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I.

 À partir des fragments ci-dessous, explicitez la poïétique du roman proustien :


En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de Guermantes, et dans ma
distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait; au cri du wattman je n’eus pas le temps de me ranger vivement de côté,
et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment
où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon
découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais
cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine
trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru
synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés.
Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se
trouvaient levés comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif,
les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance. Mais, cette fois, j’étais bien décidé à ne pas me résigner
à ignorer pourquoi, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je
venais d’éprouver était bien en effet la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors
ajourné de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle, était dans les images évoquées ; un azur profond
enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon désir de les saisir,
sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me
rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le
pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait
inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de
nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : «Saisis-moi au passage si tu en as la force, et
tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. » Et presque tout de suite, je la reconnus, c’était Venise, dont mes
efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que
j’avais ressentie jadis sur les deux dalles inégales du baptistère de Saint Marc m’avaient rendue avec toutes les autres sensations
jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait
impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray.
Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une
certitude, et suffisante, sans autres preuves, à me rendre la mort indifférente ?
Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune des impressions réelles – différences qui
expliquent qu’une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante – tenait probablement à cette cause que la moindre
parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui
le reflet de choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence qui n’avait rien à faire d’elles pour
les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles – ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre,
sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe; là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui
en émergent partiellement comme les épaules des ondines – le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases
clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; sans compter
que ces vases, disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de
rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d’atmosphères singulièrement variées. Il
est vrai que, ces changements, nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et
notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela
suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir, grâce à
l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a
gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air
nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de
faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà,
car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927

Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j’étais de chercher la cause de cette félicité, du
caractère de certitude avec lequel elle s’imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre
elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le
moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine
allaient jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai,
l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans
ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il
pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. Cela
expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu, inconsciemment, le goût de la
petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des
vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la
jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me
faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient
toujours.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927

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II.
 À partir du fragment suivant, discutez la problématique sartrienne de l’existence :
Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content : au contraire, ça m’écrase. Seulement mon but est atteint : je sais
ce que je voulais savoir ; tout ce qui m’est arrivé depuis le mois de janvier, je l’ai compris. La Nausée ne m’a pas quitté et je ne
crois pas qu’elle me quittera de sitôt ; mais je ne la subis plus, ce n’est plus une maladie ni une quinte passagère : c’est moi.
Donc j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon
banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs
modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en
face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis, j’ai eu cette illumination.
Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire «exister». J’étais
comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux «la mer
est verte; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette», mais je ne sentais pas que cela existait, que la mouette était «une mouette-
existante»; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots
sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la
tête vide ou tout juste un mot dans la tête, le mot «être». Ou alors, je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance, je me
disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je
regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais
dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait
demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait
s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le
jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des
choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse,
tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il
restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité.[…]
Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume ; tout à l’heure, au jardin, je ne l’ai pas trouvé, mais je ne le cherchais
pas non plus, je n’en avais pas besoin : je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L’absurdité, ce n’était pas une idée
dans ma tête, ni un souffle de voix, un serprnt mort à mes pieds, ce serpent de bois Serpent ou griffe ou racine ou serre de
vautour, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trouvé la clé de l’Existence, la clé de mes
Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j’ai pu saisir ensuite se remène à cette absurdité fondamentale. Absurdité : encore
un mot ; je me débats contre des mots ; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractère absolu de cette
absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommes n’est jamais absurde que relativement : par rapport
aux circonstances qui l’accompagnent. Les discours d’un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se
trouve mais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l’heure, j’ai fait l’expérience de l’absolu : l’absolu ou l’absurde. Cette
racine, il n’y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh ! Comment pourrais-je fixer ça avec des mots ? Absurde : par
rapport aux cailloux, aux touffes d’herbe jaune, à la boue sèche, à l’arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible ; rien –
pas même un délire profond et secret de la nature – ne pouvait l’expliquer. Évidemment je ne savais pas tout, je n’avais pas vu le
germe se développer ni l’arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l’ignorance ni le savoir n’avaient
d’importance : le monde des explications et des raisons n’est pas celui de l’existence. Un cercle n’est pas absurde, il s’explique
très bien par la rotation d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n’existe pas. Cette racine, au
contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les
yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence.
Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938

