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Du même auteur

C’est ça la France…, Albin Michel, 2019.


Génération « J’ai le droit », Albin Michel, 2018.
Le Nouvel Antisémitisme en France (collectif), Albin Michel, 2018.
Une France soumise. Les voix du refus (sous la direction de Georges
Bensoussan), Albin Michel, 2017.
Comprendre les génocides du XXe siècle. Comparer-Enseigner (dir., avec
Sophie Ferhadjian), Bréal, 2007.
Élèves sous influence (avec Ève Bonnivard), Audibert, 2005.
Les Territoires perdus de la République (sous la direction de Georges
Bensoussan), 1001 Nuits, 2002.
Sommaire
1. Couverture
2. Du même auteur
3. Titre
4. Copyright
5. Dédicace
6. Malaise électoral
7. 1. Les Français ont choisi l’urgence sécuritaire
8. 2. Les Français ont choisi plus de dépenses publiques
9. 3. Les Français ont choisi la priorité à l’hôpital public
10. 4. Les Français ont choisi une économie locale
11. 5. Les Français ont choisi de réduire les inégalités
scolaires
12. 6. Les Français ont choisi le référendum pour une
meilleure démocratie
13. 7. Les Français ont choisi la république avant la nation
14. Les Français et leur président « rêvé »
15. Remerciements
16. Acutalités des Éditions Plon
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92, avenue de France
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Dépôt légal : mars 2022
ISBN : 978-2-259-31163-2

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À la France du 17 novembre 2018…
Malaise électoral

Depuis la réforme du quinquennat et l’alignement du


calendrier de la présidentielle et des législatives, les
Français ont vu s’effacer la dimension parlementaire de la
Ve République, chère à la Constitution équilibrée voulue
par de Gaulle. Ils ont fait du monarque républicain un
super Premier ministre qui dirige le gouvernement au lieu
de présider au destin de la nation. Le président du
quinquennat fait la politique pour et par sa majorité
dominante à l’Assemblée nationale, où les débats sont
étouffés et les consensus impossibles. Le quinquennat,
présenté comme un quasi-non-événement lors du
référendum constitutionnel de 2000 – formalité pour
moderniser la plus haute fonction de l’exécutif –, aura
affaibli notre démocratie comme jamais, et aussi,
paradoxalement, la fonction qu’elle voulait renforcer. De
Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron en passant par
François Hollande, le président de la République est de
moins en moins au-dessus de la vie partisane et de plus en
plus soumis à l’hystérisation du débat public, dont aucun
des trois cités n’a réussi à s’extraire, certains prenant
même goût à l’alimenter. Le Président est comptable de
tout et ne peut même plus espérer utiliser son Premier
ministre comme fusible pour atténuer les reproches du
peuple citoyen, toujours légitimes dans une démocratie
vivante. Or, tandis que le pouvoir présidentiel semblait
artificiellement renforcé par le quinquennat, l’impuissance
du politique sous l’effet des différentes pertes de
souveraineté s’est faite plus flagrante dans la population :
ce président, qu’on nous dit tout-puissant, dont l’élection
est précédée de mille promesses « d’agir enfin pour
redresser le pays », ne peut jamais empêcher les
délocalisations les plus cyniques, les accords de libre-
échange qui détruisent nos productions nationales, les
travailleurs détachés, l’immigration clandestine
incontrôlée, les versements de dividendes indécents dans
des entreprises où certains iront pantoufler après leur
mandat… Dès lors, se réclamer de De Gaulle, comme le
font tous les candidats ou presque, tient du comique de
situation.
2022 semble repartir sur les fondamentaux des
précédents scrutins : focalisation sur la personne
présidentielle, attentes d’ordre quasi thaumaturgique à
l’égard du futur chef d’État. Toutefois, cette course à la
présidentielle est teintée aujourd’hui d’inquiétude, et pas
seulement en raison du contexte anxiogène de la crise du
Covid-19. La promesse de « révolution », de disruption tous
azimuts de 2017 a fait long feu ; la France s’est enfoncée
au cours du quinquennat écoulé dans les crises qui
préexistaient à l’élection d’Emmanuel Macron : crise
sociale, crise économique avec un chômage de masse
persistant, crise environnementale, crise sécuritaire, crise
identitaire et crise de la fonction publique, où l’argent
dépensé ne parvient à sauver ni l’école, ni l’hôpital, ni la
justice. Tout cela sur fond d’endettement public record à
assumer par les prochaines générations. Pas plus que ses
prédécesseurs Emmanuel Macron n’aura réussi à tenir ses
promesses. Sans doute parce que les promesses, surtout
celles impossibles à tenir, n’engagent que ceux qui les
écoutent. Or, les Français semblent moins encore qu’en
2017 enclins à écouter et croire en 2022 les politiques qui
viennent chercher leurs suffrages. C’est bien ce qui
explique le caractère de plus en plus volatil des
comportements électoraux ! Ainsi, en 2012, 42 % des
électeurs savaient pour qui ils allaient voter dès le début de
la campagne, mais ils n’étaient que 29 % en 2017. Combien
sont-ils aujourd’hui à être déjà sûrs du nom qu’ils
glisseront dans l’urne en avril 2022 ? Les enquêtes
d’opinion, les travaux universitaires s’accumulent,
démontrant la progression continue de la défiance des
Français à l’égard de leurs élus (à l’exclusion des maires
qui demeurent plutôt appréciés). Cette défiance, sur fond
de sentiment d’abandon, se mue de plus en plus
rapidement en colère populaire dans la rue et sur les
réseaux sociaux. L’exécutif ne cessera de disqualifier les
mouvements sociaux exprimant cette colère, les réduisant
aux violentes exactions marginales de fauteurs de troubles
(que le terme black bloc est loin de résumer), ou aux
délires complotistes de quelques politiciens en mal
d’électorat, ayant instrumentalisé la crise du Covid.
À cet égard, la crise sanitaire, sa gestion chaotique, les
débats médiatiques interminables ont convaincu de
nombreux commentateurs politiques de l’effet magique de
la parole présidentielle sur le sujet. Emmanuel Macron et
l’exécutif ont invité les Français à se faire vacciner au
printemps 2021. Résultats décevants à l’ouverture générale
de la campagne de vaccination. Il a fallu le pass sanitaire,
compris par une majorité de Français comme un passeport
obligatoire des libertés, pour que les citoyens se vaccinent
en masse. Peu de conviction, mais pas le choix : il fallait
être vacciné pour retrouver un semblant de vie normale.
Bis repetita le 2 novembre pour le rappel : c’est la crainte
d’être privés de vie sociale élémentaire qui conduit les
Français à accepter cette troisième injection. Et pour finir
en janvier 2022, le pass sanitaire est transformé en pass
vaccinal instituant une ségrégation légale entre une
immense majorité de vaccinés et des citoyens de seconde
zone, les non-vaccinés. Tout au long de la crise, le
Président aura davantage usé de la contrainte que de la
persuasion démocratique pour engager les Français à se
faire vacciner. Sans polémique outrancière, on a pu
observer un dépassement de l’autorité nécessaire de la
parole présidentielle vers une pratique de l’autoritarisme
au nom de l’enjeu sanitaire. Quels en seront les effets
politiques et démocratiques à court, moyen et long
termes ?
Dans ce contexte de désaffiliation politique et parfois
démocratique des citoyens, le prochain président ou la
prochaine présidente devra donc relever d’anciens et de
nouveaux défis. Tout ce qui avait été mis sur la table au fil
des scrutins de 2007, 2012 et 2017 n’a pour l’essentiel pas
reçu de réponse satisfaisante selon une majorité
de Français. Or, pour redonner à la France une place dont
elle puisse être fière tant dans le domaine économique que
social et diplomatique, il faut que le paysage politique soit
structuré, avec clarté et pérennité, dans les idées
défendues et incarnées. Il est facile d’accuser les citoyens
d’être versatiles et de se comporter en consommateurs
quand les élus ou aspirants élus eux-mêmes changent de
famille politique du jour au lendemain et parlent aux
électeurs comme à des clients. Le processus de délitement
partisan entamé avant 2017 dans les couloirs de
l’Assemblée ou des cabinets, et révélé avec l’élection
d’Emmanuel Macron, n’est pas achevé. Loin de là. On peut
même s’interroger sur la portée de 2022 : ne s’agit-il pas
de clore le processus de recomposition de notre vie
politique ?
En 2017, les deux candidats du second tour étaient ceux
du dépassement du clivage traditionnel droite-gauche,
incarnant deux visions opposées du présent et de l’avenir.
Emmanuel Macron se présentait comme le progressiste
libéral favorable à la mondialisation et au citoyen-monde,
quand Marine Le Pen se présentait comme la souverainiste
patriote attachée à l’enracinement et à la défense des
exclus de la mondialisation heureuse. Le bloc élitaire
contre le bloc populaire, théorisés par Jérôme Sainte-
Marie. La France des métropoles intégrées contre la
France périphérique des déclassés, théorisés par
Christophe Guilluy. L’archipel français, théorisé par Jérôme
Fourquet, avec des élites qui ont fait sécession contre des
catégories populaires qui s’autonomisent. Ce clivage
binaire demeure et rien ne l’a remplacé à cette heure.
Entre 2017 et 2022, les partis sont restés incapables de se
relever de la claque macroniste. Le nouveau président a
composé sa majorité d’éléments disparates au nom d’un
« en même temps » invertébré. L’esquif LaREM (dissout
pour la campagne 2022 dans Ensemble citoyens !) était
lancé pour naviguer habilement selon les sens des vents et
des courants. Le « et en même temps » macronien se veut
un centrisme postmoderne, un giscardisme twitterisé ; il
contribue à l’image d’un achèvement du politique par la
dissolution partisane, comme si désormais l’alternance
était inutile puisque avec Emmanuel Macron « tout est
dans tout ». L’esquif macronien a-t-il fini sa traversée ou
repart-il pour un nouveau tour du monde en solitaire ?
Les électeurs sont les directeurs de course (en démocratie)
et ils décideront en avril prochain.
Durant ce quinquennat, la tectonique des plaques
politiques a été lente mais déterminante. Trahi par son
jeune et sémillant ex-ministre de l’Économie, le Parti
socialiste, lui, s’est autodétruit sous l’impuissance politique
de son leader, Olivier Faure. Les rangs des Républicains ont
été ravagés dès l’élection d’Emmanuel Macron par la
course aux opportunités ministérielles, puis la ligne de
reconstruction voulue par Laurent Wauquiez s’est vue
torpillée de l’intérieur, à peine avait-il franchi le seuil du
siège parisien LR. Elle sera finalement réhabilitée par la
primaire du congrès de décembre 2021, où, lors des
débats, les quatre principaux prétendants se sont placés
sur la ligne de Laurent Wauquiez, Éric Ciotti sortant
légèrement en tête au premier tour le 2 décembre, fixant le
ton de la campagne de la candidate désignée, Valérie
Pécresse. La France insoumise, qui était en mai 2017 en
position de servir de force centrifuge pour la
reconstruction de la gauche, s’est enfoncée dans les
outrances gauchistes et les trahisons antilaïques. Les Verts,
malgré une opinion largement acquise à la réalité de leur
constat sur le désastre environnemental, n’ont cessé
d’incarner une écologie punitive, timidement gauchiste,
dominée par les militants de l’intersectionnalité. Le
Rassemblement national, enfin, après une période de doute
et de réorganisation indispensable, a pu gagner les
élections européennes, mais il aura fallu beaucoup de
travail à Marine Le Pen pour surmonter les critiques
internes et externes afin de repartir en campagne. Elle sera
restée, en tout cas, l’opposante à Emmanuel Macron la plus
audible tout au long du quinquennat, ce qui a rendu
possible sa candidature en dépit des doutes sur sa capacité
à rassembler le bloc populaire et une partie du bloc élitaire
pour espérer être élue. Et puisque les agrégations
électorales nécessaires ne sont toujours pas réalisées, il
apparaît que l’élection présidentielle prend des airs de
compétition des petits chevaux incertaine. On n’aura jamais
tant invoqué la grandeur gaullienne de la Ve République
que depuis qu’elle s’est perdue dans les guerres d’ego.
C’est précisément pour tenter d’avancer une analyse des
enjeux de la présidentielle de 2022 et se détacher de cette
dimension hyperpersonnalisée autour d’un(e) président(e)
thaumaturge que j’ai souhaité bâtir cette longue et inédite
enquête en partenariat avec l’Ifop, le plus ancien institut de
France fondé en 1938 par un sociologue, Jean Stoetzel,
inventeur du mot « sondage », et un journaliste, Alfred
Max1. Notre enquête n’est pas un sondage sur l’identité du
Président ni un palmarès du meilleur programme de
candidat, mais elle porte sur les mesures concrètes
attendues par les Français pour répondre aux principaux
défis qui se présentent. C’est en quelque sorte le
programme idéal des Français. Évidemment, le mouton à
cinq pattes n’existe pas, et aucun des candidats ne pourra
satisfaire la totalité des mesures souhaitées par les
Français. Cependant, un profil peut se dégager de cette
vaste enquête. Un sondage n’est pas prédictif et ne fait que
refléter les intentions de vote à un instant T, les réguliers
démentis après élection des désignés favoris par les
sondages le prouvent à chaque scrutin ; de la même façon,
une enquête d’opinion indique les préoccupations des
Français à une période donnée et elles peuvent évoluer au
fil des mois. Toutefois, les études régulières, nombreuses,
émanant d’instituts divers, peuvent être comparées,
permettant de définir des constantes, des conjonctures, des
sujets disruptifs.
Cette enquête a été menée auprès d’un échantillon de
1 507 personnes, représentatif de la population française
âgée de 18 ans et plus. La représentativité de notre
échantillon est assurée par la méthode des quotas après
une stratification par région et catégorie d’agglomération.
Elle a été réalisée par un questionnaire en ligne
autoadministré en 2021, après des scrutins régionaux et
départementaux, et dans un contexte d’allègement des
mesures sanitaires restrictives des libertés. Ce double
contexte est important pour saisir l’état de l’opinion même
si l’essentiel des questions posées n’a pas de lien avec la
crise sanitaire. En effet, la crise du Covid qui dure depuis
mars 2020 et dont la fin ne semble pas acquise avant les
scrutins de 2022 a occupé le débat public de façon quasi
exclusive pendant près de deux années et bouleversé la vie
de chaque Français. Cette crise inédite n’est pas sans effet
sur l’état de l’opinion et sa façon de regarder l’avenir du
pays. Ainsi, pour comprendre le contexte lors de la
passation de notre enquête : début juin le couvre-feu avait
été repoussé à 23 heures et a disparu le 20 juin, le
télétravail assoupli, les conditions de jauge dans les
commerces, les foires et les lieux sportifs et culturels
étaient revues. Le pass sanitaire était également mis en
place à partir du 9 juin, uniquement utile, à l’époque, pour
accéder aux grands rassemblements (concerts, festivals,
stades, discothèques) et voyager à l’étranger. Le 12 juillet,
soit après la réalisation de notre enquête, l’exécutif
annonçait le retour de mesures restrictives et l’extension
du pass sanitaire en raison de la forte circulation du variant
Delta. Le printemps 2021 a aussi vu le retour dans le débat
médiatique et politique des sujets liés à l’insécurité et la
délinquance : règlements de comptes sur fond de trafics
récurrents à Marseille, rixes violentes entre bandes
conduisant parfois à des décès, attaques et menaces envers
des policiers et des commissariats, crise des usagers du
crack à Paris, jeunes filles tuées au couteau pour des
querelles de réseaux sociaux ou des conflits de quartiers,
sans oublier la gifle contre Emmanuel Macron lors d’un
déplacement dans la Drôme, qui révèle également le
franchissement d’une limite dans la violence sociale. La
période précédant la passation de notre enquête est
également marquée par un regain de confiance relatif des
ménages dans la santé économique du pays et leur pouvoir
d’achat, l’Insee parle alors dans son bulletin du 29 juin de
« confiance inédite depuis le début de la crise sanitaire ».
Les indicateurs de croissance repartent à la hausse et les
institutions bancaires et étatiques annoncent des taux
mirifiques, le chômage a faiblement progressé malgré la
crise, ce qui rassure plutôt les Français2, la crise des prix
de l’énergie qui va exploser est encore en gestation et
indétectable pour l’opinion.
Ces éléments de contexte permettent d’éclairer les
résultats de la question introductive de l’enquête. On a
demandé aux Français de l’échantillon de désigner deux
thèmes parmi les huit proposés qui leur paraissaient
les plus importants en termes d’action politique pour les
mois qui venaient :

Total des citations3


Sécurité 47 %

Économie 39 %

Sanitaire 36 %
Environnement 28 %

Éducation 21 %

Démocratie 14 %

Identité nationale 12 %

Médias-Information 2%

La sécurité est un enjeu particulièrement présent à droite


(sympathisants LR et RN), avec 68 % dont 40 % de
citations en premier sujet prioritaire pour l’action politique
postélection. Les Insoumis se placent juste derrière avec
25 %, tandis que les sympathisants de LaREM ne sont que
20 % à citer ce thème à la première place. L’économie est le
deuxième sujet prioritaire pour les sympathisants de
LaREM avec un total de 49 %, loin devant les autres
formations politiques. Le sanitaire étant pour 51 % des
sympathisants LaREM le principal enjeu pour les mois à
venir, tandis que les sympathisants RN et Insoumis sont
moins de 30 % à exprimer un intérêt prioritaire pour cette
question. Sans surprise, l’environnement est le thème n° 1
pour les sympathisants EELV (63 %) et LFI (52 %), alors
qu’il ne séduit que 35 % des électeurs socialistes, 24 %
chez ceux proches de LaREM, 15 % au RN et 12 % chez LR.
Si l’éducation est un thème prioritaire plus souvent à
gauche (24 %) qu’à droite (14 %) et dans la majorité
présidentielle (17 %), les taux de citation sont globalement
faibles, bien qu’il s’agisse d’un enjeu d’avenir fondamental
pour une nation moderne. La question de la
gouvernance démocratique et institutionnelle intéresse
également davantage à gauche (19 %), où l’attente de
réformes institutionnelles semble plus prégnante qu’à
droite (8 %). Enfin, si l’identité nationale est désignée
comme un des deux thèmes prioritaires pour 26 % des
sympathisants RN et 20 % des sympathisants LR, elle
n’intéresse à ce niveau d’attente que 8 % des Insoumis, 4 %
des électeurs LaREM, 3 % chez EELV et 2 % chez les
sympathisants socialistes.
L’ordre des chapitres qui suivent reprend donc le
classement choisi par les Français. Pour chacun des sept
enjeux4, nous avons posé trois questions dégageant un état
des lieux et les perspectives tracées par nos compatriotes
grâce aux choix opérés parmi un panel de mesures
concrètes. Nous nous sommes attachés à leur soumettre
des mesures très variées reflétant les différences
idéologiques des forces politiques en présence. Nous avons
ainsi pris soin de ne pas orienter leur réponse en valorisant
un point de vue davantage qu’un autre. Il en ressort une
photographie originale de l’opinion à l’orée du prochain
quinquennat, d’une grande précision sur le fond. En effet,
notre enquête fait apparaître de puissantes cohérences
dans la vision des Français. Ils savent où ils veulent aller
collectivement, et, s’ils sont inquiets dans de nombreux
domaines, ils semblent encore prêts à s’unir autour
d’enjeux concrets pour faire avancer la nation dans son
redressement, loin de l’image parfois colportée d’un pays
gagné par l’individualisme forcené, le repli ou la radicalité.

1. La première étude de l’Ifop n’a pas été publiée mais elle portait en octobre
1938 sur l’avis des Français au sujet des accords de Munich, que le chef du
gouvernement Daladier (et Chamberlain pour le Royaume-Uni) venait de signer
avec Hitler.
2. Les indicateurs ont montré toutefois que le chômage longue durée a
fortement augmenté, démontrant que la crise a aggravé la situation de ceux qui
étaient déjà éloignés de l’emploi.
3. Le total des citations est supérieur à 100 car les interviewés pouvaient
donner deux réponses : thème n° 1 et thème n° 2.
4. Nous avons choisi de traiter en conclusion la question des médias et de
l’information, qui n’est pas apparue comme un enjeu politique important pour
les Français.
1.

Les Français ont choisi


l’urgence sécuritaire

Septembre 2020. À peine deux mois qu’ils sont nommés


au gouvernement et ils s’écharpent déjà.
« Ensauvagement », le mot fâcherait-il plus que la réalité ?
Gérald Darmanin le lance pour imprimer son style, dans
une ambition de rupture avec son prédécesseur, Christophe
Castaner, prêt quelques semaines plus tôt à mettre un
genou à terre devant la famille Traoré. Éric Dupond-
Moretti, nouveau garde des Sceaux, n’est pas de son avis :
le mot ensauvagement « développe le sentiment
d’insécurité et, pire que l’insécurité, il y a le sentiment
d’insécurité qui est de l’ordre du fantasme5 ». Réalité
sordide contre fiction gore : on ne tire pas dans le même
sens entre Beauvau et la place Vendôme. À moins qu’il ne
s’agisse d’un énième épisode du tango macronien… Les
Français interrogés ne s’y sont pas trompés puisque, dans
une enquête Ifop, au moment de cette polémique, les deux
ministres sont aussi peu plébiscités pour leur gestion des
questions de violence et d’insécurité : 43 % des personnes
interrogées estimant que ni l’un ni l’autre n’était en mesure
d’y apporter des réponses.
Dans un contexte marqué par une succession de crimes et
de délits, au cœur de l’été 2020, quelques semaines après
le déconfinement, le ministre Darmanin inaugure ainsi
sa stratégie du verbe haut, à défaut sans doute de
déployer l’action forte. Les « sauvageons » de Jean-Pierre
Chevènement et les « racailles » de Nicolas Sarkozy étaient
des individus, faciles à isoler, une minorité à extraire de la
majorité paisible, et à sanctionner. Désormais, avec l’usage
du terme « ensauvagement », une partie de la population
est dite composée de sauvages en passe de dominer une
autre partie de la population, insoupçonnable, elle, de la
moindre intention de nuire à la démocratie. Une enquête
Ifop conduite en septembre 2020 montrait que 70 % des
Français trouvaient le mot « ensauvagement » justifié pour
qualifier l’évolution de la violence et de la délinquance en
France6 : une moyenne de 85 % d’adhésion à ce terme
chez les sympathisants LaREM, LR et RN, contre 47 % pour
les sympathisants Insoumis.
« Il faut mettre fin à l’ensauvagement d’une partie de la
société », déclare donc Gérald Darmanin au Figaro, le 24
juillet 2020. Nous sommes dans le registre de la partition
annoncée par le président François Hollande7, dans la
sécession prédite par Gérard Collomb quittant Beauvau.
Cette polémique médiatique sur l’usage de ce terme nous
semble déjà loin, mais elle occupa une large partie du
temps médiatique durant l’été et la rentrée 2020, donnant
lieu à des débats sémantiques qui permettront aux uns et
aux autres de ne pas avancer de solutions concrètes, tout
en concédant unanimement que la sécurité était bien
la première préoccupation des Français. Notre enquête le
montre, en effet : la sécurité est aux yeux des Français
le sujet d’action prioritaire pour le prochain exécutif.
La récurrence, sinon la primauté, de ce thème dans les
campagnes présidentielles n’est pas nouvelle. Elle dure
depuis près de deux décennies. Mille promesses ont été
formulées, mille engagements, la main sur le cœur,
contractés auprès des électeurs. Promesses toujours
déçues. Les Français sont patients, mais cette patience
amère nourrit le sentiment d’abandon et d’impuissance
étatique, qui alimente la défiance à l’égard des pouvoirs
publics et des élus, de l’échelon local au national. Car
même si le maire demeure l’élu préféré des Français, ces
derniers reconnaissent que leur édile ne dispose pas de
pouvoirs suffisants pour inverser le cours des maux de la
société, visibles de façon plus ou moins aiguë selon les
communes. On apprécie son maire, tout en sachant qu’il ne
peut pas grand-chose.

Insécurité : ressenti ou réalité ?

En 2019, l’Insee8 indiquait que, d’une part, 10 % des


femmes se sentaient en insécurité à domicile contre 5 %
des hommes et que, d’autre part, 14 % des femmes et
8 % des hommes avaient des appréhensions à se déplacer
dans leur quartier ou dans leur village ; que 17 % des
femmes renonçaient à sortir seules de chez elles pour des
raisons de sécurité, contre 4 % des hommes. Par ailleurs,
les statistiques relatives aux victimes de violences en 2017-
2018 indiquaient une prédominance des agressions de type
menaces, injures ou insultes (15 %). Les vols avec ou sans
violence concernaient entre 3 et 4 % des personnes
interrogées par les enquêteurs de l’Insee, et les violences
physiques ou sexuelles entre 5 et 4 %. C’est en s’appuyant
sur ces chiffres que des experts, des journalistes ou des
commentateurs ont souvent tenté de minorer l’importance
de l’insécurité en France. On a beaucoup entendu invoquer
un passé lointain pour justifier que nous serions, au
contraire, dans une société plus sûre, cela expliquant que
nous ne tolérerions plus la moindre expression de violence.
L’autre façon de minimiser l’augmentation des violences
consiste à faire porter la responsabilité aux chaînes
d’information continue et aux réseaux sociaux, qui
créeraient un effet loupe autour de faits divers toujours
plus sordides les uns que les autres.
En tout état de cause, une partie des élites intellectuelles
ne veut pas entendre le malaise d’une majorité de Français
qui, sans être directement victimes de violences, perçoivent
la montée en agressivité de la société et en éprouvent de la
crainte et/ou de la colère. Bien sûr, la société française
était plus violente en 1793 qu’elle ne l’est en 2021, mais
est-ce une raison pour la supporter ? C’est peut-être parce
que notre pays va bien dans l’ensemble qu’il nous paraît
inadmissible qu’une part significative d’entre nous –
essentiellement les classes populaires et les déclassés de la
France périurbaine – sont exposés aux vols, menaces,
intimidations et agressions. Affirmer aux Français que leur
ressenti ne vaut rien contribue à accentuer les fractures
entre la France d’en haut, protégée, et la France d’en bas,
exposée aux violences et sans protection efficace pour les
contrer.
En février 2018, une enquête conduite par BVA avait
montré que 45 % de nos compatriotes se sentaient en
insécurité, en particulier les personnes âgées de 50 ans et
plus, et vivant dans les grandes agglomérations ; 63 %
déclaraient avoir été victimes d’incivilités au cours de
l’année écoulée, 46 % d’agressions verbales. Ainsi, à côté
de la menace terroriste, la crainte de l’agression physique
constituait le cœur battant de l’inquiétude française.
Situation que l’on retrouve, trois ans plus tard, dans notre
enquête où le terrorisme islamiste et la délinquance du
quotidien sont cités ex aequo par 54 % des Français
interrogés comme principaux enjeux sécuritaires, devant
les violences conjugales et intrafamiliales et les trafics de
drogue (tous deux à 38 %), les crimes (34 %), la
cybersécurité (18 %), la délinquance financière des « cols
blancs » (18 %), les groupuscules identitaires (16 %), le
trafic d’armes (14 %) et la sécurité routière (11 %).
Parmi cette liste, selon vous, quels sont les trois
principaux enjeux liés à la sécurité en France ? (total
supérieur à 100 %, les interviewés ayant pu donner trois
réponses)
Total des citations

54 % (dont 27 %
Le terrorisme islamiste
de citations en premier)

La délinquance 54 % (dont 22 %
du quotidien de citations en premier)

38 % (dont 12 %
Les violences conjugales et intrafamiliales
de citations en premier)

38 % (dont 9 %
Le trafic de drogue
de citations en premier)

Les crimes 34 %

La cybersécurité 24 %
La délinquance financière des cols blancs 18 %

Les groupuscules identitaires 16 %

Le trafic d’armes 14 %

La sécurité routière 11 %

Dans la liste suivante, quelles sont les trois mesures


pour lesquelles vous souhaiteriez voir appliquer le principe
de « tolérance zéro », c’est-à-dire une sanction pénale
automatique ?
Total des citations

Les agressions sexuelles 51 %

Les actes de violence gratuite contre les


42 %
représentants de l’autorité publique

L’apologie du terrorisme 39 %

La fraude aux allocations sociales 24 %

Le trafic de stupéfiants 23 %
La délinquance des mineurs 22 %

Le harcèlement scolaire 21 %

20 % (dont 6 % de
Les incivilités du quotidien
citations en premier)
Les policiers auteurs de violences non justifiées 20 % (dont 4 % de
citations en premier)

Les expressions de racisme, d’antisémitisme,


19 %
d’homophobie et de sexisme sur les réseaux sociaux
La fraude fiscale 17 %

La menace djihadiste : première inquiétude


Si, en 2018, la menace terroriste était plus inquiétante
pour les Franciliens que pour le reste des Français, notre
étude montre que cette préoccupation s’est
généralisée aujourd’hui puisque l’Île-de-France et la
province dénoncent le terrorisme islamiste comme premier
enjeu de sécurité. Cette menace est particulièrement prise
au sérieux par l’électorat de droite (41 %), tandis que les
Français proches de la majorité présidentielle sont, à
l’instar des socialistes, 25 % à accorder au terrorisme
djihadiste une place éminente dans le classement de leurs
préoccupations sécuritaires. Les compagnons de La France
insoumise se situent juste après, avec 21 %, et les
sympathisants écologistes semblent les moins concernés
(18 %), considérant les violences conjugales et
intrafamiliales plus alarmantes (24 %).
Parmi les Français se disant de droite, un écart mérite
d’être souligné car il contredit l’analyse spontanée que
beaucoup pourraient avoir : les Républicains redoutent
davantage la menace djihadiste (43 % l’ont citée comme
premier enjeu sécuritaire) que les sympathisants du
Rassemblement national (38 %). L’électeur fillonniste de
2017 apparaît ainsi, dans notre étude, plus inquiet à ce
sujet que les partisans de Marine Le Pen, illustrant ici la
forte progression, au sein de la base LR, de l’intérêt pour
les sujets liant sécurité et islamisme. Nous sommes loin de
l’époque où Nicolas Sarkozy minorait publiquement la
menace, en parlant de « loups solitaires » pour qualifier les
djihadistes commettant des attentats sur le sol français.
Désormais, aucun candidat LR ne peut faire l’impasse sur
cette préoccupation majeure de son électorat.
Les Français ont-ils raison de considérer le djihadisme
comme la principale source d’insécurité en France ? À lire
l’enquête parue en novembre 2019 de la Fondation pour
l’innovation politique (Fondapol) sur les attentats islamistes
dans le monde entre 1979 et 2019, il y a en effet matière à
s’inquiéter puisque notre pays concentre 44 % des
attentats islamistes européens et 42 % des victimes9.

Notre enquête montre ainsi que la sensibilité des Français


sur ce sujet s’est accrue depuis les attentats contre Charlie
Hebdo. L’apologie du terrorisme constitue à leurs yeux une
grave infraction, méritant une sanction pénale
intransigeante : 39 % des personnes interrogées la placent
dans les trois délits nécessitant l’application du principe de
« tolérance zéro ». Les plus sévères dans ce domaine sont
les sympathisants LR (55 %) et LaREM (46 %), les plus
tolérants étant les sympathisants Insoumis : seuls 21 %
d’entre eux aspirent à une sanction sévère pour de tels
faits. Pour autant, seuls 20 % des Français interrogés
estiment nécessaire de rétablir l’indignité nationale pour
tout Français impliqué dans des affaires de terrorisme.
Apparu par une ordonnance du général de Gaulle en août
1944 pour sanctionner les collabos, le crime d’indignité
nationale visait à les priver de leurs droits civiques, civils et
politiques. Cette disposition ayant été supprimée par une
loi d’amnistie en 1951, François Hollande avait envisagé de
la restaurer, soutenu à l’époque par LR et une large
majorité de Français, encore sous le choc des attentats.
81 % d’entre eux étaient alors favorables à la déchéance de
nationalité pour les binationaux condamnés pour
terrorisme, projet de loi qui ne verra jamais le jour. On
relèvera néanmoins, dans notre enquête de 2021, que cette
mesure est plébiscitée chez les sympathisants Insoumis à
hauteur de 40 %, contre 12 % pour le Rassemblement
national, électorat qui y est le moins sensible, d’après nos
résultats.
La France s’est trouvée être le pays occidental non
musulman le plus exposé, avec 80 attaques djihadistes et
plus de 300 morts au cours des quatre dernières décennies.
Nombre de ces attaques sont le fait de citoyens français
issus de l’immigration maghrébine ou africaine. L’essentiel
ayant été commis entre 2012 et aujourd’hui, avec une
succession ininterrompue d’attentats d’une ampleur
traumatique forte : ceux de Toulouse de mars 2012, ceux
de Paris en janvier et novembre 2015, le double meurtre de
Magnanville en 2016 où deux policiers ont été assassinés
chez eux devant leur enfant, l’attentat du 14 juillet 2016 à
Nice, l’exécution du père Hamel à l’église de Saint-Étienne-
du-Rouvray douze jours plus tard, le meurtre de Sarah
Halimi, battue à mort et défenestrée au cri d’« Allah
Akbar » en avril 2017, l’égorgement de deux jeunes femmes
devant la gare Saint-Charles à Marseille en octobre 2017,
la prise d’otages de Trèbes en mars 2018, au cours de
laquelle le commandant de gendarmerie Arnaud Beltrame a
perdu la vie, l’attentat de Strasbourg de décembre 2018,
celui de la préfecture de police de Paris où quatre policiers
ont été égorgés en octobre 2019, puis, en septembre et
octobre 2020, plusieurs attaques en lien avec le procès des
attentats de Charlie Hebdo – la plus monstrueuse étant la
décapitation de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine.
Cette terrible liste est évidemment incomplète puisque
nous n’avons relevé que les attentats djihadistes ayant le
plus profondément marqué l’opinion publique.
L’inquiétude des Français paraît d’autant plus justifiée
que les pouvoirs publics ont régulièrement communiqué
sur le nombre d’attentats déjoués – en moyenne une
dizaine par an –, insistant chaque fois sur le niveau de
risque terroriste élevé en France. Après l’attentat de Nice
en 2016, le Premier ministre Manuel Valls ayant déclaré :
« La France va devoir vivre avec le terrorisme », les
Français ont probablement intégré cette réalité ;
néanmoins, aucun dirigeant politique n’oserait aujourd’hui
tenir de tels propos, symboles d’une impuissance politique
coupable.

L’enjeu de la délinquance du quotidien


De façon récurrente, les médias se font l’écho d’une
délinquance du quotidien, surtout lorsqu’elle conduit à un
acte criminel accentuant l’anxiété de la population. Dans
notre classement des dix enjeux liés à la sécurité en
France, ce type de délinquance obtient le même résultat
que le terrorisme islamiste (54 %). À l’instar du terrorisme
aveugle qui peut toucher n’importe qui, n’importe quand,
n’importe où, le citoyen lambda à la ville comme à la
campagne se sent exposé à tous types d’agressions
crapuleuses ou gratuites, physiques ou verbales, sans
oublier les cambriolages.
Les chiffres officiels pour l’année 2018 estiment à environ
245 000 le nombre de cambriolages effectifs et à 312 000
les tentatives d’effractions de domicile, le pic historique
ayant été atteint en 2017 avec 620 000 faits recensés. Les
chiffres annonçant une baisse significative en 2020 des
cambriolages sont peu pertinents, compte tenu de la crise
sanitaire ayant imposé confinement et télétravail. En
revanche, en 2020, la hausse des coups et blessures
volontaires paraît corrélée à une augmentation des
violences intrafamiliales d’environ 10 %, ce qui, dans le
contexte du confinement, ne saurait étonner.
Les violences gratuites (qui n’ont pas d’objectif crapuleux)
sont en hausse en France depuis plusieurs années. Elles
sont le fait d’individus isolés ou de groupes d’individus
constitués en bandes. En 2018, le journal télévisé de
France 2 consacrait un reportage aux victimes de ces faits,
parfois d’une extrême violence, estimés alors à environ
700 par jour par la police et la gendarmerie. Plus de
250 000 par an provoquent des blessures, quelquefois
sévères, comme ce fut le cas de Marin Sauvajon, tabassé en
novembre 2016 à Lyon, victime d’un traumatisme crânien
gravissime et dont la vie est bouleversée à jamais. Une
centaine de décès découlent chaque année de ces
agressions non crapuleuses dites « gratuites », telle celle
d’Adrien Perez, en juillet 2018, qui s’était interposé dans
une bagarre à la sortie d’une discothèque. En 2018, selon
l’enquête de victimation de l’Insee, une violence gratuite
avait lieu toutes les quarante-quatre secondes. Certaines
de ces agressions sont en outre commises sur des
personnes dont le métier est de porter secours, comme les
pompiers ou les médecins. Entre 2009 et 2019, le nombre
d’agressions concernant ces derniers a été multiplié par
deux, passant de 512 à 1 08410.
Les violences de ce type occupaient jadis la colonne des
faits divers de la presse écrite, elles sont aujourd’hui à la
une de l’actualité. Pour ceux qui minorent l’augmentation
de la délinquance, cette exposition médiatique apparaît
comme une instrumentalisation à caractère populiste des
peurs naturelles. Ils ne semblent pas se poser la question
de la mission d’information qui incombe aux médias, censés
relater et analyser les faits. À moins qu’ils ne partent du
même postulat que le philosophe des Lumières Jean-
Jacques Rousseau : « Commençons par écarter les
faits11 ! »… Il est nécessaire de ne pas taire un enjeu de vie
quotidienne qui inquiète nombre de Français parce qu’ils
en sont témoins ou victimes, directes ou indirectes. La
violence dont il s’agit ici nécessite d’être distinguée de
l’agressivité, qui reste principalement verbale. La violence
existe lorsque l’intégrité physique et psychique d’autrui est
menacée et que la médiation par la parole est impuissante.
Dans notre enquête, on observe un écart significatif entre
droite et gauche, dans la citation de la délinquance du
quotidien comme l’un des trois principaux enjeux
sécuritaires : 66 % des Français proches de la droite contre
44 % de ceux proches de la gauche. Les sympathisants
Républicains ayant le taux le plus élevé (66 %) et ceux de
La France insoumise le plus bas (37 %). Si l’on observe les
réponses rapportées au vote à la présidentielle 2017 du
premier tour, l’électeur filloniste est parmi le plus inquiet à
ce sujet (69 %) devant l’électeur macroniste (58 %), puis
celui de Marine Le Pen (55 %).
Selon les données recueillies, la nécessité d’une
répression pénale des actes de violence gratuite contre les
représentants de l’autorité publique occupe la deuxième
place (42 %), derrière la répression des agressions
sexuelles (51 %). Les sympathisants LR et EELV sont
majoritairement favorables à l’application du principe de
« tolérance zéro » pour ces faits (57 et 52 %). LaREM
(47 %) et RN (44 %) se positionnent ensuite, tandis que les
Insoumis et les socialistes semblent accorder une moindre
importance au phénomène. En outre, la délinquance des
mineurs et les incivilités du quotidien alarment en moyenne
20 % des personnes interrogées. Les sympathisants du RN
sont ceux qui redoutent le plus (34 %) le problème des
mineurs délinquants, contre 9 % des écologistes et 18 %
des macronistes. La gauche exprime de façon nette une
plus grande inquiétude vis-à-vis des policiers auteurs de
violence non justifiée (33 %), les sympathisants Insoumis
étant 44 % à considérer que les policiers commettant des
violences illégitimes mériteraient de se voir appliquer le
principe de « tolérance zéro » ; sujet qui ne préoccupe pas
du tout les sympathisants de droite (7 %).

Et les violences conjugales


et intrafamiliales dans tout cela ?
38 % des Français interrogés citent les violences
conjugales et intrafamiliales comme un enjeu majeur de
sécurité ; ils sont 12 % à les placer en première
préoccupation. Deux courants politiques portent cette
inquiétude : la gauche et la majorité présidentielle. Les
sympathisants Insoumis, socialistes et LaREM sont 40 % à
citer la lutte contre ce type de violences comme prioritaire,
contrairement aux sympathisants Républicains et du RN,
qui sont moins de 30 %.
La nécessité de combattre efficacement et durablement
ces violences est pourtant décisive. Au-delà de leurs
conséquences immédiates sur les membres du foyer,
l’impact à long terme, en particulier sur la construction
psychique des enfants témoins, est délétère et alimente la
violence globale dans la société. Ne pas percevoir, au nom
du respect de l’intimité de la vie familiale, que ces
violences nous concernent tous, de façon directe ou
indirecte, constitue un déni de réalité. Combattre les
violences conjugales et intrafamiliales, c’est pour partie
prévenir la délinquance et la criminalité de demain.
Comme le dit clairement le pédopsychiatre Maurice
Berger qui travaille sur le terrain depuis quarante ans :
avant de naître dans un quartier, dans une culture, on naît
dans une famille. Dans chacun de ses livres, il s’est attaché
à montrer que, chez les sujets violents, notamment
mineurs, la petite enfance ou l’enfance avait été marquée
par « des inadéquations éducatives importantes et durables
chez les parents ». Le consensus scientifique établit que le
développement normal d’un enfant requiert la satisfaction
de trois besoins fondamentaux : physiologique (ne pas avoir
faim, froid, soif, mal)12, affectif (compter sur, au moins, un
adulte stable et rassurant), éducatif (pouvoir réguler ses
pulsions pour socialiser). La responsabilité des parents est
donc majeure dans la plupart des parcours délinquants de
jeunes déjà fragilisés par les conséquences de carences
éducatives ou maltraitances qu’ils ont subies.
La violence qui blesse, qui tue, qui traumatise, c’est
d’abord l’expression d’une force désorganisatrice qui ne
peut être prévenue, empêchée et punie que par
l’expression d’une force organisatrice – celle détenue par
les figures d’autorité éducatrices qui existent dans toute
société humaine : la famille (au sens étroit ou large, selon
les cultures et les époques), les institutions légitimes et
reconnues de tous (école, police, justice, État). Ces figures
interviennent tout au long de l’enfance et de l’adolescence
pour prévenir et punir la violence, mais, si ces figures
d’autorité se soustraient à leurs missions au cours de
l’enfance, le recours à la violence semblera naturel à
certains jeunes adultes. Il est fréquent de lire sous la plume
de pédopsychiatres que les enfants les plus violents
accueillis dans leurs services sont ceux qui ont été témoins
de violence conjugale davantage que ceux qui ont subi
directement des maltraitances physiques. Plus cette
exposition à des scènes violentes entre ses parents, ou
entre un de ses parents et un autre membre de la fratrie,
est précoce, plus l’enfant sera marqué, psychiquement
fracturé, et habitué à cette violence.
Selon les derniers chiffres disponibles datant de 2018, un
enfant meurt tous les cinq jours en France sous les coups
de ses parents (8 cas de maltraitances sur 10 sont
intrafamiliales). Plus de 350 000 enfants sont suivis par
l’Aide sociale à l’enfance, sous-dotée en moyens financiers
et surtout humains, et submergée par l’ampleur de la tâche
(en particulier depuis que les mineurs étrangers non
accompagnés s’ajoutent à ses missions traditionnelles).
Toute politique de lutte contre la violence, notamment
contre celle des mineurs délinquants – en forte
augmentation –, ne peut être décorrélée d’une politique
ambitieuse de prévention et de suivi socio-éducatif et socio-
judiciaire, afin de protéger les enfants de milieux familiaux
toxiques.
Les Français perçoivent l’importance de l’influence
familiale sur le destin des enfants. Selon notre enquête,
35 % d’entre eux souhaitent un meilleur suivi et des
sanctions pour les familles de mineurs délinquants. Les
sympathisants RN sont les plus engagés dans cette mesure
(46 %), devant les Républicains (39 %) ; l’ensemble de la
gauche ne rassemblant que 26 % d’opinions favorables à un
renforcement de la politique de responsabilisation des
parents de mineurs délinquants. Cette question est
pourtant régulièrement posée dans l’actualité, au gré des
faits divers impliquant des mineurs. En 1999 déjà un article
de L’Express se demandait « s’il fallait punir les parents
d’enfants délinquants ou indociles ». À l’instar d’Éric Ciotti
en 2010 et 2015, un député de la majorité présidentielle
avait fait en mai 2021 une proposition de loi visant à rendre
pénalement responsables les parents de mineurs
délinquants : il a été rappelé à l’ordre par le président de
son groupe parlementaire ! Certes, le code pénal permet au
juge de condamner le ou les parents pour s’être soustrait(s)
« à l’une de ses obligations légales compromettant la santé,
la moralité, la sécurité ou l’éducation de l’enfant » –
obligations qui s’attachent à l’autorité parentale définie par
le code civil. Ainsi, les parents qui laissent, de façon
volontaire et consciente, leurs enfants se déscolariser,
s’adonner à toutes sortes de petits ou grands délits, sont
passibles de deux ans d’emprisonnement et de
30 000 euros d’amende. Si les juristes se plaisent à
démontrer la difficulté pour le juge d’établir un lien de
causalité entre le parent défaillant et l’infraction commise
par le mineur délinquant, le sujet de la responsabilité
parentale dans les dérives de leur progéniture occupe
toutefois une place trop importante dans le débat public
pour être négligée. Elle ressortit à un besoin d’autorité,
exprimé par la majorité des Français dans tant d’autres
domaines de la vie sociale.

