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Cicéron : Tusculanes : livre I (bilingue) http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/tusc1.

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CICÉRON
ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD
PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE. - TOME TROISIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER
ET COMP., ÉDITEURS, RUE RICHELIEU, N° . .

TOME III. TUSCULANES


LIVRE I

Notes des Vrais biens et des Vrais Maux - Tusculane II

TUSCULANES

PRÉFACE DE L'ABBÉ DOLIVET (01).


J'avais résolu de ne pas toucher aux quatre dernières Tusculanes : mais la beauté de la première ayant fait désirer l'ouvrage
complet, je me suis prêté à ce nouveau travail, et d'autant plus volontiers, que M. Le président Bouhier a bien voulu le partager avec
moi.

On sera, sans doute, charmé de voir Cicéron entre les mains d'un traducteur aussi digne de lui, que Cicéron lui-même était digne
d'avoir pour traducteur un savant du premier ordre. Car enfin, quelque raison que j'aie personnellement de laisser le monde dans l'erreur
où il est à l'égard de la traduction, j'aurai le courage d'avancer que c'est un genre d'écrire, dont la difficulté ne saurait être mesurée que
par ceux qui sont capables de la vaincre. Permis à nos Cotins de traduire Bavius, parce que les productions de Bavius, si nous les
avions, se trouveraient au niveau de leur génie. Mais les siècles qui ont suivi les beaux jours d'Athènes et de Rome, n'ont guère
conservé que ce qu'il y avait de plus précieux; et necessairement.il faut entre Fauteur et le traducteur, une certaine proportion de mérite.

Par ce principe, qui paraîtra solide, je rends justice à M. Le président Bouhier, mais je me condamne visiblement. Ai-je bien pu,
sans une témérité inexcusable, essayer de rendre Cicéron et Démosthène? Je n'ai rien à dire pour ma défense, si ce n'est que j'ai été
traducteur comme on est poète, parce qu'il faut céder à un ascendant secret, qui ne nous permet pas de fuir le danger, même en nous le
faisant voir. Une très-vive admiration pour quelques-uns des anciens s'empara de moi dès l'enfance; aussitôt elle devint l'âme de mes
études; c'est elle qui a disposé de mon loisir; je lui dois toutes les délices que je puis avoir goûtées dans le cours de ma vie; comment me
serais-je défié des pièges qu'elle me tendait? Une admiration si constante vient à bout d'inspirer des entreprises trop hardies : et
quelquefois, je l'avoue, elle a le pouvoir de les faciliter. Oui, j'ai quelquefois éprouvé qu'elle savait produire dans l'esprit du traducteur
une sorte d'ivresse, qui, sans avoir le mérite de l'enthousiasme, ne laisse pas d'en tenir lieu.

Pour revenir donc aux Tusculanes, puisque aujourd'hui nous les donnons toutes les cinq, il est nécessaire d'en marquer ici la
liaison. Car, quoique détachées, et prises chacune à part, ce soient autant de questions indépendantes les unes des autres; il n'en est pas
moins vrai, que les cinq ensemble forment un corps des mieux construits. Unité dans le dessein, justesse dans la division, variété dans
les matières, voilà, si je ne me trompe, tout ce qui peut concourir à la perfection d'un ouvrage, quant au fonds : et j'ai peine à croire
qu'il y ait dans les écrits, ou anciens, ou modernes, quelque autre plan mieux imaginé, plus régulier, que celui des Tusculanes.

Quel a été le but de Cicéron? C'est de faire bien comprendre à l'homme, qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Un sentiment confus
et aveugle se soulève d'abord contre cette proposition. Mais quelle obligation n'aurai-je pas à un auteur, qui pourra réussir à m'en
convaincre? Je veux être heureux : toutes mes vues, tous mes désirs se portent là: cet instinct, à chaque instant de ma vie, me parle: je
puis renoncer à tout, excepté à l'envie d'être heureux : cependant je ne le suis point : dois-je m'en prendre à la nature, ou à moi ?

Pour me décider là-dessus, il faut que je rentre en moi-même, et que j'examine au vrai ce que je suis. Hélas ! que suis-je? Un
animal destiné à mourir tôt ou tard. Avant que d'arriver à ce dernier terme, je puis, et à tout moment, me voir aux prises avec la
douleur. Je puis, et à tout moment, recevoir des sujets d'affliction. J'ai dans mon cœur le poison le plus funeste, une source intarissable
de passions. Mais en même temps, pour combattre les divers ennemis de mon repos, j'ai une raison, qui m'éclaire sur ce qui est bien ou
mal; qui me fait sentir que je suis né pour aimer et pour pratiquer le bien; qui, par rapport aux maux dont je me plains, corrige l'erreur
de mes sens; et qui enfin, si je suis docile à ses lois, me répond de ma félicité.

Voilà ce qu'embrassent nos cinq Tusculanes. Dans la première, Cicéron se propose de nous rassurer contre les frayeurs de la mort.
Dans la seconde, il nous enseigne par quels motifs nous devons patiemment supporter les douleurs corporelle 619 Dans la troisième,
comment on peut se mettre au-dessus des événements capables de nous affliger. Dans la quatrième, qu'il nous faut vaincre nos passions.
Et dans la cinquième, que pour être parfaitement heureux, nous n'avons qu'à être vertueux, c'est-à-dire, raisonnables.

A l'égard de la première, comme les opinions sur la nature de l'âme étaient fort différentes, et assez peu débrouillées parmi les
anciens, on voit que Cicéron, après les avoir exposées toutes en détail, penche absolument pour celle de Phérécvde et de Platon, qui
tenaient l'immortalité de l'âme. Dans les quatre autres Tusculanes, il donne presque toujours la préférence aux Stoïciens. Un vrai
Académicien, et honnête homme, tel qu'était Cicéron, n'était donc pas, comme quelques auteurs l'ont pensé trop légèrement, un
homme qui ne crût rien. C'était un philosophe, qui, ne déférant à la simple autorité d'aucune secte en particulier, se réservait le droit
d'examiner le pour et le contre de toutes les opinions, et n'usait de cette liberté, que pour s'attacher à ce qu'il jugeait le moins douteux,
et le plus sain.

Je ne sais, au reste, comment un ouvrage aussi intéressant, et aussi instructif que celui-ci, avait presque manqué de traducteur
jusqu'à présent : tandis qu'au contraire le traité des Offices a été traduit une infinité de fois. A-t-on cru qu'il était plus utile à l'homme de
connaître ses devoirs à l'égard de la société, que de savoir bien vivre avec lui-même? Si cela est, on s'est trompé. Quelque besoin que
nous ayons d'avoir la paix avec les autres, il nous importe encore plus de n'être pas en guerre avec nous. Les troubles de l'âme sont le
plus terrible fléau de l'humanité. Et d'ailleurs, si tout particulier travaille à être sage, n'est-ce pas le plus sûr moyen d'affermir la félicité
publique? Un bon philosophe est nécessairement un bon citoyen.

Peut-être aussi que ce qui a refroidi le zèle des traducteurs, c'est la crainte qu'ils ont eue de ne pouvoir donner un air français à la
scolastique des Stoïciens. J'avoue qu'en effet la troisième et la quatrième Tusculane pèchent un peu parla. Mais qu'y faire? Toutes les
écoles, dans tous les temps, n'ont-elles pas eu la folie d'aimer à quintessencier leurs idées, et à se faire un jargon? Rien de plus aisé,
cependant, que d'employer toujours des termes communs, si l'on ne voulait jamais dire que des choses sensées. Au moins est-on

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redevable à Cicéron d'avoir humanisé ce langage, autant qu'il l'a pu.

Que les épines du Portique fassent peur aux ignorants, à la bonne heure. Je pardonnerai même aux savants de ne point lire nos
versions. Mais de là conclurait-on, comme Varron, qu'il ne fallait donc point nous engager dans un travail inutile, et aux savants, parce
qu'ils l'auraient dédaigné; et aux ignorants, parce qu'ils n'y auraient rien compris? J'aime mieux la pensée de cet autre Romain, qui ne
voulait pour ses lecteurs, disait-il, ni des savants, ni des ignorants; parce que les uns étaient trop habiles pour lui, et les autres ne
l'étaient point assez. Il reste donc une troisième classe de lecteurs : et ce qui la compose, c'est précisément le plus grand nombre des
honnêtes gens. Pour qui prendre la peine de traduire, si ce n'est pour eux?

Je ne trouve plus qu'une objection à faire contre les Tusculanes; mais la plus spécieuse de toutes, quoique la moins solide.
Quelques personnes, dont la religion est plus sincère qu'éclairée, ne goûtent pas des traductions, où, de loin à loin, elles voient des
principes contraires à ceux du christianisme. Mais, à parler sérieusement, peut-on s'étonner que les anciens philosophes n'aient pas été
chrétiens, dans les points qui dépendent absolument de la Foi divine ? Un juste sujet d'étonnement, c'est que si peu de chrétiens soient
philosophes, dans les points qui ne passent pas les forces de la raison humaine. Rougissons de ne pas conformer notre conduite à des
vérités connues de tous les temps : et n'allons pas follement chercher des sujets de scandale dans ce tas d'opinions étranges, qui sont
venues avant les vérités révélées.

Tous les jours nos plus saints missionnaires ne donnent-ils pas des relations, où ils exposent les absurdités impies, qui ont cours
parmi les idolâtres? Or, qu'une rêverie parte d'un Stoïcien, ou d'un Talapoin, que nous importe? Aux yeux de l'esprit, deux mille ans et
deux mille lieues font le même effet.

Rien, ce me semble, n'est plus digne d'un homme sage, que d'étudier historiquement les opinions humaines. Par là du moins on
apprend à ne point abonder en son sens, puisqu'on voit les plus rares génies donner dans des travers. Aucun des philosophes grecs n'en
fut exempt. Mais en même temps, combien ne leur doit-on pas de leçons utiles à la société, et qui sont allées insensiblement à
l'extirpation de la barbarie? Cicéron en a fait un choix; il les a mises dans leur plus beau jour; et sans doute il mérite, n'eût-il composé
que ses Tusculanes, de marcher à la tête des anciens qui ont le mieux servi la raison.

Que ceux qui prendraient cet éloge pour l'hommage servile d'un traducteur, consultent le docte Erasme. Je sais qu'il va trop loin,
et que la Sorbonne le désavouerait sur la canonisation de Cicéron. Peut-être aussi ne doit-on pas prendre à la lettre ce qu'il en dit, et que
c'est seulement une manière figurée de faire mieux entendre jusqu'où il pousse son estime pour cet auteur. Quoi qu'il en soit, le morceau
est curieux, et sera d'autant plus naturellement placé ici, que c'est sa préface sur les Tusculanes.

620 SENTIMENT D'ÉRASME SUR CICÉRON.


Jean Proben, Libraire, voulant donner une nouvelle édition des Tusculanes de Cicéron, et m'ayant prié de tâcher à la rendre plus
parfaite que les précédentes, je m'y suis porté d'autant plus volontiers, que depuis plusieurs années j'avais presque rompu tout
commerce avec les belles lettres. Pour cela, j'ait fait conférer ensemble diverses copies de cet ouvrage, et me suis réservé la liberté de
choisir entre les variantes. Je l'ai revu avec soin d'un bout à l'autre. J'ai rétabli selon les règles de la versification les passages des poètes
grecs ou latins, que Cicéron, à l'exemple de Platon et d*Aristote, insère dans son discours : et si abondamment, qu'il peut y avoir de
quoi fatiguer ses lecteurs. Où j'ai trouvé des variantes ; si Tune m'a paru la seule bonne, je m'y suis tenu ; et si j'ai balancé sur le choix,
j'ai conservé les deux leçons, l'une dans le texte, l'autre à la marge. J'ai fait aussi quelques corrections de mon chef, et sans être guidé
par les manuscrits, mais en petit nombre, et seulement dans les endroits où la chose devait paraître incontestable aux gens du métier.
J'ai donné enfin quelques éclaircissements sur le texte. C'est un travail de deux ou trois jours, que j'ai été obligé de prendre sur mes
études ordinaires, qui ont pour objet l'avancement de la Religion. Mais bien loin d'y avoir regret, je me propose au contraire de
renouer, si j'en suis le maître, avec mes bons amis d'autrefois, et de passer encore quelques mois de ma vie avec eux. J'entends avec les
auteurs de la belle antiquité. Tant j'ai senti qu'une nouvelle lecture des Tusculanes me faisait de bien : non-seulement parce qu'elle
servait à dérouiller mon style, qui est chose que je ne laisse pas de compter pour un avantage : mais surtout, et à bien plus forte raison,
parce qu'elle me portait à réprimer et à vaincre mes passions. Eh ! combien de fois, au milieu de ma lecture, me suis-je indigné contre
ces sots, qui disent que si vous ôtez à Cicéron un fastueux étalage de paroles, il ne lui reste rien de beau? Quelles preuves n'a-t-on pas
dans ses ouvrages, qu'il possédait tout ce que les plus savants des Grecs avaient écrit sur la nécessité de bien vivre? Quel choix, quelle
abondance de maximes les plus saines et les plus saintes ? Quelle connaissance de l'histoire, soit ancienne, soit moderne? Mais quelle
élévation d'idées sur la vraie félicité de l'homme? On voit à sa manière de penser là-dessus, que sa vie était conforme h sa doctrine.
Quand il a traité de ces matières abstraites, qui ne sont nullement à la portée du vulgaire, et qui même, s'il en avait cru plusieurs de ses
contemporains, ne pouvaient s'expliquer en langue latine; quelle netteté, quelle clarté, quelle facilité, quelle variété, enfin quel
enjouement? Jusqu'au temps de Socrate, la philosophie se bornait à la physique : et ce fut lui, dit-on, qui le premier, en la prenant du
côté de la morale, lui donna entrée dans les maisons des particuliers. Platon et Aristote tâchèrent de l'introduire dans les cours des rois,
et dans les tribunaux des magistrats. Pour ce qui est de Cicéron, il a fait, selon moi, monter la philosophie sur le théâtre, et il lui a
enseigné à parler si clairement, que le parterre même se trouve en état de l'entendre, et de lui applaudir. Tant d'ouvrages qu'il nous a
laissés sur ces importantes matières, il les composa dans les temps les plus orageux de sa république, et quelques-uns même après que
toute espérance fut perdue. Tandis donc que nous voyons des païens Caire un si bon usage d'un triste loisir, et au lieu de chercher à se
distraire par des plaisirs frivoles, mettre leur consolation dans les saints préceptes de la philosophie : comment nous aujourd'hui
n'avons-nous pas honte de nos vaines conversations, et de nos longs repas? Je ne sais ce qui se passe dans reprit des autres : mais pour
moi personnellement j'avoue que je ne lis point Cicéron, sa morale surtout, sans être frappé jusqu'au point de croire qu'il y avait du
divin dans l'âme d'où ces productions nous sont venues. Plus je pense combien est au-dessus des idées humaines la bonté de Dieu, cette
bonté immense, à laquelle certaines gens, qui sans doute la mesurent à la petitesse de leur esprit, veulent donner des bornes trop
étroites ; plus j'aime à me confirmer dans l'opinion que j'ai de ce sage Romain. Où est maintenant son âme? C'est sur quoi aucun
homme, peut-être, ne saurait prononcer. Je ne m'éloignerais pu beaucoup, je l'avoue, du sentiment de ceux qui voudraient le croire
heureux dans le ciel. On ne peut effectivement nier qu'il n'ait cru l'existence d'un être suprême, infiniment grand, et infiniment bon.
Quant à l'immortalité de l'âme, quant aux peines et aux récompenses de la vie future, ses écrite font assez voir ce qu'il pensait. On y
découvre la conscience du monde la plus droite et la plus pure. Au défaut même de ses autres ouvrages, qui sont en si grand nombre, il
nous suffirait pour le connaître à fond, de sa lettre à Octavius, écrite dans une conjoncture où sa mort, à ce qu'il parait, était déjà toute
conclue. Si les Juifs avant la publication de l'Évangile, pouvaient se sauver avec une foi grossière et confuse aux choses divines,
pourquoi des lumières encore moins parfaites n'auront-elles pas suffi pour sauver un païen, à qui même la loi de Moïse était inconnue;
et un païen surtout, dont la vie a été non-seulement innocente, mais sainte? Très-peu de Juifs, avant qu'ils fussent éclairés par
l'Évangile, avaient une notion distincte du Fils et du Saint-Esprit : plusieurs d'eux ne croyaient point la résurrection des corps : nos
pères cependant n'ont pas mis leur damnation au rang da articles décidés. Que dire donc d'un païen, qui a cru simplement que Dieu était
une puissance, une sagesse, une bonté sans bornes; et que par les moyens qu'il jugera tes plus convenables, il saura protéger les bons et
punir le méchants? On peut m'objecter que Cicéron a commis des péchés : mais ni Job ni Melchisédech ne furent, à ce que je crois,
exempts de tache durant tout le cours de leur vie. On dira qu'il est du moins inexcusable d'avoir sacrifié aux idoles. Je veux qu'il l'ait fait
: ce ne fut point de son propre mouvement : ce fut par déférence pour les coutumes de son pays, autorisées par des lois inviolables. Car,
du reste, il savait assez par l'Histoire sacrée d'Emues, que tout ce qui se débitait de leurs Dieux, était pure fiction. Mais, ajoutera-t-on,
il devait au péril même de sa vie combattre la folie du peuple. Eh! les apôtres eux-mêmes en auraient-ils eu le courage, avant qu'ils
eussent reçu l'Esprit saint? Il serait donc bien injuste de l'exiger de Cicéron. Mais sur cet article, laissons chacun penser ce qu'il voudra.
Je reviens à ces esprits grossiers. Qui ne lui trouvent rien de grand, rien d'admirable, que la pompe de son élocution. Un écrivain si
plein de recherches, si clair, si abondant, et qui met tant d'âme tout ce qu'il dit, pourrait-il ne pas être vraiment profond !Quel est celui

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de ses lecteurs, qu'il ne renvoie pas avec un cœur plus calme! Peut-on, accablé de tristesse, prendre quelqu'un de ses livres, et ne sentir
pas renaître de la gaieté? Vous ne songez pas que vous faites une lecture, vous croyez que ce sont choses qui se passent sous vos yeux ;
il règne dans tous ses écrits je ne sais quel enthousiasme qui s'empare de vous, et qui fait qu'en le lisant, vous croyez qu'actuellement
cette bouche incomparable vous frappe l'oreille. Aussi ne vois-je rien de plus utilement inventé que l'art de former des caractères qui
expriment la parole, rien de si bien imaginé que l'imprimerie. Qu'y a-t-il, en effet, de plus heureux, que de pouvoir toutes les fois qu'il
en prend envie, converser avec les 621 plus éloquents personnages, avec les plus gens de bien qu'il y eut jamais : et connaître aussi
parfaitement leur génie, leurs mœurs, leurs pensées, leurs inclinations, leur conduite, que si nous avions été leurs contemporains et
leurs amis, nous qui sommes venus au monde tant de siècles après eux? Je n'ai jamais mieux compris qu'aujourd'hui, combien
Quintilien a raison, lorsqu'il dit : Que d'avoir commencé à prendre beaucoup de goût pour Cicéron, c'est être déjà bien avancé. Dans
mon enfance, je l'aimais moins que Sénèque. J'avais vingt ans, que je ne pouvais pas en soutenir une lecture un peu longue. Cependant
les autres auteurs me plaisaient presque tous. Je ne sais si j'ai fait du progrès en vieillissant : mais ce qu'il y a de vrai, c'est que dans le
temps où les belles-lettres faisaient ma passion, je ne fus jamais plus charmé de Cicéron, que je viens de l'être. La sainteté de ce savant
homme m'a ébloui, autant que la beauté de son divin style. Véritablement il m'a touché le cœur, et je m'en trouve plus vertueux.
J'exhorte donc la jeunesse k bien lire ses ouvrages, et même à les apprendre par cœur. Ce géra un temps mieux employé, qu'il ne l'est à
la lecture de ces misérables livrets, où l'on ne fait que s'acharner à de folles disputes, et dont aujourd'hui tout regorge de toutes parts.
Pour moi, quoique la vieillesse me gagne, je ne rougirai point de me réconcilier avec mon cher Cicéron, que j'avais depuis trop
longtemps abandonné ; et dès que je me serai débarrassé de ce qui m'occupe à présent, je me ferai un mérite de cultiver encore pendant
quelques, mois un tel ami.

LIVRE PREMIER.

DE LA MORT.

Qu'elle est à mépriser.

I. Cum defensionum laboribus senatoriisque muneribus aut I. Quand j'ai vu enfin, qu'il n'y avait presque plus rien à faire pour moi, ni au
omnino aut magna ex parte essem aliquando liberatus, rettuli me, barreau, ni au sénat, j'ai suivi vos conseils, Brutus, et me suis remis à une sorte
Brute, te hortante maxime ad ea studia, quae retenta animo, d'étude, dont le goût m'était toujours resté, mais que d'autres soins avaient souvent
remissa temporibus, longo intervallo intermissa revocavi, et cum ralentie, ou même interrompue longtemps. Par cette étude, j'entends la philosophie, qui
omnium artium, quae ad rectam vivendi viam pertinerent, ratio et est l'étude même de la sagesse, et qui renferme toutes les connaissances, tous les
disciplina studio sapientiae, quae philosophia dicitur, contineretur, préceptes nécessaires à l'homme pour bien vivre. J'ai donc jugé à propos de traiter en
hoc mihi Latinis litteris inlustrandum putavi, non quia philosophia notre langue ces importantes matières : non pas que la Grèce n'ait à nous offrir, et livres
Graecis et litteris et doctoribus percipi non posset, sed meum et docteurs, qui pourraient nous les enseigner : mais il m'a toujours paru, ou que nos
semper iudicium fuit omnia nostros aut invenisse per se sapientius Romains ne devaient rien qu'à leurs propres lumières, supérieures à celles des Grecs; ou
quam Graecos aut accepta ab illis fecisse meliora, quae quidem que s'ils avaient trouvé quelque chose à emprunter d'eux, ils l'avaient perfectionné. Il y a
digna statuissent, in quibus elaborarent. Nam mores et instituta vitae dans nos coutumes et dans nos mœurs, il y a dans la conduite de nos affaires
resque domesticas ac familiaris nos profecto et melius tuemur et domestiques, plus d'ordre, plus de dignité. Pour le gouvernement de l'État, nos ancêtres
lautius, rem vero publicam nostri maiores certe melioribus nous ont certainement laissé de meilleures lois. Parlerai-je de notre milice, toujours
temperaverunt et institutis et legibus. Quid loquar de re militari? In recommandable par la valeur, et plus encore par la bonne discipline? Tout ce qui
qua cum virtute nostri multum valuerunt, tum plus etiam disciplina. pouvait, en un mot, nous venir de la nature, sans le secours de l'étude, nous l'avons eu,
Iam illa, quae natura, non litteris adsecuti sunt, neque cum Graecia mais à un tel point, que ni la Grèce, ni quelque nation que ce puisse être, ne doit se
neque ulla cum gente sunt conferenda. Quae enim tanta gravitas, comparer avec nous. Où trouver, en effet, ce fonds d'honneur, cette fermeté, cette
quae tanta constantia, magnitudo animi, probitas, fides, quae tam grandeur d'âme, cette probité, cette bonne foi, et pour tout dire enfin, cette vertu sans
excellens in omni genere virtus in ullis fuit, ut sit cum maioribus restriction, au même degré qu'on l'a vue dans nos pères? J'avoue qu'en tout genre
nostris comparanda? Doctrina Graecia nos et omni litterarum genere d'érudition les Grecs nous surpassaient. Victoire aisée, puisqu'on ne la leur disputait pas.
superabat; in quo erat facile vincere non repugnantes. Nam cum apud Leurs premiers savants, ce furent des poètes, et qui sont très anciens : car Homère et
Graecos antiquissimum e doctis genus sit poetarum, siquidem Hésiode florissaient avant la fondation de Rome, Archiloque, sous le règne de Romulus
Homerus fuit et Hesiodus ante Romam conditam, Archilochus : au lieu que nous autres Romains nous n'avons su que fort tard ce que c'était que vers.
regnante Romulo, serius poeticam nos accepimus. Annis fere cccccx La première pièce de théâtre, qui ait été jouée à Rome, le fut sous le consulat de
post Romam conditam Livius fabulam dedit, C. Claudio, Caeci Claudius et de Tuditanus, vers l'an de Rome cinq cent dix. Ennius naquit l'année
filio, M.Tuditano consulibus, anno ante natum Ennium. Qui fuit suivante; il a précédé Plaute et Névius.
maior natu quam Plautus et Naevius.
II. Ainsi c'est bien tard que les poètes ont été, ou connus, ou soufferts parmi nous.
II. Sero igitur a nostris poetae vel cogniti vel recepti. A la 622 vérité, c'était anciennement la coutume dans les festins, comme Caton le dit
Quamquam est in Originibus solitos esse in epulis canere convivas dans ses Origines, que les convives chantassent, au son de la flûte, les louanges des
ad tibicinem de clarorum hominum virtutibus; honorem tamen huic grands hommes. Mais ce qui fait bien voir qu'alors les poètes étaient peu estimés, c'est
generi non fuisse declarat oratio Catonis, in qua obiecit ut probrum que Caton lui-même, dans une de ses oraisons, reproche à un consul de son temps,
M.Nobiliori, quod is in provinciam poetas duxisset; duxerat autem comme quelque chose de honteux, d'avoir mené des poètes avec lui dans la province où
consul ille in Aetoliam, ut scimus, Ennium. Quo minus igitur il commandait. Il y avait mené Ennius. Moins la poésie était honorée alors, moins on s'y
honoris erat poetis, eo minora studia fuerunt, nec tamen, si qui attachait. Cependant, parmi ceux qui la cultivèrent, nous avons eu de beaux génies, qui
magnis ingeniis in eo genere extiterunt, non satis Graecorum gloriae ne demeurèrent pas fort au-dessous des Grecs. Si l'on eût fait à l'illustre Fabius un mérite
responderunt. An censemus, si Fabio, nobilissimo homini, laudi de ce qu'il savait peindre, combien n'aurions-nous pas eu de Polyclètes et de Parrhasius?
datum esset, quod pingeret, non multos etiam apud nos futuros C'est la gloire qui nourrit les arts : le goût du travail sans elle ne nous vient point : et tout
Polyclitos et Parrhasios fuisse? Honos alit artes, omnesque métier auquel on attachera du mépris, sera toujours négligé. Savoir chanter, et jouer des
incenduntur ad studia gloria, iacentque ea semper, quae apud instruments, était de toutes les perfections la plus vantée chez les Grecs. Aussi dit-on
quosque improbantur. Summam eruditionem Graeci sitam censebant qu'Épaminondas, qui selon moi a été le premier homme de la Grèce, jouait parfaitement
in nervorum vocumque cantibus; igitur et Epaminondas, princeps du luth. Thémistocle, qui était de quelques années plus ancien, passa pour un homme
meo iudicio Graeciae, fidibus praeclare cecinisse dicitur, mal élevé, sur ce qu'étant invité à prendre une lyre dans un festin, il avoua qu'il n'en
Themistoclesque aliquot ante annos cum in epulis recusaret lyram, savait pas jouer. De là vient que les Grecs ont eu quantité de célèbres musiciens. Ils se
est habitus indoctior. Ergo in Graecia musici floruerunt, piquaient tous de savoir ce qu'ils n'auraient pu ignorer sans honte. Par la même raison,
discebantque id omnes, nec qui nesciebat satis excultus doctrina comme ils faisaient un grand cas des mathématiques, ils y ont excellé : au lieu que chez
putabatur. In summo apud illos honore geometria fuit, itaque nihil nous on a cru que de savoir compter et mesurer, c'était assez.
mathematicis inlustrius; at nos metiendi ratiocinandique utilitate
III. Au contraire, nous avons de bonne heure aspiré à être orateurs. Ce fut d'abord
huius artis terminavimus modum.
sans y chercher d'art; on se contentait d'un talent heureux; l'art vint ensuite au secours. Il
III. At contra oratorem celeriter complexi sumus, nec eum y avait effectivement du savoir dans Galba, dans Scipion l'Africain, dans Lélius. Avant
primo eruditum, aptum tamen ad dicendum, post autem eruditum. eux, Caton avait été homme d'étude. Lépidus, Carbon, les Gracques sont venus depuis :
Nam Galbam Africanum Laelium doctos fuisse traditum est, et à descendre jusqu'au temps où nous sommes, le nombre et le mérite de nos orateurs