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III.
 Analysez le texte suivant en l’intégrant dans la problématique sartrienne de l’intersubjectivité :
INES. - On meurt toujours trop tôt – ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée ; le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu
n’es rien d’autre que ta vie.
GARCIN. - Vipère ! Tu as réponse à tout.
INES. - Allons ! Allons ! Ne perds pas courage. Il doit t’être facile de me persuader. Cherche des arguments, fais un effort.
(Garcin hausse les épaules). Eh bien, eh bien ? Je t’avais dit que tu étais vulnérable. Ah ! comme tu vas payer à présent. Tu
es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux. Je le veux, tu entends, je le veux ! Et pourtant, vois comme je suis faible,
un souffle ; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense. (il marche sur elle, les mains
ouvertes). Ha ! elles s’ouvrent, ces grosses mains d’homme. Mais qu’espères-tu ? On n’attrape pas les pensées avec les
mains. Allons, tu n’as pas le choix : il faut me convaincre. Je te tiens.
ESTELLE. - Garcin !
GARCIN. - Quoi ?
ESTELLE. - Venge-toi.
GARCIN. - Comment ?
ESTELLE. - Embrasse-moi, tu l’entendras chanter.
GARCIN. - C’est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi.
Il se penche sur Estelle, Inès pousse un cri.
INES. - Ha ! lâche ! Va ! Va te faire consoler par les autres femmes.
ESTELLE. - Chante, Inès, chante !
INES. - Le beau couple ! Si tu voyais sa grosse patte posée à plat sur ton dos, froissant la chair et l’étoffe. Il a les mains moites ;
il transpire. Il laissera une marque bleue sur ta robe.
ESTELLE. - Chante ! Chante ! Serre-moi plus fort contre toi, Garcin ; elle en crèvera.
INES. - Mais oui, serre-la bien fort, serre-la ! Mêlez vos chaleurs. C’est bon l’amour, hein Garcin ? C’est tiède et profond comme
le sommeil, mais je t’empêcherai de dormir.
Geste de Garcin.
ESTELLE. - Ne l’écoute pas. Prends ma bouche : je suis à toi tout entière.
INES. - Eh bien, qu’attends-tu ? Fais ce qu’on te dit. Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l’infanticide. Les paris sont
ouverts. Garcin le lâche l’embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule, Garcin,
l’entends-tu ? (Murmurant) Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur
ses lèvres ? L’oubli ? Mais je ne t’oublierai pas, moi. C’est moi qu’il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je t’attends. Tu
vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien… Tu ne l’auras pas !
GARCIN. - Il ne fera donc jamais nuit ?
INES. - Jamais.
GARCIN. - Tu me verras toujours ?
INES. - Toujours.
Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.
GARCIN. - Le bronze…(il le caresse). Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en
enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce
bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent…(il se retourne brusquement). Ha ! vous n’êtes que
deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit). Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous
rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.
Jean-Paul Sartre, Huis clos, 1944

 Analysez le texte suivant en l’intégrant dans la problématique sartrienne de la liberté :