Trafics en tout genre


Le trafic de drogue constitue une menace équivalente aux
violences conjugales et intrafamiliales, pour 38 % des
Français interrogés. Néanmoins, ils ne sont que 9 % à le
placer comme premier enjeu d’insécurité. Ce thème
intéresse davantage les sympathisants socialistes,
républicains et macroniens (entre 41 et 45 %) que ceux de
La France insoumise et du Rassemblement national (36 %),
moins encore chez les écologistes (27 %). Les électeurs
mélenchonistes et lepénistes de 2017 se rejoignent
aujourd’hui, avec un même niveau d’intérêt pour ce sujet à
34 %, quand l’électeur filloniste de 2017 est à 50 %.
L’électeur urbain est en outre plus concerné que celui de
communes rurales, les moins de 35 ans nettement moins
inquiets (28 %) que les plus de 50 ans (45 %).
Si l’on exclut l’alcool et le tabac reconnus comme
substances psychoactives, qui concernent respectivement 5
et 13 millions d’usagers quotidiens – ce qui n’est pas
négligeable en termes de santé publique et de coût social
(120 milliards d’euros chacun)13 –, les trafics de drogues
illicites (cannabis, cocaïne, héroïne et MDMA/ecstasy)
constituent une économie parallèle liée à la délinquance et
à la criminalité. La consommation de drogue n’affecte donc
pas que l’usager, elle perturbe l’ensemble du corps social.
Or la France est championne d’Europe de la consommation
de cannabis depuis près de vingt ans, avec plus de 8 % de
la population en usagers réguliers. Le principe actif THC
du cannabis étant bien plus dosé qu’il y a dix ou quinze ans,
les altérations cognitives et/ou psychiques sont avérées, ce
qui conduit nombre d’addictologues à nuancer l’intérêt de
sa légalisation, qui n’empêcherait pas la poursuite du trafic
de cannabis plus dosé en THC. En 2018, 27 % des passages
aux urgences liés à la drogue concernaient des
consommateurs de cannabis14. Les derniers chiffres
indiquent 18 millions d’usagers, dont 1,5 million de
réguliers et 900 000 quotidiens.
Cocaïne et MDMA/ecstasy concernent respectivement
environ 2 millions de consommateurs, dont
600 000 usagers réguliers pour la première et 400 000
pour la seconde. L’héroïne, drogue injectable, affecte
500 000 usagers. Quant à la consommation de crack qui a
occupé la une de l’actualité parisienne ces derniers mois,
elle augmente partout en Europe du fait de l’expansion du
marché de la cocaïne, dont le crack est un dérivé peu cher,
hautement addictif et toxique, facile à fabriquer. En France,
une étude a montré une hausse de 52 % entre 2010 et 2017
des usagers de crack de plus en plus jeunes, passant de
moins de 10 000 en 2010 à plus de 28 000 en 201715. Enfin,
en 2019, l’ensemble des drogues précitées a coûté la vie à
41 000 personnes.
Le trafic de stupéfiants occupe une part essentielle de
l’économie criminelle (aux côtés du trafic d’êtres humains,
du trafic d’armes16, du racket et de la contrebande), à tel
point qu’il a été récemment introduit dans les statistiques
économiques officielles. En 2018, l’Insee a pris en compte
le commerce de drogues illicites dans le calcul du PIB
français ! Ces activités criminelles sont liées les unes aux
autres dans la mesure où les revenus de l’une financent les
activités de l’autre. Les trafics de drogue et ceux d’êtres
humains (en particulier la prostitution) sont étroitement
liés, tout comme le trafic de drogue et le blanchiment
d’argent. On estime le chiffre d’affaires annuel des trafics
de drogue en France à plus de 3 milliards d’euros. À titre
indicatif, les revenus liés au trafic d’êtres humains sont
évalués à plus de 4 milliards d’euros, bien que ce sujet
occupe peu la une des médias, donc du débat public, et
moins encore le débat politique…
En dépit de la gravité des conséquences sociales,
sanitaires et économiques du trafic de stupéfiants, seuls
23 % des Français interrogés estiment nécessaire de lui
appliquer le principe de « tolérance zéro ». Les électeurs
Républicains et LaREM sont les plus engagés (29-31 %),
quand les écologistes et les Insoumis s’en désintéressent
(10-15 %).

Un climat criminel angoissant


La controverse sur l’augmentation de la criminalité en
France agite depuis longtemps le débat statistique, dans la
mesure où les homicides volontaires (meurtres,
assassinats) constituent un indicateur d’insécurité évident.
Nombre d’experts répètent que depuis vingt ans le nombre
d’homicides est en baisse, de près de 50 %. Pourtant,
l’Insee précise que le nombre de crimes et délits est passé
de 13,5 pour 1 000 habitants en 1965 à 60 pour 1 000
aujourd’hui, soit une multiplication par plus de quatre du
taux de criminalité. Dans le même temps, les dépenses
régaliennes (dont police et justice) dans la part de PIB ont
été divisées par deux…
La criminalité ne se réduit néanmoins pas au taux
d’homicide, crime le plus facile à mesurer puisqu’il est
rapporté à la police et à la gendarmerie, et fait l’objet d’une
statistique administrative fiable. Pour considérer la réalité
de la criminalité en France, on dispose également de
l’Enquête nationale de victimation, créée par les pouvoirs
publics en 2007, ainsi que les statistiques des entrées aux
urgences hospitalières à la suite de tentatives d’homicide
ou de viols. C’est ainsi que le professeur de criminologie
Alain Bauer a développé l’indicateur « d’homicidité » qui
prend en compte différents indices17, permettant une
évaluation plus fine du climat criminel dans le pays. Il note
ainsi que l’amélioration observée en 2009 ne perdure pas
après 2011, avec un indicateur « d’homicidité » en nette
accélération à partir de 2015. Malgré le confinement,
l’année 2020 a connu une forte hausse des règlements de
comptes, tentatives de vol et homicides, et de la
délinquance. Pour Alain Bauer, « un profond mouvement de
retour de la violence physique est en train de se produire
particulièrement en Occident, mais il est ignoré ou sous-
estimé18 ».
Si les Français comprennent qu’il est difficile de lutter
contre les meurtres et assassinats par la législation et des
mesures judiciaires, ils sont en revanche très engagés dans
la répression des agressions sexuelles (viols, tentatives de
viol, attouchements). Ainsi, 51 % des personnes interrogées
souhaitent voir appliquer le principe de « tolérance zéro »,
c’est-à-dire une sanction pénale automatique, aux auteurs
de crimes et délits à caractère sexuel – 23 % la considèrent
même comme une priorité de l’action des pouvoirs publics.
La gauche est plus engagée dans ce domaine (55 %) que la
droite (43 %), les sympathisants RN et LaREM affichant un
intérêt similaire pour le sujet (49 %). On observe également
que les habitants de communes rurales semblent davantage
concernés (à 58 % contre 50 % pour ceux des communes
urbaines) et les 18-24 ans sont la classe d’âge la plus
sensible à cette question (61 %).

Des non-sujets qui interpellent ?


À la différence de sa présence dans le débat politico-
médiatique, la question identitaire n’est pas la
préoccupation principale des Français, à l’orée de cette
présidentielle 2022. Seuls 12 % la citent comme l’un des
trois enjeux pour la France de demain, dont 5 % voient le
sujet de l’identité comme leur principale préoccupation.
Dès lors, on ne sera pas étonnés que les groupuscules
identitaires (de la mouvance indigéniste et décoloniale à la
mouvance identitariste nationaliste) ne soient pas perçus
comme un enjeu de sécurité important (16 %). Les
groupuscules identitaires apparaissent davantage comme
une menace à gauche et au sein de la majorité
présidentielle (20 %) qu’à droite et chez les sympathisants
Insoumis (16 %). Les sympathisants du Rassemblement
national étant les moins inquiets sur ce point (11 %). Les
expressions de racisme, d’antisémitisme, d’homophobie et
de sexisme, visibles notamment sur les réseaux sociaux, ne
constituent pas non plus une priorité sécuritaire qui
justifierait l’application du principe de « tolérance zéro ».
Ce sujet est cité en dixième position dans la liste des onze
mesures exigeant une sanction judiciaire automatique.
L’activisme de groupuscules identitaires sur fond de
communautarisme (ethno-religieux ou ethno-nationalistes)
paraît lié à ce que Laurent Bouvet a appelé l’insécurité
culturelle19. Elle traverse un certain nombre de groupes
sociaux minoritaires, engagés dans un militantisme
associatif ou intellectuel, qui pèsent sur le débat public et
obligent parfois les politiques à se positionner par rapport
à eux. De l’insécurité culturelle à l’insécurité tout court, il
n’y a qu’un pas que certains franchissent aisément
établissant des équivalences entre ce qu’ils considèrent
comme une identité menaçante et l’identité réelle ou
supposée des auteurs de crimes et délits, l’islam (de facto
« les musulmans ») étant ici le cœur du sujet. Mais de
l’autre côté du spectre, les néoféministes ou les militants
indigénistes pratiquent, eux aussi, des raccourcis
idéologiques en voyant, dans tout acte social exprimant une
inégalité ou une simple distinction, un signe de l’oppression
du mâle blanc hétérosexuel, réincarnation du pater familias
d’antan, du maître de plantations ou du colon.
Extrapolant à partir du concept d’insécurité culturelle,
certains ont inventé celui de « tenaille identitaire »,
indiquant que les extrémistes identitaires des deux bords
exerceraient une pression sur la majorité raisonnable. Mais
qui actionne la tenaille ? En outre, les radicalités
identitaires qui s’expriment font les choux gras de la
presse, garantissant les « polémiques à buzz » et les
audiences qui vont avec. Il y a aujourd’hui en France un
écosystème politique, intellectuel et médiatique qui, tout en
dénonçant ces identitarismes, les entretient en leur
donnant une audience artificielle dans le corps social. Un
élément de preuve de l’artificialité de l’obsession
identitaire : le mouvement social des Gilets jaunes, qui a
sans doute été le plus fort mouvement populaire des
dernières décennies en France, n’a porté aucune
revendication liée à la question identitaire. Des
récupérations politiques ont été tentées, en vain. Il n’est
pas surprenant que notre enquête montre un faible intérêt
des Français pour les questions identitaires, puisque ces
sujets n’ont pas d’impact sur la vie économique et sociale.
L’identitarisme semble être un sport intellectuel et politique
pour élites urbaines.
La délinquance financière des « cols blancs » (18 %) et la
répression de la fraude fiscale (17 %) ne figurent pas non
plus dans le trio de tête des priorités sécuritaires, aux yeux
des Français. Sans surprise, les sympathisants LR et
LaREM sont les moins préoccupés par cette délinquance
des plus aisés (10 %), tandis que la gauche (29 %) et dans
une moindre mesure le Rassemblement national (20 %) y
accordent davantage d’intérêt. La lutte contre la fraude
fiscale est essentiellement portée par les sympathisants de
La France insoumise (38 %), contre 9 % chez les
Républicains. En 1939, le sociologue américain Edwin H.
Sutherland a défini le concept de « criminalité en col
blanc » au regard du traitement social et pénal plus strict
de la criminalité générale, surtout celle commise par des
acteurs des classes populaires. Il décrit ce type de
délinquance comme « des actes commis par des individus
de statut social élevé en rapport avec leurs activités
économiques et professionnelles ». Pour lui, « les
délinquants d’affaires sont bien intégrés dans la société,
disposent de beaucoup de moyens sociaux et juridiques
pour dissimuler leurs pratiques délinquantes, voire pour
influencer les lois de façon à moins risquer d’être
sanctionnés ». De facto, la rareté des sanctions judiciaires
en France explique la faible présence dans les statistiques
officielles de cette délinquance en col blanc20. Depuis le
cas Cahuzac définitivement jugé en 201821, et en dépit de
la création du Parquet national financier en 2013 à la suite
de cette retentissante affaire, la justice française semble
toujours aussi impuissante à poursuivre et condamner les
délinquants d’affaires, dont les infractions relèvent
essentiellement de délits financiers22. Leur irréductible
impunité participe largement de la défiance du peuple
envers les élites et envers la justice. Les emprisonnements
fermes sont rarissimes et les aménagements de peine quasi
systématiques, les condamnations portant presque toujours
sur des peines d’emprisonnement inférieures ou égales à
dix-huit mois23. Il y a plus de vingt ans, Pierre Botton,
Alain Carignon, Bernard Tapie ou Loïk Le Floch-Prigent
écopaient pourtant de peines de prison ferme. Autres
temps, autres mœurs. Nos grands patrons et nos dirigeants
politiques sont-ils devenus irréprochables ou parviennent-
ils à mieux dissimuler leurs fraudes ?
On remarquera, dans notre enquête, que la fraude aux
allocations sociales est citée par 24 % des personnes
interrogées comme un délit exigeant le principe de
« tolérance zéro », contre 17 % pour la fraude fiscale. La
droite (LR, RN) est plus sévère envers les fraudeurs
sociaux qu’envers les fraudeurs fiscaux, alors que la
gauche apparaît plus indulgente avec les premiers, moins
avec les seconds. Cela illustre le respect du principe de
solidarité nationale et de l’État providence de la part des
Français, qui considèrent durement leurs concitoyens
abusant de la solidarité nationale. Ils jugent ainsi plus
sévèrement le fraudeur aux aides sociales que celui qui
détourne des sommes considérables d’argent, public ou
non, pour s’enrichir illégalement. Pourtant, ce dernier
n’abondera pas par la voie fiscale aux fonds qui assurent
des prestations sociales équitables et de qualité.

Une décennie pour agir


Les Français interrogés distinguent trois types de
mesures prioritaires pour garantir davantage de sécurité
d’ici à 2030 : l’incarcération à perpétuité réelle pour les
crimes les plus graves, l’expulsion des criminels étrangers
et l’augmentation des effectifs de police et de gendarmerie.
Les deux premières mesures étant largement majoritaires
(59-58 %) dans l’échantillon interrogé.

Dans la liste suivante, quelles sont les trois mesures, dans


l’ordre de vos priorités, pour garantir davantage de
sécurité en France d’ici à 2030 ?
Total
des
citations

Instaurer une peine de prison à perpétuité réelle pour


certains crimes (exemples : viol sur mineur, actes de 59 %
torture, criminel récidiviste)

Expulser toute personne étrangère condamnée par la justice


58 %
pour un crime

Augmenter les effectifs de la police et de la gendarmerie


41 %
nationales

Suivre et sanctionner les familles de mineurs délinquants 35 %

Ouvrir de nouvelles places de prison 25 %

Revoir l’échelle des sanctions pour prioriser la prévention et les


21 %
alternatives à la prison

Développer de nouvelles technologies de surveillance et de


protection (exemples : drones, robots, télésurveillance généralisée 20 %
dans les habitations, caméras sur la voie publique)

Rétablir l’indignité nationale pour tout Français impliqué dans des 20 %


affaires de terrorisme
Favoriser la médiation par les acteurs associatifs 11 %

Associer les acteurs de la sécurité privée au maintien de l’ordre


9%
public

L’instauration d’une peine de prison à perpétuité réelle


pour les violeurs pédophiles, les actes de torture et les
tueurs récidivistes est littéralement plébiscitée par toutes
les colorations politiques : la gauche socialiste (64 %), les
écologistes (66 %) et le Rassemblement national (61 %)
sont les plus engagés, tandis que les sympathisants
Insoumis (42 %) sont les seuls en dessous du seuil de 50 %,
les électeurs proches de LR étant à peine à 51 %. Les
habitants des communes rurales semblent davantage en
attente de cette mesure. En revanche, on ne voit pas de
distinction entre les moins de 35 ans et les plus âgés (57 et
59 % respectivement), ni dans la répartition
socioprofessionnelle. Il est probable que, lorsque les
Français ont été interrogés, ils ont compris le terme
« perpétuité réelle » comme une incarcération définitive
jusqu’à la mort du condamné. Dans le droit, la « perpétuité
incompressible » existe : c’est une condamnation à la
réclusion criminelle, avec une période de sûreté illimitée.
Instaurée en 1994 après l’affaire Tissier, elle s’applique aux
viols avec tortures ou actes de barbarie sur mineur de
moins de 15 ans, depuis 2011 pour les meurtres et
assassinats d’une personne dépositaire de l’autorité
publique et depuis 2016 pour les crimes terroristes. Mais
seuls quatre individus ont été condamnés à la perpétuité
incompressible en France24 et il s’agissait chaque fois de
crimes barbares à caractère pédophile. Donc, si un
ensemble de dispositifs judiciaires permet de maintenir
enfermé un dangereux criminel afin de protéger la société
au-delà de la période de sûreté (de vingt-deux et trente
ans) pour les condamnations dites à perpétuité, il n’en
reste pas moins qu’il n’existe pas de sanction pénale de
prison à vie, stricto sensu, en France.
Selon les résultats de notre enquête, le taux d’adhésion
élevé à une mesure d’expulsion des étrangers condamnés
pour crime est également révélateur d’une attente de
fermeté des Français. En novembre 2019, après un comité
interministériel sur l’immigration, la secrétaire d’État
Marlène Schiappa s’était félicitée dans la presse de la
décision d’expulser les étrangers condamnés pour
violences sexuelles et sexistes. Cette mesure n’a pourtant
pas été intégrée dans un texte législatif à ce jour. Il faut
noter que les juges disposent déjà de la possibilité de
prononcer une interdiction du territoire français, d’une
durée de dix ans ou plus, pour tout étranger coupable de
viol ou d’agression sexuelle. De même, les préfets peuvent
prononcer des Obligations de quitter le territoire français
(OQTF) pour des individus en situation irrégulière et des
demandeurs d’asile, au motif du « trouble à l’ordre public »
ou de « menace grave à l’ordre public ». Il faudrait donc
étudier chacun des motifs d’OQTF prononcés par les juges
et les préfets pour y voir clair – données dont nous ne
disposons pas.
On observe dans notre enquête que les Français vont plus
loin puisqu’une majorité d’entre eux souhaitent l’expulsion
des criminels étrangers, légaux ou illégaux, et non pas
seulement des délinquants sexuels. C’est à droite que la
mesure est le plus attendue, avec 71 % pour les
sympathisants LR et 77 % pour ceux du RN – seul parti
politique français à proposer cette mesure depuis des
années. Les Français proches de LaREM sont un peu moins
concernés (49 %) que les socialistes (51 %) ; quant aux
écologistes et aux Insoumis, ils approuvent modérément
cette mesure (respectivement 42 et 38 %). On observe
néanmoins une adhésion assez élevée dans tout le spectre
politique. À noter que les Français des communes rurales
sont plus nombreux à approuver une telle mesure (66 %)
que les habitants de communes urbaines (57 %).
Certains défenseurs du droit des étrangers invoquent
l’état du droit, qui disposerait déjà de ce type de sanctions.
Certes, les tribunaux ont la possibilité de prononcer une
interdiction du territoire français, à titre définitif ou
temporaire, à l’égard de délinquants ou criminels
étrangers ; toutefois, une série de dérogations existent
(article 131-30-2 du code pénal), rendant ces décisions
quasi irréalisables. Si le délinquant ou criminel étranger
réside en France habituellement depuis l’âge de 13 ans, ou
de façon légale depuis plus de vingt ans, ou depuis plus de
dix ans et qu’il est marié depuis au moins quatre ans avec
un(e) Français(e), ou qu’il est parent d’un enfant français,
dans chacun de ces cas, aucune mesure d’expulsion n’est
possible25.
La troisième mesure prioritaire pour garantir davantage
de sécurité consisterait, pour 41 % des Français interrogés,
à augmenter les effectifs de la police et de la gendarmerie
nationales. Cette mesure est surtout attendue par
l’électorat macronien (53 %) ; à gauche et à droite, elle ne
rencontre l’adhésion que d’environ 39 % des opinions
exprimées, toutes formations politiques confondues.
L’exécutif communique régulièrement sur l’augmentation
des effectifs depuis son arrivée au pouvoir26 : Emmanuel
Macron a ainsi avancé le chiffre de 6 000 postes créés
depuis 2018. Ce que son prédécesseur François Hollande
revendiquait également à la fin de son mandat, avec
6 500 emplois à temps plein sur la période 2013-2016. Quel
que soit le mode de comptage (plafond d’emploi, équivalent
à temps plein ou non, poste en services supports plutôt
qu’en mission police, etc.), il est indéniable que les effectifs
de police et de gendarmerie avaient été sévèrement réduits
sous le mandat de Nicolas Sarkozy, au nom de la révision
générale des politiques publiques (RGPP), baisse qui avait
déjà commencé à partir du deuxième mandat de Jacques
Chirac en 2002. Entre 2007 et 2012, Nicolas Sarkozy et son
Premier ministre François Fillon ont fait perdre plus de
2 000 postes de policiers et de gendarmes, par le
mécanisme du non-remplacement des départs à la retraite.
En outre, la manie sarkozyste, et de la droite libérale en
général, de proposer des heures supplémentaires pour les
fonctionnaires actifs de la police fait perdre de vue que ces
heures supplémentaires ne donnent pas lieu à
rémunération, mais à une faible indemnisation (sauf pour
les CRS) ou à des jours de récupération jamais pris : les
heures supplémentaires non récupérées s’accumulent ! En
2020, la Cour des comptes l’avait pointé, ces heures sup’
en stock dans la police s’élevaient à environ 23 millions
d’heures dues27 ! On observe par ailleurs que les Français
restent attachés à la police et à la gendarmerie nationales
puisqu’ils ne sont que 9 % à souhaiter que des acteurs de la
sécurité privée soient associés au maintien de l’ordre
public. Et ils sont à peine 11 % à considérer que la
médiation par des acteurs associatifs – aux côtés des
actions de police – puisse garantir davantage de sécurité.
Conjointement à la demande de voir « plus de bleus sur le
terrain », le débat public est régulièrement occupé par la
question carcérale, compte tenu de la suroccupation des
prisons françaises : avec plus de 68 000 détenus au
1er septembre 202128, la densité carcérale s’établit
aujourd’hui à 113 % en moyenne, mais elle dépasse 130 %
dans les maisons d’arrêt (courtes peines, détention
provisoire). L’ouverture de nouvelles places de prison est
ainsi attendue par 25 % des Français interrogés dans notre
enquête, les sympathisants de La France insoumise
obtenant le taux le plus élevé avec 43 %. Les Républicains,
le Rassemblement national, les socialistes et les écologistes
se retrouvant tous dans un étiage entre 22 et 29 %. Ce sont
les électeurs de La République en marche qui sont le moins
sensibles à cette mesure (15 %). Donner la priorité à la
prévention et aux alternatives à la prison ne fait en
revanche guère recette (21 %), cette proposition plaît
davantage à l’électorat de gauche (30 %) qu’à celui de
droite (14 %). En septembre 2021, sur un total de 82 273
personnes condamnées à la prison, 13 138 étaient sous
bracelet électronique à domicile.

LE CHOIX DES FRANÇAIS


À quelques semaines du scrutin présidentiel, la thématique sécuritaire –
que ce soit la lutte contre la délinquance ou celle contre le terrorisme –
s’est installée au cœur des préoccupations des Français, à une place
jamais vue depuis la présidentielle de 2002. Dans ce cadre, il est
frappant de constater que les mesures attendues en priorité pour garantir
davantage de sécurité dans notre pays relèvent d’une logique punitive.
Ainsi, près de quarante ans après l’abolition de la peine capitale, une nette
majorité de Français appellent de leurs vœux l’instauration d’une
perpétuité réelle pour certains crimes, une mesure réclamée à droite
comme à gauche. Parallèlement, les agressions sexuelles émergent
comme le délit pour lequel une majorité de Français (et notamment
les femmes) souhaitent voir appliquer le principe de « tolérance
zéro ». Par ailleurs, on retrouve ce durcissement à l’œuvre dans l’opinion,
en particulier au sein de l’électorat le plus âgé, dans les catégories
populaires et au RN, s’agissant de l’expulsion de toute personne étrangère
condamnée par la justice pour un crime, mesure qui est demandée par près
de 6 Français sur 10.
Enfin, au-delà de cette logique répressive faisant largement consensus
dans l’opinion, les Français font part de leurs préoccupations concernant les
moyens d’action des forces de sécurité. Ainsi, 4 interviewés sur 10
souhaitent voir augmenter les effectifs de police et de gendarmerie.
La sécurité émerge comme un enjeu dont se
saisissent tout particulièrement la droite et l’extrême droite (que ce
soit chez les Républicains, au Rassemblement national ou encore
par Éric Zemmour). Pour autant, ce sujet compte désormais
également à gauche.

5. Matinale d’Europe 1, 1er septembre 2020.


6. 30 % des personnes interrogées ne le trouvaient pas assez dur pour
désigner l’évolution de la violence et de la délinquance en France !
7. Gérard Davet, Fabrice Lhomme, Le Traître et le Néant, Fayard, 2016.
8. Enquête « Cadre de vie et sécurité », 2019.
9. En vingt ans, entre 1979 et 2000, le djihadisme a fait moins de 7 000 morts
dans le monde, mais, après les attentats du 11 septembre 2001, le phénomène
s’est intensifié : entre 2001 et 2013, le nombre de victimes a été multiplié par
cinq. Le terrorisme islamiste est alors devenu le plus meurtrier à l’échelle
internationale : entre 2013 et 2019, plus de 23 000 attentats djihadistes ont
causé la mort de plus de 122 000 personnes.
10. Bulletin du Conseil de l’ordre des médecins, novembre-décembre 2020.
11. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, III, 132.
12. On rappellera ici que, en France, en 2020, 1 enfant sur 5 vit sous le seuil
de pauvreté (ménage au revenu inférieur à 1 063 euros/mois), soit près de 3
millions de mineurs.
13. Le coût social est une évaluation qui mesure le coût monétaire des
conséquences de la consommation et du trafic des substances psychoactives,
qu’il s’agisse d’alcool, de tabac ou de drogues illégales.
14. Rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies
(OFDT) de 2019.
15. « Estimation des usagers de crack cocaïne en France », International
Journal of Drug Policy, volume 76, février 2020.
16. 14 % des Français interrogés dans notre enquête voient le trafic d’armes
comme l’un des principaux enjeux de sécurité en France ; les sympathisants de
La France insoumise exprimant leur intérêt le plus fort (28 %), LaREM, LR et
RN le plus faible (10 %).
17. Règlements de comptes entre malfaiteurs, homicides à l’occasion d’un
vol, tentatives d’homicide, coups et blessures volontaires ayant entraîné la
mort, homicides contre enfants de moins de 15 ans.
18. Alain Bauer, « Une menace réelle pour la paix publique », Front
Populaire, n° 6, octobre 2021.
19. Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire
français, Fayard, 2015.
20. Qu’il s’agisse d’individus exerçant des responsabilités dans des
entreprises et des organismes publics, ou de fraudes commises par des
professions libérales ou des propriétaires de commerces.
21. M. Cahuzac, condamné pour fraude fiscale et blanchiment de fraude
fiscale, échappera à la prison ferme grâce à un aménagement de peine sous
forme de bracelet électronique. Des prévenus sont condamnés à la prison
ferme effective, quotidiennement, pour moins que cela.
22. Infraction de banqueroute, abus de biens sociaux, etc.
23. Selon la chancellerie, au 1er janvier 2018, dix individus étaient détenus
en France pour fraude fiscale.
24. Pierre Bodein en 2007, Michel Fourniret en 2008, Nicolas Blondiau en
2013 et Yannick Luende-Bothelo en 2016.
25. Sauf acte de terrorisme, participation à des groupes de combat
paramilitaires ou activité de faux-monnayeur.
26. Lors de sa campagne présidentielle de 2016-2017, Emmanuel Macron
avait promis 10 000 recrutements sur la durée du quinquennat.
27. La Cour des comptes avait également relevé 18,5 millions dans l’hôpital
public et 6,2 millions dans la fonction publique de stocks d’heures non payées
et non récupérées, pour 2018. Sans oublier les heures indemnisées à un coût
horaire inférieur à la normale, comme c’est le cas dans l’Éducation nationale.
28. Dont plus de 96 % d’hommes ; 1 % de la population carcérale concerne
des mineurs (773).
2.

Les Français ont choisi


plus de dépenses publiques

Il l’avait dit au cours d’une réunion élyséenne informelle


sur la réforme des aides sociales, et sa conseillère presse
Sibeth Ndiaye avait fièrement posté la vidéo : dans ce pays,
« on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, et
les gens sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les
gens qui naissent pauvres restent pauvres. Ceux qui
tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit trouver un
truc qui permette aux gens de s’en sortir ». Ce « truc »
pourrait s’appeler une ambitieuse politique de l’emploi,
visant une rémunération et des conditions de travail
dignes, sans flexibilité synonyme de précarité, et
impliquant une formation professionnelle adaptée à un
pays développé et moderne… Mais, toujours embourbés
dans le fatalisme du chômage de masse si utile aux grands
patrons, nous n’en étions pas là. Nous étions en juin 2018.
Deux mois auparavant, une aide-soignante du CHU de
Rouen implorait le Président que des moyens soient alloués
pour sauver l’hôpital public. Il répondit alors, lapidaire :
« Il n’y a pas d’argent magique. » C’était avant les Gilets
jaunes, avant la réforme des retraites, avant le « quoi qu’il
en coûte » de la crise du Covid. Avant que la doxa
budgétaire bruxelloise ne tombe enfin aux oubliettes (ce
qu’on nous avait dit être absolument impossible pendant
des décennies), avant que l’argent ne devienne magique et
qu’il ne serve, si besoin, à gagner des clientèles électorales
pour l’échéance de 2022.
Le « pognon de dingue » comme « l’argent magique »
servent à combler les inégalités socio-économiques
structurelles et conjoncturelles de la France. Ils ne sont
jamais devenus une solution aux maux du pays. Notre
enquête montre la sévérité des Français à l’égard de cette
politique.

Inégalités partout, paix sociale nulle part


Lorsqu’on demande aux Français comment ont évolué les
inégalités économiques dans l’Hexagone au cours des
quatre dernières années, la réponse est unanime : elles se
sont accrues. Qu’il s’agisse de l’écart entre riches et
pauvres, des inégalités économiques, salariales,
territoriales et culturelles, le pays apparaît profondément
fracturé, et le quinquennat écoulé ne semble pas avoir
réduit cette fracture, accentuant en conséquence le
tropisme égalitariste français. À la question : les écarts
entre riches et pauvres ont-ils augmenté ?, 88 % des
Français interrogés répondent oui, avec un consensus
politique complet puisque la gauche recueille un taux de
90 % tout comme le RN, la majorité présidentielle29 et la
droite étant, eux, à 88 %. Il en va de même au sujet de
l’aggravation des inégalités économiques, où seuls 17 %
considèrent que ces inégalités ont été réduites, quand 83 %
estiment qu’elles ont augmenté. Hormis La France
insoumise (79 %), toutes les autres formations politiques
atteignent des scores supérieurs à 80 %. Concernant les
inégalités entre territoires (ville-campagne ; métropole-ville
moyenne ; centre-ville-banlieue), il n’y a qu’à La
République en marche que 31 % des interrogés pensent
que ces inégalités ont été réduites, tandis que la gauche
(81 %) et le Rassemblement national (83 %) évoquent
davantage une aggravation des fractures territoriales.
Quant aux inégalités « selon les origines ethniques et/ou
religieuses réelles ou supposées », c’est-à-dire les
discriminations fondées sur les origines ethno-culturelles,
la gauche mais aussi le Rassemblement national sont plus
de 70 % à penser qu’elles ont augmenté, tandis qu’à
LaREM et chez les Républicains les taux sont plus bas.

Selon vous, comment ont évolué les inégalités


économiques en France au cours du quinquennat écoulé ?
TOTAL
TOTAL ont ont ont été ont été
elles
elles ont fortement un peu un peu fortement
ont été
augmenté augmenté augmenté réduites réduites
réduites

Les écarts entre


88 % 63 % 25 % 12 % 9% 3%
riches et pauvres

Les
inégalités 83 % 44 % 39 % 17 % 14 % 3%
économiques

Les inégalités
entre les actifs
d’emplois
78 % 33 % 45 % 22 % 19 % 3%
qualifiés et les
actifs d’emplois
non qualifiés

Les inégalités
entre territoires
(exemples :
ville/campagne ; 77 % 34 % 43 % 23 % 20 % 3%
métropole/ville
moyenne ; centre-
ville/banlieue)

Les inégalités
selon les origines
ethniques et/ou 68 % 29 % 39 % 32 % 25 % 7%
religieuses réelles
ou supposées

Les inégalités
salariales 50 % 18 % 32 % 50 % 44 % 6%
hommes-femmes

De fait, jusqu’à la fin de son mandat, Emmanuel Macron


sera apparu comme le « président des riches », des
premiers de cordée, rendant illisible sa politique
économique et sociale en termes de réduction des
inégalités. Il eut beau s’émouvoir de ce qualificatif devant
plusieurs centaines de patrons, lors du sommet « Choose
France », en janvier 2020, affirmant qu’il était d’abord le
« défenseur de l’intérêt général au service d’une ambition
pour le pays », l’image du président probusiness, favorable
aux plus nantis, lui colle à la peau. L’exécutif peut toujours
revendiquer une hausse globale du pouvoir d’achat
d’environ 17 milliards d’euros entre 2018 et 2020, ce ne
sont pas les ménages modestes qui en ont profité, comme
un rapport de l’OFCE l’a montré en février 2020. On y lisait
que « plus de deux tiers des ménages appartenant aux
10 % des plus modestes affichent des pertes de revenus
disponibles ». Pire encore pour l’exécutif, l’Institut
Montaigne, moins à gauche que l’OFCE, indiquait dans un
rapport à l’été 2021 que la politique fiscale des
gouvernements de l’ère Macron avait coûté plus qu’elle
n’avait rapporté, et qu’elle avait surtout bénéficié aux plus
aisés. L’impôt sur les sociétés a ainsi coûté 11 milliards
d’euros, mais avec pour effet direct la distribution de
davantage de dividendes aux actionnaires ayant dégagé de
plus importantes plus-values. Parmi les mesures censées
favoriser l’investissement des entreprises, l’instauration du
prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur les revenus du
capital, autrement appelé « flat tax », aura bénéficié à
0,1 % des foyers fiscaux – comprenez les plus aisés. La
hausse de la CSG, finalement annulée en 2019, aura été
plus coûteuse pour le budget de l’État qu’elle n’aura eu
d’effets positifs pour la majorité des salariés. Le bilan de la
stratégie macronienne globale n’est donc pas
impressionnant et la crise du Covid ne saurait servir de
prétexte pour l’éluder. D’autant que, en 2017, l’essentiel de
la campagne du candidat Macron était axé sur ses dons de
clairvoyance économique.
Les programmes de campagne qui l’ont fait élire sont
toujours cruels pour un élu sortant. Emmanuel Macron
déclarait en 2016 se présenter pour « redonner confiance »
à chaque Français. Il promettait notamment dans le
domaine économique d’améliorer le pouvoir d’achat de tous
les travailleurs « avec près de 500 euros supplémentaires
nets par an pour un salaire de 2 200 euros nets par mois » ;
pour les smicards bénéficiant de la prime d’activité, ce
serait « 100 euros nets de plus chaque mois ». Le candidat
Macron assurait également vouloir réduire le coût du
travail en faisant « économiser aux employeurs près de
1 800 euros par an et par salarié au smic », tout en
sanctionnant par davantage de charges les employeurs
entretenant la précarité. La crise du Covid et son « quoi
qu’il en coûte » ont laissé croire à un Macron keynésien,
mais, en réalité, les pouvoirs publics n’avaient pas d’autre
choix que de se comporter comme des assureurs en temps
de crise grave, même si souvent les assureurs sont plus
regardants sur les deniers dépensés que ne le fut l’exécutif
« arroseur » pendant plus d’un an. Les milliards d’euros
versés sans contrepartie aux entreprises dans le cadre de
la crise et du plan de relance n’ont pas empêché 1 million
de pauvres supplémentaires, selon les associations qui
prennent en charge ces publics. Les derniers chiffres
datant de 2018 établissaient à 5 millions le nombre de
pauvres en France, dont 2 millions vivant avec moins de
700 euros par mois, si l’on fixe le seuil à 50 % du niveau de
vie médian ; en revanche, si le seuil est fixé à 60 % – ce qui
est le plus fréquent30 –, notre pays comptait en 2018
9 millions de pauvres. Nous serions en 2021 à 10 millions
de pauvres.

Les Gilets jaunes : symbole du mépris de classe


La crise des Gilets jaunes aura rappelé que beaucoup de
travailleurs français sont mal rémunérés et ont des
difficultés sévères à boucler leurs fins de mois, en raison
des dépenses incompressibles et du coût du logement. Ils
occupent des emplois précaires, et le sentiment qui domine
ces travailleurs oubliés est celui d’abandon et de mépris.
La France périphérique – concept sociogéographique défini
par Christophe Guilluy en 2014 – ne produit pas d’émeutes
urbaines, ne bénéficie pas d’un tissage associatif serré
compensant les manquements des pouvoirs publics, ne
reçoit pas des milliards pour la rénovation du bâti ou la
revitalisation des petits commerces, a peu bénéficié de
« zones franches » pour y rendre l’emploi attractif. Avant
l’irruption des Gilets jaunes sur les ronds-points, symbole
de la topographie rurale et périurbaine voulue par les élites
parisiennes31, le rééquilibrage socio-économique des
territoires français occupait une ligne des programmes
électoraux. Lorsque, un an avant la crise des Gilets jaunes,
le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux,
déclare dans Le Journal du dimanche : « Wauquiez, c’est le
candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent au
diesel », l’ancien élu socialiste de Saône-et-Loire exprime
tout le mépris de la Macronie envers cette France
périphérique qui ne lui a pas accordé ses suffrages en
2017, ni aux élections suivantes.
En janvier 2018, la politique économique du président de
la République était déjà mal jugée par une majorité de
Français : selon une enquête BVA, 57 % des employés et
des ouvriers étaient mécontents de l’orientation
macronienne, tout comme 60 % des personnes à faible
revenu et 61 % des actifs âgés de 35-49 ans32. Ce sont les
retraités et les CSP+ (catégories socioprofessionnelles les
plus favorisées) qui avaient la moins mauvaise opinion de
cette politique économique, sans pour autant atteindre un
satisfecit majoritaire – 63 % des Français interrogés
estimaient déjà que la politique gouvernementale n’aurait
pas d’effet significatif sur leur pouvoir d’achat. Il faut
croire qu’ils sont de meilleurs analystes que la plupart des
économistes concernant la théorie du ruissellement, selon
laquelle l’enrichissement des plus aisés bénéficie à toute la
société puisque, en investissant et en consommant, les plus
riches produisent de la croissance dont les plus modestes
profiteraient aussi. Cette théorie d’origine anglo-saxonne a
servi notamment à justifier la baisse de la fiscalité sur le
capital pour les ménages les plus aisés. Sur le terrain du
chômage, les Français sont aussi plus pragmatiques : pour
64 % d’entre eux, en 2018, lutter contre le chômage
signifiait lutter contre les licenciements dont use et abuse
une partie du patronat. Finalement, Emmanuel Macron
préférera durcir les conditions d’indemnisation des
chômeurs pour les « obliger » à retourner vers l’emploi,
car, comme le dit l’adage élyséen : « Il n’y a qu’à traverser
la rue… »

Investir dans les services publics essentiels


Lorsque l’on interroge les Français sur les domaines dans
lesquels les pouvoirs publics doivent investir davantage ou
moins, force est de constater qu’une politique d’économies
drastiques n’est pas à l’ordre du jour. Aucune diminution
des dépenses publiques n’est souhaitée par les Français !
Le candidat dont le programme prévoira des coupes dans
ces dépenses risque de déplaire à une majorité de votants.
Autre paradoxe de l’opinion : le ministère de l’Économie a
publié en janvier 2021, avec l’institut Ipsos, une enquête
sur la perception de la dette publique (estimée alors à
115 % du PIB) dont il ressort qu’elle inquiète 73 % des
Français, surtout les CSP – ; 84 % de cet échantillon
considéraient alors que la réduction des déficits et de la
dette publique était une question importante, voire
prioritaire. Pour nos compatriotes, les deux principales
causes de l’endettement sont les mauvais choix politiques
faits par les gouvernements successifs, ainsi que les crises
économiques françaises et mondiales subies au fil des ans.
Pour 62 % des interrogés en janvier 2021, l’annulation de
tout ou partie de la dette publique envers certains de nos
créanciers semble aller de soi. Mais, dans le même temps,
concernant la dette Covid, si une majorité de Français
considèrent qu’elle doit être traitée à part car elle
répondait à une situation de crise singulière, ils sont 55 %
à estimer qu’il faut la rembourser ! Enfin, l’enquête de
Bercy révélait que 61 % des Français suggéraient de
baisser les dépenses publiques pour diminuer
l’endettement, prioritairement celles liées au
fonctionnement de l’État et des services publics (67 %). Or
notre enquête, comme d’autres sondages d’opinion publiés
en 2021, montre que les Français souhaitent au contraire
davantage d’investissement dans les services publics
essentiels.

