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collection

L’esprit libre
L’EXTRÊME CENTRE OU LE POISON FRANÇAIS

Dans quel régime vivons-nous depuis le printemps 2017 ? La question est


légitime tant l’interprétation que fait le nouveau président des institutions
de la Ve République vise à renforcer le pouvoir exécutif et le système de
l’état d’urgence quasi permanent.
En se plaçant au-dessus des partis, Emmanuel Macron abuse d’une
formule éprouvée depuis 1790 puis 1793, et lors de chaque crise politique
française grave, en 1795, 1799, 1815, 1851, 1940, 1958 et finalement en
2017-2019. Le pouvoir exécutif, en la personne d’un sauveur, tente de
supplanter le pouvoir législatif que l’on décrédibilise en exagérant son
inefficacité ou son éloignement du peuple, au risque de fragiliser la
démocratie représentative. En adoptant la modération, celle du juste milieu,
qui est censée réparer les excès des députés, un centre politique, semblable
et différent selon les générations, s’invente lors de chaque crise. La saison
des tourne-veste répète les mêmes recettes depuis deux cent trente ans, de
1789 à 2019.
La vie politique française, malgré ce qu’en dit toute une tradition
historiographique, n’est pas bloquée par une lutte handicapante entre droite
et gauche, mais par un poison: celui d’un extrême centre, flexible, prétendu
modéré mais implacable qui vide de sa substance démocratique la
République en la faisant irrémédiablement basculer vers la république
autoritaire. Le macronisme n’est pas une Révolution : c’est une vieille
histoire.

Pierre Serna est professeur d’histoire de la Révolution française à


l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut
d’histoire de la Révolution française. IHMC.
DU MÊME AUTEUR

Antonelle, Aristocrate révolutionnaire – 1747-1817, préface de Michel Vovelle, Paris, Éditions du


Félin ; rééd., 2017, Arles, Actes Sud.
e e
Croiser le fer. Culture et violence de l’épée dans la France moderne (XVI -XVIII siècles), en
collaboration avec Pascal Brioist et Hervé Drévillon, Seyssel, Champ Vallon, 2002.
La République des girouettes – 1795-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de
l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
Fratelli di francia. Storia e Storiografia di une rivoluzione divenuta repubblicana (1792-
1804),Milan, Gerini Associati, 2013.
Republics at War, 1776-1840 : Revolutions, Conflicts, and Geopolitics in Europe and the Atlantic
World (1760-1840), en collaboration avec A. de Francesco et J. Miller, Londres, New York,
Palgrave, MacMillan, Basingstoke, 2013.
L’animal en République. 1789-1802. Genèse du droit des bêtes, Toulouse, Anacharsis, 2016.
Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), Paris, Fayard, 2017.
PIERRE SERNA

L’extrême centre
ou le poison français

1789-2019

CHAMP VALLON
© 2019, Éditions Champ Vallon 01350 Ceyzérieu
ISBN 979-10-267-0675-5
Comme tous les livres écrits et à écrire, ces pages sont dédiés à mes trois enfants, Marie-Lou,
Balthazar et Simon.
Ils me tiennent droit. En les regardant, je vois le socle de ma conscience politique, ma raison de
résister. Elle et Ils incarnent l’optimisme du futur.
À Jipé Haut qui se reconnaîtra…
À Sabine, Guillaume et Virginie dont l’intégrité et les longues discussions sous le soleil écrasant de
Corse, durant l’été 2017, au moment du macronisme héroïque, lorsque seul l’astre du ciel était
jaune… m’ont poussé à écrire cet essai.
À Patrick Beaune, directeur des Éditions Champ Vallon, sans qui le paysage éditorial de l’histoire
moderne et contemporaine serait plus triste et moins foisonnnant. À sa ténacité, à ses relectures, à
son audace, à son courage.
À Nobutaka Miura, inlassable défenseur des idées et des pratiques démocratiques, infatigable
passeur de concepts entre Tokyo et Paris et inépuisable constructeur de l’amitié franco-japonaise,
Sans l’œuvre de Zeev Sternhell, découverte grâce à mon frère aîné Joémile, qui m’offrit lorsque
j’étais en classe de première, à 16 ans, en 1980, La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines
françaises du fascisme (paru en 1978), mon parcours intellectuel aurait été différent. Que le
professeur de l’Université de Jérusalem, amant de la démocratie et amoureux de la France des droits
de l’homme, trouve dans les pages qui suivent l’expression de ma reconnaissance profonde et
admirative.
À Eduardo Carrasco, chanteur et compositeur de Quilapayun, le premier par lequel j’ai compris
que toute dictature se combattait par la culture, à Tulle en 1974, en le découvrant, enfant émerveillé.
À notre rencontre, grâce à Simon et Maurizio, quarante-cinq ans après, en 2019, place de la
Sorbonne.
À Émile et Rirette Serna enfin, qui m’ont appris, lors d’interminables voyages en Peugeot 404,
modèle familial, les chansons de résistance espagnole de Paco Ibanez.
INTRODUCTION

En marche ?
« Un pas de recul donne à voir le monde différemment »
Vieux proverbe chinois.

Mais dans quel régime vivons-nous ?


Nice, le 15 juillet 2017, un an après l’attentat qui a ensanglanté la
Promenade des Anglais provoquant la mort de 86 personnes et en blessant
458 autres. Lendemain du discours du président de la République française.
Un discours de haute tenue intellectuelle, toute d’émotion contenue, de
colère maîtrisée, de dignité évidente, de grande culture, avec la citation
discrète mais parfaite d’un vers d’Apollinaire, ancien élève du lycée
Masséna. La France continue de basculer sous le charme de son jeune chef,
pétri de talent et fort d’un ego impossible à dissimuler. Rien de tel que la
tragédie de la perte d’un être cher pour que la politique des émotions prenne
le pas et impose, de façon non moins efficace, l’autre politique, celle de
l’autorité sans partage.
Le matin même, l’accueil plus que chaleureux réservé au sulfureux et
controversé président des États-Unis, livrait une autre facette du nouveau
président, dans sa volonté de se mesurer à l’homme le plus puissant du
monde, tentant de le courtiser. Chacun a pu mesurer depuis l’échec de cette
politique. Diplomatie oblige ? Il était dit qu’il fallait apaiser et apprivoiser
le personnage. La suite de l’été et les sorties détestables de Donald Trump,
manifestant sa solidarité avec des Américains racistes, ont démontré le
caractère risqué de la démarche… sans parler de la suite. Le Projet
européen du président Macron encore plus en panne…
La veille encore, le jeune chef jupitérien de l’État venait de recadrer
sèchement le général de Villiers, humiliant publiquement le chef d’état-
major des armées. Il voulait démontrer qu’il était le chef des armées, certes
dans son rôle (le militaire doit se taire ou se démettre dans une République)
mais laissant entrevoir, par-delà l’acte légal, une volonté d’affirmer une
légitimité encore floue, un geste spectaculaire d’autorité ancrant sa
puissance réelle et symbolique. À ce moment de l’été 2017, Emmanuel
Macron sait que son élection n’est qu’un résultat par défaut. La majorité des
personnes ont voté pour lui afin d’arrêter le Front national et sa vague
brune, toujours présente, argument dont il a joué, dont il joue et dont il
jouera de nouveau, car il ne peut faire autrement. La République devait
apparaître sécuritaire, martiale, autoritaire, et redoutablement efficace, tout
en possédant la force de séduction d’un homme brillant aux talents
intellectuels remarquables. La République venait de s’incarner dans la
plupart des facettes de l’homme providentiel. Depuis, la violence
disproportionnée de la répression du mouvement des « gilets jaunes » et les
centaines de personnes blessées à vie, notamment par l’utilisation
outrancière des tirs de balles de défense le plus souvent à hauteur du visage,
ont dévoilé toujours un peu plus la nature d’un pouvoir qui se veut courtois
et policé sous les lambris de l’Élysée, au sommet de l’État, mais brutal et
policier au ras du sol, sous les canons à eau et multipliant les gardes à vues
pour simples faits de manifestation, avec des images qui ont choqué, telles
celles de ces lycéens à Mantes-la-Jolie agenouillés, humiliés, rappelant des
photos de républiques d’Amérique latine en d’autres temps…
La République est bien là. Les historiens savent cependant qu’une
République peut être autoritaire. Les exemples historiques ne manquent pas.
Dès l’origine à Rome, avec ses dictateurs, dans l’Italie de la Renaissance
avec ses condottieres, en Amérique latine avec ses caudillos. Les
Révolutions américaine et française ont inventé un palliatif à cela qui
constitue la modernité politique dans laquelle nous vivons encore, la
démocratie comme balance des libertés pour équilibrer le pouvoir exécutif
que ne manquent jamais de s’arroger les présidents des Républiques comme
un tropisme auquel ils ne peuvent et ne savent résister. Sans république, la
démocratie devient rapidement la démagogie de la délibération procédurale
et confuse. Mais sans la démocratie et nous vivons ce moment de crise
grave, la république dérive inexorablement vers son aspect autoritaire.
Cet essai interroge les conditions historiques du face-à-face entre pouvoir
exécutif et pouvoir législatif, en fouillant les fondations de la République
démocratique née de la Révolution française, esquissant une matrice
politique qui n’a fait que se rejouer tout au long du XIXe siècle, avant de
trouver, dans un long XXe siècle, une stabilité républicaine et démocratique,
jamais totalement acquise, toujours à défendre.
Poser les termes de la crise du politique et de l’essoufflement du modèle
démocratique aujourd’hui revient tout d’abord à bien distinguer la
République avec ses institutions, ses valeurs, son éthique, sa constitution, sa
légalité, et la démocratie avec ses libertés, ses manifestations, sa légitimité.
Aujourd’hui, il faut se demander dans quelle démocratie nous vivons et
quels sont les dangers qui la menacent et fragilisent la République par
contrecoup ?
Une République subtilement autoritaire a banalisé son état d’urgence en
l’intégrant dans la loi et rogne sans cesse sur des libertés individuelles et
fondamentales au nom de la peur et de la nécessité de se protéger contre le
terrorisme mondial qui frappe à nos portes. La tactique est imparable qui
consiste à durcir l’ordre policier au nom de la peur d’une menace
extérieure. Elle est rusée du point de vue de l’ordre public qui doit
s’imposer, en faisant l’unanimité. Qui oserait remettre en cause des mesures
d’urgence pour défendre le citoyen contre un complot fondamentaliste
visant les structures de notre Vivre ensemble ? D’une pierre deux coups.
Comment la raison d’État et la peur qu’elle construit (entre crainte légitime
et angoisse exploitée) peuvent-elles être aussi fortes pour que, sans cesse,
l’on accepte toujours davantage de technopouvoir, de surveillance «
télécamérale », bientôt de tous nos faits et gestes, aux dépens de nos libertés
et de notre autonomie citoyenne, de notre indépendance de personne ?
Dans quel état de mauvaise peur, mauvaise conseillère, vivons-nous pour
accepter ces manquements à nos libertés et entrer dans des formes de
consentement qu’un Hobbes avait théorisées, il y a de cela plus de trois cent
cinquante ans en 1651 dans le Léviathan ? Vous voulez la sécurité, vous
voulez être protégés par un pouvoir fort et armé ? Dans ce cas, vous devez
accepter de perdre une part de votre liberté et accepter en retour de votre
protection que l’État contrôle vos faits et gestes, rabote la vie démocratique
et ses partis au nom de leur inefficacité face aux menaces extérieures et
intérieures, … Jusqu’à ce que, dans cette atomisation de la société, chacun,
se retrouvant seul face à une nouvelle déclinaison du pouvoir et à la
déliquescence du tissu républicain, réagisse soit par la colère en enfilant un
gilet symbolisant la protection par la visibilité, soit par le refus de cet
autoritarisme doux envahissant qui étouffe la démocratie.
Quelle société voulons-nous construire ? Celle qui construit l’Autre
comme un potentiel danger et l’étranger comme l’étrange, celle qui perçoit
la personne qui vient d’ailleurs ou vit autrement comme une menace
globale ? Quand celui qui est différent n’est pas pauvre, il a une autre
religion ; quand il est sans papier, il est potentiellement délinquant, et quand
il est réfugié, il est virtuellement à mettre en quarantaine ; quand il est
jeune, il risque d’être fainéant, quand il n’a pas de travail, il n’a qu’à
traverser la rue pour en trouver, et quand il est un peu trop attaché à ce qui
fait son paysage mental, c’est « un Gaulois réfractaire » qui se plaint tout le
temps.
Est-ce ce pays que nous voulons ?
Est-ce à un professeur d’université à poser cette question ? À quoi sert un
historien de la Révolution aujourd’hui ? Un historien est-il légitime pour
évoquer le présent dans lequel il vit, sachant qu’il est payé pour être la
mémoire des autres et se cantonner à l’étude du passé ? Les réponses sont
plurielles. Puisque nous vivons dans une République démocratique dont la
matrice a été pensée et construite, de façon chaotique parfois entre 1789 et
1802, mais qui demeure notre socle républicain et démocratique, il est
possible de penser que tant que notre horizon d’idéalité repose sur les
principes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, ceux de
l’abolition des privilèges, ceux de la construction administrative de 1789 et
de la République de 1792, alors l’historien de la Révolution peut avoir une
réflexion à mener sur la politique d’aujourd’hui.
Avec prudence mais détermination, à l’ombre des leçons de Benedetto
Croce rappelant déjà, au XIXe siècle, que l’historien est un homme de son
temps, sans oublier en ce début de XXIe siècle de féminiser cette proposition,
l’historien-ne doit oser l’anachronisme-citoyen, sous l’impressionnante,
mais roborative autorité de Marc Bloch. Tout simplement, mettre son savoir
au service du public, de façon simple dans sa langue, jamais simpliste dans
ses comparaisons, toujours prudent, plus que sur l’objet de comparaison, sur
les conséquences dans le futur qu’il pourrait extrapoler. De fait, c’est un
constat, la Révolution française est partout dans notre vie et prend toute sa
place dans notre présent.
Les artistes s’en sont emparés de façon magnifique ces dernières années
au théâtre, au cinéma, dans le roman, jusque dans la bande dessinée. Joël
Pommerat, Pierre Schoeller, Bernard Yslaire, Denis Lachaud, Thierry
Froget, Éric Vuillard, Florent Grouazel et Younn Locard excellent pour
exalter « 89 » et « 93 » dans leurs fictions. Les médias ne cessent de
solliciter les historiens pour penser et comprendre l’actualité dans ses
origines contestataires et rebelles profondes. Les maires des 36 000
communes de France, soudain garants de la cohésion nationale mise à mal
au sommet de l’État par une politique qui déboussole une grande partie du
pays, se souviennent de la loi de novembre 1789 qui leur a conféré tant de
pouvoir et de responsabilité pour animer la politique et la vie des cités.
Quant aux hommes politiques, ils s’en repaissent, puisant à pleines citations
ou fines allusions dans la décennie Révolutionnaire. Le titre du livre
programme du président de la République porte le titre de Révolution, ce
qui en termes politiques dans la société française fait indubitablement
penser à 1789 et donc à son ambition à proposer un nouveau 1789 pour la
France, quitte à se faire attendre au moment crucial de rédiger une
déclaration des droits du vivant et de la nature, quitte à se faire attendre
pour abattre les féodalités, quitte à donner l’impression d’être le président
des riches, en défendant le vieux programme de la Monarchie de juillet, le
fameux « Enrichissez-vous » de Guizot, prononcé en 1843 et réinventé
opportunément, comme nouvel horizon d’idéalité à atteindre.
Même dans cette situation politique qui semble inédite, l’histoire de la
décennie révolutionnaire sert à comprendre plus que jamais le présent. Les
années 1789 ont inventé toutes les matrices des politiques possibles. La
monarchie constitutionnelle (1789-1791), la République en État d’urgence
(1792-1795), la République libérale conservatrice (1795-1797), les
premières formes de démocraties représentatives (1798-1799), la
République césarienne et jupitérienne (1799-1802) puis l’Empire, qui, peu
le savent, n’efface pas du sénatus-consulte qui le fonde, en mai 1804, le
terme de République. L’histoire ne se répète pas. Au contraire, elle
réinvente en permanence une forme de réel, mais se raconte ou s’imagine le
plus souvent, dans la justification du moment, son rapport avec le passé.
Pour consolider le présent, pour le légitimer, pour lui donner du sens, pour
rassurer.
En cas de repli et de frilosité, c’est la conservation du passé qui l’emporte
et la nostalgie politique d’un « C’était mieux avant ». Dans les moments de
souffle et d’espoir, c’est la rupture qui prévaut avec son émancipation
potentielle vers les jours meilleurs. Vieilles recettes mais d’une efficacité
redoutable et toujours aussi délicieuses à goûter, si cela n’était qu’un jeu
intellectuel d’universitaire dans sa tour d’ivoire. Le devoir civique impose
une autre place dans la cité, lorsque l’histoire est manipulée pour inventer la
tradition, pour faire croire à l’illusion de l’émancipation. L’historien doit
alors sortir de sa coquille et rappeler les faits du passé pour les confronter
aux résultats qu’ils ont induits directement ou non aujourd’hui. L’historien
doit engager son savoir dans un anachronisme civique, celui de la mise à la
disposition du plus grand nombre de ce qu’il a étudié pour que le passé ne
soit pas un argument politicien pour inventer le conservatisme, pour que le
futur ne soit pas une reprise masquée du passé. Nous sommes à ce moment
clé en 2019, en ce deux cent trentième anniversaire de la Révolution et
l’ensemble des questions que pose cette date.
Le président de la République a voulu la Révolution comme l’indique son
programme politique, réveillant un passé qui déborde l’actualité pour
s’imposer de nouveau comme un possible horizon du futur. Emmanuel
Macron a remis au centre du présent la Révolution. Tant mieux ou tant pis,
ce n’est pas le problème de l’historien. En revanche, en plaçant la
Révolution à l’ordre du jour, sa conception de sa Révolution, cela s’entend,
le jeune homme victorieux par surprise, en 2017, a réveillé toutes les
histoires et toutes les mémoires des Révolutions, redonnant aux historiens
de toutes les ruptures et fractures passées un nouveau rôle interprétatif. À
eux de l’assumer, à commencer par ceux de la décennie 1789-1799 qui
doivent bien constater que la Révolution n’est pas terminée. Puisque,
chaque jour, la République souffre du fait que tous ses enfants ne naissent
pas libres et égaux en droits, puisque, chaque jour, les inégalités sociales qui
constituent la seconde phrase méconnue de la déclaration des droits du 26
août 1789 (« Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur
l’utilité commune ») ne cessent de se creuser. Ces inégalités sans cesse plus
importantes déchirent le tissu de la démocratie, lacèrent le drapeau de
l’unité républicaine, réduisent en lambeaux le manteau de ce qui fut le rêve
de 1789 puis de 1792, lorsque la République fut fondée et que les grandes
lois sociales de protection furent votées par les députés de la Convention.
Pourtant, dans l’après-midi inondé de soleil du 14 juillet 2017, le verbe
macronien cristallise l’émotion et en fait une force de rassemblement,
incarnant l’unité de la nation dans son jeune corps à lui. Cet homme de
trente-neuf ans figure pleinement son rôle : il incarne celui qui se tient au
centre de tous les jeux, entre toutes les familles de la nation, entre les
différents clans politiques qui se sont déchirés et annihilés, entre les deux
présidents de droite et de gauche qui servent, durant la cérémonie de Nice,
de marqueurs du passé, l’ex-président normal, François Hollande presque
trop bronzé pour la circonstance, l’ancien président Nicolas Sarkozy, d’une
pâleur qu’on lui ignorait pour le coup. Vieille droite, gauche dépassée par le
centre, campant une douleur résiliente sur laquelle le jeune homme, qui n’a
plus l’insouciance de ses trente ans et qui n’a pas encore l’âge du vétéran,
pose des mots émouvants.
Il incarne l’homme parfait pour un centre sans concessions qui veut de
suite montrer son autorité. L’homme est idoine pour une politique, non sans
risques pour la démocratie parlementaire, non sans porter le danger au cœur
du pouvoir du compromis sans la compromission, clé de voûte de toutes les
libertés modernes et pluralistes, et définition d’un régime de droit, comme a
dû le lui enseigner Paul Ricœur1.. Sa démarche politique consiste pourtant à
faire le vide autour de son jeune parti, la REM, en coupant les ailes
modérées de ses adversaires politiques, à faire du passé des autres
formations politiques table rase, du moins dans ses prises de parole. Y a-t-il
péril en la demeure républicaine ?
Après tout, que devrait redouter le pays d’un homme providentiel, rêvant
d’héroïsme, affirmant remettre en marche la nation ? Mais vers où ? Vers
quel modèle de société ? En France, le président de la République est le
détenteur du pouvoir exécutif, de par les pouvoirs qui lui sont conférés par
la constitution de la Cinquième République, taillée à la mesure du général
de Gaulle son fondateur après le coup de force de 1958, il y a soixante ans.
Emmanuel Macron, brillant produit de la haute fonction publique, connaît
ses institutions par cœur et sait le pouvoir dont il jouit. Comment veut-il
s’en servir ? Quelle structuration et déstructuration de la société française a-
t-il en tête à ce moment de l’été 2017, lorsqu’il courtise le président
américain dont il sait qu’il est détesté depuis de longs mois par l’ensemble
des démocrates américains, et dont la grossière singularité tranche tant avec
l’élégante intelligence de son prédécesseur, Barack Obama ?2. Ne connaît-il
pas le programme liberticide de celui à qui il déroule le tapis rouge ? Qu’en
est-il un an et demi plus tard en pleine crise de ce qui restera comme le
moment des « gilets jaunes » au printemps 2019 ?
Une chose est certaine en 2017. Il veut changer la France et la France est
en train de changer, a changé, en 2019. Entre colère, esprit de complotisme,
crainte du lendemain, espoir de changement, vigilance silencieuse mais
réelle contre l’attaque terroriste aveugle, la France poursuit de façon
chaotique son chemin, peut-être de façon moins préoccupante que d’autres
pays européens, attirés par la face sombre de la politique contemporaine : la
démocratie populiste versant dans le césarisme…
La France baigne entre inquiétude profonde devant la montée des
extrêmes droites mondiales et une Angleterre qui s’enfonce dans un Brexit
niant cruellement son destin européen. Les repères s’estompent, les doutes
surgissent, les questions demeurent sans réponse, replongeant le pays dans
la peur du cauchemar des années trente. Et le président dans tout cela ? Le
jeune homme brillant a laissé la place à une figure plus ridée, déjà vieillie
pour qui l’observe attentivement. La tâche doit être écrasante mais il se l’est
imposée lui-même. Est-il un bouclier, comme il le prétend, contre la vague
brune ? Ou bien un acteur participant à cette déstabilisation, jouant du vide
de la gauche et de la droite traditionnelle pour mieux tenir son pouvoir et
l’étendre, confortant ses prérogatives, jouant à merveille des simplifications
: ou lui ou le fascisme nouveau et sa tsarine bleu marine, ou lui ou
l’anarchie d’un populisme de gauche au travers de celui qu’il laisse
présenter en Chávez français ?
Qui ne dit rien consent. Et la décennie 1789-1799 demeurant la matrice de
notre République démocratique, il est presque du devoir de l’historien des
Révolutions d’assumer avec ses outils intellectuels et sa rigueur une
position citoyenne. Ce livre constitue une tentative pour aider à comprendre
une situation incompréhensible parce que trop longtemps invisible dans
notre histoire : celle de l’extrême centre.

Capicciole, Orléans, Nice, salle d’attentes infinies gare d’Austerlitz, Paris, Institut
d’histoire de la Révolution française. Été 2017-Hiver 2019.
1 Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique, Entretiens et dialogues, Paris, Seuil, 2017.
2 Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO Pocket, 2017.
1:
L’étrange victoire…

Ni droite ni gauche, l’extrême centre

La tragédie contemporaine du terrorisme et la contre-réponse du pouvoir


exécutif auraient-elles une origine profonde à découvrir dans l’histoire de la
Révolution ? Et pourquoi pas dans les deux zones d’ombre dont on parle
moins officiellement en France, mais dont le succès au sein de l’espace
public qu’est devenue la planète internet exprime la puissance dans
l’imaginaire français : Napoléon et la Vendée. Pour l’historien, il y a là deux
entrées efficaces pour comprendre ce qui se joue ici et maintenant et pour
déjouer les risques de ce que l’on nomme désormais l’extrême, au moment
de définir les origines lointaines du macronisme dominant et de ses racines
à la longue nocives au sein des institutions de la République démocratique.
L’histoire consiste à faire comprendre le passé, ne cesse-t-on de répéter,
parfois de façon convenue. Le contraire est suggéré dans ces pages. Le
présent constitue la porte d’entrée privilégiée pour saisir le passé. En
canalisant l’anachronisme, plutôt que de présupposer l’obsession de la
recherche d’une vérité du passé qui échappera tout le temps, ce qui
n’empêche pas d’avoir à parfaire en permanence son érudition des faits
advenus et sa rigueur d’honnêteté au moment de les restituer, l’historien-
citoyen tire du présent les questions qu’il pose au passé, reconstruit ce qui a
eu lieu et, par là même, repose au retour de son voyage au pays de l’avant
des interrogations dérangeantes, voire iconoclastes dans le monde présent.
Ainsi, si l’on considère la longue histoire des guerres de religion en
France, depuis le XVIe siècle entre Catholiques et Protestants, puis durant la
Révolution française entre contre-révolutionnaires et républicains, et que
l’on fasse l’effort de penser les formes de guerre de religion qui se jouent
aujourd’hui, au travers de ce qui est nommé le terrorisme, alors nous
pourrons mieux comprendre en retour ce qui se passe à deux moments clés
de la Révolution et du Consulat naissant, Bonaparte arrivant au pouvoir3..
La terreur s’éclaire différemment et le pouvoir du Premier consul sévissant
après l’attentat de la rue Saint-Nicaise, premier attentat contemporain, c’est-
à-dire première attaque aveugle contre des passants innocents, à la bombe,
dans un espace urbain, perpétré par un groupe de droite extrême, composé
de fanatiques catholiques, des personnes radicalisées, venues de la
périphérie française, peut se lire de façon nouvelle. On saisit mieux la façon
dont ceux qui détiennent le pouvoir vont vouloir accaparer, à un moment
donné, toutes les potentialités qu’offre le bras armé des forces militaires,
gendarmes, soldats, et des forces civiles des polices, pour éradiquer cette
lutte contre celui qui est dénoncé comme l’ennemi à abattre à la périphérie
du monde civilisé, à la frontière d’un monde « sauvage », à l’époque la
Vendée. Dans ces moments d’attaques terroristes, il est normal que les
tenants du pouvoir désirent de toutes leurs forces créer autour d’eux une
union nationale, un cercle de citoyenneté exclusive qui ne donne à voir
aucun signe de faiblesse ou d’opposition, frappés de suite du soupçon de la
trahison, du défaitisme ou du mauvais patriotisme.
Dans ces conditions aussi, pour ceux qui ont le pouvoir dans la crise, il
faut éradiquer toute dichotomie qui constitue la tension vitale des
démocraties entre conservateurs et progressistes, la rendre caduque et la
faire passer pour stérile et contreproductive au regard de l’urgence et des
impératifs de la situation. Il faut se placer au-dessus des partis de gauche et
de droite pour avoir une vue plus juste, plus neutre et plus englobante de
l’ensemble de la société et l’imposer comme un rajeunissement de la vie
citoyenne. Il faut unir ses forces au centre de l’échiquier politique, se
retrouver au milieu d’un grand tout protecteur, rassurant, bien sous tous
rapports, et s’y reconnaître en la personne du chef. Le plus souvent ce sont
de jeunes hommes providentiels. Louis Napoléon n’avait pas quarante ans
quand il fut élu président de la République et saisit la première occasion
pour s’emparer du pouvoir et sortir le pays du désordre selon lui, en
devenant acteur d’un coup de force contre la République et empereur
autoritaire… Le futur empereur autoritaire avait l’âge du président Macron
en 2017.
Or, depuis des décennies, des spécialistes d’histoire et de sciences
politiques françaises ne cessent de poser comme corrélat de leur
démonstration que la Révolution française n’a pas fait qu’inventer la
République démocratique, elle a surtout provoqué la guerre civile
permanente française, clivant durablement le pays4.. La France serait
divisée entre une droite et une gauche, en un combat parfois riche d’idées
mais également stérile au moment de dépasser les oppositions pour qui veut
agir et faire bouger le pays, le réformer. Les Français seraient toujours
désunis, de façon parfois manichéenne, entre une gauche naïve et
dangereuse dans sa radicalité à vouloir l’égalité avant la liberté, et la droite
la plus bête du monde dans son conservatisme petit-bourgeois et le plus
souvent provincial. La fracture française serait handicapante, opposée au
pragmatisme des modèles anglo-saxon ou allemand, ayant dépassé les
clivages idéologiques au nom d’une real politik, ou d’un gentlemen’s
agreement s’appliquant à tous, de façon utilitariste. Bloqué dans son
idéologie de droite ou de gauche, le peuple français serait dans
l’impossibilité d’entrer dans une modernité libérale, exigeant de se
déprendre de la culture catho-provinciale-élitaire de la droite et de la
militance laïco-urbano-égalitariste de la gauche. Et si cette vision commode
du conflit français masquait une autre réalité, au cœur de cet essai, et si ce
duel fratricide, cachait une autre réalité, une troisième force ?

Une longue histoire politique des abus du pouvoir exécutif sur la


souveraineté législative

La France s’use depuis deux cents ans, à intervalle régulier, non de cet
affrontement droite gauche, mais de la surpuissance de son extrême centre,
difficilement visible. Les pages qui suivent servent à expliquer pourquoi.
Ainsi et de façon mécanique, ce centre exclusif, dans les crises historiques
qu’a traversées le pays depuis deux cent trente ans, est toujours parvenu à
accaparer le pouvoir qui compte, celui de l’exécution des lois, celui de
l’application de la norme, le pouvoir exécutif. Ce centre n’est pas celui de
l’espace des parlementaires, mais celui du pouvoir administrant, celui du
gouvernement et des affaires de l’État, celui où se prennent les décisions, où
sont actionnées les courroies de transmission du pouvoir, des ministères au
département, de l’Élysée aux armées, du ministère de l’Intérieur à toutes les
polices, du Palais à tous les relais du pouvoir régalien. Ce centre est animé
par une élite française qui n’a pas besoin d’idéologie pour influencer et
faire vivre le pays. Lors de chaque crise, un homme, un groupe se détache,
qui porte trois caractéristiques qui sont le socle de cette tentative de
démonstration et la clé de lecture de la situation que nous vivons
actuellement, comme la déformation d’une forme de personnalisme
nouveau du pouvoir républicain, après d’autres figures, Robespierre,
Bonaparte, Louis Napoléon, de Gaulle prenant aujourd’hui la forme si
difficile à décrypter du macronisme.
Cet extrême centre, difficilement repérable, parce que toujours réactif à
une droite et une gauche qui doivent énoncer leur identité, là où il a besoin
de très peu de justifications, de principes, bénéficie par là même d’une
mobilité, d’une souplesse et d’une adaptabilité avantageuses, figures d’une
modernité révolutionnaire et portées par une capacité de transformation en
fonction de la situation nationale et diplomatique de la France.
Cet extrême centre ne peut exister que dans un régime parlementaire,
c’est-à-dire dans un régime qui valide l’existence d’un pouvoir exécutif
dans sa légalité, à la condition de le contrôler. Lors d’une crise, ce pouvoir,
qui devrait se contenter de n’appliquer que la loi, profite de ses prérogatives
pour tenter de se substituer à la légitimité du pouvoir législatif dont il tient
l’existence. Cette tension est ravivée ou apparaît lors d’un malaise exprimé
par les citoyens, traduit par les formes multipolaires d’un populisme se
réduisant en fin de compte aux « tous pourris, tous complices, tous
cumulards ». Le moment de crise discrédite lourdement les élus de la
nation, pour mieux faire valoir les hommes qui agissent pour le bien public
dans la sphère du pouvoir exécutif. Ceux-ci ont alors intérêt à se présenter
sous la bannière de l’apolitisme, seulement soucieux de faire gagner la
France là où les joutes stériles droite / gauche l’enfoncent dans un
passéisme rétrograde.
À chaque moment où la matrice parlementaire subit de façon répétitive et
différente une crise de confiance, renaissent des figures de cet extrême
centre, toutes particulières, toutes reproposant des solutions approchantes,
le coup de balai, le renforcement du bras armé du pouvoir, le
rassemblement autour de la figure providentielle et le dépassement des
clivages politiques. Ainsi en 1793, en 1799, en 1815, en 1851, en 1886, en
1958, puis en 2017.
Certains pourraient avoir l’impression que la situation était moins grave en
2017… peut-être ; l’avenir le dira. Et l’actualité de 2019, à la veille des
élections européennes dont ne peut tenir compte cet essai, face à la grave
crise que traverse le pays avec la colère des « gilets jaunes », a déjà changé
la donne par rapport à 2017. L’importance des enjeux s’impose à tous dans
un monde bouleversé de toutes parts, au point que le président Macron
doive sérieusement ou de façon provocante, en attendant révélatrice,
expliquer pourquoi il ne finira pas comme Louis XVI… Pirouette dont il a
le secret ou surgissement d’une angoisse plus profonde, sur la fragilité de sa
légitimité après une élection où la majorité des votants n’a pas tant voté
pour lui que pour faire barrage à l’extrême droite ? 1789-1793-2019, quels
rapports ?
Pour l’historien qui tente de comprendre les structures profondes de la
République, les ressorts sont bien là qui font série dans le temps long et
construisent la validité du raisonnement historique, celui de la science des
probables et des suites continues, en fonction d’une matrice inchangée,
celle de la démocratie représentative. En France, de façon désespérément
lancinante, en une répétition souvent triste, dangereuse parfois, mortifère
plus rarement, l’histoire a montré comment les sauveurs se transforment en
apprentis dictateurs ou chefs d’État liberticides, empiétant presque toujours
sur les prérogatives strictes du pouvoir législatif. Tant que la France ne sera
pas sortie de cette culture du pouvoir exécutif et ne sera pas parvenue à
l’âge du parlementarisme apaisé, celui du dissensus intégré comme voie
démocratique du règlement de conflit, sel de la République, le danger de
l’extrême centre planera ainsi que celui des autres extrêmes qu’il fortifie,
comme miroir déformant de sa réalité.
Ne désespérons pas du futur. Des forces démocratiques peuvent se
ressaisir, la gauche de transformation sociale et de défense démocratique
peut se réinventer, une droite républicaine peut renaître, un nouveau
civisme peut refonder un programme de redistribution des richesses, de
partage des décisions, de remise en valeur des biens communs et de la vie
politique locale, de remise au centre des plus démunis, pour reconstruire
une société plus solidaire, une République sociale avant une République
libérale.
Ce livre n’est pas un ouvrage de circonstances. Il est né d’une réflexion
sur l’œuvre poursuivie de Zeev Sternhell, de 1978 à 2019, de La Droite
révolutionnaire jusqu’à l’évocateur L’Histoire refoulée. La Rocque, les
Croix de feu et le fascisme français5.. Depuis quarante ans, l’historien
israélien soutient avec force arguments, malgré les polémiques autour de
ses ouvrages, qu’il aurait existé non pas trois, mais quatre droites dans
l’histoire de France structurée après 1815. Il revenait à René Rémond
d’avoir fondé ce classement en trois branches, éclairant cette famille de la
droite si importante dans la vie politique française. Une droite légitimiste,
nostalgique de l’Ancien régime, catholique traditionaliste, royaliste,
provinciale et fidèle aux Bourbons. Une autre droite composée par les
Orléanistes. Modernes, ils prônent une société fondée sur la liberté
individuelle et les règles du marché libéral, la structure politique étant
assurée par une monarchie constitutionnelle. Une troisième droite attirant
les anciens fidèles de l’empereur, nostalgique d’une France martiale et
glorieuse de ses succès. Cette droite se fonderait sur le socle rural d’une
France attachée aux acquis de la Révolution, à la recherche d’un chef,
capable d’incarner le pouvoir exécutif et d’assurer la sécurité à tous les
Français6.. Avec force intelligence et une belle insolence, Zeev Sternhell
allait déstabiliser ce bel ouvrage remettant en cause fortement cette
tripartition, proposant et découvrant une quatrième famille : la droite
révolutionnaire. Frondeuse, ouvrière et petite-bourgeoise à la fois, populaire
et populiste, anticapitaliste, antiétrangère, antisémite, violente, outrancière,
prête à renverser le pouvoir. Urbaine, cette droite-là remettait en cause les
frontières établies des groupes définis par René Rémond. Rurale, elle était
brutalement aintiétatiste. Une vive polémique commençait, qui dure encore
et a pris un autre tour au fur et à mesure que les enquêtes du professeur
israélien ont éclairé en amont les origines des antilumières, et en aval les
conséquences européennes du fascisme qui serait né en France. Il faut
rendre hommage à l’intégrité du professeur René Rémond, qui quelques
semaines avant son décès reconnut la validité de l’hypothèse des recherches
de Zeev Sternhell. Désormais le débat, toujours autour des travaux
roboratifs du professeur de Jérusalem, porte sur l’autre question brûlante du
lien entre la droite révolutionnaire française et le fascisme italien, autre
crime de lèse-francité toujours en question7.. La droite révolutionnaire,
oxymore performatif, allait germer en moi et vingt-cinq ans plus tard allait
m’aider à penser et définir le concept de l’extrême centre.

Comment le centre peut-il extrême ?

S’appuyant sur ces acquis, et fort de cette audace, je partis sur les chemins
d’une autre histoire dérangeante au début du XXIe siècle attiré par un article
d’Alphonse Aulard, premier titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution
française en Sorbonne en 1886, écœuré par les jeux politicards de la
Troisième République essoufflée après la Première Guerre mondiale, et
demandant à un historien du futur d’écrire l’histoire des girouettes. Voilà
presque quinze ans, j’écrivis cette histoire des tourne-veste, naissant avec
notre modernité politique entre 1789 et 18158.. Au gré des bourrasques et
des changements politiques, tout un personnel politique avait survécu selon
le mot de Sieyès qui s’y connaissait bien et avait accumulé, malgré vents et
marées, postes, fonctions, médailles et positions de commandement dans
l’appareil d’État français, républicain, impérial ou royal. Plutôt que de poser
un jugement moral sur ces revirements intéressés, je me suis intéressé au
système de fonctionnement de la politique et des institutions françaises qui
permettaient à une élite de toujours garder et conserver le pouvoir, voire de
s’y accrocher quels que soient les changements de régime ou de cap
politique. J’en suis venu à délimiter des éléments récurrents de ces postures
changeantes, l’entre-soi de la justification et des discours modérés qui
cachent de subites et violentes volte-face, la recherche systématique des
places dans la machine du pouvoir exécutif et son bras armé. Le concept est
apparu progressivement.
La notion d’extrême en politique renvoie aux idées et aux pratiques
radicales de la gauche ou de la droite outrancières, là où s’expriment les
conceptions les plus tranchées d’un point de vue conservateur ou
révolutionnaire. Caractérisés par leur intransigeance, ces extrêmes sont
soutenus par des minorités, toujours à la marge du jeu normal des
institutions régulées qu’elles rejetteraient, parce que incapables, au nom de
leur pureté idéologique, de s’intégrer au jeu raisonnable de la succession
des majorités, acceptant le compromis comme forme de la vie politique.
Ces groupuscules extrémistes peuvent grandir selon la conjoncture,
profitant le plus souvent, soit de crises extérieures aux régimes en place et
incapables de répondre aux mutations imposées par de nouvelles données
économiques, par exemple une mondialisation en cours, soit répondant à
des dysfonctionnements internes aux institutions, le plus souvent une série
de scandales ou affaires d’État révélant les pratiques hors-la-loi des élites.
Alors est dénoncée la corruption de régimes essoufflés ou instrumentalisés
par des groupes dominants, se reproduisant, bloquant tout ascenseur social
et ayant perdu toute éthique du bien commun. Un discours commence dès
lors à se structurer, exclusif, englobant l’ensemble de la classe au sommet
de l’État, dans un « tous pourris » que les forces radicales appellent à
balayer dans un grand soir ou un petit matin aux conséquences radicales,
assumant d’autant plus leur posture à l’extrémité de l’échiquier qu’elles ne
veulent surtout pas être confondues avec les partis traditionnels,
Ainsi, en période d’instabilité micro-locale ou macro-mondiale, lorsque
les systèmes anciens ne parviennent plus à s’imposer auprès des
populations, exaspérées par l’incapacité des pouvoirs législatifs ou exécutifs
à leur apporter des solutions concrètes pour l’amélioration de leurs
conditions de vie, des figures dites extrémistes peuvent proposer des
solutions alternatives qui les ramènent au premier plan, loin de la périphérie
où elles se trouvaient confinées, dans une forme de marginalité en France, à
partir de 1975, puis agravée dans les années 1990-2000. Une crise profonde
et durable survenant, ces extrêmes reviennent au centre du jeu politique de
la cité, au grand dam des meneurs raisonnables qui les dépeignent alors
invariablement sous les traits du populisme démagogique ou du
démagogisme populaire, que l’on essaie de confondre pour persuader
l’opinion que les extrêmes se touchent. Les déclassés de la veille se
retrouvent, grâce à un capital d’intégrité que leur isolement préservait, sous
les feux de l’actualité, occupant tout à coup l’espace médiatique qui leur
était jusque-là refusé9..
Commencent alors des périodes d’intensification du débat politique,
caractéristiques des temps de bouleversement de régimes où les conflits
d’idées et de personnes induisent des clivages et des formes plus agressives
de la confrontation politique, les deux extrêmes se trouvant directement
opposés et les partis traditionnels tentant de reconquérir l’espace d’opinion
publique en durcissant à leur tour leur rhétorique, quitte à venir piocher
dans le programme de leurs gauche ou droite radicales.
Ensuite, lorsque le moment d’émergence de ces radicaux est passé, une
fois la déliquescence de l’ancien système actée, la gestion de la durée
devient l’authentique épreuve de vérité pour ces « extrémistes », placés à
leur tour dans la machinerie politique et forts de leurs premiers mandats
électoraux, devant apprendre le pragmatisme de la politique locale,
nationale ou européenne avec ses arrangements, voire ses combinaisons10..
À mesure que la perspective du pouvoir se précise pour ses forces
extrémistes (qu’elles assument ce terme ou tentent de s’en dépêtrer,
comprenant sa dimension stigmatisante), leurs opposants, ceux qui
défendent la « raisonnabilité » du système, se trouvent en face d’un défi
nouveau. Se réformer de l’intérieur et se régénérer pour exclure ceux qui
constituent objectivement des brebis galeuses par lequel le scandale a
explosé, ou se réinventer sous une forme nouvelle qui aurait l’avantage de
l’originalité tout en conservant autour de soi les nouveaux convertis à cette
refondation inédite de la politique.
Durant ces mêmes périodes de bouleversements, de mutations et de
reconfigurations des forces politiques, les tenants du pouvoir exécutif ou
législatif ne demeurent pas inactifs. À la recherche d’une légitimité perdue
ou à reconquérir, ils stigmatisent à leur tour les forces centrifuges qui
déchirent, de part et d’autre, la toile de la politique. Ces moments se
caractérisent par une réprobation commune des attitudes jugées outrancières
et volontairement confondues dans le même discrédit. Il en va ainsi des
royalistes ou démocrates, durant la Révolution, royalistes ou anarchistes
sous le Directoire, gauchistes ou frontistes, bruns ou rouges, aujourd’hui,
tous se vaudraient, en dansant sur le volcan, dont ils espèrent l’explosion, là
où « les honnêtes gens », plus ternes mais plus responsables, tout empreints
de la chose publique, œuvreraient à la conservation d’un système cherchant
toujours la paix salvatrice plutôt que l’affrontement destructeur.
Il n’est pas rare durant ces périodes de fragilité des institutions que la
police, largement sollicitée, aide alors à découvrir fort opportunément les
complots préparés par ces extrémistes. Ces derniers font le jeu, dit-on de
menaces extérieures au pays et sont présentés sous le visage de terroristes.
Du militant radical au potentiel criminel attaquant les intérêts de l’État, le
glissement s’opère, comme l’affaire des prétendus terroristes de Corrèze l’a
démontré récemment11.. Il n’est surtout pas rare dans ces moments que la
police, surmenée par la menace une attaque extérieure et débordée par les
manifestations de citoyens en colère contre un système qui les réduit à des
dominés, exclus de toute décision, multiplie les bavures et mette en place
une violence d’État hors de proportion avec les registres fermes mais
pacifiques des manifestants. Les médias, selon leur intérêt, leur intégrité et
leur professionnalisme, peuvent alors soit souffler sur les braises, la
dramatisation demeurant un argument de poids vendeur, soit jouer le jeu
d’un pouvoir inquiet d’assister à la montée d’une colère qui se traduit par le
rejet des institutions classiques, ou enfin prendre parti, fait et cause pour les
populations d’invisibles soudainement occupant l’espace de protestation
public. Dans tous les cas, il est quasi impossible pour ces moteurs
d’information de demeurer dans la neutralité.
Les mouvements radicaux retirent sur le moment ou en tireront dans
l’Histoire une légitimité intellectuelle inespérée et, le plus souvent, une
motivation supplémentaire pour eux et leurs successeurs. Il n’est pas rare
dans ces périodes que ces forces radicales multiplient les écrits, les
explications, les moyens de diffusion de leurs idées pour les rendre
compréhensibles, accessibles mais surtout pour se défaire de la gangue de
dangerosité extrémiste que les forces politiques en place tentent de leur
accoler pour détourner le plus grand nombre de choisir « l’aventure
politique et le risque de l’inconnu », plutôt que la sagesse du choix
raisonnable et habituel. « Moi ou le chaos » c’est la genèse de l’extrême
centre, et sa parole fondatrice.
Trois éléments structurent cette partie longtemps restée invisible de
l’iceberg politique, l’extrême centre, dont le bout dépassant donnait
l’impression à la gauche et à la droite de dominer tout l’espace, sans voir la
partie cachée de sa réalité et de sa puissance agissante.
Quels sont ces trois éléments qui définissent l’extrême centre sous lequel
nous vivons aujourd’hui depuis 2017, après d’autres expériences
précédentes mais jamais nommées ainsi.
La modération est un élément structurel de ce centre. Face aux querelles,
aux exagérations de langage, aux embardées rhétoriques qui doivent
permettre de localiser chacun de part et d’autre de l’échiquier politique, le
centre oppose calme, tempérance, sérénité et modération. Médiatiquement,
le visage du quadra impeccable sous tous rapports. C’est sa marque de
crédibilité extérieure. Se distinguer par le sang froid, le choix des mots qui
refusent la surenchère du jeu politique ou des joutes stériles dans les
assemblées politiques. L’austère économie de la parole, stoïque, prévaut. La
République du centre se veut laconique12.. Le style écrit et oral de celui qui
prétend être au centre se doit d’être un juste milieu de la langue française
qui ne manque pas d’artifices à la disposition de celui qui veut démontrer sa
pondération, sa tranquille intelligence, résistant à toute forme de
provocation. Il doit démontrer son calme dans la tempête. Sur son Olympe,
là où il se trouve, nul ne peut aller le chercher.
En retour cette posture de sagesse permet de dénoncer régulièrement ceux
qui sont repoussés aux limites de l’échiquier comme les pousse-à-bout, les
va-t-en-guerre de la politique, forcément démagogiques, ou obligatoirement
aigris, ceux qui n’ont que la radicalité outrancière à opposer au calme
raisonnement de ceux qui ne se laissent pas emporter par les gesticulations
populistes.
Le girouettisme est le deuxième pilier fondateur de ce centre. Dans le
sauve qui peut de la crise politique et de ses pratiques dénoncées, l’extrême
centre, profitant de la conjoncture pour se structurer, doit attirer, débaucher,
accueillir, réunir, réconcilier, proposer un nouvel espace aux nouveaux
convertis. Il s’agit de récupérer les acteurs déçus de la politique de la veille
et prêts à lâcher leurs anciens navires pour soit se réinventer une virginité
politique, soit se donner la possibilité d’un nouveau plan de carrière. Le
débauchage massif des anciennes forces politiques se fait au nom des
intérêts supérieurs de la nation, cela va sans dire, au nom d’une révélation
sur le chemin de Damas politique, sincère ou non. Les nouveaux venus
avouent leur insatisfaction, mais excusable par la personnalité du chef que
l’on rejoint et dont le charisme suffit à exonérer de la tromperie assumée.
On ne trahit pas, on découvre un nouvel homme qui a dessillé les yeux de
ceux qui l’attendaient sans le savoir. Évidemment ce girouettisme
chronique, de génération en génération, n’a point de peine à se légitimer
dans un monde frappé par la plasticité de la modernité : il n’y a que les
idiots qui ne changent pas d’avis. « Les idiologues » si le néologisme est
permis. Ceux qui ne comprennent rien au monde tel qu’il va dans sa
globalisation mercantile, ceux qui restent vissés, rouillés, verrouillés à une «
idiologie » rigide, ringarde désormais, inadaptée au réel, de droite ou de
gauche, c’est la même chose, ridiculisée, au nom de la valeur reine de cet
extrême centre jeuniste : le pragmatisme.
En effet tout l’enjeu de la légitimation de ses retournements de veste, qu’il
s’agit évidemment de nier, en prétextant que ce n’est pas la girouette qui a
tourné mais le vent, selon le bon mot d’Edgar Faure, expert en la matière,
consiste à mettre en avant la fameuse intelligence situationnelle, signe de
dynamisme de réactivité et de radicale nouveauté. Changer d’avis devient
un signe d’adaptabilité, de flexibilité, termes si prisés dans l’entreprise
performante censée devenir le modèle de la startup France.
Là se trouve l’art du machiavélisme rénové du macronisme actuel et
dominant dans les plus hautes sphères de l’État.
On saisit bien avec ces postures mouvantes un des principes fondateurs de
la politique moderne tels que l’auteur du Prince, Machiavel, l’a exprimé de
façon subtile pour toute la civilisation occidentale qui va suivre le XVIe
siècle italien. La politique est un calcul raisonné et permanent entre les
moyens et les finalités, sachant que les moyens peuvent être plus ou moins
avouables et plus ou moins licites en fonction de la finalité à obtenir. C’est
un constat que ne manquent jamais d’utiliser ceux qui sont pris en flagrant
délit de girouettisme éhonté, arguant toujours du fait de changer de stratégie
sans changer de moralité, changer de posture sans varier d’idéal, changer de
tactique sans changer de valeurs éthiques… Encore faut-il observer les
conditions historiques de ces retournements, les conditions dans lesquelles
ils s’opèrent et les finalités réelles qu’ils servent. Le plus souvent, les
stratégies de reclassement personnelles, les choix individuels d’espoir de
promotion, le choix égoïste de quitter un navire qui coule pour se placer
auprès du nouveau prince, prédominent et finissent par devenir des moyens
qui sont des fins en soi. Les crises politiques de 1795, 1799, 1814, 1815,
1851, 1940, 1958 et de 2017 le démontrent. Les ambitions personnelles, les
dynamiques collectives et moins culpabilisantes s’entrelacent de façon
complexe pour la conquête du pouvoir le plus fort, le plus fascinant, le plus
prestigieux, le plus dangereux : le pouvoir exécutif, tenu d’une main de fer
dans le gant de velours de la modération
Voilà le troisième point qui permet d’écrire sans hésiter pourquoi ce centre
est extrême : il se concentre sur le pouvoir exécutif. Il est action, il est agir,
il est verbe performatif, il est l’exécution de la loi par le contrôle de la
violence d’État, il est le contrôle de l’armée, de la police, de la gendarmerie.
Il incarne la puissance sur toutes les forces régaliennes, dans la garantie
républicaine de son action, quitte à négliger les forces démocratiques. Ce
pouvoir presque sans partage s’exprime d’autant plus que le pouvoir
législatif est muselé, contrôlé, au service du prince providentiel que la crise
a mené au centre, au-dessus des partis, ni à droite ni à gauche, dans un
ailleurs qui le protège des éclaboussures de la confrontation des idées et des
compromis… et à l’occasion, révélant son vrai visage, une fois bien
installé, et usant de son pouvoir plus ou moins limité, mais renforcé
désormais par le désarmement de toute opposition structurée hors du
pouvoir exécutif. La rigueur du commandement, la fermeté césarienne ou la
volonté jupitérienne peuvent alors s’exprimer ouvertement. Un ordre
nouveau s’impose, remplaçant un système ancien essoufflé. Celui de la
République En Marche (REM), portant une Révolution. Mais laquelle ?
Sans démocratie, sans action populaire repérable. Ne serait-ce pas cette
révolution passive, cette révolution subie dont parlait déjà Vincenzo Cuoco
en 1801, revenant sur l’échec cuisant de la Révolution napolitaine, faite
sans le peuple, en 1799, et virant au fiasco tragique d’une réaction
sanglante.
C’est sans compter sur la capacité contestatrice de Français qui ne
manquent pas de se réunir de façon étonnante, parfois déconcertante,
chaque samedi, inventant quand même, n’en déplaise aux puissants du jour,
une nouvelle sociabilité, une nouvelle politisation.
Cette précision apportée, le point doit être fait afin d’éclairer l’hypothèse
de l’enquête historique qui va suivre comme élément de compréhension du
présent politique en ce début de XXIe siècle.
Les prolégomènes de la réflexion posés, le voyage dans l’histoire de la
Révolution française comme matrice de toute la vie politique hexagonale,
jusqu’en 1815, puis de la Restauration jusqu’au printemps 2019, peut
commencer, pour comprendre et penser cet étrange, invisible et régulier
retour de l’extrême centre, depuis deux cent trente ans, empoisonnant la vie
démocratique de la France.
3 Denis Crouzet, Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de religion. Réflexions de deux
historiens sur notre temps, Paris, Puf, 2015.
4 Jacques Marseille, Du bon usage de la guerre civile en France, Paris Perrin, 2006, et Michel
Winock, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Seuil, 2009.
5 Ouvrage collectif paru aux éditions du Cerf, Paris, 2019.
6 Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les Républicains français face au
bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
2010.
7 Cf. Serge Berstein, Michel Winock (dir.), introduction de Jean-Noël Jeanneney, Fascisme
français ? La controverse, Paris, Éditions du CNRS, 2014.
8 Pierre Serna, La République des girouettes. 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la
France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.
9 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. Dynamique des Mobilisations multisectorielles,
Paris, Presses de la Fondation des Sciences politiques, 1986.
10 Cf. Roger Dupuy, La Politique du Peuple. Racines, permanences, et ambiguïtés du populisme,
Paris, Albin Michel, 2002 ; notamment les remarques fort intéressantes du populisme originel,
différent du populisme instrumentalisé, p. 183-190. Par exemple les déboires judicaires de l’ex-Front
national avec le Parlement européen.
11 La Dépêche. Corrèze. À Tarnac, le village des « terroristes » https
://www.ladepeche.fr/article/2008/12/07/504729-correze-a-tarnac-le-village-desterroristes.html, et Le
Monde, https ://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/01/10/la-justice-ecarte-definitivement-la-
qualification-terroriste-dans-l-affaire-de-tarnac_5060419_1653578.html, 10 janvier 2017.
12 Les longs monologues des heures durant du président Macron lors de ses mises en scène dans le
Grand débat national montre l’écart désormais entre le projet et le réel de la parole inflationniste du
Président.
2:
De l’Ancien Régime à la naissance de la République
:
Traces archéologiques de l’extrême centre ?

« Tantôt froid, tantôt chaud, tantôt blanc, tantôt noir,


À droite maintenant, comme autrefois à gauche,
Je vous disais bonjour, – et je vous dis bonsoir. »1
Contrairement à l’expression canonique, La Révolution française, il n’y
eut pas une mais deux Révolutions françaises. La première, celle de 1789,
est celle que nous fêtons chaque année au travers de la célébration de la
prise de la Bastille lors de la fête de la Fédération le 14 juillet 1790,
réunissant les soldats citoyens des Gardes nationales, venus des quatre-
vingt-trois départements pour prêter le serment de ne former qu’une seule
nation. La seconde eut lieu de façon sanglante en une séquence de guerre
civile, d’abord par l’attaque des Tuileries le 10 août 1792, abolissant la
monarchie, poursuivie par les massacres de Septembre et conclue par la
victoire militaire de Valmy et la fondation de la République le 21
septembre. Cette seconde Révolution, bien moins célébrée, constitue
pourtant le moment qui inventa la vie politique et définit le régime dans
lequel nous vivons, la République démocratique, puisque, pour la première
fois, les députés envoyés à la Convention pour rédiger une nouvelle
convention le furent au suffrage élargi masculin.
Un an plus tard, durant l’été 1793, la France est un pays à feu et à sang. La
guerre engagée contre le reste de l’Europe prend un visage dramatique. Les
monarchies liguées contre la jeune République l’assaillent de toutes parts,
sur ses frontières terrestres et maritimes. Plus de cinquante départements
sont en sécession plus ou moins armée contre Paris. Esseulée, la France doit
lutter contre les meilleures armées du monde, mais plus encore contre la
première puissance économique possédant la force navale partout
victorieuse, celle du royaume britannique. Les Prussiens, les Autrichiens,
les Espagnols, les soldats du Stathouder de Hollande attaquent
simultanément la France. Les vaisseaux anglais bloquent les côtes, rendant
impossibles les relations commerciales avec les colonies antillaises ou
celles de l’océan Indien. Victor Hugo n’a pas tort quand il écrit dans son
dernier roman éponyme que 1793, c’est l’Europe contre la France et la
France contre Paris. Les monarchies coalisées désirent anéantir la
République qui a osé couper la tête au roi Louis XVI. Elles veulent punir le
pays qui a mis en place un gouvernement dit révolutionnaire dont la devise
est « vivre libre ou mourir ». Le peuple français désormais souverain
devient insupportable aux monarchies européennes, se ruant sur la
République pour l’anéantir. Des mesures d’exception s’imposent pour
sauver le pays. La mobilisation autoritaire de toutes les forces instaure « la
dictature de la liberté ».
Pire que la guerre extérieure, la guerre civile fait des ravages. Depuis le
mois de février 1793, les départements de l’Ouest de la France se soulèvent
dans ce que l’on va appeler la guerre de Vendée. Le pire de ce qui peut
arriver dans l’histoire d’un pays se produit, la guerre fratricide, celle qui fait
de l’Autre moins qu’un ennemi objectivé par son statut d’étranger à
combattre, un animal à abattre, parce que ayant trahi la cause de la patrie en
danger. Alors toutes les frontières de l’humanité sont rompues et la violence
devient extrême.13. Comment objectivement, la France peut-elle s’en sortir
et imaginer une résistance victorieuse, sans allié, trahie de l’intérieur ? Les
partisans du nouveau régime eux-mêmes sont minés par leurs divisions
entre Enragés, Montagnards, Girondins, exclus de vie politique en juin
1793, puis exécutés en octobre. La lutte se poursuit entre les Robespierristes
et les Hébertistes, envoyés au « rasoir national », le 24 mars 1794, avant
que les Dantonistes ne fassent connaissance de façon fatale avec « la Veuve
», le 5 avril 1794.
Quelques mois auparavant, en cet été 1793, les mesures les plus urgentes
s’imposent. Il faut donner une nouvelle force au régime naissant et lui
insuffler une énergie républicaine que les députés girondins semblent
incapables de produire. Ce sera la double aventure de la naissance du
gouvernement révolutionnaire, puis celle de la conduite d’une politique que
Robespierre va inventer, authentique archéologie de l’extrême centre avec
toutes ses métamorphoses que nous vivons aujourd’hui, malgré des
différences évidentes, mais puisant à la même structure matricielle qu’il
faut démonter avant de la démontrer.
Pour se sauver du terrible danger dans lequel elle est plongée, la
République va imaginer un oxymore, celui du « gouvernement
révolutionnaire ». Les députés du Comité de salut public, émanation de la
Convention Nationale, échafaudent une politique de contrainte assumée. Ils
imaginent un centre radical, n’acceptant pas d’oppositions, alors que la
nation doit devenir indivisible pour répondre aux périls qui l’entourent. Il
s’agit de débusquer cette centralité politique qui ne dit pas son nom et ne
doit jamais le dire, sous peine de baisser son masque et montrer ce qu’elle
est vraiment : un régime sécuritaire et liberticide dans le moins mauvais des
cas, une figure de la dictature despotique, portée par un coup de force, au
pire. Cette démarche permettra de mieux comprendre cette longue
fascination des dirigeants français pour le recours, sous des formes chaque
fois mutantes, dans des contextes chaque fois différents, et selon un degré
de gravité à bien contextualiser, à des mesures d’exception. Dès 1793, des
décrets autoritaires sont votés sous la contrainte de la menace extérieure,
menace certes réelle mais toujours mise en avant pour tenir la population
sous surveillance. Au nom de la raison d’État, au nom des intérêts
supérieurs de la nation et des circonstances, une pratique du pouvoir
s’instaure et finit par empiéter sur les valeurs démocratiques. C’est alors
que risque d’apparaître celui qui un temps, se trouvant à la place du chef,
peut avoir le désir d’accaparer toutes les commandes institutionnelles, pour
mieux s’approprier l’authentique pouvoir, celui de l’exécutif, celui du
pouvoir d’exécuter ceux qui sont désignés comme les ennemis objectifs ou
supputés du pays. Dès sa renaissance en 1792, la France connaît cette
dramaturgie. Du mois d’octobre 1793 au mois de février 1794, les origines
lointaines de l’extrême centre se mettent en place, de façon politique.
En trois temps, avec la définition paradoxale proposée par le jeune ami de
Robespierre, Saint-Just, qui imagine le « gouvernement révolutionnaire »,
le 10 octobre, afin de surveiller les agents de l’État et surtout les militaires,
tous devant obéir sans discussion au gouvernement. Billaud-Varenne
invente dans un second temps, le 27 novembre, un néologisme politique, la
« centralité législative » de la Convention. Les pouvoirs doivent être
concentrés dans les comités de députés qui ont remplacé le pouvoir
exécutif. En troisième lieu, Robespierre offre une ossature idéologique à cet
appareil d’État provisoire mais fort durable, bien au-delà de sa mort, en
définissant les extrêmes gauche et droite, royalistes et démocrates, comme
les ennemis permanents de la République, en décembre 1793, puis en
février 1794. Ce pouvoir implacable doit s’accompagner d’un devoir de
moralisation de la vie civile et civique, mesure devant compenser les efforts
exigés et garantissant aux citoyens que leurs gouvernants, demandant les
sacrifices nécessaires, sont aussi irréprochables et incorruptibles. Ainsi
apparaît le lien insécable dans une République entre probité politique et
légitimité du pouvoir exécutif, confié à des gouvernants au-delà de tout
soupçon. Du moins dans une République idéale, où la chose publique et le
bien général sont le seul souci de ceux qui ont le pouvoir…
La République française n’a pas inventé ce lien, loin de là, mais elle le
rejoue de façon dramatique en temps de guerre. Un rappel des faits passés
depuis 1789 et de réalités plus anciennes doit permettre de comprendre
l’importance de ce lien entre pouvoir et vertu, puissance et risque de
corruption, inhérent à la culture politique héritée de l’Antiquité, réinventée
durant la Renaissance par la pensée de Machiavel et repensée tout au long
d’un XVIIIe siècle, obsédé par la corruption des despotismes, et pire, les
scandales que présente déjà la vie des deux chambres anglaises, commentés
en Europe et au-delà. En posant l’élection comme sésame de la vie politique
contemporaine française, la Révolution de 1789 offre un double visage,
celui de la liberté offerte aux électeurs de choisir leur représentant, celui du
danger de corruption consubstantielle à toute forme de parlementarisme,
allant de la promesse vénielle non tenue par le candidat une fois élu,
jusqu’au reniement de son idéal par le représentant, trahissant ses principes
et ses électeurs en passant dans un autre parti.
C’est le rocher de Sisyphe de tous les régimes électifs libéraux. Plutôt que
de s’en offusquer, mieux vaut l’analyser pour mieux se donner les moyens
de le circonscrire et mesurer les dégâts sur les opinions publiques depuis
1792. L’Angleterre avec sa Révolution aristocratique, opérée en 1688, un
siècle avant celle de la France, connaissait déjà une profonde corruption des
élites qui gangrenait le pays depuis des décennies, avec « ses élections
pourries ». Bien au courant de la situation, les Français désiraient par leur
révolution citoyenne rompre ce cercle vicieux : élection / corruption, en
régénérant entièrement la vie sociale, culturelle et politique.
Pourtant, rude fut la leçon qui n’allait pas tarder à s’imposer : la
démocratie provoque la cause même de sa corruption. Les libertés de se
réunir, d’exprimer ses opinions, de défendre ses idées, d’agir, en même
temps qu’elles fondent une norme éthique originale, en ce moment unique
de l’été 1789, constituent un défi permanent à cette conception nouvelle de
la vie politique. Accepter ce défi, mais tout mettre en œuvre pour se
prémunir du risque de corruption, a pu représenter une voie vers l’invention
de la démarche démocratique, avec la vertu républicaine, l’une ne pouvant
fonctionner sans l’autre. Le problème était apparu aux penseurs politiques
longtemps avant 1789, avec le renouveau de la vie citoyenne dans les cités
italiennes des XIVe et XVe siècles, puis dans l’Europe des rois et tout
particulièrement dans la France absolutiste. Incapable en effet de construire
l’espace d’expression libre qu’est l’opinion publique, engoncée dans son
absolutisme, le système monarchique français n’en a pas moins vécu des
crises politiques graves où les premières figures de la versatilité politique
puis les figures « préhistoriques » de l’extrême centre existent, succédant
aux crises déjà repérables. Avant 1789, se détachent trois moments de
remise en cause des structures des pouvoirs du roi et de la religion, les deux
socles du régime royal : d’abord lors des guerres de religion au XVIe siècle,
ensuite durant la Fronde bien nommée au XVIIe siècle, enfin lors de la crise
de légitimité du pouvoir dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la
remise en cause du pouvoir du roi, ouverte par l’humiliante défaite militaire
de la France en 1763, à la fin d’une guerre catastrophique de sept ans,
authentique origine du début de l’effondrement de la monarchie.
Préhistoire des girouettes et de l’extrême centre, au temps des rois

Somme toute, les historiens du fait religieux au XVIe siècle et ceux des
mutations politico-sociales de la Renaissance se posent des questions que
ne renierait pas celui qui s’intéresse à l’histoire politique de la Révolution,
ou des événements politiques des années 2017-2019.
Le XVIe siècle, avec sa Réforme religieuse, constitue une authentique
révolution des cadres spirituels. Il livre en héritage deux encombrants
personnages, l’apostat et le traître, figures modernes du Judas, au cœur des
violences des guerres de religion et de la naissance tragique de l’État
moderne14.. Le fanatisme religieux qui s’empare de la France à partir de
1550, les violences civiles qui s’ensuivent, avec leurs cortèges de
massacres, de pillages, où Catholiques et Protestants s’ingénient à rivaliser
de cruauté, ont traumatisé pour de longs siècles la société française,
longtemps divisée sur la question religieuse, fort sensible encore en 1789,
dans un pays qui se transmet sa mémoire de façon orale. En ce temps-là, en
mêlant religion et pouvoir séculier, les choix peuvent devenir mortels, les
trahisons de même15..
Les hommes des pouvoirs civils comprennent qu’il leur faut inventer une
sphère de pacification des mœurs et détacher les affaires de l’Église des
préoccupations des laïcs. Autour de Henri IV, des officiers dotés d’un sens
politique réellement supérieur observent une société bouleversée, entre
rigueur ecclésiastique mais sectaire et intérêt personnel souvent immoral,
favorisant une ascension sociale usurpée par tous ceux,
« qui n’avoyent rien,
qui par la guerre ont force bien ».
Cette anarchie provoquée par les haines religieuses et les désordres civils
menace l’Europe entière. En France, Henri IV et son entourage opèrent une
mutation historique. Les officiers du roi tournent le dos aux questions
dogmatiques, aux discussions théologiques et trouvent dans la refonte du
droit et le service du royaume une alternative politique à la violence et au
fanatisme. La période 1589-1610 voit l’émergence des professionnels du
texte juridique, tel Michel de L’Hospital, qui inspirent les formes de
légitimation de la position arbitrale de l’État et de sa raison, afin de
proposer une fin honorable aux conflits de la société civile et religieuse. Ces
hommes de loi, au risque de passer à leur tour pour des transfuges qui
seraient devenus indifférents à la cause de leur propre religion, mettent le
service de l’État au-dessus de leur foi et des convictions particulières de
leurs contemporains.
Au-dessus de la mêlée partisane, ils créent les conditions d’un ordre fondé
sur la garantie de sécurité offerte à tous, dans un espace public apaisé, tout
en protégeant la liberté de conscience de chacun dans l’intimité de sa vie
privée. Les guerres civiles poussent ces hommes à théoriser la
reconnaissance légale d’un État nouveau, capable de fédérer ses sujets
autour d’un projet de société et d’organisation d’un ordre public par le
renforcement des prérogatives royales, tout en protégeant les particuliers
dans leurs différences. À côté de ces hommes sages, juristes aspirant à la
paix civile par la conduite d’une politique de conciliation et de pacification,
se retrouvent les militaires, à l’honneur déjà fort chatouilleux, sans doute,
mais néanmoins compatible avec une sensibilité très marquée aux
arguments sonnants et trébuchants qui les pousse à monnayer largement
leur ralliement. Enfin, les poètes, spontanément flatteurs dans l’attente
d’une faveur, ou professionnellement engagés par le prince pour chanter les
louanges des traités comme autant de chefs-d’œuvre de pacification de la
société civile, ne manquent pas de proliférer autour du monarque, pour
inventer un premier espace médiatique où il est bon de faire entendre parler
de soi.
Ainsi, dès le début du règne de Henri IV et après l’édit de Nantes en 1598,
se forme le triptyque : juriste, noble militaire et littérateur, déjà en ordre de
marche dans la genèse de l’État monarchique, et d’autres États…. Chacun
de ces trois personnages a bien compris ses intérêts et joue d’autant mieux
la carte de la sortie du conflit qu’elle s’accompagne d’une conquête des
nouvelles places offertes par la fondation de l’administration royale. Tous
recherchent les justes « salaires de la paix » et des positions de choix dans
une société nouvelle, aguerrie et avertie par de douloureuses expériences.
Ce sont là des pratiques, des attitudes et des raisonnements qui ne sont pas
totalement inconnus au début du XXIe siècle.
Il ne s’agit pas d’établir une comparaison réductrice entre ces juristes
lettrés du XVIe siècle qui peuplent les cabinets des serviteurs du roi et les
fonctionnaires issus de la Révolution qui vont œuvrer dans l’administration
du nouveau régime, les uns et les autres soucieux de préserver leur
intégration dans l’appareil d’État naissant, monarchique ou républicain.
Sans même évoquer aujourd’hui la course aux bons postes dans la
refondation politique qui a suivi les élections du printemps 2017. L’échec
est au bout du système, parce qu’il ne parvient pas à désarmer les fanatiques
qui finissent par organiser un attentat meurtrier contre le souverain Henri
IV. Lui-même ne fut pas le roi mythique reconstruit par toute une
hagiographie française à la recherche avide d’hommes exceptionnels. Il fut,
comme le montrent les plus récents travaux, l’authentique fondateur de la
monarchie absolue par la construction d’un pouvoir sans partage et fondé
sur l’asservissement sans conditions des grands du royaume contre de bien
réelles compensations. Henri IV fort de son pouvoir fait désormais taire le
parlement de Paris, seule source d’opposition à son pouvoir. L’État se fonde
déjà sur la servilité de ses élites ou leur vénalité, ou leur versatilité, mauvais
signe de l’entrée dans un monde désormais pensé au travers des œuvres de
Machiavel, contemporain de cette grande crise de la modernité politique et
de l’apparition du prince, comme figure providentielle de sortie des
tempêtes de la modernité16..

