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L’esprit libre
L’EXTRÊME CENTRE OU LE POISON FRANÇAIS
L’extrême centre
ou le poison français
1789-2019
CHAMP VALLON
© 2019, Éditions Champ Vallon 01350 Ceyzérieu
ISBN 979-10-267-0675-5
Comme tous les livres écrits et à écrire, ces pages sont dédiés à mes trois enfants, Marie-Lou,
Balthazar et Simon.
Ils me tiennent droit. En les regardant, je vois le socle de ma conscience politique, ma raison de
résister. Elle et Ils incarnent l’optimisme du futur.
À Jipé Haut qui se reconnaîtra…
À Sabine, Guillaume et Virginie dont l’intégrité et les longues discussions sous le soleil écrasant de
Corse, durant l’été 2017, au moment du macronisme héroïque, lorsque seul l’astre du ciel était
jaune… m’ont poussé à écrire cet essai.
À Patrick Beaune, directeur des Éditions Champ Vallon, sans qui le paysage éditorial de l’histoire
moderne et contemporaine serait plus triste et moins foisonnnant. À sa ténacité, à ses relectures, à
son audace, à son courage.
À Nobutaka Miura, inlassable défenseur des idées et des pratiques démocratiques, infatigable
passeur de concepts entre Tokyo et Paris et inépuisable constructeur de l’amitié franco-japonaise,
Sans l’œuvre de Zeev Sternhell, découverte grâce à mon frère aîné Joémile, qui m’offrit lorsque
j’étais en classe de première, à 16 ans, en 1980, La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines
françaises du fascisme (paru en 1978), mon parcours intellectuel aurait été différent. Que le
professeur de l’Université de Jérusalem, amant de la démocratie et amoureux de la France des droits
de l’homme, trouve dans les pages qui suivent l’expression de ma reconnaissance profonde et
admirative.
À Eduardo Carrasco, chanteur et compositeur de Quilapayun, le premier par lequel j’ai compris
que toute dictature se combattait par la culture, à Tulle en 1974, en le découvrant, enfant émerveillé.
À notre rencontre, grâce à Simon et Maurizio, quarante-cinq ans après, en 2019, place de la
Sorbonne.
À Émile et Rirette Serna enfin, qui m’ont appris, lors d’interminables voyages en Peugeot 404,
modèle familial, les chansons de résistance espagnole de Paco Ibanez.
INTRODUCTION
En marche ?
« Un pas de recul donne à voir le monde différemment »
Vieux proverbe chinois.
Capicciole, Orléans, Nice, salle d’attentes infinies gare d’Austerlitz, Paris, Institut
d’histoire de la Révolution française. Été 2017-Hiver 2019.
1 Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique, Entretiens et dialogues, Paris, Seuil, 2017.
2 Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO Pocket, 2017.
1:
L’étrange victoire…
La France s’use depuis deux cents ans, à intervalle régulier, non de cet
affrontement droite gauche, mais de la surpuissance de son extrême centre,
difficilement visible. Les pages qui suivent servent à expliquer pourquoi.
Ainsi et de façon mécanique, ce centre exclusif, dans les crises historiques
qu’a traversées le pays depuis deux cent trente ans, est toujours parvenu à
accaparer le pouvoir qui compte, celui de l’exécution des lois, celui de
l’application de la norme, le pouvoir exécutif. Ce centre n’est pas celui de
l’espace des parlementaires, mais celui du pouvoir administrant, celui du
gouvernement et des affaires de l’État, celui où se prennent les décisions, où
sont actionnées les courroies de transmission du pouvoir, des ministères au
département, de l’Élysée aux armées, du ministère de l’Intérieur à toutes les
polices, du Palais à tous les relais du pouvoir régalien. Ce centre est animé
par une élite française qui n’a pas besoin d’idéologie pour influencer et
faire vivre le pays. Lors de chaque crise, un homme, un groupe se détache,
qui porte trois caractéristiques qui sont le socle de cette tentative de
démonstration et la clé de lecture de la situation que nous vivons
actuellement, comme la déformation d’une forme de personnalisme
nouveau du pouvoir républicain, après d’autres figures, Robespierre,
Bonaparte, Louis Napoléon, de Gaulle prenant aujourd’hui la forme si
difficile à décrypter du macronisme.
Cet extrême centre, difficilement repérable, parce que toujours réactif à
une droite et une gauche qui doivent énoncer leur identité, là où il a besoin
de très peu de justifications, de principes, bénéficie par là même d’une
mobilité, d’une souplesse et d’une adaptabilité avantageuses, figures d’une
modernité révolutionnaire et portées par une capacité de transformation en
fonction de la situation nationale et diplomatique de la France.
Cet extrême centre ne peut exister que dans un régime parlementaire,
c’est-à-dire dans un régime qui valide l’existence d’un pouvoir exécutif
dans sa légalité, à la condition de le contrôler. Lors d’une crise, ce pouvoir,
qui devrait se contenter de n’appliquer que la loi, profite de ses prérogatives
pour tenter de se substituer à la légitimité du pouvoir législatif dont il tient
l’existence. Cette tension est ravivée ou apparaît lors d’un malaise exprimé
par les citoyens, traduit par les formes multipolaires d’un populisme se
réduisant en fin de compte aux « tous pourris, tous complices, tous
cumulards ». Le moment de crise discrédite lourdement les élus de la
nation, pour mieux faire valoir les hommes qui agissent pour le bien public
dans la sphère du pouvoir exécutif. Ceux-ci ont alors intérêt à se présenter
sous la bannière de l’apolitisme, seulement soucieux de faire gagner la
France là où les joutes stériles droite / gauche l’enfoncent dans un
passéisme rétrograde.
À chaque moment où la matrice parlementaire subit de façon répétitive et
différente une crise de confiance, renaissent des figures de cet extrême
centre, toutes particulières, toutes reproposant des solutions approchantes,
le coup de balai, le renforcement du bras armé du pouvoir, le
rassemblement autour de la figure providentielle et le dépassement des
clivages politiques. Ainsi en 1793, en 1799, en 1815, en 1851, en 1886, en
1958, puis en 2017.
Certains pourraient avoir l’impression que la situation était moins grave en
2017… peut-être ; l’avenir le dira. Et l’actualité de 2019, à la veille des
élections européennes dont ne peut tenir compte cet essai, face à la grave
crise que traverse le pays avec la colère des « gilets jaunes », a déjà changé
la donne par rapport à 2017. L’importance des enjeux s’impose à tous dans
un monde bouleversé de toutes parts, au point que le président Macron
doive sérieusement ou de façon provocante, en attendant révélatrice,
expliquer pourquoi il ne finira pas comme Louis XVI… Pirouette dont il a
le secret ou surgissement d’une angoisse plus profonde, sur la fragilité de sa
légitimité après une élection où la majorité des votants n’a pas tant voté
pour lui que pour faire barrage à l’extrême droite ? 1789-1793-2019, quels
rapports ?
Pour l’historien qui tente de comprendre les structures profondes de la
République, les ressorts sont bien là qui font série dans le temps long et
construisent la validité du raisonnement historique, celui de la science des
probables et des suites continues, en fonction d’une matrice inchangée,
celle de la démocratie représentative. En France, de façon désespérément
lancinante, en une répétition souvent triste, dangereuse parfois, mortifère
plus rarement, l’histoire a montré comment les sauveurs se transforment en
apprentis dictateurs ou chefs d’État liberticides, empiétant presque toujours
sur les prérogatives strictes du pouvoir législatif. Tant que la France ne sera
pas sortie de cette culture du pouvoir exécutif et ne sera pas parvenue à
l’âge du parlementarisme apaisé, celui du dissensus intégré comme voie
démocratique du règlement de conflit, sel de la République, le danger de
l’extrême centre planera ainsi que celui des autres extrêmes qu’il fortifie,
comme miroir déformant de sa réalité.
Ne désespérons pas du futur. Des forces démocratiques peuvent se
ressaisir, la gauche de transformation sociale et de défense démocratique
peut se réinventer, une droite républicaine peut renaître, un nouveau
civisme peut refonder un programme de redistribution des richesses, de
partage des décisions, de remise en valeur des biens communs et de la vie
politique locale, de remise au centre des plus démunis, pour reconstruire
une société plus solidaire, une République sociale avant une République
libérale.
Ce livre n’est pas un ouvrage de circonstances. Il est né d’une réflexion
sur l’œuvre poursuivie de Zeev Sternhell, de 1978 à 2019, de La Droite
révolutionnaire jusqu’à l’évocateur L’Histoire refoulée. La Rocque, les
Croix de feu et le fascisme français5.. Depuis quarante ans, l’historien
israélien soutient avec force arguments, malgré les polémiques autour de
ses ouvrages, qu’il aurait existé non pas trois, mais quatre droites dans
l’histoire de France structurée après 1815. Il revenait à René Rémond
d’avoir fondé ce classement en trois branches, éclairant cette famille de la
droite si importante dans la vie politique française. Une droite légitimiste,
nostalgique de l’Ancien régime, catholique traditionaliste, royaliste,
provinciale et fidèle aux Bourbons. Une autre droite composée par les
Orléanistes. Modernes, ils prônent une société fondée sur la liberté
individuelle et les règles du marché libéral, la structure politique étant
assurée par une monarchie constitutionnelle. Une troisième droite attirant
les anciens fidèles de l’empereur, nostalgique d’une France martiale et
glorieuse de ses succès. Cette droite se fonderait sur le socle rural d’une
France attachée aux acquis de la Révolution, à la recherche d’un chef,
capable d’incarner le pouvoir exécutif et d’assurer la sécurité à tous les
Français6.. Avec force intelligence et une belle insolence, Zeev Sternhell
allait déstabiliser ce bel ouvrage remettant en cause fortement cette
tripartition, proposant et découvrant une quatrième famille : la droite
révolutionnaire. Frondeuse, ouvrière et petite-bourgeoise à la fois, populaire
et populiste, anticapitaliste, antiétrangère, antisémite, violente, outrancière,
prête à renverser le pouvoir. Urbaine, cette droite-là remettait en cause les
frontières établies des groupes définis par René Rémond. Rurale, elle était
brutalement aintiétatiste. Une vive polémique commençait, qui dure encore
et a pris un autre tour au fur et à mesure que les enquêtes du professeur
israélien ont éclairé en amont les origines des antilumières, et en aval les
conséquences européennes du fascisme qui serait né en France. Il faut
rendre hommage à l’intégrité du professeur René Rémond, qui quelques
semaines avant son décès reconnut la validité de l’hypothèse des recherches
de Zeev Sternhell. Désormais le débat, toujours autour des travaux
roboratifs du professeur de Jérusalem, porte sur l’autre question brûlante du
lien entre la droite révolutionnaire française et le fascisme italien, autre
crime de lèse-francité toujours en question7.. La droite révolutionnaire,
oxymore performatif, allait germer en moi et vingt-cinq ans plus tard allait
m’aider à penser et définir le concept de l’extrême centre.
S’appuyant sur ces acquis, et fort de cette audace, je partis sur les chemins
d’une autre histoire dérangeante au début du XXIe siècle attiré par un article
d’Alphonse Aulard, premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution
française en Sorbonne en 1886, écœuré par les jeux politicards de la
Troisième République essoufflée après la Première Guerre mondiale, et
demandant à un historien du futur d’écrire l’histoire des girouettes. Voilà
presque quinze ans, j’écrivis cette histoire des tourne-veste, naissant avec
notre modernité politique entre 1789 et 18158.. Au gré des bourrasques et
des changements politiques, tout un personnel politique avait survécu selon
le mot de Sieyès qui s’y connaissait bien et avait accumulé, malgré vents et
marées, postes, fonctions, médailles et positions de commandement dans
l’appareil d’État français, républicain, impérial ou royal. Plutôt que de poser
un jugement moral sur ces revirements intéressés, je me suis intéressé au
système de fonctionnement de la politique et des institutions françaises qui
permettaient à une élite de toujours garder et conserver le pouvoir, voire de
s’y accrocher quels que soient les changements de régime ou de cap
politique. J’en suis venu à délimiter des éléments récurrents de ces postures
changeantes, l’entre-soi de la justification et des discours modérés qui
cachent de subites et violentes volte-face, la recherche systématique des
places dans la machine du pouvoir exécutif et son bras armé. Le concept est
apparu progressivement.
La notion d’extrême en politique renvoie aux idées et aux pratiques
radicales de la gauche ou de la droite outrancières, là où s’expriment les
conceptions les plus tranchées d’un point de vue conservateur ou
révolutionnaire. Caractérisés par leur intransigeance, ces extrêmes sont
soutenus par des minorités, toujours à la marge du jeu normal des
institutions régulées qu’elles rejetteraient, parce que incapables, au nom de
leur pureté idéologique, de s’intégrer au jeu raisonnable de la succession
des majorités, acceptant le compromis comme forme de la vie politique.
