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CLAUDE LOUIS-COMBET

CALAIS

Commu*

JOSÉ CORTI
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Le Mo CRE"
Tsé-tsé
suivi de

Mémoire de Bouche
DU MÊME AUTEUR

CHEZ JOSÉ CORTI

Le Péché d'écriture, 1990


Augias et autres infamies, 1993
Blesse, ronce notre, 1995
L'Âge de Rose, 1997
Le Recours au mythe, 1998
Le Petit Œuvre poétique, 1998
Proses pour saluer l’Absence, 1999
Le Chemin des vanités d'Henri Maccheroni, 2000
Transfigurations, 2002
L'Homme du texte, 2002
Marinus et Marina, 2003

Claude Louis-Combet : mythe, sainteté, écriture, collectif sous la


direction de Jacques Houriez, 2000
CLAUDE LOUIS-COMBET

Tsé-tsé
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SUiUi de

Mémoire de Bouche

EN 0e

CommuS

JOSÉ CORTI
à Anaïs Nin

Le programme des parutions et le catalogue général


sont envoyés sur simple demande adressée à :
LIBRAIRIE JOSÉ CORTI, 11 RUE DE MÉDICIS, 75006 PARIS
www.jose-corti.fr

© Librairie José Corti, 2003


N° d'édition : 1667
ISBN 2-7143-0804-X
« En amour, les rencontres où l’Absolu joue le
plus grand rôle ont lieu entre individus dénués du
sens des proportions en ce qu’il a de souple, de ca-
pricieux, de civilisé.»
John Cowper Powys
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Douce, doucement tiède, doucement douceâtre et sans
énergie, vidée de tensions, vidée de passions, simplement
douce, simplement tiède et sans autre épaisseur d’être que
sa douceur, que sa tiédeur.…
Infinie soumission d’une chair moins que chose, d’une chair
jadis chair et désormais lavée de son poids, sorte étrange de
chose, petite chose de chair vague tout adonnée à la lenteur.
Comme le temps s’allonge ! comme l'instant se distend !
nourri de lui-même sans jamais s’épuiser, il croît sans bouger,
il se gonfle d’éternité. Et moi, j’assiste à sa durée. Or cela,
rien que cela, c’est déjà récompense, cette immense plage
sans rature et sans pli où s’abolissent les contours, où se dé-
nouent les désirs. À éprouver l’absence de faille et de reprise,
je suis à la racine de la jubilation et je ne me remercierai ja-
mais assez d’avoir mis toute ma patience à müûrir mon amour
dans la discipline du souffle, dans l’économie de la parole et
du mouvement et d’avoir vécu l’aventure de mon cœur
comme la méditation d’un seul mot, d’une seule image.
À ceux qui parleront de folie, d’autres répondront sagesse.
Peu m'importe. Nul dialecte extérieur à la voix profonde de
mon âme ne peut m’atteindre et me troubler.Jeme suis avan-
cée si loin dans le silence, je me suis accomplie si parfaite-
ment seule que j'ai peine, d’ailleurs, à imaginer que d’autres
êtres puissent exister, parler de moi qui ne parle jamais d’eux,
penser à moi qui ne pense pour ainsi dire rien et dégager le
sens d’une expérience dont tout le sens est de n’en pas avoir.
Qu'il soit quelque part question de moi, c’est là une inten-
tion qui m’échappe. Si j'y fais ici, et pour une fois seulement,
allusion, c’est pour marquer l’écart entre le point auquel je
touche et l'illusion de réalité dans laquelle j'avais pu me croire
établie avant que tout commençât. Car sans doute y eut-il un
10 CLAUDE LOUIS-COMBET

temps où je croyais à ce que je disais lorsque je parlais de


moi, Où je croyais à ce que d’autres disaient de moi tandis que
je les écoutais parler de moi. Mais tout ce temps s’est telle-
ment perdu dans les avant-saisons d’enfance, la teneur
concrète des choses, des gens et des mots a tant avoué sa va-
nité au long de mon cheminement spirituel qu’aujourd’hui,
parlant de moi, écrivant je, écrivant moi, sais-je qu’il s’agit là
de termes si usés, si incurablement vieillis que leur insipidité
même ne risque pas de ternir mon sourire et de lui donner
une charge expressive qui laisserait entendre que j’adhère
encore, quoi que j'en dise, à l’histoire. Non, il n’en est rien.
Et ce sourire que j’évoque ne s’adresse à personne. Il s’ouvre
seulement à cette petite chose de chair, moins que chair, si
doucement tiède, si doucement douceâtre, qui, elle, pas plus
que moi, n’est une personne — mais n’existe que douceur,
que tiédeur, que petit peloton débarrassé de toutes les contin-
gences du monde et rendu -— ou plutôt sur le point de se
rendre — à son origine, à l’origine.
Et cette petite chose de douceur tiède, on devine bien
qu’elle fut l’enfance — peut-être même qu’elle fut l’enfant,
mon enfant, mon petit garçon. Mais c’est là un souvenir si
antédiluvien que lui non plus n’affecte nullement la qualité
de mon sourire. Il est sans importance, en effet, d’imaginer
ce que pouvait être cette petite chose avant d’en arriver là, de
lui prêter un visage, de lui donner la parole, de l’infléchir jus-
qu’à la ressemblance avec tel petit garçon brun ou blond, tel
petit écolier rêvant sur la cour de récréation ou se débattant
parmi les taches d’encre tombées de la nuit, tel petit frère fa-
milier du silence que nous aurions connu, que nous aurions
aimé. En vérité, c’est sans importance. Il n’y a rien à imagi-
ner en dehors de la douce tiédeur sans nom d’une étrange pe-
tite chose existant dans mon sourire et dont la soumission
infinie me promet, je Le crois, toutes les chances de l’extase.
TSÉTSÉ 11

Il est difficile de parler. Il est difficile aux lèvres de l'esprit


d’épouser les lèvres du visage, d’articuler à leur débit le flux
multiple de la pensée.Je le sais, alors même que la parole
m’inonde depuis les plus obscures profondeurs de mon être,
que tout le mouillé des mots m’emplit la bouche de rêves et
qu’à bout de langue j’excite les syllabes.Je les excite au sang,
je les excite au cri. Il y a l’en deçà des lèvres et au-delà.
C’est le passage, qui est problématique. Un passage si incer-
tain, si plein d’aventures et de hasards que j'ai pratiquement
renoncé à le franchir. Je m’en tiens le plus souvent à ce qui
règne à l’intérieur de ma bouche : phrases incommencées,
inachevées, inachevables, musique verbale inédite, paroles
avortées. Soixante-dix-sept fois sept fois, je promène ma
langue à cœur de phonèmes et fais monter en moi jusqu’au
vertige toutes les particules sonores de la science et de la poé-
sie, tout ce qui servit à dire l’histoire, à énoncer les lois, à
chanter les plaisirs et les peines, — tout l'édifice de la culture
ainsi pulvérisé, ramené à la gratuité phonétique originelle,
voilà que je le malaxe en abîme de bouche, que je le brasse
comme sable aurifère, pour la seule joie de ma langue, pour
le plaisir enclos de ma bouche.
Il est difficile de parler. Très autrefois déjà, alors que la pe-
tite chose de chair doucement tiède portait visage et appe-
lait «maman ! maman ! », je mettais un temps infini à ré-
pondre, à trouver dans le répertoire des mots, les quelques-
uns qui convenaient : « Voilà ! j'arrive ! qu'est-ce que tu
veux ? qu'est-ce qui se passe ?.. ». La plupart du temps, la pa-
role survenait trop tard, l'enfant s’était endormi ou il avait
disparu, il s’était échappé, c'était d’ailleurs sans importance,
10 CLAUDE LOUIS-COMBET

temps où je croyais à ce que je disais lorsque je parlais de


moi, où je croyais à ce que d’autres disaient de moi tandis que
je les écoutais parler de moi. Mais tout ce temps s’est telle-
ment perdu dans les avant-saisons d’enfance, la teneur
concrète des choses, des gens et des mots a tant avoué sa va-
nité au long de mon cheminement spirituel qu’aujourd’hui,
parlant de moi, écrivant je, écrivant moi, sais-je qu’il s’agit là
de termes si usés, si incurablement vieillis que leur insipidité
même ne risque pas de ternir mon sourire et de lui donner
une charge expressive qui laisserait entendre que j’adhère
encore, quoi que j'en dise, à l’histoire. Non, il n’en est rien.
Et ce sourire que j’évoque ne s’adresse à personne. Il s’ouvre
seulement à cette petite chose de chair, moins que chair, si
doucement tiède, si doucement douceâtre, qui, elle, pas plus
que moi, n’est une personne — mais n’existe que douceur,
que tiédeur, que petit peloton débarrassé de toutes les contin-
gences du monde et rendu -— ou plutôt sur le point de se
rendre — à son origine, à l’origine.
Et cette petite chose de douceur tiède, on devine bien
qu’elle fut l’enfance — peut-être même qu’elle fut l’enfant,
mon enfant, mon petit garçon. Mais c’est là un souvenir si
antédiluvien que lui non plus n’affecte nullement la qualité
de mon sourire. Il est sans importance, en effet, d’imaginer
ce que pouvait être cette petite chose avant d’en arriver là, de
lui prêter un visage, de lui donner la parole, de l’infléchir jus-
qu’à la ressemblance avec tel petit garçon brun ou blond, tel
petit écolier rêvant sur la cour de récréation ou se débattant
parmi les taches d’encre tombées de la nuit, tel petit frère fa-
milier du silence que nous aurions connu, que nous aurions
aimé. En vérité, c’est sans importance. Il n’y a rien à imagi-
ner en dehors de la douce tiédeur sans nom d’une étrange pe-
tite chose existant dans mon sourire et dont la soumission
infinie me promet, je le crois, toutes les chances de l’extase.
TSÉ-TSÉ 11

