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© ODILE JACOB, AVRIL 2020

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Introduction

Le rôle fondamental de l’austérité


salariale

Une des composantes essentielles du capitalisme libéral


est l’austérité salariale. C’est le sujet de ce livre. À partir
des années 1980, les hausses de salaires sont devenues
faibles. Cela résulte des politiques de déréglementation des
marchés du travail, en Angleterre avec Margaret Thatcher à
partir de la fin des années 1970, aux États-Unis avec Ronald
Reagan à partir du début des années 1980, en Allemagne
avec Gerhard Schröder à partir du début des années 1990.
Ces politiques étaient inspirées par l’idéologie libérale des
thèses de Milton Friedman (son livre Capitalisme et liberté
paru en 1962 défend l’idée selon laquelle l’organisation
économique la plus efficace est celle où les entreprises
maximisent leurs profits sans prendre en compte d’autres
considérations, sociales ou redistributives en particulier).
En effet, depuis la Seconde Guerre mondiale, le
capitalisme a beaucoup évolué. Au capitalisme « social-
démocrate » des années 1950, 1960 et 1970 succède un
capitalisme de type « libéral anglo-saxon » à partir des
années 1980.
Les différences entre ces deux modèles de capitalisme
sont connues : le capitalisme libéral implique que les
entreprises maximisent la valeur pour l’actionnaire. Les
entreprises essaient d’accroître leurs profits, les dividendes
distribués augmentent ainsi que les cours boursiers. Quand
on est passé du capitalisme social-démocrate au
capitalisme libéral, on a vu effectivement aux États-Unis, en
Europe, au Japon monter la rentabilité du capital, la
rémunération des actionnaires, la valorisation boursière des
entreprises.
L’austérité salariale, depuis quarante ans, a façonné nos
économies et changé les vies politiques des pays de l’OCDE.
De 1990 à 2019, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, le
salaire réel (le salaire nominal par salarié corrigé de la
hausse des prix, c’est-à-dire le pouvoir d’achat du salaire
par tête) a progressé de 23 % tandis que la productivité du
travail par tête a, elle, progressé de 49 % ; autrement dit,
les salariés des pays de l’OCDE ont reçu moins que la moitié
des gains de productivité du travail, alors qu’en principe ils
auraient dû en recevoir la totalité. Puisque les salaires réels
augmentent moins vite que la productivité, le partage des
revenus se déforme au détriment des salariés et en faveur
des profits.
C’est ce que nous appelons austérité salariale, une
déformation anormale du partage des revenus au détriment
des salariés, correspondant à des hausses anormalement
faibles des salaires.
L’austérité salariale, on l’a déjà noté plus haut, apparaît,
dans la période contemporaine, au début des années 1980
au Royaume-Uni, puis s’étend aux États-Unis, au Japon, à
l’Europe. Elle résulte des déréglementations des marchés du
travail, de la réduction de la protection de l’emploi, du rôle
réduit des syndicats : nous reviendrons sur les différentes
explications possibles.
Elle a bien sûr une motivation idéologique, le
développement de la pensée néolibérale, mais aussi des
motivations économiques : le passage au libre-échange et
au capitalisme actionnarial, la lutte contre l’inflation.
Elle est, dans la période plus récente, accentuée par la
concentration des entreprises et par le développement
d’emplois peu protégés et peu qualifiés dans de petites
entreprises de services ; on a vu réapparaître des
entreprises avec des positions dominantes qui sont
capables d’accroître leurs marges bénéficiaires ; de l’autre
côté, les salariés de petites entreprises, sans syndicats, ont
un pouvoir de négociation faible et une capacité faible à
obtenir des hausses de salaires.

L’austérité salariale a façonné


nos économies
Dans ce livre, nous voulons montrer que depuis quarante
ans, l’austérité salariale a façonné les économies des pays
de l’OCDE, essentiellement en raison des interactions entre
politique salariale, politique monétaire et politique
budgétaire.
Au point de départ, il y a l’idéologie libérale et la volonté
d’accroître les revenus du capital. Mais aujourd’hui, l’enjeu
est beaucoup plus vaste : l’austérité salariale a permis,
depuis la crise de 2008, que les politiques économiques
deviennent très expansionnistes. Il y a donc d’une part une
évolution de fond du rapport de force entre salariés et
employeurs, d’autre part la réaction aux crises que cette
évolution a rendue possible.
La déflation et les crises des banques ont été évitées par
les politiques de taux d’intérêt très bas, le chômage a été
réduit par les déficits publics.
La trame de notre analyse est en effet que l’austérité
salariale a conduit à l’inflation faible, puisque les coûts
salariaux augmentent peu, et que l’inflation faible a permis
aux politiques monétaires d’être expansionnistes, et enfin
que les taux d’intérêt bas ont permis aux politiques
budgétaires d’être expansionnistes, en maintenant la
solvabilité des États malgré les taux d’endettement public
très élevés.
C’est pourquoi nous parlerons de « japonisation » des
économies : les politiques budgétaires deviennent
expansionnistes d’une part parce que les taux d’intérêt sont
bas, d’autre part parce que, avec les taux d’intérêt bas,
seule la politique budgétaire peut réagir à un recul de la
croissance dans la mesure où on ne peut pas baisser
davantage les taux d’intérêt.
Mais l’austérité salariale
a façonné aussi la politique
En effet, la déformation du partage des revenus au
détriment des salariés s’est accompagnée de la hausse des
inégalités de revenu et de patrimoine, dans beaucoup de
pays, d’une progression faible des bas salaires. Dans le
même temps, et facteur aggravant, le nombre d’emplois
intermédiaires (industrie, services répétitifs) s’est réduit, ce
qui a fortement affaibli la mobilité sociale : il s’est donc
clairement développé une « trappe à bas salaires »,
beaucoup de personnes restent bloquées dans des emplois
peu qualifiés où les salaires sont faibles.
La réaction politique a été assez claire : aux États-Unis,
en France, en Italie…, la progression des partis populistes,
faisant campagne précisément sur la sortie de l’austérité
salariale, la hausse du pouvoir d’achat ; au Royaume-Uni, le
Brexit, les contraintes liées à l’appartenance de l’Europe
étant présentées comme la cause de la pauvreté.

La fin des politiques


économiques « prudentes »
C’en est alors fini des « politiques économiques
prudentes ». Dans le passé, on voyait une alternance de
périodes de politiques budgétaire et monétaire
expansionnistes (dans les récessions et au début des
périodes de croissance) et des périodes de politiques
budgétaire et monétaire restrictives (en seconde partie des
périodes de croissance).
Il en résultait d’une part la stabilité à long terme des taux
d’endettement public, qui montaient puis descendaient
alternativement ; d’autre part, des taux d’intérêt tantôt
faibles et tantôt élevés. Cette prudence a disparu : le taux
d’endettement public monte et ne redescend plus ; les taux
d’intérêt demeurent anormalement faibles. Cela pose la
question d’abord du risque associé à des dettes publiques
de plus en plus élevées, puis des inconvénients des taux
d’intérêt durablement bas. Il faut en effet pouvoir comparer
les avantages des politiques économiques très
expansionnistes (sortie de crise, soutien de la demande) et
leurs inconvénients (préparation des prochaines crises ?).

Les avantages
et les inconvénients des taux
d’intérêt durablement bas
Les taux d’intérêt durablement bas ne sont pas sans
avantages. Ils permettent en effet aux États de réaliser des
investissements publics plus importants.
Ils conduisent sans doute à la disparition des récessions,
puisque c’était dans le passé les hausses des taux d’intérêt
qui déclenchaient le retournement à la baisse de
l’investissement, des cours boursiers, des prix de
l’immobilier et du crédit et que ces retournements, qui
déclenchaient les crises, sont maintenant évités par les taux
d’intérêt bas.
Mais les taux d’intérêt bas ne sont pas sans
inconvénients, certains d’ailleurs peu connus : ils favorisent
la concentration des entreprises et la réapparition des
positions dominantes : ils affaiblissent les banques,
maintiennent en vie des entreprises inefficaces (appelées
« entreprises zombies »), font apparaître des bulles sur les
prix des actifs, et peut-être même maintiennent l’inflation à
un niveau très bas (c’est la théorie « néofisherienne »).
Certains économistes pensent en effet qu’une des causes
de l’inflation durablement faible est de manière paradoxale
le maintien de taux d’intérêt bas.
Alors certes, les taux d’intérêt bas évitent les crises de la
dette et permettent d’accroître les investissements publics ;
mais avec leur cortège d’effets indésirables, il n’est pas sûr
au total qu’ils améliorent vraiment la situation des
économies.

Le débat sur les politiques


budgétaires dans un contexte
de taux d’intérêt bas
Les taux d’intérêt durablement bas, et le souhait qu’ont
de nombreux gouvernements de soutenir le pouvoir d’achat
de la population, d’augmenter les investissements publics,
de baisser les impôts, ont ouvert un débat tout à fait
passionnant. Ce débat porte sur l’évolution possible des
politiques budgétaires dans un environnement de taux
d’intérêt très bas.
Pour savoir si des politiques budgétaires plus
expansionnistes peuvent être mises en place, il faut
déterminer si les taux d’intérêt réels sont aujourd’hui
durablement ou seulement transitoirement très bas. Dans le
second cas, il serait très imprudent de continuer à
augmenter les dettes publiques. Dans un environnement de
taux d’intérêt bas, en effet, il est facile pour les États d’être
solvables puisque les paiements d’intérêts sur la dette
publique sont faibles. Cela permet de mettre en place des
déficits publics plus élevés qui conduisent à une dette
publique plus importante si les taux d’intérêt restent bas,
mais bien sûr il en va tout autrement s’ils remontent dans
un futur proche.
Plusieurs thèses s’affrontent : celle, que nous défendons
et qui paraît conforme aux faits, de l’absence d’inflation et
des politiques monétaires expansionnistes ; celle de la
cause structurelle durable des taux d’intérêt bas, par
exemple l’excès mondial d’épargne, ou le recul de la
rentabilité du capital.
La thèse la plus radicale est celle des tenants de la
théorie monétaire moderne : les taux d’intérêt vont rester
bas malgré les politiques budgétaires expansionnistes parce
que les banques centrales vont monétiser sans limite les
dettes publiques, autrement dit acheter les dettes publiques
en créant de la monnaie pour faire disparaître le risque
associé à l’accumulation de dette publique.
Il nous semble que la thèse pertinente est celle des
politiques monétaires expansionnistes : les taux d’intérêt
réels vont rester bas tant que l’inflation sera faible. Et c’est
cette thèse que nous allons défendre dans ce livre.

L’austérité salariale peut-elle


continuer,
peut-elle survivre dans
des démocraties ?
Est-elle une menace pour
les démocraties ?
L’austérité salariale est défavorable au plus grand
nombre même si elle permet des politiques budgétaires
expansionnistes : elle accroît les inégalités, la pauvreté, elle
concentre la richesse dans peu de mains. Même si le
pouvoir d’achat et l’inégalité ne sont pas les seules
motivations des votes, ce sont des motivations puissantes.
Et il est peu probable que l’austérité salariale puisse être
maintenue indéfiniment dans une démocratie. Il finira par
arriver un moment où les salariés, les classes moyennes et
populaires, ramèneront au pouvoir des partis sociaux-
démocrates ou socialistes qui changeront les règles du
marché du travail en faveur des salariés, mettront en place
une politique de soutien des bas salaires. C’est ce qui est en
train de se passer aux États-Unis. On voit que le programme
des « démocrates de gauche » (Elisabeth Warren, Bernie
Sanders) prône une forte hausse des bas salaires, une
protection sociale plus généreuse, ce qui renforce le pouvoir
de négociation des salariés.
Le rattrapage des salaires, par exemple avec de fortes
hausses du salaire minimum, fera alors réapparaître
l’inflation, et les difficultés reviendront. En effet, que se
passera-t-il alors ?
D’abord, si un seul pays sort de l’austérité salariale, il
dégrade violemment sa compétitivité-coût par rapport aux
autres pays.
Ensuite, si la Banque centrale réagit à la hausse de
l’inflation par celle des taux d’intérêt réels, elle risque de
déclencher une crise violente de dettes publiques compte
tenu de leur niveau. Mais pouvons-nous croire que les
banques centrales ne réagiraient pas à l’inflation ?
Surtout, on ne peut pas exclure le risque que, sans
attendre ce retour à une politique de type social-démocrate,
les salariés réagissent à l’austérité salariale par le soutien à
des partis populistes ou nationalistes, qui attribuent
l’austérité salariale à des causes annexes : la concurrence
des pays émergents, l’immigration… L’élection de Donald
Trump, l’ascension des partis populistes en Italie, en France,
en Espagne, en Allemagne, le Brexit, ont certainement
comme une de leurs causes l’austérité salariale.

On aimerait sortir
de cet équilibre,
mais le coût de la sortie risque
d’être très élevé
L’austérité salariale dans les pays de l’OCDE a façonné
un équilibre très particulier depuis les années 1990 :
inflation et salaires faibles, politique monétaire
expansionniste, taux d’intérêt bas et politique budgétaire
expansionniste, visant à compenser en partie la faiblesse
des salaires. Il y a bien une cohérence interne au modèle
d’austérité salariale : il affaiblit les salaires, mais permet
que la politique budgétaire soit expansionniste, ce qui
compense l’effet sur la demande de la faiblesse des revenus
salariaux.
On préférerait se situer dans un autre équilibre, où les
salaires suivraient la productivité, où l’inflation et les taux
d’intérêt seraient plus élevés, ce qui éviterait les nombreux
inconvénients des taux d’intérêt très bas, où la politique
budgétaire serait moins expansionniste et les dettes
publiques moins élevées. Mais comment passe-t-on du
premier équilibre au second ?
La sortie de l’austérité salariale ferait monter l’inflation
et donc normalement les taux d’intérêt, d’où un choc
majeur dans une situation de taux d’endettement très
élevé. Alors, faut-il accepter une crise des dettes publiques
pour sortir de l’austérité salariale ?
Ce livre explore les différentes pistes possibles pour
sortir de l’austérité salariale sans déclencher une crise des
dettes.
PREMIÈRE PARTIE

Le piège de l’austérité
salariale
CHAPITRE 1

Le choix de l’austérité salariale

Ce que nous appelons l’austérité salariale, c’est-à-dire


l’affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés qui
conduit à la déformation du partage des revenus au
détriment des salariés, à la faiblesse des hausses de salaire,
a débuté à la fin des années 1970 au Royaume-Uni. Puis elle
est apparue aux États-Unis (années 1980), au Japon (années
1990), en Allemagne (début des années 2000), en Espagne
(depuis la crise de 2008). En France et en Italie, l’austérité
salariale a pris d’autres formes que la déformation du
partage des revenus en faveur des profits.
Quelles étaient les motivations des gouvernements, à
partir de la fin des années 1970, pour flexibiliser les
marchés du travail et freiner les salaires ?
On peut en identifier plusieurs : une réaction contre le
pouvoir excessif des syndicats ; l’apparition d’une exigence
de rentabilité élevée du capital ; la mise en place du libre-
échange ; la volonté de lutter contre l’inflation. Ces
explications sont hétérogènes (idéologie, situation
macroéconomique, contraintes nouvelles), mais elles sont
toutes présentes.

L’austérité salariale
se met progressivement en place
à la fin des années 1970
Nous allons ici révéler l’austérité salariale par l’évolution
du partage des revenus entre salaires et profits. Si les
salaires réels par tête (le pouvoir d’achat des salariés
calculé avec les prix de vente des entreprises) augmentent
plus vite que la productivité par tête alors la part des
salaires dans le revenu national augmente ; s’ils
augmentent moins vite que la productivité par tête, alors la
part des profits dans le revenu national augmente
(encadré 1). Pour une entreprise, les salaires doivent bien
être comparés à ses prix de vente.
Encadré 1
Le partage des revenus
La part des salaires dans le revenu national (dans le produit intérieur
brut en valeur) est :

Si le salaire réel augmente plus vite que la productivité

du travail par tête, alors la part des salaires dans le

revenu national augmente et celle des profits diminue.

L’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir au Royaume-


Uni en 1979 et celle de Ronald Reagan aux États-Unis en
1981 déclenchent la déformation du partage des revenus,
dans ces deux pays, au détriment des salariés. De 1979 à
1990 au Royaume-Uni, le salaire réel augmente de 20 % de
moins que la productivité ; de 1981 à 1990, aux États-Unis,
le salaire réel augmente de 16 % de moins que la
productivité. Avant le début des années 1980, dans ces
deux pays, le salaire réel et la productivité augmentent
parallèlement.
Au Japon, c’est la grande crise bancaire de 1997-1998
qui déclenche un mouvement considérable d’austérité
salariale : de 1997 à aujourd’hui, le salaire réel, absolument
constant, ne progresse pas, alors que la productivité
augmente de 20 %.
En Allemagne, ce sont les politiques de flexibilisation du
marché du travail mises en place par Gerhard Schröder
(baisse de l’indemnisation du chômage, obligation de
prendre les emplois disponibles) qui font apparaître une
violente dérive du partage des revenus au détriment des
salariés, le pouvoir d’achat du salaire par tête ne bougeant
pas entre 2000 et 2010.
La faiblesse des salaires réels, enfin, apparaît en
Espagne depuis la crise de 2008 et correspond aussi à des
mesures accroissant la flexibilité du marché du travail
(recours facilité au travail temporaire, baisse du coût des
licenciements), malgré une nette hausse de la productivité.

Les cas différents de la France


et de l’Italie
En France et en Italie, il n’y a pas de déformation du
partage des revenus au détriment des salariés, les salaires
réels augmentent à peu près au même rythme que la
productivité. Pourtant la question de l’austérité salariale, de
la faiblesse des salaires se pose en France et en Italie, mais
de manières différentes.
En Italie, le problème est la stagnation de la productivité,
qui vient de l’insuffisance de l’investissement, de la faible
modernisation des entreprises. Elle entraîne la stagnation
du salaire réel (du pouvoir d’achat des salaires), et, avec le
vieillissement démographique (les salariés représentent une
fraction de plus en plus faible de la population totale), le
recul du revenu réel par habitant.
En France, le problème est la hausse du poids des
dépenses contraintes.
Depuis vingt ans, le prix de l’énergie consommée par les
ménages a augmenté de 40 % de plus que l’ensemble des
prix, et il y a donc un prélèvement croissant sur le revenu
venant de la consommation d’énergie (électricité,
carburants).
Les prix de l’immobilier ont considérablement
augmenté : de 1998 à 2019 en France, les prix de
l’immobilier augmentent deux fois plus vite que le prix de
l’ensemble de la consommation et de 60 % de plus que les
salaires. Si on soustrait des salaires la dépense en énergie
et la hausse du coût du logement, on retrouve en France un
recul des salaires, une fois payées ces dépenses
obligatoires.
En France et en Italie, la faiblesse des salaires est bien
aussi un problème.
Sur l’ensemble des pays de l’OCDE, on constate la mise
en place progressive de l’austérité salariale, avec
déformation du partage des revenus au détriment des
salariés, donc faiblesse de la hausse des salaires et des
coûts salariaux.
Pour la période allant de 1990 à 2019, le salaire réel
(calculé avec le prix du PIB, c’est-à-dire du point de vue des
entreprises) a augmenté de 23 % tandis que les gains de
productivité ont augmenté de 49 % (voir graphique 1). Si le
partage des revenus avait été normal, les salaires réels
auraient augmenté comme la productivité du travail, c’est-
à-dire plus de deux fois plus vite que leur augmentation
observée.