Ces groupuscules extrémistes peuvent grandir selon la conjoncture,
profitant le plus souvent, soit de crises extérieures aux régimes en place et
incapables de répondre aux mutations imposées par de nouvelles données
économiques, par exemple une mondialisation en cours, soit répondant à
des dysfonctionnements internes aux institutions, le plus souvent une série
de scandales ou affaires d’État révélant les pratiques hors-la-loi des élites.
Alors est dénoncée la corruption de régimes essoufflés ou instrumentalisés
par des groupes dominants, se reproduisant, bloquant tout ascenseur social
et ayant perdu toute éthique du bien commun. Un discours commence dès
lors à se structurer, exclusif, englobant l’ensemble de la classe au sommet
de l’État, dans un « tous pourris » que les forces radicales appellent à
balayer dans un grand soir ou un petit matin aux conséquences radicales,
assumant d’autant plus leur posture à l’extrémité de l’échiquier qu’elles ne
veulent surtout pas être confondues avec les partis traditionnels,
Ainsi, en période d’instabilité micro-locale ou macro-mondiale, lorsque
les systèmes anciens ne parviennent plus à s’imposer auprès des
populations, exaspérées par l’incapacité des pouvoirs législatifs ou exécutifs
à leur apporter des solutions concrètes pour l’amélioration de leurs
conditions de vie, des figures dites extrémistes peuvent proposer des
solutions alternatives qui les ramènent au premier plan, loin de la périphérie
où elles se trouvaient confinées, dans une forme de marginalité en France, à
partir de 1975, puis agravée dans les années 1990-2000. Une crise profonde
et durable survenant, ces extrêmes reviennent au centre du jeu politique de
la cité, au grand dam des meneurs raisonnables qui les dépeignent alors
invariablement sous les traits du populisme démagogique ou du
démagogisme populaire, que l’on essaie de confondre pour persuader
l’opinion que les extrêmes se touchent. Les déclassés de la veille se
retrouvent, grâce à un capital d’intégrité que leur isolement préservait, sous
les feux de l’actualité, occupant tout à coup l’espace médiatique qui leur
était jusque-là refusé9..
Commencent alors des périodes d’intensification du débat politique,
caractéristiques des temps de bouleversement de régimes où les conflits
d’idées et de personnes induisent des clivages et des formes plus agressives
de la confrontation politique, les deux extrêmes se trouvant directement
opposés et les partis traditionnels tentant de reconquérir l’espace d’opinion
publique en durcissant à leur tour leur rhétorique, quitte à venir piocher
dans le programme de leurs gauche ou droite radicales.
Ensuite, lorsque le moment d’émergence de ces radicaux est passé, une
fois la déliquescence de l’ancien système actée, la gestion de la durée
devient l’authentique épreuve de vérité pour ces « extrémistes », placés à
leur tour dans la machinerie politique et forts de leurs premiers mandats
électoraux, devant apprendre le pragmatisme de la politique locale,
nationale ou européenne avec ses arrangements, voire ses combinaisons10..
À mesure que la perspective du pouvoir se précise pour ses forces
extrémistes (qu’elles assument ce terme ou tentent de s’en dépêtrer,
comprenant sa dimension stigmatisante), leurs opposants, ceux qui
défendent la « raisonnabilité » du système, se trouvent en face d’un défi
nouveau. Se réformer de l’intérieur et se régénérer pour exclure ceux qui
constituent objectivement des brebis galeuses par lequel le scandale a
explosé, ou se réinventer sous une forme nouvelle qui aurait l’avantage de
l’originalité tout en conservant autour de soi les nouveaux convertis à cette
refondation inédite de la politique.
Durant ces mêmes périodes de bouleversements, de mutations et de
reconfigurations des forces politiques, les tenants du pouvoir exécutif ou
législatif ne demeurent pas inactifs. À la recherche d’une légitimité perdue
ou à reconquérir, ils stigmatisent à leur tour les forces centrifuges qui
déchirent, de part et d’autre, la toile de la politique. Ces moments se
caractérisent par une réprobation commune des attitudes jugées outrancières
et volontairement confondues dans le même discrédit. Il en va ainsi des
royalistes ou démocrates, durant la Révolution, royalistes ou anarchistes
sous le Directoire, gauchistes ou frontistes, bruns ou rouges, aujourd’hui,
tous se vaudraient, en dansant sur le volcan, dont ils espèrent l’explosion, là
où « les honnêtes gens », plus ternes mais plus responsables, tout empreints
de la chose publique, œuvreraient à la conservation d’un système cherchant
toujours la paix salvatrice plutôt que l’affrontement destructeur.
Il n’est pas rare durant ces périodes de fragilité des institutions que la
police, largement sollicitée, aide alors à découvrir fort opportunément les
complots préparés par ces extrémistes. Ces derniers font le jeu, dit-on de
menaces extérieures au pays et sont présentés sous le visage de terroristes.
Du militant radical au potentiel criminel attaquant les intérêts de l’État, le
glissement s’opère, comme l’affaire des prétendus terroristes de Corrèze l’a
démontré récemment11.. Il n’est surtout pas rare dans ces moments que la
police, surmenée par la menace une attaque extérieure et débordée par les
manifestations de citoyens en colère contre un système qui les réduit à des
dominés, exclus de toute décision, multiplie les bavures et mette en place
une violence d’État hors de proportion avec les registres fermes mais
pacifiques des manifestants. Les médias, selon leur intérêt, leur intégrité et
leur professionnalisme, peuvent alors soit souffler sur les braises, la
dramatisation demeurant un argument de poids vendeur, soit jouer le jeu
d’un pouvoir inquiet d’assister à la montée d’une colère qui se traduit par le
rejet des institutions classiques, ou enfin prendre parti, fait et cause pour les
populations d’invisibles soudainement occupant l’espace de protestation
public. Dans tous les cas, il est quasi impossible pour ces moteurs
d’information de demeurer dans la neutralité.
Les mouvements radicaux retirent sur le moment ou en tireront dans
l’Histoire une légitimité intellectuelle inespérée et, le plus souvent, une
motivation supplémentaire pour eux et leurs successeurs. Il n’est pas rare
dans ces périodes que ces forces radicales multiplient les écrits, les
explications, les moyens de diffusion de leurs idées pour les rendre
compréhensibles, accessibles mais surtout pour se défaire de la gangue de
dangerosité extrémiste que les forces politiques en place tentent de leur
accoler pour détourner le plus grand nombre de choisir « l’aventure
politique et le risque de l’inconnu », plutôt que la sagesse du choix
raisonnable et habituel. « Moi ou le chaos » c’est la genèse de l’extrême
centre, et sa parole fondatrice.
Trois éléments structurent cette partie longtemps restée invisible de
l’iceberg politique, l’extrême centre, dont le bout dépassant donnait
l’impression à la gauche et à la droite de dominer tout l’espace, sans voir la
partie cachée de sa réalité et de sa puissance agissante.
Quels sont ces trois éléments qui définissent l’extrême centre sous lequel
nous vivons aujourd’hui depuis 2017, après d’autres expériences
précédentes mais jamais nommées ainsi.
La modération est un élément structurel de ce centre. Face aux querelles,
aux exagérations de langage, aux embardées rhétoriques qui doivent
permettre de localiser chacun de part et d’autre de l’échiquier politique, le
centre oppose calme, tempérance, sérénité et modération. Médiatiquement,
le visage du quadra impeccable sous tous rapports. C’est sa marque de
crédibilité extérieure. Se distinguer par le sang froid, le choix des mots qui
refusent la surenchère du jeu politique ou des joutes stériles dans les
assemblées politiques. L’austère économie de la parole, stoïque, prévaut. La
République du centre se veut laconique12.. Le style écrit et oral de celui qui
prétend être au centre se doit d’être un juste milieu de la langue française
qui ne manque pas d’artifices à la disposition de celui qui veut démontrer sa
pondération, sa tranquille intelligence, résistant à toute forme de
provocation. Il doit démontrer son calme dans la tempête. Sur son Olympe,
là où il se trouve, nul ne peut aller le chercher.
En retour cette posture de sagesse permet de dénoncer régulièrement ceux
qui sont repoussés aux limites de l’échiquier comme les pousse-à-bout, les
va-t-en-guerre de la politique, forcément démagogiques, ou obligatoirement
aigris, ceux qui n’ont que la radicalité outrancière à opposer au calme
raisonnement de ceux qui ne se laissent pas emporter par les gesticulations
populistes.
Le girouettisme est le deuxième pilier fondateur de ce centre. Dans le
sauve qui peut de la crise politique et de ses pratiques dénoncées, l’extrême
centre, profitant de la conjoncture pour se structurer, doit attirer, débaucher,
accueillir, réunir, réconcilier, proposer un nouvel espace aux nouveaux
convertis. Il s’agit de récupérer les acteurs déçus de la politique de la veille
et prêts à lâcher leurs anciens navires pour soit se réinventer une virginité
politique, soit se donner la possibilité d’un nouveau plan de carrière. Le
débauchage massif des anciennes forces politiques se fait au nom des
intérêts supérieurs de la nation, cela va sans dire, au nom d’une révélation
sur le chemin de Damas politique, sincère ou non. Les nouveaux venus
avouent leur insatisfaction, mais excusable par la personnalité du chef que
l’on rejoint et dont le charisme suffit à exonérer de la tromperie assumée.
On ne trahit pas, on découvre un nouvel homme qui a dessillé les yeux de
ceux qui l’attendaient sans le savoir. Évidemment ce girouettisme
chronique, de génération en génération, n’a point de peine à se légitimer
dans un monde frappé par la plasticité de la modernité : il n’y a que les
idiots qui ne changent pas d’avis. « Les idiologues » si le néologisme est
permis. Ceux qui ne comprennent rien au monde tel qu’il va dans sa
globalisation mercantile, ceux qui restent vissés, rouillés, verrouillés à une «
idiologie » rigide, ringarde désormais, inadaptée au réel, de droite ou de
gauche, c’est la même chose, ridiculisée, au nom de la valeur reine de cet
extrême centre jeuniste : le pragmatisme.
En effet tout l’enjeu de la légitimation de ses retournements de veste, qu’il
s’agit évidemment de nier, en prétextant que ce n’est pas la girouette qui a
tourné mais le vent, selon le bon mot d’Edgar Faure, expert en la matière,
consiste à mettre en avant la fameuse intelligence situationnelle, signe de
dynamisme de réactivité et de radicale nouveauté. Changer d’avis devient
un signe d’adaptabilité, de flexibilité, termes si prisés dans l’entreprise
performante censée devenir le modèle de la startup France.
Là se trouve l’art du machiavélisme rénové du macronisme actuel et
dominant dans les plus hautes sphères de l’État.
On saisit bien avec ces postures mouvantes un des principes fondateurs de
la politique moderne tels que l’auteur du Prince, Machiavel, l’a exprimé de
façon subtile pour toute la civilisation occidentale qui va suivre le XVIe
siècle italien. La politique est un calcul raisonné et permanent entre les
moyens et les finalités, sachant que les moyens peuvent être plus ou moins
avouables et plus ou moins licites en fonction de la finalité à obtenir. C’est
un constat que ne manquent jamais d’utiliser ceux qui sont pris en flagrant
délit de girouettisme éhonté, arguant toujours du fait de changer de stratégie
sans changer de moralité, changer de posture sans varier d’idéal, changer de
tactique sans changer de valeurs éthiques… Encore faut-il observer les
conditions historiques de ces retournements, les conditions dans lesquelles
ils s’opèrent et les finalités réelles qu’ils servent. Le plus souvent, les
stratégies de reclassement personnelles, les choix individuels d’espoir de
promotion, le choix égoïste de quitter un navire qui coule pour se placer
auprès du nouveau prince, prédominent et finissent par devenir des moyens
qui sont des fins en soi. Les crises politiques de 1795, 1799, 1814, 1815,
1851, 1940, 1958 et de 2017 le démontrent. Les ambitions personnelles, les
dynamiques collectives et moins culpabilisantes s’entrelacent de façon
complexe pour la conquête du pouvoir le plus fort, le plus fascinant, le plus
prestigieux, le plus dangereux : le pouvoir exécutif, tenu d’une main de fer
dans le gant de velours de la modération
Voilà le troisième point qui permet d’écrire sans hésiter pourquoi ce centre
est extrême : il se concentre sur le pouvoir exécutif. Il est action, il est agir,
il est verbe performatif, il est l’exécution de la loi par le contrôle de la
violence d’État, il est le contrôle de l’armée, de la police, de la gendarmerie.