Il est difficile de parler. Il est difficile aux lèvres de l'esprit


d’épouser les lèvres du visage, d’articuler à leur débit le flux
multiple de la pensée.Je le sais, alors même que la parole
m'inonde depuis les plus obscures profondeurs de mon être,
que tout le mouillé des mots m’emplit la bouche de rêves et
qu’à bout de langue j'excite les syllabes.Je les excite au sang,
je les excite au cri. Il y a l’en deçà des lèvres et l'au-delà.
C’est le passage, qui est problématique. Un passage si incer-
tain, si plein d’aventures et de hasards que j’ai pratiquement
renoncé à le franchir. Je m’en tiens le plus souvent à ce qui
règne à l’intérieur de ma bouche : phrases incommencées,
inachevées, inachevables, musique verbale inédite, paroles
avortées. Soixante-dix-sept fois sept fois, je promène ma
langue à cœur de phonèmes et fais monter en moi jusqu’au
vertige toutes les particules sonores de la science et de la poé-
sie, tout ce qui servit à dire l’histoire, à énoncer les lois, à
chanter les plaisirs et les peines, — tout l'édifice de la culture
ainsi pulvérisé, ramené à la gratuité phonétique originelle,
voilà que je le malaxe en abîme de bouche, que je le brasse
comme sable aurifère, pour la seule joie de ma langue, pour
le plaisir enclos de ma bouche.
Il est difficile de parler. Très autrefois déjà, alors que la pe-
tite chose de chair doucement tiède portait visage et appe-
lait «maman ! maman ! », je mettais un temps infini à ré-
pondre, à trouver dans le répertoire des mots, les quelques-
uns qui convenaient : « Voilà ! j'arrive ! qu'est-ce que tu
veux ? qu'est-ce qui se passe ?.… ». La plupart du temps, la pa-
role survenait trop tard, l’enfant s'était endormi ou il avait
disparu, il s’était échappé, c'était d’ailleurs sans importance,
14 CLAUDE LOUIS-COMBET

de réalité sans goût. Même dans les lieux les plus reculés de
son corps, dans les zones enfoncées et obscures de la ten-
dresse sphinctérienne, ne régnait plus aucun parfum parti-
culier. L'eau de ma bouche avait délavé ces chairs pro-
fondes.… mais tout leur suc avait coulé en moi.

Difficiles entre tous sont les mots de la joie. On a plutôt fait


de parler peine et douleur, tant la vie est ce qu’elle est au fil
grossier des travaux et des jours. Mais dire la joie, linstant
ébloui où l'être éprouve sa plénitude supérieure, où le grêle
moi qui grelotte aux jointures de son corps franchit d’un bond
toutes limites et, enfin installé dans l’universel et dans l’éter-
nel, découvre sa puissance inépuisable et la certitude de son
existence — dire cet instant est une gageure. L’excès d’émo-
tion renvoie tous les mots à leur vanité sonore.
Ce que j’essaierai de dire sera donc sans prétention. Ce
sera comme ces inscriptions de légende sur la porte de la
chambre-aux-trésors. À les lire, rien ne permet d’imaginer la
rutilance de ce qu’elles protègent.
Tout le suc de l’enfant a coulé en moi. On pense générale-
ment, dans la monotonie du savoir appris par cœur et trans-
mis dans la succession stupide des générations, à la situation
inverse. C’est ainsi que l’on a pu disserter sur tout ce que la
mère donne à l’enfant : son sang avec oxygène et principes
nutritifs au cours de la gestation, son lait, sa chaleur, la sécu-
rité d’une chair épanouie dans sa chair ; on est allé jusqu’à
dire aussi que la mère communiquait sa pensée, ses senti-
ments et jusqu’à ses impressions les plus confuses et cela
même avant la naissance ; on a parlé d’imprégnation psy-
chique pour dire cette sorte de transfusion du subconscient
maternel dans l’âme de l’enfant.
TSÉTSÉ 15

Ce que je voudrais essayer de dire, moi, qui veux parler


de ma joie, c’est tout ce que la mère peut tirer de l’enfant,
tout ce qu’elle peut puiser en lui, une fois logées dans son
corps les pompes actives de sa tendresse.
À creux de petit garçon, je laissais couler mes lèvres. Elles
n'avaient nul effort à faire pour se glisser dans l'intimité de
cette chair. Il y avait un tel consentement chez l’enfant. À
vrai dire je ne cherchais pas à savoir ce qu’il désirait ni quel
genre de plaisir il pouvait attendre des rites de mon amour.
Il n’y avait en moi d'intérêt que pour ce qui (se) passait dans
ma bouche. Une molle fluence advenait à mes lèvres suivant
le rythme même de l’aspiration : plus légère et comme, plus
claire pour une succion plus rapide, plus épaisse plus dense,
plus fournie pour une succion plus lente — et pour la toute
lenteur, la moelle profonde de l’être, refuge de ses rêves de
fœtus. Ce pouvait être la bouche de l’enfant, son nez ou ses
oreilles, l’anus ou le pénis : ce qui sourdait de ces douces ca-
vités c'était, pour le frisson de mes lèvres, toute la rumeur
souterraine de la chair et l'humidité première et, pour la co-
quetterie de mon goût, ma propre saveur utérine somnolant
encore dans les replis organiques de mon fils.
Dans une exaltation toujours nouvelle, ma bouche vivait
une aventure extraordinaire.Je léchais.Je lichais.Je pourlé-
chais. Mon mufle de tamanoir entrait dans la pulpe du corps,
traquant les muqueuses, pompant les glandes, cueillant les
glaires. L'enfant n’avait pas d’âge. Il était couché, sur le ventre
ou sur le dos, dans son lit, sur le tapis, sur l’herbe ou sur la
pierre, il n’y avait pas de lieu privilégié. D’ailleurs, nous
n'avions pas le temps de voir les choses. La maison, les rues
de la ville autour de la maison, les faubourgs autour de la
ville, les terrains vagues et la vague campagne au-delà des
faubourgs, c’était un espace neutre où rien ne se passait. Nous
ne faisions que le traverser, l'enfant et moi, toujours plus
avant, nous ne faisions que le parcourir, l'enfant avec ses
yeux ronds, moi avec la bouche pleine, nous passions, nos
16 CLAUDE LOUIS-COMBET

ombres accolées, dans un bruit de ventouses — ou peut-être


était-ce nous qui étions immobiles et alors c’était l’espace qui
défilait autour de nous, qui enfilait ses perles à longueur de
vie dans une totale insignifiance, je ne sais plus, c’est tellement
loin dans l’épaisseur du temps, mais le bruit de ventouses,
ça, je sais bien que c’était moi. C’était ma bouche qui avait
franchi les limites ; toutes les interdictions s'étaient défaites
sous la pression de mes lèvres ; et désormais mon maternel
amour s’exhibait comme une trompe à cœur de visage.Je
rayonnais d’impudeur tandis que j’ouvrais à longues coulées
de langue le petit corps béat — le petit corps bientôt béant !