Selon vous, l’État doit-il augmenter, diminuer ou


maintenir au niveau actuel les dépenses publiques dans les
domaines suivants ?
Maintenir au niveau
Augmenter Diminuer
actuel

Santé 77 % 6% 17 %

Éducation 73 % 7% 20 %

Recherche et
65 % 8% 27 %
développement

Police 65 % 10 % 25 %

Justice 63 % 9% 28 %

Transition écologique 57 % 12 % 31 %

Protection sociale 47 % 19 % 34 %

Industrie 38 % 20 % 42 %

Armée 37 % 23 % 40 %
Culture 33 % 17 % 50 %

Si une courte majorité d’entre eux considèrent que les


dépenses culturelles peuvent être maintenues au niveau
actuel, devant l’industrie (42 %) et l’armée (40 %), en
revanche une large majorité de citoyens attendent une
hausse des dépenses publiques dans six grands domaines
(par ordre d’importance) : la santé, l’éducation, la
recherche et développement, la police, la justice et la
transition écologique. L’unanimité transpolitique s’exprime
pour une augmentation des dépenses de santé, d’éducation
et de justice. Celle des dépenses publiques dans la
recherche et développement est moins attendue par les
électeurs du Rassemblement national (52 % pour une
hausse et 41 % pour un maintien au niveau actuel) que par
les autres formations politiques.
La gauche dans son ensemble se montre peu sensible à
l’idée d’accroître les dépenses de la police ; les Insoumis et
les écologistes proposent même de les diminuer dans une
plus forte proportion que les autres formations politiques.
Les sympathisants Républicains sont de loin ceux qui
souhaitent que plus de moyens soient alloués à la police
(86 %), quand LaREM et le Rassemblement national sont
sur des taux équivalents (77 et 75 %).
Investir davantage dans la transition écologique est un
sujet qui séduit moins la droite puisque seuls 38 % des
sympathisants Rassemblement national et 47 % des
sympathisants Républicains la réclament, quand la gauche
et la majorité présidentielle dépassent les 60-70 %
d’opinions favorables à une hausse de l’engagement public
dans ce domaine. Un clivage encore plus net s’exprime sur
la protection sociale : si la gauche demande à 64 % que les
pouvoirs publics investissent davantage, la majorité
présidentielle, la droite et le RN n’y souscrivent pas (entre
38 et 34 % d’opinions pour une augmentation).
Vers une relocalisation ?
On peut s’étonner de la faible ambition des Français
concernant les investissements publics dans l’industrie
puisque seuls les sympathisants Républicains sont
majoritaires (52 %) à attendre que l’État et les collectivités
s’impliquent davantage dans ce domaine. Pour 42 % de
l’échantillon interrogé, les dépenses publiques actuelles
sont suffisantes. Doit-on y voir une confiance accrue dans
l’initiative privée pour redévelopper un tissu industriel en
déliquescence ? Ou au contraire l’abandon d’une ambition
française dans ce secteur économique, face notamment aux
rouleaux compresseurs chinois et américain ? Il semble que
s’exprime ici une forme de contradiction puisque la
première mesure que les Français plébiscitent (à 53 %33)
pour améliorer nos performances économiques d’ici à 2030
est la relocalisation industrielle, accompagnée de sanctions
envers les entreprises qui délocalisent.

Parmi les affirmations suivantes, selon vous, quelles sont


les trois mesures prioritaires pour améliorer l’économie
française d’ici à 2030 ?
Total des
citations

Favoriser la relocalisation industrielle et sanctionner les


53 %
entreprises qui délocalisent

Sanctionner les entreprises privées qui versent des


48 %
dividendes tout en organisant des plans sociaux

Alléger le poids de la fiscalité sur les TPE-PME 39 %

Réduire les déficits publics dans tous les domaines 28 %

Réduire les aides publiques aux chômeurs pour reporter ces aides
24 %
vers l’emploi

Favoriser la flexibilité du marché du travail 23 %

Réorienter le développement 23 %
économique vers les activités liées
à la transition écologique

Favoriser le libre-échange pour ouvrir aux entreprises françaises


18 %
de nouveaux marchés

Favoriser l’entrepreneuriat individuel 17 %

Nationaliser les entreprises privées en difficulté 14 %

Limiter autant que possible le rôle


13 %
de la puissance publique

Cette relocalisation recueille une majorité de citations


dans notre échantillon. 48 % des interrogés sont d’ailleurs
favorables à des sanctions envers les entreprises privées
qui versent des dividendes tout en organisant des plans
sociaux ; les Français proches du Parti socialiste et de La
France insoumise sont plus de 60 % à exprimer une telle
opinion, devant les écologistes, les Marcheurs et le
Rassemblement national. Ce sont les sympathisants
Républicains qui sont les plus frileux (40 %). Force est de
constater que, après la crise du Covid, l’exécutif a
développé un discours favorable à la relocalisation de la
production industrielle, en particulier dans cinq domaines
stratégiques34 qui, pour l’essentiel, exigent un haut niveau
de qualification des actifs, une montée en gamme de la
formation, loin d’être acquise à cette heure. La nécessité
enfin admise par tous de réduire notre dépendance envers
l’industrie asiatique ne se traduit pas pour autant par un
engagement financier massif de l’État au sein du plan de
relance (140 millions d’euros pour une trentaine de projets
de relocalisation). La vulnérabilité et le manque de
compétitivité de l’industrie française se sont pourtant
révélés criants au cours de cette crise du Covid, même si
de nombreux experts et dirigeants politiques alertaient
depuis longtemps sur les effets délétères des politiques
ultralibérales de délocalisation opérées à partir des années
1980 et poursuivies aveuglément par tous. Un rapport de
France Stratégie de novembre 2020 a montré que nos
grandes entreprises françaises étaient devenues, au
tournant des années 2000, les championnes du monde de la
délocalisation. Quand certains pays comme l’Allemagne
choisissaient la montée en gamme (avec un tissu industriel
composé surtout de TPE-PME), la France optait pour une
désindustrialisation unique en Europe35. Les grands
groupes industriels français ont ainsi préféré la
délocalisation pour des raisons de profit économique et de
niveau de compétitivité, avec le soutien, sinon les
encouragements, des exécutifs de droite et de gauche. Ils
ont par là fait perdre à la France, depuis 1980, la moitié de
ses effectifs industriels, venant grossir les rangs des
chômeurs36 ; sur plus de quatre décennies, ce sont des
dizaines et des dizaines de milliers d’emplois qui ont
disparu. Chacun a bien sûr à l’esprit le cas de l’industrie
automobile française qui compte de grands constructeurs
d’envergure mondiale mais si peu d’usines sur le territoire
national ! Il n’est donc pas surprenant que la plupart des
programmes des candidats à la présidentielle placent la
relocalisation industrielle au cœur de leur projet. Pour
certains d’entre eux, le bras de fer avec leurs amis du
Medef s’annonce musclé.
Sur le podium des trois mesures économiques prioritaires,
la médaille de bronze revient enfin à l’allègement de la
fiscalité sur les TPE-PME, validé par 39 % des avis
exprimés, essentiellement chez les Républicains (52 %).
Les électorats de LaREM et du RN ont le même taux
d’approbation de cette mesure à 42 %, quand la gauche,
sans surprise, ne la soutient qu’à 28 %. On observe un
émiettement de l’opinion sur toutes les autres mesures
proposées, recueillant entre 28 et 13 % d’avis favorables
comme « prioritaires de l’action publique ». Il en ressort
que les Français sont peu favorables à la flexibilité du
marché du travail37, au libre-échange38, à
l’entrepreneuriat individuel39 et à la nationalisation des
entreprises privées en difficulté40.

L’État providence
Les Français sont majoritaires à penser qu’il n’est pas bon
de limiter le rôle de l’État dans l’économie. Si seuls 13 %
d’entre eux estiment que la puissance publique devrait être
la moins interventionniste possible, 87 % plébiscitent donc
un interventionnisme étatique dans ce domaine, les
sympathisants Insoumis (84 %) et le Rassemblement
national (83 %) y étant les plus enclins. À n’en pas douter,
on peut lire dans ces chiffres non seulement l’attachement
des Français au concept d’État stratège, mais également
comme un effet de la crise du Covid où l’État providence
s’est transformé en État tout-puissant, garant de la survie
des entreprises privées au prix d’un endettement public
sans précédent, dont on tente de faire croire qu’il ne
coûtera rien. Il est probable que la démonstration d’un État
dépensier, arrosant tous les secteurs sans distinction de
millions d’euros publics, aura renforcé les représentations
françaises déjà ancrées par notre histoire centralisatrice et
monarchique, selon lesquelles l’État peut tout, l’État doit
tout faire et, quand ça tourne mal, l’État est responsable de
tout. Les Français semblent oublier parfois que, en
démocratie et en république, « l’État, c’est eux ». Une
élection présidentielle est d’ailleurs le meilleur moment
pour s’en souvenir.
Bien sûr, l’évolution de l’opinion sur l’économie dépend
davantage des fluctuations de la conjoncture que de la
longue durée. Quand l’économie se porte bien, la pensée
libérale reprend des couleurs ; en temps de crise, on en
appelle à l’État. Des enquêtes françaises et internationales
ont montré que, à la fin des années 2000, les opinions
favorables au libéralisme étaient devenues minoritaires,
alors qu’elles étaient majoritaires dans les années 1990,
époque des grandes illusions encouragées par les élites
occidentales : la fin de l’Histoire prophétisée par Francis
Fukuyama, la mondialisation heureuse, la victoire définitive
du capitalisme et du libre-échange, la société de
consommation et son progrès indéfini… Après trois
décennies, une majorité de Français constatent que cette
mondialisation débridée a amputé l’Hexagone d’une large
part de sa souveraineté économique, créant une
dépendance dans nombre de domaines stratégiques, que le
chômage structurel41 a été aggravé par l’accélération du
libre-échange et l’intégration européenne, que la crise
environnementale est directement liée aux modes de
production et de consommation induits par le capitalisme
financier prédateur, instauré depuis la fin des années 1980
devenu hégémonique au cours des années 1990.
Les Français n’ont pas eu besoin de lire des centaines
de pages d’experts pour comprendre que, d’ici à 2030, le
monde allait connaître des transformations majeures sur
le plan environnemental, démographique, économique et
technologique, induisant des changements profonds de
modes de vie et de production. Ils savent que le temps de la
croissance illimitée est derrière nous et que la technologie
n’est pas la solution pour relancer le fantasme du progrès
sans fin. La nécessité de politiques plus protectionnistes
afin de se protéger des crises financières, économiques,
sanitaires et politiques fait désormais consensus, surtout
dans le contexte d’un affaiblissement de l’Union
européenne et d’une aspiration des peuples à davantage de
souveraineté nationale. La productivité et la recherche du
profit comme fondement du système économique
capitaliste actuel sont rejetées par des pans de plus en plus
importants de la population, en particulier une jeunesse
militante qui aspire à une économie fondée sur les
équilibres et la réduction des inégalités. La ligne de crête
sera difficile pour les dirigeants à venir, soumis à des
attentes paradoxales où se mêlent intérêt individuel et
intérêt collectif : accroître le pouvoir d’achat, maîtriser la
dette publique sans réduire les dépenses, baisser les
charges sur les entreprises, protéger l’environnement,
réduire le temps de travail, partir le plus tôt possible à la
retraite, restaurer la place de la France dans le concert des
nations…
Il est difficile de dire quelles seront les causes et
conséquences des crises françaises dans le domaine
financier ou économique, d’autant qu’elles sont insérées
dans le système mondialisé. L’économie française apparaît
mal préparée pour affronter ces crises, et celle du Covid-19
l’a montré de façon plus éclatante que celles qui se jouaient
dans les salles de marchés. Que ce soit en 2008 ou en
2020, c’est par de l’endettement public que l’État a
soutenu l’économie et a évité des conséquences sociales
terribles à court terme. Pour autant, de façon structurelle,
la France apparaît comme un pays perpétuellement sous
tension sociale et économique, malgré les économistes ou
experts qui nous répètent que « la France va bien » ou que
les Français sont « des enfants gâtés qui s’ignorent ».
Il s’avère que l’État pompier se transforme rarement en
État régulateur. Les Français se croient sauvés sur
l’instant, mais sont vite confrontés aux mêmes blocages.
Les études prospectives ont plutôt tendance à proposer des
scénarios sombres pour la décennie à venir, sur fond de
croissance faible et d’inflation haute, de chômage élevé
endémique avec une stagnation des revenus qui rendent
l’emploi peu attractif dans un pays très protecteur, des
tensions sociales, de l’endettement et du déficit public,
sans parler d’une aggravation du déficit de notre commerce
extérieur, des hausses constantes du coût de l’énergie dans
une période où la transition écologique s’impose.
Tout cela ne saurait rendre les Français insouciants, et
leur reprocher leur lucidité en les taxant de pessimistes ou
de déclinistes paraît empreint de mauvaise foi, d’une forme
de cynisme élitaire. Les catégories les plus aisées ont, il est
vrai, assez de ressources financières, patrimoniales,
sociales et culturelles pour s’en sortir le mieux possible. On
l’a vu pendant la crise du Covid de façon parfois
caricaturale, puisque les grandes fortunes françaises sont
désormais plus nombreuses qu’avant (109 en 2021 contre
95 en 2019 et 51 en 2011) et leur patrimoine a augmenté
en moyenne de 30 %, selon le magazine Challenges qui
n’est pas connu pour être un journal anticapitaliste42. En
revanche, les catégories populaires et les classes
moyennes, largement plus nombreuses et productives dans
la population générale, sont celles qui subissent à chaque
sortie de crise davantage de déclassement, des
perspectives d’ascension sociale encore repoussées aux
calendes grecques.
Nous revenons donc ainsi à notre constat unanime de
départ : la France est un pays socialement et
économiquement fracturé, qui se ressent comme déclinant
où des catégories sociales ne se côtoient plus43, ne
partagent plus de vision commune. Cette fracture liée aux
inégalités (scolaires, sociales, économiques et salariales),
un peuple comme le peuple français ne peut le tolérer du
fait de son attachement singulier à la notion d’égalité, voire
d’égalitarisme, fondée sur l’idée de mérite, même si la
méritocratie est considérée par beaucoup comme un mythe
républicain. Depuis la fin des années 1980, il est devenu
clair que, d’une génération à l’autre, les possibilités
d’ascension sociale se sont réduites alors que
paradoxalement le niveau d’étude a progressé. Les classes
moyennes et populaires sont particulièrement frappées par
cette immobilité sociale. En dépit des efforts que parents et
enfants peuvent consentir misant tout sur la scolarité.
Lorsqu’un pays à l’imaginaire profondément égalitaire
comme la France ne parvient plus à faire communiquer les
classes populaires avec les classes supérieures et ne sait
plus offrir aux classes moyennes, sur qui pèse l’essentiel
des coûts, de vraies perspectives d’ascension, le sentiment
collectif d’une impasse peut sembler justifié.

LE CHOIX DES FRANÇAIS

Les délocalisations d’entreprises ont été par le passé un enjeu présent


sur l’agenda des campagnes présidentielles, avec, par exemple, le souvenir
de la venue d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen sur le site de la
désormais ex-usine de Whirlpool, durant l’entre-deux-tours de l’élection de
2017. Dans ce cadre, une majorité des Français estiment prioritaire
pour l’économie de favoriser la relocalisation industrielle et de
sanctionner les entreprises qui délocalisent. En outre, sanctionner
les entreprises privées qui versent des dividendes tout en organisant
des plans sociaux est une mesure presque autant soutenue. Cette
dernière trouve toutefois un écho spécialement fort à gauche (elle est citée
par 63 % des proches du Parti socialiste et 60 % de ceux de La France
insoumise).
Quant aux augmentations de dépenses dans les domaines de la
santé, de l’éducation, de la recherche, de la police, de la justice et
de la transition écologique, elles sont largement souhaitées par les
Français,et voient bien entendu se positionner à leur sujet nombre de
candidats à l’élection présidentielle. Pour ne citer qu’eux, Anne Hidalgo a
ainsi proposé de doubler le salaire des enseignants, tandis que Yannick
Jadot souhaite réaliser un plan de relance à 50 milliards d’euros par an.
L’économie apparaît comme une priorité, tout particulièrement
pour les soutiens de la majorité présidentielle.

Les désaccords partisans sur la conduite à tenir sont cependant


forts, les sympathisants de gauche étant, par exemple, plus
nombreux à soutenir les augmentations de dépenses publiques ou la
sanction des entreprises privées versant des dividendes tout en
organisant des plans sociaux.

29. Ce qui est un aveu cinglant pour LaREM, prouvant que la théorie du
ruissellement est un leurre et que la promesse macronienne de 2017 de réduire
les inégalités n’a pas été tenue sur ce quinquennat.
30. Soit un revenu mensuel inférieur à 1 063 euros (Insee, 2018).
31. Avec plus de 50 000 ronds-points extrêmement coûteux à travers le pays,
la France détient un record mondial.
32. La constance de cette opinion sera vérifiée par un sondage Opinion Way
en septembre 2021 : 58 % des Français jugeaient négativement l’action
économique d’Emmanuel Macron depuis 2017, avec le sentiment pour 56 %
d’entre eux que leur pouvoir d’achat avait plutôt diminué. Enfin, selon 50 % des
personnes interrogées, les actions économiques du gouvernement depuis cinq
ans ont eu un impact positif principalement pour les catégories les plus aisées
de la population.
33. Seuls les sympathisants Insoumis expriment un avis favorable à cette
mesure sous le seuil des 50 % (40 %).
34. La santé (notamment les biomédicaments), l’électronique, l’industrie
agroalimentaire, les intrants industriels et les télécoms. Bruno Le Maire se
refusant à « relocaliser des biens à faible valeur ajoutée ».
35. À part sans doute au Royaume-Uni, lancé également dans une grande
politique de désindustrialisation par Margaret Thatcher au profit du
capitalisme financier.
36. L’Insee avait montré dans une étude sur l’économie française datant de
2006 que, entre 1995 et 2001, le nombre d’emplois délocalisés était d’environ
13 500 par an en moyenne. En 2010, une nouvelle étude avait évalué à 36 000
le nombre d’emplois détruits en moyenne chaque année par les délocalisations.
37. LaREM, avec 30 %, a le plus haut taux d’avis favorables pour la
promotion de la flexibilité du marché du travail.
38. Étonnamment, ce sont les écologistes (29 %) qui sont les moins hostiles
au libre-échange afin d’ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises françaises.
39. Les sympathisants Insoumis (31 %) et écologistes (29 %) sont les plus
favorables au développement de l’entrepreneuriat individuel, contre 6 % des
sympathisants socialistes !
40. Les Insoumis sont 31 % à réclamer une nationalisation des entreprises en
difficulté, contre 6 % pour LaREM et LR.
41. Même à 8 % de chômage, la France reste un pays « riche » marqué par
un chômage structurel, avec trop de jeunes mal formés qui entrent
difficilement dans le marché du travail, et des actifs de plus de 50-55 ans qu’on
licencie ou qu’on place en préretraite.
42. Selon une étude de la banque suisse UBS en septembre 2020, les
milliardaires ne se sont jamais aussi bien portés qu’avec la crise du Covid-19,
avec une hausse de plus d’un quart de leurs revenus au plus haut de la crise,
grâce, notamment, à la reprise des marchés boursiers. Ainsi les « super
riches » détiennent-ils aujourd’hui la plus grande concentration de richesse
jamais vue dans l’histoire. Les activités philanthropiques de certains,
habilement mises à la une des médias, auront-elles durablement permis de
faire passer la pilule ?
43. Depuis l’école jusqu’à l’entreprise, trop de Français vivent dans des
mondes parallèles, selon la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent.
3.

Les Français ont choisi la priorité


à l’hôpital public

Devant les tentes sombres de l’hôpital militaire de


campagne dressé dans la cour de l’hôpital Émile-Muller de
Mulhouse, il fait déjà nuit lorsque le président de la
République, chef des armées en « guerre contre le virus »,
s’adresse « depuis le front » du Grand Est aux Français, le
25 mars 2020. Dans une allocution relative à la crise du
Covid-19 qui entre dans sa phase aiguë, il se place « aux
côtés des femmes et des hommes mobilisés en première
ligne », comme l’indique le titre officiel du discours.
Égrainant une liste de remerciements à tous les corps
sociaux mobilisés, il insiste particulièrement sur
l’engagement absolu des personnels soignants, dont on
commence à savoir par des témoignages relatés dans la
presse qu’ils travaillent dans un scandaleux dénuement de
moyens pour une nation qui se vantait d’avoir l’un des
meilleurs services publics de santé au monde. À l’occasion
de son discours, Emmanuel Macron déclare avoir
« demandé au gouvernement d’apporter une réponse claire
et forte de court terme pour l’ensemble des personnels
soignants », mais qu’il prend aussi « l’engagement ce soir
pour eux et pour la nation tout entière qu’à l’issue de cette
crise un plan massif d’investissement et de revalorisation
de l’ensemble des carrières sera construit pour notre
hôpital. Cette réponse sera profonde et dans la durée ». Il
annonce ici le Ségur de la santé qui s’ouvrira deux mois
plus tard sous l’égide d’Édouard Philippe, pour connaître
son épilogue sous Jean Castex. Ce ne sont pourtant pas les
plus de 9 milliards alloués à « la revalorisation des métiers
des établissements de santé et des Ehpad et à l’attractivité
de l’hôpital public », ni l’annonce de 19 milliards d’euros
d’investissement dans le système de santé qui peuvent
répondre à la crise de sens des métiers du soin, exprimée
de longue date par les soignants dans l’indifférence
générale. Cette crise de sens a pris racine dans des
politiques publiques de destruction de notre système de
santé, dont les Français ont une conscience aiguë puisqu’ils
en sont à la fois les premiers bénéficiaires et les premiers
contributeurs. Cette attention des citoyens français à la
situation critique de notre système de santé s’est bien
entendu renforcée avec la crise sanitaire que nous
traversons, qui en a révélé les forces – essentiellement
humaines –, et surtout les faiblesses – essentiellement
structurelles.

Urgence à sauver l’hôpital


Pour les Français interrogés lors de notre enquête, trois
mesures semblent prioritaires et font l’objet de citations
majoritaires pour améliorer le système de santé :
le recrutement de soignants, la réouverture des hôpitaux
de proximité et la réorganisation de l’hôpital public pour en
alléger la part d’administratifs. Au sein de cette unanimité,
on distingue néanmoins que les sympathisants RN sont les
plus nombreux à plébisciter recrutements et hôpitaux de
proximité (56 %), quand les sympathisants Insoumis ont ici
les taux d’approbation les plus bas (47-44 %). La
réorganisation de l’hôpital public est particulièrement
attendue par les Républicains (67 %) et les socialistes
(61 %). Il est vrai que l’état actuel de notre système
hospitalier est largement imputable aux politiques
conduites alternativement par des gouvernements de droite
et de gauche au cours des deux dernières décennies dont la
plupart des membres de l’actuel exécutif ont fait partie. Si
les conditions de travail pour les soignants et la qualité des
soins ont été nettement affectées par les choix budgétaires
des exécutifs successifs, voilà plusieurs décennies que les
économistes qui distillent leurs conseils aux dirigeants
politiques n’ont qu’un seul horizon : la maîtrise des
dépenses de santé en réduisant l’offre de soins. En effet,
selon leur vision capitalistique de la santé, c’est l’offre qui
crée la demande. Pour le dire crûment : si l’on faisait en
sorte qu’il y ait moins de médecins, les gens seraient
mécaniquement moins malades, cela coûterait donc moins
cher aux finances publiques !

Dans la liste suivante, quelles sont pour vous les trois


mesures prioritaires pour améliorer le système de santé
publique ?
Total des citations

Recruter davantage de médecins, d’infirmiers et


54 %
d’aides-soignants

Investir dans la réorganisation de l’hôpital


50 % (dont 21 % de
public (plus de soignants et moins
citation en premier)
d’administratifs)

Ouvrir les hôpitaux de proximité au lieu des


50 % (dont 18 % de
regroupements
citation en premier)
hospitaliers régionaux

Obliger les médecins à s’installer dans les déserts


45 %
médicaux

Augmenter l’investissement public dans la recherche


27 %
médicale
Développer davantage de campagnes de prévention
des risques
17 %
(épidémies, addictions, maladies liées au mode de
vie)
Favoriser la médecine du travail dans le dépistage
des maladies 17 %
chroniques et des maladies graves
Gérer le déficit de la sécurité sociale par une 17 %
réduction des dépenses de santé

Développer la télémédecine 12 %
Augmenter le parc hospitalier privé 11 %

Concernant la mesure prioritaire pour les Français – à


savoir recruter plus de médecins et de paramédicaux –, on
peut constater qu’Emmanuel Macron avait promis en 2017
une réforme dans ce domaine. Le numerus clausus, établi
en 1971 au nom d’une vision budgétaire court- termiste, a
porté ses fruits comme on le constate aujourd’hui avec la
pénurie de médecins dans le public comme dans le privé,
partout sur le territoire et pas uniquement dans les déserts
médicaux ruraux. Cela oblige à recruter à l’étranger, ce qui
a pour effet de dépeupler certains pays en voie de
développement de leurs élites médicales44. En 2019, dans
le cadre du plan « Ma santé 2022 », le numerus clausus a
laissé place à un nouveau mode de sélection : les
« Objectifs nationaux pluriannuels ». Fixés pour cinq ans,
ils visent à « réduire les inégalités d’accès aux soins et
permettre l’insertion professionnelle des étudiants » selon
le ministère de la Santé. Ainsi, entre 2021 et 2025, 51 505
étudiants en médecine seront formés, soit une dizaine de
milliers par an, ce qui équivaut à peu près au niveau du
dernier numerus clausus. Voilà qui ne suffira pas à résorber
le creux démographique des médecins, admis par toutes les
statistiques publiques !
Les Français sont également critiques à l’égard de
la politique d’aménagement du territoire en termes de
santé publique. Comme le montre notre enquête, ils
attendent plus de proximité, de contacts humains, moins de
gigantisme et de consultations à la chaîne après des heures
d’attente. Conduite au fil des années par la plupart des
gouvernements, la disparition progressive des petits et
moyens hôpitaux de province ou de banlieue au profit
d’établissements de grande taille a été actée par la loi
Santé de 2016, via des groupements hospitaliers de
territoire (GHT), pilotés exclusivement par les grands
établissements hospitaliers. Il s’agit d’un dispositif
conventionnel obligatoire de coordination de la prise en
charge des patients entre les établissements publics de
santé d’une même région. Les GHT participent
inévitablement au processus de disparition des hôpitaux et
maternités de proximité.
Depuis 2000, ce sont plus de 100 000 lits qui ont été
fermés à travers le pays, et, pour de nombreux Français, il
faut une heure de route minimum pour rejoindre la
première structure hospitalière disponible. Seules les
mobilisations locales permettent d’éviter ou de retarder les
fermetures de services d’urgence, de maternité ou de
chirurgie. Le poids des Agences régionales de santé (ARS)
est particulièrement fort pour inciter les élus locaux à
soutenir les fermetures, invoquées la plupart du temps au
nom de la non-rentabilité de l’établissement ou du manque
de personnel. Les déséquilibres territoriaux concernant
l’offre de soins sont une réalité décrite par les experts en
santé publique. L’annonce par le gouvernement, dans le
cadre du plan « Ma santé 2022 », du lancement d’une
campagne de labélisation « hôpitaux de proximité », sans
urgences ni maternité, avec un service de chirurgie
ambulatoire light, ouvert aux professionnels de santé de
ville, a donc fait craindre à beaucoup d’acteurs locaux une
dégradation continue de l’offre de soins. Où sont les « 500
à 600 hôpitaux de proximité d’ici 2022 » promis par la loi
de Agnès Buzyn ?. Pas plus que les communautés
professionnelles territoriales de santé (CPTS) créées par
Marisol Touraine en 2015, les hôpitaux de proximité
d’Agnès Buzyn et d’Olivier Véran ne viendront répondre
aux préoccupations des Français les plus éloignés du soin :
ceux qui recourent à l’hôpital par défaut et non par choix,
en raison d’un réseau de médecins de ville insuffisant,
comme ceux qui ne disposent pas d’une continuité de soins
de qualité, en raison de leur lieu de vie. La crise sanitaire
n’a pas interrompu le processus de dégradation des
capacités hospitalières, au contraire : en 2020, plus de
5 700 lits d’hospitalisation complète ont disparu, et
25 établissements ont tout simplement fermé leurs
portes45.
Pour ce qui est de réorganiser structurellement l’hôpital
et se défaire enfin de la domination absolue de la logique
gestionnaire, on peut d’ores et déjà imaginer que, si les
réformes à venir sont conduites par le même type d’acteurs
que les réformes précédentes, rien ne bougera. En effet, il
y a bien longtemps que les acteurs du terrain hospitalier et
de la médecine de ville, ainsi que les représentants des
patients, n’ont plus été à l’œuvre dans les décisions les
concernant. Lorsque la réforme des politiques publiques de
2009 a accouché de la loi Hôpital Patients Santé Territoires
(HPST), ce sont des hauts fonctionnaires et quelques
consultants privés qui ont ficelé le projet pour l’exécutif. En
février de la même année y répondaient des manifestations
inédites et massives de soignants dans toute la France pour
contester la politique comptable, la « T2A46 », la
dégradation des conditions de travail et la fragilisation
générale du service public de santé. À relire les
revendications des acteurs de l’époque, on se dit que rien
n’a changé et que la défiance, la rancœur, le dégoût ne sont
pas dus au hasard ou à une « radicalisation dans l’air du
temps ». En contraignant individuellement chacun des
acteurs de l’hôpital, depuis le directeur de l’établissement
jusqu’aux cadres infirmiers et aux aides-soignants, à faire
fonctionner le système infernal de la gestion comptable
hospitalière, on ne peut pas s’étonner du découragement ni
de la perte de sens éprouvés par les hommes et les femmes
qui y travaillent. Après les avoir applaudis au cours du
premier confinement, les Français n’ont pas oublié la prise
de conscience d’une urgence à sauver l’hôpital.
Combattre les déserts médicaux
La puissance publique peut-elle obliger les médecins
libéraux à s’installer dans tel ou tel quartier, ville ou
village ? Beaucoup de Français – qui restent
majoritairement étatistes – semblent croire que cela soit
possible pour répondre au problème des déserts médicaux.
En mars 2019, dans le cadre du Grand Débat, la fédération
hospitalière de France avait déjà lancé une vaste enquête
sur le sujet, dont il ressortait que 84 % des Français
souhaitaient qu’on impose aux médecins leur lieu
d’exercice pour leurs premières années de pratique
libérale. Le problème n’est pourtant pas tant la répartition
spatiale des professionnels de santé libéraux en termes de
temps d’accès au cabinet du médecin, qui est relativement
satisfaisant en France47, que le délai d’obtention d’un
rendez-vous. Car, que l’on habite dans une métropole ou
dans un village, chaque Français a été confronté aux délais
de rendez-vous parfois délirants : huit mois dans une
grande ville des Yvelines pour une consultation
de dermatologie, six mois à Paris pour un rendez-vous de
gynécologie, un an pour un bilan chez le cardiologue dans
une ville moyenne de l’Eure.
45 % des Français interrogés dans notre enquête
souhaitent obliger les médecins à s’installer dans les
déserts médicaux, cette attente étant sans surprise plus
marquée dans les communes rurales (50 %) que dans
l’agglomération parisienne (39 %). Les sympathisants
Républicains sont les plus favorables à cette obligation
(52 %) devant le Rassemblement national et les écologistes
(49 %). Les sympathisants Insoumis semblent, eux, plus
dubitatifs sur la question (37 %).
Si le concept de désert médical n’est pas strictement
défini, il est néanmoins compris de tous : il évoque le cumul
de difficultés dans l’accès à différents services de santé et
l’inégale répartition sur le territoire des professionnels de
santé, conduisant à une concentration dans certains
quartiers des pôles urbains, aux dépens d’autres territoires
supposés moins attractifs en patientèles. Ces inégalités
territoriales que personne ne conteste se sont accrues au fil
des deux dernières décennies, d’autant qu’elles ne
correspondent pas aux évolutions démographiques
générales. Entre 2015 et 2018, la part de la population
française résidant dans une zone sous-peuplée en médecins
généralistes est passée de 3,8 à 5,7 %. Ainsi, la médecine
de premier recours (généraliste, service d’urgences
hospitalières, pharmacie à proximité) n’est pas là où ses
patients les plus fragiles l’attendent. Depuis 2010, par
exemple, le nombre de médecins généralistes libéraux et
de spécialistes en accès direct (gynécologues, psychiatres,
ophtalmologues, pédiatres, etc.) n’a cessé de diminuer, et
les projections d’experts publics, comme la DREES
(Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et
des statistiques), n’annoncent une relance de la
démographie de ces professionnels qu’après 2030. On
observe également que, depuis une vingtaine d’années, les
médecins ont tendance à s’installer en groupe plutôt qu’en
cabinet individuel afin de partager les frais de
fonctionnement et s’assurer davantage de souplesse dans
le travail, grâce à une répartition du temps de consultation
au sein du cabinet. Ces regroupements induisent
évidemment des fermetures de cabinets dans certaines
communes ou quartiers. De même, la part des remplaçants
chez les médecins libéraux augmente régulièrement, c’est
autant de médecins sans cabinet fixe pour les patients. En
outre, la loi « Ma santé 2022 » avait annoncé la création
des Assistants médicaux48, où sont les 4 000 postes promis
pour 2022 ?
Que peut faire la puissance publique ? Les collectivités
territoriales sont les plus réactives car ce sont des élus de
proximité ; les maires dépensent souvent une énergie
considérable pour lutter contre la désertification médicale,
bien que la santé ne relève pas des compétences
communales. Nombre d’entre eux s’engagent dans
l’ouverture de maisons de santé, où médecins et
paramédicaux salariés sont rémunérés par les collectivités
locales. Le ministère de la Santé a également annoncé la
création de 200 postes de médecins salariés, dont la moitié
de la rémunération sera payée par l’hôpital public, mais
c’est évidemment une goutte d’eau dans l’océan. Le débat
sur la liberté pour les médecins libéraux de choisir leur lieu
d’installation ne date pas d’aujourd’hui, et jusqu’alors
aucun projet ou proposition de loi visant à limiter cette
liberté n’a abouti. Des députés ont même pensé récemment
à créer un droit opposable : la loi aurait imposé à la Caisse
primaire d’assurance maladie de désigner un médecin
traitant obligatoirement disponible. En 2017, la Cour des
comptes avait préconisé le conventionnement sélectif, déjà
appliqué au kinésithérapeute et aux infirmiers, afin de
limiter le nombre d’installations dans un territoire déjà
pourvu en quantité et en qualité de soignants, par rapport
au bassin de population. Mais, au lieu de mesures
contraignantes, le problème aujourd’hui est davantage de
rendre l’installation attractive pour les médecins libéraux,
qu’ils soient généralistes ou spécialistes. On peut douter de
l’efficacité à grande échelle de la généralisation des
Communautés professionnelles territoriales de santé
(CPTS) par l’actuel ministère de la Santé, qui vise à mieux
coordonner le travail des soignants libéraux sur un
territoire donné. La question reste entière : comment
réduire les inégalités territoriales – et, de facto, sociales –
en matière d’accès au soin ? Le prochain occupant de
l’Élysée devra trouver autre chose que des demi-mesures
qui n’ont jamais donné d’effet mesurable par les usagers,
faute de répondre aux attentes des médecins et à celles des
patients, parfois antinomiques.
Une souveraineté sanitaire bradée
Sur les dix mesures phares que nous proposions
aux Français de notre échantillon, six semblent peu
convaincantes pour une majorité d’entre eux : elles n’ont
recueilli qu’entre 27 et 11 % de taux d’adhésion.
L’augmentation de l’investissement public dans la
recherche médicale, qui recueille 27 % d’opinions
favorables49, a été au cœur des débats lors de la crise
sanitaire du Covid, devant l’échec humiliant de nos grands
laboratoires publics et privés, incapables de produire un
vaccin français. Cette crise est venue prouver à tous
les Français ce que certains politiques ou intellectuels
répétaient depuis longtemps : nous avons perdu notre
souveraineté sanitaire, ou plutôt nos dirigeants successifs
l’ont bradée en accompagnant la destruction des
infrastructures de recherche et développement (R&D) au
profit de la financiarisation des laboratoires. Comment
comprendre qu’en une décennie Sanofi ait pu impunément
se délester de la moitié de ses chercheurs et diviser par
trois le nombre de ses centres de recherche, tout en
dégageant toujours plus de profits financiers ? Comment
comprendre que de grands groupes pharmaceutiques
français se désengagent, pour des raisons purement
capitalistiques, de travaux de recherche dans des domaines
pourtant essentiels comme les antibiotiques, la cardiologie,
le diabète ? Les actionnaires de Sanofi en pleine crise
sanitaire ne se sont-ils pas distribué 4 milliards d’euros de
dividendes, tout en supprimant plus de 1 700 emplois ?

La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle changé votre


opinion en bien, en mal, ou n’a pas changé votre opinion
pour chacun des acteurs suivants ?
En En N’a pas
bien mal changé
votre
opinion

Les paramédicaux (infirmiers, aides-soignants) 53 % 7% 40 %

Les médecins de ville 37 % 9% 54 %

Les entreprises
privées en charge des questions de santé 34 % 18 % 48 %
(laboratoires privés, plateformes type Doctolib)

Les médecins experts des institutions publiques ou


21 % 30 % 49 %
parapubliques

Les élus locaux 18 % 22 % 60 %


Le ministère de la Santé et les ARS 17 % 39 % 44 %

La France consacre à peine plus de 8 % de son budget à


l’enseignement supérieur et à la recherche. L’essentiel de
ces crédits budgétaires correspondant aux rémunérations
des chercheurs, une part infime est donc allouée au
financement des recherches à proprement parler. C’est que
nos dirigeants, de gauche comme de droite, ont préféré
depuis plus de vingt ans augmenter les aides indirectes à la
recherche privée (par le crédit impôt recherche, puis le
CICE – crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi),
plutôt qu’investir dans une recherche publique ambitieuse
et compétitive en lien avec le privé plutôt que soumise aux
exigences financières de ce dernier. Nos dirigeants ont
continué d’imposer un carcan administratif insupportable
aux laboratoires publics, sur fond de sous-financement
obérant la compétitivité de notre recherche sur le plan
international. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des
jeunes scientifiques français doctorants ou postdoctorants
préfèrent émigrer dans des pays où ils peuvent donner la
pleine mesure de leur talent. Un rapport du Sénat avait
clairement montré que l’effort de recherche et
développement stagnait dans notre pays depuis les années
1990 : là où l’OCDE fixait un objectif de 3 %, la France se
maintenait péniblement à peine au-dessus des 2 %50. Ainsi,
quand en 2018 elle dépensait 68 milliards de dollars dans
la R&D, notre voisin allemand en dépensait 141, soit plus
du double ! Lorsqu’on sait que la bataille économique se
joue aujourd’hui sur le terrain scientifique et technologique
(qu’il s’agisse de technologies numériques ou propres), les
classements mondiaux de la France en matière
d’innovation sont là pour nous rappeler notre médiocre
situation : nous sommes 11e derrière la Suède, les États-
Unis, le Royaume-Uni, la Corée du Sud, la Finlande,
Singapour ou l’Allemagne, et à peine devant Israël (15e) ou
l’Islande (17e).

Le serpent de mer du « trou de la Sécu »


Avant la crise sanitaire déjà, l’exécutif s’était
littéralement entiché de la télémédecine, alors que seuls
12 % des Français interrogés dans notre enquête
considèrent cette voie comme prioritaire pour améliorer le
système de santé publique51. Probablement parce que, lors
de la pandémie, ils ont pu se rendre compte des grandes
limites de ce type de consultation médicale52. Il faut donc
croire que les Français ne sont pas encore prêts pour la
consultation virtuelle. Voilà plus de dix ans que nos
gouvernements cherchent à développer la télémédecine,
dont la pratique a été définie et réglementée par la loi
HPST de 200953, et que la majorité macronienne a fait
entrer dans le droit commun de l’assurance maladie en
2018. Le premier objectif assumé de la télémédecine est de
faire des économies par le biais d’une restructuration des
soins, en particulier auprès des patients atteints de
maladies chroniques et des personnes âgées. L’autre
objectif, à savoir la lutte contre les déserts médicaux, n’a
pour l’heure pas montré de résultats probants, en dépit du
plan lancé en 2017, qui annonçait l’équipement en matériel
de téléconsultation, d’ici à 2020, de tous les Ehpad de
France et des zones à faible densité médicale.
Mais les Français demeurent majoritairement attachés à
la visite physique chez le médecin. Près de 70 % d’entre
eux déclarent n’avoir jamais utilisé la télémédecine pour
une consultation, contre 45 % des Britanniques, par
exemple. Pour nombre de ceux qui ont expérimenté la
téléconsultation pendant la pandémie, les conditions de ce
type de relation médicale et la précision du diagnostic reçu
en ligne ne les ont pas convaincus. Selon une étude
conduite en mai 2021 par une plateforme de comparaison
de logiciels professionnels (Capterra), 73 % de nos
compatriotes considèrent que leur médecin ne peut pas
fournir un diagnostic correct en ligne et qu’ils se sentent
mieux écoutés et réceptifs dans le face-à-face en cabinet.
Si les Français ont conscience de la gravité du déficit de
la Sécurité sociale, 83 % d’entre eux rejettent la solution
d’une réduction des dépenses de santé pour le combler. Ce
déficit est un serpent de mer qui embarrasse tous les
exécutifs depuis des décennies, et le « trou de la Sécu »
laissé par la gestion de crise de l’actuel exécutif – qui
s’élève à plus de 38 milliards d’euros – n’arrangera pas les
affaires du prochain président. On le sait, l’essentiel du
déficit repose sur la branche maladie, dont le déficit est
actuellement de 31 milliards d’euros. Tout cela ne peut
bien sûr être comblé par les cotisations et les recettes
fiscales, puisque les dépenses ne cessent d’augmenter :
elles atteindront 235 milliards d’euros en 2021, soit 17 %
de plus qu’en 2019. Les politiques publiques conduites
jusqu’ici n’ont pas permis de combler durablement ce trou
de la Sécurité sociale, et la martingale d’une nouvelle
réforme des retraites, répétée par tous les dirigeants
libéraux, n’a pas démontré qu’elle apporterait une solution
pérenne au problème. Les politiques budgétaires
développées depuis presque quarante ans n’ont cessé de
miner le système de santé, le rendant non seulement
dépensier et peu efficace, mais détruisant les conditions de
travail des soignants et la qualité d’accueil, voire de soins
pour le patient. La crise de notre système de santé est liée
à ces mêmes orientations économiques choisies par tous
nos dirigeants. Ainsi, l’instauration d’une enveloppe globale
de l’offre de soins à l’hôpital public au milieu des années
1980 visait à conduire une mécanique de régulation
budgétaire, qui a fini par appauvrir le seul hôpital public
puisque les médecins libéraux, plus résistants à la pression
politique, ne se sont pas vu infliger les mêmes obligations
d’économie54. Sous Nicolas Sarkozy, la tendance au
déremboursement des affections courantes – également
appelées « le petit risque » – a été accélérée au profit du
développement des complémentaires santé privées, que le
gouvernement Hollande a favorisé en obligeant les
employeurs à en fournir une à chacun de leurs salariés. Il y
a ici clairement à terme, à gauche comme à droite, une
volonté de privatiser la couverture médicale pour les
maladies courantes, autant dire une aggravation des
inégalités sociales. Tout cela parce que les modalités de
financement public sont depuis des décennies établies sur
la base de l’offre et de la demande, qui ne saurait
s’appliquer à la santé, pas plus qu’à l’éducation, à la
sécurité ou à la justice !
Parallèlement à ces politiques et, paradoxalement, pour
contrer les effets pervers du financement global, inventé en
1984 et mal adapté aux variations d’activité (en hausse ou
en baisse), la création en 2004 de la tarification à l’activité
– appelée « T2A » – a conduit à un endettement des
hôpitaux publics qui s’élève aujourd’hui à 30 milliards
d’euros, que la part des dotations de l’État dans le budget
des hôpitaux n’a jamais comblé. Devenu le principal mode
de financement des établissements de santé publics et
privés, la T2A, fixée annuellement par le ministère de la
Santé, est établie en fonction de l’activité d’un
établissement et de l’estimation de ses recettes55. Or,
depuis 2004, tandis que l’activité hospitalière augmente,
les pouvoirs publics réduisent les tarifs, poussant de facto
les hôpitaux à faire du chiffre pour espérer maintenir une
T2A correcte. Emmanuel Macron avait promis en 2019 une
réforme de la T2A qui n’a jamais eu lieu et la course à la
rentabilité produite par cette réforme ne cesse pas, même
après la crise sanitaire, mettant sous pression les
directions et surtout les personnels soignants. Des
chercheurs ont ainsi établi qu’entre 2010 et 2017, les
effectifs de soignants n’ont progressé que de 2 % alors que
leur productivité s’est accrue de 15 % ! La T2A a conduit à
l’inflation des activités les plus rémunératrices, comme les
séjours en chirurgie, aux dépens d’activités moins
lucratives (comme la prévention ou la prise en charge de
maladies chroniques), et tout cela aux dépens des patients,
dont on rappellera que ce sont leurs impôts qui financent le
système de santé. Les différents gouvernements ont su
profiter des rivalités internes, syndicales ou
sociocatégorielles au sein du monde hospitalier, empêchant
les différentes classes de soignants de s’unir. Néanmoins,
en mars 2019, le Collectif Inter Urgences, rassemblant
d’abord les paramédicaux puis les médecins, a mis sur pied
une plateforme d’actions et de propositions qui a obligé le
gouvernement à remettre au cœur des débats la situation
critique de notre système de santé. La crise sanitaire est
venue percuter cette mobilisation et démontrer dans les
faits, aux yeux de tous les Français, la réalité des constats
alarmants formulés en vain, depuis des années, par les
soignants. Et leur déception en sortant du Ségur de la
santé n’est pas de bon augure.

