
bonne cause) ne peut faire autrement qu’admettre qu’une bonne
santé politique passe nécessairement par le désordre social et la
violence. Il n’existe qu’une condition à la vertu de ce conflit
politique : qu’il serve « le bien commun », ou, comme il l’écrit
ensuite, « la liberté publique ».
D’où la nécessité, et c’est l’objet de la fin du texte, d’une
satisfaction légale des ambitions des diverses humeurs : comme
nous le remarquions plus haut, il ne s’agit pas pour le prince de
donner satisfaction, alternativement ou ensemble, aux deux camps
opposés, ce qui ne ferait que le perdre en lui donnant la réputation
de gouvernant versatile. Il s’agit bien plutôt de laisser ouverte la
possibilité de la revendication, et de la représentation des humeurs
au sein d’une même instance légale. Ce qui n’empêche pas que la
satisfaction des humeurs se fasse toujours dans l’affrontement : « le
sénat était obligé de […] satisfaire » la plèble, parce qu’elle utilisait
contre lui des moyens « extraordinaires et presques sauvages ».
Néanmoins, il était bon que cet équilibre se fit ainsi, compte tenu du
désir intense du peuple de ne pas être opprimé. Le peuple n’a qu’un
désir négatif de liberté, et il est en cela le meilleur garant pour la
liberté publique : plus acharné à éloigner les risques d’aliénation, il
est cependant incapable de prendre le pouvoir tout seul. La violence
de l’opposition des grands et du peuple ne se limite donc pas à un
affrontement stérile : de ces deux désirs antagonistes va surgir un
mouvement, contraint et irrégulier, certes, mais unifié, vers
l’instauration de lois et d’institutions favorables au bien commun.
Machiavel juge de la cause par les effets : la liberté publique est la
seule fin qui mérite qu’on mette en œuvre les moyens du conflit et de
la violence. Toutefois, l’enjeu de toute politique est nécessairement
l’exercice de la liberté d’une des humeurs en présence, et ainsi, la
violence politique est-elle inévitable. Bel exemple de la logique
machiavélienne, ce passage met en évidence la dynamique des
humeurs en dépoussiérant pour longtemps la conception de la paix
sociale : il n’existe d’ordre public que comme désordre normé
éthiquement, sinon moralement, par l’idée du bien commun.
Religion
Chercheur de la « vérité effectuelle » des choses, Machiavel exclut
tout au-delà consolateur, après ou hors de cette vie terrestre, de
même qu’il tient pour nulles les « bonnes intentions » qui forment
un versant bien réel, mais ineffectif, de l’agir humain. Seule la
sanction de la réalité, la réussite ou l’échec de l’action, vient juger de
sa valeur. La conséquence de ce renversement de perpective est la
substitution d’une causalité matérielle immédiate, à la causalité
intentionnelle de Dieu ou d’une déesse-Fortune. Dès qu’il en a
l’occasion, Machiavel replace hic et nunc toutes les actions des
hommes : « Croire que, sans toi, Dieu se battra pour toi, alors que
tu seras oisif et prosterné, est chose qui a ruiné bien des royaumes
et des États. […] Il faut avoir bien peu de cervelle pour croire que, si
votre maison s’effondre, Dieu la sauvera sans aucun autre étai ; car
on mourra sous ces décombres » (L’Âne d’Or, V).
À deux reprises, dans le Prince, Machiavel emploie le terme de
libero arbitrio, libre arbitre, occurrences assez rares pour être
remarquables : au chapitre XXV, Machiavel affirme que « nombreux
sont ceux qui ont été et sont d’avis que les choses du monde sont
gouvernées par la fortune et par Dieu, […] Néanmoins, pour que
notre libre arbitre ne soit pas étouffé, je juge qu’il peut être vrai que
la Fortune est l’arbitre de la moitié de nos actions ». Et dans le
chapitre XXVI, il écrit que Dieu ne fait rien à notre place, « pour ne
pas nous ôter notre libre arbitre, et une part de cette gloire qui nous
revient ». Ainsi, peut-on affirmer très rapidement qu’il n’y a pas de
Dieu machiavélien, ou plutôt qu’il se confond avec la Fortune et à la
nécessité, à la façon d’un Dieu absent, en retrait des affaires
humaines. Cette « abstention » de Dieu, qui ne « veut pas tout
faire », ou encore nous « laisse gouverner à nous l’autre moitité ou
à peu près » de nos actions, permet à Machiavel de fonder la
possibilité de l’action politique.