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studiosum autem eum, qui is aetate anteibat, Catonem, post vero est tel, que la Grèce, ou ne l'emporte nullement sur nous, ou l'emporte de peu. Pour la
Lepidum, Carbonem, Gracchos, inde ita magnos nostram ad philosophie, elle a été jusqu'à présent négligée; et dans notre langue nous n'avons point
aetatem, ut non multum aut nihil omnino Graecis cederetur. d'auteurs, qui lui aient donné une sorte d'éclat. C'est à quoi j'ai dessein de m'appliquer,
Philosophia iacuit usque ad hanc aetatem nec ullum habuit lumen afin que si nos Romains ont autrefois retiré quelque fruit de mes occupations, ils en
litterarum Latinarum; quae inlustranda et excitanda nobis est, ut, si retirent encore, s'il est possible, de mon loisir. J'embrasse d'autant plus volontiers ce
occupati profuimus aliquid civibus nostris, prosimus etiam, si nouveau travail, que déjà certains philosophes, dont je veux croire les intentions
possumus, otiosi. In quo eo magis nobis est elaborandum, quod bonnes, mais dont le savoir ne va pas loin, ont témérairement répandu, à ce qu'on dit,
multi iam esse libri Latini dicuntur scripti inconsiderate ab optimis plusieurs ouvrages de leur façon. Or il se peut faire qu'on pense bien, et qu'on ne sache
illis quidem viris, sed non satis eruditis. Fieri autem potest, ut recte pas s'expliquer avec élégance. Mais en ce cas, c'est abuser tout à fait de son loisir, et
quis sentiat et id quod sentit polite eloqui non possit; sed mandare écrire en pure perte, que de mettre ses pensées sur le papier, sans avoir l'art de les
quemquam litteris cogitationes suas, qui eas nec disponere nec arranger, et de leur donner un tour agréable, qui attire son lecteur. Aussi les auteurs dont
inlustrare possit nec delectatione aliqua allicere lectorem, hominis je parle n'ont-ils de cours que dans leur parti : et s'ils trouvent à se faire lire, c'est
est intemperanter abutentis et otio et litteris. Itaque suos libros ipsi seulement de ceux qui veulent qu'on leur permette à eux-mêmes d'écrire dans ce goût-là.
legunt cum suis, nec quisquam attingit praeter eos, qui eandem Après avoir donc tâché de porter l'art oratoire à un plus haut point qu'il n'avait été parmi
licentiam scribendi sibi permitti volunt. Quare si aliquid oratoriae nous, je m'étudierai avec plus de soin encore à bien mettre en son jour la philosophie,
laudis nostra attulimus industria, multo studiosius philosophiae qui est la 623 source d'où je tirais ce que je puis avoir eu d'éloquence.
fontis aperiemus, e quibus etiam illa manabant.
IV. Aristote, ce rare génie, et dont les connaissances étaient si vastes, jaloux de la
IV. Sed ut Aristoteles, vir summo ingenio, scientia, copia, gloire que s'acquérait Isocrate le Rhéteur, entreprit à son exemple d'enseigner l'art de la
cum motus esset Isocratis rhetoris gloria, dicere docere etiam coepit parole, et voulut allier l'éloquence avec la sagesse. Je veux de même, sans oublier mon
adulescentes et prudentiam cum eloquentia iungere, sic nobis placet ancien caractère d'orateur, me jeter sur des matières de philosophie. Je les trouve plus
nec pristinum dicendi studium deponere et in hac maiore et uberiore grandes, plus abondantes que celles du barreau : et mon sentiment fut toujours que ces
arte versari. Hanc enim perfectam philosophiam semper iudicavi, questions sublimes, pour ne rien perdre de leur beauté, avaient besoin d'être traitées
quae de maximis quaestionibus copiose posset ornateque dicere; in amplement et avec toutes les grâces qui dépendent du langage. J'ai essayé si j'y
quam exercitationem ita nos studiose [operam] dedimus, ut iam réussirais, et cela est allé déjà si loin, que j'ai même osé tenir des conférences
etiam scholas Graecorum more habere auderemus. Ut nuper tuum philosophiques, à la manière des Grecs. Dernièrement, après que vous fûtes parti de
post discessum in Tusculano cum essent complures mecum Tusculum, j'y éprouvai mes forces en présence d'un grand nombre d'amis. C'est ainsi
familiares, temptavi, quid in eo genere possem. Ut enim antea que ces déclamations d'autrefois, où j'avais pour but de me former au barreau, et dont
declamitabam causas, quod nemo me diutius fecit, sic haec mihi j'ai continué l'usage plus longtemps que personne, sont aujourd'hui remplacées par un
nunc senilis est declamatio. Ponere iubebam, de quo quis audire exercice de vieillard. Je faisais donc proposer la thèse, sur laquelle on voulait
vellet; ad id aut sedens aut ambulans disputabam. Itaque dierum m'entendre : je discourais là-dessus, assis, ou debout : et comme nous avons eu de ces
quinque scholas, ut Graeci appellant, in totidem libros contuli. sortes d'entretiens durant cinq jours, je les ai rédigés en autant de livres. Voici comme
Fiebat autem ita ut, cum is qui audire vellet dixisset, quid sibi nous faisions. D'abord celui qui voulait m'entendre, disait son sentiment, et moi ensuite
videretur, tum ego contra dicerem. Haec est enim, ut scis, vetus et je l'attaquais. Vous savez que cette méthode est celle de Socrate, et qu'il la regardait
Socratica ratio contra alterius opinionem disserendi. Nam ita comme le plus sûr moyen de parvenir à démêler où est le vraisemblable. Mais pour vous
facillime, quid veri simillimum esset, inveniri posse Socrates mettre mieux au fait de nos conférences, je n'en ferai pas un simple récit; je les rendrai
arbitrabatur. Sed quo commodius disputationes nostrae explicentur, comme si elles se tenaient actuellement. Commençons.
sic eas exponam, quasi agatur res, non quasi narretur. Ergo ita
V. L'AUDITEUR. Je trouve que la mort est un mal. CICÉRON. Pour les morts, ou
nascetur exordium:
pour ceux qui ont à mourir? L'A. Pour les uns, et pour les autres. C. Puisque c'est un
V. Malum mihi videtur esse mors. Iisne, qui mortui sunt, an mal, c'est donc une chose qui rend misérables ceux qu'elle regarde. L'A. Oui sans doute.
iis, quibus moriendum est? Utrisque. Est miserum igitur, quoniam C. Ainsi, et ceux qui sont déjà morts, et ceux qui doivent mourir, sont misérables. L'A.
malum. Certe. Ergo et ii, quibus evenit iam ut morerentur, et ii, Je le crois. C. Personne donc, qui ne soit misérable. L'A. Personne du tout. C. Donc,
quibus eventurum est, miseri. Mihi ita videtur. Nemo ergo non pour raisonner conséquemment, tout ce qu'il y a d'hommes, nés ou à naître, non
miser. Prorsus nemo. Et quidem, si tibi constare vis, omnes, seulement sont misérables, mais le seront toujours. Car n'y eût-il de mal que pour ceux
quicumque nati sunt eruntve, non solum miseri, sed etiam semper qui ont à mourir, cela regarderait tous les vivants, puisque sans exception ils sont tous
miseri. Nam si solos eos diceres miseros quibus moriendum esset, mortels. Avec leur vie, cependant, leur misère finirait. Mais d'ajouter que les morts eux-
neminem tu quidem eorum qui viverent exciperes —moriendum est mêmes sont misérables, c'est vouloir que nous soyons nés pour une misère sans bornes :
enim omnibus, — esset tamen miseriae finis in morte. Quoniam que ceux qui moururent il y a cent mille ans, et que tous les hommes, en un mot, soient
autem etiam mortui miseri sunt, in miseriam nascimur sempiternam. misérables. L'A. Aussi est-ce bien mon avis. C. Dites-moi, je vous prie, n'est-ce point
Necesse est enim miseros esse eos qui centum milibus annorum ante que l'image des enfers vous effraye? Un Cerbère à trois têtes; les flots bruyants du
occiderunt, vel potius omnis, quicumque nati sunt. Ita prorsus Cocyte; le passage de l'Achéron; un Tantale mourant de soif, et qui a de l'eau jusqu'au
existimo. Dic quaeso: num te illa terrent, triceps apud inferos menton, sans qu'il puisse y tremper ses lèvres;
Cerberus, Cocyti fremitus, travectio Acherontis, 'mento summam
Ce rocher que Sisyphe épuisé, hors d'haleine,
aquam attingens enectus siti' Tantalus? Tum illud, quod
Perd à rouler toujours ses efforts et sa peine;
Sisyphus versat saxum sudans nitendo neque proficit hilum?
des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d'un
Fortasse etiam inexorabiles iudices, Minos et Rhadamanthus? nombre infini d'auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans
Apud quos nec te L.Crassus defendet nec M.Antonius nec, quoniam qu'il vous soit permis d'en charger, ou Crassus, ou Antoine, ou, puis- 624 que ces Juges
apud Graecos iudices res agetur, poteris adhibere Demosthenen; tibi sont Grecs, Démosthène. Voilà peut-être l'objet de votre peur : et sur ce fondement vous
ipsi pro te erit maxima corona causa dicenda. Haec fortasse metuis et croyez la mort un mal éternel.
idcirco mortem censes esse sempiternum malum.
VI. L'A. Pensez-vous que j'extravague jusqu'à donner là-dedans? C. Vous n'y
VI. Adeone me delirare censes, ut ista esse credam? An tu haec ajoutez pas foi? L'A. Pas le moins du monde. C. Vous avez, en vérité, grand tort de
non credis? Minime vero. Male hercule narras. Cur? Quaeso. Quia l'avouer. L'A. Pourquoi, je vous prie? C. Parce que, si j'avais eu à vous réfuter sur ce
disertus esse possem, si contra ista dicerem. Quis enim non in eius point, j'allais m'ouvrir une belle carrière. L'A. Qui ne serait éloquent sur un tel sujet? Où
modi causa? Aut quid negotii est haec poetarum et pictorum portenta est l'embarras de prouver que ces tourments des enfers ne sont que pures imaginations de
convincere? Atqui pleni libri sunt contra ista ipsa disserentium poètes et de peintres? C. Tout est plein, cependant, de traités philosophiques, où l'on se
philosophorum. Inepte sane. Quis enim est tam excors, quem ista propose de le prouver. L'A. Peine perdue : car se trouve-t-il des hommes assez sots pour
moveant? Si ergo apud inferos miseri non sunt, ne sunt quidem apud en avoir peur? C. Mais, s'il n'y a point de misérables dans les enfers, personne n'y est
inferos ulli. Ita prorsus existimo. Ubi sunt ergo ii, quos miseros donc. L'A. Je n'y crois personne. C. Où donc sont-ils ces morts que vous croyez
dicis, aut quem locum incolunt? Si enim sunt, nusquam esse non misérables? Quel lieu habitent-ils? Car enfin, s'ils existent, ils ne sauraient ne pas être
possunt. Ego vero nusquam esse illos puto. Igitur ne esse quidem? dans quelque lieu. L'A. Je crois qu'ils ne sont nulle part. C. Vous croyez qu'ils n'existent
Prorsus isto modo, et tamen miseros ob id ipsum quidem, quia nulli donc point? L'A. Oui, et c'est justement parce qu'ils n'existent point, que je les trouve
sint. Iam mallem Cerberum metueres quam ista tam inconsiderate misérables. C. Je vous pardonnerais encore plutôt de croire un Cerbère, que de parler si
diceres. Quid tandem? Quem esse negas, eundem esse dicis. Ubi est peu conséquemment. L'A. Hé comment? C. Vous dites du même homme, qu'il est, et
acumen tuum? Cum enim miserum esse dicis, tum eum qui non sit qu'il n'est pas. Y songez-vous? Quand vous dites qu'un mort est misérable, c'est dire
dicis esse. Non sum ita hebes, ut istud dicam. Quid dicis igitur? d'un homme qui n'existe pas, qu'il existe. L'A. Je ne suis pas si peu sensé que de tenir ce
Miserum esse verbi causa M.Crassum, qui illas fortunas morte langage. C. Que dites-vous donc? L'A. Je dis, par exemple, que Crassus est à plaindre
dimiserit, miserum Cn.Pompeium, qui tanta gloria sit orbatus, d'avoir perdu de si grandes richesses en mourant : que Pompée est à plaindre d'avoir
omnis denique miseros, qui hac luce careant. Revolveris eodem. perdu tant de gloire, tant d'honneurs : qu'enfin tous ceux qui ont perdu le jour sont à
Sint enim oportet, si miseri sunt; tu autem modo negabas eos esse, plaindre de l'avoir perdu. C. Vous y revenez toujours. Car, pour être à plaindre, il faut
qui mortui essent. Si igitur non sunt, nihil possunt esse; ita ne miseri exister. Or, tout à l'heure vous disiez que les morts n'existaient plus. Donc, s'ils

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quidem sunt. Non dico fortasse etiam, quod sentio; nam istuc n'existent plus, ils ne sauraient être quelque chose, et par conséquent ils ne sauraient
ipsum, non esse, cum fueris, miserrimum puto. Quid? Miserius être misérables. L'A. Je ne m'explique pas bien, apparemment. J'ai prétendu dire que de
quam omnino numquam fuisse? Ita, qui nondum nati sunt, miseri n'être plus après que l'on a été, c'est de tous les maux le plus grand. C. Pourquoi plus
iam sunt, quia non sunt, et nos, si post mortem miseri futuri grand que de n'avoir absolument point été ? Il s'ensuivrait de votre raisonnement, que
sumus, miseri fuimus ante quam nati. Ego autem non commemini, ceux qui ne sont pas nés encore, sont déjà misérables et cela, parce qu'ils ne sont point.
ante quam sum natus, me miserum; tu si meliore memoria es, velim Car, s'il est vrai qu'après notre mort nous souffrirons de n'être plus, il faut qu'avant notre
scire, ecquid de te recordere. naissance nous ayons souffert de n'être pas. Je n'ai, pour moi, nulle idée d'avoir eu des
maux avant ma naissance peut-être vous souvenez-vous des vôtres : je vous prie de m'en
VII. Ita iocaris, quasi ego dicam eos miseros, qui nati non
faire le récit.
sint, et non eos miseros, qui mortui sunt. Esse ergo eos dicis.
Immo, quia non sint, cum fuerint, eo miseros esse. Pugnantia te VII. L'A. Vous le prenez sur un ton de plaisanterie, comme si j'avais parlé des
loqui non vides? Quid enim tam pugnat, quam non modo miserum, hommes qui sont à naître, et non pas de ceux qui sont morts. C. Mais ceux qui sont
sed omnino quicquam esse, qui non sit? An tu egressus porta morts, vous dites donc qu'ils sont? L'A. Au contraire, je dis qu'ils sont misérables de
Capena cum Calatini, Scipionum, Serviliorum, Metellorum, n'être pas, après qu'ils ont été. C. Vous ne sentez pas que cela implique contradiction?
sepulcra vides, miseros putas illos? Quoniam me verbo premis, Qu'y a-t-il, en effet, de plus contradictoire, que de n'être point du tout, et d'être, ou
posthac non ita dicam, miseros esse, sed tantum miseros, ob id misérable, ou tout ce qu'il vous plaira? Quand, au sortir de la porte Capène, vous voyez
ipsum, quia non sint. Non dicis igitur: 'miser est M.Crassus', sed les tombeaux de Calatinus, des Scipions, des Servilius, des Métellus, jugez-vous que
tantum: 'miser M.Crassus'? Ita plane. Quasi non necesse sit, ces gens-là soient misérables? L'A. Puisque vous me chicanez sur ce mot, sont, je le
quicquid isto modo pronunties, id aut esse aut non esse! an tu supprimerai : et au lieu de vous dire que les morts sont misérables, je dirai que c'est pour
dialecticis ne imbutus quidem es? In primis enim hoc traditur: omne eux un mal de n'être plus. C. Quand vous dites eux, vous supposez des gens qui exis- 625
pronuntiatum (sic enim mihi in praesentia occurrit ut appellarem tent. Ainsi vous retombez toujours dans le même inconvénient; et quelque tour que vous
axioma, —utar post alio, si invenero melius) id ergo est preniez pour dire, Crassus qui n'est plus, est misérable, vous joindrez ensemble deux
pronuntiatum, quod est verum aut falsum. Cum igitur dicis: 'miser choses incompatibles, parce que l'un des termes, est, affirme ce que nie l'autre, qui
M.Crassus', aut hoc dicis: 'miser est Crassus', ut possit iudicari, n'est plus. L'A. Hé bien, puisque vous me forcez d'avouer que ceux-là ne sont pas
verum id falsumne sit, aut nihil dicis omnino. Age, iam concedo misérables, qui ne sont point du tout, je reconnais que les morts ne sont pas misérables.
non esse miseros, qui mortui sint, quoniam extorsisti, ut faterer, Mais pour nous qui vivons, n'est-ce pas un mal que la nécessité de mourir? Quel plaisir
qui omnino non essent, eos ne miseros quidem esse posse. Quid? est-on capable de goûter, lorsqu'on a jour et nuit à penser que la mort approche?
Qui vivimus, cum moriendum sit, nonne miseri sumus? Quae enim
VIII. C. Remarquez-vous que voilà de retranché déjà une bonne partie de la misère
potest in vita esse iucunditas, cum dies et noctes cogitandum sit iam
humaine? L'A. Voyons comment. C. Parce que si la mort avait des suites fâcheuses, rien
iamque esse moriendum?
ne bornerait nos maux; ils seraient infinis. Mais de la manière dont nous l'entendons
VIII. Ecquid ergo intellegis, quantum mali de humana présentement, je vois qu'il y a un terme où j'arriverai, et au delà duquel je n'aurai plus à
condicione deieceris? Quonam modo? Quia, si mors etiam mortuis craindre. Vous entrez, à ce qu'il me paraît, dans la pensée d'Épicharme, qui était,
miserum esset, infinitum quoddam et sempiternum malum comme la plupart des Siciliens, homme de beaucoup d'esprit. L'A. Que dit-il? Je n'en
haberemus in vita; nunc video calcem, ad quam cum sit decursum, sais rien. C. Je vous le rendrai, si je puis, en latin; car vous savez que ma coutume n'est
nihil sit praeterea extimescendum. Sed tu mihi videris Epicharmi, pas de mettre du grec dans mon latin, non plus que du latin dans mon grec. L'A. Vous
acuti nec insulsi hominis ut Siculi, sententiam sequi. Quam? Non avez raison : mais cette pensée d'Épicharme, dites-la moi. C.
enim novi. Dicam, si potero, Latine. Scis enim me Graece loqui in
Mourir peut être un mal : mais être mort n'est rien.
Latino sermone non plus solere quam in Graeco Latine. Et recte
quidem. Sed quae tandem est Epicharmi ista sententia? L'A. Je me remets à présent le vers grec. Mais après m'avoir fait avouer que les
morts ne sont pas misérables, prouvez-moi, s'il vous est possible, que la nécessité de
Emori nolo, sed me esse mortuum nihil aestimo.
mourir ne soit pas un mal. C. Très aisément, et j'ai encore de plus grands projets. L'A.
'Iam adgnosco Graecum. Sed quoniam coegisti, ut Très aisément, dites-vous? C. Oui, parce que la mort n'étant suivie d'aucun mal, la mort
concederem, qui mortui essent, eos miseros non esse, perfice, si elle-même n'en est pas un : car vous convenez que dans le moment précis, qui lui
potes, ut ne moriendum quidem esse miserum putem. Iam istuc succède immédiatement, il n'y a plus rien à craindre : et par conséquent mourir n'est
quidem nihil negotii est, sed ego maiora molior. Quo modo hoc nihil autre chose que parvenir au terme, où, de votre aveu, finissent tous nos maux. L'A. Je
negotii est? Aut quae sunt tandem ista maiora? Quia, quoniam post vous en prie, mettez ceci dans un plus grand jour. Avec des raisonnements trop serrés on
mortem mali nihil est, ne mors quidem est malum, cui proxumum me fait dire oui, avant que je sois persuadé. Mais quels sont ces grands projets, dont
tempus est post mortem, in quo mali nihil esse concedis: ita ne vous me parliez? C. Je veux essayer de vous convaincre, non seulement que la mort
moriendum quidem esse malum est; id est enim perveniendum esse n'est point un mal; mais que même c'est un bien. L'A. Je n'en demandais pas tant. Je
ad id, quod non esse malum confitemur. Uberius ista, quaeso. Haec meurs d'envie cependant de voir comment vous le prouverez. Si vous n'en venez pas à
enim spinosiora, prius ut confitear me cogunt quam ut adsentiar. Sed bout, du moins il en résultera que la mort n'est point un mal. Au reste, je ne vous
quae sunt ea, quae dicis te maiora moliri? Ut doceam, si possim, interromprai point. Un discours suivi me fera plus de plaisir. C. Et si j'ai à vous
non modo malum non esse, sed bonum etiam esse mortem. Non interroger, ne me répondrez-vous pas? L'A. Il y aurait une sotte fierté à ne pas répondre :
postulo id quidem, aveo tamen audire. Ut enim non efficias quod mais, autant qu'il se pourra, passez-vous de me faire des questions.
vis, tamen, mors ut malum non sit, efficies. Sed nihil te
IX. Vous serez obéi. Je vais débrouiller cette matière tout de mon mieux. Mais en
interpellabo; continentem orationem audire malo. Quid, si te
m'écoutant, ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, et ne prenez pas ce que je
rogavero aliquid, nonne respondebis? Superbum id quidem est,
vous dirai pour des dogmes indubitables. Je ne suis qu'un homme ordinaire, je cherche à
sed, nisi quid necesse erit, malo non roges.
découvrir la vraisemblance; mes lumières ne sauraient aller plus loin. Pour le vrai et
IX. Geram tibi morem et ea quae vis, ut potero, explicabo, l'évident, je le laisse à ceux qui présument qu'il est à la portée de leur intelligence, et
nec tamen quasi Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quae dixero, qui se 626 donnent pour des sages de profession. L'A. A la bonne heure : me voilà prêt a
sed ut homunculus unus e multis probabilia coniectura sequens. vous écouter. C. Premièrement donc, voyons ce que c'est que la mort, qui paraît une
Ultra enim quo progrediar, quam ut veri similia videam, non habeo; chose si connue. II y en a qui pensent que c'est la séparation de l'âme avec le corps.
certa dicent ii, qui et percipi ea posse dicunt et se sapientis esse D'autres, qu'il ne se fait point de séparation, mais que l'âme et le corps périssent en
profitentur. Tu, ut videtur; nos ad audiendum parati sumus. Mors même temps, et que l'âme s'éteint dans le corps. Parmi ceux qui tiennent que l'âme se
igitur ipsa, quae videtur notissima res esse, quid sit, primum est sépare, les uns croient qu'elle se dissipe incontinent : d'autres, qu'elle subsiste encore
videndum. Sunt enim qui discessum animi a corpore putent esse longtemps après : et d'autres, qu'elle subsiste toujours. Mais cette âme, qu'est-ce que
mortem; sunt qui nullum censeant fieri discessum, sed una animum c'est? Où se tient-elle? Quelle est son origine? Autant de questions, sur quoi l'on est peu
et corpus occidere, animumque in corpore extingui. Qui discedere d'accord. Selon quelques-uns, l'âme n'est autre chose que le cœur même. Empédocle
animum censent, alii statim dissipari, alii diu permanere, alii voulait que ce fût le sang répandu dans le cœur. D'autres prétendent que c'est une
semper. Quid sit porro ipse animus, aut ubi, aut unde, magna certaine partie du cerveau. D'autres, que ni le cœur ni le cerveau ne sont l'âme elle-
dissensio est. Aliis cor ipsum animus videtur, ex quo excordes, même, mais seulement le siège de l'âme. D'autres, que l'âme c'est de l'air. Zénon le
vecordes concordesque dicuntur et Nasica ille prudens bis consul stoïcien, que c'est du feu.
'Corculum' et 'egregie cordatus homo, catus Aelius Sextus'.
X. Voilà d'abord les opinions communes, cœur, sang, cerveau, air, et feu. En
Empedocles animum esse censet cordi suffusum sanguinem; aliis
voici de particulières, et dans lesquelles peu de gens ont donné. Aristoxène, musicien et
pars quaedam cerebri visa est animi principatum tenere; aliis nec cor
philosophe tout ensemble, dit que comme dans le chant, et dans les instruments, la
ipsum placet nec cerebri quandam partem esse animum, sed alii in
proportion des accords fait l'harmonie: de même toutes les parties du corps sont
corde, alii in cerebro dixerunt animi esse sedem et locum; animum
tellement disposées, que du rapport qu'elles ont les unes avec les autres, l'âme en
autem alii animam, ut fere nostri declarat nomen: nam et agere
résulte. Il a pris cette idée de l'art qu'il professait. Mais elle ne vient pourtant pas de lui ;
animam et efflare dicimus et animosos et bene animatos et ex animi
car Platon en avait parlé longtemps auparavant, et fort au long. Xénocrate, selon les
sententia; ipse autem animus ab anima dictus est; Zenoni Stoico
anciens principes de Pythagore qui attribuait aux nombres une prodigieuse vertu, a
animus ignis videtur.
soutenu que l'âme n'avait point de figure, que ce n'était pas une espèce de corps, mais