ORESTE. – Mais non : je ne me plains pas. Je ne veux pas me plaindre : tu m’as laissé la liberté de ces fils que le vent
arrache aux toiles d’arraignée et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas plus qu’un fil et je vis en l’air. Je sais que c’est
une chance et je l’apprécie comme il convient. (Un temps.) Il y des hommes qui naissent engagés : ils n’ont pas le choix, on les a
jetés sur un chemin, au bout du chemin il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont, et leurs pieds nus pressent fortement la
terre et s’écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi, la joie d’aller quelque part ? Et il y en a d’autres, des silencieux, qui
sentent au fond de leur cœur le poids d’images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance, à
cinq ans, à sept ans… C’est bon : ce ne sont pas des hommes supérieurs. Je savais déjà, moi, à sept ans, que j’étais exilé ; les
odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits, les tremblements de la lumière, je les laissais glisser le long de mon corps et
tomber autour de moi ; je savais qu’ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs. Car les
souvenirs sont de grasses nourritures pour ceux qui possèdent les maisons, les bêtes, les domestiques et les champs. Mais moi…
Moi, je suis libre, Dieu merci. Ah ! comme je suis libre. Et quelle superbe absence que mon âme. (Il s’approche du palais.)
J’aurais vécu là. Je n’aurais lu aucun de tes livres, et peut-être je n’aurais pas su lire : il est rare qu’un prince sache lire. Mais,
par cette porte, je serais entré et sorti dix mille fois. Enfant, j’aurais joué avec ses battants, je me serais arc-bouté contre eux, ils
auraient grincé sans céder, et mes bras auraient appris leur résistance. Plus tard, je les aurais poussées, la nuit, en cachette, pour
aller retrouver des filles. Et, plus tard encore, au jour de ma majorité, les esclaves auraient ouvert la porte toute grande et j’en
aurais franchi le seuil à cheval. Ma vieille porte de bois. Je saurais trouver, les yeux fermés, ta serrure. Et cette éraflure-là, en
bas, c’est moi, peut-être qui te l’aurais faite, par maladresse, le premier jour qu’on m’aurait confié une lance. (Il s’écarte.) Style
petit-dorien, pas vrai ? Et que dis-tu des incrustations d’or ? J’ai vu les pareilles à Dodone : c’est du beau travail. Allons, je vais
te faire plaisir : ce n’est pas mon palais, ni ma porte. Et nous n’avons rien à faire ici.
Jean-Paul Sartre, Les Mouches, 1943

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IV.
Depuis quatre jours la forêt.
Depuis quatre jours, campements près des villages nés d’elle comme leurs bouddhas de bois, comme le chaume de
palmes de leurs huttes sorties du sol mou en monstrueux insectes ; décomposition de l’esprit dans cette lumière d’aquarium,
d’une épaisseur d’eau. Ils avaient rencontré déjà des petits monuments écrasés, aux pierres si serrées par les racines qui les
fixaient au sol comme des pattes qu’ils ne semblaient plus avoir été élevés par des hommes mais par des êtres disparus habitués
à cette vie sans horizon, à ces ténèbres marines. Décomposée par les siècles, la Voie ne montrait sa présence que par ces masses
minérales pourries, avec les deux yeux de quelque crapaud immobile dans un angle des pierres. Promesse ou refus, ces
monuments abandonnés par la forêt comme des squelettes ? La caravane allait-elle atteindre le temple sculpté vers quoi la
guidait l’adolescent qui fumait sans discontinuer les cigarettes de Perken ? Ils auraient dû être arrivés depuis trois heures… La
forêt et la chaleur étaient pourtant plus fortes que l’inquiétude : Claude sombrait comme dans une maladie dans cette
fermentation où les formes se gonflaient, s’allongeaient, pourrissaient hors du monde dans lequel l’homme compte, qui le
séparait de lui-même avec la force de l’obscurité. Et partout des insectes. (p. 97-98)
L’unité de la forêt, maintenant, s’imposait ; depuis six jours Claude avait renoncé à séparer les êtres des formes, la vie
qui bouge de la vie qui suinte ; une puissance inconnue liait aux arbres les fongosités, faisait grouiller toutes ces choses
provisoires sur un sol semblable à l’écume des marais, dans ces bois fumants de commencement du monde. Quel acte humain,
ici, avait un sens ? Quelle volonté conservait sa force ? Tout se ramifiait, s’amollissait, s’efforçait de s’accorder à ce monde
ignoble et attirant à la fois comme le regard des idiots, et qui attaquait les nerfs avec la même puissance abjecte que ces
araignées suspendues entre les branches, dont il avait eu d’abord tant de peine à détourner les yeux. (p. 99-100)
André Malraux, La Voie royale, 1930