La Fronde au XVIIe siècle ou le prix du ralliement…

Laissés en suspens par la disparition de Louis XIII, suivie de la mort de


Richelieu, les problèmes religieux cédaient la place, au milieu du XVIIe
siècle, à des problèmes politiques d’une tout autre acuité. Quel rôle pouvait
jouer la noblesse, l’élite du pays, dans le nouvel État ? Lorsque Louis XIV
accède au trône en 1643 alors qu’il n’a que cinq ans, la noblesse juge
humiliante sa situation. Ses prérogatives ancestrales, ses privilèges
immémoriaux ne sont plus respectés selon elle. L’aristocratie revendique
son droit de révolte contre son roi, affaibli par sa jeunesse et placé sous
l’autorité d’une régente, reine mère omniprésente17..
Entre 1648 et 1653, la Fronde place la question de la fidélité et de
l’infidélité au cœur de la construction de l’État royal. Elle présente un
intérêt crucial pour les destins de la monarchie et de la noblesse, et pour la
conception globale de la politique d’Ancien Régime. Moins tragiques que
celles des guerres de religion du siècle précédent, les conséquences de cet
épisode de révolte nobiliaire n’en demeurent pas moins déterminantes.
Parmi les traits constitutifs de cette rébellion, la volatilité des engagements
pris envers de grands « patrons » nobles ou envers le parti du roi, la
faiblesse des convictions de certains, la rapidité des allégeances différentes,
frappent particulièrement les contemporains. Ces volte-face n’ont pas
manqué d’être fustigées, notamment dans la flambée d’écrits satiriques qui
ont ponctué les revers de fortune des uns et des autres. En 1651, Paul de
Gondi, plus connu sous le nom de cardinal de Retz, s’apprête à quitter les
rangs des mécontents afin de rejoindre le parti de la cour, attitude des plus
opportunistes, récompensée par l’élévation à la pourpre cardinalice. Comme
par hasard, c’est le moment qu’il choisit pour exposer dans un pamphlet, Le
Solitaire aux deux Intéressés, un défaut méprisable que non seulement les
nobles mais encore tous les bons sujets du roi se doivent de rejeter : la «
girouetterie ». Lui-même, cela va sans dire, se défend d’avoir succombé à
ce méprisable travers. Posture d’autojustification appelée à un bel avenir.
Plus tard, en partie retiré du monde, dans sa seigneurie de Commercy, ce
même Retz, rédigeant ses souvenirs, revient sur l’usage politique du terme «
girouette », évoquant la sensibilité du prince de Conti aux vents dominants.
La girouette, comme l’enfer, ce sont toujours les autres. Retz n’est pas seul.
Les grands seigneurs se démènent dans des systèmes d’explication assez
paradoxaux, entre ceux qui se font « un mérite de leurs changements », tel
le général Balthazar, et ceux qui jouent de la vertu outragée, comme si les
réseaux clientélaires anciens ne reposaient pas, eux aussi, sur des intérêts
bien calculés. Le retournement de la conjoncture en 1651 permet de
comprendre la façon dont les deux groupes, la cour d’une part et les nobles
rebelles d’autre part, concentrent leurs efforts sur les « attentistes », ceux
qui, au centre, entre les deux forces antagonistes, ont tout intérêt à exagérer
leurs scrupules, à revendiquer le poids de leur conscience, bref à monnayer
le plus fortement possible leur ralliement. Ceux-là n’hésitent pas à faire
planer la menace d’un basculement toujours possible, hésitation habile et
fortement productrice de valeur ajoutée à leur attachement, jamais
franchement acquis. À cette époque-là, le parti médian n’est pas assez fort
pour constituer une force mais comprend sa puissance silencieuse.
Comme à la fin des guerres de religion, calculs rationnels et choix
cyniques prévalent en faveur d’une allégeance bien comprise à la couronne.
Une des clés de la victoire des souples serviteurs du monarque réside dans
leur talent à transformer leur palinodie ou leur trahison en devoir moral…
quitte à réinventer des figures héroïques de papier. Alors se préparent les
voies de la projection imaginaire vers des figures de preux qu’il est
improbable d’égaler. Le Cid, exhumé d’un sombre Moyen-Âge castillan et
récupéré par Pierre Corneille, joue pour toute une génération de jeunes
nobles, en mal de valeurs chevaleresques, ce rôle compensateur qu’interdit
une vie à la cour renvoyant vers d’autres réalités de soumissions réelles au
prince. Pendant ce temps, le Roi-Soleil construit un pouvoir sans partage, le
concentrant tout entier dans ses seules mains : pente naturelle d’un pouvoir
absolu refusant toute forme d’opposition, concentrant tous les regards vers
lui.
Quelques dizaines d’années plus tard, au cœur du XVIIIe siècle, comment
repérer la politique, c’est-à-dire l’expression libre d’une opinion publique
par la controverse constructive, là où le parlementarisme, à la manière
anglaise, ou la République, à la façon des jeunes États-Unis d’Amérique,
sont exclus de tout horizon possible en France ?
Dans le royaume de Louis XVI, il n’y a pas de parti. Là où il n’y a pas
d’option à choisir ni de décision à prendre, aucune palinodie n’est
imaginable. La monarchie absolue ne se mesure pas tant à l’arbitraire de ses
décisions qu’à l’absence même de dilemmes personnels ou de choix
collectifs. Cela n’empêche pas la réflexion politique d’aller bon train avec
la traduction des textes de John Locke, ayant posé, depuis 1690, le contrat
entre le peuple et le roi au fondement de la politique nouvelle. Plus tard, la
publication des textes de Montesquieu, notamment De l’esprit des lois en
1749, exige la stricte séparation des pouvoirs pour contenir l’arbitraire du
pouvoir exécutif. Les écrits de Voltaire réclament au même moment la
liberté d’expression, avec une pensée libre pour chacun, dénonçant
l’essence divine du pouvoir, défendant une laïcité avant l’heure. Rousseau
démasque à son tour les ruses du pouvoir et réclame la souveraineté entière
du peuple réuni comme seul fondement légitime de l’existence des
institutions gouvernantes. Les coups de butoir des partisans des libertés
vont porter leurs fruits car la machine absolutiste, reposant sur une
utilisation sans justification de son pouvoir exécutif, est remise en cause de
toutes parts.

La monarchie détraquée après la guerre de Sept Ans (1756-1763)

Quelque chose ne fonctionne plus dans le royaume de France après que


l’Angleterre et la Prusse eurent infligé une déroute sans précédent aux
forces navales et terrestres françaises, signifiée dans l’humiliant traité de
Paris en 1763 Un coin est enfoncé dans la sacralité du pouvoir
monarchique. La machine du pouvoir absolu se dérègle irrémédiablement,
non pas seulement à cause des écrits des philosophes, comme toute une
historiographie républicaine et militante a eu besoin de le faire croire lors
de la refondation du régime républicain, après 1870, mais tout simplement
par incapacité des finances royales à suivre le rythme imposé par la
couronne britannique lors de la course à l’hégémonie mondiale.
Il faut réformer de toute urgence la société et l’État, ou bien le pire est à
prévoir. Tous les serviteurs avisés du bien public, et il n’en manque pas
durant le XVIIIe siècle, ne cessent de prévenir et d’alarmer justement les
souverains, d’autant que, malgré la culture de la censure et des interdits
d’un autre temps, un vent d’émancipation souffle sur la société qui n’en
peut plus des carcans que lui imposent le pouvoir et la religion engagés
dans un combat risqué. En 1774, à la suite de la mort scandaleuse du roi
Louis XV, dont on prétend que la maladie ultime fut honteuse, avec ses
escapades incontrôlées hors du palais de Versailles, l’avènement d’un roi
jeune, vertueux et soucieux d’apaiser ces querelles, en la personne de Louis
XVI, doit transformer la donne politique. Sa première mission consiste à
éliminer les tensions entre les membres des parlements qui s’opposent au
durcissement du pouvoir, pour mieux défendre leurs privilèges, ayant
l’habileté de présenter leur lutte au nom de la nation, et les commissaires du
roi ensuite, « hauts fonctionnaires » avant l’heure, qui désirent édifier une
monarchie administrative. Les premiers défendent la liberté ou plutôt leur
liberté à condition de reproduire leurs privilèges. Les autres défendent
l’efficacité de la chose publique, à la condition qu’elle reste dans leurs
mains et celles de leur famille. Deux élites s’affrontent, entre ceux qui
rendent la loi et ceux qui l’appliquent, parce que le roi le veut. Et la société
civile dans tout cela ?

La Révolution ou l’entrée en scène du Janus bifrons

Les Français se manifestent par des colères incessantes contre la fiscalité


injuste de la monarchie, faisant du royaume un pays plongé dans une «
intranquillité » permanente. Pour autant, en 1789, une royauté de mille
quatre cents ans d’existence, même en crise, ne s’effondre pas si facilement,
et malgré l’invention géniale de Mirabeau traitant dès la fin de l’été 1789 la
monarchie d’« Ancien régime », il faudra attendre plus de cent ans pour que
sa restauration devienne plus qu’improbable, malgré une minorité active
autour de l’Action française par exemple. En 2016, le futur président ne
disait-il pas encore des Français qu’ils avaient conservé le fantasme d’une
monarchie, relançant lui-même l’idée largement développée par de
nombreux constitutionnalistes selon lesquels la Cinquième République
française offre le visage ambigu d’un régime établissant son premier
magistrat tel un « monarque républicain » ?
En 1789, une exaspération est palpable dans les doléances exprimées tout
au long des cahiers qui doivent préparer les états généraux. Aux abois, le
souverain n’a pu faire autrement que de demander à son peuple de
s’exprimer sur ses plaintes et sur ses désirs de réforme. Une exigence
s’impose à la lecture des 60 000 cahiers. Il faut régénérer de fond en comble
le royaume qui se corrompt inéluctablement : tel est le sens premier de la
Révolution. Un nouveau monde voit le jour, dans la nécessité des prises de
décisions rapides et irrévocables, avec des engagements fermes et
irréprochables, dans la volonté d’éradiquer la corruption ancienne et la
politique de l’opacité. Les temps des lumières philosophiques et de la
Lumière politique sont arrivés. Le temps des petits arrangements entre
privilégiés est terminé. Le temps du débat entre députés, devenus
souverains parce que représentants exclusifs du peuple, est advenu. Le
temps de l’obéissance à la toute-puissance du pouvoir exécutif du jeune roi
qui a trente-cinq ans en 1789 est révolu.
Dès 1789, le terme de « girouette » fait son apparition dans le débat
politique. Un pamphlet, publié anonymement à la fin du mois de mai 1789,
revient sur la violence de la répression qui a suivi les émeutes de la fin du
mois d’avril, au faubourg Saint-Antoine, lors de l’Affaire Réveillon.
L’auteur s’interroge sur la brutalité policière des autorités et sur la
multiplication des condamnations à mort qui suivirent les événements, là où
un peu de sagesse politique et de bon sens aurait conduit à une autre façon
de rétablir l’ordre public contre des Parisiens manifestant pour leur survie,
refusant la vie chère. Comment les acteurs du pouvoir exécutif, les
ministres, ont-ils pu se renier autant, prônant la concorde dans leurs
discours, agissant avec une violence outrancière dans le réel ? « Avant
l’Assemblée des États, ils se déclaraient, ils se montraient, ils s’affichaient
les protecteurs des communes ; aujourd’hui, semblables à la girouette agitée
par des vents contraires, ils tergiversent, ils balancent, ils paraissent se
ranger, se retourner du côté des deux premiers Ordres. Quelle légèreté !
Quelle inconstance ! Quelle perfidie ! »18.
Une autre culture politique s’impose, à l’œuvre depuis quelques années,
que les toiles de David illustrent. Les références à une Rome républicaine
vantent l’austère vertu des pères prêts à sacrifier leurs enfants, sans
tergiverser, pour le salut de la patrie, tel l’invariable Brutus. La moralisation
des mœurs civiles et civiques doit remplacer la corruption d’un régime à
bout de souffle. La geste des guerriers Horaces doit montrer le serment de
mourir les uns pour les autres, dans une scénographie dont l’homosocialité,
destinée à renforcer la puissance de l’engagement, écarte les femmes qui,
comme chacun fait semblant de le savoir, sont aussi changeantes que leurs
humeurs et, de ce fait, exclues de la cité en devenir. La nouvelle cité doit
extirper les mœurs que l’on prétend efféminées de l’Ancien Régime, avec
ses petits courtisans maniérés à la cour, avec ses rois commandés par des
femmes. Un temps, c’est la Pompadour qui est honnie, puis c’est une Du
Barry qui est détestée, enfin c’est l’Autrichienne qui est rejetée. La fermeté
d’un homme et sa droiture doivent se mesurer à sa capacité à rester
inflexible à l’influence des femmes. Il doit leur imposer sa fermeté d’âme,
loin des arrangements de cabinets secrets, sans cesse dénoncés dans la
littérature porno-politique de l’époque, sapant l’ordre moral des élites du
pays sous les traits des débauchés outranciers. La Révolution doit changer
tout cela et mettre en scène, aux yeux de tous, la loyauté de son attachement
aux nouveaux principes. La pratique lancinante du serment à la parole
donnée, lors de chaque réunion politique, durant toute la décennie à partir
de 1789, est censée fonder le contrat social dans sa dimension laïque et
politique.
Pourtant, dix ans après la scène fondatrice du 20 juin 1789, dans la salle
du Jeu de Paume, et le fameux serment des députés de ne se séparer qu’une
fois la Constitution nouvelle de la France écrite, les 18 et 19 brumaire an
VIII, en un peu plus de trente-six heures, les députés des deux Chambres,
Anciens et Cinq-Cents, ne prononcent pas moins de sept fois le serment de
mourir pour défendre la Constitution de l’an III, avant que la force des
baïonnettes n’expulse de leur salle ces mêmes représentants du peuple, et
qu’ils ne se renient pour nombre d’entre eux, fascinés par Bonaparte, le
nouveau pouvoir du chef trentenaire, dans la nuit du 19 au 20 brumaire an
VIII.
Cependant, depuis 1789, le serment civique est devenu le passage à l’acte
par excellence de l’affirmation de sa citoyenneté de façon publique.
Devenir membre de la communauté française c’est affirmer sa fidélité à ses
idéaux et son honnêteté à la parole donnée. En cette année 1789 et au moins
jusqu’au grand parjure de Louis XVI, reniant sa parole dans sa tentative de
fuite, en juin 1791, le nouvel État a besoin du serment comme la preuve
tangible que ses citoyens approuvent, en leur for intérieur et par une
déclaration publique, les transformations engagées. Être un citoyen loyal
renforce le socle de la nouvelle politique. le serment incarne ce moment
unique d’une pure liberté qui s’interdit de se contredire, affirmation de la
foi sincère d’inscrire la politique régénérée dans une durée infinie, non pour
demeurer stérilement attachée à une parole mais pour se donner la force
d’être à la hauteur de ses engagements.
Dans ces conditions, il est possible d’imaginer la faille du système lorsque
certains refusent de prêter ce serment ou lorsque d’autres trahissent leur
parole.
Que de leçons dans l’histoire du tableau de David ! La toile demeurera une
œuvre inachevée, David n’ayant jamais pu donner le coup de pinceau final,
car le temps aidant et la politique se faisant, dans l’élaboration des
alliances, de compromis en compromissions, bien des personnages centraux
de la fresque vont renier leur serment, au fil de la Révolution, passer pour
des parjures, trahir parfois leur premier engagement, ou encore se déchirer
entre eux. La biographie politique de David lui-même n’est pas sans
ambiguïté, de l’exaltation de l’an II au renoncement de l’an III. Le peintre
qui prétendait vouloir boire la coupe de la ciguë avec Robespierre, l’homme
qu’il admirait, se contente de boire le calice de l’amertume jusqu’à la
dernière goutte. Quatre ans plus tard, en 1799, David est bien obligé de
constater les ravages de la discorde civile dans ses Sabines. Ce sont les
femmes à qui il revient de tenter de clore la guerre fratricide que les
hommes obnubilés par le pouvoir ont débutée, et ne savent plus finir.
Encore un peu, et David peint le nouveau roi de la Révolution, l’homme
jeune qui prétend réconcilier toute la France, à condition qu’on lui obéisse
au doigt et à l’œil. David, après avoir quasiment inventé le serment collectif
de juin 1789, consacre l’individu héroïquement seul qu’est Bonaparte sur
son destrier, passant les Alpes en juin 1800. Quelques années plus tard
encore, en 1810, David peint la scène de La Distribution des aigles au
Champ de Mars. La société des hommes, cette fois, ne représente plus que
celle des gouvernants et des militaires, évocation stricte de l’empire
administratif, martial et toujours plus viril, d’où sont exclus les citoyens en
masse, alors qu’ils manifestaient leur présence par les fenêtres ouvertes de
la salle du Jeu de Paume, vingt ans auparavant, une éternité en politique.
Dans une construction triangulaire, les militaires jurent fidélité à
l’empereur, le chef des armées.
Ce n’est pas fini. Le thème de la fidélité et de l’infidélité politique
continue d’obséder David. Le vieux peintre républicain, en exil à Bruxelles
pour avoir été régicide, revient une dernière fois sur le thème fondateur du
serment, pour l’extirper d’un présent toujours plus décevant. Que sont
devenus en 1814 les serments de 1810 ? Il est temps pour l’artiste de
s’expatrier dans l’Histoire, en représentant, un dernier serment, celui que se
prêtent les Spartiates à l’entrée du défilé des Thermopyles. La parole
donnée s’avère d’autant plus forte qu’elle réunit, plus que des égaux en
droits, des semblables en devoirs. Le serment de fidélité rapproche des
amants guerriers, dans une homosexualité civique et héroïque que rien ne
pourra désunir, qui les conduira tous au sacrifice suprême : « Passant, va
dire à Sparte que nous sommes tous morts ici pour obéir à ses lois ».
Mais qu’elle est lourde cette dernière leçon de David et qu’il est tragique
ce serment dont la solidité n’est assurée que par l’indéfectible lien entre
Éros et Thanatos. Les trois hommes qui prêtent le serment en s’enlaçant,
trio invariant des toiles de David, se tiennent avec force et tendresse à la
fois. Non de profil comme en 1784, 1789 et 1810. Ils tournent cette fois le
dos au spectateur, indifférents à une société, grecque ou française qui n’a su
tenir ses promesses et n’a pu s’élever à la grandeur de ses serments. Le
personnage central, Léonidas, jette un dernier regard vers ce monde
corrompu. Son sabre est calmement dégainé vers le spectateur intrus,
comme pour en faire usage au cas où cette société corrompue viendrait
assaillir ces hommes de foi. Mais au fond, n’est-ce pas un autre problème
que posent les toiles de David ? N’est-ce pas le dilemme de la radicalité
intègre face à la modération compromettante qui est illustré, comme le
conflit même de la modernité politique et que les vingt-cinq ans écoulés
depuis le serment du 20 juin 1789 n’ont cessé de montrer ? En clair, est-ce
une radicalité coupable d’être fidèle à ses principes quelles qu’en soient les
conséquences ? Est-ce une vertu que la souplesse de l’adaptation
permanente et le renoncement à ses idéaux au nom de l’impératif du réel et
de ses contingences ?

L’invention d’une troisième voie, ni patriote ni monarchiste

Au début de la Révolution et dans le souffle de l’enthousiasme, le temps


est à l’imagination et à la création d’un pouvoir nouveau. Il faut réinventer
la France par des mesures radicales. Las, le cortège des modérés s’avance,
déjà effrayé par les mesures sociales conséquentes pour sortir de la misère
plus d’un tiers des Français. Dans les faits, entre 1791 et 1792, la question
de la versatilité politique n’est pas encore liée à la conquête du pouvoir
exécutif. Les ministres n’émanent pas de l’assemblée, les deux problèmes
sont disjoints. Pourtant, certains repèrent bien la question de la formation
d’un centre qu’ils prétendent construire comme l’arbitre des extrêmes
révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, inventant déjà la troisième voie
qui incarnerait la sagesse et la tempérance.
Les historiens de la Révolution ont beaucoup insisté sur les Exagérés, sur
les Radicaux de tous poils, sur les fanatiques royalistes, pour mieux les
stigmatiser ou les défendre, avocats et détracteurs se renvoyant des figures
vitupérées, parce que boute-feu, ou louées parce que engagées. Ce faisant,
la polémique est vouée à un incessant pugilat interprétatif où chacun
renvoie à ses adversaires les « extrémistes » de l’autre bord, comme
épouvantails de la politique, comme responsables du détraquement de la
politique. L’histoire de France déréglée depuis 1789 serait vouée à ses
passions, déchirée entre son vieux fonds germain et son irrationalité
méditerranéenne, système interprétatif facile qui a fait les beaux jours d’une
école anglo-saxonne regardant d’un air légèrement condescendant l’histoire
d’un pays qui aurait raté sa Révolution sur le modèle de 1688 ou sa
République sur le modèle de 1776. Longtemps, la lecture binaire et
réductrice du champ politique à deux antagonistes irréconciliables a réduit
la Révolution à une opposition duelle faussant le regard sur la politique telle
qu’elle s’est inventée. Le roman d’une discorde permanente « à la française
», à cause de ces deux pôles ennemis, a raconté une pacification rendue
impossible. Cette « guerre civile » typiquement hexagonale aurait empêché
le pays de se réconcilier autour d’un parlementarisme « à l’anglaise », ou
d’un équilibre des pouvoirs « à l’américaine ». Droite et gauche auraient
stérilement clivé le pays19.. L’histoire est un peu plus complexe.
C’est en partie faux. Depuis le début de la Révolution, par-delà ces deux
mouvements dont il ne s’agit pas de minimiser le clivage ni l’impact sur la
culture politique des Français, les modérés existent, demeurent et
prospèrent dans l’ombre de cette confrontation, à l’abri des invectives, loin
de la redoute des batailles de mots et des conquêtes réalisées dans la
controverse, par les écrits ou par l’action politique. En 1789, un parti des
modérés va tenter de se constituer, prétendant à la raison, à l’impartialité, à
la neutralité, usant de fait les mêmes ficelles que ceux qu’il dénonce, et par
conséquent se retrouvant sous le feu des critiques à son tour, tout en
prétendant se tenir au milieu des luttes20.. Dès le début de l’année 1790,
Camille Desmoulins dénonce selon lui une ruse et dévoile sous la caricature
du Janus bifrons le modéré bonasse cachant un aristocrate féroce. La
huitième livraison des Révolutions de France et de Brabant, en début
d’année 1790, se termine par une caricature appelée à une certaine notoriété
: « Portrait des Impartiaux, des Modérés, des Modérateurs, autres fois dits
les Aristocrates ». Dans l’imaginaire politique bipolaire qui se structure dès
l’origine de la Révolution, ces portraits de personnages doubles font
mouche. Ils visent à démasquer l’hypocrite par excellence, celui qui est
capable d’afficher un visage sérieux mais avenant, impartial mais
bonhomme, à la différence des exaltés ou des enthousiastes imprudents,
cela va sans dire, tout en masquant sa vraie nature, celle d’une figure sévère
et implacable, celle d’un partisan rigide du pouvoir exécutif fort et prêt à
s’enrichir sans se soucier des plus démunis. Gant de velours dans une main
de fer.
Ceux qui se nomment « impartiaux », selon Camille Desmoulins, font
comme les partisans des deux autres groupes de gauche et de droite. Les «
modérés » ne sont pas seulement des opportunistes de la politique naissante,
ils l’élaborent avec les autres, participant aux grands débats autour de la
citoyenneté, des biens nationaux ou des pouvoirs du roi dans la nouvelle
constitution. Au mois de janvier 1790, sous l’impulsion de Malouet, Le club
des Impartiaux se constitue. Il se réunit régulièrement afin de concurrencer
celui des Jacobins, jusqu’à la fin de la Constituante, à l’été 1791. Il incarne
une « troisième force », capable d’imprimer une dynamique nouvelle à la
Révolution. Ses partisans s’arc-boutent sur une idéologie du juste milieu, de
la défense de la propriété et de l’autorité suprême, garante d’un ordre public
qu’il incombe par-dessus tout de défendre par tous les moyens et surtout par
le biais de la récente loi martiale. La loi a été votée contre les attroupements
en octobre 1789. Par les moyens de répression qu’elle offre aux autorités
communales, elle garantit l’ordre public, sésame de la politique sécuritaire
de ce parti des possédants. Commence la construction d’un libéralisme
français qui assume la violence du monde social et économique ainsi que
des rapports de domination stricts qui en découlent, puisqu’il les dirige et en
vit, tout à ses affaires privées. Il demande en retour à l’État de faire la
police pour maintenir tous ceux qui sont les dominés, les exclus de la
politique, et de les réprimer lorsqu’ils osent se tourner vers le pouvoir
régalien pour demander plus de justice sociale.
Camille Desmoulins est l’un des rares, à gauche, à percevoir cette
antithèse naissance du centre en gestation. Il démonte la tactique digne d’un
stratagème de pirate « qui arbore un pavillon neutre pour croiser plus
sûrement contre les ennemis ». Il leur a donné pour nom : « la Compagnie
du Centre », dont les membres se nomment tour à tour « modérés,
modérateurs, amis de la paix ». La feinte modération vise à séduire la
plupart des citoyens, toujours sensibles à une formulation conciliante. « Ne
soyons ni enragés, ni aristocrates, mais modérés », leur fait dire le
journaliste patriote. Force est de constater pourtant que, durant les deux ans
que dure l’Assemblée Constituante, de 1789 à 1791, puis sous l’Assemblée
législative en 1792, les monarchiens ont été incapables de construire un
centre capable de traduire en force politique leur programme d’un
gouvernement fort et de modération idéologique.
Que ce centre demeure infaisable et donc introuvable en cette année 1790
est un fait ; mais que ses trois composantes essentielles demeurent, à savoir
la recherche de compromis avec les ailes modérées des partis radicaux
d’abord, la construction d’une force capable de résister aux extrêmes
ensuite par la construction de la peur de l’aventurisme politique ensuite,
enfin la volonté de peser sur le pouvoir exécutif, comme clé de la
gouvernance, constitue bien un des aspects les plus passionnants et des
moins explorés de la vie politique française du début de la Révolution et de
toute la décennie qui suit. Le spectre du centre commence à hanter la
Révolution et à planer sur de nombreux débats, pour deux cent trente ans.
Nous sommes au cœur de son ultime avatar en ce printemps 2019.
Ce centre introuvable, aux éléments pourtant omniprésents, débute sa
longue carrière d’anomalie de la vie politique française. Au départ, sa
dimension est clairement élitaire, ensuite, par le passage obligatoire des
élections, il lui faudra bien se démocratiser et se mettre en route vers les
électeurs. L’ironie de l’Histoire veut que la question du modérantisme
finisse par être fatale à Camille Desmoulins. Alors que l’écrasante majorité
des modérés monarchiens ont « tranquillement » survécu à la Révolution et
à l’Empire, sachant se placer, courber l’échine, se soutenir silencieusement
et avaler toutes sortes de couleuvres, assurés de conserver les nouveaux
postes qu’offrait l’appareil d’État naissant, ceux qui s’exposèrent comme
Desmoulins, demeuré radical mais demandant « un comité d’indulgence »
prouvant l’erreur politique d’un gouvernement révolutionnaire trop sévère
en l’an II, furent guillotinés pour… modérantisme !
Pour autant, la question de la modération et du parjure, liée à la conception
du pouvoir exécutif, se trouve bien installée dans le débat politique et ne le
quitte plus jusqu’à la Restauration. Georges Benrékassa a scruté l’évolution
du mot modération durant un siècle, de 1750 à 1850, et a pointé avec
l’échec de Malouet, un proche du roi qui voulait renforcer ses prérogatives,
le moment précis où la « tempérance », jusque-là considérée comme une
vertu politique, à la suite des théories de Montesquieu, devient un stigmate
imposé à tous ceux que l’on soupçonne de vouloir neutraliser le processus
de transformation de la société. Dès lors et comme le signale un pamphlet
du début de l’année 1791, il convient de se défier de la « mixtocratie », du
tout en même temps, qui amène confusion et dérégulation de toutes les
valeurs, comme va le démontrer l’été 1791. L’épreuve politique qu’impose
à tout le pays le roi, parjurant sa parole, tentant de fuir son pays pour lui
faire la guerre et arrêté à Varennes, par un certain Drouet, arrache plus d’un
masque. Barnave incarne ces hommes pris au piège d’avoir cru qu’une
solution modérée et de compromis avec le pouvoir exécutif permettrait de
faire advenir les conquêtes de la Révolution. Seul le combat était de mise
avec un homme, Louis XVI, imbu de ses pouvoirs absolus et qui ne fut
jamais décidé à les abandonner, au contraire.
En ces mois de juin et juillet 1791, Barnave, jeune homme pressé de trente
ans, tente de ménager les idéaux de la Révolution et ceux de l’ordre martial
mais finalement y perd sa réputation, passant d’un camp à l’autre. L’homme
soudoyé par la reine a droit à l’attention des graveurs qui lui consacrent un
« portrait satirique » dans lequel il est affublé de deux têtes. De sa main
droite, il tient une bourse bien pleine, fermée par deux cordons, le premier
étant celui de la liste civile, le second, celui de son opinion sur les hommes
de couleur. D’une bottine droite désinvolte, du côté où il est l’homme de la
cour, il foule aux pieds le Patriotisme, la Liberté et la Vertu. Du côté où il
est l’homme du peuple, le héros du Dauphiné en révolte, il laisse traîner sur
le sol les Droits de l’Homme et le Serment du Jeu de Paume.

La loi martiale contre la manifestation pacifique,


le divorce de l’été 1791 entre le légal et le légitime
En juin 1791, alors que les pouvoirs du roi sont suspendus après sa
tentative avortée de fuite, l’ambivalence du député grenoblois et de tous ses
proches, regroupés à leur tour sous la bannière des modérés, exprime le
désarroi d’une partie de la classe politique qui imaginait terminée « sa »
Révolution. En réalité, la crise institutionnelle créée par le départ,
l’arrestation, puis le retour du roi oblige les Constituants à inventer une
farce politique, face à un Paris qui ne cesse de gronder et de manifester sa
colère, devant le trône dangereusement vide. Barnave, par son discours du
15 juillet, assume le mensonge de l’enlèvement du roi et renforce le pouvoir
exécutif face à un Paris qui se mobilise pacifiquement, à l’instar des autres
grandes villes de France. Pour le député qui a fait volte-face, il ne faut pas
craindre d’appliquer avec sévérité la loi antiémeutes, la fameuse loi
martiale, l’ordre devant régner coûte que coûte. Les députés proches de
Barnave redoutent plus que tout un nouveau 14 juillet, une nouvelle
Révolution, le roi étant irrémédiablement discrédité, déjà traité de porc à
mener à l’abattoir. Une nouvelle constitution est réclamée par les plus
lucides. Thomas Paine, le patriote des deux révolutions américaines et
française, ou bien Condorcet appellent à la fondation d’une République.
Barnave vient de tomber dans le piège du centre, et de son corollaire : la
fuite en avant par l’utilisation de la force coercitive. Le massacre de la foule
manifestant de façon pacifique à lieu au Champ de Mars, le 17 juillet 1791.
La Garde nationale impréparée au maintien de l’ordre, mal commandée par
La Fayette et venant des quartiers de l’ouest de la capitale, hostiles à la
poursuite de la Révolution, tire sur la foule qui dépose une pétition sur
l’autel de la patrie. Les semaines qui suivent le 17 juillet dévoilent la
politique d’un centre fort. La surveillance des patriotes, la censure et la
défiance à l’égard des journaux, la répression policière que d’aucuns ont
baptisée du terme plus ou moins juste, mais suggestif, de « Terreur tricolore
», sont la marque de cette « modération » particulière. L’Assemblée se
range désormais et pour quelques semaines, jusqu’à l’élection des nouveaux
députés à l’Assemblée législative en septembre 1791, sous la bannière d’un
parti du centre, problématique, parce que né dans le sang répandu au
Champ de Mars et revendiquant en même temps une politique conciliante
du juste milieu, à la recherche d’une paix civile que sa politique a rendue
impossible.
Cette aporie provoque une nouvelle radicalisation du processus
révolutionnaire qui mène un an plus tard à l’effondrement de la monarchie
le 10 août 1792, suite à la déclaration de guerre en avril 1792 au roi de
Bohême et de Hongrie. Un engrenage d’événements provoque la naissance
de la République le 21 septembre, puis le procès et la condamnation du roi
en janvier 1793. Une bonne part de la France se soulève contre la
Convention en février et, durant l’été 1793, après l’éviction des députés
girondins, pousse à la mise en place d’une politique de Salut Public qui
voit, le 27 juillet, Robespierre entrer au Comité du même nom.
Ce dernier n’est pas, loin s’en faut, encore une légende à démonter,
l’acteur le plus influent des douze qui composent le grand comité, dédié
presque entièrement à l’effort de guerre. À cette époque, et chacun le sait
parmi les députés de la Convention, ce sont les invisibles, Carnot, Lindet,
Prieur de la Côte d’Or, Prieur de la Marne, Jeanbon Saint-André, Barère
mais aussi Saint-Just qui construisent la victoire militaire, la seule qui
compte à ce moment de grand péril pour la République naissante.
L’Incorruptible, lui, redéfinit par ses prises de parole et sa réelle faculté à
donner un sens politique au gouvernement révolutionnaire, et ce n’est pas si
paradoxal, un nouveau centre en marche entre 1793 et 1794, auquel
Bonaparte devenu Napoléon rendra hommage dans ses ultimes souvenirs de
Sainte-Hélène.

1793-1794 : Robespierre ou le centre contre citra- et ultra-


révolutionnaires

L’avocat d’Arras, élu député au sein de la Convention, après avoir été


législateur constituant entre 1789 et 1791, avait critiqué à l’été 1792 la
création d’un « parti mitoyen », faction hypocrite ayant eu la prudence
retorse de se positionner entre l’aristocratie et le peuple, capable de rallier «
les hommes timides, faibles ou prévenus, les riches, les fonctionnaires
publics, les égoïstes, les intrigants ambitieux, les hommes constitués en
autorité », sous l’autorité de Lafayette, vite mis hors jeu au mois d’août
avant d’être décrété d’arrestation comme général félon.
Quelques mois plus tard, le 10 avril 1793, Robespierre engage un échange
des plus vifs avec Vergniaud, l’orateur du parti de la Gironde. Il lui
reproche de succomber à son tour aux charmes dangereux de la modération
afin de mieux masquer des projets aristocratiques. Le député de la Gironde
se défend avec maladresse expliquant que : « Le ministère du législateur est
de prévenir les désastres par de sages conseils, et non de les entretenir par
des manœuvres imprudentes. Si pour être patriote, Robespierre, il fallait se
déclarer le protecteur du meurtre et du brigandage, vous pouvez prendre
acte de ma déclaration : je ne suis pas patriote, je suis modéré ».
C’est encore et toujours la question du pouvoir exécutif républicain qui
divise les révolutionnaires dans le malentendu permanent de la modération
et de sa traduction en exigence d’ordre public. Vergniaud défend la légalité
d’un cadre dans lequel les députés, toujours à la recherche du compromis
entre eux, mais sévères pour les débordements de la rue, doivent adapter
leurs exigences à la nécessité de la tranquillité des citoyens. Robespierre,
lui, défend l’intransigeance d’une légitimité qui passe, s’il le faut, par la
rébellion et l’insurrection du peuple, soutenu par la rectitude sans faille des
élus patriotes, décidés à abandonner, au nom de la vertu incorruptible, toute
forme de compromis qui pourrait souiller l’idée supérieure de construction
républicaine. En cette fin du mois de mai 1793, l’un des deux protagonistes
doit disparaître. Georges Benrékassa a raison de souligner l’âpreté de la
lutte : « Système contre système et non système jacobin contre une
politique tempérée par les élans du cœur ». Il ne faudrait pas présenter les
Girondins en victimes : la modération telle qu’ils la concevaient reposait,
du moins l’espéraient-ils, sur la mobilisation de la force légale à tout
moment pour défendre leur cause contre les sections parisiennes et la
Commune de la capitale, ce qu’ils tenteront de réaliser par la révolte à main
armée durant l’été 1793 provoquant la révolte fédéraliste. Quant à
Robespierre, il a rejoint le Comité de salut public le 27 juillet 1793 et
succombe à son tour au tropisme du centre, comme attiré par son
inéluctabilité au moment d’assumer les responsabilités les plus hautes, ce
qui interroge forcément sur la fatalité existentielle de l’exercice du pouvoir,
et donc sur la façon de circonscrire ce centre par les formes démocratiques.
Entre le mois d’octobre 1793 et le mois de février 1794, Robespierre
théorise ce nouveau centre et construit son éphémère mais redoutable
puissance. Il faut reconnaître l’habileté du député qui conçoit des leçons
d’une inestimable valeur pour toutes les générations de révolutionnaires à
venir, pour tous ceux qui voudront tenir le pouvoir en temps de crise, de
guerre civile, de guerre tout court, lorsque, au paroxysme du danger, il
faudra ou créer les conditions d’une centralisation poussée à l’extrême, ou
périr. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie le centre pour
Robespierre. Ce dernier comprend comme nul autre les différents sens du
mot. Le terme renvoie d’abord à un positionnement idéologique dans le
débat d’idées. Il implique ensuite une centralisation des moyens de
commandement. Il fonde enfin l’idée de « centralité » de la loi, comme
impératif d’obéissance qui confère à son application et à son exécution une
force absolue.
La première bataille à livrer est celle de la construction du gouvernement
révolutionnaire. Le 5 nivôse an II (25 décembre 1793), Robespierre expose
devant la Convention son rapport sur les principes du gouvernement
révolutionnaire. La concentration des pouvoirs est la condition sine qua non
de la victoire. L’Assemblée des députés, via le Comité de salut public, doit
pouvoir utiliser sans aucun délai, sans aucune médiation intempestive, le
pouvoir actant de la loi, afin d’appliquer en toute rigueur les mesures qui
s’imposent. Le vouloir du corps législatif et l’agir de la puissance exécutive
doivent fusionner dans l’intérêt supérieur de la patrie à partir d’un point
central qu’est la Convention. La justification de cette centralisation à
outrance repose, c’est le second temps du système, sur l’impératif
indiscutable de la loi, stricte traduction de la vertu républicaine, sous forme
de décrets. Le 17 pluviôse an II (5 février 1794), Robespierre revient devant
ses collègues pour leur expliquer cette nouvelle éthique du pouvoir, pas de
violence légale sans vertu, pas de vertu sans action forte de la loi. Une fois
les rouages du système mis en place, reste à poser le dernier étage de
l’édifice, la construction de son idéologie. Cette épreuve requiert tout le
talent d’orateur et de penseur de Robespierre. Elle est sûrement la plus
complexe car jusqu’ici l’expérience a montré que ceux qui occupaient le
centre se voyaient sans cesse soupçonnés de versatilité, ou tout au moins
d’opportunisme. Robespierre l’a bien compris. Aussi, par la force de ses
arguments parvient-il à un authentique tour de force en renversant la
perspective, renvoyant l’aile gauche et l’aile droite à leur manque de
fermeté. Robespierre force alors toutes les catégories politiques admises
jusque-là pour inventer une nouvelle répartition des forces qu’il impose sur
le champ politique. Un long discours lu aux Jacobins, le 19 nivôse (8
janvier 1794), complété d’un non moins long brouillon, finalement non
prononcé, contre la faction Fabre d’Églantine, résume la subtilité de sa
pensée. Il décline de toutes les façons possibles l’idée que deux factions
apparemment ennemies : « s’entendent comme des brigands dans une forêt.
Ceux qui sont d’un génie ardent et d’un caractère exagéré, proposent des
mesures ultra-révolutionnaires ; ceux qui sont d’un esprit plus doux et plus
modéré, proposent des moyens citra-révolutionnaires. Ils se combattent
entre eux, mais que l’un ou l’autre soit victorieux peu leur importe ; comme
l’un ou l’autre système doit également perdre la République, ils obtiennent
un résultat également certain, la dissolution de la Convention nationale »21..
Pratiquement, Robespierre impose une recomposition de tout l’espace
politique, assignant sa place à chacun. À droite il dénonce ceux qui ont la
maladresse de demander l’indulgence pour ceux qui subissent le soupçon
d’être ennemis de la patrie. À gauche, il stigmatise ceux qui demandent une
application prématurée des lois sociales votées, en aucun cas une
désorganisation anarchique de la Terreur. Seule la loi, au-dessus de toute
polémique, au centre de toute action, doit imposer sa vérité unique et
nodale. Dans ces conditions, Robespierre n’a pas besoin d’énoncer sa
position, de dire où il se trouve, ou d’expliquer d’où il parle. N’est-il pas
évident pour tous qu’il parle du centre du pouvoir, seule place appropriée
pour mener à bien, dans l’unité indivisible du pays, cette Trinité nouvelle :
Terreur, République et Vertu. Robespierre ne définit pas le lieu d’où il parle,
ni comment il s’y trouve, réglant le problème sur lequel avaient buté les
Monarchiens et Barnave. Il n’a plus la nécessité de se positionner par
rapport à une droite ou à une gauche. Il se place au-dessus, évitant du même
coup le risque fatal d’ambiguïté qui avait plombé les tentatives précédentes
de captation du pouvoir par l’occupation affichée du centre. Résolvant cette
authentique quadrature du cercle, le génie politique de Robespierre se
manifeste dans son art de parasiter le centre, tout en proclamant son
incorruptibilité et, ce qui importe le plus en politique, en y faisant croire.
C’est là un système argumentaire imparable qui, en retour, dans la
dimension dialectique qui caractérise toute joute révolutionnaire, ne peut
que laisser planer un doute sur l’intégrité des autres.
Que fait-on du Marais dans cette nouvelle configuration politique, ventre
mou qui matérialise pour tous le vrai centre de la Convention ? Justement,
sa conservation est essentielle au système de Robespierre. D’abord, cette
plaine peureuse, ce parti du centre, composé de députés serviles et qui
votent pour le Comité de salut public sans défection, est un réservoir
précieux de votes, sur lesquels il faut pouvoir compter. Ensuite, ces députés
à la botte constituent le meilleur alibi de Robespierre, par leur attitude
attentiste, incarnant cette recherche du compromis permanent, soucieux de
plaire aux puissants du moment, ayant intégré leur soumission à la force
exécutive de la loi. De fait, il y a littéralement deux centres dans cette
Convention montagnarde. L’un est visible, concentrant sur lui toutes les
flèches des remarques acerbes et ironiques, le groupe des députés soumis au
pouvoir. L’autre est invisible, celui des députés qui ont accaparé la force
exécutive de la loi dans les grands comités de gouvernement. Tout l’enjeu
des interventions de Robespierre consiste à fonder ce second centre, dans
un espace politique à géométrie variable, où les faiblesses constitutives d’un
juste milieu en temps de révolution sont dévolues et abandonnées au
Marais, tandis que la force intrinsèque du centre est concentrée
essentiellement dans le Comité de salut public, devenu le gouvernement de
la France après la suppression des ministères au mois de mars 1794. Qui
peut hésiter lorsqu’il s’agit de savoir où se trouve le centre névralgique de
la bataille politique engagée en cet hiver de grande violence ? Maître
comme nul autre du verbe révolutionnaire, Robespierre a créé de toutes
pièces, entre novembre 1793 et février 1794, cet espace politique nouveau
et complexe. En mars, le labeur touche à sa fin. La mécanique se trouve en
place, prête à fonctionner et à supprimer les Hébertistes à gauche et les
Dantonistes à droite. Leurs têtes coupées, c’est fini : il ne reste rien d’autre
qu’un centre. La politique est morte, guillotinée. La fin des controverses
s’approche, avec les grands procès organisés fin mars et début avril. «
Thermidor » a lieu bien avant thermidor, avec la décapitation du
mouvement populaire et le refus d’un parlementarisme législatif. Le Centre
reste seul sur ces décombres. Il est tout l’espace politique. Il ne reste plus
qu’à construire, dans la maîtrise du pouvoir exécutif et, par une pratique du
ralliement ordonné par la peur, la République de l’Être suprême et à faire
voter la loi du 22 prairial, dite de « Grande Terreur ».
Desmoulins, avait démasqué la stratégie et tenté de résister à cette
reconstruction de la politique d’un centre extrême. La lecture des sept
numéros du Vieux Cordelier, parus entre le 15 frimaire et le 10 nivôse an II
(du 5 au 30 décembre 1793), livre un testament politique lucide terminé par
une lourde prémonition : « les dieux ont soif… », et le sang du journaliste
engagé et celui de sa femme aimée ne suffiront toujours pas. La dernière
page tournée, le pathétique de la confession demeure, autour d’un
témoignage qui se résume en un message émouvant :
« Je n’ai pas changé, je suis le même qui appelait à la révolte le 12
juillet, je suis resté un indéfectible républicain malgré les calomnies des
Jacobins de la dernière heure ».
Sa démonstration se construit autour de quatre thèmes répétés à satiété :
l’autojustification constante de son parcours de républicain sincère,
l’élaboration d’une République fondée sur le bonheur et la liberté
d’expression, la dénonciation des opportunistes serviles qui peuplent les
allées du pouvoir et entourent Robespierre, enfin la défense du pouvoir
législatif, surveillant l’appareil du pouvoir, pour empêcher toute forme
d’arbitraire. Quelques jours avant son arrestation, Desmoulins perçoit la
suite avec « ces hommes qui, avec les intentions du monde les meilleures,
étrangers à toutes les idées politiques et, si je puis m’exprimer ainsi,
scélérats de bêtise et d’orgueil, parce qu’ils sont de tel comité, ou qu’ils
occupent telle place éminente, souffrent à peine qu’on leur parle,
montagnards d’industrie, comme les appelle si bien Églantine, tout au
moins montagnards de recrues, de la troisième ou quatrième réquisition,
dont la morgue ose traiter de mauvais citoyens des vétérans blanchis dans
les armées de la République s’ils ne fléchissent le genou devant leur
opinion… ». Desmoulins a trouvé sa bête noire, l’homme de tous les
centres, de tous les compromis, de presque tous les régimes, grand penseur
plus tard du pouvoir exécutif en République : Barère. « Quoi ! C’est toi
camarade montagnard du 3 juin, qui donne à Camille Desmoulins un brevet
de civisme ! Sans ce certificat, j’allais passer pour un modéré… Oh la belle
chose que de n’avoir pas de principes, que de savoir prendre le vent, et
qu’on est heureux d’être une girouette ».
Desmoulins se construit un moi irréductible. Il y a là une évidente posture
de républicain façon antique, revendiquant sa solitude vertueuse, face à la
foule qui gronde. Il doit parvenir à convaincre son lecteur qu’il n’est pas
moins honnête que Maximilien. Ainsi, lui, Camille peut également
revendiquer « le bon esprit d’être aussi incorruptible, de ne pas plus varier,
pas plus déménager que Robespierre ». Desmoulins demande donc une
application strictement politique des lois républicaines, compatibles avec
l’exercice de la liberté, seule façon de réformer et de construire
d’authentiques mœurs citoyennes. Seule la liberté de la presse doit
constituer un contre-pouvoir indépendant et faire grandir la conscience
républicaine des citoyens. L’imprudent vient de signer son décret
d’arrestation, en soulignant le pire danger de la Révolution, transformée en
Terreur, dirigée par des hommes flexibles à toutes les formes de pouvoir,
indifférents à toute espèce d’idéologie. Ces « immobiles » suivent «
l’impulsion du gouvernement et des plus forts », devenant ces techniciens
de l’administration, ces créatures du nouvel État Léviathan. Encore
quelques semaines et Saint-Just, proche de Robespierre, pourra constater
que la Révolution est glacée, comme figée en un centre sourd aux
enthousiasmes, à la politique. Dès lors, il ne reste plus à Camille
Desmoulins que moins de deux mois à vivre ; moins de six à Robespierre et
Saint Just.
13 Pierre Serna, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal. 1750-1840, Paris, Fayard, 2017.
14 Olivier Christin La Paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle,
Paris, Seuil, 1997,et Jean-Marie Le Gall, Défense et illustration de la Renaissance, Paris, Puf, 2018.
15 David El Kenz, Le Massacre, objet d’histoire, Paris, Folio, 2005.
16 Robert Descimon et Christian Jouhaud, La France du premier XVIIe siècle (1594-1661), Paris,
Belin 2000.
17 Arlette Jouanna, Le Devoir de révolte : la noblesse française et la gestation de l’État moderne
(1559-1661), Paris Fayard, 1980.
18 La Girouette française ou le despotisme ressuscité par un député du tiers état, Imprimerie de
l’Archevêché, 1789, p. 7.
19 Jacques Marseille, Du bon usage de la guerre civile, op. cit.
20 Robert Griffiths, Le Centre perdu. Malouet et les « monarchiens » dans la Révolution française,
Grenoble, PUG, 1988.
21 Robespierre, Œuvres complètes, discours aux Jacobins le 28 octobre 1792, IX, 46, Phenix
éditions, 2000, p. 312-315; et discours non prononcé sur la faction Fabre d’Églantine, fin nivôse an
II, p. 326-335.
3:
Thermidor ou la démocratie en marche arrière…

La réaction à la place de la politique…

La vocation de l’extrême centre consiste à ne pas laisser de trace


idéologique. Au contraire, il se construit comme libéré de tout principe
préexistant, considéré comme le signe d’une pensée préformatée,
empêchant d’affronter le réel hors de tout préjugé. L’extrême centre repose
sur une pratique réactive et malléable à souhait, en fonction d’une
conjoncture donnée, dans une crise précise des repères traditionnels de
droite et de gauche. Il existe par définition, depuis 1789 et la mise en place
de la matrice politique de nos institutions, autant de figures de cet impensé
et point aveugle politique de l’échiquier, le centre radical, qu’il y a de
moments de crise.
Lorsque, pour des raisons passagères ou structurelles, les forces
traditionnelles s’essoufflent, celles de gauche ne parvenant plus à incarner
les idéaux philanthropiques d’un humanisme, fondé sur des principes
égalitaires, méritocratiques et la solidarité collective, ou bien les systèmes
de droite se voyant incapables d’insuffler de façon crédible une pensée
élitaire défendant la propriété et l’initiative individuelle, l’extrême centre se
faufile et prend en même temps leurs deux places. Polymorphe, l’extrême
centre est la partie parasite de la politique telle que Michel Serres en donne
la définition. « Est parasite celui qui demeurant invisible, se colle sur les
parties vives d’un corps pour le pomper entièrement jusqu’à se substituer à
lui, et prendre sa place en ayant en fin de processus, revêtu toute son
apparence, le vidant de sa substance »22.. Ni droite ni gauche, tout en même
temps parce que ayant accaparé le meilleur des deux bords et les
neutralisant ainsi, tel apparaît sous des visages différents le centre extrême.
Le coup de force qui renverse Robespierre le 27 juillet 1794 pose une
autre figure d’extrême centre que celle élaborée par l’incorruptible. «
Thermidorien ! » devient le désignant, jusqu’au cœur de la Révolution
culturelle chinoise, de celui qui est prêt à tous les compromis pour rester au
pouvoir. Au mois d’août 1794 déjà, une cohorte de Conventionnels se
profile derrière le mot et, plus généralement, une société politique,
clairement identifiée sous la forme d’une nébuleuse où gravitent de
cyniques transfuges. Ils chantent une palinodie sans vergogne, après avoir
interprété le rôle d’agents passifs ou actifs des instances répressives du
Gouvernement Révolutionnaire, imposant la Terreur à une partie de la
population française. Opérant une volte-face complète du point de vue
politique, nombre de ceux qui avaient construit la dictature du Comité de
salut public et accepté la Constitution de juin 1793, édifient un an plus tard,
à l’été 1795, la république dite bourgeoise, parce que refondée sur le
paiement du cens pour pouvoir voter et être élu. La propriété s’impose
comme le nouveau signe de distinction parmi les élites françaises.
L’héritage du bien privé fonde désormais le classement social et fait
coïncider l’argent avec la réussite sociale, jusqu’à ce que Guizot quelques
années plus tard invente le mot de ralliement : « Enrichissez-vous ! »
comme devise d’une ambition nouvelle. Que disent d’autres les winners
d’aujourd’hui, légitimés par le président Macron trouvant normal de
proposer comme boussole de tout jeune l’espoir de « devenir milliardaire
»23., déclinaison contemporaine de la pensée louis-philipparde du juste
milieu politique, propice aux bonnes affaires ? Pourvu que la société civile
ne s’occupe point des affaires politiques mais de faire des affaires, tout
semble fonctionner jusqu’à ce que l’opinion réagisse et exprime ses
doléances de façon bruyante dans ce pays, inventé dans la lutte de 1789 à
1794, et au-delà, et fondé sur la souveraineté de la nation.
Pour l’heure, en août 1794, il s’agit de ressaisir le timon de l’État et de
définir une nouvelle politique acceptable, puisque le danger de l’invasion
militaire est passé. Il faut consolider les acquis sociaux au profit des seuls
dominants, sortant victorieux des combats précédents. Les survivants de
Thermidor ont compris que la fin de la Terreur signifiait un
repositionnement de chacun sur l’échiquier, en fonction de son passé
proche, en fonction de sa capacité à pouvoir ou vouloir se replacer dans un
présent incertain, au sein des réseaux influents de la réaction politique. Tous
doivent faire le choix d’approuver ou non le groupe des Thermidoriens les
plus déterminés qui ont décidé le démantèlement de la puissance du Comité
de salut public, mais certainement pas l’abrogation des principales
institutions exécutives du gouvernement révolutionnaire, bras armé
puissant. Désormais le pouvoir exécutif sert à conduire une nouvelle
politique de répression contre les derniers Montagnards, les Sans-Culottes
ou les Démocrates de tout poil. Les institutions fonctionnent pour mettre le
peuple hors de la politique.
Exit Robespierre donc ; mais quid du centre politique patiemment élaboré,
entre juillet 1793 et avril 1794 par Maximilien ? En termes purement
conjoncturels, ce centre inventé et situé entre les factions dantonistes et
hébertistes se voit inopérant désormais dans une reconfiguration nouvelle
des antagonismes au sein de la Convention. La lutte pour l’accaparement de
cet héritage politique devient cruciale et marque désormais la construction
du pouvoir républicain. L’enjeu consiste à maîtriser, d’une part, les votes de
ce Tiers parti ou Marais, image d’une France moyenne et modérée, désirant
tranquillité et postérité, et à dominer, d’autre part, le pouvoir exécutif
centralisé.
De 1795 jusqu’en 1804, la République thermidorienne, le Directoire et le
Consulat, sous des formes différentes, imaginent les modalités de cette
République du centre, rassurant « les honnêtes gens », expression sans cesse
utilisée pour les distinguer des « buveurs de sang » ou des « fanatiques
royalistes ». Une nouvelle bataille du centre se substitue à une autre,
longtemps non perçue par les historiens, mais essentielle pour comprendre
l’échec de l’exécutif sous le Directoire (1795-1799) puis sa redoutable
efficience durant le Consulat (1799-1804), incarnée dans la figure du chef
trentenaire, le chef d’une « Révolution terminée »24..
Pour l’historien Georges Lefebvre, qui travailla dans les années 1930-1940
à l’observation de la déliquescence des élites françaises, embourbées dans
les scandales et les atermoiements de la Troisième République face à la
montée des fascisme et nazisme, Thermidor correspondait à un pouvoir
bourgeois, décidé à exercer sa vengeance contre un peuple qui lui avait fait
peur en 1793-1794 par ses exigences de démocratie sociale. Pour ce faire et
au moyen d’une propagande efficace, les Thermidoriens vont inventer à
l’automne 1794 le « terroriste » : « [l’homme qui] avait entrepris de refréner
l’individualisme social et de barrer la route au capitalisme naissant », mais
qui sera désormais présenté sous les traits de la brute quasi animale
assoiffée de sang, populaire et vulgaire, accompagné de sa mégère, la
tricoteuse, ancêtre de la pétroleuse25.. Celui qui devient titulaire de la chaire
d’histoire de la Révolution française en Sorbonne, peu avant la victoire du
Front populaire en 1936, insiste sur ce parti du centre qui va devenir, contre
toute attente et seulement en apparence, la seule force politique sortie
renforcée de la crise de Thermidor. Les hommes comme Merlin de Douai,
Cambacérès, Sieyès, Thibaudeau, Boissy d’Anglas, Lanjuinais, entre autres,
prêts aux nombreux compromis nombreux pour conserver le pouvoir, sont
renforcés par « les Montagnards assagis » et les « terroristes dissidents »,
inscrivant leurs « palinodies parmi les plus éclatantes dans l’histoire des
Assemblées ». Ces hommes du centre et du repositionnement permanent
sont néanmoins des républicains convaincus lorsqu’ils évoquent l’égalité
des droits civils, la croyance en l’individu et la confiance en la Constitution
pour régler et garantir les libertés de tous. Ils n’en demeurent pas moins de
fervents conservateurs, garants d’un ordre fondé sur la propriété et sur
l’organisation de la libre initiative économique, assignant à chacun une
place précise en fonction de sa fortune. Une théorie du changement
d’opinion ne peut se limiter au pointage moralisateur de la variation
spectaculaire des discours ou des formes d’allégeances successives à tel ou
tel pouvoir, tel n’est pas l’objectif poursuivi dans ces lignes. Une
observation des transfuges doit prendre en compte, en revanche, la part de
sincérité des acteurs concernés, à moins de réduire la politique à un jeu de
massacre politicien et risquer de tomber dans les travers d’un populisme
destructeur, se limitant aux « tous pourris ». Mieux vaut analyser ces
postures, vénales et superficielles en apparence, alors qu’en réalité elles
s’avèrent des plus cohérentes du strict point de vue des intérêts sociaux et
personnels des impétrants et de leur traduction en intérêts supérieurs pour la
chose publique.
Bien différente et tout aussi passionnante est l’analyse plus récente de
l’historien Bronislaw Baczko, contemporain de la guerre froide, citoyen
polonais engagé puis quittant son pays pour gagner la Suisse. Au moment
du bicentenaire, lors du second septennat d’un François Mitterrand réélu sur
le slogan de « la France unie », parti à la conquête d’une France du centre,
contrairement à la campagne résolument à gauche de 1981, l’historien livre
sa réflexion sur les volte-face, traits les plus marquants de la vie politique
en l’an III, et début d’un long renoncement des élites françaises au respect
de la parole donnée. Disparaît ici l’interprétation qui ferait de la réaction,
l’expression sociale d’une classe bourgeoise tourmentée d’inquiétude à
l’idée de se voir dépossédée de sa révolution légale par la démocratie
sociale26..
La Révolution est plutôt appréhendée sous l’aspect d’une mécanique
propre à détruire un pouvoir ancien et à conquérir, pour ne plus les lâcher,
les institutions nouvelles. La politique est un système qui a pour but
d’imposer, à un moment donné, des formes de relations hiérarchisées entre
les membres de la communauté, selon les buts que se sont fixés les
dominants du jour. En ce sens, la vraie question, selon Bronislaw Baczko,
n’est pas tant celle d’une histoire des contradictions socio-politiques des
dirigeants de la Convention, ou même de leur immoralité. L’interrogation
porte au contraire sur la façon dont les hommes de la Dictature et de la
Terreur ont inventé les conditions politiques qui leur ont permis de se
maintenir grâce à un pouvoir exécutif sans faille et, en même temps, à
construire la République libérale ! Là se trouve la vraie nature des élites
françaises, attachées au pouvoir sécuritaire pour tous et jalouses de leurs
initiatives libérales pour la minorité qu’elles forment. Ni aristocrates ni
seulement bourgeoises, elles sont, dès l’an III, une noblesse d’État promise
à un bel avenir.