Il incarne la puissance sur toutes les forces régaliennes, dans la garantie
républicaine de son action, quitte à négliger les forces démocratiques. Ce
pouvoir presque sans partage s’exprime d’autant plus que le pouvoir
législatif est muselé, contrôlé, au service du prince providentiel que la crise
a mené au centre, au-dessus des partis, ni à droite ni à gauche, dans un
ailleurs qui le protège des éclaboussures de la confrontation des idées et des
compromis… et à l’occasion, révélant son vrai visage, une fois bien
installé, et usant de son pouvoir plus ou moins limité, mais renforcé
désormais par le désarmement de toute opposition structurée hors du
pouvoir exécutif. La rigueur du commandement, la fermeté césarienne ou la
volonté jupitérienne peuvent alors s’exprimer ouvertement. Un ordre
nouveau s’impose, remplaçant un système ancien essoufflé. Celui de la
République En Marche (REM), portant une Révolution. Mais laquelle ?
Sans démocratie, sans action populaire repérable. Ne serait-ce pas cette
révolution passive, cette révolution subie dont parlait déjà Vincenzo Cuoco
en 1801, revenant sur l’échec cuisant de la Révolution napolitaine, faite
sans le peuple, en 1799, et virant au fiasco tragique d’une réaction
sanglante.
C’est sans compter sur la capacité contestatrice de Français qui ne
manquent pas de se réunir de façon étonnante, parfois déconcertante,
chaque samedi, inventant quand même, n’en déplaise aux puissants du jour,
une nouvelle sociabilité, une nouvelle politisation.
Cette précision apportée, le point doit être fait afin d’éclairer l’hypothèse
de l’enquête historique qui va suivre comme élément de compréhension du
présent politique en ce début de XXIe siècle.
Les prolégomènes de la réflexion posés, le voyage dans l’histoire de la
Révolution française comme matrice de toute la vie politique hexagonale,
jusqu’en 1815, puis de la Restauration jusqu’au printemps 2019, peut
commencer, pour comprendre et penser cet étrange, invisible et régulier
retour de l’extrême centre, depuis deux cent trente ans, empoisonnant la vie
démocratique de la France.
3 Denis Crouzet, Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de religion. Réflexions de deux
historiens sur notre temps, Paris, Puf, 2015.
4 Jacques Marseille, Du bon usage de la guerre civile en France, Paris Perrin, 2006, et Michel
Winock, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Seuil, 2009.
5 Ouvrage collectif paru aux éditions du Cerf, Paris, 2019.
6 Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les Républicains français face au
bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
2010.
7 Cf. Serge Berstein, Michel Winock (dir.), introduction de Jean-Noël Jeanneney, Fascisme
français ? La controverse, Paris, Éditions du CNRS, 2014.
8 Pierre Serna, La République des girouettes. 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la
France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
9 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. Dynamique des Mobilisations multisectorielles,
Paris, Presses de la Fondation des Sciences politiques, 1986.
10 Cf. Roger Dupuy, La Politique du Peuple. Racines, permanences, et ambiguïtés du populisme,
Paris, Albin Michel, 2002 ; notamment les remarques fort intéressantes du populisme originel,
différent du populisme instrumentalisé, p. 183-190. Par exemple les déboires judicaires de l’ex-Front
national avec le Parlement européen.
11 La Dépêche. Corrèze. À Tarnac, le village des « terroristes » https
://www.ladepeche.fr/article/2008/12/07/504729-correze-a-tarnac-le-village-desterroristes.html, et Le
Monde, https ://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/01/10/la-justice-ecarte-definitivement-la-
qualification-terroriste-dans-l-affaire-de-tarnac_5060419_1653578.html, 10 janvier 2017.
12 Les longs monologues des heures durant du président Macron lors de ses mises en scène dans le
Grand débat national montre l’écart désormais entre le projet et le réel de la parole inflationniste du
Président.
2:
De l’Ancien Régime à la naissance de la République
:
Traces archéologiques de l’extrême centre ?
Somme toute, les historiens du fait religieux au XVIe siècle et ceux des
mutations politico-sociales de la Renaissance se posent des questions que
ne renierait pas celui qui s’intéresse à l’histoire politique de la Révolution,
ou des événements politiques des années 2017-2019.
Le XVIe siècle, avec sa Réforme religieuse, constitue une authentique
révolution des cadres spirituels. Il livre en héritage deux encombrants
personnages, l’apostat et le traître, figures modernes du Judas, au cœur des
violences des guerres de religion et de la naissance tragique de l’État
moderne14.. Le fanatisme religieux qui s’empare de la France à partir de
1550, les violences civiles qui s’ensuivent, avec leurs cortèges de
massacres, de pillages, où Catholiques et Protestants s’ingénient à rivaliser
de cruauté, ont traumatisé pour de longs siècles la société française,
longtemps divisée sur la question religieuse, fort sensible encore en 1789,
dans un pays qui se transmet sa mémoire de façon orale. En ce temps-là, en
mêlant religion et pouvoir séculier, les choix peuvent devenir mortels, les
trahisons de même15..
Les hommes des pouvoirs civils comprennent qu’il leur faut inventer une
sphère de pacification des mœurs et détacher les affaires de l’Église des
préoccupations des laïcs. Autour de Henri IV, des officiers dotés d’un sens
politique réellement supérieur observent une société bouleversée, entre
rigueur ecclésiastique mais sectaire et intérêt personnel souvent immoral,
favorisant une ascension sociale usurpée par tous ceux,
« qui n’avoyent rien,
qui par la guerre ont force bien ».
Cette anarchie provoquée par les haines religieuses et les désordres civils
menace l’Europe entière. En France, Henri IV et son entourage opèrent une
mutation historique. Les officiers du roi tournent le dos aux questions
dogmatiques, aux discussions théologiques et trouvent dans la refonte du
droit et le service du royaume une alternative politique à la violence et au
fanatisme. La période 1589-1610 voit l’émergence des professionnels du
texte juridique, tel Michel de L’Hospital, qui inspirent les formes de
légitimation de la position arbitrale de l’État et de sa raison, afin de
proposer une fin honorable aux conflits de la société civile et religieuse. Ces
hommes de loi, au risque de passer à leur tour pour des transfuges qui
seraient devenus indifférents à la cause de leur propre religion, mettent le
service de l’État au-dessus de leur foi et des convictions particulières de
leurs contemporains.
Au-dessus de la mêlée partisane, ils créent les conditions d’un ordre fondé
sur la garantie de sécurité offerte à tous, dans un espace public apaisé, tout
en protégeant la liberté de conscience de chacun dans l’intimité de sa vie
privée. Les guerres civiles poussent ces hommes à théoriser la
reconnaissance légale d’un État nouveau, capable de fédérer ses sujets
autour d’un projet de société et d’organisation d’un ordre public par le
renforcement des prérogatives royales, tout en protégeant les particuliers
dans leurs différences. À côté de ces hommes sages, juristes aspirant à la
paix civile par la conduite d’une politique de conciliation et de pacification,
se retrouvent les militaires, à l’honneur déjà fort chatouilleux, sans doute,
mais néanmoins compatible avec une sensibilité très marquée aux
arguments sonnants et trébuchants qui les pousse à monnayer largement
leur ralliement. Enfin, les poètes, spontanément flatteurs dans l’attente
d’une faveur, ou professionnellement engagés par le prince pour chanter les
louanges des traités comme autant de chefs-d’œuvre de pacification de la
société civile, ne manquent pas de proliférer autour du monarque, pour
inventer un premier espace médiatique où il est bon de faire entendre parler
de soi.
Ainsi, dès le début du règne de Henri IV et après l’édit de Nantes en 1598,
se forme le triptyque : juriste, noble militaire et littérateur, déjà en ordre de
marche dans la genèse de l’État monarchique, et d’autres États…. Chacun
de ces trois personnages a bien compris ses intérêts et joue d’autant mieux
la carte de la sortie du conflit qu’elle s’accompagne d’une conquête des
nouvelles places offertes par la fondation de l’administration royale. Tous
recherchent les justes « salaires de la paix » et des positions de choix dans
une société nouvelle, aguerrie et avertie par de douloureuses expériences.
Ce sont là des pratiques, des attitudes et des raisonnements qui ne sont pas
totalement inconnus au début du XXIe siècle.
Il ne s’agit pas d’établir une comparaison réductrice entre ces juristes
lettrés du XVIe siècle qui peuplent les cabinets des serviteurs du roi et les
fonctionnaires issus de la Révolution qui vont œuvrer dans l’administration
du nouveau régime, les uns et les autres soucieux de préserver leur
intégration dans l’appareil d’État naissant, monarchique ou républicain.
Sans même évoquer aujourd’hui la course aux bons postes dans la
refondation politique qui a suivi les élections du printemps 2017. L’échec
est au bout du système, parce qu’il ne parvient pas à désarmer les fanatiques
qui finissent par organiser un attentat meurtrier contre le souverain Henri
IV. Lui-même ne fut pas le roi mythique reconstruit par toute une
hagiographie française à la recherche avide d’hommes exceptionnels. Il fut,
comme le montrent les plus récents travaux, l’authentique fondateur de la
monarchie absolue par la construction d’un pouvoir sans partage et fondé
sur l’asservissement sans conditions des grands du royaume contre de bien
réelles compensations. Henri IV fort de son pouvoir fait désormais taire le
parlement de Paris, seule source d’opposition à son pouvoir. L’État se fonde
déjà sur la servilité de ses élites ou leur vénalité, ou leur versatilité, mauvais
signe de l’entrée dans un monde désormais pensé au travers des œuvres de
Machiavel, contemporain de cette grande crise de la modernité politique et
de l’apparition du prince, comme figure providentielle de sortie des
tempêtes de la modernité16..
Le jour de vérité est arrivé… Tout est plus simple après le 18 Brumaire et
le coup d’État… Désormais ce centre extrême peut s’appuyer sur un
pouvoir ferme, fût-il arbitraire, pour ne pas dire autoritaire et bientôt
dictatorial. Dorénavant, le pays peut compter sur un chef au sommet de
l’État, en la personne du Premier Consul. Il réunit les Français, veut-on
faire croire, à longueur de colonnes de journaux. Sa politique porte un nom,
« le parti de la France », et se réclame d’une Constitution, celle de l’an VIII,
affirmant clairement la vassalisation du pouvoir législatif par rapport au
pouvoir exécutif, censé désormais mener les affaires de l’État.
Dans ce pays qui avait connu des scènes autrement plus sanglantes, ce
coup d’État du 19 brumaire – car c’est ce jour-là qu’eut lieu le coup d’État
et non le 18 brumaire comme le coup de génie de Fouché le fait croire à
toute la postérité – présente un visage étrangement tranquille. Le seul à
avoir reçu quelques bourrades, voire coups de pied aux fesses, en ce 19
brumaire (10 novembre 1799), s’appelle Napoléon Bonaparte, vertement
rabroué par les députés démocrates, ne supportant pas l’intrusion des
militaires dans l’Assemblée des représentants de la nation. La journée,
malgré la propagande officielle qui fabrique de toutes pièces le mensonge
d’une tentative d’homicide sur le général, en inventant la légende des
poignards qu’auraient brandis deux députés, dont un corse et démocrate,
présente un aspect autrement moins dramatique que les journées
révolutionnaires précédentes. Aussi ne manque-t-elle pas de stimuler
l’ardeur des auteurs de pièces légères.
Dès le 23 brumaire, au théâtre du Vaudeville, on joue avec un franc succès
une pièce intitulée La Girouette de Saint-Cloud93.. Le personnage principal
se nomme, comme il se doit, Tourniquet, traiteur de son état, dont
l’enseigne se trouve près du pont de Saint-Cloud. Le restaurateur, inquiet du
déroulement de la journée, a fait installer son premier garçon sur « les
gouttières du château Furet [sic] » (animal qui « est passé par ici et qui
repassera par là » comme le bon sens commun l’a traduit dans la chanson),
d’où il manie une petite girouette visible qui le renseigne sur les
vicissitudes de la joute parlementaire. La comédie pétille d’allusions drôles
et de situations cocasses où les ressorts habituels du rire, le quiproquo ou le
retournement brutal de situation, sont rythmés par les péripéties qu’affronte
le général. La fille de Tourniquet, Constance, on ne peut mieux la nommer,
a déclaré sa flamme à un grenadier de Bonaparte surnommé, de façon on ne
peut plus claire, « Tranche Montagne ». Toute la comédie a pour but de
rendre risibles les transes de l’aubergiste changeant d’attitude, d’heure en
heure, selon que le parti des Démocrates ou le parti des forces
conservatrices semble l’emporter. Un moment « modéré », un autre «
Jacobin », voilà l’hôte ballotté dans un sens ou dans l’autre, jusqu’à ce que
le dénouement, dûment certifié, lui fasse proclamer à l’encontre des
Jacobins : « Jamais je ne serai pour ces gens-là ». Il adresse les invectives
les plus saillantes aux représentants, chassés par les baïonnettes des soldats,
qui jettent leur toge dans la Seine. Converti en un instant, Tourniquet peut
tirer la leçon de la journée : « Oui à l’union des bons contre les méchants, la
liberté civile, la tolérance politique, et vive notre liberté ! » Le jeune
amoureux de Constance, dont le vrai nom est Thomas, le même que celui
du soldat qui a réellement défendu le général en fâcheuse posture, affirme
sa fidélité au chef, alors que son beau-père semble hésiter :
« Moi changer ! Que dis-tu ?
pour la félicité publique,
lorsque l’on pense comme il faut,
on doit marcher en politique,
comme nous marchons à l’assaut,
dans ces jours de métamorphoses,
où tant d’être vains sont si bas,
il a beau voir changer des choses,
l’honnête homme ne change pas ».