Maîtriser nos déficits


Les Français apparaissent presque unanimes (81 %) sur
un point : pas question d’augmenter les prélèvements
sociaux pour maîtriser les déficits du système de santé56.
Ces prélèvements sont l’expression de la solidarité
nationale des contribuables au titre des allocations
familiales, du fonds de solidarité vieillesse, de l’assurance
maladie et du remboursement de la dette sociale. C’est à
travers un nombre impressionnant de taxes et autres
impôts que tous les Français et les étrangers
résidant légalement (et donc fiscalement) en France
participent à financer les dépenses sociales. En 2020, le
taux de prélèvements obligatoires s’établit à 44,5 % du
PIB ; il était à 30 % en 1960, ne cessant de croître à partir
de 1975. Et ces prélèvements augmentent désormais plus
vite que le PIB. Leur liste est aujourd’hui longue comme le
bras : la contribution sociale généralisée (CSG) instaurée
en 1990 (taux variable selon le type de revenu57) et sa
camarade de jeu, la contribution au remboursement de la
dette sociale (CRDS), inventée en 1996 (taux unique de
0,5 %), le prélèvement social, le prélèvement de solidarité
pour les revenus fonciers et les produits placement,
différents prélèvements sur les placements financiers (PEL,
PEA, etc.) et sur les dividendes. Les prélèvements sociaux
pèsent donc à la fois sur les revenus du travail (incluant les
revenus de remplacement comme les retraites, les
allocations chômage, les congés maternité ou les
invalidités), sur les revenus du patrimoine et sur ceux du
capital. Seuls le RSA et le minimum vieillesse n’y sont pas
soumis.
Aux vieux maux, les vieux remèdes. À peine étions-nous
sortis de la crise sanitaire que des experts publics,
soutenus par les économistes ultralibéraux habituels, ont
préconisé la hausse des prélèvements sociaux afin de
rééquilibrer les comptes de la Sécurité sociale. Ainsi, en
mars 2021, le Haut Conseil du financement de la protection
sociale a recommandé au Premier ministre une
augmentation de la CRDS et de la CSG – « en dernier
recours », ont cru utile d’ajouter ces experts pour
n’alarmer personne ! C’est en 2024 que le remboursement
de la dette sociale devait être achevé, la crise sanitaire a
repoussé cette échéance pour 2033. Emmanuel Macron a
en effet choisi de priver les régimes de Sécurité sociale
d’un grand nombre de recettes afin d’affecter ces sommes
à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), ce
qui génère non seulement de nouveau un cercle vicieux de
la dette sociale, mais aussi un prolongement de la CRDS.
Les Français ont bien conscience d’être déjà largement
ponctionnés pour contribuer à combler les déficits des
dépenses de santé et des prestations sociales. On peut
comprendre qu’ils trouvent indécent le discours de certains
économistes les considérant comme des enfants gâtés,
usant et abusant d’un système de protection sociale trop
généreux. Ces économistes ultralibéraux oublient souvent
de rappeler que, avant d’en être les bénéficiaires, les
Français en sont les principaux contributeurs.
Nos compatriotes ont en revanche des idées concrètes
pour maîtriser les déficits, comme la lutte contre le
gaspillage des produits de santé, tant par le service public
hospitalier que par la médecine libérale, la reprise en main
de notre souveraineté industrielle pour la fabrication de
médicaments, le développement de la chirurgie
ambulatoire et l’augmentation de la part de
remboursement par les mutuelles complémentaires santé.
Ces quatre mesures sont plébiscitées par une large
majorité de notre échantillon, et cela de façon
transpartisane. La baisse du prix des consultations
médicales apparaît comme une solution pour les
sympathisants RN (72 %) et Insoumis (64 %), mais
nettement moins pour les plus les libéraux en économie
que sont les Républicains et les macroniens (44 %). De la
même façon, la modulation du taux de remboursement des
soins de santé selon le plafond de revenu ne recueille guère
l’assentiment chez LR ou LaREM, alors que les
sympathisants Insoumis, écologistes et du Rassemblement
national y sont majoritairement favorables (entre 57 et
67 %).

Indiquez si vous êtes plutôt favorable ou plutôt pas


favorable aux objectifs suivants permettant la maîtrise des
déficits dans le domaine de la santé.
Plutôt
Plutôt
pas
favorable
favorable

Lutter contre le gaspillage des produits de santé à


93 % 7%
l’hôpital et en ville

Favoriser une industrie nationale du médicament 85 % 15 %

Développer la chirurgie ambulatoire 78 % 22 %

68 % 32 %
Augmenter la part du remboursement par les mutuelles
et complémentaires santé

Baisser le prix des consultations médicales 60 % 40 %

Développer davantage de
dispositifs d’intéressement pour les médecins libéraux 56 % 44 %
et les pharmaciens

Moduler le taux de remboursement des soins de santé


selon des plafonds de revenus (sauf pour les maladies 55 % 45 %
graves ou chroniques)

Supprimer certaines aides médicales comme l’AME 42 % 58 %

Augmenter les prélèvements sociaux 19 % 81 %

Lorsqu’on sait que chaque pharmacie jette pour près de


15 000 euros de produits annuellement – soit 1 milliard
d’euros au total –, on comprend que les Français voient
dans la lutte contre le gaspillage une source d’économie.
L’achat de lots pour espérer réaliser une marge à la vente
conduit beaucoup de pharmaciens à jeter du stock, en
raison des réglementations de péremption très (trop ?)
strictes. Les usagers sont également responsables du
gaspillage médicamenteux, comme l’avait montré une
étude de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)
en 2017, selon laquelle un médicament prescrit sur deux
était acheté, mais pas consommé. Et, d’après l’IGAS, 14 %
des médicaments vendus étaient jetés plutôt que
consommés58. On sait également que nombre de médecins
français ont une fâcheuse tendance à trop prescrire,
voulant satisfaire à la demande du client-patient qui estime
être mal soigné s’il ne repart pas avec une ordonnance bien
fournie ! À l’hôpital aussi, le gaspillage médicamenteux est
répandu, les pertes étant estimées à plus de 50 millions
d’euros par an.
Mais les principaux responsables de cette situation sont
les laboratoires, d’une part parce qu’ils pratiquent la
surproduction afin de maintenir des stocks élevés dans
l’attente d’une demande qui n’arrive pas toujours, d’autre
part parce qu’ils conditionnent beaucoup de médicaments
en surnombre par boîte par rapport aux traitements
usuellement donnés. Depuis des années, l’idée d’un
déconditionnement en pharmacie, pour des ventes à l’unité
des médicaments en fonction des prescriptions, n’aboutit
pas. Bien sûr, cette mesure ne concernerait pas les
traitements longs, mais elle permettrait néanmoins un effet
limitatif du gaspillage et contribuerait à l’éducation des
consommateurs de médicaments. En février 2020, la loi de
lutte contre le gaspillage et pour l’économie circulaire a
bien inscrit dans le droit commun la possibilité pour une
officine de délivrer les médicaments à l’unité, mais, pour
l’heure, il semble que cela ne concernera que quelques
antibiotiques, pour une entrée en vigueur au 1er janvier
2022. Si l’article 35 de la loi interdit l’élimination des
invendus de produits non alimentaires neufs, les
médicaments et dispositifs médicaux ne sont pas concernés
par la possibilité de dons à des associations de lutte contre
la précarité, et les pharmaciens ne pourront donner que
des produits de parapharmacie invendus.
On le voit, il existe différents leviers permettant de limiter
le gaspillage, telle l’obligation de mieux gérer les stocks
par tous les acteurs de la chaîne de production et de
distribution, une meilleure surveillance de la logistique
(transport) avec, en particulier, le soin apporté au respect
des règles de température, la réorganisation des
conditionnements, la mise en place d’un véritable réseau
public (via les collectivités territoriales, par exemple) de
recyclage et de dons des produits médicamenteux et des
dispositifs médicaux non utilisés.
L’unanimité des Français est également acquise sur la
nécessité de restaurer notre souveraineté industrielle
(85 % d’avis favorables). La crise du Covid aura démontré
l’inquiétante dépendance de notre pays dans le domaine de
la production de médicaments et de dispositifs médicaux.
En juin 2021, à la suite d’autres publications de
parlementaires au fil des années, un rapport parlementaire
sur la chaîne du médicament en France avait pointé l’état
catastrophique de notre industrie pharmaceutique qui, là
aussi, n’est pas le fait du hasard, mais des choix
stratégiques des grands labos explicitement soutenus par
les pouvoirs publics de gauche comme de droite. Ceux qui
ne voyaient hier aucun inconvénient à transférer dans
d’autres pays nos savoir-faire et nos productions sanglotent
aujourd’hui sur le déclin industriel sans reconnaître leurs
erreurs, et invoquent une souveraineté qu’ils ont
consciencieusement piétinée au nom du libre-échange et du
rejet primaire de toute forme de protectionnisme. Pour ne
prendre qu’un exemple : depuis dix ans, et de façon
spectaculaire depuis 2016, les signalements de tensions ou
de ruptures d’approvisionnement de médicaments d’intérêt
thérapeutique majeur (MITM) avaient explosé sous leurs
yeux, passant de 400 en 2013 à 1 500 en 2019 (avant la
crise sanitaire !). En mai 2019, toujours avant la crise
sanitaire, un colloque coorganisé par la Pharmacie centrale
des armées portait sur la nécessité pour la France de
rétablir sa position et son indépendance en termes de
production de médicaments et de principes actifs. En effet,
en vingt ans, le nombre de laboratoires producteurs de
principes actifs a été divisé par trois, l’essentiel des
principes actifs étant importé de Chine et d’Inde.
Pour que la France recouvre sa souveraineté sanitaire, il
faudrait aussi augmenter l’investissement dans la
recherche, notamment au sein de partenariats public-privé,
mais surtout relocaliser la production de médicaments.
Cette relocalisation industrielle doit cibler en priorité les
médicaments et dispositifs médicaux qui connaissent des
pénuries régulières, et ceux que les grands laboratoires ont
décidé de ne plus produire parce qu’ils ne leur rapportaient
pas assez, en dépit du bénéfice qu’ils apportaient aux
patients qui se trouvent désormais exposés à des risques de
pénurie et une mise en danger directe, faute de traitement
59. Il est scandaleux que l’État n’ait jamais exercé la
moindre contrainte au cours des années écoulées sur les
grands laboratoires privés dans ce domaine, mais les
amitiés liant certains dirigeants politiques avec de grands
patrons de laboratoires n’y sont sans doute pas
étrangères… Le gouvernement a bien lancé en juin 2021 un
appel à manifestation d’intérêt (AMI), doté de 120 millions
d’euros, notamment pour accompagner les entreprises qui
développeront ou relocaliseront leur chaîne de production.
Pas sûr que cette somme suffise à revitaliser cette immense
friche industrielle ! C’est néanmoins une attente forte des
Français et un bassin d’emplois industriels qualifiés de tous
types qui pourrait s’ouvrir.

LE CHOIX DES FRANÇAIS

Depuis la rentrée 2019, la santé a émergé comme première


préoccupation des Français. La crise du Covid-19, en tant que révélateur
de la fragilité de notre système hospitalier, n’a fait qu’amplifier et
enraciner la prégnance de cet enjeu dans l’opinion. Dans ce contexte, les
mesures prioritaires attendues pour améliorer le système de santé
se concentrent sur l’hôpital, à travers une logique quantitative. En
effet, le recrutement de médecins, d’infirmiers et d’aides-soignants
supplémentaires est mentionné par une majorité d’interviewés et émerge
comme action principale dans l’ensemble des segments
sociodémographiques et toutes les familles politiques. Parallèlement, une
attente plus systémique apparaît également, à travers le souhait
d’une réorganisation de l’hôpital public. Cette demande visant un
rééquilibrage entre le poids des soignants et celui des administratifs,afin
d’améliorer le système de santé, concerne 1 Français sur 2, notamment les
catégories les plus diplômées et les plus aisées, ainsi que les sympathisants
de droite.
Au-delà de ces attentes directement indexées sur la crise du Covid-19, les
Français appellent de leurs vœux des mesures censées favoriser l’accès
aux soins, que ce soit l’obligation faite aux médecins de s’installer dans des

déserts médicaux (45 %) ou la réouverture des hôpitaux de proximité


(50 %). Sans surprise, les ruraux, directement concernés par cet enjeu
crucial de l’accès à la santé, mais également les sympathisants des partis
de gouvernement (PS et LR), se révèlent surreprésentés dans ces réponses.
Compte tenu du contexte Covid, la santé apparaît comme une
préoccupation majeure des Français, transcendant les sympathies
partisanes. Ce terrain est logiquement occupé à gauche (Anne
Hidalgo, Jean-Luc Mélenchon par exemple), au centre par la
majorité qui défend son bilan, mais beaucoup moins à droite
(exception faite de Marine Le Pen).

44. Le système du numerus clausus ne permettait en moyenne qu’à


1 étudiant sur 7 de poursuivre ses études de médecine, en raison du concours
de fin de première année. En 2018, sur 60 000 candidats, 8 200 étudiants ont
été admis.
45. En janvier 2021, la France comptait 2 983 structures hospitalières pour
386 835 lits d’hospitalisation complète.
46. Ou « tarification à l’activité ».
47. On évalue que plus de 95 % de la population française accède à un
médecin généraliste en moins de dix minutes.
48. À l’été 2019, le dispositif devait être déployé : ces assistants médicaux
devaient occuper la fonction de secrétariat médical mais aussi assurer le
recueil de « certaines données et constances » (prise de tension, etc.).
49. 33 % chez les sympathisants Insoumis et LaREM, contre 22 % pour les
sympathisants écologistes et Républicains.
50. Rapport de la Commission des affaires économiques, n° 722, 2019-2020.
51. Le taux d’approbation le plus élevé à l’égard du développement de la
télémédecine est recueilli chez les sympathisants Insoumis (24 %), le plus
faible chez les sympathisants socialistes, Républicains et RN (8 %).
52. Avant le confinement de mars 2020, le nombre de téléconsultations
hebdomadaires était d’environ 500 000. Il a atteint 1 million de consultations
hebdomadaires en avril, pour revenir rapidement à son étiage d’avant-crise, et
il n’a cessé de baisser depuis.
53. La télémédecine se décompose en cinq actes médicaux distincts :
la téléconsultation (consultation à distance entre un patient et un médecin), la
téléexpertise (entre médecins), la télésurveillance médicale (interprétation de
résultats à distance par un médecin), la téléassistance (assistance d’un
médecin auprès d’un confrère lors d’un acte médical) et la régulation
(Samu, etc.).
54. En effet, l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM),
créé en 1996 dans le cadre des projets de loi de financement de la Sécurité
sociale, n’a été appliqué en réalité qu’au secteur public de santé.
55. Les activités concernées sont la médecine, la chirurgie, l’obstétrique et
l’odontologie (MCOO). Chaque établissement public ou privé constitue des
données de « groupes homogènes de malades », regroupés en « groupes
homogènes d’hospitalisation », transmises au ministère de la Santé pour fixer
le tarif sur la base duquel la Sécurité sociale viendra rembourser ledit
établissement.
56. Il faut distinguer les prélèvements sociaux des prélèvements obligatoires
de l’État, des administrations publiques locales (APUL), des administrations de
Sécurité sociale et de l’UE (la TVA, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les
sociétés, les cotisations sociales, les taxes fiscales de toutes sortes perçues sur
les particuliers – la taxe funéraire, par exemple). Avec un taux de prélèvements
obligatoires supérieur à 46 %, la France demeure championne du monde pour
la pression fiscale.
57. En 1991, le taux de CSG s’élevait à 1,1 % sur les revenus d’activité ; il est
aujourd’hui de 9,2 %. Le taux global de CSG appliqué aux allocations chômage
est de 6,2 % et de 8,3 % pour les pensions de retraite et pensions d’invalidité.
58. En 2017, la consommation moyenne de médicaments par an et par
Français s’élevait à 39 boîtes. Contre 18 en Italie, la même date.
59. On sait par exemple que les tensions d’approvisionnement du vaccin
contre la tuberculose, le BCG (que Sanofi a cessé de produire en 2016, sans
raison valable), utilisé contre un type de cancer de la vessie, a conduit à la
rupture de traitement d’un certain nombre de malades, ayant dû subir une
ablation vésicale qui aurait pu être évitée s’ils avaient reçu leur traitement
dans les délais nécessaires.
4.

Les Français ont choisi


une économie locale

Élu président depuis quelques semaines, soucieux d’assoir


une position présidentielle à l’échelle internationale,
Emmanuel Macron, en juin 2017, sut saisir au bond la balle
lancée par Donald Trump, annonçant quitter les accords de
Paris sur le climat. Trump avait beaucoup à faire pour tenir
sa promesse électorale, « Make America great again » : il
fallait réindustrialiser et relancer la machine
à surconsommer. Plus question de réduire les émissions
de Co2, de limiter la pollution de l’agriculture industrielle ;
Trump libérerait les Américains des contraintes imposées
par le « bullshit » sur le réchauffement climatique, pourtant
confirmé par le consensus scientifique. Formidable
opportunité pour le jeune président français inexpérimenté
mais si ambitieux : la France devait lancer immédiatement
la contre-offensive afin de se présenter en leader de la
protection de l’environnement. Leader au moins en paroles.
Dans un discours grandiloquent, en anglais, Emmanuel
Macron regrettait la décision de Trump, appelait les
scientifiques américains déçus à rejoindre la France, « your
new homeland » (« votre nouvelle patrie »), pour « venir
travailler avec nous car nous portons la même
responsabilité : Make our planet great again ».
Après cet appel au sursaut, à court terme, les chercheurs
américains ne se sont pas précipités pour trouver asile en
France, malgré un plan à plus de 60 millions d’euros pour
les attirer : à peine une quarantaine de scientifiques
américains se sont-ils soumis à la bureaucratie française
afin de présenter leurs projets auprès de MOPGA60-Campus
France, et ont accepté les baisses de salaire drastiques
puisque leur rémunération était basée sur les grilles de
notre fonction publique ! À moyen terme, le bilan de ce
quinquennat en matière de protection de l’environnement
apparaît modeste au regard de l’urgence d’agir contre le
réchauffement climatique. La communication politique
affichée à travers le recrutement de Nicolas Hulot au début
du quinquennat, puis la constitution de la Convention
citoyenne pour le climat n’ont pas réussi à masquer la
faiblesse de la cohérence et de l’ambition de la présidence
Macron sur le sujet. Les Français consultés dans notre
étude se montrent à la fois très conscients des enjeux et
très sévères sur l’inaction de leurs dirigeants. Ils ont aussi
des idées précises sur les mesures à prendre.

Agir plutôt que communiquer


Aux yeux des Français interrogés, il n’existe clairement
que deux échelles d’action prioritaire pour une réelle
efficacité des mesures en faveur de la protection de
l’environnement : l’échelle internationale (45 %), puis
nationale (29 %). L’unanimité transpartisane sur cette
question est claire. Il y a un peu plus de sympathisants
Insoumis et du Rassemblement national qui plaident en
faveur de l’échelle régionale (respectivement 27 et 14 %
contre 9 % de l’échantillon total) ; pour les Républicains,
l’échelle du département et de la commune est également
pertinente (17 % contre 9 % de l’échantillon total). Les
Français ont donc bien conscience de la dimension
systémique du changement à opérer et que l’échelle ne
peut être que globale pour que les effets en soient
puissants, puisque le dérèglement climatique affecte toutes
les régions et tous les peuples sans distinction. Cela réduit
la portée du discours de ceux qui estiment que, la France
n’étant pas le pays le plus émetteur de CO2 en Europe et
dans le monde, elle a moins d’efforts à faire pour participer
à l’action internationale visant à lutter contre le
changement climatique.

Selon vous, quelle est l’échelle d’action prioritaire pour


que les mesures de protection de l’environnement soient
efficaces en France ?
Total des citations

Échelle internationale 45 %

Échelle nationale 29 %
Échelle régionale 9%

Échelle locale (le département ;


9%
la commune)

Échelle individuelle 8%

Un certain nombre de déséquilibres aux conséquences


dramatiques sont déjà observés : diminution de 30 % des
oiseaux dans les zones rurales en moins de deux décennies,
taux de mortalité des abeilles en forte hausse établi entre
30 et 35 % chaque hiver depuis plusieurs années61,
diminution terrifiante des espèces d’insectes depuis trente
ans (80 % de moins qu’au milieu des années 1980)62,
augmentation des températures estivales provoquant
notamment des incendies de plus en plus ravageurs, impact
de la pollution de l’air sur l’espérance de vie et la santé
publique…
Les Français semblent aussi conscients que le
changement de comportement individuel allant vers
davantage de sobriété ou de consommation raisonnée ne
peut à lui seul infléchir le processus de destruction de
l’environnement dû à la croissance continue des activités
humaines depuis près d’un siècle. Si l’on estime que ces
changements de comportement individuel « modérés »
(manger moins de viande, utiliser des moyens de transport
plus écologiques, vivre dans un logement bien isolé, etc.)
permettraient d’atteindre une baisse de l’empreinte
carbone d’environ 20 %, on comprend qu’elle ne
correspondrait qu’à 25 % de l’effort national nécessaire
pour passer d’une empreinte carbone de 11 tonnes de CO2
par an à l’objectif de 2 tonnes.
Il est toujours utile de rappeler l’étymologie latine du
verbe consommer qui signifie « détruire » (consumare). Si
la culpabilisation des consommateurs pour les pousser à de
nouveaux comportements a ses limites, surtout quand on
s’adresse aux catégories populaires qui n’ont pas les
moyens de consommer des produits alimentaires de bonne
qualité ou d’acheter 100 % français, il est préférable de
miser sur l’information et l’éducation à la nocivité de
l’hyperconsommation pour l’environnement et la santé
publique. Les Français interrogés dans notre enquête sont
ainsi 60 % à estimer que les politiques publiques n’agissent
pas efficacement pour l’éducation à la protection de
l’environnement. Le sens de la responsabilité individuelle
dont font preuve de plus en plus de nos compatriotes dans
leur mode de consommation ne saurait donc absoudre les
dirigeants d’entreprises et les dirigeants politiques de ne
pas agir suffisamment63.
Les Français sont d’une redoutable sévérité quand il
s’agit de juger les politiques publiques en faveur de la
transition écologique. Hormis l’action publique en faveur
de la préservation de la qualité de l’eau, qualifiée par 51 %
des Français de satisfaisante, aucun des cinq autres axes
proposés ne leur paraît correctement traité dans le cadre
des politiques publiques engagées ; 72 % estiment que
l’action politique actuellement mise en œuvre est
insuffisante pour lutter contre le dérèglement climatique.
De cela découle logiquement un jugement sévère sur la
qualité de l’air, la politique agricole, les mobilités non
polluantes, l’éducation à la protection de l’environnement
et le développement des énergies renouvelables. En tout
état de cause, le bilan environnemental d’Emmanuel
Macron est mauvais aux yeux des Français. On constate
d’ailleurs avec intérêt que les électeurs proches de la
majorité présidentielle ne sont pas davantage convaincus :
65 % d’entre eux jugent inefficace l’action des politiques
publiques contre le dérèglement climatique.

Indiquez si vous êtes d’accord ou pas d’accord avec les


affirmations suivantes concernant les politiques publiques
réalisées pour la transition écologique ?

Les politiques Tout Total Plutôt Pas


Total Plutôt
publiques agissent à fait pas pas d’accord
d’accord d’accord
efficacement d’accord d’accord d’accord du tout

pour préserver la
51 % 10 % 41 % 49 % 35 % 14 %
qualité de l’eau

pour développer les


42 % 6% 36 % 58 % 44 % 14 %
énergies renouvelables

pour l’éducation à la
protection de 40 % 6% 34 % 60 % 44 % 16 %
l’environnement

pour favoriser les


mobilités non 40 % 5% 35 % 60 % 44 % 16 %
polluantes

pour favoriser une


agriculture plus
38 % 6% 32 % 62 % 43 % 19 %
respectueuse de
l’environnement

pour préserver la
37 % 5% 32 % 63 % 46 % 17 %
qualité de l’air

pour lutter contre le


dérèglement 28 % 5% 23 % 72 % 49 % 23 %
climatique
Cette sévérité s’explique notamment par la déception
exprimée publiquement par les citoyens réunis dans la
Convention citoyenne pour le climat (CCC) – idée du
président de la République après la crise des Gilets jaunes
et le Grand Débat, afin de reprendre la main sur le sujet
inflammable du hiatus entre « fin du mois et fin du
monde ». Ouverte durant neuf mois (au lieu des quatre
prévus initialement), d’octobre 2019 à juin 2020, avec
un budget de 5 millions d’euros, la CCC a rassemblé 150
citoyens tirés au sort à partir des listes électorales et listes
téléphoniques, respectant une composition sociologique
représentative de la société française. Dotée d’un comité
de gouvernance mené par Thierry Pech, directeur du think
tank de gauche Terra Nova, et Laurence Tubiana,
dirigeante de la Fondation européenne pour le climat64, la
CCC comptait également douze personnalités qualifiées,
spécialistes du climat et de la démocratie participative,
ainsi que trois personnes composant le collège des
garants65. Les citoyens ont travaillé durant plusieurs
sessions communes (et de façon individuelle entre les
réunions) pour proposer des mesures visant à répondre à la
difficile mais passionnante question : « Comment réduire
d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à
2030 par rapport à 1990, dans un esprit de justice
sociale ? » Leur réflexion a été déclinée en cinq thèmes : se
déplacer, se loger, se nourrir, consommer, produire
et travailler66. À l’issue de leurs travaux, dont on doit
toujours rappeler qu’ils venaient répondre à une
commande publique émanant directement de l’exécutif, les
150 citoyens de la CCC ont remis les 149 propositions à
Emmanuel Macron, qui s’était engagé à en transmettre
« sans filtre » 146, « soit au gouvernement, soit au
Parlement, soit directement au peuple français ». Trois
mesures ont ainsi été rejetées dès juin 2020 par le
président de la République : la taxe de 4 % sur les
dividendes, la limitation de vitesse à 110 kilomètres/heure
sur autoroute et la modification de la Constitution pour y
insérer la protection de l’environnement67. D’autres
propositions ont été écartées dans un deuxième temps par
l’exécutif, comme le moratoire sur la mise en place de la 5G
en attendant les résultats de l’évaluation de ses effets sur
la santé et le climat, la fin des lignes aériennes intérieures
pour les trajets réalisables en train en moins de quatre
heures ramenés à la durée de deux heures trente,
l’interdiction de construire de nouveaux aéroports et
d’étendre les aéroports existants, les contributions sur le
transport aérien fixant une taxe de 60 euros pour un vol
d’une distance supérieure à 2 000 kilomètres, la baisse de
la TVA à 5,5 % sur les billets de train, la régulation de la
publicité sur les produits ultrapolluants, l’établissement
d’un critère de poids du véhicule dans le malus automobile
(10 euros par kilo supplémentaire au-delà de 1 400 kilos).
L’ensemble de ces reculades s’est matérialisé pour les
membres de la CCC et la plupart des acteurs impliqués
dans la protection de l’environnement dans la loi Climat et
Résilience, définitivement adoptée au Parlement en août
2021, après de longs mois de débats et près de
5 000 amendements (qui n’ont eu droit qu’à deux semaines
d’études par une commission spéciale). La déception, voire
la colère, des citoyens, militants et élus impliqués dans la
protection de l’environnement est apparue unanime face à
cette loi manquant à leurs yeux d’ambition. Au regard des
résultats de notre enquête, la désapprobation est aussi
générale dans l’opinion concernant l’engagement
écologique de l’exécutif, et cela en dépit des grands
discours et promesses prononcés à de nombreuses
reprises.

Les Français réclament la transition agricole


Penser la protection de l’environnement sans accorder à
l’activité agricole la place éminente qu’elle occupe dans
l’histoire de l’appropriation de la nature par l’homme serait
une aberration. À force de domestiquer et d’exploiter de
façon massive la nature (à partir du XIXe siècle, et au nom
de la foi aveugle dans le progrès), l’humain a
profondément, et sans doute de manière irréversible,
modifié la Terre et les autres êtres vivants qui la peuplent.
Plus personne ne peut nier que l’homme a puisé sans
limites dans les ressources naturelles et dans le monde
animal, qu’il s’est approprié des éléments de la nature qu’il
avait en partage avec d’autres (espèces animales ou
biodiversité). Il est aujourd’hui admis par le consensus
scientifique que les prochaines générations vivront les
terribles conséquences de cette surexploitation, parmi
lesquelles la raréfaction des terres et l’artificialisation
galopante des sols68, les ravages contre la biodiversité ou
l’insuffisance des ressources en eau69, conduisant à une
réduction drastique de la production alimentaire, aussi bien
d’origine végétale qu’animale.
La prise de conscience chez les Français d’une nécessité
d’agir de façon concrète pour la protection de
l’environnement et la lutte contre le réchauffement
climatique s’exprime clairement dans leur demande de voir
engagée la transition agricole. Dans leur mode de
consommation comme dans leurs aspirations à un autre
modèle de production, ils veulent majoritairement que la
France, grande nation agricole, tourne le dos à
l’agriculture intensive qui a été imposée au monde paysan
après la Seconde Guerre mondiale. Le temps du bilan en
termes de santé publique, de santé animale et de santé
environnementale est posé, et il est très négatif pour les
défenseurs du modèle productiviste : depuis un demi-siècle,
l’homme occidental mange à sa faim mais trop et de
mauvaise qualité, les animaux sont génétiquement modifiés
et gavés d’antibiotiques, les zoonoses se multiplient. Sous
la pression démographique et donc alimentaire, la terre est
ravagée dans le monde entier par l’extension de l’activité
agricole, aux dépens des espaces naturels sauvages, et par
l’abus d’intrants toxiques, enfin la consommation d’eau
pour l’élevage et les cultures atteint des records délirants.
Les humains et leurs mammifères domestiqués constituent
96 % des espèces animales vivantes sur Terre contre 4 %
pour les mammifères sauvages ; on voit clairement de quel
côté néfaste penche la balance en ce qui concerne la
biodiversité et même la survie de nos espèces. Entre 1970
et 2015, le nombre de vertébrés a décliné de 60 % à
l’échelle mondiale, et les ravages continuent malgré les
engagements internationaux ; il n’est qu’à s’intéresser à la
surpêche en Méditerranée, sous nos yeux, pour entrevoir
les désastres à venir.
Les Français ont donc bien compris que l’agriculture, et
sa transformation en termes de production et de
consommation, est aux fondements de la réussite de la
transition écologique. En effet, sur la liste des onze
mesures les plus urgentes pour réaliser cette transition, les
trois mesures prioritaires relèvent du changement de
modèle de production agricole : interdire tous les
pesticides et favoriser l’agriculture raisonnée (52 %),
acheter local et de saison (50 %), et interdire les modes
d’élevage intensif (37 %). Chaque fois, les habitants des
communes rurales expriment des scores d’approbation
supérieurs à la moyenne et aux habitants des communes
urbaines (56 %, 56 % et 40 % respectivement sur ces trois
mesures). L’agriculture représente en France 19 % des
émissions de CO2, et c’est essentiellement l’élevage (48 %)
et les cultures (41 %) qui en sont émetteurs, loin devant les
engins agricoles et le chauffage des serres. Et même si
l’activité agricole n’est pas la plus mauvaise élève au
regard du budget alloué pour la transition écologique (à la
différence du secteur du bâtiment et des transports, qui
continuent d’émettre beaucoup plus de CO2 que prévu),
elle demeure un secteur clé, dans la mesure où
l’agriculture participe à la pollution des sols et des eaux et
à la destruction de la biodiversité. Les Français interrogés
dans notre enquête ont clairement pris conscience du défi
alimentaire devant eux et qui concerne la population
mondiale. Entre 1960 et 2000, celle-ci a doublé, passant de
3 à 6 milliards, et en 2030 nous devrions être 8,6 milliards,
avec des hausses particulièrement fortes en Afrique et en
Asie du Sud, sur fond d’urbanisation galopante. La
production agricole répond donc à la pression
démographique : depuis 1950, elle a été multipliée par
deux. Il est ici utile de rappeler que l’essentiel des céréales
produites sert à la nourriture des animaux d’élevage, cela
signifie que la consommation actuelle de viande par les
humains – qui a considérablement progressé au cours du
siècle écoulé – n’est pas soutenable au regard de la
pression démographique. L’agriculture raisonnée appelée
de leurs vœux par les Français répond aux tendances
actuelles de consommation : moins de viande, moins de
produits laitiers, moins de poisson, plus de fruits et
légumes, moins de produits transformés, plus de qualité
nutritionnelle, des produits de meilleure qualité sanitaire,
sans pesticides ni additifs. De fait, le marché devra
répondre à la demande qui est à la fois qualitative et
quantitative.

Dans la liste suivante, quelles sont pour vous les trois


mesures les plus urgentes pour réaliser et réussir la
transition écologique ?
Total des
citations

Interdire tous les pesticides et favoriser l’agriculture


52 %
raisonnée

Acheter local et de saison 50 %

Interdire les modes d’élevage intensif 37 %


Investir massivement dans la recherche sur les technologies
35 %
vertes

Taxer les produits importés 32 %

Imposer la rénovation thermique des bâtiments 25 %

Taxer les transports polluants 18 %


17 %
Diminuer drastiquement la part du nucléaire dans la
production énergétique

Favoriser le développement des parcs éoliens 15 %

Consommer bio de façon majoritaire 11 %

Durcir la fiscalité écologique 9%

Ainsi que ces résultats en témoignent, le défi de la


transition agricole est clairement compris par les Français
comme le passage d’une agriculture industrielle vers une
agriculture raisonnée, puis l’agroécologie. Il s’agit de
répondre aux enjeux environnementaux, sans oublier le défi
alimentaire puisque le réchauffement climatique est
responsable de la baisse des rendements, induisant disettes
et famines pour plus d’1 milliard d’humains à ce jour. Si, il
y a plus d’un siècle, l’agriculture industrielle a permis
d’éradiquer la faim en Occident, nous en payons
aujourd’hui le prix environnemental et en termes de santé
publique. Et dans le reste du monde, la révolution verte des
années postcoloniales n’a pas donné les résultats attendus
en termes environnementaux. Une révolution agraire doit
donc intervenir car, partout sur la Terre, il va falloir
produire davantage à surface agricole constante ! Les
bases de cette transition agricole sont l’arrêt de la
déforestation70, la fin des intrants chimiques, la fin de
l’élevage industriel – ce qui induit un meilleur respect de
l’animal, l’arrêt de la spirale de l’endettement des paysans
et la fin des grandes exploitations en monoculture. Les
Français semblent prêts pour le modèle de l’agroécologie,
qui consiste en une régulation des modes d’irrigation,
l’usage d’engrais et de pesticides naturels (issus des
végétaux et des animaux). Pour atteindre ces objectifs,
certains optent pour la progressivité des transformations :
c’est le modèle de l’agriculture raisonnée qui n’interdit pas
strictement l’utilisation des pesticides ni des OGM, à la
différence de l’agriculture biologique. La qualification,
valable cinq ans, n’est pas aussi contrôlée en France que
l’agriculture biologique, et en l’absence de logo officiel il
est fort difficile pour le consommateur d’identifier les
produits issus de l’agriculture raisonnée. La pratique de
l’équilibrisme entre d’une part une forte productivité et
d’autre part le respect de l’environnement et du bien-être
animal rend parfois douteuses les déclarations de certains
défenseurs de l’agriculture raisonnée, qui peuvent être
aussi acteurs de syndicats ou d’entreprises privées eux-
mêmes acteurs de l’industrie agroalimentaire. Prétendre
que l’agriculture raisonnée est une transition nécessaire
entre agriculture intensive et agriculture biologique en dit
long sur la capacité des pouvoirs publics et les intentions
de l’Union européenne, à travers la nouvelle PAC 2023, à
favoriser véritablement le développement de l’agriculture
biologique. Si la sensibilisation de la plupart des
agriculteurs à la nécessité d’une production respectueuse
de l’environnement est largement réalisée, on ne peut pas
en dire autant de leur accompagnement pour modifier leur
mode de production. La PAC réformée adoptée par le
Parlement européen en 2021 qui prétend « verdir »
l’agriculture va répartir plus de 380 milliards d’Europe en
servant d’abord les gros exploitants de l’agriculture
conventionnelle71. En effet, on estime que 75 % des
aides directes aux agriculteurs échapperont au système des
écorégimes (primes pour ceux qui participent à des
programmes environnementaux). Les objectifs annoncés
d’une baisse de 55 % des émissions de CO2 par la filière
agricole d’ici à 2030 et 25 % de surfaces bio (moins de
10 % actuellement) ne seront pas tenus, sauf si le
gouvernement français décidait enfin de présenter des
projets stratégiques biannuels à la Commission européenne
qui favorisent l’agriculture bio et raisonnée. La balle est
donc dans le camp de Paris et pas de Bruxelles, pour une
fois !
La volonté très claire des consommateurs français
d’acheter local n’a cessé de progresser au cours de la
décennie écoulée, être « locavore » n’est plus seulement
une mode pour les jeunes urbains écolos. En janvier 2014
déjà, une enquête Ipsos avait montré que les
consommateurs étaient de plus en plus attentifs à l’origine
et au lieu de fabrication des produits qu’ils achetaient :
77 % d’entre eux affirmaient vouloir connaître l’origine
d’un produit alimentaire avant de l’acheter, et 80 %
disaient acheter plus souvent des produits locaux. De
nombreuses plateformes ont vu le jour depuis les années
2000 afin de favoriser la vente locale, en permettant
d’acheter en gros auprès de producteurs locaux ou
d’acquérir des paniers individuels hebdomadaires
acheminés par le producteur, installé souvent dans un
rayon de moins de 20 kilomètres. La vente directe à la
ferme voire les drive-fermiers, le réseau des associations
pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) créé il
y a vingt ans, les magasins de producteurs sont des modes
de consommation de plus en plus utilisés par les ruraux
comme les citadins. La période du confinement lors de la
crise du Covid a encore donné de la visibilité à ces voies
extérieures à la grande distribution, dont on sait le rôle
néfaste auprès des producteurs français.