Thermidorien et tourne-veste : même combat

Le girouettisme constitutif de la classe politique de l’an III reposerait donc


sur une oscillation permanente entre la tentation du libéralisme et la culture
de l’État autoritaire, héritée de la Terreur. Un centre thermidorien entretient
l’illusion d’un ralliement autour d’une République prétendue réconciliée.
Dans la réalité des faits, le centre démontre, tout au long de l’an III, par la
politique de répression de toute forme d’opposition qui accompagne sa
refondation, son incapacité et l’impuissance de ceux qui le composent,
terroristes de la veille, « libéraux » du jour, à saisir l’essence de la politique
moderne et « [à] reconnaître que le caractère conflictuel de la société est à
l’origine de son fonctionnement et non pas un vice à éradiquer »27.. Le
dissensus est la condition même du respect de l’autre point de vue sans
lequel il n’y a pas de compromis constructif, aux antipodes de la
compromission. Le conflit, fût-il tendu, mais respectueux de l’intégrité
physique de l’autre, est la condition même de la démocratie. Le refuser ou
mépriser son adversaire selon sa classe, son statut social, ses difficultés du
moment, l’essentialiser comme durant l’an III, comme une « personne de
rien » parce qu’il est sans fortune, c’est rompre le pacte démocratique28..
C’est ce que feront de façon systématique les hommes au pouvoir en 1795,
et plus tard.
Plus récemment encore, une fois le mur de Berlin, effondré à la fin de
1989, au milieu des années 1990-2000, mais surtout en pleine refondation
de la République italienne, minée par la masse des scandales couverts par le
parti du centre, celui de la démocratie catholique, Sergio Luzzatto a fourni
une importante réflexion sur le moment thermidorien. Il interroge l’examen
de conscience que Thermidor pose personnellement à chacun des acteurs
ayant survécu à la vague d’exécutions. L’étude ne s’attarde pas sur tel ou tel
« pourri », sur tel ou tel groupe véreux, mais s’intéresse à la société
politique tout entière. Fatalement, par le simple déroulé de la logique
événementielle, c’est tous et chacun qui ont changé et doivent opérer un
examen de conscience. Tous le réalisent, le plus souvent dans une prise de
conscience douloureuse…
« Le cauchemar de Thermidor, c’est la découverte que l’altérité de
l’ennemi a fait place à l’identité : les “réacteurs”, ce sont les
Conventionnels ! Un ennemi peut en cacher un autre : le révolutionnaire
lui-même… Depuis Thermidor, l’histoire de la tradition révolutionnaire
en France est toute dans cet appel des rescapés à leurs camarades afin
qu’ils restent fidèles à eux-mêmes. Depuis l’automne de la Révolution,
les révolutionnaires ne sont pas hantés seulement par la peur d’être
trahis, mais aussi par la peur de se trahir »29..
La Révolution bascule au moment de se refonder dans une nouvelle
marche à la République, prise d’un vertige sans fin au moment de sortir de
la Terreur, entre amoralité coupable et immoralité impardonnable. Comme
dans les tragédies grecques, les Thermidoriens, ces hommes férus de culture
antique, se savent condamnés à vivre dans un monde désenchanté30.. Ils ont
eux aussi conscience que la fin des guerres du Péloponnèse, où toutes les
trahisons furent possibles, ont un rapport avec leur expérience. Dans ces
conditions, chacun ne peut faire autre chose que de se renier ou de
s’arranger comme il le peut, avec son passé de terroriste et son présent de
Thermidorien. Autant d’éléments qui permettent de mieux comprendre
l’insistance avec laquelle certains réclament après le 10 Thermidor « l’oubli
et l’amnésie pour des faits qui les ont tous dépassés et sur lesquels il ne faut
plus revenir »31.. Cent cinquante ans plus tard, dans les Oligarques,
l’historien Jules Isaac, révoqué par l’État Français pour son appartenance à
la communauté juive de France et observateur écœuré par la passivité de la
majorité des élites françaises, écrit un essai en 1942, un « hymne à la divine
liberté perdue », qu’il revendique telle une Histoire partiale, au moment de
comparer les palinodies des responsables français et celle des Grecs deux
mille ans auparavant, tous trahissant leur patrie pour sauver leurs intérêts et
pliant l’échine sous la volonté du chef32..
« D’où venons-nous ?… Où sommes-nous ?… Où allons-nous ?… »
À partir de cette époque, les pamphlets ne sauraient rester silencieux sur
les prodiges des contorsionnistes politiques. L’un des auteurs, Bailleul, ne
peut que constater la dégradation des mœurs sociales qui résultent du
spectacle qu’offrent ces transfuges et leur influence néfaste sur le
comportement de tout un chacun, un an encore après les faits. Dans ses
Maximes pour chaque Jour de la Décade, il commence par rappeler que : «
Ce qu’il y a de plus essentiel dans un homme, c’est d’avoir du caractère ».
Il met en garde contre : « des hommes qui changent chaque jour, selon les
événements, de façon de penser et d’agir ». Il poursuit dans la même veine :
« Celui qui rapporte tout à soi, se sert des hommes comme des choses : il va
à eux quand il en a besoin ; il les repousse et les brise quand il croit n’en
avoir plus que faire ». L’auteur dévoile plus que l’obsession, la hantise d’un
pays frappé de vilenie, marqué du sceau de la faiblesse, stigmatisé par ses
bassesses et sa médiocrité au moment où toute une propagande officielle
insiste sur les actions héroïques de ses enfants soldats, au moment où toute
une rhétorique redondante se glorifie de voir en la République française le
modèle supérieur et unique dans l’Histoire, la terre des vertus incarnées par
un peuple au-dessus des autres. La réalité est tout autre. Omniprésentes sur
toute feuille imprimée, dans toutes les conversations, et au plus secret de
chaque esprit, les formes du reniement empoisonnent la vie politique
Ces palinodies n’en revêtent pas moins une gravité latente : elles rendent
en effet impossible toute forme de crédibilité à la prise de position de la
veille. Elles suggèrent la relativité des engagements du moment. Sitôt née,
cinq ans auparavant, toute la politique ressort affaiblie de ces postures
contradictoires. Le spectacle de la corruption ou la culture du soupçon de
corruption, ce qui, en termes de délégitimation de la classe politique,
provoque autant d’effets néfastes, s’installe durablement, alors que les
nouveaux maîtres prétendent moraliser la vie publique, qu’ils ont eux-
mêmes souillée.
Durant la République thermidorienne, comme à d’autres moments de
l’histoire des systèmes représentatifs, l’effondrement brutal de l’éthique
publique, la mutation complète des règles politiques et la remise en cause
de façon absolue de l’appareil d’État en tant qu’incarnation de l’intérêt
général, sur fond de crise économique et de creusements brutaux des écarts
sociaux, précipitent l’effacement des valeurs collectives. Le chacun pour soi
impose son indécence dans le Paris thermidorien, entre le spectacle des
soupers luxueux et les files interminables pour une bouchée de pain dans la
rigueur de l’hiver 1795. La recherche du profit personnel, de la jouissance
rapide de biens plus ou moins justement acquis, la défense des intérêts
privés, terreau fertile pour la corruption des gouvernants, est à l’ordre du
jour pour les Incroyables et les Merveilleuses qui donnent le ton de la
mode. Placées sous le regard critique de la presse libérée ou d’une
population encore politisée, ces élites changeantes génèrent contre elles une
critique qui puise aux origines du populisme, entre 1795 et jusqu’en 1799,
dans le réflexe ancien et déjà perceptible d’associer élites versatiles et
affairistes pourris, binôme corrosif pour le régime que l’armée, avec
Bonaparte en fer de lance, manipule à outrance à partir de septembre 1797,
lorsqu’il devient clair que la cohorte des girouettes a corrompu les valeurs
de la République. La vertu martiale et civique s’est réfugiée dans les
campements militaires et le fait savoir.
Comment dans ces conditions, après 1795, ne pas avoir l’impression d’une
perte totale de repères, d’une disparition quasi complète de
référents indiscutables ? Comment croire aux mœurs politiques ou aux
vertus des dirigeants ? Ce sentiment d’une certaine perte de soi-même,
comme il apparaît fort, lorsque le 24 fructidor de l’an II, quarante-cinq jours
après le 9 thermidor. Merlin de Thionville formule les trois questions qui
résument le désarroi de ceux qui ont déjà abandonné l’illusion de leur
ralliement le 10 thermidor, autour de l’exécution des boucs émissaires. «
D’où venons-nous ?… Où sommes-nous ?… Où allons-nous ?… » Aux
questions de Merlin de Thionville, il manque une quatrième interrogation,
celle qui ne va pas tarder à se poser à chacun des survivants de la Terreur,
encore d’actualité deux cent vingt-cinq ans plus tard : « Qui sommes-nous
?… »
Certains résistent et perçoivent la gravité de la crise tel Réal, un avocat,
membre de la municipalité de Paris et emprisonné, sur les ordres de
Robespierre car trop proche de Danton. Il ne reconnaît plus l’idéal
républicain lors de sa libération après Thermidor. « Comme sous
Robespierre, le gouvernement ne trouve plus de contradicteurs ; comme
sous Robespierre, les journaux sont au pas ; tous les journalistes, je n’en
excepte qu’un, se précipitent sans réflexion dans le sens du parti qui domine
; comme sous Robespierre, on emprisonne un homme parce qu’il appartient
à tel ou tel parti ; comme sous Robespierre au nom de l’humanité, on
demande l’extermination de plusieurs milliers de Français ; on a suspendu
un tribunal parce qu’il n’avait pas assez tué »33..
Réal ne peut que conclure à la ressemblance désespérante mais frappante
entre « le parti qui domine » et le « régime qui vient de finir »34.. En
refusant le libre jeu de l’opposition, et en s’appuyant sur une assemblée
toute à leur service, les Comités de gouvernement continuent, selon Réal,
d’empêcher la possibilité de voir un jeu politique se former dans
l’alternance de majorités différentes. Réal avoue son désarroi :
« Qui suis-je ?… Pour qui me prendra-t-on et dans quelle république
suis-je en train de vivre pour que l’énoncé de mon programme, pourtant
clair, sur la défense acharnée de la liberté de la presse, comme celui de
Camille, pour que la défense des droits de l’opposition au sein de
l’Assemblée et pour que la demande d’un pouvoir exécutif
authentiquement républicain, puissent faire de moi un inclassable, au
mieux, un transfuge dont il faut se méfier, au pire ?… Législateurs, ce
règne-là n’est pas bon »35..

L’an trois, année de la langue de bois

Réal, du moins, s’était donné la possibilité de penser immédiatement,


après la crise de Thermidor, un des problèmes les plus mystérieux, au
regard même des contemporains encore trop neufs dans la science du
sondage et dans celle de l’anticipation des revirements d’électorats.
Comment change une opinion ? Comment une culture politique radicale,
qui semblait à ce point dominante, partagée et irriguée bien au-delà de la
capitale, dans des centaines de clubs, de sociétés populaires, peut à ce point
et si rapidement se retourner contre ses concepteurs ? Comment les
démocrates de la veille deviennent les populistes du lendemain ? Ce qui
impose de poser la question autrement pour l’année 1795 et qui ne peut
qu’avoir des échos aujourd’hui : étaient-ils si démocrates ? Qui sont ces
néo-populistes paradoxaux, ces élites dissidentes critiquant elles-mêmes le
monde qui les a formées pour mieux le subvertir et le dominer, faisant
croire à une refondation de la République par le mépris des élus demeurant
en place ?
Passe encore, se diront quelques mois plus tard les Conventionnels
chargés de réfléchir à une nouvelle Constitution, que les députés changent
d’avis lorsque les circonstances de la politique l’exigent, mais comment
faire pour se prémunir des sautes d’humeur collectives ? Que faudrait-il
faire si ces brusques changements d’orientation se retournaient contre les
Conventionnels eux-mêmes, en un grand coup de balai électoral, en une
grande série de manifestations de colère régulières ? La solution ne
résiderait-elle pas dans une option constitutionnelle qui éloignerait le plus
possible des centres effectifs de décisions ce peuple, violent, versatile, quasi
illettré, mal habillé, mineur et, pour les plus pauvres, sans-dents. En clair,
ne faudrait-il pas changer de société civile comme base de l’électorat ?
Les journalistes fidèles aux idées jacobines sont les premiers à mesurer
avec amertume combien la roue de la fortune politique vient de tourner
pour eux. Le Journal des hommes libres saisit une opinion en train de
basculer. Ce n’est pas seulement la classe politique qui change, mais
l’ensemble de la société, déboussolée par la violence des événements
qu’elle subit, tous ses repères détruits. Un climat d’« épuration » s’instaure
durant l’été 1794, lorsque la chasse aux Jacobins, devenus « jacoquins »,
commence à s’organiser. C’est à n’y plus rien comprendre, car ceux qui se
sont tus au moment du vote de la loi du 22 prairial, plus connue sous le nom
de loi de « Grande Terreur », alors que des Montagnards s’opposaient à
l’esprit et aux articles du texte, occupent aujourd’hui le devant de la scène
et accusent les résistants d’hier de vouloir poursuivre la tyrannie de
Robespierre. Comment comprendre ce renversement de situation ? Il faut
dire que les messieurs et les honnêtes gens se trouvent à la tête de ce
mouvement composé :
« D’aristocrates, de toutes les couleurs, des modérés, des indulgents et
enfin de ce fameux million de pères nourriciers du peuple, en un mot, un
parti dont le principe est “périsse la République entière pourvu que nos
honnêtes gens soient sauvés ”»36..
L’analyse est juste mais le message jacobin ne passe pas. Il est devenu
inaudible dans la France qui, n’ayant pas encore plongé dans les affres de la
Terreur blanche et de la vengeance politique, exprime de cent façons
différentes le traumatisme de la dictature passée qu’elle ne supporterait plus
et son rejet de Robespierre, déjà construit en monstre. Toute une
propagande habile a trouvé son leitmotiv : dénoncer les formes d’un
populisme de gauche stérile et dangereux pour la République, à éradiquer
sans perdre de temps. Des plumitifs comme Fréron et Tallien se chargent de
la besogne en disqualifiant tout le mouvement populaire qui commence à
gronder devant la cherté des prix et le coût de la vie qui repart à la hausse.
Encore des nécessiteux qui demandent comme toujours d’être assistés par
l’État. C’en est fini de cette politique : il faut que chacun se prenne en main
et ne compte plus sur la protection sociale que les institutions républicaines
avaient commencé de mettre en place. Fini le programme d’aides sociales
imaginé en juin 1793, avec la « loi de bienfaisance nationale ». Une
politique de centre radical possède évidemment son volet économique. Il
repose sur le démantèlement de la politique sociale de l’an II avec la
protection des plus modestes travailleurs, femmes et hommes. Au mois de
décembre 1794, le marché redevient libre et les salaires ne sont plus
garantis car il ne faut pas gêner les chefs de manufactures et les
propriétaires d’atelier dans leur libre initiative. Pour faire passer ces
mesures impopulaires, il faut maîtriser les médias, à l’époque, la presse et
l’édition essentiellement.
Sergio Luzzatto a mis en lumière le rôle d’un certain Jean Baptiste
Jollivet, ancien député à la Législative, futur préfet d’Empire, un
authentique « spécialiste de l’adaptation aux fluctuations politiques » et, à
ce titre, intéressant à suivre37.. L’homme s’avère un grand manipulateur des
thèmes populistes qu’il maîtrise à fond, ayant parfaitement intégré la veine
anticléricale, antibourgeoise, antifédéraliste, et contre-révolutionnaire d’une
bonne partie de ce « peuple géant qui n’est point aux Jacobins », auquel il
veut s’adresser. Celui qui signe Baralère ou Baraly demande dans ses
nombreux pamphlets d’étudier chaque citoyen en fonction de ce qu’il a fait
et point seulement en raison de son langage. Pour lui, Thermidor, loin de
constituer une régression politique, constitue le moment de l’apogée
révolutionnaire, le moment du bilan où chacun doit pouvoir démontrer ce
qu’il a fait pour conquérir sa bonne réputation38.. Baralère utilise les raisons
mêmes de la morale révolutionnaire pour les appliquer au domaine de la
sphère privée, désormais la seule à pouvoir caractériser et qualifier
l’engagement patriote. « [Un homme] s’est-il montré bon voisin, bon fils,
bon époux, et bon père ?… Si les citoyens qui le connaissent répondent
affirmativement, alors il aura toute ma confiance »39.. Selon ce
raisonnement, qui a fait de bonnes affaires dans la sphère privée, celui qui
est demeuré dans la société civile, celui qui n’a pas été un professionnel de
la politique, est finalement meilleur citoyen que ceux qui se sont consacrés
à la chose publique et qui se sont engagés dans la vie civique, soupçonnés
de l’avoir fait pour en retirer quelque bénéfice. C’est littéralement la
politique à l’envers qui l’emporte. Tous les citoyens engagés dans les
combats d’idées et dans la défense des acquis sont discrédités : le compte à
rebours menant au 20 brumaire an III (10 novembre 1794) et à la fermeture
du Club des jacobins sur ordre de la Convention est en marche et avec lui la
disqualification de toute forme d’association politique.
Châles, ancien prêtre et député montagnard, croit trouver la parade afin
d’expliquer l’incompréhensible retournement des citoyens politisés et
courageux la veille, tourne-veste thermidoriens quelques mois plus tard. «
On a trop longtemps confondu l’opinion publique avec l’opinion du peuple.
Le public n’est pas le peuple ; et rarement le peuple pense comme le public.
Cette espèce de paradoxe sera bientôt une vérité démontrée. Depuis le 10
Thermidor, l’opinion publique est en Contre-révolution. Pourquoi la
Contre-révolution n’est-elle pas encore faite ? Parce que l’opinion du
peuple est là, qui sert de digue à l’opinion publique »40..
Poursuivant son analyse de la défaite du verbe jacobin, Châles y décèle
deux raisons. Tout d’abord les « réacteurs » profitent de leur toute récente
capacité à contrôler des médias grâce à leur fortune. Ils bénéficient, selon
lui, d’importants financements occultes dont on soupçonne qu’ils
proviennent d’Angleterre. Ils ont aussi intégré une des leçons du
journalisme politique tel qu’il s’est constitué depuis 1789. « Calomniez,
injuriez, insultez, vilipendez, appelez au meurtre contre votre ennemi, il en
restera toujours quelque chose ». Châles pointe les coupables selon lui de
cette confiscation de l’opinion publique par une classe « médiane », au sens
littéral du terme, demeurant invisible mais agissante par le contrôle des
médias. Il établit, avec une rare lucidité, le lien entre la sociologie politique
et sa traduction en programme idéologique le plus classiquement
thermidorien.
« Voilà les dignes éléments de cette classe intermédiaire, qui fut
recherchée, prônée et courtisée par tous les finisseurs de Révolution et
tous les faiseurs de Contre-révolution ; classe qui n’a pour boussole que
le parti ou l’homme dominant, pour guide que son intérêt, pour loi
suprême que ses habitudes et ses jouissances ; classe d’autant plus
acharnée contre l’égalité que, par l’éducation et la naissance, elle est
plus près du peuple… Et quoi ? N’aurions-nous travaillé que pour
rétablir le règne de l’aristocratie bourgeoise, la plus insupportable
comme la plus humiliante de toutes41. ? »
Thermidor signerait le triomphe de la petite bourgeoisie. Les classes
moyennes, inquiètes et fragilisées de l’époque, constituent l’ultime rempart
social d’un million de citoyens fortunés contre les vingt-quatre autres
opprimés. L’archéologie de notre présent est là. Un groupe, au centre de la
société, au milieu de l’échelle sociale, verrouille sa frontière basse : il
entend ainsi occuper seul cet espace médian dans l’espoir que son ambition
et l’imitation du comportement de classes plus élevées lui donneront la
possibilité d’intégrer une couche supérieure de la société. Inquiet, il perçoit
collectivement ses origines populaires comme un stigmate à effacer.
Thermidor poursuit, de façon différente, cette re-proposition d’une
République du centre, et la remarque de Châles explique avec une fine
intuition l’analogie entre la configuration du champ politique et la
répartition des classes sociales, toutes deux faisant de la conquête du centre
l’enjeu essentiel d’une bataille idéologique dont l’issue doit mener à la
stabilisation conservatrice de la société, fondée sur la sacralité de la
propriété, la liberté individuelle de chacun et l’égalité juridique de tous.
Il ne faut pas renoncer dans cette bataille du centre et de reconquête de
l’opinion. Charles Duval, autre journaliste du Journal des hommes libres,
en appelle aux « bonnes gens », à tous ceux qui, du coin du feu, sans se
mêler de rien, « attendent la fin des troubles intérieurs pour se déterminer à
souscrire bénignement à tout ce qui sera proposé, fut-ce même au
rétablissement de la royauté, pourvu qu’on ait la paix et qu’on leur assure le
repos domestique »42..
Le rédacteur éclaire non pas les girouettes bruyantes et visibles, mais une
pratique de suivisme attentiste, la majorité silencieuse, toujours d’accord
parce que dépolitisée. Ce girouettisme de l’indifférence, moins visible que
celui qui affiche un calcul intéressé et repérable, n’en est que plus important
car il concerne des masses de citoyens bien plus conséquentes que les
quelques centaines de Thermidoriens sans pudeur politique. Duval tient son
sujet et revient sur ce thème d’une radicale nouveauté en 1794, percevant
dans cette masse « apathique » une autre figure de la classe intermédiaire,
point nodal de la société en Révolution. C’est dans ce groupe que se joue le
sort de la Révolution, les classes moyennes se trouvant déjà au centre de
toutes les attentions.
« Placée entre la pauvreté et la richesse, entre le patriotisme et
l’aristocratie, entre la corruption et les bonnes mœurs, cette classe est le
point central où viennent retentir toutes les secousses politiques : c’est le
point de contact de tous les frottements. »43.
Au moyen d’une intuition fort moderne, mais que les démocrates vont se
révéler incapables de traduire politiquement, Duval vient de définir un
centre sociologique que l’originalité de la saison thermidorienne a fait
émerger. Désormais, la « neutralité idéologique » de ce groupe devient
l’objet de l’attention de toutes les confrontations politiques, de Thermidor à
aujourd’hui. Cette neutralité devient même l’idéal de ceux qui ont besoin de
dépolitiser tout débat pour mieux commander.Ce centre devient la clé des
seconds tours des élections à deux tours, comme à cette époque entre
Assemblée primaire et Assemblée électorale comme second filtrage, ou
aujourd’hui, tel que nous l’avons vécu en 2017 et devrons peut-être le
revivre en 2022.

Comment l’opinion se fait-elle manipuler ?…

Les rédacteurs du Journal des hommes libres, un autre journal fort à


gauche, confrontés eux aussi au retournement de l’opinion, posent
différemment la question de l’origine de « l’épidémie palinodique » qui
touche un nombre inquiétant de leurs concitoyens44.. Tout à coup
Thermidor a vu apparaître une nouvelle de catégorie de citoyens, ceux qui
se targuent du titre d’« honnêtes gens ». Il est sous-entendu que les jacobins
de la veille sont des corrompus, des voleurs, des imposteurs, des
malhonnêtes au mieux, des hors-la-loi au pire. Il importe de se battre pour
que le qualificatif valorisant demeure du côté des démocrates. Tel est le
débat aux Jacobins, dont le journal rend compte au début de Brumaire. Être
révolutionnaire c’est forcément demeurer « honnête » vis à vis de ses
engagements. Mais par quelle alchimie malsaine, depuis quelques semaines,
c’est le contraire qui se produit ? Le démocrate d’hier est soupçonné de
dissimuler en lui un scélérat, le renégat se vantant d’être vertueux.
Reprendre l’histoire de la Révolution permet de comprendre la situation en
1795.
Le principal mérite de la Révolution a résidé dans l’invention d’une
nouvelle éthique politique, fondée non sur la rouerie savamment calculée
des serments trahis, mais sur la franchise des transactions « que la foi
publique a rendues sacrées ». Depuis 1789, avec des vicissitudes mais par
un effort harassant et constant, une politique du sentiment fraternel a
remplacé une rationalité machiavélique du pouvoir. Les journalistes
démocrates veulent se persuader qu’une nouvelle ère a commencé, plaçant
la vertu civique et les mœurs civiles au cœur de la cité régénérée. La
droiture politique appuyée sur des principes philanthropiques, la constance
des opinions fondée sur la volonté d’agir pour le mieux-être collectif sont
des repères intangibles et inaltérables. Demeure alors le constat de l’échec.
Quand ? Où ? Qui a pu faire échouer ce programme politique qui semble
parfait, et que les coquins, les nouveaux riches, les bureaucrates, mot
nouveau, les financiers, mot bien connu alors, les « capitalistes » comme on
commence à le dire, se plaisent à tourner en ridicule, en un rêve fantaisiste
ou en une utopie dangereuse ?
Dans un premier temps, c’est Audouin, rédacteur de la troisième feuille
démocratique la plus en vue, Le Journal universel, qui tente une réponse.
L’argumentation du député demeuré montagnard consiste à démontrer que
l’instabilité des opinions du peuple « est moins réelle qu’apparente ». Par
un jeu de questions-réponses sur les véritables vœux de la multitude, le
législateur soutient que l’écrasante majorité des Français ne désire rien
d’autre que la république démocratique, c’est-à-dire la conservation de leur
liberté et de leur égalité dans le respect des lois votées par leurs
représentants. Adroitement, Audouin rappelle les acquisitions de biens
nationaux et les victoires militaires, lesquelles suggèrent les intérêts
aisément compréhensibles du soldat-citoyen-petit propriétaire. En revanche,
l’impression de versatilité est un effet des divisions que les artisans de la «
réaction » ne cessent d’instiller parmi le peuple. Ces « farfadets politiques »
enfoncent en permanence le coin de la discorde entre les francs républicains
qui, sur le fond, partagent le même idéal. Ces ennemis du peuple sont les
seuls coupables d’instabilité, habiles à porter le pantalon quand « les sans-
culottes montrent qu’ils ne sont pas morts », prompts à reprendre leur air de
messieurs lorsqu’ils pensent le peuple moins vigilant. À force de multiplier
les va-et-vient, toute confiance politique a été « énervée » dans le peuple.
Dans ces conditions, plus aucune opinion stable ne peut s’exprimer et
demeurer crédible. Par un habile jeu de manipulation du passé immédiat,
Audouin montre que les « réacteurs » remontent toujours plus loin dans la
critique de la radicalité de la Terreur, jusqu’à suggérer qu’elle a commencé
avec le 14 juillet 1789, afin de parvenir à leur but : discréditer toute la
Révolution et ses conquêtes acquises lors des journées de grandes
manifestations populaires, présentées sous un jour violent. Diviser pour
régner sur les décombres de la crise semble la devise de ces « Messieurs ».
Une stratégie appelée à un long avenir se met en place en 1795 : disqualifier
la politique en la présentant comme un objet suranné et inutile ou, plus
grave, facteur de troubles civils, dans une société qui doit au contraire se
tourner vers la richesse et les activités privées, mais en même temps profiter
de ce que l’on peut retirer du nouveau régime, des places qu’il offre et de
toutes les propriétés qu’il a rendu possibles par la vente des biens
nationaux…
La Terreur, réécrite dans le but de disqualifier la tentative de République
sociale de 1793, avait imposé l’ère du soupçon. Thermidor invente le temps
de l’hypocrisie. La Terreur avait dû faire face à une lutte fratricide.
Thermidor laisse se développer le climat de vengeance politique. Il n’y aura
plus d’amis désormais mais des rivaux, des concurrents, des ambitieux, des
gagnants et des perdants, ou bien seulement des complices, des alliés d’un
moment. Les journalistes démocrates ne l’entendent pas ainsi et poursuivent
leur combat. Ils désirent démasquer « les tartuffes en politique », les
nouveaux « convertis » aux vertus de la Réaction. Les critiques attendues
visent évidemment les contre-révolutionnaires agissant toujours dans
l’ombre, auquel il faut opposer un contre-modèle. C’est dans l’adversité de
l’an III que le mouvement jacobin, mis sur le reculoir, construit la croyance
en la rectitude sans faille, comme le marqueur identitaire le plus puissant de
ses partisans, et comme un trait constitutif des familles de gauche radicales
à venir.
Dans le concert des renoncements thermidoriens, la gauche démocratique
se dote d’une nouvelle qualité, l’authentique honnêteté confrontée à l’échec
passager, mais garante de la victoire morale, celle de l’antique probité
drapée dans sa fermeté citoyenne. La référence, pour cette gauche «
incorrompue » par la versatilité, est le moment où Socrate, levant la coupe,
s’apprête à boire la ciguë, plutôt que de se compromettre45.. La référence
constante au philosophe grec ouvre la voie et trace le destin de ces rares
députés montagnards, indignés par la tournure de la répression contre le
peuple de Paris en juin 1795 qui trouvent dans le suicide à l’antique leur
moment de gloire, entrant dans le panthéon de la gauche démocratique sous
le titre de « Martyrs de Prairial »46.. Le parti des Invariables est né, et il
suffira de se réclamer de cette épithète pour faire connaître aussitôt son bord
politique. Pour de nombreuses générations, il va identifier une famille de la
gauche que caractérise une intransigeante droiture morale, du moins en
théorie, car, dans un système pluraliste, les alliances sont nécessaires, toute
la rhétorique consistant à démontrer que l’on ne perd pas son âme, à moins
de demeurer à ce point intransigeant que l’on s’enferre dans l’opposition
sans jamais pouvoir accéder au pouvoir, là où le monde peut être
transformé.

À la conquête du centre exclusif

Face à cette gauche radicale éprouvant les pires difficultés à se


recomposer après Thermidor, les républicains conservateurs s’activent et
débusquent la façon de capter les suffrages du centre politique, en proposant
à une population, encore sous le choc de l’épreuve de l’an II, de réutiliser le
pouvoir exécutif qu’ils ont hérité du gouvernement révolutionnaire mais
pour le détourner de sa fonction première d’imposer le dirigisme
économique et de construire une machine de guerre républicaine. Il s’agit
de le transformer en institution garante de tranquillité publique et de repos
civique pour cette masse de citoyens, sans Histoire, sans Révolution, mais
qui ne sont ni forcément contre-révolutionnaires ni désespérément
versatiles. Le gouvernement de l’an III n’abandonne nullement la sévérité
des outils politiques qu’il a reçus. Il les dirige différemment, au nom d’une
neutralisation des luttes civiles, criminalisant désormais les activités
politiques dénoncées comme stériles, violentes et contreproductives au
moment de refonder un système économique ultra-libéral.
Sieyès incarne ce désir de sortir de la Révolution pour fonder une
république de conservation, édifiée entre « le sceptre de fer d’un roi ou la
hache sanglante d’un dictateur », en fondant la République d’un « centre
absolu »47.. Au printemps 1795, une spirale de manifestations pacifiques
puis violentes exprime le mécontentement populaire porté à son comble à
cause d’une crise économique sans précédent. Les Thermidoriens ne
cessent dès lors d’élargir le cercle de la répression policière contre le peuple
d’abord, puis contre les anciens acteurs de la Terreur, quand bien même ces
derniers auraient participé à la chute de Robespierre. Les pratiques de la
délation et de la calomnie, installées dans les mœurs des députés, continuent
de provoquer des clivages au sein de la Convention. Néanmoins, pour tenter
de construire une politique d’apaisement et de ralliement, les Thermidoriens
prennent de nombreuses mesures : le rappel des députés girondins48., le 18
frimaire an III (8 décembre 1794) ; l’abolition de la loi du Maximum, le 4
nivôse an III (24 décembre 1794), signifiant la fin de l’économie dirigée et
destinée à rassurer les possédants ; la signature au manoir de La Jaunaye,
des accords entre la République et les chefs rebelles Charrette et Cormatin
afin de mettre un terme aux guerres de Vendée, le 29 pluviôse an III (17
février 1795) ; le rétablissement de la liberté de culte sur l’ensemble du
territoire, le 3 ventôse an III (21 février 1795), pour rassurer les catholiques
; l’autorisation accordée aux émigrés et condamnés à recouvrer certains de
leurs biens, après s’être évadés fiscalement pendant des années, le 13
ventôse an III (3 mars 1795) ; l’obtention d’un traité de paix avec la Prusse,
signé à Bâle, le 16 germinal an III (5 avril 1795), puis avec la Hollande, le
27 floréal an III (16 mai 1795) et plus tard avec l’Espagne, signe que la
volonté de réconciliation passe au-delà des frontières.
À Paris, les députés, qui – ne l’oublions pas –, en l’absence d’un pouvoir
exécutif institutionnalisé, doivent faire face aux responsabilités de la
conduite des affaires de l’État, se posent désormais la question lancinante
de la Constitution. Bien des juristes et des avocats républicains
conservateurs expriment, à demi-mot d’abord, puis de façon plus explicite,
l’urgence de rédiger une nouvelle Constitution, remplaçant celle trop
démocratique de juin 1793, qu’ils ont pourtant approuvée.
La confrontation ne saurait tarder entre les députés et la population
militante parisienne, désireuse de voir la constitution sociale appliquée
puisque la paix est revenue, condition de son effectivité. Les conservateurs
républicains trouvent la parade, liant la question purement politique au
problème de l’ordre public, faisant passer d’abord pour acte de délinquance,
la manifestation. Ensuite les trois Comités de gouvernement, celui de salut
public, celui de sûreté générale et celui de législation, agissent comme un
gouvernement constitué, sans toujours respecter les formes de respect de
l’Assemblée des députés, indices probants de la mise en place, en 1795, du
centre sans concession, sur la voie paradoxale – mais seulement en
apparence – de sa radicalité punitive et sécuritaire.
C’est dans ce contexte que se déroule, du 30 ventôse au 5 germinal (20-25
mars), un débat important de politique générale, où Sieyès, au nom des trois
Comités mentionnés, prononce un discours sur le projet de grande police,
pour sortir d’un état d’urgence et placer la surveillance de la société dans
une loi qui intégrerait ces mesures d’exception, les banalisant au sein de la
loi.
Par un jeu de balancement, le régime monarchique est comparé dans ses
formes de centralisation au « régime robespierrien ». La Terreur est décrite
sous les traits d’une féodalité moderne, les Jacobins devenant les nouveaux
privilégiés d’un système qui les voyait occuper les meilleures places, en
opprimant le peuple. « Il est donc vrai que les Jacobins détrônés le
9 Thermidor, n’étaient que les successeurs des privilégiés, détrônés par le
14 juillet »49.. Dans ces conditions les journées de l’été 1794 constitueraient
une troisième révolution, au moins aussi importante que celles de 1789 et
de 1792. La nouvelle aristocratie a été abattue. Un gouvernement de
l’inégalité a été aboli. Il s’agit dorénavant de fonder un nouvel ordre sur de
solides principes républicains et de capturer au passage la magie du mot
Révolution.
Dès le 30 ventôse (20 mars 1795), Boissy d’Anglas prend longuement la
parole et dévoile les axes d’un programme visant à la neutralisation de la
masse des citoyens, comme première marche vers un gouvernement du
centre50.. Il appelle, au nom d’une paix civile qu’il espère de tout cœur, à
une dépolitisation du débat, seule condition viable, selon lui, pour interdire
la substitution constante des passions aux principes, cause d’une dérive
désorganisatrice de tout ordre social. « Abjurons tout esprit de parti, toute
politique de circonstance, bannissons toutes les haines, étouffons toutes les
semences de discordes ; anéantissons-les dans un même sentiment, celui de
l’équité »51..
Son projet repose sur la reconstitution d’un front « méritocratique » de
propriétaires, seuls garants de l’ordre social, parce que responsables de la
prospérité du pays. Boissy, rompu à l’art de la politique, dans cet appel
apparent à la paix civile, assume en fin tacticien la dimension de discorde
que contient son intervention piégée, véritable déclaration de guerre à l’aile
gauche de la Convention. L’orateur du centre sait que le débat politique
avec ses discussions théoriques, ses positions de principe, n’est plus
d’actualité. Pire, cette forme de démocratie a conduit avec la Terreur à
l’opposé de ce qu’elle prétendait faire. Il faut donc revenir à un débat d’où
serait exclu tout ce qui ne constituerait pas la politique des intérêts bien
compris du plus grand nombre, la partie saine de la nation. L’ordre public
policier, garant des intérêts privés, doit remplacer l’opinion publique
démocratique, garante des intérêts collectifs.
La bataille des mots, en ce printemps 1795, incarne l’enjeu essentiel de la
politique, lorsque les détracteurs de la Terreur, « inventent » les termes qui
vont coller, telle une glu infamante, au dos des démocrates et se révéler
d’une redoutable efficacité au moment de discréditer durablement tous ceux
qui ont pu rester fidèles à l’idée d’une république démocratique. Marqués
par la répression et sans relais médiatiques efficaces, les démocrates ne
parviennent à imposer un quelconque « stigmate verbal » à leurs
adversaires, alors qu’ils sont partout traités d’« Anarchistes », de « buveurs
de sang », de « scélérats », de « bêtes féroces ». Une fois l’ennemi désigné
et traqué, les hommes du centre doivent créer la peur sociale et en retour se
poser en défenseurs du bon ordre, du bon sens bourgeois, du calme
nécessaire à la conduite des bonnes affaires. Le même Sieyès va se charger
de la besogne et fait basculer l’histoire de l’an III, en proposant à ses
collègues le vote « d’une loi qui ne peut se classer que sous la dénomination
de Loi de grande Police, [avec] pour objet principal de donner une garantie
à la représentation nationale »52.. La rengaine des deux périls est reprise
avec efficacité contre « le joug du royalisme par l’anarchie » et vice versa,
les deux marchant de concert « sous la bannière commune de la révolte et
du crime ».
Un programme s’énonce clairement selon un ordre de priorités : d’abord
l’acceptation d’une hiérarchie dans la société, fondée sur la puissance
foncière, que tout « renversement » mettrait à mal ; ensuite la garantie de
l’ordre public confiée à un appareil exécutif luttant contre ce qu’il qualifie
lui-même sous toute forme « d’anarchie » ; enfin une machine législative
que le peuple ne peut critiquer. Ce long préambule s’avère nécessaire à
Sieyès pour expliquer le sens de la loi proposée et défendue devant ses pairs
: faire entrer certaines expressions d’une opposition politique, telles les
manifestations, les écrits, les vociférations, dans la catégorie des délits de
droit pénal, et à ce titre les faire réprimer par la loi, avec toute la sévérité
nécessaire. Les libertés fondamentales liées à la vie politique sont
criminalisées.
La loi dessine la circonférence même du centre politique exclusif que
Sieyès appelle de toutes ses forces pour « veiller à la sûreté des personnes,
de la propriété, de la loi. La première série de décrets vise à définir la nature
d’un attroupement ou de cris séditieux portant atteinte à l’ordre et
nécessitant l’usage de la force publique. La seconde série vise à protéger
l’Assemblée et les représentants de toute violation de leur enceinte, de toute
immixtion d’une manifestation dans ses murs et de toute entrave à ses
débats, allant même jusqu’à imaginer, en cas d’envahissement intempestif
de la salle, son rapatriement à Châlons-sur-Marne et la formation d’une «
armée nationale centrale », composée de colonnes républicaines à diriger
contre les factieux qui auraient usurpé le pouvoir dans la capitale.
Pendant que Sieyès prononce son discours, deux graves incidents
(provoqués ou spontanés ?) vont précipiter le vote du texte, tout en
permettant in situ de définir encore mieux le programme des avocats de
cette loi de Grande Police. Le général Clauzel dénonce, parmi des
attroupements séditieux remarqués hors de la salle, la présence de femmes
en train de vociférer. Elles font courir le risque de faire dégénérer en
insurrection la manifestation. « Ceux qui entravent la loi actuelle sont
d’accord avec les furies ». Les femmes sont perçues comme un élément de
radicalisation du débat, comme un déclencheur de la passion politique, tel
un des ressorts de l’extrémisme et, à ce titre, doivent être exclues de tout
débat de la société policée et virile. La tension ne faiblit pas hors de
l’Assemblée. Pendant que les représentants délibèrent, ils apprennent que
de violentes échauffourées ont lieu à quelques mètres d’eux, dans les jardins
des Tuileries. Ces bagarres entre patriotes et membres de la jeunesse dorée
constituent un bel exemple de désordre public : comment les députés le
régleront-ils au moment où ils élaborent la loi de Grande police ? L’incident
réclame des mesures fortes pour faire la chasse aux ennemis politiques, qui
commence à partir de mars 1795 et ne cesse plus jusqu’à atteindre un pic en
juin, avec près de trois mille cinq cents Parisiens enfermés à la suite d’un
second envahissement de la Convention à la fin du mois de mai, le 1er
prairial. La confrontation se solde par la mort d’un député, Féraud,
transformé en héros défendant l’ordre social face à la foule bestiale53.. Mais
au fait, quid des centaines de femmes, d’enfants et d’hommes morts de
froids, de faim dans les semaines précédentes, dans une capitale touchée par
la famine qui, pour la première fois depuis la fin du XVIIe siècle, a fait sa
réapparition dans Paris, alors que le gouvernement refuse d’agir pour aider
significativement à la résorption de la misère ? Si un mort égale un mort,
alors la politique économique assumant toute la violence de la détresse
sociale de l’extrême centre est en train de faire payer un tribut mortifère au
petit peuple des ouvriers et des ouvrières connaissant un pic de surmortalité
à cause de la famine, disparue à Paris depuis la Fronde, coûtant la vie à près
de 30 000 Parisiens morts de faim et de froid, en comparaison du seul
député disparu54..
Quelques mois plus tard, le Directoire réalise le projet thermidorien d’une
République du centre, d’une République sans démocrate, jusqu’à ce qu’il se
retrouve en face des apories de ce type de régime et cède, avec sa logique
inhérente, au coup de force de celui qui se présente comme le sauveur et le
vrai restaurateur d’une République, ni rouge ni brune.
22 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Hachette, 1997.
23 Le Nouvel Observateur du 7 janvier 2015.
24 Selon l’expression de Roger Dupuy et Marcel Morabito. 1795 : Pour une République sans
Révolution, PUR, Rennes, 1998.
25 Georges Lefebvre, Les Thermidoriens, 1937, Paris, Colin, p. 11-13 et 197.
26 Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur : Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard,
1989.
27 Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique, op. cit., p. 157.
28 Ibid., p. 10 -11.
29 Sergio Luzzatto, L’Automne de la révolution. luttes et cultures politiques dans la France
thermidorienne, Paris, Champion, 2001, p. 343.
30 Dupont de Nemours, Plaidoyer de Lysias contre les Membres des anciens Comités du Salut
public et de Sûreté générale, Paris, an III.
31 Moïse Bayle, Au Peuple souverain et à la Convention nationale, Paris, an III.
32 Jules Isaac, Les Oligarques. Essai d’histoire partiale, par Junius, 1948.
33 Journal de l’Opposition, n° 1, p. 2-3.
34 Ibid., n° 2, p. 46.
35 Ibid. n° 4, p. 6.
36 Journal de la Montagne, 6 vendémiaire an III, n° 150.
37 Sergio Luzzatto, L’Automne, op. cit., p. 81-85.
38 Baralère, Le Coup de Grâce aux Jacobins. Conseils aux bonnes Citoyennes pour qu’elles
laissent les Tribunes de la Pétaudière, et qu’elles veillent à leur Ménage, Paris, s. l., s. d., p. 2.
39 Baralère, Coupons-lui la Queue, Paris, s. d., p. 3-4, cité par S. Luzzatto, p. 84.
40 L’Ami du Peuple, 6 brumaire an III.
41 L’Ami du Peuple, 6 brumaire an III. L’article est repris dans le Journal des hommes libres, le 9
brumaire an III, n° 38, p. 155-156.
42 Journal des hommes libres, 15 frimaire an III, p. 316.
43 Ibid., 25 frimaire an III, n° 84, p. 366.
44 Expression pertinente, employée par Charles Duval dans le n° 96 du Journal des Hommes
libres, le 6 nivôse an III, p. 408.
45 Journal des hommes libres, 8 nivôse an III, p. 413-414.
46 D’autres patriotes jacobins leur avaient montré la voie du suicide politique. Parmi eux, le 17
pluviôse an III (5 février 1795), l’acteur Antoine Trial, fervent sans-culotte, obligé quelques jours
plus tôt de lire sur scène une violente diatribe anti-robespierriste, se suicida en absorbant du poison.
Françoise Brunel et Sylvain Goujon, Les Martyrs de prairial. Textes et documents inédits. Genève,
Georg éditeur, 1992.
47 L’expression est de Trouvé dans Le Moniteur universel du 3 germinal an III.
48 Le retour des 73 députés girondins, exclus le 2 juin 1793, au sein de la Convention
thermidorienne, même s’il fut voté sans débat, ne recueille pas l’adhésion générale. Aussi, selon un
procédé devenu classique, la caricature s’empare-t-elle du Girondin, dans une position politique
inconfortable, et le représente-t-elle en personnage double : la partie droite du corps, surmontée d’une
demi-face patibulaire, couverte d’une pelisse sombre de passe-muraille, avec à la main un énorme
gourdin, la jambe dans un pantalon, le pied dans un lourd sabot ; la partie gauche, le demi-visage
peigné et soigné, en habit mondain, vert bouteille comme l’exige la mode, col de fine baptiste
blanche, la jambe moulée dans une culotte ornée de rubans et un bas de soie, chaussée d’un escarpin
verni. Tel est devenu le député girondin : « à demi sans-culotte, à demi muscadin ».
49 Le Moniteur, 3 germinal an III.
50 Christine Le Bozec, Boissy d’Anglas. Un grand notable libéral, Férdération des œuvres laïques
de l’Ardèche, 2001.
51 Le Moniteur, 3 germinal, compte rendu de la séance du 30 ventôse. Intervention de Boissy
d’Anglas.
52 Ibid., 5 germinal an III, séance du 1er germinal.
53 Pierre Serna, « « Les hommes ne meurent pas libres et égaux… » ou la face cachée des tableaux
du 1er prairial en 1830 », La Révolution française, 10/ 2016, mis en ligne le 13 juin 2016, http
://journals.openedition.org/lrf/1584.
54 Pierre Serna, Introduction de La Mort est dans Paris. Enquête sur le suicide et la mort violente
dans le petit peuple parisien au lendemain de la terreur de Richard Cobb, Toulouse, Anacharsis,
2018.
4:
Le Directoire : de la République en marche à la
course de Bonaparte

Inventer la marche comme métaphore de la politique

En 1797, le journal quasi officiel du gouvernement, La Décade


philosophique littéraire et politique, dans lequel rédigent les plus grands
savants de l’époque, propose un article apparemment anodin, décrivant une
simple promenade. Il constitue au contraire le cœur conceptuel du
mouvement qui vise à mettre en marche la République… directoriale.
« N’avez-vous jamais observé la foule qui circule dans certaines rues
d’une grande ville ?… Si chaque homme suivait exactement sa direction
primitive, il en rencontrerait bientôt un autre, ils se heurteraient, ils se
feraient réciproquement obstacle, ils arrêteraient ceux qui suivent, et
bientôt la rue entière serait en confusion. Cela n’arrive point, parce que
chacun cède un peu. Au lieu de tenir les bras raides et écartés, on se
glisse en serrant les coudes, on se présente obliquement ; on fléchit le
corps, on fait serpenter sa marche, en se détournant un peu, tantôt d’un
côté, tantôt de l’autre, et l’on passe ainsi dans les plus petits intervalles
presque sans toucher ses voisins. » 55.
A priori l’auteur ne parle pas de politique dans ces lignes. Est-ce bien
certain ? Relisons l’entrefilet énigmatique du très sérieux journal. Le
journaliste vient simplement d’écrire, noir sur blanc, la philosophie d’un
programme politique d’une République en marche, qui sans le compromis
permanent, sans l’accommodement constant d’un principe d’idéalité à la
réalité sociale du moment, ne pourrait fonctionner. Marcher efficacement
n’est pas forcément marcher droit, c’est se déplacer sans heurter les autres,
c’est être capable de tracer sa route au centre d’un groupe, avec efficacité,
en allant droit au but, tout en maîtrisant l’art du détour oblique. La marche
devient une métaphore de la politique et une arme politique redoutable. Fi
le cheval aristocratique, fi l’immobilité du peuple qui naît, vit, travaille et
meurt là où il est né. La marche est l’attribut de l’homme moderne en cette
fin du XVIIIe siècle. Rousseau en a fait la force du philosophe voyageant,
herborisant, observant, aimant la nature, inventant quasiment une écologie
républicaine. Gilbert, le vétérinaire agronome le plus connu de son temps,
même si aujourd’hui injustement oublié, fut l’inventeur en France de
l’élevage moderne, grâce à la pratique des prairies artificielles. Il ne conçoit
pas son métier sans sac à dos et marches interminables, sillonnant tout le
Bassin parisien, conseillant, soignant, disposant, recueillant toutes les
formes de savoirs vétérinaires et agricoles possibles.
Nul n’est bon homme de science à l’époque s’il n’est bon marcheur et bon
observateur des mœurs et coutumes de son temps. Nul n’est bon militaire ni
bon citoyen, s’il ne se met en marche, en cette époque où les Français se
rendent aux quatre coins du monde et de l’Europe pour porter la bonne
parole de la République directoriale, pas toujours pacifiquement. En
Marche donc, vers la reconquête du commerce anglais, vers l’expansion du
modèle républicain à la pointe des baïonnettes. Dans chaque département,
une École Centrale, ancêtre des lycées napoléoniens, réunit les meilleurs
élèves. Dans leur programme de sciences naturelles, la marche, avec
découverte du territoire, connaissance de ses plantes, reconnaissance des
animaux qui y vivent, constitue une part importante d’une nouvelle
pédagogie. Une littérature s’invente même, en marchant, en lisant, en
écrivant, incarné par l’infatigable marcheur des rues de la capitale, Louis-
Sébastien Mercier, reprenant, après sa sortie de la prison de la Terreur où il
fut réduit aux cent pas, ses randonnées urbaines dans la capitale, en tire Le
Nouveau Paris, hymne à la marche comme régénération physique du
nouveau citoyen. Le plus célèbre piéton de Paris en cette fin du XVIIIe siècle
soutient même que si tous les animaux ont une tête et des mains, seul
l’homme a des pieds, qui le tiennent droit et lui confère sa dignité56..
Manifestement le Directoire a inventé la mise en marche républicaine :
d’accord mais vers où ?
Quelle est donc cette République en marche dont les ressemblances
demeurent parfois troublantes avec l’actualité ?

« Entre deux chaises, le cul par terre » ?

Qui connaît le Directoire ? Qui connaît cette première expérience d’une


République libérale en France entre 1795 et 1799, qui voulut inventer un
système parlementaire avec deux chambres, mais sans être capable
d’assumer l’alternance des différentes majorités ? Qui connaît ce régime qui
marque la première expérience d’une République qui se voulait
méritocratique et capacitaire, tout en supprimant les écoles gratuites et
obligatoires ? Qui connaît cette République prise dans ses contradictions,
entre l’affirmation d’une éthique conservatrice et bourgeoise fondée sur la
propriété et la sécurité, imposant le silence au peuple mais ne parvenant pas
à faire taire les démocrates qui se réunissent à tous les patriotes du continent
pour imaginer l’Europe des patries ? Qui connaît dans le grand public cette
période de quatre ans, pourtant essentielle pour comprendre la philosophie
libérale qui irrigue toutes les élites du XIXe siècle ? C’est à cette époque que
Benjamin Constant, Germaine de Staël, Jean Baptiste Say, Pierre Rœderer,
Antoine Destutt de Tracy, Pierre Samuel Du Pont de Nemours, entre autres,
fondent l’économie politique d’un libéralisme français qui va inspirer et
poser tout le socle de la pensée bourgeoise au siècle de la Révolution
industrielle. Mieux même, c’est dans leur pensée qu’une autre philosophie
opposée va germer, celle de Karl Marx, comprenant, à leur lecture attentive,
le sens ultime des conséquences de la lutte des classes que ses penseurs
avaient théorisée bien avant lui, ce que jamais il ne nia. Qui sait surtout que
l’opposition de gauche, dans l’adversité d’un régime qui veut l’enfermer
dans les oripeaux de son jacobinisme passé, invente le système politique
dans lequel nous vivons encore, avec son penseur, Antonelle, sorti de
l’ombre il y a peu, et imaginant tout le système de la démocratie
représentative, fondement de notre régime politique57. ?
Quelques historiens ont réalisé l’importance du Directoire dans l’histoire
politique de la France. Mais, encore aujourd’hui, la majorité du grand
public n’a d’yeux que pour les deux hommes qui écrasent la période, avant
et après, Robespierre et Bonaparte, qu’il est bon d’aimer ou de détester. Ils
suffisent, pense-t-on superficiellement, à incarner les deux faces d’un même
pouvoir autoritaire, de « gauche » ou de « droite ». En réalité, les deux
hommes d’État ne sont ni d’un côté ni de l’autre, mais au contraire
occupent le centre, finissant par étouffer la vie législative et démocratique
de leur pays, forts de leur personnalité, encore plus sublimée par un roman
national insatiable à leur encontre, répondant à une demande sociale que le
nombre croissant de leurs biographies renforce toujours davantage. Peine
perdue : le Directoire, dans son pouvoir divisé de façon collégiale entre cinq
hommes, demeure un Non-lieu de mémoire dans notre histoire. Le
Directoire reste ou méconnu ou mésestimé, sûrement parce que cette
République en marche mena l’idéal républicain vers son précipice, le puits
sans fond du bonapartisme autoritaire, hantise de toutes les Républiques
successives58..
Justement, qui ne connaît pas le Directoire aurait bien du mal à
comprendre la France des Quatrième et Cinquième Républiques, aurait bien
des difficultés à saisir la politique de la cohabitation née en 1984, aurait
bien des difficultés au moment de saisir les racines politiques de la France
du XXIe siècle et se trouverait bien en peine de comprendre l’origine des
partis politiques et leur matrice idéologique, de la gauche à la droite, parfois
bruyantes et passagères, en passant par le centre, souvent invisible et
omniprésent. Le Directoire invente une république du centre, la République
à laquelle tous les chefs d’État se réfèrent sans pouvoir explicitement le
revendiquer59.. Cette République ne signifie pas la fin d’une exception, qui
voudrait que la France soit irrémédiablement clivée depuis la Révolution
entre la droite et la gauche irréconciliables. C’est le contraire. L’exception
française est cette radicalité centriste, invisible parce que non repérable
idéologiquement, mais tenant fermement les rênes de l’État depuis que le
Gouvernement Révolutionnaire a été fondé en 1793. L’ensemble de son
personnel a perduré dans tous les ministères du Directoire, là où la haute
fonction publique, relancée par les bourreaux de travail, comme aimait à les
appeler Bonaparte, évoquant les membres des cabinets ministériels, ont
construit ce pouvoir, LE pouvoir en France. L’authentique anomalie de la
vie politique française depuis deux cent trente ans est justement de ne pas
avoir des Républicains et des Démocrates, comme aux États-Unis ou des
Conservateurs et des Libéraux comme en Angleterre, qui plient tous leurs
bagages lorsqu’ils ont perdu les élections pour laisser place nette à tout un
nouveau personnel. En France non. Les majorités législatives passent. Les
hauts fonctionnaires demeurent.
Le Directoire, poursuivant Thermidor qui avait hérité du gouvernement
révolutionnaire, mit en place cette authentique exception française,
l’extrême centre, sans être capable de comprendre que cette politique ne
pouvait survivre sans être incarnée de façon forte. Pour ce programme
idéologique faible, discret mais infaillible, car reposant sur la propriété et la
sécurité, il faut une incarnation puissante, une figure visible, un homme
jeune à poigne, un général victorieux ou un banquier battant, c’est selon60..
Osons le paradoxe dans le contrôle de l’anachronisme. Où et comment
entre 1795 et 1799 se sont construites les racines possibles du macronisme
dominant d’aujourd’hui ?
Une caricature de Lemonnier présente le Directoire sous l’aspect d’un de
ses Directeurs, renversé de son fauteuil brisé. Le malheureux, cible de la
moquerie, n’a pas su choisir entre le trône royal et le siège républicain.
Vouloir avec obstination se tenir en un centre et prétendre tenir dans un
même équilibre des principes aussi contraires que l’ordre policier et les
libertés fondamentales, la monarchie et la République, le libéralisme le plus
débridé et la solidarité envers les pauvres, ne peut conduire qu’au brouillage
des valeurs, au « double langage », et rendre plus faibles les institutions,
tout en prétendant les renforcer par leur moralisation, authentique obsession
des gouvernants, déjà à l’époque du Directoire. En une image, le
caricaturiste a su résumer tous les poncifs que la société du Directoire a
produits sur elle-même : l’instabilité d’un gouvernement falot, la répétition
des coups de force au sommet de l’État pour sans cesse redresser la barre,
avec des changements ministériels incessants et la chute pitoyable, dans
l’indifférence généralisée, de la République discréditée, plaçant à sa tête un
jeune homme, censé la sauver et ne faisant que l’entraîner dans un
autoritarisme toujours plus sévère sous le Consulat, se muant en despotisme
de 1805 à 1815.

Le Directoire ou la République du juste milieu des élites

Avant le XXe siècle, tout le XIXe siècle, et particulièrement la Troisième


République (1875-1940), se trouve dans la matrice directoriale61.. La droite
libérale y a sa place et commence à se structurer autour de ses valeurs
cardinales, la famille (contre le divorce), la propriété (pour la restitution des
propriétés aux émigrés ayant fui la patrie en danger), la religion (les valeurs
de la France traditionnelle), la libre initiative (la liberté aristocratique
transposée dans le système libéral). Les Républicains conservateurs, au
centre, conceptualisent et réalisent le premier modèle d’un État républicain,
avec ses valeurs autour de la Res publica, un régime méritocratique, fondé
sur le savoir et l’avoir, avec tous les filtres sociaux et le vote censitaire pour
tenir à distance la masse d’un peuple devenu inquiétant depuis 1794. Le
service de la chose publique devient le sésame d’un groupe social
accaparant la haute fonction administrative. Une nouvelle élite se donne des
codes et se construit ses signes de distinction. Moderne, efficace, cultivée,
préférant le prestige que confère la noblesse d’État plutôt que les millions
de la banque ou du commerce. Certes des hommes nouveaux apparaissent,
notamment dans l’institution la plus démocratique qui soit, celle de l’armée
qui rend égal devant la mort. Les jeunes généraux ne tardent pas à
comprendre rapidement les règles du jeu et à remplir leur caisse personnelle
dans toute l’Europe, avant de devenir encore plus avides que les anciens
maîtres. Bientôt ils imaginent des solutions politiques pour sortir la
République de ce qui les insupporte, le régime d’Assemblée délibérante.
Une double France se construit. Il y a celle pour la galerie, avec les
décorations, les titres d’officier, les armes d’honneur, les récompenses
personnelles, continuant à mélanger tous les symboles anciens et nouveaux
pour mieux les phagocyter. Et dans la coulisse, une autre France s’affaire,
littéralement, accumulant richesses vite acquises sur le dos de la vieille
noblesse, déclassée par l’opération de la vente des biens nationaux. C’est
tout de même sous le Directoire qu’un beau-frère d’un des cinq directeurs
qui doivent conduire les affaires du pays, du nom de Rapinat, devient le
symbole des trafics clientélaises, en dépeçant les fournitures pour les
armées et spoliant les biens des Suisses, occupés par les armées françaises.
De l’autre côté de l’échiquier, les Républicains démocrates, expérimentent
l’organisation de la gauche démocratique, sous la forme moderne du parti,
capable de remporter les élections organisées chaque année pour remplacer
le tiers des deux chambres des Cinq-Cents et des Anciens. Le concept de
démocratie représentative, qui est forgé dans ses rangs, ne peut se réduire à
une pratique électorale qui exige le suffrage masculin élargi, puisque
l’audace ne va pas jusqu’à intégrer les femmes dans le corps citoyen.
Cependant l’éducation gratuite obligatoire et laïque est déjà demandée.
L’aide aux plus démunies, aux mères célibataires, la pension de vieillesse
pour les vieux travailleurs, les caisses d’épargne pour les ouvriers de la terre
et des villes sont exigées. Les allocations familiales, l’impôt progressif, les
libertés d’expression qui ne peuvent aller sans celles d’association et de
réunion, la défense de la propriété modeste et sa meilleure répartition par la
taxation des héritages, sont pensées et réclamés comme la moindre des
justices dans un État républicain et démocratique. Tout le fondement de la
pensée de la gauche contemporaine se trouve en gestation dans le
mouvement radical de l’opposition démocratique au Directoire.
Parmi toutes les pistes de recherche ouvertes entre 1795 et 1799, c’est la
République du centre qui est privilégiée ici. Une intense réflexion sur la
conquête, la maîtrise et l’utilisation du pouvoir exécutif dans toute son
ampleur devient, pour ces nouveaux Républicains libéraux et conservateurs,
une façon d’édifier la stabilité souhaitable aux bonnes affaires privées et
celles de l’État. Rien n’est donc plus faux que cette caricature qui prétend
représenter le Directoire dans la position de la bascule incommode, « le cul
entre deux chaises ». C’est cette politique du centre, voire de l’extrême
centre, dans sa volonté obsessionnelle de se démarquer des deux autres
forces, qu’il faut éclairer afin de comprendre comment les concepteurs de
ce régime ont joué une partition déterminante au moment de penser une
culture politique, de définir un programme de gouvernement encore à
l’œuvre aujourd’hui, celui du juste milieu comme point de ralliement,
garantissant l’honorabilité de toutes les élites du pays, prétendant
réconcilier les Français autour d’un même projet.
Les médias commencent à imposer tout leur poids dans la construction de
l’opinion publique. La lecture du Journal de Paris, de L’Ami des lois, de La
Décade, et du Conservateur, organes tous proches du gouvernement, à des
titres divers, permet de comprendre le projet étonnamment moderne du
Directoire. Fonder la légitimité républicaine du pouvoir exécutif dans une
République du centre revient à placer l’ordre public au centre de la vie
civique, comme marque de la capacité du gouvernement à protéger la
société des agressions intérieures et extérieures. L’usage du terme
Terroriste, inventé en l’an III pour disqualifier les partisans du
gouvernement révolutionnaire de l’an II, donne toute la mesure de son
efficacité, dans cette République qui inaugure pour la première fois dans
l’histoire de France un ministère de la Police, à l’automne 1795. La
gendarmerie est fondée en l’an VI. Elle doit combattre les troubles ruraux et
tenter de garantir la sûreté des routes menacées par un brigandage mi-
contre-révolutionnaire, mi-délinquant. L’objectif de ce programme de
renforcement de l’État sécuritaire consiste à éliminer la pluralité des
conflits idéologiques pour fédérer les citoyens autour d’un ordre public. La
contrepartie de cette délégitimation de la politique parlementaire par
renforcement de l’appareil policier et militaire suscite le risque permanent
d’un coup de force, perpétré sous le fallacieux prétexte de nettoyer
définitivement la France de ses extrémistes de droite et de gauche, afin d’y
fonder cette république de l’« extrême centre ». C’est ainsi qu’en septembre
1797 (fructidor an V) les militaires envoyés par Bonaparte depuis l’Italie,
Bernadotte et Augereau, investissent Paris et chassent les députés trop
philomonarchistes. Un an plus tard en l’an VI, les directeurs, trouvant cette
fois que les députés élus sont trop à gauche, cassent les élections au mois de
mai 1798, démontrant encore une fois que le pouvoir exécutif tient à
contrôler le pouvoir législatif et à lui dicter la marche à suivre. Comment
dans ces conditions l’ensemble de la société ne se défierait-il pas de la
classe politique dans son ensemble et de ses directeurs en particulier,
soupçonnés de s’arranger pour conserver le pouvoir quelle que soit la
volonté clairement exprimée des électeurs. Une césure s’opère entre la
société civile et ses élites, marquant la naissance d’un proto-poujadisme
dangereux pour la survie de la République.

