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Les fronts de la gauche — Philippe Mangeot, Stany

Grelet, Lise Wajeman, Pierre Zaoui, Victoire


Patouillard, Aude Lalande, Joseph Confavreux,
Vincent Casanova, Laurence Duchêne, Laure Ver-
meersch, Xavier de La Porte, Carole Peclers, Petra
Neuenhaus
Si l’on souhaite surmonter le clivage ethnique, il n’y a qu’une position
tenable, dans le double sens du terme, moral et stratégique : 1) choisir clai-
rement son bord, et non faire mine de comprendre les raisons du racisme,
fût-il populaire ; 2) en activer d’autres, pour éviter qu’il ne devienne le cli-
vage structurant.

On aimerait ne plus parler de Nicolas Sarkozy, mais la gauche va devoir faire


avec les 48,36 % des électeurs qui ont voté pour lui. Un bilan calamiteux, cinq
années de droite dure, le mensonge érigé en art de gouverner, une politique éco-
nomique et fiscale de classe, sans fards, un ministre de l’Intérieur devant la jus-
tice pour injures raciales, un Président de la République qui glose sur les « Fran-
çais d’apparence musulmane », des mouvements sociaux puissants, mais mépri-
sés, dans l’université ou contre la réforme des retraites, une fin de campagne
outrancière, témoignant du fait qu’il n’y a plus guère aujourd’hui de différences
entre l’extrême droite et ce qu’on appelait jusqu’à présent la droite républicaine :
tout laissait espérer que l’exaspération teintée d’humiliation accumulée au cours
de ce quinquennat pénible allait se traduire par une sanction massive dans les
urnes. Quel que soit le résultat des législatives, cela n’a pas été le cas.

De ce point de vue, 2012 n’est pas le symétrique inversé de 2007. Il y a cinq ans,
la victoire de l’UMP, ample, était celle d’une droite conquérante qui remportait
l’élection parce qu’elle avait gagné la bataille des idées. Aujourd’hui, la victoire
de François Hollande est trop étriquée pour qu’on puisse croire à un succès idéo-
logique. Du coup, inquiétude pour les cinq ans à venir, et pour le coup d’après.
Inquiétude, d’abord, parce que nous sommes dans un pays cassé en deux, dont la
moitié du corps électoral était prête à remettre ça, la xénophobie ne la révulsant
visiblement pas. Mais inquiétude, aussi, parce que deux scénarios dominants
s’esquissent aujourd’hui à gauche, inaptes à conjurer le danger de la victoire en

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2017 d’une droite extrême (rassemblement bleu marine ou UMP alignée) : d’un
côté, le scénario qu’on appellera « gestionnaire », de l’autre le scénario qu’on
appellera « identitaire » ; d’un côté la stratégie d’une gauche de gouvernement
qui croit pouvoir apaiser la société par une « présidence normale » et une gestion
rigoureuse en faisant l’économie d’une refondation idéologique ; de l’autre la
proposition d’une certaine gauche intellectuelle, autoproclamée « populaire »,
attelée à un projet de refondation idéologique, qui valide en réalité les postulats
de l’adversaire.

la politique de l’édredon

Dans son discours d’investiture, François Hollande affirmait que « le pays a


besoin d’apaisement, de réconciliation, de rassemblement. C’est le rôle du Pré-
sident de la République de faire vivre ensemble tous les Français sans distinction
d’origine, de par-cours, de lieu de résidence, autour des mêmes va-leurs, celles
de la République. » Un impératif nécessaire après les cinq, voire dix ans de
guerre civile dans lesquels le sarkozysme a plongé le pays. Mais absolument pas
suffisant. Il est certes difficile de reprocher au nouveau Président de vouloir
rompre avec le style du gouvernement précédent, et à un élu de faire ce qu’il a
annoncé pendant sa campagne. Mais si l’intention est louable, la stratégie est
inadaptée. L’organigramme de l’Élysée version Hollande, composé en grande
majorité d’énarques, de camarades de promotion, de sages sous-préfets et de
quelques banquiers d’affaires, donne le sentiment que le socialiste arrive au pou-
voir sans autre projet que l’espoir de gérer les affaires courantes en négociant au
mieux les chicanes. Si la politique de ré-conciliation s’avère être une simple tac-
tique de l’édredon, elle ira dans le mur. L’erreur profonde de ce scénario serait de
penser qu’on puisse, ou qu’il faille, endormir une société. L’apaisement néces-
saire ne doit pas se confondre avec une technique du chloroforme social. L’ab-
sence d’une politique offensive, qui conduirait à ne rien proposer d’autre que de
revenir sur une partie des dérives de l’ère Sarkozy et à arbitrer mollement entre
les composantes de la majorité, serait une erreur fondée sur une stratégie de la
rente et le jeu mécanique de l’alternance électorale. Une erreur tactique, straté-
gique et intellectuelle.

Erreur tactique, d’abord. À ne pas mener la ba-taille idéologique, la gauche fran-


çaise court le risque que, pendant cinq ans, une droite devenue folle ne cesse
d’occuper le terrain, en tapant sur son « angélisme », en matière sécuritaire ou
migratoire. Le score du candidat Sarkozy interdit d’envisager un scénario à
l’américaine, où, à force de se raidir, la droite s’est discréditée dans les urnes. Si

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elle se contente d’éviter les coups, ou s’applique à reprendre en mode mineur les
discours et les pratiques d’une droite qui court après l’extrême droite, par
exemple en concédant qu’il y a trop d’étrangers en France, la gauche de gouver-
nement ne gagnera, au mieux, qu’une image de lâcheté. Se taire dans ces condi-
tions, c’est s’assurer d’une déroute idéologique qui est une promesse de défaite
électorale. Jamais la gauche au pouvoir n’a d’ailleurs réussi, dans son histoire, à
enchaîner deux législatures. Mais l’enjeu dépasse largement la possibilité d’évi-
ter le sourire radieux et cauchemardesque de Jean-François Copé ou de Marine
Le Pen en 2017.

Erreur stratégique ensuite. La gauche compte sur un retour de la croissance. Si


elle brillait effective-ment au bout du tunnel européen, celle-ci contribue-rait
sans doute à améliorer les comptes publics, à redonner de l’air à des services
publics étouffés, à créer de l’emploi, à soutenir le pouvoir d’achat des ménages
les plus pauvres, à financer enfin les investissements nécessaires à la transition
énergétique. Mais quand bien même cela se produirait, cela ne suffira pas à chas-
ser les démons de la société française. Quand les indicateurs économiques sont
au vert, rien ne garantit que les thèmes de la droite populiste refluent : lors du
dernier passage des socialistes au pouvoir entre 1997 et 2002, avec Lionel Jospin
comme Premier ministre et François Hollande comme premier secrétaire du PS,
et alors que la croissance était au rendez-vous, le thème de l’insécurité a explosé
dans les « préoccupations des Français », telles que mesurées par les sondages ;
et c’est dans cette même période que l’opinion selon laquelle le RMI « risque
d’inciter les gens à s’en contenter et à ne pas chercher de travail » est de-venue
majoritaire. Erreur intellectuelle, enfin. Croire qu’une gestion efficace, une redis-
tribution raisonnable, un chômage en baisse, des revenus en hausse, permet-
traient d’assécher le réservoir de frustrations censées faire le lit de la xénopho-
bie, c’est croire et faire croire qu’il y a des déterminants socio-économiques à
celle-ci. La croissance ne parviendra pas à étouffer le discours ethnique, qui
n’est ni spécifique à la condition populaire, ni calqué sur les soubresauts de la
crise, en dépit des corollaires possibles entre frustration économique et revendi-
cation identitaire. Il n’est pas possible d’assécher les conditions sociales du
racisme. Pour une raison très simple : le racisme n’est pas le monopole des
pauvres et dans toutes les catégories sociales, on vomit ou on accueille les étran-
gers, on refuse ou on accepte la différence. L’antidote au prurit ethnique et anti-
minoritaire qui menace la France et l’Europe, alimenté par les nouvelles droites
extrêmes, n’est donc pas dans la question sociale. C’est ici que le scénario ges-
tionnaire rejoint dans une erreur commune le scénario identitaire.

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généalogie d’une erreur

Ce dernier repose en effet sur la conviction suivante : les catégories populaires,


assimilées aux habitants des espaces périurbains et des « zones rurales », seraient
particulièrement sensibles aux discours de Marine Le Pen, ou tout du moins des
opposants, pêle-mêle, à la mondialisation et à l’immigration, éprouvant une
forme d’« insécurité culturelle » articulée à d’autres formes d’insécurité (écono-
mique et sociale), mais possédant des ressorts spécifiques. Du géographe Chris-
tophe Guilluy, au collectif de la « Gauche populaire » (à travers notamment la
figure de Laurent Bouvet, professeur de science politique) en passant par le
sociologue Jean-Pierre Le Goff et le philosophe Jean-Claude Michéa, tous pro-
posent à la gauche de gouvernement un aggiornamento idéologique : retrouver le
peuple et la République et pour cela rompre avec la bien-pensance, c’est-à-dire
tourner le dos aux revendications minoritaires (anti-racisme, droit des femmes et
des LGBT [1], discrimination positive, vote des étrangers).

À l’origine de cette thèse, une analyse électorale. Sur ce terrain, la géographie


sociale et l’approche territoriale sont devenues l’une des voies privilégiées pour
comprendre la société française : les cartes post-électorales se sont imposées
comme le mode d’objectivation le plus prisé des résultats d’un scrutin. La carte
est ainsi dotée d’un pouvoir révélateur qui fascine. On en veut pour preuve le
formidable écho, de gauche à droite, rencontré par l’ouvrage de Christophe
Guilluy Fractures françaises (François Bourin éditeur, octobre 2010) dont la
presse de tous bords s’est faite le relais. À la suite du premier tour, les résultats
du Front national ont été interprétés comme la traduction de ce qu’aurait
annoncé le livre. Il a été alors massivement question de la « France périphérique
» où seraient reléguées les « couches populaires ». Le président socialiste du
conseil régional d’Île-de-France Jean-Paul Huchon y est allé d’ailleurs de son
analyse dans une tribune (Le Monde, 17 mai 2012), constatant que le vote obéit à
une forme de « déterminisme territorial ». Aujourd’hui donc le consensus semble
partagé : « On vote comme on habite ». Si les degrés et les formes du détermi-
nisme spatial sont diversement énoncés, le mode de raisonnement reste très simi-
laire : la localisation permettrait d’expliquer, de comprendre, voire de « justifier
» un vote.

La première limite de ce genre d’analyses est l’imprécision des nomenclatures


utilisées pour penser le territoire. À titre d’exemple, « zones rurales », « espaces
périurbains », « petites villes » sont des termes employés bien souvent indistinc-
tement. Ils ont, il est vrai, en commun un avantage : ils évoquent chacun à leur

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manière un « paysage » toujours distinct de la ville « dense » ou de l’hydre tenta-
culaire et ogresse constituée par les « métropoles », rejouant ainsi le vieux scéna-
rio urbaphobe qui a toujours eu bonne presse en France. Il est de bon ton aujour-
d’hui de dénoncer, au contraire, la « pensée unique » de l’urbaphilie. Le fait que
l’Insee ait récemment substitué aux « espaces à dominante rurale » la terminolo-
gie « commune isolée hors des pôles » est ainsi perçu par certains esprits amou-
reux de la diversité des terroirs français comme l’expression la plus aboutie du «
meurtre » symbolique de la ruralité par l’État (jacobin forcément !). Quoi qu’il
en soit, ce n’est rien moins qu’une partition binaire de l’espace qui est proposée
de manière sous-jacente, à mille lieux de la variété considérable des expériences
et des situations englobées. Cette pensée spatiale fonctionne mécaniquement à
deux temps — « France d’en haut » et « France d’en bas », « centre » et « péri-
phéries » — manquant le feuilleté des configurations électorales locales. Ces
raccourcis sont aussi à l’œuvre dans la grille d’analyse du « gradient d’urbanité »
développée par le géographe Jacques Lévy (plus on s’éloigne de la ville, plus on
vote aux extrêmes), celui-ci opérant incidemment un recouvrement entre échelle
de valeurs et échelle spatiale — l’ouverture au monde serait le fait des centres-
villes, le repli sur soi augmentant à mesure qu’on s’en éloigne — et un glisse-
ment métonymique entre les habitants et l’espace de résidence.

La deuxième limite, c’est l’assimilation systématique des espaces périurbains à


des zones de relégation sociale. Que celles-ci existent, cela ne fait pas de doute,
mais c’est oublier la diversité de ces territoires, et que tous, loin de là, ne sont
pas des marges : tous secteurs d’activités confondus, ce sont près de quatre
emplois supplémentaires sur dix qui sont localisés dans le périurbain entre 1999
et 2007. C’est oublier également que les rapports sociaux à ces territoires sont
hétérogènes : le choix résidentiel périurbain peut aussi s’inscrire dans des trajec-
toires de mobilité sociale, pas nécessairement contrainte, et parfois ascendante.
La troisième limite croise les deux précédentes : on prend des surreprésentations
statistiques pour des causalités. Que la probabilité de voter pour le Front national
soit en moyenne plus élevée dans les zones périurbaines — et chez les ouvriers
ou chez les non-diplômés — que dans d’autres catégories spatiales et sociales est
un fait. En déduire que le lieu d’habitation ou qu’une caractéristique socioprofes-
sionnelle sont en elles-mêmes un facteur qui détermine le choix d’un parti est un
court-circuit logique. D’une part parce que l’analyse fonctionne à géométrie
variable : on laisse de côté les urbains, pourtant plus nombreux dans l’électorat
du FN. On sélectionne donc en amont les catégories de l’analyse — habitat et
vote FN — et on valide par avance la relation qu’on établit entre elles. D’autre
part, parce que montrer par la quantification statistique un lien entre lieu d’habi-

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tation et vote — la surreprésentation en est un indice — ne peut pas être la
conclusion de l’analyse mais le début d’une enquête. Or, toutes les enquêtes de
terrain soulignent des ressorts du vote bien plus complexes [2]. On peut aller
ainsi jusqu’à inverser les causalités supposées : est-ce le pavillon qui rend xéno-
phobe ou la xénophobie qui peut y conduire ? est-ce la condition ouvrière qui
mène à la défiance à l’égard des étrangers ou le travail de mobilisation électorale
ciblée du FN auprès des ouvriers ? Les fragilités de ce type d’analyse culminent
dans la notion qui leur sert de clé de voûte : « l’insécurité culturelle » ressentie
par les catégories populaires. La notion est difficile à définir, tant elle est vague.
On pressent qu’elle brasse large, embrassant à la fois l’affaissement d’une
culture populaire jadis structurée par l’identité ouvrière, et une crainte face à
l’immigration, rivale économique et menace culturelle. Mais on voit assez claire-
ment, en revanche, quelle en est la fonction. Elle permet d’abord de ne pas en
utiliser une autre, dont elle est à la fois le substitut et l’euphémisme : « xénopho-
bie ». Elle permet dès lors de tenir, face au rival idéologique, la « gauche bien
pensante », deux positions contradictoires : 1) quand elle prête une xénophobie
aux catégories populaires, la gauche-bien-pensante les insulte ; 2) quand la
gauche-bien-pensante refuse de comprendre les raisons de la xénophobie popu-
laire, elle les livre au FN. La notion révèle alors sa seule vraie cohérence : une
charge contre la gauche-bien-pensante, et ses options politiques.

pour une gauche clivante

La gauche gestionnaire et la gauche dite « populaire » partagent au fond une


même conception de la société, terriblement appauvrie. Leur société est une
société vue d’en haut, comme un corps à gouverner et à faire voter, auquel on ne
prête jamais autant d’attention qu’au moment de solliciter ses suffrages. Une
société, du coup, où les groupes sont réduits à des catégories statistiques («
populaires » en l’occurrence), ce qui empêche d’en voir la différenciation interne
et le potentiel d’auto-organisation : une catégorie ne se mobilise pas, un groupe
est toujours plus hétérogène que les classements construits pour le quantifier.
D’où une conception pastorale du lien entre État et société : comme un berger à
son troupeau, le gouvernement doit apporter à ce peuple classé et dénombré de
quoi se nourrir (c’est la ligne gestionnaire : donnons-lui de l’emploi) et de quoi
apaiser ses craintes (c’est la ligne dite « populaire » : calmons son sentiment
d’insécurité culturelle). Bref, une conception purement électorale et gouverne-
mentale de la société, conçue pour gouverner mais qui paradoxalement, si elle
l’emportait intellectuellement, mènerait tout droit la gauche à l’échec en la cou-
pant de son moteur historique : la vitalité d’un social clivé.

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Car sur ce point, l’histoire politique est très nette, pour peu qu’on se défasse du
storytelling fabriqué par les experts électoraux du PS pour expliquer les défaites
de 1993, 1995 et 2002 — une gauche sanctionnée pour avoir manqué de réa-
lisme en matière de sécurité et d’immigration — et qu’on s’intéresse un peu plus
à ce qui permet les victoires. En 1981, en 1997 et en 2012 — ses seules victoires
nationales sous la Ve République — la gauche l’emporte grâce aux mouvements
sociaux qui ont précédé les scrutins. Des mouvements sociaux, c’est-à-dire une
société en mouvement, alors même que le pays, pesé à l’aune des catégories
inertes de l’analyse quantitative, est, pour reprendre un mot fameux de Mitter-
rand, « majoritairement à droite ». La droite en a retenu que les victoires de la
gauche sont toujours des « victoires par effraction ». Elle n’a pas complètement
tort, si on y en-tend une exclamation de berger déçu, qui découvre stupéfait que
le troupeau qu’il croyait tenir si bien, en réalité, n’en est pas un. Qui découvre en
somme qu’une élection n’est jamais le résultat d’une arithmétique sociale, mais
d’une sociologie politique, où le camp le plus mobilisé l’emporte.

Détaillons. En 1981, la décennie qui a précédé est l’une des périodes de mobili-
sations les plus intenses et les plus diverses du XXe siècle : dans le sillage de
Mai 68, une multitude de revendications (du droit à l’avortement à l’augmenta-
tion des salaires), dans tous les secteurs de la société (de la justice à la santé
mentale), vient offrir aux partis de gauche un vivier de propositions où puiser, et
une dynamique de victoire. En 1997, la victoire de Lionel Jospin reste incompré-
hensible si on la détache de la double séquence de mobilisation qui l’a précédée
et permise. Elle est l’écho d’un puissant mouvement social contre la réforme des
retraites (déjà !) à l’hiver 1995, décisif en ce qu’il signale un réarmement de la
critique sociale après dix ans de laminoir néolibéral. Elle suit immédiatement le
mouvement des sans-papiers amorcé à l’été 1996, décisif en ce que s’y agrègent
toutes les composantes du « peuple de gauche », des ouvriers syndiqués aux
artistes indignés, des confédérations syndicales aux associations de lutte contre
le sida, des militants organisés aux pétitionnaires d’un jour : non pas les « caté-
gories populaires » de la scrutinologie, mais un peuple qui n’a pas d’autre exis-
tence qu’en acte ; un peuple introuvable ailleurs que dans la rue, et qui sait se
donner rendez-vous dans les urnes. De ce point de vue, la victoire de Hollande
ne fait pas forcément exception. Ceux qui ont vécu les manifestations de l’hiver
2010 pour la défense des retraites se souviennent du sentiment très fort qui
dominait au moment de la défaite, par-delà la tristesse : rendez-vous en 2012, un
bulletin à la main. Entre les deux tours de scrutin, les manifestations syndicales
du 1er mai 2012 ont été partout en France un point de ralliement pré-électoral,

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révélant mieux qu’aucun sondage la véritable dynamique du vote. Hollande ne
doit pas le pouvoir qu’à sa prudence de candidat rassembleur, il a aussi été porté
par des forces mobilisées, comme à chaque fois que la gauche prend le dessus.

Il n’est pas certain qu’il reconnaisse cette dette. Espérons à tout le moins qu’il en
retiendra la leçon : la gauche d’État a besoin d’une société vivante. Quand la
gauche a désamorcé les mouvements qui l’avaient portée au pouvoir, elle n’a pas
été réélue. Car qu’est-ce qu’une société vivante ? C’est une société clivée. Le
discours du « rassemblement » est un point de passage obligé pour un candidat à
l’élection présidentielle. Espérons que le récent vainqueur ne s’y attardera pas
trop longtemps, pour trois raisons. Premièrement, parce que de fait il n’y aura
pas de rassemblement : on l’a dit, une droite tea-partisée va cogner à bras rac-
courcis. Deuxièmement, parce que ce n’est pas le rassemblement, mais au
contraire le conflit, qui vitalise une société. C’est la grande leçon sociologique
de Georg Simmel : le conflit fait la société. Non seulement parce qu’il crée des
identités collectives qui charpentent le social (bourgeois et prolétaires, « eux » et
« nous »), non seulement parce qu’il renforce la solidarité interne des camps en
conflit, non seulement parce qu’il sert d’exutoire aux tensions sociales, mais
parce qu’il crée un espace commun aux protagonistes. Non pas l’espace clos «
de la France et de tous les Français » qu’on se sent obligé d’invoquer quand on
est candidat à l’Élysée. Mais un espace ouvert où s’invitent les groupes qui en
étaient exclus (les ouvriers, les femmes, les noirs, les arabes, les musulmans,
etc.), un espace créé par cette intrusion même — par cette « effraction », comme
on dit à droite. Les sociétés prétendument rassemblées confirment la règle : elles
ne le sont jamais qu’autour d’un chef, d’un drapeau et d’une haine, par la dési-
gnation d’un ennemi, extérieur (le boche, l’URSS, l’axe du mal) ou intérieur (les
étrangers, les communistes, les minorités religieuses). Troisièmement, en consé-
quence : parce que l’urgence n’est pas de choisir entre la paix et le conflit, mais
de choisir les clivages.

Si l’on souhaite surmonter le clivage ethnique, il n’y a en effet qu’une position


tenable, dans le double sens du terme, moral et stratégique : 1) choisir clairement
son bord, et non faire mine de comprendre les raisons du racisme, fût-il popu-
laire ; 2) en activer d’autres, pour éviter qu’il ne devienne le clivage structurant
— car c’est cela, une société fasciste. Les tenants de l’hypothèse de l’ « insécu-
rité culturelle » répondront que c’est exactement ce qu’ils tentent : réactiver le
clivage de classes, afin de fournir une autre identité collective aux ouvriers et
aux employés que celle de petits blancs apeurés. Mais leur stratégie ne tient pas.
D’une part parce que leur offre identitaire, en réalité, n’est pas l’identification de

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classe sur le mode internationaliste que proposent traditionnellement les partis
communistes et d’extrême gauche selon le slogan classique : « Français, immi-
grés, même patron, même combat ». C’est, on l’a vu, une distinction sociolo-
gique entre la gauche pavillonnaire « d’en bas » et la gauche urbaine « d’en haut
», et un choix politique entre leurs revendications respectives : la « vraie ques-
tion sociale », contre l’antiracisme. La gauche dite populaire a bien un adversaire
principal : ce n’est plus le patron, mais le « bobo », une catégorie sociologique
dont la rigueur n’a pas encore été démontrée. Elle en déduit une hiérarchie des
causes à défendre : l’ouvrier français, avant l’étranger expulsé. Une forme de
préférence nationale, en somme, appliquée aux revendications de gauche.

D’autre part parce que, quand bien même il s’agirait authentiquement d’une
réactivation du front de classe traditionnel, la gauche tomberait alors dans les
mêmes erreurs. Première erreur : croire que le clivage de classe est à lui seul un
rem-part contre la xénophobie populaire. Au contraire, sur un marché national
du travail, le travailleur étranger sera toujours potentiellement perçu comme un
concurrent, surtout en période de crise. C’est le cas aujourd’hui, comme ce fut le
cas en France lors des deux grandes crises du milieu et de la fin du XIXe siècle,
puis dans les années 1930. Rixes mortelles, chasses à l’homme : c’est le petit
peuple lui-même qui se charge alors de faire fuir les travail-leurs belges, espa-
gnols ou italiens dans les années 1880. « On est frappé, écrit Michelle Perrot, du
pouvoir mobilisateur de ces manifestations ; elles se transforment aisément en
mobilisations populaires de plusieurs milliers de personnes » [3]. Morale de
l’histoire : l’identité de classe n’est un antidote au racisme qu’adossée à un inter-
nationalisme. Deuxième erreur : hiérarchiser les clivages, et faire de la lutte des
classes un « front principal », au regard duquel tous les autres conflits sociaux
se-raient des « fronts secondaires ». Ce fut la tentation traditionnelle du Parti
communiste et des groupuscules gauchistes, jusque tard dans les années 1970.
On en trouve encore des traces aujourd’hui, à travers la distinction entre question
sociale et questions de société : chômage et salaire d’un côté, mariage gay de
l’autre ; d’un côté les revendications matérielles (entendre : importantes), de
l’autre les revendications symboliques (entendre : petites-bourgeoises). C’est
oublier d’abord que certaines luttes se laissent mal ranger dans l’une ou l’autre
de ces deux catégories : quid des revendications féministes d’égalité salariale ?
où classer une mobilisation de travailleuses du sexe ? C’est oublier ensuite que
les revendications symboliques n’apparaissent luxueuses qu’aux yeux de ceux
qui jouissent déjà de droits assurés : si les homosexuels ont réclamé le pacs à la
fin des années 1990, c’est sur fond d’épidémie de sida ; pour un conjoint
endeuillé, être privé de tout statut face à la famille du défunt, c’était se trouver

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exposé à la dépossession matérielle. C’est oublier enfin l’extrême diversité des
revendications traditionnelles du monde du travail, où les batailles sur la durée
de la journée, les cadences ou le salaire s’articulent toujours à des exigences
symboliques : refuser d’être traité comme un chien, transformé en machine, har-
celé par un chef, méprisé par un client, etc. Il n’y a pas d’un côté la question
sociale, de l’autre les questions de société : il n’y a que des exigences de justice.
Quand la gauche dite « populaire » prétend déconnecter senti-ment d’injustice et
revendications de nouveaux droits spécifiques, elle dévoile ce qui la meut : un
mépris du peuple déguisé en populisme, comme si le peuple ne pouvait avoir de
rapport à l’idée de justice que sous l’affect non réfléchi de l’iniquité. Si la
gauche qui vient d’être élue se veut non seulement capable de gagner des élec-
tions, mais apte à faire obstacle aux forces mortifères des temps de crise, elle a
donc besoin d’une société vivante, c’est-à-dire d’une société sans cesse travaillée
par de multiples exigences positives de justice, dont aucune ne peut prétendre
étouffer les autres. Certes, il serait naïf de croire qu’un gouvernement peut à lui
seul revitaliser le social. Mais il serait faux de penser que les manières de gou-
verner n’ont aucune incidence sur la possibilité de protester : si les rapports
sociaux se sont tant durcis sous le sarkozysme, c’est bien parce que cinq années
d’inflexibilité et d’étanchéité de l’État, même face aux mobilisations les plus for-
tes, cinq années de piétinement des corps intermédiaires, cinq années de mise en
concurrence des individus, au travail et ailleurs, ont rendu l’action collective
extraordinairement difficile. La gauche de gouvernement, si elle veut vraiment
tourner cette page pénible, doit faire exactement l’inverse. Elle doit bien sûr res-
pecter les corps intermédiaires, mais en-tendre aussi les revendications des corps
non institués. Elle doit s’interdire de discréditer a priori les mobilisations, qu’elle
doit au contraire accueillir comme autant de signes de cette vitalité sociale dont
elle a tant besoin. Elle doit se réjouir à chaque fois qu’un collectif se constitue,
fût-ce contre elle.

quels clivages ?

Réanimer des clivages vivants, reproduire autant que possible une société du dis-
sensus et du conflit, n’ayant peur ni de la critique, ni des mots, ni des manifesta-
tions, ni des justes colères, ni des masses, ni des esprits libres ? Soit. Malheureu-
sement, sur un tel programme, on pourrait même trouver un consensus, de l’ex-
trême gauche à Philippe Sollers. Qui, après tout, n’est pas d’accord, même dans
la faible fraction de la droite encore modérée et républicaine, pour dire qu’il y a
quelque chose d’aussi moisi que terrifiant dans une France votant à plus de 48 %
pour un candidat passé à l’extrême droite, et qu’il est donc urgent de ne pas

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enterrer trop vite nos faucilles ou nos indignations au nom de la justice ou de la
vie ? Donc, si l’on ne veut pas sombrer dans une nouvelle messe consensuelle du
dissensus, il est tout aussi urgent de préciser non seulement quels clivages
peuvent être aujourd’hui vivants, et lesquels sont d’avance morts, sinon morti-
fères, mais plus encore quelles sont, au sein de ces clivages, les stratégies dignes
et conquérantes, et lesquelles sont à la fois indignes et perdantes.

Formellement, l’affaire est entendue : il n’y a pas d’ennemi principal, mais une
démultiplication des ennemis capables de fixer nos colères individuelles comme
collectives. Il n’y a donc pas de lutte de classe bornée, comprise comme front
monolithique des masses populaires contre les élites urbaines, mais des luttes de
classe bien comprises, c’est-à-dire comprises dans leurs irréductible diversité et
contradictions. Il n’y a pas non plus de lutte des races, y compris déguisée sous
les abjectes for-mules de l’ « insécurité culturelle » ou de l’incompatibilité des «
modes de vie », mais une lutte des modes de vie bien comprise, c’est-à-dire pos-
tulant qu’une telle lutte déplace toujours, et souvent dans des sens inédits, le rap-
port de chacun à l’autre : il y a tant d’arts de vivre dont on n’a même pas l’idée
tout en croyant les côtoyer, aussi bien chez l’étranger qu’en soi-même, dans les
plis d’une histoire oubliée. Il n’y a pas plus de lutte contre un épouvantail appelé
libéralisme ou néolibéralisme (lutte engagée au prix d’un certain ridicule histo-
rique, quand on se réclame des Lumières), mais une lutte pour les libertés, tou-
jours concrètes, toujours individualisées, qui ne peuvent se conquérir que par le
droit et le rappel constant des lignes rouges de la liberté comme de l’égalité : pas
d’attaque personnelle, pas de stigmatisation de communautés spécifiques, pas de
remise en cause de la liberté inaliénable de chacun quelles que soient sa
croyance, ses origines ou sa couleur de peau. Pas non plus de lutte de la ruralité
ou du périurbain contre nos Babylone modernes et individualistes — là, pitié ;
non seulement c’est une absurdité sociologique (comme si l’individualisme était
spécifiquement citadin !) mais vouloir repenser les rapports des villes et des
campagnes, c’est digne de ce crevé de jeune Saposcat dans Malone meurt, et
Beckett tranche vite : « Je ne peux pas, non, je ne peux pas ». Et surtout pas de
lutte nationale contre les communautarismes, fût-elle déguisée sous les oripeaux
d’une République abstraite et d’un internationalisme de façade, mais une lutte
des communautés généralisées, étant entendu d’une part que c’est essentielle-
ment par les communautés locales (de travail, d’habitat, de culture, d’identité, de
pratique) que les individus se connectent au politique, et d’autre part que c’est
essentiellement par une lutte des communautés les unes contre les autres qu’elles
parviennent à s’élever à l’universalité juridique et républicaine bénéfiques à tous
— mais seulement dans la lutte : il n’y a pas de camp politique de l’universel,

12
sinon de manière frauduleuse. En somme, inventer au niveau d’une idéologie ou
d’un grand récit étatique une op-position entre amis et ennemis, entre « nous » et
« eux » (les mécréants, les étrangers, les riches, les citadins), c’est encore du fon-
damentalisme ou du Carl Schmitt. En revanche démultiplier les oppositions
locales entre « nous » et « eux », c’est paradoxalement défaire les logiques
binaires, les rouvrir les unes aux autres et penser à transformer effectivement la
société au lieu de la figer en un vaste marché idéologique.

Mais concrètement, cela veut dire quoi ? Quels clivages effectifs et plus précis ?
Certes, on ne peut pas le savoir d’avance, puisque la caractéristique d’une multi-
plicité de communautés en lutte est de n’avoir ni ancrage symbolique définitif, ni
racine nationale ou ethnique prédéfinie, mais de se déplacer au gré des injustices
et des atteintes toujours spécifiques à leurs conditions actuelles de survie. Mais il
n’est pas besoin non plus d’aller réinventer la lune, les grandes lignes sont déjà
posées depuis longtemps et sont évidentes : aujourd’hui l’enjeu est d’articuler la
question des luttes minoritaires à la question sociale et à la question écologique.
De défendre les luttes minoritaires, c’est-à-dire respecter la liberté de chacun, y
compris dans sa faiblesse électorale ; mais d’y lier la question sociale, c’est-à-
dire rappeler que la minorité par excellence, la plus commune et la plus indiscer-
nable, c’est le prolétariat ; et d’y rapporter la question écologique, c’est-à-dire la
responsabilité radicale de l’avenir qui engage le monde entier, qu’on le veuille
ou non. Autrement dit, il faut défendre l’opposé exact de la culture de droite
d’aujourd’hui, dominante jusque dans la gauche « populaire », qui cherche à arti-
culer xénophobie, division des intérêts individuels et philosophie de l’après-moi-
le-déluge. Il faut réaffirmer les piliers de la gauche d’aujourd’hui (luttes minori-
taires, front social, enjeux écologiques) dont le nom n’est que la promesse d’une
articulation toujours en devenir. Il faut gagner cette guerre culturelle dans les
années qui viennent.