Une meilleure prise en compte


de la cause animale
Le rejet par les Français des modes d’élevage intensif
illustre la progression de la sensibilité au bien-être animal
observé partout dans le monde occidental. Selon les
résultats de notre enquête, les sympathisants socialistes et
En Marche ! se montrent les plus favorables (42 %) à cette
interdiction, devant les écologistes (39 %), les
Républicains, le RN (30 %) et les Insoumis (24 %). La
progression des votes pour le Parti animaliste au fil des
derniers scrutins locaux et européens témoigne de cette
tendance de l’opinion qui souhaite une meilleure prise en
compte du droit des animaux à une vie digne et conforme à
leurs besoins spécifiques. On sait que l’homme est à
l’origine de la disparition de milliers, sinon de millions
d’espèces animales et végétales depuis qu’il a ouvert, au
néolithique, sa longue marche vers la maîtrise de la nature
pour l’adapter à ses propres et exclusifs besoins. Mais il est
également admis qu’avec le bond technique opéré avec
l’ère industrielle l’homme sera la cause de la sixième
extinction du vivant. Issue fatale, de l’avis de tous les
scientifiques, si rien n’est fait pour limiter la destruction de
l’habitat des espèces animales, poser des limites strictes
aux développements technologiques liés à la manipulation
du vivant et à l’intelligence artificielle, réduire
drastiquement toutes les activités contribuant au
réchauffement climatique, mettre fin aux modes de vie
humains favorisant les zoonoses par déséquilibre des
écosystèmes72. Les enjeux sont si gigantesques qu’ils
découragent par l’ampleur de la tâche à accomplir,
néanmoins le chemin pris par l’humanité depuis près de
deux siècles n’est pas conditionné par la marche en sens
unique, sauf à croire à la solution d’une fuite en avant
suicidaire. Certains optimistes – croyants-pratiquants dans
le progrès coûte que coûte – estiment que l’homme
trouvera les moyens technologiques pour infléchir le cours
des choses sans avoir à changer ses modes de vie ; ce point
de vue domine largement au sein des élites dirigeantes
mondiales et n’augure pas d’une quelconque diminution de
l’anthropocentrisme régnant.
Le rejet croissant dans l’opinion de l’élevage intensif (et
des modes d’abattage industriel qui y sont corrélés) est
donc relié de façon directe à l’attention de plus en plus
importante apportée au bien-être animal. Cette attention se
développe d’ailleurs depuis le XIXe siècle en Europe
occidentale, en parallèle de l’essor industriel, avec la
création des premières associations de protection et de
défense des animaux au Royaume-Uni et en France73.
C’est à partir des années 1960-1970 que la cause animale
se structure intellectuellement, scientifiquement et
politiquement. Aujourd’hui, l’essentiel des combats des
militants animalistes est partagé par la majorité de
l’opinion publique dans les pays occidentaux. En janvier
2021, une enquête Ifop soumettait à son échantillon
différentes propositions relatives au bien-être animal, et
85 % des Français étaient favorables à l’interdiction de
l’élevage intensif, derrière l’interdiction totale de toute
expérimentation animale comme priorité de l’action dans
ce domaine (89 %)74. Les Français sont également
largement favorables (à 81 %) à des abattages mobiles
permettant que les animaux d’élevage soient abattus sur
leur lieu d’élevage, et non plus dans des abattoirs
industriels situés à des centaines de kilomètres (400 en
moyenne), ce qui implique des conditions de transport et
d’abattage cruelles et traumatisantes. En outre, 84 % des
Français s’opposent aux dérogations généreusement
distribuées aux abattoirs industriels permettant de tuer un
animal sans étourdissement préalable, ce qui contrevient
aux exigences des normes françaises et européennes. Les
dérogations sont en droit accordées pour répondre aux
besoins des pratiquants juifs et musulmans, soit moins de
10 % de la population française ; pourtant, plus de 60 %
des abattoirs français ont obtenu cette dérogation75 ! On
rappelle que les pouvoirs publics et l’UE refusent toujours
toute mention indicative du mode d’abattage sur les
viandes commercialisées, bien que ce soit une attente de
près de 80 % des consommateurs français, d’après une
enquête de l’Ifop de mai 2020. De fait, les Français non
juifs et non musulmans pratiquants peuvent manger de la
viande « rituelle » sans le savoir car, en vertu du principe
de « complémentarité des circuits », les industriels de la
viande reversent dans le circuit traditionnel de la
distribution ou de la restauration collective les viandes
hallal et casher non utilisées dans leur propre circuit. Cela
avec la complicité de la Direction générale de
l’alimentation, qui précise dans une note du 26 septembre
2012 : « À partir du moment où l’abattage rituel de l’animal
peut être justifié par la commande ou la vente d’une partie
de la carcasse (carcasse, demi-carcasse, quartier ou abats)
sur le marché rituel, l’utilisation du reste de la carcasse est
autorisée dans le circuit conventionnel. De même, les
carcasses abattues sans étourdissement mais non
acceptées lors de l’examen rituel peuvent être destinées au
marché conventionnel. » Au mangeur de viande soucieux
de ne consommer qu’un animal préalablement étourdi
avant son exécution, il ne reste que la viande bio puisque la
Cour de justice européenne a interdit l’apposition sur les
viandes hallal et casher du logo « Agriculture biologique »,
en raison de leurs conditions d’abattage.
Lorsque le gouvernement annonce avec France Relance
un plan de modernisation des abattoirs76, on observe que
le premier objectif de l’action publique est « d’améliorer la
compétitivité des entreprises d’abattage-découpe, de
renforcer leur gouvernance et d’améliorer aussi bien les
conditions de travail des opérateurs que la protection des
animaux77 ». Ces derniers sont donc l’ultime priorité des
pouvoirs publics, bien après la compétitivité d’une filière
déjà largement concentrée autour de quelques grands
groupes industriels privés français ou étrangers (la seule
société Bigard domine au moins 50 % du marché, avec un
chiffre d’affaires de près de 5 milliards d’euros)78. Le
secteur de l’abattage industriel est d’ailleurs d’une opacité
totale et bénéficie de la complicité des pouvoirs publics, qui
continuent de refuser l’installation obligatoire de caméras
de contrôle dans tous les abattoirs de France ; seuls les
militants animalistes parviennent à informer l’opinion,
souvent en s’infiltrant au sein des équipes d’abattage.

Taxer mieux, investir où il faut


Sur les neuf propositions soumises à notre échantillon de
Français, deux portaient sur des mesures de fiscalité
écologique. Classée cinquième mesure « prioritaire », 32 %
des Français interrogés sont favorables à une taxation sur
les produits importés, illustrant ici l’accroissement de la
demande du made in France dans les modes de
consommation. Cette demande est plus forte à droite :
44 % au Rassemblement national, 40 % chez les
Républicains ; à gauche, les Insoumis sont les plus
nombreux à réclamer cette mesure (31 %). La souveraineté
française sur les règles douanières n’existe plus depuis
1968 et la création de l’Union douanière européenne, qui a
transféré aux instances supranationales européennes tout
pouvoir en la matière. La libre circulation des biens au sein
du Marché unique européen a conduit à fixer un tarif
commun pour les importations venant des pays tiers à l’UE.
En outre, au nom du principe de non-discrimination, si l’UE
baisse un tarif douanier, elle doit le faire pour tous les
autres partenaires de l’Organisation mondiale du
commerce. Quand les États-Unis, État souverain, taxent les
tablettes numériques chinoises à hauteur désormais de
25 % afin de favoriser les tablettes made in USA, l’Union
européenne (donc la France !) a choisi de ne leur imposer
aucune taxe à l’importation ; voilà qui n’incitera pas au
développement d’une industrie de la tablette tactile en
Europe ! En juillet 2021, une directive européenne de 2017
fixant pour le consommateur une TVA à hauteur de 20 %
sur les produits importés d’un pays tiers à l’Union
européenne, via les plateformes de e-commerce, a été
insérée dans la loi française. Cette taxe vise à dissuader le
consommateur français d’acheter sur les plateformes
chinoises ou américaines des produits importés à prix
cassés car ne facturant pas la TVA.
18 % des Français de notre échantillon sont favorables à
une taxation sur les transports polluants79. Mesure qui se
place en septième position sur neuf parmi les mesures les
plus urgentes. On peut donc considérer que les Français ne
sont guère favorables à un alourdissement de la fiscalité
écologique sur le transport, qui est pourtant le deuxième
secteur le plus émetteur de CO2 dans le monde derrière la
production d’électricité, mais le premier en France (41 %
des émissions). Lorsque l’on observe la répartition des
secteurs émetteurs de CO2, il apparaît évident que la
France doit porter ses efforts en matière de politique
environnementale prioritairement et à court terme sur ce
secteur des transports. La taxation des émissions de CO2
porte ainsi d’abord sur les domaines liés aux énergies
fossiles, dont font partie les transports, routier, aérien et
maritime. Dans le débat public depuis les années 1990,
c’est en 2007 que le principe d’une « taxe carbone » avait
été validé par tous les candidats à la présidentielle. Dans le
cadre du Grenelle de l’environnement conclu six mois après
son élection, Nicolas Sarkozy s’était engagé à la mettre en
œuvre, mais il faudra attendre 2014 et François Hollande
pour qu’elle apparaisse dans la taxe intérieure de
consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Son
poids financier n’a cessé depuis lors d’augmenter, passant
de 7 euros par tonne de CO2 en 2014 à 44,60 euros en
202080. La loi pour la transition énergétique ayant fixé un
taux de 100 euros la tonne de CO2 en 2030, cela signifie
que le prix à la pompe ne cessera d’augmenter au fil des
années, indépendamment du prix du brut, et que s’impose
une stratégie publique d’accompagnement pour le
renouvellement du parc automobile (voitures individuelles,
camions, autobus) vers davantage de véhicules hybrides et
électriques. Avec la crise des Gilets jaunes, on a pu
constater qu’en France, la politique environnementale et la
politique sociale continuaient d’être abordées séparément
par les élites dirigeantes : fin du monde et fin du mois ont
encore bien des difficultés à coexister dans l’action de la
puissance publique et dans les choix productifs des grandes
entreprises. C’est pourtant le défi de la transition
écologique que de permettre à tous, et d’abord aux classes
moyennes et populaires, d’opter pour des modes de vie plus
respectueux de l’environnement – une orientation à
laquelle ces catégories sociales souhaitent largement
participer si l’on en croit les différentes enquêtes, mais qui
demeure difficile au regard de leur pouvoir d’achat. La
crise des Gilets jaunes comme la crise sanitaire, qui a
aggravé les inégalités, ont démontré qu’un ménage vivant
avec le smic aura du mal à consommer bio, à rouler
électrique, à isoler son logement, à acheter français, quand
bien même il le voudrait ardemment. Le modèle d’une
« protection sociale écologique » à la française n’est pas
encore né.
Les Français se montrent également sensibles à la
nécessité d’investissements massifs dans la recherche sur
les technologies vertes. C’est en effet la quatrième mesure
(35 %) attendue par notre échantillon pour réussir la
transition écologique. L’innovation scientifique et
technologique est perçue par beaucoup comme le facteur
de transformation des modes de production et de
consommation dans un futur proche, bien que l’humanité
commence à porter un regard plus critique sur le progrès
indéfini et l’innovation qui en est le moteur. Depuis le grand
tournant de l’ère industrielle, après les tueries de masse
qu’ont constitué les deux guerres mondiales (dont la
Seconde, qui s’est clôturée par une attaque atomique) et
avec l’accélération technique post-Trente Glorieuses,
l’innovation apparaît aussi sous son jour destructeur, aussi
bien de la biodiversité que de certaines sociétés humaines,
incompatibles avec la mondialisation technologique et son
modèle d’humanité néonomade. En 2021, là où certains
voient du progrès et de l’espoir, beaucoup d’autres
perçoivent un recul ou un danger pour l’humanité et la
planète ; or, cette fracture ne semble pas seulement
générationnelle ni politique, comme nos chiffres le
montrent avec une relative unanimité dans la ventilation
des résultats.
Dans le domaine de l’environnement, la science est autant
devenue celle qui produit les pesticides et autres polluants
que celle qui cherche leurs antidotes ! Pour l’heure, la
technologie des greentechs semble impuissante à résoudre
l’urgence de l’enjeu climatique. La recherche privée et
publique dans les technologies propres reste sous-dotée
par rapport à la recherche dans les infotechnologies, les
nanotechnologies ou les neurotechnologies, qui permettent
à Elon Musk de rêver à l’implantation de puces cérébrales
pour, in fine, mieux orienter l’humain-consommateur. On
distingue pourtant de nombreux secteurs de recherche
encourageants – autant de pourvoyeurs d’emplois nouveaux
– dans le domaine des énergies renouvelables, du transport
autonome, de la pharmacologie, des biomatériaux, du
stockage du CO2, du recyclable. Évidemment, l’intelligence
artificielle, faible ou forte, apparaît comme la technologie à
très fort impact et très fort enjeu stratégique, pouvant
conduire d’ici à une décennie à une véritable révolution de
l’humanité. L’absence quasi totale dans le débat public, et
surtout politique, de présentation et d’explication sur les
enjeux du développement de l’intelligence artificielle en dit
long sur la maturité française en matière d’innovation et de
prospective. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour
lesquelles nous n’avons posé à ce sujet aucune question
dans notre enquête, car il nous semblait que la
connaissance de ces enjeux dans l’opinion publique restait
difficilement mesurable au regard de l’ignorance dans
laquelle elle est plongée, voire maintenue par ceux qui
décident de nos futures orientations technologiques.
Pourtant, l’immense révolution technologique que va
représenter l’intelligence artificielle (IA) d’ici à quelques
années bouleversera à la fois la vie personnelle et
professionnelle de chaque Français. L’IA nourrit
aujourd’hui la crainte du dépassement de l’humain par la
machine81, la création d’une conscience à travers l’IA
forte, permettant à la machine IA de comprendre ce qu’elle
fait, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. L’IA faible que nous
connaissons aujourd’hui a le potentiel d’exclure82, dans de
nombreux domaines, l’action humaine, ce qui conduira
inévitablement à la disparition d’une centaine de métiers,
notamment chez les « cols blancs ». Très peu de nos
dirigeants semblent anticiper ces évolutions majeures,
comme en témoigne l’absence de débat politique et
publique sur ce sujet, car un tel débat exige des
connaissances scientifiques précises et une capacité
d’explicitation pédagogique sans précédent. Les Français
pourront-ils encore longtemps être tenus à l’écart par les
experts et les politiques d’une réflexion collective sur le
développement de l’intelligence artificielle ?

Le nucléaire assomme le renouvelable


La maîtrise du feu, il y a environ quatre cent cinquante
mille ans, a été le tournant pour l’espèce humaine dans sa
singularisation par rapport au reste du monde animal.
Produire à volonté et entretenir cette source d’énergie a
conduit l’homme, espèce fragile et proie facile, à sa place
de dominant. L’histoire humaine a été ponctuée par un
ensemble de défis énergétiques dont les limites ne cessent
d’être repoussées et qui ont conduit à une surexploitation
des ressources naturelles, au premier rang desquelles les
matières fossiles83. Sans révolution énergétique, pas d’ère
industrielle. Aujourd’hui, sans décarboner l’énergie, plus
de vie sur Terre à moyen et long termes. Mais l’humanité
affronte un double défi : d’une part, la pression
démographique et nos modes de vie exigent davantage de
production d’énergie, d’autre part, il faut décarboner de
façon massive cette énergie pour limiter le réchauffement
climatique. C’est sans doute le défi le plus urgent pour
l’humanité : il ne servira à rien de « sauver la civilisation »
si nous n’avons plus de Terre à habiter pour faire vivre
« la » civilisation !
Les Français ont aujourd’hui bien conscience du fait qu’il
fallait gérer trois types d’énergie pour organiser cette
transition : les énergies fossiles, qui représentent en
France les deux tiers de notre consommation finale
d’énergie, c’est leur combustion qui libère du CO2 et
engendre le réchauffement climatique84, l’énergie
nucléaire qui en forme un cinquième (dont 72 % vont à la
production d’électricité) et les énergies renouvelables qui
en constituent 14 %. Ces deux dernières sources d’énergie
n’émettent pas de CO2, toutefois la fabrication des
infrastructures nécessaires aux énergies nucléaire et
renouvelables induisent des activités industrielles
productrices de gaz à effet de serre. Les Français ont
également compris que les énergies renouvelables étaient
incapables de remplacer les énergies fossiles, en termes de
quantité d’énergie produite. En France aujourd’hui, la
puissance éolienne terrestre raccordée est de
13,5 mégawatts, répondant à 8 % de la consommation
électrique nationale (contre les 63 mégawatts des
58 réacteurs nucléaires), sans oublier la variabilité de cette
production non pilotable en fonction des besoins, puisque
c’est le vent qui décide85. Sans entrer dans le débat de
l’enlaidissement de nos paysages, il n’est donc pas
étonnant que le développement des parcs éoliens, symbole
des énergies renouvelables, ne recueille que 15 % d’avis
favorables dans notre échantillon, occupant la dernière
place des mesures les plus urgentes pour favoriser la
transition environnementale. On notera d’ailleurs
l’unanimité transpartisane puisque même les
sympathisants écologistes ne sont que 17 % à le
souhaiter86. L’éolien et le solaire ne sont pas les seules
énergies renouvelables à disposition, il existe également la
biomasse (c’est-à-dire l’incinération des végétaux qui va
produire de l’électricité et de la chaleur), l’énergie
hydraulique (mais les barrages sont puissamment
destructeurs des écosystèmes), la géothermie (qui exige
des forages très complexes et coûteux). Le faible
rendement et les difficultés de stockage de l’énergie
produite par les renouvelables obligent pour l’instant à se
tourner vers des sources d’énergie non fossiles pilotables.
L’hydrogène n’est pas encore assez développé du point de
vue technologique. Le nucléaire reste alors seul en scène
dans ce domaine.
Les Français ont bien compris qu’il était impossible pour
un pays développé de décarboner et de dénucléariser « en
même temps ». Ils sont à peine 17 % à vouloir une
diminution drastique de la part du nucléaire dans le mix
énergétique. On remarquera que seuls 12 % des
écologistes interrogés le réclament, là où 24 % des
Insoumis et 22 % des sympathisants RN expriment une
opinion favorable supérieure à la moyenne de l’échantillon.
Il n’en reste pas moins que, en présentant différemment le
résultat, 83 % des personnes interrogées dans notre
enquête souhaitent que la France ne diminue pas, voire
augmente, sa production d’énergie issue de l’atome. Le
parc nucléaire français, en deuxième place mondiale
derrière celui des États-Unis, est un héritage de la
stratégie gaullienne, qui constitue un atout malgré la
potentielle dangerosité de cette technologie87. Cet état de
l’opinion explique peut-être pourquoi la plupart des
candidats à l’élection de 2022 ne désirent pas se lancer
dans un plan de démantèlement des centrales françaises ;
au contraire, à droite (LR, RN) et au sein de la majorité
présidentielle actuelle, on promet la construction de
nouveaux réacteurs. Certains en appellent aussi à rouvrir
Fessenheim, dont la fermeture définitive en juin 2020
apparaît techniquement et économiquement injustifiée.
Construire de nouveaux EPR nécessite un redéploiement
industriel dans un tissu déjà en souffrance, en raison de
l’absence d’ambition dans le secteur du nucléaire depuis
une décennie, qui a conduit à une perte de compétitivité de
ce domaine en France. Sous la pression des écologistes,
l’abandon en 2019, par le président Macron, du programme
Astrid sous l’égide du CEA a fait encore prendre du retard
à la recherche française pour la construction de réacteurs
de quatrième génération à neutrons rapides permettant la
réutilisation du plutonium et de l’uranium réenrichi. C’est
en effet l’une des voies d’innovation technologique les plus
importantes dans le secteur du nucléaire puisqu’il s’agirait,
enfin, de faire des déchets de nouveaux combustibles88 ;
cette stratégie de fermeture du cycle était un objectif des
pères fondateurs du nucléaire français, mais a été
abandonnée par l’exécutif il y a deux ans, sans autre
explication de la part de la ministre Élisabeth Borne qu’une
prétendue « abondance de l’uranium bon marché » !

LE CHOIX DES FRANÇAIS


À rebours des derniers scrutins présidentiels, l’environnement et plus
précisément le climat constituent désormais une thématique qui n’est plus
seulement investie par les partis se réclamant directement de l’écologie, tel
EELV, mais qui se révèle incontournable pour tous les candidats. De Jean-Luc
Mélenchon aux protagonistes de la primaire LR pour 2022, nombreux sont
ceux qui incluent dans leur offre programmatique des propositions sur le
nucléaire ou les éoliennes. En 2017 déjà, Benoît Hamon avait fait de
l’interdiction des perturbateurs endocriniens et des pesticides dangereux
son cheval de bataille, tandis qu’Emmanuel Macron se prononçait en faveur
de celle du glyphosate.

Ces propositions trouvent un écho parmi les Français : plus d’1 sur
2 mentionne comme mesures parmi les plus urgentes l’interdiction
des pesticides et le primat accordé à l’agriculture raisonnée (52 %)
ou le fait d’acheter local et de saison (50 %). Et si l’interdiction des
pesticides est tout spécialement citée parmi les sympathisants EELV
(64 %), la mesure fait a minima partie des trois principales priorités
environnementales des Français, quelles que soient leurs orientations
partisanes.
Se fait pour autant jour un hiatus : en dépit de l’intensité de ces attentes,
la population se montre peu convaincue par l’efficacité des
politiques publiques actuelles en matière environnementale. Les plus
sceptiques se révèlent les sympathisants des partis de gauche, tandis que
la plus grande bienveillance est mesurée, sans trop de surprise, parmi les
proches de l’actuelle majorité présidentielle.
Si l’urgence environnementale est devenue un quasi-consensus
impliquant des prises de position de la grande majorité des
candidats, la thématique est traditionnellement particulièrement
attendue et investie à gauche du spectre politique (Yannick Jadot,
Anne Hidalgo).

60. Acronyme de « Make our planet great again ».


61. 75 % de la production alimentaire mondiale dépend des insectes
pollinisateurs, de même que l’immense majorité (jusqu’à 90 %) des plantes
sauvages ont besoin de ces insectes pour se reproduire.
62. Le moustique tigre est aujourd’hui installé de façon endémique dans
quarante-cinq départements français, cette invasion s’étant faite en à peine
deux décennies.
63. Bien que les produits bio ne représentent « que » 6,5 % de la dépense
alimentaire des ménages français en 2020, cette consommation a bondi en dix
ans, passant de 3,7 milliards en 2010 à 13,2 milliards en 2020. En dépit de la
crise sanitaire, la consommation bio a continué sa progression en 2020 et 2021
(+12 % annuels).
64. Le comité de gouvernance va instaurer fin novembre 2019 un nouveau
groupe appelé « groupe d’appui », composé de nombreux experts nommés de
façon opaque par T. Pech et L. Tubiana, afin de conseiller et d’orienter le travail
des citoyens de la CCC.
65. Cyril Dion, cofondateur du mouvement Colibris, Anne Frago, de
l’Assemblée nationale, et Michèle Kadi, du Sénat.
66. https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr
67. Ajout au préambule proposé : « La conciliation des droits, libertés et
principes qui en résultent ne saurait compromettre la préservation de
l’environnement, patrimoine commun de l’humanité. » Ajout à l’article 1
proposé : « La République garantit la préservation de la biodiversité de
l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique. »
68. En France, en moyenne, plus de 65 000 hectares sont artificialisés chaque
année, depuis les vingt dernières années.
69. Si l’eau occupe 70 % de la surface terrestre, il faut rappeler que 97 % de
cette eau est salée ! Les 3 % d’eau douce se trouvent essentiellement dans les
glaciers et les nappes phréatiques, et sont très inégalement répartis puisqu’une
dizaine d’États seulement concentrent 60 % de l’eau douce disponible. Autant
dire que la géopolitique de l’eau sera l’une des principales sources de conflits
dans les décennies à venir.
70. L’agriculture est responsable à hauteur de 70 % de la déforestation dans
le monde.
71. En France, la FNSEA, premier syndicat agricole, a exercé un lobbying
intense pour que l’agriculture productiviste ne voie pas lui échapper les
subventions européennes.
72. Voir Bruno David, À l’aube de la 6e extinction, Grasset, 2021.
73. La SPA a été fondée en France en 1845. Voir la synthèse sur ce sujet dans
Introduction aux études animales, d’Émilie Dardenne, PUF, 2020. Et dans Le
Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, d’Éric Baratay, Seuil, 2012.
74. Les Français s’affirment aussi très majoritairement contre le commerce
de la fourrure (90 %) et pour l’interdiction de la chasse le dimanche (82 %).
75. Selon les études statistiques conduites par l’Œuvre d’assistance aux bêtes
d’abattoirs (OABA).
76. On compte en France 697 abattoirs de volaille (poulets, oiseaux, lapins),
263 abattoirs de boucherie (bovins, porcs, ovins, chevaux) et 199 entreprises
de transformation des produits de la mer, dont certaines ont une activité
d’abattage.
77. https://www.franceagrimer.fr/Accompagner/Plan-de-relance-
Agriculture/Projet-collectif-ou-de-recherche/Le-plan-de-modernisation-des-
abattoirs
78. Les abattoirs publics, petits et peu rentables, mais mieux contrôlés,
traitent moins de 10 % de la production nationale. Les premiers abattoirs
publics ont vu le jour en France au début de l’Empire (1806).
79. Seuls les sympathisants Insoumis présentent un taux d’adhésion (29 %)
plus élevé que la moyenne (18 %) à cette proposition.
80. Cette taxe a été maintenue à son taux depuis 2018, après le gel de son
montant à la suite de la crise des Gilets jaunes qui avait éclaté à l’annonce de
l’augmentation de la taxe carbone, fixée à 56 euros pour 2020.
81. Elon Musk et Bill Gates font ainsi partie de ceux qui appellent à un
développement accéléré de la recherche pour « hybrider » l’espèce humaine et
l’intelligence artificielle, seul moyen selon eux de sauver l’espèce humaine qui
sera inévitablement dominée par l’IA à terme.
82. La puissance des algorithmes, qui ont déjà largement commencé à
remplacer l’action humaine et à manipuler les foules, n’est rien à côté des
effets de l’intelligence artificielle quand elle investira nos vies économique,
sociale et culturelle.
83. Pétrole, charbon, gaz naturel sont les matières organiques pourvues de
carbone, enfouies dans le sol depuis des millions d’années, qui vont être
sources d’énergie, après transformation pour devenir des combustibles. Elles
sont non renouvelables puisqu’elles ne peuvent se régénérer qu’à l’échelle du
temps géologique.
84. Elles représentent plus de 80 % de l’énergie mondiale.
85. Selon l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de
l’énergie), nos éoliennes tournent à plein régime à peine 27 % du temps.
86. Bertrand Cassoret, dans son ouvrage Transition énergétique ; ces vérités
qui dérangent (De Boeck, 2018), a estimé qu’il faudrait construire
500 000 éoliennes en France pour satisfaire 100 % de nos besoins
énergétiques. Le dernier chiffre officiel du nombre d’éoliennes installées en
France date de 2018 : elles étaient 6 500 unités (à ne pas confondre avec le
nombre de parcs éoliens). En 2021, on estime leur nombre à 8 000, compte
tenu de la progression de ces installations.
87. Trois accidents nucléaires ont eu lieu à ce jour : Three Mile Island en
1979 aux USA, Tchernobyl en URSS en 1986 (dans les deux cas à la suite
d’erreurs humaines), et Fukushima en 2011 (après un tsunami).
88. Pour rappel, nous avons 250 000 tonnes de déchets radioactifs stockés à
La Hague.
5.

Les Français ont choisi de réduire


les inégalités scolaires

Si, dans son programme de 2017, Emmanuel Macron


avançait des promesses relativement convenues sur
l’éducation, mêlant habilement mesures à coloration
sociale89 et d’autres plus libérales90, pour unifier son
électorat PS centre gauche-LR centre droit, il a ébauché,
en septembre 2021, lors d’un discours à Marseille, sa vision
de « l’école du futur », où les directeurs d’établissements
scolaires pourraient choisir, comme des patrons, leurs
enseignants sur CV. Mais surtout, cette « école du futur »,
le président sortant veut la définir à l’échelle locale « avec
les élus, les familles, les parents d’élèves, les associations
et évidemment les enseignants […] afin d’adapter, de
repenser les projets d’apprentissage, les rythmes scolaires,
les récréations, la durée des cours, la façon d’enseigner ».
On remarquera que les enseignants sont les derniers
acteurs évoqués dans la liste des partenaires de cette
nouvelle version de l’école, ajustable selon la clientèle
d’usagers du bassin d’éducation. On relèvera aussi
l’approche contractuelle à l’anglo-saxonne et cette idée
corollaire d’une nécessité d’adaptation perpétuelle (un
contrat doit pouvoir se renégocier selon les besoins du
client !). Deux éléments qui ne collent ni avec l’histoire de
notre école républicaine, et au-delà de notre rapport aux
services publics, ni avec la représentation collective que
cette histoire a profondément ancrée dans nos imaginaires.
Chouchou du couple Macron et ministre obéissant, Jean-
Michel Blanquer aura été l’un des seuls ministres à avoir
conservé son poste tout au long d’un quinquennat riche en
départs. En entrant rue de Grenelle après Najat Vallaud-
Belkacem, ce haut fonctionnaire de l’Éducation
nationale91, méconnu du grand public, tenait un discours
de rupture avec le pédagogisme ambiant grâce auquel il
s’était acquis la sympathie des Français et de pas mal
d’enseignants. On l’entendit prôner le retour aux
fondamentaux et au bon sens : application ferme de la
laïcité, retour à la méthode syllabique, en finir avec le « pas
de vagues », recentrer l’école sur sa mission d’instruction.
À la fin de ce quinquennat, après avoir détruit le
baccalauréat et n’avoir conduit aucune réforme structurelle
visant à redonner à l’école sa place dans les mécanismes
d’espérance sociale, il est le ministre dont la chute de
popularité aura été la plus continue tant la déception fut
immense, en particulier auprès des classes populaires et
moyennes qui attendent tellement de l’école. En avril 2021,
il était mesuré à 21 % d’opinions favorables et, même au
sein de l’électorat macroniste, il perdait des dizaines de
points (36 %). Las, après quatre ans et demi, le ministre
enregistrait en septembre 2021 un taux d’insatisfaction
chez les parents d’élèves de 56 % et un taux de défiance
envers le gouvernement de 69 %, quant à la capacité à
enrayer la baisse du niveau des élèves92, soit une
progression de 9 points dans le désaveu par rapport au
baromètre de l’année précédente. Idem sur la question des
violences scolaires et du mal-être enseignant : Jean-Michel
Blanquer n’a pas su convaincre ni agir, selon les Français.

Égalité ou équité ?
Davantage qu’au nom de l’émancipation de tous par
l’instruction, c’est au nom de l’égalitarisme que les
politiques éducatives des dernières décennies ont mis en
place un enseignement différencié d’abord en fonction de
l’appartenance sociale : les enfants des classes populaires,
et plus encore ceux issus de l’immigration, n’auraient pas
les capacités « naturelles » pour être instruits avec le
même référentiel culturel et scientifique que les enfants
des classes moyennes supérieures. En toute logique, de
cette forme de ségrégation culturelle découlèrent la
séparation et la non-mixité sociale. Enfants d’ouvriers et
enfants de cadres sup’ ne se fréquentent plus dans les
mêmes écoles. Cela fait vingt ans que l’évitement de la
carte scolaire est devenu un sport national, et depuis peu
certains ménages des classes populaires s’y adonnent,
sacrifiant une part du maigre budget du ménage pour
scolariser leurs enfants dans l’enseignement privé croyant
y trouver davantage de discipline et d’exigence. Notre
enquête montre d’ailleurs que seuls 27 % des Français
interrogés aspirent à un renforcement de la carte scolaire
pour obliger parents et représentants de l’institution à la
mixité sociale. Si 43 % des sympathisants Insoumis et
socialistes approuveraient ce type de contrainte, ce n’est
pas le cas des autres formations politiques93. Les Français
sont conscients de la situation paradoxale dans laquelle ils
se trouvent : on veut plus d’égalité et de mixité sociale, tout
en pratiquant le repli quand il s’agit de nos propres
enfants. C’est peut-être pour dépasser ce paradoxe que
l’égalité reste, aux yeux d’une majorité de Français, le
principe fondateur de notre école républicaine, comme en
témoignent les deux priorités qu’ils ont placées en tête
dans notre enquête : instruire tous les élèves avec le même
niveau d’exigence (35 % des personnes interrogées) et
réduire les inégalités sociales (14 %).

Selon vous, quels sont les deux principaux objectifs


assignés à l’école ?
Total des
citations

Instruire tous les élèves avec le même niveau


51 %
d’exigence

Réduire les inégalités sociales 32 %

Former de futurs actifs adaptés


31 %
au marché du travail
Former des citoyens libres et engagés 25 %

Former des individus épanouis 24 %

Former des Français patriotes 13 %

Éduquer les élèves aux grands enjeux du futur


13 %
environnement géostratégique

Valoriser l’excellence 12 %

Cette place de l’égalité dans les imaginaires s’ancre dans


les années d’après-guerre. Les effets conjugués du baby-
boom et de la réforme Berthoin de 1959 amorcent la
massification de l’enseignement, imaginée alors comme
une entreprise de démocratisation. À la fin des années
1950, seuls 10 % des jeunes constituant une classe d’âge
accédaient au baccalauréat, et moins de la moitié des
enfants entraient en sixième à l’issue du primaire. En 1959,
avec la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans et l’examen
d’entrée en sixième supprimé, s’amorçait une massification
que toutes les réformes depuis plus de cinquante ans, en
particulier la création du collège unique en 1977 par la
réforme Haby, ont accompagnée, encouragée, en ne
voulant pas voir que la promesse d’ascension sociale
qu’elle portait n’était pas satisfaite. Pire encore, l’école
française reproduisait les inégalités, voire les aggravait en
alimentant la défiance à l’égard de l’institution autrefois la
plus aimée et respectée de la République. Et, en effet, 83 %
de notre échantillon constatent que le niveau actuel des
élèves est très inégal selon les milieux socio-culturels, avec
l’impression d’un nivellement général vers le bas pour 74 %
des Français interrogés, et des scores dépassant les 80 % à
droite (87 % chez les Républicains, 81 % pour le RN). Ils
sont 79 % à considérer que le niveau actuel est moins bon
qu’à leur époque, ce ressenti étant particulièrement
prégnant chez les sympathisants du Rassemblement
national, des Républicains et des Insoumis, avec des taux
supérieurs à 80 %.

Considérez-vous que le niveau actuel des élèves est… ?

Non,
Oui, plutôt
plutôt pas

Très inégal selon les milieux socio-culturels 83 % 17 %

Nivelé de façon générale vers le bas 74 % 26 %

Adapté aux enjeux de la mondialisation 26 % 74 %

Nettement meilleur qu’on ne le pense 25 % 75 %

Adapté au niveau exigé


25 % 75 %
par le marché du travail
Meilleur qu’à votre époque 21 % 79 %

Les Français sont donc très attachés à l’égalité de


traitement, à l’école comme ailleurs, puisque le premier
objectif qu’ils assignent au système scolaire est
l’instruction de tous les élèves avec le même niveau
d’exigence. Pour autant, les Français saisissent-ils la
différence entre l’égalité somme toute artificielle créée par
le « bac pour tous » et une véritable égalité des chances,
qui serait fondée sur la transmission effective d’un même
bagage culturel pour tous ? Toutes tendances politiques
confondues, nos compatriotes tiennent au collège unique
puisque, selon notre échantillon, seuls 11 % d’entre eux
estiment que sa suppression constitue l’une des mesures
prioritaires pour l’école de demain. Or le collège unique est
autant le symbole de l’échec de la massification que le lieu
d’expression d’un égalitarisme niveleur. La confusion
illusoire entre démocratisation et massification semble
donc toujours opérante dans l’opinion.
La force de la vision égalitaire explique le faible intérêt de
nos compatriotes pour la valorisation de l’excellence : 88 %
des Français interrogés dans notre étude n’assignent pas à
l’école cet objectif. L’excellence n’est aujourd’hui vantée
que par quelques rares écoles privées sous contrat, par la
plupart des écoles privées hors contrat, qui semblent de
plus en plus attractives, et par les entreprises de soutien
scolaire. L’excellence n’est pas en soi un objectif
quantifiable et il n’est pas question que tous les élèves
l’atteignent. C’est davantage un état d’esprit, une vision
pédagogique d’ensemble, qui suppose un travail régulier et
approfondi pour que les savoirs disciplinaires et les
techniques spécifiques liées à ces savoirs soient maîtrisés.
Pour cela, l’entraînement et le perfectionnement doivent
être assidus, et le niveau d’exigence sans cesse maintenu et
augmenté. La pratique du travail, la valorisation de l’effort
sont les références communes aux enseignants comme aux
élèves, offrant une image d’excellence que chaque élève
s’approprie et qui le motive pour se dépasser. Le système
méritocratique sur lequel repose en théorie l’école
républicaine français prétendait jadis à cette excellence,
mais cela contrevient profondément à l’évolution de la
structure scolaire massifiée, dont on a vu qu’elle avait
transformé l’égalité en égalitarisme. On observe cependant
un élément intéressant dans notre enquête : la classe d’âge
qui souhaite le plus que l’école valorise l’excellence est
celle des 18-24 ans (21 %), c’est-à-dire la génération qui
n’a pas connu l’école de l’excellence, mais plutôt celle du
« socle de compétences » ! De même que ce sont les
catégories sociales modestes qui la citent le plus (18 %
contre 12 % pour les catégories aisées). Les sympathisant
Insoumis sont les plus demandeurs de cette valorisation de
l’excellence scolaire (24 %), devant les proches du
Rassemblement national (13 %), quand les macroniens,
Républicains et écologistes n’y accordent guère
d’importance (7 % chacun). Les partisans d’Emmanuel
Macron semblent avoir oublié l’ambitieux slogan de son
programme 2017 pour l’éducation : « Pour une école qui
garantisse la réussite de tous, et l’excellence de chacun. »
Cinq ans plus tard, l’école demeure pour les moins
favorisés le principal espoir d’ascension sociale ; ils
aspirent encore à ce que l’on propose le meilleur à leurs
enfants, et non le moins-disant de « l’école de la
confiance ».

Réduire les inégalités sociales


Comment se fait-il que les inégalités sociales se
répercutent autant sur la scolarité malgré des politiques
éducatives visant depuis des décennies à réduire ses
effets ? Emmanuel Macron, dans son programme de 2017,
le constatait : « Notre système éducatif est performant
pour un petit nombre d’élèves, mais les inégalités se
creusent à l’école, le déterminisme social s’accroît et
l’insertion professionnelle des jeunes les moins qualifiés est
en panne. » 32 % des Français de notre échantillon
considèrent en effet que la réduction des inégalités sociales
est le deuxième objectif assigné à l’école, et ce de façon
plus appuyée chez ceux dont la sensibilité est à gauche
(40 %) qu’à droite (26 %).
Mais comment réduire les inégalités sociales si le niveau
général des élèves s’abaisse ? Il y a en effet unanimité de
notre échantillon pour constater un nivellement vers le bas
(74 %), et ils ne sont que 25 % à considérer que le niveau
est nettement meilleur qu’on ne le pense. En outre, seuls
25 % de l’échantillon estiment que le niveau scolaire actuel
est adapté aux exigences du marché du travail94. Ainsi,
une majorité de Français pensent qu’on ne donne pas aux
élèves en ayant le plus besoin les moyens d’accéder à des
métiers qualifiés qui leur offriraient un avenir professionnel
durable.
On note d’ailleurs que 30 % des Français interrogés dans
notre enquête souhaiteraient favoriser la
professionnalisation de l’enseignement dès 14 ans. Or,
depuis la loi Peillon de juillet 2013, dite « loi pour la
refondation de l’école de la République », l’apprentissage
dès l’âge de 14 ans a été supprimé pour l’établir à 16 ans
minimum. Le développement sous le quinquennat Macron
des contrats d’apprentissage n’a pas remis en cause cette
élévation de l’âge d’entrée en parcours de
professionnalisation. L’idée de maintenir coûte que coûte
tous les élèves à l’école jusqu’à 16 ans semble pourtant peu
conforme à la réalité du terrain : de nombreux collégiens
sont plus motivés par une entrée dans un parcours
professionnel dès la classe de quatrième ou de troisième
que par une poursuite d’études à temps plein. Beaucoup
sont pourtant orientés « par défaut » vers le lycée général,
technologique ou plus souvent professionnel, pour des
formations longues, alors qu’ils souhaiteraient aller vers
« le concret » en apprenant un métier en tant qu’apprentis.
Il existe une résistance institutionnelle visant à favoriser
la filière diplômante du baccalauréat, cela permet de
gonfler les chiffres du nombre de bacheliers en France afin
de se valoriser dans les classements européens et
internationaux. Effort assez vain lorsque l’on suit, année
après année, les conclusions des enquêtes PISA (maîtrise
de la langue) ou TIMSS (pour les mathématiques), nous
plaçant régulièrement dans la moyenne basse (voire très
basse) des classements. En outre, ces enquêtes révèlent
que la France est devenue l’un des pays développés où le
milieu socio-économique exerce une influence des plus
marquées sur le cursus des élèves. Selon la dernière
enquête PISA, qui remonte à 2018, si, au sein de l’OCDE,
« le niveau à l’écrit des 10 % d’élèves des familles les plus
riches équivaut à une avance de trois années scolaires
environ par rapport aux 10 % d’élèves les plus pauvres »,
cet écart en France atteint quatre années. L’enquête
constate par ailleurs qu’en France environ 20 % des élèves
favorisés – mais seuls 2 % des élèves défavorisés – figurent
parmi les élèves très performants en compréhension de
l’écrit. Une réalité que confirment les statistiques de
l’Éducation nationale concernant les étudiants : 2 % des
étudiants des écoles normales supérieures sont issus du
milieu ouvrier et 7,1 % sont fils d’employés. À l’université,
ils ne sont que 10,7 % à être enfants d’ouvriers et 17,6 % à
être enfants d’employés.
Le discours favorable à l’enseignement professionnel
demeure en France incantatoire puisque seuls 25 % de nos
élèves sont concernés, contre plus de 60 % en Allemagne.
Le système allemand ne correspond en rien au modèle du
collège unique français, car, dès la fin du primaire (vers 10-
12 ans), l’élève doit choisir l’une des filières pour le
secondaire95. La formation professionnelle y est mieux
adaptée en raison de son « organisation duale », où
l’entreprise demeure le principal lieu d’apprentissage. Plus
d’1,5 million d’adolescents sont donc en cours de formation
dans les PME-PMI allemandes, et plus de 70 % d’entre eux
obtiendront une certification professionnelle ouvrant vers
l’emploi, alors qu’en France le taux d’insertion après un
bac pro se révèle bien plus faible. En Allemagne, 47 % des
cadres sont ainsi issus du cursus de formation par
apprentissage. Dans l’Hexagone, selon les statistiques de
l’Éducation nationale, de moins en moins d’élèves
choisissent la filière professionnelle, aussi bien en fin de
collège qu’à l’issue de la seconde. À la rentrée 2019,
63,5 % des élèves inscrits en troisième l’année précédente
ont continué en seconde générale et technologique, contre
33 % qui se sont engagés dans la voie professionnalisante.
Entre 2009 et 2019, les passages vers la voie générale
n’ont cessé d’augmenter. Les parents français continuent
de voir la formation professionnelle comme une voie
dépréciée car le système scolaire et le monde de
l’entreprise ne valorisent pas ce type de parcours. Selon un
sondage BVA de novembre 2020, « Le regard des parents
sur l’enseignement professionnel », ce dernier constitue un
choix par défaut, l’enseignement général et, dans une
certaine mesure, technologique restant la filière qu’ils
privilégient, alors même que celle-ci offre potentiellement
moins de débouchés : 72 % des parents souhaitent ainsi
pour leurs enfants une orientation vers l’enseignement
général et technologique, taux qui monte à 83 % dans les
familles les plus aisées. Parents, enseignants, personnels
de direction, tous continuent donc coûte que coûte à
valoriser l’enseignement supérieur. En dix ans, le nombre
de diplômes universitaires délivrés a progressé de 20 % en
licence générale et de 39 % en master, inflation de
formations et de diplômes qui soustraient certes plus
longtemps les jeunes aux statistiques de Pôle emploi, mais
inflation qui témoigne d’une décorrélation accrue avec le
monde du travail.