L’invention de la distinction « pays légal / pays réel » comme remède au


girouettisme d’État

Une floraison d’écrits pose le problème en des termes radicalement neufs.


Dans cette masse de publications, deux écrits se distinguent : le texte de
Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel de la France et de
la nécessité de s’y rallier, et celui d’Adrien de Lezay-Marnésia, De la
faiblesse du gouvernement et de la nécessité pour lui de gouverner selon le
vœu de la multitude62.. Ces deux défenseurs de l’ordre sont convaincus de la
nécessité de construire un système organisé autour de la force du
gouvernement, seule façon de rendre impossible le retour à la Terreur et de
garantir une stabilité des institutions. Tous deux élèvent le débat politique,
en se refusant d’expliquer les maux de la République par le « girouettisme »
de quelques ténors de l’Assemblée. Les recettes qu’ils proposent, aux
antipodes l’une de l’autre, sont d’autant plus intéressantes à présenter dans
leur étonnante actualité.
Les questions partagées sont limpides : comment faire pour consolider la
République ballotée par une opinion versatile, provoquant à son tour
l’instabilité constante du gouvernement ? Faut-il imposer au pouvoir
exécutif de respecter l’opinion, afin de réduire les divergences entre les
gouvernants et la société civile ? Telle est l’opinion de Lezay-Marnésia.
Faut-il, au contraire, soumettre l’opinion aux impératifs de la raison d’État
républicaine, afin d’offrir au gouvernement toute latitude de mener à bien sa
politique ? C’est le point de vue de Benjamin Constant. Les deux
théoriciens se trouvent d’accord au moment de constater que la bataille du
centre est cruciale avec l’invention d’un tiers parti, soutien du pouvoir.
Lezay-Marnésia a l’intuition que le dérèglement auquel la France est
soumise depuis le début de la Révolution est né du décalage qu’il perçoit
entre ce qu’il appelle la « majorité légale » (majorité numérique des
votants) et une autre majorité, à laquelle il confère une plus grande valeur :
la « majorité réelle ». De façon intuitive, Lezay vient de définir un des
arguments-clés, au fondement même de l’histoire de la droite
antiparlementaire, et que Charles Maurras approfondira au début de XXe
siècle. La définition que donne le politologue improvisé de cette majorité
mérite d’être citée.
« La majorité naturelle [qui] se forme spontanément dans toutes les
occasions où la masse entière de la nation éprouve un changement
d’existence… cette majorité [qui] se décide dans le recueillement et
dans le silence, [qui] s’applique à tout ce qui intéresse l’existence, à
laquelle concourent une foule de votants qui ne contribuent pas à la
majorité légale, tels que les femmes, les adolescents, les
domestiques[…] cette majorité qui souvent s’élève contre l’ouvrage de
la majorité légale, après y avoir aidé, cette majorité dont les voix ne sont
ni comptées, ni recueillies, et qui, privée d’authenticité, de cohésion, de
corps, insaisissable partout, pèse néanmoins, presse, agit, se fait sentir
de toutes parts, et sans pousser ou heurter le gouvernement avec
violence, le seconde ou le contrarie sans relâche.
Cette majorité naturelle est la majorité réelle, la vraie majorité nationale
; l’autre n’en est souvent que l’apparence. »63.
Lezay, pose les bases d’un populisme républicain, celui d’une « majorité
nationale », celui des silencieux, des oubliés, des femmes, des domestiques,
des laissés-pour-compte des élites qui ignorent les vraies attentes de
l’ensemble du pays et de ses citoyens invisibles mais bien réels. Pour
Lezay, il faut changer la donne et faire que la représentation coïncide avec
le vrai pays, l’authentique nation, afin que le gouvernement se plie
strictement au vœu de la majorité des citoyens, la plus proche possible de la
majorité réelle du pays.
Cette conception de la République débouche logiquement sur un
affrontement bipolaire. Assumant le terme de « parti », l’auteur en distingue
deux. L’un, le parti conservateur, incarne le côté droit de l’Assemblée,
l’autre constitue le parti de la Révolution et forme la gauche de la
représentation. Le premier est « le parti gouvernemental », le second « le
parti de l’opposition ». Dans une période troublée comme celle que vient de
connaître la France, trois phases se distinguent : d’abord éclate une soif de
liberté, ensuite se manifeste un désir d’égalité, enfin un besoin d’ordre vient
terminer la Révolution. Au cours du premier temps, la gauche l’emporte ;
dans le second moment, un ajustement complexe se met en place au profit
d’un « troisième parti », celui du centre, résultat visible de l’érosion et des
éboulements qui entament les deux forces de droite et de gauche. La fin de
l’orage politique est marquée par une « gravitation » qui doit naturellement
amener la « majorité représentative » du pays vers la droite et le retour à
l’ordre. Le bipartisme doit alors s’imposer et la droite l’emporter, du moins
l’espère Lezay.
Une fois ce problème de l’opinion réglé, il convient de se pencher sur la
machinerie étatique et administrative, cherchant toujours à se substituer à la
société civile afin de conserver son influence sur la destinée du pays. Lezay
dénonce cette pratique comme celle des hommes mélangeant toutes les
opinions, formant au centre de l’échiquier parlementaire un parti
omniprésent qui sclérose toute sortie de la crise et empêche la saine mise en
place du bipartisme. Avec une grande clarté, Lezay définit ce parti du centre
telle une nébuleuse animée d’une force parlementaire considérable, car elle
a le pouvoir d’assurer une majorité alternative aux radicalismes de droite ou
de gauche, et en même temps affligée d’une faiblesse insigne, car elle est
incapable d’assumer seule une politique cohérente, par absence d’une
identité idéologique qu’elle se voit contrainte de pêcher selon les
circonstances, sur sa droite ou sur sa gauche. Pire, ce parti ne fait que
révéler son opportunisme dans les crises politiques, prêt à se soumettre au
pouvoir là où le pays attend une classe politique aguerrie et experte, pour
résister au penchant naturel du gouvernement à accaparer toutes les
prérogatives de la puissance publique. Ce mouvement est distingué par
Lezay, dénonçant son armée de girouettes : « On a vu les hommes qui
composent aujourd’hui le parti du centre, Jacobins sous Robespierre, anti-
Jacobins après le 9 Thermidor »64..
Le pire est le flou idéologique que représente ce parti du centre, seulement
organisé par ses membres pour occuper les postes rémunérateurs, parasiter
le débat politique en prétendant incarner la société civile et empêcher de
mettre en place l’expression bipolaire et alternante de la vie démocratique.
Lucide, Lezay conclut :
« Si bien que tant qu’existe dans une Assemblée, ce troisième parti, elle
est en mouvement perpétuel, et elle ne recouvre son à plomb que
lorsqu’elle est réduite à deux partis bien prononcés, dont l’un défend
plus particulièrement la prérogative du gouvernement contre les
invasions populaires et l’autre, les libertés populaires contre les
invasions du gouvernement »65..
Fin tacticien, Lezay soutient un point de vue politique d’une justesse
démocratique difficilement attaquable, sans avouer son authentique objectif
: l’abolition de la démocratie, comme tension permanente entre des conflits
d’intérêts opposés et constitutive de la vie politique moderne, construite
dans le dissensus assumé, et dépassé de façon pacifique par le jeu des
élections régulières. L’apprenti politologue, qui deviendra un préfet zélé de
Napoléon, sait pertinemment que dans la France de 1796, si un vote était
organisé en toute liberté, réunissant le plus possible de citoyens, hommes et
femmes et de tous statuts, indépendants ou domestiques, les forces de la
réaction populiste, incarnées à cette époque par la volonté de Restauration
philomonarchiste, l’emporteraient, comme elles le réaliseront pour le plus
grand danger de la République en l’an V (1797), lors de la première
consultation électorale du Directoire, et comme elles se donneront à un
sauveur peu regardant sur la démocratie en 1799, lors du plébiscite pour la
Constitution de l’an VIII.
Selon Constant, le raisonnement de Lezay est biaisé, reposant sur un non-
dit qu’il s’agit de débusquer et de dénoncer. Son adversaire a peut-être
raison théoriquement, mais à la condition de transposer ses propos dans un
temps différent, lorsque la République sera définitivement stabilisée. Un
Benjamin Constant, républicain, tenace, subtil et conséquent, apparaît sur le
devant de la scène et s’y maintient jusqu’au coup d’État du 18 fructidor an
V (5 septembre 1797), qui mettra hors de nuire la majorité de députés
antirépublicains. Ce Benjamin Constant, moins connu que le caméléon des
Cent-Jours ou le vieux malin libéral de la Restauration, présente une figure
de combattant, champion républicain, se dressant sur la brèche du pouvoir
exécutif, afin de le défendre contre toute attaque.
Pour Constant, il faut savoir ce que l’on veut et s’y tenir avec fermeté. La
République existe. Il faut se battre pour elle et s’interdire de retourner au
temps de la Terreur, tout en demeurant conscient qu’une tentative de
restauration de droite radicale constituerait une révolution supplémentaire
provoquant à son tour des « Vendées républicaines »66.. Benjamin Constant
démontre que, face aux périls qui ne cessent de le menacer sur sa droite et
sa gauche, le gouvernement doit s’imposer en un centre à inventer.
Responsable de l’État dont il a en charge la conduite, le gouvernement doit
se protéger d’une opinion flottante et changeante par définition. Une
politique sage et ferme ne peut se soumettre aux caprices des
transformations superficielles d’un électorat difficilement contrôlable. Ce
premier constat oblige ceux qui ont en charge la conduite de l’État à
construire de façon résolue le pouvoir exécutif et à assumer la nomination,
fût-elle partiale, de fonctionnaires dévoués aux principes républicains qu’ils
seront chargés d’exécuter. L’objectif consiste à renforcer durablement la
République et à l’affermir sur ses bases constitutionnelles pour ou contre la
masse des citoyens.
« Dans les gouvernants, l’impartialité serait une folie et un crime. Pour
faire marcher une institution, il faut qu’un homme soit partial pour
l’institution. Il ne faut pas que pyrrhonien politique, il aille recueillir les
doutes, peser les probabilités et demander sans cesse à la majorité si elle
persiste à préférer la forme actuelle. L’esprit de l’homme est versatile. Il
faut que les institutions soient stables. Il faut maintenir la majorité en la
supposant invariable. Il faut lui rappeler ce qu’elle a voulu, lui
apprendre ce qu’elle veut, en lui faisant trouver le bonheur et le repos
sous les lois » 67..
La République, toute la République, rien que la République, en expulsant
toute velléité populiste ; c’est un point positif, mais en repoussant du même
coup toute réalité démocratique, pourtant vitale afin que la République des
temps modernes ne sombre pas dans une forme autoritaire et liberticide.
Dans ces conditions pour Constant, il faut assumer de construire le régime
par le haut et s’appuyer sur la Constitution. Homme des Lumières,
convaincu des bienfaits d’une économie politique héritière des principes
libéraux, Constant est persuadé de la justesse d’un programme d’éducation
pour les enfants des plus aisés et des classes moyennes supérieures, pour le
plus grand nombre on verra plus tard. Le Suisse francophile tente de
convaincre son lecteur que le gouvernement doit façonner l’opinion. C’est
pour cette raison précise que le pouvoir doit se tenir dans une position
centrale, prêt à rallier les « repentis » de chaque parti, capable de réunir les
gens compétents, les experts, sans les interroger sur leur fidélité passée. La
politique ne saurait fonctionner sous la règle religieuse de la fidélité à une
croyance comme la droite la représente, ou sous l’impératif d’obéissance à
une vertu rationnelle comme la gauche la symbolise. Le gouvernement
républicain se construit au contraire selon une logique évolutive de
l’adaptabilité aux circonstances, dans le cadre du respect de la loi votée et
par la responsabilité des agents de l’État, spécialistes de la chose politique,
surtout pas les amateurs de la société civile.
De cette façon, Constant suggère bien l’existence de deux niveaux qui
doivent rester étanches l’un par rapport à l’autre, à moins de confusion
anarchique. À la base de la société, il y aurait les « êtres versatiles que nous
sommes » et qui ne changeront pas. Au sommet, il y a la machine
gouvernementale qui doit être consolidée pour atteindre son but. Entre les
deux, les partis pourraient avoir un rôle positif. Hélas, ils agissent en
intermédiaires négatifs, parasitant la représentation au lieu d’aider le
gouvernement, qui se doit de demeurer indépendant des changements de la
foule. Maniant de façon brillante le paradoxe, Constant en vient même à
suggérer la création d’une noblesse d’État en conférant à la fonction
publique le plus de prestige social possible dans le nouveau régime. Ainsi la
République devient le régime du « juste milieu ».
« L’habitude de voir la puissance attachée à de certaines charges, au lieu
de la voir unie à de certains noms, produirait sur le peuple l’effet de la
noblesse, c’est-à-dire, la conviction que le pouvoir est irrévocablement
là »68..
« Ralliez-vous ! » conclut le texte. Pour un auteur qui, selon la tradition
libérale, n’aurait dû s’intéresser qu’aux prérogatives du pouvoir législatif et
au scrupuleux souci de la délimitation du champ d’action du pouvoir
exécutif, voilà quelques remarques étonnantes et qui ne cadrent pas avec le
portrait souvent présenté d’un des défenseurs des libertés. Sûrement parce
que l’on place souvent en avant le pourfendeur de Napoléon, en oubliant
l’avocat de Bonaparte en général républicain. En ce sens, Benjamin
Constant illustre une particularité française, celle de la construction d’une
élite tournée vers son profit et ses intérêts privés, assumant aussi des
charges publiques, et toujours davantage privilégiée par la puissance
régalienne. La conséquence de ce système se traduit par la manière
d’écarter « un peuple » de droite et de gauche des sphères du
commandement, car toujours présenté comme dominé par le désir de
changement anarchique, ou bien enfermé dans une gangue de réaction
populiste. De la force du gouvernement actuel de la France et de la
nécessité de s’y rallier pose finalement la question de la suppression d’une
droite et d’une gauche que l’on veut qualifier de forces inadaptées au réel
car trop utopiques ou trop passéistes, aux antipodes des réalités concrètes
du marché et des élites ambitieuses. Faut-il, dans ces conditions, élargir le
centre, quitte à le recomposer comme un champ autonome en soi avec ses
deux côtés ? La politique se réduirait alors à un jeu entre un centre droit et
un centre gauche, disqualifiant durablement les royalistes et les partisans
d’une démocratie pure ? Ne faut-il pas surtout inventer une politique du
centre et lui donner enfin une identité propre, une éthique particulière, une
sociologie reconnaissable et un projet idéologique plus lisible ? C’est la
tâche que s’impose toute une nébuleuse de Républicains autour de ce que
l’histoire a appelé le mouvement des Idéologues à partir de 1797.

Le Centre devient une idéologie et une politique

Tout reste à faire en 1796. La République existe mais elle se voit


objectivement menacée sur ses deux bords. D’un côté, les Démocrates
découvrent les règles clandestines de la conspiration autour des Égaux et de
leur comité insurrecteur réuni autour de Babeuf. Face la répression sans
précédent qu’a subie le mouvement populaire en 1795, leur objectif reste le
renversement du Directoire et le rétablissement de la Constitution
démocratique de 1793. De l’autre côté, les royalistes ne perdent pas de vue
la facilité d’adaptation que leur offre le texte constitutionnel de 1795, les
cinq directeurs pouvant être remplacés par un seul monarque et la
République se métamorphoser sans trop de difficultés en monarchie
constitutionnelle. Ces deux périls ne sont pas à mésestimer. Ils existent
réellement et s’avèrent d’autant plus redoutables qu’ils sont animés par des
gens aguerris dans l’épreuve, avec un programme clair de part et d’autre,
des objectifs précis et un personnel militant, souvent impressionnant de
détermination. Nier le risque de bascule vers un des deux pôles radicaux de
la Révolution ou de la Contre-révolution serait naïf et tel n’est pas le propos
ici. En revanche, exagérer sans cesse le danger des extrêmes relève d’une
tactique assumée de la part des hommes qui désirent construire un centre
puissant, nouvelle force politique, capable d’annihiler la droite et la gauche.
Pour réaliser cette genèse d’une troisième force du centre, il faut un
programme politique, porteur de valeurs fortes, des hommes nouveaux si
possible, déterminés à combattre pour ce centre, ainsi que des moyens pour
conserver le pouvoir. Plusieurs organes de presse se mobilisent de 1797 à
1800 pour fabriquer ce parti du centre républicain. La Décade, Le
Conservateur, Le Journal de Paris, L’Ami des lois, autant de journaux pro-
gouvernementaux, offrent sur des colonnes entières les arguments pour la
construction d’une République recentrée sur des objectifs de stabilisation
des institutions.
Quatre thèmes reviennent sans cesse, déclinés de toutes les façons
possibles : le portrait-type du citoyen centriste, la question du pouvoir
exécutif fort, la philosophie de la modération, enfin la justification de
l’opportunisme républicain autour d’un parti de ralliement aux institutions
directoriales. Face à la batterie des arguments adverses, les journalistes,
stipendiés ou sincèrement défenseurs du gouvernement, doivent inventer un
parler centriste et en imprégner les plus grandes couches de lecteurs
nouveaux.
Accorder la société française à la République, gagner l’esprit des Français
qui refusent l’Ancien Régime mais redoutent une nouvelle Terreur,
constituent l’objectif politique de cette presse. La perspicacité des
journalistes du centre républicain consiste à penser de façon rationnelle les
phénomènes de changement d’opinion en révolution et les leçons à en tirer
au moment de construire une culture de ralliement, au centre de l’échiquier.
S’élabore donc une République de « la modération conservatrice », comme
le souhaitent les rédacteurs du Conservateur à l’approche des élections de
l’an VI 69..
Le second aspect de cette conquête du milieu consiste en la
marginalisation des deux forces centrifuges menaçant d’affaiblir en
permanence la République. Un long article, signé de la plume d’un certain
Bienvenue, le 20 thermidor an V (7 août 1797), expose de façon lumineuse
les nouveaux enjeux politiques à viser70.. La Terreur est le premier
adversaire dénoncé, telle une « espèce de gouvernement, une tyrannie sans
frein » ; ensuite et dans un jeu de symétrie, le second ennemi se voit
nommé, la Terreur blanche, qui n’est que « vengeances, proscriptions,
massacres », violences qui menacent le « corps social de dissolution entière
». Dupé, le peuple ne possède ni l’expérience nécessaire ni la sagesse
collective pour s’en remettre à une voie mesurée, pourtant unique voie
raisonnable afin de sauver le pays. Dans ces conditions, les élections
démocratiques sont un danger pour ce centre qui peine à trouver sa visibilité
par rapport à des programmes bien tranchés et repérables de tous. La
rhétorique des partis radicaux n’aident pas à saisir ce parti du centre qu’ils
dénigrent à leur tour. Ainsi les partisans d’une Restauration monarchique
n’hésitent pas à provoquer l’amalgame entre les républicains centristes de
gouvernement et les révolutionnaires, sous-entendu les Jacobins non ralliés
à la Constitution de l’an III, insistant sur leur passé commun et l’origine de
ces hommes de l’ordre nouveau, rappelant leur naissance politique à
gauche, sous le pouvoir du Comité de salut public. Les Démocrates, au
contraire, nient la dimension réellement républicaine des « honnêtes gens »,
pour les confondre avec les partisans d’une monarchie, fût-elle modérée, à
la condition de conserver leurs nouvelles prébendes. Face à ce double jeu,
les amis des lois et les citoyens républicains raisonnables, « en même temps
», cherchent une parade, recomposant sans discontinuer leur ligne de
démarcation, expliquant, aux uns, leur différence d’avec « les buveurs de
sang » par le respect des hiérarchies sociales et la détestation de
l’égalitarisme fourvoyé, et revendiquant, devant les autres, leur ferme
attachement à la République et leur philosophie de l’égalité des droits. Se
dessine donc un jeu politique complexe où les hommes du centre utilisent
un double langage en fonction de leurs interlocuteurs ; où la gauche, de son
côté, par la stigmatisation systématique de l’expression « honnêtes gens »,
commence à construire et pour de longues décennies – encore aujourd’hui
cette position fait partie du bagage civique du citoyen de gauche – l’idée
qu’être au centre, c’est déjà être à droite. L’actualité la plus récente ne lui
donne-t-elle pas raison ?
Il faut donc pour les journalistes républicains conservateurs trouver un
discours identifiable par les électeurs du centre, à trouver, à conquérir, à
former, et s’y tenir. Le Conservateur offre un relais privilégié en publiant
les messages du Directoire Exécutif. Le 9 germinal de l’an VI, par exemple,
dans la perspective d’élections qui s’annoncent difficiles face à la
mobilisation de l’aile gauche radicale, le Directoire reprend le discours
habituel des deux factions menaçant les fondements de la République71..
Rien n’y fait. La gauche, mieux préparée, remporte les élections, face aux
candidats timorés des « honnêtes gens ». Où sont ces électeurs du centre
que le gouvernement directorial peine à mobiliser malgré les messages
envoyés aux agents publics des départements ? Qui sont-ils ?
Entre la plèbe menaçante et dangereuse, oscillant entre la tradition
antirévolutionnaire et déjà populiste, souvent incarnée par le curé de la
paroisse ou bien le petit peuple demeuré fidèle à son rêve de démocratie
républicaine d’un côté, et de l’autre des élites trop attentistes dans leur
opportunisme intéressé, un groupe social est recherché, dans sa position
centrale au sein de la société, que l’on évoque en toutes lettres par
l’expression de « classe mitoyenne »72.. Dans ce groupe, « se sont toujours
trouvés le plus de gens instruits » ; mais aussi ceux à qui le nouveau statut
de citoyens-propriétaires suffit à conférer une identité civique et politique
respectable. À côté des « mitoyens », il existe un second noyau susceptible
d’apporter son soutien : les fonctionnaires, « esclaves de l’honneur, de la
probité, du devoir, qui ne perdront jamais de vue qu’en acceptant des
fonctions importantes, ils ont contracté solennellement l’obligation de servir
[la République] ». De par leur statut, ils posent à leur tour le subtil
problème du lien entre centrisme en cours d’élaboration et centralisme en
cours de construction. Quoi qu’il en soit, cette réunion de citoyens vertueux
et d’hommes probes doit constituer l’un des plus solides appuis de la
République dans sa course en avant.
Le troisième soutien de la République, en cet été 1797, est constitué par
les soldats, « Ces milliers de héros, vrais fondateurs de la République, [qui]
ne laisseraient point détruire leur ouvrage, et ne souffriraient pas qu’on les
déshonorât aux yeux du monde entier ». Enfin, la philosophie réformiste
des Lumières, lorsqu’elle se réfère à la raison, au bon sens, à la propagation
du savoir, permet d’envisager la formation de citoyens éduqués, raisonnés,
pacifiés, conscients de leurs droits et n’oubliant pas leurs devoirs. La fin de
l’article de Bienvenue insiste sur cette respectabilité offerte par ce nouvel
espace politique :
« Que vouliez-vous en 1789 ? Des lois, la sûreté. Que vouliez-vous
lorsqu’au 9 Thermidor, vous secouâtes le joug des tyrans populaires ?
La sûreté, des lois. Eh bien, ce vœu de tous les temps est désormais
rempli. Une Constitution où le magistrat lit ses devoirs, où le citoyen
trouve ses droits, une Constitution aussi contraire aux convulsions de
l’anarchie démagogique qu’aux attentats du pouvoir absolu, vous assure
à jamais la possession des plus grands biens que l’homme puisse désirer
sur la terre »73..
En vain. Au printemps 1798, les Républicains démocrates, tactiquement
ralliés à la Constitution de l’an III, partent à la conquête légale du pouvoir
cette fois, et remportent les élections dont les résultats favorables à des
députés réputés trop à gauche sont cassés par la loi du 22 floréal (11 mai
1798). Le Directoire, ayant perçu le danger sur sa gauche, tente de former
une union au centre, fédérée par un « parti de la République et de la
Constitution »74.. Pour ce faire, il s’agit de convaincre des personnalités
diverses autour d’un programme centriste.
Bancal des Issarts, un révolutionnaire assagi, s’appuie sur la théorie des
oscillations pour illustrer la mécanique du politique. Lorsque deux
mouvements ont porté un corps vers des extrémités, la fin du mouvement le
reporte invariablement au centre, en une sauvegarde conservatrice. Une
rhétorique gobe-tout crée une plate-forme d’idées qu’il est difficile de
remettre en cause dans leur banalité fédératrice75.. « Rejetez le méchant
mais respectez l’homme vertueux […]. Pesons les services rendus à la
chose publique, les talents, les vertus, pesons les choses, les faits et laissons
là les mots »76..
Qui pourrait s’élever contre ce programme, posant en son fondement ces
deux valeurs ? La captation par les concepteurs du centre de ces deux
entités, le talent et les vertus, comme si la politique dans sa complexité se
résumait à cet alpha et oméga, représente un gain subtil et puissant. Il laisse
supposer que les radicaux de gauche et de droite en sont dépourvus ou, du
moins, demeurent portés par leurs principes et leur idéologie et sont donc
moins talentueux personnellement, leur médiocrité étant masquée par leur
rhétorique toute faite, et moins vertueux collectivement, leur désir de
pouvoir devant primer sur l’intégrité de sa conquête. Les hommes du centre
viennent de marquer un point décisif en se donnant les moyens de faire
croirequ’ils possèdent les talents et de surcroît les vertus.
L’accaparement des mots « talent » et « vertu » fonde le socle et la
profondeur politique du centre, jusque-là en mal d’identification claire. En
cet été 1797, le centre propose sa définition. Il se présente comme un refus
de la politique telle qu’elle a été conçue jusqu’ici et, par voie de
conséquence, comme le pari d’inventer une autre façon de la pratiquer, à
partir de nouvelles conceptions. Est mise en avant la volonté de faire table
rase des querelles anciennes, offrant à chacun l’occasion de se repositionner
dans une nouvelle donne. Désormais, neutralisation idéologique ne veut pas
dire anesthésie du débat. Au contraire, l’action gouvernementale et
l’obéissance civique de la République libérale sont les nouvelles mesures
des droits et des devoirs bien compris. Ces derniers, intégrés par tous « les
honnêtes gens » doivent remplacer la polémique infructueuse, celle de la «
démocratie prosécutive », qui s’enlise dans les débats trop longs, dans des
discussions inutiles, alors que le centre ne s’occupe plus que du pouvoir
exécutif collégial, avec ses ministres obéissants et ses fonctionnaires
agissants77..
Un an plus tard, des conseils précis sont délivrés aux électeurs à la veille
des élections de l’an VII, en mars 1799. Dans un article signé Jean-Baptiste
Say dans la Décade, un des pères du libéralisme français, le programme
d’une République radicalement centriste apparaît.
« Écartez avant tout l’homme qui voudrait rétablir le régime ancien…
Écartez ensuite le désorganisateur qui ne voit la liberté que dans le
désordre, le fanatique de patriotisme qui ne voit le zèle que dans les
excès. Écartez aussi l’avide égoïste qui ne cherche dans les places que
des occasions de s’enrichir, ou le plaisir de dominer. »
Le journaliste sait bien qu’il ne suffit pas de dénoncer les extrêmes. Il faut
arriver à prouver aux indécis que le centre n’est pas le lieu d’une mollesse
idéologique ou le parti des transfuges. Lui aussi possède des valeurs
qu’incarnent des hommes de la société civile, qui jusqu’à présent ne se sont
pas mêlés de politique, vierges de toutes compromissions antérieures :
« Choisissez le citoyen désintéressé qui a rempli des fonctions délicates
sans s’être enrichi ; choisissez par le même motif celui qui est modéré
dans ses désirs ; l’état mitoyen entre l’ostentation et l’indigence fut
toujours et est encore celui où l’on trouve le plus de lumières et de
vertus. Choisissez l’homme qui tient à la patrie par sa famille, ses amis,
une femme, des enfants… Choisissez l’homme qui saura parler du bon
sens […] et vous verrez les plaies de la Révolution se fermer, la
confiance renaîtra, les capitaux rentreront dans la circulation,
l’agriculture et l’industrie reprenant une activité nouvelle, enrichiront le
sol de la France et présenteront à tous les citoyens des moyens honnêtes
et assurés de fortune… »
La politique devient l’édification de rapports rationnels fondés sur le
calcul, énoncés avec modération, préservant l’accumulation des acquis
privés. Cette stratégie de la main tendue par le centre signifie que :
« notre Révolution est à son heureux terme […] Le mal, il ne fut point
d’elle, [il] vint de tous ses ennemis. Ah ! qu’ils abjurent sincèrement de
fatales erreurs, et nous oublierons qu’ils le furent »78..
Inventer un programme pour la République centripète constitue une
première étape pour les avocats du Directoire. L’incarner s’avère, avec
l’épreuve des crises intérieures et extérieures, une nécessité politique
absolue dans un second temps. Cinq têtes normales ne sauraient enchanter
le pays. D’où viendra le nouvel héros républicain ?

La logique implacable du pouvoir exécutif fort

Le coup d’État du 18 fructidor (5 septembre 1797) esquisse un tournant


crucial dans les pratiques politiques républicaines, lorsque trois directeurs
sur cinq, Barras, Rewbell et Larevéllière-Lépeaux, soutenus par les
militaires, décident de casser les élections des députés philo-monarchistes
élus en mars, pour sauver la République. Contrairement à ce que l’on lit
dans de nombreux manuels, ce ne fut pas un coup d’État, puisque la
constitution ne changea pas, mais un coup de force illégal, au nom des
intérêts supérieurs du régime à défendre. Désormais, une conception plus
autoritaire de l’ordre public devient le mot d’ordre et de ralliement des
Républicains. La répression contre les prêtres ouvertement réfractaires, les
mesures contre les émigrés demeurés royalistes, les dispositions contre les
villes séditieuses, mises en état de siège, et les lois contre le brigandage
expriment l’inlassable volonté des Républicains de rétablir la tranquillité
publique, à défaut d’imposer la concorde civile79.. En fructidor an V, les
enjeux se dessinent avec une netteté tranchante. À cette date, les bons
citoyens doivent se rallier au pouvoir exécutif, conservateur de la
République. Il faut, si l’on accepte le coup de force, tenter d’expliquer à
nouveau pourquoi le recours à la puissance arbitraire a sauvé la République,
quitte à s’abattre sur des représentants. Pour les journalistes proches du
pouvoir, un pouvoir exécutif responsable face au danger d’un coup d’État
royaliste s’est révélé80.. La Décade ne tarde pas à indiquer clairement le
choix accompli par la rédaction. Les articles éditoriaux reprochent même au
gouvernement de ne pas se montrer assez sévère et refusent toute
indulgence pour ceux que l’on nomme désormais les « Fructidorisés ».
Dans un discours demeuré célèbre devant le Cercle constitutionnel de Paris,
fer de lance de la résistance républicaine durant le printemps 1797,
Benjamin Constant, cohérent avec ses écrits précédents, défend les mesures
énergiques prises dans la foulée du renversement des Chambres et de
l’arrestation des députés. Il insiste de nouveau sur la nécessité pour le
gouvernement de nommer des agents capables de le représenter et de le
servir, sans faillir à leur mission très politique. « Il ne faut pas que sur toute
l’étendue de la République, il se trouve dans une fonction quelconque,
depuis l’administrateur municipal de la plus petite commune jusqu’aux
dépositaires suprêmes de l’autorité exécutive… un seul homme qui ne soit
solidaire de la liberté républicaine… »81. Quelques mois plus tard, éclate
une polémique à la suite d’un article paru dans Le Conservateur à propos
d’une phrase de Garat soutenant que :
« Le pouvoir directorial est aujourd’hui mêlé de pouvoir dictatorial ;
ainsi l’exigent les circonstances ; mais les actes extra-constitutionnels
que peut exercer le gouvernement, il les exerce tous du vœu et du
consentement des meilleurs républicains »82..
Tout se joue sur la nuance entre extra-constitutionnel opposé à
anticonstitutionnel83.. L’histoire romaine est citée comme référence. Il faut
faire mieux que sous la République antique, lorsqu’un seul assumait la
dictature avant de rentrer dans le rang. Il faut au contraire construire un
centre exécutif assez puissant pour que l’organisation sociale en soi
représente la force suprême devant laquelle tous doivent plier. Le Journal
de Paris débat, de la fin nivôse jusqu’à la fin de pluviôse, de l’opportunité
ou non d’imposer une dictature républicaine à partir de ce centre qu’est le
Directoire exécutif. Manifestement, la rédaction du journal est divisée entre
deux points de vue : l’un est soutenu par Jourdan. Royaliste connu, celui-ci
tente dans la suite logique des événements de Fructidor de démontrer que
toute dictature ne peut que dériver vers une tyrannie. Son détracteur, qui
signe du nom de Reicrem84., développe longuement la justification pour une
République qui se protège, de confier des pouvoirs exceptionnels à un seul
bras, sans que la nature du régime ne soit remise en cause, bien au contraire.
« La loi est l’exécution, elle n’est alors ni bonne ni mauvaise : c’est le
résultat qui est bon ou mauvais. Ne voyez que le résultat : la santé est le
résultat de la médecine, quand le médecin est bon. La dictature n’est
donc pas la tyrannie ; mais le dictateur est toujours tyran. Il ne faut donc
jamais de dictateur, mais quelquefois de la dictature.
À qui appartient-elle ? À celui qui a les lumières et le courage de sauver
la patrie, pourvu qu’il cache sa tête, et bien vite son bras […] Quand on
est de bonne foi, et qu’on est un vrai, franc républicain, on écarte les
subtilités, on tranche dans la polémique et l’on commence par dire : “Je
veux être fort pour être juste, parce que je ne suis pas sûr, en étant juste
d’être fort” »85..
C’est dans les colonnes du Conservateur et du Journal de Paris qu’il faut
chercher la matrice intellectuelle de la République consulaire. Tout n’est
pas sorti de la tête martiale du général débarqué d’Égypte, loin de là. Les
membres de la société civile avaient consciencieusement préparé pour lui le
terrain de l’acceptation par une opinion éclairée d’une République dotée
d’un pouvoir exécutif, aux prérogatives hors de toute norme
constitutionnelle tolérable, confié à une figure de sauveur. Garat, Chénier,
Daunou, Rœderer, journalistes-penseurs-savants-constructeurs d’opinion
publique reconnus, jouent une partition essentielle entre 1797 et 1799, au
moment d’accorder une légitimation intellectuelle à cette République du
centre, dotée d’un bras extrêmement puissant. Ils ont pensé et conceptualisé
cette figure d’une République de l’extrême centre que le militaire saura seul
mettre en place de façon efficace. Bonaparte est leur créature, quitte à les
dépasser.
Dans les mois qui suivent le coup de force de septembre 1797, et malgré
les défaites électorales du Directoire, les divers éléments du puzzle
liberticide continuent de se mettre en place, d’autant que le pouvoir exécutif
assume d’invalider plus de 100 élections du printemps 1798, trop à gauches
à son goût. Une authentique philosophie de l’extrême centre se structure :
« Nous nous bornerons donc à remarquer que les partisans probes,
éclairés, humains, de la Révolution française et de la République, ont
constamment été victimes du royalisme et d’un terrorisme, tant qu’ils
ont scrupuleusement respecté les principes… La commission chargée de
donner ses vues sur le message du Directoire dénonçant les progrès du
terrorisme, a proposé par l’organe de Bailleul, d’annuler toutes les
élections qui présentaient de mauvais résultats, de n’admettre dans le
corps législatif que des républicains recommandables par leur
patriotisme, par leurs lumières, et également éloignés des extrêmes…
Une seule exclusion prononcée par le corps législatif, apprendra aux
assemblées électorales à être sages dans leur choix et à n’envoyer ni des
royalistes, ni des anarchistes, mais des amis de la République et de la
Constitution »86..
Depuis 1797, le mot d’ordre est invariable. Un programme de reconquête
politique d’un centre par conversion des modérés des deux forces radicales
devient la priorité des hommes au pouvoir. L’idée d’une République
administrative, neutre et efficace, fait son chemin depuis le 18 fructidor. Le
10 brumaire an VIII (1er novembre 1799), une semaine avant le coup d’État,
cette pensée aboutit, sous la plume du journaliste de La Décade, à la
volonté de voir le personnel administratif fournir naturellement le vivier des
citoyens parmi lesquels seront choisis les représentants. La technicité des
affaires de l’État exige que la chose publique ne soit contrôlée que par des
experts apolitiques et ne soit plus un débat entre théoriciens issus des partis.
Il faut au contraire « exiger des candidats pour la législature, des preuves de
leurs connaissances dans la science politique et administrative, il
s’ensuivrait peut-être que le peuple, plus éclairé sur ses vrais intérêts, ne
choisirait plus ses représentants que parmi d’anciens administrateurs qui, du
moins à leur entrée dans les Conseils, ne seraient pas obligés de commencer
leur éducation politique »87..
La République du centre se doit d’être une République administrante,
composée de fonctionnaires apolitiques, dévoués à l’exécution de la loi. En
ce début de mois de novembre 1799, le temps de la République d’un seul
homme, jouant sur la reconnaissance de son pouvoir par la société civile,
mais appuyé en interne par une escorte d’experts pour mener à bien les
affaires de l’État, est sur le point d’advenir, pour la première, mais non la
dernière fois dans l’histoire des deux cent vingt dernières années.
Dans la boîte de Pandore d’une République du centre, d’une République
des ralliés, se trouve l’homme providentiel. Comme par un effet de
compensation, la République du bonheur moyen, des transfuges médiocres
et du chacun pour soi, se prépare à enfanter, de toutes pièces, le jeune génie
de la Res publica. Encore un peu, et elle sera servie au-delà de ses attentes.

1798 : la fabrique du jeune homme providentiel

La politique a besoin de figures. Le débat d’idées a besoin d’images. Le


Directoire ne saurait échapper à cette règle moderne. Cependant, au temps
du ralliement plus ou moins digne, au temps de la lassitude après la période
harassante de 1789-1794, ou du profit plus ou moins légitime, entre 1795 et
1799, la République connaît ce que les publicistes appellent, de nos jours,
un déficit d’image sans précédent. Les meilleurs, les plus virulents, les trop
forts en gueule, les plus spectaculaires, les plus intransigeants, les plus
clivants, n’ont pas dépassé le 10 thermidor, et la pentarchie qui sert de
sommet aux institutions ne fait pas rêver. L’allégorie de Marianne n’est pas
encore née et aucun homme politique n’impose vraiment sa stature. Or
qu’est-ce qu’une politique sans visage, sans incarnation, sans corps ? Dans
son génie, Madame de Staël écrit en une formule saisissante que la
Révolution avait inventé une nation, un peuple, des groupes, des partis,
mais pas un seul nom propre. Il ne va pas tarder à apparaître.
De façon paradoxale, car il est mort lorsqu’on le célèbre sous le
Directoire, un homme symbolise cette position centrale des vrais
Républicains, conscients des enjeux représentés par la maîtrise du pouvoir
exécutif et se tenant au-dessus des partis : Mirabeau. Le génie de l’orateur
provençal à la fin de sa vie – il est décédé le 2 avril 1791 – est d’avoir
assumé le rôle de chaînon manquant entre la monarchie et la République, en
insistant sur la nécessité de respecter la dignité et la spécificité du pouvoir
exécutif, inscrit dans une Constitution libre, approuvée par le peuple
souverain88.. Passeur de régimes, Mirabeau s’est tenu dans un entre-deux où
il risquait de sacrifier sa réputation, tout en sachant jouer le rôle de
concepteur d’une République aux pouvoirs équilibrés entre pouvoir exécutif
ferme et débat parlementaire libre. Homme d’action et de compromis, ce
personnage caméléon, que les Jacobins ont voué aux gémonies en 1793, est
choisi comme modèle par les penseurs de La Décade qui y voient une sorte
de Machiavel républicain moderne. Cabanis, son médecin personnel,
devenu un des hommes forts des Idéologues, le mouvement qui veut
régénérer et stabiliser la République par l’invention de nouvelles mœurs,
tresse les louanges politiques de son patient défunt. Pourtant, la République
a besoin de vivants et surtout d’hommes jeunes. Désormais, ses héros ne
sont plus à la tribune. Ils caracolent sur les champs de bataille.
Bonaparte le comprend très vite et dès son entrée en Italie, au printemps
1796, il mobilise toutes les ressources écrites et picturales à sa disposition,
menant, parallèlement à son aventure militaire, sa propre campagne
d’autopromotion politique qu’aucun de ses collègues généraux n’a osé
concevoir, ni même osé imaginer. Les nouveaux Conservateurs éprouvent
de leur côté l’impérieux besoin de disposer d’une personnalité dont la seule
évocation suffira à dire la force de leurs idées et de leur projet pour la
République. L’ambitieux commandant de l’Armée d’Italie, le vainqueur
éclair d’Arcole, de Montenotte, de Millesimo, le héros de Mondovi et de
Bassano, le conquérant de l’Égypte leur offre cette opportunité. Il est
l’Homme des trois couleurs de la France en même temps, bleu par son
uniforme de soldat de la République, blanc par ses origines de petite
noblesse corse, rouge par son attachement au Comité de salut public en
1793, ce qui, en dépit des ennuis suscités, fait de lui un « franc Républicain
». Bonaparte devient l’homme du centre par excellence.
Le Journal de Paris et Le Conservateur contribuent grandement à faire du
brillant général le sauveur de la République. Tous les thèmes que les
propagandes, bonapartiste puis napoléonienne, reprendront par la suite, se
trouvent concrètement exposés dès le Directoire. Rœderer, à partir de
floréal an V (mai 1797), évoque en Bonaparte le guerrier qui « termine la
Révolution française ». « Clore une révolution est plus difficile que de la
commencer ; vaincre ses ennemis est plus difficile que de les provoquer
»89.. Quelques jours après le coup de force du 18 fructidor en septembre
1797, soutenu par Bonaparte, le prestige du chef militaire est célébré, et son
regard de rapace de la politique déjà encensé.
« Qui donc en ce moment a sauvé la République française ? Qui a
achevé de briser ce trône de quatorze siècles où Louis XVI s’est assis le
dernier ? Est-ce la fortune ? Est-ce le coup d’œil d’aigle du héros de
l’Italie ? Est-ce le courage des soldats qui marchaient sous ses ordres ?
Ce sont toutes ces causes réunies : c’est la Providence qui n’a pas voulu
que le génie d’un peuple libre fut vaincu »90..
Le destin de Bonaparte est désormais solidement arrimé à celui du
vaisseau de la France et de sa République. Un homme politique, inconnu
encore un an auparavant, est né. Le roman de sa vie commence dans les
feuilles de journaux et dans les images de ses exploits qui commencent à
circuler par milliers, le montrant faussement traversant le pont d’Arcole par
exemple. Dès le mois de vendémiaire an VI (septembre 1798), dans Le
Journal de Paris, la fameuse bataille de boules de neige du temps de
Brienne, qui a enchanté, semble-t-il, des générations d’écoliers de la
Troisième République, et constituera la longue entrée du film Napoléon,
d’Abel Gance, fait déjà partie du folklore commémoratif et de sa puissance
suggestive91.. Quelques semaines après la signature du traité de Campo
Formio, en octobre 1797, alors qu’il n’en avait pas l’autorité, de retour à
Paris, l’homme est reçu par les savants de la République et intègre la classe
de mathématiques de l’Institut. Plus qu’une complicité, une connivence se
crée durant cet hiver 1797-1798 avec le parti des hommes de lettres et des
penseurs de la République. Les Républicains d’ordre ont trouvé un homme
capable de conférer toute la force nécessaire aux institutions et plus
particulièrement au pouvoir exécutif. Encore quelques semaines, et voici
Bonaparte qui sort de son enveloppe humaine et se drape dans sa dignité de
demi-dieu, quasi jupitérienne, bien avant la dérive qui suit le couronnement
impérial.
« La médiocrité des hommes de ce siècle ne me surprend plus, quand je
médite sur la merveille du siècle… Mais dans les armées quelle
différence. La mort ou la victoire ! Quel dévouement !… Les généraux
sont presque tous des héros, les officiers, les soldats, se sont conduits en
héros. Bonaparte, le demi-dieu a paru pour couronner la victoire… » 92.
La quasi-déification du héros est en marche après fructidor an V. Elle
permet de saisir la manœuvre de longue haleine à laquelle se sont livrées les
meilleures plumes de la politique, afin de préparer l’opinion à accepter une
nouvelle conception de la République sans démocratie. Désormais, le
pouvoir exécutif se trouve au même niveau que le législatif. Le mythe du
héros a contribué à l’acceptation de cette condition pour que survive la
République « recentrée ». Lue de cette façon, l’histoire change quelque peu,
car ce ne sont pas seulement les qualités objectives de Bonaparte qui lui
permettent d’accéder au pouvoir. L’entreprise avait été préparée
intellectuellement par toute une classe de personnalités averties, hommes de
lettres, savants, hauts fonctionnaires, représentants élus, à la recherche d’un
homme jeune, un homme dont le républicanisme serait garanti, tout en se
démarquant de la classe politique de la Terreur et de Thermidor, mais, « en
même temps », un homme qui serait doté d’une poigne de fer.

Bonaparte, ni bonnet rouge ni talons rouges mais tout en même temps

Le jour de vérité est arrivé… Tout est plus simple après le 18 Brumaire et
le coup d’État… Désormais ce centre extrême peut s’appuyer sur un
pouvoir ferme, fût-il arbitraire, pour ne pas dire autoritaire et bientôt
dictatorial. Dorénavant, le pays peut compter sur un chef au sommet de
l’État, en la personne du Premier Consul. Il réunit les Français, veut-on
faire croire, à longueur de colonnes de journaux. Sa politique porte un nom,
« le parti de la France », et se réclame d’une Constitution, celle de l’an VIII,
affirmant clairement la vassalisation du pouvoir législatif par rapport au
pouvoir exécutif, censé désormais mener les affaires de l’État.
Dans ce pays qui avait connu des scènes autrement plus sanglantes, ce
coup d’État du 19 brumaire – car c’est ce jour-là qu’eut lieu le coup d’État
et non le 18 brumaire comme le coup de génie de Fouché le fait croire à
toute la postérité – présente un visage étrangement tranquille. Le seul à
avoir reçu quelques bourrades, voire coups de pied aux fesses, en ce 19
brumaire (10 novembre 1799), s’appelle Napoléon Bonaparte, vertement
rabroué par les députés démocrates, ne supportant pas l’intrusion des
militaires dans l’Assemblée des représentants de la nation. La journée,
malgré la propagande officielle qui fabrique de toutes pièces le mensonge
d’une tentative d’homicide sur le général, en inventant la légende des
poignards qu’auraient brandis deux députés, dont un corse et démocrate,
présente un aspect autrement moins dramatique que les journées
révolutionnaires précédentes. Aussi ne manque-t-elle pas de stimuler
l’ardeur des auteurs de pièces légères.
Dès le 23 brumaire, au théâtre du Vaudeville, on joue avec un franc succès
une pièce intitulée La Girouette de Saint-Cloud93.. Le personnage principal
se nomme, comme il se doit, Tourniquet, traiteur de son état, dont
l’enseigne se trouve près du pont de Saint-Cloud. Le restaurateur, inquiet du
déroulement de la journée, a fait installer son premier garçon sur « les
gouttières du château Furet [sic] » (animal qui « est passé par ici et qui
repassera par là » comme le bon sens commun l’a traduit dans la chanson),
d’où il manie une petite girouette visible qui le renseigne sur les
vicissitudes de la joute parlementaire. La comédie pétille d’allusions drôles
et de situations cocasses où les ressorts habituels du rire, le quiproquo ou le
retournement brutal de situation, sont rythmés par les péripéties qu’affronte
le général. La fille de Tourniquet, Constance, on ne peut mieux la nommer,
a déclaré sa flamme à un grenadier de Bonaparte surnommé, de façon on ne
peut plus claire, « Tranche Montagne ». Toute la comédie a pour but de
rendre risibles les transes de l’aubergiste changeant d’attitude, d’heure en
heure, selon que le parti des Démocrates ou le parti des forces
conservatrices semble l’emporter. Un moment « modéré », un autre «
Jacobin », voilà l’hôte ballotté dans un sens ou dans l’autre, jusqu’à ce que
le dénouement, dûment certifié, lui fasse proclamer à l’encontre des
Jacobins : « Jamais je ne serai pour ces gens-là ». Il adresse les invectives
les plus saillantes aux représentants, chassés par les baïonnettes des soldats,
qui jettent leur toge dans la Seine. Converti en un instant, Tourniquet peut
tirer la leçon de la journée : « Oui à l’union des bons contre les méchants, la
liberté civile, la tolérance politique, et vive notre liberté ! » Le jeune
amoureux de Constance, dont le vrai nom est Thomas, le même que celui
du soldat qui a réellement défendu le général en fâcheuse posture, affirme
sa fidélité au chef, alors que son beau-père semble hésiter :
« Moi changer ! Que dis-tu ?
pour la félicité publique,
lorsque l’on pense comme il faut,
on doit marcher en politique,
comme nous marchons à l’assaut,
dans ces jours de métamorphoses,
où tant d’être vains sont si bas,
il a beau voir changer des choses,
l’honnête homme ne change pas ».
Tout est dit, et fidèle à sa parole, le grenadier MARCHE au son du
tambour qui l’appelle afin de porter secours à son général en danger. Lors
de son retour glorieux, les marques de la bagarre et de son courage visibles
sur son habit, il reçoit une couronne civique. Le mariage, figure évidente de
la réconciliation entre la société civile féminisée et la société martiale et
virilisée, peut être sérieusement envisagé pendant qu’en aparté Tourniquet
offre matière à réflexion, par sa remarque entendue des seuls spectateurs :
« Quoi que ça, si les événements changent, nous avons encore le divorce
».
La remarque a dû prêter au rire. Elle fera moins rire Joséphine près de dix
ans plus tard…
Peu après, paru de façon opportune, le Dictionnaire des grands hommes
du jour ne manque pas d’épingler les ralliés de la veille. Ainsi Berlier,
conseiller d’État, est présenté comme un ancien conventionnel, objet de
réflexion car « par une de ces bizarreries très ordinaires dans les
révolutions, Bonaparte s’adjoint pour conseil celui qui, jusqu’au 18
Brumaire, votait avec ses assassins, tant il est vrai que dans le cœur humain,
les contradictions, se concilient et que les extrêmes se touchent »94.. Avec la
surprise (bien préparée au sommet de l’État) de l’arrivée au pouvoir du
jeune chef quasi inconnu trois ans auparavant, le temps des tourne-veste est
arrivé.

1800 : les premiers Cent Jours ou la Main de fer dans un gant de velours

Cent jours, ou le moment de grâce de tout nouveau gouvernement dit-on,


lorsque l’autorité, la liberté, l’espoir et la confiance se côtoient et s’épaulent
encore pour quelque temps. À ce moment-là, Bonaparte et les hommes qui
l’entourent sont conscients des dégâts que toute la rhétorique du
girouettisme peut leur infliger. Il ne s’agit plus de donner l’impression que
l’expérience d’un autre Thermidor se reproduit et qu’un personnel politique
plus ou moins vénal se place de nouveau dans une semi-discrétion, non
moins honteuse. Il faut désarmer cette délégitimation rampante de la classe
dirigeante, arme efficace des opposants et user, au contraire, de toute
l’artillerie éditoriale de la presse conservatrice pour inverser la tendance en
s’inventant une nouvelle virginité. Il faut persuader de l’incroyable. Les
convertis du 19 brumaire ne sont pas des transfuges passés dans le camp de
la dictature d’un jeune César ayant franchi le Rubicon. Ce sont des ralliés à
la République régénérée et en marche, celle de l’ordre, la seule garante des
conquêtes de la grande année que fut 1789. Toutes les plumes de La
Décade, du Conservateur et de la presse sont mises à pied d’œuvre pour
diffuser le programme politique sorti de l’Orangerie de Saint-Cloud.
Fouché, le nouvel homme fort de la police qui avait fait place nette à Lyon
durant la Terreur, les surveille de près. Rarement, durant les quelques
semaines qui séparent le coup d’État, entre le 10 novembre 1799 et
l’acceptation de la Constitution de l’an VIII, le 13 décembre 1799, on ne
s’approcha si près d’une définition aussi précise d’une République du
centre extrême, défendue de toutes sortes dans la multitude des écrits qui
paraissent pour défendre le nouveau « roi de la République » comme le
dénommera Edgar Quinet.
Les interventions de Bonaparte au Conseil des Anciens sont transcrites
dans la presse, surtout lorsqu’il insiste sur le désordre et les troubles dans
lesquels il retrouve, à son retour d’Égypte, la France affublée de ses sept
plaies par un Directoire corrompu : déficit structurel, désordre administratif,
brigandage intérieur tel un terrorisme menaçant, guerre extérieure
interminable, crise sociale sans précédent, baisse du prestige du pouvoir
avec ses scandales liés aux mœurs légères au sommet de l’État, et enfin
blocage des institutions par la contestation politique d’une partie de
l’opinion. Telle était la France en 1799 selon Bonaparte.
Dans l’urgence, une solution s’impose. Terminer de suite la Révolution et
afficher un nouveau programme : réconcilier la France. C’est ce que ne
cessent de marteler les proches du général. Cette politique est rappelée
symboliquement, la nuit même du 19 brumaire, alors que sont réunis, pour
légitimer le renversement illégal du Directoire, quelques dizaines de
députés cachés dans l’orangerie. Le message est répété dans La Décade,
aux ordres du pouvoir, par l’évocation des journées de juin 1789, et plus
précisément celle du 23, lorsque Mirabeau refusa de se rendre à la force des
baïonnettes. Dix ans plus tard, le verbe de Lucien, le jeune frère du général,
et les mots de Cabanis réussissent la pirouette : les baïonnettes ont changé
de camp. En ce jour, elles ont servi à défendre le peuple mis en danger par
ses représentants.
« La liberté naquit dans le jeu de paume de Versailles ; elle fut
consolidée dans l’orangerie de Saint-Cloud… Les Constituants de 89
furent les pères de la Révolution, mais les législateurs de l’an VIII furent
les pères et les pacificateurs de la patrie »…
Il faut bien l’évocation du souvenir de l’homme qui avait pensé la
nécessité d’un pouvoir exécutif fort dans un pays libre en 1789 pour
justifier les mesures d’urgence prises pour renforcer le pouvoir d’un seul en
1799. La proclamation de Bonaparte aux Parisiens, le 19 brumaire, le
confirme. Il est un citoyen qui veut se situer au-dessus des factions, se
refusant « d’être l’homme d’un parti », jouant encore de la métaphore
politique d’un centre innommé. Les attaques contre « les traces hideuses du
gouvernement révolutionnaire » et contre « le royalisme qui ne doit point
relever la tête »95. sont rapidement abandonnées, sûrement sur l’injonction
du général, fin tacticien qui ne veut plus diviser mais rassembler. « Rallier »
est le maître mot de cette nouvelle République sécuritaire qui doit rassurer
et protéger, parce qu’elle s’est édifiée « sur l’égalité, la liberté, le système
représentatif, la sûreté des personnes et le respect des propriétés »96..
Magnanime en plus, le parti du centre accueille toutes les brebis égarées.
« D’ailleurs, les phases de la Révolution nous ont démontré qu’on peut
embrasser toute espèce de parti politique sans être criminel, puisque le
crime est dans l’intention, et que le plus souvent on est entraîné dans un
mauvais parti ; on peut même le soutenir avec fanatisme, uniquement
par erreur de jugement »97..
Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, l’oubli des engagements précédents
est acté pourvu que l’on passe sous les fourches caudines du nouveau
pouvoir. Pendant quelques semaines, certains hommes, parmi lesquels
Cabanis, Rœderer, mais aussi Boulay de la Meurthe, partisans d’un régime
d’ordre, vont jouer un rôle crucial pour donner sens à cette République
renaissante. Boulay appuie fortement la création du Consulat et l’urgence
de proposer une nouvelle Constitution, à la mesure du nouveau chef, pour
sortir du « chaos », légué par le Directoire. Dans cette perspective, il faut «
nationaliser la République », renforcer le pouvoir exécutif, contrôler les
représentants dont l’incompétence a failli perdre la République et s’en
remettre, aux hommes qui possèdent « la véritable science de
l’administration »98.. La République du centre poursuit sa construction
parallèlement à un appareil d’État bureaucratique paré de toutes les vertus
pacificatrices pour régler les conflits sociaux et politiques. Désormais les «
notables des communes » doivent constituer le vivier des serviteurs des
affaires publiques. La République administrative de l’an VIII remplace la
République censitaire de l’an III. Cette République se mesure à l’efficacité
de ses agents, images vivantes du lien permanent entre la capitale et le
local, le centre et la périphérie. Il faut parvenir à convaincre les Français de
la qualité de cette nouvelle mouture de la République du centre qui, selon
ses avocats, concrétiserait l’essence même du gouvernement représentatif.
Il revient à Boulay de la Meurthe, quelques jours plus tard, d’approcher au
plus près une définition politique du régime proposé aux Français.
« Quelle est la cause de tant de maux ?… C’est que depuis le début de la
Révolution, nous n’avons pas eu de gouvernement. Deux factions
principales s’y sont constamment opposées, la faction royaliste et la
faction démagogique… Que ces deux factions se soient toujours
opposées à l’établissement d’un gouvernement républicain, sagement et
fortement constitué, c’est ce que l’on conçoit facilement […]. Ainsi,
même en se haïssant, se sont-elles entraidées dans tout le cours de la
Révolution, se servant réciproquement de prétexte pour agir, se prêtant
mutuellement leur langue, leurs livrées, leurs transfuges, leurs espions et
leurs agents […] ».
La République est entre ces deux extrêmes ; elle est dans l’immense
majorité des citoyens également exclus de cette double minorité de factieux.
C’est dans cette majorité que se trouvent le travail, l’industrie, le talent, les
mœurs, et presque toute la propriété.
« C’est pour elle que le gouvernement doit être fait, et comme ils [les
méchants] font en permanence des conspirations, il faut que ce
gouvernement ait la consistance et la force nécessaires pour prévenir ou
comprimer leurs efforts.
Les journées des 18 et 19 Brumaire nous ont mis en situation de le faire
»99..
En quelques phrases, la recherche théorique poursuivie par une élite
républicaine, en quête depuis 1795 d’un modèle de République du centre,
vient d’aboutir et trouve sa traduction dans le texte constitutionnel, en
décembre 1799. La Décade poursuit le travail pédagogique d’explication du
juste milieu, établi par le jeune général. Rétablir la confiance dans les
institutions, ce qui avait tant fait défaut au Directoire, revient à édifier un
centre solide, ne supportant plus la moindre menace, le moindre risque de
fragilisation, venu de sa droite et de sa gauche. Pour cela, il faut, selon
l’équipe rédactionnelle du journal, commencer par refonder une politique
fiscale qui se résumerait à une nouvelle devise pour la France : « Égalité,
liberté, propriété »100..
Dix jours plus tard, le 24 frimaire (15 décembre 1799), la République du
centre est en place, prête à fonctionner :
« Ce nouveau pacte social offre des caractères de stabilité plus marqués
que les précédents, avec des magistrats à vie, un pouvoir conservateur,
un corps législatif qui ne fait qu’exprimer son vœu sans discourir, un
tribunat qui fait des réclamations, mais sans qu’elles obligent à aucune
détermination, aucune autorité, des élections moins fréquentes et dans
des formes qui laissent bien moins de chances aux passions, à
l’ambition, aux intrigues, enfin un pouvoir exécutif revêtu d’une grande
force. Cette Constitution promet le repos ; c’est un port où la France,
fatiguée de tant d’orages, peut enfin trouver un asile contre de nouvelles
tempêtes »101..
Le pouvoir législatif est aux ordres. Il vote sans discuter, ou bien il prépare
la loi sans la voter, pour la plus grande satisfaction du nouveau chef. La
prose de Cabanis est fortement mise à contribution pour rendre explicites
les fondements de cette République en marche réglée.
« Tout se fait pour le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui
ni sous sa dictée irréfléchie : et tandis que sa force colossale anime
toutes les parties de l’organisation publique ; tandis que sa souveraineté,
source véritable, source unique de tous les pouvoirs, imprime à leurs
différents actes un caractère solennel et sacré, il vit tranquille sous la
protection des lois ; ses facultés se développent, son industrie s’exerce et
s’étend sans obstacle ; il jouit, en un mot, des doux fruits d’une véritable
liberté »102..
Symboliquement, comme pour traduire dans les célébrations nationales
cette épure politique fondée sur la volonté du rassemblement autour de son
modèle républicain, seuls le 14 juillet, qui réunit tous les amis de la liberté,
et le 1er vendémiaire, date de fondation de la République, méritent d’être
célébrés dans un souci d’élargir autant qu’il se peut le cercle des partisans
de la République française. Toutes les autres dates qui pourraient diviser ou
rappeler le rôle des démocrates dans la fondation du régime sont
supprimées. De façon significative, les fêtes décadaires, civiques et civiles,
sont remplacées par les revues militaires aux Tuileries où le nouveau chef
de l’État, passant en revue les troupes, aime montrer qu’il est le chef des
armées.
Avec la République consulaire, il n’y a plus qu’un centre, capable
d’accueillir tous les « ralliés » – le général abhorre la dénomination
infamante de « girouettes » – et de leur offrir une nouvelle place, à la
condition qu’ils mettent leurs talents personnels au service de Bonaparte,
commandant la nation. Encore un mois, et les grandes réformes
administratives qui fondent la France contemporaine – entre autres, la
création du corps préfectoral, donnant à ses récipiendaires des pouvoirs fort
importants de police – sont imposées afin de faire fonctionner cette
République centralisée. Si un délai de « Cent Jours » a pu compter dans
l’œuvre que ce général en chef de l’organisation a léguée au patrimoine
historique de la France, ce n’est certainement pas celui des derniers Cent-
Jours de Napoléon en 1815, mais bien celui des premiers Cent Jours de
Bonaparte en 1799, il y a exactement deux cent vingt ans.
Alors, de façon symbolique, mais ô combien révélatrice, Bonaparte, pour
définir sa république du centre, donnera un maximum de publicité, comme
lui seul sait le faire, à une anecdote survenue alors qu’on lui présentait les
différentes maquettes de ses futurs uniformes de Premier Consul.
Réagissant sur un croquis qu’on finissait de lui montrer, il aurait protesté
vivement, se défendant de vouloir, pour son costume de chef républicain, «
ni bonnet rouge, ni talons rouges ! » 103.
Bonaparte réussit là où tous ces prédécesseurs ont échoué, à commencer
par Robespierre, le seul révolutionnaire qu’il admire. Il représente aux yeux
de tous l’homme par excellence de l’extrême centre, et de sa République.
Ce faisant, il devient une illustration possible de l’authentique anomalie de
la vie politique française depuis deux cents ans. La République était
désormais en marche… jusqu’à sa perte, par l’abandon de la démocratie
sans laquelle elle ne pouvait que pencher vers un régime autoritaire et
préparer sa métamorphose en Empire qui allait instiller, malgré son
caractère éphémère, le poison du pouvoir exécutif dans toute vie
démocratique, au XIXe siècle et au XXe siècle. Les leçons du passé ne
poussent pas à l’optimisme au moment de décider si ce boulet doit nous être
encore infligé au XXIe siècle, dans notre présent.
55 La Décade philosophique littéraire et politique, par une Société de Gens de Lettres, 30
thermidor an V, « La Promenade dans les Rues, Allégorie », p. 355-356.
56 Voir Pierre Serna Comme des bêtes, histoire politique de l’animal en Révolution, op. cit., p. 262-
273 et Antoine de Baecque, Une histoire de la marche, Paris, Perrin, 2016.
57 Pierre Serna, Antonelle. Aristocrate et révolutionnaire, Arles, Actes Sud, 2017.
58 Voir Maurice Agulhon, Coup d’État et République, Paris, Presses politiques de Sciences-Po,
1997.
59 François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre : la fin de
l’exception française, Paris, Calmann-Levy, 1988.
60 La République du centre pouvait en 1988 se contenter d’un homme vieillissant mais maîtrisant
tous les arcanes du pouvoir, assez rusé pour avoir remis en selle, par un calcul risqué, l’extrême
droite au parlement en 1986, afin d’affaiblir la droite gaullienne et traditionnelle. La République de
l’extrême centre exige la personne d’un homme jeune. La filiation n’est pas celle qui irait de De
Gaulle à Mitterrand pour arriver à Macron comme le suggère le président à son avantage mais de
Bonaparte et Napoléon III à Emmanuel Macron, tous chefs d’État avant quarante ans, dans la force
de l’âge, tous incarnant une politique, ni de droite ni de gauche, mais d’un centre extrême.
61 Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimar,d,
1982. Cet essai a marqué toute la génération née autour de 1960 qui découvrit, avec le Mitterrand de
1981 la possibilité pour la gauche d’accéder au pouvoir. Cet ouvrage, écrit en 1982, ancre le premier
septennat de François Mitterrand dans la tradition républicaine la plus forte, avec un programme
éducatif, culturel, social, démocratique réalisé entre 1981 et 1983, et dont l’inventivité de Jack Lang,
le courage de Pierre Mauroy,ou l’audace d’Alain Savary à l’éducation nationale constituèrent les fers
de lance.
62 Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier, Paris,
1796, rééd. « Champs », Flammarion, préface et notes de Philippe Raynaud, Paris, 1988 ; et Adrien
de Lezay-Marnesia, De la faiblesse du gouvernement et de la nécessité pour lui de gouverner selon le
vœu de la multitude, Paris, 1796.
63 A. Lezay, op. cit., p. 15-17.
64 Ibid., p. 59.
65 A. Lezay, op. cit., p. 61.
66 B. Constant, De la force…, op. cit., p. 55.
67 Ibid., p. 41.
68 Ibid., p. 75.
69 Ibid., 10 ventôse an VI (28 février 1798), n° 181, p. 1443-1444.
70 La Décade, 20 thermidor an V, Considérations sur la Situation intérieure de la France, par L.
Bienvenue, habitant de Moncontour, dans les Côtes du Nord et abonné au journal, p. 311-320.
71 Cf. Le Conservateur, op. cit., n° 221, 20 germinal an VI, p. 1765-1767.
72 La Décade, op. cit., p. 316.
73 Ibid., p 314 et p. 320.
74 La Décade, op. cit., n° 20, 20 germinal an VI, « Affaires de l’Intérieur », p. 124.
75 Jean Henri Bancal des Issarts, Des prochaines élections en l’an VI, s. d., p. 7.
76 La Décade, n° 19, 10 germinal an VI, p. 61.
77 Il faut replacer dans ce contexte la parution des œuvres de Machiavel en l’an VII, et le débat
auquel elles donnent lieu de façon contradictoire. Les Républicains conservateurs y voient
l’expression d’un Républicain du centre, lorsque les Démocrates perçoivent dans la stratégie
d’écriture du Florentin une ruse pour dénoncer la nocivité du centre en politique. Machiavel, Œuvres,
traduction nouvelle de T. Guiraudet, à Paris, chez Potey et Richard, an VII.
78 Ibid., n° 19, 10 Germinal an VI, p. 319.
79 Howard G. Brown, « Mythes et massacres : reconsidérer la “terreur directoriale” », in Annales
historiques de la Révolution française, 2001, n° 325, p. 23-52.
80 Patrice Higonnet, par exemple, a montré que la législation antinoble adoptée à ce moment-là est
la plus sévère de la décennie. Cf. Patrice Higonnet, Class, Ideology, and the Rights of Nobles during
the French Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1981.
81 Benjamin Constant, « Discours prononcé au Cercle constitutionnel, pour la Plantation de l’Arbre
de la Liberté », le 30 fructidor an V, p. 13-14.
82 Le Conservateur, « Considérations sur la Dictature et sur les Dictateurs, n° 123, 1er nivôse an VI
(janvier 1798), p. 979-984.
83 Dans ce débat, se retrouvent toutes les difficultés à faire fonctionner un pouvoir exécutif efficace
et un contrepoids, soucieux de défendre des libertés républicaines. Le Conservateur, par exemple,
évoque l’opportunité manquée de mettre en place un jury Constitutionnaire (conseil d’État avant
l’heure), proposé par Sieyès durant l’été de l’an III, afin de réguler les conflits qui ne manquent
jamais de se poser entre les pouvoirs législatif et exécutif, en un jeu de tensions normales dans les
systèmes politiques contemporains. Le Conservateur, n° 15, 29 fructidor, an V, p. 119-120.
84 Il s’agit de l’anagramme facilement reconnaissable de Mercier (Louis-Sébastien). Fervent
partisan de 1789 et de la république en 1792, élu député sous la Convention puis incarcéré pour avoir
manifesté sa solidarité avec les députés girondins, il ressort traumatisé des prisons de la Terreur et
défend une République conservatrice et jalouse de ses mœurs.
85 Le Journal de Paris, n° 116, 26 nivôse an VI (15 janvier 98), p. 474-475.
86 La Décade, n° 24 du 30 floréal, p. 377-380.
87 La Décade, n° 4, 10 brumaire an VIII, p. 249.
88 La Décade, 15 vendémiaire an VI, p. 148 : « Esprit de Mirabeau ou Manuel de l’Homme d’État
».
89 Le Journal de Paris, n° 223, 13 floréal an V, p. 900.
90 Ibid., n° 14, 28 fructidor an V, p. 107.
91 Le Journal de Paris, n° 16, 16 vendémiaire an VI, p. 63.
92 Le Journal de Paris, n° 121, 1er pluviôse an VI, p. 497-498. Sauf erreur, c’est bien la première
fois que Bonaparte est comparé à un demi-dieu. Dans La Décade du 10 brumaire an VI, Bonaparte en
Égypte avait déjà été désigné comme le digne « successeur de Mahomet » !
93 La Girouette de Saint-Cloud, Impromptu en un Acte, en prose, mêlé de Vaudevilles, par Baré,
Radet, Desfontaines, Bourgueil, Maurice et Emmanuel Dupaty, à Paris, chez le libraire du théâtre du
Vaudeville, an VIII.
94 Dictionnaire…, op. cit., entrée « Berlier », p. 32.
95 La Décade, n° 6, 30 brumaire, p. 378.
96 La Décade, n° 6, 30 Brumaire, p. 380.
97 Ibid., n° 7, p. 385, 10 frimaire an VIII, « Affaires de l’Intérieur », « Suite de la Révolution du 18
Brumaire ».
98 Le Journal de Paris, Intervention de Boulay de la Meurthe, rapportée le 27 brumaire dans le n°
57, p. 264.
99 Ibid., n° 82, 22 frimaire, p. 371.
100 Cf. La Décade, n° 8, 20 frimaire an VIII. Ce rappel de La Décade sur l’ordre économique
instauré exprime l’importance que peuvent revêtir pour les honnêtes gens des arguments sonnants et
trébuchants.
101 La Décade, n° 9, 30 frimaire an VIII, p. 570, « Affaires intérieures ». Cabanis, Quelques
considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle constitution, ,
paru à Paris, chez Beaudoin, résume l’essence du régi e.
102 Ibid., n° 10, 10 nivôse an VIII.
103 Le Journal de Paris, n° 65, 5 frimaire, p. 301.
5:
L’extrême centre face à son péril jaune : 1815, 2019