Pourquoi le choix de l’austérité


salariale ?
Pourquoi, à partir de la fin des années 1970, et tout au
long des années 1980-1990-2000, la majorité des pays de
l’OCDE ont-ils fait le choix de l’affaiblissement du pouvoir de
négociation des salariés et donc de l’austérité salariale ?
Nous voyons cinq explications à cette évolution des
politiques du marché du travail.
Une explication idéologique
Pour les penseurs néolibéraux, comme Milton Friedman, il
faut lutter contre toutes les positions de monopole, y
compris donc contre les monopoles syndicaux. Les
monopoles créent en effet de l’inefficacité : sur le marché
du travail, ils conduisent à des salaires trop élevés
(supérieurs au salaire d’équilibre concurrentiel), donc à un
emploi trop faible et à un chômage structurel trop élevé
(encadré 2).

Encadré 2
Comportement d’un syndicat
monopoliste
Un syndicat en situation de monopole va maximiser le bien-être de ses
adhérents en prenant en compte le comportement de demande de
travail des entreprises. Les entreprises demandent d’autant moins de
travail que le salaire réel est élevé.
Si le syndicat monopoliste donne peu de poids au chômage, par rapport
au salaire de ceux qui ont un emploi, il va choisir un salaire réel élevé,
qui va conduire à un emploi faible et à du chômage structurel. Si le
marché du travail était concurrentiel, le salaire réel baisserait jusqu’à ce
qu’il y ait plein emploi.

Une réaction contre l’excès


de pouvoir des syndicats
Dans le passé, il y avait monopole syndical au Royaume-
Uni et aux États-Unis (clauses de closed shop : les salariés
doivent être syndiqués pour profiter des accords
d’entreprise).
Cette situation de monopole a entraîné de fortes
inefficacités : perte de productivité, taux d’emploi faible,
impossibilité de transformer les emplois en emplois plus
productifs, grèves (les grandes grèves de 1978-1979 au
Royaume-Uni amènent Margaret Thatcher au pouvoir). Aux
États-Unis, la clause de closed shop est interdite dès 1949
par la loi Taft-Hartley ; mais au Royaume-Uni, ce sont les
Employment Acts successifs de 1980 à 1990 qui finissent
par abolir complètement la clause de closed shop.
Avant l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir, une
multitude de grèves depuis le début des années 1970 avait
bloqué l’économie du Royaume-Uni : grève des dockers, des
électriciens, des postiers, des mineurs, du secteur public…
81 % des Britanniques estiment en 1978 dans un sondage
que les syndicats ont trop de pouvoir.
Il y a donc lutte des gouvernements contre le pouvoir des
syndicats et désyndicalisation. Et l’on constate que le taux
de syndicalisation dans les pays de l’OCDE chute dès le
début des années 1980 : de 32 % en 1980 à 17 %
aujourd’hui.

Apparition d’une exigence


de rentabilité élevée du capital
Les économies des pays de l’OCDE s’affaiblissent dans
les années 1980 après les chocs pétroliers. L’exigence de
rentabilité élevée du capital apparaît, avec l’idée,
néolibérale aussi, que les entreprises doivent être gérées
dans l’intérêt de leurs actionnaires.
Le graphique 2 montre le recul de la rentabilité du capital
dans les années 1980 après les chocs pétroliers, puis son
redressement, en dehors des récessions, depuis le début
des années 1990.
Obtenir cette rentabilité élevée désirée du capital impose
qu’il y ait contraction des salaires.
La théorie libérale dit que ce n’est pas aux entreprises de
soutenir les bas revenus ou de mettre en place des
politiques redistributives, c’est à l’État. Il y a donc partage
des tâches entre les entreprises qui maximisent les profits
et l’État qui peut mener une politique des revenus.
De plus, à la même époque, le développement des fonds
de pension aggrave la pression sur les entreprises pour
qu’elles versent une rémunération élevée du capital.

La mise en place du libre-échange


Le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), qui
organise le passage progressif au libre-échange, est signé
en 1947. Il conduit à une baisse progressive des droits de
douane, qui s’accélère à partir des années 1990. Le droit de
douane moyen au niveau mondial passe de 15 % au début
des années 1990 à 5 % aujourd’hui.
Le passage au libre-échange permet un développement
très rapide des échanges internationaux (le graphique 3
montre que le commerce mondial croît plus de deux fois
plus vite que le PIB du monde) et une concurrence accrue
par les coûts de production entre les pays.
Cette poussée de la concurrence par les coûts entre les
pays de l’OCDE les conduit évidemment à essayer de
réduire leurs coûts salariaux pour tenter de gagner des
parts de marché vis-à-vis des autres pays.

La volonté de lutter contre


l’inflation
L’inflation devient forte à la fin des années 1970 et au
début des années 1980 avec la hausse du prix du pétrole.
Elle atteint 13 % pour l’ensemble de l’OCDE au milieu des
années 1970, 12 % au début des années 1980 (voir
graphique 4).

C’est l’époque où les banques centrales adoptent des


politiques monétaires ayant pour objectif la stabilité des
prix, et c’est l’époque aussi où le freinage des hausses de
salaire devient un des instruments utilisés pour réduire
l’inflation.
Ces motivations initiales
de l’austérité salariale sont pour
certaines encore valides
aujourd’hui
Parmi les motivations qui ont présidé au choix de
l’austérité salariale à la fin des années 1970, trois subsistent
aujourd’hui : la recherche d’une rentabilité élevée du
capital, le souci pour chaque pays d’être compétitif, la
volonté d’éviter le retour de l’inflation. Cette dernière
nécessiterait, comme on le verra plus loin, la hausse des
taux d’intérêt avec des effets désastreux dans une situation
d’endettement élevé.
À partir du début des années 1980, on passe donc d’une
situation où les salariés avaient un pouvoir de négociation
élevé, et étaient représentés par des corps intermédiaires
puissants (syndicats, partis politiques de gauche), et où les
conflits se concluaient par un compromis qui leur était
plutôt favorable, à une situation où les salariés ont perdu
leur pouvoir de négociation.
Lorsque les salariés avaient un pouvoir de négociation
important, l’inflation était utilisée par les entreprises pour
rééquilibrer le partage des revenus en leur faveur dans une
situation de progression rapide des salaires.

L’inflation vient du conflit pour


la répartition des revenus
Il faut comprendre que l’inflation résulte des conflits de
répartition. Si les salariés arrivent à obtenir une part plus
importante du revenu national par une hausse plus rapide
des salaires, les entreprises réagissent en augmentant leurs
prix pour rééquilibrer en leur faveur le partage des revenus.
Lorsque les salariés n’ont plus de pouvoir de négociation, il
n’y a plus de conflit de répartition, et donc il n’y a plus
d’inflation.
La faible inflation observée aujourd’hui (hors énergie,
1,6 % aux États-Unis, 1,2 % dans la zone euro, 0 % au
Japon) n’est donc pas un mystère : elle vient de la faiblesse
des hausses de salaires malgré la baisse du chômage, qui
révèle la faiblesse du pouvoir de négociation des salariés
dans les entreprises que nous appelons austérité salariale.
CHAPITRE 2

Des salaires qui restent bas

Dans le chapitre précédent, nous avons essayé


d’identifier les différentes raisons qui expliquent le choix de
l’austérité salariale à la fin des années 1970. Nous essayons
ici de comprendre pourquoi l’austérité salariale, la faiblesse
des hausses de salaire, persiste aujourd’hui. On peut mettre
en avant plusieurs explications : la concentration des
entreprises sur le marché du travail, la désyndicalisation, la
nature des emplois créés, la moindre mobilité des salariés.

Des hausses de salaire


anormalement faibles
Dans la période récente, le retour du taux de chômage à
un niveau très bas dans les pays de l’OCDE n’a pas conduit
à une accélération importante des salaires par tête ou du
coût salarial unitaire (du salaire corrigé par la productivité,
qui est la cause de l’inflation). Une situation complètement
différente de celle observée à la fin des précédentes
périodes d’expansion, en 2000 ou en 2007-2008 (voir
graphique 1).

En 2008, avec un taux de chômage voisin du niveau


actuel, le coût salarial unitaire augmente de plus de 4 % par
an, contre nettement moins de 2 % aujourd’hui. L’austérité
salariale se poursuit donc dans la période récente.
Parmi les causes de la mise en place de l’austérité
salariale dans les années 1970-1980, certaines sont
toujours présentes : l’exigence d’une rentabilité élevée du
capital pour les actionnaires ou encore la concurrence par
les coûts entre les pays. Mais de nouveaux mécanismes
sont apparus : la concentration des entreprises sur les
marchés du travail, qui leur donne des positions dominantes
aussi sur ces marchés, la désyndicalisation, la nature des
créations d’emplois sont autant de facteurs qui conduisent à
la faiblesse des hausses de salaire.

La collusion des entreprises


sur les marchés du travail
De nombreux travaux de recherche, notamment menés
aux États-Unis, montrent que, s’il y a eu concentration des
entreprises, avec constitution de positions dominantes, sur
les marchés des biens et services, c’est aussi vrai sur le
marché du travail. Dans chaque bassin d’emploi, la
concentration des offres d’emploi est très forte pour chaque
secteur d’activité (un petit nombre d’entreprises ont un
poids important dans le total des offres d’emploi), et il
apparaît clairement un lien négatif fort entre la
concentration des entreprises sur le marché du travail et le
niveau des salaires 1. On comprend bien que si dans une
ville un petit nombre d’entreprises effectue l’essentiel des
embauches, ces entreprises contrôlent le niveau des
salaires et ont intérêt à le déprimer.
On observe aussi que les entreprises, dans chaque
secteur d’activité, mettent en place des clauses qui leur
interdisent d’essayer de débaucher les salariés des
entreprises du même secteur. Cela est particulièrement vrai
pour les entreprises d’une même franchise 2. Or, c’est
précisément la volonté d’attirer les salariés des concurrents
par des salaires plus élevés, lorsque le plein-emploi
approche, qui conduit aux hausses des salaires.
Si la collusion des entreprises sur les marchés des biens
est interdite par les règles de la concurrence, celle des
entreprises sur les marchés du travail ne l’est pas, et elle
conduit à la compression des salaires.

Désyndicalisation et structure
des emplois
L’incapacité des salariés à obtenir des hausses de salaire
même lorsque le taux de chômage est très bas révèle bien
sûr la baisse du pouvoir de négociation des salariés. Une
des causes de cette baisse est la désyndicalisation, très
importante : le taux de syndicalisation, pour l’ensemble de
l’OCDE, est passé de 25 % en 1990 à 17 % aujourd’hui.
Une autre des causes est la déformation de la structure
des emplois vers des emplois peu qualifiés, en particulier
dans les services domestiques (distribution, services à la
personne, hôtels-restaurants-tourisme, transports…) et
essentiellement au détriment de l’industrie (graphique 2).
En vingt ans, l’emploi industriel a baissé de 20 % et l’emploi
dans les services simples a augmenté de 20 %.
Or le lien entre chômage et inflation vient des salariés
qualifiés, à niveau de productivité élevé. Ce sont ces
salariés que les entreprises essaient d’attirer en
augmentant les salaires quand le chômage devient faible 3.
Au contraire, le taux de chômage restant élevé pour les
salariés peu qualifiés même après plusieurs années
d’expansion (graphique 3), les créations d’emplois peu
qualifiés ont peu d’effet sur le niveau des salaires. Même
lorsque l’économie va bien, il reste un nombre élevé de peu
qualifiés qui recherchent un emploi, ce qui empêche leurs
salaires d’augmenter : le taux de chômage pour les
personnes à niveau d’éducation primaire (pas de diplôme
équivalent au baccalauréat) est encore proche de 12 % en
2017.
Une plus faible mobilité
des salariés
On a observé aussi aux États-Unis une rigidification du
marché du travail : le nombre de salariés qui quittent leur
entreprise est resté durablement déprimé depuis la crise de
2008-2009.
Le graphique 4 montre que la proportion (annuelle) de
départs d’une entreprise a chuté en 2009 et reste
nettement plus basse que dans les années précédentes.
Cette moindre mobilité des salariés, due peut-être à la
crainte du chômage après la crise, réduit la possibilité
d’attirer les salariés dans une entreprise en y augmentant
les salaires.

Apparition d’entreprises
« hyperproductives »
On a aussi observé qu’apparaissaient des entreprises
dites « hyperproductives ». Ces entreprises sont de grande
taille, ont un niveau de productivité élevé, et sont capables
4
de vendre à des prix élevés . Ce sont donc des entreprises
bénéficiant d’un avantage technologique ou de rendements
d’échelle croissants. Dans ces entreprises, puisque les
marges bénéficiaires sont élevées, le poids des salaires
dans la valeur ajoutée est faible, et, puisque leur poids dans
l’économie augmente, cela tire à la baisse le poids global
des salaires dans le revenu national. S’il y a beaucoup
d’entreprises où la part des salaires dans la valeur ajoutée
est faible, on retrouve ce résultat au niveau national.
On voit donc apparaître des arguments de deux natures
opposées, mais qui vont dans le même sens : d’une part, la
dispersion des nouveaux emplois dans de petites
entreprises de services où le pouvoir de négociation des
salariés est faible, d’autre part, la concentration des emplois
dans des entreprises dominantes, qui utilisent leur position
dominante sur le marché du travail pour déprimer les
salaires.
Que ce soit à partir des petites entreprises ou des
grandes entreprises dominantes, il y a donc bien
affaiblissement de la part des salaires dans le revenu
national.
Au total, l’austérité salariale qui débute dans les années
1980 par une volonté idéologique se poursuit aujourd’hui en
raison de l’évolution structurelle du marché du travail
(désyndicalisation, nature des créations d’emplois) et du
marché des biens et services (apparition d’entreprises
superstar).
CHAPITRE 3

Équilibre ou piège ?

Une fois l’austérité salariale bien installée, et nous avons


vu dans le chapitre précédent pourquoi c’est encore le cas
dans la période récente, l’inflation reste faible, ce qui
permet à la politique monétaire d’être expansionniste, d’où
des taux d’intérêt bas ; ensuite, des taux d’intérêt bas
permettent à la politique budgétaire d’être expansionniste.
La politique monétaire et la politique budgétaire
expansionnistes visent à compenser les effets sur la
demande de la faiblesse des salaires. Mais il faut bien
comprendre que si les pays de l’OCDE ont pu sortir de
l’austérité monétaire et budgétaire, c’est bien parce qu’ils
ont maintenu l’austérité salariale. Il faut aussi expliciter les
effets redistributifs complexes de cet équilibre.
La sortie de l’austérité budgétaire conduit à une politique
de déficits publics élevés et durables ; la sortie de
l’austérité monétaire conduit, elle, à une politique de taux
d’intérêt très bas. Ces deux évolutions sont bien sûr liées
aux crises, avec des calendriers différents selon les pays.
Au Japon, la grande crise boursière et immobilière de
1990, puis la crise bancaire de 1997-1998 déclenchent le
passage aux politiques économiques expansionnistes.
Aux États-Unis et en Europe, c’est la crise boursière de
2000 et surtout la grande crise de 2008-2009, qui part de la
crise immobilière et bancaire aux États-Unis, qui sont le
facteur déclencheur.
Il faut aussi mentionner la crise des pays périphériques
(Espagne, Italie, Portugal, Grèce, Irlande) de la zone euro de
2010 à 2013 qui oblige la BCE à passer à une politique
monétaire ultra-expansionniste.

L’austérité salariale conduit


à l’inflation faible,
qui elle-même conduit
aux politiques monétaires
expansionnistes
Comme on l’a vu dans les deux chapitres précédents,
l’OCDE mène surtout depuis les années 1990 une politique
salariale restrictive, comme le montre la déformation du
partage des revenus au détriment des salariés
(graphique 1).
De 1998 à aujourd’hui, alors que la productivité du
travail par tête a augmenté de 30 %, le salaire réel par tête,
qui aurait dû suivre la productivité, n’a progressé que de
13 % : presque 60 % de la hausse de la productivité est
allée accroître les profits au détriment des salaires. Le
prélèvement fait sur les salaires pour nourrir les profits est
donc considérable.

Il reste que la progression des coûts salariaux est lente,


et donc que l’inflation est faible. L’inflation sous-jacente
(hors effets des prix de l’énergie ou de l’alimentation) est
restée toujours inférieure à 2 % depuis la fin des années
1990, et depuis 2012, elle oscille entre 1 et 1½ % (voir
graphique 2).
L’objectif d’inflation des banques centrales est de 2 %.
Jusqu’en 2008, ce niveau d’inflation est atteint à la fin des
périodes de croissance. Aujourd’hui, l’inflation reste
durablement inférieure à l’objectif d’inflation. Le problème
récent des banques centrales n’est donc plus d’empêcher
l’inflation d’être excessive, c’est de la redresser pour la
ramener au niveau de l’objectif.
Avec un objectif d’inflation de 2 %, et une inflation
restant inférieure à 2 %, les banques centrales ont maintenu
des politiques monétaires très expansionnistes avec des
taux d’intérêt très bas, à court terme comme à long terme
(graphique 3). On voit qu’aujourd’hui, dans l’OCDE, alors
que la croissance en valeur est voisine de 4 % par an, les
taux d’intérêt sont de l’ordre de 1 %.
Nous reviendrons plus loin sur les risques que prennent
les banques centrales en conservant durablement des taux
d’intérêt aussi bas. Reste qu’elles agissent de manière
cohérente avec leur objectif de ramener l’inflation à 2 % :
tant que l’inflation est inférieure à ce niveau, la politique
monétaire demeure logiquement expansionniste.