Former des citoyens libres, engagés et épanouis


Les Français interrogés dans notre enquête ont été 25 %
à placer la formation de citoyens libres et engagés comme
quatrième objectif de l’école sur les huit proposés. Cette
adhésion est surtout prégnante chez les électeurs
socialistes et écologistes (35 et 37 %). Si 75 % de notre
échantillon estiment donc que ce n’est pas une priorité, ils
doivent savoir qu’ils sont en contradiction avec une mission
devenue omniprésente à l’école. On pourrait même parfois
se demander si ce n’est pas aux dépens de sa mission
première d’instruction. En effet, parallèlement à la doxa
jospiniste de 1989 selon laquelle il faut « mettre l’élève au
centre du système » (et non plus les savoirs disciplinaires),
s’est développé un discours éducatif de la « citoyenneté ».
L’Enseignement moral et civique (EMC) axé sur les
« valeurs de la République » doit former des citoyens,
mission qui s’opérait jadis implicitement et
progressivement tout au long de la scolarité à travers les
savoirs disciplinaires que sont le français et la littérature,
l’histoire, la géographie et la philosophie. Cet
apprentissage se faisait aussi à travers l’implication des
élèves dans les clubs de lecture, de théâtre, de sciences, de
cinéma, de journalisme ou de sport de leur école, ou par
l’éducation entre pairs au sein d’établissements régis par la
loi commune du règlement intérieur, que les adultes
faisaient respecter.
Sous le ministère de Najat Vallaud-Belkacem, le
« parcours citoyen de l’élève » a fait l’objet de la circulaire
du 23 juin 2016, que Jean-Michel Blanquer n’a pas
modifiée, allant même au-delà, avec une circulaire pour les
élèves transgenres96. L’objectif de l’école depuis 2016
résiderait dans « la construction, par l’élève, d’un jugement
moral et civique, à l’acquisition d’un esprit critique et d’une
culture de l’engagement ». Le rôle de l’école ne serait
même pas tant la « construction des savoirs » par l’élève
que celle des « valeurs ». Ces valeurs dûment mentionnées
dans la documentation institutionnelle sont : la
transmission des valeurs républicaines et du principe de
laïcité, la culture de l’égalité entre les sexes et du respect
mutuel, la lutte contre toutes les formes de discrimination,
et en particulier la prévention et la lutte contre le racisme
et l’antisémitisme, la prévention et la lutte contre le
harcèlement, la lutte contre l’homophobie, l’éducation à
l’environnement et au développement durable, et enfin
l’éducation aux médias et à l’information. « Transmettre »
le principe de laïcité ou l’égalité des sexes est une
formulation étonnante quand on sait que la laïcité est
d’abord un principe juridique, qui doit essentiellement
s’appliquer et non se « transmettre ». De la même façon,
l’égalité des sexes est juridiquement et légalement acquise,
elle n’est pas une « valeur » à laquelle on adhère ou pas.
Doit-on comprendre que, lorsque l’école entend former
des citoyens « engagés », elle entend former des militants ?
L’engagement est en effet souvent l’autre nom de
l’idéologie partisane. Est-ce vraiment le rôle de l’école que
de devenir un lieu de formation à l’idéologie jugée bonne
par le pouvoir, c’est-à-dire les élites dominantes ? Il est
d’ailleurs intéressant de noter que certains de ceux qui
jugent sévèrement la doxa progressiste qu’ils voient à
l’œuvre dans l’école se proposent de la remplacer par leur
doxa antinomique, sortie parfois du formol. Il ne faut pas
être naïf, les pères de la IIIe République ont aussi utilisé
l’école pour diffuser leur modèle de citoyen républicain,
mais la richesse des savoirs disciplinaires transmis aux
élèves permettait à nombre d’entre eux de s’émanciper de
« l’idéologie républicaine toute faite ». Ils ont choisi des
parcours politiques différents, se sont engagés hors
des chemins balisés. La différence aujourd’hui réside dans
la déculturation de masse produite par l’école postmoderne
et alimentée par les réseaux sociaux où beaucoup de jeunes
sont manipulés. On peut donc douter que « l’école des
valeurs » produise des citoyens véritablement libres et
éclairés.
L’école a-t-elle également pour fonction de former des
individus épanouis ? 24 % des personnes interrogées y
voient une mission prioritaire. Cette vision n’est en soi pas
éloignée des 25 % pour qui l’institution scolaire forme
d’abord des citoyens libres et engagés. Les deux options
ont en commun d’assigner à l’école une mission qui
dépasse l’instruction, pour toucher à l’édification de la
personnalité de l’individu, au-delà donc du statut d’élève.
Cette idée d’épanouissement de l’élève dans et par l’école,
décorrélée de l’instruction, est une notion qui renvoie à ce
que les textes officiels nomment le « bien-être ». Ce
concept apparaît en 1989 dans la Convention relative aux
droits de l’enfant adoptée par l’ONU, selon laquelle
l’éducation doit « favoriser l’épanouissement de la
personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et
de ses aptitudes mentales et physiques ». Effet du hasard
calendaire ou suivisme, la loi d’orientation sur l’éducation
de Lionel Jospin, publiée la même année, amorçait un
virage décisif : avec l’élève au centre du système scolaire,
on assiste à un décentrement majeur aboutissant à abolir la
hiérarchie entre adultes et enfants, professeurs et élèves.
« Développer sa personnalité » fait désormais partie des
objectifs définis par le ministère, qui psychologise ainsi
résolument l’enseignement. Il en découle logiquement que,
si l’élève est d’abord un individu, il faut tenir compte
de toutes ses particularités, ce qui heurte le principe de
l’instruction en groupe au sein d’une classe. L’époque des
précepteurs pour les enfants de nobles ou de bourgeois, qui
pratiquaient une instruction sur mesure élitiste, ne peut se
transposer dans une école démocratique.
En 2007, les textes officiels de l’Éducation nationale se
réfèrent explicitement au bien-être et à son corollaire, la
bienveillance. Cette dernière notion, très en vogue sous le
ministère Blanquer, consiste, selon les consignes officielles
délivrées aux enseignants, à « accorder à tous les élèves
l’attention et l’accompagnement appropriés » et à « éviter
toute forme de dévalorisation à l’égard des élèves, des
parents, des pairs et de tout membre de la communauté
éducative ». Le flou qui entoure la définition de
bienveillance offre toute latitude d’interprétation : mettre
une mauvaise note, une appréciation qui fâche, une
sanction pour travail non fait ne sont-ils pas
« dévalorisants », susceptibles d’entraîner le
« découragement » de l’élève ? En 2015, le directorat
général pour l’éducation et la culture de la Commission
européenne évoque ainsi le concept de « whole school
around a whole learner » (« une école globale pour un
apprenant global »). La réforme du collège lancée en 2015
par Najat Vallaud-Belkacem, qui évoque « un collège de
l’épanouissement et de la citoyenneté », parachève cet
alignement sur l’agenda de l’UE : le bien-être de l’élève le
renvoie à sa subjectivité. Voilà tout le paradoxe de la
société postmoderne qui veut valoriser l’individualité à
l’extrême, tout en soutenant une idéologie globalisante
dans les organisations (institutions publiques ou
entreprises). Mais avec ce type d’injonction contradictoire,
obtient-on le bien-être de l’individu ?

École et patriotisme : le malaise


À peine 13 % de notre échantillon considèrent qu’un des
objectifs prioritaires de l’école est la transmission du
patriotisme. On observe des disparités significatives des
taux de réponse selon les sympathies politiques, ainsi
l’électorat de droite (LR et RN) considère-t-il à hauteur de
20 % que c’est un enjeu prioritaire, quand seuls 6 % des
sympathisants LFI, EELV et LaREM partagent cet avis.
L’école républicaine fut longtemps le creuset de
l’attachement patriotique mais, à l’heure de la globalisation
et des instances supranationales qui dictent en partie
l’orientation des politiques éducatives françaises, le
désaveu du lien ancien entre école et patriotisme exprimé
par les Français paraît cohérent. Aimer sa patrie est
intimement lié au sentiment partagé d’appartenance
nationale à un territoire, une langue et une culture
spécifiques. C’est évidemment contradictoire avec les
tendances idéologiques de fond actuelles qui voient dans la
nation un synonyme d’enfermement et de repli, célèbrent la
globalisation et toutes les formes de mondialisme qui en
découlent (économique, culturel, etc.).
Si la patrie est absente des discours et des institutions, on
relève une recrudescence symptomatique de la référence à
la République, plus précisément aux « valeurs de la
République », expression qui émaille discours et textes
officiels. Celles-ci, toujours nommées comme un ensemble
dont les termes ne sont pas spécifiés, se placent sous
l’égide de l’universalisme des droits de l’homme, qui ont
subi un glissement de sens. La lecture des circulaires
émanant du ministère de l’Éducation nationale montre en
effet que lesdites valeurs renvoient en réalité à l’idéologie
de la « discrimination ». À l’heure du diktat identitaire où
chacun semble sommé de se positionner de façon
définitive, les identités communautaires (ethno-culturelles,
religieuses, de genre, de préférences sexuelles, etc.) ont la
cote ; quant à ceux qui militent dans un baculement inverse
pour une survalorisation de l’identité nationale sur toute
autre identité, ils dérivent souvent vers la xénophobie,
sinon le racisme.

Deux mesures prioritaires


pour réhabiliter le métier d’enseignant
Si l’excellence est loin d’être plébiscitée, comme l’illustre
le peu d’enthousiasme à accorder une place plus grande
aux langues anciennes (9 %97), les Français interrogés ne
sont pas pour autant séduits par les nouvelles technologies,
puisqu’ils ne sont que 6 % à souhaiter favoriser
l’enseignement à distance. Forts de la désastreuse
expérience de l’école « format télétravail » durant la crise
du Covid, ils réclament plus que jamais pour leurs enfants
un face-à-face pédagogique de qualité avec des enseignants
expérimentés. Ainsi, les deux mesures prioritaires sont la
réduction des effectifs par classe, au primaire comme au
secondaire (64 % et une unanimité transpartisane) et le
recrutement de davantage d’enseignants titulaires, mais
pas de contractuels (56 %98).

Dans la liste suivante, quelles sont pour vous les trois


mesures prioritaires pour l’école ?
Total des
citations

Instaurer un seuil obligatoire maximal de 25 élèves par


64 %
classe, au primaire comme au secondaire

Recruter davantage d’enseignants titulaires (non


56 %
contractuels) dans le primaire et le secondaire

Veiller au strict respect de la


neutralité laïque dans l’école (par les personnels, les 50 %
élèves, les parents d’élèves)

Professionnaliser l’enseignement
30 %
dès 14 ans

27 % (dont
Instaurer le baccalauréat intégralement en contrôle continu
7%
ouvrant à des
de citations
examens de sélection pour l’entrée à l’université
en premier)

27 % (dont
Renforcer la carte scolaire pour contraindre les
5%
établissements publics
de citations
à la mixité sociale
en premier)
Intégrer davantage les parents dans
20 %
l’administration scolaire

Supprimer le collège unique 11 %

Imposer l’enseignement des langues anciennes au collège


9%
(latin ou grec)

Favoriser l’enseignement à distance


6%
(ex : MOOC institutionnels)

Promesse phare du programme macronien, devenu un


mantra des éléments de langage sur l’éducation, le
dédoublement des classes de CP-CE1 en zone d’éducation
prioritaire a certes été réalisé, mais sans les moyens en
termes de créations de postes nécessaires. Sa
généralisation à toutes les classes du primaire et du
secondaire paraît largement improbable à moyens
constants. Si les Français souhaitent des classes moins
chargées, ils savent que cela induit une hausse du nombre
d’enseignants, et c’est bien la seconde mesure prioritaire à
leurs yeux ; il y a donc ici une absolue cohérence de
l’opinion. Ils veulent des professeurs formés et compétents.
Or, nos compatriotes savent aussi que la faible attractivité
du métier, tant par ses conditions de travail que par ses
rémunérations, est un obstacle à la candidature aux
concours de l’enseignement. La baisse du niveau
d’admission des concours du premier et du second degré
est clairement corrélée à la crise des vocations, dont la
hausse des démissions – qui fait l’objet d’un déni absolu
dans l’institution – est également un signe. La loi de 2019
portée par le ministre Blanquer, acquis aux neurosciences
et au numérique comme outils pédagogiques
révolutionnaires, a continué d’affaiblir la place des
concours (Capes, agrégation) au nom d’un pragmatisme
libéral appelé « professionnalisation ». Ainsi, la part de la
maîtrise des connaissances disciplinaires est
considérablement diminuée au profit d’épreuves dites
pédagogiques (alors que le candidat n’a jamais enseigné !)
et de vérification de ses motivations (comme si l’on
s’engageait dans la longue préparation des concours sans
être motivé !). Cette réforme de la formation, qui vise à
démolir de l’intérieur l’édifice républicain égalitaire et
méritocratique des concours, a été l’objet de critiques
parmi toutes les tendances idéologiques au sein de
l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Mais
comme souvent, la technicité du débat l’a rendu inaudible
pour les grands médias trop occupés par le Covid et
d’autres crises circonstancielles, qui n’ont pas relayé cette
légitime inquiétude collective des enseignants face à la
déqualification d’un des métiers les plus nobles qui soient
dans une démocratie.
La destruction du métier d’enseignant au fil des deux
décennies écoulées explique aussi l’augmentation continue
du recours à des contractuels. Il faut compenser les
démissions, les congés pour épuisement professionnel de
plus en plus nombreux et, surtout, le déficit d’admis aux
concours, faute de candidats de bon niveau. L’institution
fait donc appel à des CDD recrutés pour une année
scolaire, reconductible à temps plein ou partiel en fonction
du besoin à couvrir, sans qu’aucune expérience
pédagogique antérieure soit requise (remplacement d’un
congé maternité, d’une maladie longue durée, d’un congé
formation, d’une mise en disponibilité). Ce CDD, entre
1 500 et 1 700 euros bruts, peut se transformer en CDI au
bout de six ans sans que jamais l’enseignant contractuel ait
eu à passer de concours, seule façon d’être titulaire. Ces
contractuels, que les élèves et parents d’élèves prennent
pour des enseignants professionnels, sont des étudiants
ayant échoué aux concours ou des personnes sans emploi
détentrices a minima d’un bac +2 ou +3 sans formation
adéquate pour enseigner. Au lieu de renforcer l’attractivité
du métier en consolidant les formations aux concours, les
recrutements de contractuels ont été institutionnalisés
depuis plusieurs années, chaque rectorat disposant d’un
logiciel spécifique avec une application de gestion des
candidatures (Acloe). Dans certains cas désespérés, la
presse s’est plusieurs fois fait l’écho du recours par les
rectorats à Pôle emploi, voire au site d’annonce Leboncoin
pour trouver « la perle rare » ! Dans l’indifférence
générale, année après année, la part des contractuels n’a
cessé d’augmenter dans l’Éducation nationale. Ainsi, entre
2010 et 2019, le nombre de contractuels au sein du
personnel enseignant a augmenté de presque 50 %,
passant d’environ 43 000 à plus de 168 00099. La part des
titulaires, elle, n’a crû que de 8 % sur la même période. On
comprend clairement la volonté des gouvernements
successifs : détruire le statut du fonctionnariat enseignant
et banaliser la précarité de l’emploi au sein de cette
éminente mission de service public. Et Emmanuel Macron,
par sa loi de transformation de la fonction publique de
2019, a clairement affiché son ambition de « recruter des
agents contractuels pour pourvoir des emplois
permanents ». On ne doit pas ensuite s’étonner des
difficultés que rencontrent certains enseignants dans leur
pratique, dans leur capacité à gérer leur classe, dans la
méfiance de certains parents d’élèves à l’égard de
l’institution. Oserait-on embaucher à l’hôpital, pour un
poste d’infirmier en réanimation, un titulaire du brevet
national de premiers secours ? Oserait-on recruter un
étudiant en licence de droit à un poste de magistrat ? On
n’hésite pas en revanche à recruter un étudiant en
psychologie pour devenir instituteur, l’essentiel étant que
parents et élèves ignorent tout de ce jeu de passe-passe.
De même, la promesse macronienne de 2017 de ne plus
envoyer d’enseignants débutants non volontaires en zone
d’éducation prioritaire et d’y favoriser le
maintien d’enseignants chevronnés n’aura jamais été
tenue. Et pour cause, les conditions de travail dans ce type
d’établissement continuent de se dégrader et n’attirent pas
les professeurs malgré les annonces de prime, dont on
rappellera que le ministre de l’Éducation nationale a voulu
l’adosser « aux progrès des élèves ». Il ne s’agit ni plus ni
moins que d’une rémunération au mérite sans que
quiconque ait les moyens d’évaluer la progression du
niveau des élèves, enseignant par enseignant, voire en
comparant les enseignants d’un même niveau ou d’une
même discipline. Cette condition était une façon de tuer
l’idée même de prime et de laisser entendre, en outre, que
l’enseignant dit incompétent serait sanctionné
pécuniairement, au lieu de proposer de véritables
formations et suivis pour les professeurs en difficulté, ou
des accompagnements pour la reconversion de ceux qui
sont en déroute.

Défendre la laïcité scolaire


Pour la moitié des Français interrogés dans notre
enquête, les pouvoirs publics ont l’obligation de veiller au
strict respect de la neutralité laïque dans l’école, qu’il
s’agisse de celle des personnels pour qui elle s’applique en
priorité, mais aussi celle de l’expression politique et/ou
religieuse des usagers (élèves et parents d’élèves). On
observe néanmoins des disparités dans les réponses
puisque seuls 21 % des sympathisants Insoumis y voient
une priorité, 44 % pour les socialistes et 48 % pour
les écologistes, tandis que 61 % des électeurs macronistes,
67 % des Républicains et 56 % du Rassemblement national
posent le respect de la laïcité comme une mesure
primordiale. On note d’ailleurs une progression de l’intérêt
pour ce sujet au sein de l’électorat macronien puisque, lors
du vote à la présidentielle 2017, 57 % des électeurs en
faveur d’Emmanuel Macron s’étaient exprimés
favorablement sur ce sujet. C’est donc 4 points de plus,
quatre ans et demi plus tard. Il ne fait pas de doute que
l’assassinat du professeur Samuel Paty, à Conflans-Sainte-
Honorine en octobre 2020, aura constitué un sursaut
important au sein de cet électorat. Intérêt laïque qui était
déjà à des niveaux hauts pour les électeurs de François
Fillon (64 %) et de Marine Le Pen (53 %) en 2017 ; en
revanche, Jean-Luc Mélenchon semble avoir fait fuir les
défenseurs de la laïcité scolaire puisque les 43 % de 2017
avaient fondu à 21 % en juillet 2021 !
Avant le discours des Mureaux d’octobre 2020, la ligne
d’Emmanuel Macron sur la laïcité était floue, probablement
à dessein, afin de jouer aussi longtemps que possible sur la
ligne de crête du « en même temps ». Visant à annoncer le
projet de loi, qui deviendra en août 2021 la loi confortant le
respect des principes de la République, Emmanuel Macron
avait rappelé dans ce discours que, la laïcité, « c’est la
neutralité de l’État et en aucun cas l’effacement des
religions dans la société dans l’espace public. La laïcité,
c’est le ciment de la France unie ». Il avait ajouté que, en y
protégeant « nos enfants de manière complète par rapport
à tout signe religieux, à la religion, [l’école] est vraiment le
cœur de l’espace de la laïcité. C’est le lieu où nous formons
les consciences pour que les enfants deviennent des
citoyens libres, rationnels, pouvant choisir leur vie ».
Finalement, de cette loi il ne ressortira pas de mesures
visant à mieux garantir le strict respect de la laïcité à
l’école, à protéger enseignants et élèves des intrusions du
politico-religieux dans les activités scolaires et
périscolaires. On préféra s’attaquer aux écoles hors
contrat, pourtant déjà très encadrées par la loi Gatel de
2018, et à l’instruction à domicile, présentée par la
majorité présidentielle comme un danger quasi sectaire.
N’aura pas été tranchée la question importante – véritable
serpent de mer depuis plus de dix ans – des intervenants
extérieurs à la communauté éducative dans l’école
publique et dont certains ne respectent pas le cadre laïque
des activités éducatives. Lorsque des parlementaires de
l’opposition ont tenté, en 2021, de remettre sur la table la
question des parents d’élèves portant des signes religieux
ostentatoires ou tenant des propos à caractère prosélyte,
alors qu’ils interviennent dans l’école au titre des sorties
scolaires ou d’autres activités d’accompagnement dans la
classe sous l’autorité de l’enseignant, cette question raviva
la polémique autour de la « stigmatisation des mamans
voilées ». En effet, au printemps 2019, lors des débats sur
la loi « pour une école de la confiance » portée par Jean-
Michel Blanquer, le Sénat majoritairement à droite avait
adopté un amendement pour interdire les signes religieux
ostentatoires lors des sorties scolaires, auquel le
gouvernement s’était opposé non pas sur le principe, mais
pour lui préférer « une approche efficace et pragmatique »
– autrement dit, continuer à reporter le problème sur les
décisions à géométrie variable des chefs d’établissement
sous pression de certaines associations de parents d’élèves.
Ces sénateurs faisaient valoir que « les parents d’élèves
deviennent des collaborateurs occasionnels du service
public » lorsqu’ils se proposent pour encadrer une sortie
scolaire ou participer à une activité dans l’école aux côtés
des enseignants. Dès lors, ils sont tenus à la même
neutralité laïque, ce qui n’est pas le cas lors de leur visite
dans l’école en qualité de parents de tel élève. Au cours des
débats, en mars 2021, dans le cadre de la loi dite « contre
les séparatismes », le Sénat avait réitéré sa tentative
d’amendement visant à interdire le port de signes religieux
pour les accompagnateurs de sorties scolaires, cela avait
de nouveau entraîné des débats virulents autour de la
question du voile islamique. Une fois encore cet
amendement avait été rejeté par la majorité lors du vote
final à l’Assemblée nationale. Cette focalisation depuis de
nombreuses années sur l’intrusion religieuse, via les
parents ou les acteurs associatifs assurant, bénévolement
ou non, l’encadrement scolaire ou périscolaire, n’est pas
due au hasard, elle reflète une réalité dans un petit nombre
d’établissements scolaires. À l’instar des longs débats
ayant conduit à la loi de 2004 (interdiction des signes
religieux ostentatoires pour les élèves), qui a accentué les
fractures idéologiques et qu’on aurait pu s’éviter avec une
circulaire ferme et claire portée par un ministre courageux
dès l’affaire de Creil en 1989, certains considèrent
nécessaire de réaffirmer le cadre strictement laïque des
activités scolaires où le parent intervient.
Cette question n’épuise pas le sujet du respect du
principe de laïcité à l’école, auquel une majorité de
Français sont très attachés. Si des efforts ont été portés
par le ministre Blanquer à travers la rédaction et la
diffusion d’un vade-mecum, « La laïcité à l’école », pour
diffuser en interne l’information juridique faisant loi et
aider les personnels à agir face aux contestations, l’école
n’est plus un sanctuaire à l’abri des débats et des violences
identitaires du monde, accentuées par l’hystérie des
réseaux sociaux, où élèves comme parents s’expriment
pour contester le projet de l’école laïque républicaine. Et, à
travers elle, ils menacent l’unité de la nation, où chacun
doit vivre et s’exprimer librement, qu’il soit athée ou
croyant.

LE CHOIX DES FRANÇAIS


Trois mesures prioritaires pour l’école sont majoritairement citées (ou du
moins par la moitié des Français). L’instauration d’un seuil obligatoire
maximal de 25 élèves par classe au primaire comme au secondaire
est souhaitée par au moins 6 Français sur 10, quelles que soient leurs
affinités politiques (et surtout par les sympathisants LaREM : 69 %).
Recruter davantage d’enseignants titulaires est au contraire une
mesure dont la réception diffère selon les positions politiques. Elle
est particulièrement réclamée par les sympathisants de gauche (67 %) et
surtout ceux de La France insoumise (84 %). En revanche, cette approche
essentiellement quantitative scinde davantage au sein des proches de la
majorité présidentielle (50 %) ou à droite (48 %).
Et alors que la question de la laïcité constitue fréquemment un sujet de
débat, voire de controverses entre les

différents partis et candidats (avec notamment les polémiques récentes sur


le voile), veiller au strict respect de la neutralité laïque dans l’école
est la troisième mesure la plus évoquée. Or, si la laïcité avait été
auparavant un sujet traditionnellement considéré comme relevant de
l’imaginaire « de gauche », la mesure apparaît désormais davantage
comme une priorité à droite (67 % des sympathisants des Républicains vs
seulement 21 % des proches de LFI).
L’enseignement et l’éducation constituent historiquement des
priorités de la gauche (thème toujours porté aujourd’hui, par
exemple, par Anne Hidalgo). Le terrain est cependant désormais
également investi par la droite, notamment sous l’angle de la
laïcité.

89. Réduction des effectifs de classes de CP-CE1 dans les zones d’éducation
prioritaire, accompagnement après la classe, stages de remise à niveau en
primaire et au collège.
90. Favoriser l’autonomie des chefs d’établissement, ouvrir encore davantage
l’école aux parents et aux intervenants extérieurs du monde associatif ou de
l’entreprise.
91. Il a été recteur de l’académie de Créteil, directeur général de
l’enseignement scolaire au ministère, avant d’être directeur général du groupe
ESSEC.
92. Baromètre Ifop-SOS Éducation, septembre 2021.
93. 26 % d’approbation pour les sympathisants LaREM, 20 % pour le RN et
18 % pour les Républicains.
94. Seuls les sympathisants Insoumis (44 %) ont un taux de réponse
supérieur à 25 % (la moyenne de tous les autres groupes partisans de
l’échantillon).
95. Collège-lycée classique (Gymnasium) ; Realschule, voie technologique
jusqu’à 15-16 ans, et Hauptschule professionnelle jusqu’à 15 ans, ces deux
dernières voies étant les filières professionnelles formant à des métiers précis.
96. « Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l’identité
de genre en milieu scolaire », circulaire du 29 septembre 2021.
97. Mais 18 % chez les Républicains.
98. Une attente particulièrement forte chez les sympathisants Insoumis à
84 % et socialistes à 66 %.
99. Pour le personnel administratif de l’Éducation nationale, la hausse est
encore plus spectaculaire avec plus 90 % d’embauches contractuelles sur
dix ans.
6.

Les Français ont choisi le référendum


pour une meilleure démocratie

Il est parfois des malentendus politiques entre un peuple


et son dirigeant qui tiennent en une préposition. Lors de
son discours d’investiture le 15 mai 2017, Emmanuel
Macron déclarait que son mandat allait être guidé par deux
exigences : « rendre aux Français cette confiance en eux
depuis trop longtemps affaiblie », et que « le monde entier
soit attentif à la parole de la France » – car « ce que la
France avait à dire au monde s’est parfois trouvé affaibli
par une situation nationale percluse d’inquiétude voire de
défiance ». La responsabilité du déclin français, réel ou
ressenti, incomberait donc aux Français inquiets et
manquant de confiance en eux. Pourtant, enquêtes
d’opinion et sondages, abstentionnisme galopant et
affaiblissement inédit de l’engagement partisan, tout
semble montrer que c’est davantage une perte de confiance
en leurs dirigeants politiques qu’en eux-mêmes que les
Français expriment chaque fois que l’occasion se présente.
Emmanuel Macron n’ayant cessé de revendiquer une
gouvernance pragmatique, la première cause de défiance
des Français est à chercher dans le manque d’efficacité des
politiques publiques engagées, ainsi que dans celle
des institutions que le nouveau président souhaitait de
nouveau faire fonctionner « selon l’esprit qui les a fait
naître » – comprendre en revenant aux sources gaulliennes
de la Constitution de 1958. Pour plus d’efficacité, donc, il
annonçait qu’il veillerait « à ce que notre pays connaisse un
regain de vitalité démocratique où les citoyens auront voix
au chapitre et seront écoutés ». Déjà dans son livre-
programme Révolution100, Emmanuel Macron est de ceux
qui soulignent l’antinomie entre démocratie et efficacité,
procès ancien et facile fait à cette forme de gouvernement.
La démocratie, comme tous les autres régimes, est
imparfaite, mais à la différence notable qu’elle est la seule
à en avoir conscience. Une démocratie vivante cherche à se
parfaire en permanence par le jeu des interactions entre
les différents groupes idéologiques, sociaux, économiques,
culturels qui composent la société, interactions qui peuvent
être pacifiées ou conflictuelles, mais doivent toujours
déboucher sur un consensus pour sauvegarder l’unité
civique. La société démocratique ne se pense pas comme
un tout englobant fixé selon un modèle d’appartenance
(l’ethnie, la religion, la classe sociale, le parti, etc.), elle
s’efforce – tant bien que mal – de cultiver les ferments de
l’unité de la pluralité citoyenne sur la base d’un intérêt
commun. Dès lors, lui faire, à travers ses institutions,
comme le fait Emmanuel Macron dès son investiture, le
reproche de l’inefficacité exigerait d’expliciter que ce sont
les personnes actionnant, gérant ou pervertissant ces
institutions qui en sont responsables, et non la démocratie
(ou la République) en elle-même.
Comme le montre notre enquête, les Français sont
davantage défiants envers leurs élites dirigeantes
qu’envers la structure institutionnelle de la République. En
dépit de quelques variations selon le profil générationnel,
socioprofessionnel ou politique, ils s’accordent pour porter
un regard sévère sur ceux qui les gouvernent et sur la
façon dont ces derniers utilisent, voire instrumentalisent,
les institutions pour ce faire.

Être citoyen
Les Français ont une exigence légaliste simple : un
citoyen français doit respecter et obéir à la loi pour 87 %
des personnes interrogées. Ce niveau d’exigence atteint
99 % chez les sympathisants En Marche ! et les
Républicains, mais « seulement » 78 % chez les Insoumis.
L’image souvent caricaturale du citoyen français rebelle
sinon réfractaire, qui préfère griller le feu orange, a été
démentie tout au long de la crise sanitaire, au cours de
laquelle les Français se sont facilement soumis à toutes les
restrictions de leurs libertés, obéissant à des mesures
d’exception dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire,
dont la durée n’a cessé d’être allongée sans grand débat
public. De nombreux ouvrages et articles ont été publiés au
fil des ans pour dénoncer l’addiction française à
la production de réglementations et de circulaires :
nous en sommes les champions du monde, avec nos
400 000 normes, 11 500 lois et près de 130 000
décrets101. On connaît la phrase de Georges Pompidou à
Jacques Chirac, alors jeune conseiller, en 1966 : « Mais
arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois,
trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en
crève ! »… On constate toutefois l’attachement des
Français à la loi, qu’ils s’autorisent parfois à transgresser ;
obéissance à la loi et transgression à cette même loi vont
de pair dans la plupart des sociétés humaines. Si les
Français ont donc majoritairement le souci de respecter la
loi, sans s’imposer une obéissance absolue, ils adhérent
peu, sinon pas, à la notion de désobéissance civile, dont
l’objectif est la délégitimation de la loi. On comprend dès
lors l’exigence sociale qui s’exprime depuis plusieurs
années à l’encontre de ceux qui contreviennent à la loi, par
la parole ou par les actes. Cet attachement français au
respect de la loi ne signifie pas pour autant un blanc-seing
pour les gouvernants puisque seuls 62 % des personnes
interrogées considèrent que le citoyen doit se conformer
aux décisions de ses dirigeants. L’écart d’adhésion à cette
affirmation est ici important entre la majorité présidentielle
et les Républicains d’une part (87 %), et la gauche (54 %)
et le Rassemblement national (51 %) d’autre part.

Selon vous, être citoyen français, c’est d’abord…


Non,
Oui,
plutôt
plutôt
pas

Respecter et obéir à la loi 87 % 13 %

Se sentir attaché aux principes de la République tels


85 % 15 %
que définis dans la Constitution

Être solidaire de ses


84 % 16 %
concitoyens en difficulté

Exercer son droit de vote


82 % 18 %
à chaque occasion

Posséder la nationalité française 80 % 20 %

Défendre son pays par les armes si nécessaire 64 % 36 %

Se conformer aux décisions


62 % 38 %
de nos dirigeants élus démocratiquement

S’impliquer dans une activité associative ou syndicale pour


53 % 47 %
défendre les droits des citoyens

Être citoyen implique également pour 85 % des Français


interrogés le devoir de se sentir attachés aux principes de
la République, tels qu’ils sont définis par la Constitution de
1958. Les principes fondamentaux sont énoncés dans
l’article premier de la Constitution : « La France est une
République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »
L’indivisibilité de la République consacre la dimension
nationale de la souveraineté, c’est le peuple français dans
son entier qui l’exerce ; aucune partie du peuple, pour un
quelconque motif, n’a le droit de s’extraire de l’ensemble
national pour s’attribuer une part ou l’entièreté de cette
souveraineté. L’indivisibilité et l’unité civique vont donc de
pair. Il est ainsi logique de constater que 80 % des Français
interrogés estiment la possession de la nationalité française
comme un indice majeur de citoyenneté, c’est-à-dire
d’engagement et d’adhésion aux principes qui fondent la
République française. Chez les sympathisants Républicains
et Rassemblement national, cette équation entre
nationalité française et citoyenneté est plus marquée que
chez les autres groupes politiques (91 %). Ce sont en effet
les formations politiques les plus exigeantes quant au
devoir d’attachement national attendu de la part des
citoyens ; elles dénoncent d’ailleurs régulièrement « les
Français de papier », autrement dit ceux qui possèdent la
nationalité française, souvent par le droit du sol, sans se
sentir attachés à la France, à son histoire, à ses principes
communs, voire en revendiquant un attachement à une
autre patrie (celles de leurs ascendants étrangers, par
exemple).
La dimension laïque de la République s’inscrit bien dans
la dimension des principes, ici juridique et politique – et
non des valeurs, qui sont le plus souvent des concepts ou
des idéaux de l’ordre de la morale collective. L’ordre laïque
républicain a été établi par la loi de 1905, dite de
séparation des Églises et de l’État, instituant la stricte
neutralité de ce dernier, et donc de tous ses représentants ;
il garantit la liberté de croyance (conçue comme une
opinion parmi d’autres) pour ceux qui ont la foi et assure la
même liberté à ceux qui ne l’ont pas. On sait les Français
particulièrement attachés au principe de laïcité : en 2020,
une enquête d’opinion de Viavoice, conduite par
l’Observatoire de la laïcité et le CNRS, indiquait que 70 %
des Français considèrent la laïcité comme un principe
républicain essentiel, et, pour 78 % d’entre eux, elle fait
partie de l’identité de la France. L’enquête montrait
cependant des clivages générationnels et sociaux : les plus
âgés étant plus attachés à la laïcité que les moins de 25
ans, et les cadres davantage que les ouvriers. D’autres
études ont montré un décalage entre les Français de
confession musulmane et le reste de leurs compatriotes, en
particulier sur les lois laïques adoptées récemment : celle
de 2004 sur les signes ostentatoires à l’école et celle de
2010 sur le voilement intégral. Selon l’enquête Ifop pour le
Comité Laïcité République réalisée en novembre 2020, les
pratiquants musulmans adhéraient moins massivement à
ces lois que le reste de la population : pour 89 % des
personnes sans religion et 87 % des catholiques favorables
à la loi de 2004, on trouvait une proportion de 44 % des
musulmans ; pour 88 % sans religion et 94 % de
catholiques, la proportion tombe à 60 % chez les
musulmans adhérant à la loi de 2010. Un autre indice
intéressant car il concerne l’école : à la proposition
d’instaurer une épreuve de laïcité pour les candidats à un
concours d’enseignement, 59 % des personnes interrogées
musulmanes y étaient favorables, contre 89 % chez les
catholiques et 81 % chez les personnes sans religion.
L’attachement des Français au caractère démocratique et
social de la République se vérifie dans notre enquête par la
forte adhésion au principe de solidarité envers les
concitoyens en difficulté (84 %) et l’exercice du droit de
vote (82 %). On observe avec intérêt que les sympathisants
écologistes et Insoumis expriment un moindre attachement
à l’importance de l’exercice du droit de vote,
respectivement 77 % et 63 %, quand toutes les autres
formations politiques sont à plus de 90 %. Les
sympathisants Insoumis sont ainsi plus nombreux (70 %) à
considérer que le citoyen doit s’impliquer dans une activité
associative ou syndicale, contre 53 % en moyenne.

La gouvernance de la France :
une défiance à tous les niveaux
Notre enquête vient confirmer ce que toutes les analyses
d’opinion et autres baromètres indiquent depuis plusieurs
années : les citoyens sont particulièrement sévères sur la
gouvernance politique et institutionnelle de la nation au
cours de la décennie écoulée, voire plus. Cette sévérité,
alimentée par un fort sentiment d’abandon chez les
catégories populaires et moyennes en voie de
déclassement, tourne désormais facilement à la colère. Les
scores de défiance et de réprobation sont spectaculaires,
en particulier à l’issue d’un quinquennat qui s’était donné
pour objectif de réconcilier les Français et d’opérer un
« choc de confiance » sur fond de « révolution
démocratique ». Bruno Cautrès, dans sa note de janvier
2019 du Baromètre de la confiance politique, parlait d’une
« défiance politique qui atteint un seuil d’alerte critique »
car les indicateurs du baromètre Sciences Po-Cevipof
n’avaient « jamais été aussi négatifs depuis dix ans quant
au rapport des Français à leurs dirigeants et plus
généralement aux responsables politiques ».

Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec les affirmations


suivantes concernant la gouvernance politique et
institutionnelle de la France depuis quinze ans ?

Pas
D’accord
d’accord

Le pouvoir de différents lobbies entrave la décision


78 % 22 %
politique

Il existe un entre-soi des élites politiques,


75 % 25 %
économiques et intellectuelles

Voter est utile pour faire entendre ma voix 75 % 25 %

Il y a une perte de souveraineté de notre pays au profit


d’institutions supranationales (exemples : OMC, 68 % 32 %
Commission européenne, OTAN, etc.)

La représentation nationale reflète bien la diversité du


43 % 57 %
peuple français

Les corps intermédiaires


(syndicats, partis, représentants des cultes, 42 % 58 %
associations, ONG) jouent leur rôle efficacement

La haute fonction publique est efficace et au service de 37 % 63 %


l’intérêt général
L’alternance politique fonctionne bien 32 % 68 %
Les partis politiques relaient bien les attentes des
23 % 77 %
Français

Sur les neuf affirmations que nous avons proposées, celle


qui sort en tête en dit long sur le sentiment de perte de
souveraineté démocratique éprouvé par les Français : 78 %
des personnes interrogées considèrent que le pouvoir de
différents lobbies ou groupes de pression entrave la
décision politique. Les sympathisants du Rassemblement
national et Insoumis sont les « moins » convaincus par
cette affirmation (71 %), tandis que les sympathisants
LaREM ou Républicains ont des taux d’adhésion entre 85 et
90 %. En outre, les plus de 65 ans et les catégories
professionnelles supérieures sont davantage convaincus du
pouvoir excessif dans la sphère politique des groupes de
pression. Cette affirmation va de pair avec le sentiment à
hauteur de 75 % de notre échantillon qu’il existe un entre-
soi des élites politiques, économiques et intellectuelles,
avec, là encore, une moins forte adhésion à cette assertion
chez les Insoumis, les écologistes et les sympathisants du
Rassemblement national (68 %).
Le pouvoir des groupes de pression sur l’action publique
constitue un détournement des prérogatives démocratiques
au profit, le plus souvent, de multinationales qui ont des
produits à placer sur les marchés nationaux et
internationaux. Monsanto, l’industrie pétrolière ou les
laboratoires pharmaceutiques auront toujours davantage
d’influence sur les élus que la Ligue de protection des
oiseaux (LPO) ou l’association Spina Bifida et Handicaps
associés. Les associations et les ONG insérées dans la
catégorie des lobbies demeureront toujours moins
influentes que les multinationales. Ces grandes entreprises
envoient en effet des experts aux éléments de langage bien
rodés (souvent repris in extenso par les élus convaincus)
influencer nos décideurs politiques dont certains ont pu
être pris dans des conflits d’intérêts difficiles à dissimuler.
Ce n’est un mystère pour personne que nos députés et
sénateurs sont constamment sollicités par des groupes de
pression, en particulier pendant la rédaction d’une loi où
interviennent parfois les experts de ces lobbies, profitant
du manque de connaissances du dossier ou de ses
dimensions juridiques par les parlementaires. À plusieurs
reprises, la presse a révélé que des textes fournis par des
groupes d’influence avaient été copiés-collés par des
députés pour formuler des amendements ou des passages
techniques de textes de loi102. Rien de véritablement
secret dans tout cela puisque plus de 1 600 groupes
d’influence sont inscrits à l’Assemblée nationale, en vertu
d’une loi votée en 2016 qui a rendu ces pratiques plus
transparentes, sans toutefois en diminuer la puissance.
L’arrivée, en 2017, d’une génération de députés
inexpérimentés formant la majorité présidentielle a
renforcé le poids de ces groupes dans la mesure où ce lien
d’influence s’est trouvé pleinement assumé. Ainsi Richard
Ferrand déclarait-il en mai 2019 : « Il faut avoir la
franchise de le dire, [le lobbying] fait partie intégrante de
la décision publique. Comment imaginer une délibération,
un vote, sans aucune intervention des personnes
ou groupements concernés ? » Les lobbies seraient ainsi
devenus des corps intermédiaires comme les autres.
L’opacité de leur structure, leurs méthodes parfois
douteuses, leur faible considération pour l’intérêt général,
tout cela ne semble pas contrevenir à l’exigence
démocratique à laquelle sont tenus les représentants élus
du peuple, qui gouvernent en son nom, et en son nom seul.
Et même si la majorité présidentielle a prétendu vouloir
développer « un lobbying éthique », c’est-à-dire plus
transparent, on a du mal à imaginer qu’un parlementaire
déclarerait avoir traduit dans un amendement les volontés
d’un grand industriel pollueur !
Pour les Français interrogés dans notre enquête, l’entre-
soi élitaire empêche que la représentation nationale reflète
la diversité du peuple français (57 %). Cette affirmation est
particulièrement validée chez les sympathisants écologistes
(71 %) et le Rassemblement national (65 %) ; il n’y a qu’à
La République en marche qu’on trouve à 62 % que la
représentation nationale est à l’image de la diversité du
peuple français. Dans son programme de 2017, Emmanuel
Macron relevait : « Nos représentants nous ressemblent
trop peu […] ces visages, cette diversité, ces parcours
différents, nous ne les retrouvons pas assez sur les bancs
du Parlement. » Ni au gouvernement ni dans l’entourage
des conseillers du président de la République, serait-on
tenté d’ajouter… Pascal Perrineau et Luc Rouban analysent
clairement le glissement d’un régime, la Ve République,
dirigé par une haute fonction publique technocratique au
service du bien commun, vers un exercice oligarchique du
pouvoir103. Lorsque les Français considèrent à 68 % qu’il y
a une perte de souveraineté nationale au profit
d’institutions supranationales, que notre haute fonction
publique est inefficace et ne sert pas l’intérêt général
(63 %), que les corps intermédiaires ne jouent pas
efficacement leur rôle (58 %), les citoyens expriment cette
délégitimation du régime. Puisque les décisions semblent
toujours prises ailleurs qu’au sein des instances nationales
démocratiques, on comprend aisément que les Français
éprouvent un sentiment d’impuissance à l’égard de la
gouvernance politique, surtout lorsqu’on leur demande
d’aller voter.