Le 21 mai 2012

Notes

[1]
Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.
[2]
Cf. l’ensemble des articles rassemblés par Anaïs Collet, Pierre Gilbert &
Violaine Girard dans le dossier « les territoires du vote » sur le site Métro-
politiques.

13
[3]
Michelle Perrot, « Les rapports entre ouvriers français et étrangers (1871-
1893) », Bulletin de la société d’histoire moderne, 1960, citée par Gérard
Noiriel in Le Creuset français, Seuil, 1988.

14
Respect vs humiliation —
Le 25 avril dernier, des prisonniers du centre de détention de Roanne pre-
naient le risque de remettre une lettre de revendications aux autorités judi-
ciaires et pénitentiaires, à l’occasion d’une cérémonie de remise de
diplômes. La lettre a depuis circulé et pris une dimension publique, et un
rassemblement a eu lieu à l’extérieur de la prison le 6 mai. On n’a pas
connaissance, pour l’instant, de réactions de la part de l’administration
pénitentiaire.

Le 25 avril 2012,

À la Direction et à la Juge d’Application des Peines,

En cette date, nous, détenus du centre de détention de Roanne, entrons en lutte


afin d’exiger que nos droits soient respectés et entendus.

Vous nous obligez à rester en cellule ou dans les coursives le plus longtemps
possible, là où il n’y a aucune activité pour passer le temps. Vous nous escroquez
avec les cantines et les frais de télé de plus de 8 euros, par le biais de la société
Eurest. Vous ne respectez pas nos droits en matière de permissions et de réduc-
tions de peine. Dans l’immédiat, nous vous informons de nos revendications.

sport

Nous exigeons l’accès libre au gymnase et aux salles de sport. C’est l’activité la
plus demandée par les détenus.

activités

Dans chaque aile, nous avons à disposition une salle d’activités, constituée de
quelques tables, chaises, aucune activité proposée ! Nous exigeons des jeux de
société, échecs, dames, etc.

Nous exigeons aussi qu’il y ait plus d’activités culturelles et sportives : tournois
de foot, basket, volley, pêche, etc.

Nous exigeons une réunion socio-culturelle par mois avec des détenu(e)s et des

15
intervenants, afin d’élaborer des activités qui ne nous soient pas imposées par
l’administration pénitentiaire (A.P.) ou le service socio-culturel.

parloirs

Nous exigeons, comme le prévoit la loi européenne, que la mise à nu des


détenu(e)s lors des fouilles des parloirs soit retirée. Le système de contrôle à
l’entrée des parloirs est largement suffisant pour garantir votre sécurité. Par
conséquent, cette fouille ne sert qu’à nous humilier et maintenir une pression
psychologique et physique sur nous ! Les rondes au parloir sont aussi vécues
comme une humiliation par nos familles et nous réclamons l’arrêt des rondes. En
cas de problème, nous avons un interphone. Ce moyen de contrôle est abusif et
conduit à une humiliation de plus !

Nous exigeons enfin les accès libres au parloir pour nos familles sans demande
de permis de visite, et qu’en cas de retard, des familles qui ont souvent fait des
centaines de kilomètres soient acceptées à l’entrée des parloirs et que la durée ne
soit pas réduite.

bâtiment

Nous exigeons que cessent immédiatement les mesures de quartier semi-ouvert


et fermé. Tous les étages doivent être ouverts, matin et après-midi. Que l’on
puisse circuler d’étage en étage, et de bâtiment en bâtiment en journée, pendant
les temps d’ouverture des cellules.

Les sèche-linge et machines à laver ne doivent pas être enlevés plus d’une
semaine en cas de problème. Nous vous rappelons que tous n’ont pas la possibi-
lité de sortir leur linge : pas de famille, pas de parloir, pas d’argent, etc.

Nous exigeons la fermeture immédiate des quartiers d’isolement et disciplinaire,


et autres mesures spéciales, la fermeture du prétoire [1], qui crée plus de conflits
qu’il n’en règle.

cantines [2]

Nous exigeons que la société Eurest soit remplacée par une société qui propose-
rait des tarifs plus bas et pas deux à trois fois le prix extérieur. Qu’il ne nous soit
pas imposé un surplus de 30 % sur les cantines exceptionnelles, que nous ayons
les prix extérieurs. Et que les télévisions ne dépassent pas le prix de 8 euros.

16
Nous exigeons aussi des frigos plus grands ou que le prix soit vu à la baisse.

vie en détention

Abolition des travaux dégradants, des métiers non qualifiants et disparus à l’ex-
térieur, ainsi que des rémunérations assimilées aux travaux forcés ; droit aux
arrêts maladie et droit aux congés payés, droit de grève, droit à la retraite dans
les mêmes conditions qu’à l’extérieur, obligation pour l’A.P. d’assurer lors d’un
transfert un emploi équivalent dans les mêmes conditions, dédommagement par
l’État (frais d’hébergement ainsi que des journées non travaillées) pour les
familles qui se rendent au parloir à plus de 100 km de leur domicile, plus de for-
mations qualifiantes, téléphone gratuit pour les indigents, l’appel aux
employeurs et autres services administratifs.

remises de peine

Nous exigeons que tous les détenu(e)s n’ayant aucun rapport et remplissant les
conditions de suivi socio-judiciaire bénéficient de la totalité de leurs remises de
peine et remises de peine supplémentaires, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Nous exigeons que les expertises psychiatriques soient abolies.

Nous, détenus de Roanne, exigeons d’être entendus et que nos droits soient
respectés et ce dès aujourd’hui.

Lettre collective écrite et signée par tous les détenus en accord avec les revendi-
cations.

Notes

[1]
Sorte de tribunal (expéditif) interne à la prison, mobilisé en cas d’incident,
qui condamne les détenus à des sanctions disciplinaires, comme le place-
ment au quartier disciplinaire (« mitard »).
[2]
Cantine : système par lequel les prisonnier-e-s achètent des produits
(nourri-ture, produits d’hygiène, de loisirs...). Ils n’ont pas le choix et
doivent acheter (« cantiner ») auprès de sociétés dont les prix sont exorbi-
tants.

17
Sarcelles, 1956-1972 — Didier Schulmann
C’est un cas unique en France : une ville a donné naissance à une maladie :
« la sarcellite » ; c’est ainsi que l’on désigna dès les années 1960 le mal qui
aurait atteint les banlieues où l’on avait entrepris la construction des grands
ensembles. Regardons pourtant avant de jeter uniformément l’anathème et
souvenons-nous de l’enthousiasme de la jeune narratrice du roman de
Christiane Rochefort Les Petits Enfants du siècle, s’exclamant lors de son
emménagement à Sarcelles : « c’était Dieu, ici on pouvait commencer à
croire qu’il avait créé le monde ». Une bibliothèque, des écoles, une maison
des jeunes mais surtout des logements qui manquent tant aujourd’hui.

Tous nos remerciements à la Bibliothèque Kandinsky.

Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &


Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.
Crédits photos : Centre Pompidou-Mnam-Bibliothèque Kandinsky-Cardot &
Joly.

À propos du Fonds Cardot & Joly

C’est pour que des revues comme Vacarme puissent publier ces prises de vues de
Sarcelles que le Centre Pompidou, en 1997, acheta ce qui allait devenir le Fonds
Véra Cardot & Pierre Joly au sein des collections de la Bibliothèque Kandinsky,
de façon à disposer d’un gros corpus photographique : 60 000 vues, une sorte
d’Androuet du Cerceau de la fin des Trente Glorieuses.

18
Véra Cardot est une plasticienne qui s’intéresse surtout à la sculpture, tandis que
Pierre Joly est un enseignant d’architecture qui rédige des chroniques pour
Aujourd’hui : art et architecture et L’Œil. Tous deux sont engagés à gauche,
dans un registre assez doctrinaire toutefois. La photographie vient en appui de
leur engagement. Ils opèrent ensemble durant un peu plus de deux décennies, à
partir de la fin des années 1950. Si l’essentiel de leurs sujets est l’architecture de
leur temps, je dirais qu’il furent, et il n’y faut voir rien de péjoratif, des photo-
graphes de bâtiments. Se focalisant sur des ensembles ou des projets tout juste
achevés, leur style privilégie les problématiques d’inscription et d’insertion :
sociale, humaine, urbanistique, environnementale. Leur esthétique, chaleureuse
et attachante, s’emploie à ne pas oblitérer le chantier, ses outils, ses procédures et
ses ouvriers.

La démarche de terrain dont procédaient les prises de vues, quand elles ne répon-
daient pas à une commande, était le déclencheur d’un article, si bien qu’on dis-
pose de centaines de reportages auxquels ne correspondent aucune publication.

Parallèlement, et sans doute même antérieurement à ces reportages d’architec-


ture, V. Cardot et P. Joly s’intéressèrent également à des artistes plasticiens qu’ils
visitèrent dans leurs ateliers : ce segment du fonds est principalement consacré à
des sculpteurs (Arman, Arp, Calder, Max Bill, etc.). Ils ont fait preuve d’un
appétit particulier pour la combinaison photogénique d’architecture expérimen-
tale et de sculptures de plein air, ce qui a permis, en 2008, de redonner vie à des
réalisations de Claude Parent, du Groupe Espace, Anti Lovag, etc., dans une
exposition associant leurs prises de vues avec les plans, dessins et maquettes de
la collection du Mnam/CCI et du FRAC-Centre (« Architecture sculpture »,
musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun). L’arpentage du territoire auquel les
Cardot-Joly se sont inlassablement livrés permet, trente à qua-rante ans plus tard,
de disposer d’états des lieux typologiques ou géographiques particulièrement
évocateurs.

19
Mais ce n'était pas encore l'Amérique — Emmanuelle
Gallienne
Attendre. L’expertise médicale qui dira si vous êtes un enfant ou non. Une
chambre, une réponse de l’OFPRA ou de la préfecture, un titre de séjour
rêvé. Que la chance vous sourie, que les nouvelles soient bonnes. Partis mais
nullement arrivés, vieillis par le voyage mais si jeunes dans leurs espoirs,
une volée de garçons va et vient dans la ville, non loin de la pente du métro
Jaurès, à Paris.

Vitzilantis a ajouté le 1er octobre 2010 sur Youtube un diaporama de belles cap-
tures d’écran d’America America, le film d’Elia Kazan, elles défilent sur une
chanson grecque de Lakis Pappas.

8496 vues

Le 8 janvier 2012 samir730 a ajouté sur Youtube une vidéo intitulée « Dire
situation of Aghan refugees in Patra, Greece » [1], sur une musique de Dawood
Sarkhosh, Musalmana.

4767 vues

Dans les deux montages alternent visions du quotidien des migrants et images du
pays natal :

montagnes d’Anatolie en noir et blanc, montagnes et scènes rurales d’Afghanis-


tan, paysans aux champs, torrent, gamins sur un lac dans un petit bateau en
forme de cygne jaune

à la moitié du film afghan apparaît le cercueil - au milieu des images de camions,


de traque sur le port par la police grecque, courses-poursuites, coups l’enterre-
ment n’est pas au pays natal, c’est une campagne d’hiver, cyprès, une vingtaine
d’hommes dans un petit cimetière

ensuite au soleil une photo de dos d’un jeune homme avec son léger bagage, ce
doit être le mort plus tard on le verra dessiné, vêtu de haillons, à genoux se
tenant la tête devant un vase brisé, dessiné par un ami

20
la femme que l’on voit au pays, est-ce sa mère ?

dans le montage de America America, la misère est à bord du bateau, dans le


film de samir730 elle le précède, pauvres campements aux alentours du port

Un commentaire pour America America : I do not know how our Greek and
Armenian ancestors could have endured such things [2].

Deux commentaires à ce jour pour « Dire situation of Aghan refugees in Patra,


Greece » :

May Allah take you safe and sound to your final Destinations my Brothers ;
LOVE YOU_ and may Allah protect you !!!!! [3]

Considering the desastrous economic situation in Greece, it’s highly urgent to


avoid entering this country [4]

Je ne sais si le film sert d’avertissement aux migrants en route vers la Grèce,


mais ceux qui sont passés le connaissent, il fait partie de ce bagage qu’ils consti-
tuent sur eux-mêmes, choses qui circulent et fabriquent une histoire collective —
j’ai été étonnée lorsque C. m’a appris qu’il y avait en soninké beaucoup de chan-
sons qui parlent des « clandestins », a-t-il dit, des gens qui meurent sur la route,
dans la mer, bien sûr - c’est lui qui s’étonnait de ma surprise.

(j’avais donc pensé que seuls nous Européens prenions en charge symbolique-
ment cette histoire, nous qui écrivons, photographions, enregistrons, filmons,
que nous étions les seuls à la documenter ?)

La Turquie que quitte le héros d’Elia Kazan, hauts paysages déserts et magni-
fiques, c’est ce pays aujourd’hui parcouru d’Est en Ouest, entrée par l’Iran, sor-
tie par la Grèce, traversée cruelle — montagnes sans pitié où tout le monde a
perdu une partie de ses affaires, est tombé, s’est blessé, où plus aucune fraternité
n’a eu cours - en Turquie, explique S., personne n’aide personne, j’ai même vu
un frère qui a laissé son frère - les sentiers sont jalonnés de morts d’épuisement,
sans sépulture. Si bien que je me représente les montagnes de la Turquie comme
un monstre au dos hérissé couché là au milieu des terres entre l’Asie et l’Europe,
déchiquetant les voyageurs minus-cules — et j’entends qu’ils se sont hâtés pour
ne pas trouver là un tombeau à ciel ouvert.

Aux survivants l’État grec opposera bientôt ses 12 km de barrière et ses 120 km

21
de fossé.

C’est S. qui m’a montré la vidéo de samir730, alors que nous parlions de la
configuration du port de Patras. Sur Youtube enfin j’ai vu un peu de cette scène
terrifiante, dont j’avais depuis plus d’un an des bribes dans la tête, décousues et
assez peu intelligibles, comme par exemple lorsque vous pensez à une opération
chirurgicale subie par un proche - l’imagination jette vite un rideau. Je savais
que S. ou M. (comme des centaines d’autres) avaient passé quarante-huit heures
agrippés au-dessus des roues d’un semi-remorque, deux jours embarqués dans la
cale du ferry sans boire ni manger, S. avait mimé le tremblement de ses bras pen-
dant toute une journée après sa descente du camion, on n’en parla jamais beau-
coup, car les souvenirs de voyage font revenir les cauchemars et fuir le sommeil.
Mais le jour des films sur Youtube, S. m’expliqua qu’il y avait deux techniques
pour se glisser sous le camion : soit tu franchis les barrières du port et tu par-
viens jusqu’aux camions stationnés sur les docks - mais il y a les patrouilles de
police qui attrapent, frappent, renvoient en prison et il est rare d’y arriver du pre-
mier coup - soit tu t’accroches très vite à un camion avant son entrée dans la
zone fermée du port, lorsqu’il est arrêté à un feu rouge. Très dangereux, et voici
comment on peut si facilement rencontrer la mort à Patras. J’ai vu beaucoup de
morts, dit S., par exemple ceux qui monnayent avec le chauffeur du camion de
voyager dans une benne d’olives, et s’y enfoncent pour être invisibles au
moment des contrôles policiers. C’est parfois leur cadavre qu’on en retire —
enterré alors en terre étrangère, comme le jeune homme du film.

De nombreux camionneurs, les apercevant dans le rétroviseur, leur reculent des-


sus pour s’en débarrasser. La veille de notre arrivée, un migrant est mort écrasé,
écrit Nathalie Loubeyre le 26 avril 2012 sur Politis.fr [5]. Quand ils sont décou-
verts, aux contrôles du port, la police les bastonne violemment et ils sont mordus
par les chiens dressés pour les débusquer.

Quoi faire, répond S. lorsque je le questionne sur la terreur qui a du l’envahir


avant de se jeter sous ces monstres, rangés comme des gros legos colorés sur le
port de Patras face à la mer bleue. À l’horizon l’Italie. Débarqué dans un port
inconnu, seul, S. court, dévore des fruits qu’il trouve sur un arbre, les muscles de
ses bras en ont pris un coup mais il est vivant.

Cette scène du camion me hante bien davantage depuis que S. et M. me sont


devenus si proches, car c’est leurs corps vulnérables que j’imagine suspendus
dans la ferraille brûlante — et d’ailleurs j’imagine très mal, malgré le film la

22
scène demeure vague.

et ma mère se coiffe au miroir, ancienne coutume comme ton éclat, en pensant à


son fils sans vie
………………………..
Ma mère si jeune encore, sur les bords de la Livenza cueille une primevère dres-
sée, étrange… (…) Tout se précipite sur moi comme le vol d’une hirondelle. Et là
dans l’herbe, inanimé, une fois de plus il ne reste de moi qu’un cœur palpitant.
[6]

Les mères savent-elles ce qu’ont enduré leurs tendres fils ? Dieu sait dans quelle
angoisse elles les ont vu partir, égayés comme des oiseaux à tous les vents de la
fortune - et à Patras on voit la masse des policiers les disperser comme des moi-
neaux. Sur les pages facebook des jeunes hommes, voici des larmes, des cœurs
brisés, imagerie ultra-kitsch, cœurs dévorés de flammes ou saignant de rouge sur
fond noir ou gris, phrases en ourdou ou en farsi - « ma mère tu es toujours dans
mon cœur », MOTHER gravé dans le cœur blessé. La dévotion pour les mères
laisse parfois deviner une grande douceur et intimité dans l’enfance si rude par
ailleurs.

Longtemps avant son départ, la mère de M. pleurait tous les soirs, la tête de son
fils sur les genoux, car elle savait la séparation inéluctable, décidée en conseil de
famille, et ce dernier fils bien sûr préférait-elle le savoir vivant à l’étranger
qu’assassiné au pays — mais laisser partir son garçon de seize ans, sans espoir
de retour ! Lorsqu’ils réussissent à se parler au téléphone aujourd’hui, il a du mal
à lui dire quelque chose tellement elle pleure.

Intimité encore grandie par les années de deuil — une nuit où l’enfant était
encore petit des hommes sont entrés dans la maison, ont tué le père, enlevé un
fils, on essaie d’imaginer cette nuit-là, avec notre bagage de contes terrifiants, de
terreurs enfantines. Là encore on n’y arrive pas, il y a trop de mystère dans ces
épreuves.

À qui se fier ?

Tout est là désormais.

M.Oury Diallo n’a jamais vraiment connu sa mère, il m’explique la signification


du mot oury devant son nom : lorsqu’un enfant peul devient orphelin, on ajoute
ce mot qui signifie longue vie, destiné à le protéger maintenant qu’il est aban-

23
donné à son sort. Il me montre à sa main une bague où sont mélangées les lettres
de son nom et de celui de sa mère, selon la coutume, à l’autre main il en avait
une pour son père, il l’a donnée à la femme de MSF, la première qui s’est occu-
pée de lui à son arrivée en France à la fin du mois de février, celle qui lui a attri-
buée la tente dans laquelle il passe ses nuits sous le métro à Jaurès. « Ce n’est
pas un endroit pour les enfants, non, ce n’est pas bon ici, ce n’est pas bien de
voir ce qui se passe la nuit ici ». Ce soir-là il m’amène au seuil de sa tente puis
me raccompagne courtoisement à l’entrée du métro Colonel Fabien, comme si
j’étais une dame en visite. « Je suis un enfant des rues », explique-t-il lorsqu’il se
présente, mais en Guinée il ne pleut pas continuellement comme ce printemps à
Paris et les enfants trouvent toujours des menus travaux dans la journée pour
gagner quelques sous. Les week-ends et les jours fériés, qui abondent en ce mois
de mai, tous pluvieux, M. reste le ventre creux jusqu’à 18h, heure de la soupe de
Stalingrad, parce que le centre d’accueil de jour qu’il fréquente est fermé. Une
nuit où il a pris le bus Atlas pour aller au 115, le centre d’hébergement d’urgence
l’a refusé parce qu’il est mineur. Pourtant M. est à la rue parce que l’Aide
Sociale à l’Enfance l’a décrété majeur, déclarant faux ses papiers d’identité.
Lorsqu’il raconte ces absurdités j’ai honte. Solitaire, M. se fie surtout à la langue
: il parle magnifiquement, il a toujours un livre à la main et note tout dans son
cahier pour ne pas devenir fou, écrit-il.

L’abandon de M. Oury Diallo fut tellement précoce que sa solitude irradie tout
malgré sa délicatesse et les longues conversations que l’on peut avoir. Il se tient
sur un bord inconnu, sa vie précédente m’est plus étrangère que tous les aléas
inimaginables de ceux qui eurent père, mère, sœurs et frères et dans la déplora-
tion desquels m’est ouverte une place, que je reconnais peu à peu.

S. et M. ont grandi dans de très grandes maisons avec peu de pièces, au milieu
d’une vaste cour-jardin close, ceinte de haut murs très épais : un paradis, le jar-
din originel où poussent des arbres fruitiers, des fleurs et des légumes, où évo-
luent des bêtes, où l’on reçoit les hôtes pour de grandes fêtes avec mouton qui
tourne sur la broche, où demeurent les femmes, dévoilées. J’imagine les pre-
mières visions d’enfants, pendus aux longues robes, cris des oiseaux, fumée, par-
fums de la nourriture sur le feu, lumière crue de la montagne. Roucoulement des
pigeons multicolores, rares et très prisés que S. dessine souvent. Trottinement
derrière les mères affairées penchées sur le pain, le linge — odeurs. Les petits
garçons ont le droit d’aller et venir hors du jardin, dans les rues où chaque jour le
boucher égorge un bœuf. Ce pays est perdu depuis l’âge de quinze ou seize ans,
l’entrée dans la vie d’homme — anormale, puisque chassée, errante, sans famille

24
et sans terre, soudain misérable parmi les misérables. Ce pays est un pays d’en-
fance, puissant. C’est fini, dit parfois S., c’est fini, c’est mort je le sais — pour
dire qu’il n’y a pas de retour possible. Ce pays est l’utopie à laquelle nous parve-
nons parfois en bavardant — car il existe désormais ici dans ma tête, je ne cesse
de composer avec leurs bribes, leurs fragments, je reconstitue de plus en plus.

Se souvenir du bonheur.

Comme je ne parle pas leur langue, ça veut dire que le pays commence à exister
en français.

À la table du café sur le canal, M. me dessine un plan de sa maison, voici la


pièce où il dormait. À l’entrée de la cour, explique S., pas loin des grands
pigeonniers me semble-t-il, il y a les chambres pour les hôtes. Les maisons de
son carnet de croquis ont quelque chose de bizarre, on voit le détail de l’architec-
ture élégante, soignée, et puis soudain un vide, un blanc dans le dessin, blanc aux
bords dentelés. Cassé, dit-il avec un sourire gêné, bombe.

Sur les pages facebook de A., des cousins posent gravement, perchés en robe
blanche dans des arbres. Ils ont l’air doux et timides, ils sont restés au pays, que
s’imaginent-ils de la vie ici ?

Lorsqu’il était encore imberbe, S. se rasait tous les jours pour hâter cette barbe
qui lui donnerait le droit de quitter le village sans ses parents pour vadrouiller ici
et là. Enfin un beau matin il eut l’air d’un homme ! Joie de courte durée car très
vite il ne s’agit plus de faire des virées en ville entre cousins mais de tout aban-
donner pour s’en aller vers l’Ouest. Plus tard en Italie, un docteur mesura ses os
et déclara qu’il avait quinze ans. Impossible, car S. voulait continuer sa route,
alors, comme au pays, il tenta de se vieillir. Ah vous n’êtes pas un enfant ? Très
bien monsieur, vous pouvez circuler. Arrivé en France, quel âge pouvait-il bien
avoir (car même sa mère n’avait jamais compté ses années) ? Dix-huit, lui souf-
fla un ami. C’est ainsi que S. fut majeur et traité comme tel par l’administration
française, sans espoir de recevoir jamais une éducation. « Maintenant j’ai vingt
ans, j’ai vingt ans », rigole S. — mais moi maintenant je sais que c’est un enfant.

Les États européens sont obsédés par l’âge des jeunes gens qui cherchent l’asile
et tentent par tous les moyens de mesurer ce qui ne se mesure pas. Face à leur
batterie de tests, se tiennent debout des êtres inconnaissables, qui totalisent un
faible nombre d’années et sont pourtant dotés d’une expérience de l’adversité, de

25
la mort, de la trahison et de la rare amitié qui n’est pas de leur âge. De leur âge
la joie, le désir d’apprendre et le désir de se laisser vivre, de se faire beau, de flâ-
ner dans les rues avec des jolies fringues, de jouer au foot, de se rouler dans le
gazon, de leur âge cette vitalité dans l’épreuve, enthousiasme de qui est encore
au début de sa vie. De grâce, ne les laissez pas vieillir à toute allure dans l’at-
tente.

mais ce n’était pas encore l’Amérique : seulement un prolongement du bateau,


un débris de la vieille Europe où rien encore n’était acquis, où ceux qui étaient
partis n’étaient pas encore arrivés, où ceux qui avaient tout quitté n’avaient
encore rien obtenu et où il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre, en espé-
rant que tout se passerait bien, que personne ne vous volerait vos bagages ou
votre argent, que tous vos papiers seraient en règle, que les médecins ne vous
retiendraient pas, que les familles ne seraient pas séparées, que quelqu’un vien-
drait vous chercher. [7]

Mais quatre émigrants sur cinq n’ont passé sur Ellis Island que quelques heures.
Ici désormais, l’attente n’a pas de limites. Chaque soir on se couche avec elle,
chaque matin on se réveille dans ses bras morbides, elle fait de l’existence un
rêve gris

où tout ce que l’on touche tombe en poussière - impuissance.

Vendredi 11 mai, pendant les jours de rédaction du texte pour Vacarme où je


réfléchis à la façon de rendre perceptible l’usure de l’attente, cette angoisse folle
qu’elle distille, remontant à sept heures du soir les escaliers du métro Jaurès vers
le quai, je tombe presque sur A., qui descendait, nous nous arrêtons entre les
deux niveaux, sur ce palier ouvert d’où l’on voit le canal. A. est un grand type
volubile, polyglotte, fier, capable de faire un scandale dans un bureau pour obte-
nir un logement, d’haranguer un juge au tribunal pour expliquer qu’il vaut
mieux, pour essayer d’avoir une vie décente, être vendeur à la sauvette que voler,
de réclamer partout infatigablement la justice et ses droits - et s’il a dû quitter
l’Iran où il était immigré, c’est parce qu’il fut arrêté lors des émeutes de 2009 à
Téhéran

je le vois peu désormais car il a été envoyé « en zone 5 », à Orsay, au 9e étage


d’un foyer ADOMA (où il y a deux toilettes pour vingt chambres, deux gazi-
nières qui marchent sur six) mais ses yeux sont fiévreux et battus je vais rentrer
en Afghanistan

26
je reste sans voix

si je n’ai pas de réponse de l’Ofpra à la fin du mois, je rentre

ça fait deux ans que je suis là et qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que j’ai fait en
Europe ? Je suis fatigué, fatigué, fatigué. Je reste dans ma chambre - au bout
d’une heure je n’en peux plus, je sors - je marche dans la rue, c’est pareil, je
deviens fou, je rentre

j’ai des sacs de médicaments, allez, je prends des cachets pour ça et ça

est-ce une vie ?

ma mère avait confiance en moi

mon petit frère s’est fait expulser d’Iran, personne n’a plus de ses nouvelles

et je fais quoi ?

l’autre jour j’allais sauter du 9e étage si quelqu’un n’avait pas été là

Je suis pétrifiée parce que A. dans l’adversité a su provoquer souvent la bonne


fortune par son audace et une sorte de charme, un don, comme celui de parler si
vite les langues étrangères, une combativité frondeuse et là je le vois brisé par
l’attente qui coupe les bras, réduit à néant, lui qui disait jusque là j’ai eu beau-
coup de chance.

Je dois faire une drôle de tête parce qu’ensuite dans le métro c’est S. qui tente de
me consoler : allez, ça fait rien, c’est la vie, ne pense pas.

10 avril, à la fin de l’audition de S., qui a bien duré deux heures, l’officier de
l’Ofpra a croisé les doigts. Je comprends pas ça veut dire quoi. Bonne chance.

L’attente a ses rites, la fortune son visage : les employés de France Terre d’Asile
qui donnent les lettres hebdomadaires. Lorsqu’on va chercher son courrier, on ne
sait jamais ce qui va vous tomber dessus. Une semaine plus tôt, M. est averti
qu’il doit quitter définitivement Paris dans deux jours, direction Le Havre où il
sera désormais domicilié. Le voilà qui monte dans ce train avec à nouveau toute
sa vie dans un sac - à Paris il avait conquis une forme de bonheur et de paix, que
faire ? Jours de tristesse.

27
4 mai, le soir, les garçons se moquent de S. : il n’a pas reçu au courrier « la carte
de 10 ans » qu’il avait annoncée — parce qu’un ami l’avait vue en rêve la nuit
d’avant. S. secoue la tête : ce n’est pas lui qui a fait ce rêve. Lui ne rêve jamais
que de sa mère, pas des papiers français.

Lorsque tombe la bonne nouvelle, le statut de réfugié, ils font de grandes fêtes, à
vingt dans une petite chambre, avec des plats très mijotés et très raffinés qu’ils
ont cuisiné je ne sais comment. Quand j’aurai la nationalité française, dit S., on
mangera un mouton. Il s’achètera une moto.

Lorsqu’on sort du RER Val de Fontenay, absolument rien n’indique la direction


de l’Ofpra, qui est pourtant très difficile à trouver, car il faut prendre derrière la
gare ce qui est à peine une rue (et s’appelle d’ailleurs « sentier ») et passe sous
une bretelle d’autoroute. Je le sais parce que c’est à côté du Pôle Emploi où
j’avais rendez-vous tous les mois en 2010-2011, l’hiver où arrivaient ceux que
j’allais bientôt rencontrer dans Paris.

Fin février, M. me parle d’un Afghan qui s’est pendu l’an passé dans son hôtel.
C’est difficile. Il se souvient des morts, trop de morts, ceux qui tombaient des
camions, ceux qui se sont noyés, souvenir accablant qu’il n’évoque jamais, et ce
soir-là j’entends que ces morts viennent aussi lui rappeler sa fortune de vivant.
Nous parlons de choses légères.

Comme un naufragé indemne je me retourne et je vois derrière moi, attendris


par le passé, des océans de rares violettes, de primevères silencieuses. mais ce
paysage de jeunes pousses azurées que le clair avril adoucissait est déjà un
songe plus lointain que le ciel. [8]

Notes

[1]
« Terrible situation des réfugiés afghans à Patras, Grèce ».
[2]
Je ne sais pas comment nos ancêtres grecs ou arméniens ont enduré des
choses pareilles.
[3]
« Puisse Allah vous garder sains et saufs pour votre destination finale mes
Frères ; JE VOUS AIME — et qu’Allah vous protège !!!! »
[4]

28
« Vu la situation économique désastreuse en Grèce, il est très urgent d’évi-
ter d’entrer dans ce pays ».
[5]
Nathalie Loubeyre, « Migrants : le piège de Patras »
[6]
Pasolini, Je suis vivant, éd. Nous, 2001.
[7]
Georges Perec, Ellis Island, éd. POL, 2010.
[8]
Pasolini, Je suis vivant, éd. Nous, 2001.

29
Etre étranger avant d'être isolé — Alexandra Vié
Selon le Rapport sur les mineurs isolés en France publié en mai 2010 par Isa-
belle Debré, sénatrice des Hauts-de-Seine, « est isolée, en France, une personne
âgée de moins de 18 ans qui se trouve en dehors de son pays d’origine, sans être
accompagnée d’un titulaire ou d’une personne exerçant l’autorité parentale,
c’est-à-dire sans quelqu’un pour la protéger et prendre les décisions importantes
la concernant. » Ce sont donc aux titres de l’isolement et de la minorité que « les
mineurs isolés étrangers » devraient être placés sous la protection de l’Enfance
via le Conseil général et les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), d’après
la loi n°2007-293 du 5 mars 2007.

