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Douce, doucement tiède, doucement douceâtre et sans
énergie, vidée de tensions, vidée de passions, simplement
douce, simplement tiède et sans autre épaisseur d’être que
sa douceur, que sa tiédeur.…
Infinie soumission d’une chair moins que chose, d’une chair
jadis chair et désormais lavée de son poids, sorte étrange de
chose, petite chose de chair vague tout adonnée à la lenteur.
Comme le temps s’allonge ! comme l'instant se distend !
nourri de lui-même sans jamais s’épuiser, il croît sans bouger,
il se gonfle d’éternité. Et moi, j’assiste à sa durée. Or cela,
rien que cela, c’est déjà récompense, cette immense plage
sans rature et sans pli où s’abolissent les contours, où se dé-
nouent les désirs. À éprouver l’absence de faille et de reprise,
je suis à la racine de la jubilation et je ne me remercierai ja-
mais assez d’avoir mis toute ma patience à müûrir mon amour
dans la discipline du souffle, dans l’économie de la parole et
du mouvement et d’avoir vécu l’aventure de mon cœur
comme la méditation d’un seul mot, d’une seule image.
À ceux qui parleront de folie, d’autres répondront sagesse.
Peu m'importe. Nul dialecte extérieur à la voix profonde de
mon âme ne peut m’atteindre et me troubler.Jeme suis avan-
cée si loin dans le silence, je me suis accomplie si parfaite-
ment seule que j'ai peine, d’ailleurs, à imaginer que d’autres
êtres puissent exister, parler de moi qui ne parle jamais d’eux,
penser à moi qui ne pense pour ainsi dire rien et dégager le
sens d’une expérience dont tout le sens est de n’en pas avoir.
Qu'il soit quelque part question de moi, c’est là une inten-
tion qui m’échappe. Si j'y fais ici, et pour une fois seulement,
allusion, c’est pour marquer l’écart entre le point auquel je
touche et l'illusion de réalité dans laquelle j'avais pu me croire
établie avant que tout commençât. Car sans doute y eut-il un
10 CLAUDE LOUIS-COMBET
de réalité sans goût. Même dans les lieux les plus reculés de
son corps, dans les zones enfoncées et obscures de la ten-
dresse sphinctérienne, ne régnait plus aucun parfum parti-
culier. L'eau de ma bouche avait délavé ces chairs pro-
fondes.… mais tout leur suc avait coulé en moi.
lement les gestes que leur nature leur dictait. Moi aussi, j’en
étais là. Mais je commençais à entrevoir d’autres possibili-
tés, une autre vocation — comme s’il s’agissait d’élever l’ins-
tinct à la hauteur d’une mystique et de transformer les auto-
matismes biologiques en éléments de culte. C’était, je le
compris plus tard, ce que je voulais dire, lorsque je me ré-
pétais : apprends, mais apprends donc à désirer.
Et la salive — océanique.
36 CLAUDE LOUIS-COMBET
chansons dans mon sang ! N'y avait-il pas, dans la petite fille
que j'étais alors, tout ce qu’il fallait pour ranimer les mythes et
les rites du rémoulage ! Les yeux clos sur mon bonheur, je po-
sais ma joue sur la pierre fraîche :je la sentais faite d’une ma-
tière plus fine et plus serrée que la mienne, plus pure, et cela,
tout à la fois, m’émerveillait, me vexait et me stimulait. Moi
aussi, je serai pierre — c'était la chanson qui dansait dans mon
sang —, pierre avec mes lèvres et pierre avec mes dents et pierre avec mes
cuisses et lame avec ma langue et lame avec mes cils et pierre avec mes
doigts et lame avec mon cœur.
Souvent depuis, je me suis accordé le temps, tout le temps
qu’il fallait, pour parcourir à meules-mains ce corps qui gran-
dissait, cette femme qui avait grandi et qui mettait toutes ses
ressources à se posséder elle-même.Je cherchais sur moi des
points d’étreinte, toujours avec le même désir d’abolir les saillies
et de ramener au bercail, au vide berceau du vide, tout ce qui
s’exhibait hors de la masse charnelle primitive et se faisait épars.