Les taux d’intérêt bas conduisent


aux politiques budgétaires
expansionnistes
Les taux d’intérêt très bas permettent alors à la politique
budgétaire d’être expansionniste. Le graphique 4 montre
que les pays de l’OCDE ont conservé un déficit public
important (le déficit public est montré par des valeurs
négatives), et que leur taux d’endettement public (rapporté
au produit intérieur brut) a considérablement augmenté,
passant d’un peu plus de 70 % du PIB en 1998 à 117 % du
PIB aujourd’hui.
Les politiques budgétaires ont pu devenir plus
expansionnistes puisque le niveau bas des taux d’intérêt a
entraîné un fort recul des paiements d’intérêt sur la dette
publique (graphique 5). Les États ont donc découvert qu’ils
pouvaient avoir des taux d’endettement public beaucoup
plus élevés tout en conservant des paiements d’intérêt
faibles sur la dette.
Si le taux d’intérêt à long terme des pays de l’OCDE
remontait au niveau de leur croissance en valeur, c’est-à-
dire aujourd’hui à peu près 4 % par an, les paiements
d’intérêt sur la dette publique seraient plus élevés de
1,6 point de PIB, le déficit public des pays de l’OCDE
monterait jusqu’à 5,3 % du PIB et la solvabilité budgétaire
des pays de l’OCDE serait mise en danger : leur taux
d’endettement public, rapporté au produit intérieur brut,
augmenterait de 2 points par an.
Le maintien de la solvabilité budgétaire des pays de
l’OCDE par les taux d’intérêt bas permet bien à ces pays de
mener une politique budgétaire plus expansionniste.
Les relations entre les trois
austérités
Le schéma 1 ci-dessous résume les relations entre
austérité salariale, austérité monétaire et austérité
budgétaire.
L’austérité salariale permet (avec l’inflation basse) de
sortir de l’austérité monétaire, ce qui à son tour permet
(avec les taux d’intérêt bas) de sortir de l’austérité
budgétaire.
Il faut alors comprendre deux choses.
Cet équilibre qui part de l’austérité salariale est
cohérent.
La faiblesse des salaires (voir le graphique 1 plus haut)
conduit à celle de la demande des ménages et de la
demande intérieure, mais la demande intérieure est ensuite
stimulée par les taux d’intérêt bas et les déficits publics, ce
qui compense la faiblesse des salaires. L’exemple du Japon
est particulièrement illustratif : le pouvoir d’achat du salaire
par tête n’a pas augmenté depuis vingt ans, ce qui aboutit à
la stagnation de la demande des ménages. Mais le taux
d’endettement public a monté jusqu’à 235 % du PIB pour
financer une hausse continuelle des investissements publics
qui soutient la demande totale.

Schéma 1
Les trois austérités
Par ailleurs, il faut comprendre que, si l’on décidait de
sortir de l’austérité salariale, il faudrait revenir à l’austérité
monétaire et budgétaire. Nous regarderons plus loin ce
point en détail, mais nous voyons déjà ici que si les salaires
augmentaient plus vite, le retour de l’inflation imposerait la
hausse des taux d’intérêt, et cette dernière interdirait les
politiques budgétaires expansionnistes : sortir de l’austérité
salariale imposerait de revenir à l’austérité budgétaire, la
politique budgétaire expansionniste n’étant plus rendue
possible par la politique monétaire expansionniste.
On peut le regretter, mais l’austérité salariale est bien la
condition nécessaire à la sortie de l’austérité budgétaire.

Bien comprendre le rôle des taux


d’intérêt et de l’inflation
Ce qui précède nécessite de bien comprendre le rôle des
taux d’intérêt et de l’inflation.
Une politique budgétaire expansionniste conduisant à
une dette publique élevée est supportable si le taux
d’intérêt est inférieur à la croissance des revenus. Si c’est le
cas, la dette (qui croît avec le taux d’intérêt) croît moins vite
que le PIB en valeur (les revenus qui croissent avec la
croissance en valeur), et le taux d’endettement diminue
spontanément.
Pour obtenir un taux d’intérêt inférieur à la croissance en
valeur, on peut d’abord penser à l’inflation : celle-ci accroît
la croissance en valeur (qui est la somme de la croissance
en volume et de l’inflation). On dit souvent d’ailleurs que
l’inflation est le remède au problème d’excès
d’endettement.
Mais c’est oublier que si l’inflation augmente, les taux
d’intérêt nominaux vont beaucoup augmenter, en particulier
parce que la banque centrale va réagir à l’inflation, si bien
que le taux d’endettement ne baissera pas. La seule
solution est donc, comme aujourd’hui, une inflation faible
qui permet aux banques centrales de conserver des taux
d’intérêt très faibles.

Des effets redistributifs


complexes
L’équilibre économique des pays de l’OCDE est
caractérisé par des salaires faibles, des taux d’intérêt
faibles, une politique budgétaire expansionniste. De cet
équilibre résultent des effets redistributifs complexes.
L’austérité salariale est bien sûr défavorable aux salariés
et favorable aux actionnaires des entreprises. Des taux
d’intérêt faibles ont d’abord comme effet de transférer du
revenu des prêteurs (ménages à revenu élevé et plutôt
âgés, banques) aux emprunteurs (ménages plus jeunes,
entreprises et État).
Mais des taux d’intérêt faibles ont aussi des effets
redistributifs patrimoniaux : ils font monter les prix des
actifs (financiers et immobiliers) ce qui est favorable aux
détenteurs des actifs, et défavorable aux acheteurs d’actifs
(par exemple, les jeunes ménages achetant un logement).
Enfin, la politique budgétaire expansionniste est
favorable à ceux qui bénéficient des transferts publics et
des baisses d’impôts.
Le tableau 1 ci-dessous rassemble ces effets
redistributifs.
Comment juger ces effets redistributifs ?
Du point de vue de l’équité, les salariés sont perdants,
mais les ménages emprunteurs et ceux qui reçoivent des
transferts publics sont gagnants. Les ménages ayant un
revenu élevé sont gagnants comme actionnaires et comme
propriétaires de biens immobiliers, sont perdants comme
prêteurs. L’effet net est probablement défavorable du point
de vue de l’équité, mais pas de manière massive grâce à la
redistribution de revenu qui est opérée par les taux d’intérêt
bas.

Tableau 1. Effets redistributifs de l’équilibre fondé sur l’austérité salariale

Gagnants Perdants

Actionnaires des entreprises.


Salariés.
Emprunteurs (ménages emprunteurs,
Prêteurs (ménages à revenu
entreprises et États).
élevé, banques).
Propriétaires immobiliers.
Acheteurs de logements,
Bénéficiaires des transferts publics et des
locataires.
baisses d’impôts.

Du point de vue de l’efficacité économique, les risques


sont nombreux : découragement de l’épargne, bulle sur les
prix de l’immobilier, déficit public substitué à la demande
des ménages, difficulté d’accès au logement.
On voit l’ambiguïté des effets redistributifs.
Pour un salarié modeste, certes son salaire est faible,
mais il peut s’endetter à un coût bas pour acheter un
logement.
Pour un ménage aisé, certes le rendement de l’épargne
est faible avec les taux d’intérêt bas, mais la valeur du
patrimoine immobilier augmente. Cette ambiguïté explique
sans doute l’acceptabilité de cette politique, personne
n’étant totalement perdant.
CHAPITRE 4

La « japonisation » des économies

Pour comprendre les conséquences de cette organisation


de l’économie fondée sur l’austérité salariale et des
politiques monétaires et budgétaires très expansionnistes, il
est utile de se référer au Japon où, depuis vingt ans, on
observe cette configuration. On peut d’ailleurs parler de
« japonisation » des économies, le modèle japonais
s’étendant clairement aux autres pays de l’OCDE.
Nous revenons donc d’abord ici sur la nature du modèle
japonais, puis nous nous interrogeons sur ses
conséquences, sur ses dangers. Nous décrivons la théorie
extrême du modèle japonais : la théorie monétaire
moderne, et nous montrons que, aujourd’hui, la tentation
d’utiliser ce modèle est forte presque partout : l’austérité
salariale conduit actuellement au modèle japonais.
La théorie monétaire moderne est en fait une tentative
de théorisation du modèle japonais : plein emploi obtenu
par la politique budgétaire expansionniste, solvabilité
budgétaire obtenue par les taux d’intérêt nuls et la
monétisation de la dette publique.
Les caractéristiques du modèle
japonais
Le modèle japonais a trois caractéristiques essentielles
qui apparaissent désormais dans les autres pays de l’OCDE.

Il s’agit d’abord de la déformation du partage des


revenus au détriment des salariés. Le graphique 1 montre
qu’au Japon les salaires réels (les salaires nominaux corrigés
des prix) n’ont pas augmenté en vingt ans tandis que la
productivité progressait de 16 % ; le graphique 2 que, dans
l’ensemble États-Unis, Royaume-Uni, zone euro, le salaire
réel a progressé de 14 % en vingt ans, la productivité de
31 %. La déformation du partage des revenus débute à la
fin des années 1990 au Japon, vers 2002-2003 dans les
autres pays de l’OCDE.

Outre l’austérité salariale, la seconde composante du


modèle japonais est une politique budgétaire
structurellement expansionniste et une forte hausse de
l’endettement public. Cette politique budgétaire
expansionniste est présente dès les années 1990 au Japon
et elle amène aujourd’hui le taux d’endettement public à
230 % du produit intérieur brut, comme le montre le
graphique 3, avec un déficit public qui a oscillé entre 4 et
10 % du produit intérieur brut.
Dans les autres pays de l’OCDE, la politique budgétaire
expansionniste commence avec la crise des subprimes en
2008, et amène le taux d’endettement public en 2019 à
plus de 100 % du PIB, comme le montre le graphique 4,
avec un déficit public qui est aujourd’hui encore proche de
4 % du produit intérieur brut (comme précédemment, le
déficit public est montré par un chiffre négatif).
La politique budgétaire expansionniste a plusieurs
causes. D’une part, avec l’austérité salariale et la faiblesse
des salaires, l’inflation est faible, ce qui conduit la banque
centrale à maintenir des taux d’intérêt très bas, et rend
possible une dette publique élevée. D’autre part, puisque
les taux d’intérêt sont bas, la politique monétaire ne peut
pas réagir quand l’activité ralentit (les taux d’intérêt sont
déjà très bas) et il faut donc utiliser l’arme budgétaire, d’où
la hausse de l’endettement public. Il est clair qu’aujourd’hui
les marges de manœuvre de la politique monétaire sont
devenues très faibles puisque les taux d’intérêt sont déjà
très bas, et que, en cas de recul de l’activité, il faudra
utiliser davantage la politique budgétaire. Enfin, puisque les
salaires réels (le pouvoir d’achat des salariés) stagnent, la
demande des ménages (consommation, achats de
logements) est faible, et il faut donc soutenir la demande
intérieure par une politique budgétaire expansionniste,
autrement dit par les déficits publics.

La troisième composante du modèle japonais est une


politique monétaire très expansionniste, avec des taux
d’intérêt très bas et une forte progression de l’offre de
monnaie, de la taille du bilan de la banque centrale. Le
graphique 5 montre la grande faiblesse des taux d’intérêt
au Japon depuis la crise bancaire de 1998. Au Japon, les
taux d’intérêt sont quasi-nuls depuis vingt ans.
Le graphique 6 montre la taille du bilan de la banque
centrale, qu’on appelle la base monétaire. C’est la monnaie
créée par la banque centrale en échange de l’achat d’actifs
financiers, essentiellement des obligations du secteur
public. Au Japon, elle atteint une année du produit intérieur
brut, bien plus pour l’instant que dans les autres pays de
l’OCDE. Le schéma 1 rappelle comment la banque centrale
crée de la monnaie en achetant des obligations détenues
par les autres agents économiques.
Ces achats d’obligations conduisent à la baisse des taux
d’intérêt à long terme observée plus haut.
Pourquoi les politiques monétaires, dans le modèle
japonais, sont-elles aussi expansionnistes ? D’une part,
parce que l’austérité salariale maintenant l’inflation à un
bas niveau, la banque centrale peut garder des taux
d’intérêt bas. D’autre part, parce que le niveau très élevé de
l’endettement public force la banque centrale à maintenir
des taux d’intérêt à long terme bas pour assurer la
solvabilité budgétaire.

Schéma 1
Création monétaire

Les taux d’intérêt bas réduisent les paiements d’intérêts


sur la dette publique, comme le montre le graphique 7,
donc réduisent le déficit public et l’accumulation de dette
publique, évitant ainsi l’« effet boule de neige » : une dette
publique élevée conduit à des intérêts payés sur la dette
élevés, ce qui accroît le déficit public et accroît à nouveau la
dette publique.
On voit donc bien que le modèle japonais, qui apparaît
dans la seconde moitié des années 1990 au Japon, s’étend
aux autres pays de l’OCDE à partir du début des années
2000, et encore plus depuis la crise des subprimes en 2008.
On peut donc bien parler de « japonisation » de l’économie
de l’OCDE. Nous rappelons dans le schéma 2 les principes
de ce modèle japonais.
Schéma 2
Le modèle japonais

La théorie monétaire moderne


Un certain nombre d’économistes de gauche aux États-
Unis ont développé dans la période récente une théorie qui
formalise le modèle japonais : la théorie monétaire moderne
(Modern Monetary Policy, MMT).
La théorie conventionnelle de la politique économique
nous dit que la politique monétaire doit maintenir l’inflation
autour de l’objectif d’inflation des banques centrales et que
la politique budgétaire doit contribuer à maintenir le plein-
emploi, mais avec une limite qui est le respect de la
solvabilité budgétaire de l’État. Cette théorie
conventionnelle implique qu’il puisse être parfois impossible
d’assurer le plein-emploi, si l’inflation est supérieure à
l’objectif d’inflation et si la contrainte de solvabilité limite le
déficit public.
Mais cette analyse traditionnelle est contredite
aujourd’hui par une nouvelle approche qui fait l’objet de
débats très vifs aux États-Unis, la théorie monétaire
moderne. Elle est défendue en particulier par Stephanie
Kelton, qui a été une des conseillères économiques de
Bernie Sanders, un des candidats démocrates à l’élection
présidentielle.
L’idée est la suivante : le déficit public doit être à tout
moment mis au niveau qui assure le plein-emploi, et ce
déficit doit être financé par la création monétaire, ce qui
évite la hausse des taux d’intérêt (ce qu’on appelle
usuellement l’« effet d’éviction » lié aux déficits publics). Il
est alors possible de maintenir perpétuellement l’économie
au plein-emploi. Cette théorie a été fortement critiquée par
des économistes célèbres, en particulier Paul Krugman et
Larry Summers. Alors que Krugman et Summers sont des
économistes de gauche qui pensent qu’il faut davantage
soutenir la demande, ils attaquent tous les deux la théorie
monétaire moderne avec divers arguments : le déficit public
va faire monter les taux d’intérêt (ce qui n’est pas correct
s’il est financé par la création monétaire, mais était le cas
dans le passé avec une politique monétaire plus
conventionnelle), il va conduire à l’hyper inflation s’il y a
création monétaire sans limite (les tenants de la théorie
monétaire moderne répondent que si l’inflation apparaît,
c’est que l’économie est au plein-emploi, et qu’on peut alors
freiner la création monétaire), il va conduire avec
l’expansion de la quantité de monnaie à la dépréciation du
change et à l’inflation importée.
Que penser alors de la théorie monétaire moderne
(MMT) ? Est-ce simplement une lubie d’économistes de
second ordre ou peut-on en tirer une réflexion sérieuse ? Le
point de départ est la faiblesse de l’inflation, même au
plein-emploi, dans les économies contemporaines, qui est
due essentiellement au fonctionnement nouveau des
marchés du travail que nous avons décrit plus haut.
S’il n’y a plus d’inflation, pour des raisons structurelles,
alors la politique monétaire peut rester expansionniste, et
effectivement, comme le suggère la théorie monétaire
moderne, il est possible de financer par la création
monétaire un déficit public très important sans prendre le
risque du retour de l’inflation ni celui de la hausse des taux
d’intérêt. L’exemple du Japon ne soutient-il pas d’ailleurs
cette thèse ? Le Japon est au plein-emploi, grâce à une
politique budgétaire continûment expansionniste, qui
amène aujourd’hui la dette publique du Japon à 230 % du
PIB ; l’inflation est quasi nulle, et le financement monétaire
des déficits publics (la taille du bilan de la Banque du Japon,
résultant de la création monétaire, est d’une année de PIB)
permet que les taux d’intérêt, aussi bien à court terme qu’à
long terme, soient nuls. On n’a pas constaté, pour l’instant,
de sorties massives de capitaux et de dépréciation forte du
taux de change du yen, nous allons y revenir.
Mais pour que la théorie monétaire moderne soit
convaincante, il faut qu’elle réponde à d’autres critiques
que celles de Paul Krugman et Larry Summers (risque de
hausse des taux d’intérêt, risque d’inflation, risque de crise
de change). Si un déficit public continuel est financé par une
création monétaire continuelle, d’où des taux d’intérêt
restant très faibles, on voit apparaître deux autres risques :
le premier est l’utilisation inefficace de l’épargne, le second
est le risque d’instabilité financière.
L’épargne des ménages et des entreprises, à l’équilibre,
doit être canalisée vers le financement des déficits publics
(que ce soit par la détention de dette publique ou de la
monnaie émise par la banque centrale pour financer les
déficits publics), donc vers le financement de dépenses
(transferts publics, investissements publics peu utiles) qui
risquent d’être peu efficaces, d’où un affaiblissement de la
productivité et de la croissance. Ce n’est que dans le cas où
l’État réalise des investissements productifs de grandes
tailles (transition énergétique, construction d’industries
nouvelles stratégiques) que ce piège de la faible efficacité
de l’épargne pourrait être évité. Évidemment, on propose
aujourd’hui de se lancer dans ce type d’investissement en
bénéficiant des taux d’intérêt très faibles, mais jusqu’à
présent, les déficits publics ont été dus à la hausse des
dépenses courantes des États.
Le second risque est bien sûr celui de l’instabilité
financière. On met en place un régime économique où
normalement le plein-emploi est assuré, ce qui doit conduire
à une aversion pour le risque faible, où les agents
économiques détiennent une quantité très importante de
monnaie et où les taux d’intérêt sont bas, et vont
probablement le rester avec la faiblesse de l’inflation due
aux nouveaux mécanismes du marché du travail. Toutes les
conditions sont donc réunies pour qu’il y ait instabilité
financière : excédent d’endettement du secteur privé, bulle
sur les prix des actifs (actions, immobilier) avec écrasement
des primes de risques en dessous du niveau nécessaire. En
effet, les agents économiques pourront utiliser la monnaie
qu’ils détiennent en grande quantité pour acheter des actifs
risqués. Pour empêcher l’instabilité financière, puisque ni la
politique budgétaire (qui est définie pour assurer le plein-
emploi) ni la politique monétaire (qui est utilisée pour
monétiser les déficits publics) ne peuvent être utilisées, il
reste à employer activement les politiques
macroprudentielles : ajustement des ratios de bilan des
banques, des montants qui peuvent être empruntés (le
loan-to-value ratio : le montant emprunté par rapport à la
valeur du bien acheté) pour éviter la hausse de
l’endettement ou des prix des actifs. Il reste à savoir si les
politiques macroprudentielles, utilisées activement
aujourd’hui dans peu de pays (Chine, Suisse, Canada), sont
réellement efficaces.
Finalement, les partisans de la théorie monétaire
moderne (MMT) ont-ils inventé un « repas gratuit » (a free
lunch) ? Il serait possible de maintenir le plein-emploi sans
subir aucun coût, à condition de mettre en place des déficits
publics suffisamment élevés financés par la création
monétaire. Certes, dans les économies contemporaines le
risque d’inflation et de hausse des taux d’intérêt a
beaucoup diminué. Mais il faut que l’État dispose d’un stock
massif d’investissements utiles à réaliser pour éviter
l’utilisation inefficace de l’épargne ; il faut être sûr que les
politiques macroprudentielles sont efficaces pour éviter
l’instabilité financière. Le débat autour de la théorie
monétaire moderne est certainement passionnant dans un
environnement où l’inflation ne semble plus être une
menace, et il est clair que le modèle japonais, que nous
étudions ici, est proche du modèle de la théorie monétaire
moderne : soutien permanent de l’activité par les déficits
publics, maintien de la solvabilité budgétaire malgré les
taux d’endettement public très élevés par la création
monétaire qui fait baisser les taux d’intérêt à long terme.
Voit-on alors au Japon les dangers présumés de la théorie
monétaire moderne ?