Bien que responsable de la protection de l’enfance, l’ASE Paris ne cesse d’avan-


cer l’argument budgétaire ou la saturation des services pour limiter le nombre de
prises en charge. Or un article de la même loi insiste sur la nécessité de protéger
des mineurs « privés temporairement ou définitivement de la protection de leur
famille et d’assurer leur prise en charge ».

retarder l’entrée dans le dispositif de droit commun

Depuis la rentrée 2011, le dispositif d’accueil des MIE est conçu comme une
porte d’entrée unique pour la mise à l’abri d’une part, et la prise en charge ASE
d’autre part ; nommée Paomie (Plateforme d’Accueil et d’Orientation des MIE),
il est situé boulevard de la Villette et géré par l’association France Terre D’Asile
(FTDA). La Paomie se charge du « tri » des MIE.

Tout est mis en œuvre pour limiter le nombre de jeunes entrant dans le dispositif,
notamment en mettant la minorité en doute. Étranger avant d’être mineur, on est
forcement suspect de fraude ! Les jeunes qui se présentent à la Paomie sont
convoqués d’un mois sur l’autre pour passer une première évaluation, essentiel-
lement fondée sur l’apparence physique : taille, corpulence, voix, pilosité du
visage. En attendant, on leur propose comme seule lecture un guide touristique
de Paris et ils continuent à dormir dehors, à l’exception des 25 « chanceux » qui
iront dans un centre d’accueil de jour pour SDF, transformé la nuit en centre de
mise à l’abri d’urgence pour mineurs. Depuis peu, vu l’état d’insalubrité du
centre, beaucoup préfèrent encore dormir dehors.

30
À l’issue de la première évaluation, le jeune peut intégrer le nouveau dispositif
de mise à l’abri et être placé en hôtel ou foyer provisoire, gérés par FTDA ou la
Croix Rouge Française. Ce placement de plusieurs mois ne se solde pas obliga-
toirement par une prise en charge ASE. Par la suite on procédera à une seconde
évaluation, qui donnera lieu à un signalement du jeune, puis à une troisième éva-
luation, faite par l’ASE-SEMNA (Service Éducatif des Mineurs Non Accompa-
gnés). Si la minorité n’est pas contestée, le jeune est admis à l’ASE (ces cas pré-
valent pour les 14-15 ans) ; si elle est contestée, le Parquet ordonne une expertise
médico-légale et/ou une expertise des documents d’identité. L’épreuve élimina-
toire du test osseux, pratiquée dans la majorité des cas, est censée définir l’âge
du jeune. C’est un examen physique (prise de mensurations, relevé de l’évolu-
tion de la puberté, du développement de la dentition), accompagné de radiogra-
phies du poignet, du coude ou de la hanche. Aucun test psychologique. Si
l’épreuve est passée avec succès, autant dire rarement car la marge d’erreur d’en-
viron 18 mois tend à produire des majeurs, le jeune déclaré mineur sera redirigé
vers le Parquet pour un placement. Dans le cas contraire : mise à la rue dans les
jours qui suivent, période de grand froid ou pas.

devenir majeur, devenir sans-papiers

La scolarité étant obligatoire jusqu’à 16 ans, on proposera une formation au


rabais dans une association, sans aucun lien avec les réseaux aidant les jeunes
sans-papiers, ce qui assure une sortie express du dispositif à 18 ans. Les plus
chanceux intègreront un CAP à l’Éducation nationale. À l’approche des 18 ans,
l’enjeu devient l’obtention d’un « Contrat Jeune Majeur », signé entre le jeune et
l’ASE, prolongeant sa prise en charge jusqu’à 21 ans. En théorie, ce contrat cor-
respond à un soutien financier, qui peut être assorti d’un hébergement, d’un sou-
tien juridique et d’un soutien éducatif dans le but de permettre, à terme, l’auto-
nomie. Ce contrat joue un rôle déterminant pour obtenir un titre de séjour, le
Conseil d’État estimant qu’il constitue une garantie d’insertion en France. Si le
jeune sort de l’ASE sans Contrat Jeune Majeur ou sans renouvellement (de 6
mois en 6 mois), il se retrouve sans hébergement ni prise en charge financière ou
médicale, sa formation scolaire inachevée, majeur et sans papiers. L’obtention
d’un récépissé de trois mois (ne donnant pas encore le droit de travailler) en vue
d’un titre de séjour d’un an (vie privée et familiale) est alors difficile voire
impossible.

31
Lettre à Sebald — Tanguy Viel
Écrivain et essayiste, W. G. Sebald résiste à la mort, la sienne, qui survint
accidentellement en décembre 2001. Les Anneaux de Saturne, mais aussi Les
Émigrants, ses deux grands livres, résistaient déjà, à leur manière, à la fini-
tude. Qu’un autre écrivain écrive une lettre à W. G. Sebald (alors qu’il est
mort) est naturel. On écrit pour résister ou pour raconter comment on n’a
plus résisté. Tanguy Viel, lui, oscille entre l’abandon à l’inconnu et à l’indis-
cernable, propres à la découverte d’une grande œuvre qui emporte, et la
ressaisie critique de cet abandon : c’est alors l’écrivain Tanguy Viel, qui
pense son Cher Sebald.

Cher Sebald,

À la plupart de vos lecteurs, vous semblez avoir laissé la même impression :


celle d’être mort avant d’avoir fini d’écrire. C’est une remarque somme toute
banale, au vu de votre mort accidentelle sur les routes de l’Angleterre, à l’âge
peu élevé de 56 ans. Mais c’est un sentiment rare en littérature. Le fait est que
nous percevons la plupart du temps la vie des écrivains, si brève fût-elle, comme
l’espace étonnamment nécessaire et adéquat de l’œuvre accomplie, comme si
chacun avait rempli la place que la bibliothèque lui avait préalablement dévolue,
comme s’il n’y avait finalement pas un gigantesque « aurait pu être » fait de
livres possibles à jamais non écrits. Il faut dire que beaucoup d’écrivains nous
ont invités à ce mythe rétrospectif, ne manquant pas d’avoir entériné de leurs
propres paroles l’idée d’œuvre close.

Ainsi Proust alité a pu dire à Céleste, un matin de 1919, tandis qu’elle entrait
comme d’habitude dans sa chambre de liège, que cette fois, c’était bon, son livre
était fini. Mais encore Montaigne, corrigeant pour la énième fois ses essais, a pu
écrire sereine-ment que son livre l’avait fait autant que lui-même l’avait fait.
Même Kafka, même Rimbaud ont eu le temps de se retourner sur leurs phrases,
voulussent-ils les brûler.

Vous, à l’inverse, n’avez pas eu le temps de brandir un miroir sur vos livres,
encore moins de les ressaisir dans l’apaisement de celui qui aurait à peu près
accompli son travail. C’est peut-être pour cela que les fantômes des livres futurs,
désormais pour toujours absentés, semblent hanter vos dernières promenades sur
les hauteurs de la Corse.

32
Il faut dire que vous avez commencé tard, plus tard que Proust encore, ayant déjà
franchi depuis longtemps l’âge supposé de la décision d’écrire, puisque vous
aviez atteint la quarantaine quand vous avez, semble-t-il, reconnu en vous l’écri-
vain qui sommeillait.

Il faut dire aussi, à en croire votre propre témoignage, que vous n’aviez pas l’in-
tention de le devenir, écrivain, ayant, à vous entendre, insensiblement glissé de
l’écriture universitaire vers une parole plus serpentine jusqu’à arriver sur une
terre qui n’était pas encore sur les cartes, et qui se révélerait être un endroit
bizarre, hybride et brumeux, sorte d’hinterland littéraire à la confluence du
roman, du journal et de l’essai.

Une des choses, il est vrai, les plus incroyables qui se produisent à la lecture de
vos livres, c’est qu’en terminant l’un ou l’autre, on ne sait jamais exacte-ment ce
qu’on a lu. On se souvient bien de lieux, de paysages, de personnages, comme si
on avait lu un roman. On se souvient bien de documents, de récits historiques,
d’inquiétudes intellectuelles, comme si on avait lu un essai. On se souvient bien
de remarques intimes, d’états d’âme et de journées décrites, comme si on avait lu
un journal. On se souvient que tout cela était profus et varié mais ce qui a relié
tout cela, où en était le centre ou l’aimant, cela même qui, en toute logique, leur
a valu d’être dans un même livre, on ne saurait dire. Alors la pensée, à l’instar du
narrateur si souvent sur les routes, n’a pas de lieu où vraiment se reposer, pas de
maison où vraiment revenir. Pourtant, et ce n’est pas là la moindre part de
l’énigme, nous sommes hantés par l’idée qu’il en cherche une.

Comme dans un roman d’Henry James, une sorte de secret, dont la consistance
se dissout quand on le cherche, habite le livre et laisse flotter partout le senti-
ment d’une énigme tacite qui nous vaut de rêver à une résolution qui ne viendra
pourtant jamais vraiment. « Nous étions rentrés de pêche depuis longtemps, écri-
vez-vous quelque part, et regardions encore une fois depuis la terre ferme l’éten-
due grise de la mer lorsqu’il me sembla voir glisser, là-bas, au loin, seulement
visible par instant entre les vagues, une forme triangulaire. “Peut-être est-ce un
voilier qui n’est pas encore rentré, me dit la femme qui nous accompagnait, ou
bien la nageoire de ce grand poisson que nous ne capturerons jamais et qui au
loin nous échappe” ». Ainsi donc du lecteur qui se retourne sur le livre comme
sur l’étendue grise de la mer et cherche, croit voir, mais ne touche jamais le nerf,
si je puis dire, de cette écriture-là, ce qui l’a mise en route ou ce qui la ferait
taire, non, tout sans cesse file et glisse entre nos doigts. Peut-être avez-vous
réussi à écrire le livre de sable dont rêvait Borges. D’ailleurs, soit dit en passant,

33
vous avez réussi beaucoup de choses dont rêvait Borges. Derrière vos livres
planent l’aleph et le labyrinthe, le sable et la bibliothèque, Pierre Ménard et la
cité d’Uqbar.

J’ai longtemps cherché par quel tour s’opérait l’hypnose. J’ai passé des heures à
essayer de suivre toutes les bascules d’un sujet à l’autre, à noter les transitions,
les digressions, les résurgences, les strates du récit. J’ai entouré les mots de liai-
son, les conjonctions de coordination. J’ai essayé de trouver le truc comme un
enfant devant un magicien. Parce que je croyais qu’il y avait un truc. Mais le
pire évidemment, comme toujours en littérature, c’est qu’il n’y a pas de truc. Au
contraire, si tout tient solidaire et multiple, si la transition est si ténue, si invi-
sible, si l’on est passé sans même s’en rendre compte de Flaubert à l’anatomie
puis à la peinture, si on a parcouru dix années ou deux siècles en un clin d’œil,
c’est précisément parce qu’il n’y en a pas, de truc.

Ayant abandonné la plupart des marqueurs narra-tifs de la fable, ayant renoncé


tout autant aux articulations logiques d’un raisonnement, il ne vous reste au
contraire que les rudiments d’une syntaxe presque scolaire, naïve et enfantine,
par laquelle vous semblez nous mener sans presque le vouloir à la page suivante,
abusant de simples marqueurs de temps aussi simples que « le lendemain matin
», « un peu plus tard » ou « soudain ». Le fondu enchaîné si propre à votre litté-
rature, en réalité, on ne peut le faire plus à vue, mimant l’évidence de l’inattendu
dans ce qu’on nomme familièrement le coq-à-l’âne.

Le narrateur se baigne dans l’eau claire de la Corse et sans même qu’on l’ait vu
se sécher, il est entré dans le petit cimetière qui domine la route au-dessus de la
plage. Le narrateur visite un château anglais et voilà qu’il entre en conversation
avec le jardinier qui évoque aussi vite la destruction des vil-les allemandes. À
moi qui écris des romans, à moi qui passe des heures à vouloir construire des
dramaturgies et des causalités sans écueil, vous semblez sans cesse dire : laisse
tomber, le monde n’est pas une cascade d’événements, laisse agir l’aléa et la plu-
ralité. Il y a chez vous cette poétique horizontale, où les choses parcourues du
regard se trouvent comme des cartes postales étalées sur une table, sorte d’ency-
clopédie élective renégociant à chaque page sa forme et son projet.

Évidemment, vous n’êtes pas le premier à arpenter cet espace trouble qui ne soit
ni celui de la fiction pure à laquelle souscrivent les romanciers, ni celui, plus
heuristique, que dessine tacitement l’historien ou le philosophe. Dans cet espace
du milieu logent de-puis toujours les inclassables, dont le credo souterrain est

34
peut-être « ni thèse ni fable » et dont la liste est aussi longue que leurs œuvres
variables : depuis les Nuits attiques d’Aulu-Gelle jusqu’aux carnets de Julien
Gracq, depuis les Essais de Montaigne jusqu’aux articles de Benjamin en pas-
sant par le Zibaldone de Leopardi et les Rêveries de Rousseau, en se souvenant
des Papiers collés de Georges Perros et en n’oubliant pas, plus près de nous, les
livres de Jean-Christophe Bailly ou de Claudio Magris, c’est une constellation de
promeneurs, collectionneurs et arpenteurs, artisans du collage et de la notation,
tous incapables de se résoudre à la compression de la fable autant qu’au verdict
de la thèse. Il y aurait même là un certain Proust, celui dont l’esprit reptilien dis-
tend sans cesse la matière, celui qui toujours hésite entre la dissertation et l’aqua-
relle, celui qui finalement ne choisit pas.

Quelquefois, je me dis que s’il ne devait rester que quelques livres, ce devrait
être ceux-là, qui savent maintenir ouvert ce paradoxe d’appartenir à la grande
conversation du monde (c’est-à-dire jamais enfermés dans l’autotélie de la
fable), sans jamais pour autant en décider du sort (c’est-à-dire sans jamais
confondre la vérité avec la prescription), et qu’ainsi on continue infiniment de
voir danser sous nos yeux l’expression toujours vaine et s’assumant comme telle
de la pensée traversée d’images et d’expériences qui viennent s’y refléter, la pen-
sée cheminant avec nous sur les bords d’un fleuve sans retour, selon une certaine
sagesse biologique de la vie envisagée comme frayage avant disparition.

De là peut-être que la promenade, qui plus est la promenade intellectuelle, est la


forme idéale de vos livres. La façon dont un récit s’annonce, s’ouvre, se dévoile
puis se clôt, cette façon de faire apparaître et disparaître les images et les vies
comme différents plans qui se tuilent, se jouxtent ou se cachent, cette façon est
proche de celle qu’un marcheur envisage lorsqu’un panorama se dévoile brus-
quement à la sortie d’un sous-bois ou à l’angle d’une rue, produisant ce jeu tec-
tonique de figures, de récits et d’évocations qui, comme les plaques continen-
tales, se croisent, se dévient, s’interrompent ou se subsument sans lois très éta-
blies, sans prévision véritable.

Mais c’est une image trop bruyante que celle de la tectonique pour vos livres,
une métaphore trop solide. Vous n’êtes pas un écrivain du choc ni du séisme.
Vous n’écrasez pas le sol avec des chaussures de géologue. Vos pas sont plus
feutrés que cela, votre présence est diaphane et les histoires que vous ravivez ne
sont pas mesurables avec un sismographe. Nous ne sommes plus chez Michelet,
encore moins chez Jünger. L’histoire a perdu son grand H, les récits ni les
hommes qui les portent ne sont plus des rocs, et les sédiments devenus cendres

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se sont dispersés dans le ciel. Saisies à l’état avancé de décomposition, les his-
toires que vous racontez émergent d’une réalité trop menacée de disparition pour
être prises à l’échelle tellurique. Chez vous, les volcans se sont éteints depuis
longtemps et celui qui marche jusqu’au cratère a les yeux rivés au sol pour rele-
ver quelles traces subsidiaires d’existence il pourrait encore y cueillir.

C’est que dans vos livres, cher Sebald, l’espace rassurant de la promenade laisse
vite place à une autre épaisseur, celle du temps bien sûr, là où les paysages sou-
dain statiques font place aux musées, aux bibliothèques, aux salles à manger où
s’assoient les témoins. Le marcheur s’arrête et pénètre en un tout autre monde :
celui de l’archive. La si belle phrase par laquelle Gilles Deleuze ouvrait son livre
sur Michel Foucault, on pourrait l’appliquer à votre œuvre : un nouvel archiviste
est entré dans la ville. Oui, on pourrait dire cela de vous, mais à la différence de
Michel Foucault, vous êtes un archiviste fantasque. Un archiviste bouddhiste,
devrait-on dire, peu préoccupé par le sens, même caché, de l’histoire, pas plus
qu’il n’y a, dans la promenade, un sens de la marche. Il n’y a pas chez vous la
volonté d’ordonner, encore moins d’élucider ce qui a eu lieu, et la phrase,
comme hors de toute contention, est comme un liseré d’ombre qui borde les
choses. Peut-être est-cela, et cela seulement, qu’on devrait appeler la pensée,
cela qui se tisse et se déplace d’un point à l’autre du temps ou de l’espace, avan-
çant à sauts et à gambades dans la topographie des choses.

Ce n’est pas que l’expression de Montaigne, à cause de ce qu’elle a de léger et


d’insouciant, convienne si bien à vos livres. Pourtant, l’auteur auquel je pense
sans cesse quand je vous lis, c’est Montaigne. Un Montaigne certes moins
joyeux. Un Montaigne même désabusé, c’est-à-dire ce qu’aurait été Montaigne,
à n’en pas douter, à la fin du vingtième siècle. Même suspension du jugement.
Même pyrrhonisme fasciné par la variété. Même souci de faire du livre un
espace qui ne soit ni l’impuissance de la littérature ni l’artifice de la vie mais
comme au centre, intercesseur et tiraillé, arbitral et réconciliateur, sorte d’espace
suspendu entre le monde et le phénomène humain. Pourtant, entre Montaigne et
vous, il y a une grande différence.

C’est que, dans son beau seizième siècle, Montaigne, si prompt à enregistrer
l’inconstance, la vanité ou déjà la barbarie, faisait crédit à l’écriture non seule-
ment de réfléchir mais peut-être encore de changer la vie. Chez Montaigne sub-
siste, je ne saurais pas dire où, je ne saurais pas dire comment, partout peut-être,
vissé dans chaque phrase, un optimisme du livre tout dirigé vers la vie elle-
même, cette chose qu’en ce temps-là on appelait volontiers un ethos.

36
Dans son beau seizième siècle, Montaigne, sou-cieux de sagesse et de vertu
stoïque, compilait ce rêve éthique, et derrière le si célèbre « que sais-je » sour-
dait infiniment le « comment vivre » de l’humanisme naissant. Or depuis, il faut
bien dire, l’humanisme a pris du plomb dans l’aile.

Par une coïncidence que vous auriez vous-même beaucoup affectionnée, il s’est
écoulé exactement quatre cents ans entre la publication des Essais dans l’édition
de Bordeaux de 1588 et votre premier livre, D’après nature, en 1988. Montaigne
émergeait du Moyen-Âge avec sa bibliothèque de mille ans qu’il se réjouissait
de faire fonds commun pour le futur. Vous émergez aussi mais d’une nuit plus
profonde, dont le réveil coupable ne laisse guère de place à la réactivation des
sagesses antiques.

Au joyeux défilé des mœurs romaines, aux vies d’empereurs et de rois babylo-
niens qui fourmillent chez Montaigne se substituent désormais, à peine revenues
des limbes, quelques figures errantes, solitaires et sépulcrales qui ne savent plus
grand chose d’elles-mêmes et ne sont pas d’humeur à nous enseigner la vie. Le «
que sais-je » qui traverse vos phrases est trop effaré, trop endeuillé et trop cou-
pable pour se muer en promesse. À lire vos livres, on pense à certaines scènes de
Kurosawa où l’homme dévasté, survivant stupéfié, arpente le champ des morts
avant de disparaître dans la brume.

Il faut dire que vous avez eu ce courage-là, de retraverser la place après la


bataille. Vous êtes sorti de la chambre noire où se tourmentèrent Kafka puis
Beckett et, encore tout empreint de poussière sépulcrale, vous avez retraversé le
champ piétiné de l’Europe. Car enfin, dans tout cela, c’est bien d’Europe qu’il
s’agit. Et vous le savez bien, vous qui y avez marché toute votre vie, dans Prague
ou Paris, de l’Italie aux villes allemandes, en Corse ou en Hollande, surpris par
les traces vaporeuses et archaïques de l’Histoire maléfique et de ses victimes.

Pour tout cela, vous n’allez pas comme Montaigne, à sauts et à gambades, ni
comme Proust, au seul gré de la sensation. Vous allez plutôt comme à travers un
rêve noir qui vous refuse à jamais le repos. Et la promenade souvent se fait cau-
chemar, comme dans ces pages des Anneaux de Saturne où « le ciel bas couleur
de plomb, le violet maladif de la lande finissait par vous troubler la vue. Avant
que surgis-sent les visions de fantômes et de mort. »

Ainsi de la promenade en vérité, hantée, interrompue, inquiétée. Soudain, à l’ins-


tar du cimetière corse qui surveillait votre baignade, les fantômes surgissent. Ils

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peuvent être partout. « Sur le Graben à Vienne, dans le métro de Londres, à une
réception où l’on a été invité par l’ambassadeur du Mexique », car « depuis
quelque temps je le sais, écrivez-vous encore : plus on doit porter, pour quelque
raison que ce soit, sa part du fardeau de deuil qui n’a sans doute pas été imposé
pour rien à l’espèce humaine, plus on rencontre des fantômes. »

Peut-être s’ouvre alors à l’écriture une nouvelle fonction, sinon thaumaturge, au


moins justicière, et qu’en elle réside, à sa manière, une autre forme de l’éthique :
qu’à chacun de ces fantômes qui errent à la croisée des chemins et des ruines, on
se doit de redonner un corps, un visage et peut-être en dernier ressort une sépul-
ture, fût-elle de phrases et de récits. Ainsi, au mythe orphique d’une littérature
vouée au silence et à l’indicible s’oppose désormais la fraternité active d’une
Antigone qui traversera le mur du langage pour honorer ses morts : votre écri-
ture, si vaporeuse, si élégiaque paraisse-t-elle, a soudain quelque chose de transi-
tif. Elle ne craint pas de trancher dans l’histoire. Elle ne craint pas, si j’ose aller
jusque là, l’universel reportage, pourvu de lutter à sa manière contre l’absente de
tous bouquets.

Alors la promenade, comme en réponse au cauchemar sans borne du labyrinthe,


se mue en enquête et l’enquête en réparation. C’est sans doute dans Austerlitz et
bien sûr Les Émigrants que cette tâche-là qui semble incomber, selon vous, à
l’écrivain au moins autant qu’à l’historien, est évidemment la plus à vue et à vif.
On ne peut vivre impunément dans le défilé contemplatif des choses. On ne peut
non plus seulement, juste en passant, saluer nos morts. Il faut autant que possible
rassembler assez de ces bribes pour constituer, reconstituer une figure. Chez
vous, cher Sebald, s’il y a refus de la fable, il n’y a pas, bien au contraire, refus
de la figure.

C’est même là peut-être la tentative ultime de l’écriture, celle de lier et tisser


ensemble les haillons ramassés sur le champ de bataille, et alors repriser,
recoudre, suturer ce qui se présente en lambeaux et fragments : témoignages
lacunaires ou archives in-complètes, traces en tous genres arrachées à l’efface-
ment et jusqu’à l’état parcellaire de votre propre cerveau. Du texte comme tissu
et de la syntaxe comme maillage, alors le fameux fondu enchaîné s’éclaire d’une
nouvelle lumière : il faut lier les signes entre eux pour empêcher que les choses
ne restent là, éclatées, desséchées, mortes sur le bord du fleuve. Il faut réinscrire
les êtres au registre du temps et de la continuité.

Il y a chez vous une peur panique du fragment.

38
Le fragment, quoi qu’il soit notre héritage et la manière dont l’histoire se donne
à nous, ne peut être en lui-même un refuge. « Cela tombe en morceaux, disait
Rilke, nous le recollons, cela tombe encore, nous le recollons à nouveau ». Mais
la colle que vous employez, au regard de la possibilité de vivre, est plus forte
que celle de Rilke : elle ne fait pas que constater les dégâts. Elle dégage une
manière de s’en sortir, exigeant ce minimum narratif sans lequel l’individu ne
serait, pour prendre une autre image de Rilke, qu’une montre oubliée dans une
chambre vide.

Et la tâche est si infinie que, dans les quelques cinq ou six livres que vous avez
laissés, sommeillent d’autant plus toutes les pages que vous n’avez pas écrites,
cette sorte de réserve spectrale, comme au-tant de tombeaux futurs que vous
auriez à n’en pas douter continué à écrire. « Car, pour vous citer une dernière
fois, il semble qu’il n’y ait pas de remède au vice de l’écriture, ceux qui y ont
succombé continuent de s’y adonner même lorsque l’envie d’écrire les a quittés
depuis longtemps, même lors-qu’ils sont arrivés à l’âge critique où l’on court le
risque de sombrer du jour au lendemain dans le crétinisme, même lorsqu’on
n’aspire plus à rien d’autre qu’à pouvoir arrêter le mouvement des rouages dans
sa tête ». Je ne sais pas si vous aspiriez à arrêter le mouvement des rouages dans
votre tête. Le fait est qu’une route d’Angleterre l’a décidé pour vous et que cela,
oui, c’est dommage pour nous.

39
Amérique — John Ashbery, Olivier Brossard
1.

S’empilant
le fait les étoiles
En Amérique le bureau a caché
des archives dans son
stand…
D’énormes étoiles sur eux
Le froid anarchiste debout
avec son chapeau.
Bras contre la rampe
Nous étions garés
Des millions d’entre nous
L’accident fut terrible.
La façon dont la porte dégagea
Les pierres empilées -
Le ruban — livres. miracle. avec lune et les étoiles
Le poirier
m’émouvant
Je suis dans le coin et dans mon soupir
Le cadeau d’une les étoiles.
La personne
Horreur — les morceaux de son choix
Reprochés à moi je
— dans l’appartement
le caillou nous dans le lit.
Le toit —
pluie — pilules —
Trouvées dans la mousse
Les siens ça leur était égal désormais — je ne sais pourquoi.

2.

Rubans
sur le Pacifique
Parfois nous

40
Les profonds
additionnels
et de plus en plus moins profonds
mais souffrant
sous le feu
pluie brillante
pour nous rencontrer.
Sans doute en
feu sculpté
On y arrive
périodes de l’année
la lumière tombe des cieux
l’amour
séparant les vies distinctes
sa fourchette les
lunettes
notamment le feu.
On se fait malheureux, la malle
Cet amour
Toute la maison
Déchets visites
L’automne brosse les cheveux
La fille a vécu dans ce coin
Au soleil toute l’année.
se levant pour parler
Ton concierge a essayé
si c’était prêt
J’ai failli me faire tuer
à l’instant en lisant
à l’essai
debout avec le pot
dans l’emballage de la porte
de cette année feu intangible
Cuillère
content la saleté autour
des géraniums d’août dernier dont
séchés dans le jardin
joué pour certaine
personne

41
bien-sûr les tours autour
des étoiles avec privilège branle
sur le pays l’année dernière nous étions dégoûtés en rencontrant
égarés
leur seule réponse le pin
de là la terre
au vent
plus de vos médicaments
santé, lumière, appréhension de la mort, beauté.
Donc ne tue pas la
pierre c’est désert
aux bras
Toi la fille
la mer en vagues.

3.

de l’arsenal
ombragé en public
une main levée
lèvres — une maison
Un instant la musique s’arrête.
Le jour où cela a commencé. La personne
bloquant le chef d’orchestre
Est le concierge à la cape rouge
Et le pot de fleurs dans une main
Son visage caché par l’étagère
pensée intangible.
Donc est-ce que ce chemin
vers les sentiers
des carrés
pétales armés d’une chaîne
nuit arctique
entre les étoiles
les pierres et cette illumination fascinante
qui enterre mon cœur
lui-même une tribune pour laquelle les danseurs
viennent. Pouce reconstitution
historique façonnant

42
Plus que les formes
peuvent les charlatans
la nuit finie les bains
agité dans son sommeil le concierge prend la clef avec laquelle il tuera
l’intrus
Terrain
Luisant
Ressemble pas beaucoup au grand air
Nous nous sommes promenés la main
observe l’écrasement de la pluie
contre la porte la nuit
ne peut garder à l’intérieur
sentant peut-être la sentinelle
le disque parfait
Nous avons marché jusqu’au buisson
le disque
il y avait un problème avec le disque
buisson avait oublié
les pommes sur le cratère
le nordique
Messager la neige
pierre

4.

Bien que je ne fus jamais venu ici


Ce pays, ses lois de verre
Et nuit en majesté
À travers le football
Attiré loin
Signale désespérément
Le pays
doublé de neige
seule de la bouillie fut servie
s’empilant
les étoiles indésirables
requises contre la nuit
Interdites catégoriquement
mais admises

43
au-delà du cap
l’arbre pousse toujours
les larmes coulent
Et je suis fier
de ces étoiles dans notre drapeau nous ne voulons pas
le drapeau des films
un signal dans le ciel
vers nous — citoyens d’un État futur.
Nous désespérons dans la pièce, mais les étoiles
Et la nuit demeurent, sachant que nous ne le voulons pas
Des pompons d’abord
puis rien — jour
l’odeur.
Dans le couloir. La pierre.

5.

De l’autre côté de l’autre mer, se trouvait


en progrès
la mer de hèle
Des dizaines de personnes aveuglées
Immédiatement le port, défi
Argument
Poirier
Seulement perforation
Chaîne qui se défait dans sa main
Un jour liberté
à venir de la presse
but
peut-être la lotion
ajouta-t-elle. But
les ordres.
Ceux qui sont
faux.
frise
sa misanthropie. brume de poires.
L’acte imitation
son attitude heureuse
position paix

44
sur terre
liquide enflammé
avant qu’il tombe
doit venir sous cette tête
être aimé, pour pouvoir être
larmes, adoration désespérée, passions
le fruit de nuit charpentée
visible tard le jour suivant. Des voitures
bloquent les rues souhait
les géraniums embrassant
parapluies
en tombant son embrassade il étrangle
dans son garde-meuble mais dans
ceci signifiait
une occurrence
une plume pas de la neige a été soufflée contre la fenêtre.
Signal du grand extérieur.

45
Or ne mens — Pierre Alferi
« Mais je te requiers, or ne mens/Que vallent mondains ornemens ? » demande
Guillaume Alexis à la fin du XVe siècle. L’ornement ne ment pas toujours : il
peut faire apparaître ce qui n’est ni superficiel, ni accessoire. Ce n’est pas seule-
ment que l’enfoui devient surface, c’est que l’énergie vitale prend forme - et
cette forme nous habite, nous hébète, nous habille.

À la demande de Vacarme, en réponse aux anatomies anciennes publiées dans le


n°59, Pierre Alferi nous a habillés pour l’hiver, et le reste de l’année. Voici la
collection 2012-2013. Vous pourrez la voir en couleurs, pires, promet l’auteur,
sur le site alferi.fr.

Au printemps pas de fausse pudeur, on déchire ses pétales, on bande ses pistils,
on exhibe son pollen.
En été bermuda de poumons bleu ciel, épaulette et jambière en système foie-pan-
créas, de l’estomac.
En automne, le foie (à moins que ce ne soit un pancréas ?) comme la tête d’un
mannequin à long cou et le gros intestin comme une étole ou un boa.
En hiver, le coeur fait chapeau et les reins cache-oreilles.

46
Paradis du Tea Party — Xavier de La Porte
On cite souvent une étude de la Bibliothèque du Congrès datant de 1991,
selon laquelle Atlas Shrugged était considéré par les Américains interrogés
comme le livre les ayant le plus influencés après la Bible. Comment un livre
écrit par la grande prêtresse de la droite dure américaine peut-il fasciner
jusqu’à un lecteur de gauche français ?