Ainsi, une posture dans laquelle je me suis longtemps complu
fut l’accroupissement, j'entends bien l’accroupissement inté-
gral, tout le buste reflué dans l'abdomen, les mains croisées sur
la nuque, les genoux moulés dans les épaules. Mais alors, tou-
jours de même enfance, une autre image s’exsudait, nocturne,
bestiale, fabuleuse — image d’animal géant léchant et suçant les
zones chaleureuses, odorantes et hypersensibles de son corps
et retrouvant à ce jeu le monstre originel à double gueule et
double sexe se copulant lui-même, se pénétrant et se possédant
d’un pôle à l’autre de son être et entrant dans des transes qui
rendaient vains et insipides après elles toutes les rêveries de la
beauté et tous les efforts créateurs de la mystique et de l'art : car
c’était une clameur absolue dans l’abîme de laquelle l'animal
enfantait l’homme avec un désespoir suicidaire ; un instant en
suspens comme l'éternité, joie et douleur avaient même vi-
sage et même voix.
38 CLAUDE LOUIS-COMBET
largement puisque j'étais là. J’étais dans mon coin de mur, les
épaules et les fesses bien tassées dans l’angle, et mes lèvres en
avant, en avant aussi les pointes de mes seins et les boucles
serrées à l’orée du sexe. Tout cela c’était en avant, ça vivait
d’une vie originale, à un rythme particulier qui n’avait aucun
rapport avec la sérénité de mon cœur. Il y avait ainsi, concen-
trée en quelques zones étroites, actives, vulnérables entre
toutes, une intensité de vie qui contrastait étrangement avec
le vide de ma pensée et la profonde immobilité de mon
corps. C’est ainsi, je l’imagine, qu’à la surface toute blanche
de la Terre, grouillent quelques oasis, quelques deltas sur-
peuplés, quelques points de concentration de toute la cupi-
dité humaine, de toute la voracité de l’espèce, de son aptitude
radicale à la famine et à la destruction... Quelle étrangeté
dans le principe même de toute structure féminine ! Dieu
sait, en effet, combien ma bouche était douce en sa délicate
humidité, combien sa chaleur pouvait paraître bienfaisante et
combien mes lèvres avaient pouvoir d’aimer. Quant à mes
seins, quant à mon sexe, ils avaient la tendresse profonde des
choses qui attendent en rêvant. Je pouvais les toucher : mes
doigts disparaissaient dans leur infinie douceur comme se
perd une chanson parfois, un simple murmure, dans l’étoffe
insondable du silence. Et c’était là, cependant, lieux de tour-
ments et de fièvre. Je le dis bien : dans le calme, dans le vide,
dans l’immobilité, dans un état voisin de la totale absence au
monde, dans le recueillement de l’être tout entier au cœur de
ses abysses, là, je le dis bien, en ce temps dont les instants
s’étiraient indéfiniment sans jamais se rompre, en cet espace
délimité par les douces lignes de mon corps maternel, une
formidable tension s’accumulait, étroitement localisée, là, ra-
massée, lovée dans sa microsphère organique, une violence
de saisir, de sucer, de mordre et d’enfouir. Ma bouche, mes
seins, mon sexe — au plus profond de leur substance et dans
le secret de leur origine, je commençais à comprendre ce
qu’ils étaient : un rêve. et plus qu’un rêve, une hantise.…
TSÉ-TSÉ 47
pices, les nuits sans fin, les mers sans fond, les mondes sans
assises et la chute de toutes choses. (Et comment pourrait-on
croire que je suis debout au pied du mur, que je suis solide-
ment plantée au pied de ma croix alors que je ne cesse de
tomber avec le temps qui tombe avec le temps qui passe et
tout ce qui tombe et tout ce qui passe !) Passage pour tout ce
dont l’être est de passer et se perdre, — ainsi mon sexe, ainsi
ma bouche. Leur plénitude épouse le néant. Et le désir qui les
hante est vocation à l’abîme.
