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LA DROITE

SANS LE PEUPLE
› Sébastien Lapaque

E ntre les deux tours de la primaire organisée en France


les 20 et 27 novembre 2016 pour désigner un candidat
commun de la droite et du centre à l’élection présiden-
tielle de 2017, un sondage Elabe publié par BFM TV
mardi 22 novembre révélait que la part des personnes
âgées de plus de 65 ans ayant participé au scrutin s’élevait à 39 %.
Or ces derniers ne représentent que 23 % de la population française.
Dans ce même sondage, il apparaissait que la primaire de la droite et
du centre avait mobilisé peu d’électeurs âgés de moins de 35 ans — le
« mezzo del cammin di nostra vita », « le milieu du chemin de notre
vie » jadis chanté par le poète Dante Alighieri en mètres sacrés —, et
moins encore de membres des couches populaires. Avant que les jeux
soient faits, cette brève étude permit de comprendre la farce qu’on
nous jouait.
Ces chiffres obtenus à chaud recoupent ceux de toutes les enquêtes
d’opinion menées de manière approfondie dans notre pays depuis une
dizaine d’années. Ils mettent en valeur ce que « la France d’en haut »
dont le géographe Christophe Guilluy a évoqué « le crépuscule » (1)

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ne veut pas voir : la société française contemporaine est marquée et


affaiblie par une double fracture, sociale et générationnelle. Au lende-
main du triomphe de François Fillon, largement préféré à Alain Juppé
par les 4 388 512 votants au second tour de Sébastien Lapaque est romancier,
ce scrutin préliminaire d’un genre un peu essayiste et critique au Figaro
particulier, l’absence de soutien du nouvel littéraire. Il collabore également au
Monde diplomatique. Son recueil
homme fort de la droite française au sein Mythologie française (Actes Sud,
des moins de 40 ans et des classes popu- 2002) a été récompensé du prix
laires aurait dû retenir l’attention de ceux Goncourt de la nouvelle.
chez qui le refus de désespérer n’empêche › slapaque@gmail.com
pas une lucidité alarmée. Qui saura rallier les pauvres et les jeunes à
l’histoire de France, loin des chemins qui ne mènent nulle part ouverts
d’un côté par le Front national et de l’autre par la nouvelle extrême
gauche citoyenniste ? C’est le défi des quinze prochaines années. Car ce
n’est ni du côté des nuits de Walpurgis ni de celui de « Nuit debout »
que se dessinera l’avenir de notre pays.
4,3 millions de votants à la primaire de la droite et du centre, c’est
10 % du corps électoral français. François Fillon a donc été plébiscité
par 66,5 % des siens, mais par seulement 6,65 % des citoyens invi-
tés à se rendre aux urnes les 23 avril et 7 mai 2017. Parmi eux, peu
d’ouvriers, d’employés et de membres des catégories inférieures, tous
frappés par la crise de 2008, tous plus ou moins engagés dans le « dés-
censeur social ». Peu de représentant de ce que Christophe Guilluy
a nommé « la France périphérique », celle qui ne vit loin des quinze
premières métropoles du pays, et qu’il évalue à 60 % de la popula-
tion. « La droite française n’intéresse plus les classes populaires », a
tranché Gérald Darmanin, maire de Tourcoing et vice-président de la
région Hauts-de-France, anciennement Nord-Pas-de-Calais-Picardie.
Et vice-versa : les classes populaires n’intéressent plus la droite fran-
çaise. L’ancien député de la dixième circonscription du Nord parle en
connaissance de cause : dans sa ville durement touchée par la crise, il
y a eu 5,31 % de participation, contre près de 30 % à Versailles ou à
Boulogne-Billancourt. On peut ironiser, souligner que Gérald Dar-
manin n’a pas soutenu François Fillon, auquel il a préféré un ancien
maire de Neuilly-sur-Seine pour parler aux ouvriers, aux paysans et

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aux oubliés. On peut aussi noter qu’il sait compter : il y a aujourd’hui


20 millions d’électeurs de la France périphérique auxquels la droite ne
sait plus comment s’adresser. Que demande le peuple ? La disparition
de l’ISF, la suppression de 500 000 postes de fonctionnaires, la fin
des 35 heures, la baisse de la fiscalité du capital, le démantèlement
du droit du travail, la privatisation d’une partie de la Sécurité sociale,
2 points de TVA supplémentaires ?

