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« LE GAULLISME

A UNE DOCTRINE
SOCIALE MAIS IL NE
L’APPLIQUE PAS »
› Sébastien Lapaque

L es lecteurs attentifs de ses Mémoires et les historiens


qui ont prêté attention à la masse passionnante de ses
discours et messages ont observé que le mot « socia-
liste » (1), sous la plume de Charles de Gaulle revenu
au pouvoir en juin 1958, n’apparaît pas comme un gros
mot. Pas plus que « classe ouvrière », qu’il emploie souvent quand les
membres du gouvernement de Michel Debré (1959-1962) puis de
Georges Pompidou (1962-1968), issus de la bourgeoisie nationale et
des couches technocratiques supérieures pour la plupart d’entre eux,
parlent plus volontiers du « personnel » des entreprises. Le Général n’a
pas ces pudeurs. Témoin de temps très anciens à « l’ère des organisa-
teurs », il n’hésite pas à utiliser les mots « féodalités », « exploitation »
ou « esclavage ». En disciple des orateurs classiques ayant le sens des
hypo­typoses, ces vivants tableaux chers à Bossuet, il parle d’usines,
d’ateliers, de chantiers et de magasins, soupesant la peine des hommes
et ne négligeant jamais le « sang du pauvre ».
Revenu aux affaires avec le projet de l’association du capital et du
travail (ACT) dans ses bagages, le nouveau président du Conseil est
d’abord occupé par le règlement de la question algérienne, la réforme

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de l’État et la volonté d’assurer à la nation le contrôle du crédit. Mais à


ses yeux, la justice sociale n’est pas un moyen de gouvernement. C’est
un impératif spirituel, pour user du vocabulaire religieux ; ou moral,
pour employer celui du socialisme originel de Pierre-Joseph Proud-
hon et Pierre Leroux. Cet officier d’infanterie, qui croit en Dieu et a
commandé des ouvriers et des paysans au feu, est à l’aise dans les deux
registres. Il sait que la nature du pouvoir est de sauver, et de sauver
d’abord ceux qui n’ont rien : les pauvres et le peuple.
Juste prix, juste profit, union des classes : conformément à sa tra-
dition familiale, le Général utilise plus fréquemment les concepts en
usage parmi les catholiques sociaux. Lorsqu’il évoque « la question
sociale, toujours posée jamais résolue », il reprend la terminologie des
saint-cyriens François-René de La Tour du Pin et Albert de Mun, l’un
et l’autre démissionnaires de l’armée française après la défaite de 1870 et
engagés au service des cercles catholiques d’ouvriers. Ces officiers de tra-
dition n’ont pas attendu Zola pour observer qu’il y avait quelque chose
de pourri au royaume du « laissez faire, laissez
Sébastien Lapaque est romancier,
passer. » Quand le père de la Ve République essayiste et critique au Figaro
vint au monde en 1890, leur pensée com- littéraire. Il collabore également au
mençait d’imprégner le monde conservateur. Monde diplomatique. Son recueil
Le 15 mai 1891, lorsque le pape Léon XIII Mythologie française (Actes Sud,
2002) a été récompensé du prix
publia l’encyclique Rerum novarum, qui fit Goncourt de la nouvelle. Dernier
« trembler la terre », comme s’en souviendra ouvrage publié : Théorie d’Alger
le curé de Torcy dans un roman de Georges (Actes Sud, 2016).
› slapaque@gmail.com
Bernanos (2), Charles André Joseph Marie
de Gaulle gazouillait encore dans son berceau. Fondateur d’une tradi-
tion interrompue de sollicitude des successeurs de Pierre à l’égard de la
misère provoquée par l’impitoyable organisation économique moderne,
ce texte renvoyait dos à dos le collectivisme et le capitalisme, pressen-
tant le face-à-face sanglant de ces deux matérialismes athées. Déjà la
recherche d’une troisième voie, à laquelle songea sans cesse le Conné-
table dans son action publique.
Il avait 15 ans, en juillet 1906, lorsque l’effort conjoint des catho-
liques sociaux et l’aile marchante du mouvement ouvrier, qui ne s’était
pas encore enrôlée sous la bannière bolchevique, permit le vote de la