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que c'était seulement un nombre. Platon, son maître, divise l'âme en trois parties, dont
X. Sed haec quidem quae dixi, cor, cerebrum, animam,
la principale, savoir la raison, se tient dans la tête, comme dans un lieu éminent; d'où
ignem volgo, reliqua fere singuli. Ut multo ante veteres, proxime
elle doit commander aux deux autres, qui sont la colère et la concupiscence, toutes deux
autem Aristoxenus, musicus idemque philosophus, ipsius corporis
logées à part; la colère dans la poitrine, la concupiscence au-dessous. On a de Dicéarque
intentionem quandam, velut in cantu et fidibus quae harmonia
un dialogue en trois livres, où il rapporte ce qui fut dit entre de savants hommes à
dicitur: sic ex corporis totius natura et figura varios motus cieri
Corinthe. Dans le premier livre, il introduit divers interlocuteurs; dans les deux autres,
tamquam in cantu sonos. Hic ab artificio suo non recessit et tamen
un certain vieillard de Phthie, nommé Phérécrate, qu'il fait descendre de Deucalion et
dixit aliquid, quod ipsum quale esset erat multo ante et dictum et
qui tient ce discours : Que l'âme n'est absolument rien : que c'est un mot vide de sens :
explanatum a Platone. Xenocrates animi figuram et quasi corpus
qu'il n'y a d'âme, ni dans l'homme, ni dans la bête : - que le principe qui nous fait agir,
negavit esse ullum, numerum dixit esse, cuius vis, ut iam ante
qui nous fait sentir, est répandu également dans tous les corps vivants. - que l'âme
Pythagorae visum erat, in natura maxuma esset. Eius doctor Plato
n'étant rien, elle ne saurait donc être séparée du corps : et qu'enfin il n'y a d'existant que
triplicem finxit animum, cuius principatum, id est rationem, in
la matière, qui est une, simple, et dont les parties sont naturellement arrangées de telle
capite sicut in arce posuit, et duas partes parere voluit, iram et
sorte qu'elle a vie et sentiment. Aristote, qui, du côté de l'esprit, et par les recherches
cupiditatem, quas locis disclusit: iram in pectore, cupiditatem
qu'il a faites, est infiniment au-dessus de tous les autres philosophes (j'excepte toujours
supter praecordia locavit. Dicaearchus autem in eo sermone, quem
Platon), ayant d'abord posé pour principe de toutes choses les quatre éléments que tout
Corinthi habitum tribus libris exponit, doctorum hominum
le monde connaît, il en imagine un cinquième, d'où 627 l'âme tire son origine. Il ne croit
disputantium primo libro multos loquentes facit; duobus Pherecratem
pas que penser, que prévoir, apprendre, enseigner, inventer, se souvenir, aimer, haïr,
quendam Phthiotam senem, quem ait a Deucalione ortum,
désirer, craindre, s'affliger, se réjouir, et autres opérations semblables, puissent être
disserentem inducit nihil esse omnino animum, et hoc esse nomen
l'effet des quatre éléments ordinaires. Il a donc recours à un cinquième principe, qui n'a
totum inane, frustraque animalia et animantis appellari, neque in
pas de nom; et il donne à l'âme un nom particulier, qui signifie à peu près mouvement
homine inesse animum vel animam nec in bestia, vimque omnem
sans discontinuation et sans fin.
eam, qua vel agamus quid vel sentiamus, in omnibus corporibus
vivis aequabiliter esse fusam nec separabilem a corpore esse, quippe XI. Telles sont, autant que je me les rappelle, les diverses opinions, qui ont été
quae nulla sit, nec sit quicquam nisi corpus unum et simplex, ita avancées sur ce sujet. Je passe à dessein celle d'un grand homme, Démocrite, qui
figuratum ut temperatione naturae vigeat et sentiat. Aristoteles, prétend que l'âme se forme par je ne sais quel concours fortuit de corpuscules unis et
longe omnibus Platonem semper excipio praestans et ingenio et ronds : car, selon lui, il n'est rien que les atomes ne fassent. Or de toutes ces opinions,
diligentia, cum quattuor nota illa genera principiorum esset il n'y a qu'un Dieu qui puisse savoir quelle est la vraie. Pour nous autres hommes, nous
complexus, e quibus omnia orerentur, quintam quandam naturam ne sommes pas peu embarrassés à démêler la plus vraisemblable. Voulez-vous que je
censet esse, e qua sit mens; cogitare enim et providere et discere et m'arrête à en faire l'examen, ou que j'en revienne à notre proposition? L'A. Je voudrais
docere et invenire aliquid et tam multa [alia] meminisse, amare, fort l'un et l'autre, mais il est difficile d'embrasser tout cela ensemble. Si vous pouvez,
odisse, cupere, timere, angi, laetari, haec et similia eorum in sans entrer dans cette discussion, me guérir de la crainte que j'ai de la mort, n'allons pas
horum quattuor generum inesse nullo putat; quintum genus adhibet plus loin. Ou, s'il faut auparavant savoir à quoi s'en tenir sur l'essence de l'âme, voyons-
vacans nomine et sic ipsum animum ἐντελέχειαν appellat novo le présentement. Une autre fois le reste viendra. C. Je vois lequel vous plairait
nomine quasi quandam continuatam motionem et perennem. davantage, et ce m'est aussi le plus commode : car de toutes les opinions que j'ai
rapportées, quelle que soit la véritable, il s'ensuivra toujours que la mort, ou n'est point
XI. Nisi quae me forte fugiunt, haec sunt fere de animo
un mal, ou plutôt est un bien. Prenons effectivement que l'âme soit ou le cœur, ou le
sententiae. Democritum enim, magnum illum quidem virum, sed
sang, ou le cerveau. Tout cela étant partie du corps, périra certainement avec le reste du
levibus et rotundis corpusculis efficientem animum concursu
corps. Que l'âme soit d'air, cet air se dissipera. Qu'elle soit de feu, ce feu s'éteindra. Que
quodam fortuito, omittamus; nihil est enim apud istos, quod non
ce soit l'harmonie d'Aristoxène, cette harmonie sera déconcertée. Pour Dicéarque,
atomorum turba conficiat. Harum sententiarum quae vera sit, deus
puisqu'il n'admet point d'âme, il est inutile que j'en parle. Après la mort, selon toutes
aliqui viderit; quae veri simillima, magna quaestio est. Utrum igitur
ces opinions, il n'y a plus rien qui nous touche, car le sentiment se perd avec la vie. Or,
inter has sententias diiudicare malumus an ad propositum redire?
du moment qu'on ne sent plus, il n'y a plus de risque à courir. Quant aux autres
Cuperem equidem utrumque, si posset, sed est difficile confundere.
opinions, elles n'ont rien qui ne flatte vos espérances : supposé qu'il vous soit doux de
Quare si, ut ista non disserantur, liberari mortis metu possumus, id
croire qu'un jour votre âme peut aller dans le ciel, comme dans sa véritable patrie. L'A.
agamus; sin id non potest nisi hac quaestione animorum explicata,
Oui sans doute, j'aime à le croire, et je souhaite ne point me tromper : mais cette
nunc, si videtur, hoc, illud alias. Quod malle te intellego, id puto
opinion fût-elle fausse, je saurais gré à qui me la persuaderait. C. Pour cela qu'avez-vous
esse commodius; efficiet enim ratio ut, quaecumque vera sit earum
besoin de moi? Puis-je surpasser l'éloquence de Platon? Voyez ce qu'il a écrit de l'âme,
sententiarum quas eui, mors aut malum non sit aut sit bonum potius.
pesez-le bien, vous n'aurez rien de, plus à désirer. L'A. Je l'ai lu, et plus d'une fois.
Nam si cor aut sanguis aut cerebrum est animus, certe, quoniam est
Pendant que je suis à ma lecture, je sens, à la vérité, qu'elle me persuade. Mais du
corpus, interibit cum reliquo corpore; si anima est, fortasse
moment que j'ai quitté le livre, et que je rêve en moi-même à l'immortalité de l'âme, il
dissipabitur; si ignis, extinguetur; si est Aristoxeni harmonia,
m'arrive, je ne sais comment, de retomber dans mes doutes. C. Voyons. Avouez-vous
dissolvetur. Quid de Dicaearcho dicam, qui nihil omnino animum
que les âmes, ou subsistent après la mort, ou périssent à l'instant de la mort? L'A.
dicat esse? His sententiis omnibus nihil post mortem pertinere ad
Assurément, l'un des deux. C. Et si elles subsistent? L'A. J'avoue qu'elles seront
quemquam potest; pariter enim cum vita sensus amittitur; non
heureuses. C. Et si elles périssent? L'A. Qu'elles n'auront point à souffrir, puisqu'elles
sentientis autem nihil est ullam in partem quod intersit. Reliquorum
n'existeront point. A l'égard de ce dernier article, vous m'avez mis, il y a un moment,
sententiae spem adferunt, si te hoc forte delectat, posse animos,
dans la nécessité d'en convenir. C. Par où donc trouvez-vous que la mort puisse être un
cum e corporibus excesserint, in caelum quasi in domicilium suum
mal, puisque, si les âmes sont immortelles, à la mort nous de- 628 venons heureux, et si
pervenire. Me vero delectat, idque primum ita esse velim, deinde,
elles périssent, nous ne serons plus capables de souffrir, ayant perdu tout sentiment ?
etiamsi non sit, mihi persuaderi tamen velim. Quid tibi ergo opera
nostra opus est? Num eloquentia Platonem superare possumus? XII. L'A. Je vous en supplie, commencez par me démontrer, s'il vous est possible,
Evolve diligenter eius eum librum, qui est de animo: amplius quod que l'âme est immortelle; et comme peut-être vous n'y réussirez point (car la chose n'est
desideres nihil erit. Feci mehercule, et quidem saepius; sed nescio pas aisée), ensuite vous me ferez voir, du moins, que la mort n'a rien de fâcheux. Je la
quo modo, dum lego, adsentior, cum posui librum et mecum ipse trouve à craindre, non pas quand elle m'aura privé de sentiment, mais parce qu'elle doit
de inmortalitate animorum coepi cogitare, adsensio omnis illa m'en priver. C. Pour appuyer l'opinion, dont vous demandez à être convaincu, j'ai à
elabitur. Quid? Hoc dasne aut manere animos post mortem aut morte vous alléguer de fortes autorités; espèce de preuve qui dans toutes sortes de contestations
ipsa interire? Do vero. Quid, si maneant? Beatos esse concedo. Sin est ordinairement d'un grand poids. Je vous citerai d'abord toute l'antiquité. Plus elle
intereant? Non esse miseros, quoniam ne sint quidem; iam istuc touchait de près à l'origine des choses, et aux premières productions des Dieux, plus la
coacti a te paulo ante concessimus. Quo modo igitur aut cur mortem vérité, peut-être, lui était connue. Or, la croyance générale des anciens était, que la
malum tibi videri dicis? Quae aut beatos nos efficiet, animis mort n'éteignait pas tout sentiment, et que l'homme au sortir de cette vie n'était pas
manentibus, aut non miseros sensu carentis. anéanti. Quantité de preuves, mais surtout le droit pontifical, et les cérémonies
sépulcrales, ne permettent pas d'en douter. Jamais des personnages d'un si grand sens
XII. Expone igitur, nisi molestum est, primum, si potes,
n'auraient révéré si religieusement les sépulcres, ni condamné à de si graves peines ceux
animos remanere post mortem, tum, si minus id obtinebis —est
qui les violent, s'ils n'avaient été bien persuadés que la mort n'est pas un
enim arduum—, docebis carere omni malo mortem. Ego enim istuc
anéantissement, mais que c'est une sorte de transmigration, un changement de vie, qui
ipsum vereor ne malum sit non dico carere sensu, sed carendum
envoie au ciel et hommes et femmes d'un rare mérite : tandis que les âmes vulgaires sont
esse. Auctoribus quidem ad istam sententiam, quam vis obtineri, uti
retenues ici-bas, mais sans êtres anéanties. Plein de ces idées, qui étaient celles de nos
optimis possumus, quod in omnibus causis et debet et solet valere
pères, et conformément au bruit de la renommée, Ennius a dit:
plurimum, et primum quidem omni antiquitate, quae quo propius
aberat ab ortu et divina progenie, hoc melius ea fortasse quae erant Romulus est au ciel, il vit avec les dieux.
vera cernebant. Itaque unum illud erat insitum priscis illis, quos
Hercule fut pareillement reconnu pour un très grand et très puissant dieu, d'abord
cascos appellat Ennius, esse in morte sensum neque excessu vitae
dans la Grèce, ensuite parmi nous, et jusqu'aux extrémités de l'Océan. On a, sur ce
sic deleri hominem, ut funditus interiret; idque cum multis aliis
principe, déifié Bacchus, fils de Sémélé, et les deux célèbres Tyndarides, qui
rebus, tum e pontificio iure et e caerimoniis sepulcrorum intellegi

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Cicéron : Tusculanes : livre I (bilingue) http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/tusc1.htm

licet, quas maxumis ingeniis praediti nec tanta cura coluissent nec daignèrent, à ce qu'on dit, non seulement nous rendre victorieux dans un combat, mais
violatas tam inexpiabili religione sanxissent, nisi haereret in eorum en apporter eux-mêmes la nouvelle à Rome. Ino, fille de Cadmus, ne doit-elle pas aussi
mentibus mortem non interitum esse omnia tollentem atque sa divinité à ce préjugé? En un mot, et pour éviter un plus long détail, n'est-ce pas les
delentem, sed quandam quasi migrationem commutationemque hommes qui ont peuplé le ciel?
vitae, quae in claris viris et feminis dux in caelum soleret esse, in
XIII. Si je fouillais dans l'antiquité, et que je prisse à tâche d'approfondir les
ceteris humi retineretur et permaneret tamen. Ex hoc et nostrorum
histoires des Grecs, nous trouverions que ceux même d'entre les Dieux, à qui l'on donne
opinione
le premier rang, ont vécu sur la terre, avant que d'aller au ciel. Informez-vous quels sont
Romulus in caelo cum diis agit aevum, ceux de ces Dieux, dont les tombeaux se montrent en Grèce. Puisque vous êtes initié
aux mystères, rappelez-vous en les traditions. Vous tirerez de là vos conséquences. Car,
ut famae adsentiens dixit Ennius, et apud Graecos indeque
dans cette antiquité si reculée, la physique n'était pas connue : elle ne l'a été que
perlapsus ad nos et usque ad Oceanum Hercules tantus et tam
longtemps après : en sorte que les hommes bornaient alors leurs notions à ce que la
praesens habetur deus; hinc Liber Semela natus eademque famae
nature leur mettait devant les yeux : ils ne remontaient point des effets aux causes : et
celebritate Tyndaridae fratres, qui non modo adiutores in proeliis
c'est ainsi que sur de certaines visions, la plupart nocturnes, souvent ils se déterminaient
victoriae populi Romani, sed etiam nuntii fuisse perhibentur. Quid?
à croire que les morts étaient vivants. Appliquons ici ce qu'on regarde comme une très
Ino Cadmi filia nonne Leukothea nominata a Graecis Matuta habetur
forte preuve de l'existence des Dieux, qu'il n'y a point de peuple assez barbare, point
a nostris? Quid? Totum prope caelum, ne pluris persequar, nonne
d'homme assez farouche, pour n'en avoir pas l'esprit imbu. Plusieurs peuples, à la
humano genere completum est?
vérité, n'ont pas une idée juste des Dieux; ils se laissent tromper à des coutumes 629
XIII. Si vero scrutari vetera et ex is ea quae scriptores Graeciae erronées; mais enfin ils s'entendent tous à croire qu'il existe une puissance divine. Et ce
prodiderunt eruere coner, ipsi illi maiorum gentium dii qui habentur n'est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes ne se sont point donné le mot
hinc nobis profecti in caelum reperientur. Quaere, quorum pour l'établir; leurs lois n'y ont point de part. Or, dans quelque matière que ce soit, le
demonstrentur sepulcra in Graecia; reminiscere, quoniam es consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature. Tous les
initiatus, quae tradantur mysteriis: tum denique, quam hoc late hommes donc ne pleurent-ils pas la mort de leurs proches; et cela, parce qu'ils les
pateat, intelleges. Sed qui nondum ea quae multis post annis croient privés des douceurs de la vie? Détruisez cette opinion, il n'y aura plus de deuil.
(homines) tractare coepissent physica didicissent, tantum sibi Car le deuil que nous prenons, ce n'est pas pour témoigner la perte que nous faisons
persuaserant, quantum natura admonente cognoverant, rationes et personnellement. On peut s'en affliger, s'en désoler au fond du cœur, mais ces pompes
causas rerum non tenebant, visis quibusdam saepe movebantur, funèbres, ces lugubres appareils ont pour motif la persuasion où nous sommes, que la
iisque maxime nocturnis, ut vide rentur ei, qui vita excesserant, personne à qui nous étions tendrement attachés, est privée des douceurs de la vie. C'est
vivere. Ut porro firmissimum hoc adferri videtur cur deos esse un sentiment naturel, et qu'on ne peut attribuer, ni à la réflexion, ni à l'étude.
credamus, quod nulla gens tam fera, nemo omnium tam sit
XIV. Par où encore on voit que la nature elle-même décide tacitement pour notre
inmanis, cuius mentem non imbuerit deorum opinio (multi de diis
immortalité, c'est par cette ardeur avec laquelle tous les hommes travaillent pour un
prava sentiunt —id enim vitioso more effici solet — omnes tamen
avenir, qui ne sera qu'après leur mort. «Nous plantons des arbres qui ne porteront que
esse vim et naturam divinam arbitrantur, nec vero id conlocutio
dans un autre siècle» dit Cécilius dans les Synéphèbes. Pourquoi en planter, si les siècles
hominum aut consessus efficit, non institutis opinio est confirmata,
qui nous suivront ne nous touchaient en rien? Et de même qu'un homme qui cultive avec
non legibus; omni autem in re consensio omnium gentium lex
soin la terre, plante des arbres sans espérer d'y voir jamais de fruit : un grand personnage
naturae putanda est) —quis est igitur, qui suorum mortem primum
ne plante-t-il pas, si j'ose ainsi dire, des lois, des coutumes, des républiques? Pourquoi
non eo lugeat, quod eos orbatos vitae commodis arbitretur? Tolle
cette passion d'avoir des enfants, ou d'en adopter, et de perpétuer son nom ? Pourquoi
hanc opinionem, luctum sustuleris. Nemo enim maeret suo
cette attention à faire des testaments? Pourquoi vouloir de magnifiques tombeaux, avec
incommodo: dolent fortasse et anguntur, sed illa lugubris lamentatio
leurs inscriptions, si ce n'est parce que l'idée de l'avenir nous occupe? On est bien fondé
fletusque maerens ex eo est, quod eum, quem dileximus, vitae
(n'en convenez-vous pas?) à croire qu'il faut, pour juger de la nature, la chercher dans
commodis privatum arbitramur idque sentire. Atque haec ita
les êtres les plus parfaits de chaque espèce. Or, entre les hommes, les plus parfaits ne
sentimus, natura duce, nulla ratione nullaque doctrina.
sont-ce pas ceux qui se croient nés pour assister, pour défendre, pour sauver les autres
XIV. Maxumum vero argumentum est naturam ipsam de hommes ? Hercule est au rang des Dieux : il n'y fût jamais arrivé, si, pendant qu'il était
inmortalitate animorum tacitam iudicare, quod omnibus curae sunt, sur la terre, il n'eût pris cette route. Je vous cite là un exemple ancien, et que la religion
et maxumae quidem, quae post mortem futura sint. 'serit arbores, de tous les peuples a consacré.
quae alteri saeclo prosint', ut ait (Statius) in Synephebis, quid
XV. Mais tant de grands hommes qui ont répandu leur sang pour notre république,
spectans nisi etiam postera saecula ad se pertinere? Ergo arbores
pensaient-ils autrement? Pensaient-ils, dis-je, que le même jour qui terminerait leur vie,
seret diligens agricola, quarum aspiciet bacam ipse numquam; vir
terminait aussi leur gloire? Jamais, sans une ferme espérance de l'immortalité, personne
magnus leges, instituta, rem publicam non seret? Quid procreatio
n'affronterait la mort pour sa patrie. Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos,
liberorum, quid propagatio nominis, quid adoptationes filiorum,
Épaminondas le pouvait, et sans chercher des exemples dans l'antiquité, ou parmi les
quid testamentorum diligentia, quid ipsa sepulcrorum monumenta,
étrangers, moi-même je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel
elogia significant nisi nos futura etiam cogitare? Quid? Illud num
pressentiment des siècles futurs et c'est dans les esprits les plus sublimes, c'est dans les
dubitas, quin specimen naturae capi deceat ex optima quaque
âmes les plus élevées, qu'il est le plus vif, et qu'il éclate davantage. Ôtez ce
natura? Quae est melior igitur in hominum genere natura quam
pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les
eorum, qui se natos ad homines iuvandos, tutandos, conservandos,
dangers? Je parle de grands. Et que cherchent aussi les poètes, qu'à éterniser leur
arbitrantur? Abiit ad deos Hercules: numquam abisset, nisi, cum
mémoire? Témoin celui qui dit :
inter homines esset, eam sibi viam munivisset. Vetera iam ista et
religione omnium consecrata: Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux.
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.
XV. Quid in hac re publica tot tantosque viros ob rem publicam
interfectos cogitasse arbitramur? Iisdemne ut finibus nomen suum Tout ce qu'Ennius demande pour avoir chanté 630 la gloire des pères, c'est que les
quibus vita terminaretur? Nemo umquam sine magna spe enfants fassent vivre la sienne.
inmortalitatis se pro patria offerret ad mortem. Licuit esse otioso
Qu'on ne me rende point de funèbres hommages,
Themistocli, licuit Epaminondae, licuit, ne et vetera et externa
Je deviens immortel par mes doctes ouvrages,
quaeram, mihi; sed nescio quo modo inhaeret in mentibus quasi
saeclorum quoddam augurium futurorum, idque in maximis ingeniis dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poètes? Il n'est pas jusqu'aux artisans, qui
altissimisque animis et existit maxime et apparet facillime. Quo n'aspirent à l'immortalité. Phidias n'ayant pas la liberté d'écrire son nom sur le bouclier
quidem dempto, quis tam esset amens, qui semper in laboribus et de Minerve, y grava son portrait. Et nos philosophes, dans les livres même qu'ils
periculis viveret? loquor de principibus; quid? Poetae nonne post composent sur le mépris de la gloire, n'y mettent-ils pas leur nom? Puis donc que le
mortem nobilitari volunt? Unde ergo illud: consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en
quelque lieu que ce soit, conviennent qu'après notre mort, il y a quelque chose qui nous
Aspicite, o cives, senis Enni imaginis formam:
intéresse, nous devons aussi nous rendre à cette opinion : et d'autant plus qu'entre les
Hic vestrum panxit maxima facta patrum?
hommes, ceux qui ont le plus d'esprit, le plus de vertu, et qui par conséquent savent le
Mercedem gloriae flagitat ab iis quorum patres adfecerat mieux où tend la nature, sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement
gloria, idemque: pour mériter l'estime de la postérité.

Nemo me lacrimis decoret nec funera fletu Faxit. XVI. Mais comme l'impression de la nature se borne à nous apprendre l'existence
Cur? Volito vivos per ora virum. des Dieux, et qu'ensuite, pour découvrir ce qu'ils sont, nous avons besoin de raisonner:
aussi le consentement de tous les peuples ne va qu'à nous enseigner l'immortalité des
Sed quid poetas? Opifices post mortem nobilitari volunt. Quid
âmes, mais nous ne saurions qu'à l'aide du raisonnement découvrir ce qu'elles sont, et
enim Phidias sui similem speciem inclusit in clupeo Minervae, cum
où elles résident. Parce qu'on l'ignorait, on a imaginé des enfers, avec tous ces objets
inscribere (nomen) non liceret? Quid? Nostri philosophi nonne in is
formidables, que vous paraissiez tout à l'heure mépriser si justement. On se persuadait
libris ipsis, quos scribunt de contemnenda gloria, sua nomina
que les cadavres ayant été inhumés, les morts allaient pour toujours vivre sous la terre.

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Cicéron : Tusculanes : livre I (bilingue) http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/tusc1.htm

inscribunt? Quodsi omnium consensus naturae vox est, omnesque C'est ce qui donna lieu à ces grossières erreurs, que les poètes ont bien fortifiées. Une
qui ubique sunt consentiunt esse aliquid, quod ad eos pertineat qui assemblée nombreuse, toute pleine de femmes et d'enfants, ne tient point contre la
vita cesserint, nobis quoque idem existimandum est, et si, quorum peur, lorsqu'au théâtre on fait ronfler ces grands vers:
aut ingenio aut virtute animus excellit, eos arbitrabimur, quia natura
A travers les horreurs de la nuit infernale,
optima sint, cernere naturae vim maxume, veri simile est, cum
J'arrive en ce séjour, par un affreux dédale
optumus quisque maxume posteritati serviat, esse aliquid, cuius is
De rocs entrecoupés, d'antres fuligineux,
post mortem sensum sit habiturus.
De profondes forêts et de monts caverneux.
XVI. Sed ut deos esse natura opinamur, qualesque sint, ratione
On avait même poussé l'erreur jusqu'à un excès dont il me semble qu'on est revenu
cognoscimus, sic permanere animos arbitramur consensu nationum
aujourd'hui. Car nos anciens croyaient qu'un mort, dont le cadavre avait été brûlé, ne
omnium, qua in sede maneant qualesque sint, ratione discendum
laissait pas de faire dans les enfers ce qu'absolument on ne peut faire qu'avec un corps.
est. Cuius ignoratio finxit inferos easque formidines, quas tu
Ils ne pouvaient pas comprendre une âme subsistante par elle-même, ils lui donnaient
contemnere non sine causa videbare. In terram enim cadentibus
une forme, une figure. Et de là toutes ces histoires de morts dans Homère. De là cette
corporibus isque humo tectis, e quo dictum est humari, sub terra
Nécromancie de mon ami Appius. De là, dans mon voisinage, ce lac d'Averne:
censebant reliquam vitam agi mortuorum; quam eorum opinionem
magni errores consecuti sunt, quos auxerunt poetae. Frequens enim Où l'art qui commande aux morts,
consessus theatri, in quo sunt mulierculae et pueri, movetur audiens Va, de leurs demeures sombres,
tam grande carmen: Évoquer les pâles Ombres,
Vaines images des corps.
Adsum atque advenio Acherunte vix via alta atque ardua
Per speluncas saxis structas asperis pendentibus Images, qui, à ce qu'on croyait, ne laissaient pas de parler : comme s'il était
Maxumis, ubi rigida constat crassa caligo inferum, possible d'articuler sans langue, sans palais, sans gosier, et sans poumons. Autrefois on
ne pouvait rien voir mentalement; on ne connaissait que le témoignage des yeux. Il
tantumque valuit error —qui mihi quidem iam sublatus videtur
n'appartient en effet qu'à un esprit sublime, de se dégager des sens, et de se rendre
—, ut, corpora cremata cum scirent, tamen ea fieri apud inferos
indépendant du préjugé. Les siècles antérieurs à Phérécyde n'ont pas été, apparemment,
fingerent, quae sine corporibus nec fieri possent nec intellegi.
sans quelques esprits de ce caractère, qui auront bien compris que l'âme était
Animos enim per se ipsos viventis non poterant mente complecti,
immortelle. Mais de tous ceux dont il nous reste des écrits, Phérécyde est 631 le premier
formam aliquam figuramque quaerebant. Inde Homeri tota νέκυια,
qui l'ait soutenu. Il est ancien, sans doute : car il vivait sous celui de nos rois qui portait
inde ea quae meus amicus Appius νεκυομαντεῖα faciebat, inde in
même nom que moi. Pythagore, disciple de Phérécyde, appuya fort cette opinion. Il
vicinia nostra Averni lacus,
arriva en Italie sous le règne de Tarquin le Superbe ; et ayant ouvert une école dans la
unde animae excitantur obscura umbra opertae, imagines grande Grèce, il s'y acquit tant de considération, que durant plusieurs siècles après lui,
mortuorum, alto ostio Acheruntis, falso sanguine. à moins que d'être pythagoricien, on ne passait point pour savant.