L’homme du 19 brumaire avait en grande partie fondé sa légitimité sur sa


capacité à terminer la Révolution, à balayer la République des scandales en
tous genres, à la vider de ses directeurs, normaux mais volages parfois, tel
Barras avec ses maîtresses. Ce dernier avait « inventé » Bonaparte en 1795,
qui le lui avait rendu en le renvoyant à ses loisirs, après l’avoir neutralisé la
veille du 18 Brumaire. Il fallait une nouvelle figure, celle d’un homme
jeune et probe, pour régénérer la France ramollie. Sous le Consulat, il avait
fait, lui, ce qu’il avait dit : il avait donné à la société française les moyens
d’imaginer un type de gouvernement capable de conserver les acquis de la
décennie révolutionnaire. Les élites, ralliées dans leur grande majorité,
avaient cru un temps à l’avènement d’une ère nouvelle, définitivement
consolidée par la naissance du petit roi de Rome, en 1811.
Las ! C’était sans compter avec la grande passion de Napoléon : la guerre,
cette grande faucheuse d’hommes. Après les succès accumulés, vinrent les
revers à partir de 1812 et, malgré le génie tactique, vainement redéployé
une dernière fois en début d’année 1814, l’inéluctable fin du drame
approche sans rémission.
Tout à coup, ce qui semblait définitif vacille. En ce printemps 1814, la
société mise en place, choyée, privilégiée, gâtée, ennoblie par l’Empereur,
s’inquiète d’abord, s’effraye ensuite, se prend de panique enfin, à l’annonce
de l’avancée programmée des armées alliées, clamant leur vœu de ne
s’arrêter qu’à Paris. Les affres de la Révolution réapparaissent avec
l’urgence de la crise politique et l’angoisse d’un lendemain incertain. Tout
cela est mauvais pour les affaires. C’est là, dans l’épreuve d’un monde qui
s’effondre, lorsque tombent les masques à l’heure de vérité, que vient le
moment pour l’Empereur de compter les hommes restés fidèles, ceux qu’il
a comblés d’argent et d’honneur.
La France est soudainement saisie d’un tournis et passe en quinze mois de
l’Empire à la monarchie et de la monarchie à l’Empire… Tant de vire-volte
peut parfois provoquer la nausée. Chateaubriand, resté fidèle au roi en
1815, après avoir succombé en son temps au charme de Bonaparte, éprouve
un haut-le-cœur, au lendemain de la défaite de Waterloo. Alors qu’il se
trouve à Neuilly, les anciens ministres ayant servi la République et l’Empire
viennent se présenter devant le roi : « Tout à coup, une porte s’ouvre : entre
silencieusement le vice, appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand
marchant, soutenu par Fouché ; la vision infernale passe lentement devant
moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et
hommage à son seigneur : le féal régicide, à genoux, mit les mains qui
firent tomber la tête de Louis XVI, entre les mains du frère du roi martyr ;
l’évêque apostat fut la caution du serment ».

Avril 1814 : les « Judas » entrent en scène

Premier acte. Le 1er avril 1814, sous la direction de Talleyrand, le prince


de Bénévent, « bien au vent » comme l’on dit, le Sénat constate l’absence
de Napoléon dans la capitale. Au vu de la situation militaire, un
gouvernement provisoire est formé dont la fonction consiste à « rétablir
l’action de l’administration » et à présenter au Sénat un projet de
Constitution pouvant convenir au peuple français. À ce moment,
Talleyrand, protégé par le tsar Alexandre, est redevenu l’homme fort de la
situation et peut manœuvrer sans trop de difficultés auprès des sénateurs
inquiets. Militairement, l’option de la résistance est possible. Alors que la
défense de Paris s’organise de façon courageuse avec une nouvelle
fédération de soldats, se dévoilent dans Le Moniteur daté du 7 avril, les
prémisses de l’abandon du maréchal Marmont, duc de Raguse, commandant
les troupes proches de la capitale, tournant ultime de la campagne de 1814.
Au travers des messages envoyés aux ennemis par le chef militaire, celui-là
même qui doit toute sa carrière, ses titres et sa fortune à Napoléon, le
lecteur perçoit la grave trahison qui s’est produite au sommet de l’état-
major de l’Empereur, synonyme de défaite militaire.
Dans l’ordre du jour proclamé aux soldats au nom du maréchal félon,
chaque mot est mûrement pesé. L’argumentaire commence par rendre
hommage au glorieux passé des combattants. Cependant leur guerre est
devenue « sans but comme sans objet », c’est donc « le temps du repos »
qui est venu pour eux. Ils doivent désormais suivre la voix de « l’opinion
publique » et de « l’intérêt public », expressions essentielles du nouveau jeu
politique en train de s’élaborer dans l’épreuve du drame. Un bref
commentaire de la rédaction insiste sur cette négociation « honorable » et
sur la dévotion du maréchal à sa patrie, soucieux d’épargner à la capitale
une capitulation humiliante et préoccupé de la situation de son ancien chef
pour lequel il a demandé des garanties. Ces lignes métamorphosent
Marmont en serviteur pacifique de la paix, capable de réconcilier la France
et l’Europe.
C’en est fini. Comme dans un scénario parfaitement maîtrisé par le
rédacteur du journal, l’article suivant voit la reproduction de la lettre du
maréchal Ney à Talleyrand, mentionnant « l’événement imprévu », c’est-à-
dire la défection de Marmont. Frappé dans le dos, Napoléon doit renoncer,
lâché par ses prétendus fidèles lieutenants. Selon un extrait du Moniteur,
l’acte officiel d’abdication est daté du 11 avril, au palais de Fontainebleau.
Sa copie est certifiée conforme par Dupont (de Nemours), secrétaire général
du gouvernement provisoire, et affichée par ordre du préfet, le 15 avril
1814.
La société civile s’engouffre dans la brèche provoquée par les militaires.
Le corps municipal de Paris, réuni le 4 avril, sait gré au Sénat d’avoir
répondu au vœu général en déclarant la déchéance de l’Empereur et en
déliant les Français de leurs serments. Chabrol, le préfet de la capitale,
signe le premier, suivi par l’ensemble des membres présents du conseil
municipal. Encore faut-il donner du sens à ces subites et spectaculaires
démonstrations de souplesse vertébrale. Chabrol se charge de la besogne
dans une lettre du 7 avril, adressée aux maires des douze arrondissements et
aux sous-préfets de Saint-Denis et de Sceaux. Au moyen d’une rhétorique
maîtrisée, il a beau jeu d’évoquer, comme au début de la Révolution, la «
régénération » nécessaire dans la stabilité indispensable, cela va sans dire,
dont il offre un bel exemple, confirmé dans ses fonctions par le
gouvernement provisoire. Il faut se dédouaner aux yeux de tous et
déculpabiliser ceux qui auraient pu conserver quelques scrupules.
L’argument de la longue, stoïque et silencieuse résistance à l’imposteur
corse s’avère imparable. « Depuis longtemps, Monsieur, je ne cessais de
gémir sur les maux qui désolaient notre patrie », étant sous-entendu que
seul le sens supérieur du service ou la violence de la police de Savary lui
interdisaient de s’offrir inutilement en sacrifice. Mais lorsqu’il a compris
qu’autre chose devenait possible, alors, il s’est empressé d’embrasser la
nouvelle cause et s’y est aussitôt « entièrement dévoué ».
Apparaît ici, le discours classique des hauts serviteurs de l’État face aux
changements de régime. Tout le lexique du ralliement passif s’y trouve pour
toutes les générations à venir de grands commis : « le bon sens… la
prudence… le sens de la conservation… la juste modération… le sens du
devoir… la compréhension objective des intérêts supérieurs… le sacrifice
de soi à l’État ».
Mars-avril 1814, après l’été 1794, après l’automne 1799, constitue un
autre tournant dans la fonction publique et dans l’histoire de
l’autopersuasion des hauts fonctionnaires à pouvoir servir indifféremment
des régimes, par nature opposés. Les jours suivants, paraissent de longues
listes de noms de fonctionnaires, depuis les membres du tribunal de
commerce de Paris jusqu’à ceux de la Cour de justice d’Amiens, parmi tant
d’autres, qui n’ont de cesse qu’ils ne signifient leur entière dévotion au
nouveau régime monarchique.
À Paris, on ne tarde pas à diffuser vers la mi-avril une caricature où
Marmont offre le visage d’un général Janus. D’un côté, coiffé du plumet
tricolore des armées napoléoniennes, le sabre en main, il affirme qu’il
sauvera Paris, de l’autre, empanaché de blanc, comme les officiers émigrés,
la main soutenant une bourse bien ronde, il promet de « vendre » la
capitale. Le fantôme de la trahison et de l’homme politique double, comme
au temps de Barnave, revient, lancinant, avec les mêmes signes
reconnaissables, le mensonge à la bouche, la corruption en poche. Marmont
est désigné sous le nom de « Gueusar » anagramme de Raguse, le nom de
son duché octroyé par Napoléon. Désormais commence pour la France une
période étrange, « une drôle de Restauration », avec un régime que les
Français ont rejeté depuis le 10 août 1792, et, à la tête de l’État, des
personnes ayant vécu depuis presque vingt ans hors d’un pays, dont ils
méconnaissent les profondes transformations, mais qu’ils prétendent
pacifier par l’octroi d’une Charte.
Second acte. Mars 1815 : le bateau s’appelle l’Inconstant et son illustre
passager, Napoléon. Le vent tourne en sa faveur et une brise amie
accompagne l’homme-tempête, de l’île d’Elbe d’où il s’enfuie jusque sur la
plage de Cannes où il débarque. De là, en vingt jours, et sans qu’une seule
cartouche ne soit tirée, celui qui reprend de force sa couronne accomplit une
marche triomphale vers Paris, s’inventant le destin d’un empereur de cent
jours, et bouleversant la vie politique des deux cents ans à venir.
Le mardi 21 mars 1815, dans sa première phrase, le Moniteur annonce
avec une froideur laconique : « le Roi et les princes sont partis dans la nuit
», et poursuit : « Sa Majesté l’Empereur est arrivée ce soir à huit heures
dans son palais des Tuileries ». À quoi comparer ce qui est en train de se
passer au sommet de l’État ? Au mieux, à une comédie politique sans queue
ni tête, où les personnages, entrent et sortent, côté cour, côté jardin, sans
jamais se rencontrer, à la plus grande joie des journalistes satiriques à la
plume trempée dans l’acide ; au pire, à une pratique dramatique qu’Orwell
décrira dans 1984, au moment de présenter une société totalitaire, dans
laquelle le héros du roman a pour métier de transformer la presse déjà
publiée, en effaçant les passages compromettants, au fur et à mesure que le
pouvoir veut mettre les pages anciennes en conformité avec un présent
contradictoire. Dans ces conditions, les acteurs doivent faire la preuve, s’ils
désirent participer à un jeu politique d’une telle instabilité, d’une
adaptabilité à toute épreuve et doivent démontrer une capacité à l’amnésie
volontaire tout à fait hors du commun. « Une seconde fois, cette main est
venue sauver la France d’elle-même, en enchaînant les partis prêts à
s’élancer l’un sur l’autre, en imposant silence aux factions qui déjà se
mesuraient, en donnant à tous l’exemple de la modération, de la tolérance,
de l’oubli du passé » peut-on lire dans le Moniteur. L’histoire recommence
sous les meilleurs auspices pour les partisans de l’inventeur de la France du
e
XIX siècle, d’après le journal quasi officiel mais surtout servile. Bonaparte a
voulu réconcilier la France en 1799, Napoléon désire la réunir en 1815.
Refarder la fidélité usée

Le Moniteur consacre les dix jours suivants, de la fin du mois de mars au


début avril, à raconter, sans omettre le moindre détail, la geste
napoléonienne et sa remontée des rives de la Méditerranée au bord de la
Seine. Alors qu’elle avait été censurée et vilipendée au moment des faits,
les lecteurs peuvent revivre en différé la marche triomphale, l’épopée de la
percée des Alpes, l’arrivée victorieuse dans la capitale des Gaules et la
course finale par la Bourgogne tout offerte. L’Empire est en marche, forcée
évidemment. Dans un ordre du jour, publié le 26, le maréchal Ney, qui avait
pourtant juré à Louis XVIII de ramener l’usurpateur dans une cage,
explique à ses soldats son revirement, soudain reconvaincu de la légitimité
de Napoléon. Deux motifs, celui de la liberté qui accompagne les droits du
peuple et celui de l’indépendance qui assure la gloire nationale, l’ont poussé
à changer du tout au tout. Il déclare son souhait de servir de nouveau et à
jamais son Empereur. Le soldat qui vient de signer ces mots cache un
homme brisé par une épreuve dans laquelle il a perdu ses derniers repères et
dont il ne se relèvera plus. Il n’était pas une girouette vulgaire, et le paiera
de sa vie quelques mois plus tard. Maladroit en politique, il redeviendra un
lion indomptable à Waterloo, chargeant de façon quasi suicidaire contre les
impassibles carrés anglais, comme pour expier ses compromissions civiles,
lui l’intègre et brave militaire. Toutes les girouettes ne peuvent en dire
autant.
Les jours qui suivent voient, dans un sens symétriquement inverse à celui
d’avril 1814, se succéder les manifestations dithyrambiques, où l’aplomb
des uns n’a d’égal que le cynisme des autres. Dès le 21 mars, parviennent
des grandes villes la nouvelle de leur allégeance. Troyes, Lille, Clermont-
Ferrand, La Rochelle, Nantes, Brest, Strasbourg, Nancy. À Périgueux, selon
les courriers envoyés dans la capitale, les autorités arborent le drapeau
tricolore dans la liesse populaire, le drapeau blanc n’a pas été détruit mais
remisé au grenier de l’hôtel de ville, on ne sait jamais… Préfets et
gouverneurs emboîtent le pas des municipalités, parfois avec le même
enthousiasme, contraire à celui qui les a habités en avril 1814. Pourtant, le
Bulletin des Lois du 6 avril annonce la révocation de soixante et un préfets
sur les quatre-vingt-sept qui avaient été nommés ou conservés par le
précédent gouvernement. Dans la foulée, les nominations de sous-préfets
suivent. Tous les témoins insistent sur le zèle modéré des nouveaux préfets
à entrer dans leurs fonctions, laissant d’autres fonctionnaires, peu stimulés
ou résolument hostiles, vaquer aux affaires courantes, pendant encore
quinze bons jours.
Une nouvelle fois les rois se coalisent contre la France. Pourtant, le 18 juin
1815, Paris se réveille au son des salves de canon tirées des Invalides. Elles
annoncent la bonne nouvelle de la victoire… celle de Ligny, qui transporte
d’allégresse pour une journée les promeneurs de ce dimanche. Le président
de l’Assemblée, Lanjuinais, blanchi sous le harnais des adaptations depuis
1795, envoie une missive sur le front, assurant l’Empereur de l’admiration
du Corps législatif et de son dévouement, compliments faciles à formuler
dans la victoire, mais que les circonstances vont mettre rapidement à
l’épreuve. Le 20 juin, dans l’après-midi, la mauvaise nouvelle de Waterloo
parvient à la capitale. Certains demeurent atterrés, d’autres affichent leur
contentement, les plus nombreux avouent leur inquiétude, les derniers,
avisés, tel Fouché, commencent dans la coulisse à jouer un double jeu en
préparant une seconde abdication.
Les jours suivants proposent, selon des modalités diverses, le même
scénario d’un reniement des serments prêtés quelques semaines plus tôt,
pour de nouveaux engagements aussi solennellement jurés. À son habitude,
Le Moniteur décrit les postures de chacun, individuellement ou
collectivement, chacun faisant assaut de louanges au nouveau maître des
Tuileries. Le journaliste qui rend compte de l’entrée du roi dans la ville, le 8
juillet, ne manque pas de souligner la présence d’une multitude ivre de joie,
d’une foule immense venue l’acclamer. À la descente de son carrosse,
Decazes, le préfet de police, entame un discours haut en couleurs. Rien
n’est oublié de la période des Cent-Jours que les Français viennent
d’endurer, ni les larmes versées au départ du souverain pour Gand, ni la
consternation publique au retour de l’usurpateur, ni les souffrances de ses
sujets fidèles.
Louis XVIII répond sobrement qu’il a reçu, durant son court exil, les
marques de fidélité de sa bonne ville de Paris. Le 17 juillet paraît dans le
Moniteur l’hommage du profond respect, de l’amour et de la fidélité, que la
Cour de cassation, toujours aussi empressée, dépose au pied du trône. Elle
rappelle ses vœux précoces d’avril 1814, lorsqu’elle avait reconnu en la
personne de Louis XVIII un monarque qui ne voulait régner que par les
lois, faisant revivre les plus beaux jours de Louis XII, « père du peuple », et
du « bon roi » Henri IV. Il faut bien expliquer ce qui vient de se passer : «
une autorité usurpatrice qu’environnait la terreur, contraignit les Corps et
les particuliers de parler et d’écrire dans l’intérêt de son usurpation ». Le
lecteur a tout loisir de comparer avec les propos du mois de mars précédent.

Quand le Nain couleur… jaune commence sa rébellion permanente

C’est d’avril 1814 à décembre 1815, en ces vingt mois qui s’écoulent du
retour de l’Empereur à la seconde Restauration, que se fixe
progressivement, et de la façon la plus polémique qui soit, la figure de la
girouette, des ministres aux préfets, des recteurs aux maires des grandes
villes, des universitaires aux grands commis de l’État.
Dans ce cadre particulier, fleurit une presse satirique dont la verve, la
truculence, la maîtrise de la caricature, n’ont d’égales que la profondeur
politique et la description souvent subversive d’un monde, littéralement mis
cul par-dessus tête. Le journal qui prend, à partir de décembre 1814, le titre
de Nain jaune, ne cesse plus de défrayer la chronique politique, son succès
inspirant la naissance des Nains vert, rose, tricolore, multicolore…
Ce petit personnage, le nain jaune, devient un géant dans l’opinion, doté
de grands pouvoirs. Comment ne pas reconnaître sous cette couleur peu
agréable, mais fort visible, l’ancienne couleur du costume du fou du roi,
Triboulet et ses successeurs. Ces nains jaunes, qui font semblant d’avoir
l’esprit dérangé, ont de ce fait le droit de tout dire au roi, à sa face, comme
pour lui rappeler le désordre du monde sans lui, ou bien celui qu’il a
provoqué lui-même. Ces hommes presque invisibles par leur taille ont un
grand pouvoir à la cour. Méprisés parce que plus petits, ils disent ce qu’ils
veulent. Insolents, ils sont francs. Irrévérencieux, ils disent la vérité dans le
monde servile des courtisans. Ces nains jaunes ne vont pas tarder à devenir
les héros du jeu populaire éponyme, où une seule carte, le sept de carreau
peut être plus forte que toutes les têtes couronnées.
Dès le premier numéro de refondation, le ton est donné. La politique n’est
autre qu’une vaste représentation théâtrale où chacun, selon les
circonstances, joue son rôle avec plus ou moins de succès. Le 20 février
1815, l’idée est lancée. « Il faut créer l’Ordre de la Girouette… Vous ne
pouvez méconnaître la part glorieuse d’une si noble corporation dans toutes
les folies et extravagances dont la France a été le théâtre ». Un classement
permet de situer au premier rang « les grandes girouettes à tous vents »,
celles qui se caractérisent par la palinodie perpétuelle, en 1789, 1792, 1793,
1796, 1803, 1814 et 1815. Viennent ensuite « les doubles girouettes » qui
regroupent les journalistes, et plusieurs centaines d’« indignitaires ». « Les
girouettes de première classe » arrivent immédiatement derrière. Elles
exigent au moins dix serments bafoués. Fermant la marche, des milliers de
gobe-mouches, imbéciles de toutes les couleurs, composent « les girouettes
de deuxième classe ». La décoration consiste en un ruban de couleur
changeante, auquel est suspendue une médaille représentant à l’avers un
caméléon, avec la légende « Qui suis-je ? » et, au revers, une girouette avec
les mots « À tous vents »… Quelques jours plus tard, le 5 mars 1815,
l’Académie de Châlons-sur-Marne se propose, fort sérieusement, « de
récompenser de mille bouteilles de vin mousseux, la personne qui aura
trouvé l’équation exacte des courbes et courbettes que quelques-uns de nos
plus fameux géomètres ont décrites depuis vingt-cinq ans ». Plus que
quinze jours d’attente après cette annonce et certains vont encore s’incliner
une fois de plus.
Censuré jusqu’à l’arrivée dans la capitale de Napoléon qui rétablit
entièrement la liberté de la presse le 24 mars, le journal célèbre le retour du
« héros » rappelé sur le trône par les vœux de l’armée et de la nation.
Néanmoins, l’éditeur tient à affirmer sa liberté de critique, ni moins active,
ni « moins piquante que dans la période précédente ». Désormais, les
critiques au vitriol ne cessent plus. Le 30 mars, plusieurs colonnes sont
consacrées à un article décrivant le procès-verbal d’installation de l’Ordre
de la Girouette. Le comité est composé de journalistes, de pamphlétaires,
d’écrivains, de gentilshommes ordinaires, de préfets du palais, d’aumôniers,
qui se réunissent pour voter des récompenses en faveur de ceux qui se sont
le plus distingués par la variété de leurs opinions depuis 1789. D’un bout à
l’autre de l’article, le sarcasme fonctionne à merveille, car rien n’est laissé
au hasard. Qu’on en juge plutôt : l’Ordre se réunit au Moulin du
Télégraphe. Le plafond est décoré d’une immense rose des vents, à aiguille
mobile. Devant le fauteuil du président, se trouve bien en vue une boussole
qui a pour pôle le palais des Tuileries, l’Élysée de l’époque. Des miroirs à
facettes représentent chaque assistant sous mille formes diverses. Le
mobilier se compose de chaises pivotantes et de tables tournantes. Seuls les
chats, retombant sur leurs pattes, et à ce titre animaux emblématiques de la
compagnie, au même titre que les caméléons, gardent la même posture. En
grande pompe, l’Ordre se réinstalle, rue des Quatre-Vents, le 1er avril et
chante « Vive l’Empereur » sur l’air bien connu de « Vive Henri IV ». Il est
temps alors pour le Grand Maître de délivrer un discours des mieux sentis,
résumant la philosophie de la compagnie.
« L’Europe depuis vingt-cinq ans, a les yeux sur nous ; elle n’a pu voir
sans admiration la souplesse avec laquelle nous avons tous traversé les
orages révolutionnaires, l’adresse que nous avons mise à varier nos
attitudes et nos opinions, l’éloquence que nous avons employée à
soutenir tous les partis et à louer tous les souverains… Il ne nous reste
que la douce consolation d’avoir conservé nos places et nos dignités et
d’avoir vu notre fortune s’accroître des bienfaits de chacun des
gouvernements qui se sont succédé, récompense bien plus flatteuse […]
que la stérile considération que le vulgaire prodigue à ces Catons
modernes qui poussent l’égoïsme jusqu’à la sottise de garder toujours la
même opinion » 104..
Ne seront donc reçus dorénavant que des gens connus pour leur versatilité.
Treize articles fondent le règlement de la changeante corporation. Une
hiérarchie stricte est édictée. Elle voit les plus lâches portés au pinacle et
garantit des places de choix à tous ceux qui ont servi le plus de
gouvernements différents en prêtant le plus de serments contradictoires.
Une devise est choisie : « Je vole au secours du vainqueur ». Il est précisé
que les sénateurs sont membres de droit de l’Ordre. Une seule contrainte, si
l’on peut dire, est imposée aux infidèles, c’est un serment : « Haine à toute
espèce de fidélité, respect et soumission à toute puissance et gouvernement,
abnégation totale des principes et variation continuelle des opinions et des
sentiments ». Heureusement, il est spécifié : « facilité à toute espèce de
serments et promesses de ne se croire lié à aucun ». Après cette mascarade,
résolument plus grinçante que drôle, les impétrants doivent pirouetter trois
fois sur eux-mêmes pour faire définitivement partie du cercle.
Plus coléreux enfin, Le Nain jaune dresse à la fin du mois d’avril un
constat sans appel sur « les principales observations que font la presque
totalité des Français qui voient avec regret deux à trois cents personnes,
habituées à traverser toutes les révolutions sans se compromettre et en
restant toujours dans les premières dignités. Ceux-là se partagent déjà les
emplois dans lesquels ils ne seront pas plus les hommes de la patrie qu’ils
ne l’ont été jusqu’ici ». Ces trois cents girouettes, vraies ou supposées, font
étrangement penser, dans l’Histoire de France, aux « deux cents familles »
qui contrôleraient le pouvoir économique en maîtrisant l’industrie et la
banque. Dans les deux cas, des réseaux, familiaux ou clientélaires se
maintiennent aux commandes de l’État, dans le seul but intéressé
d’accumuler du capital en dépit de toute éthique politique. Ces formes de
stigmatisation fonctionnent dans la presse des Cent-Jours, comme si, dès le
début du XIXe siècle, revêtant les aspects d’une dénonciation objective de
comportements individuels peu intègres, une conscience diffuse de
l’accaparement du pouvoir par des élites corrompues et de leur reproduction
au sommet de l’État avait constitué une référence explicite des polémiques
politiques à venir, promises à un long avenir, et corrosives pour la vie de la
démocratie.
Pourtant, l’envers de cette dénonciation, qui s’appesantit avec toute la
lourdeur de la satire sur quelques individus vénaux, révèle une défense du
peuple français dans son ensemble, et plus particulièrement dans sa partie
populaire. Dans bon nombre de ses pages, Le Nain jaune disculpe
collectivement le peuple français considéré de façon implicite – premier
argument – comme étant le « souverain » qui peut, du fait de sa nature
même, « passer successivement et librement de « l’étendard des Bourbons »
à celui de Napoléon, pour la préservation d’intérêts qui lui sont propres et
qui ne regardent que lui seul. Cette affirmation permet de penser
différemment le conflit de la légitimité tel qu’il a été abordé jusque-là, à
travers l’opposition entre deux régimes, la Monarchie et l’Empire. Il faut
désormais ajouter un troisième principe : la Nation, qui devient au sommet
d’un triangle, la seule source de légitimité authentique, la seule autorisée à
octroyer sa confiance à ceux qui occupent le pouvoir, avec ou sans
couronne, mais toujours provisoirement. De façon empirique, le Nain jaune
décrit cette donnée entièrement nouvelle et seule permise par l’émergence
de la politique, telle que la Révolution l’a enfantée et offerte en legs aux
siècles suivants. Il arrivait parfois sous l’Ancien Régime d’affirmer que
l’opinion était la reine du monde. Le Nain jaune va bien plus loin, puisqu’il
incite à comprendre que l’opinion constitue désormais un régime en soi.
Elle est l’essence du Nouveau Régime inventé par la Révolution. Après
1789, l’opinion n’a nul besoin de régner sur le monde, elle est devenue le
monde tout court.
Le journal satirique développe cette autre idée, au cœur du
fonctionnement démocratique d’une société nouvelle. Chacun respectant la
règle démocratique de la liberté du choix, sans sacrifier ses opinions, doit se
soumettre à la volonté de la majorité. Finalement, l’apprentissage de
l’alternance, l’anticipation de la défaite politique, la préparation de la
victoire électorale, et leur acceptation, sont les piliers d’une vie
démocratique et parlementaire réussie vers laquelle la nation tend depuis
vingt-cinq ans. Napoléon et Louis XVIII ne seraient que des «
excroissances » passagères de deux régimes politiques contrastés, la
République autoritaire et le parlementarisme monarchique, si difficiles à
concilier, mais qu’il faut obligatoirement recomposer ensemble, comme le
suggère Le Nain jaune. Cette longue propédeutique de l’opinion publique,
entravée par les « Trois Cents » girouettes et les deux dynasties,
napoléonienne et bourbonienne, si l’on en croit le mordant journaliste, trace
le futur politique de la nation, à la condition de ne point être polluée par les
arrivistes et les opportunistes en tout genre.
En conclusion le Nain jaune peut logiquement soutenir que les
revendications de fond de la société française n’ont pas changé depuis un
quart de siècle. Pour qui sait lire la politique, il y a bien longtemps que la
nation a émis sa profession de foi dans ce domaine et n’en a plus bougé.
Elle désire un régime républicain et démocratique, sans élite autoproclamée,
sans figure faussement normale de monarque tranquille et vieillissant, à la
Louis XVIII disant oui à tout le monde, sans homme providentiel, tel un
Bonaparte suractif et trop jeune, disant non à chacun.
« La nation française ne peut être traitée d’inconstance et de légèreté…
C’est elle qui, au contraire, a été trompée depuis vingt ans. Quelle valeur
accorder au serment d’allégeance et de fidélité, qu’on exige des sujets et
des soldats, qu’on prête sans liberté et sans réflexion, qu’on viole à
chaque révolution ?… Aujourd’hui je demande la permission d’occuper
vos lecteurs de la persévérance avec laquelle la nation française a
marché pendant vingt-cinq ans vers un même but, au travers des orages
de la Révolution105. ».
Et l’auteur d’énumérer les différents objectifs et conquêtes de la
Révolution. Les réformes complètes de l’ordre judiciaire, des finances et
des contributions ont été réalisées. La liberté de conscience a été défendue.
La sûreté des personnes et des biens a besoin d’être confirmée. Chacun doit
être libre d’accéder sans entraves à toutes les fonctions que ses talents
personnels permettent. De ce point de vue, les institutions de la Révolution
ont joué un rôle primordial, en fondant les « écoles d’hommes publics qui
ont développé tant de talents inconnus ». La liberté de la presse est
particulièrement défendue. Les administrations départementales,
uniformisées, représentent une justice égale pour tous et un progrès dans
l’organisation du pays. Cependant l’auteur regrette amèrement que le
gouvernement impérial ait pris à tâche de tout « centraliser » (en italiques
dans le texte), suivi en cela par les Bourbons. En diminuant les attributions
des municipalités, des conseils de districts et des départements, le pouvoir
impérial a « désintéressé les Français de la France ». Preuve en est que
l’attachement à la politique locale et communale consistait déjà à l’époque
un héritage précieux de 1789 qu’il fallait défendre. Enfin, la représentation
nationale doit garantir la souveraineté du peuple par le libre jeu des
élections. La publicité des débats, non écourtés, doit être assurée. Le
pouvoir législatif doit retrouver l’initiative de la loi et lui seul.
Le contrôle du pouvoir exécutif doit être effectué par la responsabilité de
chaque ministre devant la représentation. En cas de conflit entre les
pouvoirs, des élections générales peuvent renouveler le corps des
représentants. En revanche, le grand et vieux républicain qui espère se
cacher sous la tenue étriquée du jeune Nain jaune supporte difficilement
l’idée d’une seconde Chambre, encore plus d’une pairie héréditaire et se
propose de réformer cette partie du nouvel Acte additionnel aux
Constitutions de l’Empire. En résumé, la France veut la liberté, et elle la «
[veut] sans s’attacher avec obstination à aucune forme extérieure ». Cette
référence à la constance d’un vœu immuable, incarné dans la nation
souveraine et ancré dans les origines de la Révolution, permet d’insister sur
la génération des hommes qui, face à ces transformations apparemment
incessantes, n’ont cessé de démontrer une belle fidélité à leur idéal de
liberté.
« Aux yeux des Français d’autrefois, les rois étaient peut-être la patrie
tout entière ; aujourd’hui ils ne sont plus que des magistrats, que cette
patrie peut confirmer ou rejeter. Ce ne sont pas seulement les hommes
nés pendant les vingt-cinq ans de Révolution, qui ont été élevés dans ces
idées, ce sont tous ceux qui n’avaient pas plus de quinze ou dix-huit ans,
lorsque cette Révolution a commencé : ils forment cependant toute la
partie active de la nation, toute celle qui a moins de quarante-cinq ans ».
En termes générationnels, la France est désormais composée d’une
population acquise aux principaux idéaux de la Révolution et de la
République. Loin d’afficher une quelconque lassitude ou une certaine
résignation qui la pousserait vers une sorte de suivisme versatile, loin de
traduire une volonté de repos ou le désir de laisser à d’autres plus «
capables » le soin de s’occuper de ses affaires, cette population affiche une
belle détermination et une constance tranquille au moment de rappeler aux
gouvernants ses exigences en matière de droits et de prérogatives
républicaines. Elle se sait forte de jeunes trentenaires qui n’ont connu que le
nouveau Régime, de quadragénaires devenus adultes dans l’adversité, de
quinquagénaires, fidèles aux idéaux de 1792 qu’ils ont inventés. Ils
incarnent les forces actives et la mémoire vive de la France,
Le désastre de la bataille du Mont-Saint-Jean, qui deviendra pour
l’Histoire celle de Waterloo, place chacun en face de son destin. En
quelques heures, un monde s’écroule… Chacun voit défiler devant ses yeux
ces cent jours qui viennent de s’écouler avec une rapidité déconcertante, se
demandant ce qu’il va lui en coûter de son adhésion à Napoléon, ou ce qu’il
va engranger de son refus de l’usurpateur. Le Nain jaune – qui en aurait
douté ? – choisit de défendre l’Assemblée législative et la création d’une
commission exécutive en attendant que l’Aiglon, futur Napoléon II,
devienne empereur légitime. Il n’est plus temps ! Certains retournent leurs
gants et portent le regard vers Gand où s’est réfugié Louis XVIII,
s’apprêtant à effectuer leur troisième revirement, en quatorze mois. « Toutes
les girouettes de la capitale sont dans un mouvement perpétuel de rotation
». Dès le début du mois de juillet, le Nain jaune sait ses jours comptés, lui
qui se lamente d’« assister aux funérailles de la France ». Trop d’insolence
devient insupportable aux nouveaux maîtres qui ne sauraient tolérer un
donneur de leçons devenu particulièrement gênant. Le petit rebelle en veste
jaune préfère tirer sa révérence et filer à Bruxelles, afin de rester fidèle à ses
principes et continuer à pouvoir tout dire. Il affirme, dans une dernière
pirouette, l’indéfectible programme de ses idées : combattre les détracteurs
des braves, lutter contre les partisans des « institutions gothiques », abattre
les ennemis des Lumières et des idées libérales, défendre toujours la
Constitution et, bien sûr, débusquer encore et encore les palinodies
honteuses. Le retour du roi, imposé par les étrangers, s’effectue sans réelle
surprise. La Seconde Restauration commence en l’absence du fou du
monarque. Le Nain jaune s’est éclipsé en Belgique, désormais terre d’exil
et de liberté pour les Républicains français des décennies à venir.

Un grand succès éditorial, le Dictionnaire des girouettes

En ce mois de juillet, paraît le Dictionnaire des girouettes, authentique


Who’s Who de la médiocrité civique. Un succès éditorial accompagne cette
sortie, qui connaît, avant même la fin de l’année, deux autres éditions. Un
genre est né qui voit de suite de nombreux autres dictionnaires paraître pour
dénoncer la palinodie constante des élites françaises, toujours prêtes à se
vendre au plus fort, le moment venu.
La prudence est de mise devant cette littérature livrant en pâture, au public
avide, des centaines de noms propres. Tout n’est pas vrai, et doit être
vérifié. Un seul exemple suffit à le prouver : Fouché, pourtant expert en la
matière, n’apparaît pas dans la première mouture ! Dans la seconde, il se
voit affublé de douze « girouettes », comme autant d’étoiles marquant le
degré ou la « qualité » de son girouettisme. Lors de la première édition, il
contrôle encore la police, puis se retrouve en disgrâce lors de la deuxième.
À l’opposé, la présence de l’abbé Grégoire interpelle le lecteur et signifie en
soi une invitation à la critique de la source. S’il est un personnage dont le
comportement et les prises de position nombreuses et répétées protègent du
titre honteux de girouette, c’est bien l’abbé Grégoire. Cette « erreur »
interroge évidemment sur la subjectivité des choix des auteurs, sur leur
volonté d’instrumentaliser les personnes citées, sur leurs motifs profonds,
voire sur les mobiles de ceux qui les financent ou les manipulent eux-
mêmes, sans pour autant disqualifier l’intérêt historique du document.
La Préface du Dictionnaire des girouettes, ainsi que la gravure allégorique
du frontispice, particulièrement réussie, permettent de cerner un peu mieux
cette figure aux contours si vagues. À la fameuse roue de la fortune du
moyen-âge, a succédé, plus prosaïquement, un moulin dont les huit pales
livrées au gré du vent indiquent les différents moments de revirement pour
la génération incriminée. L’espace chronologique oscille entre la réalité
historique, 1793, année du gouvernement révolutionnaire, et l’utopie
politique de Mercier, placée en 2440, signe que le personnage est autant un
acteur historique qu’une figure littéraire naissante, hantant le XIXe siècle
avant même de se projeter dans le XXVe siècle, en passant par le printemps
2017. L’homme représenté, couvert de tous les signes de la notabilité,
affiche par ailleurs l’éventail des couleurs de la politique, le bleu de la
République, le vert de l’Empire, le blanc de la Monarchie. Les rédacteurs de
notices dressent le portrait de contemporains dont les préoccupations «
professionnelles » et les avantages privés que confère la réussite sociale
priment sur toute considération de fidélité. Ce glissement du politique au
social, au fondement même de l’identité de ce type de girouette, ne
constitue pas seulement un artifice de la caricature dont vont pâtir les
libéraux ou les constitutionnels de la Restauration, il devient la claire
intuition que le pays des tourne-veste est bien la France des notables.
L’individualisme apparaît aussitôt comme le facteur déterminant d’une
pratique qui exprime combien, en temps de crise, la dissolution des liens
collectifs crée les conditions de « l’amoralité » des personnes. Les intérêts
privés s’imposent à toute considération d’ordre public. « L’or, les honneurs,
les titres, ont une singulière influence sur notre pauvre espèce humaine. »
Mais qui sont ces girouettes ?
La liste des personnages nommément cités dans la première édition du
Dictionnaire des girouettes s’élève à 780 noms, auxquels viennent s’ajouter
15 institutions ou corps constitués, allant de l’Académie des Jeux floraux de
Toulouse aux bureaux de l’Université de Paris. De façon attendue, c’est du
côté des membres des corps législatifs que l’on trouve le plus grand nombre
de variations d’opinions. On relève 214 mandats issus d’un scrutin avant
1799 ou de la volonté de Napoléon. À la fin de l’Empire, 121 députés sont
passés sans problème, mais avec discours et serments d’allégeance à la clé,
du Corps législatif de Napoléon à la Chambre des députés de Louis XVIII.
À ces représentants, il faut ajouter 12 maires d’arrondissement de Paris, 1
ancien maire de Bordeaux, 1 président de conseil général et le conseil
municipal de la ville de Lyon dans son entier, avec trois « girouettes » pour
chacun de ses membres dans la deuxième édition. À tous ces élus, il faut
associer 106 sénateurs dont l’immense majorité a été indifféremment
nommée par l’Empereur ou le roi, avant d’accéder à la Pairie de France.
L’ensemble des représentants élus, avec plus de 27,54 % des noms cités
dans le Dictionnaire, est en quantité le plus important parmi les girouettes.
Parmi les grands commis de l’État, le premier corps attaqué est l’Armée.
151 officiers supérieurs, maréchaux, généraux, amiraux ou fonctionnaires
de l’Armée (soit 18,15 %) sont épinglés. Le troisième groupe pointé se
compose de hauts fonctionnaires qui « ont prêté serment de fidélité, à
l’Empereur, au Roi », ou « à trois ailes du moulin ». Les auteurs n’hésitent
pas à mener la charge contre des secteurs bien précis de la fonction
publique, écoles de Droit et de Médecine, huissiers du Corps législatif ou
du Sénat, direction générale des ponts-et-chaussées, direction générale des
mines, Cour de cassation. Vient ensuite le monde des savants et plus
particulièrement celui de l’Université (aussi bien les professeurs et les
administrateurs, que les membres de l’Institut et les recteurs). Dans cette
catégorie, 66 personnages sont nommément désignés (8,49 %). Le Grand
Maître de l’Université, Fontanes, devient pour les satiristes, le prototype du
fonctionnaire adulateur, capable de prononcer les discours les plus
dithyrambiques et les plus courtisans en l’honneur des puissants du
moment. La Cour de cassation, à son tour, se voit vertement discréditée. La
Cour des comptes n’est guère mieux traitée. Un des corps les plus attaqués
est le ministère de l’Intérieur, et plus particulièrement, la préfectorale, avec
64 noms (8,23 %). Par exemple, le sieur Bossi, baron d’Empire et préfet du
département de la Manche. « On dirait qu’il fait un bail emphytéotique avec
ses heureux habitants, pour être perpétuellement l’intermédiaire entre eux et
l’autorité régnante. Quoi qu’il advienne, il a toujours un petit discours tout
prêt, auquel il n’a réellement qu’un mot ou deux à changer ».
Reste un dernier groupe, celui des artistes et des hommes de lettres,
groupe assez divers, puisqu’il comprend des représentants de différentes
branches de l’art et des écrivains, poètes, chansonniers, vaudevillistes,
auteurs de livrets, indifféremment classés comme hommes de lettres.
Sûrement a-t-on affaire avec ce groupe, moins prestigieux que les
précédents, à un maillon essentiel pour comprendre la construction de ce
Dictionnaire écrit à plusieurs mains, et qui cache à n’en pas douter des
règlements de compte entre faiseurs et démolisseurs d’opinions
personnelles. Les auteurs du Dictionnaire peuvent s’écrier, non sans
humour, comme à propos du chansonnier Capelle :
« Vivent les chansonniers ! Quand ils changent d’opinion, ils le font
gaiement. Ils n’imitent pas ces magistrats revêtus d’une triste et longue
simarre, qui, à chaque variation politique viennent gravement et
processionnellement jurer fidélité, n’importe à qui, pourvu qu’ils jurent
et qu’on les maintienne, ils sont contents ».

La queue de la girouette. Le petit homme jaune n’est pas mort…

« De la Canaille…Quel est le sens du mot ? – doit-il flétrir la misère en


dépit de la probité, ou l’improbité en dépit de l’opulence ? »
Le coup de génie commercial du Dictionnaire des girouettes inspire les
éditeurs et satiristes de tout poil. Ces derniers ajustent allègrement leur cible
sur leurs contemporains, n’ayant à chercher jamais bien loin pour trouver
matière au brocard politique. À tout seigneur tout honneur ou le retour du
Nain jaune. « Le petit bonhomme vit encore » exulte l’organe républicain.
Hommage est rendu au Dictionnaire des girouettes, consulté « toutes les
fois que je veux savoir ce que je dois penser d’un homme connu que je ne
connais pas », avoue le Nain jaune. La leçon de morale politique se révèle
plus édifiante : « Rentrons dans notre coquille ; cachons notre vie… ne
signons pas même cet article ». Le problème n’est plus celui d’un choix
politique et de son déni. La crise est plus grave : la succession de choix
contradictoires a dénué de toute valeur les différents choix possibles. Prise
dans une sorte de vertige, la masse des Français a perdu la notion de ses
valeurs. Cette dimension est perdue, plongeant le corps des Français dans
l’expectative totale, la contestation larvée, la colère à fleur de peau, et la
décrédibilisation de la politique permanente, lit de tous les populismes à
venir. Observées de cette façon par le Nain jaune, les élites portent une
responsabilité grave dans les dérives « rébellionnaires » des gens simples et
modestes qui ont l’ingénuité de penser que la politique c’est tenir sa parole
et le reprochent à ceux qui ne la respectent pas. Ou lorsque la girouette
préfigure une forme de cynisme idéologique dans le pire des cas, renvoyant
le respect des idées au monde des chimères, et, dans le plus consternant et
fréquent des cas, indique la médiocrité du ninisme politique, ou l’illusion
brillante mais creuse dans les faits du « tout en même temps », provoquant
en retour l’ire des simples gens106..
Progressivement, le ton change. Le Nain jaune tente encore de faire rire.
Néanmoins, l’air de l’exil et le souffle mêlé de la proscription le rendent
plus grave au moment de poursuivre son thème de prédilection : dénoncer
la défection des élites dans la tourmente des changements de régime. La
France est malade d’une maladie qui s’appelle le « chacun pour soi » ou «
l’égoïsme politique ». « Chacun pour soi » se répètent désormais les
citoyens, pris dans une fuite en avant où seule la défense des acquis
personnels doit primer sur le reste. Les ministres et même les chefs de l’État
font de même, laissant en déliquescence le tissu social et politique, comme
sous le Directoire, comme lors de la Première Restauration. Il est vrai qu’à
force d’être menée à hue et à dia, la nation présente le visage d’une société
disloquée, donc hétérogène, versatile, sans autre horizon proposé que la
réussite individuelle.
Le pays est livré à une « simonie » politique, « expression qui caractérise
comme on sait, les manœuvres impies par lesquelles on trafique les choses
sacrées ». On vend son silence, son service. La France n’est pas devenue
versatile parce que inconstante, elle l’est devenue à cause de sa vénalité.
L’axe de réflexion change. À une époque où le discours sur l’abolition de la
traite et de l’esclavage, rétabli en 1802 après avoir été aboli en 1794 par la
République naissante, reprend de plus belle, à l’exemple de ce qui se passe
outre-Manche, le Nain jaune suggère d’abolir la traite mentale qui s’est
emparée des citoyens serviles. Par la référence aux individus vendus ou
achetés, par l’allusion aux clientèles politiques changeant sous la loi de
l’offre et de la demande, les journalistes ne font-ils pas allusion à la pensée
libérale qui commence à souffler de façon dominante en ces années, sous
l’influence de Royer-Collard et bientôt de Cousin et Maine de Biran,
brocardés à leur tour pour leur opportunisme sous le sérieux de leur
magistère ? Toute une génération d’hommes jeunes entrant en politique
prône la supériorité de la règle du marché sur d’autres formes de principes
politiques, au risque de provoquer l’instabilité chronique du XIXe siècle avec
ses révolutions à répétition.

Puis vinrent les cumulards…

Le mauvais pli des élites françaises est donné. Le XIXe siècle en fournit la
preuve répétée. En 1821, paraît un autre Almanach, celui-là consacré aux «
cumulards », figure politique née précisément à ce moment-là. En cette
période de relative stabilité, durant le règne de Louis XVIII vieillissant, il
n’est même plus question de politique, mais de salaires et d’occupation des
places. La devise des personnes qui cumulent les places ne saurait être plus
explicite : « Vive qui m’engraisse ». En soi, le cumulard est l’ultime avatar
de la girouette. La bassesse du personnage ne s’exprime plus dans le
changement peureux des opinions affichées mais dans le mépris politique
dans lequel il tient le régime qui le nourrit et la rapacité qui est la sienne au
moment de s’enrichir sur les impôts des contribuables, additionnant les
fonctions lucratives. Logiquement, les hauts fonctionnaires font encore les
frais de ces attaques qui visent à démasquer dans la haute administration les
rentiers de tous les régimes, avec leurs salaires disproportionnés à leur
fonction. Le cumulard ne fait pas qu’entasser « horizontalement », à son
niveau. Il représente aussi, si la métaphore est permise, le produit d’un «
empilage vertical », le gène du cumul se transmettant manifestement de
père en fils, et pouvant même affecter toute une lignée, telle cette famille
des Pasquier, magistrats de père en fils depuis l’Ancien Régime et toujours
présents parmi la bonne société parisienne. Encore quelques années et le
revirement soudain, en 1830, de bon nombre de personnes brocardées dans
l’Almanach des cumulards, ou de leurs émules, confirme la vitalité de cette
figure exaspérante et prégnante dans la vie politique française, phénix
renaissant de ses cendres lors de chaque révolution : la girouette.

1830, et l’Histoire recommence ses bégaiements,


avec le Canard royal, le premier d’une lignée déchaînée

En 1833, virulent, cinglant, mais plus désespérément sincère, en un mot


plus révolté, apparaît Le Canard Royal, volatile déchaîné, en guerre contre
toutes les compromissions repoussantes, nées de cette « Révolution du statu
quo » en 1830, qui a livré le peuple, « pieds et mains liés, aux intrigants qui,
jusqu’alors, l’avaient exploité ». Journal résolument républicain, sa
première page commence par rappeler la répression sanglante que les
ouvriers de Lyon ont dû subir et les formes d’oppression dont pâtissent les «
travailleurs de la France », sous la cupidité des maîtres. Au sommet de
l’État, un responsable de cette situation est désigné, c’est le roi
constitutionnel. Comment faire confiance à un homme qui prétend mettre
en avant sa fidélité à garder ses serments, lui qui en a prêté « à la
Convention, à Louis XVIII, à la Charte de 1830… et enfin à Madame son
épouse » ? Au sein de la gauche radicale et républicaine des années 1830,
retrouvant ses racines dans les années 1793-1794, érigées en moment
glorieux de la Révolution, la fidélité à un idéal et le refus absolu du
compromis, continuent de ses contruire en valeurs cardinales. Il n’y a plus
de place pour le rire, même jaune, lorsque « les Soult, les Guizot, les Thiers,
les Barthe et les d’Argout, sont les ministres du Roi, tandis que les hommes
de cœur et de probité politique garnissent journellement les bancs de la
Cour d’assises ou pourrissent dans les cachots délétères du Mont Saint-
Michel ».
À quoi donc ont servi toutes ces journées sanglantes, ces centaines de
milliers de morts des guerres de la Révolution et de l’Empire, se demande
le journal Le Canard royal ? À quoi donc, puisque les mêmes dynasties
familiales de fonctionnaires, de magistrats, de préfets, d’inspecteurs
généraux, de directeurs de division au ministère, de représentants
corrompus, se trouvent toujours au sommet de la hiérarchie ? Pour Le
Pilori, un autre journal satirique, c’est la continuité, terriblement
handicapante, des élites judiciaires, législatives et exécutives, de 1789 à
1834, qui porte en elle la corruption imprimée dans la trame de tous les
processus de régénération, plombés dès leur origine, à cause « des traîtres,
des apostats, des hommes vendus ». La bonne presse doit les démasquer, «
car la vie politique et la moralité des fonctionnaires publics appartiennent
toutes entières au peuple qui les paye : dès lors, il a le droit d’intervenir et
de connaître leurs actes ».
L’exemple du maréchal Soult semble assez édifiant pour éclairer la
lanterne du lecteur, ancien ou contemporain. Fils d’un pauvre notaire du
Tarn, il ne correspond pas vraiment au modèle de la reproduction sociale de
l’Ancien au Nouveau Régime. Pourtant sa carrière depuis 1789 suffit en soi
pour le placer en tête des hommes mis au pilori par le Canard. Il est
membre d’un Club « exalté » en 1791, défendant une liberté d’expression
qu’il réprimera plus tard par sa circulaire du 27 mars 1832 prohibant les
associations. Son parcours militaire sous l’Empire est rappelé, ainsi que ses
déclarations aux soldats. Croulant sous les faveurs du prince, spoliant sans
vergogne les richesses espagnoles, il n’hésite pas à faire allégeance au duc
d’Angoulême, en 1814, dès que le vent tourne. Homme fort de la Première
Restauration, il propose l’érection d’un monument dédié aux victimes de
Quiberon, avant d’être nommé ministre de la Guerre en décembre 1814.
Durant la remontée de Napoléon vers Paris, il multiplie les déclarations,
mais se « glisse aux Tuileries, le 25 mars, pour se prosterner devant
l’Empereur ». Nommé major-général, il évoque, le 1er juin, pour justifier
son ralliement aux Bourbons, les « engagements que la violence » lui avait
arrachés et, le lendemain, il se voit décerner le titre de pair de France.
Quelques semaines plus tard, il proteste de son indéfectible attachement à la
couronne de Louis XVIII. Il doit tout de même s’éloigner un temps de
Paris. À ce moment, précise la notice, un exil aurait suffi à laver ses fautes
précédentes. Las ! L’ambition est la plus forte. Il tente de faire amende
honorable, puis revient au royaume pour recevoir le bâton de maréchal en
1820, en attendant d’être inscrit sur la liste civile à hauteur de 200 000
francs. Il n’oublie pas de placer son fils et son gendre. Il est reçu à la
Chambre des pairs en 1827, avant d’en être rejeté en 1830, et de se
retrouver… ministre, après la révolution de Juillet !
De quelle politique se nourrit ce transformisme permanent, si ce n’est
celle d’un centre radical et d’autant plus revendiqué qu’il permet aux élites
de se mouvoir, entre centre droit et centre gauche, selon leur gré ou la
météo des régimes qui se succèdent au XIXe siècle, rejouant entre 1815 et
1875, les dix ans de la Révolution, entre monarchie constitutionnelle,
République et Empire ? Ces trois régimes trouvent chaque fois leurs
serviteurs prêts à défendre leurs intérêts et construisent, dans l’ombre des
théories radicales, leur politique du centre, main de fer de l’exécutif dans le
gant de velours de la modération.