Au début, je me suis demandé si, à frotter ma bouche


contre les douces rondeurs de l’enfant, je n’allais pas, peu à
peu, épuiser mes lèvres, les tarir de leur sang, les user jus-
qu’à l’ombre.Je guettais l’amenuisement de mon visage.Je
me disais : tant d’amour, tout ce surcroît de chair, cet excès
de caresses, voilà qui va profiter à l’enfant. Comme au temps
où il se développait en ma matrice, ma substance passera en
lui. Elle le nourrira. Elle le fortifiera. Et tandis que l’enfant
croîtra, que l’espace autour de lui se dilatera, que toutes
choses sous sa main grossiront en s’arrondissant, moi, tou-
jours plus mince, toujours plus privée de moi-même, je m’ef-
facerai de mon corps et discrètement je m’anéantirai. Et tout
commencera par la bouche. Elle sera la première à se dis-
soudre : les lèvres d’abord, puis les gencives, puis les dents.
Mes dents claqueront longtemps dans le vide de ma bouche
avant de s’éteindre. Elles claqueront de leur fringale inas-
souvie. Elles claqueront d’amour. Et l’amour se perdra dans
le vide de ma tête. Et le vide de ma tête dans le vide de mon
corps. Et mon corps vide dans l’espace vide. Il n’y aura plus
TSÉTSÉ 17

que l’enfant, avec ses formes gargantuesques, accroupi à l’ho-


rizon d’un monde sans chaleur et sans tendresse.
Mais c'était là vaine rêverie et naïve inquiétude. Loin de se
détruire elles-mêmes dans la constance de leur unique occu-
pation, mes lèvres, au contraire, s’engraissaient d’amour vo-
race. Plus elles entraient loin dans le corps de l’enfant, plus
je sentais proliférer à la proue de mon visage les fines mailles
de chair gorgées de sang. Enfouie quelquefois dans ce que
l’on dit les « bas-fonds » potelés du petit homme, j’éprouvais
l'ouverture de ma bouche comme le cœur aspirant de tous les
tumultes ; dans cette petite chose de chair qui vagissait en
appelant maman ! maman ! une formidable débâcle se pré-
parait. Les résistances mollissaient sous ma langue, toutes
voies s’ouvraient et s’élargissaient. Je pénétrais dans les re-
culées comme en domaine feudataire.Je le savais, bientôt
cette chair se dénouerait, bientôt elle renoncerait à son in-
time cohésion, elle coulerait alors, douce épaisseur de gru-
meaux agglomérés délaissés de tous les sens, elle coulerait, la
chair à l’intérieur de la chair, toute cette tendresse incavée,
plus tendre que toute imagination de tendresse, elle coulerait,
elle coulerait en moi, elle m’engorgerait, moi qui fus la pre-
mière gorge, elle m’engrosserait, moi qui fus la première
saillie : pénétrée lente, pénétrée lourde, gonflée de vie, cloque
de chaleur de ténèbres d’eau à la surface du temps — moi qui
fus la mère, réceptacle de la vie, donatrice de la vie, voici
que l'enfant né de ma chair et nourri de ma chair réintégre-
Je l’avais mis au monde, je le reti-
rait mes abysses charnels.
rais du monde.Je l'avais largué sur la plage et maintenant, la
haute marée de mon amour le reprenait en le brassant dans
ses vagues. Mes lèvres respiraient avec la lune. J'étais née
pour submerger.
18 CLAUDE LOUIS-COMBET

Comme un grillon, c’était la voix de l’enfant, l’accompa-


gnement de la nuit. Maman ! maman ! c'était à peu près tout
ce qu'il disait, que j’entendais, dans le bruissement d’eau au
fond de mes oreilles, au fond de mon crâne. Etait-ce plainte ?
Était-ce chant de grâce et de louange ? J'étais dans l’incapa-
cité totale de formuler de telles questions. J’entendais l’en-
fant. Je ne l’entendais pas. Sa voix, c'était Maman ! maman !
Ma bouche, en lui, ancrait sa carène, de nuit en nuit gagnant
des eaux toujours plus profondes, toujours plus douces, plus
immobiles. J’écoutais monter en moi la rumeur subtile des
choses dont la croissance est d’extrême lenteur et je m’en-
chantais du glissement infinitésimal des formes de vie les
unes en les autres car, au tréfonds de cette enfance recon-
quise où s’épanouissait ma face, toutes les puissances du vé-
gétal et de l’animal fusionnaient. C’était l’indistinction de
toutes les possibilités de la vie. La voix qui me parvenait
jusque-là avec ses maman ! maman ! se confondait avec le fré-
missement des polypiers. Elle n’avait aucun sens littéral, au-
cune teneur individuelle. Elle était l’efflorescence du son au
paradis des algues. C’était maman ! maman ! moi je buvais la
joie. Ma bouche était le bonheur de ma chair — et sans doute
le seul lieu où j’habitais, la métropole de mes désirs. Et ce
maman ! maman ! qui me peuplait de ses échos, ce ne pou-
vait être que la litanie de la succion, la procession rituelle, la
profusion des roses saintes et les pétales tombant sans dis-
continuité, à la même vitesse infiniment lente, dans le vide,
c'était ce que j’entendais ou n’entendais pas, une vague mu-
sique, une vague voix, de fines squames d’existence enfan-
tine : maman ! maman ! Peut-être l’enfant faisait-il sa prière,
se racontait-il des histoires, récitait-il sa leçon, moi, je suçais
sa moelle, je buvais son sang, je drainais toutes les humeurs
TSÉTSÉ 19

interstitielles qui ouataient l'intimité de sa chair et lui don-


naient sa mollesse de larve.
Et peut-être l'enfant grandissait-il, en un temps que j'ignore.
Cela n’avait aucun rapport avec ce festin de noces auquel je
m'étais conviée et que je voulais poursuivre jusqu’au bout. Il
n’y a pas vermine plus patiente et plus heureuse que la
bouche d’une mère dans le cœur de son fils. L'enfant peut se
développer, s’affranchir, changer de jouets, s’associer, se dis-
socier, il peut voyager, il peut construire, inventer, créer,
transformer le monde, dominer l’histoire, — il n’en porte pas
moins en lui sa faiblesse radicale ; il y a quelque chose en lui
qui ne lui appartient pas mais qui le possède ; son cœur est
fêlé, il se vide par le bas, toutes ses chances s’exténuent.
Ombre, proie de l’ombre, il poursuit des ombres. Il parle, il
fait des discours, il place des bons mots, il chante des chan-
sons — mais sa voix c’est toujours maman / maman ! Et la
maman, elle, elle s’épaissit. Elle s’arrondit. Jamais elle n’a
trouvé autant de satisfaction à nourrir sa propre chair. Ses
seins sont gros comme ses fesses et ses fesses sont énormes.
Son ventre a les dimensions du rêve. Elle suce. Elle suce. In-
terminablement. Elle n’est pas autre chose qu’une machine
à sucer, une usine à sucer. Elle suce les mots sur la bouche de
son fils, elle suce ses idées par les trous de son crâne et sa se-
mence par les trous de son sexe — inépuisables friandises de
la nuit.
Car elle a les yeux clos, la mère d’un tel amour. Les ouvri-
rait-elle, sa prodigieuse lippe étalée sur le monde lui cache-
rait l'horizon.
20 CLAUDE LOUIS-COMBET

On a tellement parlé de l'amour maternel. On a tellement


chanté la joie de la mère près du berceau de son enfant.
Comment me faire entendre ? La joie dont j'ai cœur ne res-
semble à aucune espèce de joie tolérable. Son indécence est
totale. Qui arrêterait sur elle son imagination passerait pour
un misérable pervers... Et moi qui l’ai vécue, cette joie, moi
qui touche, en ce moment, à son plus haut sommet, moi qui
ai longuement préparé mon cœur à cette communion iné-
dite, insoupçonnable, moi qui prends les rites au sérieux et
veux pousser leur accomplissement jusqu’à l’ultime, moi qui
ai entrepris de consigner ce testament spirituel avant de tou-
cher une dernière fois la petite chose de douceur sans nom,
moi qui veux, avant l’effusion dernière, songeant que
peut-être je ne survivrai pas, ramasser et réunir la somme de
mon expérience, serais-je, ne serais-je qu’un monstre ?
Seul l’enfant pourrait en juger. Mais il n’est aujourd’hui
qu’inconsistance béate de chair moins que chose, et prise
d’un tel silence que tous les mots, même les plus fortement
pensés, sonnent faux autour d’elle.
Et moi, je suis ma joie. À dire ce que j’ai aimé, comment j'ai
aimé, ce que je suis devenue en amour, ce que l’enfant est de-
venu, je suis ma joie. Et je suis même déjà au-delà de ma joie
lorsque je pense à ce qui nous attend, la petite chose ineffa-
blement vide et moi. Et c’est bien ce qui me fait songer que
peut-être je ne survivrai pas.
Mais au seuil du dernier porche du dernier mystère, je suis
ma joie.Jeconnais bien le sens des mots.Je répète : je suis ma
joie.
TSÉTSÉ 21