Tout est dit, et fidèle à sa parole, le grenadier MARCHE au son du
tambour qui l’appelle afin de porter secours à son général en danger. Lors
de son retour glorieux, les marques de la bagarre et de son courage visibles
sur son habit, il reçoit une couronne civique. Le mariage, figure évidente de
la réconciliation entre la société civile féminisée et la société martiale et
virilisée, peut être sérieusement envisagé pendant qu’en aparté Tourniquet
offre matière à réflexion, par sa remarque entendue des seuls spectateurs :
« Quoi que ça, si les événements changent, nous avons encore le divorce
».
La remarque a dû prêter au rire. Elle fera moins rire Joséphine près de dix
ans plus tard…
Peu après, paru de façon opportune, le Dictionnaire des grands hommes
du jour ne manque pas d’épingler les ralliés de la veille. Ainsi Berlier,
conseiller d’État, est présenté comme un ancien conventionnel, objet de
réflexion car « par une de ces bizarreries très ordinaires dans les
révolutions, Bonaparte s’adjoint pour conseil celui qui, jusqu’au 18
Brumaire, votait avec ses assassins, tant il est vrai que dans le cœur humain,
les contradictions, se concilient et que les extrêmes se touchent »94.. Avec la
surprise (bien préparée au sommet de l’État) de l’arrivée au pouvoir du
jeune chef quasi inconnu trois ans auparavant, le temps des tourne-veste est
arrivé.
1800 : les premiers Cent Jours ou la Main de fer dans un gant de velours
C’est d’avril 1814 à décembre 1815, en ces vingt mois qui s’écoulent du
retour de l’Empereur à la seconde Restauration, que se fixe
progressivement, et de la façon la plus polémique qui soit, la figure de la
girouette, des ministres aux préfets, des recteurs aux maires des grandes
villes, des universitaires aux grands commis de l’État.
Dans ce cadre particulier, fleurit une presse satirique dont la verve, la
truculence, la maîtrise de la caricature, n’ont d’égales que la profondeur
politique et la description souvent subversive d’un monde, littéralement mis
cul par-dessus tête. Le journal qui prend, à partir de décembre 1814, le titre
de Nain jaune, ne cesse plus de défrayer la chronique politique, son succès
inspirant la naissance des Nains vert, rose, tricolore, multicolore…
Ce petit personnage, le nain jaune, devient un géant dans l’opinion, doté
de grands pouvoirs. Comment ne pas reconnaître sous cette couleur peu
agréable, mais fort visible, l’ancienne couleur du costume du fou du roi,
Triboulet et ses successeurs. Ces nains jaunes, qui font semblant d’avoir
l’esprit dérangé, ont de ce fait le droit de tout dire au roi, à sa face, comme
pour lui rappeler le désordre du monde sans lui, ou bien celui qu’il a
provoqué lui-même. Ces hommes presque invisibles par leur taille ont un
grand pouvoir à la cour. Méprisés parce que plus petits, ils disent ce qu’ils
veulent. Insolents, ils sont francs. Irrévérencieux, ils disent la vérité dans le
monde servile des courtisans. Ces nains jaunes ne vont pas tarder à devenir
les héros du jeu populaire éponyme, où une seule carte, le sept de carreau
peut être plus forte que toutes les têtes couronnées.
Dès le premier numéro de refondation, le ton est donné. La politique n’est
autre qu’une vaste représentation théâtrale où chacun, selon les
circonstances, joue son rôle avec plus ou moins de succès. Le 20 février
1815, l’idée est lancée. « Il faut créer l’Ordre de la Girouette… Vous ne
pouvez méconnaître la part glorieuse d’une si noble corporation dans toutes
les folies et extravagances dont la France a été le théâtre ». Un classement
permet de situer au premier rang « les grandes girouettes à tous vents »,
celles qui se caractérisent par la palinodie perpétuelle, en 1789, 1792, 1793,
1796, 1803, 1814 et 1815. Viennent ensuite « les doubles girouettes » qui
regroupent les journalistes, et plusieurs centaines d’« indignitaires ». « Les
girouettes de première classe » arrivent immédiatement derrière. Elles
exigent au moins dix serments bafoués. Fermant la marche, des milliers de
gobe-mouches, imbéciles de toutes les couleurs, composent « les girouettes
de deuxième classe ». La décoration consiste en un ruban de couleur
changeante, auquel est suspendue une médaille représentant à l’avers un
caméléon, avec la légende « Qui suis-je ? » et, au revers, une girouette avec
les mots « À tous vents »… Quelques jours plus tard, le 5 mars 1815,
l’Académie de Châlons-sur-Marne se propose, fort sérieusement, « de
récompenser de mille bouteilles de vin mousseux, la personne qui aura
trouvé l’équation exacte des courbes et courbettes que quelques-uns de nos
plus fameux géomètres ont décrites depuis vingt-cinq ans ». Plus que
quinze jours d’attente après cette annonce et certains vont encore s’incliner
une fois de plus.
Censuré jusqu’à l’arrivée dans la capitale de Napoléon qui rétablit
entièrement la liberté de la presse le 24 mars, le journal célèbre le retour du
« héros » rappelé sur le trône par les vœux de l’armée et de la nation.
Néanmoins, l’éditeur tient à affirmer sa liberté de critique, ni moins active,
ni « moins piquante que dans la période précédente ». Désormais, les
critiques au vitriol ne cessent plus. Le 30 mars, plusieurs colonnes sont
consacrées à un article décrivant le procès-verbal d’installation de l’Ordre
de la Girouette. Le comité est composé de journalistes, de pamphlétaires,
d’écrivains, de gentilshommes ordinaires, de préfets du palais, d’aumôniers,
qui se réunissent pour voter des récompenses en faveur de ceux qui se sont
le plus distingués par la variété de leurs opinions depuis 1789. D’un bout à
l’autre de l’article, le sarcasme fonctionne à merveille, car rien n’est laissé
au hasard. Qu’on en juge plutôt : l’Ordre se réunit au Moulin du
Télégraphe. Le plafond est décoré d’une immense rose des vents, à aiguille
mobile. Devant le fauteuil du président, se trouve bien en vue une boussole
qui a pour pôle le palais des Tuileries, l’Élysée de l’époque. Des miroirs à
facettes représentent chaque assistant sous mille formes diverses. Le
mobilier se compose de chaises pivotantes et de tables tournantes. Seuls les
chats, retombant sur leurs pattes, et à ce titre animaux emblématiques de la
compagnie, au même titre que les caméléons, gardent la même posture. En
grande pompe, l’Ordre se réinstalle, rue des Quatre-Vents, le 1er avril et
chante « Vive l’Empereur » sur l’air bien connu de « Vive Henri IV ». Il est
temps alors pour le Grand Maître de délivrer un discours des mieux sentis,
résumant la philosophie de la compagnie.
« L’Europe depuis vingt-cinq ans, a les yeux sur nous ; elle n’a pu voir
sans admiration la souplesse avec laquelle nous avons tous traversé les
orages révolutionnaires, l’adresse que nous avons mise à varier nos
attitudes et nos opinions, l’éloquence que nous avons employée à
soutenir tous les partis et à louer tous les souverains… Il ne nous reste
que la douce consolation d’avoir conservé nos places et nos dignités et
d’avoir vu notre fortune s’accroître des bienfaits de chacun des
gouvernements qui se sont succédé, récompense bien plus flatteuse […]
que la stérile considération que le vulgaire prodigue à ces Catons
modernes qui poussent l’égoïsme jusqu’à la sottise de garder toujours la
même opinion » 104..
Ne seront donc reçus dorénavant que des gens connus pour leur versatilité.
Treize articles fondent le règlement de la changeante corporation. Une
hiérarchie stricte est édictée. Elle voit les plus lâches portés au pinacle et
garantit des places de choix à tous ceux qui ont servi le plus de
gouvernements différents en prêtant le plus de serments contradictoires.
Une devise est choisie : « Je vole au secours du vainqueur ». Il est précisé
que les sénateurs sont membres de droit de l’Ordre. Une seule contrainte, si
l’on peut dire, est imposée aux infidèles, c’est un serment : « Haine à toute
espèce de fidélité, respect et soumission à toute puissance et gouvernement,
abnégation totale des principes et variation continuelle des opinions et des
sentiments ». Heureusement, il est spécifié : « facilité à toute espèce de
serments et promesses de ne se croire lié à aucun ». Après cette mascarade,
résolument plus grinçante que drôle, les impétrants doivent pirouetter trois
fois sur eux-mêmes pour faire définitivement partie du cercle.
Plus coléreux enfin, Le Nain jaune dresse à la fin du mois d’avril un
constat sans appel sur « les principales observations que font la presque
totalité des Français qui voient avec regret deux à trois cents personnes,
habituées à traverser toutes les révolutions sans se compromettre et en
restant toujours dans les premières dignités. Ceux-là se partagent déjà les
emplois dans lesquels ils ne seront pas plus les hommes de la patrie qu’ils
ne l’ont été jusqu’ici ». Ces trois cents girouettes, vraies ou supposées, font
étrangement penser, dans l’Histoire de France, aux « deux cents familles »
qui contrôleraient le pouvoir économique en maîtrisant l’industrie et la
banque. Dans les deux cas, des réseaux, familiaux ou clientélaires se
maintiennent aux commandes de l’État, dans le seul but intéressé
d’accumuler du capital en dépit de toute éthique politique. Ces formes de
stigmatisation fonctionnent dans la presse des Cent-Jours, comme si, dès le
début du XIXe siècle, revêtant les aspects d’une dénonciation objective de
comportements individuels peu intègres, une conscience diffuse de
l’accaparement du pouvoir par des élites corrompues et de leur reproduction
au sommet de l’État avait constitué une référence explicite des polémiques
politiques à venir, promises à un long avenir, et corrosives pour la vie de la
démocratie.
Pourtant, l’envers de cette dénonciation, qui s’appesantit avec toute la
lourdeur de la satire sur quelques individus vénaux, révèle une défense du
peuple français dans son ensemble, et plus particulièrement dans sa partie
populaire. Dans bon nombre de ses pages, Le Nain jaune disculpe
collectivement le peuple français considéré de façon implicite – premier
argument – comme étant le « souverain » qui peut, du fait de sa nature
même, « passer successivement et librement de « l’étendard des Bourbons »
à celui de Napoléon, pour la préservation d’intérêts qui lui sont propres et
qui ne regardent que lui seul. Cette affirmation permet de penser
différemment le conflit de la légitimité tel qu’il a été abordé jusque-là, à
travers l’opposition entre deux régimes, la Monarchie et l’Empire. Il faut
désormais ajouter un troisième principe : la Nation, qui devient au sommet
d’un triangle, la seule source de légitimité authentique, la seule autorisée à
octroyer sa confiance à ceux qui occupent le pouvoir, avec ou sans
couronne, mais toujours provisoirement. De façon empirique, le Nain jaune
décrit cette donnée entièrement nouvelle et seule permise par l’émergence
de la politique, telle que la Révolution l’a enfantée et offerte en legs aux
siècles suivants. Il arrivait parfois sous l’Ancien Régime d’affirmer que
l’opinion était la reine du monde. Le Nain jaune va bien plus loin, puisqu’il
incite à comprendre que l’opinion constitue désormais un régime en soi.
Elle est l’essence du Nouveau Régime inventé par la Révolution. Après
1789, l’opinion n’a nul besoin de régner sur le monde, elle est devenue le
monde tout court.
Le journal satirique développe cette autre idée, au cœur du
fonctionnement démocratique d’une société nouvelle. Chacun respectant la
règle démocratique de la liberté du choix, sans sacrifier ses opinions, doit se
soumettre à la volonté de la majorité. Finalement, l’apprentissage de
l’alternance, l’anticipation de la défaite politique, la préparation de la
victoire électorale, et leur acceptation, sont les piliers d’une vie
démocratique et parlementaire réussie vers laquelle la nation tend depuis
vingt-cinq ans. Napoléon et Louis XVIII ne seraient que des «
excroissances » passagères de deux régimes politiques contrastés, la
République autoritaire et le parlementarisme monarchique, si difficiles à
concilier, mais qu’il faut obligatoirement recomposer ensemble, comme le
suggère Le Nain jaune. Cette longue propédeutique de l’opinion publique,
entravée par les « Trois Cents » girouettes et les deux dynasties,
napoléonienne et bourbonienne, si l’on en croit le mordant journaliste, trace
le futur politique de la nation, à la condition de ne point être polluée par les
arrivistes et les opportunistes en tout genre.
