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Figuresde veille.

Au moment de me retourner sur la route qui m'a


menéedevantvous, heureuseet conscientedu privilège
d'êtreaccueillieau seinde I'Académiedeslettres,un sou-
venir me revient.C'estle soir, un soir frais d'automne,
je marche avecmon père, ou plutôt juste derrièrelui.
Soudainje ralentismon paset lèvelesyeuxversle ciel,un
ciel à la fois noir et transparentqui bientôt ouvre en moi
un corridor, et m'aspirebrusquementdansun vertige.Je
sensalors se déroulerle monde, du plus grand au plus
petit, de ce ciel immenseà la fragilepoussièrequeje suis,
tenue au sol par on ne sait quel mystère,mais jetée,
elleaussi,dansle temps.f'ai cinq ans)- cejour-là,tout ce
qui m'avait sembléinfini glissedans le sablier de ma
conscience d'enfantqui s'éveille.
Quinze ans plus tard, une secoussesemblablese
produira lorsqueje lirai, durant mes étudesde phito-
sophie,Le mythedeSisyphe de Camus.Déjàébranléepar
toutesles questionsqu'ont jusque-làlevéesen moi mes
lecturesdes Présocratiques, de Platon, Lucrèce,Plotin,
puis cellesde Nietzsche,Spinoza,Rousseau, je sensalors

* Discoursde réceptionà I'Acadérrtiedeslettresdu Québec.


dansmesmainsle rocherde Sisyphe,et replongedansla condition humaineà traversune explorationdu langage.
vertigineusesensationdu tempsqui roule,entraînéepar Dès lors, à nouveaupenchéesur un livre - cettefois de
le poids du vide, certes,mais aussipar cet inébranlable poèmesde ]acquesBrault -, les mots sont apparus,non
espoir qui pousseà recommencerchaquefois, chaque plus simplementceux que I'on trimballe distraitement
fois queretombeà nospiedsle rocher.À lui seul,nousdit d'un objet à I'autre,que I'on malmèneen leséchangeant
Camus,un grain de cettepierre,un infime fragmentde comme une monnaie sansvaleur et qui circulent sans
cette route constitueun monde. À traversle plus petit, risque, sanssouffle et sanspoids à travers les heures,
c'estlavie mêmequi pouvaitreprendresens.Tout à la fois, non plus ces expressionsconvenues,ces mots passe-
j'étais donc habitéepar l'étrangesentimentd'être pro- partout qui avalentles aspéritéset brouillent les enjeux
fondément unie au monde et d'en être totalementsé- profonds du langage,mais les mots véritables,cesmots
parée.J'étaisfrappéede plein fouetpar cequi fait la gran- fragilesqui tout à la fois prennent la mesuredu vide et du
deur et la petitessede I'existencehumaine,par la beauté plein qui nous traversent,et attestentI'invisibleque l'on
et la fragilitéd'êtrelà. pressentà traversleschoses.
|e perçoisdanscesdeux événements à la fois ce qui Devant moi, un monde de langage- un poème-
fait quele tempss'estrapidementinscritau centrede mes éprouvait les mots comme matière et enfin, ailleurs et
préoccupations,et la sourcemême du questionnement autrementque dansla vie communequi trop souventles
de la condition humainequi le sous-tend.Si je reiie l'un réduit, les mots creusaientdes passages vers le dedans.
à I'autre cesmoments fondateurs,ils me révèlentcette Un mondedepeu de motss'offrait,danslequeltout, c'est-
double sensibilitéà la natureet à la littérature,et aussià à-dire I'essentiel,
avait lieu. Et par là même oùrse mani-
la capacitéqu'ont les mots d'étreindrele monde, d'in- festaitleur opacité,lesmots ouvraientsur despossibilités
terrogertout en la célébrantnotre singulièreprésence. infinies,au-delàde ce qui, de la vérité, demeurehors
Lesyeux levésvers l'obscuritéde I'universou pen- d'atteinte,et, du sens,estinsaisissable. |e tirais desfils
chéssur un livre,je n'ai cessédepuisd'entendrele bruis- comme on dénoueune histoire,je déchiffraisles figures
sementdu temps.Et ce choc de la consciencequi ren- à la fois simpleset complexesde la réalité.|'entraisdans
contre simultanémentle plus grand et le plus petit, con- le poème,làoù lesmots qui manquentsont aussipouvoir
fronte l'éphémèreet l'infini, I'abstraitet le concret,le de questionner,de ne renoncerni à I'invisibleni à I'in-
sensibleet I'intelligible,et se trouve par là arrachéeau connu.Ailleurs,autrement,danscettepure présenceque
sentimentinitial d'union avecle monde, - ce choc, je j'habitaisà I'intérieur du poème,je commençaisenfin à
croisbien qu'il ne s'estjamaisatténuéen moi. vraiment chercher.
Vers la fin de mes étudesde philosophie,j'ai trans- Avecplus de forceencore,je retrouvaisainsile mo-
porté cet imposant bagagede questionsdu côté de la ment où, enfant, de petitesvagues,- ces signesdésor-
littératureet prolongé ma réflexionsur l'existenceet la ganisésque je fixais sur les pagesdeslivres - ont fini par
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laisserémergerdeslettres,dessyllabes,puis desmots, et étéquestionnées, souventjusqu'àen êtreébranlées, même