Mais si Machiavel, malgré l’emprise de la religion catholique sur
l’Italie de son siècle, n’est pas pieux, si même on a pu le juger
« blasphémateur », comme l’écrit Léo Strauss dans ses Pensées sur
Machiavel, ou « impie » selon Voltaire, dans sa fameuse Préface à
L’Anti-Machiavel de Frédéric II, et si jamais on ne le voit écrire en
théologien, en revanche la religion est un thème que le Florentin
aborde souvent, et sous deux angles bien distincts.
Machiavel aborde la religion en théoricien du politique : il lui
reconnaît un rôle politique essentiel, notamment dans la fondation
des royaumes, mais aussi dans le maintien de l’ordre social. En ce
qui concerne les religions païennes, les Discours, I, 12, sont très
clairs sur le sujet : « … il n’y a pas de signe plus assuré de la ruine
d’un pays que d’y voir méprisé le culte de Dieu. »
Machiavel place la religion chrétienne sur un strict pied d’égalité
avec les religions païennes, puisqu’il affirme dans ce texte parler de
« toutes les religions », ce qui donne au Florentin un ton de
sociologue, voire d’ethnologue. Il reconnaît donc l’utilité de la
religion comme instrument au service du politique, son principal
avantage étant qu’elle fonde le pouvoir de façon irrévocable, comme
il l’écrit au chapitre XI du premier livre des Discours : « en vérité, il
n’a jamais existé dans un peuple de fondateur de lois
extraordinaires qui n’ait eu recours à Dieu, car autrement, elles
n’auraient pas été acceptées. »
La référence au divin permet de faire supporter par cette figure de
l’absolue puissance, souvent assortie de bonté et de perfection, la
transcendance et la violence du commencement, qu’un homme ne
sera jamais jugé digne par ses pairs d’assumer tout seul. L’enjeu de la
fondation de l’État est tel, que seule la divinité paraît une garantie
satisfaisante contre l’arbitraire de la finitude humaine, dont sont
suspects tous les princes, et surtout les fondateurs. Dans le même
chapitre, il ajoute : « de toutes ces considérations, je conclus que la
religion introduite par Numa fut l’une des causes principales du
bonheur de Rome. Elle donna naissance à de bonnes institutions ;
celles-ci déterminèrent une chance favorable, d’où naquirent
d’heureux succès. »
Numa est compté parmi ces hommes « sages » (prudenti), qui
surent éclairer par un recours à la superstition les vérités trop peu
évidentes dont il voulait convaincre son peuple. Sans ces inventions,
il n’aurait sans doute pas pu le mener à la grandeur où on le vit
parvenir. La prudence lui inspira donc ses conversations nocturnes
É
avec Égérie, et il détermina ainsi l’intégralité de l’histoire du monde.
On peut noter ici que Machiavel sera suivi dans ce genre
d’interprétation de l’histoire politique par toute une postérité,
notamment dans la littérature « libertine érudite » des siècles
suivants, chez Gabriel Naudé (1600-1653), par exemple, mais aussi,
de façon critique, chez Jean Meslier (1664-1729).
Le chapitre suivant dit que « les chefs d’une république ou d’un
royaume doivent donc maintenir les fondements de la religion qu’on
y professe : il leur est ainsi aisé de conserver le peuple religieux, et
donc bon et uni. Aussi doivent-ils favoriser et développer toutes les
mesures utiles à la religion, quand bien même ils en connaîtraient
la fausseté ; ils doivent d’autant plus le faire qu’ils sont sages et
connaissent bien les choses de la nature. » La religion, en liant les
hommes par la peur de la divinité au salut de l’État, est bien
davantage qu’un instrument au service d’un pouvoir arbitraire. À de
nombreuses reprises dans les Discours, Machiavel reprend ce thème,
déjà présent dans le Politique de Platon, de l’éloge du pseudos, en
montrant comment nombre de chefs militaires ont emporté la
victoire en interprétant des signes à leur avantage, ou en feignant
d’avoir une conversation avec les divinités. Dans L’Art de la guerre,
IV, Machiavel, dissertant des ruses utiles pendant et après le combat,
mentionne au chapitre X la biche de Sertorius, les conversations de
Sylla avec une divinité et même Charles VII et Jeanne d’Arc.
L’analyse porte sur le plan psychologique : il n’est pas question de
savoir si la religion ou les présages sont vrais ou faux, ni même s’ils
sont bons ou mauvais en soi, mais plutôt de montrer comment la
nature humaine égoïste peut être tournée, grâce à la peur de
puissances transcendantes inconnues.