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loi Lerolle accordant aux salariés de l’industrie et du commerce une


relâche hebdomadaire de 24 heures fixée le dimanche. La morale tra-
ditionnelle et celle des producteurs n’avaient rien d’irréconciliable.
Trente ans plus tard, résolument entré dans la carrière des armes et
dans celle des lettres, Charles de Gaulle fut marqué par le discours des
« non-conformistes des années trente » dénonçant une crise de civili-
sation et proposant de trouver dans le personnalisme le moyen d’ou-
vrir une route inédite entre les trusts et les Soviets. « La crise est dans
l’homme », avait proclamé Thierry Maulnier. Charles de Gaulle n’a
jamais cessé de le méditer. À ses yeux, le problème du capitalisme libé-
ral et du collectivisme dictatorial – qu’il englobe dans une dénoncia-
tion globale de la « société mécanique moderne » avec les mêmes mots
qu’Emmanuel Mounier, Simone Weil, Georges Bernanos, Antoine de
Saint-Exupéry ou Jacques Ellul – est d’abord spirituel. C’est à une
crise de civilisation que fait face le Connétable, qui répétera jusqu’au
bout que « le capitalisme, du point de vue de l’homme, n’offre pas de
solution satisfaisante ».
Refaire un monde pour répondre au malaise des âmes. À la tête du
gouvernement provisoire dans les années 1944-1946, le Général veille
à des changements économiques considérables : nationalisations des
mines, du gaz, de l’électricité, de la Banque de France, des principaux
établissements de crédit, de la Régie Renault, organisation des comi-
tés d’entreprise, extension des assurances sociales, création des allo-
cations familiales, mise en place du Plan… Éloigné du pouvoir après
s’être senti trahi par l’élite et les privilégiés – comme toujours depuis
juin 1940 –, il force sur le lyrisme pour rallier les masses profondes du
peuple français à son projet. Ainsi dans cette harangue prononcée sur
la pelouse de Bagatelle, le 1er mai 1950 :

« Un jour, la machine a paru. Le capital l’a épousée. Le


couple a pris possession du monde. Dès lors, beaucoup
d’hommes, surtout les ouvriers, sont tombés sous sa
dépendance. Liés aux machines quant à leur travail, au
patron quant à leur salaire : ils se sentent moralement
réduits et matériellement menacés. Et voilà la lutte des

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classes ! Elle est partout, aux ateliers, aux champs, aux


bureaux, dans la rue, au fond des yeux et des âmes. Elle
empoisonne les rapports humains, affole les États, brise
l’unité des nations, fomente les guerres. (3) »

Ce Français savait parler aux Français. Ainsi ce discours du 14 juil-


let 1943, prononcé dans Alger libérée :

« S’il existe encore des Bastilles, qu’elles s’apprêtent de


bon gré à ouvrir leurs portes ! Car, quand la lutte ­s’engage
entre le peuple et la Bastille, c’est toujours la Bastille qui
finit par avoir tort. (4) »

On le voit, on l’entend. L’ambition sociale du Général n’était


pas tributaire de la seule doctrine de l’Église. Enrichie des notions
d’association, de mutuelle, de coopérative, elle doit beaucoup au pre-
mier mouvement ouvrier français, ce « socialisme utopique » moqué
par Karl Marx. Brisée une première fois en janvier 1946, relancée
en juin 1958 puis foudroyée (5) en avril 1969, elle procédait d’une
culture personnelle nourrie à des sources variées et répondait à l’es-
sence du politique : la nécessité de sauver.
« Oui, j’ai besoin d’une pensée profonde qui nous sauve, et qui tel
un plongeur, descende dans l’abîme un clair regard que n’embue nulle
ivresse », explique le roi d’Argos aux suppliantes venues lui demander
asile dans la pièce d’Eschyle, dont le grec a accompagné le Général
toute sa vie (6). Une pensée profonde qui sauve. Voilà avec quel cor-
pus il revient au pouvoir au mois de juin 1958, fort d’une aile gauche
constituée d’hommes de cœur et d’esprits issus des « diverses famille
spirituelles de la France » : René Capitant, Louis Vallon, Philippe
Dechartre, Léo Hamon, Jacques Debû-Bridel. « Ce sont mes bonnes
bouteilles mais j’en ai peu », dit-il. Homme au clair regard hanté par
la mystique de l’unité nationale, il invite les uns et les autres à regar-
der dans la même direction pour effacer les rendez-vous manqués du
pays avec son destin. En 1965, l’amendement Vallon tente en vain
d’imposer le retour partiel entre les mains des travailleurs de la plus-