bientôt des phrasesentièresqui déchiraientla réalité, transformées,et surtout, que je me suis retrouvée dé-
faisaientsurgirsur la pagedesformeset du sensfecondés pouilléedevantla langue,devantI'inconnu, I'incompré-
par la langue.De la beautéde I'ordonnancenaissaitdonc hensible,I'insaisissable, - avecdes possiblesau bout de
le sens.Enfin je pouvaislire cemondedanslequelje vivais. chaquemot. Comme par le chasd'une aiguille,je peux
Et toujours j'ai imaginé, toujours j'ai cru qu'il n'avait voir ce que voient les mots, à perte de vue je perçoisle
véritablementpris sens pour moi qu'au moment oir, relief, la profondeur,les multiples dimensionsde I'ho-
enfant,j'ai tendu la main pour saisirun cube,puis un rizon,et cequi, devantla langue,c'est-à-diredevantI'autre,
autre,et un autre encore,sur lesquelsétaientinscritsdes me projettejusqu'enmoi-même.
mots - mlntagne, arbre, maison.Je découvraisque le Dès lors que je la liais intrinsèquementà la vie, il
monde,loin de n'êtrequ'un magmad'heureset de jours, m'a sembléqueje pouvaistout demanderà la littérature:
une chair dénuéede forme,constituaitplutôt un univers qu'elleme soit un instrumentde connaissance, ajouteà
cohérent, une figure dont chaque élément était inti- ma compréhensiondesêtreset du monde,et donc qu'elle
mement lié à un autre.Tout - lettreset nombres,arbres m'apprenneà aimer, m'aide à vivre et, ultimement, à
et plantes,reliefsgéologiques, événementshistoriques- transformerla réalitépour la porter à la hauteurde mes
s'agençait telleune vaguesur cettevasteétenduequ'estla espérances.
vie. Et celatenait à cetteparfaitearchitecturede signeset Écrire,me semble-t-il,estune façonde lier leschoses
de sonsappeléeune langue,qui creusaitdesfissuresd'oir entreelles,ou encore,de recueillirdesliensdéjàexistants
s'écoulaitle sens. mais demeurésinédits.Avant même d'être un lieu d'ex-
Aujourd'hui, desannéesaprèsque les mots se sont pression,je conçoisl'écriture comme une écoute,une
mis à opérerpour la premièrefois leur magie,je regarde veille silencieuse.À partir de l'émergenced'une forme,
par la fenêtre,et avecle vent qui soulèvela surfacedu lac, l'écriturefait surgir de nouvellesfiguresde sens,et donc
je croisencorevoir apparaîtredessignes,deslettressom- une vision singulièredu mondecapablede reformulerles
bres qui s'accolentdans un secret agencementpour questions,d'ébranlerles certitudeset de susciterl'émo-
dessinerdesmots, de petitesvaguesde sensqui flottent tion, c'est-à-direde mettre en mouvemen|un mouve-
sur les eaux, émergeant,croirait-on, de la réalité elle- ment qui n'est pas vaine agitation, mais plutôt une
même,et qui m'apportentun sentimentplus intensede avancéevéritable.Ce chemin de l'écriture,pour moi, est
la vie. un chemin d'incessantestransformations.Saisir le
C'estdonc,pour moi, d'aborddansle poèmequ'ont mouvementdeschoses- en quelquesorteleur mystère-
brrhléles mots, dans le poème que ma quêtede sens- pour en extraire cettepure présenceque serait le sen-
d'un sensqui bien sûr s'échappera,aussitôteffleuré- timent d'union avecI'univers,fairede l'éphémèreun fra-
s'estd'abord incarnée,que mes fondationsont d'abord gile instantd'éternité,tel està mon senscet <inexprimable
dit, élevéà la présence> dont parle Lou Andreas-Salomé l'écrivain et la place que lui accordentnos sociétésest
dansune lettre à Rilke. presqueinhérent à l'existencemême de la littérature.
Si je devaisdessinerune figure tutélaire,ce serait Mais on me permettra de poser un regard particuliè-