En conclusion le Nain jaune peut logiquement soutenir que les
revendications de fond de la société française n’ont pas changé depuis un
quart de siècle. Pour qui sait lire la politique, il y a bien longtemps que la
nation a émis sa profession de foi dans ce domaine et n’en a plus bougé.
Elle désire un régime républicain et démocratique, sans élite autoproclamée,
sans figure faussement normale de monarque tranquille et vieillissant, à la
Louis XVIII disant oui à tout le monde, sans homme providentiel, tel un
Bonaparte suractif et trop jeune, disant non à chacun.
« La nation française ne peut être traitée d’inconstance et de légèreté…
C’est elle qui, au contraire, a été trompée depuis vingt ans. Quelle valeur
accorder au serment d’allégeance et de fidélité, qu’on exige des sujets et
des soldats, qu’on prête sans liberté et sans réflexion, qu’on viole à
chaque révolution ?… Aujourd’hui je demande la permission d’occuper
vos lecteurs de la persévérance avec laquelle la nation française a
marché pendant vingt-cinq ans vers un même but, au travers des orages
de la Révolution105. ».
Et l’auteur d’énumérer les différents objectifs et conquêtes de la
Révolution. Les réformes complètes de l’ordre judiciaire, des finances et
des contributions ont été réalisées. La liberté de conscience a été défendue.
La sûreté des personnes et des biens a besoin d’être confirmée. Chacun doit
être libre d’accéder sans entraves à toutes les fonctions que ses talents
personnels permettent. De ce point de vue, les institutions de la Révolution
ont joué un rôle primordial, en fondant les « écoles d’hommes publics qui
ont développé tant de talents inconnus ». La liberté de la presse est
particulièrement défendue. Les administrations départementales,
uniformisées, représentent une justice égale pour tous et un progrès dans
l’organisation du pays. Cependant l’auteur regrette amèrement que le
gouvernement impérial ait pris à tâche de tout « centraliser » (en italiques
dans le texte), suivi en cela par les Bourbons. En diminuant les attributions
des municipalités, des conseils de districts et des départements, le pouvoir
impérial a « désintéressé les Français de la France ». Preuve en est que
l’attachement à la politique locale et communale consistait déjà à l’époque
un héritage précieux de 1789 qu’il fallait défendre. Enfin, la représentation
nationale doit garantir la souveraineté du peuple par le libre jeu des
élections. La publicité des débats, non écourtés, doit être assurée. Le
pouvoir législatif doit retrouver l’initiative de la loi et lui seul.
Le contrôle du pouvoir exécutif doit être effectué par la responsabilité de
chaque ministre devant la représentation. En cas de conflit entre les
pouvoirs, des élections générales peuvent renouveler le corps des
représentants. En revanche, le grand et vieux républicain qui espère se
cacher sous la tenue étriquée du jeune Nain jaune supporte difficilement
l’idée d’une seconde Chambre, encore plus d’une pairie héréditaire et se
propose de réformer cette partie du nouvel Acte additionnel aux
Constitutions de l’Empire. En résumé, la France veut la liberté, et elle la «
[veut] sans s’attacher avec obstination à aucune forme extérieure ». Cette
référence à la constance d’un vœu immuable, incarné dans la nation
souveraine et ancré dans les origines de la Révolution, permet d’insister sur
la génération des hommes qui, face à ces transformations apparemment
incessantes, n’ont cessé de démontrer une belle fidélité à leur idéal de
liberté.
« Aux yeux des Français d’autrefois, les rois étaient peut-être la patrie
tout entière ; aujourd’hui ils ne sont plus que des magistrats, que cette
patrie peut confirmer ou rejeter. Ce ne sont pas seulement les hommes
nés pendant les vingt-cinq ans de Révolution, qui ont été élevés dans ces
idées, ce sont tous ceux qui n’avaient pas plus de quinze ou dix-huit ans,
lorsque cette Révolution a commencé : ils forment cependant toute la
partie active de la nation, toute celle qui a moins de quarante-cinq ans ».
En termes générationnels, la France est désormais composée d’une
population acquise aux principaux idéaux de la Révolution et de la
République. Loin d’afficher une quelconque lassitude ou une certaine
résignation qui la pousserait vers une sorte de suivisme versatile, loin de
traduire une volonté de repos ou le désir de laisser à d’autres plus «
capables » le soin de s’occuper de ses affaires, cette population affiche une
belle détermination et une constance tranquille au moment de rappeler aux
gouvernants ses exigences en matière de droits et de prérogatives
républicaines. Elle se sait forte de jeunes trentenaires qui n’ont connu que le
nouveau Régime, de quadragénaires devenus adultes dans l’adversité, de
quinquagénaires, fidèles aux idéaux de 1792 qu’ils ont inventés. Ils
incarnent les forces actives et la mémoire vive de la France,
Le désastre de la bataille du Mont-Saint-Jean, qui deviendra pour
l’Histoire celle de Waterloo, place chacun en face de son destin. En
quelques heures, un monde s’écroule… Chacun voit défiler devant ses yeux
ces cent jours qui viennent de s’écouler avec une rapidité déconcertante, se
demandant ce qu’il va lui en coûter de son adhésion à Napoléon, ou ce qu’il
va engranger de son refus de l’usurpateur. Le Nain jaune – qui en aurait
douté ? – choisit de défendre l’Assemblée législative et la création d’une
commission exécutive en attendant que l’Aiglon, futur Napoléon II,
devienne empereur légitime. Il n’est plus temps ! Certains retournent leurs
gants et portent le regard vers Gand où s’est réfugié Louis XVIII,
s’apprêtant à effectuer leur troisième revirement, en quatorze mois. « Toutes
les girouettes de la capitale sont dans un mouvement perpétuel de rotation
». Dès le début du mois de juillet, le Nain jaune sait ses jours comptés, lui
qui se lamente d’« assister aux funérailles de la France ». Trop d’insolence
devient insupportable aux nouveaux maîtres qui ne sauraient tolérer un
donneur de leçons devenu particulièrement gênant. Le petit rebelle en veste
jaune préfère tirer sa révérence et filer à Bruxelles, afin de rester fidèle à ses
principes et continuer à pouvoir tout dire. Il affirme, dans une dernière
pirouette, l’indéfectible programme de ses idées : combattre les détracteurs
des braves, lutter contre les partisans des « institutions gothiques », abattre
les ennemis des Lumières et des idées libérales, défendre toujours la
Constitution et, bien sûr, débusquer encore et encore les palinodies
honteuses. Le retour du roi, imposé par les étrangers, s’effectue sans réelle
surprise. La Seconde Restauration commence en l’absence du fou du
monarque. Le Nain jaune s’est éclipsé en Belgique, désormais terre d’exil
et de liberté pour les Républicains français des décennies à venir.
Le mauvais pli des élites françaises est donné. Le XIXe siècle en fournit la
preuve répétée. En 1821, paraît un autre Almanach, celui-là consacré aux «
cumulards », figure politique née précisément à ce moment-là. En cette
période de relative stabilité, durant le règne de Louis XVIII vieillissant, il
n’est même plus question de politique, mais de salaires et d’occupation des
places. La devise des personnes qui cumulent les places ne saurait être plus
explicite : « Vive qui m’engraisse ». En soi, le cumulard est l’ultime avatar
de la girouette. La bassesse du personnage ne s’exprime plus dans le
changement peureux des opinions affichées mais dans le mépris politique
dans lequel il tient le régime qui le nourrit et la rapacité qui est la sienne au
moment de s’enrichir sur les impôts des contribuables, additionnant les
fonctions lucratives. Logiquement, les hauts fonctionnaires font encore les
frais de ces attaques qui visent à démasquer dans la haute administration les
rentiers de tous les régimes, avec leurs salaires disproportionnés à leur
fonction. Le cumulard ne fait pas qu’entasser « horizontalement », à son
niveau. Il représente aussi, si la métaphore est permise, le produit d’un «
empilage vertical », le gène du cumul se transmettant manifestement de
père en fils, et pouvant même affecter toute une lignée, telle cette famille
des Pasquier, magistrats de père en fils depuis l’Ancien Régime et toujours
présents parmi la bonne société parisienne. Encore quelques années et le
revirement soudain, en 1830, de bon nombre de personnes brocardées dans
l’Almanach des cumulards, ou de leurs émules, confirme la vitalité de cette
figure exaspérante et prégnante dans la vie politique française, phénix
renaissant de ses cendres lors de chaque révolution : la girouette.
Il est aisé d’imaginer que le parti des honnêtes gens ne va pas se laisser
ainsi brocarder indéfiniment sans répondre, vilipendé par la gauche radicale
et ses canards, hué par l’extrême droite et ses volatiles bretons. L’arme des
plumes centristes se met en ordre, autour du Censeur des girouettes, plaçant
sa contre-batterie d’arguments et inventant ses héros à son tour. Le cas du
maréchal Jourdan, qui a accepté de servir Napoléon puis Louis XVIII, en
l’espace de quelques semaines, est construit en référence.
« Au milieu des hommes dévoués de son parti, il [Napoléon] s’empressa
de mêler une foule de gens de mérite. Il n’ignorait pas qu’une portion
d’entre eux l’avait abandonné ; mais il avait besoin d’eux… C’est ainsi
que le maréchal Jourdan fut appelé à la pairie. Il accepta ; il fit bien : un
refus l’eût compromis et n’eût point servi la chose publique. En
s’opposant aux mesures violentes des têtes exaltées, les honnêtes gens
des deux Chambres sauvèrent la France et la capitale ».
Une interprétation politique rationnelle vient remplacer le soupçon de
légèreté civique. Le sens du devoir les inspirant, nombreux furent ceux qui,
uniquement soucieux du service public, avaient décidé de mettre leur
personne au service de tous, sauvant la France une nouvelle fois de
l’exagération politique et du spectre de la Révolution. Plus qu’une légitime
défense, c’est encore, vingt ans après le moment thermidorien, le
programme des honnêtes gens qui se profile. Eux aussi ont leurs héros, ceux
qui ont su rester stoïques dans la tempête. « Que serions-nous devenus
alors, si les généraux, ministres et administrateurs depuis vingt-cinq ans,
eussent abandonné tout à coup, les uns leurs grades, les autres leurs
emplois, ou si le roi les avait généralement repoussés ? Quel noyau contre
l’autorité souveraine ! » Non seulement le soupçon de versatilité est battu
en brèche, mais la constance et la permanence de la res publica, incarnée
par ces hommes demeurés au timon de l’État, ont fondé la continuité de la
fonction publique.
Le temps se métamorphosant en Histoire devient, pour tout un personnel
politique, un facteur de légitimation. Avec le temps qui passe, chacun
trouve les raisons a posteriori et s’en persuade, comme un baume sur la
conscience. Chacun se raconte son histoire et arrange son passé, lorsque la
mémoire remplace l’histoire. Le temps est de l’intelligence qui passe et,
privilège humain, il impose l’adaptation permanente à ceux qui, loin de
subir seulement ses outrages, l’apprivoisent et le domptent. Finalement le
pays doit leur savoir gré d’avoir servi la France. Ainsi Talleyrand en
personne, présenté comme un homme de génie, profond, lumineux, initié
depuis plusieurs années aux divers cabinets de l’Europe, rompu aux formes
de la politique depuis sa députation de 1789 jusqu’à la rédaction des traités
de Tilsitt et de Presbourg, a servi « honorablement son pays, sous les divers
gouvernements auxquels le soumit notre Révolution ». L’auteur défie son
lecteur de lui trouver « un plus fidèle serviteur de son prince ».