Pas de girouettisme institué sans montée du populisme,


c’est la règle de base de la politique

En 1823, paraît un pamphlet d’une grande modernité, composé des


questions que se pose un nouvel élu breton : « Irai-je à droite ?… Irai-je à
gauche ?… » Très vite, il apparaît à la lecture que l’auteur s’exprime à
partir d’un espace qui est celui de la droite ultra-catholique, provinciale,
bretonne, et ouvertement contre-révolutionnaire. Le député néophyte, « qui
n’a pas cherché les suffrages de ses concitoyens » par des moyens indignes
de son honneur et de son patriotisme, reçoit les conseils d’un « vieux
patriote » du cru et néanmoins résolument conservateur, au moment de
partir vers la moderne Babylone de la politique, lieu de toutes les
applications « détestables des leçons de Machiavel ».
Il faut décrotter le jeune élu et lui ouvrir les yeux sur la ville de perdition
qu’est la capitale, cité dépourvue de tout principe. De façon révélatrice, le «
girouettisme » se voit taxé de parisianisme. Le vieux thème de la corruption
urbaine revêt dans ce cas une nouvelle interprétation. La ville – et plus
encore la capitale – abîme tout, détruit toutes les valeurs de droiture, parce
qu’elle est le lieu de toutes les tentations, des carrières faciles, pourvu que
l’honneur soit mis sous le boisseau, parce qu’elle est fondamentalement le
berceau des « jacobites », et résolument cosmopolite. Le jeune député se
voit donc prévenu : il ne lui faut en aucun cas emboîter le pas de ces «
députés pédaires » (sic), qui marchent aussi bien d’un côté que d’un autre. Il
doit plutôt choisir une place et n’en plus bouger, afin de prouver sa « foi de
Breton ». La leçon politique professée par le vieil homme repose sur deux
séries de conseils. Dans un premier temps, il s’agit de repousser sans faiblir
la Révolution et les révolutionnaires, auxquels on doit livrer « une guerre à
outrance ». Le Breton n’a pu oublier « les noms de nombreux avocats,
conventionnels, proconsuls et régicides, devenus depuis comtes, ducs et
princes de l’Empire ». Dans un second temps, le projet politique vise à la
restauration des anciennes lois, « les capitulaires de Charlemagne, les
établissements de Saint-Louis, […] très loin des systèmes, et plus loin
encore des paradoxes coupables ou ridicules des novateurs présomptueux et
bien souvent criminels ».
Tout un voile d’une société française exaspérée par le tourniquet de ces
élites est soulevé. L’homme âgé dresse un catalogue appelé à un bien long
avenir dans l’histoire de cette extrême droite populaire et populiste, à son
tour enragée contre la versatilité des élites. Cette idéologie radicale de
droite en gestation, que l’on ne peut comprendre que parallèlement au
cheminement de l’extrême centre, fonde l’une de ses justifications sur la
dénonciation des girouettes et des pourris, les rangeant tous dans le même
opprobre. Elle pointe les liens entre les politiciens et l’argent, ayant créé
leur système opaque, impénétrable, la bureaucratie parisienne. Cette
conception ultradroitière remet en cause la légitimité de l’exercice
parlementaire au nom des intérêts bafoués du pays réel. L’État-Léviathan
dans sa forme administrativo-jacobine, héritage de l’ancienne monarchie
absolue, déjà l’ennemi de la Bretagne tout au long du XVIIIe siècle, est
attaqué, comme figure spoliatrice des biens des « petites gens honnêtes »,
n’ayant pour tout bien que leur probité. L’antique Celte, fidèle à ses « très
dignes aïeux », prenant bien soin de ne pas être confondu avec « les Gaulois
», commence par discréditer la forme même de la vie de l’Assemblée, la
joute oratoire et ses discours contradictoires. Il ne supporte pas ces jeux «
dialectiques » où les beaux parleurs multiplient les citations, parfois en
latin, au cours d’interminables monologues, faisant semblant de tempêter
pour terminer ami-ami avec les avocats de la partie adverse. Foin de paroles
et de débats oiseux, « des faits, des faits, et ton irrésolution cessera ».
Le second aspect de la démonstration repose sur la perversion de la
représentation législative. Les députés s’arrangent entre eux, font ce qu’ils
veulent et contournent les mandats une fois élus. Non seulement ces
hommes sans foi ni loi trompent le pays, mais ils le parasitent et
s’enrichissent sur le dos du contribuable, thème devenu porteur depuis que
les députés gagnent – « comment dire ? », se demande le Breton opiniâtre –
« des gages ? Des traitements ? Des appointements ? Des émoluments ? Des
honoraires ? Des salaires ?… » Voilà bien le fond de toute cette histoire. En
fait, la politique, le débat, les partis n’ont intrinsèquement pas de sens ; ce
qui intéresse fondamentalement la clique à Paris, « c’est le veau d’or, le
magot qu’ils peuvent se partager ». Heureusement, rappelle le vieil homme,
une récente loi vient de mettre un peu d’ordre dans une telle corruption. La
représentation ne sera plus rétribuée comme sous la République et le
Consulat, afin de « prouver que l’intérêt privé le cédera toujours à l’intérêt
public ».
Ce n’est pas tout. Les députés sont encore responsables des deniers
publics et, à ce titre, ils doivent se montrer particulièrement vigilants au
moment de voter le budget. Il faut donc réduire les salaires de tous les
fonctionnaires, seulement intéressés par leur fin de mois et peu soucieux de
servir leur prince. Ainsi les premiers présidents, les procureurs généraux,
les préfets « surtout », doivent voir leurs émoluments à la baisse. Il manque
un dernier accessoire à la panoplie des idées du proto-poujadiste et
rébellionnaire breton, se rattachant en même temps à l’ancienne
contestation contre l’absolutisme, ici opportunément oublié : la critique de
l’administration. Celle-ci arrive en fin de démonstration à propos de la loi
municipale ou communale. Que l’État soit mené en fonction « des griefs de
ses administrés et non des caprices des administrateurs » ; que la loi ne soit
surtout pas confiée à un de ces agents républicains ou impériaux, mais à des
hommes de bon sens, qui sauraient s’inspirer « des règlements et des statuts
particuliers à certaines provinces, à plusieurs villes, de la France non encore
révolutionnée ». On ne saurait être plus clair dans la critique de « l’État
jacobin », prétendant à l’uniformisation de la loi, égale pour chacun, alors
que tous les particularismes locaux, fondés sur la tradition et les privilèges
acquis, offrent « une tout autre mine à exploiter ». Haro donc sur les «
bureaucrates » et « leur code mesquin, difforme et vicieux » ; haro sur « la
bureaucratie », machine anonyme, tentaculaire, sans âme, sans conscience.
La charge est brutale. Elle possède au moins le mérite de présenter un des
substrats idéologiques d’une droite radicale pour les deux siècles à venir, et
toujours d’une actualité étonnante.
Cette droite recomposée dans l’épreuve de la Révolution refuse la
modernité démocratique. Pour ces hommes, la vie politique ne se construit
pas sur la recherche du compromis nécessaire à tout parlementarisme
respectant la pluralité des avis et les avis de la minorité. Pour cette frange
active et radicale de la population, la politique doit exprimer la loi du plus
fort. Cette pensée se construit sur l’obsession d’une volonté d’une adhésion
sans faille à la foi jurée, dans la haine irrémissible du traître.
La radicalité réactionnaire est aussi née de cette forme moins visible
qu’est l’extrême centre, entre 1795 et 1825, à l’origine d’une colère faite de
ressentiments sur les franges de la société, créant la révolte larvée d’une
droite contestataire. Cette faction renaît à son tour, comme le radicalisme du
centre, de façon différente mais ô combien ressemblante de génération en
génération, sur le devant de la scène française, jamais absente, du Breton de
la Restauration jusqu’à la famille bretonne du début du XXIe siècle… « Irai-
je à droite ?… Irai-je à gauche ?… », se demande le nouveau député breton,
posant ainsi la problématique d’un programme qui croît sur le terreau de la
dénonciation des girouettes, ces pourris de la politique, et qui, moins d’un
siècle plus tard, aura trouvé sa place extrême dans l’échiquier de la
Troisième République : ni à gauche ni à droite, dans la droite
révolutionnaire démasquée par Zeev Sternhell, et toujours active107..

La réponse du centre, et la réinvention de la modération

Il est aisé d’imaginer que le parti des honnêtes gens ne va pas se laisser
ainsi brocarder indéfiniment sans répondre, vilipendé par la gauche radicale
et ses canards, hué par l’extrême droite et ses volatiles bretons. L’arme des
plumes centristes se met en ordre, autour du Censeur des girouettes, plaçant
sa contre-batterie d’arguments et inventant ses héros à son tour. Le cas du
maréchal Jourdan, qui a accepté de servir Napoléon puis Louis XVIII, en
l’espace de quelques semaines, est construit en référence.
« Au milieu des hommes dévoués de son parti, il [Napoléon] s’empressa
de mêler une foule de gens de mérite. Il n’ignorait pas qu’une portion
d’entre eux l’avait abandonné ; mais il avait besoin d’eux… C’est ainsi
que le maréchal Jourdan fut appelé à la pairie. Il accepta ; il fit bien : un
refus l’eût compromis et n’eût point servi la chose publique. En
s’opposant aux mesures violentes des têtes exaltées, les honnêtes gens
des deux Chambres sauvèrent la France et la capitale ».
Une interprétation politique rationnelle vient remplacer le soupçon de
légèreté civique. Le sens du devoir les inspirant, nombreux furent ceux qui,
uniquement soucieux du service public, avaient décidé de mettre leur
personne au service de tous, sauvant la France une nouvelle fois de
l’exagération politique et du spectre de la Révolution. Plus qu’une légitime
défense, c’est encore, vingt ans après le moment thermidorien, le
programme des honnêtes gens qui se profile. Eux aussi ont leurs héros, ceux
qui ont su rester stoïques dans la tempête. « Que serions-nous devenus
alors, si les généraux, ministres et administrateurs depuis vingt-cinq ans,
eussent abandonné tout à coup, les uns leurs grades, les autres leurs
emplois, ou si le roi les avait généralement repoussés ? Quel noyau contre
l’autorité souveraine ! » Non seulement le soupçon de versatilité est battu
en brèche, mais la constance et la permanence de la res publica, incarnée
par ces hommes demeurés au timon de l’État, ont fondé la continuité de la
fonction publique.
Le temps se métamorphosant en Histoire devient, pour tout un personnel
politique, un facteur de légitimation. Avec le temps qui passe, chacun
trouve les raisons a posteriori et s’en persuade, comme un baume sur la
conscience. Chacun se raconte son histoire et arrange son passé, lorsque la
mémoire remplace l’histoire. Le temps est de l’intelligence qui passe et,
privilège humain, il impose l’adaptation permanente à ceux qui, loin de
subir seulement ses outrages, l’apprivoisent et le domptent. Finalement le
pays doit leur savoir gré d’avoir servi la France. Ainsi Talleyrand en
personne, présenté comme un homme de génie, profond, lumineux, initié
depuis plusieurs années aux divers cabinets de l’Europe, rompu aux formes
de la politique depuis sa députation de 1789 jusqu’à la rédaction des traités
de Tilsitt et de Presbourg, a servi « honorablement son pays, sous les divers
gouvernements auxquels le soumit notre Révolution ». L’auteur défie son
lecteur de lui trouver « un plus fidèle serviteur de son prince ».
Par touches successives, le message politique instillé s’impose. Là où les
extrémistes de la politique, ultras ou jacobins, se révèlent prêts à faire don
de leur vie, mais surtout prompts à sacrifier leurs adversaires, au risque
permanent de provoquer la guerre civile, les « proto-opportunistes »
déclarent avec non moins de force la dignité de leur position et leur désir de
vivre ou, tout simplement, de pouvoir dire tel Sieyès : « J’ai vécu ». De
façon permanente, ils s’affairent à la recherche d’une concorde sociale. Ils
réconcilient la France, c’est-à-dire qu’ils s’activent pour la défense bien
comprise de l’intérêt des possédants, lesquels, toujours soucieux qu’ils sont
d’éviter de grands remous, se maintiennent au centre de l’échiquier
politique et, par conséquent, ne changent fondamentalement pas d’opinion,
mais s’adaptent aux vicissitudes de l’histoire, et surtout des marchés et des
impératifs du libéralisme déjà mondialisé, avec un premier empire colonial
finissant et un second empire déjà en gestation. Il ne faut donc point se
retrouver la dupe de tous les contempteurs de la moralité, ceux qui
critiquent mais ne font rien, ceux qui ont beau jeu de se draper dans leurs
habits vertueux, du moment qu’ils ne se confrontent pas au réel et ne
mettent pas les mains à la pâte ou dans le cambouis, selon les époques. Il
convient de réapprendre la modération, après un tel déferlement de
passions, de violences et d’expressions outrancières de la vie politique…
Vaste programme, pour le ninisme et le « tout-en-même-temps », se mettant
en marche, avec ses héros du quotidien, déjà en 1815.
Ainsi, le Censeur ne défend spontanément ni la classe politique, ni les
citoyens, ni les électeurs, mais davantage les membres de la société civile,
les avocats, les journalistes, ceux qui doivent faire commerce de leur voix
ou de leur plume pour vivre, ou bien les techniciens, apolitiques comme
chacun le sait, tels les ingénieurs des mines, des eaux-et-forêts, dont les
compétences doivent être détachées des contingences idéologiques, ou
encore les membres de la Garde nationale dont la fonction est d’assurer la
police, la sécurité, la tranquillité, l’ordre public. En résumé, sont défendus
tous ceux dont le statut professionnel et l’activité publique en font
naturellement, une sorte d’élite conservatrice des intérêts propres à chacun,
une forme d’aristocratie politique, entrevue en 1791, esquissée sous le
Directoire, confirmée depuis le Consulat et consolidée sous la Restauration.
Place nette est donc faite pour le seul projet susceptible d’être viable,
conformément à l’esprit de réconciliation : la modération, voire la
neutralisation des débats, et enfin la neutralité de toute réflexion. Les grands
thèmes constitutifs de la modération se trouvent énoncés : pureté des
intentions, mélange hétéroclite mais créatif de personnes, établissement
d’un pouvoir équilibré entre législatif et exécutif comme horizon politique
jamais oublié, du moins dans la forme, respect des libertés individuelles et
collectives, refus de concevoir la question des droits autrement que sous
l’aspect de l’égalité devant la loi, n’impliquant nullement, d’ailleurs, un
quelconque devoir de protection sociale envers les plus défavorisés, et
surtout des discours très vagues, modérés, généreux dans leurs principes,
toujours bienveillants et prompts à l’apitoiement sur la misère sans être
suivis de faits, le tout dans un contrôle policier de la société toujours plus
contraignant.
Forts de ce programme, les « Modérés » ont conquis leur place au bout de
tant d’épreuves, après 1815. Éloignés du fracas des batailles, ils ont mené
leur guerre, résolument ancrés dans le monde des vivants. Éclairante, la
notice qui leur est consacrée dans le Censeur des girouettes permet de
mieux saisir les arguments de ces hommes qui côtoient les héros disparus,
transformant leur prudence « génétique » en preuve de bravoure et de
constance que le « vulgum pecus » ne peut saisir. « Honneur à ces hommes
sages qui, pendant les tourmentes révolutionnaires, ont le courage de porter
des paroles de paix ; […] Le modéré est l’homme vraiment sage ». La
trame est fixée. Le sort de la France dépend de ces personnages de bonne
compagnie. Policés, éclairés, cultivés, tempérants, tolérants, compréhensifs,
prudents, fermes mais généreux, épris de liberté et ennemis de la licence,
toujours opposés à la violence de la rue, mais point à celle du système
économique qui broie les vies et fracasse les existences comme le
démontrent la Révolution industrielle et la paupérisation en marche en ce
début de XIXe siècle.
Honneur donc aux modérés du centre politique ! Ils sont montés à l’assaut
de la redoute des exaltés ; ils ont démantelé leur bastion. Ils ont dénoncé le
populisme aventurier de l’Usurpateur après en avoir reçu tous les subsides
possibles. Ils ne veulent plus rien entendre de la République qui les a
régalés de biens nationaux Hélas ! Il faut se rendre à l’évidence ! Rien ne
ressemble davantage à un « modéré », responsable dans ses choix, qu’un
couard, opportuniste dans ses options. Rien n’est plus difficile à différencier
d’un soi-disant « modéré », cynique et calculateur qu’un « modéré », lucide
et courageux. Comment distinguer ce qui est sagesse prudente chez l’un et
prudence avisée chez l’autre, les deux ne pouvant jamais effacer l’image de
girouette que leur comportement leur a collée ?
Il faut reconquérir de la dignité politique et ne pas laisser l’opinion croire
que les modérés seraient des faibles intellectuellement et des indécis
politiquement. Le juste milieu du centre politique doit trouver la parade des
critiques qui lui sont adressées et n’échappe pas aux formes déjà affirmées
du proto-marketing politique. Pamphlets, dictionnaires, caricatures sont
aussi mobilisés. La bataille des images fait rage. Il faut travestir les
médiocres de l’épopée du raisonnable en écrivant leur légende, fût-elle celle
du bon sens, érigé en valeur cardinale, en faisant de la conquête de la
fortune le nouvel eldorado, le centre du monde ! Pourtant, la « modération »
peut-elle se substituer à un programme qui se prévaut de mots d’ordre
clairement identifiables à droite ou à gauche ? Peut-il exister pour la «
modération » une spécificité autre que celle d’être toujours en retrait et en
léger décalage temporel par rapport à la mise en avant d’une théorie
militante ? Quelle sorte de planche de salut éthique peut revendiquer un «
mouvement » en gestation, qui tente d’offrir aux élites déboussolées, ayant
perdu tout crédit par suite de leurs revirements successifs, la possibilité de
retrouver le sens d’une marche en avant, les réinstallant à l’abri de tout
soupçon de concussion et de connivence permanentes ? Dès le mois de mai
1814, deux essais, d’une actualité confondante deux cents ans après leur
publication, tentent de répondre à ces questions.
Le premier titre nous rapporte qu’il était une fois une caravane en marche
(sic !) qui s’était perdue dans le désert. Ses membres décidèrent de se
séparer, mais après leur errance, ils se rejoignirent sans avoir toutefois
retrouvé leur route. C’est alors qu’apparut un vieillard dont le nom était «
Bon Sens ». S’adressant à tous, il leur intima l’ordre de ne point retourner
sur leurs pas, car la nature ne rétrograde jamais. Ceux qui choisissaient de
cheminer vers la droite furent mis en garde contre l’ensevelissement dans
les sables. Ceux qui voulaient s’orienter vers la gauche furent informés du
danger de tomber entre les mains des Arabes (resic !). Et le sage conclut : «
Ce n’est ni à droite ni à gauche, moins encore en arrière qu’il faut vous
diriger, devant vous est le chemin qui conduit à la ville Sainte ». Inch Allah,
dirent les adorateurs du prophète. « Si Jupiter le veut », oserait-on traduire
aujourd’hui.
Regnault de Warin, penseur de la « modération » ?

Il revient, cependant, à un autre auteur, Regnault de Warin, d’avoir


formulé les intuitions et les remarques les plus fines dans deux parutions
aux titres évocateurs, Pour ou contre ou Embrassons-nous et Cinq mois de
l’Histoire de France ou la Fin de la vie politique de Napoléon.
Les premières lignes de Pour ou contre… déplacent toute la
problématique du girouettisme. Chaque individu posséderait en lui-même
un principe endogène de bipolarité, oscillant selon les circonstances, entre,
d’une part, sa volonté d’affirmer une liberté indépendante, née d’un
sentiment de puissance et d’énergie personnelle, et, d’autre part, un désir de
se soumettre à une autorité constituée, aboutissement d’un calcul prudent et
d’un intérêt bien compris. « Le mouvement naturel qui agite l’homme
social et le ballotte entre l’indépendance et l’autorité, […], se fait sentir
avec plus ou moins d’intensité, à travers le mécanisme social, qu’elle ne
dérange que pour le régler… ».
Une fois ce constat dressé, l’auteur décrit le mode de fonctionnement
d’une société, sans cesse en équilibre tendu, à cause d’une lutte sourde et
permanente entre ceux « à qui la coutume de commander en a acquis le
droit, et ceux qui voudraient prendre l’habitude de ne pas obéir », la France
offrant un exemple parfait de ces deux dimensions, l’amour du chef
alternant ou se construisant en même temps que l’anarchie de la foule. Une
alchimie complexe résulte de ces situations, où les dominants minoritaires
emploient, tour à tour, force et adresse pour conserver leur pouvoir. Quant
aux dominés majoritaires, ils « opposent la souplesse de la fraude » ou leur
mauvaise humeur impatiente, dans leur volonté de conquérir la puissance,
jusqu’à ce que l’un des deux poids de la balance sociale s’appesantisse et
provoque un phénomène de radicalisation, traduit en termes politiques par
une révolution ou une réaction. Alors il n’est plus question de
l’ambivalence de la nature de chacun ; la machine déréglée par l’absence de
contrepoids politique, se détraque violemment. C’est la guerre « des
ressorts ». « L’indépendance insurgée » exige « l’égalité des droits », tandis
que les « possesseurs exclusifs » désirent la pleine jouissance de leur «
despotisme ». La guerre des indépendants contre les puissants fait rage et
dégénère en lutte civile, dans un face-à-face de l’anarchie et du despotisme.
« Dans cette agonie du corps social, l’État touche à sa dissolution ! » À ce
moment clé de l’histoire, deux solutions apparaissent, entre l’homme du
mauvais centre et l’homme du bon centre. Mais qui est qui, et comment les
distinguer ?
Napoléon est le génie néfaste du centre radical selon l’auteur, personnage
capable de trouver, « dans les mœurs de ceux qu’il gouverne, des éléments
disposés pour ses combinaisons ». Le petit Ajaccien est devenu l’empereur
de la « combinaison », (sic). Il n’y a pas là de quoi sourire. Regnault
souligne avec une remarquable clarté un des modes de fonctionnement du
système inventé après 1799 : la voie est libre pour que « la plus forte
intensité du despotisme d’un seul assure à presque tous la plus grande
somme de jouissances ». C’est la société française qui dessine le contour du
personnage multiforme qu’elle se donne pour chef et non le général qui
forge les Français à son image. Le subterfuge ou la paresse du récit
historique font du grand homme le faiseur de nation lorsqu’il n’est que la
caisse de résonance d’une société projetant son destin dans son enveloppe
corporelle. Bonaparte et ses avatars futurs, plus ou moins héroïques, sont
des formes creuses, réceptacles de toutes les attentes intéressées d’une
société soucieuse à la fois d’égalité juridique et de jouissances matérielles,
dans une sécurité absolue. Bonaparte et ses suiveurs ne sont personne, ou
plutôt ils sont tout et tous à la fois, en même temps. Ils doivent remplir la
fonction de leurs vrais maîtres, les financiers, les banquiers, les grands
patrons, ceux qui, dans la coulisse, les font se mouvoir comme l’on fait
avec une marionnette, jusqu’à ce qu’elle prenne un peu trop d’autonomie.
Napoléon, n’en faisant qu’à sa tête martiale à partir de 1812, fut lâché par
les élites, incapable désormais de fédérer l’adhésion autour de sa figure,
ayant perdu son charisme de départ et mettant en danger par son
amateurisme guerrier les intérêts des possédants.
Napoléon fut un temps l’homme idoine de ces pouvoirs placés en retrait,
ceux des banquiers qui avaient financé son coup d’État et entendaient être
récompensés en retour, par une plus-value, qui fut au-delà de leur espérance
au moins jusqu’à la désastreuse campagne de Russie. Soutenu dans l’ombre
par le monde de la finance, Bonaparte construit un système politique où
tous doivent se retrouver autour de lui, vers un Centre absolu108.. Bonaparte
crée une paix civile, mais c’est une paix de fer qui rallie en une absolution
martiale tous les opposants de la veille, légitimant le transfuge, pourvu qu’il
fasse acte d’allégeance à sa personne. Toute tension bipolaire qui devrait
animer le débat parlementaire est freinée, réduite à l’immobilisme, et
finalement niée, jusqu’à la brutale diminution des représentants récalcitrants
en 1802, trois ans après l’arrivée au pouvoir de l’homme jeune. « C’est par
ce mécanisme que se meuvent les empires d’Asie », remarque Regnault.
La dissection du « corps » napoléonien met en lumière ce en quoi il diffère
du système suggéré par Louis XVIII, lui aussi proposant de finir la
Révolution par la constitution d’un Centre, mais acceptable cette fois-ci. Le
ralliement au roi ne résulte pas d’une combinaison où la fusion des
extrêmes se réalise dans l’assouvissement d’intérêts personnels, mais dans
l’ordonnancement d’un juste milieu résultant d’une rencontre de toutes les
modérations. Là où, selon l’auteur, Napoléon combine un Centre absolu,
réunion de tous les transfuges, Louis XVIII invente un Centre modéré,
union de toutes les honnêtes gens de bonne foi. Le Roi propose « une
monarchie tempérée […] Un tel état de choses, qu’on peut appeler médiatif
[sic], plaçant toutes les institutions et tous les individus dans un milieu où
les désirs sont excités, sans jamais être assouvis, doit paraître solide et
devenir permanent ».
Regnault propose « une monarchie médiative », seul régime capable de
sortir la société française de sa pathologie de violence et de démoralisation
politiques par affrontement duel ou corruption médiane. Ce serait certes un
régime gouvernant au centre, mais, au moment d’imaginer ce qu’il pourrait
être, l’auteur utilise des expressions riches d’une forte potentialité
fédératrice d’énergies. Ainsi, « indépendance de tous partis », « aveu
sincère de torts réciproques », « concessions alternatives », « transactions
honorables », viennent ponctuer la démonstration et indiquer le chemin à
prendre. L’auteur utilise même le terme de « réconciliation », sésame de
toutes les marches à venir dans le droit chemin de la République en route.
Afin de parvenir à la construction de la politique nouvelle, il convient, selon
Regnault, de dépasser la dangereuse dichotomie droite/gauche, directement
héritée de la Révolution, en réunissant dans la même force politique les
deux entités, hier adverses. « La liberté et l’ordre, tels sont en effet les
principes des deux partis de la Révolution ». Il faut raccommoder les idées
anciennes et les intérêts nouveaux par la constitution d’un tiers-parti du
Centre. D’ailleurs, cette formation qui rend caduque toute confrontation
binaire existe :
« [Elle] se compose d’hommes que l’extrême liberté n’a point enivrés,
que l’ordre extrême n’a pu embrouiller, qui furent accessibles aux
lumières philosophiques du siècle, mais qui n’ont point rejeté la raison
expérimentale des âges précédents… […] Oui, c’est la modération qui
terminera la Révolution ».
Les hommes de ce parti doivent, par leur attitude « médiative » et leurs «
intentions conciliantes », fixer la politique de la France au centre par le
moyen de la conquête de l’opinion, exprimée dans le « consentement
universel », « coordonner la démocratie des passions au despotisme de la loi
». Quelques semaines plus tard, Regnault revient sur la scène politico-
littéraire avec la publication d’un second essai. Depuis, le combat s’est
durci et la Seconde Restauration montre un autre visage, blafard celui-là. La
répression et la Terreur blanche ont débuté leur violence vengeresse.
Regnault poursuit pourtant sa réflexion sur la régénération de la France par
le centre. Il propose à nouveau ses deux idées précédentes : renouer une
opinion saine, déjà silencieuse, avec un parti qu’il nomme « mixte », cette
fois-ci. L’auteur pose l’autre question qui lui apparaît bien mieux
maintenant, cruciale dans sa dimension concrète : le parti mixte, se
présentant comme la seule alternative possible, peut-il triompher sans la
modération politique et celle-ci peut-elle se manifester elle-même sans le «
concours d’une force matérielle qui établisse son pouvoir et le fasse
respecter ». Régnault pose LA question encore à l’ordre du jour en ce début
de XXIe siècle : quel rapport peut-il exister entre modération affichée dans le
discours et dureté assumée du pouvoir exécutif ?
La réponse est moderne et archaïque à la fois, mais éclaire encore le
séisme politique que la France a vécu durant le printemps 2017 et la
politique qui en est résultée. Le parti des révolutionnaires, pour Regnault,
range sous sa bannière des hommes énergiques, d’honnêtes philanthropes,
mais aussi des calculateurs froids et bassement intéressés. Non moins
pertinente est la description de l’autre parti, rassemblant, comme il se doit,
des contre-révolutionnaires, en minorité toutefois, car la majorité appartient
aux « anti-révolutionnaires »109., les mécontents de la Révolution. Ces
derniers, les plus intéressants ici, ont sauvé la France, par leur formidable
inertie qui constitue en soi une modération dans les actes, véritable
régulateur par son immobilité de la fièvre politique, une droite en gestation
de toute évidence. Regnault perçoit clairement, au-delà de la tourmente et
de la débauche d’énergie qui se produit aux pôles extrêmes de l’échiquier
politique, la formidable stabilité d’une immensité de Français, restés durant
toutes ces années, calmes, attentifs, mais jamais dupes de telle ou telle
dérive selon lui. Comme le ferait un politologue moderne, l’auteur discerne
cette opinion qui reste à conquérir. « Il ne faut pas oublier que cette classe
essentiellement passive offre à l’adresse des partis ou à la voracité des
factions, comme un réservoir d’auxiliaires, dans lequel les uns et les autres
viennent puiser selon l’occasion ou la nécessité. […] C’est par lui qu’ils
entraînent l’opinion et décident les suffrages ».
Pourtant, cette opinion flottante, déjà repérée depuis le Directoire, doit
devenir l’électorat naturel de la troisième force soutenue sous le nom de «
parti mixte », composé de « praticiens politiques ». Regnault défend
jusqu’à la dernière page de son livre cette voie médiane, symbole de paix
civile, seule « transaction honorable » entre les deux France, réunissant les
meilleurs citoyens, sûrement pas ceux qui se trouvaient autour de Napoléon
lors de son débarquement clandestin à Cannes. Pour l’accueillir, il se
trouvait peu de négociants, encore moins de fonctionnaires publics, presque
pas de ministres du culte et quasiment pas de propriétaires constate-t-il. En
revanche, des milliers de laboureurs et d’artisans, dont le nombre, selon
l’auteur, est inversement proportionnel à leur importance sociale. C’est à
l’encontre de ces milliers d’hommes de condition modeste que Regnault
émet des réserves : « Comme la plupart ne peuvent être considérés qu’en
qualité de prolétaires, ils sont et doivent être peu dans l’organisation
politique. Qu’ils jouissent des droits civils dans une proportion qui les
indemnise de la presque nullité de leurs prérogatives civiques, mais qu’ils
soient rarement consultés sur les affaires communes, où ils conseilleraient
tôt ou tard de mettre en bas ce qui est en haut, en attendant qu’ils mettent en
haut ce qui est en bas ». Ainsi exposé, le propos a le mérite de la clarté et
précise subitement les limites à ne pas dépasser des contours sociaux de
cette opinion sage, vivier potentiel d’électeurs pour le tiers-parti de
l’extrême centre passé, présent et à venir. La modération est
consubstantielle du vote censitaire, ou bien d’élections qui intéressent
toujours moins de personnes aujourd’hui, se sentant exclues des
préoccupations de la classe politique ou désintéressées par le sort des urnes,
aboutissant à une sorte de vote censitaire à l’envers, tout le monde peut aller
voter mais à quoi bon, puisque les élus ne s’intéressent plus qu’à une partie
des citoyens, alors qu’un plafond de verre sépare nettement les Français en
deux classes ? N’est-ce pas l’origine de l’absentéisme, non comme refus de
participer mais comme expression que les dés politiques sont pipés,
retombant toujours du côté des mêmes élites.
En 1815, comme de nos jours, la politique est une affaire trop grave pour
être confiée à d’autres personnes qu’aux « honnêtes gens ». Eux seuls, selon
leurs propres critères, possèdent le sens inné de la mesure politique qui
place le Centre raisonnable au-dessus de toutes les dérives. C’est ainsi que,
même s’il est fait appel à la société civile pour régénérer le corps politique,
l’étude montre qu’en 1815 comme en 2017 les catégories socio-
professionnelles représentées sont toujours plus restreintes et sans cesse
plus élitistes, soit le contraire de la prétendue ouverture sur la société dans
son ensemble. On appréhende mieux ce qu’implique un programme modéré
qui, finalement, ne peut fonctionner que sur l’exclusion civique de la plus
grande partie des citoyens dans leur diversité socio-professionnelle, réduits
au rang de spectateurs passifs de la vie parlementaire, avec une
représentation quasi nulle encore aujourd’hui des employés pour ne rien
dire des ouvriers, totalement absents de la députation nationale.
Les faits sont pourtant têtus. La modération, peut-être le meilleur des
systèmes politiques sur le papier, qui n’oserait en convenir, doit fatalement
se dévoiler au moment d’appliquer sa politique dans les faits et se
démasquer en recourant à l’impitoyable bras séculier du pouvoir exécutif,
capable de fusiller un maréchal de France, le vainqueur de la Moskova, le
maréchal Ney, dans la pluie fine d’un sombre matin d’hiver, en décembre
1815. Les tirs bien ciblés qui ont éborgné aujourd’hui trop de citoyens,
situation actuelle qui serait intolérable dans les autres pays européens, sont
autant de petites exécutions. Moins graves, elles n’en sont que plus diffuses.
Moins fatales, elles n’en sont que plus traumatisantes.

La dernière charge d’actualité du Nain jaune

Au mois de septembre 1816, un long article sur « Les Modérés », placé


bien en vue, en première page du journal, décrit avec une férocité décapante
les contradictions de leur programme. Sont visés ceux qui, ne tuant
personne et n’étant point tués, laissent tranquillement tuer ou exécuter sans
broncher, sous le fallacieux prétexte d’une sagesse ou d’une modération,
déclinées en ce cas de façon plutôt étonnante. Le journaliste tente de
débusquer ce que cache cette modération, si tempérée face à la Terreur
blanche, si mesurée face à l’invasion meurtrière, si indifférente face à la
répression des Républicains. De façon classique, un dialogue est imaginé
entre deux détracteurs. Le premier, d’un calme à toute épreuve, soutient que
seule la modération permet de soutenir la vérité, car elle est synonyme
d’impartialité et seule voie de persuasion. Le Nain jaune tente de déjouer le
piège des mots en reconnaissant ces valeurs, mais en soutenant que le
contraire de la « modération » ne saurait être l’« exagération », qu’il réfute
à son tour, mais plutôt la force de la vérité qui doit éclater dans l’affirmation
d’une opinion tranchée. Suit une série de faits irréfutables qui démontrent la
violence de l’état d’urgence policier instauré depuis le mois de juillet 1815,
et dont l’énoncé ne peut laisser de marbre quiconque l’entend, à moins de
feindre la modération, ce qui est une ruse et non une éthique.
Le « Modéré » se défend aussitôt, avançant un argument des plus
intéressants, lorsqu’il suggère que l’indignation peut librement s’épancher
dans le domaine privé, alors que la prise de position dans l’espace public
exige sans cesse retenue et mesure. À cet argument, le Nain jaune suggère
une attitude radicalement inverse. Plus les méfaits des pouvoirs publics sont
arbitraires et répressifs, plus les expressions qui doivent les dénoncer
doivent être empreintes d’indignation. Les citoyens fermes et raisonnables
ne doivent point redouter de graduer la virulence de leur attaque verbale en
fonction de la violence liberticide et physique que les puissants du jour
impriment à la majorité. Par quelles machinations d’hypocrisie ou de
cynisme tranquille, ose-t-on faire passer pour de la modération ce qui
résulte de la puissance de tous les pouvoirs policiers, judiciaires et
administratifs ? Ne faut-il pas renverser la proposition de « Monsieur
Modéré » et conserver plutôt son calme dans l’espace privé, celui de la
discussion, de la réflexion, de l’élaboration des idées politiques, pour
consacrer au contraire son énergie à la défense du bien général, dans
l’espace public de la controverse transparente, de la « saine colère » ? Le
Nain jaune démasque cette prétendue modération qui cache en réalité toute
la violence d’une raison d’État inéluctable, sans cesse renaissante, de la
Terreur au Consulat, de l’Empire à la Restauration… et au-delà, dans sa
violence policière. Et le journal de demander :
« Que signifie le sang-froid de ceux qui, pour garder leurs places et leurs
prébendes, font acte d’allégeance aux régimes politiques opposés, tout
en regardant placidement la France mutilée ? »
Est-ce si différent deux cents ans plus tard ? Au sortir d’un hiver avec son
lot de borgnes, de mutilés des mains et de blessés à la tête, chaque samedi,
la question, vieille de deux cent quatre ans, demeure d’une inquiétante
actualité.
104 Le Nain jaune, n° 23, 5 avril 1815.
105 Le Nain jaune, n° 26, 20 avril 1815.
106 Comment ne pas penser aux terribles pages de Victor Hugo, dans les Misérables décrivant le
sénateur « Monsieur le comte Néant », se vantant de façon obscène de dévorer à tous les rateliers,
face à la rectitude mais généreuse personnalité de Monseigneur Myriel ? « Il avait fait son chemin
avec une rectitude inattentive à toutes ces rencontres qui font obstacle et qu’on nomme conscience,
foi jurée, justice, devoir .» Les Misérables, rééd. Livre de poche, p. 56-60.
107 Zeev Sternhell. La Droite révolutionnaire, 1885-1914…, op. cit.
108 Pierre Brenda. Le Prix de la gloire. Napoléon et l’argent, Paris, Fayard, 2007.
109 N’est-ce pas la première fois que cette expression plus nuancée que contre révolutionnaire
apparaît dans la langue politique française ?
6:
Le macronisme est-il un extrême centre comme les
autres ?

Il est temps pour l’historien, passant le plus clair de son temps dans le
passé, de s’aventurer et de prendre le risque de travailler avec l’aujourd’hui.
Cet ultime chapitre met à l’épreuve l’hypothèse de recherche, celle d’un
extrême centre qui a empoisonné la vie politique française dans le passé,
pour étudier son opérativité dans le présent. Il serait trop facile de laisser là
le lecteur et de lui laisser assumer le non-dit anachronique au bord duquel
l’historien s’arrêterait par fausse pudeur, le laissant sauter seul le bond
d’hier à nos jours. La rigueur des arguments, apportés du passé au présent,
oblige l’historien à encore plus de prudence au moment de tisser les fils
ténus, spectaculaires ou invisibles qui relient 1789 à 2019.
Comme le pensait Marc Bloch, l’historien pose des questions au passé en
fonction de son expérience présente. Plus encore, l’histoire ne sert qu’à
comprendre le présent, pas tant parce qu’elle le construit comme
l’aboutissement d’une chaîne d’événement tous liés, sinon cela serait du
déterminisme réducteur, mais parce qu’elle débusque dans le présent des
formes sans cesse rejouées et renouvelées, voire réinventées du passé, mais
toujours différentes. Le temps qui passe opère une répétition lancinante
dans une différence radicale, jusqu’à ce qu’un nouveau régime d’historicité
vienne imposer une nouvelle représentation du monde. Ainsi, jusqu’à
preuve du contraire, l’Angleterre vit dans la matrice inventée entre 1688 et
1690 par sa glorieuse Révolution, les États-Unis dans leur République née
entre 1776 et 1789 par la guerre d’indépendance, et la France dans sa
République démocratique née entre 1789 et 1795 par sa Révolution,
abolissant l’Ancien Régime.
Il n’y a nul constat de pessimisme ou de désenchantement quant à la
capacité du futur à s’inventer, mais simplement l’hypothèse que les libertés
fondamentales posées dans la particularité des Révolutions de ces trois pays
pris en exemple irriguent encore leur culture, leur identité et leur vivre en
commun. Comprendre et penser ce va-et-vient constitue le sel du métier
d’historien. Plus que la narrativité de ce qui est advenu et ne se reproduira
plus, sous la forme du roman-vrai, ou de l’illusion de la reconstitution
exacte du passé, l’histoire est une machine à basculer dans le futur par sa
modeste contribution à la construction du présent. L’Hier, comme origine
sans cesse interrogée en fonction d’une demande sociale toujours différente,
selon les générations successives, possède autant d’avenir que le
Lendemain dans cette perspective qui rend le métier d’historien
enthousiasmant110..
Qu’en est-il du macronisme ? Une Révolution comme le prétendait le
candidat à la présidentielle du printemps 2017, sous-entendant une
projection dans le futur, ou bien ce que j’appelle ici un OPHI, un Objet
Politique Historiquement Identifié, et constitué de nombreux
conservatismes passés et convergents ? Le macronisme est-il le dernier
avatar de l’extrême centre apparu sous la Révolution et rejoué sous des
visages différents tout au long du XIXe siècle et du XXe siècle ? C’est
l’hypothèse que je soutiens en reprenant strictement les trois paramètres
utilisés pour définir l’extrême centre entre 1789 et 1815 : 1. La possibilité
en temps de crise d’utiliser l’arme du girouettisme politique pour recentrer
sa position, tout en la justifiant au nom des intérêts supérieurs de la patrie-
nation et au nom de la liberté de changer d’opinion en se plaçant ni à droite
ni à gauche. 2. Adopter le discours politique de la modération qui permet
d’identifier une politique du centre, qui se veut au-dessus des passions
partisanes en prétendant fonder sa légitimité, plus que sur les principes, par
la maîtrise de la technicité des affaires du pouvoir et l’efficacité du
pragmatisme qu’un homme politique fort doit affronter en temps d’orage,
contre les extrêmes prêts à déstabiliser le pays. 3. L’extrême centre masque
derrière cette rhétorique et ces éléments de langage apaisants, voire néo-
stoïciens, une rigueur et une appétence pour l’utilisation du pouvoir
exécutif, risquées pour la démocratie, renforçant toujours davantage les
prérogatives du pouvoir exécutif, jusqu’à imposer un régime républicain
sans démocratie, un système sécuritaire, finissant par décrédibiliser toute
forme de pluralisme dans le débat contradictoire. Le durcissement de la
réalité du pouvoir, malgré sa prétention à réconcilier la société, construit la
soumission du plus grand nombre, placé sous un contrôle policier toujours
plus strict, résigné à abandonner la politique et sa capacité à transformer le
réel, dans le moins mauvais des cas. Dans l’hypothèse la plus inquiétante,
ce pouvoir exclusif de l’exécutif provoque l’ire de ceux qui, se sentant
exclus de cette forme de gouvernance sans démocratie réelle, renforcent
leur radicalité de droite ou de gauche, préexistante certes, mais exacerbée
par l’omniprésence de cet extrême centre conquérant et nouveau, ayant
d’autant plus besoin de ces extrêmes qu’il en est un miroir déformé.
Quel est le corpus de sources, demandera-t-on légitimement à l’historien,
pour définir la REM comme un OPHI ? La parole du candidat d’abord, puis
du président de la République ensuite, son action officielle, et enfin la loi
que son parti hégémonique vote sur présentation des projets du
gouvernement : ce sont là les documents publics et les plus solennels qui
soient. Ici nul ragot, nulle attaque médiocre, nulle bassesse. La méthode de
l’historien peut être appliquée au présent pour lui donner sens, dans une
actualité où, de la façon la plus symptomatique qui soit, des témoins certes
subjectifs – mais qui ne l’est point dans un engagement sincère ? –
perçoivent une sorte de « folie » ambiante ou une « folie » du pouvoir,
intéressantes à analyser sans plus tarder, par une question qui n’a rien
d’incongru au vu des formes irrationnelles de détestation que le président a
provoquées ou subies, ou bien au vu des comportements hors de toute
logique de bien des citoyens : le macronisme rend-il fou ? Et le président
lui-même ne dérape-t-il pas lorsqu’il en vient à traiter de façon
condescendante et méprisante une citoyenne qui a osé manifester… à
soixante-treize ans avant d’être blessée gravement par les forces de l’ordre
alors qu’elle était parfaitement pacifique ?
C’est ce que soutiennent deux observateurs engagés, Frédéric Lordon de
façon circonstanciée dans un long article de Médiapart, et François Ruffin,
de façon plus provocante, affirmant que le président est responsable de
rendre le pays fou. Paroles disqualifiées de suite parce que outrancières et
venant d’opposants déclarés au président111. ? C’est à voir et le passé dit
autre chose. D’abord tous les historiens notent dans la presse de la
Révolution et de la Restauration cette figure de la folie, du tournis, due au
bouleversement rapide des situations, où littéralement le simple citoyen ne
sait plus où donner de la tête. La girouette qui tourne sans cesse est une
figure de la folie bien connue des anciens. Celui qui provoque le
transformisme de toute une classe politique a intérêt à ce tournis où chacun,
perdant son équilibre, s’en remet à lui puisqu’il semble le seul à marcher
droit et le seul à savoir où il va, en montrant le chemin à suivre, alors qu’il a
brouillé tous les repères anciens. Il impose une nouvelle boussole, la sienne,
pour se diriger dans la jungle du monde. Face au vertige ambiant, il est le
guide, le premier de cordée.
Une étude sur les asiles pour aliénés, comme l’on disait en 1815, montre
de nombreux cas de pathologie dus aux changements brusques politiques,
après la Seconde Restauration112.. La folie n’est point une figure anodine
quoique tenue en marge de la politique et de ses raisons raisonnables113..
Elle est un outil pour ceux qui l’instrumentalisent afin de mieux étourdir
l’ensemble du corps social en imposant des rotations de cou incessantes de
droite à gauche. Cette tactique permet d’éjecter du manège ceux qui
désirent garder leurs principes et rester la tête droite. On les fait passer pour
des retardés, qui ne comprennent pas la marche du temps et qui s’enferment
eux-mêmes dans leur camisole idéologique, incapables de chausser les
nouveaux godillots de la République pour se mettre en marche derrière le
chef. Comment ne pas penser à ce prisonnier du château d’If que décrit
Alexandre Dumas, à qui l’on cache tous les événements entre avril et juin
1815 pour ne pas aggraver sa fragilité mentale ? Le macronisme, par la
perte des repères qu’il impose, par la contradiction permanente entre le
discours et le réel, la parole d’un côté, porteuse d’une idéalité présumée,
soutenue avec le calme sourire de son président, et d’un autre côté,
l’expérience collective d’un vécu quotidien avec son lot de violences
sociales voire policières, ce mouvement permanent et antinomique
provoque les symptômes d’une schizophrénie sociétale en train de
déstabiliser le pays.
Cette névrose française de l’extrême centre est en passe devenir une grave
psychose nationale dans la crise des « gilets jaunes », comme autant
d’habits de protection au travail, comme autant de camisoles voyantes,
comme autant de feux allumés pour dire le désarroi de ceux qui, stoppés sur
le bord du chemin autoroutier et n’ayant que quelques minutes à vivre s’ils
ne passent pas derrière la barrière de sécurité, enfilent leur gilet jaune pour
voir les bolides de plus en plus puissants filer devant leurs yeux… Dans la
République en marche, certains ne vont plus à pied depuis longtemps dans
leur voiture de luxe.
Trois temps clés le démontrent : le programme du candidat Macron, car il
est le texte d’un homme parti à la conquête de la France et qui a donné à sa
mission le nom de « Révolution ». Ensuite les premières actions
présidentielles, du mois de mai au mois d’août 2017, avec l’entretien dans
Le Point. Enfin la gouvernance depuis le début de la crise des « gilets
jaunes », en novembre 2018, jusqu’au mois de mars 2019 et le déroulement
à marche forcée d’un grand débat national, imposé autour de quatre thèmes
choisis par le président dont la parole étouffe toutes les autres,
parallèlement à la montée en puissance d’un arsenal législatif répressif
jamais atteint depuis le début de la Cinquième République.
L’essai se termine au moment où le débat national tourne à un dialogue de
sourds entre les monologues interminables du président et les cahiers de
doléances qui expriment une politique alternative, écologique et sociale à
mettre en place de toute urgence. Hélas, les impératifs éditoriaux obligent à
conclure avant le résultat des élections européennes du printemps 2019 qui
devraient voir la droite et la gauche traditionnelles perdantes, le centre
présidentiel sauvé par la peur de voir les fascismes monter en Europe et
l’extrême droite française toujours plus renforcée. Qu’en sera-t-il de la
gauche de transformation sociale ?

Acte I : la Révolution… en marchant


Au départ est la sidération. La surprise fut totale de voir arriver dans le
monde politique cet homme jeune que personne n’attendait et que personne
ne connaissait jusqu’en 2014. Le personnage est une pure créature de
François Hollande dans un premier temps. Ce dernier a, en cours de
mandat, renié ce pour quoi il avait été élu et bafoué la promesse de
préserver les acquis sociaux, en renonçant à lutter contre un libéralisme
débridé, démontrant finalement son incapacité à moderniser la vie
démocratique. Rarement, un président n’a vu sa crédibilité et sa légitimité
autant s’effriter, au point de ternir la fonction de premier magistrat de la
République. La conséquence de ce fiasco politique fut un ultime trait de
lucidité au moment d’assumer de devenir le seul chef de l’État de la
Cinquième République à ne pas se représenter pour un second mandat. Au
bout de cinq ans, le pays se trouvait face à un choix que rien ne prédisait en
2012, encore moins après avoir élu un président de gauche avec ou sans
guillemets. Soit la figure autoritaire et cassante de Manuel Valls en hussard
noir à contretemps de la République, soit la personne du technocrate-ultra
libéral sous le visage lisse d’Emmanuel Macron. Le second allait tirer son
épingle du jeu par un concours de circonstances à peine croyables, qui
démontrent, si besoin était, l’importance du régime d’événementialités dans
l’actualité que l’histoire comme science du probable vient corriger et
nuancer. Un François Hollande transparent, l’ex-futur-certain président
Fillon plongé dans un scandale, Emmanuel Valls perdant les primaires et
ouvrant un boulevard à son rival en marche, Jean-Luc Mélenchon, voyant
arriver sur ses plates-bandes un Benoît Hamon pugnace dont le score
consternant pour le représentant du parti du président sortant empêcha tout
de même la France insoumise de se retrouver au second tour. Dans ces
conditions, et malgré un premier tour plus que serré, puisque seuls 13 % de
l’ensemble des électeurs ont voté pour le programme d’Emmanuel Macron,
la promenade roborative se transforma en marche triomphale et en certitude
de la victoire quinze jours plus tard, célébrée d’ailleurs, à l’étonnement de
tous, dès l’annonce des résultats, dans une prestigieuse brasserie parisienne.
Un second tour se prépara où l’ensemble des républicains démocrates,
comme en 2002, furent pris en otage, (stratégie désormais rodée et prête à
être utilisée avec toujours plus de risque), constatant la médiocrité de la
prestation de la candidate d’extrême droite et contraints de marcher en rang
serré le dimanche suivant le débat, afin de ne pas faire porter à la France,
devant le monde, la honte d’avoir mal élu son président contre la
représentante du Front national.
La question demeurait. Qui était cet homme, sortant de nulle part, croyait-
on ? Un authentique Protée aux cent visages se cachait derrière l’homme
jeune, de fait brillant et à la carrière fulgurante. Énarque, connaissant
parfaitement la machine de l’État avec ses rouages administratifs,
spécialiste de la technostructure institutionnelle et de l’inspection des
finances, il fourbit pourtant ses armes dans le monde privé de la banque, au
lieu de rester dans un poste de la fonction publique. Il est doué dans son
nouveau métier et réussit, là encore par son intelligence et son travail, à
obtenir une place de choix, qu’il abandonne pour devenir conseiller spécial
du président Hollande dès 2012. Sa vie bascule. Il devient ministre de
l’économie, ne cachant pas sa philosophie fort libérale et son agacement
devant le système de protection sociale français. Il pense la fiscalité trop
lourde aux plus riches, payant selon la règle stricte de la proportionnalité
progressive, principe républicain inventé par les démocrates du Directoire
puis mis en place au début du XXe siècle par la Troisième République,
comme concession aux grandes luttes ouvrières et socialistes. Il maîtrise
plusieurs types de réseaux, celui des futurs donateurs de son mouvement,
jouant des possibles dégrèvements légaux pour financer son projet. Légal
mais pas moral comme le démontre de façon magistrale Julia Cagé dans son
ouvrage Le Prix de la démocratie. Elle explique comment le ministre de
l’Économie, dominant l’articulation public-privé, a pu rallier
silencieusement à lui les principaux responsables de l’économie et des
grandes entreprises françaises.
Ce faisant, il prenait de vitesse une droite républicaine mais provinciale et
n’assumant pas pleinement la mutation libérale, embourbée dans un
soporifique héritage chiraco-gaullien, devenue sujet de risée télévisuelle, ou
d’un perpétuel énervement sarkozien, encore plus caricaturé. Il dépassait
une gauche déboussolée par l’attitude du président Hollande définitivement
« flanbysé » par son ancien ministre Montebourg, qui avait inventé ce
surnom pour évoquer une mollesse prétendue, devenue à son tour sujet de
dérision. Une presse à grand tirage se trouvait soudain revigorée par les
aventures scootériennes de l’ancien maire de Tulle et ses tentatives vaines
de réguler devant tous les Français les tweets rageurs entre ses deux
compagnes ancienne et nouvelle. Emmanuel Macron lui avançait. Il
incarnait le parfait contraire de son créateur. Jeune, dynamique, énergique,
fidèle en amour (tout compte en termes d’image politique), libéral sans se
cacher, neuf, self-made-man et non professionnel d’un quelconque parti,
renversant les codes matrimoniaux, situé de façon idéale du point de vue
sociétal dans un XXIe siècle émancipé. Emmanuel Macron se démarquait de
toutes les règles. Sans avoir jamais eu le moindre mandat politique, pur
représentant de la haute fonction publique française, ne devant rien à aucun
parti et encore moins son salaire, il allait prendre définitivement ses aises et
partir à l’assaut de la plus haute fonction de l’État, se posant comme seul
recours devant les Français, en partie médusés par l’impensable tournure
que prenait la campagne avec ses coups d’éclat entre novembre 2016 et
avril 2017.
Il fallait de l’audace. Du charme. De l’intelligence114.. Des relais efficaces,
discrets et solides : en clair beaucoup d’argent115.. Il fallait un programme à
sa mesure. Arriva donc la publication de Révolution. Un livre de plus et un
passage obligé pour chaque candidat ? Peut-être mais l’historien le
considère comme un document d’histoire du temps présent et l’étudie en
tant que tel, en analysant la part de sincérité puisque c’est écrit et signé. Il la
confronte ensuite au réel puisqu’il est acté et donc vérifiable par tous. Le
mouvement « en marche » se voyait mis en ordre dans un ouvrage d’un peu
plus de 240 pages, réparties en seize chapitres, consacrés d’abord à raconter
son histoire personnelle, ensuite dédiés aux grandes transformations qu’il se
proposait pour la France évoquant le travail, l’éducation et la protection des
Français. Le rayonnement de la France et sa place dans le concert
international ne pouvaient être oubliés. Le temps était à l’urgence avant que
le déclinisme ne gagne le pays, et, dès la page 15, le mot « Révolution » est
utilisé trois fois, et deux fois accompagné du mot démocratique, après que
fut décrit « un véritable état d’urgence économique et sociale ». Dans
plusieurs élans lyriques, classique dans ce genre d’exercice, l’histoire de «
la Grande nation » est convoquée, ainsi que « l’attachement au terroir »
page 48.
Le programme réunit les grandes figures du passé, « réconciliées » selon
un terme stratégique de toute politique du centre : Henri IV, avec Napoléon,
Danton, Gambetta, de Gaulle, Jeanne d’Arc, les soldats de l’an II
(disparition des noms propres), les tirailleurs sénégalais et les Résistants,
dans cet ordre précis (p. 173). Une femme, cinq hommes, deux cohortes
populaires. De façon intéressante, quelques pages auparavant, ce sont
Colbert et Napoléon III qui sont encensés, comme capables de réaliser une
révolution étatiste dont on peut s’inspirer en en changeant la finalité, cela va
sans dire. Un bourgeois venu de Reims avec son clan conquérir Versailles
par son talent, mêlant intérêts privés et publics, et un aventurier investissant
la République à moins de quarante ans puis la renversant autoritairement
pour s’emparer du pouvoir. Les deux figures colberto-louis-napoléonienne
sont bien plus parlantes que la galerie obligée, mais choisie à propos, des
quelques pages suivantes.
Bref du style, du panache aussi, et surtout de l’ambition débordante. Lui-
même le reconnaît, mi-surpris mi-maladroit par son propre aveu : « à 16 ans
j’étais porté par l’ambition dévorante des jeunes loups de Balzac ». Qui a
réellement lu la Comédie humaine appréciera à sa juste valeur – en
éprouvant peut-être un frisson dans le dos sachant ce que Balzac pensait de
cette catégorie de prédateurs – cet aveu de l’homme qui a à peine un peu
plus de deux fois seize ans lorsqu’il écrit sa volonté farouche de devenir
président des Français116..

L’extrême centre et ses trois principaux marqueurs dans Révolution

Le point aveugle de la politique française se trouve partout dans l’ouvrage.


Et tout d’abord dans l’opération la plus délicate du début du travail :
l’autolégitimation de son parcours et de son détachement du gouvernement
dans l’orage des lois sur le travail, puis son éloignement de son mentor,
voire ce que d’aucuns ont considéré au Parti socialiste comme une trahison.
Les pages consacrées à la justification constituent un grand moment de la
littérature girouettique, où l’on retrouve tous les arguments utilisés jusqu’à
la corde entre 1789 et 1815 par tous les tourne-veste de la période.
Il est un homme libre. Il est au service de la France. S’il était servile, il
resterait fidèle à son créateur. Mais comme c’est un vrai serviteur des
intérêts supérieurs de la nation, il se dégage de toute allégeance. L’État de la
France l’oblige à sacrifier de prétendues fidélités stériles et ses
considérations personnelles. Le destin l’appelle et le libère de chaînes
clientélaires. Enfin c’est le monde qui bouge, pas lui, et qui impose en
retour que chacun fasse un mouvement sur lui-même pour se rendre «
mobile », disait-on en 1815, de caoutchouc a-t-on dit vers 1850, élastique
vers 1950. Flexible est le vocable du XXIe siècle. Et évidemment, l’énoncé
de l’argument final, utilisé par toutes les girouettes de l’histoire, une fois la
volte réalisée : « je n’ai pas varié ensuite » (p. 34). Une fois l’exercice de
retournement et d’assassinat à froid mais symbolique de François Hollande,
interprétés comme les deux expressions de sa droiture vis-à-vis de la
France, il lui faut expliquer sa nouvelle posture.
Sa virginale centralité posée, il lui faut développer la pensée de
l’expansionnisme du « tout en même temps », ligne idéologique capable de
fédérer le plus possible d’électeurs, sans qu’aucun n’y perde son identité ni
son honneur et encore moins ses scrupules. C’est là un pari risqué. Inverser
la logique de l’élection présidentielle traditionnelle qui veut que l’on
réunisse ses partisans politiques au premier tour, pour brasser le plus large
possible au centre mou au second. Emmanuel Macron prend un tour
d’avance, il faut inventer la pertinence d’un choix radical au premier tour,
pour neutraliser les partis anciens, puis laisser celui ou celle qui sera son
adversaire au second tour s’enferrer dans sa radicalité. Fine stratégie. Afin
de réussir ce tour de force, il doit d’abord démontrer sa volonté pacificatrice
de réconcilier tout le monde, la base même de toute philosophie
thermidorienne en route.
C’est l’objet du troisième chapitre : « Ce que je crois ». Après la volte-
face personnelle, vient l’explication du girouettisme collectif à opérer tous
ensemble. Le procédé rhétorique, parfaitement maîtrisé par un homme qui
possède toutes ses humanités, repose d’abord sur sa constance à délégitimer
sa vieille politique. Avant lui, il y a la politique plus que désuète, surannée.
La politique de la connivence, celle des réseaux, des combinaisons, celle
qui a mené « à la fatigue démocratique » et à son « affaiblissement ». Il
laisse clairement sous-entendre qu’il va donner un grand coup de balai dans
ce système vieilli et finalement inefficace, voire fonctionnant sur prébendes
et avantages (p. 34) que lui refuse évidemment. Il réfute la partition droite /
gauche pour proposer un nouveau clivage « passéiste et progressiste » (p.
45). Ce faisant, le futur président, joue une partition risquée. En
délégitimant les partis, en les passant au vitriol de sa plume acérée, il se
livre à une forme de crypto-populisme d’élite qui consiste à faire croire que,
s’il veut changer ce monde, c’est parce qu’au fond ce dernier est corrompu,
fait de codes de copinage que le Parti socialiste incarne plus que toute autre
formation. Et le scandale lié à la famille Fillon, confondant service de l’État
et recrutement népotique, arrive à point nommé pour lui donner raison.
Deuxième tactique imparable qui fonde de la façon la plus solide qui soit
le programme radical du centre. Le candidat utilise une figure de style que
tous les amateurs de discours parlementaires de la décennie révolutionnaire
connaissent bien, parce qu’elle est dans la forme irrécusable et d’une
perfection scolastique foudroyante. Si c’est être à droite que de vouloir la
sécurité, l’ordre et l’initiative privée qui mènent au dépassement de chacun,
si c’est être à droite que d’aimer la France des campagnes, des traditions,
d’Amiens aux Pyrénées, de vénérer sa grand-mère et de vouloir une
économie libérée de tous les carcans de l’État post-socialiste, alors, il est à
droite. Dans le même temps, si c’est être à gauche que de penser à son
prochain, que d’imaginer la solidarité par l’impôt juste, que de faire un
geste pour les migrants, que de vouloir protéger les plus faibles, les plus
vieux et défendre l’éducation, alors il est à gauche bien sûr. Qui ne serait
d’accord avec cela ? Fort de cet acquis, le programme peut marcher sur ces
deux jambes gauche et droite. Alors que son auteur se réclame de De Gaulle
et de Mendès France à la fois, (p. 41), il se garde bien de citer le « ninisme
» du second François Mitterrand, celui de La France Unie et d’un second
septennat déjà pensé comme un centre possible à construire pour la
politique française117.. Le nouveau prétendant à la présidence est trop
intelligent pour rappeler le vieux prince machiavélien, dont la mémoire
demeure clivante,. Pourtant le phénix de la gauche, François Mitterrand, fut
président de la République de 1981 à 1995, soit lorsque le candidat avait
entre quatre et seize ans, et pour cet enfant précoce, dans un milieu culturel
d’excellent niveau, ce sont des années de formation cruciales et le premier
éveil à la politique, celles des discussions entendues autour d’une table et
que ne devaient pas manquer d’avoir un professeur de médecine et son
épouse médecin, tous deux serviteurs aussi de l’État.
Voilà donc le candidat qui invente de toutes pièces un nouvel espace
politique dont la valeur est de prendre le meilleur, selon lui, des deux
traditions de gauche et de droite, siphonnant au passage leur flanc modéré,
ne conservant comme adversaires choisis et assumés que les plus
radicalement engagés à droite ou à gauche, ayant la tâche facilitée pour les
stigmatiser tels des dangers pour la démocratie. La manœuvre est
poursuivie au chapitre trois, en une belle langue agréable à lire. Elle
consiste à poursuivre dans leurs retranchements lesdits « extrémistes » de
gauche ou de droite. D’un côté, le péril rouge d’une dérive chavézienne, de
l’autre le danger brun d’un dérapage nationaliste. L’effet est sidérant et, en
imposant le champ de bataille des mots, le général Macron joue en fin
stratège, puisqu’il oblige les autres à prouver qu’ils ne sont pas radicalisés
(au moment où la polysémie du sens devient lourde de sens avec une
islamophobie prégnante), mais au contraire responsables, matures,
rassembleurs eux aussi, réconciliateurs eux également, autant de qualités
qu’Emmanuel Macron se trouve à même de mieux incarner comme il sait
en persuader les Français. Le piège des mots performatifs se referme et la
prétendue modération, la réconciliation des Français – c’est le sous-titre du
livre dans sa seconde édition –, a remporté la bataille des arguments, si
importante, avant de lancer les grandes manœuvres de la campagne
officielle. Le pragmatisme sans l’idéologie-propagande sortie des années
trente visant l’héritage de la gauche a vaincu. Le bon sens de l’expérience
qui ose l’avenir et l’aborde sans préjugés, sans aprioris préformatés,
pointant le populisme de droite des campagnes, a gagné. Un monde
résolument optimiste, libre, libéré et libéral se profile, grâce à lui. Un
monde nouveau est possible, où la politique ne doit plus être un champ de
lutte de principes ou de classes, mais une expression pacifiée du réel, au
moyen d’un discours modéré et retenu, cachant la mise en action et les
moyens de réalisation de son volet économique et social qu’à ce moment de
la campagne il ne peut dévoiler. Le lecteur attentif comprend que sa
révolution ne sera sûrement pas la refonte des institutions de la Cinquième
République qui donne au chef de l’État des pouvoirs quasi discrétionnaires
en bien des domaines.
Au printemps 2017, Révolution est d’autant plus intéressant qu’on ne peut
refuser à son auteur une réelle sincérité. Le candidat ne ment pas sur ses
convictions, son optimisme, sa vision euphorique de pouvoir inventer un
immense centre et les moyens qu’il se propose de mettre en place. Il s’agit
de supprimer des agents inutiles de l’État (p. 51), les statuts privilégiés des
régimes spéciaux, de réduire le coût d’une université coûteuse et peu
formatrice (p. 83), dressant subrepticement des Français contre d’autres
Français prétendument nantis, (p. 151).
Cependant, quelques indices apparaissent à la lecture du texte laissant
pointer des facteurs de radicalisation de son discours et de renaissance d’un
moment d’extrême centre dans l’histoire de France. Au chapitre quatre, au
moment d’aborder concrètement quelques points, il en faut pour rendre
crédible n’importe quel programme, la Révolution s’est muée en « grande
transformation ». Tout à coup, la notion de « civilisation » est en jeu, en une
dramaturgie calculée. « En marche » devient la seule solution alternative,
selon l’auteur. Depuis 2008 et la crise financière, le monde a été bouleversé
et « les États sont devenus des bureaucraties qui tentent de résister ou
d’accompagner cette réalité économique, sans en avoir la pleine maîtrise ».
Une progressive conduite vers un centre absolu sert à dépolitiser une société
qui doit, en se mettant en marche, gagner la compétition économique faisant
rage entre les nations, tout en créant la cohésion de la communauté
nationale car par la Révolution internet, une de plus, les plus pauvres voient
« le style de vie des plus riches, ce qui peut nourrir la frustration voire la
révolte ». L’aveu est clair : manifester révèle le ressentiment social et la
jalousie, non la conscience politique. Doucement, on approche du volet
répressif qui ne peut se dévoiler mais qui pointe déjà au travers de quelques
saillies, malgré lui… Classes laborieuses, classes dangereuses, une vieille
rengaine déjà bien connue des groupes dominants du XIXe siècle et du XXe
siècle, vient tout à coup donner un petit coup de vieux au programme. Qu’à
cela ne tienne. Pour réaliser la Révolution numérique, technologique,
industrielle et écologique (p. 251) mais surtout pas politique ou sociale, il
faut le pouvoir exécutif qui confère « une fermeté intransigeante et une
autorité vraie qui s’imposent » (p. 66). Le lecteur approche toujours
davantage de la main d’acier dans le gant de velours, de la main invisible
qui commande l’économie sans discussion.
Au milieu de la démonstration sur l’urgence de l’actualité, surgit un motif
de stupéfaction peu commenté. Une page entière est consacrée au modèle
historique d’une évolution à suivre, celle d’une cité-État qui a su se
convertir à la modernité (p. 72). Voilà le modèle de Venise encensé comme
réussite absolue de conversion à une mondialisation heureuse après 1492 et
l’adaptation à une économie globale qui va faire ruisseler l’argent dans la
Cité des doges. Et le candidat cultivé de citer les artistes de Venise qui en
font encore aujourd’hui une des plus belles villes du monde. Nul n’en
disconvient, sauf ceux qui doivent y vivre quotidiennement et supporter la
mondialisation stupide d’un tourisme de quelques heures, cochant la case
Venise sur la carte des villes d’Europe à visiter. « Il en ira de même pour
nous ». La France doit imiter Venise de 1492. L’historien se frotte les yeux.
Une république aristocratique fermée, adonnée à tous les commerces liés à
la colonisation, à la spoliation et à la mise en servitude du nouveau monde
(alors que page 52 la République française avait été critiquée pour sa
politique coloniale, certes tout est en même temps, mais… le lecteur est
quelque peu perdu), une cité à la corruption galopante, à la délation érigée
en système, aux privilèges le plus rances conservés par une élite qui peut se
payer des artistes et des palais somptueux, mais parce que l’entassement de
richesses côtoie la pauvreté la plus crasse. « il en ira de même pour nous »
C’est écrit page 72.
La conclusion voit la saturation du mot révolution utilisé à tout va pour
presque tous les adjectifs, moins social, culturel et politique. « Révolution »
est devenu un mot passe-partout. Pourtant, par un coup de force stylistique,
le candidat affirme en dernière phrase de son programme que c’est la «
Révolution démocratique qu’il faut réussir ». Dont acte (p. 253).
Quelques semaines plus tard dans une mise en scène qui le place au pied
de la pyramide du Louvre érigée par François Mitterrand qui le regarde
ainsi, la France a barré la route à l’extrême droite et 66 % des Français, bien
moins que ceux qui ont voté pour Jacques Chirac en 2002, se sont laissés
convaincre, que, pour la dignité de la France, il fallait que son président soit
élu le mieux possible pour envoyer un message fort à un monde basculant
déjà vers les nationalismes grossiers, mortifères guerriers et sexistes. Un
monde s’offrant à Trump, Orban et aux forces mauvaises de la peste brune
de retour.