Has tamen imagines loqui volunt, quod fieri nec sine lingua XVII. Mais hors des cas où les nombres et les figures pouvaient servir
nec sine palato nec sine faucium, laterum, pulmonum vi et figura d'explication, les anciens pythagoriciens ne rendaient presque jamais raison de ce qu'ils
potest. Nihil enim animo videre poterant, ad oculos omnia avançaient. Platon étant, dit-on, venu en Italie pour les voir, et y ayant connu, entre
referebant. Magni autem est ingenii sevocare mentem a sensibus et autres, Archytas et Timée, qui lui apprirent tous les secrets de leur secte : non-
cogitationem ab consuetudine abducere. Itaque credo equidem etiam seulement il embrassa l'opinion de Pythagore touchant l'immortalité de l'âme, mais le
alios tot saeculis, sed quod litteris exstet, Pherecydes Syrius primus premier de tous il entreprit de la démontrer. Passons sa démonstration, si vous le jugez à
dixit animos esse hominum sempiternos, antiquus sane; fuit enim propos, et renonçons une bonne fois à tout espoir d'immortalité. L'A. Hé quoi, au
meo regnante gentili. Hanc opinionem discipulus eius Pythagoras moment que mon attente est la plus vive, vous m'abandonneriez? Je sais combien vous
maxime confirmavit, qui cum Superbo regnante in Italiam venisset, estimez Platon, je le trouve admirable dans votre bouche, et j'aime mieux me tromper
tenuit Magnam illam Graeciam cum [honore] disciplinae, tum etiam avec lui, que de raisonner juste avec d'autres: C. Je vous en loue : et moi de mon côté je
auctoritate, multaque saecula postea sic viguit Pythagoreorum veux bien aussi m'égarer avec un tel guide. Pour entrer donc en matière, admettons
nomen, ut nulli alii docti viderentur. d'abord un fait, qui pour nous-mêmes, quoique nous doutions presque de tout, n'est pas
douteux, car les mathématiciens le prouvent. Que la terre n'est, à l'égard de l'univers
XVII. Sed redeo ad antiquos. Rationem illi sententiae suae non
entier, que comme un point, qui, étant placé au milieu, en fait le centre. Que les quatre
fere reddebant, nisi quid erat numeris aut descriptionibus
éléments, principes de toutes choses, sont de telle nature qu'ils ont chacun leur
explicandum: Platonem ferunt, ut Pythagoreos cognosceret, in
détermination. Que les parties terrestres et les aqueuses tombant d'elles-mêmes sur la
Italiam venisse et didicisse Pythagorea omnia primumque de
terre et dans la mer, occupent par conséquent le centre du monde. Qu'au contraire les
animorum aeternitate, non solum sensisse idem quod Pythagoram,
deux autres éléments, savoir le feu et l'air, montent en droite ligne à la région céleste;
sed rationem etiam attulisse. Quam, nisi quid dicis, praetermittamus
soit que leur nature particulière les porte en haut; soit qu'étant plus légers, ils soient
et hanc totam spem inmortalitatis relinquamus. An tu cum me in
repoussés par les deux autres éléments, qui ont plus de poids. Or, cela supposé, il est
summam exspectationem adduxeris, deseris? Errare mehercule malo
clair qu'au sortir du corps, l'âme tend au ciel, soit qu'elle soit d'air, soit qu'elle soit de
cum Platone, quem tu quanti facias scio et quem ex tuo ore admiror,
feu. Et si l'âme est un certain nombre, opinion plus subtile que claire; ou si c'est un
quam cum istis vera sentire. Macte virtute! ego enim ipse cum
cinquième élément, dont on ne saurait dire le nom, ni comprendre la nature ; à plus
eodem ipso non invitus erraverim. Num igitur dubitamus —an sicut
forte raison s'éloignera-t-elle de la terre, puisqu'elle sera un être moins grossier encore et
pleraque— quamquam hoc quidem minime; persuadent enim
plus simple que l'air et le feu. Reconnaissons, au reste, qu'elle doit son essence à
mathematici terram in medio mundo sitam ad universi caeli
quelqu'un de ces principes, plutôt que de croire qu'un esprit aussi vif que celui de
complexum quasi puncti instar optinere, quod κέντρον illi vocant;
l'homme, soit lourdement plongé dans le cœur ou dans le cerveau; ou, comme le veut
eam porro naturam esse quattuor omnia gignentium corporum, ut,
Empédocle, dans le sang.
quasi partita habeant inter se ac divisa momenta, terrena et umida
suopte nutu et suo pondere ad paris angulos in terram et in mare XVIII. Je ne parle, ni de Dicéarque, ni d'Aristoxène son contemporain, et son
ferantur, reliquae duae partes, una ignea, altera animalis, ut illae condisciple. Ils avaient du savoir : mais l'un, apparemment, puisqu'il ne s'aperçoit pas
superiores in medium locum mundi gravitate ferantur et pondere, sic qu'il ait une âme, n'a donc jamais éprouvé qu'il fût sensible : et pour ce qui est de
hae rursum rectis lineis in caelestem locum subvolent, sive ipsa l'autre, sa musique le charme à un tel point, qu'il voudrait que l'âme fût musique aussi.
natura superiora adpetente sive quod a gravioribus leviora natura On peut bien comprendre que différents tons, qui se succèdent les uns aux autres, et qui
repellantur. Quae cum constent, perspicuum debet esse animos, sont variés avec art, forment des accords harmonieux mais que les diverses parties d'un
cum e corpore excesserint, sive illi sint animales, id est spirabiles, corps inanimé forment une sorte d'harmonie, parce qu'elles sont placées et figurées
sive ignei, sublime ferri. Si vero aut numerus quidam sit animus, d'une telle façon, c'est ce que je 632 ne conçois pas. Aristoxène donc, tout docte qu'il est
quod subtiliter magis quam dilucide dicitur, aut quinta illa non d'ailleurs, ferait mieux de laisser parler sur ces matières Aristote son maître. Qu'il
nominata magis quam non intellecta natura, multo etiam integriora montre à chanter : voilà ce qui lui convient à lui; car le proverbe des Grecs, Que chacun
ac puriora sunt, ut a terra longissime se ecferant. Horum igitur fasse le métier qu'il entend, est bien sensé. Quant à Démocrite, pure folie que cette
aliquid animus, ne tam vegeta mens aut in corde cerebrove aut in rencontre fortuite d'atomes unis et ronds, d'où il fait procéder le principe de la
Empedocleo sanguine demersa iaceat. respiration et de la chaleur. Pour en revenir donc aux quatre éléments connus, il faut, si
l'âme en est formée, comme l'a cru Panétius, qu'elle soit un air enflammé. D'où il
XVIII. Dicaearchum vero cum Aristoxeno aequali et
s'ensuit qu'elle doit gagner la région supérieure, car ni l'air ni le feu ne peuvent
condiscipulo suo, doctos sane homines, omittamus; quorum alter ne
descendre, ils montent toujours. Ainsi, supposé qu'enfin ils se dissipent, c'est loin de la
condoluisse quidem umquam videtur, qui animum se habere non
terre : et supposé qu'ils ne se dissipent pas, mais qu'ils se conservent en leur entier, dès
sentiat, alter ita delectatur suis cantibus, ut eos etiam ad haec
lors ils tendent encore plus nécessairement en haut, et percent cet air impur et grossier
transferre conetur. Harmonian autem ex intervallis sonorum nosse
qui touche la terre. Car il y a dans notre âme une tout autre chaleur, que dans cet air
possumus, quorum varia compositio etiam harmonias efficit plures;
épais. On le voit bien, puisque nos corps, qui sont composés de terre, empruntent de
membrorum vero situs et figura corporis vacans animo quam possit
l'âme tout ce qu'ils ont de chaleur.
harmoniam efficere, non video. Sed hic quidem, quamvis eruditus

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sit, sicut est, haec magistro concedat Aristoteli, canere ipse doceat;
XIX. Ajoutons que l'âme étant d'une légèreté sans égale, il lui est bien facile de
bene enim illo Graecorum proverbio praecipitur: 'quam quisque norit
fendre cet air grossier, et de s'élever au-dessus. Rien n'approche de sa vélocité. Si donc
artem, in hac se exerceat.' illam vero funditus eiciamus
elle demeure incorruptible, et sans altération, il faut que montant toujours, elle pénètre
individuorum corporum levium et rutundorum concursionem
au travers de cet espace où se forment les nuées, les pluies, les vents; et qui, à cause
fortuitam, quam tamen Democritus concalefactam et spirabilem, id
des exhalaisons terrestres, est humide et ténébreux. Quand elle l'a traversé, et qu'elle se
est animalem, esse volt. Is autem animus, qui, si est horum
trouve où règne un air subtil avec une chaleur tempérée, ce qui est conforme à sa
quattuor generum, ex quibus omnia constare dicuntur, ex
nature, là elle se range avec les astres, et ne fait plus d'efforts pour monter plus haut.
inflammata anima constat, ut potissimum videri video Panaetio,
Elle s'y tient immobile, et toujours dans l'équilibre. C'est là, enfin, sa demeure
superiora capessat necesse est. Nihil enim habent haec duo genera
naturelle, où elle n'a plus besoin de rien, parce que les mêmes choses qui servent
proni et supera semper petunt. Ita, sive dissipantur, procul a terris id
d'aliment aux astres, lui en servent aussi. Qu'est-ce qui enflamme nos passions? Ce sont
evenit, sive permanent et conservant habitum suum, hoc etiam
les sens. L'envie nous dévore à la vue des personnes qui ont ce que nous voudrions avoir.
magis necesse est ferantur ad caelum et ab is perrumpatur et
Quand donc nous aurons quitté nos corps, nous serons certainement heureux, sans
dividatur crassus hic et concretus aer, qui est terrae proximus.
passions, sans envie. Aujourd'hui, dans nos moments de loisir, nous aimons à voir, à
Calidior est enim vel potius ardentior animus quam est hic aer,
étudier quelque chose de curieux; et nous pourrons alors nous satisfaire bien plus
quem modo dixi crassum atque concretum; quod ex eo sciri potest,
librement. Alors nous méditerons, nous contemplerons, nous nous livrerons à ce désir
quia corpora nostra terreno principiorum genere confecta ardore
insatiable de voir la vérité. Plus la région où nous serons parvenus, nous mettra à portée
animi concalescunt.
de connaître le ciel, plus nous sentirons croître en nous le désir de le connaître. Ce fut,
XIX. Accedit ut eo facilius animus evadat ex hoc aere, quem dit Théophraste, la beauté des objets célestes, qui fit naître dans l'esprit des hommes la
saepe iam appello, eumque perrumpat, quod nihil est animo philosophie, que nous tenons de nos ancêtres. Si ces découvertes ont de grands
velocius, nulla est celeritas quae possit cum animi celeritate charmes, ce doit être, surtout, pour ceux qui dès cette vie cherchaient à les faire,
contendere. Qui si permanet incorruptus suique similis, necesse est malgré les ténèbres dont nous sommes environnés.
ita feratur, ut penetret et dividat omne caelum hoc, in quo nubes,
XX. On se fait une joie d'avoir vu l'embouchure du Pont-Euxin, et le détroit que
imbres, ventique coguntur, quod et umidum et caliginosum est
passa 633 l'Argo, ce fameux navire, ainsi nommé à cause
propter exhalationes terrae. Quam regionem cum superavit animus
naturamque sui similem contigit et adgnovit, iunctis ex anima tenui Des vaillants Argiens, qui sur ses bords reçus,
et ex ardore solis temperato ignibus, insistit et finem altius se Allaient dérober l'or du Bélier de Phryxus.
ecferendi facit. Cum enim sui similem et levitatem et calorem
On se sait gré d'avoir vu cet autre détroit,
adeptus (est), tamquam paribus examinatus ponderibus nullam in
partem movetur, eaque ei demum naturalis est sedes, cum ad sui où Neptune en furie,
simile penetravit; in quo nulla re egens aletur et sustentabitur iisdem Des liens de l'Europe affranchit la Libye.
rebus, quibus astra sustentantur et aluntur. Cumque corporis facibus Que sera-ce donc, et quel spectacle, quand d'un coup d'œil on découvrira toute la
inflammari soleamus ad omnis fere cupiditates eoque magis incendi, terre; quand on pourra en voir la position, la forme, l'étendue ; ici les régions habitées,
quod iis aemulemur, qui ea habeant quae nos habere cupiamus, ailleurs celles que trop de chaud ou trop de froid rend désertes? Aujourd'hui, les choses
profecto beati erimus, cum corporibus relictis et cupiditatum et mêmes que nous voyons, nous ne les voyons pas de nos yeux. Car le sentiment n'est pas
aemulationum erimus expertes; quodque nunc facimus, cum laxati dans le corps : mais, selon les physiciens, et selon les médecins eux-mêmes, qui ont
curis sumus, ut spectare aliquid velimus et visere, id multo tum examiné ceci de plus près, il y a comme des conduits qui vont du siège de l'âme aux
faciemus liberius totosque nos in contemplandis rebus yeux, aux oreilles, aux narines. Tellement qu'il suffit d'une maladie, ou d'une
perspiciendisque ponemus, propterea quod et natura inest in distraction un peu forte, pour ne voir ni n'entendre, quoique les yeux soient ouverts, et
mentibus nostris insatiabilis quaedam cupiditas veri videndi et orae les oreilles bien disposées. Preuve que ce qui voit, et ce qui entend, c'est l'âme; et que
ipsae locorum illorum, quo pervenerimus, quo faciliorem nobis les parties du corps qui servent à la vue et à l'ouïe, ne sont, pour ainsi dire, que des
cognitionem rerum caelestium, eo maiorem cognoscendi fenêtres, par où l'âme reçoit les objets. Encore ne les reçoit-elle pas, si elle n'y est
cupiditatem dabant. Haec enim pulchritudo etiam in terris 'patritam' attentive. De plus, la même âme réunit des perceptions très différentes, la couleur, la
illam et 'avitam', ut ait Theophrastus, philosophiam cognitionis saveur, la chaleur, l'odeur, le son : et pour cela il faut que ses cinq messagers lui
cupiditate incensam excitavit. Praecipue vero fruentur ea, qui tum rapportent tout, et qu'elle soit elle seule juge de tout. Or, quand elle sera arrivée où
etiam, cum has terras incolentes circumfusi erant caligine, tamen naturellement elle tend, là elle sera bien plus en état de juger. Car présentement,
acie mentis dispicere cupiebant. quoique ses organes soient pratiqués avec un art merveilleux, ils ne laissent pas d'être
XX. Etenim si nunc aliquid adsequi se putant, qui ostium Ponti bouchés en quelque sorte par les parties terrestres et grossières, qui servent à les former.
viderunt et eas angustias, per quas penetravit ea quae est nominata Mais quand elle sera séparée du corps, il n'y aura plus d'obstacle qui l'empêche de voir
les choses absolument comme elles sont.
Argo, quia Argivi in ea delecti viri
Vecti petebant pellem inauratam arietis, XXI. Que n'aurais-je pas à dire, si je m'étendais ici sur la variété, sur l'immensité
des spectacles réservés à l'âme dans sa demeure céleste! Toutes les fois que j'y pense,
aut ii qui Oceani freta illa viderunt, 'Europam Libyamque
j'admire l'effronterie de certains philosophes, qui s'applaudissent d'avoir étudié la
rapax ubi dividit unda', quod tandem spectaculum fore putamus,
physique, et qui, transportés de reconnaissance pour leur chef, le révèrent comme un
cum totam terram contueri licebit eiusque cum situm, formam,
dieu. A les entendre, il les a délivrés d'une erreur sans borne, et d'une frayeur sans
circumscriptionem, tum et habitabiles regiones et rursum omni cultu
relâche, insupportables tyrans. Mais cette erreur, mais cette frayeur, sur quoi fondées?
propter vim frigoris aut caloris vacantis? Nos enim ne nunc quidem
Où est la vieille assez imbécile pour craindre
oculis cernimus ea quae videmus; neque est enim ullus sensus in
corpore, sed, ut non physici solum docent verum etiam medici, qui Ces gouffres ténébreux, ces lieux pâles et sombres,
ista aperta et patefacta viderunt, viae quasi quaedam sunt ad oculos, Effroyable séjour de la mort et des Ombres?
ad auris, ad naris a sede animi perforatae. Itaque saepe aut II y avait donc là de quoi vous faire peur, sans le secours de la physique? Tirer
cogitatione aut aliqua vi morbi impediti apertis atque integris et vanité de ne pas craindre ces sortes d'objets, et d'en avoir reconnu le faux, quelle honte
oculis et auribus nec videmus, nec audimus, ut facile intellegi possit pour un philosophe ! Voilà des gens à qui la nature avait donné un esprit bien pénétrant,
animum et videre et audire, non eas partis quae quasi fenestrae sint puisque, si l'étude n'était venue à leur aide, ils allaient croire tout cela ! Un point
animi, quibus tamen sentire nihil queat mens, nisi id agat et adsit. capital, selon eux, c'est d'avoir été conduits par leurs principes à croire qu'à l'heure de la
Quid, quod eadem mente res dissimillimas comprendimus, ut mort ils seront anéantis. Soit. Que trouve-t-on dans l'anéantissement, ou d'agréable, ou
colorem, saporem, calorem, odorem, sonum? Quae numquam de glorieux? Au fond, je ne vois rien qui démontre que l'opi- 631 nion de Pythagore et de
quinque nuntiis animus cognosceret, nisi ad eum omnia referrentur
Platon ne soit pas véritable. Quand même Platon n'en apporterait point de preuves, il
et is omnium iudex solus esset. Atque ea profecto tum multo puriora
m'ébranlerait par son autorité toute seule, tant je suis prévenu en sa faveur. Mais à cette
et dilucidiora cernentur, cum, quo natura fert, liber animus
quantité de preuves qu'il entasse, on juge qu'il avait intention de convaincre ses
pervenerit. Nam nunc quidem, quamquam foramina illa, quae
lecteurs, et qu'il était convaincu tout le premier.
patent ad animum a corpore, callidissimo artificio natura fabricata
est, tamen terrenis concretisque corporibus sunt intersaepta quodam XXII. A l'égard de ces autres philosophes, qui condamnent les âmes, comme des
modo: cum autem nihil erit praeter animum, nulla res obiecta criminelles, à perdre la vie, ils ne se fondent, au contraire, que sur une seule raison. Ce
impediet, quo minus percipiat, quale quidque sit. qui leur rend incroyable, disent-ils, l'immortalité des âmes, c'est qu'ils ne sauraient
comprendre une âme sans corps. Mais ont-ils une idée plus claire de ce qu'est l'âme dans
XXI. Quamvis copiose haec diceremus, si res postularet,
le corps, de sa forme, de son étendue, du lieu où elle réside ? Quand il serait possible
quam multa, quam varia, quanta spectacula animus in locis
de voir dans un homme plein de vie, toutes les parties qui le composent au dedans, y
caelestibus esset habiturus. Quae quidem cogitans soleo saepe mirari
verrait-on l'âme? A force d'être déliée, elle se dérobe aux yeux les plus perçants. C'est la
non nullorum insolentiam philosophorum, qui naturae cognitionem
réflexion que doivent faire ceux qui disent ne pouvoir comprendre une âme incorporelle.
admirantur eiusque inventori et principi gratias exultantes agunt
Comprennent-ils mieux une âme unie au corps? Pour moi, quand j'examine ce que c'est
eumque venerantur ut deum; liberatos enim se per eum dicunt
que l'âme, je trouve infiniment plus de peine à me la figurer dans un corps, où elle est

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gravissimis dominis, terrore sempiterno, et diurno ac nocturno comme dans une maison étrangère, qu'à me la figurer dans le ciel, qui est son véritable
metu. Quo terrore? Quo metu? Quae est anus tam delira quae timeat séjour. Si l'on ne peut comprendre que ce qui tombe sous les sens, on ne se formera donc
ista, quae vos videlicet, si physica non didicissetis, timeretis, nulle idée, ni de Dieu lui-même, ni de l'âme délivrée du corps, et de la divine. La
'Acherunsia templa alta Orci, pallida leti, nubila tenebris loca'? Non difficulté de concevoir ce qu'elle est, lors même qu'elle est unie au corps, fît que
pudet philosophum in eo gloriari, quod haec non timeat et quod Dicéarque et Aristoxène prirent le parti de nier que ce fût quelque chose de réel. Et
falsa esse cognoverit? E quo intellegi potest, quam acuti natura sint, véritablement il n'y a rien de si grand, que de voir avec les yeux de l'âme, l'âme elle-
quoniam haec sine doctrina credituri fuerunt. Praeclarum autem même. Aussi est-ce là le sens de l'oracle, qui veut que chacun se connaisse. Sans doute
nescio quid adepti sunt, quod didicerunt se, cum tempus mortis qu'Apollon n'a point prétendu par là nous dire de connaître notre corps, notre taille,
venisset, totos esse perituros. Quod ut ita sit —nihil enim pugno —, notre figure. Car qui dit nous, ne dit pas notre corps; et quand je parle à vous, ce n'est
quid habet ista res aut laetabile aut gloriosum? Nec tamen mihi sane pas à votre corps que je parle. Quand donc l'oracle nous dit: Connais-toi, il entend,
quicquam occurrit, cur non Pythagorae sit et Platonis vera sententia. Connais ton âme. Votre corps n'est, pour ainsi dire, que le vaisseau, que le domicile de
Ut enim rationem Plato nullam adferret —vide, quid homini tribuam votre âme. Tout ce que vous faites, c'est votre âme qui le fait. Admirable précepte, que
—, ipsa auctoritate me frangeret: tot autem rationes attulit, ut velle celui de connaître son âme! On a bien jugé qu'il n'y avait qu'un homme d'un esprit
ceteris, sibi certe persuasisse videatur. supérieur, qui pût en avoir conçu l'idée : et c'est ce qui fait qu'on l'a attribué à un Dieu.
Mais l'âme elle-même ne connut-elle point sa nature; dites-moi, ne sait-elle pas du
XXII. Sed plurimi contra nituntur animosque quasi capite
moins qu'elle existe, et qu'elle se meut? Or, son mouvement, selon Platon, démontre
damnatos morte multant, neque aliud est quicquam cur incredibilis
son immortalité. En voici la preuve, telle que Socrate l'expose dans le Phèdre de Platon,
is animorum videatur aeternitas, nisi quod nequeunt qualis animus
et que moi je l'ai rapportée dans mon sixième livre de la République.
sit vacans corpore intellegere et cogitatione comprehendere. Quasi
vero intellegant, qualis sit in ipso corpore, quae conformatio, quae XXIII. «Un être qui se meut toujours, existera toujours. Mais celui qui donne le
magnitudo, qui locus; ut, si iam possent in homine vivo cerni omnia mouvement à un autre, et qui le reçoit lui-même d'un autre, cesse nécessairement
quae nunc tecta sunt, casurusne in conspectum videatur animus, an d'exister, lorsqu'il perd son mouvement. Il n'y a donc que l'être mû par sa propre vertu,
tanta sit eius tenuitas, ut fugiat aciem? Haec reputent isti qui negant qui ne perde jamais son mouvement, parce qu'il ne se manque jamais à lui-même. Et de
animum sine corpore se intellegere posse: videbunt, quem in ipso plus il est pour toutes les autres choses qui ont du mouvement, la source et le principe
corpore intellegant. Mihi quidem naturam animi intuenti multo du mouvement qu'elles ont. Or, qui dit principe, dit ce qui n'a point d'origine. Car c'est
difficilior occurrit cogitatio, multo obscurior, qualis animus in du principe que tout vient, et le principe ne saurait venir de nulle autre chose. Il ne serait
corpore sit tamquam alienae domi, quam qualis, cum exierit et in pas principe, s'il venait d'ailleurs. Et n'ayant point d'origine, il 635 n'aura par conséquent
liberum caelum quasi domum suam venerit. Si enim, quod point de fin. Car il ne pourrait, étant détruit, ni être lui-même reproduit par un autre
numquam vidimus, id quale sit intellegere non possumus, certe et principe, ni en produire un autre, puisqu'un principe ne suppose rien d'antérieur. Ainsi
deum ipsum et divinum animum corpore liberatum cogitatione le principe du mouvement est dans l'être mû par sa propre vertu. Principe qui ne saurait
complecti possumus. Dicaearchus quidem et Aristoxenus, quia être ni produit ni détruit. Autrement il faut que le ciel et la terre soient bouleversés, et,
difficilis erat animi quid aut qualis esset intellegentia, nullum qu'ils tombent dans un éternel repos, sans pouvoir jamais recouvrer une force, qui,
omnino animum esse dixerunt. Est illud quidem vel maxumum comme auparavant, les fasse mouvoir. Il est donc évident, que ce qui se meut par sa
animo ipso animum videre, et nimirum hanc habet vim praeceptum propre vertu, existera toujours. Et peut-on nier que la faculté de se mouvoir ainsi ne soit
Apollinis, quo monet ut se quisque noscat. Non enim credo id un attribut de l'âme? Car tout ce qui n'est mû que par une cause étrangère, est inanimé.
praecipit, ut membra nostra aut staturam figuramve noscamus; Mais ce qui est animé, est mû par sa propre vertu, par son action intérieure. Telle est la
neque nos corpora sumus, nec ego tibi haec dicens corpori tuo dico. nature de l'âme, telle est sa propriété. Donc l'âme étant, de tout ce qui existe, la seule
Cum igitur 'nosce te' dicit, hoc dicit: 'nosce animum tuum.' nam chose qui se meuve toujours elle-même, concluons de là qu'elle n'est point née, et
corpus quidem quasi vas est aut aliquod animi receptaculum; ab qu'elle ne mourra jamais ». Que tout ce bas peuple de philosophes (c'est ainsi que je
animo tuo quicquid agitur, id agitur a te. Hunc igitur nosse nisi traite quiconque est contraire à Platon, à Socrate, et à leur école ) que tous ces autres
divinum esset, non esset hoc acrioris cuiusdam animi praeceptum philosophes, dis-je, se réunissent : et non seulement ils ne développeront jamais un
tributum deo. Sed si, qualis sit animus, ipse animus nesciet, dic raisonnement avec tant d'art, mais ils ne viendront pas même à bout de bien prendre le
quaeso, ne esse quidem se sciet, ne moveri quidem se? Ex quo illa fil de celui-ci. L'âme sent qu'elle se meut : elle sent que ce n'est pas dépendamment d'une
ratio nata est Platonis, quae a Socrate est in Phaedro explicata, a me cause étrangère, mais que c'est par elle-même, et par sa propre vertu ; il ne peut jamais
autem posita est in sexto libro de re publica: arriver qu'elle se manque à elle-même, la voilà donc immortelle. Auriez-vous quelque
objection à me faire là-contre? L'A. J'ai été très aise qu'il ne s'en soit présenté aucune à
XXIII. 'Quod semper movetur, aeternum est; quod autem
mon esprit, tant j'ai de goût pour cette opinion.
motum adfert alicui quodque ipsum agitatur aliunde, quando finem
habet motus, vivendi finem habeat necesse est. Solum igitur, quod XXIV. C. Trouverez-vous moins de force dans les preuves suivantes? Je les tire des
se ipsum movet, quia numquam deseritur a se, numquam ne moveri propriétés divines, dont l'âme est revêtue; propriétés qui me paraissent n'avoir pu être
quidem desinit; quin etiam ceteris quae moventur hic fons, hoc produites, ni par conséquent pouvoir finir. Car je comprends bien, par exemple, de quoi
principium est movendi. Principii autem nulla est origo; nam e et comment ont été produits le sang, la bile, la pituite, les os, les nerfs, les veines, et
principio oriuntur omnia, ipsum autem nulla ex re alia nasci potest; généralement tout notre corps, tel qu'il est. L'âme elle-même, si ce n'était autre chose
nec enim esset id principium, quod gigneretur aliunde. Quod si dans nous que le principe de la vie, me paraîtrait un effet purement naturel, comme ce
numquam oritur, ne occidit quidem umquam; nam principium qui fait vivre à leur manière la vigne et l'arbre. Et si l'âme humaine n'avait en partage que
extinctum nec ipsum ab alio renascetur, nec ex se aliud creabit, l'instinct de se porter à ce qui lui convient, et de fuir ce qui ne lui convient pas, elle
siquidem necesse est a principio oriri omnia. Ita fit, ut motus n'aurait rien de plus que les bêtes. Mais ses propriétés sont, premièrement, une mémoire
principium ex eo sit, quod ipsum a se movetur; id autem nec nasci capable de renfermer en elle-même une infinité de choses. Et cette mémoire, Platon veut
potest nec mori, vel concidat omne caelum omnisque natura <et> que ce soit la réminiscence de ce qu'on a su dans une autre vie. Il fait parler dans le
consistat necesse est nec vim ullam nanciscatur, qua a primo inpulsa Ménon un jeune enfant que Socrate interroge sur les dimensions du quarré : l'enfant
moveatur. Cum pateat igitur aeternum id esse, quod se ipsum répond comme son âge le permet : et les questions étant toujours à sa portée, il va de
moveat, quis est qui hanc naturam animis esse tributam neget? réponse en réponse si avant, qu'enfin il semble avoir étudié la géométrie. De là Socrate
Inanimum est enim omne, quod pulsu agitatur externo; quod autem conclut qu'apprendre, c'est seulement se ressouvenir. Il s'en explique encore plus
est animal, id motu cietur interiore et suo; nam haec est propria expressément dans le discours qu'il fit le jour même de sa mort. Un homme, dit-il, qui
natura animi atque vis. Quae si est una ex omnibus quae se ipsa paraît n'avoir jamais acquis de lumières sur rien, et qui cependant répond juste à une
[semper] moveat, neque nata certe est et aeterna est'. Licet question, fait bien voir que la matière sur laquelle on l'interroge, ne lui 636 est pas
concurrant omnes plebei philosophi —sic enim ii, qui a Platone et nouvelle ; et que dans le moment qu'il répond, il ne fait que repasser sur ce qui était déjà
Socrate et ab ea familia dissident, appellandi videntur —, non modo dans son esprit. Il ne serait effectivement pas possible, ajoute Socrate, que dès notre
nihil umquam tam eleganter explicabunt, sed ne hoc quidem ipsum enfance nous eussions tant de notions si étendues, et qui sont comme imprimées en
quam subtiliter conclusum sit intellegent. Sentit igitur animus se nous-mêmes, si nos âmes n'avaient pas eu de connaissances universelles, avant que
moveri; quod cum sentit, illud una sentit, se vi sua, non aliena d'entrer dans nos corps. D'ailleurs, suivant la doctrine constante de Platon, il n'y a de
moveri, nec accidere posse ut ipse umquam a se deseratur. Ex quo réel que ce qui est immuable, comme le sont les idées. Rien de ce qui est produit, et
efficitur aeternitas, nisi quid habes ad haec. Ego vero facile sim périssable, n'existe réellement. L'âme enfermée dans le corps n'a donc pu se former ces
passus ne in mentem quidem mihi aliquid contra venire; ita isti faveo idées : elle les apporte avec elle en venant au monde. Dès là ne soyons plus surpris que
sententiae. tant de choses lui soient connues. Il est vrai que tout en arrivant dans une demeure si
sombre et si étrange pour elle, d'abord elle ne démêle pas bien les objets : mais quand
XXIV. Quid? Illa tandem num leviora censes, quae declarant
elle s'est recueillie, et qu'elle se reconnaît, alors elle fait l'application de ses idées.
inesse in animis hominum divina quaedam? Quae si cernerem quem
Apprendre n'est donc que se ressouvenir. Quoi qu'il en soit, je n'admire rien tant que la
ad modum nasci possent, etiam quem ad modum interirent viderem.
mémoire. Car enfin, quelle est sa nature, son origine? Je ne parle pas d'une mémoire
Nam sanguinem, bilem, pituitam, ossa, nervos, venas, omnem
prodigieuse, telle que l'a été celle de Simonide, de Théodecte, de Cynéas, de
denique membrorum et totius corporis figuram videor posse dicere
Charmidès, de Métrodore, d'Hortensius. Je parle d'une mémoire commune, telle que
unde concreta et quo modo facta sint: animum ipsum —si nihil esset
l'ont tous les hommes, et particulièrement ceux qui cultivent des sciences de quelque
in eo nisi id, ut per eum viveremus, tam natura putarem hominis