Il était une fois une voix qui murmurait (et ce ne pouvait


être que la mienne) : apprends à désirer. Cet ordre ou ce
conseil, cette sentence, pouvait paraître complètement dé-
placé. Car enfin, si j’existais c’était bien par mon désir qui
ne se relâchait jamais et qui constituait la trame vigoureuse
de ma vie quotidienne — mon désir qui tirait mes lèvres vers
le corps de l’enfant, qui s’incrustait dans les fissures de son
être et qui faisait de mon visage tout entier un organe fouis-
seur merveilleusement efficace.Je serrais l’enfant contre moi,
enveloppé tout nu dans la chaleur de mes seins, et je le cou-
vrais de baisers, à bouche goulue, à épaisseur de gueule fe-
melle, aspirant son odeur à grandes lampées, coulant mon
âme avec ma langue dans sa saveur laiteuse. C’était la chair
de ma chair, la fleur de ma chaleur profonde :je n’en reve-
nais pas de recueillir ma propre douceur à même cette petite
rondeur évadée de mon corps. Et comme j'étais chaque jour
plus affamée, je distillais une salive toujours plus claire : l’en-
fant ne connaissait pas d’autre bain que cette eau née de l’ar-
rière-pays de ma bouche et qui renouvelait pour lui Pim-
mersion dans l’amnios.Jeme sentais liée par l'instinct de ma
joie, à toutes les juments et à toutes les vaches que j'avais
vues, dans mon enfance, laver leurs nouveau-nés à copieuses
traînées de langue. Et cependant cette fête improvisée qui
m’associait à la nature profonde de la Mère — ou tout sim-
plement à la Nature — recélait une insuffisance. Elle trouvait
trop spontanément, trop facilement, satisfaction. Elle portait
en elle tous les risques qui tendent à faire de nos actions les
plus importantes, répétition et habitude. Mes sœurs mam-
mifères agissaient d’instinct ; elles accomplissaient machina-
22 CLAUDE LOUIS-COMBET

lement les gestes que leur nature leur dictait. Moi aussi, j’en
étais là. Mais je commençais à entrevoir d’autres possibili-
tés, une autre vocation — comme s’il s’agissait d’élever l’ins-
tinct à la hauteur d’une mystique et de transformer les auto-
matismes biologiques en éléments de culte. C’était, je le
compris plus tard, ce que je voulais dire, lorsque je me ré-
pétais : apprends, mais apprends donc à désirer.

Oui, jusqu’alors tout avait été trop facile. Il me suffisait de


tendre les bras. L'enfant me faisait fête. Il agitait ses petites
mains. Ses petits pieds battaient l’air. D’un doigt sûr et ra-
pide, je déroulais ses langes. Sa nudité entrait dans la mienne.
Elle se fondait dans ma douceur, dans ma chaleur. De tous
les creux de mon corps montait, en unique lame de fond,
une formidable poussée de tendresse.Je parle bien des creux
de mon corps et non d’un sentiment élaboré et müûri dans les
délicates sphères de la culture. C’était ma chair et, dans ma
chair, ce qu’il y avait de plus viscéral qui se soulevait, c'était
le nœud de mes entrailles qui se gonflait, tout le magma uté-
rin qui palpitait en moi et je me sentais me fendre et m’ou-
vrir et je n’existais qu’écartée, toute ma chair en largesse,
toutes les cellules de mon corps en liesse grouillante, s’adon-
nant à l’enfant avec une voracité amibienne. La tendresse
qui refluait ainsi de toute la masse vivante de ma matière, je
l’éprouvais, dans le vertige infiniment complexe de ma joie
d’alors, comme l’aura d’une obscure démarche entreprise
dans les abîmes protoplasmiques de mon être. Non, ce n’était
pas un décret de ma conscience qui érigeait l’enfant en objet
absolu de mon amour. Ma conscience assistait vaguement à
une action, à une geste qui la dépassait. La puissance qui ré-
gnait sur mes lèvres, les humectant d’une salive intarissable,
TSÉTSÉ 23

les gonflant, les hypertrophiant, les allongeant comme des


tentacules, les animant d’une activité aussi savante qu'’inlas-
sable, cette puissance était née dans la nuit de mon ventre de
femme, elle plongeait ses racines dans quelque plexus ignoré
des anatomistes et qui était la source même de ma vie et le
lieu d’origine du temps, le point de départ de tous les rythmes
à travers lesquels s’épanouissait la grande fleur rouge et noire
de mon existence. La famine veillait en moi. Cette vigilance,
c'était ma vie. Elle justifiait tous les gestes que je faisais, tous
mes déplacements, toutes les positions prises par mon corps
— et toutes mes paroles, les paroles de plus en plus rares que
je proférais et qui étaient souvent moins que des mots mais
plutôt des ébauches de quelque chose qui aurait pu, avec da-
vantage d'application, avec un effort plus soutenu de la vo-
lonté et, naturellement, par la mise en œuvre de puissants
intérêts intellectuels, s’achever en espèces de mots. J'insiste
sur ce point aujourd’hui où un silence absolu me lie à la
tendre petite chose de douceur vide qui gît sous mon re-
gard : déjà alors, c’est-à-dire, pour ainsi dire, au commence-
ment, j'avais à peu près renoncé à la parole.Je souligne cet
aspect de mon expérience avant d'aborder le chapitre de mes
renoncements ultérieurs, parce qu’il constituait, en somme,
une base précieuse sur laquelle put se développer par la suite,
d’une façon originale, ce que l’on pourrait appeler (si l’on ré-
unit dans une seule et même pensée tous les sens de ce terme)
ma passion.
C’était donc trop facile, lécher l’enfant, sucer l’enfant, le
laisser clapoter dans l’eau de ma bouche, goûter au-dedans
de son corps - un désir exubérant et anarchique m’y pous-
sait, manifestant par là ma nature maternelle dans toute sa
naïveté. Au fond, je ne faisais rien de plus que poursuivre la
rêverie charnelle de la gestation. Les puissances de rêve dif-
fuses dans les replis les plus profonds de mon organisme
s'étaient nourries de l’enfant à travers toutes les étapes de sa
vie embryonnaire. À présent que l’enfant se développait hors
24 CLAUDE LOUIS-COMBET

de mon corps, elles ne renonçaient pas pour autant à leur ac-


tivité. Ma bouche avait seulement pris le relais de la cavité uté-
rine. Mes lèvres étaient en quelque sorte les déléguées des mu-
queuses matricielles dont elles accomplissaient le rêve de
confusion substantielle. Mais un tel transfert de pouvoir n’était
pas pure et simple substitution d’un organe à un autre. Comme
le diurne et le nocturne ne sont pas interchangeables, les lèvres
qui ouvraient mon visage avaient des exigences bien différentes
de celles qui faisaient la loi au fond de mon ventre.
C’était ce que je comprenais peu à peu alors que de la som-
nolence de ma pensée jaillissait ce vigoureux précepte : ap-
prends à désirer.

Aujourd’hui — et comme, sous mon regard et sous ma main,


l'enfant étale sans hypocrisie la parfaite vacuité de son être — je
me sens complètement dépassée par la complexité des étapes
au travers desquelles j’ai müûri et perfectionné mon amour. Je
voudrais tenir des propos limpides, dire en toute simplicité
comment les choses se sont passées, comment l'enfant a grandi,
comment, tandis précisément qu’il grandissait, j’ai poussé plus
loin, toujours plus loin, mon entreprise d’absorption et com-
ment, avec une force irrésistible, je l’ai vidé de toute son inté-
riorité, charnelle et spirituelle, vidé de son individualité, et com-
ment je l’ai amené à n’être plus sous mon regard et sous ma
main que douce tiédeur de petite chose sans nom. Il faudrait
citer des lieux, mais il n’y a pas de lieu, c’était partout. Il fau-
drait avancer des dates, indiquer les âges successifs de l’enfant,
mais dans la mémoire de mon désir je ne retrouve aucun point
de repère temporel. Il n’y en a jamais eu. C’était toujours. Et il
faudrait aussi parler de lui, parler de moë étaler des photogra-
phies, détailler la beauté de l’enfant et tracer le portrait de sa
TSÉTSÉ 95

mère. Mais comme l’espace m’échappe et que nul temps ne


me retient, je n’aperçois en toute cette affaire aucune image ex-
ploitable. S'il faut un support visuel à la représentation d’une
aventure essentiellement spirituelle c’est du côté des ombres
qu’il faut s’orienter et surtout vers cette ombre majeure où toutes
les ombres se confondent, celle de la mère comme celle de
lenfant.
Je n’ai pas choisi la facilité — ni dans mon existence ni dans
évocation que je tente d’en donner. Certes, il eût été beau-
coup plus simple d’en finir rapidement avec l'enfant. Il aurait
suffi, une fois, d’une étreinte plus forte, d’un baiser plus vo-
race. Il était si fragile, le petit souffle dans la minuscule poi-
trine ! Il aurait pu se vider d’un coup entre mes seins comme
tombe le vent, parfois, sans que l’on sache pourquoi, au hasard
des vallées. Ou mes lèvres auraient pu le cueillir sur la petite
bouche ouverte et l’extirper, en sanglot, de son nid d’al-
véoles : ayant tari sa salive, j'aurais bu son sang.
Mais déjà, dès le premier jour, avant tout essai de culture du
désir, il y avait en mon amour le germe d’une patience infinie,
l'invitation à l’inachèvement, le goût de la suspension et de la
reprise, une merveilleuse curiosité qui l’empêchait à la fois de
se consumer sans lendemain comme aussi de vieillir dans la
répétition monotone des mêmes rites. J'aurais pu dévorer l’en-
fant, le réingurgiter à mesure qu’il sortait de mon vagin, le ré-
intégrer au cycle de ma propre croissance alors même qu’il
était encore empêtré dans le cordon ombilical et embourbé
dans toutes les mucosités de mon ventre. Là encore, je n’avais
qu’à tendre les bras, mes mains n’avaient qu’à s’ouvrir comme
s’ouvrait ma bouche dans l’extase de la douleur, je n’avais qu’à
serrer mes doigts sur le cri qui bondissait hors de mon sexe, je
n'avais qu’à pétrir Le petit être limoneux qui se tordait dans ma
vulve. Les hautes déesses ne l’avaient-elles pas fait au temps
des commencements ? Et ne le font-elles pas encore, tandis que
nous croyons vivre notre vie ? (La mesure du temps nous
échappe - et c’est là la racine de nos illusions.)
26 CLAUDE LOUIS-COMBET