Vocation. Je le dis au sens le plus pur du terme.Je suis
femme.Je suis mère. À travers mon sexe féminin maternel
comme à travers ma bouche féminine maternelle, à travers
l’un exactement comme à travers l’autre, s'exprime un appel,
— va se clamer un rappel.
Parce que l'enfant erre à la recherche de son lieu, parce
qu’il fait semblant de n’avoir pas encore compris. Dieu sait
pourtant qu’il les connaît bien, toutes les lèvres de mon
corps !
Mais je l’attends. J’ai beau tomber à toute vitesse au pied
du mur avec ma croix par-dessus, je serai encore là quand il
rentrera, quand il aura l'illusion de crier maman ! maman ! à
celle qui n’entend pas et qui a déjà sucé toutes les paroles au
fond de son cerveau.
Je serai là.
J'étais là chaque fois qu’il rentrait. Il rencontrait toujours,
très en avant de moi-même et souvent avant qu’il eût le temps
de se demander ce qui lui arrivait, dans la saisie, dans
l’étreinte, ma bouche, mes seins, l'ombre triangulaire de mon
ventre. Moi, j'étais loin derrière, j’arrivais comme je pouvais,
je n’arrivais jamais tout à fait comme il aurait fallu et l’enfant
devait se débrouiller tout seul avec ma bouche, avec mes
seins, avec mon sexe.
TSÉTSÉ 51
résorbées les unes dans les autres et qu’il ne reste plus au-
jourd’hui à proximité de ma main que cette petite chose in-
nommable de douceur et de tiédeur dont je n’ai cessé, tout
au long de ce testament, de rappeler la présence fascinante.
Je dis fascinante dans toute la richesse du terme. Car cette
sorte de chiffe indéfinissable, résidu alchimique d’un amour
sans bornes, exerce sur moi une singulière emprise. Dieu sait
si je lai sucée jusqu’à la goutte extrême, Dieu sait si je lai
embrassée, caressée, si je lai frottée contre moi, si je me suis
enfouie en elle. Et elle est toujours là, toujours intacte, tou-
jours informe sans autre caractère que sa tiédeur douceâtre
d’arrière-petite-chose molle délaissée par la vie, délaissée par
l'enfance, vague ébauche de pénis endormi. Je crois avoir
épuisé sur elle toutes les ressources de mes lèvres et de ma
langue, elle n’a plus ni saveur, ni odeur, ni consistance iden-
tifiables, elle serait très proche du rien si elle n’était tellement
bouleversante de pauvreté, de solitude et d’insignifiance.
Aussi légère qu’une ombre, aussi ténue que mon sourire
quand je me penche sur elle, aussi obscure que mes rêves
derrière mes paupières, elle est tout ce qui demeure de l’en-
fant, l’aboutissement de tout ce qu’il essaya d’être depuis le
jour où il se précipita hors du havre maternel, la tête en bas,
dans la clameur de l’effraction et de la rupture. Et voilà que,
maintenant, je puis tenir dans le creux de ma main et contem-
pler toute la vanité de l’action et la radicale vacuité de l’être.
Quelle absence d’épaisseur et de poids derrière la gravité ap-
parente de l’individu, quelle immobilité par-delà ses gesti-
culations, ses mimiques, la comédie de son dynamisme.
Comme pelure anonyme à la surface étale du temps, d’une
douceur et d’une tiédeur vaguement phalliennes, c’est tout ce
qui subsiste des promesses de la virilité. Et encore l’ultime sa-
crifice n’est-il pas accompli.
78 CLAUDE LOUIS-COMBET
Ce sera parfait.