Par touches successives, le message politique instillé s’impose. Là où les
extrémistes de la politique, ultras ou jacobins, se révèlent prêts à faire don
de leur vie, mais surtout prompts à sacrifier leurs adversaires, au risque
permanent de provoquer la guerre civile, les « proto-opportunistes »
déclarent avec non moins de force la dignité de leur position et leur désir de
vivre ou, tout simplement, de pouvoir dire tel Sieyès : « J’ai vécu ». De
façon permanente, ils s’affairent à la recherche d’une concorde sociale. Ils
réconcilient la France, c’est-à-dire qu’ils s’activent pour la défense bien
comprise de l’intérêt des possédants, lesquels, toujours soucieux qu’ils sont
d’éviter de grands remous, se maintiennent au centre de l’échiquier
politique et, par conséquent, ne changent fondamentalement pas d’opinion,
mais s’adaptent aux vicissitudes de l’histoire, et surtout des marchés et des
impératifs du libéralisme déjà mondialisé, avec un premier empire colonial
finissant et un second empire déjà en gestation. Il ne faut donc point se
retrouver la dupe de tous les contempteurs de la moralité, ceux qui
critiquent mais ne font rien, ceux qui ont beau jeu de se draper dans leurs
habits vertueux, du moment qu’ils ne se confrontent pas au réel et ne
mettent pas les mains à la pâte ou dans le cambouis, selon les époques. Il
convient de réapprendre la modération, après un tel déferlement de
passions, de violences et d’expressions outrancières de la vie politique…
Vaste programme, pour le ninisme et le « tout-en-même-temps », se mettant
en marche, avec ses héros du quotidien, déjà en 1815.
Ainsi, le Censeur ne défend spontanément ni la classe politique, ni les
citoyens, ni les électeurs, mais davantage les membres de la société civile,
les avocats, les journalistes, ceux qui doivent faire commerce de leur voix
ou de leur plume pour vivre, ou bien les techniciens, apolitiques comme
chacun le sait, tels les ingénieurs des mines, des eaux-et-forêts, dont les
compétences doivent être détachées des contingences idéologiques, ou
encore les membres de la Garde nationale dont la fonction est d’assurer la
police, la sécurité, la tranquillité, l’ordre public. En résumé, sont défendus
tous ceux dont le statut professionnel et l’activité publique en font
naturellement, une sorte d’élite conservatrice des intérêts propres à chacun,
une forme d’aristocratie politique, entrevue en 1791, esquissée sous le
Directoire, confirmée depuis le Consulat et consolidée sous la Restauration.
Place nette est donc faite pour le seul projet susceptible d’être viable,
conformément à l’esprit de réconciliation : la modération, voire la
neutralisation des débats, et enfin la neutralité de toute réflexion. Les grands
thèmes constitutifs de la modération se trouvent énoncés : pureté des
intentions, mélange hétéroclite mais créatif de personnes, établissement
d’un pouvoir équilibré entre législatif et exécutif comme horizon politique
jamais oublié, du moins dans la forme, respect des libertés individuelles et
collectives, refus de concevoir la question des droits autrement que sous
l’aspect de l’égalité devant la loi, n’impliquant nullement, d’ailleurs, un
quelconque devoir de protection sociale envers les plus défavorisés, et
surtout des discours très vagues, modérés, généreux dans leurs principes,
toujours bienveillants et prompts à l’apitoiement sur la misère sans être
suivis de faits, le tout dans un contrôle policier de la société toujours plus
contraignant.
Forts de ce programme, les « Modérés » ont conquis leur place au bout de
tant d’épreuves, après 1815. Éloignés du fracas des batailles, ils ont mené
leur guerre, résolument ancrés dans le monde des vivants. Éclairante, la
notice qui leur est consacrée dans le Censeur des girouettes permet de
mieux saisir les arguments de ces hommes qui côtoient les héros disparus,
transformant leur prudence « génétique » en preuve de bravoure et de
constance que le « vulgum pecus » ne peut saisir. « Honneur à ces hommes
sages qui, pendant les tourmentes révolutionnaires, ont le courage de porter
des paroles de paix ; […] Le modéré est l’homme vraiment sage ». La
trame est fixée. Le sort de la France dépend de ces personnages de bonne
compagnie. Policés, éclairés, cultivés, tempérants, tolérants, compréhensifs,
prudents, fermes mais généreux, épris de liberté et ennemis de la licence,
toujours opposés à la violence de la rue, mais point à celle du système
économique qui broie les vies et fracasse les existences comme le
démontrent la Révolution industrielle et la paupérisation en marche en ce
début de XIXe siècle.
Honneur donc aux modérés du centre politique ! Ils sont montés à l’assaut
de la redoute des exaltés ; ils ont démantelé leur bastion. Ils ont dénoncé le
populisme aventurier de l’Usurpateur après en avoir reçu tous les subsides
possibles. Ils ne veulent plus rien entendre de la République qui les a
régalés de biens nationaux Hélas ! Il faut se rendre à l’évidence ! Rien ne
ressemble davantage à un « modéré », responsable dans ses choix, qu’un
couard, opportuniste dans ses options. Rien n’est plus difficile à différencier
d’un soi-disant « modéré », cynique et calculateur qu’un « modéré », lucide
et courageux. Comment distinguer ce qui est sagesse prudente chez l’un et
prudence avisée chez l’autre, les deux ne pouvant jamais effacer l’image de
girouette que leur comportement leur a collée ?
Il faut reconquérir de la dignité politique et ne pas laisser l’opinion croire
que les modérés seraient des faibles intellectuellement et des indécis
politiquement. Le juste milieu du centre politique doit trouver la parade des
critiques qui lui sont adressées et n’échappe pas aux formes déjà affirmées
du proto-marketing politique. Pamphlets, dictionnaires, caricatures sont
aussi mobilisés. La bataille des images fait rage. Il faut travestir les
médiocres de l’épopée du raisonnable en écrivant leur légende, fût-elle celle
du bon sens, érigé en valeur cardinale, en faisant de la conquête de la
fortune le nouvel eldorado, le centre du monde ! Pourtant, la « modération »
peut-elle se substituer à un programme qui se prévaut de mots d’ordre
clairement identifiables à droite ou à gauche ? Peut-il exister pour la «
modération » une spécificité autre que celle d’être toujours en retrait et en
léger décalage temporel par rapport à la mise en avant d’une théorie
militante ? Quelle sorte de planche de salut éthique peut revendiquer un «
mouvement » en gestation, qui tente d’offrir aux élites déboussolées, ayant
perdu tout crédit par suite de leurs revirements successifs, la possibilité de
retrouver le sens d’une marche en avant, les réinstallant à l’abri de tout
soupçon de concussion et de connivence permanentes ? Dès le mois de mai
1814, deux essais, d’une actualité confondante deux cents ans après leur
publication, tentent de répondre à ces questions.
Le premier titre nous rapporte qu’il était une fois une caravane en marche
(sic !) qui s’était perdue dans le désert. Ses membres décidèrent de se
séparer, mais après leur errance, ils se rejoignirent sans avoir toutefois
retrouvé leur route. C’est alors qu’apparut un vieillard dont le nom était «
Bon Sens ». S’adressant à tous, il leur intima l’ordre de ne point retourner
sur leurs pas, car la nature ne rétrograde jamais. Ceux qui choisissaient de
cheminer vers la droite furent mis en garde contre l’ensevelissement dans
les sables. Ceux qui voulaient s’orienter vers la gauche furent informés du
danger de tomber entre les mains des Arabes (resic !). Et le sage conclut : «
Ce n’est ni à droite ni à gauche, moins encore en arrière qu’il faut vous
diriger, devant vous est le chemin qui conduit à la ville Sainte ». Inch Allah,
dirent les adorateurs du prophète. « Si Jupiter le veut », oserait-on traduire
aujourd’hui.
Regnault de Warin, penseur de la « modération » ?
Il est temps pour l’historien, passant le plus clair de son temps dans le
passé, de s’aventurer et de prendre le risque de travailler avec l’aujourd’hui.
Cet ultime chapitre met à l’épreuve l’hypothèse de recherche, celle d’un
extrême centre qui a empoisonné la vie politique française dans le passé,
pour étudier son opérativité dans le présent. Il serait trop facile de laisser là
le lecteur et de lui laisser assumer le non-dit anachronique au bord duquel
l’historien s’arrêterait par fausse pudeur, le laissant sauter seul le bond
d’hier à nos jours. La rigueur des arguments, apportés du passé au présent,
oblige l’historien à encore plus de prudence au moment de tisser les fils
ténus, spectaculaires ou invisibles qui relient 1789 à 2019.
Comme le pensait Marc Bloch, l’historien pose des questions au passé en
fonction de son expérience présente. Plus encore, l’histoire ne sert qu’à
comprendre le présent, pas tant parce qu’elle le construit comme
l’aboutissement d’une chaîne d’événement tous liés, sinon cela serait du
déterminisme réducteur, mais parce qu’elle débusque dans le présent des
formes sans cesse rejouées et renouvelées, voire réinventées du passé, mais
toujours différentes. Le temps qui passe opère une répétition lancinante
dans une différence radicale, jusqu’à ce qu’un nouveau régime d’historicité
vienne imposer une nouvelle représentation du monde. Ainsi, jusqu’à
preuve du contraire, l’Angleterre vit dans la matrice inventée entre 1688 et
1690 par sa glorieuse Révolution, les États-Unis dans leur République née
entre 1776 et 1789 par la guerre d’indépendance, et la France dans sa
République démocratique née entre 1789 et 1795 par sa Révolution,
abolissant l’Ancien Régime.
Il n’y a nul constat de pessimisme ou de désenchantement quant à la
capacité du futur à s’inventer, mais simplement l’hypothèse que les libertés
fondamentales posées dans la particularité des Révolutions de ces trois pays
pris en exemple irriguent encore leur culture, leur identité et leur vivre en
commun. Comprendre et penser ce va-et-vient constitue le sel du métier
d’historien. Plus que la narrativité de ce qui est advenu et ne se reproduira
plus, sous la forme du roman-vrai, ou de l’illusion de la reconstitution
exacte du passé, l’histoire est une machine à basculer dans le futur par sa
modeste contribution à la construction du présent. L’Hier, comme origine
sans cesse interrogée en fonction d’une demande sociale toujours différente,
selon les générations successives, possède autant d’avenir que le
Lendemain dans cette perspective qui rend le métier d’historien
enthousiasmant110..
Qu’en est-il du macronisme ? Une Révolution comme le prétendait le
candidat à la présidentielle du printemps 2017, sous-entendant une
projection dans le futur, ou bien ce que j’appelle ici un OPHI, un Objet
Politique Historiquement Identifié, et constitué de nombreux
conservatismes passés et convergents ? Le macronisme est-il le dernier
avatar de l’extrême centre apparu sous la Révolution et rejoué sous des
visages différents tout au long du XIXe siècle et du XXe siècle ? C’est
l’hypothèse que je soutiens en reprenant strictement les trois paramètres
utilisés pour définir l’extrême centre entre 1789 et 1815 : 1. La possibilité
en temps de crise d’utiliser l’arme du girouettisme politique pour recentrer
sa position, tout en la justifiant au nom des intérêts supérieurs de la patrie-
nation et au nom de la liberté de changer d’opinion en se plaçant ni à droite
ni à gauche. 2. Adopter le discours politique de la modération qui permet
d’identifier une politique du centre, qui se veut au-dessus des passions
partisanes en prétendant fonder sa légitimité, plus que sur les principes, par
la maîtrise de la technicité des affaires du pouvoir et l’efficacité du
pragmatisme qu’un homme politique fort doit affronter en temps d’orage,
contre les extrêmes prêts à déstabiliser le pays. 3. L’extrême centre masque
derrière cette rhétorique et ces éléments de langage apaisants, voire néo-
stoïciens, une rigueur et une appétence pour l’utilisation du pouvoir
exécutif, risquées pour la démocratie, renforçant toujours davantage les
prérogatives du pouvoir exécutif, jusqu’à imposer un régime républicain
sans démocratie, un système sécuritaire, finissant par décrédibiliser toute
forme de pluralisme dans le débat contradictoire. Le durcissement de la
réalité du pouvoir, malgré sa prétention à réconcilier la société, construit la
soumission du plus grand nombre, placé sous un contrôle policier toujours
plus strict, résigné à abandonner la politique et sa capacité à transformer le
réel, dans le moins mauvais des cas. Dans l’hypothèse la plus inquiétante,
ce pouvoir exclusif de l’exécutif provoque l’ire de ceux qui, se sentant
exclus de cette forme de gouvernance sans démocratie réelle, renforcent
leur radicalité de droite ou de gauche, préexistante certes, mais exacerbée
par l’omniprésence de cet extrême centre conquérant et nouveau, ayant
d’autant plus besoin de ces extrêmes qu’il en est un miroir déformé.
Quel est le corpus de sources, demandera-t-on légitimement à l’historien,
pour définir la REM comme un OPHI ? La parole du candidat d’abord, puis
du président de la République ensuite, son action officielle, et enfin la loi
que son parti hégémonique vote sur présentation des projets du
gouvernement : ce sont là les documents publics et les plus solennels qui
soient. Ici nul ragot, nulle attaque médiocre, nulle bassesse. La méthode de
l’historien peut être appliquée au présent pour lui donner sens, dans une
actualité où, de la façon la plus symptomatique qui soit, des témoins certes
subjectifs – mais qui ne l’est point dans un engagement sincère ? –
perçoivent une sorte de « folie » ambiante ou une « folie » du pouvoir,
intéressantes à analyser sans plus tarder, par une question qui n’a rien
d’incongru au vu des formes irrationnelles de détestation que le président a
provoquées ou subies, ou bien au vu des comportements hors de toute
logique de bien des citoyens : le macronisme rend-il fou ? Et le président
lui-même ne dérape-t-il pas lorsqu’il en vient à traiter de façon
condescendante et méprisante une citoyenne qui a osé manifester… à
soixante-treize ans avant d’être blessée gravement par les forces de l’ordre
alors qu’elle était parfaitement pacifique ?