une spiralequi m'aspireen son centre,et dont chaque rementinquiet sur un mondequi chercheà sedélivrerdu
sillon mèneà une fin qui estrecommencement, et invite hasardet de I'inconnu, et donne la part belle à l'unifor-
à emprunterune route,autreet même,qui ne s'achève. misationen chassantle singulier,le marginal,I'informe,
Ou encore,ce pourrait être un triangle,avec,à chaque l'indésirable.On me permettrade poserun regardper-
pointe, I'une de ces questionscernéesd'ombres: Qui plexe sur le traitement douteux que l'on fait subir au
sommes-nous ?D' où venons-nous? Où allons-nous? langagepar le biaisd'abréviationset d'acronymes,et par
Par la mémoire, l'intuition, l'imagination, I'expé- la transformationde métaphoresen slogans,- mais en
riencesensible,la réflexionet bien sûr par l'exploration même temps,de réitérerma confiancetotale dansnotre
de la langue,le poèmechercheà lier ce qui est séparé,à désirde beautéet notre capacitéd'étonnementet d'émer-
rapprocherce qui est apparemmentéloigné,à réunir ce veillementdont la brûlure desmots demeuretributaire.
qui sembledivisé.Voilà pourquoi, peut-être,dans son Parla quêtede sensdont elletémoigne,la littératurenous
désird'éveilleuret saquêtedelucidité,lepoèmeestd'abord rappelle,me semble-t-il,que si elle ne peut racheterles
un lieu de recueillementplutôt que de divertissement. blessures infligéesà notre monde,ellepeut à tout le moins
Voilà pourquoi, peut-être,il estparfoismal à I'aisedans tenir le pari de l'exigenceet faire actede résistancedans
notre société.Pourtant, plus que tout, il a besoin de une sociétéd'abord vouée àl'image et au spectacle. La
passerelles pour faire son æuvre, déchirerles illusions, force de la littératurerésidesansdoute en partie danssa
percer les écrans,et atteindre I'autre, oui, atteindrele façond'ébranlerce que nouscroyonsconnaîtrede la lan-
cæur. gue,ceque nouscroyonsconnaîtrede nous-mêmeset du
Personnen'ignorelesmenacesqui planent,non pas monde, et par là, de réinventersanscessecette intense
sur la créationelle-même,mais sur sesprolongements, aventurequ'estla vie. Parcequ'il y a l'art, parcequ'il y a
sur cesprésences fragilesmaistenacesque constituentce la littérature,nous ne sommespas réduits au silenceni
que d'aucunsappellent- bien étrangementd'ailleurs- confinésà l'impuissance.Devant l'impérieusenécessité
les uproduits culturels>.Les récentestransformations de ne jamaisvoir disparaîtrece que pointent nos mots et
sociales,découvertestechnologiqueset révolutions de ce que recueillentnos phraseset nos livres, créer des
nos modesde communicationont eu pour conséquence ponts pour qu'ils touchentcible me semble toujours
une modification profonde de I'idée et de la placede la pertinent.
littérature.Bien strr ce questionnementn'est pas nou- Très tôt dans mon parcours,j'ai eu I'occasionde
veau,de même que le constatparadoxalde son impuis- participerà la créationde tellespasserelles. Celam'a de-
sance et de sa nécessité.S'interroger sur le rôle de puis toujours paru une façon de prolonger l'espacede
veillequ'estl'écriture,en plusde répondreà mon désirde fécondépar autant d'ombresque d'éclaircies,et rempli
lier et d'accompagner, de recueillirlà aussidesfiguresde de cettesolitudeprofondenécessaire à tout artiste.
SCNS. C'est avectout ce à quoi je ne cessede me con-
La premièreoccasionde m'impliquerdanscequ'on fronter à traversl'écriturequeje suisaujourd'hui devant
appellenla vie littéraire"m'a été donnéeen 1982,tout vous,conviéeà une nouvelleaventure,partageantle désir