Ayn Rand était une dame au regard brillant et noir, qui fixait ses interlocuteurs
sans ciller, et leur répondait dans un anglais très précis, prononcé avec un accent
russe qu’elle aurait sans doute aimé faire oublier. Aujourd’hui encore, alors
qu’elle est morte depuis trente ans (mars 1982), on peut l’écouter et la regarder
pendant des heures sur Youtube. On la voit vieille à la télévision, respectueuse-
ment interrogée par un journaliste qui s’excuse de ne pas avoir lu tous ses livres,
on la voit un peu plus jeune disserter au milieu d’étudiants sur les relations
Israël-Palestine, on peut entendre ses conférences sur le capitalisme, et son avis
sur le racisme, l’homosexualité, l’écologie ou le sens de la vie. En Amérique,
Ayn Rand était une sorte de star. Et sa mort n’y a rien changé. Ses livres conti-
nuent de se vendre en masse, en particulier ses deux gros romans, Foutainhead
et Atlas Shrugged, qui sont à la formation intellectuelle des jeunes Américains ce
que La Nausée est à celle des Français. Alan Greens-pan, futur président de la
Fed, a fait partie d’un groupe de réflexion qui se réunissait autour d’elle. Ronald
Reagan a dit dans sa correspondance son admiration. Tout récemment encore, à
l’occasion des controverses qui ont lieu à Washington sur le welfare, c’est à sa
relecture qu’invitait Paul Ryan, in-fluent parlementaire républicain. Et Jimmy
Wales, fondateur de Wikipédia et libertarien revendiqué, se dit influencé par
Rand dans chacun de ses actes. C’est dire que son héritage ratisse large.

En France, malgré l’activisme de l’éditeur des Belles Lettres Alain Laurent (qui
vient de publier cet automne une traduction d’Atlas Shrugged, sous le titre La
Grève, et d’écrire une biographie intellectuelle, Ayn Rand, ou la passion de
l’égoïsme), elle demeure presque inconnue. Il faut dire que l’origine de sa noto-
riété — défense du capitalisme, apologie de l’individu, de l’égoïsme, haine de
l’État, du social et de l’intérêt général - n’est pas follement attirante au pays de la
révolution française et de l’antilibéralisme, et que sa postérité politique - du rea-
ganisme, auquel elle fournit une base théorique, au mouvement des Tea Parties,
au sein duquel beaucoup s’en réclament — est carrément rebutante pour la

47
gauche intellectuelle. Pourquoi alors s’intéresser à Ayn Rand ? Reformulons.
Pourquoi me suis-je intéressé à Ayn Rand ? Parce qu’un jour, une vague connais-
sance avait à la main un gros livre à la couverture ringarde, c’était La Source
vive (version française de Foutainhead, publiée chez Plon), qu’à mes questions il
a répondu par une description rapide du phénomène Ayn Rand, mais surtout,
parce qu’il a ajouté quelque chose comme : « Là-dedans, tu as le libéralisme
américain dans sa version fictionnelle, tu as l’imaginaire matriciel de ce que l’on
vit. » C’était sans doute un peu exagéré, mais suffisant pour se taper les 800
pages de La Source vive, les 1 200 de La Grève, quelques biographies et films.
J’ai lu Ayn Rand, j’ai lu sur Ayn Rand, j’ai écouté Ayn Rand, j’ai regardé Ayn
Rand. Conclusion de ces quelques mois passés en sa compagnie : je vis un syn-
drome de Stockholm intellectuel.

D’abord, il faut convenir qu’avant d’être une mamie chantant les louanges du
capitalisme à la télé avec un plaid sur les genoux, Ayn Rand est un personnage
romanesque. Elle est née Alissa Zinovievna Rosenbaum en 1905 à Saint-Péters-
bourg, dans une famille de la petite bourgeoisie juive (le père est pharmacien), ce
qui augurait mal des années à venir. De fait, si son enfance s’est déroulée dans le
confort et le goût des histoires - elle adore Victor Hugo, qu’elle lit en français, et
décide à 9 ans qu’elle sera écrivain -, la révolution bolchévique entraîne dé-clas-
sement, déménagements et soumission à un régime dont les Rosenbaum sont une
cible désignée. De cela, Ayn Rand a tiré une aversion définitive pour le collecti-
visme, pour la notion de peuple et, au-delà, pour tout État prétendant agir au
nom de l’intérêt général. Une fois diplômée de l’Université de Petrograd, c’est le
cinéma qui va lui donner une échappatoire. À 19 ans, écrivant déjà pour elle-
même des ébauches de scénario, Alissa Rosenbaum entre à l’Institut d’État des
Arts cinématographiques. C’est là, par le cinéma, qu’elle découvre l’Amérique,
son histoire et ses mythologies ; et c’est aussi grâce au cinéma, en prétextant un
voyage d’études aux États-Unis dont elle ferait bénéficier son pays à son retour,
qu’elle obtient, en pleine NEP, le droit de par-tir. Ce départ est organisé pour être
définitif, et il le sera. Elle arrive en 1926 aux États-Unis, chez une tante vivant à
Chicago, où elle reste quelques mois. Mais son but est Los Angeles, où elle part
seule, avec quelques sous en poche. Voilà qu’elle réussit à amadouer Cecil B. De
Mille, qui l’engage comme lectrice de scénario. Quelques années de semi-galère
à Hollywood où elle vit d’emplois variés ; un mariage en 1929 avec un acteur de
seconde zone, Franck O’Connor, avec lequel elle va rester jusqu’à sa mort en
1979 (en dépit de sa double vie avec un jeune épigone, qu’elle assume parfaite-
ment et que s’empressent d’oublier ses partisans conservateurs) ; le début d’une
vie matérielle confortable, la naturalisation en 1931 (et le choix de son nom, Ayn

48
Rand, sur lequel plusieurs explications circulent), un départ pour New York. La
suite est moins romanesque : elle se consacre à la construction d’une pensée,
l’objectivisme, qui se développe dans deux directions complémentaires. D’un
côté les textes théoriques, les conférences, les cours dans les universités (MIT,
Harvard…), les groupes de réflexion, les revues. De l’autre les romans (Foutain-
head en 1943, Atlas Shrugged en 1957), qui connaissent immédiatement un suc-
cès considérable et offrent une mise en scène fictionnelle à cette pensée. Une
success story à l’américaine quasi-parfaite ; d’ailleurs, sa vie a fait l’objet d’un
biopic (La passion d’Ayn Rand, 1999), qui a valu à Helen Mirren, rôle-titre, un
Emmy Award. La première force d’Ayn Rand est donc d’incarner sa théorie, au
prix sans doute de quelques torsions, mais peu importe.

La pensée d’Ayn Rand, pour le dire vite et sans même considérer ce qu’on peut
lui reprocher sur le fond, n’est pas renversante. L’objectivisme qui a pour axiome
fondateur « l’existence existe », affirme par là même l’existence d’une réalité
indépendamment de toute perception, et se définit comme une confiance absolue
dans la raison, qui doit guider nos vies. Or la raison enjoint à rechercher l’épa-
nouissement des qualités individuelles (au mépris souvent des conventions de la
société). Et bien sûr, le modèle politique permettant l’épanouissement des quali-
tés individuelles est celui le moins contraignant, à savoir le capitalisme le plus
libre possible. Il y a bien chez Ayn Rand une ambition métaphysique, mais ce
sont surtout les pans éthiques et politiques de sa « philosophie » qui vont assurer
sa postérité. Une des raisons à cela est don-née par Greenspan quand il explique
en 2007 : « Elle m’a montré que le capitalisme n’est pas seulement efficace,
mais aussi moral ». Et cette morale, c’est la fiction qui la met en scène.

Le capitalisme tel que le conçoit Ayn Rand est un extraordinaire canevas narra-
tif. Prenons Atlas Shrugged, considéré comme son chef d’œuvre, en tout cas
l’ouvrage où se déploie le plus complète-ment sa pensée. L’argument : en Amé-
rique, à une époque qui ressemble fort aux années 1950, les hommes et femmes
les plus productifs, les plus entreprenants, se voyant empêchés d’atteindre leur
but (à savoir entreprendre, inventer, créer, produire et devenir riches), décident
de faire la grève. Les uns après les autres, ils sabotent leurs entreprises et se
retirent dans un lieu caché, où ils recréent une communauté parfaite ; c’est-à-
dire, au sens où l’entend Ayn Rand, une société de propriétaires, où le travail est
la valeur fondamentale, où s’épanouissent sans frein la compétence et l’inven-
tion, où tout est monnayable. Atlas Shrugged est donc, littérale-ment, une utopie
de droite.

49
La question est : pourquoi peut-on prendre du plaisir à voir se déployer pendant
1200 pages une utopie de droite ? En l’occurrence, on ne peut pas avancer l’ar-
gument stylistique — si pratique d’habitude, Ayn Rand ne brille pas en la
matière. Plus juste serait d’invoquer le sens du récit sans doute hérité du scénario
hollywoodien. Mais ce qui fascine est ailleurs, dans sa structure profonde. Le
roman d’Ayn Rand ressemble à un roman de gauche qui aurait été retourné
comme un gant, littérale-ment, et mis au service d’une utopie capitaliste, ultra-
libérale et américaine. L’Amérique, si elle est en train de sombrer (Ayn Rand la
trouve beaucoup trop tentée par le socialisme), demeure le dernier pays où
quelque chose est possible — tous les autres étant déjà devenus des « répu-
bliques populaires ». On comprend alors l’usage qu’en font aujourd’hui les mou-
vements des Tea Parties contre Obama, mais peut-être aussi notre goût pervers à
constater les outrances du retournement. Pour exemple, cette figure qui traverse
Atlas Shrugged, celle du pirate qui, s’il arraisonne les navires transportant or et
ma-tières premières, ne redistribue le butin qu’aux riches, dans l’exacte mesure
de ce que l’État leur a spolié en impôts divers ; et cette tirade d’un personnage :
« Nous sommes en grève contre une société qui nous immole à l’intérêt général.
En grève contre une société pour laquelle il n’est nul besoin de mériter une
récompense pour l’obtenir, pas plus qu’il n’est besoin d’en accorder à ceux qui la
méritent. En grève contre une société qui condamne la quête du bonheur indivi-
duel. Nous sommes en grève contre la doctrine selon laquelle la culpabilité est
consubstantielle à la vie. » Mais, pour filer cette analogie un peu grossière du
gant retourné, ce sont les coutures qui sont troublantes ; ces espaces structurants
du récit d’Ayn Rand, et donc de sa pensée, où son utopie essentiellement indési-
rable fait jonction avec une utopie plus désirable. Ainsi l’héroïne du roman est-
elle une femme, qui met au défi les hommes par la manière dont elle dirige sa
compagnie de chemins de fer et assume sa sexualité, et trouve dans ce lieu caché
par les montagnes la possibilité de son plein épanouissement. Car l’individua-
lisme forcené d’Ayn Rand est moteur d’émancipation. La question de l’individu
est une de ses coutures fondatrices. Quand elle explique que le racisme est une
absurdité en soi, que la loi ne peut aucunement intervenir en matière de sexua-
lité, que les normes sont opprimantes… Alliance trouble, mais aussi classique
direz-vous, entre le libéralisme le plus débridé et une politique de défense des
minorités. Certes, mais Ayn Rand bénéficie pour la mise en fiction de son indivi-
dualisme radical d’un avantage définitif sur nous : n’ayant aucune considération
pour la société, ni même pour l’idée de minorité (qui est encore trop nombreuse),
elle peut se contenter de personnages solitaires, sans racine, dans un rapport de
quasi imperméabilité à tous les contextes. Elle peut se soustraire à la répugnance
pour les héros. Elle peut se permettre une cohérence presque absolue de ses per-

50
sonnages. Le texte y perd en subtilité littéraire, c’est certain, mais il y gagne en
puissance. Et on en vient, sans même y prendre garde, à souhaiter que ces per-
sonnages s’accomplissent, qu’ils créent des usines, qu’ils s’enrichissent, qu’ils
fument des blondes aux balcons de grands appartements qui dominent la nuit
new yorkaise, si c’est le prix à payer pour que soit anéantie la morale peureuse
qui leur fait obstacle, et que nous exécrons avec eux. Car au milieu des émeu-tes
et des explosions qu’aime à décrire Ayn Rand, ils font, animés de leurs mobiles
peu recommandables, une révolution qui a des beautés ambiguës.

51
La danseuse et le taureau, le parapluie et le
fusil — Cécile Casanova
« Occupy » : l’injonction programmatique du mouvement qui a traversé
l’Amérique du Nord depuis juin 2011 fait des manifestants d’aujourd’hui
les héritiers des pionniers de la conquête de l’Ouest qui, déjà, occupaient le
terrain. Mais les squatteurs modernes se heurtent à une nouvelle frontière :
celle d’un arsenal législatif affûté qui vise à rendre impossible toute réap-
propriation de l’espace public.

Intersections, autoroutes, bretelles, avenues et blocs dessinent l’espace urbain


aux États-Unis. Pas de places, de lieux circulaires, mais des « squares », pas de
barricades mais des « squats ». La ville américaine n’invite pas à manifester
mais à squatter, à occuper. L’histoire de la conquête territoriale aux États-Unis se
construit autour de la figure du « squatter », de celui qui, ayant parcouru les
plaines du midwest, ayant affronté les tempêtes de sable du Texas, poursuit sa
route et s’installe sur les terres du grand Ouest. Ce pionnier, icône de l’Amérique
triomphante, est d’abord le squatter qui s’installait sans titre de propriété et sans
payer de redevance sur les terres encore inexploitées de l’Ouest. C’est celui qui
mit à mal la frontière entre espace public et espace privé. De ce territoire origi-
nellement occupé naît une cité tentaculaire que l’on ne traverse pas, mais que
l’on investit.

pré-occupation

Six cents emplacements, c’est le nombre de lieux occupés aux États-Unis avant
les évacuations manu militari en novembre 2011. Deux mois pendant lesquels le
paysage urbain américain est devenu champ de bataille, une bataille sur trois
fronts : politique, médiatique, géographique. De Vancouver, origine intellectuelle
du mouvement, à New York, vitrine médiatique, les occupations ont traversé les
plaines et reconquis des villes qui s’étaient éteintes depuis 1999. Mais pas de
reconquête sans lutte.

Seattle, cousine de Vancouver, est l’une d’elles ; elle a connu les affres d’un
mouvement itinérant, sans domicile fixe, déplacé à trois reprises. Un combat ter-
ritorial au plan national qui n’a cependant pas freiné le formidable essor d’une
mobilisation sociale inspirée par les anarchistes grecs, le printemps arabe et les

52
Indignés espagnols, et lancée par Kalle Lasn le 9 juin 2011.

Le 9 juin est lancé le site occupywallstreet.org. Le 17 septembre, un millier de


personnes se retrouve dans Zuccotti Park à Manhattan. En octobre, on dénombre
six cents occupations sur le territoire américain. Entre décembre et avril, c’est
l’hibernation. Mais en mai, renaissance. C’est en tout cas ce qu’espère Kalle
Lasn, soixante-neuf ans, citoyen canadien d’origine estonienne, fondateur du
magazine anarchiste anticapitaliste Adbusters créé en 1989, et professionnel de
l’activisme politique. Déjà à Saint-Germain en mai 1968, il se retrouve quelque
trente ans plus tard aux côtés des alter-mondialistes à Seattle en 1999. Plus
récemment il a été le premier soutien au Buy Nothing Day, une réaction à la fré-
nésie consommatrice du Black Friday, le vendredi qui suit Thanksgiving, pen-
dant lequel les grandes enseignes lancent à prix réduits la saison des achats de
Noël. Pro-palestinien, il boycotte Starbucks et le Huffington Post, l’un pour
impérialisme économique, l’autre pour exploitation économique de citoyens-
journalistes. Le mouvement Occupy Wall Street (OWS) est à l’image de son ini-
tiateur : un objet politique hétéroclite non identifié. Mais cette identité politique
aux contours poreux est précisément le fruit d’OWS. C’est ce qu’affirme Kalle
Lasn lorsqu’il la compare et l’oppose à son modèle, Mai 68. « Zuccotti Park,
[c’est] une sorte de renouveau de Mai 68 en des temps beaucoup plus sérieux
(…), mais [c’est] surtout un jeune peuple de gauche qui s’organise de manière
horizontale dans la lutte politique tandis que Mai 68 était un mouvement verti-
cal, hiérarchisé. » [1] .

Appuyez ici pour émousser le culte de l'homme viril

Appuyez ici pour émousser le culte de l'homme viril

Si Kalle Lasn et David Graeber, anthropologue anarchiste impliqué dans le déve-


loppement de OWS, ne veulent pas s’arroger la direction du mouvement, c’est
parce qu’ils revendiquent l’action directe comme moyen opératoire, et tiennent à
une organisation selon des principes d’anarchistes modérés : un mouvement sans
banderole, tête de cortège ni représentants politiques ou syndicaux, un mouve-
ment qui ne se déplace pas mais qui se multiplie. La démocratie directe serait
ainsi l’espoir d’un nouveau peuple de gauche, disparu en Amérique du Nord
depuis les an-nées 1960, après les dernières grandes manifestations du Mouve-
ment des droits civiques. Il aura fallu plus de quarante ans aux Américains pour
reprendre goût à la contestation, au combat démocratique et aux revendications

53
politiques.

Les activistes des années 1960 en sont persuadés : ceux de 2011 réussiront là où
ils ont échoué. Wall Street, déjà en 1967, cristallisait l’opposition, mais les tenta-
tives de grand rassemblement échouèrent et demeurèrent obscures. Le blog du
New Yorker rappelle qu’en 1967 un groupuscule anarchiste dadaïste du nom de
Black Mask défila à New York en scandant le slogan « Wall Street is War Street
», fustigeant déjà les dérives de l’économie des marchés financiers et les liens
entre finance et politique. La répression policière fut immédiate. La revendica-
tion sombra dans le silence faute de pouvoir exister, mais aussi faute de trouver
quelque écho au sein de la population américaine, et ce malgré les photos de
Larry Fink. Pour ce photographe américain militant et ancien marxiste, fidèle
observateur de la vie politique américaine, OWS a la légitimité que le Black
Mask n’avait pas : « Il n’y a pas d’espoir pour l’utopie marxiste, cela semble
vain. Mais nous avons conscience qu’on ne peut continuer ainsi dans la cupidité
et l’inégalité. Donc nous occupons les lieux ».

Ainsi, au-delà même de l’idéologie anarchiste d’un David Graeber ou d’un Kalle
Lasn, c’est finalement l’élargissement de l’écart entre les riches et les pauvres,
les inégalités économiques et sociales, qui mobilise la jeunesse estudiantine
américaine, rejointe ici et là par des groupes d’ouvriers et des syndicats, dans
une volonté d’indépendance politique. Un mouvement dont l’unique revendica-
tion, pensée par David Graeber, « We are the 99 % », suffit à rassembler. Ce mot
d’ordre à l’apparente simplicité cache en réalité une conception beaucoup plus
radicale qu’il n’y paraît, si l’on se rappelle que la société américaine est un
ensemble juxtaposé de communautés : voilà un mouvement qui fédère la popula-
tion américaine au-delà de tout corporatisme social, communautaire et politique.
Et c’est ce qui, aux yeux de Larry Fink, permet à OWS d’être relayé au plan
national ; c’est ce qui a contribué à son expansion. Car, comme le rappelle John
Cassidy, éditorialiste au New Yorker, lorsque 65 % des participants à OWS sont
des jeunes entre vingt et trente ans qui ont au moins une licence ou un master, la
vie politique américaine bi-partisane se sent menacée. OWS opère comme un «
étourdissant rappel à l’ordre d’une société amoureuse d’elle-même et trop peu
soucieuse de l’immortelle loi de fraternité. [2] »

« premier problème : produire de la richesse. Deuxième problème


: la répartir. »

L’Amérique de 2011 découvre ce que Victor Hugo en 1862 écrivait dans un cha-

54
pitre au titre prémonitoire « Lézardes sous la fondation [3] », dans lequel il défi-
nit le socialisme. Que dit-il ? Il explique l’interdépendance des forces de travail,
de la puissance d’une nation, de la redistribution des richesses et de la prospérité
sociale : « Du bon emploi des for-ces résulte la puissance publique. De la bonne
distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. » Et il ajoute : « De
ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel
au-dedans, résulte la prospérité sociale. » La prospérité sociale ne peut être
acquise que s’il y a richesse et répartition des richesses. Il poursuit, en connais-
seur du système anglo-saxon : « L’Angleterre résout le premier de ces deux pro-
blèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution
(…) la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère
monstrueuse. » Au XIXe siècle : des riches plus riches ? Des pauvres plus
pauvres ? Une certaine fracture sociale ? Un constat de 1862 ? L’équation est
exactement la même aux États-Unis aujourd’hui. Et les conséquences identiques
: « Ne résolvez que le premier des deux problèmes (la production de la richesse)
(…), vous serez le mauvais riche. Vous périrez (…) par banqueroute, comme
tombera l’Angleterre. »

Effondrement, débâcle, krach en 2011. Ces jeunes Américains, diplômés mais


endettés, que le chômage attend, forment la base active d’OWS et interrogent le
modèle qu’on leur a vendu, ce modèle en faillite. Le socialisme serait-il la solu-
tion de 2012 comme en 1862 pour Victor Hugo ? David Graeber, dans un article
publié par la revue Mouvements, affirme que « parmi les Américains âgés de 15
à 25 ans… 33% seraient en faveur du socialisme. » Une petite révolution. Une
situation inédite au pays de feu McCarthy, qui ne distinguait pas socialisme et
communisme.

Ris amers

De ce fol espoir, de cet enthousiasme, de cette énergie sans cesse renouvelée, de


ces six cents occupations, que reste-t-il ? La mort subite d’un mouve-ment sans
précédent ? Des images, entre autres, de la violence engendrée par le face-à-face
avec les forces de l’ordre. Quarante années ont passé et les squatteurs de 2011
retrouvent une police aux méthodes musclées, la même que celle des années
1960, qui entendait protéger l’espace public de ceux qui dérangent l’organisation
commerciale de la cité. L’une des images emblématiques de l’automne 2011
vient de Seattle, une ville que l’on associe rarement à la violence policière. Et
pourtant, la police y fait l’objet d’une enquête du Département de la Justice, tout
comme celle de New York, pour abus de pouvoir, violation des droits de

55
l’homme, brutalité routinière à l’égard des prisonniers. Ceux d’Occupy Seattle
en ont fait les frais.

Seattle porte le sobriquet de « Rainy City ». Et pour cause, ciel nuageux 226
jours dans l’année. Cela n’est pas sans conséquence, lorsqu’il s’agit de participer
à une activité en extérieur. Occuper, par exemple, un espace public pour un
nombre de jours illimités. Utiliser l’espace public à des fins publiques. Rendre
au public l’espace qui lui revient. À Seattle, la po-lice en a décidé autrement.
Pour rendre tout campe-ment difficile, pour libérer l’espace public du public,
elle a contraint les occupants de « Rainy City » à tenir leur parapluie, bras tendus
et à rester debout. Plus de sit-in mais des stand-in. Si le parapluie est abandonné
au sol, si le parapluie devient parasol, si l’on fait usage du parapluie assis, le
déploiement des forces de l’ordre est à la mesure de la menace que constitue
l’objet : quarante policiers lorsqu’une femme, défiant l’interdiction, refuse de se
lever. Voilà comment le parapluie et le fusil rejoignent la danseuse et le taureau,
l’icône originelle, créée par l’équipe du magazine Adbusters qui lança officielle-
ment l’occupation le 17 septembre 2011. Une esthétique coup de poing pour un
mouvement sans tête. Parapluie ici, bâche interdite là, gaz et matraques, OWS
est pourtant de-venu Occupy Everywhere et le dimanche, sur les on-des de la
National Public Radio, on s’interroge sur les vertus de la manifestation pour finir
la soirée en affirmant sa nécessité renouvelée.

« Occupy your future », murmure-t-on cet été.

Notes
[1]
www.npr.org/2012/02/09/146649883/occupy-wall-street-the-future-and-
history-so-far
[2]
Charles Baudelaire, à propos des Misérables, dans Le Boulevard, 1862.
[3]
Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre premier, chapitre IV.

56
Tracer un chemin —
La mobilisation syrienne contre un régime qui exerce son arbitraire et
monopolise les ressources du pays depuis plus de quarante ans prend des
formes diverses. Le collectif « le peuple syrien sait où il va » (al-Sha‘b al-
sûrî ‘ârif tarîqo) diffuse sur la toile de très nombreuses images de lutte invi-
tant au soulèvement contre la violence du pouvoir et à l’unité du peuple.
Certaines ne font que circuler sur le net. D’autres apparaissent ici et là sur
les murs des villes de Syrie sous forme d’affiches (rarement) ou de peintures
au pochoir (plus souvent).

« La mort mais, pas l’humiliation ». « On continue ! » La mobilisation syrienne


dure depuis plus d’un an et a fait une douzaine de milliers de morts.
« Les Shabbîha bayonnent la loi ». Le régime sous-traite la répression à des
milices ultra-violentes appelées « Shabbîha ». On voit sur cette image des
citoyens syriens tentant de s’accrocher au mot « loi » et des Shabbîha les en
empêchant.
« Pense un peu avec moi ! ».
Sur fond d’un disque aux couleurs du drapeau de l’indépendance syrienne (vert,
blanc, noir et rouge), symbole de la révolution contre le régime, les mots « Il sait
où il va ».
« Révolution contre le despotisme », slogan signé par le collectif « le peuple
syrien sait où il va ». L’usage du terme « despotisme » fait implicitement réfé-
rence à l’œuvre d’Abdalrahman al-Kawakibi : ce célèbre réformiste musulman
alépin (1855-1902), opposant à la mainmise ottomane, est l’auteur de La Nature
du despotisme et le combat contre celui-ci. Même si les références ne sont pas
toujours explicites, les personnalités révolutionnaires de l’histoire syrienne s’in-
vitent dans les slogans du mouvement.
« Aucune voix ne s’élève au-dessus de celle de l’Oronte (du rebelle) ». L’Oronte,
dont les bruyantes norias ont fait la célébrité, est le fleuve qui traverse la Syrie
de l’Ouest, en passant par la région de Homs, Hamah et ‘Afrîn avant de se jeter
dans la Méditerranée en Turquie. Son nom en arabe est « le fleuve rebelle » car il
coule du Sud au Nord. Hamah, ville de l’Oronte, fut en 1980 le théâtre d’un fort
mouvement d’opposition et d’une répression sanglante faisant plusieurs dizaines
de milliers de morts.

57
Damas. derrière la façade — Bushra Saaed, Laure
Vermeersch, Lise Wajeman
De Damas, un récit écrit au début du mois d’avril, depuis la turbulente cité
par un de ses habitants, assis à une petite table au dessus d’une rue
grouillante et bruyante, comme si, dans les têtes, par magie, le silence s’était
fait. La logique inexorable d’un processus atroce émerge de ces observations
anodines. Les évènements récents ne font que confirmer ce diagnostic
angoissé.

L’insurrection populaire en Syrie s’est soulevée il y a un an déjà, mais il ne se


passe presque rien dans les rues de Damas. C’est du moins l’impression que don-
nerait une première promenade dans le centre de la ville. Contrairement à Homs,
Idlib ou d’autres villes syriennes, Damas semble épargnée par une crise natio-
nale qui a détruit des milliers de vies, éviscéré bâtiments et quartiers entiers,
dressé les Syriens les uns contre les autres et déjoué toutes les tentatives de solu-
tion diplomatique. Ici, les magasins et les restaurants sont ouverts, et dans les
rues animées chacun vaque à ses occupations habituelles. Le calme n’est inter-
rompu que par les générateurs qui ronflent devant les échoppes lors de coupures
d’électricité pouvant durer deux ou trois heures d‘affilée.

Mais bientôt le calme d’une ville qui présente les atours de la normalité s’avère
de simple façade. Premiers signes : la présence près de la place principale de
Saba’ Bahrat (La place des sept fontaines) de contingents du mukhabarat (cette
police secrète certes infiltrée partout, mais qui fut en d’autres temps invisible) et
de manifestants pro-gouvernementaux. Assez vite pourtant, on est frappé par la
façon dont le régime traite les gens, qui sont arrêtés et contrôlés sans relâche.
Rien d’étonnant à ce que les contrôles soient de-venus le thème favori des
blagues politiques en Syrie, comme celle-ci, qui les compare à une loterie : « Un
type très ivre est contrôlé à un checkpoint. Il tend sa carte d’identité. Le soldat
l’examine tout en cherchant son nom sur une longue liste. L’ivrogne regarde la
liste, lève les yeux vers le soldat et lui demande posément : “Est-ce que j’ai les
numéros gagnants ?” » D’autres signes trahissent la peur, qui tend sou-vent à la
paranoïa. Après une manifestation de 20 000 personnes en février 2012 dans le
quartier de la Mezzah, tout près du palais présidentiel, un système de check-
points militaires a séparé le centre de la ville de ses banlieues — évidente tenta-
tive pour éviter que les insurgés ne gagnent les rues et les places du centre. L’ob-

58
session est de présenter le visage de l’obéissance, ce que l’on retrouve dans les
fréquents rassemblements loyalistes, où sont brandis des portraits de Bachar al-
Assad, des bannières qui vilipendent la conspiration internationale contre la sou-
veraineté de la Syrie et exaltent le processus de réforme engagé par le Président.

La vie quotidienne des Damascènes est devenue plus difficile. Les pressions éco-
nomiques ont empiré avec l’effondrement de la monnaie syrienne, et ont été
encore accélérées par les sanctions économiques imposées par les États arabes et
européens. En mars 2011, un dollar américain valait 44 livres syriennes, en
février 2012 le taux de change était plus proche de 100. Presque tous les prix ont
augmenté. La plu-part des commerçants sont obligés de retirer ou de modifier
quotidiennement les étiquettes. Un œuf, qui valait 5 livres il y a encore quelques
mois, en coûte maintenant 10.

Les divisions entre les gens se sont intensifiées et approfondies et chacun a opéré
un repli identitaire. Les tactiques de l’État face à l’insurrection incluent les assas-
sinats (y compris de femmes et d’enfants), les punitions collectives, les arresta-
tions arbitraires et la torture. Tout le monde, quel que soit le milieu, est profon-
dément affecté et la mosaïque syrienne est soumise à de terribles tensions. Cela
sert le régime, qui a tant investi pour que l’insurrection soit avant tout perçue
comme une émanation communautaire.

Pendant les premières moments de la crise, le 24 mars 2011, Bouthaina Shaaban,


un conseiller de longue date du président Assad, a décrit le mouvement de pro-
testation comme une fitna (terme dénotant une insurrection religieuse ou subver-
sive) communautaire. Le discours officiel, continuellement recyclé par les
réseaux de télévision et la presse, vise à terroriser l’opinion (tout particulière-
ment les alawites et les chrétiens) pour mettre en avant le danger des extré-
mismes salafistes ou sunnites. À certains égards, cela a fonctionné : les identités
territoriales et communautaires de ces minorités s’en sont trouvées renforcées
tandis que leur compréhension de ce qui était en train de se produire allait s’ame-
nuisant. En fait, même si Damas a évité le pire du conflit, même si les autorités
ont fait le maximum pour maintenir cette façade d’obéissance, déployant des
forces de sécurité, affichant des ralliements « spontanés », tout est loin d’être
tranquille dans la capitale. La vie n’y est plus normale. L’économie s’est effon-
drée, le tissu social s’est déchiré, la paix a été remise en cause par des attentats à
la voiture piégée (quatre dans les derniers mois) et la vie quotidienne est mena-
cée par les coupures d’électricité trop fréquentes, par la crise économique.

59
Au milieu de ce chaos, le futur du pays reste une question béante pour tous les
Syriens. Les effusions de sang et la violence inter-communautaire menacent la
diversité qui fait le cœur de la société syrienne. Si la répression violente conti-
nue, il n’y aura plus pour le pays qu’une seule issue possible, celle que tous
craignent par dessus tout : une guerre civile.

Notes

[1]
Article paru dans le magazine en ligne indépendant openDemocracy.net,
www.opendemocracy.net/bushra-saaed/damascus-beneath-façade, le 4 Avril
2012.

60
15-M, un an après — Marion Lary, Antonia Jerez-
Erschoff
À partir du 15 mai 2011 et pendant trois semaines, près de 60 000 personnes ont
occupé jours et nuits la Puerta del Sol à Madrid, revendiquant leur rejet de la
politique traditionnelle — « vous ne nous représentez pas » —, l’espace public
comme lieu de convivialité, et pacifisme manifeste. Elles ont pris le temps de se
reconnaître, de partager, de créer une cité où bien vivre. Une fois le camp levé, le
12 juin, elles se sont répandues dans les quartiers, répliquant, disséminant ce
qu’elles avaient découvert et construit.

Les mois ont passé. Aujourd’hui, face à la banqueroute espagnole annoncée, à la


croissance exponentielle du chômage (autour de 50 % chez les jeunes ; 500 000
nouveaux chômeurs prévus en 2012), à la multiplication des expulsions (300 000
cette année, portant à environ 1 million les personnes à la rue), le mouvement du
15 mai (15-M) maintient son cap.

Les assemblées, issues de Sol, poursuivent leur travail de réflexion sur l’écono-
mie, la politique, la justice, tandis que les collectifs et autres groupes de quartier
affrontent les problèmes du quotidien sous tous les angles, des expulsions au
chômage, passant par les problèmes d’éducation, des sans-papiers, de la violence
faite aux femmes. Ont été créées des coopératives de production, de consomma-
tion, des banques du temps, des ateliers de formation, des lieux de parole et
d’échange.