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vitam sustentari quam vitis, quam arboris; haec enim etiam dicimus étendue. A peine croirait-on de combien d'objets ils la chargent, sans qu'elle succombe.
vivere. Item si nihil haberet animus hominis nisi ut appeteret aut
XXV. Quelle est donc la nature de la mémoire? D'où procède sa vertu? Ce n'est
fugeret, id quoque esset ei commune cum bestiis. Habet primum
certainement ni du cœur, ni du cerveau, ni du sang, ni des atomes. Je ne sais si notre
memoriam, et eam infinitam rerum innumerabilium. Quam quidem
âme est de feu, ou d'air; et je ne rougis point, comme d'autres, d'avouer que j'ignore ce
Plato recordationem esse volt vitae superioris. Nam in illo libro, qui
qu'en effet j'ignore. Mais qu'elle soit divine, j'en jurerais, si dans une matière obscure,
inscribitur Menon, pusionem quendam Socrates interrogat quaedam
je pouvais parler affirmativement. Car la mémoire, je vous le demande, vous paraît-elle
geometrica de dimensione quadrati. Ad ea sic ille respondet ut puer,
n'être qu'un assemblage de parties terrestres, qu'un amas d'air grossier et nébuleux? Si
et tamen ita faciles interrogationes sunt, ut gradatim respondens
vous ne savez ce qu'elle est, du moins vous voyez de quoi elle est capable. Hé bien,
eodem perveniat, quo si geometrica didicisset. Ex quo effici volt
dirons-nous qu'il y a dans notre âme une espèce de réservoir, où les choses que nous
Socrates, ut discere nihil aliud sit nisi recordari. Quem locum multo
confions à notre mémoire, se versent comme dans un vase? Proposition absurde : car
etiam accuratius explicat in eo sermone, quem habuit eo ipso die,
peut-on se figurer que l'âme soit d'une forme à loger un réservoir si profond? Dirons-
quo excessit e vita; docet enim quemvis, qui omnium rerum rudis
nous que l'on grave dans l'âme comme sur la cire, et qu'ainsi le souvenir est l'empreinte,
esse videatur, bene interroganti respondentem declarare se non tum
la trace de ce qui a été gravé dans l'âme? Mais des paroles et des idées peuvent-elles
illa discere, sed reminiscendo recognoscere, nec vero fieri ullo
laisser des traces? Et quel espace ne faudrait-il pas pour tant de traces différentes?
modo posse, ut a pueris tot rerum atque tantarum insitas et quasi
Qu'est-ce que cette autre faculté, qui cherche à découvrir ce qu'il y a de caché, et qui se
consignatas in animis notiones, quas ennoias vocant, haberemus,
nomme intelligence, génie? Jugez-vous qu'il ne fût entré que du terrestre et du
nisi animus, ante quam in corpus intravisset, in rerum cognitione
corruptible dans la composition de cet homme, qui le premier imposa un nom à chaque
viguisset. Cumque nihil esset, ut omnibus locis a Platone disseritur
chose? Pythagore trouvait à cela une sagesse infinie. Regardez-vous comme pétri de
—nihil enim putat esse, quod oriatur et intereat, idque solum esse,
limon, ou celui qui a rassemblé les hommes, et leur a inspiré de vivre en société? Ou
quod semper tale sit quale est, (ἰδέαν appellat ille, nos speciem) —,
celui qui dans un petit nombre de 637 caractères, a renfermé tous les sons que la voix
non potuit animus haec in corpore inclusus adgnoscere, cognita
forme, et dont la diversité paraissait inépuisable? Ou celui qui a observé comment se
attulit; ex quo tam multarum rerum cognitionis admiratio tollitur.
meuvent les planètes, et qu'elles sont tantôt rétrogrades, tantôt stationnaires? Tous
Neque ea plane videt animus, cum repente in tam insolitum tamque
étaient de grands hommes: ainsi que d'autres encore plus anciens, qui enseignèrent à se
perturbatum domicilium inmigravit, sed cum se collegit atque
nourrir de blé, à se vêtir, à se faire des habitations, à se procurer les besoins de la vie, à
recreavit, tum adgnoscit illa reminiscendo. Ita nihil est aliud discere
se précautionner contre les bêtes féroces. C'est par eux que nous fûmes apprivoisés et
nisi recordari. Ego autem maiore etiam quodam modo memoriam
civilisés. Des arts nécessaires, on passa ensuite aux beaux arts. On trouva, pour charmer
admiror. Quid est enim illud quo meminimus, aut quam habet vim
l'oreille, les règles de l'harmonie. On étudia les étoiles, tant celles qui sont fixes, que
aut unde naturam? Non quaero, quanta memoria Simonides fuisse
celles qu'on appelle errantes, quoiqu'elles ne le soient pas. Quiconque découvrit les
dicatur, quanta Theodectes, quanta is, qui a Pyrrho legatus ad
diverses révolutions des astres, il fit voir par là que son esprit tenait de celui qui les a
senatum est missus, Cineas, quanta nuper Charmadas, quanta, qui
formés dans le ciel. Faire, comme Archimède, une sphère qui représente le cours de la
modo fuit, Scepsius Metrodorus, quanta noster Hortensius: de
lune, du soleil, des cinq planètes; et par un seul mouvement orbiculaire, régler divers
communi hominum memoria loquor, et eorum maxume qui in
mouvements, les uns plus lents, les autres plus vite; c'est avoir exécuté le plan de ce
aliquo maiore studio et arte versantur, quorum quanta mens sit,
Dieu, par qui Platon dans le Timée fait construire le monde. Autant que les révolutions
difficile est existimare; ita multa meminerunt.
célestes sont l'ouvrage d'un Dieu, autant la sphère d'Archimède est l'ouvrage d'un esprit
XXV. Quorsus igitur haec spectat oratio? Quae sit illa vis et divin.
unde sit, intellegendum puto. Non est certe nec cordis, nec
XXVI. Je trouve même qu'il y a du divin dans d'autres arts plus connus, et qui ont
sanguinis, nec cerebri, nec atomorum; animae sit ignisne nescio,
quelque chose de plus brillant. Un poète ne produira pas des vers nobles et sublimes, si
nec me pudet ut istos fateri nescire quod nesciam: illud, si ulla alia
je ne sais quelle ardeur céleste ne lui échauffe l'esprit. Sans un pareil secours,
de re obscura adfirmare possem, sive anima sive ignis sit animus,
l'éloquence ne joindra pas à l'harmonie du style la richesse des pensées. Pour la
eum iurarem esse divinum. Quid enim, obsecro te, terrane tibi hoc
philosophie, mère de tous les arts, n'est-ce pas, comme l'a dit Platon, un présent, ou,
nebuloso et caliginoso caelo aut sata aut concreta videtur tanta vis
comme je l'appelle, une invention des Dieux? C'est d'elle que nous avons appris, et à
memoriae? Si quid sit hoc non vides, at quale sit vides; si ne id
leur rendre d'abord un culte; et à reconnaître ensuite des principes de justice, qui soient
quidem, at quantum sit profecto vides. Quid igitur? Utrum
le lien de la société civile; et à nous régler enfin nous-mêmes sur les sentiments
capacitatem aliquam in animo putamus esse, quo tamquam in
qu'inspirent la modération et la magnanimité. C'est aussi par elle que les yeux de notre
aliquod vas ea, quae meminimus, infundantur? Absurdum id
esprit ont été ouverts, en sorte que nous voyons tout ce qui est au ciel, tout ce qui est sur
quidem; qui enim fundus aut quae talis animi figura intellegi potest
la terre, l'origine, les progrès, la fin de tout ce qui existe. Une âme donc, douée de si
aut quae tanta omnino capacitas? An inprimi quasi ceram animum
rares facultés, me paraît certainement divine. Car, après tout, qu'est-ce que la
putamus, et esse memoriam signatarum rerum in mente vestigia?
mémoire, qu'est-ce que l'intelligence, si ce n'est tout ce qu'on peut imaginer de plus
Quae possunt verborum, quae rerum ipsarum esse vestigia, quae
grand, même dans les Dieux? Apparemment leur félicité ne consiste, ni à se repaître
porro tam inmensa magnitudo, quae illa tam multa possit effingere?
d'ambroisie, ni à boire du nectar versé à pleine coupe par la jeunesse; et il n'est point
Quid? Illa vis quae tandem est quae investigat occulta, quae inventio
vrai que Ganymède ait été ravi par les Dieux à cause de sa beauté, pour servir
atque excogitatio dicitur? Ex hacne tibi terrena mortalique natura et
d'échanson à Jupiter. Le motif n'était pas suffisant pour faire à Laomédon une injure si
caduca concreta ea videtur? Aut qui primus, quod summae
cruelle. Homère, auteur de toutes ces fictions, donnait aux Dieux les faiblesses des
sapientiae Pythagorae visum est, omnibus rebus imposuit nomina?
hommes. Que ne donnait-il plutôt aux hommes les perfections des Dieux? Et quelles
Aut qui dissipatos homines congregavit et ad societatem vitae
sont-elles? Immortalité, sagesse, intelligence, mémoire. Puisque notre âme rassemble
convocavit, aut qui sonos vocis, qui infiniti videbantur, paucis
ces perfections, elle est par conséquent divine, comme je le dis : ou même c'est un
litterarum notis terminavit, aut qui errantium stellarum cursus,
Dieu, comme Euripide a osé le dire. En effet, si la nature divine est air ou feu, notre
praegressiones, institutiones notavit? Omnes magni; etiam
âme sera pareillement l'un ou l'autre. Et comme il n'entre ni terre ni eau dans ce qui fait
superiores, qui fruges, qui vestitum, qui tecta, qui cultum vitae,
la nature divine, aussi n'en doit-on point supposer dans ce qui fait notre âme. Que s'il y a
qui praesidia contra feras invenerunt, a quibus mansuefacti et exculti
un cinquième élément, selon qu'Aristote l'a dit le premier, il sera commun, et à la
a necessariis artificiis ad elegantiora defluximus. Nam et auribus
nature divine, et à l'âme humaine.
oblectatio magna parta est inventa et temperata varietate et natura
sonorum, et astra suspeximus cum ea quae sunt infixa certis locis, 638 XXVII. C'est ce dernier sentiment que j'ai suivi dans ma Consolation, où je
tum illa non re sed vocabulo errantia, quorum conversiones m'explique en ces termes : «On ne peut absolument trouver sur la terre l'origine des
omnisque motus qui animo vidit, is docuit similem animum suum âmes. Car il n'y a rien dans les âmes, qui soit mixte et composé; rien qui paraisse venir
eius esse, qui ea fabricatus esset in caelo. Nam cum Archimedes de la terre, de l'eau, de l'air, ou du feu. Tous ces éléments n'ont rien qui fasse la
lunae, solis, quinque errantium motus in sphaeram inligavit, effecit mémoire, l'intelligence, la réflexion; qui puisse rappeler le passé, prévoir l'avenir,
idem quod ille, qui in Timaeo mundum aedificavit, Platonis deus, embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d'où l'homme reçoit ces divines qualités, à
ut tarditate et celeritate dissimillimos motus una regeret conversio. moins que de remonter à un Dieu. Et par conséquent l'âme est d'une nature singulière,
Quod si in hoc mundo fieri sine deo non potest, ne in sphaera qui n'a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la
quidem eosdem motus Archimedes sine divino ingenio potuisset nature d'un être, qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est
imitari. céleste, il est divin, et de-là immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous
cette idée d'un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui
XXVI. Mihi vero ne haec quidem notiora et inlustriora carere
connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel. »
vi divina videntur, ut ego aut poetam grave plenumque carmen sine
caelesti aliquo mentis instinctu putem fundere, aut eloquentiam sine XXVIII. Tel, et de ce même genre, est l'esprit humain. Mais enfin, où est-il, me
maiore quadam vi fluere abundantem sonantibus verbis uberibusque direz-vous, et quelle forme a-t-il? Pourriez-vous bien, vous répondrai-je, m'apprendre
sententiis. Philosophia vero, omnium mater artium, quid est aliud où est le vôtre, et quelle est sa forme? Quoi! parce que mon intelligence ne s'étend pas
nisi, ut Plato, donum, ut ego, inventum deorum? Haec nos primum jusqu'où je souhaiterais, vous ne voudrez pas que du moins elle s'étende jusqu'où elle
ad illorum cultum, deinde ad ius hominum, quod situm est in peut? Si notre âme ne se voit pas, elle a cela de commun avec l'œil, qui sans se voir lui-
generis humani societate, tum ad modestiam magnitudinemque même, voit les autres objets. Elle ne voit pas comment elle est faite : aussi lui importe-

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animi erudivit, eademque ab animo tamquam ab oculis caliginem t-il peu de le voir : et d'ailleurs, peut-être le voit-elle. Quoi qu'il en soit, elle voit au
dispulit, ut omnia supera, infera, prima, ultima, media videremus. moins de quoi elle est capable; elle connaît qu'elle a de l'intelligence et de la mémoire;
Prorsus haec divina mihi videtur vis, quae tot res efficiat et tantas. elle sent qu'elle se meut avec rapidité, par sa propre vertu. Or, c'est là ce qu'il y a dans
Quid est enim memoria rerum et verborum? Quid porro inventio? l'âme de grand, de divin, d'éternel. Mais à l'égard de sa figure et de sa demeure, ce sont
Profecto id, quo ne in deo quidem quicquam maius intellegi potest. choses qui ne méritent seulement pas d'être mises en question. Quand, par exemple,
Non enim ambrosia deos aut nectare aut Iuventate pocula ministrante nous regardons la beauté et la splendeur du ciel; la célérité avec laquelle il roule, qui est
laetari arbitror, nec Homerum audio, qui Ganymeden ab dis raptum si grande qu'on ne saurait la concevoir; la vicissitude des jours et des nuits; le
ait propter formam, ut Iovi bibere ministraret; non iusta causa, cur changement des quatre saisons, qui servent à mûrir les fruits, et à rendre les corps plus
Laomedonti tanta fieret iniuria. Fingebat haec Homerus et humana sains; le soleil qui est le modérateur et le chef de tous les mouvements célestes; la lune,
ad deos transferebat: divina mallem ad nos. Quae autem divina? dont le croissant et le décours semblent faits pour nous marquer les Fastes; les planètes,
Vigere, sapere, invenire, meminisse. Ergo animus qui, ut ego qui, avec des mouvements inégaux, fournissent également la même carrière, sur un
dico, divinus est, ut Euripides dicere audet, deus. Et quidem, si même cercle divisé en douze parties; cette prodigieuse quantité d'étoiles, qui durant la
deus aut anima aut ignis est, idem est animus hominis. Nam ut illa nuit décorent le ciel de toutes parts; quand nous jetons ensuite les yeux sur le globe de la
natura caelestis et terra vacat et umore, sic utriusque harum rerum terre, élevé au-dessus de la mer, placé dans le centre du monde et divisé en cinq
humanus animus est expers; sin autem est quinta quaedam natura, parties, deux desquelles sont cultivées, la septentrionale que nous habitons ; l'australe
ab Aristotele inducta primum, haec et deorum est et animorum. où sont nos antipodes, qui nous est inconnue; et les trois autres parties incultes, parce
Hanc nos sententiam secuti his ipsis verbis in Consolatione hoc que le froid ou le chaud y domine avec excès; quand nous observons que dans la partie
expressimus: où nous sommes, on voit toujours au temps marqué,

XXVII. 'Animorum nulla in terris origo inveniri potest; nihil Une clarté plus pure
enim est in animis mixtum atque concretum aut quod ex terra natum Embellir la nature ;
atque fictum esse videatur, nihil ne aut umidum quidem aut flabile Les arbres reverdir;
aut igneum. His enim in naturis nihil inest, quod vim memoriae, 639 Les fontaines bondir;
mentis, cogitationis habeat, quod et praeterita teneat et futura L'herbe tendre renaître;
provideat et complecti possit praesentia. Quae sola divina sunt, nec Le pampre reparaître;
invenietur umquam, unde ad hominem venire possint nisi a deo. Les présents de Cérès emplir nos magasins,
Singularis est igitur quaedam natura atque vis animi seiuncta ab his Et les tributs de Flore enrichir nos jardins;
usitatis notisque naturis. Ita, quicquid est illud, quod sentit, quod
quand nous voyons que la terre est peuplée d'animaux, les uns pour nous nourrir,
sapit, quod vivit, quod viget, caeleste et divinum ob eamque rem
les autres pour nous vêtir ; ceux-ci pour traîner nos fardeaux, ceux-là pour labourer nos
aeternum sit necesse est. Nec vero deus ipse, qui intellegitur a
champs; que l'homme y est comme pour contempler le ciel, et pour honorer les Dieux;
nobis, alio modo intellegi potest nisi mens soluta quaedam et libera,
que toutes les campagnes, toutes les mers obéissent à ces besoins.
segregata ab omni concretione mortali, omnia sentiens et movens
ipsaque praedita motu sempiterno. Hoc e genere atque eadem e XXIX. Pouvons-nous à la vue de ce spectacle, douter qu'il y ait un être, ou qui ait
natura est humana mens.' Ubi igitur aut qualis est ista mens? —ubi formé le monde, supposé que, suivant l'opinion de Platon, il ait été formé : ou qui le
tua aut qualis? Potesne dicere? An, si omnia ad intellegendum non conduise et le gouverne, supposé que, suivant le sentiment d'Aristote, il soit de toute
habeo quae habere vellem, ne iis quidem quae habeo mihi per te uti éternité? Or de même qu'aux ouvrages d'un Dieu, vous jugez de son existence, quoiqu'il
licebit? Non valet tantum animus, ut se ipse videat, at ut oculus, sic ne vous tombe pas sous les sens : de même, quoique votre âme ne soit pas visible,
animus se non videns, alia cernit. Non videt autem, quod minimum cependant la mémoire, l'intelligence, la vivacité, toutes les perfections qui
est, formam suam (quamquam fortasse id quoque, sed l'accompagnent, doivent vous persuader qu'elle est divine. Mais, encore une fois, où
relinquamus); vim certe, sagacitatem, memoriam, motum, réside-t-elle? Je la crois dans la tête, et j'ai des raisons pour la croire là. Mais enfin,
celeritatem videt. Haec magna, haec divina, haec sempiterna sunt; quelque part qu'elle soit, il est certain qu'elle est dans vous. Qu'elle est sa nature? Je lui
qua facie quidem sit aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est. crois une nature particulière et qui n'est que pour elle. Mais faites-la de feu ou d'air, peu
importe; pourvu seulement que, comme vous connaissez Dieu, quoique vous ignoriez et
XXVIII. Ut cum videmus speciem primum candoremque caeli,
sa demeure et sa figure, vous tombiez d'accord que vous devez aussi connaître votre
dein conversionis celeritatem tantam quantam cogitare non
âme, quoique vous ignoriez et où elle réside, et comment elle est faite. Cependant, à
possumus, tum vicissitudines dierum ac noctium commutationesque
moins que d'être d'une crasse ignorance en physique, on ne peut douter que l'âme ne soit
temporum quadrupertitas ad maturitatem frugum et ad
une substance très simple, qui n'admet point de mélange, point de composition. Il suit
temperationem corporum aptas eorumque omnium moderatorem et
de là que l'âme est indivisible, et par conséquent immortelle. Car la mort n'est autre
ducem solem, lunamque adcretione et deminutione luminis quasi
chose qu'une séparation, qu'une désunion des parties, qui auparavant étaient liées
fastorum notantem et significantem dies, tum in eodem orbe in
ensemble. Pénétré de ces principes, Socrate, au point d'être condamné à mort, ne
duodecim partes distributo, quinque stellas ferri eosdem cursus
daigna, ni faire plaider sa cause, ni se montrer devant les juges en posture de suppliant.
constantissime servantis disparibus inter se motibus, nocturnamque
Il conserva une fierté, qui venait, non d'orgueil, mais de grandeur d'âme. Le jour même
caeli formam undique sideribus ornatam, tum globum terrae
de sa mort, il discourut longtemps sur le sujet que nous traitons. Peu de jours
eminentem e mari, fixum in medio mundi universi loco, duabus oris
auparavant, maître de s'évader de sa prison, il ne l'avait point voulu. Et dans le temps
distantibus habitabilem et cultum, quarum altera, quam nos
qu'on allait lui apporter le breuvage mortel, il parla, non en homme à qui l'on arrache la
incolimus,
vie, mais en homme qui monte au ciel.
Sub axe posita ad stellas septem, unde horrifer,
XXX. « Deux chemins, disait-il, s'offrent aux âmes, lorsqu'elles sortent des corps.
Aquilonis stridor gelidas molitur nives,
Celles qui, dominées et aveuglées par les passions humaines, ont à se reprocher, ou des
altera australis, ignota nobis, quam vocant Graeci ἀντίχθονα, habitudes criminelles, ou des injustices irréparables, prennent un chemin tout opposé à
ceteras partis incultas, quod aut frigore rigeant aut urantur calore; celui qui mène au séjour des Dieux. Pour celles qui ont, au contraire, conservé leur
hic autem, ubi habitamus, non intermittit suo tempore innocence et leur pureté; qui se sont sauvées, tant qu'elles ont pu, de la contagion des
sens; et qui, dans des corps humains, ont imité la vie des Dieux, le chemin du ciel,
Caelum nitescere, arbores frondescere,
d'où elles sont venues, leur est ouvert. On a consacré les cygnes à Apollon, parce qu'ils
Vites laetificae pampinis pubescere,
semblent tenir de lui l'art de connaître l'avenir; et c'est par un effet de cet art, que,
Rami bacarum ubertate incurvescere,
prévoyant de quels avantages la mort est suivie, ils 640 meurent avec volupté, et tout en
Segetes largiri fruges, florere omnia,
chantant. Ainsi doivent faire, ajoutait Socrate, tous les hommes savants et vertueux.
Fontes scatere, herbis prata convestirier,
Personne n'y trouverait la moindre difficulté, s'il ne nous arrivait, quand nous voulons
tum multitudinem pecudum partim ad vescendum, partim ad trop approfondir la nature de l'âme, ce qui arrive quand on regarde trop fixement le
cultus agrorum, partim ad vehendum, partim ad corpora vestienda, soleil couchant. On en vient à ne voir plus. Et de même, quand notre âme se regarde,
hominemque ipsum quasi contemplatorem caeli ac deorum cultorem son intelligence vient quelquefois à s'émousser; en sorte que nos pensées se brouillent.
atque hominis utilitati agros omnis et maria parentia —: haec igitur On ne sait plus à quoi se fixer, on retombe d'un doute dans un autre, et nos
et alia innumerabilia cum cernimus, possumusne dubitare quin iis raisonnements ont aussi peu de consistance; qu'un navire battu par les flots.» Mais ce
praesit aliquis vel effector, si haec nata sunt, ut Platoni videtur, que je dis là de Socrate, est ancien, et tiré des Grecs. Parmi nous, Caton est mort dans
vel, si semper fuerunt, ut Aristoteli placet, moderator tanti operis et une telle situation d'esprit, que c'était pour lui une joie d'avoir trouvé l'occasion de
muneris? Sic mentem hominis, quamvis eam non videas, ut deum quitter la vie. Car on ne doit point la quitter sans l'ordre exprès de ce Dieu, qui a sur
non vides, tamen, ut deum adgnoscis ex operibus eius, sic ex nous un pouvoir souverain. Mais, quand lui-même il nous en fait naître un juste sujet,
memoria rerum et inventione et celeritate motus omnique comme autrefois à Socrate, comme à Caton, et souvent à bien d'autres, un homme sage
pulchritudine virtutis vim divinam mentis adgnoscito. doit, en vérité, sortir bien content de ces ténèbres, pour gagner le séjour de la lumière.
XXIX. In quo igitur loco est? Credo equidem in capite, et cur Il ne brisera pas les chaînes qui le captivent sur la terre; car les lois s'y opposent; mais
credam adferre possum. Sed alias, ubi sit animus; certe quidem in te lorsqu'un Dieu l'appellera, c'est comme si le magistrat, où quelque autre puissance
est. Quae est ei natura? Propria, puto, et sua. Sed fac igneam, fac légitime, lui ouvrait les portes d'une prison. Toute la vie des philosophes, dit encore