Un passage des Discours, 1, 12, montre à quel point la
problématique de Machiavel n’est pas théologique, ni même
militaire : « Il y eut un grand nombre de ces miracles à Rome. Il
arriva, entre autres choses, que, lors du sac de Véiès, quelques
soldats romains entrèrent dans le temple de Junon. Comme ils
s’approchaient de sa statue et lui disaient : « Vis venire Romam ? »,
certains crurent voir qu’elle faisait des signes, et d’autres, quelle
acceptait. Ces hommes étaient pleins de foi […], ils crurent entendre
la réponse qu’ils attendaient à leur question. »
La question ici n’est pas seulement de savoir comment faire obéir
les hommes, mais bien d’obtenir leur assentiment à la bonne forme
politique. C’est pourquoi les hommes « sages » doivent, autant qu’ils
peuvent, affermir la foi de leurs peuples, parce que la religion permet
une interprétation de la réalité qui, « fut-elle fausse », produit la
bonté et l’union. Dans l’impossibilité où la condition humaine place
les chefs politiques d’amener les hommes à être bons par une
représentation rationnelle de leur intérêt commun, la religion est le
medium qui les fait s’accorder sur des principes moraux
indispensables à la survie de l’État. Dans son Machiavel,
L’anthropologie politique, Bernard Guillemain cite Gennaro Sasso,
qui définit de cette manière la valeur instrumentale de la religion :
« la religion est vue par Machiavel, non certes comme un expédient
de gouvernement, extrinsèque et de bas étage […] mais au contraire
comme moyen d’édification étatique positive, comme moyen qui
devient et doit devenir intrinsèque à l’âme du peuple, de telle
manière qu’elle soit sa bonne éducation, ses bonnes mœurs, sa
bonté ; le fondement, en un mot, sur lequel s’élève et repose l’édifice
entier de l’État. »
La façon d’obtenir cet accord est immorale, puisqu’il faut admettre
un mensonge : quand bien même les chefs politiques reconnaîtraient
eux-mêmes la fausseté des rites ou des miracles, écrit Machiavel, le
salut de l’État réclame qu’on les conserve. En revanche, puisque c’est
de la liberté humaine et de la conservation de l’État dont il y va, cette
fiction est recommandable éthiquement.
La religion offre donc à l’État une assise stable, puisque ses valeurs
ne sont jamais mises en question de peur d’un châtiment toujours
possible. Mais, étant un moyen inégalable de persuader les hommes,
elle ouvre aussi la possibilité de la rénovation.
Ainsi, le second angle sous lequel Machiavel envisage la religion,
loin des principes généraux de la politique et de l’anthropologie, est
celui de l’histoire contemporaine, et de son désir d’une restauration
de la puissance italienne autour de Florence. Il se livre alors à une
critique féroce du christianisme récent. Comme le rappelaient J.-L.
Fournel et J.-C. Zancarini dans leur article « La Fortune de la
Vertu », « l’état de guerre est une donnée permanente » de la pensée
politique de cette époque, et cet état « a provoqué une mutazione
delle cose », un bouleversement dont les théories politiques se font
naturellement l’écho. La radicalité avec laquelle Machiavel évacue du
domaine de l’action la théologie d’abord, et la philosophie
spéculative ensuite, en est sans doute une conséquence. L’urgence de
la situation réclame des actes, non pas seulement des prières : le Ciel
semble bien avoir abandonné Florence, et il se pourrait qu’il incombe
désormais aux hommes seuls de la sauver ? On peut penser que le
souvenir de la tentative malheureuse de rénovation par Savonarole
était encore présent à l’esprit du Secrétaire
En effet, l’influence de Savonarole dans la réforme du régime en
1494 est indéniable : il inspira aux florentins le modèle vénitien
(modifié et corrigé pour l’adapter aux mœurs de la ville toscane), et
fut le premier à suggérer dans les esprits la venue d’un
bouleversement politique (dans son sermon du 30 novembre 1494, il
présente l’arrivée de Charles VIII en Italie sous les traits d’un
nouveau Cyrus, et Florence comme la nouvelle Jérusalem), ainsi que
les moyens de gouverner Florence. Machiavel lui reprochera dans Le
Prince de n’avoir été qu’un « prophète désarmé », par opposition à
Moïse, qui lui, ne s’est pas « écroulé au milieu de ses institutions ».