L’enjeu du vote
Pourtant, ils demeurent attachés à l’exercice du suffrage
universel acquis en 1848 puisque 75 % des Français de
notre échantillon pensent que c’est le moyen le plus utile
pour faire entendre leur voix. Cette conviction que le vote
est le principal outil d’exercice de notre souveraineté dans
une démocratie s’analyse en miroir des progrès de
l’abstentionnisme comme pratique civique de contestation.
Ce retrait de la vie démocratique est donc bien un signal,
presque un S.O.S., envoyé aux élites dirigeantes qui, depuis
deux décennies, observent la tendance, s’en désolent, mais
ne font rien pour répondre aux critiques de fond suscitant
cette attitude. À croire que l’abstention serait utile à
certains pour être réélu…
Si l’on observe les régionales, l’abstention, de 22 % en
1986, est passée à 66 % en 2021, et si l’on considère ce
chiffre faussé par l’épidémie de Covid-19, on peut retenir
qu’en 2015 50 % de Français ne s’étaient pas déplacés
pour voter aux régionales. Les élections législatives
connaissent le même phénomène puisque, au premier tour
du scrutin de 2017, 51 % des Français ne s’étaient pas
déplacés, alors qu’ils n’étaient que 20 % d’abstentionnistes
au début des années 1980. Depuis 1993, l’abstention aux
législatives n’a cessé de progresser pour atteindre un seuil
de désaffection inédit en 2017. Ces 51 % d’abstention
illustrent le faible enthousiasme suscité par l’élection
d’Emmanuel Macron dès le printemps 2017, ainsi que les
limites de légitimité démocratique de cette majorité qui a
pourtant agi comme si elle avait été portée au pouvoir par
une large part de citoyens tous acquis au programme du
candidat Macron. L’élection présidentielle demeure le
suffrage roi, et pour cause, il s’agit d’élire notre monarque
républicain ! Hormis l’élection de 2002 où l’abstention était
montée à 28 % au premier tour, la moyenne du taux de
participation s’établit à 80 %.
La réforme du quinquennat avec l’alignement du
calendrier électoral entre présidentielles et législatives a
considérablement réduit l’enjeu du vote aux yeux des
citoyens et renforcé le suffrage pour la présidentielle.
L’alternance est un pilier de la démocratie vivante, or 68 %
des Français interrogés estiment que l’alternance politique
ne fonctionne pas correctement dans notre pays, les
sympathisants de la majorité présidentielle étant
logiquement les moins nombreux à adhérer à
cette affirmation (52 %). Les sympathisants écologistes
(77 %) et du Rassemblement national (81 %) pensent au
contraire que le plafond de verre continue de bloquer leur
accession au pouvoir. L’alternance en cours de mandat
ouvrant sur une cohabitation est désormais impossible dans
le cadre du quinquennat, la seule alternance possible à
l’échelle nationale s’exprime lors du scrutin présidentiel, ce
qui explique que nos compatriotes se déplacent davantage
pour cette élection, en dépit de leur défiance massive. On
mesure d’ailleurs le poids de cette élection puisque le
président de la République ne paraît pas affaibli lorsque sa
formation politique perd toutes les élections intermédiaires
durant son mandat (élections européennes,
départementales, régionales, municipales), comme ce fut le
cas d’Emmanuel Macron avec LaREM. Dans le contexte
d’une recomposition politique débutée en 2017 et toujours
inachevée, avec un parti majoritaire sans enracinement
territorial, un Parti socialiste moribond et les Républicains
à la peine, on peut se demander si cela n’ajoute pas de la
confusion au sein d’une part importante de l’électorat qui
pourrait choisir l’abstention pour la première fois à la
présidentielle. En effet, la profonde défiance des Français à
l’égard des partis politiques est établie : ils considèrent à
77 % qu’ils ne relaient pas correctement leurs attentes. Ce
taux grimpe à 83 % chez les sympathisants du
Rassemblement national, il est aussi davantage marqué
chez les plus de 50 ans (86 %) et chez les retraités (84 %).

Pour remédier à ce dur constat…


Si les Français sont sévères à l’égard des modes de
gouvernance de leurs élites dirigeantes dans les champs
politique et institutionnel, ils ont aussi des axes
d’amélioration à proposer, articulant démocratie directe et
ajustements « techniques » du jeu politique. Ainsi, sur la
base de onze propositions, les deux premières modalités de
participation pour un meilleur fonctionnement
démocratique sont le recours au référendum, pour 52 %
des citations, et l’association directe des citoyens aux
décisions politiques (47 %). Il s’agit là de deux outils
de démocratie participative particulièrement attendus
parmi les sympathisants de La France insoumise et du
Rassemblement national, ces électorats se considérant
souvent comme tenus à l’écart de la gestion des affaires
publiques, du fait d’arrangements politiciens à leur
détriment.

Quelles sont pour vous les trois principales modalités de


participation et d’engagement pour que la démocratie
fonctionne mieux ?
Total
des
citations

Recourir au référendum (local,


52 %
régional, national)

Associer les citoyens aux décisions politiques (exemples :


47 %
comité citoyen tiré au sort, grand débat national)

Rendre le vote obligatoire 39 %

Supprimer la règle de non-cumul des mandats 31 %

Accentuer la décentralisation en
30 %
déléguant des pouvoirs régaliens aux présidents de région

Adopter le scrutin proportionnel


30 %
intégral aux élections nationales

Instaurer un mandat présidentiel unique sous la forme d’un


26 %
septennat avec une élection législative à mi-mandat

Renforcer les pouvoirs des parlementaires 16 %

Augmenter le nombre d’élections locales et nationales 11 %


Accorder le droit de vote aux étrangers aux élections locales 10 %

Adhérer et militer au sein d’un parti politique 7%

Partant du postulat que la démocratie est le


gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, le
mode d’expression du peuple souverain en démocratie est
un sujet fondamental, en particulier en période de crise de
confiance en la politique telle que nous la connaissons. La
Ve République, pensée par Charles de Gaulle et Michel
Debré, n’avait pas pour objectif d’opposer démocratie
directe et démocratie représentative ; elle proposait au
contraire un équilibre entre expression directe du peuple à
travers le référendum et gouvernement de tous par une
minorité « représentative » de citoyens désignés par le
suffrage universel. La Ve République tentait de réconcilier
Rousseau et Montesquieu. Pour de Gaulle, la participation
directe du peuple au gouvernement était nécessaire à la
légitimité et à la consolidation du régime représentatif, de
même que l’encadrement de l’usage de l’instrument
référendaire a permis d’en éviter le dévoiement, du moins
jusqu’à la trahison de 2005. Le non-respect de la majorité
du « non » à la Constitution européenne lors du
référendum de 2005 a, sans aucun doute, constitué l’un des
facteurs d’affaiblissement les plus importants de cette
subtile construction institutionnelle héritée de De Gaulle,
dont tout le monde se dit l’héritier aujourd’hui104. Les
Français paraissent conscients de la dimension polymorphe
de l’instrument référendaire : il peut répondre à un enjeu
territorial précis dans le cadre des référendums locaux ou
ressortir d’enjeux nationaux105 ; il peut prendre la forme
d’un plébiscite lorsqu’il émane de l’exécutif en situation de
crise ; il peut avoir une dimension administrative,
législative ou constitutionnelle ; il peut être consultatif (les
référendums communaux en France) ou décisionnel ; il
peut abroger ou suspendre une loi (c’est le cas en Italie). Si
l’on observe que les États fédéraux ou fortement
décentralisés ont plus fréquemment recours au
référendum, partout en Europe, même dans les États
centralisés, émerge une tendance à utiliser le référendum,
à la fois en tant qu’expression de la souveraineté nationale
(par exemple dans le cas du Brexit) et comme outil
normatif (par exemple, l’instauration du quinquennat en
2000). Dans le cadre de la campagne présidentielle pour
2022, plusieurs candidats annoncent, dès leur entrée en
fonctions, le recours au référendum, ce que certains
qualifient « d’argument populiste ». Il n’est pourtant pas
question chez ces candidats d’user de manière irraisonnée
de l’outil référendaire ni de contourner la démocratie
représentative en s’appuyant en permanence sur une
supposée volonté populaire. Il s’agit, dix-sept ans après la
trahison de 2005, de renouer avec un outil démocratique
dont les élites dirigeantes semblent avoir peur, sans doute
parce qu’elles craignent le désaveu populaire qui pourrait
s’exprimer à travers le référendum.
L’autre outil de la démocratie directe – à savoir
l’association des citoyens aux décisions politiques par
l’intermédiaire du tirage au sort, de conventions citoyennes
nationales ou locales, de jurys citoyens, de conférences, de
consensus – constitue un moyen de renouvellement
démocratique qui apparaît partout dans les démocraties
occidentales. Les conventions citoyennes sont
particulièrement plébiscitées car elles présentent différents
gages d’efficacité et de légitimité démocratique,
lorsqu’elles sont mises en œuvre sans arrière-pensée
d’instrumentalisation de la part des autorités publiques.
Ces assemblées éphémères, composées au minimum d’une
centaine de citoyens tirés au sort, organisent sur une
période limitée, allant de plusieurs semaines à quelques
mois, l’étude d’un sujet précis aboutissant à une
délibération visant à contribuer à la décision politique.
L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat
(CCC) a certes douché les espoirs d’un certain nombre de
partisans de cet outil, dans la mesure où l’exécutif
commanditaire n’a pas tenu ses promesses envers les
citoyens assemblés. Toutefois, il est difficile de nier la
réussite de la CCC en termes de capacité à rassembler de
façon représentative des citoyens s’engageant autour d’un
sujet difficile, afin d’y apporter des solutions politiques
argumentées.
Les mesures liées à l’exercice du suffrage recueillent des
scores significatifs. Ainsi, l’instauration d’un vote
obligatoire arrive en troisième position sur l’ensemble des
modalités d’amélioration démocratique, avec 39 % des
citations. Cette mesure rencontre un taux d’adhésion plus
élevé que la moyenne au sein des électorats du
Rassemblement national, des Républicains, de LaREM et
du Parti socialiste. Dans quelques démocraties, la question
d’un vote obligatoire a pu occuper le débat public dans le
but de freiner la montée de l’abstention, puisque, dans un
grand nombre de pays occidentaux, la participation
électorale connaît un lent déclin à mesure que monte la
défiance envers des pouvoirs publics impuissants à contrer
les effets néfastes de la mondialisation et de la perte de
souveraineté nationale. Les jeunes et les électeurs des
milieux populaires participent de moins en moins aux
élections, favorisant de fait l’entre-soi des élites qui sont
perçues par ailleurs comme moins légitimes à gouverner.
Un cercle vicieux dont la France n’arrive pas à sortir.
L’abstention a également pour effet une moindre
représentativité démocratique, et le vote obligatoire avec
amende à la clé pour ceux qui refuseraient de se rendre
aux urnes créerait, selon ses défenseurs, un cercle
vertueux démocratique, une habitude d’aller voter quitte à
déposer un bulletin blanc dans l’urne en guise de
protestation. Dès lors, le comptage de ce vote blanc aurait
une portée politique protestataire plus puissante qu’un
taux d’abstention. En outre, il conduirait les partis à aller
chercher des électeurs ailleurs que sur leur seule base
partisane idéologique et à réaliser des campagnes moins
axées sur la confrontation partisane mais sur des
propositions visant à mobiliser les électeurs de façon plus
large. Cela mènerait peut-être davantage de citoyens à
s’engager dans des partis politiques, lesquels sont
aujourd’hui délégitimés, comme en témoigne leur dernière
place du classement de notre enquête en tant que
principale modalité de participation et d’engagement
démocratique. Enfin, le vote obligatoire obligerait les
pouvoirs publics à développer des modalités de scrutin
mieux adaptées aux citoyens pour qui accéder au vote est
difficile (personnes handicapées, malades,
géographiquement éloignées du bureau de vote).
Dans la perspective d’une démocratie améliorée, un tiers
des Français est favorable à l’adoption du scrutin
proportionnel intégral aux élections nationales ; c’est une
attente particulièrement essentielle chez les sympathisants
Insoumis et du Rassemblement national qui ont tendance à
se considérer sous-représentés. Une promesse électorale
qui fait l’effet d’une Arlésienne puisque, de Nicolas Sarkozy
à Emmanuel Macron, en passant par François Hollande,
elle n’a jamais été tenue106. La proportionnelle intégrale
modifierait sensiblement la représentativité démocratique
au sein de l’Assemblée nationale, qui fonctionne
aujourd’hui avec le scrutin majoritaire uninominal à deux
tours. Le second tour, actuellement, ne permet le maintien
d’une candidature que s’il a obtenu 12,5 % des inscrits lors
du premier tour. Les grands ou les petits partis ayant
réalisé des alliances opportunistes sont donc favorisés.
Avec la proportionnelle intégrale, chaque parti politique
dispose d’un nombre de sièges proportionnel au total des
suffrages obtenus ; ce système est en vigueur aux élections
régionales et européennes, permettant ainsi aux partis de
siéger en fonction des pourcentages de voix qu’ils ont
obtenus.
Cette promesse non tenue du scrutin proportionnel aux
élections nationales fait écho à une autre promesse non
tenue : le droit de vote aux étrangers aux élections locales.
On remarque dans notre enquête que cette proposition ne
recueille en 2021 que 10 % d’adhésion chez les Français,
avec de très forts écarts entre sympathisants Insoumis et
socialistes validant à 20 % cette proposition, contre 2 %
chez les Républicains et le Rassemblement national.
Pourtant, une enquête Harris interactive de janvier 2020
indiquait que 62 % des Français étaient favorables au droit
de vote des étrangers vivant en France, aux élections
municipales et européennes, atteignant un niveau record
dans ce baromètre. En décembre 2014, un sondage Odoxa
indiquait qu’ils étaient 60 % à s’y opposer. Que penser de
telles fluctuations de l’opinion ? Peut-être est-ce la façon
d’intégrer la question dans une enquête qui oriente la
réponse. Ainsi, dans notre enquête, il a été demandé aux
Français interrogés de citer, parmi onze mesures, les trois
principales modalités de participation et d’engagement
nécessaires au bon fonctionnement de notre démocratie. Le
droit de vote aux étrangers n’apparaît pas comme une
priorité puisqu’il est placé en avant-dernière position dans
le classement. Toutefois, cela ne signifie pas que la majorité
des Français y soient opposés.
Les Français semblent également demandeurs d’une
accélération de la décentralisation, particulièrement
attendue au sein des électorats Républicains (48 %) et
LaREM (42 %), mais nettement moins prioritaire chez les
jacobins Insoumis (11 %). De plus, la suppression de la
règle du non-cumul des mandats recueille un tiers des avis
favorables comme mesure prioritaire de renouveau
démocratique. L’histoire de la construction de l’État en
France et celle de l’implantation de la République à la fin
du XIXe siècle ont conduit à cette spécificité française du
cumul des mandats électoraux, un mandat local et un
mandat national traduisant un double enracinement
politique des élus. Cette « culture du cumul » est le résultat
de cette histoire, aujourd’hui condamnée en raison du
dévoiement par une minorité d’élus de cette pratique. La
France, exception dans l’Union européenne, devait être
mise au pas, c’est pourquoi les lois de février 2014 ont
considérablement élargi les règles de non-cumul,
interdisant aux parlementaires nationaux et européens de
cumuler leur mandat avec les fonctions de maire et de
président ou vice-président des conseils départemental et
régional107. Les parlementaires ont également pour
interdiction de cumuler leur mandat avec une fonction
locale dite dérivée, par exemple la présidence du conseil
d’administration d’une société d’économie mixte locale. Ces
dispositions ont commencé à être appliquées aux députés
élus en juin 2017, aux sénateurs depuis octobre 2017 et,
depuis mai 2019, aux députés européens. Ainsi, près de
40 % des députés ont dû abandonner un mandat exécutif
local. Ce renouvellement signifie-t-il que les députés élus
sont plus en lien avec leurs terres d’élection ? La prochaine
mandature nous le dira, mais la proportion de députés,
notamment de la majorité présidentielle, qui ne souhaitent
pas renouveler leur mandat en dit long. Cette règle du non-
cumul aura-t-elle amélioré véritablement notre vie
démocratique ? À en croire nombre de parlementaires et de
Français, ce n’est pas le cas. Une proposition de loi est
ainsi à l’étude au Sénat afin d’assouplir la règle du non-
cumul, en particulier s’agissant du mandat de
parlementaire couplé à celui de maire ou adjoint au maire
de communes de moins de 10 000 habitants, ou de vice-
président d’un exécutif local (conseil départemental
régional, syndicat mixte) ; le Premier ministre Jean Castex
s’y est lui-même déclaré favorable.
Malgré un bilan assez inquiétant confirmant l’installation
de la défiance dans l’opinion à l’égard de la gouvernance
politique et institutionnelle de la nation, notre enquête
permet aussi de vérifier l’attachement des Français à la
politique au sens noble du terme, ainsi qu’à l’usage du vote
qui fait partie de l’identité française pour une large
majorité de personnes interrogées, et permet de faire
entendre sa voix, au point qu’il devrait être rendu
obligatoire de l’avis d’une part non négligeable de la
population. Voilà peut-être un enseignement qui devrait
rendre optimiste, en dépit des tendances abstentionnistes
observées au cours des derniers scrutins.
Après un quinquennat de crises et d’expressions
multiformes de défiance108, l’objectif macronien de
« réconcilier et rassembler l’ensemble des Français » ne
semble pas avoir été atteint. Selon les enquêtes d’opinion,
à l’orée de cette présidentielle, la proportion de Français
aspirant à une forme d’autoritarisme politique a
considérablement progressé depuis 2017. Et Emmanuel
Macron n’y est pas totalement étranger, si l’on considère la
verticalité solitaire avec laquelle il aura exercé le pouvoir
au fil des crises, et que la gestion de l’épidémie de Covid-19
aura éclairée de manière aveuglante. Il apparaît donc, plus
que jamais, que le modèle démocratique « efficace » qui
s’appuierait sur le débat et le consensus citoyens pour
permettre une légitimation de l’action publique s’éloigne
au profit d’un exécutif plus autoritaire.

LE CHOIX DES FRANÇAIS


Le recours au référendum, qu’il soit local, régional ou national,
est considéré par les Français comme le principal instrument à
utiliser pour que la démocratie fonctionne mieux (cité donc par 52 %
de la population). Il s’agit d’une priorité pour une majorité de citoyens
quelle que soit leur coloration politique, à l’exception notable des
sympathisants LaREM. Cette demande de démocratie directe a été bien
identifiée par les candidats à la présidentielle 2022 : à ce jour, Jean-Luc
Mélenchon, Arnaud Montebourg, Xavier Bertrand, Michel Barnier ou
encore Marine Le Pen défendent chacun un projet de référendum différent.
De même, le RIC (Référendum d’initiative citoyenne) est également une
demande populaire issue des rangs des Gilets jaunes qui s’est vue reprise
par un autre candidat : Florian Philippot.
Par ailleurs, l’influence de lobbies, perçue comme opposée à l’idée
de démocratie directe, est, elle, largement considérée comme une
entrave à la décision politique (par 78 % des Français). Et alors que
certains reprochent à Emmanuel Macron une forme de complaisance à
l’égard de ces lobbies, ce sont les prochesde la majorité qui jugent le plus
durement leur impact (91 %).

Enfin, si le constat d’une perte de souveraineté de la France est


surtout exprimé par les sympathisants de droite, il demeure majoritaire
parmi l’ensemble des Français. Plus de deux tiers d’entre eux appellent de
leurs vœux un renforcement de la souveraineté hexagonale, mise à mal par
les institutions supranationales.
La thématique de la souveraineté est particulièrement mobilisée à
droite (de LR à l’extrême droite), cet électorat y étant
particulièrement réceptif. En revanche, le recours plus fréquent au
référendum émerge comme un souhait plus transpartisan, ce qui a
bien été identifié par les candidats de tous bords.

100. XO éditions, 2016.


101. Décompte réalisé par Marie de Greef-Madelin et Frédéric Paya dans leur
ouvrage Normes, réglementations… mais laissez-nous vivre ! Plon, 2020.
102. Influence des groupes d’influence d’huissiers, des agents immobiliers
pour la loi Alur de 2014, des buralistes et du tabac contre la hausse
automatique du prix des cigarettes… Le budget cadeau de la plupart des
groupes d’influence n’est un secret pour personne, les députés devant
théoriquement déclarer les cadeaux de plus de 150 euros au déontologue de
l’Assemblée nationale.
103. La Démocratie de l’entre-soi, sous la direction de Pascal Perrineau et
Luc Rouban, Presses de Sciences Po, 2017.
104. Le 29 mai 2005, 54,67 % des Français ont refusé la ratification du traité
établissant une Constitution européenne. Le taux d’abstention était de 30,6 %
avec 1,75 % de votes blancs. En comparaison, le taux d’abstention au
référendum sur le quinquennat du 24 septembre 2000 était de 70 %, avec
4,9 % de votes blancs.
105. Sous la Ve République, dix référendums nationaux ont été organisés,
auxquels les Français ont répondu non deux fois (1969 et 2005), et vingt-
cinq référendums locaux.
106. Aux législatives de 1986 qui s’annonçaient désastreuses pour le Parti
socialiste alors au pouvoir, François Mitterrand avait fait passer le scrutin à la
proportionnelle intégrale, limitant ainsi les dégâts ; le PS avait conservé plus
de 200 députés et la coalition RPR-UDF d’obtenir une courte majorité absolue,
entravée par l’entrée de trente-cinq députés du Front national. La
proportionnelle intégrale sera immédiatement abrogée par le nouveau Premier
ministre Jacques Chirac.
107. Il n’existe aucune disposition légale visant à interdire à un ministre
d’être maire ou président d’une collectivité territoriale, néanmoins, dans la
pratique, depuis la fin des années 1990, les ministres sont priés de
démissionner de leurs fonctions exécutives locales.
108. Affaire Benalla, mouvement des Gilets jaunes, opposition à la réforme
des retraites, crise du Covid-19, crise du pouvoir d’achat, abstentionnisme
électoral en hausse à chaque scrutin intermédiaire…
7.

Les Français ont choisi la république


avant la nation

À l’isolement pour cause de Covid, c’est depuis la


résidence de la Lanterne qu’Emmanuel Macron, fiévreux
mais en verve, décide d’occuper deux de ses heures
perdues à livrer sa vision de l’identité nationale aux
journalistes d’un hebdomadaire français109 :
« L’interrogation à laquelle nous devons répondre est à la
fois simple et difficile : qu’est-ce qu’être français ? Elle
taraude notre peuple car le doute s’est installé. Et parce
que ce doute s’est nourri de phénomènes qui, comme les
migrations, ont créé une forme “d’insécurité culturelle”, et
qui conduit à se demander ce que signifie être français. » À
cette question, Emmanuel Macron répond en tentant,
comme souvent, de tenir tous les fils d’une narration en
même temps, sans les entremêler, et sans que, à l’issue du
récit, il en sorte un tissage aussi solide que mobilisateur.
Chaque boutique doit avoir l’impression de recevoir sa
petite gratification. Être français, c’est « d’abord habiter
une langue et une histoire, c’est-à-dire s’inscrire dans un
destin collectif », et en même temps, « c’est aussi une
citoyenneté définie par des valeurs : liberté, égalité,
fraternité, laïcité », et en même temps, « cette citoyenneté
ne doit pas être la revendication d’une singularité univoque
qui nierait les différences110 ». Et en même temps, « dans
notre code civil figure encore cette notion très
problématique d’assimilation. Elle ne correspond plus à ce
que nous voulons faire. Nous devons miser sur
l’intégration, permettre à chacun de rejoindre le cœur de
ce modèle républicain mais en reconnaissant sa part
d’altérité », car « chacun doit pouvoir vivre entre plusieurs
horizons culturels ». Pour conclure par : « Force est de
constater que notre histoire n’a pas embrassé toutes les
histoires. »
La construction de l’identité nationale est, en effet,
intimement liée à l’histoire de l’édification nationale, puis
au récit de ses moments de grandeur, de doute,
d’affaiblissement, de renoncement, de résistance. C’est
toute cette histoire, largement diluée et simplifiée dans la
mythologie mémorielle collective, qui forme un peuple. Or,
quand le président Macron dit que « notre histoire n’a pas
embrassé toutes les histoires », à savoir celles des
diasporas issues de l’immigration postcoloniale, il mélange
allègrement histoire et mémoire : « Nous avons des
mémoires fracturées, c’est “l’histoire en miettes”, il y a
trop de mémoires », et il élude ainsi le sujet de fond qu’il a
soulevé. Dans ce projet de construction de l’identité du
« collectif Nation », qui n’a rien de commun avec des
collectifs communautaires ou régionalistes, l’histoire de la
nation peut-elle coexister avec d’autres histoires nationales
concurrentes, voire ennemies ? Renan avait résumé ce
processus de construction nationale français, non fondé sur
l’ethnie ou la foi, mais sur le projet politique : « La
possession en commun d’un riche legs de souvenirs et le
consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté
de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu
indivis111. » Dans le contexte de doute et d’insécurité
culturelle qu’il a lui-même constaté, comment le président
Macron peut-il penser que son projet de faire cohabiter,
coexister, fusionner l’histoire de tous avec les histoires de
chacun ait la moindre chance de séduire les Français, eux
qui expriment dans toutes les enquêtes un besoin d’unité et
de rassemblement autour d’un socle commun qui ne soit
pas fait de « valeurs incantatoires » ?

Pour vous, être français, c’est…


Depuis près de deux décennies, la rhétorique de l’identité
nationale fait son retour dans le débat public, suscitant
remous et crispations. Ce retour ne surgit pas du néant, il
est une réaction à deux pressions concurrentes sur
l’identité française : d’une part, la construction à marche
forcée d’une identité politique européenne112 et, d’autre
part, un courant communautariste identitaire porté par les
propagandistes de l’islamisme113. Au fil des décennies
écoulées, les inquiétudes des Français à propos de ce qui
les structure collectivement émergent inexorablement. Ils
sont ainsi 80 % dans notre enquête à considérer que les
Français ne savent plus s’unir pour défendre un patrimoine
commun114. Ils ont en effet le sentiment que le socle sur
lequel se fonde leur façon commune d’être français est
malmené et que, trop longtemps, la notion d’identité, dès
lors qu’on lui accolait l’adjectif « nationale », était sinon
taboue, du moins entachée du soupçon de participer à un
projet d’extrême droite.
On oublie souvent que, après la campagne présidentielle
de 2002, marquée par le déni de ce sujet en dépit de
l’arrivée au deuxième tour de Jean-Marie Le Pen, la
campagne de 2007 avait remis en jeu la question de
l’appartenance à la nation, d’abord par le biais de la
candidate socialiste Ségolène Royal. Sa proposition que
chaque famille française disposât chez elle du drapeau
tricolore (afin de le sortir aux occasions de festivités
nationales) et que chaque citoyen connût La Marseillaise
fut jugée iconoclaste au sein même du PS, quand elle ne fut
pas qualifiée par certains de « nauséabonde ». Ne
s’agissait-il pas, pourtant, que du service minimum en
matière de patriotisme ? Le drapeau et l’hymne national,
pas de quoi fouetter un chat ! Nicolas Sarkozy avait
clairement axé sa campagne sur le triptyque « travail,
identité nationale et sécurité », il alla plus loin en créant le
ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité
nationale et du Développement solidaire. En novembre
2009, le grand débat sur ce dernier thème fut lancé sous
les auspices de la « démocratie participative », il devait
réunir trois mois durant, dans les préfectures de France,
diverses composantes de la société civile (associatifs,
syndicalistes, élus locaux, chefs d’entreprise, etc.),
appelées à définir ensemble le substrat de l’identité
française. L’entreprise, désorganisée, suscita une
cacophonie délétère et fut piteusement abandonnée avant
même le rendu de ses conclusions. Autre raison clé de cet
abandon : les thèmes de l’immigration et de l’islam
s’invitèrent dans le débat de façon plus virulente
qu’attendu, et le gouvernement, dépassé par les
polémiques, préféra enterrer le sujet, d’autant que Nicolas
Sarkozy continuait de peiner à organiser « son islam de
France » et ne pouvait présenter aux Français la moindre
avancée dans ce domaine.

Pour vous, être français, c’est…

Non,
Oui,
plutôt
plutôt
pas

Respecter les lois et les


91 % 9%
institutions de la République

Parler français 90 % 10 %

Participer à la solidarité nationale (par exemple payer


88 % 12 %
ses impôts)
Être fier de notre histoire nationale 81 % 19 %

Être tolérant vis-à-vis des différences d’origine ou de


80 % 20 %
culture
S’engager pour défendre 74 % 26 %
les valeurs du pays (par exemple dans une association,
à l’armée)

Être né en France ; avoir la nationalité française 69 % 31 %

Partager les mêmes mœurs culturelles 59 % 41 %

Avoir des origines françaises


42 % 58 %
sur plusieurs générations

Porter un prénom français 37 % 63 %

Être chrétien ou de culture chrétienne 29 % 71 %

Sommes-nous pour autant passés à l’ère identitaire,


comme l’affirment certains ? Nos compatriotes se révèlent,
dans notre enquête, résolument fidèles à la conception
républicaine de leur identité collective. Celle-ci reste en
effet centrée sur le respect des lois et des institutions de la
République (91 %), et intègre la tolérance envers les
personnes d’origine et de culture différentes (80 %). Ils
font preuve d’une notable constance : en février 2019, un
sondage Ifop montrait déjà que 38 % des personnes
interrogées se disaient plus sensibles à la mention de la
République dans le discours des responsables politiques
qu’à celle de l’identité nationale (34 %). La même question
posée en mai 2015 avait suscité une préférence pour
l’inverse, sans doute sous l’effet des attentats djihadistes,
ce qui accrédite l’idée selon laquelle l’identité figure sur le
devant de la scène lorsqu’elle est menacée. Toutefois, dans
les enquêtes ultérieures, la République garde la préséance
dans la hiérarchie qu’établissent les Français pour définir
ce qu’ils sont en tant que nation. Être français, c’est donc
d’abord, pour une majorité d’entre nous, être un
républicain. C’est une identité politique avant tout, qui
résulte de la longue construction de l’imaginaire national
français au cours des deux siècles écoulés. La IIIe
République, par sa force de persuasion pédagogique à
travers institutions, lieux et symboles, l’a définitivement
enracinée, de Gaulle l’a restaurée avec force après le
régime collaborateur et criminel de Vichy. La République
demeure la matrice identitaire nationale, n’en déplaise à
ceux qui veulent en minimiser la puissance assimilatrice en
la réduisant à un régime parmi d’autres. L’historienne
Mona Ozouf l’a magnifiquement analysé tout au long de son
œuvre : « La République a dû composer avec les
particularités religieuses, régionales et sociales avec
lesquelles elle prétendait rompre ; renoncer au modèle
républicain pur qui exigeait pour entrer dans la citoyenneté
de faire abstraction des attachements particuliers ;
retrouver des médiations entre l’individu solitaire et l’État ;
apporter des correctifs à l’esprit d’uniformité ; inventer des
chemins buissonniers. » L’école républicaine inventée à la
fin du XIXe siècle était « dépositaire de l’identité nationale,
bruissait de l’éclatante geste des rois, maudits ou
bénéfiques, des ministres, intègres ou malfaisants, des
grands hommes et des traîtres, mais tous composant au
final une histoire exemplaire en marche vers la justice et la
liberté115 ».

Ni ethnie ni religion, mais un cadre politique


Pour les Français interrogés dans notre enquête, l’identité
nationale ne ressortit ni du registre ethnique, ni du registre
religieux : 58 % des personnes interrogées considèrent
qu’être français ne consiste pas à avoir des origines
françaises sur plusieurs générations, moins encore à être
chrétien ou de culture chrétienne, pour 71 % des sondés.
Quant à la question du prénom, il ne constitue pas pour les
Français un marqueur d’identité nationale : 63 % des
personnes interrogées dans notre enquête ne pensent pas
que porter un prénom français soit déterminant dans le fait
d’être français. La loi de janvier 1993 autorisant les
parents à prénommer leur enfant comme ils le souhaitent,
sous réserve que le prénom donné ne soit pas ridicule ou
dégradant, répond à cette vision. Si l’affirmation selon
laquelle le prénom n’est plus un marqueur de
l’appartenance nationale, il demeure un marqueur
d’appartenance sociale, de classe, pourrait-on même
affirmer. Ainsi, la réputation faite aux Kevin, Jordan,
Kimberly, dont personne ne doute qu’ils soient d’excellents
Français, tout en déduisant qu’avec un tel prénom ils ne
peuvent qu’être issus des classes populaires. Le fond de
mépris avec lequel des leaders d’opinion qualifient ces
prénoms « non authentiquement français » en dit long sur
un racisme de classe présent chez certaines élites.
Pour l’écrasante majorité de l’échantillon sondé par l’Ifop,
le fait d’être français s’inscrit donc avant tout dans le
registre du politique : pour 9 Français sur 10, l’identité
française réside dans le respect des lois républicaines et
l’usage de la langue française (90 %), mais aussi dans le
principe de la solidarité nationale par excellence : payer
ses impôts (88 %).
Après la crise économique des années 1930 et bien sûr la
destruction économique, sociale (et politique) de la
Seconde Guerre mondiale, l’intervention de l’État est
apparue indispensable pour assurer l’organisation de cette
solidarité nationale. L’État providence, qui est né avec le
retour de la République en 1946 – et a été confirmé dans la
Constitution de 1958 –, est aujourd’hui critiqué car il serait
trop généreux. La solidarité nationale est notamment
financée par les recettes fiscales de l’État (90 % des
recettes totales). On distingue évidemment les impôts
directs et indirects ; le plus connu des impôts directs est
celui sur le revenu, chaque citoyen y contribuant
en fonction de ses moyens. En 2020, sur les 39 millions de
foyers fiscaux recensés (français et étrangers),
45 % d’entre eux se sont acquittés d’un impôt, dont le
montant était de 4 520 euros en moyenne116. Pour l’État, les
recettes fiscales dans le projet de loi de finances 2022 liées
à l’impôt sur le revenu ont représenté 82,4 milliards
d’euros, soit la deuxième recette fiscale après la TVA, qui
constitue la moitié des recettes fiscales de l’État
(97,5 milliards d’euros), mais avant l’impôt sur les sociétés
(39,5 milliards d’euros)117. L’avis d’imposition est un
document essentiel dans la vie des Français et des
étrangers qui résident et travaillent en France, document
qui leur est demandé par des organismes publics ou privés
pour souscrire un crédit, obtenir des documents
administratifs, bénéficier de réductions ou d’aides. On le
sait peu, mais même un étranger sans-papiers qui travaille
doit déposer une déclaration de revenus pour se voir
délivrer un avis d’imposition ; ce document pourra lui
servir lors d’une demande de régularisation, puisque la
préfecture examine systématiquement la situation fiscale
des demandeurs, afin de prouver qu’ils se sont acquittés de
leurs obligations envers le fisc durant leur séjour (illégal ou
non) en France. En travaillant illégalement, l’employé sans-
papiers participe à la vie économique nationale et, surtout,
il paie des cotisations sociales et des taxes, alors que leur
non-déclaration par leurs employeurs l’exclut
des prestations retraite, chômage, familiales et d’assurance
maladie. Ainsi, l’emploi dissimulé, qui constitue une
infraction au code du travail, peut être révélé par le
travailleur sans-papiers grâce à une déclaration de
revenus, même en l’absence de fiches de paie ou de toute
déclaration de la part de l’employeur, en vertu de la
présomption d’exactitude dont bénéficie le contribuable
lorsqu’il déclare ses revenus. Puisque le code général des
impôts ne fixe pas de conditions de régularité de séjour ou
la délivrance préalable d’une autorisation de travail pour
déclarer les revenus, l’administration fiscale a bien
l’obligation d’enregistrer cette déclaration, y compris pour
une activité professionnelle non déclarée. Il serait ainsi
éclairant pour les économistes, autant que pour nos
dirigeants politiques, que les travailleurs sans-papiers
soient davantage incités à faire des déclarations de
revenus, non seulement pour dénoncer le travail dissimulé
dont ils sont l’objet au profit d’abord des employeurs, mais
aussi pour clarifier leurs rôle et place dans l’économie, qui
continue de faire l’objet de minoration ou de majoration
pour des objectifs politiciens. On voit donc ici que déclarer
ses revenus et payer l’impôt ne sont pas une obligation
pour les seules personnes de nationalité française. Dès lors,
la solidarité nationale issue de l’effort de tous les
contribuables peut-elle être réservée aux seuls citoyens
français ? En France, l’impôt reste pensé collectivement et
utilisé par les pouvoirs publics comme un outil de
redistribution reposant sur le principe d’égalité par l’impôt,
bien plus que l’égalité devant l’impôt. Il n’est donc pas
étonnant de constater que plus de 8 Français sur 10
placent en troisième position dans notre enquête la
participation à la solidarité nationale comme signe
d’appartenance à la France.

La prise de conscience de l’identité culturelle


74 % des personnes interrogées considèrent
l’engagement pour la défense des valeurs nationales
comme un marqueur d’identité. À ces éléments de réponse
qui relèvent de l’affirmation de soi dans un cadre politique
républicain s’ajoute une autre caractéristique de l’identité
française selon les sondés : la tolérance vis-à-vis des
différences d’origine et de culture (80 %118). L’affirmation
identitaire nationale implique donc, pour une large
majorité de Français, l’ouverture à l’autre.
En comparant notre étude de 2021 à une enquête menée
par TNS Sofres en novembre 2009, qui inaugurait alors le
grand débat initié par Éric Besson sur l’identité nationale,
les similitudes sont frappantes : le respect de la République
(93 % en 2009, 91 % en 2021), le fait de parler français
(91 % en 2009, 90 % en 2021), la fierté de l’histoire
nationale (84 % en 2009, 81 % en 2021), la tolérance
envers ceux qui viennent de pays et de cultures différentes
(82 % en 2009, 80 % en 2021) constituent bien, selon les
personnes interrogées, les traits essentiels de leur identité
de Français. À douze ans d’intervalle, en dépit des discours
apocalyptiques de ceux qui identifient dans le corps social
un besoin de repli identitariste, et bien que la France ait
été frappée successivement par une crise économique, une
crise terroriste, une crise sanitaire, la conception que les
Français ont de leur nation reste quasiment identique,
fondée sur les mêmes plébiscites, dont celui de la
tolérance. Il y a là une constance et une solidité qui
devraient rassurer sur l’orientation idéologique profonde
de l’opinion en matière d’identité nationale.
Il semble néanmoins que la tolérance envisagée ici, qui
met sur le même plan différences d’origine et de culture,
puisse être affinée par une autre réponse majoritaire,
concernant cette fois le fait de partager des mœurs
communes : 59 % de l’échantillon interrogé considèrent en
effet qu’être français consiste à partager un même
référentiel culturel. Il est donc essentiel de nuancer ici : la
dimension de l’origine ethnique est un non-sujet pour les
Français dans leur large majorité, mais ce n’est pas
nécessairement le cas pour la dimension culturelle.
Dimension qui était d’ailleurs déjà présente dans
l’importance accordée au fait de parler français (90 %). En
se fondant sur l’enquête relative à l’intégration
républicaine publiée par Ipsos en janvier 2019, la montée
en puissance de la dimension culturelle en tant que
composante identitaire relève de l’évidence : 33 % des
personnes sondées citaient le mode de vie comme étant,
entre autres, constitutif de l’identité française, contre 59 %
aujourd’hui dans notre étude, soit un différentiel de
26 points. La même enquête faisait parallèlement état
d’une inquiétude croissante des Français quant à
l’immigration : en 2019, 50 % des personnes interrogées
considéraient que « l’installation en France de personnes
étrangères étaient une menace pour le pays ». Aujourd’hui,
selon notre enquête, cette proportion a bondi : 70 % des
personnes interrogées considèrent que l’immigration « est
un problème pour l’avenir de la France ». Seuls les
sympathisants du PS n’approuvent pas majoritairement
cette affirmation (45 %). On relève ainsi que le taux
d’approbation chez les sympathisants écologistes, Insoumis
et macronistes se situe entre 58 et 62 % ; logiquement,
c’est à droite que le taux est le plus élevé, avec 87 % des
sympathisants Républicains et 96 % pour le
Rassemblement national.
L’ouverture à l’autre subsiste chez les Français comme un
principe universaliste auquel ils sont attachés. Cette
tolérance est puissamment liée à notre histoire nationale :
la France a connu les guerres de Religion à l’époque
moderne, une puissante vague d’antisémitisme au tournant
du XXe siècle, ravivée durant la période de la collaboration
sous le régime de Vichy. La France a été un ancien pays
d’esclavage et une nation colonisatrice. Elle se caractérise
dès lors par une diversité d’origines de sa population, en
lien avec son histoire, et ce phénomène demeure unique
dans les pays d’Europe occidentale. Il semble donc logique
que les Français récusent majoritairement toutes formes de
xénophobie, de racisme, de rejet de l’autre de principe,
pour ce qu’il est (et non pour ce qu’il fait). La notion
ethniciste de « Français de souche » ne semble pas
répondre à leur vision. Les évolutions sociétales et
démographiques de la décennie écoulée, sans entraîner de
rejet de l’autre, ont néanmoins suscité une certaine
méfiance et une prise de conscience de l’importance du
facteur culturel dans la cohésion sociale et nationale.

Identité culturelle et islam :


une fracture générationnelle
Sur un certain nombre de sujets, dont celui de l’identité
culturelle, une fracture générationnelle s’exprime : les 18-
24 ans sont 37 % à penser que le partage des mêmes
mœurs puisse être un facteur d’identité, contre 63 % des
plus de 35 ans. Un différentiel notable s’observe en
plusieurs occurrences, qui toutes témoignent du fait que
les plus jeunes se montrent moins sensibles à la question
de l’immigration. Par exemple, si la majorité des jeunes de
18-24 ans interrogés (52 %) considèrent que l’immigration
est un problème pour l’avenir de la France, ils sont bien
moins nombreux que les plus de 35 ans à penser la même
chose (74 %).

Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec les affirmations


suivantes ?
Total
Total
pas
d’accord
d’accord

Les Français ne savent plus s’unir pour défendre un


80 % 20 %
patrimoine commun

La France a toujours été un pays multiculturel 76 % 24 %

L’immigration est un problème pour l’avenir de la France 70 % 30 %

C’est à l’école que l’on apprend à être français 64 % 36 %

Je crois en l’avenir de la France comme puissance


64 % 36 %
politique et économique

L’islam est une religion et une culture incompatibles


avec 52 % 48 %
l’identité française
Je trouve que la France est de plus en plus diverse et
51 % 49 %
cela me convient

Certains moments de notre


histoire nationale m’empêchent de me sentir fier de la 46 % 54 %
France
C’est surtout quand je suis à l’étranger que je me sens 44 % 56 %
français

L’identité française ne peut se vivre que dans le cadre


43 % 57 %
européen

Je me sens davantage un citoyen du monde qu’un citoyen


43 % 57 %
français

Cette rupture de la plus jeune génération d’avec le reste


des Français, dont certains n’ont que dix ans de plus
qu’elle, s’exprime aussi dans la conception que la jeunesse
a du rôle de l’école : 52 % des moins de 35 ans pensent que
c’est là que l’on apprend à devenir français, contre 68 %
des plus de 35 ans et 80 % des plus de 65 ans. Les diverses
réformes ayant marqué l’institution scolaire, orientées dans
le sens de l’OCDE et des instances supranationales comme
l’UE et l’ONU, ont porté leurs fruits : le modèle
assimilationniste expérimenté par les plus âgés, dont les
quinquagénaires et quadragénaires ont connu le reliquat, a
fait place au modèle multiculturel. Sur le plan politique en
revanche, un consensus se dégage : 64 % des électeurs de
tous bords, de LFI au RN, s’accordent sur le rôle
intégrateur de l’école.
Si les Français se montrent sensibles à la question
culturelle, qui se traduit concrètement par l’adhésion à un
mode de vie commun, c’est notamment parce que cela
implique la pratique religieuse et son éventuelle exposition
publique. Dans le contexte d’une France profondément
sécularisée, où « être chrétien ou de culture chrétienne »
ne constitue pas pour 7 Français sur 10 une définition de
l’identité nationale, la présence d’une population
musulmane en France, ayant une religiosité plus forte que
les autres minorités ou que la majorité catholique, participe
de cette sensibilité de l’opinion à la disparition éventuelle
d’une communauté nationale de mœurs culturelles. Pour de
nombreux Français, comme en témoigne notre enquête à la
suite de bien d’autres, la pratique rigoriste de l’islam
inscrite dans un projet politique de démonstration
publique, notamment par des signes ostentatoires (dans la
rue, dans l’entreprise, dans les services publics), remet en
cause l’un des piliers républicains, la laïcité, et surtout une
façon de vivre où l’égalité des sexes inscrite dans la
Constitution, est intégrée dans l’imaginaire collectif.
Si 51 % des Français se disent satisfaits que la France soit
de plus en plus diverse (nettement moins chez les
sympathisants Républicains, 32 %, et Rassemblement
national, 20 %), ils sont 52 % à considérer que l’islam est
incompatible avec l’identité française. Cette affirmation
apparaît vraie à 46 % des sympathisants Insoumis, 39 %
des sympathisants macronistes et écologistes et à 33 % des
sympathisants socialistes. En revanche, 80 % des
sympathisants du RN et 66 % des Républicains soutiennent
fortement cette affirmation. Et ici encore, la différence
entre générations est patente. Une minorité de jeunes de
18 à 24 ans (35 %) considèrent que l’islam comme religion
et comme culture est incompatible avec la France contre
55 % des plus de 35 ans. Ces 20 points de différence
recoupent les réponses sur l’immigration.
Sur l’identité française en devenir, de façon paradoxale,
l’islam apparaît aux plus jeunes moins sujet à caution que
l’immigration. Or l’islam et l’immigration sont deux
phénomènes sociétaux liés en France métropolitaine
(comme en Europe), la démographie musulmane française
ayant connu une progression exponentielle à partir des
années 1950-1960, au même rythme que l’immigration
extraeuropéenne. Dans les années 1920, la France
comptait moins de 150 000 musulmans venus du Maghreb,
essentiellement d’Algérie (à peine 0,3 % de la population
totale). En 2021, on estime entre 5 et 6 millions le nombre
de musulmans français et étrangers résidant en France,
soit entre 7 et 10 %. Il est ici intéressant de noter que,
selon une étude Ipsos de 2016, les Français surestiment
largement le poids démographique de l’islam dans la
population française puisqu’ils l’évaluent à 31 %, soit un
écart de 21 à 24 points entre perception et réalité. Dans
cette même enquête Ipsos, ils projetaient en outre qu’en
2020 les musulmans représenteraient 40 % de la
population française ! Nous en sommes très loin, bien que
certains agitent le spectre de l’avènement imminent de la
République islamique en remplacement de la République
française.
Les Français sont conscients de l’affaiblissement de notre
capacité à bien intégrer les nouveaux venus ; s’ils sont
54 % à y trouver motif de satisfaction, on observe de fortes
disparités politiques. Les sympathisants En Marche ! et
écologistes (respectivement 70 et 67 %) estiment que nous
accueillons comme il convient les immigrés, mais ce taux
baisse chez les Insoumis (51 %) et les Républicains (49 %),
les sympathisants du Rassemblement national étant les
plus insatisfaits quant à notre capacité d’intégration
(seulement 34 % de personnes interrogées).

Repentance : une France clivée ?


« Certains moments de notre histoire nationale
m’empêchent de me sentir fier de la France » : voilà une
affirmation avec laquelle 54 % des personnes interrogées
ne sont pas d’accord, exprimant ainsi en creux une relative
fierté de leur pays. Les écarts politiques sont intéressants :
si 70 % des sympathisants Insoumis estiment qu’une partie
de l’histoire nationale les empêche d’être fiers d’être
français, c’est l’inverse pour les sympathisants
Républicains, qui ne sont que 26 % à approuver cette
affirmation. Les sympathisants du Rassemblement national,
de La République en marche et du Parti socialiste ont des
taux d’approbation équivalent (entre 42 et 47 %). Sans que
l’on puisse parler de fracture générationnelle, un peu plus
de 10 points séparent néanmoins les 18-24 ans (47 % à ne
pas être d’accord) des plus de 50 ans (57,5 %). L’enquête
sur les valeurs des Français intégrée dans l’European
Values Study de 2018 montrait que 92 % des personnes
interrogées se déclaraient « fières d’être citoyen français »,
sentiment de fierté nationale qui n’a cessé de progresser
depuis l’enquête commencée en 1981119, et qui s’est
accentué dans tous les groupes sociaux.
Depuis quelques années, différentes polémiques ont
rouvert en France le débat mémoriel, celui qui mêle faits
historiques et perceptions collectives (celles des acteurs de
l’histoire, et des descendants de ces acteurs). Le propos de
ce débat n’est pas mineur, il s’agit rien moins que la
perpétuation, et en même temps la nécessaire modification,
pour s’ajuster au fil des générations, du récit identitaire
national. Ce débat est donc fondamental car il oriente la
façon dont les Français se représentent comme corps
national et se conçoivent comme nation. Le récit national
(appelé roman par certains) irrigue les programmes
scolaires et les œuvres culturelles qui influencent en
profondeur les générations futures. Évidemment, c’est un
débat brûlant car il met toujours en jeu différentes
mémoires au sujet d’un même fait historique. Les historiens
tentent souvent, en vain, d’apporter leur éclairage,
forcément trop nuancé pour satisfaire les attentes des uns
et des autres ; tel historien se voyant qualifier de traître, tel
autre d’idéologue. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile
de constituer une identité nationale sur de puissantes
conflictualités internes au corps civique, ce débat – qui
mériterait d’être d’abord historique plutôt qu’idéologique –
est donc d’une absolue nécessité. Or, la sempiternelle
« réconciliation des mémoires », appelée de leurs vœux par
les présidents successifs sur les questions de la mémoire de
l’esclavage et de la colonisation, a fait long feu, surtout
quand ces mêmes dirigeants ont davantage joué aux
pompiers pyromanes qu’aux arbitres emplis de sage
modestie devant cette tâche.
L’Union européenne :
les Français ne se sentent pas intégrés
La représentation du socle identitaire français, quel que
soit le contenu qu’on lui attribue, a subi un décentrement
en 2009, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne,
ratifié deux ans auparavant par les vingt-sept chefs d’État
européens. Ratification qui résultait du non-respect de
l’expression souveraine du peuple, qui avait dit non à la
Constitution européenne lors du référendum de 2005. Ce
traité de Lisbonne remettait donc en cause le concept et la
réalité de souveraineté nationale… Imposé par Nicolas
Sarkozy, confirmé par François Hollande, renforcé par
Emmanuel Macron, le projet de Constitution européenne
n’a jamais convaincu les Français et a largement aggravé la
défiance de ces derniers à l’égard de ses dirigeants. Les
personnes interrogées dans notre enquête sont majoritaires
(57 %) à considérer que leur identité ne dépend pas du
cadre européen. Ces résultats reflètent globalement
l’évolution de la confiance des Français dans l’Union
européenne, tels qu’ils ont été mesurés par l’enquête
européenne de 2018 déjà évoquée. Ainsi, selon cette étude,
47 % des Français ont confiance en l’UE, ce qui signifie que
53 % éprouvent de la défiance à son égard, chiffres stables
depuis les années 2000, malgré les nombreuses crises de
légitimité traversées par les institutions européennes.
De façon contre-intuitive, il s’avère que le sentiment
d’extériorité qu’éprouvent les Français interrogés vis- à-vis
de l’Union européenne est partagé par les jeunes
générations. Celles-ci en effet ne relient pas davantage
l’identité nationale à l’institution européenne (57 % des 18-
24 ans) que ne le font les plus de 35 ans (56 %), jusqu’aux
65 ans et plus. Considérant la ventilation par catégorie
(profession, revenu, niveau d’études, localisation
géographique), une grande homogénéité caractérise
l’ensemble des réponses associées à une tendance
souverainiste, à l’exception des retraités qui sont 50 % à
relier identité française et cadre européen. Mais cette
homogénéité ne se retrouve pas au niveau du
positionnement politique. Si les sympathisants des deux
extrémités de l’arc politique aux accents souverainistes
marqués se rejoignent sur le fait que l’identité française est
indépendante de l’UE (67 % pour LFI et 63 % pour RN),
sans surprise, les électeurs de LaREM plébiscitent à 60 %
l’inscription de l’identité française dans le cadre européen,
conformément au positionnement idéologique de la
majorité présidentielle qui évoque constamment une
« souveraineté européenne ».
À défaut de se sentir « citoyens européens », concept
institutionnel difficilement représentable, les Français se
sentent-ils « citoyens du monde » ? Apparemment pas
puisque l’affirmation « Je me sens davantage un citoyen du
monde qu’un citoyen français » est rejetée par 57 % des
personnes interrogées. L’expression de « citoyen du
monde », empruntée aux stoïciens et dévoyée de son sens
originel, s’inscrit aujourd’hui dans un registre spécifique,
celui de la mondialisation heureuse dont il forme l’un
des éléments de langage. Au cosmopolitisme de l’Antiquité
grecque, prémices de l’universalisme, a succédé un
« citoyen » d’un nouveau type, le « anywhere » – théorisé
par le journaliste britannique David Goodhart –, déraciné
volontaire, emporté dans une universalité postmoderne
pour qui tout être humain est interchangeable, dans la
mesure où il consomme et représente une force de travail
potentielle au sein des échanges mondialisés.
De façon attendue, la différence générationnelle joue :
61 % des 18-24 ans s’inscrivant en faux contre la tendance
générale en se sentant plus « citoyens du monde » que
français. C’est l’effet Erasmus, système étendu au monde
entier, selon lequel chaque étudiant doit passer quelques
semestres à l’étranger. La réforme de l’enseignement
supérieur, initiée en 2002 pour adapter celui-ci au modèle
européen – lui-même inspiré du modèle américain –, a sans
aucun doute joué dans ce détachement du sentiment
national. Avec un système de diplômes et de cursus
mondialisés, il s’est agi de former des « citoyens du
monde » adaptés en réalité d’abord à des normes
économiques, celles de l’OCDE. Ce cosmopolitisme
postmoderne prime sur le sentiment d’appartenance
nationale pour 54 % des sympathisants de gauche, contre
26 % pour les proches de la droite. C’est idéologiquement
cohérent, la droite étant traditionnellement attachée à
l’idée de nation et d’enracinement, même si la droite
néolibérale des années 1990-2000 a largement tourné le
dos au souverainisme gaullien.

Être français, fierté ou inquiétude ?


À la question « Qu’est-ce qui vous rend fier d’être
français ? », les personnes interrogées se réfèrent en
priorité et massivement au patrimoine culturel (93 %). Suit
le cadre institutionnel et socio-politique, patrimoine d’une
autre nature relevant d’une sorte d’héritage immatériel :
notre système de santé (86 %), notre liberté d’expression
(81 %), notre laïcité (76 %). Ce à quoi les Français se
montrent les plus attachés s’enracine ainsi dans un génie
national dont les principes sont la liberté de conscience et
le principe d’égalité. Pour autant, considérant le contexte
de la décennie écoulée, cet attachement semble d’autant
plus unanime que son objet est menacé, révélant chaque
jour un peu plus sa vulnérabilité. Notre système de santé a
ainsi dévoilé à l’occasion de la crise sanitaire du Covid-19
son état de délabrement avancé. Quant à la liberté
d’expression et la laïcité, les institutions ont prouvé au
cours des dernières années qu’elles protégeaient mal ces
principes fondamentaux de la République des menées de
l’islam politique ou des mouvements de déconstruction
multiculturaliste.
Pour chacun de ces éléments, diriez-vous qu’il vous rend
fier d’être français ?
Non,
Oui, plutôt
plutôt pas
Notre patrimoine culturel
93 % 7%
(histoire littérature gastronomie, etc.)

Notre système de santé 86 % 14 %

Notre liberté d’expression 81 % 19 %


Notre laïcité 76 % 24 %

Notre armée et nos forces de l’ordre 74 % 26 %

Nos performances scientifiques et notre recherche 69 % 31 %

Notre aptitude à la révolte sociale et populaire 63 % 37 %

Nos sportifs 61 % 39 %

Notre État providence 59 % 41 %

Notre système éducatif 57 % 43 %

Notre capacité d’accueil


54 % 46 %
et d’intégration

Nos performances économiques 51 % 49 %

Les résultats de notre enquête montrent une érosion de la


confiance dans des domaines qui étaient jadis les grands
motifs de fierté nationale : notre recherche scientifique,
notre État providence et notre système éducatif. Le secteur
de la recherche, qui voit les étudiants français partir à
l’étranger faute de trouver dans leur pays postes de valeur
et financements appropriés, l’État providence, à terme
compromis par l’alourdissement sans fin de la dette
publique, et le système éducatif, dont les enquêtes
d’évaluations internationales pointent régulièrement
l’inefficacité tant à instruire qu’à combler les inégalités,
sont autant d’institutions fondatrices de la République qui
apparaissent dégradées aux Français. Les sympathisants
Insoumis et Rassemblement national sont d’ailleurs
particulièrement touchés par l’affaiblissement de l’État
providence, avec 47 % de satisfaits contre 59 % au total.
Pour ce qui est de la fierté nationale, la plus jeune
génération se distingue résolument de ses aînés sur trois
points essentiels, marquant là encore une nette rupture
générationnelle : la liberté d’expression (18 points d’écart
entre les 18-24 ans et les plus de 35 ans), la laïcité
(15 points d’écart), l’armée et les forces de l’ordre
(22 points d’écart). Un différentiel marqué qui s’est
rapidement installé puisque les 25-34 ans se rapprochent
des réponses des plus de 35 ans qui indique qu’en moins
d’une décennie le discours, sinon hostile, du moins très
critique à l’égard de la laïcité, de la liberté d’expression et
envers nos forces de l’ordre, a fait son chemin dans l’esprit
des plus jeunes. Laïcité, liberté d’expression, forces de
l’ordre sont aussi trois réalités ciblées par les mouvements
islamistes et racialo-indigénistes, suivis par opportunisme
électoraliste par certains mouvements politiques, reprenant
la rhétorique de la « laïcité islamophobe » et de la
dimension systématiquement raciste des « violences
policières ».
Sur les douze objets de fierté proposés à notre échantillon
de Français, on observera que les sympathisants de la
majorité présidentielle sont toujours au-dessus du
pourcentage global, affichant ainsi une fierté nationale
supérieure à la moyenne, à une exception près, « notre
aptitude à la révolte sociale et populaire », valorisée par
63 % des personnes interrogées, mais par « seulement »
54 % des sympathisants LaREM. On se doutait que les
Gilets jaunes, les manifestants opposés à la réforme des
retraites ou au pass sanitaire n’allaient pas susciter d’élan
de sympathie ni de fierté chez les proches de la majorité.

Entre fatalisme et optimisme


Le sentiment d’une identité menacée peut se lire dans le
notable consensus qu’expriment les personnes interrogées
concernant le danger qui pèse sur la cohésion nationale :
selon 80 % des sondés, « les Français ne savent plus s’unir
pour défendre un patrimoine commun », affirmation à
laquelle ils adhèrent en priorité.

Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec les affirmations


suivantes ?
Total
Total
pas
d’accord
d’accord

Les Français ne savent plus s’unir pour défendre un


80 % 20 %
patrimoine commun

La France a toujours été un pays multiculturel 76 % 24 %

L’immigration est un problème pour l’avenir de la France 70 % 30 %

C’est à l’école que l’on apprend à être français 64 % 36 %

Je crois en l’avenir de la France comme puissance


64 % 36 %
politique et économique

L’islam est une religion et une culture incompatibles


52 % 48 %
avec l’identité française

Je trouve que la France est de plus en plus diverse et


51 % 49 %
cela me convient

Certains moments de notre histoire nationale


46 % 54 %
m’empêchent de me sentir fier de la France
C’est surtout quand je suis à l’étranger que je me sens
44 % 56 %
français

L’identité française ne peut se vivre que dans le cadre


43 % 57 %
européen

Je me sens davantage un citoyen du monde qu’un citoyen


43 % 57 %
français

Les plus jeunes (18-24 ans) sont moins catégoriques que


leurs aînés : 61 % d’entre eux sont d’accord, contre 84 %
des plus de 35 ans. On serait tenté d’expliquer ce
différentiel par leur jeune âge qui les priverait de points de
comparaison avec des réalités passées. Toutefois, cette
génération a déjà traversé des crises majeures, notamment
les attentats djihadistes dont certains visaient
explicitement la liberté d’expression et la laïcité. Ce n’est
donc pas par défaut d’expérience que les plus jeunes ne
s’inquiètent pas de la division des Français face à la
menace de délitement de la cohésion nationale, mais peut-
être par le fait que la notion de patrimoine commun est à
leurs yeux relativement abstraite, hypothèse que
confirment d’autres éléments de l’enquête sur leur
perception de la laïcité et de la liberté d’expression,
notamment. Les racines historiques et socio-politiques des
principes et des valeurs portés par la République leur sont
sinon étrangères, du moins plus lointaines qu’à leurs
aînés ; ils ont grandi dans une société plus marquée par le
modèle néolibéral et multiculturaliste à l’anglo-saxonne.
Bien que le sentiment de division et de danger accru reste
largement partagé, il ne suscite pas pour autant un
pessimisme massif : 64 % des personnes interrogées
croient en l’avenir de la France comme puissance
économique et politique120. S’il n’y a pas là l’expression
d’un optimisme débridé, on ne saurait pour autant
considérer que les Français sont complètement abattus. Ils
semblent plutôt faire preuve de lucidité, tout en gardant
espoir. Conformément au discours résolument « disruptif »
et conquérant qui fut la marque de fabrique d’Emmanuel
Macron il y a cinq ans, les sympathisants de la majorité
présidentielle sont 89 % à croire en l’avenir radieux de la
France.
À l’issue du quinquennat, qui peut énoncer clairement ce
qu’Emmanuel Macron pense de l’identité nationale ? Il a dit
beaucoup de choses et leur contraire, en tant que ministre
de l’Économie, lors des débats sur la déchéance de
nationalité proposée par son prédécesseur, en tant que
candidat, puis en tant que président. On distingue assez
bien ce qu’il entend par identité européenne : le flou de
cette chose aussi malléable qu’inexistante sur le plan
politico-historique aide en effet à se l’approprier quand on
renâcle à célébrer toute forme d’enracinement national. La
France d’Emmanuel Macron est souvent celle qui regarde
ailleurs, hors de ses frontières géographiques,
linguistiques, culturelles. Il célèbre plus facilement la
République qui est un régime politique fondateur de la
citoyenneté, une identité aux contours historico-juridiques.
Avec les faits historiques qui fondent les imaginaires
nationaux, il est difficile de s’arranger, sauf à falsifier
l’histoire, activité très en vogue aux extrêmes depuis
plusieurs décennies où chacun s’active à la réécriture
identitaire du roman national.

LE CHOIX DES FRANÇAIS


Les questions d’identité ont rarement autant imprégné une
campagne présidentielle. Cet enjeu s’inscrit le plus souvent dans un
contexte spécifique : être français implique avant tout des devoirs, une
perception le plus souvent ressentie par les générations de plus de 50 ans,
les catégories aisées, les sympathisants LaREM, ceux de droite et du RN.

Pour autant, un quasi-consensus se dégage parmi l’ensemble des


personnes interrogées pour affirmer qu’être français signifie respecter les
lois et les institutions républicaines (91 %). On retrouve cette dimension de
réciprocité entre droits et devoirs à travers la nécessaire participation à la
solidarité nationale. Être français implique pour 88 % des répondants le
fait de payer ses impôts, aspect qui rappelons-le définissait dans la Grèce
antique la citoyenneté.
À un niveau de citations équivalent, la langue française émerge
également comme élément indissociable de l’identité hexagonale. Près de 9
personnes sur 10 se placent sous l’héritage de Renan, en associant le fait
d’être français à la maîtrise de la langue française.
Notons que cette dimension d’appartenance à la communauté nationale,
à travers la langue, dépasse nettement une définition plus restrictive qui
impliquerait d’avoir des origines françaises sur plusieurs générations (58 %
de réponses « non ») ou de porter un prénom français (63 %).
Les Français de droite et de droite extrême se montrent les plus
exigeants en matière d’identité nationale et sur ce qu’implique
« être français ». C’est en toute logique que cette thématique est
mise au centre de leurs discours par les candidats les plus à droite
de l’échiquier politique (Marine Le Pen, Éric Zemmour).

109. Interview réalisée le 17 décembre 2020, publiée dans L’Express du 23


décembre 2020.
110. Le président Macron évoquait dans les lignes précédentes « l’erreur
commise par ceux-là mêmes qui défendent l’universalisme républicain ou les
valeurs de la République [consistant à] déformer la laïcité pour en faire une
sorte de religion qui s’opposerait aux autres. »
111. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, 1887.
112. Malgré l’expression de refus majoritaire des Français de fondre leur
identité dans l’ensemble européen maastrichtien, comme l’a démontré le
référendum de 2005, trahi par tous les exécutifs successifs.
113. Courant apparu au début des années 1990 avec les polémiques sur le
voile islamique des élèves du collège de Creil (1989), devenu, après le 11
septembre 2001 et l’émergence du terrorisme djihadiste en terres occidentales,
un sujet d’inquiétude croissante dans l’opinion, largement acquise au principe
de laïcité républicaine (débat sur le voile à l’école et autres tenues islamiques
de baignade, revendications de type religieuses dans le monde professionnel,
affaire des caricatures de Charlie Hebdo, attentats djihadistes de masse,
décapitation d’un enseignant…).
114. Cette affirmation étant particulièrement soutenue au sein du
Rassemblement national (92 %) et chez les Républicains (86 %).
115. Mona Ozouf, in Préface de De Révolution en République. Les chemins de
la France, Gallimard, coll. « Quarto », 2015.
116. Le montant d’imposition résulte du montant total des revenus déclarés
par le foyer fiscal : principalement les traitements et salaires, les pensions de
retraite et les rentes, les revenus de capitaux mobiliers et financiers, les
revenus fonciers et les bénéfices industriels, commerciaux ou agricoles.
117. Depuis 2010, l’impôt sur le revenu a généré 5 % de recettes fiscales
supplémentaires chaque année.
118. Cette valeur de tolérance est majoritaire dans tous les groupes de
proximité politique ; le taux le plus haut (94 %) se retrouvant chez les
sympathisants de La République en marche, le plus bas (55 %) chez ceux du
Rassemblement national.
119. Voir Céline Bélot, « Toujours plus fier d’être français ! un sentiment
partagé mais différencié », dans La France des valeurs, sous la direction de
Pierre Bréchon, PUG, 2019.
120. Seuls les sympathisants RN ont un taux d’approbation inférieur à 50 %
(45 %), faisant d’eux l’électorat le plus inquiet concernant la possibilité pour la
France de retrouver un rang de puissance moyenne.
Les Français et leur président « rêvé »

Dans une démocratie, à la veille d’une élection majeure, la


principale question qui se pose aux partis, aux équipes de
campagne des candidats, aux groupes de pression divers et
variés intéressés par la mise en place d’un nouvel exécutif
est : qui fait l’opinion ? Dans un contexte de défiance à
l’égard des organisations politiques, il ne s’agit pas ici
d’une interrogation superficielle. Car, dans toute société,
l’opinion publique joue un rôle structurant dans le
fonctionnement du régime démocratique. Dans une
démocratie en bonne santé, l’État dispose de la puissance
légitime pour assurer l’ordre public ; il jouit pour cela d’un
certain nombre de prérogatives qui le place
hiérarchiquement dans une position d’autorité, dans un
rapport vertical au peuple citoyen. Or, il arrive que le
consentement populaire à cette supériorité s’étiole, que les
prérogatives soient perçues comme des privilèges indus,
que les pouvoirs de l’État paraissent exercés avec
autoritarisme et surtout au profit d’une minorité de la
population, lorsque le pouvoir ne répond plus à ses
missions fondamentales : corriger les inégalités, assurer la
sécurité de chacun, servir l’intérêt général et non des
intérêts particuliers.
Pour se maintenir, le pouvoir démocratique n’a d’autre
choix que d’agir sur l’opinion pour gouverner, mais aussi de
suivre ses fluctuations constantes. « Il est nécessaire qu’un
Prince se fasse aimer de son peuple, autrement il n’a aucun
remède en ses adversités », écrivait déjà Machiavel en
1532 (Le Prince). La recherche constante de cet équilibre
entre les attentes de l’opinion et les décisions du
gouvernement est au cœur de l’exercice politique.
L’élection présidentielle française est ainsi le moment où se
construit, se renouvelle cette confiance entre les citoyens
et leur futur dirigeant pour réaliser cet équilibre. Ce
moment de la campagne présidentielle est celui de la
fameuse « rencontre » entre un chef et son peuple,
largement mythifiée dans une France où l’imaginaire reste
marqué tant par la monarchie absolue de droit divin que
par son brutal renversement.
Avec l’apparition de la démocratie moderne se sont
développées toutes sortes de méthodes et outils pour agir
sur l’opinion, pour contrôler cette force sociale, pour lui
suggérer la bonne voie électorale à suivre. On sait que les
techniques modernes de fabrique du consentement
démocratique sont nées aux États-Unis dans la
première moitié du XXe siècle, élaborées par des
journalistes et des publicitaires121 : le citoyen est un
client, le candidat un produit d’appel. Les mass media et
leurs outils technologiques vont cristalliser l’opinion pour
« fabriquer le consentement ». Le citoyen lambda étant
incapable, faute de temps ou de formation, de maîtriser
l’ensemble des connaissances et compétences pour se faire
une opinion sur tous les enjeux économiques, sociaux,
politiques, culturels de plus en plus techniques, il lui faut
des relais pour vulgariser, simplifier cette masse
d’informations afin qu’il se fasse son propre avis. Ces relais
qui devraient, idéalement, faire un travail neutre
idéologiquement, sont davantage animés par la volonté
d’orienter, de façonner l’opinion. Le plus souvent, ces relais
pour l’essentiel politico-médiatiques déclarent agir au nom
de la raison, mais servent souvent des idéologies (pro ou
anti), des intérêts catégoriels, surtout lorsque ces médias
sont détenus par d’immenses puissances financières.
Depuis une dizaine d’années, on tient pour sûr que
l’opinion est désormais orientée, voire manipulée, par les
réseaux sociaux et Internet. Ce seraient là les principales
sources d’information (et de désinformation) des sociétés
démocratiques massifiées. Qui peut croire que Twitter
serait devenu une nouvelle agence de presse ? Il ne fait pas
de doute que ce réseau social soit devenu le principal lieu
de jeux d’influence idéologique, de soft power géopolitique,
de manipulations politiciennes, davantage qu’un espace de
diffusion voué à l’information vérifiée. En 2021, on évalue à
12,8 millions le nombre d’utilisateurs actifs de Twitter en
France, soit environ 19 % de la population totale,
majoritairement des hommes (60 %) et surtout des moins
de 40 ans (71 %)122. Twitter enregistre 4,5 millions de
visiteurs uniques chaque jour. À l’instar de TikTok (15
millions de jeunes utilisateurs environ), Twitter est donc
une boîte de résonance de l’opinion mais ce n’est pas la
majorité, loin de là. Et les buzz animés par une centaine de
membres à peine sont encore moins représentatifs de la
population générale, pourtant ils agitent les médias et les
couloirs des cabinets politiques. D’ailleurs, selon notre
enquête, parmi une liste de huit supports, les réseaux
sociaux sont l’avant-dernier support média de confiance
cité.

Désigner trois supports médias dans la liste suivante :

Total de
citations
Le journal télévisé de 20 heures 61 %

La presse (ex : Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, Libération,


48 %
L’Opinion, Marianne, L’Express, Le Point)
La radio (ex : France Info, RTL, Europe 1, Sud Radio, France
48 %
Inter)
Les plateaux de débats sur les chaînes info (BFM, LCI, France
37 %
Info, CNews)
Les médias Internet indépendants (ex : Mediapart, Slate, 35 %
HuffPost)

Les plateaux de débats dans les émissions politiques (ex : « C


35 %
dans l’air », « 28 minutes », « C politique »)
Les réseaux sociaux (ex : Twitter, Facebook) 19 %
Les plateaux de débats dans les
talk-shows (ex : « TPMP », « Les grandes gueules », « C’est à 17 %
vous », « Quotidien »)

La télévision et la presse écrite demeurent les principales


sources d’information politique pour les Français,
notamment chez les plus de 50 ans, qui votent davantage
que les jeunes générations. Entrée dans les foyers au cours
de la décennie 1960, la télévision joue un rôle majeur dans
le déroulement des campagnes présidentielles. C’est la
principale tribune politique qui ne peut encore être
concurrencée par les petits sketches TikTok. Depuis 1974,
le débat du second tour constitue l’acmé de cette séquence
politique, où une phrase, un sourire ironique, une colère
peut finir par résumer un parcours politique, condamner
une carrière, expliquer un échec ou un succès. Même si les
électeurs cherchent d’abord à conforter leur vote en
suivant le dernier débat, les analyses politiques qui sont
réalisées juste après peuvent jouer un rôle, si l’écart entre
les deux candidats est serré. Aujourd’hui, la place centrale
du petit écran et de la presse écrite n’est pas remise en
cause par le développement d’Internet, qui demeure une
scène secondaire de la campagne, en particulier parce que
les classes d’âge les plus engagées dans le devoir citoyen
du vote restent les plus de 50 ans, qui maîtrisent moins les
nouveaux supports média. Mais l’électeur utilise différentes
sources d’information pour vérifier notamment les propos
des politiciens, grâce aux moteurs de recherche Internet.
Sur les réseaux sociaux, on discute entre soi ou on
menace ; sur les plateaux de télévision et de radio, on
débat avec des contradicteurs à jeu égal et on tâche d’en
rester à l’invective courtoise. Cette civilité demeure
importante pour la majorité des électeurs français.
La campagne de 2022 sera sans doute ponctuée de
moments forts, même si le contexte de la crise sanitaire
risque de l’obscurcir. Depuis février 2020, de grandes
élections se sont déroulées dans le monde, y compris
durant la phase aiguë de la pandémie, sans trop
d’obstacles. Les Français peuvent donc espérer une
campagne qui réponde à leurs attentes, pour l’essentiel
exprimées à travers notre enquête. Que les Français
interviewés l’aient été plusieurs mois avant l’élection, avant
de s’intéresser à la présidentielle, avant d’être informés
des programmes, voire des candidats 123, n’invalide en
rien les résultats puisqu’il s’agissait pour nous de les
inviter à exprimer leur vision des enjeux politiques
essentiels à travers des mesures concrètes.
Quel bilan peut-on faire ici ? Quelle ligne d’horizon
tracent les Français ? C’est le panorama d’une France
éprouvée, tant par la crise du Covid-19 que les différentes
crises sociales qui ont émaillé ce quinquennat, sans oublier
la pression terroriste qui ne s’est pas allégée, même si la
France n’a pas connu d’attentat de masse comme en 2015
et 2016. Le climat économique n’est pas non plus ressenti
comme significativement meilleur qu’en 2017, quand
Emmanuel Macron a accédé au pouvoir. Lorsque les
Français ont été invités à choisir parmi huit thèmes ceux
qui leur semblaient prioritaires, ils ont d’abord évoqué les
problématiques immédiates qui affectent leur quotidien
(sécurité, économie, santé), avant les thèmes plus
idéologiques (gouvernance démocratique, identité
nationale). Plus d’un quart des Français considèrent que la
sécurité est l’enjeu n° 1, et, pour près de la moitié d’entre
eux, c’est l’un des trois enjeux prioritaires. L’économie
demeure un sujet omniprésent pour les Français, et tout au
long de cette crise du Covid ils ont d’abord craint les
conséquences économiques qu’elle aurait sur eux et leurs
enfants, davantage que son impact sanitaire. Derrière, la
santé où la crise du secteur hospitalier occupe les esprits,
l’environnement apparaît comme le quatrième thème le
plus cité par les Français (28 %), en particulier chez les
moins de 25 ans (46 %) et les plus diplômés (37 %). De
manière générale et assez classique, la variable
générationnelle est celle qui influe le plus sur les priorités
des Français. L’enjeu du réchauffement climatique apparaît
donc central, en particulier dans la génération d’électeurs
qui viendra probablement en 2027 demander des comptes
aux dirigeants ayant, depuis trente ans, expliqué que
« notre maison brûle ». L’éducation est également un thème
spécialement cité par les jeunes générations (32 % des
moins de 35 ans), sujet dont semblent se désintéresser les
générations plus âgées (17 %), celles qui sont déjà sur le
marché du travail ou à la retraite. Est-ce à dire que ces
actifs ou ces grands-parents ne se préoccupent pas de la
formation des générations futures ? Sans doute pas car leur
diagnostic se révèle extrêmement sévère sur l’état de notre
système scolaire et le niveau des élèves ; peut-être
expriment-ils là un sentiment d’impuissance. Enfin, la
position en avant-dernier du thème de l’identité nationale
(12 %) montre que les Français sont d’abord préoccupés
par les questions concernant le rétablissement de l’ordre
public, et éventuellement la régulation des flux migratoires,
bien davantage que par les questions de grand
remplacement et d’urgence à sauver la civilisation.

Les trois enjeux prioritaires des Français


Sur la sécurité, le regard porté par nos compatriotes n’est
pas monolithique. On distinguera schématiquement deux
catégories : d’une part, les enjeux qui inquiètent davantage
les générations les plus âgées, les catégories aisées et les
sympathisants de droite (délinquance du quotidien,
terrorisme islamiste, trafic de drogue), et, d’autre part, les
enjeux qui inquiètent surtout les jeunes, les catégories
pauvres et à gauche (les violences conjugales et
intrafamiliales, les crimes, la délinquance financière des
« cols blancs »). En toute logique, ces deux groupes
catégoriels souhaitent voir appliquer le principe de
« tolérance zéro » aux actes qu’ils ont cités comme
principaux enjeux de sécurité. Afin de garantir davantage
de sécurité d’ici à 2030, la majorité des Français
s’accordent sur deux priorités : une incarcération à
perpétuité réelle pour certains actes criminels et
l’expulsion de toute personne étrangère condamnée pour
crime. Ils attendent également une augmentation des
dépenses pour le recrutement des effectifs de police et de
justice, ainsi que pour la création de nouvelles places de
prison. Afin de réaliser tout cela, les pouvoirs publics
devront faire preuve d’ingéniosité budgétaire et fiscale car
à peine un quart des Français de notre échantillon jugent
prioritaire la réduction des déficits publics.
Sur l’économie, les Français sont majoritaires à juger
indispensable l’augmentation des dépenses publiques dans
un grand nombre de domaines. Qu’il s’agisse des dépenses
publiques de santé, d’éducation, de recherche, dans la
police et la justice et pour la transition écologique, ils
ne souhaitent aucune diminution de celles-ci, indiquant ici
leur fort attachement à l’État régulateur des déséquilibres
socio-économiques. Ces investissements attendus de la part
des pouvoirs publics doivent servir à combattre les
inégalités économiques qui, selon les Français interrogés
dans notre enquête, ont augmenté au cours du
quinquennat, sous chacune de leurs facettes. Ce consensus
sur l’accroissement des inégalités est un jugement
majoritaire, et particulièrement homogène, au sein de la
population, quels que soient les profils d’âge et de statut
social. Pour tenter de réparer l’économie française d’ici à
2030, la moitié des interviewés estiment qu’il faut
préserver l’emploi en favorisant la relocalisation
industrielle et en sanctionnant les entreprises qui
délocalisent. Ils attendent également des mesures pour
sanctionner les entreprises privées qui, tout en organisant
des plans sociaux, versent de copieux dividendes à leurs
actionnaires. Et si les Français semblent, dans notre étude,
particulièrement dépensiers avec l’argent public, c’est sans
doute un effet de la crise sanitaire qui a contraint l’exécutif
à changer de discours sur « l’absence d’argent magique »,
au profit d’investissements massifs pour empêcher
l’effondrement complet d’une économie déjà fragilisée.
Dans le domaine du sanitaire enfin, l’épidémie de Covid-
19 aura révélé l’immense fragilité de notre système de
santé publique, donnant enfin une visibilité aux alertes
anciennes et répétées des personnels hospitaliers. Rien
dans ce qui s’est déroulé à l’hôpital public au cours de
cette crise ne devait surprendre pour qui suivait de près les
enjeux de santé publique, tant au niveau de l’hôpital que
dans la médecine de ville. Les Français ont néanmoins pris
conscience de la situation, eux à qui on ne cessait de
répéter qu’ils avaient le meilleur système de santé au
monde ! Les heures d’attente aux urgences qu’ils avaient
pu connaître au cours de la décennie écoulée n’avaient pas
suffi à leur faire prendre la mesure du délabrement. Nos
compatriotes sont majoritairement convaincus de la
nécessité de recruter davantage de personnel soignant et
de rouvrir les hôpitaux de proximité, de réduire la part du
personnel administratif dans l’hôpital public, afin de confier
de nouveau aux soignants la place éminente qui est la leur
dans la gestion de l’hôpital. Pour maîtriser les déficits en
matière de santé publique, les Français soutiennent
davantage des politiques de réorganisation et un plus
grand effort du secteur privé que de faire peser le poids sur
les citoyens-contribuables. Au-delà des problématiques
organisationnelles et des moyens, la crise sanitaire aura
braqué les projecteurs sur différents acteurs confrontés à
la gestion épidémique, conduisant à rehausser l’image des
paramédicaux et les acteurs du privé, aux dépens de
l’image des institutions (ministère de la Santé, Agences
régionales de santé). Cette crise aura dévoilé les
défaillances de notre système de santé, tout en aggravant
sa crise structurelle.
Ce dernier constat ne peut-il pas être étendu à bien des
domaines, à l’issue de ce quinquennat ? Emmanuel Macron,
par sa politique de réforme parfois volontariste, mais
souvent perçue comme brutale par les Français, n’a-t-il pas
dévoilé nombre de défaillances de notre système
démocratique, socio-économique, administratif, sans
alléger de façon significative les fardeaux qui pèsent sur
lui ?
Inégalités sociales et économiques, gouvernance politique
de l’entre-soi, baisse du niveau scolaire, inefficacité des
politiques environnementales, impuissance à régler les
problèmes d’insécurité… Le constat dressé par les Français
sur l’état de leur pays est lucide et sévère. Ils s’accordent
pour identifier une multiplicité de défis et continuent
d’appeler à l’augmentation des dépenses de l’État dans
bien des domaines pour faire face aux pressantes
problématiques qui les touchent eux, ainsi que les
générations futures. Les Français croient encore en l’État,
en sa force de décision, en sa capacité à agir pour le bien
commun, ce qui est un motif d’espoir démocratique. Le
repli sur la sphère individuelle et familiale n’est pas
forcément une réalité lorsqu’on interroge nos compatriotes
sur ce qui continue de les mobiliser collectivement. Bien
sûr, cette attente de poursuite des dépenses publiques pour
réformer ou rebâtir le pays risque de se confronter à un
retour de l’austérité et de la recherche d’économies dans la
dépense publique, lorsque la crise prendra fin, quand les
caisses de l’État auront atteint un point débiteur critique et
que les règles budgétaires européennes se rappelleront à
nous. Car, depuis près de trente ans et jusqu’à ce jour, c’est
souvent à Bruxelles que se décide le destin des Français,
eux qui semblent pourtant si attachés au principe de
souveraineté nationale.
Tout au long de cette enquête, thème après thème, un
portrait-robot idéologique du ou de la président(e)
attendu(e) s’est dessiné : le chef de l’État doit être un
républicain, respectueux du principe laïque, fier de la
France, nation ouverte et accueillante mais exigeante à
préserver son patrimoine, matériel et immatériel. Un
président défenseur de la souveraineté nationale et plutôt
localiste par souci des enjeux environnementaux. Un
président profondément attaché à la justice sociale, attentif
aux plus fragiles plutôt qu’aux plus riches, qui œuvre
prioritairement à la réduction des inégalités, économique,
sociale, sécuritaire, scolaire, sanitaire. Un dirigeant
stratège qui investit massivement dans les services publics
où davantage de recrutements sont attendus pour redonner
de la fiabilité et de l’efficacité à notre hôpital, notre école,
nos forces de l’ordre, notre justice. Un président qui assure
concrètement et fermement la protection des Français
contre les menaces intérieures et extérieures, depuis les
violences conjugales jusqu’au terrorisme islamiste. Un chef
de l’exécutif qui fasse confiance aux Français en
soumettant davantage de ses décisions à l’approbation
directe par référendum.
Bien sûr, le président idéal n’existe pas. Échaudés par
maintes promesses non tenues ou intenables, les Français
ne croient pas au mouton à cinq pattes. Notre enquête
montre pourtant que leurs attentes ne sont ni
déraisonnables ni radicales, que nos concitoyens sont
encore pleins de ressources et d’inventivité pour construire
un destin commun. Toutefois, l’humeur est sombre, car ils
éprouvent une forme oppressante d’urgence, urgences
sociale, économique, environnementale. Cela nécessitera,
aux yeux des Français, un véritable capitaine aux
commandes d’un navire France que beaucoup ressentent
en péril.

121. Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en


démocratie, 1928. Réédité par La Découverte, en 2007. Walter Lippmann,
Public Opinion : How People Decide, 1922.
122. Études Harris Interactive, 2021.
123. En juillet 2021, les candidatures connues, officielles ou pas, étaient
celles de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et Xavier
Bertrand.
Remerciements

Je tiens à remercier Frédéric Dabi, directeur adjoint de


l’Ifop, pour son soutien et ses judicieux conseils, ainsi que
Gautier Jardon, chargé d’études à l’Ifop.
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