Intertitre

Le débat sur la retraite à 65 ans a quelque chose de surréaliste. Ce


que demande le peuple, c’est une entrée sur le marché du travail avec
un CDI à plein temps avant 25 ans et un emploi préservé à 50 ans…
Quant à savoir s’il faut travailler jusqu’à 62, 65 ou 67 ans… Allez
demander aux 3,5 millions de chômeurs ce qu’ils en pensent !
En 2004, lorsque Éric Conan a publié La gauche sans le peuple (2),
un état des lieux impitoyable dans lequel il révélait que les classes labo-
rieuses s’étaient éloignées du Parti socialiste et de ses satellites radicaux
et écologistes depuis le début des années quatre-vingt-dix, on s’est
beaucoup moqué d’une gauche condamnée à courir après un proléta-
riat de substitution – les membres des minorités ethniques, les indivi-
dus discriminés à cause de leur l’orientation sexuelle ou de l’identité
de genre, les sans-papiers, les prisonniers, les fous, les schizophrènes.
Et quand en 2011 a paru « Gauche : quelle majorité électorale pour
2012 ? », un rapport de la fondation Terra Nova suggérant aux diri-
geants socialistes d’oublier les outsiders de la classe ouvrière au profit
des insiders des classes montantes (femmes, jeunes diplômés, minori-
tés), on s’est dit qu’une gauche de gouvernement, éprise de moder-
nisme branché et d’optimisme libéral, aurait du souci à se faire pour
rallier les classes populaires à son panache rose.
En 1995 et en 2007, un candidat de droite au discours social volon-
tariste a emporté l’élection présidentielle en séduisant les ouvriers,
les employés et les membres de la classe moyenne inférieure tandis
que Lionel Jospin, puis Ségolène Royal, plombés par les comman-

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dements du gauchisme culturel, se révélèrent incapables de s’adresser


au peuple au-delà de leur public captif de fonctionnaires et de retrai-
tés de gauche. « Il faut utiliser les mots “travailleurs”, “ouvriers” ou
“employés” : ce ne sont pas des gros mots ! La classe ouvrière existe
toujours », avait pourtant averti en 2002 Pierre Mauroy, dinosaure
d’une conscience populaire démonétisée. « La fracture sociale » puis
la « valeur travail » furent les formules magiques qui permirent à la
droite de terrasser l’adversaire écartelé entre son ralliement honteux à
l’économie de marché et son progressisme sociétal promu par un petit
milieu parisien composés de nantis.
Mais ces appels au peuple venus de droite en 1995 et 2007, effi-
caces d’un point de vue électoral, ne furent guère suivis d’effets et
n’ont pas empêché le Front national de continuer de grandir et d’être
aujourd’hui à la veille de pouvoir bloquer le fonctionnement des insti-
tutions de la Ve République en faisant une entrée remarquée au palais
Bourbon le 18 juin prochain. Ce jour-là, ce serait quand même un
comble !
Deux fois, ces deux dernières décennies, la droite française s’est
donné l’illusion de reconstituer le « bloc historique » gaulliste entre
ceux d’en haut et ceux d’en bas. Et même d’ouvrir la voie, à travers
l’exaltation d’un libéralisme populaire, d’une association capital-­
travail capable de réconcilier les Français entre eux. Deux fois elle n’en
a rien fait. Ses dernières victoires lors de l’élection présidentielle procé-
dèrent de la capacité de ses stratèges à mesurer la faiblesse de « gauche
sans le peuple ». Mais à aucun moment elle ne semble s’être inquiétée
du risque de devenir à son tour une « droite sans le peuple » en igno-
rant les angoisses des classes populaires déboussolées par l’adoption à
marche forcée des normes économiques de la mondialisation.
À une gauche qui regarde « les couches rurales réfractaires au pro-
grès » (selon la délicieuse expression employée par Olivier Besance-
not) comme un ramassis de racistes et de passéistes – tous cousins du
« beauf » de Cabu et des Deschiens de Canal + –, répond une droite
pour qui le peuple français semble composé de partageux et de cos-
sards à remettre au travail de toute urgence. Comme si les membres
des classes populaires n’avaient pas souffert, eux aussi et en premier

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lieu, dans leur honneur et dans leur dignité, du grand bousillage de


l’industrie française. Comme si les ouvriers avaient pu être heureux de
se glisser dans les « trappes à inactivités » de l’assurance chômage après
avoir assisté à la destruction de leurs métiers. Si la droite française
a raison de se moquer d’une gauche embourgeoisée qui ne divertit
même plus le peuple lorsqu’elle prétend être ennemie de la finance, on
veut croire qu’elle saura se libérer de son obsession pour un sacrifice
réparateur qui ferait payer au seul peuple le poids des erreurs écono-
miques commises en France ces quatre dernières décennies.
Sans le consentement effectif du peuple et le soutien des générations
montantes, une victoire de la droite au printemps prochain n’est pas
impossible. Elle est même probable. Pour que rien ne change, l’alter-
nance participe visiblement de la thermodynamique des démocraties
commerciales. Mais elle renforcerait les fractures françaises, risquant
d’ouvrir une ère redoutable et dangereuse. Celle de l’ingouvernabilité.
1. Christophe Guilluy, le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2016.
2. Éric Conan, la Gauche sans le peuple, Fayard, 2004.

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