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spirabilem: nihil ad id de quo agimus. Illud modo videto, ut deum Socrate, est une continuelle méditation de la mort.
noris, etsi eius ignores et locum et faciem, sic animum tibi tuum
XXXI. Car enfin, que faisons-nous, en nous éloignant des voluptés sensuelles, de
notum esse oportere, etiamsi ignores et locum et formam. In animi
tout emploi public, de toute sorte d'embarras, et même du soin de nos affaires
autem cognitione dubitare non possumus, nisi plane in physicis
domestiques, qui ont pour objet l'entretien de notre corps? Que faisons-nous, dis-je,
plumbei sumus, quin nihil sit animis admixtum, nihil concretum,
autre chose que rappeler notre esprit à lui-même, que le forcer à être à lui-même, et que
nihil copulatum, nihil coagmentatum, nihil duplex: quod cum ita
l'éloigner de son corps, tout autant que cela se peut? Or, détacher l'esprit du corps,
sit, certe nec secerni, nec dividi, nec discerpi, nec distrahi potest,
n'est-ce pas apprendre à mourir? Pensons-y donc sérieusement, croyez-moi, séparons-
ne interire (quidem) igitur. Est enim interitus quasi discessus et
nous ainsi de nos corps, accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen, et notre vie tiendra
secretio ac diremptus earum partium, quae ante interitum iunctione
déjà d'une vie céleste, et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor, quand
aliqua tenebantur. His et talibus rationibus adductus Socrates nec
nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens,
patronum quaesivit ad iudicium capitis nec iudicibus supplex fuit
auront peine à s'élever de dessus la terre, lors même qu'elles seront hors de leurs
adhibuitque liberam contumaciam a magnitudine animi ductam, non
entraves. Il en sera d'elles comme de ces prisonniers, qui ont été plusieurs années dans
a superbia, et supremo vitae die de hoc ipso multa disseruit et paucis
les fers; ce n'est pas sans peine qu'ils marchent. Pour nous, arrivés un jour à notre
ante diebus, cum facile posset educi e custodia, noluit, et tum,
terme, nous vivrons enfin. Car notre vie d'à-présent, c'est une mort : et si j'en voulais
paene in manu iam mortiferum illud tenens poculum, locutus ita
déplorer la misère, il ne me serait que trop aisé. L'A. Vous l'avez déplorée assez dans
est, ut non ad mortem trudi, verum in caelum videretur escendere.
votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage, que je n'aie envie de me voir à la fin de
XXX. Ita enim censebat itaque disseruit, duas esse vias mes jours : et cette envie, par tout ce que je viens d'entendre, augmente fort. C. Vos
duplicesque cursus animorum e corpore excedentium: nam qui se jours finiront, et de force, ou de gré, finiront bien vite, car le temps vole. Or, non-
humanis vitiis contaminavissent et se totos libidinibus dedissent, seulement la mort n'est point un mal, comme d'abord vous le pensiez mais peut-être n'y
quibus caecati vel domesticis vitiis atque flagitiis se inquinavissent a-t-il que des maux pour l'homme, à la mort près, qui est son unique bien, puisqu'elle
vel, re publica violanda, fraudes inexpiabiles concepissent, iis doit ou nous rendre Dieux nous-mêmes, ou nous faire vivre avec les Dieux. L'A.
devium quoddam iter esse, seclusum a concilio deorum; qui autem Qu'importe lequel ? Car il y a des gens qui n'admettent ni l'un ni l'autre. C. Vous ne
se integros castosque servavissent, quibusque fuisset minima cum m'échap- 641 perez d'aujourd'hui, que je n'aie dissipé absolument tout ce qui peut vous
corporibus contagio seseque ab is semper sevocavissent essentque in faire craindre la mort. L'A. Par où la craindrais-je, après ce que vous venez de
corporibus humanis vitam imitati deorum, iis ad illos a quibus m'apprendre? C. Par où? Eh! ne se présente-t-il pas une foule de contradicteurs? Vous
essent profecti reditum facilem patere. Itaque commemorat, ut n'avez pas seulement les Épicuriens, qui, selon moi, ne sont point à mépriser : quoique
cygni, qui non sine causa Apollini dicati sint, sed quod ab eo tous nos savants, je ne sais pourquoi, les regardent en pitié. Vous avez un auteur dont je
divinationem habere videantur, qua providentes quid in morte boni suis charmé, Dicéarque, qui combat vivement l'immortalité de l'âme dans les trois livres
sit cum cantu et voluptate moriantur, sic omnibus bonis et doctis qu'il appelle Lesbiaques, parce que Mytilène dans l'île de Lesbos est la scène de son
esse faciendum. (nec vero de hoc quisquam dubitare posset, nisi dialogue. Pour les Stoïciens, ils prétendent que nos âmes ne vivent que comme des
idem nobis accideret diligenter de animo cogitantibus, quod iis corneilles: longtemps, mais non pas toujours.
saepe usu venit, qui cum acriter oculis deficientem solem
XXXII. Voulez-vous donc voir que, même en supposant l'âme mortelle, la mort
intuerentur, ut aspectum omnino amitterent; sic mentis acies se ipsa
n'en deviendrait pas redoutable? L'A. Volontiers : mais quelque chose qu'on puisse dire
intuens non numquam hebescit, ob eamque causam contemplandi
contre l'immortalité de l'âme, on ne me dissuadera pas. C. Je vous en loue. Cependant ne
diligentiam amittimus. Itaque dubitans, circumspectans, haesitans,
comptons point trop sur notre fermeté. Quelquefois, il ne faut pour nous renverser,
multa adversa reverens tamquam in rate in mari inmenso nostra
qu'un argument un peu subtil. Dans les questions même les plus claires, nous hésitons,
vehitur oratio). Sed haec et vetera et a Graecis; Cato autem sic abiit e
nous changeons d'avis. Or, celle dont il s'agit entre nous, n'est pas sans quelque
vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Vetat enim
obscurité. De peur donc d'être surpris, ayons nos armes toujours prêtes. L'A. Précaution
dominans ille in nobis deus iniussu hinc nos suo demigrare; cum
sage ; mais cet accident ne m'arrivera pas, j'y mettrai ordre. C. Quant à nos amis les
vero causam iustam deus ipse dederit, ut tunc Socrati, nunc Catoni,
Stoïciens, avons-nous tort d'abandonner ceux d'entre eux qui disent que les âmes
saepe multis, ne ille me Dius Fidius vir sapiens laetus ex his tenebris
subsistent encore quelque temps au sortir du corps, mais qu'elles ne subsistent pas
in lucem illam excesserit, nec tamen ille vincla carceris ruperit
éternellement? Ils accordent d'une part ce qu'il y a de plus difficile, que l'âme, quoique
—leges enim vetant —, sed tamquam a magistratu aut ab aliqua
séparée du corps, peut subsister - et d'autre côté, ils ne veulent pas que l'âme puisse
potestate legitima, sic a deo evocatus atque emissus exierit. Tota
subsister toujours. De ces deux points, non seulement le dernier est aisé à croire, mais il
enim philosophorum vita, ut ait idem, commentatio mortis est.
suit naturellement du premier. L'A. Vous dites vrai, les Stoïciens n'ont rien à répliquer.
XXXI. Nam quid aliud agimus, cum a voluptate, id est a C. Que penser donc de Panétius, qui se révolte ici contre Platon, après l'avoir partout
corpore, cum a re familiari, quae est ministra et famula corporis, ailleurs appelé divin, très sage, très saint, l'Homère des philosophes? Il ne rejette de
cum a re publica, cum a negotio omni sevocamus animum, quid, toutes ses opinions, que celle de l'immortalité, et il appuie la négative sur deux raisons.
inquam, tum agimus nisi animum ad se ipsum advocamus, secum L'une, que la ressemblance des enfants aux pères, ressemblance qui se remarque non
esse cogimus maximeque a corpore abducimus? Secernere autem a seulement dans les traits, mais encore dans l'esprit, fait voir que les âmes sont
corpore animum, nec quicquam aliud, est mori discere. Quare hoc engendrées; d'où il conclut que les âmes sont mortelles, parce que tout être qui a été
commentemur, mihi crede, disiungamusque nos a corporibus, id est produit, doit être détruit, comme tout le monde en convient. L'autre, que tout ce qui
consuescamus mori. Hoc, et dum erimus in terris, erit illi caelesti peut souffrir, peut aussi être malade que tout ce qui est malade, est mortel : et que par
vitae simile, et cum illuc ex his vinclis emissi feremur, minus conséquent les âmes, puisqu'elles peuvent souffrir, ne sont pas immortelles.
tardabitur cursus animorum. Nam qui in compedibus corporis
XXXIII. A l'égard de cette dernière preuve, elle porte à faux. Il ne prend pas garde
semper fuerunt, etiam cum soluti sunt, tardius ingrediuntur, ut ii
que Platon, lorsqu'il fait l'âme immortelle, parle de l'intelligence, qui n'est pas
qui ferro vincti multos annos fuerunt. Quo cum venerimus, tum
susceptible d'altération, et qui est, selon Platon, entièrement séparée des autres parties,
denique vivemus. Nam haec quidem vita mors est, quam lamentari
que les passions et les infirmités attaquent. Pour la ressemblance, sur quoi il fonde son
possem, si liberet. Satis tu quidem in Consolatione es lamentatus;
premier argument, c'est dans l'âme des bêtes, qui n'est pas raisonnable, qu'elle se fait le
quam cum lego, nihil malo quam has res relinquere, his vero modo
mieux sentir. D'homme à homme, elle n'est guère que corporelle. Mais en cela même
auditis, multo magis. Veniet tempus, et quidem celeriter, sive
elle a du rapport à l'âme, parce qu'il n'est pas indifférent à l'âme d'être dans un corps
retractabis, sive properabis; volat enim aetas. Tantum autem abest
disposé et organisé de telle ou de telle façon. Les organes et le tempérament contribuent
ab eo ut malum mors sit, quod tibi dudum videbatur, ut verear ne
fort à la rendre ou plus vive, ou plus lourde. Aristote dit que la 642 mélancolie est le
homini nihil sit non malum aliud certius, nihil bonum aliud potius,
partage des grands génies : et c'est ce qui me console de la médiocrité du mien. Il
si quidem vel di ipsi vel cum dis futuri sumus Quid refert? Adsunt
confirme sa remarque par divers exemples : après quoi, comme si le fait était certain, il
enim, qui haec non probent. Ego autem numquam ita te in hoc
en donne la raison. Quoi qu'il en soit, puisque les organes influent sur les qualités de
sermone dimittam, ulla uti ratione mors tibi videri malum possit.
l'âme, et que la ressemblance d'une âme à l'autre ne peut venir que de là seulement,
Qui potest, cum ista cognoverim? Qui possit, rogas? Catervae
cette ressemblance, par conséquent, ne prouve pas que les âmes elles-mêmes soient
veniunt contra dicentium, nec solum Epicureorum, quos equidem
engendrées. Je voudrais que Panétius fût au monde, lui qui était contemporain et ami de
non despicio, sed nescio quo modo doctissimus quisque contemnit,
Scipion l'Africain. Je lui demanderais à qui de toute la famille des Scipions ressemblait
acerrume autem deliciae meae Dicaearchus contra hanc
le neveu de cet illustre personnage? Pour les traits, c'était son père : pour les mœurs, il
inmortalitatem disseruit. Is enim tris libros scripsit, qui Lesbiaci
fallait chercher son semblable dans le plus scélérat de tous les hommes. Et Crassus, dont
vocantur quod Mytilenis sermo habetur, in quibus volt efficere
la sagesse, dont l'éloquence, dont le rang était si considérable, n'a-t-il pas eu de même
animos esse mortalis. Stoici autem usuram nobis largiuntur tamquam
un petit-fils, qui ne tenait rien de son mérite? Combien d'autres grands hommes, qu'il
cornicibus: diu mansuros aiunt animos, semper negant.
est inutile de nommer, ont eu une postérité indigne d'eux ? Mais où tend ce discours?
XXXII. Num non vis igitur audire, cur, etiamsi ita sit, mors Oublions-nous qu'après en avoir dit assez sur l'immortalité de l'âme, notre but
tamen non sit in malis? Ut videtur, sed me nemo de inmortalitate présentement doit être de montrer que, même en supposant l'âme mortelle, nous n'avons
depellet. Laudo id quidem, etsi nihil nimis oportet confidere; point à redouter la mort? L'A. Je ne l'oubliais pas : mais tant que vous me parliez de
movemur enim saepe aliquo acute concluso, labamus mutamusque l'immortalité, je vous laissais volontiers perdre de vue l'autre objet.
sententiam clarioribus etiam in rebus; in his est enim aliqua

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obscuritas. Id igitur si acciderit, simus armati. Sane quidem, sed ne


XXXIV. C. Vos desseins, à ce que je vois, sont grands ; vous aspirez au ciel.
accidat, providebo. Num quid igitur est causae, quin amicos nostros
J'espère que nous y arriverons. Mais enfin, puisqu'il y a des philosophes d'un autre
Stoicos dimittamus? Eos dico, qui aiunt manere animos, cum e
sentiment, prenons que l'âme soit mortelle. L'A. Toute espérance d'une vie plus heureuse
corpore excesserint, sed non semper. Istos vero qui, quod tota in
que celle-ci est donc nulle dès lors? C. Que nous en revient-il de mal? Est-ce qu'après
hac causa difficillimum est, suscipiant, posse animum manere
l'extinction de l'âme, le sentiment continuera dans le corps? On ne l'a jamais dit.
corpore vacantem, illud autem, quod non modo facile ad
Épicure, à la vérité, soupçonne Démocrite de l'avoir cru: mais les partisans de
credendum est, sed eo concesso, quod volunt, consequens, id vero
Démocrite le nient. Or le sentiment ne continuera pas non plus dans l'âme, puisque l'âme
non dant, ut, cum diu permanserit, ne intereat. Bene reprehendis,
n'existera plus. Dans quelle partie de l'homme feriez-vous donc résider le mal? Car il n'y
et se isto modo res habet. Credamus igitur Panaetio a Platone suo
a qu'âme et corps. Le mettez-vous en ce que la séparation de l'un et de l'autre ne se fait
dissentienti? Quem enim omnibus locis divinum, quem
pas sans douleur? Mais cette douleur combien peu dure-t-elle? D'ailleurs, êtes-vous sûr
sapientissimum, quem sanctissimum, quem Homerum
qu'il y ait de la douleur? Je crois, moi, qu'on meurt pour l'ordinaire sans le sentir, et que
philosophorum appellat, huius hanc unam sententiam de
même quelquefois il s'y trouve du plaisir. Quoi qu'il en soit, ce qui se passe alors en
inmortalitate animorum non probat. Volt enim, quod nemo negat,
nous ne saurait être que peu de chose, puisque c'est l'affaire d'un instant. L'A. Par où la
quicquid natum sit interire; nasci autem animos, quod declaret
mort nous afflige, nous met au désespoir, c'est que dans ce moment nous quittons les
eorum similitudo qui procreentur, quae etiam in ingeniis, non solum
biens de cette vie. C. Peut-être, si vous disiez ses misères, parleriez-vous plus juste. A
in corporibus appareat. Alteram autem adfert rationem, nihil esse
quoi bon déplorer ici la destinée des hommes? Je n'en aurais que trop de sujet. Mais
quod doleat, quin id aegrum esse quoque possit; quod autem in
puisque ici mon but est de prouver qu'après la mort nous n'aurons plus à souffrir,
morbum cadat, id etiam interiturum; dolere autem animos, ergo
pourquoi rendre cette vie plus fâcheuse encore par le récit des souffrances qui
etiam interire.
l'accompagnent? Je les ai décrites dans ce livre, où j'ai cherché à me donner autant que
XXXIII. Haec refelli possunt: sunt enim ignorantis, cum de j'en étais capable, quelque consolation. La vérité, si nous voulons en convenir, est que
aeternitate animorum dicatur, de mente dici, quae omni turbido la mort nous enlève, non pas des biens, mais des maux. Hégésias le prouvait si
motu semper vacet, non de partibus iis, in quibus aegritudines, éloquemment, que le roi Ptolémée, dit-on, lui défendit de traiter cette matière, dans ses
irae, libidinesque versentur, quas is, contra quem haec dicuntur, leçons publiques, à cause que plusieurs de ses auditeurs se donnaient la mort. Nous
semotas a mente et disclusas putat. Iam similitudo magis apparet in avons une épigramme de Callimaque sur Cléombrote d'Ambracie, qui, sans avoir d'ail-
bestiis, quarum animi sunt rationis expertes; hominum autem 648 leurs aucun sujet de chagrin, se précipita dans la mer, après avoir lu le Phédon. Et
similitudo in corporum figura magis exstat, et ipsi animi magni cet Hégésias, que je viens de vous citer, a composé un livre où il fait parler un homme
refert quali in corpore locati sint. Multa enim e corpore existunt, déterminé à se laisser mourir de faim : les amis de cet homme tâchent de l'en dissuader :
quae acuant mentem, multa, quae obtundant. Aristoteles quidem ait lui, pour toute réponse, il leur détaille les peines de cette vie. Je ne dirai point, à
omnis ingeniosos melancholicos esse, ut ego me tardiorem esse non l'exemple de ce philosophe, que la vie soit onéreuse généralement à tout homme sans
moleste feram. Enumerat multos, idque quasi constet, rationem cur exception. Je ne parle pas des autres. Pour ce qui est de moi, si j'étais mort avant que
ita fiat adfert. Quod si tanta vis est ad habitum mentis in iis quae d'avoir perdu, et secours domestiques, et fonctions du barreau, et toutes dignités, n'est-
gignuntur in corpore, ea sunt autem, quaecumque sunt, quae il pas vrai que la mort, loin de m'arracher des biens, m'eût fait prévenir des maux?
similitudinem faciant, nihil necessitatis adfert, cur nascantur animi,
XXXV. Mais jetons les yeux sur quelqu'un d'heureux, que jamais la fortune n'ait
similitudo. Omitto dissimilitudines. Vellem adesse posset Panaetius
traversé en rien. Tel a été ce Métellus, qui s'est vu quatre fils élevés aux premiers
— vixit cum Africano —, quaererem ex eo, cuius suorum similis
honneurs. Opposons-lui Priam, qui avait cinquante fils, entre lesquels dix-sept de
fuisset Africani fratris nepos, facie vel patris, vita omnium
légitimes. Le pouvoir de la fortune était le même sur ces deux hommes, elle fait grâce à
perditorum ita similis, ut esset facile deterrimus; cuius etiam similis
l'un, elle frappe l'autre. Métellus fut porté sur son bûcher par ses fils, par ses filles, par
P.Crassi, et sapientis et eloquentis et primi hominis, nepos
tous leurs descendants : et Priam, au contraire, après avoir vu égorger sa nombreuse
multorumque aliorum clarorum virorum, quos nihil attinet
postérité, fut égorgé lui-même au pied d'un autel, où il s'était réfugié. Or, supposons
nominare, nepotes et filii. Sed quid agimus? Oblitine sumus hoc
que la mort de Priam eût précédé le carnage de ses enfants, et la chute de son royaume;
nunc nobis esse propositum, cum satis de aeternitate dixissemus, ne
supposons qu'on l'eût vu paisiblement expirer
si interirent quidem animi, quicquam mali esse in morte? Ego vero
memineram, sed te de aeternitate dicentem aberrare a proposito Au comble du bonheur, dans une douce paix,
facile patiebar. Sous les lambris dorés d'un superbe palais;

XXXIV. Video te alte spectare et velle in caelum migrare. lequel eût-on dit, ou que la mort lui enlevait des biens, ou qu'elle lui épargnait des
Spero fore ut contingat id nobis. Sed fac, ut isti volunt, animos non maux? On eût sans doute jugé qu'elle lui enlevait des biens. L'événement prouve le
remanere post mortem: video nos, si ita sit, privari spe beatioris contraire. Aujourd'hui nos théâtres ne retentiraient pas de ces plaintes lamentables :
vitae; mali vero quid adfert ista sententia? Fac enim sic animum
J'ai vu cette fameuse Troie
interire ut corpus: num igitur aliquis dolor aut omnino post mortem
Au carnage, aux flammes en proie.
sensus in corpore est? Nemo id quidem dicit, etsi Democritum
J'ai vu Priam expirer sous le fer,
insimulat Epicurus, Democritii negant. Ne in animo quidem igitur
Et souiller de son sang l'autel de Jupiter.
sensus remanet; ipse enim nusquam est. Ubi igitur malum est,
quoniam nihil tertium est? An quod ipse animi discessus a corpore Comme si dans cette extrémité, la mort n'était pas tout ce qu'il y a de mieux pour
non fit sine dolore? Ut credam ita esse, quam est id exiguum! sed lui. En se hâtant, elle lui eût sauvé d'étranges disgrâces. Mais au moins lui en a-t-elle fait
falsum esse arbitror, et fit plerumque sine sensu, non numquam perdre le sentiment. Pompée, étant à Naples, y tomba dangereusement malade. Dès que
etiam cum voluptate, totum. Que hoc leve est, qualecumque est; fit le danger fut passé, tout Naples se couronna de fleurs; Pouzzol en fit de même; les villes
enim ad punctum temporis. 'Illud angit vel potius excruciat, d'alentour signalèrent leur allégresse par des fêtes publiques. Ce sont de petites flatteries
discessus ab omnibus iis quae sunt bona in vita'. Vide ne 'a malis' à la Grecque, mais qui font voir qu'un homme est dans la prospérité. S'il fût donc mort
dici verius possit. Quid ego nunc lugeam vitam hominum? Vere et dans ce temps-là, eût-il quitté des biens, ou des maux? Assurément des maux, et très
iure possum; sed quid necesse est, cum id agam ne post mortem cruels. Il n'eût pas fait la guerre à son beau-père; il ne s'y fût pas engagé sans préparatifs;
miseros nos putemus fore, etiam vitam efficere deplorando il n'eût pas abandonné son foyer; il ne se fût pas enfui d'Italie ; il ne fût pas tombé, après
miseriorem? Fecimus hoc in eo libro, in quo nosmet ipsos, quantum la déroute de son armée, seul et sans défense, entre les mains de misérables esclaves,
potuimus, consolati sumus. A malis igitur mors abducit, non a qui le poignardèrent; il n'eût pas laissé sa famille dans une affreuse situation ; toute son
bonis, verum si quaerimus. Et quidem hoc a Cyrenaico Hegesia sic opulence n'eût pas été la proie du vainqueur. En mourant plus tôt, il mourait comblé de
copiose disputatur, ut is a rege Ptolomaeo prohibitus esse dicatur illa gloire. Quels affreux, quels incroyables accidents, une plus longue vie lui a-t-elle
in scholis dicere, quod multi is auditis mortem sibi ipsi réservés?
consciscerent. Callimachi quidem epigramma in Ambraciotam XXXVI. La mort les prévient ces accidents; et quand même ils ne devraient pas
Theombrotum est, quem ait, cum ei nihil accidisset adversi, e muro nous arriver, c'est assez qu'ils soient possibles. Mais les hommes n'envisagent l'avenir
se in mare abiecisse, lecto Platonis libro. Eius autem, quem dixi, que du bon côté. Il n'y en a point qui ne se promettent le sort de Métellus. Comme si le
Hegesiae liber est Ἀποκαρτερῶν, quo a vita quidem per inediam nombre des heureux passait celui des misérables ; qu'il y eût quelque sorte de sta- 644
discedens revocatur ab amicis; quibus respondens vitae humanae
bilité dans les choses humaines, et qu'il fût de la prudence d'espérer plutôt que de
enumerat incommoda. Possem idem facere, etsi minus quam ille,
craindre! Accordons pourtant que la mort nous fasse perdre des biens. En conclurez-vous
qui omnino vivere expedire nemini putat. Mitto alios: etiamne nobis
que les morts manquent de ces biens, et que par conséquent ils souffrent? Mais de quoi
expedit? Qui et domesticis et forensibus solaciis ornamentisque
peut manquer celui qui n'est pas? A ce mot, manquer, nous attachons une idée
privati certe si ante occidissemus, mors nos a malis, non a bonis
fâcheuse, parce que c'est comme si l'on disait, avoir eu, n'avoir plus, désirer, tâcher
abstraxisset.
d'avoir, être dans le besoin. Tout cela ne peut avoir lieu qu'à l'égard des vivants. Pour ce
XXXV.Sit igitur aliquis, qui nihil mali habeat, nullum a qui est des morts, on ne saurait dire que les commodités de la vie leur manquent, pas
fortuna volnus acceperit: Metellus ille honoratis quattuor filiis aut même la vie. Car selon ce que nous supposons à présent, les morts ne sont rien. On ne
quinquaginta Priamus, e quibus septemdecim iusta uxore natis; in dirait pas de nous vivants, que nous manquons de plumes ou de griffes. Pourquoi? Parce
utroque eandem habuit fortuna potestatem, sed usa in altero est: que n'avoir pas des choses qui ne nous sont ni utiles, ni convenables, ce n'est pas

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Metellum enim multi filii, filiae, nepotes, neptes in rogum manquer. Il n'y a qu'à bien insister là-dessus, lorsqu'une fois on est convenu que les
inposuerunt, Priamum tanta progenie orbatum, cum in aram âmes sont mortelles, et que par conséquent, à la mort, nous sommes tellement
confugisset, hostilis manus interemit. Hic si vivis filiis incolumi anéantis, qu'on ne saurait nous soupçonner de conserver le moindre sentiment. Il n'y a,
regno occidisset dis-je, qu'à bien examiner ce qu'on appelle manquer, et on verra que ce terme, pris dans
son vrai sens, ne saurait être appliqué à un mort. Car manquer, dit avoir besoin; le
astante ope barbarica
besoin suppose du sentiment; un mort est insensible; donc il ne manque point.
Tectis caelatis laqueatis,
XXXVII. Est-il nécessaire après tout, de tant philosopher sur une chose qui sans
utrum tandem a bonis an a malis discessisset? Tum profecto
philosophie se comprend assez, puisqu'on a vu tant de fois courir à une mort certaine,
videretur a bonis. At certe ei melius evenisset nec tam flebiliter illa
non pas nos généraux seulement, mais nos armées entières? Brutus, si la mort était à
canerentur:
redouter, ne l'aurait pas affrontée dans une bataille, pour empêcher le retour du tyran
Haec omnia vidi inflammari, qu'il avait lui-même chassé. Jamais les trois Décies ne se fussent jetés, comme ils firent,
Priamo vi vitam evitari, au milieu des ennemis; le père en combattant contre les Latins; le fils, contre les
Iovis aram sanguine turpari. Etruriens; le petit-fils, contre Pyrrhus. L'Espagne n'eût pas vu deux Scipions, dans une
même guerre, verser leur sang pour la patrie. Paulus et Servilius n'auraient pas
Quasi vero ista vi quicquam tum potuerit ei melius accidere!
généreusement perdu la vie à Cannes; Marcellus à Vénouse; Albinus dans le pays des
quodsi ante occidisset, talem eventum omnino amisisset; hoc autem
Latins; Gracchus dans la Lucanie. Quelqu'un d'eux souffre-t-il aujourd'hui? Dès l'instant
tempore sensum amisit malorum. Pompeio, nostro familiari, cum
même qu'ils eurent rendu le dernier soupir, ils cessèrent de pouvoir souffrir. Car on ne
graviter aegrotaret Neapoli, melius est factum. Coronati Neapolitani
souffre plus, dès qu'on a perdu tout sentiment. L'A. Perdre tout sentiment, n'est-ce donc
fuerunt, nimirum etiam Puteolani; volgo ex oppidis publice
pas quelque chose d'affreux? C. Oui, si celui qui a perdu le sentiment, connaissait qu'il
gratulabantur: ineptum sane negotium et Graeculum, sed tamen
l'a perdu. Mais puisqu'il est clair que le non-être n'est susceptible de rien, il n'y a donc
fortunatum. Utrum igitur, si tum esset extinctus, a bonis rebus an a
rien de fâcheux pour qui n'est pas, et ne sent pas. C'est trop souvent le répéter. Il est
malis discessisset? Certe a miseris. Non enim cum socero bellum
pourtant à propos d'y revenir, parce que c'est faute d'y faire attention, que l'on craint la
gessisset, non inparatus arma sumpsisset, non domum reliquisset,
mort. Car si l'on voulait bien comprendre, ce qui est plus clair que le jour, qu'après la
non ex Italia fugisset, non exercitu amisso nudus in servorum
destruction de l'âme et du corps, l'animal est si parfaitement anéanti, que dès lors il n'est
ferrum et manus incidisset, non liberi defleti, non fortunae omnes a
absolument rien, on verrait 645 qu'il n'y a nulle différence aujourd'hui entre un
victoribus possiderentur. Qui, si mortem tum obisset, in amplissimis
fortunis occidisset, is propagatione vitae quot, quantas, quam Hippocentaure qui n'exista jamais, et le roi Agamemnon qui existait autrefois : et que

incredibilis hausit calamitates! Camille n'est aujourd'hui pas plus sensible à notre guerre civile, que moi, de son
vivant, je l'étais à la prise de Rome. Pourquoi cependant Camille se fût-il affligé, s'il eût
XXXVI. Haec morte effugiuntur, etiamsi non evenerunt, prévu qu'environ trois cent cinquante après lui; nous serions en guerre les uns avec les
tamen, quia possunt evenire; sed homines ea sibi accidere posse non autres? Et pourquoi me chagrinerais-je, si je prévoyais que dans dix mille ans une nation
cogitant: Metelli sperat sibi quisque fortunam, proinde quasi aut barbare envahira l'empire romain? Parce que l'amour que nous portons à la patrie se
plures fortunati sint quam infelices aut certi quicquam sit in rebus mesure, non sur la part que nous aurons à son sort, mais sur l'intérêt que nous prenons à
humanis aut sperare sit prudentius quam timere. Sed hoc ipsum son salut.
concedatur, bonis rebus homines morte privari: ergo etiam carere
mortuos vitae commodis idque esse miserum? Certe ita dicant XXXVIII. Quoiqu'a toute heure mille accidents nous menacent de la mort, et que

necesse est. An potest is, qui non est, re ulla carere? Triste enim est même, sans accident, elle ne puisse jamais être bien éloignée, vu la brièveté de nos

nomen ipsum carendi, quia subicitur haec vis: habuit, non habet; jours, cependant elle n'empêche pas le Sage de porter ses vues le plus loin qu'il peut

desiderat requirit indiget. Haec, opinor, incommoda sunt carentis: dans l'avenir, et de regarder l'avenir comme étant à lui, en tant que la patrie et les siens

caret oculis, odiosa caecitas; liberis, orbitas. Valet hoc in vivis, y sont intéressés. Tout mortel qu'il se croit, il travaille pour l'éternité. Et le motif qui

mortuorum autem non modo vitae commodis, sed ne vita quidem l'anime, ce n'est pas la gloire, car il sait qu'après sa mort il y sera insensible : mais c'est

ipsa quisquam caret. De mortuis loquor, qui nulli sunt: nos, qui la vertu, dont la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l'on y ait même pensé.

sumus, num aut cornibus caremus aut pinnis? Ecquis id dixerit? Tel est effectivement l'ordre de la nature, que tout commence pour nous à notre