Car si la puissance du divin, représentée au peuple, est la plus sûre
alliée pour fonder un pouvoir, en revanche seules les armes
humaines peuvent réellement mettre en œuvre cette fondation, et la
conserver. Machiavel, qui a vu Savonarole brûler en place publique,
est bien placé pour le savoir.
La pauvreté et l’exemple de la vie du Christ, qui sont les principes
de la religion chrétienne, ont emprisonné la vaillance militaire et
l’audace politique dans les scrupules moraux. Outre cet obstacle
qu’elle met à l’action, Machiavel éprouve une autre réticence envers
cette moralité : l’Église elle-même ne se tient pas à ces principes, ce
qui explique ces mots très violents contre l’Église dans les Discours,
I, 12 : « Ainsi donc, la première obligation que nous autres Italiens
avons envers l’Église et les prêtres, c’est d’être dépourvus de religion
et méchants. »
Ce n’est pas l’immoralité flagrante des prêtres corrompus qui
constitue le plus grand grief pour le Secrétaire, mais un motif
politique : ce mauvais exemple de l’Église romaine a rendu les
Italiens « cattivi », mauvais, et irréligieux. Avec un humour assez
noir, Machiavel propose même d’envoyer le pape régner sur les
Suisses, qui étaient les derniers à vivre selon les coutumes anciennes
quant à la religion et aux institutions militaires, et d’observer ensuite
l’inévitable désordre qui s’en suivrait… L’Église romaine, par
opposition au paganisme antique, a une action dissolvante sur la
politique : elle est un facteur de troubles et de désunion.
Amère ironie aussi, que celle qui s’exprime au premier chapitre du
livre III des Discours, à propos de la refondation du christianisme
par saint François et saint Dominique : « vivant encore pauvrement,
ces ordres ont tant de crédit auprès du peuple grâce à la confession
et à la prédication qu’ils lui font croire qu’il est mal de dire du mal
du mal, qu’il est bien de vivre sous leur autorité et, si les hommes
commettent des fautes, de laisser Dieu les châtier. Ils font ainsi tout
le mal qu’ils peuvent, parce qu’ils ne craignent pas des punitions
qu’ils ne voient ni ne croient. » La religion est nocive lorsqu’elle
pousse les hommes à des attitudes aussi contraires à la citoyenneté :
les religieux confisquent l’autorité qui devrait revenir à l’État, et ceci
pour n’en rien faire, puisque d’une part ils engagent le peuple, au
nom d’une prétendue bonté, à une bienveillance exagérée à l’égard
du mal et d’autre part les menacent de châtiments invisibles bien peu
efficaces. La religion se fait alors paradoxalement le ferment du
désordre et du mal dans la cité.
Selon Machiavel en effet, il est juste et bon de savoir « dire du mal
du mal » : tout se passe comme si le chrétien restait impuissant et
perdu devant le mal, incapable de réagir, et ainsi, indirectement,
devient la cause du mal généralisé qui va corrompre la cité tout
entière. « Ure, secca », écrit Juste Lipse à propos de la Contre-
Réforme : il faut couper et brûler les ferments de la corruption et de
l’hérésie, savoir user de la force avant qu’il soit trop tard. C’est ce que
ne fait pourtant pas la religion chrétienne selon Machiavel, parce que
l’Église a déplacé dans l’au-delà toute la gloire, toute la liberté, et
tout le bonheur qu’un homme peut espérer, ne laissant dès lors à
l’action humaine que la seule valeur du mérite moral, en attendant la
résurrection. Il l’écrit dans les Discours, II, 2 : « la religion antique
ne récompensait que les hommes couverts de gloire terrestre, tels les
généraux et les chefs d’États. Notre religion glorifie davantage les
hommes humbles et contemplatifs que les hommes d’action. Elle a
ensuite placé le bien suprême dans l’humilité, la soumission et le
mépris des choses humaines. […] Si notre religion exige que l’on ait
de la force, elle veut que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à des
choses fortes. Cette façon de vivre semble donc avoir affaibli le
monde et l’avoir donné en proie aux scélérats. »
Dans le même chapitre, Machiavel montre encore que tandis que
la religion chrétienne considère l’humilité et la soumission comme
des vertus, la religion des anciens faisait de la gloire le principe
moteur du Romain, dont le paganisme était tout entier tourné vers
les honneurs terrestres et se satisfaisait de spectacles violents : « On
peut l’observer dans nombre de leurs institutions, en commençant
par la magnificence de leurs sacrifices, par comparaison avec
l’humilité des nôtres, où la pompe est plus délicate et magnifique,
mais où rien n’est féroce ni violent. Chez eux ne manquaient ni la
pompe ni la magnificence dans les cérémonies, mais il s’y ajoutait le
sacrifice, sanglant et horrible, puisqu’on y tuait quantité d’animaux.