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122 CLAUDE LOUIS-COMBET
par des éléments qui s’accumulent avec violence dans les tis-
sus, qui s’insinuent entre les fibres, s’ouvrant ainsi des al-
véoles, des niches, des terriers, des taupinières, des chambres
nuptiales peut-être bien, tout cela pour le grain, tout cela pour
la graine, et dans une tension croissante comme se cherche
et se hausse un orgasme au-dessus de soi-même, jusqu’à ce
que tout s’affaisse et se vide. Et quand ce n’est pas le pied
c’est l’épaule ou, en même temps, les ailes du nez, les lobes
des oreilles, le creux de l’estomac. Ça se congestionne, ça se
ganglionne, ça se phlegmonne, ça se cherche un volume du
côté de la sphère et quand ça n’en peut plus, lorsque la peau
hypertendue est sur le point de s’arracher, alors ça se dé-
gonfle, ça lâche du lest, ça se vide par-dedans, par le dessous
du dessous et on a toutes les raisons de penser que, désor-
mais, en deçà de l’épiderme, il n’y a plus rien. Plus rien. Mais
qu’on se rassure, le Garçon a toutes les apparences de vivre
un grand bonheur dans son sommeil. Aussi lorsque la Mère
vient se rendre compte de la situation, elle est de plus en plus
rassurée. Ça se passe bien, peut-elle se dire, c’est inespéré et c'est
cependant comme ça. Cet enfant est vraiment le plus adorable des pe-
tits garçons. Et pour signifier son adoration, elle pose sur les
lèvres archicloses un très-long-très-silencieux-très-brüûlant bai-
ser de maternel-éternel amour. (Voilà, c’est fait) dormez, ange
de ma vie ! Et le garçon est de nouveau seul, encore plus seul
s’il se peut (comme si, après tout ce que l’on a dit de sa soli-
tude, on pouvait encore l’évoquer en termes de croissance —
et pourtant, la certitude s’impose : seul depuis le début, l’en-
fant est de plus en plus seul comme aussi, et en quelque sorte
corrélativement, la Mère est de plus en plus claire, de plus en
plus fluide et donc, en vertu d’un code esthétique dont le fon-
dement se perd dans la nuit d’avant la naissance, de plus en
plus belle). On commence à entrevoir la tournure que prend
le phénomène : l'enfant est dévoré tout entier par-dedans, ce
qui s’appelle dévoré ! vidé, ruiné, nettoyé de fond en comble,
au profit (éphémère, on s’en doute) de la colonie parasite qui
124 CLAUDE LOUIS-COMBET
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D’où tenais-je la certitude que le goût, de tous les sens, est
le plus dangereux et celui qui pousse infailliblement à l’ex-
trême perversion du savoir ? S’agissait-il d’une vague idée
ou, moins encore, d’un sentiment confus sans aucun rapport
avec l'expérience ? Ou, au contraire, ce que j’éprouvais, tan-
dis que je me disais et me répétais, en la solitude de ce
lieu : avec la bouche que tu es, tu pourras fout connaître —
cette petite pensée qui naissait en moi entre langue et lèvres
présupposait-elle quelque expérience première, radicale et
décisive, qui, ailleurs et en un autre temps, m’avait révélé le
mortel pouvoir du goût en sorte que, me demandant, avec
une ferveur toute pénétrée d’angoisse, ce que Bouche aurait
désormais à accomplir, il me suffisait de fixer mon attention
sur le champ le plus vide de ma mémoire pour retrouver, en
quelque sorte, l’image prophétique de mon destin ? Cette
dernière hypothèse me retenait, à coup sûr, plus que l’autre
— non qu’elle fût, en soi et logiquement, plus riche de sens
mais parce qu’elle répondait davantage à mon instinct. J’en-
tends par là que ma sensibilité tout entière inclinait à la conti-
nuité du vécu plutôt qu’à son éclatement et à sa parcellisation.
Je trouvais choquante l’idée d’un commencement absolu,
d’une pensée qui ne fût pas déjà annoncée dans le passé, d’un
geste qui n’eût pas déjà été ébauché, d’une démarche ou
d’une œuvre qui n’eût jamais été préfigurée et préélaborée
dans quelque obscure et lointaine couche de ma préhistoire
individuelle. Il me semblait spontanément — c’est-à-dire
lorsque j'étais aussi proche que possible de moi-même — que
les événements (si je puis dire) se déroulant ou appelés à se
dérouler dans l’intimité profonde que j’entretenais avec mon
134 CLAUDE LOUIS-COMBET
cures comme les petites gens, elles portent des noms sans
importance. Je ne les étalerai pas. Que l’on se contente de
songer aux mets les plus quotidiens, aux préparations les plus
élémentaires, à ces nourritures quasi vivantes, toutes pleines
des sucs de leur terroir natal. Les goûter selon le rituel de
mon amour, c'était communier à ce qu’il y avait de plus ma-
ternel dans la Terre même. En cet acte foncièrement solitaire
qu'est l'absorption de la nourriture, je participais par le bon-
heur extasié des organes du goût, à une certaine qualité spé-
cifique du sol et de la vie (animale, végétale, humaine) qui
constituait comme un pôle alchimique de ma sensualité.