Retour sur le Japon :


quels sont les dangers du modèle
japonais ?
Si on a austérité salariale, taux d’intérêt à court terme et
à long terme nuls, taux d’endettement public très élevé et
taille importante du bilan de la banque centrale, quels sont
les risques ?
Il s’agit d’abord du risque qu’il y ait de très fortes sorties
de capitaux, les taux d’intérêt étant nuls et la quantité de
monnaie très importante, conduisant à l’effondrement du
taux de change. Les épargnants du pays investiraient dans
des devises offrant des taux d’intérêt plus élevés que ceux,
nuls, du pays.
Cela ne s’est pas produit au Japon depuis vingt ans,
probablement parce que le nationalisme financier y est très
fort : les Japonais détiennent l’essentiel de leur patrimoine
en yens et n’envisagent pas de le diversifier dans d’autres
devises.
Seulement 5 % des obligations détenues par les Japonais
sont des obligations étrangères.
Le deuxième risque, évoqué plus haut, en analysant la
théorie monétaire moderne, est celui de détournement de
l’épargne vers le financement des déficits publics au
détriment des entreprises.
Le troisième risque est celui de bulles spéculatives sur
les prix des actifs (actions, immobilier). Les taux d’intérêt
très bas et l’excès de liquidité peuvent évidemment pousser
anormalement à la hausse les prix des actifs.
Cependant, cela ne se voit pas au Japon : le prix de
l’immobilier résidentiel est resté faible dans la période
récente.
Reste qu’ici aussi, il peut y avoir un effet central d’une
particularité du Japon : après l’effondrement des prix de
l’immobilier en 1990 avec l’explosion de la bulle, les
Japonais sont restés beaucoup plus prudents, ce qui, peut-
être, évite les bulles.

Le pire problème avec le modèle


japonais :
l’excès d’épargne et de profits
des entreprises
La déformation du partage des revenus au détriment des
salariés qui est au cœur du modèle japonais conduit à une
situation absurde. Les profits des entreprises augmentent
bien au-delà de ce qui est nécessaire au financement de
leurs investissements.
Le taux d’autofinancement, c’est-à-dire le ratio entre les
profits des entreprises et leur investissement est aujourd’hui
voisin de 200 % au Japon : la montée des profits est
accumulée sous forme de réserves financières inutiles par
les entreprises japonaises.
Cet équilibre est absurde : l’austérité salariale prive les
ménages japonais de revenus qu’ils auraient dépensés et
les donne aux entreprises qui n’en ont pas l’usage. Il y a
bien alors excès d’épargne (de profits) des entreprises, ce
qui fait apparaître une situation déflationniste où la
demande est déprimée. Cette configuration se retrouve
désormais dans les autres pays de l’OCDE, eux aussi
caractérisés aujourd’hui par un taux d’autofinancement
supérieur à 100 %, donc par des profits inutilement élevés.

Trop difficile de résister


au modèle japonais
On a observé dans la période récente une hausse
importante du déficit public aux États-Unis, en France, en
Italie.
Le déficit public en 2019 atteint 5 % du produit intérieur
brut aux États-Unis, plus de 3 % en France et environ 2,5 %
en Italie.
Comment les gouvernements résisteraient-ils ?
L’austérité salariale conduit les banques centrales à
maintenir des taux d’intérêt très bas. Cela rend à court
terme indolore la hausse des déficits publics et des dettes
publiques alors que les opinions demandent des hausses de
pouvoir d’achat et des baisses d’impôts, que de nombreux
nouveaux investissements utiles apparaissent (transition
énergétique, nouvelles technologies, recherche et
éducation). Il est alors trop tentant de passer à une politique
budgétaire expansionniste à l’abri des taux d’intérêt très
bas.
Seuls peu de pays résistent, comme l’Allemagne où le
rejet collectif de l’endettement public est très fort.

La bipolarisation des marchés


du travail
Dans tous les pays de l’OCDE, on observe aujourd’hui la
bipolarisation des marchés du travail, c’est-à-dire une
situation où les marchés du travail se concentrent aux deux
extrêmes : emplois très qualifiés, à niveau de salaire élevé,
dans les nouvelles technologies, la finance, le management,
emplois peu qualifiés dans les services domestiques
(distribution, services à la personne, loisirs et tourisme,
transports).
Au contraire, les emplois intermédiaires, qui sont
essentiellement des emplois industriels et dans les services
liés à l’industrie, disparaissent, avec la robotisation, avec la
saturation des besoins en produits industriels.
Cette substitution d’emplois de services bas de gamme
aux emplois industriels est un phénomène généralisé pour
l’ensemble des pays de l’OCDE (voir graphique 8). Et l’on
constate que les emplois de services ont un niveau de
salaire beaucoup plus bas que les emplois industriels
(graphique 9).
Les gouvernements sont alors confrontés à la
multiplication des emplois mal payés : il est donc naturel
qu’ils essayent de soutenir les plus bas salaires à partir de
transferts publics, ce qui conduit à l’ouverture du déficit
public, indolore à court terme puisque les taux d’intérêt sont
très bas.

L’épisode emblématique
des Gilets jaunes
L’épisode des Gilets jaunes en France est tout à fait
représentatif de cette tentation du modèle japonais. Pour
calmer la contestation, Emmanuel Macron a accru les
transferts aux ménages français à revenus faibles (hausse
de la prime d’activité), baissé les impôts directs des
ménages, diminué les cotisations sociales sur les retraites. Il
en a résulté une injection de pouvoir d’achat proche de 1 %
du produit intérieur brut, entièrement fournie par la hausse
du déficit public, celui-ci financé à des taux d’intérêt très
bas. On se trouve donc bien, en 2019 en France, dans le
cadre du modèle japonais ou même de la théorie monétaire
moderne.

Le modèle japonais permet


d’acheter la paix sociale
L’austérité salariale conduit à l’inflation faible et déprime
la demande des ménages. Cela explique qu’un nombre
croissant de pays vont adopter le modèle japonais et la
théorie monétaire moderne : maintien de taux d’intérêt bas
rendu possible par l’inflation faible, politique budgétaire très
expansionniste rendue possible par les taux d’intérêt bas.
Cette évolution est, on l’a vu, dangereuse.
Et même si les taux d’intérêt à long terme devaient
rester durablement faibles, il est tout à fait anormal
d’utiliser les déficits publics pour réaliser des transferts aux
ménages et financer un supplément de consommation : la
hausse de l’endettement public ne génère pas une hausse
de revenu dans le futur. Bien au contraire, elle pénalise les
générations futures.
Ce que des taux d’intérêt à long terme durablement bas
permettent de faire, c’est de financer par l’endettement
public un supplément d’investissement public, grâce à un
taux d’actualisation de l’État diminué. Le besoin
d’investissement public est d’ailleurs aujourd’hui élevé avec
la transition énergétique, les besoins en matière
d’éducation, de soutien aux entreprises des nouvelles
technologies, et ce besoin d’investissement nourrit un débat
très important en Europe.
Même si les taux d’intérêt sont bas, il faut s’inquiéter des
pays qui ont choisi de financer par le déficit public un
supplément de consommation (France, Italie) : acheter la
paix sociale par l’endettement public est dangereux même
dans un monde de taux d’intérêt bas.

Une politique irréversible ?


Nous reviendrons plus loin sur les différents scénarios
pour sortir de ce choix de politique économique. Mais
notons ici le risque d’irréversibilité : si les taux d’intérêt ont
été durablement bas, les dettes et les portefeuilles
obligataires sont exclusivement composés de titres portant
des taux d’intérêt très bas. Si les taux d’intérêt remontent,
les emprunteurs peuvent perdre leur solvabilité et les
investisseurs réalisent de lourdes pertes en capital sur leurs
portefeuilles obligataires (une hausse des taux d’intérêt
conduit à la baisse des prix des obligations).
Cela peut conduire les banques centrales, nous
débattrons de ce point plus loin, à ne plus jamais oser
remonter les taux d’intérêt, ce qui est un véritable
problème.
DEUXIÈME PARTIE

Les conséquences
de l’austérité salariale
CHAPITRE 5

Les méfaits de la concentration


des entreprises

On a observé, en particulier aux États-Unis, le retour


d’une concentration importante des entreprises. Cela
signifie que, dans chaque secteur d’activité, un petit
nombre d’entreprises réalisent une proportion importante
de la production du secteur, et détiennent donc des
positions dominantes. Le retour de la concentration est
marquant après une longue période où des règles strictes
de concurrence et de lutte contre les monopoles étaient
appliquées. La concentration concerne les grandes
entreprises de l’Internet (Google, Microsoft, Facebook…),
mais aussi, ce qui est moins connu, tous les secteurs
d’activité.
Il existe un lien très important entre l’austérité salariale
et le retour de la concentration des entreprises et des
positions dominantes. En effet, les taux d’intérêt bas,
rendus possibles par la faiblesse de l’inflation, favorisent la
concentration des entreprises ; la concentration des
entreprises à son tour favorise la déformation du partage
des revenus au détriment des salariés avec la hausse des
marges bénéficiaires.
La concentration des entreprises, en tant que telle, est
défavorable à la croissance puisqu’elle conduit à un
affaiblissement de la productivité et de l’efficacité de
l’économie.

Le rôle des taux d’intérêt bas


Ces analyses ont surtout été développées dans le cas
des États-Unis, que nous regardons donc ici de plus près.
On a observé parallèlement aux États-Unis une hausse
de la concentration des entreprises (l’apparition de positions
dominantes, de monopole) et une baisse des taux d’intérêt
à un niveau anormalement bas, en dessous du taux de
croissance. Le graphique 1 montre l’indice de concentration
des entreprises aux États-Unis 1 : une hausse de cet indice
montre qu’un nombre plus faible d’entreprises réalise une
partie plus importante de la production, secteur d’activité
par secteur d’activité.
Le graphique 2 rappelle que depuis le début des années
2000 les taux d’intérêt sont anormalement faibles par
rapport au taux de croissance aux États-Unis. La normale
serait des taux d’intérêt voisins de la croissance, or ils lui
demeurent nettement inférieurs.
Peut-on expliquer pourquoi des taux d’intérêt bas
conduisent à une hausse de la concentration des
entreprises ?
La première explication est que, en présence de
rendements croissants, des taux d’intérêt bas permettent
aux grandes entreprises d’accumuler rapidement du capital,
donc de devenir plus efficaces et de faire disparaître les
entreprises plus petites. Si les rendements sont croissants,
les entreprises sont d’autant plus efficaces qu’elles sont
grandes, et des rendements croissants existent dans de
nombreux secteurs d’activité : nouvelles technologies,
Internet, distribution, télécoms, etc.
La seconde explication est que, si les taux d’intérêt sont
bas, le taux d’actualisation des profits futurs est bas 2. Une
entreprise plus efficace a des profits futurs plus élevés
qu’une entreprise peu efficace : avec des taux d’intérêt bas,
la valeur actualisée des profits futurs est beaucoup plus
élevée pour une entreprise efficace que pour une entreprise
inefficace, ce qui va pousser l’entreprise efficace à investir
beaucoup plus que l’entreprise inefficace, d’où la hausse de
la concentration.

Les méfaits de la concentration


des entreprises
L’austérité salariale conduit à l’absence d’inflation, aux
taux d’intérêt bas et, on vient de le voir, les taux d’intérêt
bas expliquent la concentration croissante des entreprises.
La première conséquence de la concentration croissante
des entreprises est d’amplifier l’austérité salariale. Les
entreprises dominantes ont des rentes de monopole ou
d’oligopole ; elles sont donc caractérisées par un poids
faible des salaires dans la valeur ajoutée. Puisqu’elles
représentent une part croissante de la production, il en
résulte une amplification de la baisse de la part globale des
salaires dans le revenu national. On parle souvent de
superstar firms : il s’agit d’entreprises qui présentent des
rendements croissants, dominent leur industrie et ont des
marges bénéficiaires très élevées. Le développement des
superstar firms renforce la déformation du partage des
revenus au détriment des salariés.
La seconde conséquence de la concentration croissante
des entreprises est une perte d’efficacité de l’économie. Les
entreprises dominantes se protègent contre les possibles
entreprises concurrentes, par exemple en achetant ces
entreprises potentiellement concurrentes lorsqu’elles sont
encore petites, ou en utilisant l’innovation pour se protéger.
On observe effectivement aux États-Unis que parallèlement
à l’augmentation de la concentration des entreprises, il y a
diminution des créations d’entreprises, du nombre de
nouvelles entreprises qui rentrent sur les marchés des biens
et services. Le poids des nouvelles entreprises est devenu
faible, ce que montre le graphique 3.
On sait que les entreprises en position dominante
utilisent l’innovation, les nouvelles technologies pour se
protéger (par exemple en déposant des brevets qu’elles
n’utilisent pas) et pas pour devenir plus efficaces
puisqu’elles sont protégées par leur position dominante.
Cela explique que l’effort d’innovation aux États-Unis
n’empêche pas le déclin des gains de productivité puisque
les entreprises dominantes perdent l’incitation à devenir
plus efficaces et que peu de nouvelles entreprises entrent
sur les marchés des biens et services. Le graphique 4
montre la faiblesse de la progression de la productivité
globale des facteurs aux États-Unis, c’est-à-dire de la
productivité jointe du capital et du travail. Elle n’augmente
plus que de moins de 1 % par an depuis le début des
années 2000 contre 2 % auparavant.
La rétention de l’innovation par les entreprises
dominantes, qui ne rendent pas l’innovation disponible pour
les autres, explique l’affaiblissement de la productivité et se
mesure à l’écart croissant de productivité entre les
entreprises les plus efficaces et les autres entreprises,
montré sur le graphique 5 3 : Les entreprises les plus
efficaces (à la frontière technologique) connaissent une
hausse rapide de leur productivité, alors que la productivité
stagne dans les autres entreprises.
La concentration croissante des entreprises est donc une
conséquence très importante des taux d’intérêt bas, qui
sont eux-mêmes une conséquence de l’austérité salariale.
La concentration des entreprises rend l’économie plus
inefficace, les entreprises dominantes empêchant la
diffusion du progrès technique aux autres entreprises. En ce
qui nous concerne ici, elle renforce l’austérité salariale
puisqu’elle accroît le poids dans l’économie d’entreprises
dont les marges bénéficiaires sont fortes, et dont le poids
des salaires dans la valeur ajoutée est faible.
CHAPITRE 6

La disparition des cycles


économiques

L’austérité salariale, on le sait, conduit à l’inflation basse


et donc aux taux d’intérêt bas. Or, tous les mécanismes qui
déclenchaient les récessions étaient liés à la hausse des
taux d’intérêt, qu’il s’agisse du retournement à la baisse de
l’investissement, des prix des actifs, de l’endettement. Cela
veut dire que les facteurs qui causaient les cycles
économiques et les récessions dans le passé ont tous
disparu. On pourrait alors dire que les pays de l’OCDE ont
choisi d’appauvrir les salariés par l’austérité salariale pour
qu’il n’y ait plus de cycles, plus de récessions.