En parallèle, la toile poursuit son tissage. Les hackers se rassemblent (Hacktivis-


tas), ils aident les collectifs à monter des sites, mettent en place des plateformes
(Oiga Me, Democracia4.0…). De multiples initiatives fleurissent en ligne :
Bookcamping (biblio-videothèque), 15M.cc, projet transmedia autour du 15-M,
dont la production d’un livre, de vidéos, d’une télévision, le recensement des ini-
tiatives, Fundación Robo, un projet musical collectif autour de la chanson popu-
laire...

Des structures établies se sont rapprochées du mouvement. Le Laboratorio del


procomún qui fait partie de Medialab, travaille sur les biens communs et l’utili-
sation des technologies de communication ; Onda precaria, une radio libre, a
entrepris un abécédaire du mouvement (doit-on s’appeler compagnon ou ami ?

61
qu’est-ce qu’une personne ? L de Logement…).

Que permet cette multiplication de sites et d’initiatives ? Fatimatta et Cuji se


demandent s’il n’y a pas un risque de dissémination de l’énergie collective au
point de ne plus savoir où est le 15-M aujourd’hui. Depuis sa position d’hackti-
viste, Dani s’interroge : Faut-il reconstruire une avant-garde et passer de l’indi-
gnation à l’action ?

Alors que le gouvernement cherche à réprimer le mouvement par tous les


moyens, le 15-M appelait à une mobilisation internationale du 12 au 15 mai
2012. Un an après son irruption cherchait-il à recentrer les énergies, à déplacer
les enjeux sur la scène internationale, ou simplement à revivre le bonheur d’être
ensemble ? Ne s’agit-il pas surtout d’expérimenter encore une fois ces nouvelles
formes de lutte qui font toute l’originalité du mouvement ?

62
Une fissure dans le mur — Marion Lary, Antonia
Jerez-Erschoff
Ceux du 15-M n’ont pas de programme, pas de théorie, pas d’analyse com-
mune ; ce qui les relie, c’est un mal-être partagé qu’ils traitent en privilé-
giant la relation à l’autre. Ils peuvent travailler ensemble, séparément, se
mélanger sans être forcément d’accord quant aux finalités ou au type d’en-
traide, être en groupe, en assemblées, dans la rue, sur internet… Mais ils
sont là et ils nous interrogent : comment faire de la politique aujourd’hui ?

Nous sommes arrivées à Madrid avec le désir d’en savoir plus sur ce 15-M, qui a
stupéfié le temps d’un campement et a été ignoré par les médias ensuite. Nous
avons très vite compris qu’il fallait abandonner nos approches traditionnelles
pour aborder ce mouvement impulsé par l’immatérialité des réseaux du web, se
réappropriant la chose commune, rompant avec les mythes de la vieille politique
; un mouvement qui a pour vocabulaire des mots appartenant au registre des
geeks et des adolescents connectés : partage, réseau, procomún (bien commun),
empathie, rhizome, virus contaminant, « répliquable », fork (dérivation), copy-
left, dissémination.

Comment aborder ce 15-M qui n’a pas vraiment de nom, qui parle à la première
personne, qui est sans définition idéologique ou politique, où les questions sont
les réponses, qui retourne les slogans (« Nous ne sommes pas anti-système, c’est
le système qui est anti-nous »), qui prend comme arme politique l’attention à
l’autre et l’émotivité ? Ce mouvement qui ne veut plus penser en termes clas-
siques de vérité contre mensonge, ni se définir par rapport à l’ennemi, mais vivre
une autre histoire ?

Tout a commencé par une gronde couvant depuis des mois dans les réseaux du
web, que les hackers espagnols, proches des mouvements sociaux, avaient par-
faitement perçue. Cela a continué par une invitation sur Facebook et Twitter à
laquelle des milliers de personnes ont répondu. L’acampada de la Puerta del Sol,
envahie par une multitude d’individus qui jusque-là ne se connaissaient pas,
devient une cité, la Commune de Madrid, vite et bien organisée en fonction des
problèmes de chacun, de la garderie d’enfants à la bibliothèque, du groupe de
travail « économie » au ramassage des poubelles. Ce lieu, qu’Amador
Fernández-Savater [1] définit comme « un espace pour ceux qui ne se sentent

63
pas à leur place », prend ses marques. Les « Nous ne sommes pas des marchan-
dises dans les mains des financiers et des banquiers », ne sont pas seulement une
adresse à l’égard de l’économie et des instances dites démocratiques, mais sur-
tout un « On n’a pas besoin de vous, on peut vivre autrement » qui change la
donne.

Le 15-M devient « une grande conversation où chacun identifie l’origine de sa


souffrance et la transforme en connaissance » [2], une pratique de vie, un
apprentissage collectif. « La volonté d’être ensemble est une nouveauté, une
reconnaissance du fait que sans les autres tu n’es rien et que les autres sont diffé-
rents de toi. Il ne s’agit pas d’être ensemble parce qu’on partage les mêmes
idées, comme dans la plupart des mouvements sociaux, mais de partager une
situation émotionnelle, d’être avec des autres qui sont différents. Reconnaître la
vie comme valeur, c’est bien ce que nous avons vécu » (Marga Padilla) [3].
Dans cette rencontre, le registre émotionnel joue un grand rôle : « L’émotion du
15-M ressemble à la camaraderie après de grands désastres où l’on perçoit l’an-
nulation de l’égoïsme et le sentiment qu’on est ensemble pour des choses essen-
tielles » (J. C. Monedero).

Être ensemble suppose de prendre soin de l’autre, de couper avec les dyna-
miques de solitude, d’engendrer des amitiés où l’on se sent partie de l’autre. La
pratique du faire ensemble leur a donné le goût de s’occuper de ce qui les réunit
et non pas de ce qui les divise, de produire de l’hospitalité. L’horizontalité s’im-
pose, l’inclusivité est implicite, pour que chacun soit dans le mouvement à partir
de ce qu’il est. La non-violence va de soi, elle est évidence. « Elle n’est pas pas-
sive, ni conforme à la loi, et ne relève pas de la forme classique de la politique.
Elle est active, rebelle, désobéissante et créative. Il ne s’agit pas d’éviter le
conflit mais de le placer sous un mode qui permette d’accueillir la diversité, de
prendre l’initiative. La violence, elle, ne s’exprime que d’une seule manière et
rend prévisible : elle renforce les rôles et les rapports prédéfinis (répression poli-
cière/manifestant victime). La force ne se mesure pas au niveau de violence que
l’on peut exercer. Ceux qui ont de la force sont ceux qui peuvent changer et
modifier la réalité, contester l’ordre du jour dominant, imposer leurs propres pro-
blèmes, montrer ce qui est caché, dire ce qu’il est interdit de dire, transformer les
vies, les liens, et les vibrations entre les êtres humains » (communiqué de l’as-
semblée « Politique à long terme » sur la violence et la non-violence).

Construire une telle force demande du temps. Maîtres de l’horloge, ils se font
lents. La lenteur n’est pas seulement geste de résistance contre la vitesse mais

64
aussi revendication de sensualité, temps de laisser émerger d’autres formes de
sentir, de converser, de savourer la ville. Leurs assemblées ne sont pas tant des
réunions pour prendre des décisions que des laboratoires qui mettent en ques-
tionnement des lieux de pratique, des méthodes pour arriver à ce qu’un groupe
de personnes se constitue ensemble. Il s’agit de faire en sorte que le fait de se
réunir soit suffisamment séduisant pour donner envie de continuer. Les discours
bien agencés ont peu de succès… La parole hésitante, bafouillante, où chacun se
met à nu est privilégiée. Plutôt que de se diviser sur des sujets politiques tels que
les enjeux à court et long termes, deux assemblées sont créées : l’une appelée «
politique à court terme », pour élaborer des propositions visant à améliorer le
système actuel, l’autre appelée « politique à long terme », plus radicale, se foca-
lisant sur l’avenir. Le point d’accord se fait sur ce que les personnes rassemblées
ne veulent pas, et elles n’ont pas pour mission de définir ce qu’elles veulent : «
Le 15-M lutte contre l’inégalité, pas pour l’égalité. Il n’est pas une réponse mais
une question posée à l’économie néo-libérale et aux instances dites démocra-
tiques. Les questions posées sont des réalités en mouvement, le problème est la
réponse et l’utopie, un besoin » (J. C. Monedero).

Les pratiques se construisent sur le modèle des réseaux sociaux. Le mouvement


se définit comme intelligence collective en réseau, copie de copie, partage, déri-
vation, transformation, contamination, diffusion. « La réplicabilité est très
importante et le fait qu’elle ne naisse de personne, ce qui n’annule pas la contri-
bution de chacun, est fondamental. C’est la résultante de tous les twitters qui fait
sa valeur » (Marga Padilla).

Réplication et dérivation : au fil des semaines, l’acampada (le campement)


dérive vers des quartiers qui en seront des lieux de réplication, et plus il y a
réplication, plus il y a dérivation, plus le mouvement produit d’espaces, d’assem-
blées, de groupes de travail transversaux, d’ouvertures de centres sociaux, de
réquisitions, dans une logique de multiplicité. En constante création, sans objec-
tif de pouvoir ni de décision pour les autres, le mouvement ne cherche pas à
convaincre, mais à faire travailler les idées entre elles pour refabriquer du poli-
tique, produire de nouvelles logiques, imaginer, rêver une autre vie.

L’internet est le moteur de ce cerveau collectif, un outil de propagande qui joue


de la transparence, de l’anonymat, de la désobéissance, constitue une plateforme
pour mettre en pratique des formes de démocratie directe — vingt millions de
citoyens peuvent donner leur avis en même temps, des milliers de personnes
peuvent être convoquées simultanément. Selon le 15-M, ce serait le moyen par

65
excellence d’inverser les rôles de façon à ce que ce soit la population qui admi-
nistre la chose publique, via l’Internet, et non plus l’État via son administration
qui décide pour la population [4]. Les gens du 15-M font des alliances « mons-
trueuses » [5] avec le monde de l’Internet et avec des start-up comme Facebook,
ils connaissent les revers de cet usage d’outils potentiellement compromettants,
mais ils demeurent optimistes quant à leurs moyens et à leurs compétences tech-
niques. Le recours à l’Internet est aussi la possibilité de relier les problèmes du
cousin expulsé à la vente de morceaux du patrimoine grec. C’est le moyen de
lancer des appels à la mobilisation, comme celui du 15 octobre dernier, qui a
résonné aux quatre coins du monde.

L’hiver est arrivé. Les actions ont continué dans les quartiers : création de
réseaux d’échange, coopératives, actions contre les expulsions, la précarité de
l’emploi, la traque des sans-papiers, la vie chère (mouvement Yo no pago, Je ne
paie pas).

Depuis les élections de novembre dernier, les personnes du 15-M adressent leurs
« Vous ne nous représentez pas » à la droite. La répression s’est intensifiée, avec
des arrestations, des tirs de balles caoutchouc, des appels à la délation (au «
civisme ») via l’Internet, et une réforme pénale en cours : « Seront punies de
deux à cinq années de prison la résistance passive sur la voie publique et l’incita-
tion à manifester sur l’Internet et les réseaux sociaux comme Facebook et Twit-
ter. » Cette réforme a pour objectif déclaré d’inciter les gens « à avoir peur du
système et à être moins audacieux ». Dès les premières arrestations, des groupes
de travail se sont créés et consacrés aux techniques de résistance, à des manuels
susceptibles de les relayer. Ainsi, « Madrid sans peur », un groupe de travail,
publie des photos d’exactions policières dans les manifestations, moins pour
rétablir la vérité face aux mensonges médiatiques que pour montrer à chacun
qu’il n’est pas seul. Mais le « Nous n’avons pas peur » résistera-t-il à la répres-
sion ? Comment chacun poursuivra-t-il son chemin en continuant de pratiquer la
non-violence ?

Durant ces derniers mois, le mouvement s’est tellement disséminé que sa capa-
cité à mobiliser est devenue impossible à évaluer. Et de même, l’extension du
mouvement est une question qui reste sans réponse. Malgré une activité intense,
le contact ne s’est pas établi avec le mouvement ouvrier et syndical, qui reste
totalement hermétique à leurs façons d’être et d’agir, même si certains membres
peuvent participer des deux. Les personnes du 15-M savent également qu’elles
dépendent des « contaminations » dans d’autres pays. Comment continuer si

66
leurs appels ne sont pas repris au niveau international, si la démarche ne prend
pas ailleurs ?

Toutes ces questions restent secondaires face à une certitude : il y a eu rupture


avec l’inertie et construction d’une hospitalité qui a ouvert une faille, même si
aujourd’hui la transposition de cette fêlure sur le plan politique ne s’est pas
encore opérée.

Nous n’en avons pas fini avec cette histoire qui nous rappelle des propos tenus
par certains « jeteurs de sondes », comme Isabelle Stengers [6]. « Toute création
politique a besoin que ceux et celles qu’elle réunit sachent faire exister le fait
qu’ils ont besoin d’aide afin que la situation les oblige à penser et sentir…
Prendre au sérieux « ce monde qui nous rend malade », nous oblige à réfléchir,
d’une part, sur les manières de se protéger contre lui, et, d’autre part, aux
manières d’agir collectivement. »

Sans certitude, sans chemin tracé, le 15-M apprend à marcher sur les sables
mouvants.

Notes

[1]
Amador Fernández-Savater, écrivain, tient un blog, Fuera de lugar.
[2]
Selon Juan Carlos Monedero, professeur de sciences politiques, chercheur
du Centre International Miranda au Venezuela.
[3]
Citations extraites de Conversationes, mises en ligne par le 15M.cc. Marga
Pardilla est hacker. Elle travaille dans une coopérative de développement de
projets en logiciels libres, dabne.net.
[4]
Voir l’entretien avec Daniel Vasquez, p.146.
[5]
Les hackers utilisent cette expression pour caractériser l’Internet, née d’une
alliance monstrueuse entre les militaires, les marginaux, l’industrie.
[6]
Voir La Sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement, en collabora-
tion avec Philippe Pignarre, La Découverte, 2005 etAu temps des catas-
trophes. Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de tourner en

67
rond, 2009.

68
« Ce qui nous indigne est l'essence qui nous alimente
» — Marion Lary, Antonia Jerez-Erschoff
Nous avons rencontré Dani en octobre 2011 — après l’appel à manifester le
15 octobre partout dans le monde, puis en mars 2012. Il est l’un de ces hack-
tivistas espagnols qui occupent des centres sociaux depuis plus de quinze ans
et mettent leur compétence au service des mouvements sociaux, culturels et
artistiques. Membre de Hacklabs et ALabs (groupes de recherche autour
des logiciels libres), du collectif Hactivistas.net (centré sur la lutte contre la
loi Sinde [1]), il a également participé à la création de Oigame, une plate-
forme de mobilisation citoyenne.

Peux-tu revenir sur l’occupation de la Puerta del Sol à laquelle tu as contri-


bué ?

Le 15-M n’est pas né de nulle part : les manifestations contre la guerre en Irak en
2003, les attentats de la gare d’Atocha en 2004, la frustration de ces fins de
manif où l’on passe de tous ensemble à chacun chez soi, ont préparé le terrain ;
tout comme, par la suite, la mobilisation contre la loi Sinde, la création de plate-
formes internet, comme Juventud sin futuro en février 2011, essentiellement étu-
diante, et Democracia Real Ya (DRY) en mars de la même année, dont la fré-
quentation a explosé en quelques jours. Quand, à la fin de la manifestation du 15
mai 2011 appelée par DRY et par Juvendud sin futuro, nous nous sommes retrou-
vés à une quarantaine à deux heures du matin à la Puerta del Sol, un peu comme
des extraterrestres mais portés par l’incroyable activité des jours précédents sur
les réseaux sociaux, nous avons décidé de rester. Les gens ont tout de suite
répondu par milliers à nos tweets et nos sms. Les informations des sites ont été
immédiatement relayées et répercutées. En quelques heures, nous étions 400,
puis 8 000 le lendemain. Dans la nuit du 15 mai, nous avons créé le site Toma la
plaza, puis Take the square, et nous nous sommes réparti le travail : tels répon-
dant aux courriers électroniques, tels répercutant les informations, tels faisant
office de web masters etc… Nous avons fermé temporairement le Patio Mara-
villas [2] pour mettre notre connaissance et notre pratique de la toile au service
du mouvement.

De l’allégresse de la Puerta del Sol à la situation actuelle, qu’est-ce qui a


changé selon toi ?

69
Le gouvernement a changé. Nous le savions à l’époque, mais entre savoir et
vivre une situation, il y a une différence : face à nous, la droite la pire d’Europe
dispose de la majorité absolue. Cela veut forcément dire qu’il y a quelque chose
que nous n’avons pas réussi à faire correctement ; que le mouvement n’est pas
parvenu à se connecter en mettant en place une structure capable de prendre des
décisions. Je ne parle pas de se convertir en un parti mais bien de prendre des
décisions.

De notre côté, dès la première semaine du mouvement, nous nous sommes réunis
une fois par semaine pour réfléchir à ce qui se passait et anticiper l’avenir. La
situation présente ne suscite donc en nous qu’une sorte de frustration. En
revanche ceux qui nous ont rejoints par désir de se rassembler, sans analyse poli-
tique ou stratégique — soit la grande majorité —, se sentent à nouveau décon-
nectés. L’important est toutefois de voir aujourd’hui des personnes qui aupara-
vant ne participaient pas aux mouvements sociaux, rallier et soutenir des centres
sociaux occupés... De ce point de vue il y a bien un changement. C’est ce qui a
permis d’éviter une gigantesque déroute et de maintenir, malgré le froid et la
frustration, une cohésion diffuse à travers les groupes de quartier, l’internet et les
centres sociaux.

On doit donc désormais envisager le 15-M comme un ensemble de groupes liés


entre eux par un état d’esprit : quelque chose d’immatériel, une sorte de phéno-
mène viral qui fonctionne par contamination, sur le modèle du web. Nous pou-
vons l’alimenter en virus réplicables, en actions qu’il permet de relayer et d’ins-
crire dans une continuité. Le 15-M est devenu un méta-outil qui traverse hori-
zontalement l’espace social, un espace de discussions qui peut faire boule de
neige. C’est une bonne chose.

À quoi servent ces assemblées qui ne prennent pas de décisions ?

Plutôt que de prendre des décisions dramatiques, mieux vaut dilater le temps,
rechercher les consensus. Il faut dire que ce pays n’a jamais vraiment discuté :
jamais il n’y a eu de débats publics, d’assemblées publiques. Il est donc néces-
saire de passer par cette phase. C’est peut-être un peu frustrant pour ceux qui
veulent occuper le devant de la scène. Souvent la frustration ou la culpabilité —
ces sentiments si humains — nous empêchent de comprendre que nous sommes
dans une période d’essai qu’il faut envisager comme telle. Si l’on regarde les
choses à froid, on se rend compte que l’on n’a pas la capacité de changer le pou-
voir : ni aujourd’hui, ni l’an prochain. Il s’agit donc de faire des expériences en

70
attendant le moment où cela pourra se faire. Nous savons que ce moment se rap-
proche parce nous disposons aujourd’hui d’outils nouveaux, parmi lesquels la
capacité de de communiquer sans leaders. En ce sens, le jeu est désormais très
différent.

Le 15-M ne peut donc se perpétuer sans le web ?

À l’heure actuelle, le combat ne peut pas avoir lieu dans la rue, nous n’avons pas
les moyens d’une lutte frontale. Il s’agit donc d’envisager des luttes de contour-
nement, qui s’appuient sur la création de coopératives et d’espaces libérés, et de
faire sortir les gens de chez eux pour qu’ils se mettent à penser, qu’ils se
réveillent. Grâce aux réseaux, on peut mettre en place des solutions aux pro-
blèmes de distribution de nourriture, de partage des ressources énergétiques. Que
le changement global puisse se faire sans violence était une chose aussi inconce-
vable qu’utopique aux XIXe ou XXe siècles. Aujourd’hui, je vois des opportuni-
tés pour y parvenir, ou du moins je comprends comment cela pourrait avoir lieu :
les canaux existent. L’utopie est devenue possible. En Andalousie, le réseau de
participation citoyenne Democracia 4.0 [3] a proposé un système de démocratie
participative. Puisqu’on peut payer ses impôts sur internet, rien ne devrait empê-
cher que chaque citoyen puisse voter et intervenir directement au Congrès des
Députés. Un fonctionnement basé sur la démocratie directe serait possible :
quand je suis intéressé par un débat, j’y prends part et je vote en ligne ; si je ne le
suis pas, le député qui me représente vote pour moi. Encore une façon de chan-
ger le système sans le casser. Et de créer le premier État démocratique de toute
l’histoire de l’humanité.

Donc aujourd’hui, tout dépend des réseaux ?

Le réseau est le armature neuronale qui permet l’existence d’un cerveau collectif
: sans lui, le reste ne sert à rien. Grâce à l’essaimage, cette potentialité démesurée
de la toile, nous pouvons faire pression pour obtenir ou faciliter certains change-
ments. Quand nous disposerons des outils pour réaliser des actions bien structu-
rées, ces essaimages pourront renverser n’importe quelle entreprise dans le
monde. Imaginez un essaimage de 300 000 personnes retirant leur argent d’une
banque, falsifiant des informations, y ajoutant du bruit, avec la possibilité de
migrer ailleurs en un seul clic. Essaimer peut devenir un modèle pour le syndica-
lisme, pour des associations de consommateurs du XXIe siècle.

Les plateformes comme Facebook ou Twitter, qui semblent avoir joué un

71
rôle essentiel dans la mobilisation, ne sont-elles pas des outils ambigus ?

Ces plateformes ont des aspects négatifs, notamment le fait que beaucoup de
gens les utilisent comme leur seul outil de stockage d’informations : il suffit
qu’elles soient bloquées pour que tout disparaisse. Mais on a beau avoir des réti-
cences sur ce type d’outil, ou souhaiter qu’il soit utilisé autrement, il reste un
instrument incontournable de diffusion. Entre 500 et 700 millions de personnes
utilisent Facebook. Ne pas y être, c’est se déconnecter des masses, de la multi-
tude, de la planète. L’affligeant, c’est que cet outil a été généré par une start-up
qui a capitalisé la mobilisation ; mais l’idée est géniale. Nous sommes bien d’ac-
cord, il faut trouver des alternatives.

Le 15-M s’inscrit dans un mouvement global. Sa capacité d’évoluer dépen-


dra-t-elle de ce qui se passera ailleurs ?

Il va y avoir plusieurs phases, comme dans tous les processus. Je pense que nous
sommes entrés dans un processus révolutionnaire global depuis quinze, vingt
ans. Ce processus a commencé au Mexique et s’est poursuivi à Seattle. La phase
suivante a été la connexion de la Tunisie, de l’Égypte, du Liban, de la Syrie,
Santiago du Chili… Il y a donc une accélération : entre Mexico et Seattle, il se
passe six ans ; entre la Syrie et l’Espagne, seulement quelques mois. Dans la
phase suivante, qui sera encore plus rapide, il faudra être encore mieux préparé
pour que notre communication soit plus efficace, pour que nos liens et leur diffu-
sion aillent en se concentrant et en se concrétisant.

Ce qui fonctionne se clone. Yo no pago [4] vient des Grecs ; aux États-Unis ils
s’organisent pour paralyser les expulsions. Si la Grèce, l’Italie, le Portugal…
trouvent un hack, dans le système, susceptible de changer quelque chose, nous le
clonerons. Tout type de mobilisation novateur sera cloné et fonctionnera. Au
niveau international, nous avons pu créer des communautés et croître. Nous
devons désormais prendre le temps de nous reconnaître comme une seule com-
munauté, prendre conscience que nous avons un avenir en commun, que nous
sommes frères, que notre horizon est le même.

Tu sembles suggérer la nécessité d’une avant-garde ? N’est-ce pas contra-


dictoire avec l’horizontalité des réseaux ?

Vous abordez un sujet délicat. Nous avons toujours tenté d’échapper à ce rôle.
Dans le monde des hacktivistes, nous proposons que chacun soit une avant-

72
garde. Mais d’un autre côté, l’expérience que certains ont accumulée durant plus
de dix ans les met dans une situation particulière et privilégiée. Soit on l’ignore,
soit on tente d’en profiter. C’est en ce sens qu’il peut y avoir un processus
d’avant-garde. Je pense aussi que c’est une responsabilité. Nous en débattons
beaucoup. L’éventualité de devoir décider de ce que les gens feront demain nous
oblige à réfléchir. Si nous avons peur d’assumer cette responsabilité, cela peut
devenir paralysant.

Pourquoi la « guerre du web » est-elle actuellement l’angle prioritaire d’at-


taque ?

La propriété intellectuelle, l’industrie du copyright et des brevets… freinent


l’évolution de l’humanité et engendrent plus de mortalité sur l’ensemble de la
planète que l’industrie militaire. J’inclus dans la propriété intellectuelle les médi-
caments, les plantes, le transgénique, etc. C’est une industrie intangible, difficile
à cerner, source de famine et de misère, responsable de la déforestation au Brésil
pour la production du biocarburant, de l’inaccessibilité des médicaments pour les
plus pauvres… L’attaque frontale de l’industrie du copyright contre les réseaux
(Sopa, Pipa, Acta, Sinde, Hadopi) est brutale. Dans toute l’histoire de l’humanité
on a appris en copiant, nous sommes des singes qui copient ce que font d’autres,
qui mélangeons copies avec d’autres copies. La découverte proprement dite
représente 0,01 % de l’innovation ; le reste consiste en copies de copies de
copies.

Comment vois-tu l’avenir du mouvement ?

Mon espoir, c’est le passage de l’indignation à l’action. J’attends de voir ce qui


va se passer quand les syndicats lanceront des grèves. Ils sont nombreux (il y a
environ un million de syndiqués en Espagne), ils savent comment agir et com-
ment faire mal. Ils ont des structures, sont disciplinés, et constituent une force
encore puissante. Nous verrons quel type d’alliance pourra surgir avec eux.
Même si pour notre part, nous restons sceptique sur l’efficacité, voire même la
possibilité de la grève comme outil. Ceux par exemple qui travaillent dans les
secteurs immatériels ne peuvent et ne savent pas faire grève, car ils sont décon-
nectés de la production physique de marchandises. Que signifie une grève pour
les jeunes qui ne travaillent pas encore ou pour les retraités, soit 40 % de la
population ? Quels seront nos moyens d’attaquer le pouvoir ? Nous ne le savons
pas. Mais je crois qu’il lui sera de plus en plus difficile de nous réprimer. Les
gens se montrent chaque fois plus intelligents. Bien sûr ce n’est pas aussi simple

73
que cela : hier, par exemple, à l’occasion d’une action de Yo no pago dans le
métro, il y a eu neuf arrestations. Mais elles sont mal perçues par les usagers
parce qu’ils considèrent ces groupes comme des militants non-violents et non
comme des criminels.

Dans l’avenir, nous devons continuer de travailler à la construction de coopéra-


tives, d’échanges, de nouvelles relations entre producteurs et consommateurs,
avec tous ces instruments qui permettent de cesser d’être sur la défensive. Créer
de nouvelles réalités qui changent concrètement la vie, donner à voir des
exemples, afin que les gens puissent se dire « puisque cela marche, allons dans
ce sens ».

Notes

[1]
Équivalent de la loi Hadopi, vise à protéger les droits d’auteur sur internet
et à lutter contre le piratage. Il y a eu une très forte mobilisation en Espagne
contre la loi Sinde.
[2]
Centre social occupé depuis 2007, considéré comme l’un des bastions du
15-M.
[3]
Voir www.demo4punto0.net.
[4]
« Je ne paie pas », collectif « d’insurrection économique » intervenant prin-
cipalement dans le métro, sur les parcmètres et aux péages.

74
Pulsations ou le 15 mai et la révolte — Fatimatta ,
Cuji , Antonia Jerez-Erschoff
Qu’en est-il aujourd’hui du mouvement né le 15 mai 2011 à la Puerta del Sol
? C’est ce que se demandent Fatimatta et Cuji, qui animent Onda Precaria,
une radio libre née quelques mois avant le 15-M, et très vite devenue la voix
du mouvement. Ce texte fait suite à « Je vous écris d’Espagne », paru dans
Vacarme 57 à l’automne 2011.

Où est passé le 15 mai ? Lancée par les médias, cette question résonne aussi pour
ces milliers de personnes qui furent, littéralement, sur-prises par la conquête des
places au printemps dernier. Comme une autre manière de dire : « Mais où êtes-
vous donc ? Je me sens seul. »

Que les commissions et groupes de travail nés de la Puerta del Sol et d’autres
places du pays ne réussissent plus à rassembler les 99 % est une évidence bruta-
lement constatée lors des rassemblements qui ont précédé les élections en
novembre 2011. Intuitivement on sent qu’il en reste des traces, le 15-M n’a pas
été un événement ponctuel qui aurait complètement disparu aujourd’hui. Les
assemblées de quartier sont bien là, au vu et au su de tous, tout comme d’autres
initiatives fermentées à la chaleur de ces mois printaniers et qui conservent une
vitalité certaine ( www.15M.cc, http://bookcamping.cc, www.fundacionrobo.
org…). La ville est jalonnée d’occupations, de pratiques d’interventions contre
les expulsions, de banques du temps et autres réseaux d’appui mutuel, peut-être
moins visibles et plus dispersés mais qui prennent un sens nouveau en cessant
d’être des manières de faire d’un monde « alternatif » pour devenir des pratiques
de « tout un chacun ». Préoccupations communes pour des affaires communes,
plus que signes d’identité.

Il est probable que cette énumération ne soit pas la plus significative. Le (re)flux
du 15-M s’étend bien au-delà du social organisé : le regard vigilant capte
d’autres signes plus diffus et invisibles — une mer de micro gestes quotidiens,
imprégnés d’une nouvelle disponibilité sociale à l’invention, à la générosité ou à
l’indignation. Se référant à cette dimension invisible, Amador Fernández Savater
écrit dans son blog du journal Publico : « Le 15-M est aujourd’hui un climat. Un
ami le décrivait comme un feu souterrain : “Depuis mai, la terre n’a pas cessé de
fumer. Le feu est maintenant souterrain.” »

75
Images puissantes. Cependant c’est dur, à certains moments, de se retrouver dans
la nuit, en petits groupes et autres clans, après avoir été si nombreux en pleine
lumière. « J’ai besoin d’un autre shoot » me disait une amie, entre désir frustré et
anxiété. Il faut dire que les dernières interventions policières, disproportionnées,
contribuent à isoler ceux qui osent les insubordinations publiques, autant qu’à
immerger le corps social dans la peur et le découragement.

Il y a quelques années une femme avisée, Raquel Gutiérrez Aguilar, suggérait de


penser le social à partir des métaphores de la vie en exhortant à oublier la
machine, si présente dans notre modernité. Un esprit pensant peut calculer, pré-
voir, ajuster les mécanismes d’une machine, mais, avec les organismes vivants, il
doit interagir différemment. Le social, disait-elle, se meut pareil à un organisme
vivant, il aspire et expire, il possède un cœur, ou plusieurs, qui battent, avec leur
systole et leur diastole. L’idée est simple : nous pouvons penser les moments de
fête et de révolte comme systole, contraction maximale et synergie des énergies
collectives. Seulement après une systole doit arriver la diastole qui nous sauve
d’une attaque cardiaque mortelle. Chaque diastole prépare la systole suivante,
qui ne dépend pas d’une quelconque volonté, aussi collective soit-elle, mais
d’une conjonction complexe de hasards, d’opportunités, de synergies de volontés
et d’énergies sociales désirantes.

Le 15-M a été sans conteste un beau moment de systole collective. Ces mer-
veilleux fous qui ont osé camper sur la place n’anticipaient pas ce que leur geste
audacieux allait déchaîner. Et ce qui a suivi n’a pas uniquement dépendu de ce
geste, tout comme le feu dans un concert ne s’allume pas quand la rock star
claque des doigts. Il n’a été que le déclencheur des énergies collectives, char-
gées, en attente.

Maintenant, le corps social se détend, laissant le sang circuler vers le cœur.


S’agit-il d’attendre tranquillement la seconde systole ?… Certes non. Il est clair
que nous ne pouvons prévoir ce qui donnera naissance à une nouvelle systole
collective. Nous savons par contre qu’elle ne dépendra ni d’un plan concocté par
quelques-uns, ni du génie d’un geste que nous aurions inventé. Cependant, ce
que nous ferons durant les prochains mois, dans l’immensité des incertitudes qui
nous entourent, sera fondamental et déterminera la qualité, le sens, l’ardeur de
toute systole à venir.