L'autre pôle, l’adverse, c’était mon corps. Entre eux se jouait
mon destin.
Ce que je veux dire ici, c’est que, par la puissance de
Bouche, la Terre devenait la Femme. À travers la formidable
application de mon désir, la première se vidait peu à peu de
toute senteur et de toute saveur, tandis que l'autre prospé-
rait, croissant et s’évasant en ses profondeurs intimes. Et tan-
dis que le monde diminuait de volume et de masse, tandis
qu’il perdait en consistance ce que je gagnais en certitude
d’être, moi, je me creusais mon royaume de Bouche à l’inté-
rieur de moi-même et engageais toute ma puissance de va-
cuité en cette étoffe charnelle où la femme naissait
d’elle-même à elle-même.
Déjà incolore et bientôt insipide, le monde s’approchait
merveilleusement du rien. Il cessait de peser. Son cœur sus-
pendait ses battements si longuement que c’était presque
comme s’il ne battait plus. Il ne se passait pour ainsi dire plus
rien. L'absence prenait des proportions infinies. Les choses les
plus proches se faisaient chaque jour plus lointaines et plus
vides. Silencieuses, immobiles, me dévisageant comme autant
de miroirs aux yeux fixes, elles acceptaient passivement cette
sorte d’inexistence où les tenait mon souci, dans la parfaite
platitude d’un espace illimité. Ainsi les formes s’indifféren-
ciaient et s’annulaient. Tous les chemins étaient plans. Mortes,
MÉMOIRE DE BOUCHE 153
voile léger des apparences de chair pour que tous les biens
épars de la vie me rejoignent comme fondement sans fond
et vacance première. Animaux, végétaux, humains, compo-
sitions et décompositions des uns et des autres, alliances et al-
liages, désaccords et déhiscences, tout ce qui avait goût et
sens et portait en soi quelque marque d’amour, tout se déliait
de soi-même pour se lier à la nuit de ma douceur : j'étais la
femme, le reste cessait d’être.
J'étais prise d’un merveilleux vertige à sentir le monde se
vider en moi de sa vivante substance. Là où je me tenais pas-
sait sur la face des choses l'ombre parfaitement noire de mon
désir. Plus tard, quand mon ombre retirait sa vague, il n’y
avait plus rien. Et moi, Bouche, je n’en étais que plus pro-
fonde et plus douce.
Je ne savais plus rien du soir ni du matin. Fixée sur la ron-
deur du monde comme une bête minérale, je n’avais plus de
sens pour les saisons. Rien ne passait. C’était le point mort
entre deux oscillations, le miracle pendulaire de immobile
instant. Bouche n’avait jamais été aussi proche d’être Bouche,
nue sur le sol nu, gonflée de plaisir sur la pierre creuse,
énorme de saveurs, faille femelle de la divinité, Bouche toute
en bouche, fendue, écartelée de bouche en bouche, béante
absolue et, comme la ténèbre du dernier jour absorbant
toutes les lunes et tous les soleils de tous les mondes, j'étais,
enfin ! sur le point d'accomplir ma totale nature d’abîme et
d’être Bouche, enfin ! d’être femme, à savourer ma salive,
ma douce-amère océanique-amniotique, brassée, éternelle-
ment, œuvrée de fond en comble par la mémoire d'amour.