D’où venaient les récessions


du passé ?
Nous défendons la thèse selon laquelle les récessions du
passé étaient toutes liées au départ à la hausse des taux
d’intérêt.
Prenons les exemples des États-Unis et de la zone euro.
Les graphiques 1 et 2 montrent que les taux d’intérêt ont
augmenté nettement en 1999-2000 et de 2005 à 2008.
Quels peuvent être les effets de la hausse des taux
d’intérêt sur l’économie ?
Ils peuvent conduire d’abord directement au
retournement à la baisse de l’investissement avec la hausse
du coût du capital. Les graphiques 3 et 4 montrent le
retournement à la baisse de l’investissement en logement
et de l’investissement productif des entreprises à partir de
1998-1999 et de 2006-2007.
Ils peuvent ensuite conduire au retournement à la baisse
des prix des actifs, financiers ou immobiliers. On se rappelle
que l’explosion de la bulle sur les actions en 2000 a
déclenché la récession de 2000-2001. Les entreprises
s’étaient endettées pour réaliser des acquisitions à des prix
anormalement élevés, et la chute des cours boursiers a
révélé le surendettement des entreprises ; la perte de
richesse en actions déclenche une baisse de la demande
des ménages.
On se souvient aussi que la chute des prix de
l’immobilier aux États-Unis à partir de 2006 (voir le
graphique 5) déclenche la crise des subprimes et la crise de
Lehman. Le retournement à la baisse des prix de
l’immobilier a rendu insolvables de nombreux ménages à
revenu faible qui s’étaient endettés avec comme garantie
hypothécaire la valeur de leur maison. Il en a résulté une
forte hausse des taux de défaut des ménages sur les crédits
immobiliers (voir le graphique 6), d’où la chute de la valeur
des actifs financiers construits à partir de ces crédits par la
titrisation, et la crise des subprimes.
Si la Réserve fédérale avait conservé des taux d’intérêt
beaucoup plus bas au lieu de les monter au-dessus de 5 %
en 2006-2007, les prix de l’immobilier ne se seraient pas
retournés à la baisse et il n’y aurait pas eu de crise des
subprimes.
Enfin, bien sûr, la hausse des taux d’intérêt rend
excessive une dette qui était supportable avec des taux
d’intérêt beaucoup plus bas, ce qui contraint les ménages et
les entreprises à se désendetter et déclenche la récession.
On l’a vu très clairement aux États-Unis et dans la zone euro
en 2008. Ainsi, le taux d’endettement du secteur privé a
reculé fortement aux États-Unis de 2008 à 2014
(graphique 7) ; dans la zone euro, il y a eu stabilisation du
taux d’endettement des ménages et des entreprises à partir
de 2009, alors qu’il augmentait fortement auparavant
(graphique 8).
Les cycles ont-ils disparu
aujourd’hui ?
Les taux d’intérêt restent aujourd’hui très bas dans les
pays de l’OCDE (voir les graphiques 1 et 2 plus haut), grâce
à l’absence d’inflation : l’inflation sous-jacente oscille autour
de 1 % dans la zone euro et de 1,5 % aux États-Unis
(graphique 9).
Si les taux d’intérêt restent bas, alors il n’y a pas de
raison pour que l’investissement se retourne à la baisse,
pour que les prix des actifs financiers ou immobiliers
reculent, pour que les ménages ou les entreprises corrigent
un surendettement. Tout ce qui déclenchait des récessions
dans le passé a donc disparu.
Bien sûr, il s’agit des causes économiques des
récessions ; il reste les causes politiques (protectionnisme),
les causes géopolitiques (conflits au Proche-Orient). Mais
peut-être l’austérité salariale a-t-elle considérablement
réduit la taille des fluctuations cycliques dans les pays de
l’OCDE.

Tout le monde est solvable


On peut présenter les choses différemment, mais d’une
manière équivalente sur le fond. Dans un environnement de
taux d’intérêt très bas, tous les agents économiques sont
solvables, quel que soit leur niveau d’endettement. Or, c’est
la perte de la solvabilité qui déclenchait les récessions et les
crises. Lorsque les entreprises deviennent insolvables en
2000, avec la hausse des taux d’intérêt qui conduit à un
retournement à la baisse des cours boursiers, elles doivent
couper leurs investissements et se désendetter. Lorsque les
ménages deviennent insolvables en 2008, avec la hausse
des taux d’intérêt qui fait exploser la bulle immobilière, ils
doivent réduire leurs dépenses et leur endettement.
Lorsque les États de la périphérie de la zone euro
deviennent insolvables en 2010, ils doivent réduire
rapidement leur déficit public ce qui conduit à la crise de la
zone euro de 2010 à 2013.
Mais aujourd’hui, puisque tous les agents économiques
restent solvables, il ne peut pas y avoir de départ de
récession, pour une cause purement économique.
Si on s’arrêtait à ce point, on pourrait penser qu’on vit
dans un monde formidable où les cycles et les récessions
disparaissent, les taux d’intérêt bas assurant la solvabilité
de tous les agents économiques et empêchant les crises
dues à la hausse des défauts, des faillites des emprunteurs.
Mais pour que cette situation soit permanente, il faut que
les taux d’intérêt puissent rester bas, malgré les désordres
qu’ils peuvent faire apparaître.
CHAPITRE 7

Les effets indésirables des taux


d’intérêt bas

L’austérité salariale a pour conséquence majeure, on l’a


vu, le maintien de taux d’intérêt très bas. En dehors de la
concentration des entreprises déjà évoquée, nous verrons
qu’ils ont de nombreux effets indésirables : report de
l’épargne vers la monnaie, affaiblissement des banques,
multiplication des entreprises « zombies », inefficaces ;
bulles sur les prix des actifs ; sorties importantes de
capitaux, etc.
Nous examinerons ensuite une thèse très importante,
celle du « néofisherisme » qui montre que le maintien de
taux d’intérêt très bas conduit à long terme au maintien
d’une inflation faible, à l’inverse de ce que souhaitent
obtenir les banques centrales. Or des taux d’intérêt
inférieurs à la croissance sont une taxation de l’épargnant,
qu’il faut comparer aux autres taxations possibles. Et enfin,
des taux d’intérêt bas durablement font apparaître partout
des « zombies ». L’apparition d’une économie zombie, en
effet, est un des inconvénients centraux du maintien de
taux d’intérêt bas.
On le constate en regardant les perdants des taux
d’intérêt bas : les ménages prêteurs, les futurs retraités, les
banques, les sociétés d’assurance-vie sont tous affaiblis par
le très faible niveau de rémunération de l’épargne. Mais on
le constate aussi du côté des gagnants des taux d’intérêt
bas : les entreprises endettées et peu efficaces qui
survivent seulement grâce aux taux d’intérêt bas, mais qui
affaiblissent l’économie puisque leur survie empêche le
transfert de l’emploi et du capital vers des entreprises plus
efficaces.

Les effets indésirables des taux


d’intérêt bas
Certaines des conséquences des taux d’intérêt
durablement bas peuvent conduire à ce que cette politique
soit contre-productive, en affaiblissant la croissance au lieu
de la soutenir.
Prenons comme exemple la situation de la zone euro.

Report vers les actifs monétaires


La première question évoquée est celle du report de
l’épargne vers les actifs monétaires, dû, avec les taux
d’intérêt bas, à la disparition du coût d’opportunité lié à la
détention de ces actifs (si les taux d’intérêt sur les
obligations sont très faibles, autant détenir de la monnaie).
Or, les actifs monétaires sont peu utiles directement au
financement de l’économie, par rapport aux actions, aux
obligations des entreprises. Si les épargnants préfèrent les
actifs monétaires, il est ensuite compliqué pour
l’intermédiation financière (banques) de les transformer en
financement de l’économie. On constate qu’il y a eu, dans la
zone euro, une forte hausse de la détention de monnaie (M2
regroupe les billets et les dépôts), donc bien ce report des
épargnants vers les actifs monétaires.

Affaiblissement des banques


Les taux d’intérêt sur les crédits et sur les réserves des
banques à la banque centrale sont bas ou même négatifs
dans la zone euro.
Cela a conduit au recul de la profitabilité et de la
rentabilité des banques européennes, pénalisées par les
faibles marges bénéficiaires sur les crédits et par le taux
d’intérêt négatif sur leurs réserves à la BCE.
Il en a résulté un effondrement de la rentabilité du
capital des banques de la zone euro : elle était de 15 % en
2006, elle est de 5 % en 2018.
En conséquence, les banques européennes ne peuvent
pas lever de capital, ne peuvent pas attirer de nouveaux
actionnaires, puisqu’elles ne peuvent rémunérer que trop
faiblement leur capital. Elles ne peuvent pas se développer,
et sont donc condamnées à réduire leur offre de crédit, ce
qui freine la croissance de la zone euro.
Multiplication des entreprises
« zombies »
Les entreprises zombies sont des entreprises inefficaces ;
elles ne se sont pas modernisées, et ne survivent que grâce
aux taux d’intérêt très bas qui réduisent les paiements
d’intérêt sur leur dette.
Le graphique 1 montre, pour l’ensemble de l’OCDE, la
hausse de la proportion d’entreprises zombies.
La multiplication des entreprises zombies affaiblit la
croissance, puisque ces entreprises n’améliorent pas leur
efficacité, et que le travail et le capital qu’elles emploient ne
peuvent pas être réalloués à des entreprises plus efficaces.
De plus, il y a un lien entre l’affaiblissement des banques
et les entreprises zombies. Les analyses montrent que les
banques, surtout si elles sont en difficulté (fonds propres
faibles, créances douteuses élevées), coupent le crédit aux
entreprises en bonne santé et prolongent le crédit aux
entreprises zombies. Elles évitent ainsi le défaut des
entreprises zombies et donc d’avoir à provisionner les
pertes venant de ces défauts. Le comportement des
banques explique que ce sont dans les pays européens où
les difficultés des banques sont les plus fortes (Espagne,
Italie, Portugal) que la proportion d’entreprises zombies est
la plus élevée : 10 à 20 % en Espagne, 6 à 11 % en Italie,
autour de 15 % au Portugal, selon les estimations
disponibles, contre 2 % en France, 3 % en Suède, 4 % au
Royaume-Uni.
Les estimations disponibles montrent que la présence
d’entreprises zombies, inefficaces et conduisant à une
mauvaise allocation du capital et du travail, réduit la
croissance à long terme de 1,1 point par an en Espagne,
1,2 point par an en Italie, 0,6 point par an pour l’ensemble
de l’OCDE.

Bulles sur les prix des actifs


Les taux d’intérêt très bas et l’abondance de la liquidité
peuvent conduire à des bulles sur les prix des actifs,
autrement dit les prix des actifs sont anormalement élevés
par rapport aux revenus qu’ils procurent.
Si ce n’est pas le cas aujourd’hui pour les actions dans la
zone euro, on voit clairement les premiers signes de bulles,
à nouveau après la crise de 2008, sur les prix de
l’immobilier. Les prix de l’immobilier résidentiel et
commercial sont repassés, dans la zone euro, nettement au-
dessus de leur niveau de 2007 (graphique 2).

Sorties de capitaux
Des taux d’intérêt très faibles peuvent conduire à des
sorties de capitaux, à la recherche d’une rémunération plus
élevée sur d’autres devises, qui affaiblissent l’économie en
dirigeant l’épargne vers les autres pays.
Le graphique 3 montre la position à terme sur l’euro :
quand elle est négative, les intervenants des marchés des
changes parient sur une dépréciation de l’euro et cela
conduit à des sorties de capitaux à court terme depuis la
zone euro. On constate que depuis 2011, les capitaux sont
le plus souvent sortis de la zone euro.
Nous avons vu les risques pour l’économie associés au
maintien durable de taux d’intérêt bas : inefficacité de
l’épargne dirigée vers les actifs monétaires, affaiblissement
des banques, entreprises zombies, bulles sur les prix des
actifs, sorties de capitaux.
Il reste à évoquer un risque d’une autre nature : celui
que les taux d’intérêt bas ne conduisent pas du tout, et au
contraire, à un redressement de l’inflation, ce qu’attendent
les banques centrales.

Quand l’inflation ne se redresse


pas :
le néofisherisme
Les banques centrales, on l’a vu plus haut, maintiennent
des taux d’intérêt très bas parce que l’inflation est inférieure
à leur objectif d’inflation (2 % le plus souvent), et qu’elles
veulent donc redresser l’inflation.
Que dit la thèse du néofisherisme à ce propos ?
Elle part de la relation de Irvin Fisher :
Taux d’intérêt nominal = taux d’intérêt réel + inflation
anticipée
À long terme, l’inflation anticipée est égale à l’inflation,
et on s’attend à ce que le taux d’intérêt réel soit déterminé
par les caractéristiques structurelles de l’économie
(productivité, croissance potentielle) et ne dépende pas de
la politique monétaire qui est menée.
On voit alors qu’une politique monétaire durablement
expansionniste, impliquant des taux d’intérêt nominaux
durablement faibles, conduit à long terme à une inflation
faible, et non au redressement de l’inflation.
Le graphique 4 ne contredit pas l’hypothèse du
néofisherisme dans le cas de la zone euro : le recul des taux
d’intérêt nominaux et celui de l’inflation anticipée sont
parallèles.
La thèse selon laquelle des taux d’intérêt nominaux
durablement bas conduisent non à un redressement de
l’inflation, mais au contraire, à moyen terme, à une baisse
de l’inflation est destructrice pour les politiques monétaires
qui aujourd’hui (dans la zone euro, au Japon) restent
durablement expansionnistes pour essayer d’accroître
l’inflation et de la ramener au voisinage de l’objectif
d’inflation. Cette thèse est défendue aujourd’hui par des
économistes sérieux (Stephen Williamson, Jim Bullard, John
Cochrane). Les travaux empiriques confirment l’effet du
néofisherisme 1 : si le taux d’intérêt nominal est réduit de
manière permanente, à court terme le taux d’intérêt réel
diminue et l’activité et l’inflation sont accrues, mais à long
terme le taux d’intérêt réel revient à sa valeur normale et
l’inflation est réduite.
En plus des dangers mentionnés plus haut, les politiques
monétaires durablement expansionnistes généreraient une
forte inefficacité en ne permettant pas de redresser
l’inflation.

La taxation des épargnants


Nous l’avons vu, les pays de l’OCDE maintiennent des
taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance.
Il faut comprendre que, lorsque le taux d’endettement
public est élevé, il faut augmenter les impôts pour assurer la
solvabilité budgétaire.
Dans le passé, cela passait par la taxe inflationniste. De
quoi s’agit-il ?
Les banques centrales menaient une politique monétaire
expansionniste, qui faisait revenir l’inflation, et celle-ci
taxait les encaisses monétaires détenues par les agents
économiques. Dit autrement de manière équivalente,
l’inflation permet à la banque centrale d’accroître la création
monétaire nominale, sans faire monter les encaisses
monétaires réelles, ce qui permet de financer une plus
grande part du déficit public par la création monétaire et
non par l’émission de dette.
Mais, on l’a vu, aujourd’hui, les banques centrales ne
parviennent pas à redresser l’inflation si bien que la taxe
inflationniste a disparu.
La seconde possibilité est d’accroître les impôts
« normaux » : impôts directs des ménages et des
entreprises, TVA, cotisations sociales. Cette stratégie a été
utilisée dans les pays de l’OCDE de 2010 à 2016.
Enfin, il reste les taux d’intérêt inférieurs à la croissance,
qui sont une taxation de l’épargnant. Les porteurs de dette
publique reçoivent des intérêts nettement inférieurs à ce
qu’ils devraient être, soit l’équivalent d’une taxation de ces
intérêts.
La bonne question est donc de savoir si taxer les
épargnants (les détenteurs d’obligations) est plus ou moins
efficace qu’accroître un impôt « normal ».
Du point de vue de l’équité, taxer les épargnants peut
être défendable, car les détenteurs de patrimoines
financiers sont des personnes à un niveau de revenu élevé
(le tableau 1 montre l’exemple des États-Unis).

Tableau 1. États-Unis : détention d’actifs financiers par tranche de revenu


(2016, valeur médiane, milliers de dollars de 2016)

Percentiles de revenu Actifs financiers

Inférieur à 20 0,9

De 20 à 39,9 5

De 40 à 59,9 18,7

De 60 à 79,9 63
De 80 à 89,9 179

De 90 à 100 818

Source : Survey of Consumer Finances Federal Reserve 2016.

Mais du point de vue de l’efficacité, il existe le risque que


la taxation des épargnants décourage l’épargne et conduise
à de fortes sorties de capitaux, à la recherche de
rendements plus élevés sur d’autres devises.
De plus, elle appauvrit les futurs retraités dont le
rendement de l’épargne sur la vie aura été anormalement
faible. On peut donner l’exemple des Allemands dont
l’épargne très importante est investie à des taux d’intérêt
nuls ou négatifs.

La multiplication des « zombies »


Nous avons analysé plus haut l’apparition des
« entreprises zombies » qui ne survivent que grâce aux taux
d’intérêt bas et au niveau très bas des intérêts sur les
dettes.
Mais dans la zone euro, on peut aussi parler de
« banques zombies » : elles prêtent à des taux plus bas que
le coût de leurs ressources empruntées, donc s’affaiblissent
considérablement.
Enfin, on peut parler également « d’États zombies » : la
solvabilité budgétaire des pays de l’OCDE n’est assurée que
grâce aux taux d’intérêt très bas. Les graphiques 5 et 6
montrent qu’une remontée de 0,4 point du taux d’intérêt
moyen payé sur les dettes publiques des pays de l’OCDE
ferait disparaître, globalement, la solvabilité budgétaire de
ces pays. Cette hausse du taux d’intérêt conduirait à une
hausse de 0,5 point de PIB des intérêts payés sur la dette et
du déficit public. Elle serait suffisante pour faire disparaître
la solvabilité budgétaire, c’est-à-dire pour faire passer le
déficit public au-dessus du niveau qui stabilise le taux
d’endettement public.
Les cas les plus fréquents d’États zombies sont ceux où
le déficit public est important et où la solvabilité budgétaire
n’est assurée que par les taux d’intérêt bas et la réduction
des paiements d’intérêts sur les dettes : États-Unis, France,
Italie, Japon, Belgique.
Force est de constater l’affaiblissement global de
l’économie (entreprises zombies, banques zombies, États
zombies) associé aux taux d’intérêt faibles.

Peut-on éviter les inconvénients


des taux d’intérêt très bas ?
On l’a vu, des taux d’intérêt durablement très bas ont
donc potentiellement des inconvénients très sévères :
affaiblissement des banques, multiplication des entreprises
zombies, report de l’épargne vers la monnaie, bulles sur les
prix des actifs, sorties de capitaux, taxation permanente des
épargnants, disparition de la discipline de marché.
Pour minimiser ces coûts des taux d’intérêt durablement
très bas, il faut au moins accepter un certain nombre
d’évolutions : la désintermédiation du financement des
entreprises, c’est-à-dire le passage d’un financement par le
crédit bancaire à un financement sur les marchés financiers,
nécessaire, puisque la taille des banques diminue ; des
gains de productivité plus faibles avec la prolifération des
entreprises zombies inefficaces ; des politiques
macroprudentielles pour éviter les bulles sur les prix des
actifs (sur l’immobilier en particulier). Rappelons que les
politiques macroprudentielles consistent à modifier la
réglementation des banques, la proportion maximale de la
valeur d’un logement qui peut être financé à crédit, de
manière à éviter l’excès d’endettement et les hausses
excessives des prix des actifs.