Je n’ai donc pas étouffé l’enfant.Je ne l’ai pas saigné.Je ne


l'ai pas déchiré. L'enfant est venu au monde. Il a grandi. Et
mon amour a grandi avec lui, accordé aux rythmes de sa
croissance. Seulement — et ce fut comme une articulation es-
sentielle dans l’aventure de notre liaison — mon désir chan-
gea de visage lorsque ma pensée se retourna dans sa torpeur
végétale avec cette incitation : apprends, mais apprends donc à
désirer.

Tandis que j'écris, ce qui fut l’enfant demeure en sa dou-


ceur, en sa tiédeur de chose incomparable. L'instant est
unique.Je ne connais ni mère ni fils qui aient poussé leurs re-
lations à une telle altitude. Ce qui va se précipiter, tout à
l’heure, est un acte absolument inédit. Même les légendes,
telles que pourrait les déterrer une archéologie de la mater-
nité, n’offrent rien de comparable. Ni les archives de la pa-
thologie mentale. Ni celles de la criminalité. Ce qui se pré-
pare est une cérémonie dont le protocole n’a jamais été
consigné.
J'ai répété beaucoup de rites au long de ma vie. En cela je
ne faisais que m’abandonner à la pente religieuse de mon
âme. Tous les soins que j’apportais à l'enfant, tous les gestes
par lesquels je définissais autour de lui l’espace de notre com-
munauté et, dans cet espace, le déferlement de ma tendresse,
tout cela procédait d’un culte dont l’origine se perd dans l’in-
conscience des races. C’étaient gestes et attitudes de déesses
bien avant que l’histoire des hommes ait introduit la banalité
dans l’ordre des choses. Chaque caresse de la Mère, chacun
de ses baisers, chacune de ses étreintes — et l’offrande du sein
dans la tétée, les mouvements de la main dans la toilette, tout
cela procédait du sacré et renvoyait au sacré. Né de la
TSÉTSÉ 27

conjonction des puissances divines, l’enfant divin appelait


sur lui des attentions qui fussent éléments de culte. Pour moi,
peut-être parce que je vivais à l’écart de la gent féminine, à
l'écart de tout, à l'écart, je sentais la filiation profonde de mon
âme maternelle à tout ce que Lespugue et Aurignac ont pu
conserver de la féminité première. Proche parente de toutes
les femelles portant toison, portant mamelles, j'étais aussi de
la famille des premières idoles. C’est pourquoi, dans ses actes
quotidiens comme dans ses entreprises exceptionnelles, ma
vie (et tout le système de relations qui me liait aux choses et
à l’enfant) n’était qu’un accomplissement continu de rites.
Mon ouverture au monde était celle (étroite et sombre) d’un
sanctuaire.
Cependant, cette dimension de mon existence m’apparut
peu à peu. Il y eut un temps où j’accomplissais les rites sans
savoir qu’ils étaient des rites. Ils ne le devinrent pleinement
qu’à partir du moment où je mobilisai toutes les ressources
de mon esprit pour fortifier et exalter mon désir et en faire
le principe même de ma sainteté. (Je ne crains pas de le ré-
péter dans le parfait silence qui associe mon âme à la vacuité
de l’enfant : il s’agissait bien de ma sainteté. Si l’on entend par
là l'effort de toute une vie pour s'identifier à la puissance di-
vine, jai raison — et en cela je ne mets ni vanité ni fausse
honte — de me saluer sainte Mère, de m’implorer, de me bénir
sainte Mère. Tant pis si la divinité à laquelle je me suis vouée
n’a pas cours dans le panthéon exsangue de la femme mo-
derne. Tant pis si le visage de déesse qui s’abrite sous le
masque de mon visage évoque l’horreur, avec son sourire en
crocs de vulve et son regard en nid de pieuvres. Tant pis si
je fais mal à la beauté du monde. Tant pis si mon amour a
goût de mort.Je suis la sainte Mère. I] n’y aura jamais assez de
litanies, jamais assez de bouches ouvertes dans Pobscurité de
l'enfance, jamais assez de cantiques, jamais assez de petits
martyrs — pour me louer, pour me rendre grâces et m’ado-
rer, moi, la sainte Mère, la très Sainte, la Toute-Mère.)
28 CLAUDE LOUIS-COMBET

Ce qui se prépare n’est pas un rite ordinaire. Ce qui va s’ac-


complir au cœur de ma chair, au cœur de la nuit, ce qui va
se dérouler au cœur de mon cœur est une fête sans précédent.
Les cérémonies les plus nocturnes, les initiations les plus oc-
cultes sont cristallines joyeusetés en comparaison de ce qui
nous attend, la petite chose de chair vide et moi. Les baisers,
les succions, les caresses, l'application de ma bouche à ré-
duire l’enfant à la totale impuissance d’une matière sans
forme, sans couleur, sans odeur, sans saveur — tout cela n’était
que prélude et préliminaires, laborieuse préface à cet acte
sans nom dont le projet müûrit lentement dans les arcanes de
mon désir. Mais à seule fin que l’instant se distende, que l’at-
tente se prolonge et que s’enfonce plus profondément dans
ma conscience toute la vérité du sacrifice (et comme la puis-
sance du sacrement), je récapitulerai la longue série des
étapes par où j’appris que mon désir pouvait, en se donnant
une méthode de culture, atteindre les plus hauts degrés de la
perfection.

Ce fut le temps où je compris l’immobilité. J'avais déjà com-


pris la valeur du silence. Les mots, en moi, entre l’enfant et
moi, étaient devenus si rares que la communication se faisait
presque entièrement par le souffle.J’y reviendrai. Mais je
veux d’abord parler de l’immobilité parce qu’elle fut une
conquête fondamentale.
TSÉTSÉ 29

Au début, il ne s’agit que d’approches partielles, tentatives,


tâtonnements, maladresses de qui s'exerce aux premières
gammes.Je m’arrêtais au cours d’un geste.Je me fixais à un
point quelconque du déroulement d’une séquence, dans une
attitude inachevée : je stoppais le mouvement dans son élan
et, peu à peu, jen vins à le suspendre en un temps et en un
lieu où il perdait apparemment toute signification. Activité
très absorbante car même dans une vie aussi pauvre en pé-
ripéties que la mienne, aussi dénuée de contacts avec le
monde, les gestes et les attitudes foisonnaient. Ils croissaient
et multipliaient au point que, vues à la distance d’une atten-
tion soutenue, mes journées et mes nuits étaient remplies
d’une buissonnante activité gesticulatoire. Si borné fût-il dans
sa délimitation géométrique, mon univers était plein — et dé-
bordait — de gestes et de mouvements.Jecompris que c’était
R pur et simple gaspillage d'énergie.Jeme dis que toute cette
force qui se dépensait dans le vide, je pourrais peut-être l’ap-
pliquer autrement — à quoi ? je ne le savais pas encore — je
pourrais peut-être l’accumuler pour plus tard, la réserver.
Il me fallait donc économiser le dynamisme spontané de
mon corps de jeune femme, de jeune mère.
Le programme était immense et, réduite comme je l’étais
aux intuitions naïves de mon goût, je perdis beaucoup de
temps au commencement en m’adonnant à des exercices
sans grande portée. Mais peut-être n’y a-t-il rien de vraiment
mineur lorsqu'il s’agit de se pousser jusqu'aux extrêmes li-
mites de sa nature.
Ainsi je renonçai peu à peu au plaisir des déplacements in-
utiles. Lorsque j'étais assise ou couchée et que l'envie me pre-
nait de déambuler sans raison précise, je considérais objec-
tivement l’absurdité de cette démarche. Cela prenait un
certain temps au bout duquel l'envie avait disparu.Je n’avais
pas bougé. J'étais là. J'étais assise ou couchée.Je m'étais
désencombrée d’une certaine impulsion à la quête des vani-
tés et j’éprouvais, dans une joie très silencieuse, la puissance
30 CLAUDE LOUIS-COMBET