J'avais vidé la terre, javais tari la mer. Toutes les réalisations
de la vie, collection complète des végétaux et des animaux,
inférieurs et supérieurs, avec toutes les variantes des genres
et des espèces, lignées sans interruption et buissons de phy-
lums, tout ce que la petite cervelle démente de la vie avait pu
inventer de formes animées et d’étranges destins, toutes les
graines et toutes les fleurs, toutes les racines et tous les fruits,
MÉMOIRE DE BOUCHE 159
C’est d’ici que je parle. C’est d’ici que j’ai parlé tout au long
de cet écrit par lequel j’ai voulu me rappeler, avant de me lier
à moi-même et de me rejoindre dans le néant du désir, ma
constante détermination et ma lucidité sans défaillance.
J'ai rompu toute attache avec la terre. À perte de sens, l’uni-
vers est vide.Je suis seule à moi-même, porteuse de tous les
dons que la vie a créés pour le bonheur parfait de la vue, de
l’odorat, de l’ouïe, du toucher et du goût.Je contemple, en un
jour qui n’a rien à voir avec le mouvement des astres, le corps
entier de la femme, également clos et ouvert, également so-
lide et liquide, également opaque et transparent. Depuis long-
temps, mon regard a épuisé la vision des autres choses. Il est
enfin et uniquement à son royaume.
Et je me touche avec mes mains comme le ferait l’apprenti
ou le compagnon de Dieu, seul autorisé par le Maître à por-
ter le doigt sur la première créature. Je pourrais énumérer
inlassablement les points exacts sur lesquels, dans la joie
tremblante de mes mains, vient prendre appui, se reposant
et se renforçant, mon désir de moi — et prononcer, comme
en la formule sacramentelle : ceci est mon corps, ceci est la
femme.
Et j'écoute bruire en moi le chant des sources dans ma
chair. Oui, je dis Oui car je suis femme. En moi et pour moi
seule, coulent les mystérieuses humeurs de la vie. Je suis le
premier sang et la première lymphe, la première eau, le pre-
mier sel et le premier sucre, je suis l’amnios et l’urine, la sa-
live et les larmes et le chyle et le chyme et tout ce qui ouate
et protège et fonde la vie intime des tissus, leurs échanges et
leurs osmoses, leur activité, leur patience, leurs rythmes. Ce
qui fut l’eau de la terre et que j’adorai dans sa violence
comme dans son repos — eaux courantes, eaux somnolentes,
eaux dormantes — c’est en moi désormais que je l’éprouve et
la reconnais. C’est en ma chair que je la salue et que je l’aime,
en ma chair, principe et fin de tout ce qui flue et de tout ce
qui vague.
MÉMOIRE DE BOUCHE 169
désir. Tel il sera dans l’instant qui va basculer, telle sera son
éternité.
Je me pencherai donc, née de Bouche revenant à Bouche.
Comme celle qui accouche ou qui pond, tenant l’univers en-
tier dans l’écart de ses cuisses, j’offre à mon dernier visage le
fruit partagé de mes organes jubilatoires. Il y trouvera la sa-
veur très cherchée dont toute autre saveur ne fut que l’in-
exacte figure et l’approximation symbolique. Celle qui avait
tout dévoré, celle qui n’avait laissé, des choses humaines, que
l’ossature blanchie, polie et vidée, voici qu’elle va toucher
par ses lèvres et par ses dents, par sa langue et par l’abîme de
Bouche tout entier, à la chair de la chair en ses sources radi-
cales de saveur et de tendresse.
Long, plus long que le premier jour et le dernier sommeil
— que le baiser, par l’amour de Bouche, épuise l’être et le
vide de son identité, de son histoire, de sa consistance et de
son opacité. Bienheureuse succion ! Que le visage absorbe le
sexe qui l’absorbe — 6 douceur du néant, féminine vacuité de
la mort au fond de toute vie — et que l’eau commune de la
joie aplanisse la terre et la délie de sa pesanteur. Advienne
Bouche. S’ouvre le puits du sexe dans le puits du cerveau.
S’ouvre le trou. La chair dévore la chair. L'esprit dévore l’es-
prit. Le vide dévore le temps. Ô négation. O bonheur. Sois
submergée— qui tins le récit de ton âme sans jamais dire ton
nom.
POUR UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA SUCCION
Claude LOUIS-COMBET
ACHEVÉ D'’IMPRIMER
EN JANVIER 2003
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANUTENTION
A MAYENNE
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