La disparition de la « discipline
de marché »
On appelle « discipline de marché » la hausse des taux
d’intérêt sur la dette publique d’un pays qui mène une
politique budgétaire anormalement expansionniste. Si un
pays augmente son déficit public et a une dette publique
plus élevée, il doit vendre aux investisseurs davantage de
dette publique, ce qui entraîne une hausse des taux
d’intérêt pour rendre cette dette publique plus attrayante.
La discipline de marché dissuade le gouvernement du pays
de mener cette politique, donc évite les crises de la dette
publique en limitant les déficits publics. Il a même été
avancé que les règles budgétaires en Europe (déficit public
limité à 3 % du produit intérieur brut puis déficit budgétaire
et structurel, corrigé du cycle, limité à 0,5 % du produit
intérieur brut) étaient inutiles puisque la discipline de
marché empêchait les gouvernements des pays européens
de mettre en place une politique budgétaire trop
expansionniste.
Mais la politique monétaire très expansionniste modifie
cette analyse. Prenons l’exemple de la zone euro. La
politique monétaire très expansionniste mise en place, en
particulier avec l’annonce en 2019 de nouvelles baisses de
taux d’intérêt, conduit à une forte baisse des taux d’intérêt
sur les dettes des pays du cœur de la zone euro (Allemagne,
France, Pays-Bas, Belgique, Autriche, Finlande). Cela pousse
les investisseurs, à la recherche de rendements plus élevés,
à se reporter sur les pays de la périphérie de la zone euro
(Espagne, Italie, Portugal, Grèce), d’où la baisse des taux
d’intérêt de ces pays par rapport aux pays du cœur à partir
de la fin de 2018.
Les investisseurs (sociétés d’assurance-vie, gérants de
fonds par exemple) recherchent des rendements plus élevés
que les rendements très bas fournis par les dettes sans
risque des pays du cœur de la zone euro, et investissent
donc davantage dans les dettes plus risquées des pays
périphériques. Cela fait baisser les taux d’intérêt des dettes
de ces pays.
Cet écrasement des taux d’intérêt des pays
périphériques, quelle que soit la politique budgétaire menée
dans ces pays, fait disparaître la discipline de marché : les
taux d’intérêt ne montent pas, en raison de la politique
monétaire très expansionniste, même si le déficit public est
élevé.
Il en résulte une forte incitation pour les pays de la zone
euro à mener une politique budgétaire expansionniste et à
laisser monter sans fin leur taux d’endettement public : non
seulement les taux d’intérêt sans risque sont bas, mais les
primes de risque sur les dettes publiques ne réagissent plus
aux déficits publics et à la hausse de l’endettement public.
Cette perte de discipline est dangereuse car elle fait
disparaître toute sanction d’un déficit public excessif.

Les taux d’intérêt bas freinent


la croissance de long terme
Des taux d’intérêt durablement bas font apparaître des
entreprises ayant des positions dominantes, qui font donc
moins d’efforts de modernisation ; affaiblissent les banques,
ce qui peut réduire le financement disponible pour les
entreprises ; maintiennent en vie les entreprises zombies,
qui sont inefficaces ; détournent l’épargne du financement à
long terme de l’économie, font disparaître la discipline de
marché.
Toutes ces évolutions concourent normalement à freiner
les gains de productivité, puisqu’il y a moins d’efforts de
modernisation, davantage d’entreprises inefficaces, moins
de financement à long terme disponible ; elles contribuent
donc à diminuer la croissance de long terme.
TROISIÈME PARTIE

Comment sortir
de l’austérité
salariale ?
CHAPITRE 8

Un débat central

Le débat qui porte sur les causes des taux d’intérêt bas
est tout à fait central. En effet, selon la réponse apportée,
on peut envisager qu’ils restent durablement bas ou qu’ils
ne le soient que transitoirement.
Si les taux d’intérêt à long terme bas viennent de l’excès
d’épargne mondiale, de manière équivalente à l’excès de
demande pour les dettes sans risque, il s’agit d’une cause
structurelle durable, qui maintiendra en permanence des
taux d’intérêt bas.
Si les taux d’intérêt à long terme bas viennent des
politiques monétaires expansionnistes, ils resteront bas
seulement tant que les politiques monétaires resteront
expansionnistes, mais remonteront lorsqu’elles cesseront de
l’être.
On l’a analysé plus haut, les taux d’intérêt bas ont
permis que les politiques budgétaires deviennent
expansionnistes dans beaucoup de pays.
Tant que les taux d’intérêt réels (corrigés de l’inflation)
sont faibles, les taux d’endettement public élevés ne sont
pas un problème ; effectivement, de nombreux économistes
suggèrent que l’environnement de taux d’intérêt bas rend
possible de passer à des politiques budgétaires
structurellement plus expansionnistes.
Mais, si les taux d’intérêt réels remontaient fortement,
une crise de la dette surviendrait, et celle-ci serait très
grave.
Il faut donc se demander pourquoi les taux d’intérêt réels
sont bas.
Trois thèses sont en présence :
Celle que nous défendons dans ce livre et qui nous
semble conforme aux faits : les taux d’intérêt bas
viennent des politiques monétaires expansionnistes
rendues possibles par l’inflation faible.
La thèse de la cause structurelle durable, par exemple un
niveau élevé de l’épargne privée du monde, ou une
productivité marginale du capital faible, conduisant à une
forte demande pour les dettes sans risque.
La thèse, enfin, déjà examinée de la théorie monétaire
moderne : les taux d’intérêt réels sont bas parce que les
banques centrales s’engagent à les maintenir bas, quel
que soit l’environnement économique.
Nous allons dans ce chapitre montrer pourquoi nous
persistons à penser que le niveau très faible des taux
d’intérêt réels (corrigés de l’inflation) est dû aux politiques
monétaires expansionnistes rendues possibles par l’inflation
faible.
Mais il existe a priori trois explications des taux d’intérêt
réels faibles, qu’il faut analyser et comparer. J’y insiste : il
est capital de savoir si les taux d’intérêt réels faibles sont
une caractéristique durable ou transitoire de l’économie
mondiale. S’il s’agit d’une caractéristique transitoire, la
remontée à venir des taux d’intérêt réels pourra déclencher
une crise très grave des dettes publiques dans les pays de
l’OCDE.

Première explication aux taux


d’intérêt bas :
les politiques monétaires
Rappelons simplement ici la thèse centrale de ce livre :
l’austérité salariale a fait reculer l’inflation, le recul de
l’inflation a permis que les politiques monétaires soient
expansionnistes et les taux d’intérêt réels bas, et enfin les
taux d’intérêt réels bas ont permis qu’il y ait des politiques
budgétaires expansionnistes et la hausse des taux
d’endettement public.
Le graphique 1 montre le parallélisme entre les taux
d’intérêt réels à dix ans des pays de l’OCDE et l’inflation des
pays de l’OCDE.

Deuxième explication des taux


d’intérêt réels bas :
une cause structurelle durable
La cause structurelle des taux d’intérêt bas mise en
avant le plus souvent est l’excès (ex ante, avant réalisation
de l’équilibre économique) de l’épargne sur l’investissement
au niveau mondial.
Si le monde a un taux d’épargne élevé et un besoin
d’investissement faible, à l’équilibre, il y a baisse des taux
d’intérêt réels, ce qui décourage l’épargne et stimule
l’investissement.
Cette thèse est cohérente avec le fait que le taux
d’épargne privée (hors déficit public) du monde a nettement
augmenté depuis 2002 (voir le graphique 2), que le besoin
d’investissement du monde a reculé parce que le poids de
l’industrie dans l’économie mondiale a nettement faibli, et
que l’industrie est nettement plus capitalistique (a besoin
de plus de capital donc de plus d’investissement) que les
services.
Le graphique 3 montre que, depuis le début des années
2000, le produit intérieur brut du monde progresse
nettement plus vite que la production industrielle du monde,
ce qui démontre que le monde devient une économie de
service.
S’il y a excès chronique d’épargne du monde par rapport
au besoin d’investissement du monde, ce dernier est en
situation de déflation et les taux d’intérêt réels d’équilibre
sont très bas.
Il est intéressant de noter ici que la déformation du
partage des revenus au détriment des salariés peut pousser
dans cette direction, en affaiblissant la demande des
ménages, donc le besoin d’investissement, et les salaires,
dont la propension à consommer est plus forte que celle des
profits, ce qui fait monter le taux d’épargne.
Le schéma 1 représente ce possible lien entre l’austérité
salariale et la déflation.
Schéma 1 Possible lien entre l’austérité salariale
et la déflation

Le partage de l’épargne entre


financement du capital privé
et financement du déficit public
Dans un article qui a eu beaucoup de retentissement,
Olivier Blanchard 1 développe une autre thèse structurelle :
la productivité marginale du capital est devenue assez
faible, ce qui bien sûr réduit le coût de la dette publique (la
hausse de la dette publique, pour une épargne donnée,
réduit le capital du secteur privé, ce qui n’est pas grave si la
productivité marginale de ce capital est faible).
Cette thèse est très intéressante, mais ne semble pas
conforme aux faits. Le graphique 4 montre le profit (avant
intérêts et dividendes) rapporté au capital pour les pays de
l’OCDE.
On voit qu’il a augmenté en tendance depuis les années
1990.
Le profit rapporté au capital représente la rentabilité
moyenne du capital ; sa baisse indiquerait qu’il devrait y
avoir aussi baisse de la rentabilité marginale du capital. La
baisse de la rentabilité marginale du capital signifierait qu’il
devient plus efficace de diriger l’épargne vers le
financement du capital public au lieu de la diriger vers le
capital privé.
Dans un pays, l’épargne se partage en effet entre
financement de l’investissement privé et financement du
déficit public.
Mais le graphique 4 montre, au contraire, une hausse de
la rentabilité moyenne du capital, qui conduit probablement
à rejeter cette justification du report optimal de l’épargne du
financement du capital privé vers celui des dettes
publiques.
Des taux d’intérêt réels bas ne suffisent pas, en effet, à
justifier une hausse du déficit public, car ils peuvent servir à
accroître l’investissement privé. Il faudrait que la rentabilité
de la dépense publique devienne forte par rapport à celle de
l’investissement privé pour que les taux d’intérêt bas
justifient un déficit public, un investissement public plus
élevés.
Troisième explication :
la théorie monétaire moderne,
la dominance fiscale
Comme on l’a vu plus haut (chapitre 4), la théorie
monétaire moderne suppose que la banque centrale
monétise la dette publique de manière à maintenir des taux
d’intérêt très bas malgré les déficits publics élevés qui
assurent le plein-emploi. Il y a donc un engagement de la
banque centrale à ne pas laisser remonter les taux d’intérêt,
quel que soit l’environnement économique, même
inflationniste.
La théorie monétaire moderne n’est donc qu’une version
de la théorie de la dominance fiscale. Le gouvernement
n’assurant pas sa solvabilité par une politique budgétaire
suffisamment restrictive, la banque centrale doit garantir la
solvabilité budgétaire par une politique monétaire
expansionniste.
À l’origine, pour assurer la solvabilité budgétaire, la
banque centrale fait revenir l’inflation, et lève donc une taxe
inflationniste sur les encaisses monétaires détenues par les
agents économiques.
Mais aujourd’hui, la version moderne de la dominance
fiscale est que la banque centrale maintient des taux
d’intérêt plus bas que le taux de croissance (voir le
graphique 5), pour assurer la solvabilité budgétaire.
L’encadré 1 rappelle ces deux versions de la dominance
fiscale.
Encadré 1
Les deux versions de la dominance
fiscale

Taux {1+ –
d’endettemen = taux d’endettement × taux croissanc
t public en public en t d’intérêt e en
t+1 réel volume }

– masse monétaire
×
rapportée au PIB en t +
croissanc
déficit public primaire en t
e en
(hors intérêts sur la dette
valeur
publique)

Le taux d’endettement public augmente :


– avec les intérêts sur la dette publique, si le taux d’intérêt réel est
supérieur à la croissance en volume, ce qui implique que la dette
augmente plus vite que le PIB ;
– avec le déficit public ;
– et il diminue avec la taxe inflationniste (l’inflation réduit la valeur des
encaisses monétaires émises en monétisant la dette publique).
Dans le passé, la dominance fiscale prenait la forme de la taxe
inflationniste : la banque centrale menait une politique monétaire
expansionniste pour augmenter l’inflation et taxer les encaisses
monétaires.
Aujourd’hui, elle prend la forme d’une taxation de l’épargnant, sous la
forme de taux d’intérêt plus bas que le taux de croissance.

Quelle est la bonne explication


des taux d’intérêt réels bas ?
Croit-on d’abord à la théorie monétaire moderne, à la
dominance fiscale perpétuelle ? Dit autrement, croit-on que
les banques centrales sont engagées à maintenir les taux
d’intérêt réels très bas quoi qu’il arrive, même si l’inflation
revient ? La Réserve fédérale et la BCE, alors qu’elles ont
des mandats de lutte contre l’inflation, laisseraient-elles
l’inflation revenir sans réagir ? Nous ne le pensons pas.
Croit-on ensuite à la thèse de la déflation, de l’excès
d’épargne, de l’excès de demande pour les dettes sans
risque ? Il faut d’abord remarquer que, en contradiction
avec la thèse de la déflation mondiale, le monde a un taux
d’investissement des entreprises très élevé. Nous avons
aussi vu que la rentabilité du capital du secteur privé ne
diminuait pas, ce qui rejette donc la justification par une
rentabilité plus faible de ce capital de la hausse de la dette
publique.
Il existe ensuite des travaux empiriques qui montrent
que l’équilibre épargne-investissement, l’excès de demande
pour les actifs sans risque, ne jouent pas un rôle robuste
pour expliquer le niveau bas des taux d’intérêt réels. Celui-
ci est par contre lié au régime de politique monétaire mis en
place. L’article de Claudio Borio, Piti Disyatat, Phurichai
Rungcharoenkitkul 2 de la Banque des règlements
internationaux de Bâle, est assez convaincant pour montrer
le rôle central de la politique monétaire dans l’explication
des taux d’intérêt à long terme bas.
Nous avons nous-mêmes analysé statistiquement les
déterminants des taux d’intérêt réels à long terme pour les
pays de l’OCDE ou pour l’ensemble du monde.
Quand on essaie d’expliquer le taux d’intérêt réel à dix
ans par le taux d’intervention, en termes réels (corrigé de
l’inflation), des banques centrales, le taux d’épargne du
secteur privé et la rentabilité du capital du secteur privé, on
trouve que seul le taux d’intervention de la banque centrale
a un effet sur le taux d’intérêt réel à long terme.
Nous allons donc conserver l’idée de ce livre, c’est-à-dire
que les taux d’intérêt réels bas viennent des politiques
monétaires expansionnistes rendues possibles par l’inflation
faible. Si on accepte cette analyse, on en conclut donc qu’il
existe un risque de crise de la dette si, dans le futur, la
politique monétaire doit devenir plus restrictive, en
particulier pour réagir à un risque d’inflation qui
réapparaîtrait.
CHAPITRE 9

D’où pourrait revenir l’inflation


aujourd’hui ?

Nous avons conclu dans le chapitre précédent que les


taux d’intérêt bas dans les pays de l’OCDE avaient pour
origine la politique monétaire expansionniste, menée en
raison de la faiblesse de l’inflation. Cette dernière est liée à
l’équilibre qui s’est installé à partir de l’austérité salariale,
et qui entraîne des politiques monétaires et budgétaires
expansionnistes.
Le retour de l’inflation conduirait donc à la hausse des
taux d’intérêt, et, compte tenu des niveaux d’endettement
public, à une crise générale des dettes publiques, sauf dans
les pays comme l’Allemagne qui ont résisté à la tentation
des déficits publics.
Il faut se demander d’où viendrait aujourd’hui le retour
de l’inflation, avec trois candidats : un changement du
fonctionnement des marchés du travail, le protectionnisme,
la transition énergétique.
La persistance de l’absence d’inflation a, on l’a vu, des
effets considérables sur les politiques monétaires, les cycles
économiques, la soutenabilité des dettes, le fonctionnement
des économies avec tous les effets induits des taux d’intérêt
bas durablement.
C’est pourquoi il est crucial de se demander ce qui
pourrait faire revenir l’inflation.

Un changement
du fonctionnement du marché
du travail
On l’a déjà décrit plus haut, la perte du pouvoir de
négociation des salariés a conduit à ce que, même avec un
taux de chômage très faible dans les pays de l’OCDE, le
coût du travail (le coût salarial unitaire) augmente très peu
(voir le graphique 1), d’où la faiblesse de l’inflation même
au plein-emploi.
Redonner un pouvoir de négociation élevé aux salariés,
en réaction à la faiblesse des salaires, à la hausse des
inégalités et de la pauvreté (nous reviendrons sur tous ces
points dans le chapitre suivant) conduirait à un rattrapage
des salaires et au retour de l’inflation. Nous verrons plus loin
que si un seul pays modifie en ce sens le fonctionnement de
son marché du travail, il rencontrera un problème de
compétitivité-coût immédiat dans une situation de forte
concurrence entre les pays, sans compter que la hausse
induite des taux d’intérêt pourrait déclencher une crise de la
dette.
Déréglementation du marché
du travail et emploi
Joue, dans l’autre sens, le fait que la déréglementation
des marchés du travail n’a pas conduit à une hausse
importante de l’emploi.
Nous comparons dans les graphiques 2 et 3, d’une part,
l’évolution du ratio salaire réel/productivité depuis 1995
(avec l’idée qu’un salaire réel faible par rapport à la
productivité révèle une flexibilité forte du marché du travail)
et d’autre part, soit le niveau moyen du taux d’emploi
depuis 1995, soit son évolution depuis 1995. Le taux
d’emploi est la proportion de la population en âge de
travailler qui a un emploi.
On voit que la flexibilité du marché du travail a très peu
ou pas du tout d’effet positif sur le taux d’emploi puisque
les pays où le salaire réel a beaucoup augmenté par rapport
à la productivité n’ont pas significativement un taux
d’emploi plus faible ou en baisse.
Changer le fonctionnement du marché du travail en
redonnant un pouvoir de négociation plus élevé aux salariés
ne réduirait donc pas, semble-t-il, significativement le taux
d’emploi.

Protectionnisme
Un protectionnisme extrême, allant beaucoup plus loin
que la « guerre commerciale » déclenchée par Donald
Trump depuis son arrivée au pouvoir aux États-Unis,
conduirait à ce que les pays de l’OCDE arrêtent d’importer
depuis les pays émergents à coûts salariaux faibles.
On constate que les prix des produits fabriqués dans les
pays émergents sont plus faibles que les prix des produits
fabriqués dans les pays de l’OCDE. On peut alors calculer
qu’un violent protectionnisme ferait monter de 3,5 % le
niveau des prix dans les pays de l’OCDE.