Acte II : printemps-été 2017. L’extrême centre héroïque

Le jour de gloire prévisible depuis le soir des résultats du premier tour est
arrivé pour Emmanuel Macron le 7 mai 2017. Dans une mise en scène qui
doit le faire entrer de suite dans l’Histoire, l’homme s’avance vers son
destin. Qui l’eût dit ? Qui l’eut cru ? Sûrement, tous ceux qui dans la
coulisse depuis des mois avaient mis en place les ingrédients financiers hors
normes pour un novice en politique, un personnage de grande qualité
intellectuelle, doté d’une détermination sans faille.
L’élection est légale et ne souffre aucune discussion républicaine. Mais
voilà que ce pays est depuis deux cent trente ans, vaille que vaille, aussi une
démocratie qui repose sur la souveraineté du peuple et non sur un garant
monarchique comme en Espagne ou en Angleterre, pays tout autant
démocratiques mais résolument différents. La légitimité dans une
monarchie vient de la tradition répétée et assurée par le symbolique pouvoir
d’un roi qui n’a aucune autorité réelle. Pas dans une république
démocratique. La légitimité vient du peuple. Qu’a-t-il dit quinze jours
auparavant, lors du premier tour ? Et qu’a-t-il exprimé au second ? Au
premier tour de l’élection ? Emmanuel Macron a obtenu 8 656 346 voix,
Marine Le Pen 7 678 491, Dans ce pays de 67,12 millions habitants, moins
de 1 million de voix séparent les deux candidats. 1,6 million de voix
séparent le futur président de Jean-Luc Mélenchon. Entre les deux tours, le
débat traditionnel télévisé tourne au chemin de croix pour la candidate
manifestement incompétente sur des sujets essentiels pour le futur du pays.
La prestation de madame Le Pen lors du débat télévisée révèle une
médiocrité indigne pour qui prétend à devenir la première présidente de la
République française. À l’inverse le candidat Macron maîtrise tous les
dossiers et peut montrer avec sérénité la connaissance particulièrement fine
de la France des lieux de décisions, que ce soit les espaces de la haute
fonction publique ou les zones discrètes des décideurs de la finance.
Pourtant, contrairement à Jacques Chirac, et le signe est de mauvais augure,
le dimanche 7 mai, ce n’est qu’avec 66 % des voix et une participation de
74 % des votants que le candidat Macron est élu, à comparer avec les 82 %
pour Jacques Chirac au second tour de 2002 pour 79 % de votants….
Chiffres plus qu’inquiétants pour le sixième tour de 2022 après ceux de
2002 et de 2017. La seule chance des républicains démocrates est que la
direction du désormais Rassemblement national demeure aussi faible
intellectuellement. Et si un Macron d’extrême droite apparaissait ? Ayant
intégré toutes les recettes de l’extrême centre pour les appliquer à la droite
radicale ?
Le jeune président Macron, tout auréolé de son succès, connaît ses chiffres
et son manque de légitimité, sans même un parti pour l’épauler, alors que
les élections législatives approchent à grands pas. Il doit agir vite et
marquer les esprits. De suite même. La mise en scène de sa victoire le soir
même du second tour est digne de sa volonté de rentrer dans l’histoire. En
manteau long, telle une apparition nocturne et élégante, il marche de façon
interminable vers la pyramide du Louvre, le monument le plus visité au
monde. Il impose à sa marche son rythme. C’est le temps de sa longue
marche, irrésistible, jusqu’au sommet symbolique de la pyramide de verre
qui se trouve derrière lui durant sa première allocution de président,
parfaitement sûr et maître de son entrée en scène dans l’histoire de France,
et déjà expert en langage visuel. Emmanuel Macron se construit comme une
icône d’une marche victorieuse, celle d’une irrésistible ascension vers la
pyramide de verre la plus célèbre du monde. Tel le jeune Bonaparte qui, au
pied d’une autre pyramide en Égypte, exhortait ses troupes en leur rappelant
que vingt siècles d’histoire les contemplait, Emmanuel Macron se situe
dans cette cour du palais des Tuileries, lui aussi au pied d’une pyramide du
monde contemporain, à l’emplacement des résidences royales, puis lieu de
réunion de la Convention et de tous les plus grands chefs d’État jusqu’au
milieu du XIXe siècle. Il met en scène la phrase de Bonaparte. « Du haut de
cette pyramide, vingt siècle d’histoire de France l’observent ». Cependant
vaincre n’est pas tout. Il lui faut convaincre. Il le sait. Le temps de
l’extrême centre est arrivé et il va utiliser son élan personnel pour fracasser
la gauche et la droite, avec un PS exsangue et plus divisé que jamais et des
Républicains KO debout qui croyaient la victoire assurée quatre mois plus
tôt. Il faut débaucher vite et fort. Le maire de droite du Havre Édouard
Philippe est le symbole du coup de départ officiel du girouettisme patenté
qui doit mener aux législatives un mois après. Il faut garder le cap rassurant
d’un discours modéré, conciliant, moderne, posé, sérieux mais en bras de
chemise, « obamesque », mais sans en faire trop, en marche mais pas
surexcité comme Nicolas Sarkozy, calmement déterminé, et non mollement
ferme comme François Hollande.

Des détails vestimentaires aux symboles de la République


les plus forts, l’extrême centre contrôle le réel
et l’imaginaire

Une semaine plus tard, pour la première fois dans l’histoire des
investitures des présidents de la République, un président, qui se veut
martial, affirme sa toute-puissance, comme chef des Armées avant
d’affirmer son pouvoir d’un État civil. Il remonte les Champs-Élysées au
poste de mitrailleur dans un command-car militaire. Le message est clair et
ne cesse de se décliner sous toutes ses formes depuis. Le même jour, il se
rend à l’hôpital Percy, au chevet de soldats blessés en opération militaire
sur des fronts extérieurs. Pour comparaison, le président précédent, lorsqu’il
était fidèle au candidat Hollande, avait rendu un hommage à Jules Ferry et à
Marie Curie, le président Sarkozy au général de Gaulle et à Georges
Clemenceau ainsi qu’aux fusillés du bois de Boulogne, trente-cinq jeunes
résistants fusillés par les nazis le 16 août 1944. François Mitterrand en 1981
avait mis en scène ce que la République devait à Victor Schœlcher, à Jean
Jaurès et à Jean Moulin. Autres temps, autres mœurs. Non pas que les
simples soldats ne méritent pas les honneurs de la nation, loin de là, mais
les choisir et donc les instrumentaliser pour montrer en cette journée le
souci exclusif du président à s’occuper de la chose militaire en lui rendant
hommage plutôt qu’à des civils ou des civils résistants, comme cœur de la
nation patriotique, est déjà tout un symbole du centre radical. Le président
veut affirmer son pouvoir martial et prouver qu’il a pleinement intégré les
institutions de la Cinquième République qui confèrent au président des
pouvoirs exceptionnels, surtout du point de vue exécutif, magnifiant son
rôle de chef des armées, laissant à d’autres surjouer la comparaison avec
Bonaparte. Quels que soient ses défauts ultérieurs, le général fort jacobin de
1793, avait vingt-quatre ans quand il remporta la bataille de Toulon et
vingt-sept quand il renversa tout le nord de l’Italie et, lui, fut un vrai
militaire. Le comparer au général de Gaulle ? Là encore, l’homme a
autrement prouvé sa valeur militaire, alors quoi ? Un pur spectacle,
l’illusion plutôt d’un chef de guerre, n’ayant aucune expérience de la chose
militaire mais endossant sa martialité de suite pour arrimer son pouvoir
symbolique, plus fortement ? Le message est clair, et l’affirmation de la
puissance de son rôle qu’il entend incarner se veut sans appel. Après tout,
Napoléon III président de la République lui ressemble davantage avec ses
trente-neuf ans lors de son élection pour sortir la France de l’ornière d’une
république sociale, effrayant les honnêtes gens et l’empêchant de retourner
vers une restauration monarchique. Mais bien peu le remarquent ou
oseraient le revendiquer… et pour cause… le coup d’État fomenté par le
président Louis-Napoléon lui-même contre les Institutions qu’il était censé
défendre, reste collé au personnage, tout comme l’expression d’un « coup
d’État permanent » accolé aux institutions de la Cinquième République,
dont il n’est pas question de changer un iota dans l’esprit du récent élu à la
magistrature suprême.
Un détail révélateur sur l’image à faire passer désormais du président en
jeune « général » : son costume. Bleu marine discret comme il se doit. Il fait
déjà partie de la stratégie de l’extrême centre qu’un des plus grands
communicants de la politique française, Bonaparte, avait fort bien maîtrisée
refusant pour ses habits toute référence à la monarchie ou au temps de la
dictature jacobine. Quelques semaines auparavant, un scandale de plus a
éclaté autour de François Fillon qui portait des costumes coûtant plusieurs
milliers d’euros. Encore plus avant, Emmanuel Macron avait suggéré à de
jeunes travailleurs de quitter leurs tricots pour se payer un costume grâce au
fruit de leur travail. Son service de communication fait savoir partout que le
président s’habille dans une boutique où les complets sont vendus 400
euros. Un détail ? La tenue du nouveau président du centre radical, ni trop
bling bling, ni trop négligée ? Qui oserait le croire, pour celui dont les
dizaines de milliers de photos inondent la presse française et internationale
durant tout l’été 2017, invariablement sanglé dans le même costume, faisant
sens, disant cette élégance simple, au centre, ni riche ni pauvre, en
apparence, en réalité fortuné, mais dont l’image de self-made-man ayant
réussi sans afficher sa richesse tient lieu de viatique tel un homme du
Milieu, au milieu de tout.

Du président citoyen au président mitoyen

Depuis le printemps précédent, les analystes politiques et la presse sont


déboussolés. Le Figaro reste dans une analyse classique, répondant à
l’attente de son lectorat. Le 6 juin 2017, le macronisme serait un néo-
gaullisme, racontant l’histoire d’un homme providentiel, ayant intégré la
posture de l’homme conscient d’une mission qu’il endosse pour sauver la
France, tout en se demandant quelle sera la marge de manœuvre de ce jeune
homme qui vient de couper à ras l’herbe sous les pieds des abonnés du
journal de droite républicaine. Le Monde avait flairé bien mieux la tournure
des événements. Le quotidien du soir y va de sa comparaison, dès le 16 mai
2017, avec le « centrisme radical » faisant référence à la flexibilité du
travail et au libéralisme scandinave comme horizon sociétal. Dans le même
article lucide, était pointée une société de l’individualisme à venir et de la
compétition à tous les étages théorisée par Anthony Giddens, imaginant une
troisième voie (réadaptée et mise au cœur même de la matrice dynamique
de l’extrême centre), outil extrêmement efficace que le sociologue de
Cambridge avait développé en 2000 dans son ouvrage The Third Way and
Its Critics and The Global Third Way Debate. Le livre parut lorsque le futur
candidat, dans la pleine effervescence de sa formation intellectuelle et déjà
anglophone à vingt-trois ans, découvrait avec les jeunes gens de sa
génération cette nouvelle théorie de l’individu, interagissant avec les
structures de son milieu, lui-même devant faire preuve d’un volontarisme
conscient pour influencer la structure dans laquelle son origine sociale l’a
placé, mais que son action peut transformer. Nul n’étant prophète dans son
pays, seuls les prestigieux Chicago Tribune et New York Post et la
Vanguardia à Barcelone, de plus loin et avec le recul d’une analyse
réfléchie ou subissant déjà l’expérience d’un trumpisme, moins éloigné
qu’on ne le suppose du macronisme comparé à l’obamisme, faisaient
explicitement référence à la notion d’« extrême centre » et de sa proposition
en 2005118..
Il fallut attendre l’été pour découvrir l’expression sous la plume d’Alain-
Gérard Slama, sans citer son origine, mais en en tirant toutes les
conclusions119.. Le journaliste pointe l’anomalie issue des élections
législatives qui viennent d’avoir lieu en constatant l’existence d’« un grand
groupe central instable et provoquant la radicalité ». Le politologue poursuit
en montrant que, loin de se mettre dans les pas du fondateur de la
Cinquième République, le jeune président s’en écarte dangereusement,
puisque, depuis 1962, deux forces bien visibles dans le champ politique
servaient, entre autres, « à tenir leurs ailes radicales et, in fine, à créer des
unions de droite ou de gauche, capables de rendre compréhensible le débat
». La critique au vitriol de la part d’A.-G. Slama se poursuit. Il décrit une «
bureaucratie et une technocratie » qui ont remplacé la politique et les idées,
en imposant « un exécutif sans crédit et un législatif sans prestige ». La
technostructure est installée au sommet de l’État et, de façon significative,
une forme d’élito-poujadisme, oxymore opératoire, est affichée lors de la
présentation à grand renfort de publicité de la première grande loi du
quinquennat. Elle consiste à vouloir moraliser la vie politique et à se
débarrasser du monde corrompu légué par les autres présidents. À ce
moment précis du printemps 2017, une sorte de critique de l’appareil d’État,
paradoxale seulement en superficie, s’installe, non depuis la base, dans une
forme de ressentiment bien connu des « petits » soupçonnant les « grands »,
mais sciemment organisée au sommet du pouvoir, pour délégitimer encore
plus les anciens partis, leurs élus, leurs députés, leurs maires, tous leurs
représentants et les militants. Une sorte de poujadisme de l’élite est jouée
par le Président et son Premier ministre, prenant un grave risque, transformé
moins de deux ans plus tard en un retour de boomerang dévastateur et que
le président tente de réparer à grands renforts de réunions avec les maires
des communes les plus petites de France, dans l’Indre, dans les Alpes de
Haute-Provence.
La recette avait été appliquée durant Thermidor pour sortir du clivage
jacobin / royaliste. On avait dénoncé leurs connivences. On avait affirmé
refonder la République sur une nouvelle morale publique, à l’opposé des
calculs machiavéliens des politiciens du robespierrisme, opportunément
inventé tel un système pour l’occasion. L’effet fut terrible quant à la
délégitimation du politique et la montée des militaires comme seuls
porteurs d’un honneur entre 1795 et 1799. En cet été 2017, il en va de
même. Quand on désire se débarrasser de la politique et de sa controverse
naturelle, ou du pluralisme constitutif de la vie démocratique avec son débat
contradictoire, on met toujours en avant la corruption à combattre et la
morale à défendre. L’effet est double : il permet à celui qui insuffle cette
nouvelle morale de l’incarner et de marquer sa rupture avec le passé. Il
permet surtout aux transfuges de la veille, ou ceux qui hésitent encore, les
fameux « constructifs » par exemple, ces députés de droite bien obligés de
reconnaître que le programme économique du nouveau président va au-delà
de ce que proposait François Fillon dans la libéralisation des marchés et du
travail, de se draper dans la toge immaculée de la nouvelle moralisation. Ils
se retranchent derrière les nouveaux éléments de langage et reprennent les
recettes dénoncées par le Nain jaune en 1815. Ils se déclarent haut et fort
offusqués que l’on puisse imaginer qu’ils aient trahi leur conscience. Du
côté des « socialo-Macron-compatibles », dont le maire de Roubaix
présenta un cas d’école parfait, la posture fut la même. Comme le constatait
le général de Gaulle, bonasse et accueillant ses adversaires de la veille, il
fallait bien laisser les convertis de la dernière heure à « leur petite soupe et
leurs petits feux »120..
Entre-temps, les 11 et 18 juin 2017, une nouvelle Assemblée Nationale
avait été élue, confirmant la victoire du président et proposant une situation
inédite, malgré une très forte abstention fragilisant la victoire de la REM.
Une majorité de députés novices compose une sorte de chambre
introuvable, dans les repères politiques classiques, mais sûrement pas
incompréhensible dans son recrutement social et ce qu’il implique de la
politique néo-libérale à venir du centre absolu, en train de se consolider
davantage. 312 députés, girouettes de droite, de gauche, mais aussi un grand
nombre de nouveaux venus dans la politique, offrent une majorité absolue
au président, assuré d’avoir une cohorte de députés aux ordres, ce que les
faits n’ont jamais démenti depuis lors. Des novices impréparés accédaient à
la représentation nationale et balbutiaient les erreurs, ignorants de la vie
politique, sans base locale, sans repère national, sans culture des
institutions, comme les premiers débats allaient le démontrer. Le coup de
maître piloté depuis l’Élysée avait pourtant fonctionné : la société civile
devait rentrer au parlement et remplacer la société politique usée. Mais
quelle société civile ? Sur les 521 candidats de la République en marche,
parti construit pour la circonstance en quelques semaines, 75 %
appartiennent aux couches intellectuelles supérieures. Si l’on y ajoute les
chefs d’entreprise, on atteint 90 % des candidats. Cet ensemble représente
13 % de la population française, et donc propose une sous-représentation
manifeste des couches moyennes pour ne rien dire des classes populaires.
Le macronisme n’a pas inventé cette situation : il l’a radicalisée de façon
périlleuse, créant le sentiment de frustration qui a mis deux ans à mûrir pour
s’exprimer désormais chaque samedi. Avec aucun ouvrier député et à peine
quelques employés, La République en marche, dans sa victoire, a forcé à
s’asseoir et à ne plus avancer, toute une partie de la France, sa majorité
même, et a permis la surreprésentation des classes dominantes, à la tête des
affaires du pays, donnant de la France l’image d’un pays introuvable dans
sa propre représentation. La REM a en fait figé le phénomène de
reproduction sociale en faveur des élites, l’accentuant, au lieu de régénérer
la représentation de toute la société française. Une recette aussi vieille que
la bonne révolution bourgeoise de 1789 et son invention de l’égalité des
droits mais avec des citoyens actifs et des citoyens passifs exclus de la
députation. La vague de la REM avait tout balayé et de la longue marche de
son chef, naissait un Empire du milieu à l’Assemblée, dont le moindre
contestataire de ce centre absolu ferait les frais s’il venait à contredire le
pouvoir exécutif. Les évictions du groupe de l’infime minorité de députés
qui ont osé émettre une critique contre les lois liberticides, sécuritaires ou
conditionnant l’accueil des migrants le prouvent121..
Les triomphes accumulés empêchaient de distinguer la menace se réalisant
aujourd’hui. En pilotant la formation d’un parlement troufion et que l’on
veut en plus « croupion » – comme lors de la Révolution anglaise et de la
dictature de Cromwell –, aujourd’hui, en le réduisant d’un tiers, Emmanuel
Macron démontrait son peu de considération pour la représentation
nationale. Cette posture condescendante vis-à-vis des plus simples élus pour
lui qui n’a jamais fait de campagne autre que celle de la présidence n’a
cessé de se confirmer. L’anomalie politique dans le jeu démocratique que
représente cet homme qui n’a point connu les mandats électoraux locaux,
départementaux ou régionaux, a finalement été comprise, au bout de deux
ans de tension, par l’intéressé qui opère un virage à cent quatre-vingts
degrés. Stratège flexible, il tente de séduire les élus par un tour de France,
lors du Grand débat national, au printemps 2019. Politiquement il ne peut se
permettre que les maires passent du côté des « gilets jaunes » et adoptent,
même pacifiquement, leurs revendications.
Quant aux députés ils semblent réduits à voter sans discuter et les maires à
discuter sans voter. Emmanuel Macron poursuit un travail de sape
commencé avant lui. Les cumuls s’avèrent le plus souvent mauvais pour la
vie démocratique. C’est un fait. Mais il y en a un qui est un vrai contre-
pouvoir : le mandat de député-maire. Un député qui vote la loi en étant
maire doit rendre compte à ses administrés communaux de son action
nationale. Il est sain pour les citoyens que l’appréciation de leur maire
dépasse le simple cadre de la qualité des jardins publics ou du ravalement
du vieux centre et se construise aussi par une réflexion sur l’intégration de
leur commune dans la nation. D’un autre côté, un député qui est maire est
un législateur qui peut revendiquer le poids de la démocratie municipale,
celui de la démocratie participative. Il peut sans cesse rappeler aux
ministres que toute mauvaise décision sera de suite rapportée dans sa
commune et mise en discussion par le contre-pouvoir des 36 000 communes
de France. Emmanuel Macron le sait bien. Jouant sur la moralité du non-
cumul, il poursuit l’effacement de la figure du député-maire, bouclier contre
l’arbitraire de l’exécutif. Il combat désormais la force du Sénat, qui a décidé
de remplir son rôle de défense des territoires et des libertés fondamentales,
donnant à voir toute son importance dans les institutions de la Cinquième
République. Son premier ministre se permet même désormais, de « snober »
les séances de questions au gouvernement dans la seconde chambre, quand
il considère que le débat ne va pas lui être favorable comme le jeudi 21
mars 2019. Tel maître, tel serviteur.
Que fit Bonaparte en 1800 ? Il divisa les chambres législatives en deux. Le
Tribunat discutait les lois sans les voter, le Corps législatif votait les lois
sans les discuter. Deux ans plus tard, il supprimait du Tribunat tous ceux qui
lui résistaient, diminuant toujours davantage son influence. Le président
Macron ne désire-t-il pas deux ans après son élection réduire d’un tiers les
représentants de la Nation ?
Là ne peut s’arrêter la mise en place de l’extrême centre. Qu’allait-on faire
de l’autre centre, celui qui était mal né, depuis quelques années. Le
MoDem, ou l’anti-modèle du centre macronien. Le président pensa-t-il à
Robespierre et à sa stratégie de conserver les grenouillages du Marais
comme l’on disait en l’an II, pour mieux incarner un centre radical ? On ne
le sait. Mais le piège tendu au parti de couleur orange, entre le jaune et le
rouge, lui fut fatal. Le parti du maire de Pau, François Bayrou, avait été
ménagé jusqu’aux élections législatives. Marielle de Sarnez fut pressentie
pour devenir ministre, Sylvie Goulard également, puis le chef du MoDem
devint ministre de la Justice. Le garde des Sceaux allait le rester… trente-
quatre jours, puis subir « une bayrouzina » des plus humiliantes et utile à la
démonstration en acte, infligé aux Français par le président. Certes ce
n’était pas un renvoi, mais le premier coup de filet d’une politique sans
politique, fondée sur la morale dont le piège ne pouvait, de toute évidence,
que se refermer sur celui qui désirait porter une loi sur la moralisation et
voyait son parti englué dans une affaire d’emplois fictifs. Le président,
désolé en apparence, trancha sans état d’âme. Le travail de la justice faisait
son jeu. À peine élu, il pouvait démontrer de suite sa distance avec ce
centre, le MoDem, aussi vieux que le système des partis binaires qu’il avait
un temps dénoncé puis rejoint dans leurs pratiques douteuses. Exit ce centre
et ses gasconnades, dont le plus haut fait d’armes exécutif fut un soufflet
donné à un adolescent chapardeur. Les trois mille blessés, dont mille
représentants des forces de l’ordre, lors des manifestations récentes
apprécieront la différence d’action répressive entre les deux centres. Et le
MoDem devint, et reste encore, invisible deux ans plus tard face à l’extrême
centre de la REM.
Place nette faite, le président allait peaufiner durant l’été son image de
républicain des temps nouveaux. Quelques mois auparavant, au mois
d’octobre 2016, dans un long entretien accordé au magazine Challenge, le
futur candidat à la présidence avait critiqué, avec la maîtrise de la langue
française qui lui sied, l’idée d’une présidence normale, pour évoquer, sans
la revendiquer explicitement, « une présidence jupitérienne »122.. Six mois
plus tard, il se trouvait au sommet de l’État. Ses prérogatives, comme le
remarquent bien des professeurs de droit, sont hors normes par rapport aux
autres démocraties du monde contemporain, puisqu’il bénéficie des
pouvoirs inventés en 1958 pour gouverner un pays en guerre civile et
extérieure, par un général ayant effectué un coup de force sur les
institutions, dont l’aura est renforcée par son élection directe en 1962, au
suffrage universel. La France vit dans un régime que François Mitterrand
définit comme celui du coup d’État permanent, même s’il s’en accommoda
fort bien, une fois devenu lui-même président123.. Opportunément, les
journalistes retrouvent l’entretien et le remettent à l’ordre du jour au début
de l’été 2017.
Emmanuel Macron parle peu aux médias à ce moment-là. Il est dans
l’action. Et lorsqu’il dit, ses mots sont des gestes. Sa parole est une
performance124.. Ses mots sont comme des actions et il va le démontrer sans
tarder dans une mise en scène de son verbe, démontrant la puissance de son
pouvoir sur l’imaginaire historique des Français et sur le pouvoir législatif,
soit la représentation de la nation dans son ensemble. Avant les cérémonies
du 14 juillet, soigneusement préparées, un événement doit marquer les
esprits et incarner la rupture en marche. Le coup de majesté à Versailles,
savamment orchestré, est mené de façon spectaculaire. Le 3 juillet 2017, le
Parlement, composé de ses deux chambres, Sénat et Assemblée nationale,
est réuni dans le plus haut lieu symbolique de la monarchie absolue, le
château de Versailles. Certains firent semblant de croire que le président,
marqué par la culture des États-Unis qu’il connaît pour y avoir séjourné
plusieurs fois, désirait instaurer une sorte de « discours de l’union » tel qu’il
se déroule de l’autre côté de l’Atlantique. Chaque année, le président
américain vient présenter un bilan devant les élus américains. La majorité
des Français ignorent ce rapprochement possible mais savent ce qu’est
Versailles. Et les amateurs d’histoire de France qui structure la politique
dans ce pays savent ce qu’est un monarque, fût-il républicain, qui s’adresse
à son parlement. Cela avait un nom avant 1789 et faisait partie des
prérogatives royales. « Le roi tient son parlement », veut dire dans l’ancien
droit français, que le souverain décide de façon autoritaire de convoquer
tous les magistrats du parlement de Paris pour leur infliger littéralement sa
parole qu’ils doivent écouter en silence avant qu’il ne se retire. En 1766,
lorsque Louis XV tint son parlement, il choisit de le faire au mois de mars,
le jour dit dans le calendrier catholique « de la flagellation ». Bien des
parlementaires d’alors dénoncèrent une pratique digne d’un despote. De
fait, les députés de la gauche de transformation sociale, en 2017, refusèrent
d’assister à ce qui ressemblait par trop à une cérémonie jupitérienne, où la
parole du président devait faire advenir un régime nouveau. Il est important
de retenir trois points centraux du texte qui allaient conditionner la suite des
événements et conservent un impact fort au printemps 2019, deux ans plus
tard. Dans le premier temps, conscient qu’il avait fait le vide autour de lui,
laminant les anciens partis et balayant les corps intermédiaires, le président
se met en scène devant la nation, assumant toutes ses responsabilités. Il
propose de changer les règles du jeu politique. Passant par-dessus les partis,
il propose « le droit de pétition afin que l’expression directe de nos citoyens
soit mieux prise en compte ». Pour qui sait lire, le président décide de
passer outre le jeu politique de la médiation qui constitue la fonction des
élus, pour se mettre lui, directement devant la nation et faciliter l’expression
directe de ses revendications. Face à face. Pour l’historien du fait
révolutionnaire qui connaît la capacité de mobilisation d’une pétition et ses
conséquences matérielles, en termes de confrontation directe avec le
pouvoir, ayant amené, entre 1789 et 1799, à des journées sanglantes, les
mots de l’été 2017 semblent pour le moins risqués. Deux ans plus tard, avec
la crise des « gilets jaunes », revendiquant une position hors du système des
partis, mettant donc en acte la parole du président – pour être libres vivons
sans parti –, se rédigent des milliers de pétitions sur les réseaux sociaux.
Prenant au mot Emmanuel Macron, désormais c’est le Référendum
d’Initiative Citoyenne qui est exigé, suggéré indirectement par la
proposition imprudente du 3 juillet 2017. Il aura fallu quinze mois pour que
le discours de Versailles s’instille, se diffuse et soit pris à la lettre,
aboutissant, par la maturation des frustrations et des colères rentrées, à
l’effectivité paradoxale de la parole présidentielle. Dans ces conditions, on
comprend mieux la stratégie d’urgence et de fuite en avant proposée pour
juguler les pétitions : les remplacer par un débat national, à la condition
qu’il le dirige lui en personne, et parasite la parole d’en bas, celle qu’il a
provoquée en juillet 2017 pour court-circuiter le discours des représentants,
sans se rendre compte qu’il ouvrait la boîte de Pandore de la parole
populaire.
Second moment du discours de Versailles. La sécurité comme axe de la
politique de l’extrême centre. Le président est conscient de l’anormalité
juridique dans laquelle le pays demeure, dans l’angoisse bien réelle de
nouveaux attentats. Il promet « la levée de l’État d’urgence à l’automne »,
mais veut faire voter un ensemble de mesures pour renforcer les lois
existantes. Il désire mettre en place des dispositions nouvelles afin de lutter
plus efficacement contre le terrorisme. Les juristes ne manquent point à ce
moment de pointer le risque de voir l’état d’urgence disparaître parce que
fondu dans la loi. Depuis, les lois enfreignant les libertés fondamentales ou
restreignant les droits des citoyens n’ont plus cessé, renforçant l’aspect
policier et sécuritaire de la dérive du quinquennat125.. Le troisième aspect,
point d’orgue dans le discours présidentiel, fut la promesse « de conclure de
vrais pactes girondins de décentralisation ». Par-delà l’incongruité de
l’expression pour les historiens de la Révolution qui ont démontré que les
Girondins ne désiraient aucune décentralisation mais voulaient que cesse le
pouvoir des sections parisiennes tout en conservant l’unité et l’indivisibilité
de la République, il y a l’annonce faite d’une plus grande liberté aux
territoires, qui vont devoir par là même se passer d’une partie de l’aide
financière de l’État. Une des conclusions effective de ce pacte, censé, sous
prétexte d’autonomie, mettre en valeur la politique locale et municipale,
esseulée face à ses responsabilités, fut le refus de participer au congrès des
maires de France en novembre 2018126.. Le girondisme macronien s’était
transformé entre-temps en abandon de l’État de bien des espaces, démunis
de services publics. En revanche une demande aux communes d’efforts
exceptionnels pour financer sa politique était imposée à hauteur de trois
milliards. La centralisation utilisée par l’extrême centre ne semble pas sur le
point de céder à une quelconque république fédérale girondine.
Puis vint le 14 juillet et les effusions surjouées devant les caméras des
deux couples franco-américains. Les Français étaient conviés aux premiers
pas de la diplomatie macronienne en cet été radieux. Là où tous redoutaient
l’hôte de la Maison blanche et ses frasques langagières ou sa politique de
droite conservatrice et ultra radicale, déconstruisant tout l’héritage du
président Obama, Emmanuel Macron faisait le pari d’amadouer
l’Américain, de le faire plier, en démontrant la valeur de sa diplomatie de
centre radical, toute de velours et de fermeté à la fois, à l’image de son
programme. Il déchanta rapidement, Trump n’en fit et n’en fait qu’à sa tête
et à sa grossièreté.
Si le pouvoir de l’extrême centre a pu fonctionner en France, dans le
concert international il est inopérant, telle une anomalie. Un temps séduit
car enfin la France se donnait un président jeune, libéral et dynamique,
l’opinion internationale redevient objective vis-à-vis de la France et de son
destin de puissance moyenne, n’ayant aucun salut hors d’une Europe des
citoyens. D’ailleurs, la France n’a pas compté pour les Anglais dans les
ultimes négociations sur le Brexit, les Britanniques traitant directement
avec Berlin sans se préoccuper de Paris. Une Allemagne, un temps séduite,
ne bouge pas d’un iota sa politique d’austérité et le président français ne
parvient pas à faire plier cette politique néfaste pour l’Europe. De même, si
Emmanuel Macron n’est pas responsable de la montée des néo-fascismes et
des ultra-nationalismes en Europe, qui les précèdent, il est impuissant à les
contrer. Plus inquiétant, il leur offre, par un jeu de miroirs inversé avec son
extrême centre élitaire et technocratique, une série d’arguments leur
permettant de renforcer un discours contre l’Europe et sa bureaucratie. Au
sommet de l’État français, la pratique d’un libéralisme illibéral et autoritaire
nourrit à la base de la société soit un poujadisme mortifère et replié, soit une
révolte pour l’émancipation sociale127.. Pendant ce temps, le projet
européen est en panne.
Pourtant, la fin de l’été fut le couronnement de huit mois à nuls autres
pareils dans la vie de cet homme de trente-neuf ans, avec le grand entretien
qu’il accorda à l’hebdomadaire Le Point, dans sa livraison du 25 août. La
photo est belle, pourquoi ne pas le reconnaître, cela compte en politique. La
photo exprime les attentes et les espoirs que des Français ont pu placer en
lui. Il est neuf en politique. Il est moderne. Son regard bleu est
indéniablement perçant. Son intelligence sans faille. Sa compétence
éprouvée. Il est libéral mais sans paraître sauvage. Il est cultivé, sans être
pédant. Il a, plus que tout, la force de la jeunesse, un atout essentiel pour ce
pays toujours sous la menace du vieillissement, toujours convoité par les
plus anciens. L’article que François Furet consacra au Bonaparte de 1800
est remarquable par l’intuition qu’une part du succès du général était
d’incarner, dans une République déjà accaparée par un directoire de barbons
dont Sieyès était le symbole, la jeunesse de tout un peuple qui ne se
reconnaissait plus dans ses dirigeants128..
Avare de ses paroles envers la presse jusque-là, le président, bon prince,
accorde un « long entretien ». Le ton est donné d’entrée avec la référence
aux travaux de Fernand Braudel et l’identité de la France. Emmanuel
Macron s’inscrit dans l’histoire longue et dans l’imaginaire des Français
auquel il fait référence, au travers de la bataille de Valmy qui fonda la
République. Expert en communication, le président évoque son pays et son
besoin de fictions. « Le fantasme de la monarchie est toujours présent »,
affirme-t-il, débutant un jeu avec l’avant-1789, qu’il poursuit encore
aujourd’hui lorsqu’il fait référence, le jour anniversaire de l’exécution du
roi, le 21 janvier 1793, à l’échec de Louis XVI à cause de ses réformes
ratées129.. Emmanuel Macron sait qu’il est aussi un souverain, au moins
symboliquement, de par la constitution et dans le langage courant, ayant
désormais intégré, sans que personne ne s’en offusque plus, l’expression de
« monarque républicain » pour désigner l’habitant du palais élyséen. Il
s’explique alors qu’il est au faîte de sa gloire sur sa définition d’un pouvoir
jupitérien. « Je n’ai évidemment jamais dit que je me voyais comme Jupiter
! », s’exclame le chef d’État, avant de préciser sa pensée. S’il tient « à la
confrontation politique et au débat », il explique que le président de la
République « n’est pas seulement un acteur de la vie politique, il en est la
clé de voûte. Il est le garant des institutions. Il ne peut plus être dans le
commentaire au jour le jour. C’est cela qu’une partie du monde médiatique
n’a pas accepté. J’assume cette rupture. » Et de poursuivre la métaphore : «
En architecture, quand la clé de voûte est mal positionnée, tout
s’effondre130. ». Dont acte. S’il n’est pas Jupiter, il est l’homme
providentiel qui tient toute la construction France et sans lui, tout s’écroule.
À ce moment-là, dans l’euphorie de sa toute-puissance, signifiée juste après
les cérémonies du 14 juillet par le renvoi fracassant et humiliant du chef des
États-majors des armées, le président affirme que le « chef des Armées est
le chef de l’État ». N’importe quel citoyen aurait pu attendre l’inversion de
la proposition mûrement calculée, et lire « le chef de l’État est le chef des
Armées ».
Et pour cause. Une autre idée travaille le président. Il faut « renouer avec
l’héroïsme politique,… propre au monde républicain », mais peut-être pas
démocratique. Il lui faut inventer un récit collectif et retrouver le sens de la
narration historique, pour se placer bien entendu dans la lignée des grands
hommes qui ont fondé la République. Les mots « héros », « héroïques »
reviennent scander l’entretien. Entre-temps il a asséné les grandes lignes de
son programme. Les emplois aidés ? une perversion de la politique libérale.
L’université ? « ce n’est pas la solution pour tous ». La France ? « un pays
de statuts », comprendre un pays de fonctionnaires privilégiés, comme des
officiers d’Ancien Régime. Les collectivités ? « des entités qui vont devoir
donner 3 milliards à l’État ». Les aides pour le logement des étudiants entre
autres, et des jeunes ? Trop élevées, on va les baisser de 5 euros. La
Révolution ? Sa seule mention désormais dans l’entretien se réfère à la
construction d’un avion de combat entre la France et l’Allemagne. Par
rapport au souffle du livre-programme du candidat, on aurait cru que le mot
Révolution serait utilisé à meilleur escient dans cet entretien. Le concept
d’héroïsme l’a balayé. L’Afrique ? plus d’ingérence dans ce continent.
L’affaire Benalla, dévoilant son policier personnel à l’Élysée, qui a
bénéficié deux ans après cet entretien de passeports diplomatiques pour
aller accomplir ses affaires dans des pays d’Afrique quelques semaines
avant la visite du président, laisse songeur sur les intentions de l’été 2017,
où le personnage sulfureux est déjà l’omniprésent garde du corps du
président. Enfin, la France ? il va en faire de nouveau une grande puissance.
Les Européens apprécieront, et le poids égal à zéro de la France dans
l’affaire du retrait américain en Syrie au début de l’année 2019, montre
avec amertume ce que valaient ses propos « héroïques ».
C’était il y a moins de deux ans. Quand on voit le même homme présenter
ses vœux aux Français le 1er janvier 2019, on mesure le chemin parcouru et
le poids de l’épreuve qu’il s’est imposée parce qu’il l’a voulu, et le surpoids
de mécontentements qu’il a infligé à son pays. Fini le temps de sa gloire. Il
a dû changer du tout au tout. Déterminé certes, mais enfin humble. Vaillant
à n’en pas douter, mais désormais ayant mesuré la force de résistance des
Français à sa volonté de briser le modèle de gouvernance qu’ils ont mis plus
de soixante-dix ans à construire, entre État providence et capitalisme régulé.
Le temps n’est plus à l’euphorie héroïque mais à celui des fractures que son
système d’extrême centre a provoquées, qu’il doit assumer et dont il se
défend comme tous ceux qui ont voulu construire un centre ultra-radical, au
moyen d’une recette éculée : renvoyer aux autres ses propres travers. Le 18
octobre précédent, il avait attaqué de façon virulente « un monde qui
bascule vers les extrêmes », présentant, alors que la crise des « gilets jaunes
» commençait à pointer, sa vision binaire du monde : « moi ou le chaos ».
Tout à coup le macronisme, rejouant les anciennes peurs pour mieux
commander, prenait un coup de vieux, surjouant l’alarmisme. Surtout, à
force de mettre dans le même sac gauche radicale et extrême droite, il est
devenu le propre artisan du bouillonnement qui renforce les deux polarités,
son extrême centre ne laissant aucune place à une autre forme d’opposition
modérée ou à une gauche de transformation sociale profonde. Sa solution ?
renforcer le pouvoir et son pouvoir. Ce n’est plus la République en marche,
mais le macronisme de la fuite en avant.
Une clé interprétative de cette essence de l’extrême centre se trouve
également dans le grand entretien de la fin de l’été 2017. Au détour d’une
question (p. 45), le récent président se demande pourquoi les gens acceptent
une autorité au-dessus d’eux. Il répond lui-même en constatant que ce n’est
sûrement pas par goût de la bureaucratie, le fameux mot inventé sous le
Directoire, ne perdant jamais une occasion pour égratigner la fonction
publique et ses modes de travail, garantissant l’équité de l’État. En revanche
il affirme sans hésitation : « Chacun accepte que le Léviathan soit là pour le
protéger ». Cet aveu est important. Le président se réfère à une pensée
hobbesienne de l’État, celle du XVIIe siècle, lors de la construction de la
monarchie absolue.
Or, toute la philosophie des Lumières lutte, durant le XVIIIe siècle, contre
cette conception de l’État. Pour Hobbes, dans son Léviathan, la
construction de la société par l’État passe par le fait que chacun accepte
d’abandonner une part de ses libertés, pourvu de vaquer à ses occupations
privées et personnelles en toute tranquillité et que la police et l’armée
veillent à la sécurité et à la sûreté de chacun. L’État doit neutraliser ceux
dont les activités sont criminalisées. Locke, en rédigeant le Traité du
gouvernement civil en 1690, propose un type de régime radicalement
différent à construire. Il synthétise les acquis de la glorieuse Révolution de
1688 dont le but était de restreindre de façon drastique le pouvoir du roi, en
confiant au Parlement et surtout à la chambre des Communes le soin de
voter l’impôt et la guerre, les deux piliers de la souveraineté moderne.
L’Angleterre a inventé un pan entier de la liberté moderne. Locke l’a
résumé ainsi : aucune société ne peut se fonder sur le renoncement de la
liberté de ses membres au nom de la sécurité, sinon elle se dirige plus ou
moins vite vers l’autoritarisme. C’est au contraire l’addition des libertés de
chacun qui contribue à la liberté générale et souveraine de tous, garantit les
libertés, chacun ayant intérêt à protéger la sienne et celle des autres. Dans
cette société lockéenne, il existe certes une police mais c’est la justice qui
est bien plus importante, car le but de l’État n’est pas l’arbitraire mais
l’arbitrage. Le but de l’État n’est pas la répression mais la prévention. Le
juge comme garant de la liberté est plus important que le policier comme
garant de la sécurité. La complexité de la confrontation au réel étant bien
entendu d’équilibrer leur pouvoir, mais en dernier lieu pour les pays libres,
de donner le dernier mot à la loi qui protège les libertés.
En cet été 2017, pour le président Jupiter il n’y a encore que le soleil qui
est couleur jonquille, mais ces convictions sur la puissance armée et la force
sécuritaire de l’État sont bien solides. L’État macronien sera un État
Léviathan ou ne sera pas. C’est dit. Dans le flot de propos, la remarque
passe inaperçue. Pas pour les historiens modernistes et les philosophes des
libertés.

Acte III : les vœux de janvier 2019.


L’extrême centre sous son vrai visage : l’État d’exception permanent

Un an plus tard, au début de l’été 2018, les observateurs de la vie politique


ont encore bien de la difficulté à pouvoir définir le macronisme. Le Monde
du lundi 25 juin 2018 y va de sa grande enquête : « Le macronisme, cet
objet politique mal identifié ». Le journal peine à cerner le personnage et sa
pensée, peut-être parce qu’il demeure dans un cadre classique de
l’interprétation politique : le Président est au centre, entouré par un chantier
de ruines que sont les anciens partis, seuls responsables de leur déroute, et
au loin, deux extrêmes, sous la forme d’un néochavézisme et d’un
protomussolinisme à la française qui ne peut qu’effrayer. Les journalistes se
veulent modérés, objectifs, informatifs, collant au plus près d’un électorat-
lectorat, manifestement déboussolé au moment de penser qui est son
président. Où se trouve-t-il sur l’échiquier politique, et vers quel futur
entraîne-t-il la France ? L’angoisse pointe avec l’ensemble des restrictions
des libertés qui ont été édictées depuis un an et contre lesquelles une partie
des magistrats se dresse « vent debout »131.. La ligue des droits de l’homme
exprime son inquiétude132.. Les juristes européens et les instances
communautaires ne vont pas tarder à rappeler à l’ordre un gouvernement
enclin à trop laisser faire une police devenue plus violente. Les
fonctionnaires chargés de l’ordre public sont visiblement exténués par trois
ans d’effort à lutter contre le terrorisme et sûrement perdus par le jeu subtil
de mélange des discours depuis le haut de la hiérarchie policière, où les
formes préventives de définition de la dangerosité des personnes peuvent
s’appliquer à des terroristes prétendus ou indifférents à des manifestants
potentiels.
Le désarroi intellectuel de la classe politique est manifeste après l’aveu de
Jean-Louis Debré constatant durant l’été que « l’on n’a jamais vu un
pouvoir concentré à un tel point ». La pauvreté conceptuelle des députés de
la REM est évidente. Le député Person lui-même, passé du socialisme au
parti du président, admet « le besoin de structurer idéologiquement le
macronisme ». Finalement le programme du parti au pouvoir se résume à la
loyauté à leur chef de troupes impréparées à la vie politique et aux réalités
de la démocratie locale. Conscient de cette carence, certains législateurs
pensent qu’il faut aller plus loin encore dans la construction d’un centre
illimité et espérer « réunir les élus de LR et les socialistes sous la même
bannière ».
Pour un programme qui défendait un an auparavant, une Révolution en
marche, le lecteur-historien demeure étonné d’abord, conforté ensuite dans
son hypothèse de recherche. Stanislas Guerini, d’abord soutien de
Dominique Strauss-Kahn en 2006 lors de la primaire du Parti socialiste,
puis devenu député de la REM, fait preuve de plus de subtilité en esquissant
un programme : « Liberté, libéralisme, travail et émancipation individuelle
». Voilà un semblant de pensée qui ose exprimer clairement ses objectifs.
L’horizon d’idéalité sans lequel il n’y a pas de politique, ni de programme
précis pour un cap à tenir s’exprime en toute clarté et franchise. Le
libéralisme à outrance est revendiqué, comme traduction du jeu de la
concurrence individuelle, exprimé par le travail acharné de chaque individu
amassant son bien librement, dans une société où aucune valeur collective
n’est mise en avant. Nulle part le rôle protecteur de l’État n’est avancé.
Jamais les valeurs de solidarité, de bienfaisance, de partage des richesses
équitables, de participation par la contribution volontaire à l’enrichissement
de la nation ne constituent une priorité. L’éducation et la santé pour tous ne
représentent pas la préoccupation majeure du politique. Au moins la
définition de ce macroniste ne manque nullement de clarté, illustrée
quelques jours plus tard par le second discours versaillais.
Le 9 juillet 2018, le cérémonial monarco-républicain se répète et le
président entre sous les ors de Versailles pour imposer son discours, sans
question ni dialogue avec les représentants de la nation. Légalité contre
légitimité. Le duo fatal à l’extrême centre et dangereux pour le pays se met
en place. Entre-temps, une contestation sourde a pris forme qui le désigne
comme « le président des riches ». Ses phrases malheureuses, révélant une
forme d’agressivité pour les plus démunis, responsables au fond de leur
situation, appliquant une sorte de pensée libérale américaine à la France,
sont ressenties en tant que telles par une partie de la population de plus en
plus en souffrance au travail. Une frange de citoyens se trouve de plus en
plus précarisée. Les observatoires nationaux montrent que près de 10
millions de Français vivent en dessous ou proches du seuil de pauvreté.
Continuant de manier le verbe français de façon parfaite, le président n’a
jamais cessé de laisser parler sa sincérité d’homme jeune et battant,
vainqueur et peu enclin à céder à une quelconque adversité. La réussite
semble avoir construit en lui le contraire d’une empathie pour ceux qui
n’ont pas ses qualités objectives et que nul ne lui dénie. Il manifeste, malgré
lui ? De façon calculée ? Sincèrement ? Une puissance maintes fois notée
de mépris social pour ceux qui ne réussissent pas ou qui se trouvent dans
l’échec. Un jour, ce sont les femmes ouvrières illettrées qui sont pointées du
doigt, un autre ce sont les mendiants dans les gares, et leur vie de « rien du
tout », encore un autre, ce sont les nécessiteux qui coûtent « un pognon de
dingues ». Le chômage ne serait qu’une illusion, n’importe qui traversant la
rue pouvant trouver un travail. Les vieux sont des geignards ou manquent
de sagesse lorsqu’ils osent participer à des manifestations, quitte à se faire
blesser grièvement, et ainsi de suite, jusqu’à imaginer qu’un boxeur gitan
est par essence ou par nature, on ne sait, incapable de s’exprimer dans un
français somme toute simple et direct. Que de dégâts et de frustrations créés
par cette posture ego-centrique, ego-centrée.
Comment est-ce possible et comment la Cinquième puissance mondiale en
est arrivée à ce déchirement social qui voit les plus riches devenir toujours
plus riches et les plus modestes s’enfoncer dans un marasme sans fin ? Les
professions respectées ou aimées des Français, celles du service public de
proximité, sont touchées de plein fouet. De jeunes médecins, de jeunes
chefs de clinique faisant un des plus beaux métiers du monde se suicident.
Des pompiers, chéris de la population, n’en peuvent plus de risquer leur vie
volontairement pour des salaires indécents à peine suffisants pour faire
survivre leur famille. Les policiers, avec qui les Français ont toujours
entretenu un rapport ambigu mais intense, de héros des attentats de
novembre 2015 sont devenus les boucs émissaires d’une partie de la société
en colère. Cette profession digne, dont la vocation est de maintenir l’ordre
républicain, se voit surexposée à la misère sociale et aux défaillances de
l’État. Les suicides de policiers repartent à la hausse, exprimant le désarroi
d’une corporation meurtrie d’être mal aimée et instrumentalisée par un
pouvoir s’en servant comme d’un bouclier commode.
En pleine rentée de septembre 2018, Gérard Collomb, un ministre
connaissant les dossiers, jette l’éponge, réalisant qu’il a été doublé dans
l’affaire de la police personnelle du président à l’Élysée, telle une insulte
faite aux hommes de la gendarmerie et de la police, prêts à sacrifier leur vie
pour le président et ridiculisés par un histrion, Alexandre Benalla, dont on
n’a pas fini d’entendre parler. Depuis, un homme totalement ignorant des
dossiers complexes de la sécurité de l’État et en aucun cas spécialiste de la
police et des questions sensibles d’ordre public et de lutte contre le
terrorisme, Christophe Castaner, transfuge du PS, l’a remplacé et ne cesse
de bégayer sa fonction, incapable de samedi en samedi de rétablir l’ordre.
Pourtant, en ce mois de juillet 2018, la problématique est quelque peu
différente et le président doit recomposer une nouvelle image, rapidement à
l’inverse des faits, gestes et actes qui ont été réalisés depuis un an. Une
stratégie économique a été pensée et construite pour garantir aux plus
fortunés leur enrichissement constant, pour attirer les plus grandes
entreprises internationales sur le sol français, quitte à ce qu’elles ne payent
pas d’impôt en France, ou si peu comme celles du GAFA. Les compagnies
privées ont bénéficié d’exonérations, jamais égalées jusqu’alors. Les
dividendes répartis entre actionnaires deviennent indécents aux yeux de
tous ceux qui dans le pays n’arrivent pas à terminer leurs mois, et la mesure
la plus symbolique qui consiste en la suppression de l’Impôt sur la fortune
demeure une des vertèbres cervicales de la colonne Macron. Elle ne se
discute pas, sous peine, selon le président, de provoquer la fuite des
capitaux. Les milliards de défiscalisation accordés aux grandes entreprises
n’ont aucunement été payés en retour du million de postes de travail
escomptés. Au contraire, le travail devient toujours plus précaire, certains
au MEDEF imaginant même des contrats à la journée en une régression qui
ne peut faire penser qu’au temps de la Seconde Révolution industrielle au
e
XIX siècle, ou à la jungle du travail des États-Unis de nos jours, que,
jusqu’à preuve du contraire, la majorité de la population française ne désire
pas.
Dans le château de Versailles pour la seconde fois, Emmanuel Macron a
décidé d’attaquer. Les mots sont incisifs, le visage sévère quand il le faut,
souriant et désarmant lorsqu’il le doit, l’attitude impeccable, le verbe fort et
la détermination intacte. Le morceau de bravoure oratoire vaut la peine
d’être analysé. Le président sait qu’il est attendu sur sa capacité à
réenchanter un ciel qui s’obscurcit en fonction d’un marasme et d’une
morosité économiques qu’il ne peut nier. Sans ciller, le président affirme
qu’il veut construire « l’État providence du XXIe siècle » et que ce sera la
priorité de son année à venir. Nous y sommes : quels sont les signes
objectifs d’une politique courageuse telle celle que Franklin Roosevelt
construisit pour sortir les États-Unis de la crise, se faisant haïr des plus
riches Américains, taxés de façon radicale au-delà d’un certain seuil de
fortune, pour engager une politique de grands travaux et de relance de
l’économie capitaliste américaine en perdition, après la crise de 1929 ?
Quelles sont les mesures d’État-protecteur avancées qui n’aient
immédiatement une contrepartie sous la forme d’une réduction des services
publics, annulant les effets d’annonce. Comment soutenir que la médecine
en zone rurale est défendue par exemple, alors que les hôpitaux sont fermés,
au su et vu de tout un chacun ?
Qu’à cela ne tienne, le président construit une litanie d’expressions pour
l’État qu’il désire : « émancipateur, universel, efficace, responsabilisant,
c’est-à-dire couvrant davantage, protégeant mieux, s’appuyant sur les
mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous ». Un plan de réformes des
retraites est annoncé alors qu’elles sont ponctionnées comme rarement
auparavant depuis son accession aux plus hautes fonctions. Un plan afin de
lutter contre la pauvreté désormais installée durablement et touchant de plus
en plus de personnes, surtout des jeunes et des enfants, longtemps remis à
plus tard, est lui aussi prévu pour la rentrée. Où le lecteur retrouve un des
axiomes de la République en marche : « tout en même temps ». Jusqu’à
quand l’illusion peut-elle fonctionner sans le renforcement permanent d’un
pouvoir sécuritaire, d’un pouvoir pris dans ses contradictions et sommé
d’assumer ses fonctions régaliennes d’État-providence selon l’expression
présidentielle ? À la rentrée de septembre 2018, les défections de ceux qui
avaient voulu y croire et jouer le jeu indiquent que le moment de vérité est
arrivé. De la façon la plus symbolique qui soit, Nicolas Hulot, ministre de
l’Écologie, porteur de tant d’espoirs, quitte le gouvernement fin août. Il a
compris. La semaine précédente, Édouard Philippe lui fait connaître une
réduction de son budget de 200 millions d’euros, touchant l’aide à la
transition écologique et le contrôle de la qualité de l’eau. Une ultime
humiliation face au lobby des chasseurs le contraint à envoyer sa lettre de
démission le 29 août 2018. C’est le début d’une série de défections
significatives et pénalisantes pour le président, désormais régulièrement
confronté au départ de ses proches. Il faut comprendre les vraies priorités
d’un gouvernement pour qui la Révolution écologique ni même les
réformes énergiques pour sauver la Terre ne sont pour demain, tant que les
intérêts financiers dominent, menant le monde à la catastrophe et désarmant
toute critique politique, donnant l’impression que le président est l’acteur
des intérêts d’une finance qui le dépasse.