végétative de mon corps.Je me disais qu’il serait sans doute


infiniment bon d’en rester là, de n’être rien d’autre qu’une
sorte d’arborescence ou d’efflorescence charnelle enracinée
dans un temps immobile et s’épanouissant dans un espace
inaltérable. Mais, me disais-je aussi, quel rapport cette voca-
tion à la lourdeur et à la lenteur des plantes peut-elle avoir
avec l’enfant qui trépigne en appelant maman ! maman !
Je fis bientôt de grands progrès dans la suspension du geste.
Lorsque j'avais faim, par exemple, ma main se portait spon-
tanément vers quelque nourriture : un fruit, des morceaux
de sucre, un croûton de pain. Je n’étais pas gourmande de
ces choses-là et mon appétit était vite rassasié. J’ignorais à
peu près tout des préparations culinaires et, en un temps où
déjà rien ne pressait, je considérais comme bêtement perdus
les moments que je passais devant mon réchaud. Cependant
une qualité toute nouvelle des réalités comestibles se révéla
à moi lorsque ma main, renonçant à la saisie immédiate, se
tint longtemps suspendue au-dessus de ces objets de tentation,
ouverte, avide mais fermement arrêtée dans son refus.Je goû-
tais la chose à distance, sans la toucher, j'en éprouvais la den-
sité, la texture, la saveur, tout le charme, je me délectais in-
terminablement dans la recherche et l’analyse de ses
propriétés tactiles, olfactives et gustatives.Je gagnais du ter-
rain dans la substance des aliments.Je m’immisçais dans leur
intimité — dans celle d’une pêche ou d’un raisin — comme
on s’enfonce dans le paysage familier de sa terre natale, avec
un sentiment aigu de participation à la nature profonde de
l’être et avec un luxe de souvenirs dont rien jusqu’alors ne
m'avait autant approchée.Je vivais dans la surabondance
avant d’avoir cueilli quoi que ce fût.Je vivais le déroulement
des saisons, la vie obscure des germes et la croissance infini-
ment patiente des structures, je vivais la très lente histoire de
chaque chose avant d’y avoir porté la main. J’en oubliais mon
désir et lorsque, enfin, sans précipitation, sans passion, je pre-
nais possession de l’objet et le portais à ma bouche, je dé-
TSÉ-TSÉ 31

couvrais avec stupeur que le fruit autrefois convoité avait


cessé de répondre à mon attente — que je n’attendais plus
rien —, qu’il avait perdu toute qualité exprimable et ne si-
gnifiait plus rien. Il s’était comme vidé de ce qui le caracté-
risait, de ce qui le définissait et le posait, en temps et lieu par-
ticuliers, au-dehors. La chose avait perdu son goût. Elle s'était
défaite de tout le poids de ses qualités intrinsèques. S'il lui
restait encore une forme, ce n’était que vague enveloppe
comme vêtement d'emprunt, défroque anonyme, réalité si
proche de n’être rien qu'aucun nom ne se présentait pour la
désigner.
Il y avait ainsi des instants où je me sentais très près de tou-
cher au vide fondamental de l’être et c’était pour moi une
joie si surprise, si silencieuse, que j’ai pu me demander long-
temps si pareille joie pouvait être dépassée. Ma bouche
même, cette prodigieuse excavation de tendresse ouverte au
milieu de mon existence comme pour me rappeler que la
vocation de la femme est de réception, d'absorption, d’assi-
milation, cette crevasse d’eau de pénombre où rêvent sans fin
toutes les possibilités charnelles de la douceur et de la vio-
lence, ce trou de plaisir au cœur de ma face, par où j'étais au
monde, par où j'étais ce que j'étais, ma bouche, c’est bien ça,
ma bouche avec sa charge de lèvres avancées, avec ses replis
en avant d'elle-même entrés dans le vif, entrés dans le brû-
lant, entrés dans le périssable, mes fastueuses lèvres de
femme-mère chargées de la destinée de tout ce qui se dis-
sout, mes lèvres, ma bouche, mes lèvres, mes lèvres, mes
lèvres, si je vivais encore, c'était mes lèvres qui vivaient,
elles-mêmes pour elles-mêmes, s’accordant leur joie
d’elles-mêmes à elles-mêmes car il n’y avait plus rien, dans
l'instant, que lèvres-joie, lèvres pour rien, joie pour la joie —
ma bouche, donc, épousait le vide dans la plénitude même
de son activité amoureuse.
32 CLAUDE LOUIS-COMBET

Et tout cela autour d’une pêche ou d’un raisin ! Qu'en se-


rait-il donc lorsque le désir d’amour suspendrait son attente
au-dessus de l’enfant !
Mais je n’en étais pas encore là. Je mettais tant d'énergie à re-
noncer aux petites choses, à temporiser au sein d’une
activité sans réelle grandeur, qu’en présence de l’enfant j'étais
comme débordée par la violence toute primitive de mon ins-
tinct.

Il arrivait souvent que l'enfant me surprit dans l'intimité d’une


concentration au sein de laquelle je me croyais à l’abri de toute
irruption venue de l’extérieur. Accroupie dans le coin d’une
pièce, peut-être nue, peut-être couverte, face au mur, j'étais ab-
sorbée non pas dans la réflexion ni dans la méditation ni même
dans la rêverie, mais dans un effort extrême pour me vider de
toute pensée, de tout sentiment, de toute sensation, essayant
de fondre en un seul et même néant mon désir du vide et le
vide de mon désir. Alors l’enfant entrait. Il n’avait pas d’effort
à faire : toutes les portes étaient ouvertes. Il s’avançait, proba-
blement sur la pointe des pieds, sa démarche était, toujours,
extrêmement silencieuse (et c’était bien ainsi qu’il pouvait me
rencontrer). Il venait jusqu’à moi, derrière mon dos, d’abord.
Puis, comme je ne bougeais pas, il se glissait entre le mur et
moi. Et tout d’un coup il hurlait : maman ! maman ! I] hurlait. Sa
voix éclatait comme une bouteille que l’on brise, maman !
maman ! 11 y avait le feu dans sa bouche qui se tordait, ce n’était
plus une voix d’enfant, la chair se déchirait, il y avait un cri,
c'était peut-être la terreur, c’était peut-être une forme absolu-
ment inconnue de l’amour, c'était peut-être le besoin d’un autre
cri, C'était un cri qui montait haut dans l’aigu, pendant que je
galopais à travers ma solitude vers la solitude de l'enfant, pen-
TSÉTSÉ 33

dant que je m’essoufflais, que je haletais et c'était tout ce que je


pouvais pour lui, dans l'instant, c’était haleter, c’était accourir
avec mon souffle, avec mon sifflement de charmeuse de petits
serpents, tout ce que je pouvais pour lui, c'était mon haleine
issue de mes entrailles, c’était ce qu’il y avait de rauque dans la
douce chaleur de mes lèvres, juste ce qu’il fallait pour le rete-
nir, et il était accroché, juste ce qu’il fallait pour le saisir et il
adhérait, il me retrouvait, je le retrouvais, ma bouche qui avait
suivi mon souffle fouillait une bouche qui ne pouvait plus crier,
l'enfance de la chair s’abandonnait à sa ferveur. Une seule et
même respiration nous accomplissait. Est-il un nom pour cet
amour ?

Je vivais dans une grande confusion.Je sentais en moi d’im-


menses possibilités de renoncement, un goût exigeant pour la
vie contemplative, pour le recueillement, une absence totale
d’ambition et, d’une façon générale, un profond désintérêt à
l'égard des mondanités. Je sortais très peu. Je ne recevais ja-
mais. Je me tenais à l’écart, à distance (d’aucuns penseraient
peut-être : à l’abri — mais ce sont gens qui n’entendent rien aux
menaces véritables qui sont menaces de l'esprit, nées de l'esprit
et destinées à l’esprit…).
Je menais une vie qui, par bien des aspects, pouvait rappeler
celle des saintes recluses : vie d’immobilité, de méditation,
d’abstinence alimentaire, de veilles inlassables.. Cette com-
paraison cependant ne saurait être poussée très loin. En réa-
lité, j'étais absolument dominée par une toute-puissante concu-
piscence qui me liait à l’enfant d’une façon effrénée.
Ce que j'ai tenté, en quête de l'unité de mon être, ce fut une
sorte d’équilibre entre ma volonté d’ascèse et la merveilleuse
vitalité de mon désir. J’'employai à cultiver celle-ci toutes les
34 CLAUDE LOUIS-COMBET

ressources d’une personnalité foncièrement éprise de perfec-


tion spirituelle. Ainsi mon besoin de culte, mon sens du céré-
monial, mon goût du sacrifice, ma nostalgie de l’extase, tout ce
qui me qualifiait pour une destinée hautement religieuse, tout
cela je le mis au service de mon désir — le plus charnel, le plus
viscéral, le plus radical de tout ce que peut mûrir en fait de dé-
sirs le nid matriciel au-dedans de la femme. (Et si la femme
veut approcher de son nom, que ce soit parmi les métaphores
du dedans. C’est à partir de là qu’elle commence d’exister.Je lai
bien compris, moi qui ai consacré le meilleur de mon temps à
revenir au dedans, à ramener au dedans ce qui avait tenté de s’en
échapper, à faire du dedansle principe et la fin de toute mon ac-
tivité.)