C’est ce que soutiennent deux observateurs engagés, Frédéric Lordon de
façon circonstanciée dans un long article de Médiapart, et François Ruffin,
de façon plus provocante, affirmant que le président est responsable de
rendre le pays fou. Paroles disqualifiées de suite parce que outrancières et
venant d’opposants déclarés au président111. ? C’est à voir et le passé dit
autre chose. D’abord tous les historiens notent dans la presse de la
Révolution et de la Restauration cette figure de la folie, du tournis, due au
bouleversement rapide des situations, où littéralement le simple citoyen ne
sait plus où donner de la tête. La girouette qui tourne sans cesse est une
figure de la folie bien connue des anciens. Celui qui provoque le
transformisme de toute une classe politique a intérêt à ce tournis où chacun,
perdant son équilibre, s’en remet à lui puisqu’il semble le seul à marcher
droit et le seul à savoir où il va, en montrant le chemin à suivre, alors qu’il a
brouillé tous les repères anciens. Il impose une nouvelle boussole, la sienne,
pour se diriger dans la jungle du monde. Face au vertige ambiant, il est le
guide, le premier de cordée.
Une étude sur les asiles pour aliénés, comme l’on disait en 1815, montre
de nombreux cas de pathologie dus aux changements brusques politiques,
après la Seconde Restauration112.. La folie n’est point une figure anodine
quoique tenue en marge de la politique et de ses raisons raisonnables113..
Elle est un outil pour ceux qui l’instrumentalisent afin de mieux étourdir
l’ensemble du corps social en imposant des rotations de cou incessantes de
droite à gauche. Cette tactique permet d’éjecter du manège ceux qui
désirent garder leurs principes et rester la tête droite. On les fait passer pour
des retardés, qui ne comprennent pas la marche du temps et qui s’enferment
eux-mêmes dans leur camisole idéologique, incapables de chausser les
nouveaux godillots de la République pour se mettre en marche derrière le
chef. Comment ne pas penser à ce prisonnier du château d’If que décrit
Alexandre Dumas, à qui l’on cache tous les événements entre avril et juin
1815 pour ne pas aggraver sa fragilité mentale ? Le macronisme, par la
perte des repères qu’il impose, par la contradiction permanente entre le
discours et le réel, la parole d’un côté, porteuse d’une idéalité présumée,
soutenue avec le calme sourire de son président, et d’un autre côté,
l’expérience collective d’un vécu quotidien avec son lot de violences
sociales voire policières, ce mouvement permanent et antinomique
provoque les symptômes d’une schizophrénie sociétale en train de
déstabiliser le pays.
Cette névrose française de l’extrême centre est en passe devenir une grave
psychose nationale dans la crise des « gilets jaunes », comme autant
d’habits de protection au travail, comme autant de camisoles voyantes,
comme autant de feux allumés pour dire le désarroi de ceux qui, stoppés sur
le bord du chemin autoroutier et n’ayant que quelques minutes à vivre s’ils
ne passent pas derrière la barrière de sécurité, enfilent leur gilet jaune pour
voir les bolides de plus en plus puissants filer devant leurs yeux… Dans la
République en marche, certains ne vont plus à pied depuis longtemps dans
leur voiture de luxe.
Trois temps clés le démontrent : le programme du candidat Macron, car il
est le texte d’un homme parti à la conquête de la France et qui a donné à sa
mission le nom de « Révolution ». Ensuite les premières actions
présidentielles, du mois de mai au mois d’août 2017, avec l’entretien dans
Le Point. Enfin la gouvernance depuis le début de la crise des « gilets
jaunes », en novembre 2018, jusqu’au mois de mars 2019 et le déroulement
à marche forcée d’un grand débat national, imposé autour de quatre thèmes
choisis par le président dont la parole étouffe toutes les autres,
parallèlement à la montée en puissance d’un arsenal législatif répressif
jamais atteint depuis le début de la Cinquième République.
L’essai se termine au moment où le débat national tourne à un dialogue de
sourds entre les monologues interminables du président et les cahiers de
doléances qui expriment une politique alternative, écologique et sociale à
mettre en place de toute urgence. Hélas, les impératifs éditoriaux obligent à
conclure avant le résultat des élections européennes du printemps 2019 qui
devraient voir la droite et la gauche traditionnelles perdantes, le centre
présidentiel sauvé par la peur de voir les fascismes monter en Europe et
l’extrême droite française toujours plus renforcée. Qu’en sera-t-il de la
gauche de transformation sociale ?
Le jour de gloire prévisible depuis le soir des résultats du premier tour est
arrivé pour Emmanuel Macron le 7 mai 2017. Dans une mise en scène qui
doit le faire entrer de suite dans l’Histoire, l’homme s’avance vers son
destin. Qui l’eût dit ? Qui l’eut cru ? Sûrement, tous ceux qui dans la
coulisse depuis des mois avaient mis en place les ingrédients financiers hors
normes pour un novice en politique, un personnage de grande qualité
intellectuelle, doté d’une détermination sans faille.
L’élection est légale et ne souffre aucune discussion républicaine. Mais
voilà que ce pays est depuis deux cent trente ans, vaille que vaille, aussi une
démocratie qui repose sur la souveraineté du peuple et non sur un garant
monarchique comme en Espagne ou en Angleterre, pays tout autant
démocratiques mais résolument différents. La légitimité dans une
monarchie vient de la tradition répétée et assurée par le symbolique pouvoir
d’un roi qui n’a aucune autorité réelle. Pas dans une république
démocratique. La légitimité vient du peuple. Qu’a-t-il dit quinze jours
auparavant, lors du premier tour ? Et qu’a-t-il exprimé au second ? Au
premier tour de l’élection ? Emmanuel Macron a obtenu 8 656 346 voix,
Marine Le Pen 7 678 491, Dans ce pays de 67,12 millions habitants, moins
de 1 million de voix séparent les deux candidats. 1,6 million de voix
séparent le futur président de Jean-Luc Mélenchon. Entre les deux tours, le
débat traditionnel télévisé tourne au chemin de croix pour la candidate
manifestement incompétente sur des sujets essentiels pour le futur du pays.
La prestation de madame Le Pen lors du débat télévisée révèle une
médiocrité indigne pour qui prétend à devenir la première présidente de la
République française. À l’inverse le candidat Macron maîtrise tous les
dossiers et peut montrer avec sérénité la connaissance particulièrement fine
de la France des lieux de décisions, que ce soit les espaces de la haute
fonction publique ou les zones discrètes des décideurs de la finance.
Pourtant, contrairement à Jacques Chirac, et le signe est de mauvais augure,
le dimanche 7 mai, ce n’est qu’avec 66 % des voix et une participation de
74 % des votants que le candidat Macron est élu, à comparer avec les 82 %
pour Jacques Chirac au second tour de 2002 pour 79 % de votants….
Chiffres plus qu’inquiétants pour le sixième tour de 2022 après ceux de
2002 et de 2017. La seule chance des républicains démocrates est que la
direction du désormais Rassemblement national demeure aussi faible
intellectuellement. Et si un Macron d’extrême droite apparaissait ? Ayant
intégré toutes les recettes de l’extrême centre pour les appliquer à la droite
radicale ?
Le jeune président Macron, tout auréolé de son succès, connaît ses chiffres
et son manque de légitimité, sans même un parti pour l’épauler, alors que
les élections législatives approchent à grands pas. Il doit agir vite et
marquer les esprits. De suite même. La mise en scène de sa victoire le soir
même du second tour est digne de sa volonté de rentrer dans l’histoire. En
manteau long, telle une apparition nocturne et élégante, il marche de façon
interminable vers la pyramide du Louvre, le monument le plus visité au
monde. Il impose à sa marche son rythme. C’est le temps de sa longue
marche, irrésistible, jusqu’au sommet symbolique de la pyramide de verre
qui se trouve derrière lui durant sa première allocution de président,
parfaitement sûr et maître de son entrée en scène dans l’histoire de France,
et déjà expert en langage visuel. Emmanuel Macron se construit comme une
icône d’une marche victorieuse, celle d’une irrésistible ascension vers la
pyramide de verre la plus célèbre du monde. Tel le jeune Bonaparte qui, au
pied d’une autre pyramide en Égypte, exhortait ses troupes en leur rappelant
que vingt siècles d’histoire les contemplait, Emmanuel Macron se situe
dans cette cour du palais des Tuileries, lui aussi au pied d’une pyramide du
monde contemporain, à l’emplacement des résidences royales, puis lieu de
réunion de la Convention et de tous les plus grands chefs d’État jusqu’au
milieu du XIXe siècle. Il met en scène la phrase de Bonaparte. « Du haut de
cette pyramide, vingt siècle d’histoire de France l’observent ». Cependant
vaincre n’est pas tout. Il lui faut convaincre. Il le sait. Le temps de
l’extrême centre est arrivé et il va utiliser son élan personnel pour fracasser
la gauche et la droite, avec un PS exsangue et plus divisé que jamais et des
Républicains KO debout qui croyaient la victoire assurée quatre mois plus
tôt. Il faut débaucher vite et fort. Le maire de droite du Havre Édouard
Philippe est le symbole du coup de départ officiel du girouettisme patenté
qui doit mener aux législatives un mois après. Il faut garder le cap rassurant
d’un discours modéré, conciliant, moderne, posé, sérieux mais en bras de
chemise, « obamesque », mais sans en faire trop, en marche mais pas
surexcité comme Nicolas Sarkozy, calmement déterminé, et non mollement
ferme comme François Hollande.
Une semaine plus tard, pour la première fois dans l’histoire des
investitures des présidents de la République, un président, qui se veut
martial, affirme sa toute-puissance, comme chef des Armées avant
d’affirmer son pouvoir d’un État civil. Il remonte les Champs-Élysées au
poste de mitrailleur dans un command-car militaire. Le message est clair et
ne cesse de se décliner sous toutes ses formes depuis. Le même jour, il se
rend à l’hôpital Percy, au chevet de soldats blessés en opération militaire
sur des fronts extérieurs. Pour comparaison, le président précédent, lorsqu’il
était fidèle au candidat Hollande, avait rendu un hommage à Jules Ferry et à
Marie Curie, le président Sarkozy au général de Gaulle et à Georges
Clemenceau ainsi qu’aux fusillés du bois de Boulogne, trente-cinq jeunes
résistants fusillés par les nazis le 16 août 1944. François Mitterrand en 1981
avait mis en scène ce que la République devait à Victor Schœlcher, à Jean
Jaurès et à Jean Moulin. Autres temps, autres mœurs. Non pas que les
simples soldats ne méritent pas les honneurs de la nation, loin de là, mais
les choisir et donc les instrumentaliser pour montrer en cette journée le
souci exclusif du président à s’occuper de la chose militaire en lui rendant
hommage plutôt qu’à des civils ou des civils résistants, comme cœur de la
nation patriotique, est déjà tout un symbole du centre radical. Le président
veut affirmer son pouvoir martial et prouver qu’il a pleinement intégré les
institutions de la Cinquième République qui confèrent au président des
pouvoirs exceptionnels, surtout du point de vue exécutif, magnifiant son
rôle de chef des armées, laissant à d’autres surjouer la comparaison avec
Bonaparte. Quels que soient ses défauts ultérieurs, le général fort jacobin de
1793, avait vingt-quatre ans quand il remporta la bataille de Toulon et
vingt-sept quand il renversa tout le nord de l’Italie et, lui, fut un vrai
militaire. Le comparer au général de Gaulle ? Là encore, l’homme a
autrement prouvé sa valeur militaire, alors quoi ? Un pur spectacle,
l’illusion plutôt d’un chef de guerre, n’ayant aucune expérience de la chose
militaire mais endossant sa martialité de suite pour arrimer son pouvoir
symbolique, plus fortement ? Le message est clair, et l’affirmation de la
puissance de son rôle qu’il entend incarner se veut sans appel. Après tout,
Napoléon III président de la République lui ressemble davantage avec ses
trente-neuf ans lors de son élection pour sortir la France de l’ornière d’une
république sociale, effrayant les honnêtes gens et l’empêchant de retourner
vers une restauration monarchique. Mais bien peu le remarquent ou
oseraient le revendiquer… et pour cause… le coup d’État fomenté par le
président Louis-Napoléon lui-même contre les Institutions qu’il était censé
défendre, reste collé au personnage, tout comme l’expression d’un « coup
d’État permanent » accolé aux institutions de la Cinquième République,
dont il n’est pas question de changer un iota dans l’esprit du récent élu à la
magistrature suprême.