Chaque groupe et chaque non-groupe, chaque singularité, chaque bande devra


être attentive, à l’écoute. Sans être paralysée pour autant. Chacun d’entre nous

76
est une partie de cet immense corps collectif qu’il faut apprendre à écouter en lui
envoyant des signaux, en les décryptant, sans cesser de donner le meilleur de soi.
Grâce à l’écoute active si bien enseignée par le 15-M, nous saisissons les limites
de ce corps mais nous en connaissons aussi la puissance ; nous écartons les voies
stériles et les impasses, nous explorons de nouveaux territoires et remettons en
jeu ce qui nous est connu. Dans ce contexte, l’activiste, loin de disparaître, se
redéfinit. Parfois les êtres vivants développent mieux leur singularité loin de
l’agitation ; en apportant horizontalement savoir-faire et différence ; en donnant
vie à la diversité qui inclut chacun ; en agissant à partir de la modestie de celui
qui se reconnaît comme un de plus, sans perdre l’audace de celui qui se sait dans
un moment décisif.

Pourquoi décisif ? La crise économique qui a éclaté au cœur du système finan-


cier mondial en 2008 revêt aujourd’hui la dimension d’une catastrophe globale.
Les flux financiers transnationaux répondent à des intérêts à court terme totale-
ment désengagés de la survie de la planète, ce qui suppose un dispositif de des-
truction complètement aveugle. Les matières premières, la santé des personnes
ou l’industrie se manient comme des actifs sur un marché boursier qui ne repré-
sente que les intérêts de l’aristocratie financière, ici et maintenant. Cette destruc-
tion systématique perdure en maintenant une pénurie constante, quel que soit le
niveau de richesse atteint par l’ensemble. Ainsi se construit au fil du temps une
relation de pouvoir fondée sur la dette. Le lien asymétrique débiteur-créancier
qui caractérise « l’économie de la dette » (selon Maurizzio Lazzarato) est univer-
sel parce qu’il concerne tout le monde : même les plus pauvres qui ne peuvent
accéder à un quelconque crédit doivent payer des intérêts correspondant à la
dette publique.

La force du capitalisme réside dans sa capacité à articuler le niveau économique


au contrôle de la subjectivité. Produire la dette c’est avant tout produire un sujet
lié à une promesse de paiement futur, doté d’une morale définie par la culpabi-
lité. L’idée du sujet consumériste qui tire sans limites sur sa carte de crédit met
en avant sa culpabilité et sa responsabilité individuelle, annihilant ainsi tout ce
qui ne se réfère pas en première instance à un questionnement moral. Mais la
mauvaise conscience se fixe également sur le chômeur ou la SDF, expulsée par
la banque, sur l’insolvable, considéré comme suspect et unique responsable de sa
propre situation. La déflation des salaires ou les coupes sociales organisées par
l’aristocratie financière qui ont agencé le cadre nécessaire pour continuer le
pillage du commun, grâce à toute une ingénierie d’endettement, restent au
second plan. Le message est clair : « L’unique responsable, c’est toi. »

77
L’émergence du 15-M a court-circuité cette maxime, a déplacé le dispositif de
soumission à la dette et à la faute (« Votre crise, on ne la paie pas ») et a montré
du doigt une responsabilité claire dans la crise actuelle : « Ce n’est pas une crise,
c’est une arnaque » (de politiciens et de banquiers). Durant la prise des places,
nous avons découvert une autre façon d’être ensemble qui refuse la rivalité ou la
morale de la dette, au fond une morale de la peur. Ainsi, le champ du possible
s’est réouvert. Mais de la même façon, il peut se refermer. D’autres virtualités
contenues dans le champ social, de fascisation et de haine de l’autre, pourraient
se déployer, s’allumer dans les paysages mentaux, donner lieu à de nouvelles
systoles de l’horreur. Ce sont les revers du 15-M. Ainsi, en acceptant la beauté et
l’opportunité des moments de diastole, en nous éloignant de l’anxiété d’inventer
le geste définitif et en nous rapprochant des envols volontaristes, il est urgent de
se demander : « Que pouvons-nous apporter pour étirer, déployer, recharger les
courants souterrains que le 15-M nous a laissés ? » Il ne s’agit pas nécessaire-
ment de prolonger les structures existantes avec l’étiquette 15-M, mais de mettre
à l’essai, dans de nouveaux domaines, ce que nous avons appris sur les places :
actions et pratiques de tous et de personne, écoute active, inclusion, respect, pen-
sée collective, dans une préoccupation commune pour les affaires communes.

78
Nos ruines — Diane Scott
Cataclysmes de films hollywoodiens, images de catastrophes récentes, cités
industrielles désertées : la ruine est un motif de notre époque, son décor, la
forme dans laquelle elle se pense et se rêve. Loin de la colonne antique dont
les romantiques ont pu faire leur modèle, la ruine contemporaine est le
miroir d’un présent qui contemple, non sans frissons, son propre espace
déserté, rendu à la vie des choses. Invitation à se promener parmi quelques
ruines qui sont les nôtres, le texte qui suit dessine à son tour les contours de
leur étrange présent, interrègne temporel entre un après de l’événement et
une relance utopique de l’histoire.

1.

La ruine est un motif contemporain. Si jamais ce que notre époque emporte de


rapport à l’histoire autorise quelque chose comme un Zeitgeist [1], la ruine est
une de ses images. Plus exactement, la ville sinistrée, abandonnée ou détruite.
De l’objet touristique aux jeux vidéo, en passant par le cinéma post-apocalyp-
tique et toute une série de travaux photographiques, la ville détruite aimante nos
images, comme une chair. Rocades explosées, immeubles à l’abandon, voitures
renversées, effondrements de ces symboles de la modernité industrielle que sont
le building et l’automobile, ces clichés sont une sorte de fond d’écran collectif
devant lequel se jouent, comme indifféremment, nombre de nos fictions. Un
appétit des ruines traverse ainsi l’image : d’Alien à World Invasion Los Angeles
Battle, de Mad Max à 2012, mais aussi La Route, I Am a Legend, les jeux Metro
2033, Crysis II, Singularity ou Bionic Commando, les séries télévisées Walking
dead, Flashforward, les travaux récents sur la fantastique ville fantôme qu’est
devenue Detroit, la passion grandissante pour des îles japonaises abandonnées
par l’industrie ou pour les abords de Tchernobyl… La ruine contemporaine est
moins monument ou paysage qu’une sorte de contexte persistant. Des narrations
qui a priori ne nécessitent aucune ruine en passent par là. Il est symptomatique
que les grands blocs d’immeubles à l’abandon, dans une ruine discrète mais
nette, soient le paysage du troisième et dernier degré du rêve d’Inception (Chris-
topher Nolan, 2010), ce que l’époque donne à voir comme son reste le plus
désemparé, son fond de représentation le plus dense. Il y a une volupté de la
ruine, une obsession ou un amour. Si le paysage a pu être le fond naturel de
l’image moderne, la ville détruite semble devenir progressivement le fond de

79
l’image contemporaine, « postmoderne ».

Jia Zhangke, Still Life

Jia Zhangke, Still Life

Il serait en effet intéressant de qualifier ces ruines de postmodernes. Moins au


nom d’une périodisation dont on aurait pris acte une fois pour toutes, que pour
qualifier ce phénomène de la ruine actuelle, qui trouverait en cette appellation
une détermination substantielle. L’intuition d’un nouveau cycle dans l’imagerie
de la ruine, si typique de la modernité et de son rapport à l’antique, appelle une
césure. Et ce d’autant plus que cette répétition de la ruine sous d’autres espèces
énonce quelque chose du rapport à l’histoire. La ruine est une image curseur et
elle indique un changement de climat. La qualifier de postmoderne enfin peut
servir de relance théorique.

La première chose qui se joue là est la question de la catastrophe, que la ruine


suppose ou qui la précède. Le blockbuster actuel déploie des trésors de délires
climatiques pour s’offrir quelques plans improbables qui, mis bout à bout,
couvrent moins de trois minutes sur l’ensemble d’un film, mais qui en consti-
tuent l’objet même. La catastrophe est goûteuse, elle est la réjouissance de ces
films. On regarde 2012 (Roland Emmerich, 2009) pour voir Los Angeles
engloutie dans une faille de la surface terrestre. Ou Cloverfield (Matt Reeves,
2008) pour revivre ce qui est devenu effectivement une expérience collective, les
nuages de poussière et la panique sur les trottoirs. L’effondrement des buildings
qui ne cesse d’être donné à voir répète en effet avec une gourmandise ambiguë
les images constituées en traumatisme collectif du 11 septembre 2001. Comme si
le genre post-apocalyptique avait trouvé dans cet événement historique une nou-
velle relance libidinale, que l’épuisement de la menace nucléaire liée à la guerre
froide avait tassée. Et assurément cette portée d’images de fiction que l’attentat a
générée contribue à mondialiser quelque chose de l’événement. Le paradoxe ou
la combinaison sont les suivants : s’il se joue des affects spécifiquement améri-
cains dans cette appétence pour l’effondrement, ce goût est relayé hors des États-
Unis par un tissu culturel où se mêlent à la fois la catastrophe constituée en évé-
nement global et les scènes à foison des ravages climatiques et nucléaires
récents. Comme si la catastrophe était une des scènes où se lissait, se coordon-
nait une culture globalisée, où le tropisme états-unien et sa réception produi-
saient à leur tour une sauce mainstream. Travail de la culture donc, qui pose l’ef-

80
fondrement comme notre dénominateur mondial commun.

La seconde dimension qui traverse ces images est celle du destin de la machine
dans la représentation moderne. On a, à un siècle d’écart, de part et d’autre de
l’histoire du cinéma et de la photographie, l’entrée du train dans la gare de La
Ciotat en 1897 et les photographies de Shinichiro Kobayashi, Deathtopia publié
en 1998, série de ruines industrielles de l’archipel japonais. Entre-temps c’est
tout le déploiement des images de cette nouvelle civilisation du fer, et une même
fascination afférente pour tout ce qui fait appareil. La machine a été le comble de
la représentation moderniste, son point d’euphorie : des locomotives filmées à
l’envi à la naissance du cinéma, du futurisme italien à Berlin, symphonie d’une
grande ville (Walter Ruttmann, 1927) jusqu’aux complexes militaro-industriels
chez James Bond, la machine est l’objet aimé de la modernité. Or la troisième
révolution industrielle, et le nouveau stade de développement du capitalisme qui
lui est associé, n’est plus l’âge de la vapeur ni de l’électrique, mais de formes
technologiques bien moins ou autrement représentables. Circuits informatiques
et électroniques signent non seulement un nouvel âge du capitalisme, mais égale-
ment une nouvelle ère de l’image, de nouvelles formes de représentabilité. Avè-
nement concomitant de la ruine industrielle, qui dit la fin de cette modernité,
mais aussi la fin du modernisme esthétique. C’est un des sens extrapolés avec
lequel entendre cette phrase des photographes de Detroit : « Ces magnifiques
monuments en décomposition sont, tout autant que les pyramides d’Égypte, le
Colisée de Rome, ou l’Acropolis d’Athènes, les vestiges d’un empire disparu. »

2.

Shinichiro Kobayashi a photographié des ruines industrielles à travers le Japon :


« Superb book of photographies taken in disused factories and other waste lands
in Japan » (« Splendide livre de photographies prises dans des usines en friche et
d’autres terres à l’abandon du Japon »), dit un site de son album Deathtopia. Il
s’agit principalement de l’intérieur d’usines désaffectées - fascination pour les
éboulis de pierres, le travail de la rouille, les énormes machines et tuyaux, les
cuves, établis, les sols couverts de gravats, cet équilibre de la destruction où l’in-
térieur des bâtiments est au bord d’être déjà un extérieur. Objet moderniste par
excellence que cette variation sur le déchet monumental qui évoque Joseph
Beuys ou Anselm Kiefer par moments, n’était le jeu de colorisation qu’a appli-
qué le photographe et qui, par cette pellicule de kitsch, fait basculer l’image du
côté d’un artifice que d’aucuns rangeraient dans le postmodernisme. Aplats de
couleurs de bonbons qui ressemblent aux procédés de Warhol et qui interdisent

81
l’accès à l’âpreté des lieux pour en faire des vignettes apprêtées. Ces couleurs un
peu alimentaires sont une façon de geler l’affect et peut-être ces images
vacillent-elles entre la beauté tragique et moderniste des restes d’un progrès
ambigu et le kitsch de bonbonnière des simulacres de la postmodernité. Les pho-
tos de Kobayashi témoignent de la désindustrialisation, de ce double fait que les
révolutions industrielles, du moteur à vapeur, puis du moteur électrique, auront
laissé des vestiges énormes et se seront succédé à une vitesse exceptionnelle,
rarement connue dans l’histoire. Le caractère exponentiel du développement du
capitalisme produit de la ruine, du fait du raccourcissement des cycles et de la
nature des appareils productifs en jeu. La ruine industrielle du XXIe siècle par-
tage avec la ruine antique du XIXe siècle une forme de fascination pour la gran-
deur passée, - à cette différence importante que son objet nous est en fait
contemporain.

Detroit tout entière est une ruine postindustrielle. Yves Marchand et Romain
Meffre ont photographié la ville dans les années 2000 [2]. Ils montrent l’appa-
reil industriel et social de la société fordiste aujourd’hui dans un délabrement
sans âge, infrastructures automobiles, maisons croulant sous leur propre poids,
bibliothèques, salles de bal, hôtels et théâtres à l’abandon. « Pour beaucoup
d’Américains, Detroit c’est Ground Zero », dit un des habitants. Berceau de l’au-
tomobile américaine pendant la première moitié du XXe siècle, modèle de la
croissance industrielle sauvage faite de ségrégations raciales, sociales et de des-
tructions naturelles, la ville a décliné avec la désindustrialisation, après les
émeutes sanglantes de 1967, et encore récemment avec la crise des subprimes.
Aujourd’hui Detroit est une juxtaposition de ghettos désertés aux densités rurales
et à la mortalité infantile du Sri Lanka [3]. Au milieu des quartiers déserts et des
maisons incendiées pour toucher les primes d’assurance, on entend les coqs et
les sauterelles. La ruine vient de la catastrophe et tend vers la nature. Les bêtes
sauvages repeuplent, dit-on, la zone de Tchernobyl, des loups orange à la four-
rure radioactive. Des films racontent aussi cela : un ours et un lion rugissent dans
le Baltimore post-apocalyptique de L’Armée des douze singes (Terry Gilliam,
1996). Et dans Les Fils de l’homme (Alfonso Cuaron, 2006), on voit une biche
dans une école désaffectée, des poules et des moutons dans les couloirs des
immeubles, comme une remontée du rural à travers les failles de zones urbaines
en morceaux. Présence qui n’a pourtant rien d’un retour à un état antérieur, ces
bêtes sont elles-mêmes tout à fait bizarres : lapins proliférants de l’île japonaise
de Okunoshima, où était installée, contre les accords de Genève, une usine mili-
taire de gaz toxiques, chats à la reproduction exponentielle de l’ancienne île
minière d’Ikeshima, qui peuplent les abords des écoles en voie d’abandon et la

82
décharge de frigidaires à ciel ouvert de l’île [4].

Île de Hashima, Japon

Île de Hashima, Japon

Tchernobyl fascine aussi, avec ce plus-de-jouir qu’on y risque sa vie. L’Ukraine


reprend en main actuellement un « tourisme de la catastrophe » qui s’était déjà
déployé clandestinement depuis longtemps. À voir ces ruines installées dans leur
éternité sans humains, on se demande quelle place elles nous proposent — que
faire de nos ruines ? - or de fait elles semblent d’ores et déjà toutes requalifiées
en sites touristiques. Il y a ainsi un spectateur des ruines, bateaux de touristes,
explorateurs urbains, adorateurs de ruines qui viennent prendre, en photo ou
réellement, des objets abandonnés. L’urbex ou urban exploration en a d’ailleurs
fait son monde de prédilection. La jeune Ukrainienne Elena Filatova parcourt en
moto les 30 000 kilomètres carrés désertés de la zone de Tchernobyl et fait régu-
lièrement des reportages qu’elle met en ligne. Rüdiger Lubricht a présenté en
2011 à Berlin une exposition de photos, Tschernobyl, Verlorene Orte, gebro-
chene Biografie [5] (Tchernobyl, lieux perdus, biographie brisée), qui compre-
nait deux parties, une sur les villages et villes abandonnés, l’autre sur les resca-
pés, malades. On y voit des salles de classes, des balcons, des places gagnées par
les herbes — on évalue le temps de la dégradation —, et quelques paysannes iso-
lées, qui entassent des choux dans leurs chambres à coucher pour l’hiver.

L’île de Hashima fait aussi l’objet d’une passion. Ville du sud du Japon, en face
de l’île de Kyushu, relevant de la préfecture de Nagasaki, elle a été une mine de
houille, de 1840, date de son achat par Mitsubishi, jusqu’au milieu du XXe
siècle, où le remplacement du charbon par le pétrole a fait rapidement revenir
l’endroit à son statut antérieur d’île inhabitée. De peuplement ouvrier, en partie
coréen, elle était si dense que toute sa surface fut urbanisée, et qu’elle fut même
agrandie, d’où son second nom, Gunkanjima, « navire de guerre », parce qu’elle
ressemblerait au vaisseau de guerre Tosa. Elle atteignit le taux de densité le plus
élevé du monde. D’un peu plus de six hectares, elle compta plus de 5000 habi-
tants, et atteignit dans le quartier des habitations jusqu’à—9 000 habitants/km2 à
la fin des années 1950. Devenue inutile, l’île a été abandonnée, avec une préci-
sion brutale. La houillère a été fermée le 15 janvier 1974, la ville a été évacuée et
la liaison maritime avec l’île principale a été arrêtée le 20 avril 1974. L’île
retourna à son silence d’avant l’exploitation houillère, chargée cette fois de tout

83
ce qu’on y avait laissé. La revue japonaise Wonder Japan a consacré un repor-
tage à cette île fascinante dont les typhons ont accéléré la dégradation et où les
touristes peuvent aller officiellement depuis 2009 [6]. On y voit les immeubles,
en brique ou en béton, les cours étroites aux escaliers effondrés, gagnés par la
végétation, les allées serrées entre les blocs parsemées de poutres, du bois des
balcons détruits, de gravats épais. Quelques plans sur des matelas éventrés, des
cuisines comme interrompues au milieu d’une préparation. Il y a quelque chose
du régime du trompe-l’œil dans ces ruines, on ne cesse de mesurer l’écart avec la
vie d’avant, de faire l’aller-retour entre l’objet utilisé et l’objet suspendu. La sus-
pension est une illusion et c’est là le paradoxe de ces ruines domestiques qui
nous donnent le sentiment de la vie plus que ne le ferait peut-être une maison
habitée. Et en effet ces ruines n’ont rien de morbide. L’Ange de l’histoire de
Benjamin est arraché aux décombres où il voudrait secourir les blessés et ressus-
citer les morts, mais nos ruines sont définitivement désertes et le rapport auquel
leur pauvreté et leur superbe nous condamnent est celui d’une extériorité défini-
tive. Elles ne sont plus du même tissu temporel. Le rapport touristique est finale-
ment ce à quoi nous acculent ces ruines qui sont à la fois séparées de nous et nos
absolues contemporaines. Elles sont un trou dans le temps historique du présent,
temps qui de fait n’a rien d’homogène.

Ces ruines de Hashima, de Detroit, de Pripjat — plus exactement, ce que nous


allons prendre d’elles — ont ainsi trois caractéristiques, elles sont nos contempo-
raines, elles sont domestiques ou intérieures et elles sont catastrophiques, post-
catastrophiques, « post-apo » dirait Hollywood. C’est ce qui les distingue de
leurs deux parentes, la ruine antique, socle à la fois réel et fantasmé de toute la
modernité européenne, et la ruine de guerre, contemporaine de la photographie,
qui, depuis la Commune, témoigne de ce qui a eu lieu. Ce que Chateaubriand
recherche pendant son voyage en Asie Mineure, en Grèce et en Égypte en 1806,
ce sont des monuments qui le replongent dans ce que son érudition lui permet
d’imaginer. C’est un appel au passé. Se rappelant Carthage, il écrit à la fin de son
Itinéraire de Paris à Jérusalem : « Environné des plus grands et des plus tou-
chants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d’Asdru-
bal ; je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d’Annibal,
de Scipion et de César […]. Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures pas-
saient tour à tour devant ma mémoire, qui m’offrait pour dernier tableau Saint
Louis expirant sur les ruines de Carthage. Que le récit de la mort de ce prince
termine cet Itinéraire. » La ruine antique moderne — si cette combinaison tient
— est prise dans la dynamique de l’imitation dont Lacoue-Labarthe a montré
qu’elle était le procès de la modernité, son travail même. L’usage des ruines

84
antiques est une métonymie. « Au départ, et pour le dire de manière abrupte, il y
a ceci : depuis l’effondrement de la chrétienté, un spectre a hanté l’Europe, le
spectre de l’imitation. Ce qui signifie tout d’abord : l’imitation des Anciens. On
sait quel rôle le modèle antique (Sparte, Athènes ou Rome) a joué dans la fonda-
tion des États-nations modernes, et dans la construction de leur culture. Du clas-
sicisme de l’âge de Louis XIV à la pose à l’antique de 89 ou au néo-classicisme
de l’Empire se déploie tout un travail de structuration politique, où se réalisent à
la fois une identification nationale et une organisation technique de gouverne-
ment, d’administration, de hiérarchisation, de domination, etc. C’est en ce sens
qu’il faudrait faire entrer l’imitation historique, comme Marx y a d’ailleurs
songé, au nombre des concepts politiques [7]. » Nos ruines actuelles sont prises
dans un tout autre procès. Là où la ruine moderne est antique, loin des villes,
monumentale, nostalgique, la ruine postmoderne est le produit de notre propre
civilisation, elle est la ville moderne elle-même, elle est promenade à l’intérieur
des bâtiments. Les ruines de Detroit, de Tchernobyl ou du Japon ont ceci de par-
ticulier qu’elles s’attachent à l’intérieur, qu’il soit public ou privé. Le plus sou-
vent ce sont des bâtiments publics, des boutiques, des usines. Les photos de
Detroit sont une collection de salles de bal, de banques et d’hôtels. Une photo-
graphie du United Artist Theater est proprement fantastique : le théâtre s’écroule
sur lui-même, le jour perce à travers les échancrures des murs et du plafond et
les différentes couches de la construction affleurent, les décors de bois sculpté en
morceaux laissent voir les murs de brique rouge par-dessous. On dirait que l’ar-
chitecture est un paquet de tissus déchirés. La question n’est plus du tout de se
sentir emporté par la monumentalité des empires passés et de travailler avec
l’élan que cette identification aura suscité. Le rapport à la ruine n’est plus d’exal-
tation, et si notre ruine ne saurait être nostalgique, peut-être est-elle mélanco-
lique. Dans tous les cas le rapport à la perte n’est pas le même. La ruine antique
qualifie la perte, la ruine postmoderne la sature. Elle est l’objet plus quelque
chose, et l’effondrement n’est pas vécu sur le mode du manque mais de l’excès.
Ici la ruine fascine parce que la photo n’a pas d’âge. La ruine antique ne cesse
d’être datée, de servir de métrage au présent de la modernité : la distance et la
référence à l’antique sont éprouvées dans le contact avec les ruines syriennes que
Max von Oppenheim, par exemple, photographie à la toute fin du XIXe siècle
[8]. En revanche nos ruines actuelles n’ont pas d’âge, elles nous situent dans un
futur indéterminé, comme infini. Quel savoir aurions-nous pour évaluer le
moment où nous sommes par rapport à ces ruines, quelle mesure pour le travail
du temps ? Leurs objets sont nos contemporains exacts, les enfants qui étaient
assis dans ces salles de classe de Pripjat sont en vie, ils ont même mon âge, ces
salles de concert ont été fréquentées par la génération de mes parents, pour

85
autant je suis bien dans un après par rapport à elles, mais un après sans date. Les
bâtiments de Hishima ont été rendus à la nature en 1974, mais à quelle date les
regardé-je ? C’est ce vacillement (de l’assise) du présent qu’offre la ruine post-
moderne, elle ouvre une zone temporelle incertaine, une période sans âge qui n’a
pour seule détermination que de se savoir après. Après la catastrophe, certes,
mais pas seulement, après l’histoire en réalité. Seule la catastrophe est datée,
précisément même parfois, émeutes de Detroit, cessations des activités fordistes,
explosion du réacteur 4, fin d’une liaison maritime, début de la catastrophe de
Fukushima. Le départ de la catastrophe est arrimé, le régime de la ruine, qui
serait finalement le régime de notre présent, ne l’est pas, il flotte dans cet après
de l’accident que la ruine énonce. La ruine est une sorte d’entre-deux éternel, de
limbes terrestres, qui seraient cette métaphore de l’époque, post-quelque chose
mais dans l’incapacité à se déterminer historialement. D’où peut-être son carac-
tère domestique. On peut dire que le tourisme de Tchernobyl procède du désir de
« voir le monde après l’humanité » [9], à condition de qualifier ce tissu mou du
présent que le regard sur la ruine constitue.

Berlin, Checkpoint Charlie

Berlin, Checkpoint Charlie

3.

Se dessinent alors les formes du temps qui constituent l’historicité contempo-


raine. Car si le temps est sécable en passé, présent et futur, selon une logique
linéaire et mécanique, comme des dominos, l’histoire serait constituée des
formes que chaque époque donne au temps. Ainsi les catégories de passé, pré-
sent et futur qui nous servent à découper notre expérience du temps, sont d’em-
blée prises dans des catégories plus déterminées, plus substantielles ou qualita-
tives. Catégories qui ne seraient pas des formes neutres et vides, ces catégories
pures de passé, présent et futur, ce temps des horloges, mais les formes idéolo-
gico-temporelles qui sont les produits du rapport à l’histoire de notre époque, la
façon dont la période à laquelle nous appartenons donne corps à ces termes et
structure notre rapport au temps. Le temps est découpé en formes vides que nous
redéployons après-coup, mais l’histoire est déjà structure. Le temps n’y est plus
le temps, il est déjà forme de l’expérience. Aussi peut-on concevoir que les caté-
gories de passé, présent et futur soient organisées, pensées par l’histoire d’une
façon qui non seulement les colore ou les informe a priori, leur donne une valeur

86
ou une disposition historiale, mais aussi les désoriente, les tuile, les décale,
autant de torsions et de déterminations qui constitueraient en propre les régimes
d’historicité. Ainsi les régimes d’historicité ne seraient-ils pas seulement la
façon dont une époque se situe elle-même dans la représentation qu’elle se fait
de l’histoire, mais elle serait cette combinaison, cette constellation de percep-
tions du temps comme structures a priori.

Mon hypothèse est que notre histoire est ordonnée au régime de la ruine, et plus
largement à la triple structure de la catastrophe, de la ruine et de l’utopie.
Ruines, catastrophes, utopie seraient les trois signifiants métonymiques des
formes idéologico-temporelles de nos vies contemporaines. La ruine est la tem-
poralité longue, celle qui connote moins le passé que ce qui ne passe pas, ce qui
traverse et se prolonge, venant du passé dans un état d’éternité lente. La catas-
trophe est le régime du présent. Paul Virilio montre que la modernité a été orga-
nisée par l’attente, triple attente, de la révolution pendant le XVIIIe siècle, puis
de la guerre au XXe siècle, enfin de la catastrophe au XXIe siècle. La catas-
trophe comme régime de fait est le paradigme qui préside aux « informations »
télévisuelles. En quoi ce catastrophisme, qui est une forme de millénarisme, est-
il différent des autres époques ? Le futur ne cesse de se signaler sous le régime
de l’impossible, ce qui est le pendant du présent catastrophique, aussi ce serait
sous le régime de l’utopie comme impossible que le futur se signalerait d’em-
blée. Utopie qui se donne aussi, dans le langage de la gauche et dans une volonté
de valoriser la catégorie, comme le nom de code de la transformation sociale.
Puisqu’il est évident que la « ruine » connote la chute du Mur de Berlin, l’effon-
drement du bloc soviétique, et toute la question de la relance d’une pensée histo-
riquement socialiste.

La ruine postmoderne est celle où il n’y a personne, à la différence de la ruine de


guerre du XXe siècle, qu’a accompagnée la naissance de la photographie, qui de
la Commune à la Seconde Guerre mondiale, saisit la ruine dans un contexte qui
la prolonge. On pose volontiers dans les mois qui suivent la Commune de Paris
devant tel café, restaurant, bâtiment à la façade arrachée ou à moitié détruit. Il
s’agit alors de témoigner de l’événement. Les photographes des ruines pari-
siennes de la Commune montrent la mort propagée par la guerre, et la ruine est
montrée comme un dommage — c’est même le point de départ de cette couver-
ture photographique alors exceptionnelle, commanditée par l’Empire : montrer
l’ampleur coupable des destructions que le désordre politique a entraînées, quitte
à forcer le trait [10]. Tradition de la ruine de guerre que perpétuent aujourd’hui
les cartes postales du Reichstag bombardé, pris sous tous les angles en 1945, qui

87
peuplent les présentoirs pour touristes à Berlin. La ruine postmoderne ne
témoigne pas tant de la catastrophe que du temps qui s’est écoulé depuis, et qui,
par définition, n’est pas évaluable. Seule la ruine a le savoir du travail du temps,
il n’est pas mesurable, on ne peut que le constater dans l’après-coup. Les ruines
actuelles de Meffre et Marchand ou de Kobayashi ne montrent nulle mort, au
contraire, les objets sont en vie, dans une vie intense, non-végétative, mais il n’y
a pas de mot pour désigner le règne des objets et la vie qui leur est attachée. On
parle de règnes animal ou minéral, nos ruines inventent le règne des choses.
C’est pourquoi il n’y a personne dans ces ruines, parce que la vie a tout entière
basculé du côté des objets, et qu’il n’y a aucune nécessité de contrepoint ou d’ef-
fet de contraste. Tanizaki, dans L’Éloge de l’ombre : « Toujours est-il que dans la
beauté raffinée où nous nous complaisons, il entre indéniablement des éléments
sales, antihygiéniques. Les Orientaux (…) aiment sur les objets “le reflet de la
macule des doigts”. » Ici, non : la ruine actuelle fait monde à part entière, dans
une sorte de présent absolu. On n’a même plus besoin de parler de fantôme, dont
les ruines de la Commune sont peuplées, et que les temps de pause des appareils
donnent même à voir sous forme de silhouettes tremblées. Les ruines d’aujour-
d’hui sont animées, non de la vie d’avant dont elles résonneraient encore et dont
on saisirait les traces avec nostalgie, mais de leur vie propre, d’une sauvagerie
lente et autonome. Les cuves respirent, les couloirs déserts, les salles immenses
de Detroit sont intensément en vie, et si le mouvement dont elles sont animées
ne nous est pas perceptible, il ne fait pas de doute. Tout y est trace de mouve-
ment, mais d’un mouvement d’après la présence humaine. On ne saurait dire
souvent comment les objets en sont venus à certaines distributions dans l’espace.

4.
À Berlin, à l’endroit de l’ancien Checkpoint Charlie, outre les faux soldats, faux
sacs de sable et poste de contrôle, un ancien drapeau rouge déchiré est exposé.
Sous le titre Die Letzte Kremlfahne, The last Kremlin flag (Le dernier drapeau
du Kremlin). Il y est ensuite écrit, en allemand, anglais, français et russe, les
langues des quatre derniers occupants de la ville : « Promeneur — arrête-toi et
médite : à cet endroit se terminait le ‘Monde Occidental’ et commençait le pou-
voir du Kremlin de Moscou, d’ici à Vladiwostock. Et maintenant l’un des der-
niers drapeaux rouges du Kremlin est à voir dans ce musée. Il était suspendu à
cet endroit d’octobre 1992 à mai 1994. Pour le protéger de toute dégradation, it
(sic) fut remplacé par cette copie. » Pourtant, le drapeau rouge au-dessus de la
tête des visiteurs est bien usé et déchiré. Il me semble que ce dédoublement de
l’objet, le vrai destiné à la conservation, le faux apprêté, destiné à la consomma-

88
tion, est propre au devenir des objets « consacrés par l’histoire », plus exacte-
ment que nous consacrons à l’histoire : la double ruine, protection d’un côté,
simulacre de l’autre, ou le destin clivé de l’objet historique postmoderne. (Si ce
n’est pas l’explication du « it », dont on imagine bien la raison du lapsus, ce
trouble dans l’objet en pourrait être la vérité.) Pour bien sentir la bizarrerie de ce
fait, qui a pourtant toutes les allures d’un bon sens de la conservation auquel
nous sommes habitués, imaginons que Créon ait exposé un faux corps de Poly-
nice, conservant le vrai dans un bocal de formol ou dans une mandorle cryogéni-
sée, pour que l’événement de la victoire lui-même fût conservé. Sa victoire
aurait été signifiée par l’exposition d’un postiche de Polynice, mais il aurait pré-
servé, « pour l’histoire », « pour la mémoire de l’événement », le vrai, tant bien
que mal. Exposer et dans le même temps conserver le drapeau rouge, c’est donc
procéder à une double opération, affirmer la victoire du camp de l’Ouest — «
arrête-toi et médite », le pouvoir qui a fait trembler le monde a été réduit à un
objet de musée — mais c’est aussi dire qu’il y a plus important que cette scène
de la guerre froide, il y a cette autre scène pour laquelle il faut préserver les
objets. Et cette autre scène, finalement, ne connaît pas la mort.