Ce spectacle terrible rendait les hommes pareils à lui. » La valeur
des hommes est toujours déterminée par celle de leurs règles de vie :
cette maxime se retrouve souvent chez Machiavel, dans la discipline
militaire, comme dans l’habitude des bonnes lois, et ici, au sujet de la
religion.
La cause de la faiblesse actuelle des Italiens, dit la suite du texte,
est une interprétation « faible » des Écritures, ne retenant des textes
sacrés que ce qui fait paradoxalement de la passion le summum de
l’action : « Bien qu’il semble que le monde se soit efféminé et le Ciel
désarmé, cela provient sans doute davantage de la lâcheté de ceux
qui ont interprété notre religion en termes d’oisiveté, et non en
termes d’énergie (virtù). »
Malgré ces critiques, Machiavel maintient toutefois que la religion
chrétienne laisse subsister la possibilité d’une interprétation
virtuose, qui mènerait à « l’exaltation et la défense de la patrie » :
une interprétation qui re-politiserait la religion serait donc le moyen
de restaurer l’amour de la liberté qui fait désormais défaut aux
Italiens catholiques romains.
Ce n’est pas la divinité, ni même la religion en soi que Machiavel
récuse, mais bien l’interprétation qu’on en a fait. La virtù est
manifestement pour lui cet esprit politique qui viendrait revivifier les
textes religieux, qui ne sont plus que lettre morte, et son corollaire
nécessaire est le désir de liberté.
Le problème n’est pas théologique, on le voit bien, mais
uniquement celui d’une herméneutique politique : c’est
l’interprétation de la religion qui est aliénante, et qui fait disparaître
en l’homme le désir d’être libre ; cette aboulie politique provoque les
divisions où l’on voit tomber l’Italie : aucune volonté ne s’oppose
plus à l’entreprise de dissolution des volontés de l’Église romaine. En
conséquence, il ne s’agit jamais pour Machiavel de supprimer la
religion en général, ni la religion catholique romaine en particulier,
mais de l’interpréter selon la virtù, ce qui, pour le Secrétaire, ne pose
aucun problème d’ordre théologique. Procédant à sa propre exégèse,
Machiavel conclut à la possibilité d’une chrétienté virile et patriote.
Si la « bonne » interprétation est celle qui se fait « selon la virtù »,
alors la passion, par opposition à l’action, disparaît en tant que vertu,
et avec elle la possibilité de la foi, de l’espérance et de la charité, les
trois vertus « théologales » selon saint Ambroise. En effet, la religion
peut être très profitable, et l’on doit à tout prix la conserver, à
condition qu’elle soit habitée par un esprit politique : exigence qui
ruine, donc, la possibilité de la foi en Dieu, puisqu’elle instaure le
culte de l’État à sa place ; de même l’espérance se voit-elle remplacée
par le hic et nunc de l’action politique ; et la charité ordonnée
strictement au bien commun, quitte à « dire du mal du mal », ou,
pire, « savoir entrer au mal quand il y a nécessité »… Michel
Sénellart conclut, dans son article « La crise de l’idée de concorde
chez Machiavel », en reprenant l’article de Félix Gilbert sur « Les
idées politiques à Florence au temps de Savonarole et de Soderini » :
« Machiavel […] n’était pas seulement un radical, […] mais un
révolutionnaire, liant ces vues en un système dont la pierre
angulaire était la réévaluation de la volonté comme force
politique. »
La révolution machiavélienne consiste donc à n’admettre qu’un
seul principe d’action politique : la volonté humaine, normée par la
forme de la virtù. Tout ce qui n’est pas humain, pourrait-on risquer,
lui est étranger. Ce n’est donc pas un athéisme indifférent que
professe Machiavel, mais bien une attitude fondée
philosophiquement dans le refus théorique de penser la passion et
l’ineffectif, et dans l’affirmation de la liaison indéfectible entre le
libre arbitre et la virtù. Le seul acte efficace possible est celui de
l’interprétation politique virtuose, et la liberté lui est
consubstantielle.
Commentaire : Discours, I, 11
Commentaire : Discours, 1, 2
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