Un détail révélateur sur l’image à faire passer désormais du président en
jeune « général » : son costume. Bleu marine discret comme il se doit. Il fait
déjà partie de la stratégie de l’extrême centre qu’un des plus grands
communicants de la politique française, Bonaparte, avait fort bien maîtrisée
refusant pour ses habits toute référence à la monarchie ou au temps de la
dictature jacobine. Quelques semaines auparavant, un scandale de plus a
éclaté autour de François Fillon qui portait des costumes coûtant plusieurs
milliers d’euros. Encore plus avant, Emmanuel Macron avait suggéré à de
jeunes travailleurs de quitter leurs tricots pour se payer un costume grâce au
fruit de leur travail. Son service de communication fait savoir partout que le
président s’habille dans une boutique où les complets sont vendus 400
euros. Un détail ? La tenue du nouveau président du centre radical, ni trop
bling bling, ni trop négligée ? Qui oserait le croire, pour celui dont les
dizaines de milliers de photos inondent la presse française et internationale
durant tout l’été 2017, invariablement sanglé dans le même costume, faisant
sens, disant cette élégance simple, au centre, ni riche ni pauvre, en
apparence, en réalité fortuné, mais dont l’image de self-made-man ayant
réussi sans afficher sa richesse tient lieu de viatique tel un homme du
Milieu, au milieu de tout.
Dès lors le système de l’extrême centre entre dans une zone de turbulence
dans laquelle il entraîne tout le pays, exacerbant tous les démons d’une
société divisée, déchirée, binaire, désunie et désormais en grande colère.
Les formes hideuses du rejet de l’autre, à commencer par la stigmatisation
de la parole des gitans au sommet de l’État, la recrudescence révoltante des
marques d’antisémitisme dans la société, démontrent des clivages graves
dont les cicatrices s’avèrent chaque jour plus difficiles à refermer dans une
montée de violence verbale et de passages à l’acte, que le système de
l’extrême centre a fini, au sens propre du terme, par déchaîner. Le système
se trouve, comme dans d’autres moments de l’histoire, en face de son
impasse. Pour qu’il triomphe, il a besoin de toujours plus de pouvoir
exécutif. Or, en cette rentrée 2018, il a atteint les limites de ce que la
constitution peut supporter, sans que le pays ne bascule vers des pratiques
liberticides. Le président le sait et, n’étant pas un putschiste, il se trouve
limité dans son action. Il ne peut raisonnablement forcer davantage les
institutions. Il ne peut se dédire vis-à-vis de ses soutiens financiers que le
livre de Julia Cagé vient au bon moment dévoiler133.. Le président se trouve
pieds et mains liés par les intérêts financiers qui l’ont soutenu au pouvoir et
le tiennent. L’affaire Benalla, commencée tel un fait divers sordide de
violence arbitraire opéré le 1er mai par le barbouze du président, hors de
toute légalité, devient une affaire d’État en dévoilant les pratiques
arbitraires au sommet de la République.
En cet automne 2018, la France se dérègle, le pays entre dans une
mauvaise spirale, l’ambiance est délétère et rappelle aux historiens,
convoqués en urgence sur les plateaux des radios et de télévisions, d’autres
périodes où la haine a divisé les Français, où le pouvoir a clivé la société.
Le jeu de radicalisation se généralise dans chaque famille politique, et le
centre du pouvoir ne demeure pas en reste lorsque éclate la crise des « gilets
jaunes », après une mesure visant à taxer une fois encore, pas forcément les
plus démunis, mais ceux qui, à la périphérie des villes, ont succombé à
l’injonction de devoir acheter une maison en zone périurbaine et la voiture
qui va avec, car ainsi va la politique de surconsommation. Ceux-là, qui se
taisent généralement, au début du mouvement décident de réagir et de
s’opposer par le refus d’une taxe qui finance un système injuste où l’on fait
peser la culpabilité de la pollution sur ceux qui, en bout de chaîne, subissent
au contraire un modèle de vie imposée par le libéralisme hégémonique et
pollueur, et dans lequel ils ne s’en sortent plus.
Le face-à-face est inéluctable entre celui qui a fait le vide de la politique
autour de lui, renvoyant chacun à la nécessité de s’enrichir, et la masse des
personnes qui non seulement ne se sont pas enrichies, mais perçoivent leur
déclassement réel. Ayant bien retenu la leçon du candidat Macron – la
vieille politique n’est qu’un monde à balayer –, ils se tournent directement
vers le chef de l’État pour lui demander des comptes, personnellement. À
force de délégitimer la politique au nom du pragmatisme et de la réalité des
chiffres qui n’ont que faire des principes, la politique du président a
construit l’opposition qu’elle suscitait. Dès lors, les « gilets jaunes » exigent
de ne plus payer pour les autres, dénonçant une nébuleuse qu’ils appellent «
les riches » et que l’attitude prévoyante et protectrice du président vis-à-vis
des plus nantis dénonce à la vindicte populaire. Ils ont aussi compris une
autre leçon dans le refus de s’organiser politiquement, percevant la
politique comme un piège et un jeu de codes qu’ils ne maîtrisent pas,
sachant qu’ils seraient soit engloutis dans le système en y participant, soit
marginalisés, soit compromis, soit humiliés encore.
Face aux débordements de certains « gilets jaunes », ou plutôt de
manifestants se distinguant des mouvements autour des ronds-points, et
désirant clairement l’affrontement avec les forces de l’ordre, le pouvoir
ordonne une répression sans concession. L’expression tirer dans la foule
n’est pas galvaudée ici. Au moment où l’on termine ce livre en début de
mars 2019, 19 personnes ont perdu un œil, 4 mains ont été arrachées par des
explosifs, 3 000 personnes ont été blessées dont 1 000 policiers et 2 000
manifestants au moins. 9 000 cartouches de LBD 40 ont été tirées par des
forces de l’ordre bien souvent composées, non par des professionnels des
manifestations, comme les Compagnies républicaines de sécurité ou les
Gendarmes mobiles, mais par des policiers en civil. Leurs pratiques et
tenues sont rigoureusement identiques aux pratiques et tenues de ceux
qu’ils chassent et frappent. Ce sont des policiers qui ne connaissent pas les
techniques complexes du maintien de l’ordre en manifestation et se lâchent,
confondant leur métier, qui consiste à arrêter des délinquants en flagrant
délit, et celui de protéger des manifestants, exerçant leur droit et leur liberté
d’expression. Criminalisés, les manifestants sont visés et blessés par des
armes fort handicapantes. Les nombreuses enquêtes diligentées par l’IGPN,
dont certaines ont donné lieu à des notes ou des rapports sévères, concluent
au fait que les tirs sont trop hauts, au lieu de viser le bas du corps, effectués
à trop courte distance, mettant inutilement en danger la vie des citoyens
dont des milliers de vidéos sur les réseaux sociaux montrent qu’ils sont
parfaitement pacifiques au moment de devenir des cibles ou frappés sans
raison apparente.
Acte V : au bon vouloir du président ?
Des vœux du 31 décembre à la convocation
d’un débat national, la crise en marche
Un homme de sa génération
Star Wars est sorti sur les écrans français le 19 octobre 1977. Emmanuel
Macron est apparu le 21 décembre 1977. Les historiens culturels du futur
diront, un jour, ce que cette saga américaine a pesé dans la construction
sociétale, sociale, politique et économique des jeunes gens nés en 1977 et
après, puis de ceux de la génération Harry Potter et celle du Seigneur des
Anneaux. Nier ces phénomènes sociétaux, ou en sourire de façon
condescendante, revient à renvoyer à la poubelle l’enseignement de
Georges Duby, de Michel Vovelle et de Maurice Agulhon. Il n’est pas
question de faire une réduction ou une caricature par ce rapprochement
entre la saga hollywoodienne et la trajectoire macronienne, qui plaquerait
de façon absurde le paysage mental d’une grande richesse du président de la
République à la fantaisie héroïque de la guerre des Étoiles. Il est
simplement de la première rigueur historique de constater que nous n’avons
pas encore les outils méthodologiques pour mesurer l’influence que la
culture télévisuelle, cinématographique, musicale, bédéphile peut-être, du
jeune Emmanuel Macron, en plus de ces humanités impeccables et toujours
mises en avant, a pu avoir sur sa représentation du monde et de ses rapports
de force. Reconnaître cette incapacité de mener une enquête d’historien
aujourd’hui sur ce phénomène n’interdit en rien de supposer que ces
éléments constitutifs de son panthéon intime seront un élément de
compréhension essentiel du personnage dans vingt ou trente ans. Aima-t-il
réellement Johnny Halliday ou adopta-t-il une pure posture de circonstance
politicienne lors de son décès et du discours qu’il prononça en son honneur
le 9 décembre 2017 ? Pourquoi serait-ce anodin ou d’ailleurs sans
conséquences politiques de savoir quel Johnny l’a marqué, l’a impressionné
?
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
L’ÉTRANGE VICTOIRE…
Ni droite ni gauche, l’extrême centre
Une longue histoire politique des abus
du pouvoir exécutif sur la souveraineté législative
Comment le centre peut-il extrême ?
CHAPITRE 2
DE L’ANCIEN RÉGIME À LA NAISSANCE DE LA RÉPUBLIQUE :
TRACES ARCHÉOLOGIQUES DE L’EXTRÊME CENTRE ?
Préhistoire des girouettes et de l’extrême centre
au temps des rois
La Fronde au XVIIe siècle ou le prix du ralliement…
La monarchie détraquée après la guerre de Sept Ans
(1756-1763).
La Révolution ou l’entrée en scène du Janus bifrons
L’invention d’une troisième voie, ni patriote
ni monarchiste
La loi martiale contre la manifestation pacifique,
le divorce de l’été 1791 entre le légal et le légitime
1793-1794 Robespierre ou le centre
contre citra- et ultra-révolutionnaires
CHAPITRE 3
THERMIDOR OU LA DÉMOCRATIE EN MARCHE ARRIÈRE…
La réaction à la place de la politique…
Thermidorien et tourne-veste : même combat
L’An trois, année de la langue de bois
Comment l’opinion se fait-elle manipuler ?…
À la conquête du centre exclusif
CHAPITRE 4
LE DIRECTOIRE : DE LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE
À LA COURSE DE BONAPARTE
Inventer la marche comme métaphore de la politique
« Entre deux chaises, le cul par terre » ?
Le Directoire, ou la République du juste milieu des élites
1795-1799 la Première république du centre
L’invention de la distinction « pays légal pays réel »
comme remède au girouettisme d’État
Le Centre devient une idéologie et une politique
La logique implacable du pouvoir exécutif fort
1798 : la fabrique du jeune homme providentiel
Bonaparte, ni bonnet rouge ni talons rouges
mais tout en même temps
1800 : Les premiers Cent Jours
ou la Main de fer dans un gant de velours
CHAPITRE 5
L’EXTRÊME CENTRE FACE À SON PÉRIL JAUNE :
1815, 2019
Avril 1814 : les « Judas » entrent en scène
Refarder la fidélité uséecommence sa rébellion permanente
Un grand succès éditorial, le Dictionnaire des girouettes
La queue de la girouette. Le petit homme jaune
n’est pas mort…
Puis vinrent les cumulards…
1830, et l’Histoire recommence ses bégaiements, avec
le Canard royal, le premier d’une lignée déchaînée
Pas de girouettisme institué sans montée du populisme,
c’est la règle de base de la politique
La réponse du centre,
et la réinvention de la modération
Regnault de Warin, penseur de la « modération » ?
La dernière charge d’actualité du Nain jaune
CHAPITRE 6
LE MACRONISME EST-IL UN EXTRÊME CENTRE
COMME LES AUTRES ?
Acte I : la Révolution… en marchant
L’extrême centre
et ses trois principaux marqueurs dans Révolution
Acte II : printemps-été 2017. L’extrême centre héroïque
Des détails vestimentaires aux symboles de la République
les plus forts, l’extrême centre contrôle le réel
et l’imaginaire
Du président citoyen au président mitoyen
Acte III : les vœux de janvier 2019. L’extrême centre
sous son vrai visage : l’État d’exception permanent
Acte IV : la crise de l’extrême centre
ou la fuite vers l’ordre sécuritaire
Acte V : au bon vouloir du président ? Des vœux
du 31 décembre à la convocation d’un débat national,
la crise en marche
CONCLUSION
2002 2022 : LA FRANCE EN EXTRÊME DANGER
Qui est Emmanuel Macron ?
Un homme de sa génération
En marche à reculons de l’histoire, vers 2022 ?