Je l’ai accompagné jusqu’au cabanon et, pendant qu’il gravissait l’escalier en bois je suis resté devant la première
marche. La tête retentissante de soleil décourage devant l’effort qu’il fallait faire pour monter l’étage de bois et aborder encore
les femmes. Mais la chaleur était telle qu’il m’était pénible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel.
Rester ou partir, cela revenait au même. Au bout d’un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher.
C’était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites
vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette chaleur s’appuyait sur
moi et s’opposait à mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je
fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque
qu’il me déversait. À chaque épée de lumière jaillie du sable, d’un coquillage blanchi ou d’un débris de verre, mes mâchoires se
crispaient. J’ai marché longtemps.
Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d’un halo aveuglant par la lumière et la poussière de mer.
Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l’effort
et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l’ombre et son repos. Mais quand j’ai été plus près, j’ai vu que le type de
Raymond était revenu.
Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil.
Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J’ai été un peu surpris. Pour moi, c’était une histoire finie et j’étais venu là sans y
penser.
Dès qu’il m’a vu, il s’est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j’ai serré le revolver de
Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s’est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J’étais assez
loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son
image dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étalé qu’à midi.
C’était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée
n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. À l’horizon, un petit vapeur est passé et
j’en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder l’Arabe.
J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait
derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à
cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes
de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front
surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus
supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me
déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a
présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au
même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et
épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon
front et, indistinctement, la glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et
fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le
ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver.
La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a
commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une
plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût.
Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. (p. 89-93, éd. 2013)
Albert Camus, L’Étranger, 1942