Transition énergétique
Le passage aux énergies renouvelables va augmenter
fortement le coût de l’énergie en raison de l’intermittence
de la production des énergies renouvelables.
Même si on peut stocker l’énergie renouvelable, le fait
que l’éolien et le solaire ne puissent fonctionner qu’un tiers
du temps environ conduira à tripler la capacité installée par
rapport à la demande instantanée d’énergie dans un monde
de renouvelables seuls, d’où une hausse considérable du
prix des énergies renouvelables par rapport à la situation
présente donnée par le tableau 1.
Tableau 1. France : prix de production de l’électricité (en euros par MWh)

Origine de l’électricité euros par MWh


Nucléaire EPR 120

Nucléaire amorti 50

Gaz naturel 70-110

Solaire 120

Éolien terrestre 80

Éolien offshore 60

Hydraulique 20

Sources : CRE, NATIXIS.

Si la demande est de 1, il faut produire 3 pendant un


tiers du temps (le jour et lorsqu’il y a du vent), pour
stocker 2 et le restituer plus tard. Le capital à mettre en
place pour produire l’électricité étant trois fois plus grand, le
coût de l’électricité est nettement plus élevé.
Parmi ces trois chocs, le plus grand serait bien sûr le
retour des marchés du travail à leur fonctionnement d’avant
leur déréglementation : il en résulterait une forte inflation,
et la fin de l’équilibre actuel caractérisé centralement par
des taux d’intérêt faibles.
CHAPITRE 10

L’austérité salariale en démocratie

Depuis la fin des années 1970, la grande majorité des


pays de l’OCDE ont adopté l’austérité salariale comme règle
de fonctionnement de leurs économies. Nous avons vu
pourquoi les gouvernements ont fait ce choix (idéologie,
concurrence par les coûts, lutte contre l’inflation, exigences
de rentabilité élevée du capital, excès antérieur du
syndicalisme monopolistique) et nous avons examiné les
conséquences de ce choix (politiques monétaires et
budgétaires expansionnistes, concentration des entreprises,
peut-être disparition des cycles).
Mais l’austérité salariale et ce que nous avons appelé la
japonisation de l’économie peuvent-elles persister en
démocratie ? Si de nouveaux gouvernements décident de
sortir de l’austérité salariale, la hausse de l’inflation et des
taux d’intérêt qui en résulterait déclencherait une crise
financière dramatique.
Les populations devraient
se révolter contre l’austérité
salariale
L’austérité salariale dans les pays de l’OCDE s’est
accompagnée d’évolutions défavorables à la majorité de
leurs populations.
Les inégalités de revenu se sont aggravées, ce qui n’a
rien d’étonnant puisqu’avec la déformation du partage des
revenus au détriment des salariés, les salaires augmentent
moins vite que les revenus du capital (voir le graphique 1).
Plus l’indice de Gini est élevé, plus la dispersion des revenus
est forte (si l’indice est de 0, tout le monde a le même
revenu ; si l’indice est de 1, une seule personne prend tout
le revenu).
Pour les mêmes raisons (faiblesse de la hausse des
salaires et en particulier des bas salaires), la pauvreté s’est
accrue (voir le graphique 2).
On sait aussi que la part du revenu captée par les très
riches a nettement augmenté. Le graphique 3 montre que le
pourcentage du revenu national capté par le 1 % d’individus
au revenu le plus élevé est passé de 12 % en 1990 à 15 %
en 2014.
Le cas des États-Unis est particulièrement
impressionnant. Les inégalités extrêmes de revenu ont
considérablement augmenté, ce que montre le graphique 4.
Le tableau 1 montre que les 40 % des Américains au bas
de l’échelle des revenus ont aujourd’hui à peu près le même
pouvoir d’achat qu’en 1990, alors que celui des 5 %
d’individus en haut de l’échelle des revenus a augmenté de
52 %.
Tableau 1. États-Unis : revenu réel moyen des ménages perçu par chaque
quintile (en dollars constants, 2017)

Les 5 %
des
ménages
Quintile
Deuxième Troisième Quatrième Cinquième dont les
Année le plus
quintile quintile quintile quintile revenus
bas
sont les
plus
élevés
1990 13 072 32 889 54 325 81 907 158 951 253 111
1991 12 719 31 947 53 064 80 890 155 114 242 068
1992 12 462 31 224 52 605 80 754 156 473 248 352
1993 12 328 31 252 52 386 81 411 169 617 291 119
1994 12 657 31 545 53 141 82 693 173 846 300 358
1995 13 372 32 683 54 648 84 007 175 310 302 560
1996 13 415 32 927 55 385 85 719 180 287 314 053
1997 13 504 33 759 56 796 87 969 187 549 329 126
1998 13 902 35 102 58 736 90 839 192 226 335 049
1999 14 633 35 931 60 142 93 604 199 612 346 946
2000 14 498 36 201 60 285 93 716 203 081 360 286
2001 14 068 35 348 59 166 92 767 202 596 361 505
2002 13 650 34 706 58 484 91 994 196 409 342 977
2003 13 355 34 307 58 235 92 180 196 503 338 339
2004 13 326 34 099 57 774 91 097 197 005 343 303
2005 13 407 34 423 58 259 91 635 200 800 353 772
2006 13 835 35 073 58 772 93 028 204 961 362 469
2007 13 690 34 893 59 220 93 759 199 073 340 368
2008 13 304 33 688 57 216 91 032 195 231 336 358
2009 13 231 33 508 56 732 90 129 195 668 338 310
2010 12 387 32 148 55 397 88 872 190 856 323 594
2011 12 276 31 899 54 442 87 471 194 449 340 186
2012 12 290 31 764 54 743 87 815 194 571 340 198
2013 12 220 32 477 56 644 91 144 203 796 352 531
2014 12 102 32 220 56 012 91 037 201 129 344 465
2015 12 889 33 762 58 803 95 223 209 384 363 039
2016 13 221 35 246 60 421 97 225 218 542 383 154
2017 13 258 35 401 61 564 99 030 221 846 385 289
Sources : US Census Bureau, NATIXIS.

Le graphique 5 compare, toujours pour les États-Unis, le


salaire médian en pouvoir d’achat (corrigé par le prix de
consommation) et la productivité du travail. Le salaire
médian est celui du salarié qui est au milieu de la
distribution des revenus ; on s’attend à ce qu’il augmente
comme la productivité par tête. Or on voit que, depuis 1990
aux États-Unis, le pouvoir d’achat du salaire médian a
augmenté de 10 % alors que la productivité par tête a
augmenté de 72 % !
L’austérité salariale et la déformation du partage des
revenus au détriment des salariés sont donc défavorables à
la majorité des populations. Certes, une partie des effets
négatifs de l’austérité salariale est compensée par les
politiques budgétaires plus expansionnistes qu’elle permet
de mettre en œuvre (par l’inflation faible qui conduit aux
taux d’intérêt faibles), mais il s’agit cependant d’un choix de
politique économique défavorable au plus grand nombre
dans les pays où il a été fait.
Vers des choix différents avec
des changements des majorités
politiques ?
Il serait donc assez naturel que, lors des prochaines
élections, les populations amènent au pouvoir des partis
politiques qui sortiraient de l’austérité salariale.
L’instrument privilégié de cette sortie serait une hausse
forte du salaire minimum.
Aux États-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez, la jeune
représentante démocrate de New York, propose
d’augmenter à 15 dollars de l’heure le salaire minimum
fédéral aux États-Unis, soit à peu près un doublement ;
Jeremy Corbyn, le leader du Parti travailliste au Royaume-
Uni, propose une hausse de 8,20 à 11,20 livres sterling de
l’heure du salaire minimum.
Cette forte hausse du salaire minimum conduirait bien
sûr à une hausse de l’inflation, et cette hausse de l’inflation
conduirait à la hausse des taux d’intérêt.

Potentiellement, une crise


catastrophique
Le graphique 6 montre, pour les pays de l’OCDE, le
déficit public (mis en positif) et le déficit public qui assure la
solvabilité budgétaire de ces pays (qui leur permet à long
terme de faire face au service de leur dette sans augmenter
leur taux d’endettement).
Le graphique 7 montre le taux d’endettement public de
l’OCDE et le taux d’intérêt à long terme des pays de l’OCDE.
Le retour du taux d’intérêt à long terme à un niveau
normal compte tenu de la croissance (soit environ 4 % en
2019) conduirait à terme à une hausse des intérêts payés
sur la dette publique et du déficit public de 1,6 point de PIB.
Le graphique 7 montre alors qu’il y aurait perte complète de
la solvabilité budgétaire et donc très probablement crise des
dettes publiques.

Quelle forme prendrait une crise


des dettes publiques ?
Une hausse de l’inflation conduisant à une hausse des
taux d’intérêt ferait donc perdre aux pays de l’OCDE leur
solvabilité budgétaire. Il pourrait alors y avoir crise de la
dette : les investisseurs refusant de porter cette dette
publique de pays non solvables, les taux d’intérêt
augmenteraient beaucoup plus que ce qui est dû à la
hausse de l’inflation, et les États ne pourraient plus émettre.
On se rappelle l’épisode de crise des dettes des pays
périphériques de la zone euro entre 2010 et 2013, avec la
très forte hausse des taux d’intérêt, avant que la BCE
n’intervienne pour les corriger.
Mais, si le choc initial est une hausse de l’inflation, les
banques centrales ne pourraient pas intervenir pour sauver
les États ; au contraire, elles augmenteraient les taux
d’intérêt. La seule solution alors serait la restructuration des
dettes publiques, la suppression d’une partie des dettes
pour rétablir la solvabilité budgétaire.
Ce serait un choc considérable, transformant les dettes
publiques des pays de l’OCDE en actifs financiers très
risqués.

Les marchés du travail,


seuls refuges du néolibéralisme ?
On l’a vu, le développement de l’idéologie néolibérale est
une des causes de la mise en place de l’austérité salariale à
partir des années 1980. Mais le néolibéralisme a aussi
conduit à la libre circulation internationale des capitaux, au
libre-échange des biens et services, à la concurrence et à la
lutte contre les monopoles.
Il est intéressant de voir qu’aujourd’hui, la doctrine
néolibérale est mise en cause sur tous ces aspects. Ainsi, la
taille excessive et la volatilité extrême des flux de capitaux
internationaux, qui déstabilisent les économies des pays
émergents, conduisent à réfléchir aujourd’hui à la mise en
place de certains contrôles des capitaux, donc à revenir sur
le choix de la libre circulation internationale des capitaux.
De même, beaucoup de pays, partant de la critique de la
globalisation et du libre-échange, mettent en place des
normes de contenu local des productions (il faut produire
dans le pays pour vendre dans le pays), quand il ne s’agit
pas de droits de douane. Le libre-échange est donc battu en
brèche.
Enfin, on l’a vu, les autorités de la concurrence, surtout
aux États-Unis, ont accepté l’apparition d’entreprises
dominantes ayant des rentes de monopole.
Finalement, les marchés du travail restent le seul lieu
aujourd’hui où la philosophie néolibérale continue à
dominer ; mais pour combien de temps ?
Prenons l’exemple de la France. Au printemps 2019, le
gouvernement français annonce une réforme de
l’assurance-chômage, qui va réduire la générosité du
système d’indemnisation du chômage (durée plus longue du
travail pour obtenir une indemnisation, plafonnement de
celle-ci).
Cette moindre générosité de l’indemnisation du chômage
va, à l’équilibre, réduire les salaires (le revenu de
remplacement devient plus faible), ce qui montre qu’on
reste encore en 2019 dans la philosophie néolibérale pour
les marchés du travail.

Rappelons le caractère
particulier de la France
et de l’Italie
Pour éviter des commentaires erronés, il faut rappeler ici
qu’il y a une grande différence entre la France et l’Italie
d’une part, l’ensemble de l’OCDE d’autre part.
En France et en Italie, les salaires réels ont peu
augmenté, mais ils ont augmenté davantage que la
productivité du travail. D’une part, le reste de l’analyse
s’applique bien à la France et à l’Italie, de par leur
appartenance à la zone euro : taux d’intérêt très faibles,
permettant de sortir de l’austérité budgétaire.
D’autre part, même si les salaires réels ont augmenté
plus que la productivité en France et en Italie, ces deux pays
connaissent eux aussi une revendication forte de leurs
populations pour obtenir un niveau de vie plus élevé. En
Italie, cette situation est liée à la stagnation de la
productivité depuis vingt ans qui entraîne celle du salaire
réel (du pouvoir d’achat du salaire individuel) ; en France,
cela vient de ce que les hausses du pouvoir d’achat des
salaires ont été consommées, et même au-delà, par la
hausse des prix de l’énergie et du coût du logement.
CHAPITRE 11

Quelle est la fin de l’histoire ?

Nous avons longuement décrit le processus qui aboutit


aujourd’hui à des taux d’intérêt très bas et à des politiques
budgétaires le plus souvent expansionnistes : l’austérité
salariale conduit à une inflation faible qui permet aux
banques centrales de garder des taux d’intérêt très bas, ce
qui garantit la solvabilité des États, même si leur taux
d’endettement public est très élevé.

Les taux d’intérêt très


bas permettent des taux
d’endettement très élevés
Aujourd’hui, malgré les taux d’endettement public et
privé très élevés dans les pays de l’OCDE (le graphique 1
montre la hausse de l’endettement privé jusqu’à la crise de
2008, la hausse de l’endettement public depuis la crise de
2008), les taux d’intérêt très faibles (le graphique 2 montre
à quel point les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de
croissance) impliquent que cet endettement élevé n’a pas
d’importance et que la solvabilité des emprunteurs reste
assurée.
Les taux d’intérêt très
bas ont des avantages
Non seulement la solvabilité de tous les emprunteurs est
assurée par les taux d’intérêt très bas, mais ceux-ci
faciliteraient grandement la transition énergétique.
Quand les taux d’intérêt à long terme sont très bas, le
futur a autant d’importance que le présent : quand on
actualise avec un taux d’intérêt très bas un revenu futur, il a
la même valeur qu’un revenu reçu aujourd’hui. Cela permet
de réaliser des investissements avec des horizons très
longs, dont la rentabilité n’apparaît que dans le long terme.
C’est évidemment le cas des investissements dans la
transition énergétique. Pour respecter les accords
climatiques internationaux, il faudrait passer de
300 milliards de dollars par an, ce qui est dépensé
aujourd’hui, à plus de 700 milliards de dollars par an les
investissements dans les énergies renouvelables.
Les taux d’intérêt très bas ont donc des avantages, mais
il ne faut pas oublier que le prix à payer est l’austérité
salariale qui permet, avec l’inflation faible, d’obtenir ces
taux d’intérêt bas.

Mais il y aura une réaction


politique et sociale contre
l’austérité salariale
Nous avons aussi défendu la thèse selon laquelle il y
aura nécessairement, dans beaucoup de pays, une forte
réaction contre l’austérité salariale qui est défavorable à
une large majorité des populations. La réaction politique
contre la faiblesse des salaires, contre la hausse des
inégalités et de la pauvreté devrait amener d’autres
politiques des marchés du travail, avec un pouvoir de
négociation accru des salariés, avec des hausses fortes du
salaire minimum.
On retrouverait alors l’équilibre économique des années
1970-1980, avec des hausses de salaire fortes, ce que
montre le graphique 3, et l’inflation permettant aux
entreprises de redresser leurs profits malgré les hausses
rapides des salaires.

Risque-t-on une crise financière


dramatique ?
Si les marchés du travail retrouvent leur fonctionnement
d’avant la période où l’austérité salariale a été mise en
place, la hausse de l’inflation va normalement entraîner
celle des taux d’intérêt, et, on l’a vu, la disparition de la
solvabilité budgétaire de nombreux pays conduira à une
crise financière dramatique, avec nécessité de restructurer
les dettes publiques de nombreux pays, perte du statut de
dettes sans risque pour les dettes publiques de ces pays.
Cette crise serait bien pire que la crise des subprimes,
car elle toucherait les dettes publiques des pays de l’OCDE
alors que la crise des subprimes n’a touché que la dette
immobilière des ménages américains, de beaucoup plus
petite taille comme le montre le graphique 4.
La perspective de cette crise financière majeure peut-elle
conduire les banques centrales à ne pas réagir à la
remontée de l’inflation qui viendrait de la fin de l’austérité
salariale ? En 2014, au Japon, malgré une inflation remontée
à 4 % après la forte dépréciation du yen, la Banque du Japon
a maintenu des taux d’intérêt nuls.
La poursuite de la fiscal dominance, c’est-à-dire d’une
politique monétaire assujettie au maintien de la solvabilité
budgétaire, impliquerait que les banques centrales ne
réagiraient pas par des taux d’intérêt plus élevés au retour
de l’inflation salariale.
De plus, il y a forte concurrence
par les coûts entre les pays
Les pays de l’OCDE sont aujourd’hui dans une situation
de forte concurrence par les coûts de production. Ils ne
peuvent donc pas laisser leurs coûts salariaux augmenter
plus vite que ceux des autres pays. Cela est
particulièrement vrai pour les pays de la zone euro, qui ne
peuvent pas utiliser une dépréciation du taux de change
pour restaurer leur compétitivité-coût.
Le graphique 5 montre l’intensité de la concurrence par
les coûts entre les grands pays de la zone euro : au début
des années 2000, les réformes du marché du travail menées
par Gerhard Schröder en Allemagne réduisaient le coût
salarial unitaire de l’Allemagne ; depuis la crise de 2008,
l’Espagne a flexibilisé son marché du travail et le coût
salarial unitaire (le salaire corrigé de la productivité) recule
aussi.

Si la concurrence par les coûts entre les pays est forte, le


pays qui accepte la hausse des salaires et des coûts
salariaux se trouve en grande difficulté.
Quelles sont alors
les possibilités ?
Le schéma 1 ci-dessous résume alors les différentes
possibilités.
Il faut être honnête, on ne sait pas trop ce qui peut se
produire si l’austérité salariale est rejetée.
Soit, avec le retour de l’inflation, la hausse des taux
d’intérêt conduit à une sévère crise des dettes publiques.