On trouve un phénomène similaire dans le film 2012 : l’humanité est menacée


par l’émission solaire de neutrinos qui détruisent le noyau de la terre et rendent
les plaques tectoniques flottantes, provoquant la destruction d’une notion qui ne
valait qu’à l’époque où la terre était encore à connaître et conquérir, l’œkou-
mène. Selon le schéma habituel du complot, seuls les puissants de la terre
connaissent la fin imminente du monde et entreprennent de sauver, discrètement,
la civilisation : hommes triés sur le volet, espèces animales et œuvres d’art. Une
fausse Joconde est ainsi substituée à la vraie, enfermée pour plus de sureté dans
un tunnel de protection en Suisse (d’où l’on déduira une théorie du tunnel, qui
serait un peu l’envers de la théorie de la caverne, l’essence des choses étant cette
fois au fond dudit tunnel). En fait l’opération est une duperie, puisqu’il s’agit de
sauver quelques œuvres de la fin du monde sans inquiéter la valetaille qui n’aura
pas sa place dans les arches de Noé et qui ignore qu’elle va mourir bientôt. Pour
autant l’opération est donc d’autant plus vraisemblable qu’elle est un leurre : on
met à la place de la vraie Joconde un faux tableau en tous points identiques,
réservant l’authentique tableau au tunnel suisse, c’est-à-dire au grand Autre. Le
concept psychanalytique peut servir à comprendre cette autre scène garante de la
vérité de l’histoire et à laquelle on adresserait le cœur de l’événement. Quelle est
la fonction de ce « tunnel suisse » pour lequel l’essence historique des objets est
réservée, cette autre scène qui vaut mieux que la scène « positive » où se jouent
les actes mais d’où les objets sont soustraits pour être posés ailleurs, adressés à

89
quelqu’un d’autre, un autre qui le vaut bien, ou qui vaut mieux ?

En 1999 la constitution du « Grenier du siècle » à Nantes a eu des allures iden-


tiques. Les gens étaient invités à déposer un objet pour peupler un « grenier » qui
ne serait redécouvert que cent ans plus tard, en 2100. Wikipédia explique : « À
l’occasion du passage à l’an 2000, une expérience de capsule temporelle a été
menée : du 1er octobre au 31 décembre 1999, toute personne qui le désirait pou-
vait déposer un objet personnel représentatif de son existence. Les 16 000 objets
déposés ont été répertoriés, conditionnés chacun dans une boîte en fer blanc et
installés dans un lieu créé à cet effet, une double paroi translucide conçue par
l’artiste plasticien Patrick Raynaud dans un mur du grenier de l’usine LU. Ce
témoignage aux générations suivantes sera révélé le 1er janvier 2100 (soit 100
ans après la fin de l’opération de collecte), à 17 heures précisément. » Le chan-
gement de siècle rendant plus sensible la perception du présent comme apparte-
nant à l’histoire, cette idée sentimentale un peu ridicule avait été trouvée. Cet
objet historique comme fétiche masquant quelque chose de l’histoire, est à l’en-
vers de la façon dont Gérard Wajcman a posé précisément la même question, de
« l’objet du siècle » [11]. Car il y a bien une valeur fétiche à l’objet historicisé,
c’est ce qui se joue dans la brocante notamment, et dont l’interprétation postmo-
derne des ruines témoigne aussi, en ce que la ruine n’est pas l’objet amoindri
mais l’objet dans un état de saturation, l’objet porté à une certaine intensité de
lui-même. Une certaine modalité fétiche de la ruine se défend de l’histoire. « La
ruine fait objet des restes d’un objet. L’objet ruiné, c’est l’objet plongé dans le
temps, marchant avec les jours. (…) L’objet dévoré par le temps. La Passion de
l’Objet. D’abord déglingué, et puis après, éventuellement grandi, orné par le
temps (ce qui donne sa raison au goût des ruines). La ruine, c’est l’objet plus la
mémoire de l’objet. (…) La ruine, c’est l’objet devenu trace commune, l’objet
entré dans l’histoire [12]. » La ruine n’est en effet pas un moindre objet, elle
n’est pas perçue aujourd’hui, ni appropriée, comme une perte mais comme un
comble de l’objet.

Ancien camp de Sachsenhausen, infirmerie.

Ancien camp de Sachsenhausen, infirmerie.

Ancien camp de Sachsenhausen, infirmerie.

Ancien camp de Sachsenhausen, infirmerie.

90
L’ancien camp de concentration de Sachsenhausen, au nord de Berlin, comprend
plusieurs corps de bâtiments, l’accueil, les anciennes infirmeries, la morgue, dite
aussi « Pathologie », quelques baraques sur la quarantaine qui existait, la zone
des exécutions et des fours crématoires — Sachsenhausen n’était pas un camp
d’extermination à proprement parler mais utilisait la crémation — et d’autres
bâtiments plus récents — le camp fut utilisé par la RDA en toute continuité
comme lieu de détention. Sachsenhausen cumule aujourd’hui les fonctions de
site historique, de musée et de mémorial. Les longs et étroits bâtiments de l’an-
cienne infirmerie, sur deux étages, qui accueillent aussi une grande partie du
musée du camp, ont été protégés de l’usure liée aux visites : des dalles de verre
surélevées couvrent les marches des escaliers, le sol des couloirs et certains
murs, de sorte que nous sommes, visiteurs, séparés du sol du camp non seule-
ment par le verre, assez épais, mais par l’espace vide, entre le ciment du sol et
les plaques de verre. Nous sommes isolés, flottants, séparés du lieu. Après avoir
parcouru les différents étages et pièces de l’infirmerie, visiter le petit bâtiment de
la morgue qui se tient à proximité produit sur le visiteur un effet considérable.
Cette fois, le sol n’a fait l’objet d’aucune mesure de protection, nous marchons à
même le camp. Plus rien ne nous protège de ce qui soudain s’impose comme
présence, contact avec le fantôme, contamination. On se dit que les dalles de
verre protégeaient moins le lieu que ses visiteurs, d’une puissance de l’histoire
qui fait effet, et qui est ici d’autant plus sensible qu’elle a lieu en contrecoup. Le
dispositif des dalles de verre est un autre exemple de la double destination de
l’objet historique, protégé pour les générations futures, ce qui revient à dire que
l’histoire a acquis ce statut de scène seconde, dépositaire d’une vérité séparée,
c’est-à-dire ici désamorcée. (Georges Didi-Huberman raconte que l’on cache les
os qui remontent de la terre de Birkenau : « Dans la zone qui entoure les créma-
toires IV et V, à l’orée du bois de bouleaux, la terre elle-même fait constamment
ressurgir les traces des massacres de masse. Le lessivage des pluies, en particu-
lier, a fait remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la surface du
sol, en sorte que les responsables du site se sont vus obligés de mettre de la terre
pour recouvrir cette surface qui reçoit encore la sollicitation du fond, qui vit
encore du grand travail de la mort [13]. »)

« L’histoire, n’est-ce pas simplement ce temps où nous n’étions pas nés ? [14] »
écrit Barthes. L’envers — ou la continuité — de cet usage du mot serait précisé-
ment la définition d’une force active, dans un sens benjaminien, ce serait ce qui
ne cesse de se manifester au présent. Il y a une activité de l’histoire, une radioac-
tivité. Aussi une réutilisation de la ruine relève-t-elle du déminage historique.
L’histoire n’est pas quelque chose qu’il faudrait entretenir, cultiver (la mémoire,

91
le devoir de), mais d’abord quelque chose qui fait l’objet de dispositifs de désa-
morçages, de neutralisations continues. Le devenir clivé de l’objet désigné
comme historique est une de ces façons de sortir le noyau du fruit, d’isoler les
charges, de composer un présent immunisé, dont on proclame ensuite la neutra-
lité idéologique.

La visite à Sachsenhausen est éprouvante, c’est la moindre des choses. Les dis-
tances à pied, le froid éventuel de la saison, la culpabilité, l’émoustillement et la
fascination, le sentiment du malheur, la saturation et l’écœurement, liés aux
effets de redite des archives des différents bâtiments d’époques successives. Les
fours crématoires ont été eux-mêmes brûlés par des skinheads quelques jours
après une visite d’Izthak Rabin au camp en septembre 1992 [15]. Les restes
explosés des fours ont été disposés comme des stèles. À l’extérieur du camp,
devant l’entrée, se trouvent les anciens logements du personnel nazi. Clôturées,
murées par des planches, les baraques font face au camp, dans un mutisme
étrange, et une patine qui ne ressemble en rien aux autres éléments du camp.
C’est encore un autre état d’histoire, peut-être avant que la ruine n’entame visi-
blement son travail. On aurait ainsi quatre rapports au camp, l’infirmerie, la
morgue, le four, la baraque nazie, c’est-à-dire 1) le lieu immunisé — immuni-
sant, le bâtiment soigné et savant, saturé du savoir objectif du camp, de ses
archives, où informations et conservation font masse et barrage, sorte d’anti-
ruine, 2) le lieu nu, presque sans accompagnement, qui en retour crée un vide à
la fois vertigineux et important, 3) le four détruit mais requalifié en œuvre, l’en-
droit du camp où dans la matière même se battent toujours les éléments de l’his-
toire mais que cette idéologie du musée tente de lisser à chaque événement, de
faire taire par la reterritorialisation en Autre scène, 4) la baraque nazie, opaque,
presque en trop, pas encore « travaillée », comme un grumeau ou un point
aveugle dans le rapport au camp. Quatre modalités de la ruine, quatre imagi-
naires de l’histoire. La morgue et la baraque nazie seraient les deux espaces les
moins éloignés d’un principe-ruine, même si apparemment trop simples ou trop
pauvres, si l’on devait définir ainsi une vérité politique, ou une justesse du rap-
port à l’histoire. Un rapport qui ne fait ainsi fi ni de l’énigme ni du peu.

Marcel Duchamp et Man Ray, Élevage de poussières, 1920

Marcel Duchamp et Man Ray, Élevage de poussières, 1920

Notes

92
[*]
Ce texte a été écrit dans le cadre d’une résidence hors-les-murs de l’Institut
français, à Berlin, en 2011. Il est « la première pierre » d’un travail plus
long.
[1]
« Il est difficile de discuter de façon générale de la « théorie du postmoder-
nisme » sans avoir recours au thème de la surdité à l’histoire, condition
exaspérante (si tant est que l’on en ait conscience) qui entraîne une série de
tentatives de récupérations spasmodiques et intermittentes, néanmoins
désespérées. La théorie du postmodernisme fait partie de ces tentatives : un
effort pour prendre, sans instrument, la température de l’époque, et cela
dans une situation où l’on n’est même pas sûr qu’existe encore quelque
chose d’aussi cohérent qu’une « époque », un Zeitgeist, un « système » ou
une « situation actuelle ». » F. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique
culturelle du capitalisme tardif, Beaux arts de Paris, 2007, p.17.
[2]
Y. Marchand et R. Meffre, The Ruins of Detroit, Steidl, 2010.
[3]
A. Popelard et P. Vannier, « Detroit, la ville afro-américaine qui rétrécit »,
Le Monde diplomatique, janvier 2010.
[4]
Merci à Julien Morello pour sa communication sur les îles japonaises et les
ruines dans le cadre du séminaire de Mary Picone (EHESS, mars 2012).
[5]
Willy-Brandt Haus Berlin, 14 avril — 29 mai 2011.
[6]
« Gunkan-Jima, la ville désertée sur la mer », in Wonder Japan 3, vol. 141,
Sansai Mook, janvier 2007. Les dates données ici sont celles des légendes
(elles diffèrent de celles de certains sites). Merci à M. Picone qui m’a mon-
tré cette revue, et à Yuri Harada pour ses traductions.
[7]
P. Lacoue-Labarthe & J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, Éditions de l’Aube,
1998, p. 37-38.
[8]
« Von Kairo zum Tell Halaf, die Fotosammlung Max von Oppenheims »,
Berlin, Museum für Fotografie, 17 février — 15 mai 2011.
[9]
C. Bergé, « Tourisme de catastrophe : à Tchernobyl, la fascination du
désastre », blog du Monde diplomatique, 24 avril 2011.

93
[10]
E. Fournier, « Les Photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-
semblants de l’image », Revue d’histoire du XIXe siècle, 32, 2006, ainsi que
sur rh19.revues.org.
[11]
G. Wajcman, L’Objet du siècle, Verdier, 1998.
[12]
Op. cit., p.—.
[13]
G. Didi-Huberman, Écorces, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 62.
[14]
R. Barthes, La Chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil,
1980, p. 100.
[15]
P. Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 126.

94
Cicatrices du sens — Anaël Marion
Lézardes, coupures, incises, sutures marquent les paysages comme les corps.
Les œuvres de la photographe Sophie Ristelhueber et de l’artiste plasticien
Ernest Pignon-Ernest font affleurer ces traces qui ouvrent le sens du moi et
du monde. Ce sont certains de leurs travaux qu’Anaël Marion nous propose
de regarder de plus près, attentif au grain de la photo, des murs, de nos
peaux.

Toute ruine n’est pas le témoignage d’un lointain, de l’histoire d’une civilisation
passée que l’on peut reconstruire à partir de ses restes. À l’ère moderne, la pho-
tographie a permis de garder des images vives, affectées, interrogeant le travail
d’apaisement et de deuil après les destructions massives des guerres qui ont
ravagé les constructions et les paysages et mis leurs habitants à la rue. La dou-
leur engendrée par le dénuement face au monde entropique pousse l’être humain,
pas après pas, à chercher à l’habiter, défiant la valse des éléments et l’usure du
temps. En remplaçant la blessure première, les cicatrices tentent de recouvrir les
scissures accidentées, témoignages de la fulgurance de l’événement qui vient
perturber les lignes de vie toutes tracées que l’on garde précieusement au creux
de la main. Ce sont des coupes dans le corps, des trouées dans l’intime, que les
fils du temps ont bien du mal à suturer. Elles entrent ainsi en concurrence avec
les doux sillons de l’âge qui s’affirment sur la peau comme le tatouage des
années qui passent. Si la ride n’est qu’un pli de plus affirmant la puissance de la
paroi qu’est la peau, la cicatrice est au contraire le signe d’une possible ouver-
ture, d’une perméabilité entre l’espace privé du moi et la publicité du monde. La
photographe Sophie Ristelhueber interroge la similitude entre les sutures qui
viennent dessiner un paysage sur la surface des corps organiques et celles qui
marquent la topographie de la terre blessée. Ernest Pignon-Ernest, dans son
hommage à Antonin Artaud, appréhende la peau par le geste graphique comme
le point de contact entre la douleur de l’enfermement et la surface du monde où
elle s’inscrit. La ruine semble ainsi pouvoir nommer l’espace de confrontation
entre le paysage intérieur et la topographie mondaine, l’ouverture de l’intime
tout autant que le délitement de ses parois. Voyons à présent en quoi ces œuvres
nous montrent cette commune écriture d’un espace corporel en ruines, aussi
intime soit-il.

Sophie Ristelhueber, Fait #20, 1992 tirage argentique couleur monté sur alumi-

95
nium, avec cadre ciré or, 100 x 127 x 5 cm édition 3/3, collection de l’artiste, ©
Sophie Ristelhueber/ADAGP, Paris

La série Fait est réalisée par Sophie Ristelhueber en 1991 au Koweït, juste après
son invasion et son occupation par l’Irak durant la guerre du Golfe. Dans un
entretien avec Michel Guérin pour Le Monde en 1992, l’artiste précise sa
démarche : « Il me fallait un titre laconique. […] Ce que j’ai vu — la guerre —,
c’est un fait. Les formes que j’ai saisies ont été faites par la guerre, puis par moi.
La guerre — et ses formes — ne disent rien d’autre que “c’est comme ça”. » Pas
de révolte affectée, sa pratique photographique est artistique et ne vise pas le
reportage. Effectivement, sur ses photographies aériennes, point de misère
humaine ni d’architectures en ruines, mais des vues de paysages défigurés par
les affrontements. Presque frontales, cadrées sans horizon, évitant toute présence
humaine, elles nous montrent finalement plus une texture faite de multiples
détails dont il est difficile de percevoir l’échelle. S’il s’agit d’autant de traces de
coups de scalpel laissées par la guerre, la chorégraphie des éléments menée par
les vents qui soulèvent les sables a permis à la nature de commencer à reprendre
ses droits et d’estomper les entailles. En résulte une étrange beauté, presque
lunaire, aux paysages granuleux en voie d’apaisement. On retrouve l’influence
de la photographie de l’Élevage de poussières de Duchamp prise par Man Ray
en 1920, où la poussière vient effacer les lignes du Grand Verre tout en en lais-
sant paraître des vestiges abstraits ne nous permettant pas de reconnaître
l’œuvre. Sur la photographie Fait #20, en marge de la tranchée centrale en forme
de zébrure, apparaissent des stries probablement faites par le passage de voi-
tures. Le paysage n’est plus qu’une texture cartographiée par incises, où les
nombreux petits trous font penser aux pores de la peau humaine. Dans cette
proximité résonnent les mots qu’Artaud écrivit aux environs du 31 décembre
1946, alors qu’il est sorti de l’hôpital de Rodez depuis quelques mois : « Le
corps humain est un champ de guerre où il serait bon de revenir. » C’est précisé-
ment ce que fit la photographe avec les quatorze photographies de sutures de la
série Every One. S’il lui était impératif de finir la série Fait avant de passer à la
seconde, ces deux séries sont intrinsèquement liées, puisque l’idée d’Every One
lui est venue lors du survol de l’endroit que l’on aperçoit sur Fait #20. Les deux
séries ne parlent pas de la même guerre, mais la forme des blessures reste iden-
tique. Il est d’ailleurs frappant de comparer cette dernière photographie avec
Every One #14 qui en reprend la composition. Cette fois, la lézarde centrale est
une suture récente parcourant la colonne vertébrale tout le long du dos d’un
corps féminin. Bien que la grande digue centrale polarise tous les regards, sur les
bas-côtés de cette route qui nous mène du haut des fesses jusqu’au bas du cou,

96
les froissements de la peau forment de nombreux replis pouvant nous faire pen-
ser à de petites vagues qui viendraient s’y échouer. Il s’agit en réalité probable-
ment des marques encore apparentes laissées par le retrait d’un grand pansement.
Incapable de prendre la moindre photographie lors de son séjour à Sarajevo, l’ar-
tiste réalisa la série en France, car il lui importait de pouvoir réagir au conflit des
Balkans sans en instrumentaliser les victimes. Pour ce faire, elle passa beaucoup
de temps à l’hôpital Saint-Antoine et à l’hôpital militaire de Paris, renouant ainsi
avec un sujet qu’elle connaissait bien, puisqu’elle avait beaucoup travaillé sur le
milieu médical au début des années 1980 pour la réalisation de ses premières
œuvres. L’entreprise n’était pas des plus faciles ; pour photographier les sutures
qu’elle voulait avant qu’elles ne soient recouvertes par des pansements, et bien
qu’elle eût présenté des croquis aux médecins pour tenter de localiser les cas,
elle ne put éviter d’assister à de nombreuses opérations. Pourtant, et quoiqu’on
puisse s’attendre à un résultat d’une âpre dureté, le grand format de ses photo-
graphies (270 x 180 cm pour Every One #14) — choisi pour exposer en gros
plan les rapiècements — perturbe notre vision de la réalité et accentue la ressem-
blance des parties de corps avec les paysages de Fait. Ainsi nous montre-t-elle la
forme commune des cicatrices de paysages et de corps meurtris par la guerre.
Cependant, si les capacités plastiques de ces corps rendent la suture possible, il
n’est pas certain qu’ils possèdent les mêmes forces de résilience, précisément
parce que la peau n’est qu’une première couche de ruines qui peuvent atteindre
des profondeurs bien moins accessibles.

Sophie Ristelhueber, Every One #14, 1994, épreuve gélatino-argentique noir et


blanc montée sur plaque de fibre de bois, 270 x 180 cm, épreuve unique, The
Victoria & Albert Museum, Londres © Sophie Ristelhueber/ADAGP, Paris

Antonin Artaud est probablement l’un de ceux qui ont le mieux réussi — avec
toutes les difficultés que cela comporte — à exprimer les mouvements contraires
d’intrusion du monde et d’expulsion du moi par toute ouverture défigurante,
faite dans cette zone ainsi devenue instable qu’est la membrane qui protège le
corps. Ernest Pignon-Ernest décida de lui rendre hommage lorsqu’il se vit propo-
ser d’intervenir pour la seconde biennale d’art contemporain, Jardins secrets,
organisée en 1997 par le commissaire Jean-Louis Pradel et le collectif d’artistes
KP5 dans l’ancienne blanchisserie de l’hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine qui
en a la charge depuis 1994. Il décida de reprendre les cicatrices laissées ouvertes
par le dessin L’Homme et sa douleur, qu’Artaud réalisa à l’hôpital psychiatrique
de Rodez en avril 1946, juste avant sa sortie. À l’aide d’un tournevis, il le repro-
duisit, le gravant cinquante années plus tard, tel un graffiti primitif, dans le mur

97
de la buanderie désaffectée. Ce geste d’incise dans l’architecture abandonnée est
une tentative de réconcilier Artaud avec ces lieux d’emprisonnement et de souf-
france, mais aussi de guérison, que furent l’asile de Rodez puis la maison de
santé du docteur Achille Delmas — cette dernière se trouvait à Ivry-sur-Seine
non loin de là, au numéro 23 de l’ancienne rue de la Mairie (en face de l’Hôtel
de Ville) — où Artaud s’est éteint le 23 mai 1948.

Antonin Artaud, L’Homme et sa douleur, avril 1946


Ernest Pignon-Ernest, Hommage à A. Artaud (détail), 1997, œuvre murale dans
la blanchisserie de l’hôpital d’Ivry. Photo : Patrick Fleur

À coté des entailles qui figurent le dessin d’Artaud, Ernest Pignon-Ernest a collé
l’un des siens, ouvrant le dialogue sur ce mur en ruines devenu espace d’expres-
sion et d’exposition. Il s’agit d’un homme représenté de dos faisant mine de s’in-
troduire un crayon entre les vertèbres. S’ouvrant le dos, le personnage grave en
même temps dans le mur, introduisant un paradoxe entre la surface dure, difficile
à entailler, et la profondeur du corps plus mou et plus facile à perforer. Le geste
de térébration est inspiré d’une célèbre photographie où l’on peut apercevoir
Artaud à Ivry en compagnie de Minouche Pastier. Il a un bras dans le dos, suggé-
rant ce geste libérateur d’auto-incision, comme une nécessité d’ouvrir son corps
pour laisser sortir la douleur qu’il ne peut plus contenir. Sachant toute l’impor-
tance de l’écriture qui se fait corps chez Artaud, on comprend pourquoi l’artiste
a dessiné un crayon là où il aurait pu mettre un couteau. Commentant son dessin,
L’Homme et sa douleur, Artaud aura ces quelques mots qui semblent pouvoir
articuler, après coup, les deux dessins ici réunis par Pignon-Ernest : « Nous
avons dans le dos des vertèbres pleines, transpercées par le clou de la douleur, et
qui par la marche, l’effort des poids à soulever, la résistance au laisser-aller font,
en s’emboîtant l’une sur l’autre, des boîtes, qui nous renseignent mieux sur nous-
mêmes que toutes les recherches méta-physiques ou méta-psychiques sur le prin-
cipe de la vie. »

Le crayon est aussi l’outil graphique du dessinateur qui, en mettant à l’œuvre la


calcination par le fusain ou en appliquant un mélange d’argile et de carbone avec
l’ampélite (couramment appelée pierre noire), fait naître le dessin d’un dépôt de
matière organique. Sérigraphié sur un papier fragile, il est ensuite collé sur le
mur dont il vient épouser les imperfections de surface, entrant ainsi en dialogue
avec le lieu. Greffe artificielle (dessin à la place du plâtre, sérigraphie à la place
du dessin), la précarité du support papier inscrit la destruction dans cette nou-
velle peau, l’effacement progressif, l’éphémère correspondant à la fragilité des

98
dessins d’Artaud. La matière du mur devient partie prenante de l’œuvre des
ruines qui semble en sortir. Les écailles du lieu décrépit, les entailles, les traces
d’usures se confondent avec les traits de crayon et les morceaux de dessins, la
profondeur des noirs rappelant certains endroits brûlés. Le mur prolonge la sur-
face de peau parcheminée où les cicatrices humaines affrontent les tourments du
temps.

Finalement, les paysages de Ristelhueber tout comme les murs investis par
Pignon-Ernest sont des parois semblables à la peau humaine où se figurent les
blessures — atrocités de la guerre face aux affres du moi chez Ristelhueber, écri-
ture de la douleur corporelle empruntée à Artaud chez Pignon-Ernest. Il semble
alors impossible de clairement différencier la peau comme appartenant plus pro-
prement à l’espace intime du moi par rapport aux paysages où nous mènent nos
explorations, ou encore par rapport aux murs délimitant les espaces que nous
habitons. Que ce soit par la photographie ou par le graphisme, la graphie est un
geste de résistance de la vie face à l’événement, de reconfiguration des ruines
intérieures en un moment de l’histoire personnelle, dans l’attente que le temps
estompe peu à peu l’aspect extérieur des cicatrices. Les êtres, tournant le dos au
moi, reprennent la position du spectateur et nous introduisent dans l’intériorité
de ces corps sans face, pouvant être celui de tout un chacun (Every One). Cette
intime proximité dans la blessure entre le corps humain, l’architecture et le pay-
sage est peut-être l’explication de notre secret attrait pour les ruines. Ruines qui
ne seraient peut-être qu’une tentative d’orthographier les mouvements de
constructions (sutures) et destructions (incises) qui rythment notre rapport d’inti-
mité au monde.

Île de Hashima, Japon

99
Une économie sans valeur ? — Stany Grelet, Victoire
Patouillard, Laurence Duchêne
Portrait d’André Orléan par Sébastien Dolidon.

La crise n’en finit pas de secouer l’Europe. Après les déclarations conci-
liantes du G20 en 2009, le retournement de 2011, accusant les déficits et les
dettes publiques, a ouvert la voie à des politiques d’austérité ravageuses. Au
même moment, André Orléan, dans une synthèse de ses travaux sur les
marchés financiers et la monnaie, publie L’Empire de la valeur. Engageant
une critique radicale de la science économique standard, il interroge la
conception de la valeur qu’elle défend et ne remet jamais en cause. Et si
l’impensé de la valeur était le nœud gordien d’une science économique qui
rejette le social ?

La crise financière des années 2007-2008 ne constitue-t-elle pas une remise


en cause in vivo de la théorie économique dominante ?

Il existe depuis toujours des courants critiques en économie mais, au cours des
vingt dernières années, ils ont été de plus en plus marginalisés. En France, on
n’est pas loin d’assister à leur totale disparition. Ceux qui comme moi sont
minoritaires se sont trouvés de facto de plus en plus isolés face à une économie
dominante dont le pouvoir de conviction semblait sans limite. Or la crise montre
sans ambiguïté que nous avions raison d’être critiques. Elle joue comme un puis-
sant révélateur. Non pas simplement parce que les économistes mainstream ne
l’auraient pas prévue mais, bien plus significativement, parce que toute leur doc-
trine les conduisait à soutenir que la dérégulation conduite depuis trente ans avait
rendu une telle crise impossible. On ne peut imaginer un démenti plus cinglant !
Qu’un système financier comme le nôtre, si puissamment libéralisé, puisse pro-
duire une telle instabilité, voilà qui contredit toutes les analyses qui depuis les
années 1970 concluent inlassablement à l’efficience de la concurrence et des
marchés financiers.

Vos lecteurs ne s’en rendent peut-être pas nécessairement compte mais la science
économique est une institution d’une très grande puissance, qui draine beaucoup
de prestige et beaucoup d’argent. La crise a ce mérite de nous rappeler que la
vérité n’est pas nécessairement du côté des puissants, même lorsqu’on compte

100
parmi eux un bon nombre de prix Nobel.

Il était en effet assez jubilatoire de voir Alan Greenspan, l’ex-gouverneur de


la Fed, auditionné par le Congrès américain, reconnaître qu’il s’était
trompé.

Greenspan, lui, d’une certaine manière, reste respectable, à ce moment-là. C’était


étonnant : il était complètement dérouté. Il croyait dans la pensée libérale et il a
eu la décence intellectuelle de dire qu’il s’était trompé : c’est très rare, parce que
contrairement à ce qu’on pense, dans les communautés savantes, personne ne
change d’avis, personne ne convainc personne. Admettre qu’on a eu tort est très
rare. Il faudrait voir s’il en a tiré les leçons. J’en doute.

De fait, le paradigme dominant — la théorie néoclassique — n’a pas été ren-


versé. Mais est-ce qu’une brèche n’est pas en train de s’ouvrir ?

Il y a une fêlure. C’est incontestable. La théorie standard s’est massivement


trompée. Il s’est passé quelque chose d’irréversible. Simplement, comme l’éco-
nomie est une institution solide et pleine de ressources et que les institutions
tendent à persister dans leur être, elle persiste. Elle s’adapte. Son mot d’ordre, «
ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain », revient fréquemment. Autrement dit,
point trop n’en faut. Prenons l’approche proposée par Stiglitz. Sa légitimité est
immense car cet économiste a, de longue date, critiqué l’hypothèse d’efficience
des marchés financiers. Pour lui, il existe bel et bien des défaillances des mar-
chés. Elles ont pour origine les asymétries d’information : si les marchés fonc-
tionnent mal, c’est parce que tous les agents ne disposent pas de la même infor-
mation. Cependant, à mes yeux, ce genre d’approche reste prisonnier du cadre
théorique que j’appelle « l’économie des grandeurs ». Il conserve les mêmes
concepts que l’économie mainstream. En conséquence, on reste au milieu du
gué.

Votre critique va même plus loin : non seulement la crise a invalidé les pos-
tulats de la science économique dominante, mais vous pointez aussi sa res-
ponsabilité dans la crise.

La science économique s’est en effet beaucoup impliquée dans la financiarisa-


tion du capitalisme, à savoir cette croissance jamais vue de la sphère financière,
désormais entièrement soumise aux règles de la concurrence. C’est une nou-
veauté car jusqu’alors les secteurs bancaires et financiers étaient très contrôlés,

101
surtout après la crise de 1929. À partir des années 1980, on assiste à une dyna-
mique de dérégulation qui laisse une place de plus en plus grande aux marchés,
que ce soit pour les actions, les obligations ou les devises. Les intérêts financiers
sont assurément le moteur de ce processus, mais ils n’auraient pas été si conqué-
rants s’ils n’avaient pas reçu l’onction de la théorie économique. D’une part,
cette théorie leur a fourni un argumentaire très élaboré, faisant valoir que les
marchés financiers, parce qu’ils sont efficients, sont un facteur de prospérité
générale. D’autre part, la théorie économique a conçu les techniques d’évalua-
tion nécessaires au fonctionnement des marchés dérégulés, comme, par exemple,
la célèbre formule de Black et Scholes, qui établit comment « pricer » un produit
dérivé. Enfin elle a fourni un personnel hautement qualifié : nombre de théori-
ciens de la finance se sont mis à travailler dans des sociétés de conseil, des fonds
divers et des banques. Ils sont devenus ce qu’on peut appeler des « intellectuels
organiques de la finance ». Il serait intéressant d’avoir un panorama complet des
liens étroits tissés entre la communauté universitaire et les intérêts financiers.

La science économique a donc été plus qu’une caution scientifique.