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V.
 Discutez le problème de la référence dans le Nouveau Roman à partir des fragments ci-dessous :
Déjà l’observateur le moins conditionné ne parvient pas à voir le monde qui l’entoure aves des yeux libres. Précisons
tout de suite qu’il ne s’agit pas , ici, du naïf souci d’objectivité, dont les analyseurs de l’âme (subjective) ont beau jeu de sourire.
L’objectivité au sens courant du terme – impersonnalité totale du regard – est trop évidemment une chimère. Mais c’est la liberté
qui devrait du moins être possible, et qui ne l’est pas, elle non plus. À chaque instant, des franges de culture (psychologie,
morale, métaphysique, etc.) viennent s’ajouter aux choses, leur donnant un aspect moins étranger, plus compréhensible, plus
rassurant. Parfois le camouflage est complet : un geste s’efface de notre esprit au profit des émotions supposées qui lui auraient
donné naissance, nous retenons qu’un paysage est « austère » ou « calme » sans pouvoir en citer aucune ligne, aucun des
éléments principaux. Même si nous pensons aussitôt : « C’est de la littérature », nous n’essayons pas de nous révolter. Nous
sommes habitués à ce que cette littérature (le mot est devenu péjoratif) fonctionne comme une grille, munie de verres
diversement colorés, qui décompose notre champ de perception en petits carreaux assimilables.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963
Dans les constructions romanesques futures, gestes et objets seront là avant d’être quelque chose ; et ils seront là après,
durs, inaltérables, présents pour toujours et comme se moquant de leur propre sens, ce sens qui cherche en vain à les réduire au
rôle d’ustensiles précaires, de tissu provisoire et honteux à quoi seule aurait donné forme – et de façon délibérée – la vérité
humaine supérieure qui s’y est exprimée, pour aussitôt rejeter cet auxiliaire gênant dans l’oubli, dans les ténèbres.
Désormais, au contraire, les objets peu à peu perdront leur inconsistance , et leurs secrets, renonceront à leur faux
mystère, à cette intériorité suspecte qu’un essayiste a nommée « le cœur romantique des choses ». Celles-ci ne seront plus le
vague reflet de l’âme vague du héros, l’image de ses tourments, l’ombre de ses désirs. Ou plutôt, s’il arrive encore aux choses de
servir un instant de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles n’accepteront la tyrannie des
significations qu’en apparence – comme par dérision – pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l’homme.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963
Je suis seul ici, maintenant, bien à l’abri. Dehors il pleut, dehors on marche sous la pluie en courbant la tête, s’abritant
les yeux d’une main tout en regardant quand même devant soi, à quelques mètres devant soi, quelques mètres d’asphalte
mouillé ; dehors il fait froid , le vent souffle entre les branches noires dénudées, le vent souffle dans les feuilles entraînant des
rameaux entiers, dans un balancement, dans un balancement, balancement, qui projette son ombre sur le crépi blanc des murs.
Dehors il y a du soleil, il n’y a pas un arbre, ni un arbuste, pour donner de l’ombre, et l’on marche en plein soleil, s’abritant les
yeux d’une main tout en regardant devant soi, à quelques mètres seulement devant soi, à quelques mètres d’asphalte poussiéreux
où le vent dessine des parallèles, des fourches, des spirales.
Ici le soleil n’entre pas ; ni le vent, ni la pluie, ni la poussière. La fine poussière qui ternit le brillant des surfaces
horizontales, le bois verni de la table, le plancher ciré, le marbre de la cheminée, celui de la commode, le marbre fêlé de la
commode, la seule poussière provient de la chambre elle-même : des raies du plancher peut-être, ou bien du lit, ou des rideaux,
ou des cendres dans la cheminée.
Sur le bois verni de la table, la poussière a marqué l’emplacement occupé pendant quelque temps – pendant quelques
heures, quelques jours, minutes, semaines – par de menus objets, déplacés depuis, dont la base s’inscrit avec netteté pour
quelque temps encore, un rond, un carré, un rectangle, d’autres formes moins simples, certaines se chevauchant en partie,
estompées déjà, ou à demi effacées comme par un coup de chiffon.
Lorsque le contour est assez précis pour permettre d’identifier la forme avec certitude, il est aisé de retrouver l’objet
original, non loin de là. Ainsi la trace circulaire a-t-elle été visiblement laissée par un cendrier de verre, qui est posé juste à côté.
De même, un peu à l’écart, le carré qui occupe le coin gauche de la table, vers l’arrière, correspond au pied d’une lampe en
cuivre, placée maintenant dans le coin droit : un socle carré haut d’environ deux centimètres surmonté d’un disque de même
épaisseur portant en son centre une colonne cannelée. L’abat-jour projette au plafond un cercle de lumière. Mais ce cercle n’est
pas entier : un de ses bords se trouve coupé, à la limite du plafond, par la paroi verticale, celle qui est située derrière la table.
Cette paroi, au lieu du papier peint qui recouvre entièrement les trois autres, est dissimulée du haut en bas, et sur la plus grande
partie de sa largeur, par d’épais rideaux rouges, faits d’un tissu lourd, velouté.
Dehors il neige. Le vent chasse sur l’asphalte sombre du trottoir les fins cristaux secs, qui se déposent après chaque
rafale en ligne blanche, parallèles, fourches, spirales, disloquée aussitôt, reprises aussitôt dans les tourbillons chassés au ras du
sol, puis figés de nouveau, recomposant de nouvelles spirales, volutes, ondulations, fourchues, arabesques mouvantes aussitôt
disloquées. On marche en courbant un peu plus la tête, en appliquant davantage sur le front la main qui protège les yeux, laissant
juste apercevoir quelques centimètres de grisaille où les pieds l’un après l’autre apparaissent, et se retirent en arrière, l’un après
l’autre, alternativement.
Mais le bruit saccadé des talons ferrés sur l’asphalte, qui se rapproche avec régularité le long de la rue rectiligne,
sonnant de plus en plus clair dans le calme de la nuit pétrifiée par le gel, le bruit des talons ne peut arriver jusqu’ici, non plus
qu’aucun autre bruit du dehors. La rue est trop longue, les rideaux trop épais, la maison trop haute. Aucune rumeur, même
assourdie, ne franchit jamais les parois de la chambre, aucune trépidation, aucun souffle d’air, et dans le silence descendent
lentement de minces particules, à peine visibles sous la lumière de l’abat-jour, descendent doucement, verticalement, toujours à
la même vitesse, et la fine poussière grise se dépose en couche uniforme, sur le plancher, sur le couvrelit, sur les meubles.
Sur le plancher ciré, les chaussons de feutre ont dessiné des chemins luisants, du lit à la commode, de la commode à la
cheminée, de la cheminée à la table. Et, sur la table, le déplacement des objets est aussi venu troubler la continuité de la
pellicule : celle-ci, plus ou moins épaisse suivant l’ancienneté des surfaces, s’interrompt même tout à fait ça et là ; net, comme
tracé au tire-ligne, un carré de bois verni occupe ainsi le coin arrière-gauche, non pas à l’angle même de la table, mais
parallèlement à ses bords, en retrait d’environ dix centimètres. Le carré lui-même mesure une quinzaine de centimètre de côté.
Le bois, brun-rouge, y brille, presque intact de tout dépot.
Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, 1959
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