Il faut que je dise tout — sinon l’instant que j'attends n’attein-


dra jamais sa parfaite plénitude. Car cet instant, qui est celui du
retour, celui où la douce petite chose de chair vide et vaine doit
réintégrer le lieu de son origine, — cet instant est riche de tous
les instants à travers lesquels s’est fortifié mon désir. Il faut donc
que toute cette histoire soit présente à mon esprit — mieux en-
core, que je la revive dans ma chair jusque dans l’imminence
de lextase — extase pour laquelle nous avons vécu, l’enfant et
moi, sans réticence, sans demi-mesure, sans jamais regarder en
arrière, sans jamais chercher d’échappatoire.

De tous les gestes que j’appris à suspendre il en est


quelques-uns qui jouèrent un rôle essentiel dans l'éducation de
TSÉ-TSÉ 35

mes capacités d’amour maternel. J’en parlerai non pas comme


d’un côté inférieur de mon activité — d’un côté malsain, d’une
face honteuse, mais simplement comme d’actes révélateurs de
ma manière de me situer dans l’existence et de me rappeler
ma féminité.
Avant que l’enfant vienne au monde et pour autant que je
puisse remonter très loin dans mes-souvenirs, je dois dire que
je n’étais pas particulièrement portée à m’accorder la jouissance
du plaisir solitaire. Il m’était arrivé quelquefois de me soulager
d’une trop grande tension nerveuse par une manipulation ra-
pide qui me plongeait dans le sommeil plutôt que dans la béa-
titude. Mais mon intérêt ne s’était jamais fixé sur les pratiques
auto-érotiques — tout au moins aux aires proprement sexuelles
du plaisir. Curieusement, ma bouche m’intéressait infiniment
plus que mon sexe. Elle m’apporta, lorsque je m’en pris au
corps de l'enfant, une plénitude de satisfaction telle que jamais
aucune caresse sexuelle ne m’en avait procuré. Ruisselantes de
tous les sucs intimes qu’elles puisaient dans toutes les cavités
organiques de l’enfant, les lèvres de mon visage s’épanouis-
saient dans un plaisir total qui laissait loin derrière lui le souvenir
que j'avais de quelques orgasmes d’adolescente… Il faudrait
pouvoir dire le goût de ma langue, sa fastueuse tumescence
entre mes lèvres gonflées, les tremblements de la mâchoire et
les spasmes de la gorge dans l’excès du plaisir ! Quand le bébé
suçait mes seins, je le sentais se dilater dans l’épaisseur inson-
dable de la satisfaction. Moi, c'était quelque chose de ce genre
que j'éprouvais lorsque ma bouche s’ouvrait en lui — mais mon
bonheur était multiplié par mon degré de conscience, comme
par un jeu de miroirs, à l'infini.

Et la salive — océanique.
36 CLAUDE LOUIS-COMBET

Je sais pour lavoir patiemment contemplée dans la mobili-


sation soutenue de tous mes sens à quel point ma peau est
douce. Ici, je ne parle pas seulement de ma poitrine ou de mon
ventre. Mais là même où la peau est plus épaisse et plus dure,
au revers de la main, par exemple, — là même, elle est chez
moi d’une douceur et d’une tendresse affolantes. Quelle étreinte
n’aurais-je pu m’accorder à moi-même ! Sans la rompre, je se-
rais entrée dans la texture intime de mes épaules, j'aurais trouvé
entre mes seins un creux pour mon visage, je me serais ber-
cée, je me serais aimée sur les versants de mon corps, je me se-
rais enfouie dans ma profondeur la plus brûlante et, passant
sur moi au rythme des métamorphoses géologiques, de mes
pieds à mon front, de mes reins à ma bouche, me lissant, me
polissant, mes mains, les très douces, auraient nivelé, aplani,
enveloppé et maintenu dans leur joie sans histoire toute cette
féminité mienne, toujours prête à chercher, hors d’elle-même,
le contact avec les choses, à se fuir et à se déperdre.
D’une probable enfance, des images me revenaient, qui di-
saient, mieux que les mots, le goût de mes hantises. C’était la
meule, par exemple, la meule ancienne de pierre fine, au grain
imperceptible et que l’homme, rémouleur ou paysan, ou les
enfants, la gamine que j'étais, inondaient de la même eau noire
et silencieuse. Usées par la meule, les lames prenaient, comme
extrêmement sucées, des formes courbes faites pour cerner au-
tant que pour trancher.Je les contemplais quelquefois avec une
dévorante satisfaction : cette douceur si méchante, cette courbe
si douce, cette alliance fondamentale de la pierre, de l’eau, de
l'acier et du feu (car la lame brüûlait le doigt qui s’y appuyait, le
brûlait dans l’extase du bleu), tout cela inventait de singulières
TSÉTSÉ 37

chansons dans mon sang ! N'y avait-il pas, dans la petite fille
que j'étais alors, tout ce qu’il fallait pour ranimer les mythes et
les rites du rémoulage ! Les yeux clos sur mon bonheur, je po-
sais ma joue sur la pierre fraîche :je la sentais faite d’une ma-
tière plus fine et plus serrée que la mienne, plus pure, et cela,
tout à la fois, m’émerveillait, me vexait et me stimulait. Moi
aussi, je serai pierre — c'était la chanson qui dansait dans mon
sang —, pierre avec mes lèvres et pierre avec mes dents et pierre avec mes
cuisses et lame avec ma langue et lame avec mes cils et pierre avec mes
doigts et lame avec mon cœur.
Souvent depuis, je me suis accordé le temps, tout le temps
qu’il fallait, pour parcourir à meules-mains ce corps qui gran-
dissait, cette femme qui avait grandi et qui mettait toutes ses
ressources à se posséder elle-même.Je cherchais sur moi des
points d’étreinte, toujours avec le même désir d’abolir les saillies
et de ramener au bercail, au vide berceau du vide, tout ce qui
s’exhibait hors de la masse charnelle primitive et se faisait épars.
Ainsi, une posture dans laquelle je me suis longtemps complu
fut l’accroupissement, j'entends bien l’accroupissement inté-
gral, tout le buste reflué dans l'abdomen, les mains croisées sur
la nuque, les genoux moulés dans les épaules. Mais alors, tou-
jours de même enfance, une autre image s’exsudait, nocturne,
bestiale, fabuleuse — image d’animal géant léchant et suçant les
zones chaleureuses, odorantes et hypersensibles de son corps
et retrouvant à ce jeu le monstre originel à double gueule et
double sexe se copulant lui-même, se pénétrant et se possédant
d’un pôle à l’autre de son être et entrant dans des transes qui
rendaient vains et insipides après elles toutes les rêveries de la
beauté et tous les efforts créateurs de la mystique et de l'art : car
c’était une clameur absolue dans l’abîme de laquelle l'animal
enfantait l’homme avec un désespoir suicidaire ; un instant en
suspens comme l'éternité, joie et douleur avaient même vi-
sage et même voix.
38 CLAUDE LOUIS-COMBET

Maintes et maintes fois, la petite fille en moi avait rêvé


d’unir ses lèvres à ses lèvres, maintes et maintes fois elle avait
rêvé l’amour sans faille et sans partage, l’amour immobile,
sans aventure dans l’espace, sans intrigues, sans voyages. Ac-
croupie toute seule, pour soi seule, la tête entre les cuisses, elle
fixait nostalgiquement un point d’ombre sur sa chair. Et
comme Tantale, elle sentait sa langue tirer sur ses racines et
ahaner aux sources obscures de la salive. D’où lui venait cette
foi élémentaire (et l’a-t-elle vraiment jamais perdue ?) que du
plus intime des baisers de soi-même à soi-même devait naître
l’entière perfection de sa vie ?.…