juste avant que ne paraissemon premier livre. La revue de nourrir cette puissanteet mystérieuseaspiration
Estuaire,dont le nom déjà évoquait une orientation humainequ'estla culture.Et je reçoisI'honneurque me
esthétiquequi me correspondait,m'invitait à me joindre fait votre accueil d'abord comme une invitation à ne
à son comité de rédaction. cesserd'explorer les possibilitésde cet extraordinaire
Par la suite,je collaborerai,à titre de critique,à di- témoin de la civilisation et de I'expériencehumaine
versespublicationsculturelles,de mêmequ'à la rédaction qu'estle langage,à ne cesserausside veillersur la beauté
de revuesétrangères. Au printemps l99l - quelquesse- du monde, et en même temps comme un appel à de-
mainesaprèsavoir définitivementquitté l'enseignement meurer attentiveaux ombresqui la recouvrentet à ses
de la littérature-, une autreaventures'ofFraità moi, qui irréparablesfractures.
allait durer dix ans,cellede la direction desÉditionsdu |e retrouveparmi vous les noms prestigieuxd'écri-
Noroît dont le nom cettefois me ramenaità un souffleet vainset d'intellectuelsqui ont balisémon parcours,et me
qui m'a permisde fairel'expérienceintenseet stimulante joindre à I'Académiequ'ont fondée,entre autres,Victor
de la rencontresoûsde multiples formes: rencontrede Barbeau,Alain Grandbois,Rina Lasnier,et que préside
texteset d'auteur(e)sd'abord, mais aussicelle du livre maintenant |acquesAllard; participer à cette mission
lui-même, de la vie qu'il porte avecferveurjusqu'à ses exemplaire qu'est I'afiirmation et la défensede la vie
lecteurset lectrices,et de tout ce qui graviteautour de culturelleau Québecet dansle monde, de même qu'au
cettevie. dialogueentre les générations,et par là entre la richesse
Si j'évoqueici certainesétapessignificatives de mon de la tradition et l'apport du monde contemporain,-
parcours,c'estpour mieux sentir entre mes doigts le fil participer donc, à cette mission à laquelleje suis pro-
qui reliele dehorsau dedans.le pourraism'attarderlon- fondémentsensible,et, suivantla devisede l'Académie,
guementsur les paysages que m'ont fait découvrir ces contribuerhumblementà ceFeuqui dure,c'estpourmoi
routes,sur ce que j'ai apprisdu partage,de I'exigence,et une joie inattendue,et une émotion vive. Je vous re-
surtoutde l'écriture,en m'y aventurant.Mais ceparcours mercie,chersmembresde I'Académie,de votre accueilsi
n'a rien de singulier,il est fait de cesparadoxesqui ha- chaleureux,et de m'offrir le priviiègede me joindre à
bitent toute démarcheartistique,il estjalonnéde doutes, VOUS.
de questionsirrésolues,porté par le désird'allerversl'in- Dans le pactequi me lie au langage,sachantqu'au
connu et de ressentirle vertige qui en résulte,il est fond des mots se trouve l'expériencehumaine dont la

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littérature est une voix privilégiée,sachantque veiller


signified'abordne jamaiscesserd'exigerdu sens,je laisse
les mots percer des trouées qui me font ressentir-
intense,profonde et vertigineuse- l'aventured'exister.
Avec de nombreux autres,les écrivainsveillent au sens,
veillent pour que ne cessentde résonnercertainsmots
que notre civilisationrend de plus en plus fragiles,- des
mots comme beauté,vérité,humanisme.Par ma fenêtre,
je peuxencorevoir desvaguesqui sesoulèvent,inventent
des signesqui pointent vers l'intérieur, et soudain le
monde,à pertede vue,me devienthabitable.

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