Certe nemo. Quid ita? Quia, cum id non habeas quod tibi nec usu naissance, et que tout finit pour nous à notre mort. Comme rien avant notre naissance ne

nec natura sit aptum, non careas, etiamsi sentias te non habere. Hoc nous intéressait, de même rien après notre mort ne nous intéressera. Que craignons-nous

premendum etiam atque etiam est et urguendum confirmato illo, de donc, puisque la mort n'est rien, ni pour les vivants, ni pour les morts? Rien pour les

quo, si mortales animi sunt, dubitare non possumus, quin tantus morts, car ils ne sont plus. Rien pour les vivants, car ils ne sont pas encore dans le cas

interitus in morte sit, ut ne minima quidem suspicio sensus de l'éprouver. Ceux qui veulent adoucir cette idée d'anéantissement, disent que la mort

relinquatur —hoc igitur probe stabilito et fixo illud excutiendum est, ressemble au sommeil. Mais souhaiteriez-vous quatre-vingt-dix années de vie, à

ut sciatur, quid sit carere, ne relinquatur aliquid erroris in verbo. condition de passer les trente dernières à dormir? Un porc n'en voudrait pas. Endymion,

Carere igitur hoc significat: egere eo quod habere velis; inest enim si l'on en croit la Fable; s'endormit, il y a je ne sais combien de siècles, sur le mont

velle in carendo, nisi cum sic tamquam in febri dicitur alia quadam Latmos en Carie, ou peut-être dort-il encore. Ce fut, dit-on, la Lune, qui, pour pouvoir

notione verbi. Dicitur enim alio modo etiam carere, cum aliquid non le baiser plus à son aise, le jeta dans ce profond sommeil. Or pensez-vous que,

habeas et non habere te sentias, etiamsi id facile patiare. (ita) carere lorsqu'elle s'éclipse, il s'en inquiète? Comment s'en inquiéterait-il, puisqu'il n'a pas de

in morte non dicitur; nec enim esset dolendum; dicitur illud: 'bono sentiment? Voilà l'image de la mort, le sommeil. Et vous doutez si la mort nous prive de

carere', quod est malum. Sed ne vivus quidem bono caret, si eo non sentiment, vous qui tous les jours expérimentez que le sommeil, qui n'en est que

indiget; sed in vivo intellegi tamen potest regno te carere —dici l'image, opère le même effet?

autem hoc in te satis subtiliter non potest; posset in Tarquinio, cum XXXIX Peut-on, après cela, donner dans ce préjugé ridicule, qu'il est bien triste
regno esset expulsus —: at in mortuo ne intellegi quidem. Carere de mourir avant le temps? Et de quel temps veut-on parler? De celui que la nature a fixé?
enim sentientis est; nec sensus in mortuo: ne carere quidem igitur in Mais elle nous donne la vie, comme on prête de l'argent, sans fixer le terme du
mortuo est. remboursement. Pourquoi trouver étrange qu'elle la reprenne, quand il lui plaît? Vous ne

XXXVII. Quamquam quid opus est in hoc philosophari, cum l'avez reçue qu'à cette condition. Qu'un petit enfant meure, on s'en console. Qu'il en

rem non magnopere philosophia egere videamus? Quotiens non meure un au berceau, on n'y songe seulement pas. C'est pourtant d'eux que la nature a

modo ductores nostri, sed universi etiam exercitus ad non dubiam exigé le plus durement sa dette. Mais, dit-on, ils n'avaient pas encore goûté les douceurs

mortem concurrerunt! quae quidem si timeretur, non Lucius Brutus de la vie; au lieu que tel autre, pris dans un âge plus avancé, se promettait une fortune

arcens eum reditu tyrannum, quem ipse expulerat, in proelio riante, et déjà commençait à en jouir. D'où vient qu'il n'en est donc pas de la vie comme

concidisset; non cum Latinis decertans pater Decius, cum Etruscis des autres biens, dont on aime mieux avoir une partie, que de manquer le tout? Priam,

filius, cum Pyrrho nepos se hostium telis obiecissent; non uno bello dit Callimaque, et c'est une sage réflexion, Priam a plus souvent pleuré que 646 Troïlus.

pro patria cadentis Scipiones Hispania vidisset, Paulum et Geminum On loué la destinée de ceux qui meurent de vieillesse. Par quelle raison? Il me semble,
Cannae, Venusia Marcellum, Litana Albinum, Lucani Gracchum. au contraire, que si les vieillards avaient plus de temps à vivre, c'est eux dont la vie
Num quis horum miser hodie? Ne tum quidem post spiritum serait la plus agréable. Car de tous les avantages dont l'homme peut se flatter, la
extremum; nec enim potest esse miser quisquam, sensu perempto. prudence est certainement le plus satisfaisant; et quand il serait vrai que la vieillesse
'At id ipsum odiosum est, sine sensu esse.' Odiosum, si id esset nous prive de tous les autres, du moins nous procure-t-elle celui-là. Mais qu'appelle-t-on
carere. Cum vero perspicuum sit nihil posse in eo esse, qui ipse non vivre longtemps? Eh! qu'y a-t-il pour nous qu'on puisse appeler durable? Il n'y a qu'un
sit, quid potest esse in eo odiosum, qui nec careat nec sentiat? pas de l'enfance à la jeunesse; et notre course est à peine commencée, que la vieillesse
Quamquam hoc quidem nimis saepe, sed eo, quod i hoc inest omnis nous atteint, sans que nous y pensions. Comme la vieillesse est notre borne, nous
animi constracto ex metu mortis. Qui enim satis viderit, id quod est appelons cela un grand âge. Vous n'êtes censé vivre peu, ou beaucoup, que relativement
luce clarius, animo et corpore consumpto totoque animante deleto et à ce que vivent ceux-ci, ou ceux-là. Aristote dit que sur les bords du fleuve Hypanis,
facto interitu universo illud animal, quod fuerit, factum esse nihil, qui tombe du côté de l'Europe dans le Pont-Euxin, il se forme de certaines petites bêtes,
is plane perspiciet inter Hippocentaurum, qui numquam fuerit, et qui ne vivent que l'espace d'un jour. Celle qui meurt à deux heures après midi, meurt
regem Agamemnonem nihil interesse, nece pluris nunc facere M. bien âgée; et celle qui va jusqu'au coucher du soleil, meurt décrépite, surtout un grand
Camillum hoc civilie bellum, quam ego vivo illo fecerim Romam jour d'été. Si vous comparez avec l'éternité la vie de l'homme la plus longue, vous

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captam. Cur igitur et Camillus doleret, si haec post trecentos et trouverez que ces petites bêtes y tiennent presque autant de place que nous.
quinquaginta fere annos eventura putaret, et ego doleam, si ad
XL. Méprisons donc toutes ces faiblesses, car quel autre nom donner aux idées que
decem milia annorum gentem aliquam urbe nostra potituram putem?
l'on se fait d'une mort prématurée? Cherchons la félicité de la vie dans la constance,
Quia tanta caritas partiae est, ut eam non sensu nostro, sed salute
dans la grandeur d'âme, dans le mépris des choses humaines, dans toute sorte de vertus.
ipsius metiamur.
Hé quoi, de vaines imaginations nous efféminent! Que les Chaldéens nous aient fait de
XXXVIII. Itaque non deterret sapientem mors, quae propter belles promesses, nous croyons, si la mort en prévient l'effet, avoir été trahis, et
incertos casus cotidie imminet, propter brevitatem vitae numquam réellement volés. Dans l'attente de ce qui nous arrivera, nos désirs sont sans cesse
potest longe abesse, quo minus in omne tempus rei p. Suisque balancés par nos craintes, et ce n'est qu'angoisses et que perplexités. Heureux le moment
consulat, cum posteritatem ipsam, cuius sensum habiturus non sit, ad après lequel nous n'aurons plus d'inquiétude, plus de souci! Que j'aime à me représenter
se putet pertinere.quare licet etiam mortalem esse animum le grand courage de Théramène! Car sa mort, quoiqu'on ne puisse la lire sans pleurer,
iudicantem aeterna moliri, non gloriae cupiditate, quam sensurus non n'est pourtant digne que d'admiration, et nullement de pitié. Ayant été mis en prison par
sis, sed virtutis, quam necessario gloria, etiamsi tu id non agas, l'ordre des trente Tyrans, il avala, comme s'il avait eu soif, la liqueur empoisonnée : et
consequatur. Natura vero <si> se sic habet, ut, quo modo initium après avoir bu, il jeta ce qui en restait, de manière que cela fit un peu de bruit. Je la
nobis rerum omnium ortus noster adferat, sic exitum mors, ut nihil porte, dit-il en souriant, au beau Critias, qui avait été de tous ses juges le plus acharné
pertinuit ad nos ante ortum, sic nihil post mortem pertinebit.in quo à sa perte. Les Grecs ont cette coutume dans leurs festins, de nommer, quand ils ont bu,
quid potest esse mali, cum mors nec ad vivos pertineat nec ad celui à qui la coupe doit passer. Ce grand homme, lorsque déjà le poison courait dans ses
mortuos? Alteri nulli sunt, alteros non attinget.quam qui leviorem veines, plaisanta; et bientôt après sa mort, celle de Critias vérifia son présage. Une
faciunt, somni simillimam volunt esse: quasi vero quisquam ita intrépidité si marquée, et poussée si loin, mériterait-elle nos louanges, si la mort était
nonaginta annos velit vivere, ut, cum saxaginta confecerit, reliquos un mal? A quelques années de là, Socrate, livré à des juges aussi injustes que l'avaient
dormiat; ne sui quidem id velint, not modo ipse.Endymion vero, si été les Tyrans à l'égard de Théramène, est mis dans la même prison, et condamné à
fabulas audire volumus, ut nescio quando in Latmo obdormivit, qui boire dans la même coupe. Quel discours donc tient-il à ses juges après que sa sentence
est mons Cariae, nondum, opinor, est experrectus.num igitur eum lui a été prononcée? Le voici, tel que Platon l'a rendu.
curare censes, cum Luna laboret, a qua consopitus putatur, ut eum
XLI. «Je suis véritablement plein de cette espérance, que la mort qui m'attend,
dormientem oscularetur? Quid curet autem, qui ne sentit quidem?
sera un avantage pour moi. Car il faut nécessairement l'un des deux, ou qu'à la mort
Habes somnum imaginem mortis eamque cotidie induis: et dubitas
nous perdions tout sentiment, ou qu'en sortant de ces lieux nous allions en d'autres. Si
quin sansus in morte nullus sit, cum in eius simulacro videas esse
donc nous perdons tout sentiment, et que la mort ressemble à un profond 647 sommeil,
nullum sensum?
dont la tranquillité n'est troublée par aucun songe, bons Dieux ! que l'on gagne à
XXXIX. Pellantur ergo istae ineptiae paene aniles, ante tempus mourir? Y a-t-il bien des jours qui soient préférables à une nuit passée dans un si doux
mori miserum esse. Quod tandem tempus? Naturaene? At ea quidem sommeil? Et supposé qu'après la mort, toute l'éternité ressemble à une telle nuit, quel
dedit usuram tamquam pecuniae nalla praestituta die.quid est igitur homme plus heureux que moi! Mais si, comme on le dit, la mort nous envoie dans un
quod querare, si repetit, cum volt? Ea enim condicione acceperas. séjour destiné à une autre vie, c'est un bonheur plus grand encore. Quoi, échapper
Idem, si puer parvus occidit, aequo animo ferendum putant, si vero d'entre les mains de juges qui n'en ont que le nom; se trouver devant Minos,
in cunis, ne querendum quidem. Atqui ab hoc acerbius exegit natura Rhadamanthe, Éaque, Triptolème, qui sont de véritables juges; et n'avoir plus de
quod dederat. 'nondum gustaverat', inquit, 'vitae suavitatem; hic commerce qu'avec des âmes qui ont toujours chéri la justice et la probité! Que pensez-
autem iam sperabat magna, quibus frui coeperat.' at id quidem in vous d'un voyage dont le terme est si agréable? Vous paraît-il que de pouvoir converser
ceteris rebus melius putatur, aliquam partem quam nullam attingere: avec Orphée, avec Musée, avec Homère, Hésiode, cela soit à compter pour peu? Je
cur in vita secus? (quamquam non male ait Callimachus multo voudrais, s'il était possible, mourir plusieurs fois, pour arriver où l'on jouit de cette
saepius lacrimasse Priamum quam Troilum). Eorum autem, qui félicité. Quel charme pour moi d'y voir Palamède, Ajax, tant d'autres qui ont été
exacta aetate moriuntur, fortuna laudatur. Cur? Nam, reor, nullis, si injustement condamnés! Il me semble qu'à nous conter nos aventures, nous y
vita longior daretur, posset esse iucundior; nihil enim est profecto trouverions un plaisir réciproque. Mais un plaisir que je mettrais au-dessus de tous, ce
homini prudentia dulcius, quam, ut cetera auferat, adfert certe serait d'y passer le temps à interroger, à examiner les uns et les autres, comme j'ai fait
senectus. Quae vero aetas longa est, aut quid omnino homini ici, pour démêler ceux qui ont été véritablement sages, d'avec ceux qui, ne l'étant pas,
longum? Nonne se piquaient de l'être. J'y étudierais, par exemple, quelle a été la sagesse du roi
Agamemnon, celle d'Ulysse, de Sisyphe, d'une infinité d'autres hommes et femmes. Et
Modo pueros, modo adulescentes in cursu a tergo insequens
pour avoir fait cet examen, il ne m'arriverait point, comme ici, d'être condamné au
Nec opinantis adsecuta est
dernier supplice. Juges, qui avez été d'avis de m'absoudre, ne vous faites pas non plus
senectus? Sed quia ultra nihil habemus, hoc longum dicimus. une idée terrible de la mort. Un homme de bien, ni pendant la vie, ni après la mort, ne
Omnia ista, perinde ut cuique data sunt pro rata parte, ita aut longa peut recevoir de mal. Jamais les Dieux immortels ne l'abandonnent. Et ce qui m'arrive à
aut brevia dicuntur. Apud Hypanim fluvium, qui ab Europae parte in moi, n'est point l'effet du hasard. Je ne me plains, ni de ceux qui m'ont accusé, ni de
Pontum influit, Aristoteles ait bestiolas quasdam nasci, quae unum ceux qui m'ont condamné ou si j'ai à m'en plaindre, c'est seulement parce que leur
diem vivant. Ex his igitur hora VIII quae mortua est, provecta aetate intention était de me nuire.» La fin de son discours mérite encore plus d'attention. « Il est
mortua est; quae vero occidente sole, decrepita, eo magis, si etiam temps », dit-il, « que nous nous séparions, moi, pour mourir; vous, pour continuer à
solstitiali die. Confer nostram longissimam aetatem cum aeternitate: vivre. Des deux lequel est le meilleur? Les Dieux immortels le savent, mais je crois
in eodem propemodum brevitate qua illae bestiolae reperiemur. qu'aucun homme ne le sait ».

XL. Contemnamus igitur omnis ineptias — quod enim levius XLII. Que cette fermeté de Socrate est bien, selon moi, préférable à toute la
huic levitati nomen inponam? — totamque vim bene vivendi in fortune de ceux qui le condamnèrent ! Du reste, quoiqu'il dise que les Dieux savent eux
animi robore ac magnitudine et in omnium rerum humanarum seuls lequel vaut le mieux de la vie ou de la mort, ce n'est pas qu'il ne le sache très bien
contemptione ac despicientia et in omni virtute ponamus. Nam nunc lui-même; car il s'en est expliqué auparavant : mais comme c'était sa coutume de ne rien
quidem cogitationibus mollissimis effeminamur, ut, si ante mors affirmer, il la garde jusqu'au bout. Pour nous, tenons-nous-en à cette maxime, que rien
adventet quam Chaldaeorum promissa consecuti sumus, spoliati de tout ce qui est donné par la Nature à tous les hommes, n'est un mal; et comprenons
magnis quibusdam bonis, inlusi destitutique videamur. Quodsi que si la mort était un mal, ce serait un mal éternel. Car, d'une vie misérable, la mort en
expectando et desiderando pendemus animis, cruciamur, angimur, paraît être la fin : au lieu que si d'autres misères suivent la mort, il n'y a plus de fin à
pro di immortales, quam illud iter iucundum esse debet, quo espérer. Mais devais-je recourir à Socrate et à Théramène, deux hommes d'une si rare
confecto nulla reliqua cura, nulla sollicitudo futura sit! quam me vertu, et d'une sagesse si renommée, puisque ce grand mépris de la mort s'est vu dans
delectat Theramenes! quam elato animo est! etsi enim flemus, cum un simple Lacédémonien, dont même le nom n'est pas venu jusqu'à nous? Condamné au
legimus, tamen non miserabiliter vir clarus emoritur: qui cum dernier supplice par les éphores, il s'y rendait d'un air gai et riant, lorsqu'un 648 de ses
coniectus in carcerem triginta iussu tyrannorum venenum ut sitiens ennemis lui dit : « Est-ce que tu méprises les lois de Lycurgue? » A quoi il répond : « J'ai
obduxisset, reliquum sic e poculo eiecit, ut id resonaret, quo sonitu au contraire bien des grâces à lui rendre de ce qu'il m'a condamné à une amende, que je
reddito adridens 'popino' inquit 'hoc pulchro Critiae', qui in eum puis payer sans emprunt ». Vrai Lacédémonien, et qui fait honneur à sa patrie! J'ai peine
fuerat taeterrimus. Graeci enim <in> conviviis solent nominare, cui à croire qu'avec cette fermeté d'esprit, il pût n'être pas innocent. Rome a fourni une
poculum tradituri sint. Lusit vir egregius extremo spiritu, cum iam infinité de grands courages mais n'aurais-je pas tort de vanter ici nos généraux, et ceux
praecordiis conceptam mortem contineret, vereque ei, cui venenum qui ont eu les premiers emplois dans nos armées, puisque Caton écrit que souvent des
praebiberat, mortem eam est auguratus, quae brevi consecuta est. légions entières sont allées avec joie dans des lieux d'où elles croyaient ne devoir pas
Quis hanc maximi animi aequitatem in ipsa morte laudaret, si revenir? Telle fut l'intrépidité de ces Lacédémoniens, qui périrent aux Thermopyles, et
mortem malum iudicaret? Vadit enim in eundem carcerem atque in que Simonide fait ainsi parler dans leur épitaphe: « Passant, qui nous vois ici, va dire à
eundem paucis post annis scyphum Socrates, eodem scelere iudicum Sparte que nous y sommes morts en obéissant aux lois saintes de la patrie ». Quel
quo tyrannorum Theramenes. Quae est igitur eius oratio, qua facit discours leur tient Léonidas, leur chef? « Lacédémoniens, marchons hardiment, ce soir
eum Plato usum apud iudices iam morte multatum? peut-être nous souperons chez les morts ». Un d'eux ayant entendu qu'un Perse disait par
XLI. 'Magna me' inquit 'spes tenet, iudices, bene mihi bravade, « Nous darderons tant de flèches qu'ils ne verront pas le soleil » - « Hé bien »,
evenire, quod mittar ad mortem. Necesse est enim sit alterum de reprit-il, « nous nous battrons à l'ombre ». Je ne parle là que des hommes : et quelle

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duobus, ut aut sensus omnino omnes mors auferat aut in alium fermeté dans cette Lacédémonienne, qui, apprenant que son fils avait été tué dans un
quendam locum ex his locis migretur. Quam ob rem, sive sensus combat, « Voilà, dit-elle, pourquoi je l'avais mis au monde; c'était pour défendre sa
extinguitur morsque ei somno similis est, qui non numquam etiam patrie au prix de son sang ».
sine visis somniorum placatissimam quietem adfert, di boni, quid
XLIII. Tant que les lois de Lycurgue furent en vigueur à Sparte, il y eut de la
lucri est emori! aut quam multi dies reperiri possunt, qui tali nocti
valeur. L'éducation, il faut l'avouer, servait fort à en faire des hommes courageux, et
anteponantur! cui si similis est perpetuitas omnis consequentis
durs à eux-mêmes. Mais n'admirons-nous pas Thèodore de Cyrène, célèbre philosophe,
temporis, quis me beatior? Sin vera sunt quae dicuntur,
qui, menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : « Intimidez », lui dit-il, «
migrationem esse mortem in eas oras, quas qui e vita excesserunt
vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore, il lui est indifférent qu'il
incolunt, id multo iam beatius est. Tene, cum ab is, qui se iudicum
pourrisse, ou dans la terre, ou dans l'air ». Réponse qui me fait songer qu'il est à propos
numero haberi volunt, evaseris, ad eos venire, qui vere iudices
de parler ici de la sépulture et des funérailles. Il n'y a qu'un mot à en dire, surtout après
appellentur, Minoem Rhadamanthum Aeacum Triptolemum,
ce que nous venons de voir, que les morts ne sentent rien. On voit dans le Phédon, que
convenireque eos qui iuste <et> cum fide vixerint —haec
j'ai déjà tant cité, de quelle manière Socrate pensait sur ce sujet. Quand il eut bien
peregrinatio mediocris vobis videri potest? Ut vero conloqui cum
raisonné sur l'immortalité de l'âme, et que déjà son dernier moment approchait, Criton
Orpheo Musaeo Homero Hesiodo liceat, quanti tandem aestimatis?
lui demanda comment il souhaitait d'être enterré. « Mes amis », reprit Socrate, « je me
Equidem saepe emori, si fieri posset, vellem, ut ea quae dico mihi
suis donné une peine bien inutile, puisque je n'ai pas persuadé à notre cher Criton que je
liceret invisere. Quanta delectatione autem adficerer, cum
m'envolerai d'ici, et que je n'y laisserai rien de moi. Cependant, Criton, si vous pouvez
Palamedem, cum Aiacem, cum alios iudicio iniquo circumventos
me rejoindre, ou si vous me trouvez quelque part, ordonnez, comme il vous plaira, de
convenirem! temptarem etiam summi regis, qui maximas copias
ma sépulture. Mais, croyez-moi, aucun de vous ne m'atteindra, quand je serai parti d'ici
duxit ad Troiam, et Ulixi Sisyphique prudentiam, nec ob eam rem,
». Une parfaite indifférence de sa part, une entière liberté à son ami, rien de mieux.
cum haec exquirerem sicut hic faciebam, capite damnarer.— Ne vos
Diogène pensait de même, mais en qualité de Cynique, il s'est plus durement expliqué :
quidem, iudices i qui me absolvistis, mortem timueritis. Nec enim
« Qu'on me jette, dit-il, au milieu des champs ». - Pour être dévoré par lés vautours?
cuiquam bono mali quicquam evenire potest nec vivo nec mortuo,
Repartent ses amis. - Point du tout, mettez auprès de moi un bâton pour les chasser. - Hé
nec umquam eius res a dis inmortalibus neglegentur, nec mihi ipsi
! comment les chasser, ajoutèrent-ils, puisque vous ne les sentirez pas? - Si je ne les
hoc accidit fortuito. Nec vero ego is, a quibus accusatus aut a quibus
sens pas, reprit Diogène, quel mal donc me feront-ils en me dévorant? Anaxagore étant
condemnatus sum, habeo quod suscenseam, nisi quod mihi nocere
dangereusement malade à Lampsaque, ses amis lui demandèrent s'il voulait être reporté
se crediderunt.' et haec quidem hoc modo; nihil autem melius
à Clazomène sa patrie. Il leur répondit très bien: « Cela n'est pas nécessaire, car de
extremo: 'sed tempus est' inquit 'iam hinc abire, me, ut moriar, vos,
quelque endroit que 649 ce soit, on est également proche des enfers ». A ce sujet donc la
ut vitam agatis. Utrum autem sit melius, dii inmortales sciunt,
seule réflexion à faire, c'est que la sépulture ne regarde que le corps, soit que l'âme
hominem quidem scire arbitror neminem.'
périsse avec le corps, soit quelle lui survive. Or, dans l'un et dans l'autre cas, il est
XLII. Ne ego haud paulo hunc animum malim quam eorum certain que le corps ne conserve point de sentiment.
omnium fortunas, qui de hoc iudicaverunt. Etsi, quod praeter deos
XLIV. Mais tout est rempli d'erreurs. Achille traîne Hector attaché à son char;
negat scire quemquam, id scit ipse utrum sit melius —nam dixit ante
apparemment il se figure qu'Hector le sent; il croit par là se venger; et l'on se récrie là-
—, sed suum illud, nihil ut adfirmet, tenet ad extemum; nos autem
dessus, comme sur la chose du monde la plus douloureuse :
teneamus, ut nihil censeamus esse malum, quod sit a natura datum
omnibus, intellegamusque, si mors malum sit, esse sempiternum A la suite d'un char, ah! j'en frémis encor,
malum. Nam vitae miserae mors finis esse videtur; mors si est Quatre coursiers traînaient le redoutable Hector.
misera, finis esse nullus potest. Sed quid ego Socratem aut
Quel Hector? Et pour combien de temps sera-t-il Hector? Un autre de nos poètes
Theramenem, praestantis viros virtutis et sapientiae gloria,
fait parler Achille plus sagement :
commemoro, cum Lacedaemonius quidam, cuius ne nomen quidem
proditum est, mortem tantopere contempserit, ut, cum ad eam De son illustre fils Priam n'a que le corps,
duceretur damnatus ab ephoris et esset voltu hilari atque laeto Et j'ai précipité son âme aux sombres bords.
dixissetque ei quidam inimicus: 'contemnisne leges Lycurgi?', Votre char, Achille, ne traînait donc pas Hector; il ne traînait qu'un corps qui avait
responderit: 'ego vero illi maximam gratiam habeo, qui me ea poena été celui d'Hector. Un autre sortant de dessous terre, réveille sa mère, et lui dit,
multaverit, quam sine mutuatione et sine versura possem dissolvere.'
o virum Sparta dignum! ut mihi quidem, qui tam magno animo O vous, dont le sommeil tient les sens assoupis,

fuerit, innocens damnatus esse videatur. Talis innumerabilis nostra Ma mère, écoutez-moi, prenez pitié d'un fils.

civitas tulit. Sed quid duces et principes nominem, cum legiones Quand ces vers sont récités d'un ton lugubre, et qui émeut tous les spectateurs, il
scribat Cato saepe alacris in eum locum profectas, unde redituras se est difficile de ne pas croire dignes de pitié, ceux à qui les devoirs funèbres n'ont pas été
non arbitrarentur? Pari animo Lacedaemonii in Thermopylis rendus.
occiderunt, in quos Simonides:
Souffrez que d'un bûcher les flammes honorables
Dic, hospes, Spartae nos te hic vidisse iacentis, Dérobent aux vautours mes restes déplorables :
Dum sanctis patriae legibus obsequimur.
(Il craint que si ses membres sont déchirés, il ne puisse s'en servir; mais il ne le
Quid ille dux Leonidas dicit? 'pergite animo forti, craint pas si on les brûle.)
Lacedaemonii, hodie apud inferos fortasse cenabimus.' fuit haec
Et ne leur laissez pas, sur ces champs désolés,
gens fortis, dum Lycurgi leges vigebant. E quibus unus, cum Perses
Trainer d'un roi sanglant les os demi-brûlés.
hostis in conloquio dixisset glorians: 'solem prae iaculorum
multitudine et sagittarum non videbitis', 'in umbra igitur' inquit Puisqu'il récite de si beaux vers au son de la flûte, je ne vois pas de quoi il a peur.
'pugnabimus.' viros commemoro: qualis tandem Lacaena? Quae cum Un principe certain, c'est qu'on ne doit point se mettre en peine de ce qui n'arrive
filium in proelium misisset et interfectum audisset, 'idcirco' inquit qu'après la mort, quoiqu'il y ait des fous qui étendent leur vengeance jusque sur le
'genueram, ut esset, qui pro patria mortem non dubitaret cadavre de leur ennemi. Thyeste, dans une tragédie d'Ennius, faisant des imprécations
occumbere'. contre Atrée, lui souhaite de périr par un naufrage. C'est lui souhaiter un affreux genre
de mort, et qui fait cruellement souffrir. Mais ce qu'il ajoute :
XLIII. Esto: fortes et duri Spartiatae; magnam habet vim rei p.
Disciplina. Quid? Cyrenaeum Theodorum, philosophum non Que poussé sur un roc de pointes hérissé,
ignobilem, nonne miramur? Cui cum Lysimachus rex crucem Il meure furieux, de mille coups percé;
minaretur, 'istis, quaeso' inquit 'ista horribilia minitare purpuratis Que de leur sang impur ses entrailles livides
tuis: Theodori quidem nihil interest, humine an sublime putescat.' Noircissent les ronces arides;
Cuius hoc dicto admoneor, ut aliquid etiam de humatione et
c'est une imprécation bien vaine, car le rocher où il veut qu'on l'attache, n'est pas
sepultura dicendum existimem, rem non difficilem, is praesertim
plus insensible que le cadavre, pour lequel il s'imagine que ce sera un grand tourment
cognitis, quae de nihil sentiendo paulo ante dicta sunt. De qua
d'y être attaché. La peine serait horrible pour qui la sentirait; elle est nulle pour qui ne
Socrates quidem quid senserit, apparet in eo libro in quo moritur, de
sent rien. Il ajoute encore une autre chose, qui n'est pas moins frivole:
quo iam tam multa diximus. Cum enim de inmortalitate animorum
Et qu'exclu de la tombe, il soit privé du port,
disputavisset et iam moriendi tempus urgeret, rogatus a Critone,
Qui nous met à l'abri des atteintes du sort.
quem ad modum sepeliri vellet, 'multam vero' inquit 'operam,
amici, frustra consumpsi; Critoni enim nostro non persuasi me hinc Quelle erreur de se figurer que le tombeau soit comme un port où le cadavre est à
avolaturum neque mei quicquam relicturum. Verum tamen, Crito, si l'abri, et où le mort prend du repos! Pélops n'est pas excusable d'avoir si mal endoctriné
me adsequi potueris aut sicubi nanctus eris, ut tibi videbitur, son fils, et de ne lui avoir pas donné de plus saines idées.
sepelito. Sed, mihi crede, nemo me vestrum, cum hinc excessero,
XLV. Mais pourquoi nous arrêter aux opinions de quelques particuliers? Tous les
consequetur.' praeclare is quidem, qui et amico permiserit et se
peuples ont leurs préjugés. Les Égyptiens embaument 650 les morts, et les gardent dans
ostenderit de hoc toto genere nihil laborare. Durior Diogenes, et is
leurs maisons. Les Perses les enduisent de cire, pour les conserver le plus qu'ils peuvent.
quidem eadem sentiens, sed ut Cynicus asperius: proici se iussit