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value extorquée. La Boutique et la Banque ne veulent pas en entendre


parler. René Capitant le dira : « Le gaullisme a une doctrine sociale,
mais il ne l’applique pas. (7) » Sous les coups de boutoir du patronat
et des milieux d’affaires, la « vieille idée française de l’association » à
laquelle tient le Général subit le supplice d’une réduction progressive,
façon tête d’un ennemi des Indiens jivaros. De l’association à la par-
ticipation, de la participation à l’intéressement et de l’intéressement
à presque rien. Dans ses Mémoires d’espoir, le Général se désolera de
l’échec final ou provisoire de la seule entreprise théorique et politique
intéressante de l’après-guerre français. « Il manque à la société méca-
nique moderne un ressort humain qui assure son équilibre. » Tout
simplement. Il n’est pas aisé pour un conservateur d’avoir une vive
conscience de la réalité des luttes de classes et de vouloir les dépasser
en faisant travailler ensemble les divers éléments de la production. Il
est assuré d’avoir contre lui le Figaro, qui les nie, et la CGT, persuadée
de tenir le moteur de l’histoire en marche.
Dans l’âge des héros, le clair regard est ce qui sauve. Dans l’âge des
hommes, les temps sans héros, le règne du n’importe qui, le seul qui
voyait clair a perdu.
1. Mot trop usé de la tribu dont le jeune philosophe Renaud Garcia a récemment donné une définition
claire : « Par “socialiste”, on entend le postulat philosophique selon lequel l’homme est un être dont la
nature ne se construit que par les liens avec ses semblables. On est donc à l’inverse des conceptions
qui en font un être insulaire, avant tout propriétaire de lui-même et ne devant entrer en rapport avec les
autres que de manière incidente, afin d’en retirer un intérêt bien compris. » Loin des rêveries de Benoît
Hamon expliquant sur les estrades que « chaque génération est un peuple nouveau ». Cf. le Désert de la
critique. Déconstruction et politique, L’Échappée, 2015, p. 12.
2. Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Œuvres romanesques, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1961, p. 1075. « Ainsi, par exemple, la fameuse encyclique de Léon XIII, Rerum
novarum, vous lisez ça tranquillement, du bord des cils, comme un mandement de carême quelconque. À
l’époque, mon petit, nous avons cru sentir la terre trembler sous nos pieds. Quel enthousiasme ! J’étais,
pour lors, curé de Norenfontes, en plein pays de mines. Cette idée si simple que le travail n’est pas une
marchandise, soumise à la loi de l’offre et de la demande, qu’on ne peut pas spéculer sur les salaires, sur
la vie des hommes, comme sur le blé, le sucre ou le café, ça bouleversait les consciences, crois-tu ? Pour
l’avoir expliquée en chaire, à mes bonshommes, j’ai passé pour un socialiste et les paysans bien pensants
m’ont fait envoyer en disgrâce à Montreuil. »
3. Charles de Gaulle, Discours et messages II, 1946-1958, Plon, 1970, p. 361-362. Une philippique aux
rares intonations marxisantes, note Patrick Guiol dans l’Impasse sociale du gaullisme, le RPF et l’action
ouvrière, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1985, p. 155. Par « capital », le Géné-
ral ne désigne pas ici la somme d’argent et de biens utilisés pour en tirer un profit, mais un rapport social
de production, « de la force sociale concentrée ». Cf Karl Marx, Œuvres, tome I, Économie, édition de
Maximilien Rubel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 1470.
4. Charles de Gaulle, Discours et messages I, 1940-1946, Plon, 1970, p. 312.
5. Cf. Laurent Lasne, De Gaulle, une ambition sociale foudroyée : chronique d’un désenchantement, édi-
tions Le Tiers livre, 2009.
6. Eschyle, les Suppliantes, vers 407-409. « Jouissez de l’Antiquité comme un bonheur. Traduire
Eschyle… » confie le Général au préfet Pierre-Henry Rix. Cf. Alain Larcan, De Gaulle, inventaire. La culture,
l’esprit, la foi, Bartillat, 2003, p. 93.
7. René Capitant, Notre République, 29 mars 1963.

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