Oui, elle a expliqué comment faire. Elle y était d’ailleurs toute disposée de par la
nature normative de nombre de ses modèles. En effet l’économie est une «
science » très particulière par le fait qu’elle se soucie moins d’expliquer ce qui
est que de penser ce qui devrait être, par exemple lorsqu’elle énonce ce qu’est le
fonctionnement optimal d’une économie de marché. Son rapport au réel est
moins la description que la prescription. L’actuel président de la Fed, Ben Ber-
nanke, l’exprime parfaitement quand il interprète le mouvement de titrisation
qu’a connu la sphère financière à partir des années 1990 comme étant la réalisa-
tion de ce que proposaient les manuels d’économie ! C’est pour cela que les éco-
nomistes avaient une telle confiance dans le système : il réalisait leur idéal de
l’économie. À leurs yeux, il ne pouvait pas y avoir de crise dans ces conditions.
C’est tout naturellement que la science économique a accompagné les intérêts,
en particulier ceux de la finance et ceux de l’entreprise, qui œuvraient à la finan-
ciarisation du monde car ils réalisaient un « monde optimal ».

Ce serait donc consubstantiel à la science économique que de servir certains


intérêts ?

C’est vrai de toutes les sciences sociales. Les intérêts sociaux quels qu’ils soient,
les syndicats, les entreprises, les administrations, les partis politiques, ne peuvent
être indifférents à ce que disent ces sciences. Ils cherchent constamment à les

102
utiliser pour justifier telle ou telle position, telle ou telle politique. En retour, les
sciences sociales peuvent y trouver leur compte dans la mesure où ces intérêts
sont un puissant moyen de diffusion. D’où un risque constant de déviation et
d’instrumentalisation, d’autant plus fort pour l’économie qu’elle met en jeu des
intérêts d’une ampleur extrême.

Pourtant, la science économique se veut une science de la nature, à l’image


de la physique, qui découvrirait des lois universelles.

Les économistes ont en effet tendance à penser leur science comme une science
poppérienne. Mais ce faisant, ils naturalisent les rapports sociaux. Ils ne voient
pas du coup que ce qu’ils mettent au cœur de leur théorie — par exemple l’utilité
des marchandises comme fondement de la valeur — est le produit d’une
croyance collective. C’est ce qui m’a toujours frappé : alors que les sciences
sociales ont déconstruit toutes les autres valeurs — la valeur esthétique, la valeur
religieuse, etc. — les économistes n’ont jamais déconstruit la valeur écono-
mique, l’utilité. Ils y croient sans réserve. On pourrait faire l’hypothèse que toute
société a besoin d’une croyance, et qu’aujourd’hui cette croyance n’a plus pour
objet des valeurs religieuses, mais les valeurs économiques : l’emploi, la crois-
sance, l’utilité des biens, etc. La position particulière des économistes tient au
fait qu’ils sont les prêtres de ces valeurs. Je m’efforce de mettre au jour cette
constellation de croyances qui fonde notre société.

C’est en effet le socle de votre projet, et le sous-titre de votre livre : « refon-


der l’économie », en l’articulant aux autres sciences sociales.

En tant qu’économiste, j’ai toujours éprouvé une insatisfaction envers la science


économique telle qu’elle est enseignée et pratiquée. Pas tant à cause du caractère
abstrait des modèles mathématiques — qui est une nécessité pour penser des
interactions complexes —, mais parce que j’avais le sentiment qu’il fallait
remettre les modèles à leur place, qu’on ne pouvait pas les laisser tourner sur
eux-mêmes. Un modèle économique standard, ce sont des individus, des intérêts,
des stratégies qui se rencontrent sur un marché. Mais les stratégies, les condi-
tions de l’échange, la gamme des choix, la structure des intérêts, tout baigne
dans des institutions, des contextes, des croyances, que ces modèles ignorent.
Modéliser les pratiques économiques sans identifier les forces sociales qui leur
donnent sens, le type d’institutions qu’elles impliquent, le contexte historique
dans lequel elles s’inscrivent, cela m’a toujours semblé une impasse. L’économie
standard est désincarnée, on n’y sent pas la société. Refonder l’économie, c’est

103
redonner leur place aux institutions, aux groupes sociaux, aux croyances collec-
tives, à tout ce qui forme le tissu social. Cela me paraît invraisemblable de vou-
loir penser l’économie sans penser ces forces agissantes.

Dans ce livre, j’explicite cette insatisfaction à travers la question de la valeur.


Cette question est transversale à toutes les sciences sociales : grâce aux valeurs,
les individus se coordonnent et forment une société. Étrangement, l’économie
voit dans la valeur, non pas une représentation construite par le groupe, mais une
substance qui serait dans les objets, à savoir le travail pour les économistes clas-
siques (Ricardo, Marx) ou l’utilité pour les économistes contemporains. Ce fai-
sant, elle en fait quelque chose d’extérieur aux rapports sociaux. Or la valeur est
essentiellement sociale. Elle est une production du groupe. Je soutiens dans ce
livre que le problème de l’économie, c’est ce faux-pas initial quant à ce qu’est la
valeur. Tous les économistes, y compris Marx, ont substantialisé la valeur.
Refonder l’économie, c’est abandonner cette conception erronée de la valeur. La
valeur économique a certes des manifestations particulières mais elle est de la
même nature que les autres valeurs. Une théorie générale de la valeur est pen-
sable.

Plus spécifiquement, j’essaie de montrer cette constitution des valeurs écono-


miques à travers l’institution de la monnaie. C’est le désir partagé de monnaie
comme matérialisation de la richesse qui est l’acte premier — au sens logique,
pas historique — de la société marchande. Dans mon cadre théorique, c’est le
rapport à l’argent qui meut la société marchande, alors que dans le monde néo-
classique, c’est l’utilité des biens qui fonde la production et l’échange.

Antoine Perrot, Installation, 2012

Antoine Perrot, Installation, 2012

Les marchés financiers se prêtent particulièrement bien à cette analyse.


C’est sur ce terrain que vous défiez les néoclassiques. Car contrairement à
ce qui se passe sur un marché ordinaire, quand les prix d’une action ou
d’une obligation augmentent, la demande ne baisse pas, elle augmente. D’où
les bulles spéculatives, qui reposent sur le même mécanisme social que celui
décrit par Simmel pour la mode : 1) on désire ce que les autres désirent ; 2)
il y a ceux qui peuvent changer la mode et ceux qui la suivent.

Absolument. C’est pour cette raison que je suis opposé à la thèse qui présente les

104
bulles comme des irrationalités. On peut dire au contraire que la finance
recherche les bulles. C’est dans la logique de ces marchés, pour faire beaucoup
de profit, de désirer ces situations où les prix augmentent. On voit du même coup
la différence avec le marché des biens ordinaires, où l’utilité des biens est don-
née antérieurement aux échanges. Dans ce cas, les échanges ne font que mettre
en présence des individus, les producteurs et les consommateurs, qui, avant
même l’échange, savent ce que le bien échangé vaut pour eux. Dans l’effet de
mode, l’utilité n’est pas dans le bien, elle est dans le désir des autres pour ce
bien. C’est la même chose pour le bien spéculatif : il n’est jamais désiré pour lui-
même. Il s’agit de posséder des choses qui sont désirées, qui sont admirées, qui
sont valorisées par les autres. C’est ce que j’appelle la liquidité.

Il y a donc bien deux types de marchés très différents. L’un qui a réussi à exté-
rioriser le rapport de valorisation : le marché des biens utiles. L’autre où la
valeur n’est pas déjà donnée mais au contraire incertaine, à savoir les biens
liquides, essentiellement les titres financiers. Dans le marché des biens utiles,
l’utilité précède l’échange, et le prix n’est rien d’autre qu’une expression de
l’utilité. Dans le marché de la mode ou le marché des biens liquides, le prix est
au contraire l’enjeu même des interactions : il s’agit de déterminer quelle est la
valeur, il s’agit de l’inventer sur le marché. Dans le premier type de marché, la
valeur est stabilisée, objectivée par des conventions et des pratiques. On sait ce
qu’est une machine à laver, on connaît son usage ; il ne reste plus qu’à ajuster les
quantités offertes et les quantités demandées. Dans le deuxième type de marché,
ce qui est inconnu est la valeur elle-même : c’est la compétition qui impose ce
qui vaut. Au départ, ni les Nike, ni les actions, ni les produits dérivés ne valent :
le marché des biens liquides invente la valeur, elle ne lui préexiste pas. Aussi ses
règles de fonctionnement sont-elles radicalement distinctes.

Autrement dit, on ne sait pas ce qu’on veut au départ. Pour le formuler


dans les termes de l’économie standard, et contrairement à l’un de ses pos-
tulats, il n’y pas de préférence individuelle donnée.

En effet. On désire abstraitement la valeur, et dans ce dispositif, la valeur se crée


par le regard des autres. Le bien liquide comme l’objet de mode sont désirés
parce qu’ils valent, et ils valent parce qu’ils sont désirés. C’est aux agents de
déterminer ce qui vaut, et ils luttent pour déterminer ce qui vaut. Du coup, la loi
de l’offre et de la demande, ce dispositif très efficace de gestion des biens utiles,
ne fonctionne plus.

105
Il s’agit donc d’une théorie de la monnaie, qui renverse la théorie écono-
mique traditionnelle de la valeur, et tend la main aux sciences sociales ?

Oui. Si je m’adresse aux économistes, je n’ai qu’un espoir mitigé de les


convaincre. La force qui peut réellement refonder l’économie, elle viendra des
sciences sociales. Aujourd’hui seuls les économistes s’occupent d’économie,
alors qu’auparavant toutes les sciences sociales s’en mêlaient, par le biais de la
critique de l’économie politique. Il ne faut pas laisser l’économie se refermer sur
elle-même. Les sciences sociales ont les instruments pour comprendre ce que
font les économistes ; qu’elles y mettent leur grain de sel.

Car le fait économique est un fait social comme un autre. C’est mon hypothèse
première. On y investit le même type de forces et de désirs. La valeur écono-
mique est une valeur comme les autres. Elle est instituée par une croyance. Elle
est une puissance collective. C’est l’investissement collectif des affects dans la
monnaie qui l’institue. Derrière l’argent, il n’y a rien d’autre que la société elle-
même qui se matérialise. Les miracles monétaires en sont de belles illustrations.
L’autonomie de la croyance y apparaît pleinement, de manière pure. J’en cite
deux : la création du Rentenmark en 1923, et la réforme du franc par Poincaré en
juillet 1926. Ce sont des moments de sortie de crise monétaire où s’inventent de
nouvelles monnaies. Une monnaie vraiment nouvelle : le Rentenmark, qui
n’existait pas. Et une monnaie rénovée : le franc Poincaré. L’inflation et la spé-
culation s’arrêtent immédiatement, alors même qu’il n’y a eu aucune autre
réforme d’aucune sorte, aucune autre modification de la politique. C’est donc
bien un pur effet de croyance.

La grande différence entre la science économique normale et celle que je


construis, c’est qu’il y a de la place dans la mienne pour ces forces collectives.
Dans La Violence de la monnaie, j’appelais cela la polarisation mimétique : un
processus où tout le monde cherche la représentation de la richesse, processus
qui finit par se polariser sur un objet, par imitation réciproque. Ce qui est nou-
veau dans L’Empire de la valeur, c’est d’avoir montré que la polarisation mimé-
tique renvoie à un phénomène général que les sociologues et les philosophes ont
étudié de longue date, ce qu’on nomme puissance de la multitude ou affect com-
mun chez Spinoza, ou valeur chez Durkheim. Ce faisant, on quitte définitive-
ment le cadre de la théorie économique individualiste, et on fait de l’économie
une science sociale. L’objet d’une science sociale — la société — se reconnaît à
ça. Qu’est-ce qui spécifie le social par rapport au règne de l’individu ? C’est
l’existence de ces croyances collectives polarisées sous la forme de valeur.

106
Du coup, pour être un bon économiste, il faut être un bon sociologue.

Exactement. Durkheim appelait cela une sociologie générale. Aujourd’hui la


sociologie n’ose plus porter un tel défi parce qu’elle est dominée. Mais soyons
clairs : dans ma perspective, on ne peut plus distinguer l’économiste du socio-
logue, au sens où ils ont un même cadre conceptuel. Ce qui n’empêche évidem-
ment pas que chacun se spécialise sur des objets différents. Par exemple, la mon-
naie a des propriétés qui la spécifient et qui demandent qu’on l’étudie spécifi-
quement. C’est comme si on demandait à un spécialiste des valeurs esthétiques
d’analyser les valeurs religieuses : certains connaissent mieux la religion que la
peinture. Mais conceptuellement c’est le même modèle. C’est ce que j’appelle
l’unidisciplinarité. Je crois que ça se tient. Soit le fait économique est distinct du
fait social et il y a une raison de le traiter différemment, soit il est de même
nature, et il n’y a plus qu’une seule science.

Antoine Perrot, Fortune picture n° 26, 2011

Antoine Perrot, Fortune picture n° 26, 2011

Un exemple me vient en tête : le rapport entre histoire et sociologie. Il y a eu une


époque où l’histoire, face à la sociologie, se réclamait d’une épistémologie diffé-
rente : l’histoire comme science des événements uniques, la sociologie comme
science des régularités. C’était la position de Seignobos face aux durkheimiens.
Aujourd’hui, l’histoire et la sociologie ont la même représentation de la société.
Elles n’ont pas les mêmes méthodes, elles n’observent pas les mêmes choses,
mais elles ont le même type de pensée, le même type de raisonnement : la socio-
logie comme science historique, le raisonnement sociologique — au sens de Pas-
seron — comme pli de pensée commun aux sciences sociales. Et pourtant, il
existe des historiens et des sociologues. Penser dans un même cadre épistémolo-
gique, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de disciplines : on a besoin d’une
spécialisation par objet. Ce à quoi je m’oppose, c’est la situation présente, mar-
quée par un schisme irréductible entre le raisonnement économique et le raison-
nement sociologique.

Donc votre refondation de l’économie est une redéfinition de l’économie.


L’économie, ce n’est plus la définition de Robbins, que vous citez. Ce n’est
plus « l’étude des usages alternatifs de ressources rares. »

Absolument. D’ailleurs, ce qui est intéressant dans la définition de Robbins,

107
c’est qu’elle est complètement formelle. Elle n’a rien de spécifique à l’activité
économique : elle est susceptible de s’appliquer à tout ! Et c’est ce qu’ont fait les
économistes.

Oui, elle a beaucoup plu à Gary Becker : elle permet une économie de la
délinquance, de la famille, des choix électoraux... et un impérialisme de
l’économie. Mais votre définition, alors ? Si l’économie n’a pas d’épistémo-
logie spécifique, mais un objet spécifique, de quel objet s’agit-il ? Autrement
dit, si elle n’est pas une science séparée, mais une discipline des sciences
sociales, de quel domaine du social est-elle la science ?

Je la définirais par les rapports sociaux qu’elle étudie en priorité. Je dirais donc
que l’économie, c’est la science du rapport marchand et du rapport salarial,
puisque ce sont les deux rapports constitutifs du capitalisme.

Du coup, qu’est-ce que cela impliquerait pour l’enseignement de l’économie


?

Il y a un choix politique à faire entre deux modèles d’enseignement. On avait le


modèle mixte des « sciences économiques et sociales » dans le secondaire, on a
le modèle disciplinaire au niveau de l’université. Le modèle universitaire a
poussé à son terme la spécialisation et le schisme entre les raisonnements. On
tente de l’imposer au secondaire, en réformant abusivement les programmes.
Mon souhait est qu’au contraire le supérieur prenne modèle sur ce qui se faisait
dans le secondaire : partir des objets, sans ériger de barrières disciplinaires
étanches.

Quant aux contenus, il me semble qu’on pourrait organiser les savoirs autour des
deux grands rapports que j’évoquais : le rapport marchand et le rapport salarial.
En tout cas, il faudrait articuler étroitement les expériences historiques avec le
cadre théorique. C’est très important, notamment en ce qui concerne la monnaie.
La conception dominante de la monnaie — la monnaie comme simple instru-
ment — est largement détachée de l’histoire. Réintroduire l’histoire, c’est réin-
troduire le social et montrer sa force. Comment se construit la valeur ? Quel est
ce processus d’action-réaction qui fait que le groupe reconnaisse une même
monnaie ?

Vous faites partie des « Économistes atterrés ». Comment articulez-vous


votre travail scientifique et cette intervention politique ?

108
Sur ce point ma réflexion n’est pas encore terminée. Je ne peux que vous livrer
l’état actuel de mon débat intérieur. Je pars d’un travail qui essaie de penser ce
qui est, en visant l’identification des mécanismes tels qu’ils fonctionnent réelle-
ment. Telle est essentiellement l’activité scientifique : rendre intelligible le réel.
Pendant notre conversation, j’ai mis l’accent sur le risque de déviation du dis-
cours économique, sa déformation par des intérêts sociaux, comme l’a illustré la
financiarisation. Mais alors comment intervenir sans tomber dans ce travers ?

Ma position, pour l’instant, c’est qu’il faut séparer la science et l’intervention. Je


ne dis pas que dans la prise de position politique ou citoyenne il n’y a aucun
savoir. Par exemple, quand je milite pour la définanciarisation, c’est étroitement
lié à ce que je sais des marchés financiers, dont je montre qu’ils ne sont pas effi-
caces. Mais il y a tout de même une rupture. On ne peut pas passer de manière
continue de l’observation de ce qui a été à une proposition sur ce qui doit être.
Pour une raison simple : il n’y pas un devoir-être qui serait inscrit dans ce qui
est.

Je suis atterré quand j’entends les économistes, à la télévision ou ailleurs, inter-


venir comme s’ils parlaient depuis la science, aussi assurés du diagnostic que du
remède, comme si celui-ci découlait nécessairement de celui-là. Moi, je tiens à
une distinction entre le savant et le politique, comme Max Weber. Cela ne m’em-
pêche pas d’intervenir : les « atterrés », c’est une prise de position dans le
monde. Je peux y apporter mes connaissances, mais c’est une autre démarche
que celle de la science : je ne viens pas résoudre un problème économique, je
viens contribuer au débat démocratique.

Vous vous tenez donc à distance à la fois de la posture néoclassique, volon-


tiers normative, et de la tradition marxiste, qui déduit sa position politique
d’une science de l’histoire.

En effet. La pensée de Marx a ceci de particulier qu’elle défend l’idée d’une fin
possible des contradictions, projet dont la puissance agissante est la libération du
prolétariat. En conséquence, son analyse théorique le conduit à souhaiter la fin
du capitalisme. Moi, je suis dans une analyse du capitalisme qui ne sait rien de
son au-delà. Mon horizon théorique, ce sont les contradictions du capitalisme
elles-mêmes. Je peux vouloir en sortir, mais contrairement à Marx, je ne peux
pas déduire de mon modèle la forme du prochain système économique.

Explorons ces contradictions, si vous voulez bien. Est-ce que votre critique

109
de l’efficience des marchés ne contribue pas à une lecture de la crise comme
conséquence d’une dérégulation de la finance, lecture que d’autres écono-
mistes jugent trop étroite ? Cette crise n’est-elle pas plus profondément une
crise du partage des richesses ? Patrick Artus, par exemple, y voit une crise
« de type marxiste » : une déformation du partage des richesses en faveur
des profits et au détriment des salaires affaiblit la demande et engendre une
surabondance de capitaux inemployés ; d’où un sur-crédit aux ménages
(USA) et aux États (Europe), qui crée une bulle de crédit, puis un krach.
Au-delà encore, ne faut-il pas articuler cette crise à celle du climat, de
l’énergie et de l’alimentation, comme le fait par exemple Alain Lipietz ?

Je ne crois absolument pas que la crise actuelle se réduise à une crise de la


finance dérégulée. Je n’ai jamais défendu une telle position. Il s’agit d’une crise
bien plus profonde du capitalisme, y compris une crise des ressources écolo-
giques. Dans la perspective régulationniste à laquelle je souscris, il s’agit d’une
crise du capitalisme financiarisé. Celui-ci a succédé au capitalisme fordiste et
s’en distingue profondément. En effet, si les marchés financiers ont toujours
existé, l’émergence du capitalisme financiarisé a profondément modifié leur
rôle. Pour faire court, dans le capitalisme fordiste, les grandes entreprises et les
managers étaient dominants, la finance suivait, alors qu’aujourd’hui la coordina-
tion passe véritablement par les marchés financiers. Ce sont eux qui dominent.
En ce sens, le capitalisme financier est tout à fait particulier. C’est un mode d’ac-
cumulation spécifique qui se distingue par sa gestion du taux de profit, par la
gouvernance d’entreprises qu’il impose, par ses acteurs centraux. Ce sont les
fonds d’investissement qui sont au cœur d’un contrôle qui a pour levier le mar-
ché. Or la centralisation financière internationale conduit à des exigences de taux
de profit si élevées qu’elles étouffent structurellement la croissance et obligent à
aller la chercher dans les pays périphériques. On est donc dans une grande crise
comme ont pu l’être la stagflation des années 1970 et la crise des années 1930,
ce qui signifie qu’on va changer de capitalisme.

Je ne réduis donc nullement la crise à sa dimension financière. Pour autant, il y a


une certaine autonomie de la sphère financière qui mérite d’être étudiée en tant
que telle. Mon idée centrale dans le livre, c’est la liquidité. Comme je disais, il y
a deux modèles de biens : les biens utiles et les biens liquides. Les biens liquides
— ceux qui sont à tout moment convertibles en monnaie — sont décisifs, puis-
qu’ils engagent la définition même de la richesse. En prolongeant les analyses du
livre, il apparaît qu’à côté de la liquidité monétaire — la monnaie émise par les
banques centrales — le capitalisme produit continuellement des liquidités pri-

110
vées pour échapper aux règles de la souveraineté monétaire, qui ne lui sont pas
forcément favorables parce qu’elles n’expriment pas directement ses propres
intérêts de financement. Ces liquidités privées passent soit par les banques (les
dépôts à vue), soit par les marchés financiers (les actions, les obligations, etc.).
Ce que j’essaie de démontrer, c’est que ce marché des liquidités privées ne s’au-
torégule pas. Il ne s’autorégule pas, parce que la loi de l’offre et de la demande
n’y fonctionne pas, comme on l’a vu. Il y a donc dans la liquidité une source
structurelle d’instabilité, relativement autonome, avec ses mécanismes propres.
Et c’est sous cet angle-là, spécifique, que je regarde la crise. Aussi je n’en saisis
qu’une partie.

Comment expliquez-vous le retournement qui s’est produit entre 2009 et


2011 ? En 2009, au sommet de Londres, les gouvernements annoncent au
G20 qu’ils ont (enfin) tiré les leçons de la crise des années 1930 : cette fois,
ils n’attendront pas que les marchés financiers se régulent d’eux-mêmes. En
2011, ils entament en Europe précisément les politiques qui avaient échoué
alors.

C’est précisément de ce retournement que sont nés les Économistes atterrés,


lorsque nous avons vu qu’on était en train de renier toutes les leçons des années
1930. La situation européenne aujourd’hui est stupéfiante : on pratique des poli-
tiques déflationnistes, alors que toute l’histoire économique nous a appris que
baisser les salaires pour regagner de la compétitivité n’a jamais fonctionné nulle
part. Ce sont les intérêts créanciers qui ont imposé ces politiques déflationnistes
et le retour à la rigueur budgétaire, comme dans les années 1930, même s’il y a
effectivement eu une courte phase keynésienne en 2008/2009 lorsque les États
ont massivement injecté de la monnaie. Ils l’ont fait d’abord parce que c’était
une leçon de la Grande Dépression, mais aussi parce que ce qui était impossible
en régime d’étalon-or l’était en 2008/2009. Il y a eu un accord entre toutes les
banques centrales pour émettre autant de monnaie qu’on le souhaitait, on a
inondé les économies de liquidités pour éviter la dépression, mais on est ensuite
retombé dans les errements déflationnistes.

Est-ce que vous avez l’impression que les atterrés sont davantage entendus ?

Oui, on peut dire que la question de la croissance revient à l’ordre du jour, mais
aujourd’hui c’est encore la finance qui commande, et ce n’est pas un mot d’ordre
politique, c’est la réalité : les taux d’intérêt imposés par les marchés financiers
ont des effets très puissants. La théorie de l’efficience des marchés prétendait

111
que les taux d’intérêt déterminés sur les marchés étaient les bons prix, mais l’ex-
périence nous a montré que ce n’est pas le cas : entre 2002 et 2007, on a vu tous
les taux d’intérêt dans la zone euro se réduire et converger alors que les situa-
tions macroéconomiques des pays restaient hétérogènes. Le marché n’a pas joué
son rôle : il n’a pas envoyé de signaux incitatifs poussant certains pays à prendre
conscience des risques qu’ils encouraient. À l’inverse, aujourd’hui, les écarts de
taux d’intérêt se creusent de manière invraisemblable sans que cela soit justifié,
au point de créer des crises de solvabilité quand certains pays comme l’Espagne
ou l’Italie subissent des taux de 6 ou 7%. Or, avec des dettes publiques de l’ordre
de 100% du PIB, un point de taux d’intérêt en plus représente quand même un
point de PIB, c’est énorme ! Il y a là quelque chose de délirant, et sur ce point,
nous ne sommes pas vraiment écoutés : on reste dans un cadre qui se soumet à la
souveraineté des marchés financiers, aucune politique active de définanciarisa-
tion n’est amorcée, aucun circuit de financement nouveau n’est envisagé. Pour-
tant, si on fait le solde des capacités et des besoins de financement, la zone euro
est dans sa globalité à l’équilibre : elle pourrait donc se financer elle-même, sans
recours à l’extérieur. On pourrait tout à fait rassembler les capitaux nécessaires à
l’activité économique en drainant l’épargne par emprunts, sans passer par les
marchés financiers, et en dirigeant le financement vers les secteurs qu’on juge
prioritaires. C’est ce que tous les pays en difficulté ont toujours fait, notamment
en temps de guerre.

De fait, mezza voce, les institutions économiques ont toujours reconnu qu’on ne
pouvait pas entièrement confier l’évaluation aux marchés financiers. À elle
seule, l’existence d’une banque centrale prêteuse en dernier ressort est bien l’in-
dice d’un doute quant à la capacité des marchés financiers à produire les bonnes
évaluations et à envoyer les bons signaux.

Mais aujourd’hui, en Europe, la banque centrale ne veut pas intervenir.

Même dans la logique capitaliste, c’est délirant. Tous les grands pays inter-
viennent sur le marché de leur dette, les banques centrales ont quasiment été
inventées pour ça. La banque d’Angleterre est inventée en 1694 pour gérer la
dette anglaise. Là, on se prive d’utiliser la BCE parce qu’il n’y a pas de souve-
rain. Partout où il y a un souverain politique, il dirige la banque centrale car il est
en charge de l’intérêt collectif. Le problème dans la zone euro, c’est l’absence de
souverain. Cette contradiction ne tiendra pas. Les marchés sont trop déraison-
nables, les taux d’intérêt sont trop insupportables. La méthode qu’on a trouvé :
prêter 1000 milliards aux banques ! C’est complètement illogique : on prête aux

112
banques pour qu’elles prêtent aux États. Entre temps, les banques prennent 5
points, replacent leur argent auprès de la banque centrale. C’est un mécano
invraisemblable, qui restera dans l’histoire comme un échec.

Vous semblez sceptique sur l’idée même d’une monnaie commune.

J’étais contre le traité de Maastricht. J’avais anticipé que cela ne fonctionnerait


pas parce que le pouvoir monétaire doit pouvoir intervenir de façon discrétion-
naire. Or intervenir de façon discrétionnaire n’est possible qu’avec l’appui du
souverain, source de la légitimité. Il m’était apparu qu’une banque indépendante
conduirait nécessairement à des heurts politiques entre États quant à la politique
monétaire. Je n’avais pas anticipé la forme précise que ce heurt prend aujour-
d’hui, en particulier du fait de la très grande hétérogénéité entre pays du Nord et
du Sud. Par ailleurs, l’idée que l’euro nous a protégés me paraît erronée : aujour-
d’hui, l’euro nous enfonce dans la crise. Sans lui, on aurait la possibilité de déva-
luer, les pays comme l’Italie et la Grèce se porteraient bien mieux.

Cependant, même si on se portait mieux sans l’euro, il est aujourd’hui impos-


sible d’en sortir. Le coût de sortie dans les conditions présentes serait trop impor-
tant. On donne souvent en exemple l’Argentine qui est sortie d’un carcan moné-
taire, le Currency board, et qui a aujourd’hui de bons résultats économiques.
Mais mon souvenir de l’Argentine en 2001, c’est une crise terrible pendant deux
ans : je ne souhaite pas la vivre. On pourrait peut-être envisager une sortie de
l’euro, mais dans le calme, ce qui est loin d’être la situation actuelle. Donc,
aujourd’hui, on n’a pas le choix.

Vous disiez tout à l’heure que votre théorie ne vous autorise pas à dessiner
les contours du système économique qui émergera de cette crise. Pas encore
? Vous présentiez L’Empire de la valeur comme un projet de refondation de
la science économique. N’est-ce pas le système économique qu’il faudrait
aujourd’hui refonder ?

Il ne faut pas confondre « refonder la théorie économique » et « refonder le sys-


tème économique ». L’Empire de la valeur est consacré exclusivement aux
aspects théoriques. Qui plus est il porte exclusivement sur le rapport marchand.
Il laisse de côté le rapport salarial et le capitalisme. Cela viendra plus tard, j’es-
père.

Comment allez-vous transposer au rapport salarial votre théorie du rapport mar-

113
chand ? N’allez-vous pas rencontrer une difficulté ? Si on admet que le rapport
salarial est foncièrement antagonique, allez-vous pouvoir lui appliquer un cadre
d’analyse qui met l’accent sur des phénomènes de polarisation mimétiques ? Le
salariat, ce n’est tout de même pas la convergence des désirs, si ?

Mon modèle est bien une tentative pour comprendre comment on converge vers
une croyance commune, mais il n’ignore absolument pas les antagonismes. Tout
au contraire, les conflits de puissance sont au cœur de mon analyse. Je reproche
précisément à l’économie des grandeurs de ne pas les voir. L’économie mar-
chande est à mes yeux une société divisée parce qu’elle est fondée sur une sépa-
ration, celle qui existe entre les producteurs-échangistes, chacun décidant de ce
qu’il faut produire d’une manière indépendante. Il s’ensuit des conflits entre pro-
ducteurs portant sur la détermination de la monnaie. Lorsqu’une monnaie
émerge, ces conflits se taisent provisoirement. Mais les conflits demeurent et
finiront par apparaître à nouveau. C’est cela une crise monétaire. De ce point de
vue, je me sens très marxiste. La question que je me pose est celle que Marx se
pose : comment une société fondée sur la séparation peut-elle exister ? Pour cette
raison, l’économie que je souhaite, que je nomme « l’économie des relations » et
que j’oppose à « l’économie des grandeurs », a pour modèle l’analyse marxienne
du rapport salarial.

la valeur déconstruite

Faire profession d’économiste, aujourd’hui, c’est souvent apporter une parole


d’expert sur des questions techniques que la plupart des citoyens disent ne pas
comprendre ou plus exactement ne pas se sentir capables de comprendre. Ce
n’est pas l’économie à la manière d’André Orléan, qui, après de nombreux tra-
vaux sur la finance, propose d’affronter les impasses de la science économique
pour en faire une science sociale à part entière. Depuis La Violence de la mon-
naie, en passant par Le Pouvoir de la finance, La Monnaie entre violence et
confiance, ou De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, André
Orléan creuse le sillon d’une analyse des non-dits et des présupposés de la
science économique afin de la refonder. C’est par la monnaie qu’il s’y attelle, car
il voit en elle un précipité des refoulés de la théorie économique dominante, et la
condition pour comprendre les comportements effectifs des agents, notamment
sur les marchés financiers. Une telle refondation nous intéresse. Parce qu’elle
ouvre la voie à la science sociale unique qu’il appelle de ses vœux. Parce qu’elle
fait de l’économie une science de l’homme. Parce qu’elle est le fait d’un homme
qui s’est engagé dans Les Économistes atterrés pour dénoncer un retour aux poli-

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tiques déflationnistes faisant fi des leçons des années 1930.

La Violence de la monnaie, en collaboration avec Michel Aglietta, PUF,


collection « Économie en liberté », 1982, rééd.1984.
Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.
La Monnaie entre violence et confiance, en collaboration avec Michel
Aglietta, Odile Jacob, 2002.
De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, Éditions de la Rue
d’Ulm, collection « Opuscule du Cepremap », 2009.
L’Empire de la valeur, Seuil, 2011.

Direction d’ouvrages

Analyse économique des conventions, PUF, collection « Quadrige »,


1994, rééd. 2004.
Advances in Self-Organization and Evolutionary Economics, en colla-
boration avec Jacques Lesourne, Economica, 1998.
La Monnaie souveraine, en collaboration avec Michel Aglietta, Odile
Jacob, 1998.
Evolutionary Microeconomics, en collaboration avec Jacques Lesourne
et Bernard Walliser, Springer, 2006.

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