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inhumatum. Tum amici: 'volucribusne et feris?' 'minime vero' inquit, Les Mages n'enterrent les leurs qu'après les avoir fait déchirer par des bêtes. En Hyrcanie
'sed bacillum propter me, quo abigam, ponitote.' 'qui poteris?' illi, on croit que d'être mangé par un chien, c'est le tombeau le plus honorable. Ils ont pour
'non enim senties.' 'quid igitur mihi ferarum laniatus oberit nihil cet effet une espèce particulière de chiens, dont ils font grand cas. Les riches en
sentienti?' praeclare Anaxagras, qui cum Lampsaci moreretur, nourrissent chez eux pour leur personne, il y en a de nourris pour le commun aux frais
quaerentibus amicis, velletne Clazomenas in patriam, si quid du public; et chacun, selon ses facultés, pourvoit à ce qu'il soit déchiré après sa mort.
accidisset, auferri, 'nihil necesse est' inquit, 'undique enim ad Chrysippe, qui se plaisait fort aux recherches historiques, parle de quantité d'autres
inferos tantundem viae est.' totaque de ratione humationis unum coutumes semblables, mais parmi lesquelles il s'en trouve de si vilaines, que j'aurais
tenendum est, ad corpus illam pertinere, sive occiderit animus sive horreur de les rapporter. Ou voit donc par tout. Ce que j'ai dit, que nous n'avons point à
vigeat. In corpore autem perspicuum est vel extincto animo vel nous inquiéter de nos funérailles. Mais d'un autre côté aussi, nous ne devons pas
elapso nullum residere sensum. négliger celles de nos proches, quoique les morts ne sachent point ce qui se fait pour
eux. C'est aux vivants à regarder ce qu'ils doivent en pareil cas à la bienséance, et à la
LXIV. Sed plena errorum sunt omnia. Trahit Hectorem ad
coutume; persuadés que c'est leur affaire propre, et que les morts n'y sont intéressés en
currum religatum Achilles: lacerari eum et sentire, credo, putat.
rien. Quant aux mourants, ce leur est une ressource bien consolante, que le souvenir
Ergo hic ulciscitur, ut quidem sibi videtur; at illa sicut acerbissimam
d'une belle vie. En quelque temps que meure un homme qui a toujours fait tout le bien
rem maeret:
qu'il a pu, il n'a point à se plaindre de n'avoir pas vécu assez. Pour moi, je me suis vu,
Vidi, videre quod me passa aegerrume, en diverses conjonctures, où ma mort se fût placée bien à propos : et plût à Dieu qu'elle
Hectorem curru quadriiugo raptarier. n'eût pas tardé à venir! Je ne pouvais m'acquérir une plus haute réputation; j'avais rempli
tous les devoirs de la société; il ne me restait qu'à combattre la fortune. Aujourd'hui
Quem Hectorem, aut quam diu ille erit Hector? Melius Accius
donc, si ma raison n'a pas la force de m'aguerrir contre la mort, je n'ai qu'à me remettre
et aliquando sapiens Achilles:
devant les yeux ce que j'ai fait, et je trouverai que ma vie n'aura pas été trop courte, à
Immo enimvero corpus Priamo reddidi, Hectora abstuli. beaucoup près. Car enfin, quoique l'anéantissement nous rende insensibles, cependant
Non igitur Hectora traxisti, sed corpus quod fuerat Hectoris. la gloire qu'on s'est acquise est un bien dont il ne nous prive pas : et quoiqu'on ne
Ecce alius exoritur e terra, qui matrem dormire non sinat: recherche point la gloire directement pour elle-même, elle ne laisse pas pourtant de
marcher toujours à la suite de la vertu, comme l'ombre à côté du corps. Il est bien vrai
Mater, te appello, tu, quae curam somno suspensam levas,
que quand les hommes s'accordent unanimement à louer les vertus d'un mort, ces
Neque te mei miseret, surge et sepeli natum —!
louanges font plus d'honneur à ceux qui les donnent, qu'elles ne servent à la félicité de
Haec cum pressis et flebilibus modis, qui totis theatris celui qui en est l'objet.
maestitiam inferant, concinuntur, difficile est non eos qui inhumati
XLVI. Mais après tout, de quelque manière qu'on l'entende, je ne saurais dire
sint miseros iudicare. 'prius quam ferae volucresque —' metuit, ne
qu'aujourd'hui Lycurgue et Solon n'aient pas la gloire d'avoir été de grands législateurs :
laceratis membris minus bene utatur; ne combustis, non extimescit.
que Thémistocle et qu'Épaminondas n'aient pas celle d'avoir été de grands guerriers.
Neu reliquias semesas sireis denudatis ossibus Plutôt Salamine sera ensevelie dans la mer, qu'on ne perdra le souvenir de la victoire
Per terram sanie delibutas foede divexarier — remportée à Salamine : et plutôt la ville de Leuctres sera détruite, que la bataille de
Leuctres ne tombera dans l'oubli. Des noms encore plus durables, sont ceux de Curius,
Non intellego, quid metuat, cum tam bonos septenarios fundat
de Fabricius, de Calatinus, des deux Scipions, des deux Africains, de Maximus, de
ad tibiam. Tenendum est igitur nihil curandum esse post mortem,
Marcellus, de Paulus, de Caton, de Lélius, et de bien d'autres Romains. Quiconque
cum multi inimicos etiam mortuos poeniuntur. Exsecratur luculentis
sera parvenu à retracer en soi quelques-unes de leurs vertus, et non pas dans l'esprit du
sane versibus apud Ennium Thyestes, primum ut naufragio pereat
peuple, mais au jugement des sages, il n'a, si l'occasion s'en présente, qu'à marcher
Atreus: durum hoc sane; talis enim interitus non est sine gravi sensu;
d'un pas intrépide à la mort, persuadé que mourir est le souverain bien, ou que du moins
illa inania:
ce n'est pas un mal. Il souhaitera même d'être surpris au milieu de ses prospérités, parce
Ipse summis saxis fixus asperis, evisceratus, que le plaisir de les accroître ne saurait être aussi vif pour lui, que le chagrin qu'il risque
Latere pendens, saxa spargens tabo, sanie et sanguine atro — d'en dé- 651 choir. Et c'est apparemment ce qu'un Lacédémonien voulait faire entendre à
Diagoras de Rhodes, lequel, après avoir été autrefois couronné lui-même aux Jeux
non ipsa saxa magis sensu omni vacabunt quam ille 'latere
Olympiques, eut la joie d'y voir ses deux fils couronnés dans une même journée. Il
pendens', cui se hic cruciatum censet optare. Quae essent dura, si
aborda le vieux athlète, et dans son compliment, « Mourez », lui dit-il, « car vous ne
sentiret, <sunt> nulla sine sensu. Illud vero perquam inane:
monterez pas au ciel ». On attache parmi les Grecs, ou plutôt anciennement on attachait
Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat, portum corporis, à ces sortes de victoires beaucoup d'honneur, peut-être trop. Ainsi ce Lacédémonien
Ubi remissa humana vita corpus requiescat malis. jugeait qu'une famille, qui avait elle seule remporté trois prix à Olympie, ne pouvait

Vides, quanto haec in errore versentur: portum esse corporis et aspirer à rien de plus grand; et que Diagoras par conséquent serait heureux, s'il ne

requiescere in sepulcro putat mortuum; magna culpa Pelopis, qui demeurait pas plus longtemps exposé aux coups de la fortune. Je vous avais d'abord

non erudierit filium nec docuerit, quatenus esset quidque curandum. répondu en peu de mots : et ce peu vous suffisait à vous, car vous étiez convenu qu'après
la mort on ne souffrait pas. J'ai poussé ensuite mes réflexions plus loin, exprès pour
XLV. Sed quid singulorum opiniones animadvertam, nationum avoir de quoi nous consoler, quand nous venons à perdre quelqu'un de nos amis. Si nos
varios errores perspicere cum liceat? Condiunt Aegyptii mortuos et intérêts en souffrent, et que ce soit là ce qui cause notre affliction, il faut y mettre des
eos servant domi; Persae etiam cera circumlitos condunt, ut quam bornes, pour n'en pas laisser voir le principe, qui est l'amour de nous-mêmes. Mais ce
maxime permaneant diuturna corpora. Magorum mos est non humare sera un tourment affreux, intolérable, si nous avons dans l'esprit que les personnes qui
corpora suorum, nisi a feris sint ante laniata; in Hyrcania plebs sont l'objet de nos regrets, conservent du sentiment, et se trouvent plongées dans ces
publicos alit canes, optumates domesticos: nobile autem genus horreurs dont le peuple se forge l'idée. J'ai voulu me désabuser là-dessus une bonne fois
canum illud scimus esse, sed pro sua quisque facultate parat a pour toutes : et de là vient que peut-être j'ai été trop long.
quibus lanietur, eamque optumam illi esse censent sepulturam.
Permulta alia colligit Chrysippus, ut est in omni historia curiosus, XLVII. L'A. Vous trop long? Du moins ce n'a pas été pour moi. Par la première

sed ita taetra sunt quaedam, ut ea fugiat et reformidet oratio. Totus partie de votre discours, vous m'avez fait désirer la mort; par la dernière vous me l'avez

igitur hic locus est contemnendus in nobis, non neglegendus in fait regarder, ou avec indifférence, ou avec mépris : et ce qui résulte enfin de ce que j'ai

nostris, ita tamen, ut mortuorum corpora nihil sentire vivi entendu, c'est que la mort bien sûrement ne doit point être comptée au nombre des

sentiamus; quantum autem consuetudini famaeque dandum sit, id maux. C. Attendez-vous, que suivant les préceptes de la rhétorique, je fasse ici une

curent vivi, sed ita, ut intellegant nihil id ad mortuos pertinere. Sed péroraison? Ou plutôt, ne faut-il pas que je renonce pour jamais à tout ce qui sent

profecto mors tum aequissimo animo oppetitur, cum suis se laudibus l'orateur? L'A. Vous auriez tort de renoncer à un art qui vous doit une partie de sa gloire.

vita occidens consolari potest. Nemo parum diu vixit, qui virtutis Et pour le dire franchement, vous lui devez la vôtre. Ainsi voyons cette péroraison. J'en

perfectae perfecto functus est munere. Multa mihi ipsi ad mortem suis curieux. C. On a coutume dans les écoles de faire voir quelle opinion les Dieux ont

tempestiva fuerunt. Quam utinam potuissem obire! nihil enim iam de la mort : et cela, non par des fictions, mais par des récits tirés d'Hérodote, et de

adquirebatur, cumulata erant officia vitae, cum fortuna bella plusieurs autres auteurs. On raconte surtout la fameuse histoire d'une prêtresse d'Argos,

restabant. Quare si ipsa ratio minus perficiet, ut mortem neglegere et de Cléobis et Biton ses enfants. Un jour de sacrifice solennel, cette prêtresse devant se

possimus, at vita acta perficiat, ut satis superque vixisse videamur. trouver dans le temple à heure marquée, et les bœufs qui devaient la conduire, tardant

Quamquam enim sensus abierit, tamen suis et propriis bonis laudis trop à venir, ses deux enfants aussitôt quittèrent leurs habits, se frottèrent d'huile, et

et gloriae, quamvis non sentiant, mortui non carent. Etsi enim nihil s'étant attelés eux-mêmes, traînèrent le char jusqu'au temple, qui était assez éloigné de

habet in se gloria cur expetatur, tamen virtutem tamquam umbra la ville. Quand la prêtresse fut arrivée, elle pria Junon de leur accorder, en

sequitur. reconnaissance de leur amour filial, le plus grand bien qui puisse arriver à l'homme : ils
soupèrent avec leur mère, ils s'endormirent après, et le lendemain matin on les trouva
XLVI. Verum multitudinis iudicium de bonis <bonum> si morts. Trophonius et Agamède firent, dit-on, une prière semblable après qu'ils eurent
quando est, magis laudandum est quam illi ob eam rem beati. Non bâti le temple de Delphes. En récompense d'un travail si considérable, ils demandèrent à
possum autem dicere, quoquo modo hoc accipietur, Lycurgum Apollon ce qui pouvait leur être le plus avantageux, sans rien spécifier. Apollon leur fit
Solonem legum et publicae disciplinae carere gloria, Themistoclem entendre qu'à trois jours de là ils seraient exaucés : et le troisième jour on les trouva
Epaminondam bellicae virtutis. Ante enim Salamina ipsam Neptunus

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Cicéron : Tusculanes : livre I (bilingue) http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/tusc1.htm

obruet quam Salaminii tropaei memoriam, priusque e Boeotia morts. D'où l'on infère qu'Apollon, ce 652 Dieu à qui tous les autres Dieux ont donné en
Leuctra tollentur quam pugnae Leuctricae gloria. Multo autem partage la connaissance de l'avenir, a jugé que la mort était le plus grand bien de
tardius fama deseret Curium Fabricium Calatinum, duo Scipiones l'homme.
duo Africanos, Maximum Marcellum Paulum, Catonem Laelium,
XLVIII. On rapporte aussi de Silène, qu'ayant été pris par le roi Midas, il lui
innumerabilis alios; quorum similitudinem aliquam qui arripuerit,
enseigna, comme une maxime d'assez grand prix pour payer sa rançon, « Que le mieux
non eam fama populari, sed vera bonorum laude metiens, fidenti
qui puisse arriver à l'homme, c'est de ne point naître; et que le plus avantageux pour lui
animo, si ita res feret, gradietur ad mortem; in qua aut summum
quand il est né, c'est de mourir promptement ». Euripide, dans une de ses tragédies, a
bonum aut nullum malum esse cognovimus. Secundis vero suis
employé cette pensée:
rebus volet etiam mori; non enim tum cumulus bonorum iucundus
esse potest quam molesta decessio. Hanc sententiam significare Qu'à l'un de nos amis un enfant vienne à naître
videtur Laconis illa vox, qui, cum Rhodius Diagoras, Loin de fêter ce jour ainsi qu'un jour heureux,
Olympionices nobilis, uno die duo suos filios victores Olympiae On devrait au contraire en pleurer avec eux.
vidsset, accessit ad senem et gratulatus: 'morere Diagora' inquit; Mais si ce même enfant aussitôt cessait d'être,
'non enim in caelum ascensurus es.' magna haec, et nimium C'est alors qu'il faudrait, en bénissant le sort,
fortasse, Graeci putant vel tum potius putabant, isque, qui hoc Aller fêter le jour d'une si prompte mort .
Diagorae dixit, permagnum existimans tris Olympionicas una e
Il y a quelque chose de semblable dans la consolation de Crantor, où il est dit qu'un
domo prodire cunctari illum diutius in vita fortunae obiectum inutile
certain Élysius de Térine, au désespoir d'avoir perdu son fils, alla pour savoir la cause
putabat ipsi. Ego autem tibi quidem, quod satis esset, paucis verbis,
de sa mort, dans un lieu où l'on évoque les ombres; et que là, pour réponse on lui donna
ut mihi videbar, responderam — concesseras enim nullo in malo
ces vers par écrit.
mortuos esse —; sed ob eam causam contendi ut plura dicerem,
quod in desiderio et luctu haec est consolatio maxima. Nostrum enim La mort est un bien désirable.
et nostra causa susceptum dolorem modice ferre debemus, ne Les hommes dans l'erreur connaissent peu ce bien.
nosmet ipsos amare videamur; illa suspicio intolerabili dolore Ton cher fils en jouit par un sort favorable.
cruciat, si opinamur eos quibus orbati sumus esse cum aliquo sensu C'est son avantage et le tien.
in is malis quibus volgo opinantur. Hanc excutere opinionem Voilà sur quelles autorités on dit dans les écoles, que les Dieux ont décidé cette
mihimet volui radicitus, eoque fui fortasse longior. question. Et nous avons même l'Éloge de la mort, composé par Alcidamas, qui fut un
XLVII. Tu longior? Non mihi quidem. Prior enim pars orationis des grands rhéteurs de l'antiquité. Il a bâti son discours sur l'énumération des misères
tuae faciebat, ut mori cuperem, posterior, ut modo non nollem, humaines : les raisons spéculatives des philosophes ne s'y trouvent pas : mais du côté de
modo non laborarem; omni autem oratione illud certe perfectum est, l'éloquence, le discours a son mérite. Toutes les fois que les autres rhéteurs parlent des
ut mortem non ducerem in malis. Num igitur etiam rhetorum morts souffertes pour la patrie, ils en parlent comme des morts, non seulement
epilogum desideramus? An hanc iam artem plane relinquimus? Tu glorieuses, mais heureuses. Ils exaltent la mort d'Érechthée, de ses filles, qui eurent le
vero istam ne relinqueris, quam semper ornasti, et quidem iure; illa courage de prodiguer leur vie pour le salut des Athéniens. Ils exaltent la mort de Codrus,
enim te, verum si loqui volumus, ornaverat. Sed quinam est iste qui, pour n'être point reconnu à ses habits royaux, se déguisa en esclave et se jeta au
epilogus? Aveo enim audire, quicquid est. Deorum inmortalium milieu des ennemis, parce que l'oracle avait répondu qu'Athènes remporterait la
iudicia solent in scholis proferre de morte, nec vero ea fingere ipsi, victoire, si son roi était tué dans le combat. Ils n'oublient pas Ménécée, qui, sur un
sed Herodoto auctore aliisque pluribus. Primum Argiae sacerdotis oracle à peu près semblable, versa son sang pour sa patrie. Ils comblent d'éloges
Cleobis et Bito filii praedicantur. Nota fabula est. Cum enim illam ad Iphigénie, qui se fit conduire en Aulide, et demanda d'y être immolée, pour acheter au
sollemne et statum sacrificium curru vehi ius esset satis longe ab prix de ses jours la perte des ennemis.
oppido ad fanum morarenturque iumenta, tum iuvenes i quos modo XLIX. De là passant à des temps moins reculés, ils célèbrent la mémoire
nominavi veste posita corpora oleo perunxerunt, ad iugum d'Harmodius et d'Aristogiton; celle de Léonidas parmi les Spartiates; celle
accesserunt. Ita sacerdos advecta in fanum, cum currus esset ductus d'Épaminondas parmi les Thébains. Et combien y a-t-il de nos Romains, qui ont regardé
a filiis, precata a dea dicitur, ut id illis praemii daret pro pietate, une mort accompagnée de gloire, comme le plus digne objet de leurs désirs? Mais les
quod maxumum homini dari posset a deo; post epulatos cum matre rhéteurs grecs n'en font pas mention, parce qu'ils ne les connaissent point. Après de si
adulescentis somno se dedisse, mane inventos esse mortuos. Simili grands exemples, ne laissons pas d'employer toutes les forces de l'éloquence, comme si
precatione Trophonius et Agamedes usi dicuntur; qui cum Apollini nous haranguions du haut d'une tribune, pour obtenir des hommes, ou qu'ils
Delphis templum exaedificavissent, venerantes deum petiverunt commencent à désirer la mort, ou que du moins ils cessent de la craindre. Car enfin, si
mercedem non parvam quidem operis et laboris sui: nihil certi, sed elle ne les anéantit pas, et qu'en mourant ils ne fassent que changer de séjour, y a-t-il
quod esset optimum homini. Quibus Apollo se id daturum ostendit rien de 653 plus désirable pour eux? Et si elle les anéantit, quel plus grand avantage que
post eius diei diem tertium; qui ut inluxit, mortui sunt reperti.
de s'endormir au milieu de tant de misères, et d'être doucement enveloppé d'un sommeil
Iudicavisse deum dicunt, et eum quidem deum, cui reliqui dii
qui ne finit plus? Je trouve, cela étant, que notre Ennius, lorsqu'il disait :
concessissent, ut praeter ceteros divinaret. XLVIII. Adfertur etiam
de Sileno fabella quaedam: qui cum a Mida captus esset, hoc ei Qu'on ne me rende point de funèbres hommages,
muneris pro sua missione dedisse scribitur: docuisse regem non nasci parlait mieux que le sage Solon, qui, au contraire, dit :
homini longe optimum esse, proximum autem quam primum mori.
Qu'au jour de mon trépas, tous mes amis en deuil
Qua est sententia in Cresphonte usus Euripedes:
Gémissent, et de pleurs arrosent mon cercueil.
Nam nos decebat coetus celebrantis domum
Lugere, ubi esset aliquis in lucem editus, Pour nous, au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d'une mort

Humanae vitae varia reputantis mala; prochaine, obéissons avec joie, avec reconnaissance, bien convaincus que l'on nous tire

At, qui labores morte finisset gravis, de prison, et que l'on nous ôte nos chaînes, afin qu'il nous arrive, ou de retourner dans
le séjour éternel, notre véritable patrie, ou d'être à jamais quittes de tout sentiment et de
Hunc omni amicos laude et laetitia exsequi.
tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue, tenons-nous dans une
Simile quiddam est in Consolatione Crantoris: ait enim telle disposition d'esprit, que ce jour, si terrible pour les autres, nous paraisse heureux.
Terinaeum quendam Elysium, cum graviter filii mortem maereret, Rien de ce qui a été déterminé, ou par les Dieux immortels, ou par notre commune
venisse in psychomantium quaerentem, quae fuisset tantae mère, la Nature, ne doit être compté pour un mal. Car enfin, ce n'est pas le hasard, ce
calamitatis causa; huic in tabellis tris huius modi versiculos datos: n'est pas une cause aveugle qui nous a créés : mais nous devons l'être certainement à
Igraris homines in vita mentibus errant: quelque puissance, qui veille sur le genre humain. Elle ne s'est pas donné le soin de nous
Euthynous potitur fatorum numine leto. produire, et de nous conserver la vie, pour nous précipiter, après nous avoir fait
Sic fuit utilius finiri ipsique tibique. éprouver toutes les misères de ce monde, dans une mort suivie d'un mal éternel.
Regardons plutôt la mort comme un asile, comme un port qui nous attend. Plût à Dieu
his et talibus auctoribus usi confirmant causam rebus a diis
que nous y fussions menés à pleines voiles! Mais les vents auront beau nous retarder, il
inmortalibus iudicatam. Alcidamas quidem, rhetor antiquus in
faudra nécessairement que nous arrivions, quoiqu'un peu plus tard. Or, ce qui est pour
primis nobilis, acripsit etima laudationem mortis, quae constat ex
tous une nécessité, serait-il pour moi seul un mal? Vous me demandiez une péroraison,
enumeratione humanorum malorum; cui rationes eae quae
en voilà une, afin que vous ne m'accusiez pas d'avoir rien omis. Je sens qu'elle me donne
exquisitius a philosophis colliguntur defuerunt, ubertas orationis non
encore de nouvelles forces contre les approches de la mort. C. J'en suis ravi. Mais
defuit. Clarae vero mortes pro patria oppetitae non solum gloriosae
présentement songeons à prendre un peu de repos. Demain, et tout le temps que nous
rhetoribus, sed etiam beatae videri solent. Repetunt ab Erechtheo,
serons à Tusculum, nous continuerons nos entretiens, où surtout nous travaillerons à
cuius etiam filiae cupide mortem expetiverunt pro vita civium;
nous guérir de nos chagrins, de nos erreurs, de nos passions. C'est de toute la
<commemorant> Codrum, qui se in medios inmisit hostis veste
philosophie ce qu'on peut recueillir de plus utile.
famulari, ne posset adgnosci, si esset ornatu regio, quod oraculum
erat datum, si rex interfectus esset, victrices Athenas fore;
Menoeceus non praetermittitur, qui item oraculo edito largitus est

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Cicéron : Tusculanes : livre I (bilingue) http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Ciceron/tusc1.htm

patriae suum sanguinem; <nam> Iphigenia Aulide duci se


immolandam iubet, ut hostium elicatur suo. Veniunt inde ad
propiora:

XLIX. Harmodius in ore est et Aristogiton; Lacedaemonius


Leonidas, Thebanus Epaminondas viget. Nostros non norunt, quos
enumerare magnum est: ita sunt multi, quibus videmus optabilis
mortes fuisse cum gloria. Quae cum ita sint, magna tamen
eloquentia est utendum atque ita velut superiore e loco
contionandum, ut homines mortem vel optare incipiant vel certe
timere desistant? Nam si supremus ille dies non extinctionem, sed
commutationem adfert loci, quid optabilius? Sin autem perimit ac
delet omnino, quid melius quam in mediis vitae laboribus
obdormiscere et ita coniventem somno consopiri sempiterno? Quod
si fiat, melior Enni quam Solonis oratio. Hic enim noster: 'nemo me
lacrimis decoret' inquit 'nec funera fletu faxit!' at vero ille sapiens:

Mors mea ne careat lacrimis: linquamus amicis


Maerorem, ut celebrent funera cum gemitu.

nos vero, si quid tale acciderit, ut a deo denuntiatum videatur


ut exeamus e vita, laeti et agentes gratias paremus emittique nos e
custodia et levari vinclis arbitremur, ut aut in aeternam et plane in
nostram domum remigremus aut omni sensu molestiaque careamus;
sin autem nihil denuntiabitur, eo tamen simus animo, ut horribilem
illum diem aliis nobis faustum putemus nihilque in malis ducamus,
quod sit vel a diis inmortalibus vel a natura parente omnium
constitutum. Non enim temere nec fortuito sati et creati sumus, sed
profecto fuit quaedam vis, quae generi consuleret humano nec id
gigneret aut aleret, quod cum exanclavisset omnes labores, tum
incideret in mortis malum sempiternum: portum potius paratum
nobis et perfugium putemus. Quo utinam velis passis pervehi liceat!
sin reflantibus ventis reiciemur, tamen eodem paulo tardius
referamur necesse est. Quod autem omnibus necesse est, idne
miserum esse uni potest? Habes epilogum, ne quid preatermissum
aut relictum putes. Ego vero, et quidem fecit etiam iste me epilogus
firmiorem. Optime, inquam. Sed nunc quidem valetudini tribuamus
aliquid, cras autem et quot dies erimus in Tusculano, agamus haec
et ea potissimum, quae levationem habeant aegritudinum
formidinum cupiditatum, qui omnis philosohpiae est fructus
uberrimus.

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