Acte IV : la crise de l’extrême centre


ou la fuite vers l’ordre sécuritaire

Dès lors le système de l’extrême centre entre dans une zone de turbulence
dans laquelle il entraîne tout le pays, exacerbant tous les démons d’une
société divisée, déchirée, binaire, désunie et désormais en grande colère.
Les formes hideuses du rejet de l’autre, à commencer par la stigmatisation
de la parole des gitans au sommet de l’État, la recrudescence révoltante des
marques d’antisémitisme dans la société, démontrent des clivages graves
dont les cicatrices s’avèrent chaque jour plus difficiles à refermer dans une
montée de violence verbale et de passages à l’acte, que le système de
l’extrême centre a fini, au sens propre du terme, par déchaîner. Le système
se trouve, comme dans d’autres moments de l’histoire, en face de son
impasse. Pour qu’il triomphe, il a besoin de toujours plus de pouvoir
exécutif. Or, en cette rentrée 2018, il a atteint les limites de ce que la
constitution peut supporter, sans que le pays ne bascule vers des pratiques
liberticides. Le président le sait et, n’étant pas un putschiste, il se trouve
limité dans son action. Il ne peut raisonnablement forcer davantage les
institutions. Il ne peut se dédire vis-à-vis de ses soutiens financiers que le
livre de Julia Cagé vient au bon moment dévoiler133.. Le président se trouve
pieds et mains liés par les intérêts financiers qui l’ont soutenu au pouvoir et
le tiennent. L’affaire Benalla, commencée tel un fait divers sordide de
violence arbitraire opéré le 1er mai par le barbouze du président, hors de
toute légalité, devient une affaire d’État en dévoilant les pratiques
arbitraires au sommet de la République.
En cet automne 2018, la France se dérègle, le pays entre dans une
mauvaise spirale, l’ambiance est délétère et rappelle aux historiens,
convoqués en urgence sur les plateaux des radios et de télévisions, d’autres
périodes où la haine a divisé les Français, où le pouvoir a clivé la société.
Le jeu de radicalisation se généralise dans chaque famille politique, et le
centre du pouvoir ne demeure pas en reste lorsque éclate la crise des « gilets
jaunes », après une mesure visant à taxer une fois encore, pas forcément les
plus démunis, mais ceux qui, à la périphérie des villes, ont succombé à
l’injonction de devoir acheter une maison en zone périurbaine et la voiture
qui va avec, car ainsi va la politique de surconsommation. Ceux-là, qui se
taisent généralement, au début du mouvement décident de réagir et de
s’opposer par le refus d’une taxe qui finance un système injuste où l’on fait
peser la culpabilité de la pollution sur ceux qui, en bout de chaîne, subissent
au contraire un modèle de vie imposée par le libéralisme hégémonique et
pollueur, et dans lequel ils ne s’en sortent plus.
Le face-à-face est inéluctable entre celui qui a fait le vide de la politique
autour de lui, renvoyant chacun à la nécessité de s’enrichir, et la masse des
personnes qui non seulement ne se sont pas enrichies, mais perçoivent leur
déclassement réel. Ayant bien retenu la leçon du candidat Macron – la
vieille politique n’est qu’un monde à balayer –, ils se tournent directement
vers le chef de l’État pour lui demander des comptes, personnellement. À
force de délégitimer la politique au nom du pragmatisme et de la réalité des
chiffres qui n’ont que faire des principes, la politique du président a
construit l’opposition qu’elle suscitait. Dès lors, les « gilets jaunes » exigent
de ne plus payer pour les autres, dénonçant une nébuleuse qu’ils appellent «
les riches » et que l’attitude prévoyante et protectrice du président vis-à-vis
des plus nantis dénonce à la vindicte populaire. Ils ont aussi compris une
autre leçon dans le refus de s’organiser politiquement, percevant la
politique comme un piège et un jeu de codes qu’ils ne maîtrisent pas,
sachant qu’ils seraient soit engloutis dans le système en y participant, soit
marginalisés, soit compromis, soit humiliés encore.
Face aux débordements de certains « gilets jaunes », ou plutôt de
manifestants se distinguant des mouvements autour des ronds-points, et
désirant clairement l’affrontement avec les forces de l’ordre, le pouvoir
ordonne une répression sans concession. L’expression tirer dans la foule
n’est pas galvaudée ici. Au moment où l’on termine ce livre en début de
mars 2019, 19 personnes ont perdu un œil, 4 mains ont été arrachées par des
explosifs, 3 000 personnes ont été blessées dont 1 000 policiers et 2 000
manifestants au moins. 9 000 cartouches de LBD 40 ont été tirées par des
forces de l’ordre bien souvent composées, non par des professionnels des
manifestations, comme les Compagnies républicaines de sécurité ou les
Gendarmes mobiles, mais par des policiers en civil. Leurs pratiques et
tenues sont rigoureusement identiques aux pratiques et tenues de ceux
qu’ils chassent et frappent. Ce sont des policiers qui ne connaissent pas les
techniques complexes du maintien de l’ordre en manifestation et se lâchent,
confondant leur métier, qui consiste à arrêter des délinquants en flagrant
délit, et celui de protéger des manifestants, exerçant leur droit et leur liberté
d’expression. Criminalisés, les manifestants sont visés et blessés par des
armes fort handicapantes. Les nombreuses enquêtes diligentées par l’IGPN,
dont certaines ont donné lieu à des notes ou des rapports sévères, concluent
au fait que les tirs sont trop hauts, au lieu de viser le bas du corps, effectués
à trop courte distance, mettant inutilement en danger la vie des citoyens
dont des milliers de vidéos sur les réseaux sociaux montrent qu’ils sont
parfaitement pacifiques au moment de devenir des cibles ou frappés sans
raison apparente.
Acte V : au bon vouloir du président ?
Des vœux du 31 décembre à la convocation
d’un débat national, la crise en marche

C’est dans ce contexte tendu que se joue l’avant-dernier acte de ce livre


avec les vœux du président, exprimant la rupture la plus risquée qui soit
dans un système républicain et démocratique, celle de la disjonction entre le
légal et le légitime. La contrainte d’en appeler à un grand débat national le
démontre. Le texte du soir du réveillon, comme de coutume, dans une
langue précise, manifeste un calme déterminé, une forme d’impassibilité
qui doivent indiquer que la situation est sous contrôle. Debout, au lieu
d’être assis comme ses prédécesseurs, le président rappelle par ce détail sa
grande forme physique, sa jeunesse, et le symbole qui va avec, la stature
droite, alors qu’il est devenu un marcheur immobile, un Commandeur !
Sérieux au point d’être contrit, notent des observateurs, il compose un
visage empathique au moment d’évoquer les difficultés de survie des plus
modestes. Le président héroïque de l’été 2017 a laissé place à un président
qui joue la corde de l’humilité et de la modestie, tout en affirmant avec un
calme olympien que les plus fortunés continueront d’être protégés de toute
fiscalité supplémentaire. Le cap sera maintenu, celui d’une américanisation
de l’économie, à marche forcée. Comme il convient dans ces circonstances,
une partie du discours du président, alors que la France est encore choquée
par l’attentat qu’a subi la ville de Strasbourg, est consacrée à la
dénonciation de la violence et à l’affirmation qu’il ne peut l’accepter et ne
l’acceptera pas.
Le problème de cette avant-dernière prise de parole importante avant celle,
écrite, de la convocation d’un grand débat national dont Emmanuel Macron
a décidé des quatre thèmes, est la double nature du langage qui apparaît de
façon par trop visible cette fois, comme si tout pouvait être compris de
façon réversible. Il revient à un des fondements de l’extrême centre, tout
étant dans tout, tout peut être retourné et servir de façon ambiguë, double,
trouble. Le président affirme que la sécurité des Français sera assurée, mais
de quels Français et, vu les formes de violences policières dénoncées par les
autorités européennes et désormais onusiennes, comment comprendre cette
parole ? Le président s’engage à lutter contre la précarité et contre la
pauvreté. Pourtant le rapport annuel de la fondation de l’abbé Pierre pointe
le double langage du président, berçant les téléspectateurs de bons mots,
mais dans la réalité bloquant toute politique réelle de solidarité nationale.
Le président affirme qu’il a été élu pour appliquer un programme alors qu’il
sait très bien que la grande majorité des personnes qui ont voté pour lui
voulaient faire barrage à l’extrême droite. Il faut comprendre que les
élections futures vont répéter ce schéma dont le président doit sûrement
penser qu’il est son meilleur atout pour rester dix ans au pouvoir. Tout est
double, tout se joue en miroir, et tout à coup l’origine de la crise des « gilets
jaunes » se reflète dans la veste du président au reflet jaune.
Le décryptage du discours du 31 décembre 2018 montre un président qui
s’enferme dans sa légalité, persuadé que cela doit lui suffire pour réimposer
un ordre républicain. Le problème est que la rue, les élus de base, les
députés de l’opposition, une partie de la jeunesse des lycées, durement
punie quelques semaines auparavant, lui contestent le bien le plus précieux
de la gouvernance : la légitimité. Cette dernière a changé de camp et,
lorsque le divorce est à ce point consommé entre le légal et le légitime dans
un pays républicain et démocratique, la situation ne peut que devenir
risquée pour les institutions, pour la garantie du respect due à celui qui les
incarne, pour la stabilité tout court de la société et la sécurité des personnes
dont il était tellement question dans la perspective de refonder la France
comme un État Léviathan. Accroché aux institutions qui forment un
bouclier derrière lequel personne ne peut venir le chercher, comme il l’a de
façon provocante rappelé de façon antiphrastique lorsque son homme de
paille Benalla a commencé sa chute, encore en cours, le président en
appelle à la loi, mais dans un registre qui convainc moins et qui le contraint
quelques semaines plus tard à convoquer, par défaut, un Grand débat
national, pour tenter de juguler une crise qu’il ne contrôle plus désormais.
La boîte de Pandore est ouverte, car tout appel à la nation pour qu’elle
exprime ses doléances, est une prise de risque immense que les événements
de 1614 et de 1789 ont démontrée. Tout simplement car il ne saurait y avoir
convocation du peuple pour lui demander ce dont il se plaint, sans que cela
n’entraîne des conséquences radicales sur la gouvernance du pays, soit par
changement profond du cap politique, soit par transformation de la
constitution à temps et de façon légale, soit par le renversement du pouvoir
de façon légitime, au risque de la violence.
Pas de Débat national, ou de rédaction de cahiers de doléances comme
l’on veut, sans convocation des états généraux de la nation. Le président a
beau tenter de façon autoritaire, encore une fois, d’imposer ses quatre axes
et d’occuper la parole dans les débats marathons qu’il anime, démontrant sa
prise de conscience de l’instabilité du pays, c’est le spectacle d’une fuite en
avant qui s’offre. La façon dont seront interprétés les résultats déterminera
le futur du quinquennat et au-delà celui de sa seule personne, la solidité du
tissu social et sociétal français sur le point de se déchirer. Soit les dés de la
consultation et de son bilan seront pipés et la colère se poursuivra larvée ou
éclatante. Soit les Français seront écoutés et les politiques fiscale,
écologique, sociale, économique, culturelle seront changées du tout au tout
et l’extrême centre devra se conformer au cadre d’un parlementarisme
respectueux du pluralisme au niveau national, et garantissant les libertés
locales et municipales.
Le tournant sécuritaire que prend la France ne semble pas indiquer cette
voie-là. L’ensemble des lois restreignant les libertés indique même un tout
autre chemin inquiétant, où la violence d’État répond à une autre violence
urbaine, en réalité actée par une infime minorité de Français mais retombant
sur l’ensemble des citoyens par des lois toujours plus sévères. Comment
évaluer, mesurer la violence, se demande l’historien et citoyen ? Quel
niveau, quel espace de violence interroger ? Celle d’un bris de vitrine tout à
fait condamnable, celle d’une famille aux abois car il n’y a plus rien dans le
portefeuille des parents le 10 du mois ? Celle d’une dame de soixante-treize
ans brutalement renversée par des policiers alors qu’elle est parfaitement
calme ? Celle d’un homme de quarante et un ans se moquant d’elle, et de
son immaturité deux jours plus tard, le même jeune homme étant le
président de la République.
Le traitement des pauvres aujourd’hui est éclairant sur le double registre
d’une langue douce cachant une réalité alarmante. Rappelons-nous. Il était
une fois, un bon roi Louis XVI qui rendit visite aux pauvres du bassin
parisien durant le terrible hiver 1788, pour leur faire l’aumône de quelques
pièces, de quelques bonnes paroles et de quelques morceaux de pain. La
scène fut immortalisée bien plus tard, en 1817, par Louis Hersent, recevant
une commande du nouveau roi, Louis XVIII, cherchant à redorer l’image de
son frère aîné, tel un roi bien aimé et un roi bien aimant proche de ses
peuples. Sur internet aujourd’hui, il est possible de trouver la photographe
officielle que l’Élysée a laissé publier, en temps quasi réel. « Le président
de la République Emmanuel Macron s’est rendu auprès de sans-abri dans la
nuit du 18 février, accompagnant une équipe du Samu social parisien lors
d’une maraude. Alors que la presse n’avait pas été conviée, la photographe
officielle du chef de l’État, Soazig de la Moissonnière, a publié un cliché du
déplacement présidentiel sur les réseaux sociaux. On y voit un Emmanuel
Macron, vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir, dialoguant avec des sans-
abri134..
Il n’est rigoureusement pas question ici d’entrer dans la polémique, ou de
juger un tant soit peu l’intention des deux hommes. Deux chefs d’État se
rendent personnellement auprès des pauvres pour les soulager un instant et
leur apporter, nul n’en doute, un réconfort, sûrement livré de manière
sincère par les deux acteurs. C’est bien de cela qu’il s’agit et non de
bienfaisance ou d’action dans un cadre légal de protection de la pauvreté.
Quelle que soit la valeur intentionnelle de Louis XVI et d’Emmanuel
Macron, à deux cent trente ans de distance, leurs actes correspondent, par
leur publicité, à une volonté politique manifeste de valorisation de leur
action sociale, soit de façon posthume dans une reconquête de légitimité du
roi défunt, soit dans une politique maîtrisée de représentation des qualités
humaines du président en déficit d’image, car présenté le plus souvent
comme l’homme des riches et le serviteur des intérêts du patronat. De la
commande officielle à la photographe officielle, la recette est la même :
faire imprimer sur la rétine des spectateurs qui voient la scène d’un vérisme
tel que l’on peut avoir l’impression d’y participer, l’image d’un homme
bienveillant, différent de ce que l’histoire ou l’opinion laissent penser de
lui. Le style est simple, celui d’un jeune homme de quarante et un ans, vêtu
comme ses contemporains. Sur la photo officielle de l’Élysée, par pudeur, le
pauvre a disparu sous sa tente, le président, à genoux, les bras croisés, lui
apporte une bonne parole, tel un roi-mage devant l’étable du pauvre enfant
perdu de la Bethléem des temps modernes ? « Je te regarde dans les yeux je
t’aide ».
Sur l’autre image, il y a deux cents ans, le style est celui d’un homme de
trente-cinq ans, fort aisé mais débonnaire, avec son manteau ouvert, d’un
abord facile, presque humble dans son rapport aux autres, la main est ici
sortie, posée sur une jeune fille, impensable dans la « com » moderne, la
main tendue vers un autre pauvre. Le geste est trop paternaliste pour passer
aujourd’hui. Il veut dire la même chose. « Je te touche je soulage ta misère
».
Deux cents ans plus tard le Président Macron est-il devenu un président
thaumaturge 135.? « Je regarde la France pauvre, je la guéris » ? C’est
visiblement le sens du tweet élyséen. Même Jupiter, celui de la mythologie
n’a pas ce pouvoir, mais les rois de France, si, et comme toujours se joue le
rapport trouble de Macron à son regret de l’absence d’une figure royale…
et donc à son énigmatique pensée sur les conditions de la naissance de la
République en 1793 et sa hantise de ne pas finir comme Louis XVI.
Quelle est la réalité de la politique officielle et gouvernementale de ces
deux hommes et dans ce dernier chapitre, de celui qui commande la France
en ce début de XXIe siècle ? L’image de bienveillante attention correspond-
elle à la réalité, est la question que se pose l’historien par-delà le choc de
l’image et l’émotion qu’elle doit susciter chez son observateur. De
nombreux intervenants dans le débat public dénoncent une pure stratégie de
communication. Les témoignages des professionnels de l’aide sociale qui
dénoncent dans les faits une baisse de 57 millions des financements des
centres d’hébergement qui accueillent les sans-abri. L’article du Figaro,
rendant compte des faits à son tour, peu soupçonnable d’un égalitarisme
démagogique, explique aussi la situation officielle du gouvernement vis-à-
vis d’une paupérisation en constante augmentation de pans entiers de la
population. En effet la pauvreté touche près de dix millions de Français, soit
plus de 10 % de la population de la cinquième puissance du monde.
Le ministre du Logement Julien Denormandie dénonce une « fake news »
: le budget global consacré à l’hébergement d’urgence a augmenté « de 15
% » entre 2017 et 2019, pour atteindre « près de deux milliards d’euros ».
Un effort sans précédent, selon lui. Ce discours « ressemble à une sorte de
déni de réalité », rétorque Florent Gueguen, directeur de la Fédération des
acteurs de la solidarité (FAS), qui regroupe les gestionnaires de 80 % des
centres d’hébergement. Cette hausse globale ne doit pas faire oublier les
coupes budgétaires imposées aux centres d’hébergement et de réinsertion
sociale (CHRS). Ils représentent un tiers du parc d’hébergement d’urgence
avec leurs 44 000 places et font l’objet d’une réforme pour harmoniser leurs
tarifs, qui prévoit 57 millions d’euros d’économies entre 2018 et 2021. « Ça
a été un coup très dur pour ces structures, cela a engendré des suppressions
de postes, une baisse de la qualité de l’accompagnement », explique Florent
Gueguen136.. Il dénonce « une vision strictement comptable : on a donné
un coup de rabot sans regarder la plus-value que représentent ces
établissements ». Dans le Val-de-Marne, le Centre d’action sociale, qui gère
49 places d’hébergement accordées en priorité aux sans-abri sortant de
prison, doit réduire son budget annuel de 150 000 euros d’ici 2021. »
L’effort qui nous est demandé est quasiment impossible », s’inquiète
l’association.
Le constat est clair et chacun peut se faire une idée objective. Ce double
langage, cette double posture, l’homme du peuple, l’homme de la finance,
ne date pas de ce mois de février 2018. Emmaüs a dénoncé depuis le début
de l’année la duplicité d’une politique entre l’écart mesurable de la parole
bienveillante et euphémisante d’une part, et la réalité brutale, en pleine
contradiction avec le discours, fondement même d’une politique de centre
ultra-radical, d’autre part. Ceux qui vivent continuellement avec les laissés
pour compte de la société, portent un autre regard sur le double langage
gouvernemental, pointé par le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre
(FAP). Certes, l’introduction ne manque pas de souligner comme il se doit «
les éléments de langage » modérés et bienveillants qui ont changé et ne peut
qu’en souligner la positivité, mais le reste du rapport est sans appel. Le
gouvernement met bien 15 milliards d’euros sur deux ans dans son plan «
logement d’abord » mais « c’est d’autant plus insuffisant que, à coté, le
pacte financier et fiscal demande aux collectivités locales de faire 13
milliards d’économie », constate Christophe Robert, délégué général de la
FAP. L’offre aux logements adaptés reste insuffisante, fort loin des
préoccupations du gouvernement. Seules 1 400 places en pension de famille
ont été ouvertes en 2018, sur les 10 000 promises sur cinq ans. D’ailleurs
les décisions prises par les ministres concernés sont en contradiction avec le
plan « logement d’abord ». Fragilisation des bailleurs sociaux soumis à des
économies sans précédent, baisse des aides personnalisées, faiblesse de la
lutte contre les expulsions arbitraires, tout concourt à rendre toujours plus
précaire la situation des ménages à bas revenus. Contrition bienveillante
d’un côté, violence sociale contre les plus démunis de l’autre. L’image de la
maraude nocturne en faveur des sans-abri en ressort plus floue.
Le président avait pourtant prudemment pris les devants avant l’annonce,
dans le cadre de son plan contre la pauvreté, le jeudi 13 septembre 2018, de
vingt et une mesures, structurant une Stratégie de lutte contre la pauvreté. Il
avait écouté les spécialistes de l’aide aux plus pauvres, les membres d’ATD
Quart Monde, le 10 septembre, trois jours auparavant137.. Là encore, les
éléments du discours sont imparables sur l’empathie orale du président vis-
à-vis des plus faibles. Mais la réalité ? Rien sur la revalorisation du RSA et
un manque de mesure flagrant sur la culture et la santé, points essentiels de
la lutte d’ATD quart Monde. À bien étudier la stratégie du président, les
8 milliards annoncés ne sont qu’un redéploiement de budget qui ne peut
cacher la baisse constante des sommes consacrées aux aides sociales, avec
la faiblesse de la revalorisation des minima sociaux. Réduction des budgets
des missions locales pour accompagner les jeunes, réduction drastique du
nombre de contrats aidés sans solutions de substitution, non-remplacement
des personnels en PMI sont à l’ordre du jour. Il en va de même d’une
annonce positive, l’éducation pour tous les enfants dès trois ans. Mais quid
des dizaines de milliers de parents qui vivent avec moins de 480 euros par
mois par personne et qui ne pourront se conformer à la loi ? Quid du
dédoublement des classes de CP-CE1 qui ne touche que moins de 25 % des
élèves les plus défavorisés. Il en va de même de l’idée d’une réunification
de toutes les aides en un seul apport. L’idée n’est pas mauvaise sur le
papier, mais elle semble tout droit sortie du libéralisme brutal anglais qui a
expérimenté ce regroupement de prestations pour diminuer le nombre
d’agents de services publics s’occupant de l’aide sociale et, au passage,
pour réduire le montant global des prestations sociales (le fameux « pognon
de dingue » que coûte la solidarité nationale138.). Rien n’a été laissé au
hasard du côté de l’Élysée et de son service de communication ainsi que de
la part des faiseurs du discours du président. « Choc de participation », «
Création d’un service public d’insertion », autant d’éléments de discours
présidentiel qui renforcent, auprès des professionnels quotidiennement au
contact de la misère grandissante de notre société, la double face de
l’extrême centre. Face au réel de la confrontation avec la pauvreté le
masque d’une modération superficielle est arraché. Une violence sociale,
désormais devenue insupportable pour des dizaines de milliers de Français,
devient la source bouillonnante de ressentiments, extériorisés de façon
mature ou désordonnée, ou la cause d’un repli hébété sur ses difficultés
vécues comme autant d’échecs personnels honteux. Tout l’art de la
politique présidentielle est d’éloigner le regard et l’observation de l’échec
global d’une politique libérale, construite pour défendre les nantis du
système, en pratiquant ici et là la charité, en saupoudrant de mesurettes sa
politique écologique et en menant en réalité à la catastrophe sociale et
environnementale.
À ces critiques, le président de la République, maître de l’extrême centre,
a proposé un concept qui résume depuis l’été 1789 la posture des hommes
de sa mouvance idéologique : la neutralité139.. Emmanuel Macron a utilisé
ce mot pour l’exiger des journalistes couvrant les manifestations des « gilets
jaunes », les trouvant impartiaux. La boucle de l’extrême centre se referme
sur ce terme ô combien révélateur : la neutralisation. Neutralisation du
débat, par le vide de la saine confrontation des points de vue différents.
Neutralisation de la société par le contrôle spectaculaire de la libération de
la parole mais surplombée par l’archiprésence du président dans les débats
qu’il choisit. Neutralisation, lorsque le centre a paralysé, comme sidéré sa
droite et sa gauche. Neutralité, le contraire de ce qui fait le sel de
l’intelligence critique, le sel de la position que tous les hommes de lettres,
les penseurs et les intellectuels ont enseignée depuis l’âge des Lumières :
l’engagement comme but ultime de toute réflexion, avec ses choix, tout sauf
neutres parce que argumentés, pensés, réfléchis.
Neutralité ou un pas de plus vers la neutralisation, terme résumant le rêve
de tout juste milieu masquant son arbitraire. Neutralisation a un sens bien
précis dans l’armée et la police. Il peut avoir un sens précis pour quelqu’un
qui vise à réduire fortement le nombre de députés et de sénateurs, qui
souhaite que les lois soient discutées en commission et non dans
l’Assemblée nationale, pour quelqu’un qui plutôt que de convoquer les
représentants de la nation, fait fonctionner des logiciels pour savoir ce que
les Français désirent vraiment, pour quelqu’un qui construit le dernier étage
du bunker extrême-centre par la construction d’une République de l’État
d’urgence permanent.
110 Marc Bloch, « Que demander à l’histoire », in L’Histoire, la guerre, la Résistance, Paris, «
Quarto », Gallimard, p. 469-483 ; Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971.
111 Frédéric Lordon, « Les Forcenés », in Le Monde diplomatique, 8 janvier 2019.
112 Françoise Jacob, « Faire la Révolution, est ce devenir fou ? Les aliénistes français du XIXe
siècle jugent1789 », in L’image de la Révolution française, Congrès mondial du bicentenaire, Michel
Vovelle (dir.), Maxwell éditeur, Londres, Paris, 1989, t. 3, p. 2055-2062. Laure Murat, L’Homme qui
se prenait pour Napoléon, Paris, Gallimard, 2011.
113 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France.1976, Paris,
Galimard / EHESS, 1997.
114 La référence surinterprétée sur l’influence qu’eut le philosophe Ricœur sur le jeune homme
Macron ne joua pas un petit rôle dans la construction de l’image d’un homme cultivé, formé par un
des maîtres à penser français que les Américains nous avaient envié au point de l’inviter longuement.
Certains même allant jusqu’à imaginer un président philosophe tel un rêve platonicien enfin réalisé et
soutenu plusieurs mois après l’élection, encore en octobre 2017. Cf. François Dosse, « Emmanuel
Macron a placé Ricœur au pouvoir », https ://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/18/emmanuel-
macron-a-place-paul-ric-ur-au-pouvoir_5202496_3232.html.
115 Cf. Julia Cagé, Le Prix de la démocratie. Paris, Fayard, 2018, chap. 2 Le financement de la
Démocratie : un système peu régulé et pensé uniquement pour les plus favorisés », p. 57-86.
116 Cf. Pierre Serna, Comme des bêtes…, op. cit. Conclusion « Les hommes pires que des bêtes ? »
117 Cf. Jacques Julliard, François Furet, Pierre Rosanvallon, La République du centre…, op. cit.
118 David Bell, « Le Pen may lose the French elections. But that won’t mean more stability » dans
le Washington Post, 21 mai 2017, https
://www.washingtonpost.com/posteverything/wp/2017/05/05/le-pen-may-lose-the-french-elections-
but-that-wont-mean-more-stability/ ?noredirect=on&utm_term=.37796154c73b.
J’avoue ne pas savoir qui a écrit l’article « Extrême-centre » sur Wikipédia https
://fr.wikipedia.org/wiki/Extr %C3 %AAme_centre, première occurrence apparaissant sur le moteur
de recherche Google. La seconde occurrence, un article de Mediapart, est signée de Gauthier Boucly,
un de mes étudiants de MIM2 en Sorbonne.
119 Alain-Gérard Slama, « L’extrême centre, ou le débat insupportable », le 06/07/2017 dans
L’Express. https ://www.lexpress.fr/actualite/politique/l-extreme-centre-ou-le-
debainsupportable_1924899.html. Un après la parution de mon livre en 2005, Alain Duhamel utilisait
en 2006 l’expression à mauvais escient pour évoquer François Bayrou, on verra plus loin combien
l’analyste de toute la politique se trompait sans citer ses sources. Puis vient l’essai d’Alain Deneault
paru dix ans après la République des girouette : La Médiocratie : politiques de l’extrême-centre, Lux,
2015 suivi d’une nouvelle version de sa réflexion en 2017, avec un nouveau titre Politiques de
l’extrême centre.
120 Le Figaro 4 août 2017 : « Les constructifs cherchent leur voie », ou l’article de L’Humanité du
23 mai 2017 sur la classe politique roubaisienne oscillant de Valls à Macron. Les membres du PS
mènent campagne contre le candidat officiel du PS, Benoît Hamon, provoquant la confusion des
électeurs et leur dispersion vers Emmanuel Macron, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon.
121 https ://www.rtl.fr/actu/politique/le-depute-sebastien-nadot-exclu-du-groupe-lrem-apres-son-
vote-contre-le-budget-2019-7795996324, « Groupe LREM à l’Assemblée : l’exclusion de Jean-
Michel Clément divise la majorité », et http ://www.leparisien.fr/politique/une-exclusion-qui-divise-
21-04-2018-7676712.php,« Comment En Marche ! « coache » ses futurs députés ? », La Croix, https
://www.la-croix.com/France/Politique/Comment-En-Marche-coache-futurs-deputes-2017-06-15-
1200855323.
122 https ://www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/interview-exclusive-d-emmanuel-
macron-je-ne-crois-pas-au-president-normal_432886.« Question :Mais quel est le type de président
capable d’incarner et de rassembler le pays ? Réponse : « François Hollande ne croit pas au «
président jupitérien ». Il considère que le Président est devenu un émetteur comme un autre dans la
sphère politico-médiatique. Pour ma part, je ne crois pas au président « normal ».
123 https ://www.franceculture.fr/politique/president-jupiterien-comment-macron-compte-regner-
sur-lolympe. John Scheid, historien du Collège de France, spécialiste de l’Antiquité romaine,
interrogé sur le sens de l’expression « Jupitérien » explique le néologisme. « La contraction
jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion », c’est dans Balzac, dans La Duchesse de Langeais.
L’expression « fait allusion à ce côté tout-puissant, mais sans exercer dans l’immédiat la toute-
puissance. Il est toujours dans la retenue avec les humains. Entre les dieux ça craque parfois, il y a
des batailles… mais avec les humains, il sait que le moindre geste peut être écrasant et mettre un
terme à l’affaire ».
124 Shoshana Felman, Le Scandale du corps parlant. « Don Juan » avec Austin ou la séduction des
deux langues, Paris, Seuil, 1980.
125 Loi « anti-casseurs » : des magistrats aux policiers, un texte vivement critiqué et adopté le
mardi 5 février 2019. https ://www.europe1.fr/societe/loi-anti-casseurs-des-magistrats-aux-policiers-
un-texte-vivement-critique-3852320. « Loi anticasseurs : des mesures qui piétinent la rue », https
://www.liberation.fr/france/2019/02/04/loi-anticasseurs-des-mesures-qui-pietinent-la-rue_1707429.
126 Manifestement le déni de l’importance des maires persiste. Ainsi la maire de Lille et présidente
du CHRU Martine Aubry n’a pas du tout apprécié d’être mise de côté lors d’une visite ministérielle.
Les deux membres du gouvernement d’Édouard Philippe ont bien dû l’entendre. « Je suis maire de
Lille et présidente du CHRU et je n’ai pas été prévenue de votre visite, sauf par le préfet hier soir
[…] Très franchement, le mépris des élus, je suis habituée. C’est comme ça en permanence avec ce
nouveau gouvernement. Et après on nous parle de République et de démocratie. » 24 février 2019
https ://actu.orange.fr.
127 L’historienne des manifestations Danielle Tartakowsky a justement analysé ce phénomène
d’une construction en miroir d’un libéralisme sécuritaire et la radicalisation d’une société tentée par
le repli nationaliste et autoritaire. Cf. L’humanité dimanche, 14 février 2019, p. 12.
128 François Furet, Dictionnaire critique de la Révolution, 1988 seconde édition de 1992,
augmentée d’une notice Bonaparte, et surtout son article « Dix-huit Brumaire » (1992), Paris,
Flammarion, vraie clé d’interprétation d’un macronisme à venir.
129 Discours du 21 janvier 2019 à Versailles. « Macron promeut la France à Versailles devant 150
grands patrons »https ://www.paris-normandie.fr/actualites/monde/macron-promeut-la-france-a-
versailles-devant-150-grands-patrons-NJ14483709.
130 Le Point https ://www.rtl.fr/actu/politique/macron-definit-l-image-du-president-jupiterien-dans-
son-interview-au-point-7789901076.
131 Cf. L’Express, Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux et ancien président de la
commission des lois à l’Assemblée nationale, « l’État d’urgence doit s’arrêter », 5 juillet 2017, ou
«Les juristes vent debout contre la loi antiterroriste », Le Monde, vendredi 9 juillet 2017, p. 9, ou la
dénonciation « de l’État d’urgence sous la forme d’un coup d’État légal » par Éric Fassin dans
l’Humanité du 21 juin 2017, p. 6.
132 Voir L’intervention de Malik Samenkour sur « la spirale autoritaire » qui a saisi le
gouvernement depuis le début de la crise sociale et politique de novembre 2018. À propos de la loi et
du pouvoir qu’elle donne au préfet d’interdire de façon préventive une manifestation : « Ce ne sont
pas des mesures anti-casseurs. Ce sont des mesures qui viennent brider la capacité des citoyens et
résidents de France à manifester ». L’Humanité dimanche, 14-20 février 2019, p. 14.
133 Julia Cagé, Le Prix de la Démocratie, op. cit., chap. 3 : « Les réalités du financement privé :
quand l’impôt de tous finance les préférences conservatrices d’une poignée », p. 87-134.
134 https ://www.europe1.fr/politique/emmanuel-macron-a-participe-a-une-maraude-aupres-de-
sans-abris-3864158.
135 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, Paris, Strasbourg, Istra, 1924.
136 Le Télégramme, « Le gouvernement accusé de duplicité après une maraude de Macron », 6
mars 2019.
137 https ://www.atd-quartmonde.fr/la-rencontre-avec-emmanuel-macron-racontee-par-les-
militants-quart-monde.
138 https ://www.ladepeche.fr/article/2018/06/13/2816887-emmanuel-macron-aides-sociales-
coutent-pognon-dingue.htmlPour Emmanuel Macron, les aides sociales coûtent « un pognon de
dingue », La Dépêche, 12 mars 2019.
139 Le directeur du Point, Étienne Gernelle, n’en revient toujours pas de ce qu’il a entendu. « Le
président de la République a exprimé une vision de l’information étonnamment orwellienne »,
déplore-t-il dans son éditorial du 3 février, reprenant la référence du roman dystopique de George
Orwell, 1984. D’autant que face à ses invités, Emmanuel Macron serait allé beaucoup plus loin. « Il
faut s’assurer qu’elle [l’information] est neutre, financer des structures qui assurent la neutralité. Que
pour cette part-là, la vérification de l’information, il y ait une forme de subvention publique assumée,
avec des garants qui soient des journalistes », a-t-il développé. https ://francais.rt.com/france/58783-
censure-apres-loi-sur-information-macron-veut-encore-plus-de-controle-verite ; 4 février 2019.
CONCLUSION:

2002 2022 la France en extrême danger

Qui est Emmanuel Macron ?

Au jeu de la modération, de la parole maîtrisée, celle du juste milieu, celle


de l’expert, celle du sachant contrôlant les dossiers, le président de la
République excelle, brillant exemple d’une méritocratie des élites françaises
forgées dans la notabilité des bonnes familles de province. Il est issu d’une
famille où le travail récompense. Dans tant d’autres familles, le travail sert
à survivre et porte en lui un stigmate de la disqualification sociale. Pas chez
lui. Son père est médecin spécialiste, praticien hospitalier, professeur de
neurologie au CHU d’Amiens en Picardie, donc agent de très haut niveau,
tout dévoué au service public de santé. Sa mère est médecin conseil à la
Sécurité sociale, preuve encore plus forte de compétence et de savoir mis au
service de l’État. Son jeune frère est radiologue ; sa plus jeune sœur,
néphrologue. Une famille de médecins donc. En France cela veut dire
beaucoup : savoir d’excellence, formation professionnelle de première
qualité, notabilité assurée et méritée, figures d’altruisme et de respectabilité
que l’imaginaire social français place justement fort haut. Ce sont là
d’incontestables signes positifs de dévouement à la chose publique, le signe
d’une culture familiale où l’on sait ce que l’intelligence mise au service du
bien-être des autres, dans l’hôpital public, à la sécurité sociale veut dire. Lui
non. Il a hérité de bien des qualités familiales, talent, goût du travail
acharné, service de l’État dans et par la réussite sociale mais point dans le
domaine de la médecine. Il n’a pas reproduit la tradition familiale de
devenir praticien de qualité. Les hommes et les femmes fortes ne sont pas
souvent dans la reproduction du métier de leurs parents et c’est tant mieux.
Lui est un être, comme il l’a écrit noir sur blanc, typiquement balzacien. À
lui la chasse, seul et en meute, comme celle des loups, l’animal qu’il choisit
comme métaphore, au moment de rendre hommage à une grand-mère
manifestement très aimée. Le loup fusionnant avec sa grand-mère aimante
et cachant ses dents acérées, pour mieux dévorer la petite blonde en
manteau rouge, comme une image de la France… cela pourrait être une
piste que l’historien s’empresse de suite d’abandonner, pour ne pas se voir
disqualifier en incompétence freudienne. Pourtant le double masque est
encore là qui est un élément qui n’a rien à voir avec la psychanalyse mais
avec l’histoire, la sienne et celle de toutes les girouettes depuis 1789 et des
bourgeois triomphants qui veulent tout en même temps paraître bons et
philanthropes tout en étant de redoutables prédateurs dans leur profession.
C’est l’essence même de cette classe sociale telle que la définit Fernand
Braudel dans son mode de domination depuis le XVIe siècle et dont
l’historien Peter Gay a brossé un tableau sans concession140.. Emmanuel
Macron n’est pas un mystère. Il s’inscrit dans une longue histoire de la
reproduction sociale et de l’ambition de ceux qui, ayant du talent, désirent
le transformer en capital social et économique. Ainsi va le monde libéral. Il
n’y a aucune exception macronienne en ce sens.
Après avoir raté son entrée à l’École Normale Supérieure, mais étudié au
lycée Henri IV, il commence de nouvelles études à Paris, puis repasse par la
case repêchage, celle de Sciences-Po Paris, institution assez subtile pour
récupérer ceux et celles que les vénérables institutions de la rue d’Ulm ou
de Lyon, dans leur classicisme, n’ont pas su repérer, tant ils étaient
originaux… La seconde route pour intégrer le saint des saints de la
reconnaissance républicaine s’ouvrait pour décrocher le Graal. De l’État des
humanités normaliennes, à l’ÉNA des sciences normalisées, la vie avait
choisi pour le jeune Emmanuel, formé chez les bons pères, et sachant porter
son prénom d’élu, le prénom du Christ, l’homme qui conquit l’Histoire à 33
ans. Entre rendre à César ce qu’on lui doit et le devenir, allait-il choisir ou
vouloir incarner les deux « en même temps ? »
En ces années de formation, il apprit avec Paul Ricœur ce que tout le
monde ne cessa de raconter au moment de décrire son irrésistible ascension
: la philosophie, l’art de la sagesse, la maîtrise de la rhétorique, de la
modération, de la tempérance, de la mesure. Son maître à penser avait fondé
dans les années 1950-1960, face à ce qui était perçu comme une forme de
déterminisme marxiste, la théorie du personnalisme, pensée profondément
chrétienne et humaniste. Ce courant de pensée place l’être dans son
individualité et ses choix personnels au centre de son existence, sans qu’il
n’ait à subir de choix liés à des déterminismes sociaux, traçant un destin
que sa classe ou son groupe lui imposeraient. Le jeune Macron apprenait la
liberté de penser et d’être. Son professeur en philosophie lui ouvrait le
monde de tous les possibles, illimité, où seule l’intelligence marquait
l’aboutissement d’un destin personnel et la marque d’une force personnelle,
signe d’une voie, d’une élection. Son mentor, violent détracteur de mai 68
et de tout ce qui était perçu comme débordement gauchiste et violent, lui
apprenait surtout la puissance de la modération, la force lente mais durable
et pérenne de la mesure et du retour constant au centre après une oscillation
forte, qu’elle soit mécanique ou abstraite, intellectuelle ou politique.
Parler sans exagération, efficacement, sans effet de style trop prononcé,
chercher l’idée juste sans l’excès de la pensée, exprimer sans forcer la
langue des idées fermes, avec précision sans jamais hausser le ton. Calme et
détermination. Force et sérénité. Le projet verrouillé, il fallait le sang froid
pour le porter jusqu’au bout. Ce ne sont pas de petites qualités que ce
stoïcisme profondément chrétien, volontariste, s’appuyant aussi sur des
valeurs républicaines qu’apprit le jeune Macron auprès de Paul Ricœur,
fortement soutenu par quelques professeurs de l’IEP de Paris. Le fruit de cet
apprentissage sert à chaque intervention du président de la République,
maîtrisant la science de la syntaxe et l’art de la grammaire française,
comme peu de présidents avant lui. Gageons qu’être l’époux d’une
professeure de lettres classiques, spécialiste de la langue de l’amour
courtois, enseignante dans des lycées privés dont le prestigieux lycée jésuite
Saint-Louis de Gonzague, machine pédagogique à construire les élites
françaises, tant du public que du privé, a dû aussi aider à cette belle maîtrise
de la langue de Molière et des jeux de théâtre qu’elle permet. Ceux qui
chercheront sur YouTube la première mise en scène de l’adolescent
comprendront de suite ce pouvoir très vite intégré de son double visage,
angélique et redoutable à la fois. Où lorsque le pouvoir des mots peut
dévoiler derrière le visage d’ange courtois la figure de l’épouvantail
financier. Où le jeu de théâtre à seize ans construit une vérité, une
représentation du monde, surtout pour celui qui voit son destin personnel et
courageux basculer dans l’amour de sa metteuse en scène. Le lecteur ne doit
pas se tromper en lisant ces lignes. Elles sont un hommage d’un professeur
à un autre
Encore faut-il savoir à quoi allaient servir cette modération et sa maîtrise,
et ce talent d’acteur ? L’étudiant quitta le maître engoncé dans son XXe
siècle, c’était dans l’ordre des choses, pour passer à d’autres formes
d’apprentissage, liées à l’ambition des jeunes énarques, délaissant le service
public après avoir été formés dans les meilleures institutions éducatives de
la République gratuitement, ou presque, aux frais de l’État. Comme
d’autres, il passait, ce n’est pas illégal, du côté de la Finance et intégrait les
règles strictes et impitoyables d’un autre monde, sans autre philosophie que
celle de gagner et faire fructifier l’argent. C’est une activité que la loi ne
punit aucunement. Alors l’étudiant, fort de tout son bagage christo-
républicain, se transforma en brillant apprenti-banquier du XXIe siècle.
Aujourd’hui, il en joue à la perfection, ayant su en tirer le syllogisme qui
bloque toute discussion. Interroger le passé revient à interroger le nom de la
banque qui l’a employé : Rothschild. Poser une question sur son activité de
banquier vous rend suspect, par sa maîtrise de la ruse, d’être antisémite. Le
tabou est enfreint. La discussion s’arrête net. Finement joué Monsieur
Macron !

Un homme de sa génération

Star Wars est sorti sur les écrans français le 19 octobre 1977. Emmanuel
Macron est apparu le 21 décembre 1977. Les historiens culturels du futur
diront, un jour, ce que cette saga américaine a pesé dans la construction
sociétale, sociale, politique et économique des jeunes gens nés en 1977 et
après, puis de ceux de la génération Harry Potter et celle du Seigneur des
Anneaux. Nier ces phénomènes sociétaux, ou en sourire de façon
condescendante, revient à renvoyer à la poubelle l’enseignement de
Georges Duby, de Michel Vovelle et de Maurice Agulhon. Il n’est pas
question de faire une réduction ou une caricature par ce rapprochement
entre la saga hollywoodienne et la trajectoire macronienne, qui plaquerait
de façon absurde le paysage mental d’une grande richesse du président de la
République à la fantaisie héroïque de la guerre des Étoiles. Il est
simplement de la première rigueur historique de constater que nous n’avons
pas encore les outils méthodologiques pour mesurer l’influence que la
culture télévisuelle, cinématographique, musicale, bédéphile peut-être, du
jeune Emmanuel Macron, en plus de ces humanités impeccables et toujours
mises en avant, a pu avoir sur sa représentation du monde et de ses rapports
de force. Reconnaître cette incapacité de mener une enquête d’historien
aujourd’hui sur ce phénomène n’interdit en rien de supposer que ces
éléments constitutifs de son panthéon intime seront un élément de
compréhension essentiel du personnage dans vingt ou trente ans. Aima-t-il
réellement Johnny Halliday ou adopta-t-il une pure posture de circonstance
politicienne lors de son décès et du discours qu’il prononça en son honneur
le 9 décembre 2017 ? Pourquoi serait-ce anodin ou d’ailleurs sans
conséquences politiques de savoir quel Johnny l’a marqué, l’a impressionné
?

En marche à reculons de l’histoire, vers 2022 ?

Le président Macron n’a pas inventé le Front national ni une gauche


radicalement contre l’État et largement atomisée, qu’il lui plaît de
confondre, afin de mieux brouiller le jeu politique, avec une gauche
fermement engagée sur le front de la transformation sociale mais consciente
de la force d’une authentique république démocratique. Pourtant son
système de l’extrême centre, hégémonique depuis le printemps 2017, n’a
servi qu’à radicaliser ces deux mouvements centrifuges du politique, et à
contribuer à les mettre en valeur. Lui-même a un besoin politique existentiel
de surjouer leur importance. Alors que le samedi 23 mars 2019, une
cinquantaine de policiers surarmés à Nice avaient, pour s’opposer à eux,
une dame de soixante-treize ans, qu’ils ont bousculée et gravement blessée,
le lendemain le président affirme à Nice Matin, daté du 25 mars : « Nous
avons aujourd’hui des forces d’extrême gauche, d’extrême droite d’une
extraordinaire violence qui ont décidé de se mobiliser pour le pire ». Cette
idéologie de crise du pouvoir a déstabilisé la démocratie, ne parvenant plus
à contrôler une radicalisation de groupes à gauche et à droite, mais surtout
ne pouvant plus lutter contre un extrême centre, corrosif et désormais
dangereux pour les libertés fondamentales et individuelles. Aujourd’hui, en
ce printemps 2019, le pouvoir administrant se substitue au pouvoir
judiciaire. Un fonctionnaire nommé par le gouvernement pour appliquer sa
politique, le préfet, se voit conférer le pouvoir arbitraire désormais
d’interdire une manifestation, pourtant droit fondamental d’expression
pacifique et constitutionnel ; qu’à cela ne tienne. Le Conseil constitutionnel
a censuré, le 4 avril 2019, l’article de loi en pleine violation des droits de
chaque citoyen. Insidieusement, le pouvoir exécutif rogne sur les deux
autres pouvoirs, négation du fondement de la philosophie des Lumières qui
fait du bras armé des institutions le strict serviteur de la justice et du
pouvoir souverain législatif. Cette République en marche s’éloigne de son
chemin démocratique.
La maîtrise de cette posture originelle de l’extrême centre, depuis
Robespierre qui empêcha toute manifestation de contestation politique et
voulut organiser un culte républicain, à Bonaparte ensuite qui inventa une
haute police à sa discrétion (en est-on si loin aujourd’hui ?), puis à
Napoléon III pour continuer avec ses velléités de réduire le pouvoir du
Parlement, comme le prévoit l’actuel président, jusqu’à de Gaulle et sa
République plébiscitaire, fonctionne encore en ce printemps 2019, au
moment de conclure cet essai d’histoire politique. Elle a été soigneusement
préparée et actée lors de ses deux convocations des représentants de la
nation au château de Versailles et mise en scène dans le Grand débat
national, transformé en monologue de campagne électorale.
Combien de temps cet extrême centre, sous la forme du ralliement
opportuniste, que le parcours d’un Alain Juppé illustre à la perfection, va-t-
il durer sans provoquer plus de colère sociale ? Combien de temps, la
modération du verbe macronien pourra-t-elle masquer un pays subissant
une violence sociale rare dans son histoire ? Combien de temps, contre les
mises en garde européennes et désormais des Nations Unies, le
renforcement disproportionné des prérogatives des agents du pouvoir
exécutif va-t-il durer, sous la forme d’une violence policière qui ne peut
qu’inquiéter les autres pays ayant de la France l’idée de la patrie des droits
de l’Homme ? Combien de temps le président peut-il faire croire que la
gauche de transformation sociale demeure archaïque et bloque l’avenir
libéral d’une globalisation heureuse dans laquelle la France doit s’intégrer ?
Combien de temps peut-il faire croire que la droite reste un mouvement
provincial, et désormais d’autant plus dépassé que son quinquennat vire
clairement de ce côté de l’échiquier politique ? Combien de temps le
pouvoir exécutif va-t-il marquer son mépris du pouvoir législatif comme
lorsque le premier ministre refuse de se rendre au Sénat, le 21 mars 2019,
pour y répondre comme il se doit à une chambre de représentants de la
nation ?
L’extrême centre est d’autant plus fort qu’il se love dans une modernité
réelle capable de ringardiser ses ennemis pour mieux imposer une
technostructure et un monde que désormais de nombreux observateurs
comparent aux cauchemars décrits par Orwell, imaginant les dictatures
douces à venir après les régimes totalitaires se fragilisant par leur grossière
brutalité, sans vitrine modérée. Ainsi le président tente de ridiculiser une
gauche qui s’accrocherait à un programme né en 1945, des rêves de sécurité
sociale de la Résistance. Comment un programme vieux de 74 ans pourrait-
il être efficace dans un monde de la Révolution numérique ? Le président a
encore moins de mal à marginaliser, du point de vue sociétal, une partie non
négligeable de la droite qui refuse la PMA et le désir légitime d’enfants au
moment où l’actualité montre qu’une partie du clergé a saccagé des milliers
d’enfances.
La tactique opératoire d’Emmanuel Macron est puissante, qui veut faire
croire que seul le président incarne l’unique voie possible, celle de sa
réforme à marche forcée, vers une américanisation brutale de la société
française, désormais épuisante pour la France qui n’en a ni la culture, ni la
volonté, ni l’histoire. La réforme est en train de se muer « en un spasme
soudain » imposé au pays ce dont il l’avait prévenu pour les lecteurs
attentifs du grand entretien de l’été 2017141..
Pourtant le sursaut des « gilets jaunes », parfois brouillon, parfois difficile
à comprendre, a contraint le président à provoquer un Grand débat national
afin de tenter de réconcilier les Français. C’est la posture logique de tout
pouvoir, acculé par le volontarisme sain et roboratif de la puissance d’un
peuple manifestant. En Algérie, le président Bouteflika, qui vient de
renoncer à un cinquième mandat, ne fait pas autre chose, poussé par le
soulèvement pacifique du peuple algérien : il appelle à une grande
conférence nationale pour réconcilier le peuple d’outre-Méditerranée. La
situation est différente mais la recette dans l’urgence est la même et l’avenir
qu’elle provoque dans les deux pays encore plus incertain.
L’histoire politique se construit de génération en génération et l’historien
se doit de prendre du recul. 2017 n’a de sens que par rapport à 2002, les
deux dates faisant sens par rapport à 2022. C’est demain. Vingt ans, 2002-
2022. C’est le temps que grandisse une nouvelle vague de nouveaux
électeurs qui a connu un Chirac sous AVC, un Sarkozy survitaminé, un
Hollande aussi triste que la pluie qu’il attirait sur lui à chaque sortie, ou
presque. Une génération différente, celle de mes enfants, de mes étudiants.
Des jeunes gens inventifs et volontaires qui ont compris que l’État
s’intéressait moins à eux, qu’ils devaient compter sur leurs propres forces,
allaient devoir travailler soit dans la précarité, soit dans des métiers encore
inconnus, ou aller vivre sous des cieux plus pacifiés ou moins clivés, au
Canada par exemple. Une autre génération est passée du travail actif à la
retraite humiliante parce que surtaxée de façon exagérée. Entre une
génération des vingt ans, avec moins de repères politiques, et des seniors
fragilisés et pressurés par l’impôt, une autre génération, celle des quadras,
celle du président. C’est le momentum de cette génération qui prend le
pouvoir et c’est normal. Mais pour quoi faire ? Et que faire d’un monde
désormais gravement malade à cause du modèle que des jeunes loups de
quarante ans au pouvoir proposent, entre trumpisme assumé ou larvé
subtilement, entre dégagisme des anciens, entre soutien d’un libéralisme
autoritaire, entre consolidation des libertés pour les privilégiés qu’ils soient
héritiers ou produits d’une méritocratie de plus en plus restrictive, et
renforcement des inégalités pour les plus démunis, toujours plus divisés.
Une idéologie gestionnaire conduit les gens à devenir les complices de ce
qui les broie, jusqu’à la révolte désespérée depuis plus de vingt samedis142..
Ce constat assumé d’une vision binaire de la société, entre perdants et
gagnants, induit une nouvelle lutte des classes, que Marx ne fit que recopier
dans les ouvrages des penseurs libéraux du début du XIXe siècle, redoutant
après la Révolution française les classes populaires et imaginant des
systèmes pour les éloigner de toute forme de pouvoir. La régression sous le
masque de la modernité quarantenaire s’impose partout. Pire aujourd’hui,
l’observateur peut avoir l’impression d’une guérilla de classes, entre des
dominants hégémoniques se drapant dans leur légalité et des groupes
modestes, criant leur légitimité de façon récurrente, chaque semaine, une
fois la semaine de travail terminée, une fois les lois toujours plus
liberticides votées dans la semaine.
En ce temps de confusion majeure, de brouillages voulus et calculés des
repères politiques traditionnels, en ce temps du « tout en même temps », et
peut-être du rien du tout, nulle part, pour une grande partie de la société,
pour des jeunes méprisés, lorsqu’ils organisent un mouvement « La nuit
debout » et se trouvent moqués et dépréciés, au lieu d’être considérés et
valorisés et engagés à se structurer, le risque de voir le tissu social se
déchirer est imminent. Mais pour des jeunes retraités également, en pleine
forme, le péril est en la demeure, avant d’être dans l’EHPAD. Ceux qui
abordent le continent désormais intranquille de la retraite sont conscients de
la casse sociale qu’ils subissent, alors que la majorité des ménages des
classes moyennes doivent, contrairement aux années 1960-1980 où ils
étaient autonomes, vivant de leur salaire, compter sur la solidarité
générationnelle grand-parentale, désormais surpressée.
Une contestation réellement déstabilisante commence toujours là où les
experts en tout genre et en désordre public ne l’attendent pas. Une révolte
pourrait éclater parmi cette population de seniors, expérimentée, ayant du
temps libre, angoissée par le devenir de ses enfants, petits-enfants, et par
leur avenir toujours plus sombre avec un État toujours moins investi dans le
financement des problèmes de la grande vieillesse. Il ne faudrait pas
négliger les RED, Retraités Extrêmement Dangereux, que l’on voit
d’ailleurs toujours plus nombreux dans les manifestations, malgré
l’injonction présidentielle qui leur assigne de rester chez eux, passé un
certain âge, leur déniant presque le droit de manifester143..
2002 signifia une défaite historique pour la gauche incarnée par Lionel
Jospin, battu au premier tour par le candidat de l’extrême droite.
L’éclatement de la gauche, partant dispersée au combat, préfigurait une
longue crise dont cette famille n’est pas encore sortie. Elle demeure divisée
entre une inflexion vers un modèle libéral et démocrate et une volonté de
faire évoluer la transformation sociale en renforçant la spécificité française
d’une société solidaire. Cette adaptation d’un modèle hérité de protection
sociale doit placer en priorité absolue l’éducation nationale afin de
construire des valeurs communes mais surtout réenclencher l’ascenseur
social. La République avec une gouvernance efficace constitue un impératif
au même niveau que celui de la démocratie plurielle, participative, locale,
avec l’égalité des chances, des droits et des devoirs.
Entre les deux familles de droite et de gauche en perte d’identité dans une
Europe en ruines politiquement, soumise aux vents mauvais des
nationalismes et des extrêmes droites décomplexées, Emmanuel Macron a
beau jeu de jouer le rôle du défenseur des libertés et de la démocratie
lorsque, dans son pays, il n’y a jamais eu autant de gardes à vue, de blessés,
de roués de coups, de lycéens humiliés et de condamnations pour des
désordres à l’ordre public. La France vit sa plus grave crise, durant depuis
quatre mois, cinquante ans après mai 1968. Rarement un président n’a été
aussi détesté qu’Emmanuel Macron. Le phénomène n’est pas nouveau.
Après les présidences tranquilles de Mitterrand et de Chirac, malades et
vieillissants, le quinquennat de Nicolas Sarkozy a vu le phénomène de
haine contre le président se banaliser. Il faut l’écrire. Aucun citoyen
responsable, aucun historien spécialiste des violences verbales et physiques
ne peut s’en réjouir. Le fait que chaque jour davantage de concitoyens
déclinent une aversion pour le président alourdit un climat que les saillies,
les maladresses, le mépris parfois, de l’hôte de l’Élysée contribuent à
entretenir.
Tout est-il joué ? Les républicains et démocrates de bonne volonté sont-ils
déjà les otages d’un second tour en 2022 où il faudra se résigner encore à
voter pour le candidat de l’extrême centre pour ne pas risquer pire encore ?
Ou bien sera-t-il incapable d’endiguer un mouvement générationnel né au
mois d’avril 2002, dont il n’est sûrement pas responsable mais que sa
politique d’extrême centre radicalise encore plus et risque même de
banaliser ? La démocratie républicaine n’a pas dit son dernier mot et peut se
déprendre d’une logique l’enfermant entre l’extrême droite et l’extrême
centre. L’exemple de la demande du RIC le prouve. Dans un pays où
l’abstention est souvent majoritaire ou largement significative d’un
désintérêt croissant pour la chose politique, dans un pays où, par discipline
républicaine, une partie de l’électorat sera prise au piège et votera toujours
contre l’extrême droite, et Emmanuel Macron en a joué et compte en
rejouer, une alternative est en train de s’esquisser. Le Grand débat national,
normé et formaté, prévisible et conduit selon la seule volonté du président,
cache les authentiques doléances des Français désormais exprimées, non
dans des registres qui ressemblent à ceux d’il y a deux cent trente ans, la
pratique de la communauté solidaire en moins, mais sur les réseaux sociaux.
C’est là que se déclinent les attentes des Français, et notamment celles de
reconquérir la politique à la base, de ne pas se laisser enfermer dans une
fatalité binaire : ou Emmanuel Macron ou Marine Le Pen. Puisqu’il est
évident que les députés de la REM ne feront que ce que voudront le
président et son gouvernement, il s’agit pour des centaines de milliers de
citoyens de reprendre l’initiative citoyenne en proposant eux-mêmes ce
qu’ils désirent par les moyens modernes de la mobilisation internautique et
en le formulant par l’organisation de référendums. C’est là une première
solution pour sortir d’un autoritarisme bureaucratique et ultralibéral à la fois
et commencer la reconquête d’une République de citoyennes et de citoyens
dignes.
Pour cela, il s’agit de stopper de focaliser sur le personnage Macron qui
fait exprès d’attirer à lui toute l’attention pour mieux cacher les structures
qu’il édifie pour transformer la France de fond en comble selon son
programme, semant la confusion dans les esprits, manipulant les sujets
sociétaux dont la défense est évidente et concerne chacune et chacun
d’entre nous, mais pour mieux masquer les problèmes politiques, sociaux et
économiques qu’il a décidé de nier, tournant le dos au réel dans lequel
doivent survivre de plus en plus de Français. Qui nierait que les problèmes
liés aux sexualités nouvelles, aux impératifs de l’écologie, au devenir de
l’Europe, à la question qui doit tous nous lier, celle de la lutte contre le
racisme et l’antisémitisme sous toutes leurs formes, ne révèlent pas la plus
grande importance et doivent être traités avec toute l’urgence qu’ils
méritent ? Mais ne soyons pas dupes. Le président, fin idéologue, a
construit ces thèmes – accordons-lui cette sincérité – en refusant de les
aborder de façon économique, sociale et politique. Il s’en fait un subtil
bouclier, fort de tout un appareil de langage qui assimile ces détracteurs à
des opposants à ces nobles et justes causes. Derrière ces outils de discours,
ces éléments de langage sincères ou non, se profilent la détresse sociale de
tout un peuple qui gronde désormais, les inégalités économiques qui ne
cessent de grandir et une acculturation politique qui met en grand danger le
socle et le ciment républicains de la maison France.
Certes, l’incapacité de Madame Le Pen à diriger ce pays désormais
transformée en certitude télévisuelle est aujourd’hui notre meilleur bouclier
contre l’extrême droite. Pourtant tout change très vite en politique. Qui
aurait dit que le parti de François Hollande en 2012 serait réduit à moins
qu’une peau de chagrin en 2019 ? que le candidat Fillon n’allait même pas
se trouver au second tour de la présidentielle, que l’autoritaire Emmanuel
Macron serait obligé d’en appeler à un débat national étant bien contraint et
forcé d’entendre les Français ?
Alors peut-être ne sommes-nous pas encore les otages du mois de mai
2022 et réduits à l’impuissance d’un second tour identique à celui de 2017,
celui que recherche le candidat Macron déjà en campagne pour son second
quinquennat.
Tout poison a son antidote. L’heure n’est plus à la critique stérile d’un
homme déterminé, parfois têtu, persuadé qu’il a raison et ne veut plus être
le coping de ses concitoyens, mais à la relecture de… Paul Ricœur ! Que dit
le maître à penser du président ? La démocratie est le contraire du parti
unique. C’est un conflit régulé qui implique le pluralisme et oblige à penser
le compromis positif sans la compromission stérile, sinon « le consensus,
suppose le nivellement de tous dans un magma ». Mais plus encore, Ricœur
soutient qu’il n’y a pas de liberté démocratique sans coping : mot anglais
qui désigne l’art de l’affrontement, le courage de résister dans l’adversité et
de faire face pour obliger le puissant à négocier (p. 175-176). La
désobéissance civile même est défendue pour s’opposer à toute forme
hégémonique du pouvoir ou de médiocrité parlementaire, selon le
philosophe. Ainsi le dissensus dans le respect, le respect de l’opposition
lorsqu’on a la majorité et donc la réception de la critique constituent la
marque positive du coping dans une démocratie représentative forte comme
devrait l’être la France, au contraire du spectacle qu’offrent ceux qui
détiennent le pouvoir. Puisqu’il ne désire pas être notre coping, désormais
Emmanuel Macron ne sera plus, lui non plus, notre coping, sans
ressentiment, ni acrimonie et encore moins de façon violente. Les citoyens
peuvent reprendre la main du jeu politique s’ils le désirent. C’est une
question de volonté, celle de réfléchir posément aux origines de l’extrême
centre et de ses figures tutélaires avec leurs échecs, puis le désir de se
ressaisir de notre destin et d’en faire un horizon d’idéalité marquée par la
fraternité et l’égalité qui déterminent toutes les libertés, dans cet ordre.
Contre les extrêmes, la réinvention de la politique est possible. En 1771,
Louis Sébastien Mercier faisait paraître une utopie, 2440 un rêve s’il en fut.
Un Parisien s’endormait et se réveillait plus de six cents ans après. Dans
un Paris sans pollution et propre. Ces deux obsessions travaillaient déjà les
habitants de la capitale à la fin du XVIIIe siècle. On lui raconte alors qu’un
prince réformateur avait su céder une part de son pouvoir pour faire
participer ces sujets-citoyens aux décisions et les laisser décider leur destin
commun. La paix régnait et la prospérité était partagée entre tous. Mais sur
une place de ce nouveau Paris, il voit une statue d’un bel homme noir qui a
rompu ses chaînes et est devenu le Spartacus du nouveau monde, figure de
l’esclave révolté dans les colonies de la France, particulièrement Saint-
Domingue, Haïti aujourd’hui. Conquérant sa liberté dans le feu et le sang, le
peuple Noir, rendu fou de rage par tant d’humiliations subies et de servitude
supportée, n’avait épargné aucun maître. Ainsi, deux solutions se trouvent
clairement imaginées en 1771 pour mettre en garde les élites du royaume.
La première solution est la réforme en profondeur et pacifique par
l’authentique démocratisation et le partage commun des richesses ainsi que
leur redistribution équitable dans la préservation des ressources de la
planète. Elle se trouve toujours empêchée par des élites voraces et toujours
plus avides de pouvoir et de dividendes, provoquant leur propre chute. La
seconde solution est la révolte violente tournant à la révolution
incontrôlable, mais finissant par écraser des élites injustes, sans retour
immédiat à une situation stable qui peut se dérober durant des décennies.
Leçon à méditer et plus d’actualité que jamais.
À la fin de l’ouvrage de Mercier, un tas de ruines intrigue le Français
réveillé six cents ans plus tard, c’est le château de Versailles qui a été laissé
à l’abandon rappelant par trop les temps iniques et arbitraires de la
monarchie absolue… du temps où le roi convoquait les parlementaires à
Versailles.
Il ne dépend que de nous de nous ressaisir en un effort de volonté
politique, culturelle et sociale et de sortir de cette douce mais inexorable
technostructure d’extrême centre entre refus de la politique, langue de bois
mais sourire de propagande et pouvoir toujours plus autoritaire, malgré les
formes légales sans cesse dévoyées144..
L’utopie d’une France en marche est en train de se transformer en un
cauchemar orwellien d’une société fuyant les charges de policier, ou
tétanisé par la peur de l’autre, potentiel casseur terroriste ou policier violent.
Il est temps de refuser la soumission à un centre extrémiste145.. L’histoire
de France est l’histoire d’une saine et longue colère contre toute forme
d’arbitraire. Il n’est jamais trop tard pour reconquérir ses droits, ses libertés
et exercer ses devoirs républicains et démocratiques contre toute forme
d’extrémisme.
140 Peter Gay, La Culture de la haine. Hypocrisie et fantasmes de la bourgeoisie de Victoria à
Freud, Paris, Plon, 1997.
141 Le Point, op. cit. Conclusion de l’entretien (p. 50) : « C’est un pays qui se réforme moins qu’il
ne se transforme dans des spasmes soudains. »
142 Christophe Dejours, Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil,
1998 et Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une finalité, Bayard, Éditions, 2015.
143 Emmanuel Macron dans Nice Matin, 25 mars 2019 à propos de Geneviève Legay, porte parole
d’ATAC.
144 Myriam Revault d’Allones, Le Miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique?,
Paris, Seuil, 2016.
145 Anne-Cécile Robert et André Bellon, Un totalitarisme tranquille. La démocratie confisquée,
Paris, Syllepse, 2001.
Table des matières

INTRODUCTION

CHAPITRE 1
L’ÉTRANGE VICTOIRE…
Ni droite ni gauche, l’extrême centre
Une longue histoire politique des abus
du pouvoir exécutif sur la souveraineté législative
Comment le centre peut-il extrême ?

CHAPITRE 2
DE L’ANCIEN RÉGIME À LA NAISSANCE DE LA RÉPUBLIQUE :
TRACES ARCHÉOLOGIQUES DE L’EXTRÊME CENTRE ?
Préhistoire des girouettes et de l’extrême centre
au temps des rois
La Fronde au XVIIe siècle ou le prix du ralliement…
La monarchie détraquée après la guerre de Sept Ans
(1756-1763).
La Révolution ou l’entrée en scène du Janus bifrons
L’invention d’une troisième voie, ni patriote
ni monarchiste
La loi martiale contre la manifestation pacifique,
le divorce de l’été 1791 entre le légal et le légitime
1793-1794 Robespierre ou le centre
contre citra- et ultra-révolutionnaires

CHAPITRE 3
THERMIDOR OU LA DÉMOCRATIE EN MARCHE ARRIÈRE…
La réaction à la place de la politique…
Thermidorien et tourne-veste : même combat
L’An trois, année de la langue de bois
Comment l’opinion se fait-elle manipuler ?…
À la conquête du centre exclusif

CHAPITRE 4
LE DIRECTOIRE : DE LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE
À LA COURSE DE BONAPARTE
Inventer la marche comme métaphore de la politique
« Entre deux chaises, le cul par terre » ?
Le Directoire, ou la République du juste milieu des élites
1795-1799 la Première république du centre
L’invention de la distinction « pays légal pays réel »
comme remède au girouettisme d’État
Le Centre devient une idéologie et une politique
La logique implacable du pouvoir exécutif fort
1798 : la fabrique du jeune homme providentiel
Bonaparte, ni bonnet rouge ni talons rouges
mais tout en même temps
1800 : Les premiers Cent Jours
ou la Main de fer dans un gant de velours

CHAPITRE 5
L’EXTRÊME CENTRE FACE À SON PÉRIL JAUNE :
1815, 2019
Avril 1814 : les « Judas » entrent en scène
Refarder la fidélité uséecommence sa rébellion permanente
Un grand succès éditorial, le Dictionnaire des girouettes
La queue de la girouette. Le petit homme jaune
n’est pas mort…
Puis vinrent les cumulards…
1830, et l’Histoire recommence ses bégaiements, avec
le Canard royal, le premier d’une lignée déchaînée
Pas de girouettisme institué sans montée du populisme,
c’est la règle de base de la politique
La réponse du centre,
et la réinvention de la modération
Regnault de Warin, penseur de la « modération » ?
La dernière charge d’actualité du Nain jaune

CHAPITRE 6
LE MACRONISME EST-IL UN EXTRÊME CENTRE
COMME LES AUTRES ?
Acte I : la Révolution… en marchant
L’extrême centre
et ses trois principaux marqueurs dans Révolution
Acte II : printemps-été 2017. L’extrême centre héroïque
Des détails vestimentaires aux symboles de la République
les plus forts, l’extrême centre contrôle le réel
et l’imaginaire
Du président citoyen au président mitoyen
Acte III : les vœux de janvier 2019. L’extrême centre
sous son vrai visage : l’État d’exception permanent
Acte IV : la crise de l’extrême centre
ou la fuite vers l’ordre sécuritaire
Acte V : au bon vouloir du président ? Des vœux
du 31 décembre à la convocation d’un débat national,
la crise en marche

CONCLUSION
2002 2022 : LA FRANCE EN EXTRÊME DANGER
Qui est Emmanuel Macron ?
Un homme de sa génération
En marche à reculons de l’histoire, vers 2022 ?

INDEX DES NOMS PROPRES

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