Schéma 1 Que se passe-t-il lorsque l’austérité


salariale est rejetée par les populations ?
Soit les gouvernements résistent à la demande collective
de hausse des salaires en raison de la concurrence par les
coûts entre les pays, mais cette hypothèse est assez
improbable en démocratie.
Soit encore les banques centrales continuent d’assurer la
solvabilité budgétaire en renonçant à remonter les taux
d’intérêt malgré le retour de l’inflation. Il apparaît alors,
avec des taux d’intérêt restant faibles malgré l’inflation, des
taux d’intérêt réels très bas, d’où une incitation à
l’endettement, une hausse des prix des actifs encore plus
forte qu’auparavant.
La « fin de l’histoire » de l’austérité salariale risque donc
d’être :
une crise politique et sociale grave si les gouvernements
refusent de mettre fin à l’austérité salariale ;
une instabilité financière grave, avec des taux d’intérêt
réels très négatifs conduisant à d’énormes déséquilibres
financiers (bulles…), si les banques centrales refusent de
réagir à la remontée de l’inflation ;
une crise des dettes publiques très violente si les
banques centrales se conforment à leurs règles de
comportement et augmentent fortement les taux
d’intérêt en réponse à l’inflation.
Plus la question du retour de l’inflation se posera
tardivement, plus elle sera sévère, car les pays auront alors
vécu très longtemps dans un environnement de taux
d’intérêt très bas, et tous les actifs financiers auront été
émis dans cet environnement.
Cette conclusion est peu optimiste, car une crise
(politique et sociale, ou de déséquilibres financiers, ou des
dettes publiques) ne peut pas être évitée.

Il y aura donc nécessairement


conflit entre le mandat
des banques centrales
et l’irréversibilité des taux
d’intérêt très faibles
Une évolution des marchés du travail plus favorable aux
salariés conduirait donc au retour de l’inflation. Le mandat
des banques centrales les pousse alors à augmenter leurs
taux d’intérêt. Mais le feront-elles sachant que les coûts de
la remontée des taux d’intérêt seraient considérables : crise
des dettes publiques, que nous venons d’évoquer, et aussi
des dettes privées ; chute des prix de l’immobilier, qui ont
été poussés à la hausse par les taux d’intérêt bas ; pertes
en capital pour les détenteurs d’obligations (banques,
assureurs) ?
On voit bien qu’il y aura conflit entre le mandat anti-
inflationniste des banques centrales et l’irréversibilité des
politiques de taux d’intérêt faibles.
Pour éviter la crise, il faudrait imaginer une gestion
extrêmement efficace par les banques centrales. Face au
choc inflationniste (fin de l’austérité salariale), elles
remonteraient graduellement leurs taux d’intérêt, afin de
piloter une normalisation très lente de l’ensemble des taux
d’intérêt qui évite de déclencher une crise des dettes, et
des moins-values en capital dans les portefeuilles
obligataires.
Cependant, il nous paraît illusoire de croire que le choc
inflationniste pourra être évité et que l’austérité salariale
restera une caractéristique définitive des pays de l’OCDE.

Même si les taux d’intérêt restent


faibles,
il peut y avoir crise
Le schéma 1 plus haut montrait l’origine de l’équilibre
d’instabilité financière : les banques centrales maintiennent
des taux d’intérêt faibles pour éviter les crises des dettes
publiques alors même que l’inflation réapparaît.
Il en résulte des taux d’intérêt réels très négatifs, qui
propulsent à la hausse les prix des actifs financiers, par
exemple les prix de l’immobilier résidentiel ou commercial.
Si les taux d’intérêt réels remontent, les prix de
l’immobilier vont se retourner à la baisse, comme on l’a vu
en 1991 et 2007, ce que rappelle le graphique 6.
Même si les taux d’intérêt ne remontent pas, on ne peut
pas imaginer que la bulle immobilière grandisse sans
limites. À un certain niveau des prix, la demande
d’immobilier chute parce que les prix deviennent excessifs
par rapport au revenu, et parce que les acheteurs se
découragent : c’est ce qu’on appelle « contrainte de
liquidité », ils ne peuvent pas emprunter la somme
nécessaire pour acheter un bien immobilier. La chute de la
demande conduit alors à celle des prix de l’immobilier, et à
une crise, alors même que les taux d’intérêt sont restés bas.

Demandons-nous maintenant s’il est possible d’éviter


une crise.
Conclusion

Peut-on échapper à une crise ?

Un équilibre aujourd’hui très


particulier
Le libéralisme économique et social mis en place à partir
des années 1980 dans les pays de l’OCDE a conduit à un
équilibre très particulier entre les trois politiques
économiques : la politique salariale, la politique monétaire,
la politique budgétaire.
La politique salariale a consisté à déréglementer les
marchés du travail, à réduire le pouvoir de négociation des
salariés. Il en résulte la hausse de la profitabilité des
entreprises, et, avec la faiblesse des hausses de salaire, la
faiblesse de l’inflation.
En conséquence, la politique monétaire est devenue très
expansionniste, puisque l’inflation est passée en dessous de
l’objectif d’inflation des banques centrales, faisant
apparaître des taux d’intérêt anormalement bas. Parce que
les taux d’intérêt bas facilitent l’endettement public d’une
part, d’autre part parce que, les taux d’intérêt étant très bas
en fin de période de croissance, il est impossible d’utiliser la
politique monétaire pour soutenir l’activité en cas de
récession, la politique budgétaire est devenue
expansionniste.
Cet équilibre a certains avantages : les taux d’intérêt bas
ont conduit à l’effondrement des paiements d’intérêts sur
les dettes (des États, des ménages, des entreprises), ce qui
assure la solvabilité des emprunteurs et fait disparaître le
risque de crise économique due à la perte de la solvabilité
et à la hausse des faillites, des défauts. Les taux d’intérêt à
long terme bas favorisent le financement de projets
d’investissement ayant des horizons de long terme, en
particulier des investissements dans la transition
énergétique.
Mais cet équilibre a des inconvénients graves qui sont de
trois natures : l’austérité salariale (faiblesse du pouvoir
d’achat des salariés, hausse des inégalités) ; la taxation des
épargnants, des prêteurs, qui conduira à l’appauvrissement
des retraités ; le risque d’instabilité financière, avec la
hausse de l’endettement, la hausse des prix des actifs
(immobilier en particulier).

Un autre équilibre plus efficace,


plus attrayant
Pour des raisons économiques, sociales, politiques, il
faudrait donc pouvoir passer à un autre équilibre, beaucoup
plus efficace, tout en n’oubliant pas les avantages vus plus
haut de l’équilibre présent. Dans cet autre équilibre, la
politique salariale conduit à un partage des revenus
équitable entre salaires et profits (ce qui signifie que les
gains de productivité sont distribués aux salariés), d’où il
résulte, puisque les hausses de salaire sont plus rapides,
une inflation plus forte, oscillant, comme dans le passé,
autour de l’objectif d’inflation des banques centrales.
Toujours dans cet autre équilibre, la politique monétaire
devient plus restrictive puisque l’inflation est plus forte. Elle
peut retrouver comme objectif la fourniture d’une quantité
raisonnable de liquidité (et plus, comme aujourd’hui, une
hausse extrêmement rapide de la liquidité), le maintien de
la stabilité financière et la lutte contre les déséquilibres
financiers (excès d’endettement, bulles). Elle peut aussi
retrouver une efficacité dans l’action contracyclique
puisque, en fin de période de croissance, les taux d’intérêt
sont plus élevés et peuvent être plus fortement réduits.
Enfin, dans ce nouvel équilibre, la politique budgétaire
d’une part a une action contracyclique plus efficace
puisqu’elle est secondée dans ce rôle par la politique
monétaire ; d’autre part peut éviter une hausse constante
des taux d’endettement public.

Comment réaliser la transition


entre les deux équilibres ?
Le passage à ce nouvel équilibre permettrait donc
d’éviter l’appauvrissement des salariés, la taxation
excessive des épargnants par les taux d’intérêt très faibles,
l’instabilité financière.
Mais le passage de l’équilibre présent au nouvel équilibre
nécessite une correction à la hausse des salaires, une
inflation plus forte, et donc des taux d’intérêt plus élevés, si
on exclut la situation très improbable où les banques
centrales ne réagiraient pas à l’inflation. Nous avons évoqué
déjà dans le chapitre précédent le risque induit de crise de
la dette : les taux d’endettement très élevés observés
aujourd’hui sont compatibles avec des taux d’intérêt bas,
pas avec des taux d’intérêt plus élevés.
Existe-t-il alors un moyen de réaliser la transition entre
les deux équilibres qui ne déclenche pas une crise d’excès
d’endettement et de solvabilité ?

Une solution : la lenteur


Ce qui précède montre que deux perspectives sont
inacceptables.
D’une part, le maintien du statu quo. La poursuite de
l’équilibre présent conduirait à la permanence de l’austérité
salariale, à une instabilité financière accrue, à la taxation
permanente des épargnants. D’autre part, une hausse
rapide des taux d’intérêt, qui conduirait à une brutale
détérioration de la situation des emprunteurs et à des
pertes en capital insupportables pour les détenteurs
d’obligations.
Il reste alors la solution intermédiaire : une hausse lente
et progressive des taux d’intérêt, jusqu’à ce que la
transition vers le nouvel équilibre soit réalisée, mais
permettant de lisser dans le temps le coût de la hausse des
taux d’intérêt pour le rendre inoffensif. Cette hausse lente
des taux d’intérêt, pour être obtenue, impose d’abord que la
sortie de l’austérité salariale se fasse aussi
progressivement, pour éviter une hausse brutale des
salaires et de l’inflation.
Elle implique aussi que l’économie soit « tranquille »
pendant de nombreuses années. Supposons que la Banque
centrale européenne veuille faire passer son taux d’intérêt
directeur de 0 % aujourd’hui à 2,4 % en huit ans par palier
de 0,3 % par an : il faut que pendant huit ans l’économie de
la zone euro ne montre ni poussée d’inflation, qui oblige à
aller plus vite dans la hausse des taux d’intérêt, ni
récession, qui oblige à l’arrêter.
On voit aujourd’hui aux États-Unis que la Réserve
fédérale, qui avait amené son taux d’intérêt directeur de
0,5 à 2,5 %, a dû commencer à le baisser en raison du
ralentissement de la croissance. Il faut reconnaître que la
probabilité de disposer de huit années d’économie
« tranquille » est assez faible.

La question politique
Nous croyons fermement que l’austérité salariale,
commencée à la fin des années 1970, ne peut pas se
poursuivre. Aux États-Unis, les 40 % d’Américains au revenu
le plus faible n’ont bénéficié d’aucune hausse de leur niveau
de vie depuis 1990 ; au Japon et en Italie, les salaires réels
(le pouvoir d’achat du salaire individuel) ont stagné depuis
vingt ans ; en Espagne, ils ont légèrement reculé depuis la
crise de 2008 ; en France, les hausses de salaire n’ont pas
compensé les hausses des prix de l’énergie et de
l’immobilier, du coût du logement.
Dans une démocratie, un tel équilibre d’austérité
salariale ne peut pas durer éternellement.
Mais le passage brutal à une tout autre politique salariale
(certains candidats à l’élection présidentielle aux États-Unis,
ainsi, préconisent une hausse très forte du salaire minimum)
conduirait à la hausse brutale de l’inflation et des taux
d’intérêt et à la crise des dettes qu’il faut redouter.
Il serait beaucoup plus prudent pour les gouvernements
d’adopter la solution lente préconisée ci-dessus : une
correction progressive à la hausse des salaires, avec des
incitations fiscales poussant les entreprises à distribuer les
gains de productivité à leurs employés, rendant possible la
hausse progressive des taux d’intérêt.

Le retour de la politique
des revenus
Dans les années 1960 en France (avec la Conférence des
revenus organisée par Pierre Massé, puis avec les initiatives
prises par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, de
1969 à 1972) la politique des revenus, c’est-à-dire
l’organisation du partage des revenus entre salaires et
profits, fait l’objet d’un débat public et d’un volontarisme
politique important.
Aujourd’hui, dans les pays de l’OCDE, le partage des
revenus résulte exclusivement des fonctionnements du
marché du travail (pouvoir plus ou moins grand de
négociation des salariés) et du marché des biens et services
(concentration plus ou moins grande des entreprises).
Il serait bien plus efficace que les États de l’OCDE se
préoccupent à nouveau du partage des revenus, en mettant
en place des politiques qui conduisent à ce que les gains de
productivité soient distribués aux salariés : partage des
profits entre salaires et actionnaires, fiscalité pénalisant les
profits excessifs non investis.
TABLE

Introduction - Le rôle fondamental de l'austérité salariale

L'austérité salariale a façonné nos économies


Mais l'austérité salariale a façonné aussi la politique
La fin des politiques économiques « prudentes »
Les avantages et les inconvénients des taux d'intérêt durablement bas
Le débat sur les politiques budgétaires dans un contexte de taux
d'intérêt bas

L'austérité salariale peut-elle continuer, peut-elle survivre dans


des démocraties ? Est-elle une menace pour les démocraties ?
On aimerait sortir de cet équilibre, mais le coût de la sortie risque d'être
très élevé

Première partie - Le piège de l'austérité salariale

chapitre 1 - Le choix de l'austérité salariale

L'austérité salariale se met progressivement en place à la fin des années


1970
Les cas différents de la France et de l'Italie
Pourquoi le choix de l'austérité salariale ?
L'inflation vient du conflit pour la répartition des revenus
chapitre 2 - Des salaires qui restent bas
Des hausses de salaire anormalement faibles
La collusion des entreprises sur les marchés du travail
Désyndicalisation et structure des emplois

Une plus faible mobilité des salariés


Apparition d'entreprises « hyperproductives »
chapitre 3 - Équilibre ou piège ?

L'austérité salariale conduit à l'inflation faible, qui elle-même conduit


aux politiques monétaires expansionnistes
Les taux d'intérêt bas conduisent aux politiques budgétaires
expansionnistes

Les relations entre les trois austérités


Bien comprendre le rôle des taux d'intérêt et de l'inflation
Des effets redistributifs complexes
chapitre 4 - La « japonisation » des économies

Les caractéristiques du modèle japonais

La théorie monétaire moderne


Retour sur le Japon : quels sont les dangers du modèle japonais ?
Le pire problème avec le modèle japonais : l'excès d'épargne et de profits
des entreprises
Trop difficile de résister au modèle japonais
La bipolarisation des marchés du travail

L'épisode emblématique des Gilets jaunes


Le modèle japonais permet d'acheter la paix sociale
Une politique irréversible ?

Deuxième partie - Les conséquences de l'austérité salariale

chapitre 5 - Les méfaits de la concentration des entreprises


Le rôle des taux d'intérêt bas
Les méfaits de la concentration des entreprises
chapitre 6 - La disparition des cycles économiques

D'où venaient les récessions du passé ?


Les cycles ont-ils disparu aujourd'hui ?
Tout le monde est solvable
chapitre 7 - Les effets indésirables des taux d'intérêt bas

Les effets indésirables des taux d'intérêt bas


Quand l'inflation ne se redresse pas : le néofisherisme
La taxation des épargnants
La multiplication des « zombies »
Peut-on éviter les inconvénients des taux d'intérêt très bas ?

La disparition de la « discipline de marché »


Les taux d'intérêt bas freinent la croissance de long terme

Troisième partie - Comment sortir de l'austérité salariale ?

chapitre 8 - Un débat central

Première explication aux taux d'intérêt bas : les politiques monétaires


Deuxième explication des taux d'intérêt réels bas : une cause structurelle
durable
Le partage de l'épargne entre financement du capital privé
et financement du déficit public
Troisième explication : la théorie monétaire moderne, la dominance
fiscale
Quelle est la bonne explication des taux d'intérêt réels bas ?

chapitre 9 - D'où pourrait revenir l'inflation aujourd'hui ?


Un changement du fonctionnement du marché du travail
Déréglementation du marché du travail et emploi
Protectionnisme
Transition énergétique

chapitre 10 - L'austérité salariale en démocratie


Les populations devraient se révolter contre l'austérité salariale
Vers des choix différents avec des changements des majorités
politiques ?
Potentiellement, une crise catastrophique
Quelle forme prendrait une crise des dettes publiques ?
Les marchés du travail, seuls refuges du néolibéralisme ?
Rappelons le caractère particulier de la France et de l'Italie

chapitre 11 - Quelle est la fin de l'histoire ?


Les taux d'intérêt très bas permettent des taux d'endettement très
élevés
Les taux d'intérêt très bas ont des avantages
Mais il y aura une réaction politique et sociale contre l'austérité salariale
Risque-t-on une crise financière dramatique ?

De plus, il y a forte concurrence par les coûts entre les pays


Quelles sont alors les possibilités ?
Il y aura donc nécessairement conflit entre le mandat des banques
centrales et l'irréversibilité des taux d'intérêt très faibles
Même si les taux d'intérêt restent faibles, il peut y avoir crise

Conclusion - Peut-on échapper à une crise ?

Un équilibre aujourd'hui très particulier


Un autre équilibre plus efficace, plus attrayant
Comment réaliser la transition entre les deux équilibres ?
Une solution : la lenteur

La question politique
Le retour de la politique des revenus

Du même auteur chez Odile Jacob


Du même auteur
chez Odile Jacob

Discipliner la finance, 2019.


www.odilejacob.fr

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1. J. AZAR, I. MARINESCU, M. STEINBAUM (2019), « Labor market concentration »,
Working Paper no 24147, National Bureau of Economic Research (NBER).
2. A. KRUEGER, O. ASHENFELTER (2018), « Theory and evidence on employer
collusion in the franchise sector », Working Paper no 24831, NBER.
3. L. MELOSI, R. FACCINI (2019), « Bad jobs and low inflation », Discussion
Paper no 13628, Center for Economic Policy Research (CEPR).
4. M. KEHRIG, N. VINCENT (2018), « The micro-level anatomy of the labor share
decline », Working Paper no 25275, NBER.
1. D. AUTOR, D. DORN, L. KATZ, C. PATTERSON, J. VAN REENEN (2017),
« Concentrating on the fall of the labor share », Discussion Paper no 11810,
CEPR.
2. E. LIU, A. MIAN, A. SUFI (2019), « Low interest rates, market power, and
productivity growth », Working Paper no 25505, NBER.
3. Voir U. AKCIGIT, S. T. ATES (2019), « Ten facts on declining business
dynamism and lessons from endogenous growth theory », Discussion Paper
no 13668, CEPR.
1. M. URIBE (2019), « The neo-fisher effect : Econometric evidence from
empirical and optimizing models », Working Paper no 25089, NBER.
1. O. BLANCHARD (2019), « Public debt and low interest rates », Working Paper
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2. C. BORIO, P. DISYATAT, P. RUNGCHAROENKITKUL (2019), « What anchors for the
natural rate of interest », Working Paper no 777, Bank for International
Settlements (BIS).

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