Mais c’est assez, c’est déjà trop parlé d’enfance. On le sait


bien que je fus petite fille comme il fut, lui aussi, petit garçon.
Ces âges lointains n’offrent pas d’intérêt en eux-mêmes. Ce
n’est qu’à défaut de s’être dépassé et accompli que l’on se
complaît à ressasser ses origines. Moi, je n’ai pas la religion
des balbutiements. Il me plaît seulement d’être la femme que
je suis aujourd’hui, la mère unique et toute-puissante et qui
n’attend pour être pleine d’elle-même que de ramener à son
lieu d’origine la petite chiffe de chair atone qui a bouclé son
périple vital.
Si j’ai évoqué la douceur de ma peau et la fascination de
l'impossible contact, c’est seulement pour faire comprendre
le degré de tension et l’extraordinaire sentiment de force que
j'ai connus en suspendant au-dessus de mon désir le geste de
l’assouvissement. Il fallait désirer vraiment, désirer à travers
toutes les fibres charnelles, à travers la succession complexe
de tous les anneaux de l’être où le temps s’est noué sur
lui-même, il fallait désirer à hurler, désirer à défaillir, concen-
trer la violence insoutenable du désir sur un seul point du
TSÉTSÉ 39

corps, sur le noyau de chair radieuse à la proue du sexe, drai-


ner jusqu’à ce point unique toute la faim et toute la soif, les
nuits sans sommeil, les matins hébétés, les dents qui saignent,
les marches sur la braise, les ongles à vif, concentrer là toute
la richesse et toute la densité de la douleur et exiger la dé-
tente, tout de suite, comme on veut l’air quand on étouffe. Et
il fallait savoir qu’il suffisait d’un geste, d’un contact, d’un
bref mouvement du petit doigt. La joie qui se préparait à
bramer dans ma gorge était terrible.
… Peut-être que si l’enfant m'avait vue en cet instant il aurait
fui droit devant lui pour ne plus jamais revenir, droit jusqu’à
l’étang ou aux rails du chemin de fer sans même pouvoir
pousser le hurlement qui le jetait hors de lui.
Il y a des instants féminins-maternels où l’ouverture de
l’âme est insoutenable ; des instants où la femme doit se ca-
cher sous la montagne et que nul ne la voie et surtout pas
l'enfant. Il y a, dans la toute douceur du ventre maternel, des
désirs si sauvages que leur brusque révélation ferait crever sur
place les petits cœurs qui ne savent que chanter maman !
maman ! maman !
Je ne sais quel hasard a fait que l’enfant ne m’ait jamais sur-
prise sur les hauts sommets du désir que j'avais de moi-même
alors que le doigt levé au bord de mon sexe comme le doigt
de Dieu, je m’interdisais le plaisir de l’instant. Doigt impla-
cable. Main qui ne fléchissait pas. Il y avait un moment où
mon corps tout entier se cabrait contre ses amarres. Mais ma
main était de pierre et d’acier. C’était une lame qui ne rom-
pait pas. Détentrice des pleins pouvoirs, elle ne transigeait
pas. Elle demeurait hautaine, à distance, non pas indifférente
mais comme si sa ferveur était dominée par la circonspection,
comme si sa pente sensuelle était retenue, abruptement, par
un souci majeur. Et c’était bien, en effet, un souci majeur qui
commandait l’arrêt du geste : car je ne voulais pas appauvrir,
par les diversions d’un érotisme facile, la passion qui me liait
à l’enfant.
40 CLAUDE LOUIS-COMBET

Il ne m’a donc jamais surprise dans le débat de moi-même


avec moi-même. Il a pu croire que je n’existais que pour lui.
Cependant l'enfant grandissait, il allongeait son orbite et
gagnait de nouvelles zones d’espace, plus loin de mes lèvres,
toujours plus loin de mon visage, de mes bras, de mon corps
— mon corps ouvert, mon corps offert, mon corps creusé
au-dedans jusqu’au noyau de la nuit.
Moi, dans l’attente de son retour, je n’existais que plus im-
mobile, plus enfoncée en moi-même.Je passais presque tout
mon temps assise sur mes talons, les mains posées sur les
cuisses, le regard fixé sur la tapisserie — une tapisserie d’un
bleu fané qui avait viré vers un gris indéfinissable. Quelque-
fois, je me levais et me calais dans un angle de mur, le vi-
sage tourné vers la porte ouverte. J’aïmais sentir contre mes
épaules la résistance de la cloison et sous mes pieds nus celle
du plancher. Là, tassée de tout mon poids contre une réalité
solide et dénuée de conscience, je me sentais singulièrement
en sécurité. Je m’accordais le plaisir d’écouter vivre mon
corps, de suivre, en imagination, à travers des pistes inces-
samment réinventées dans la profondeur des membres et du
tronc, toutes les forces du désir jusqu’à ma bouche. J'étais
fixée dans l’immobilité du monde comme une colline mais
je sentais en même temps le ruissellement souterrain qui
s’écoulait par les mêmes interminables galeries de mines, ca-
naux et biefs et qui vivait en moi d’une réalité substantielle
insolite, comme une organisation à part, comme un réseau
d'irrigation mêlé à ma chair, associé à ma chair à un niveau
d'intimité infinitésimal et cependant différent d’elle, menant
sa propre destinée de ses sources multiples jusqu’à son unique
embouchure. Et, j'insiste bien, à ce stade de mon expérience,
la confluence charnelle de tous les courants du désir qui me
traversaient et me hantaient ne s’accomplissait pas dans mon
sexe mais bien dans ma bouche — et tout ce qui s’engendre
et se déroule dans la bouche s’en trouvait affecté : phona-
tion, respiration, gustation et toutes les variantes orales de la
TSÉTSÉ 41

saisie et de la palpation : morsure, déchirement, déchique-


tage, broiement mais aussi l’inépuisable activité de la langue
et des lèvres et l'extrême délicatesse de leur association. Tout
ce qui se passait dans ma bouche portait le désir, était porté
— apporté, emporté — par le désir.
Il y avait ainsi, au plus dense de moi-même, quelque chose
comme un réseau qui était le mouvement convergent de
toutes mes puissances d’aspirations. Et c'était, je crois, un
mouvement permanent, sans la moindre interruption, une
coulée perpétuelle dont je ne prenais conscience toutefois
que dans la parfaite immobilité de mon corps et dans le vide
de ma pensée.
Appuyée dans mon coin de mur, adhérant au briquetage
par la plus grande surface possible de mon corps, sans un
vêtement, la respiration ralentie dans ses dernières limites,
l’âme pointée sur la vibrance de ma chair à l’intérieur de ma
chair, je sentais mon visage grossir, pousser en avant et tan-
dis que langue et lèvres activaient leur turgescence et en-
traient dans le tremblement de la joie, je sentais ma bouche
s’approfondir, s’ouvrir démesurément au-dedans d'elle-même
jusqu’à se confondre avec tout ce qu’il y a de creux dans le
corps de la femme. Dans les lointaines assises de son être,
ma bouche épousait ma matrice. Des lèvres de mon visage à
celles de mon sexe, je n’étais qu’une seule bouche en abîme,
— une infinie puissance d’absorption, une pure capacité d’en-
gloutissement.
Et comme l'enfant rentrait, ses joues toutes fraîches d’un
air dont j'avais perdu le goût, et comme il se coulait, tout en-
soleillé, dans la pénombre de la chambre, sur la pointe lé-
gère de ses pieds, son sourire à pleine face, — j'étais là, c'était
terrible, j'étais là contre mon mur, avec mes lèvres mater-
nelles tendues en avant, et mes seins en avant, mon pubis en
avant, j'étais là et j'étais au-delà, je jaillissais dans le désert, je
me dressais à travers ma faim et ma soif, je n’étais plus une
colline, j'étais en marche, je fonçais, j'accourais dans mon
42 CLAUDE LOUIS-COMBET

désir toutes brides dénouées, toutes antennes braquées sur


la proie de mon rêve.Je n’étais plus une femme quelconque,
la mère quelconque d’un quelconque enfant.Je ne sais pas ce
que j'étais.Jevivais à une hauteur où les mots n’atteignent pas
— ni même les cris. Il y avait une sorte de murmure ronron-
nant comme la plénitude sonore de mon être, où se fondaient
tous les harmoniques de la tendresse et de la cruauté. C’était
cela que j'étais, cette heureuse plainte de joie-de-femme d’en-
fant-dressé-contre-elle, couché-sur-elle, roulé dans sa chair,
enfoui dans ses replis maternels comme un gigantesque phal-
lus — un phallus qui était son phallus à elle, la mère, et qu’elle
pouvait étreindre entre ses bras et goûter à pleine bouche et
elle ne s’en privait pas, elle ne le lâchait pas, elle arrondissait
son corps autour de lui, elle se creusait, elle s’approchait à
toute vitesse de ce creux fondamental qui la définissait au-de-
dans d’elle-même et par-delà toutes les apparences, comme
Femme-Mère-Amante créatrice et destructrice, elle s’ouvrait,
pas seulement dans sa chair, mais vraiment dans son épais-
seur ontologique à cet étrange phallus autrefois mûri dans
son ventre, rejeté hors de son ventre et qui lui revenait main-
tenant, qui était là, titubant de bonheur et bientôt endormi,
de tout son long, palpitant à son tour au rythme de cet amour
viscéral qui le liait à sa mère. Et moi, je n’en finissais pas de
m'approcher de ce creux où se tenait l’entière vérité de mon
être. Et je comprenais, au travers d’une intuition éclatante,
que dans la joie la plus profonde je serais toujours en dehors
de la joie aussi longtemps que l’objet de mon amour serait
hors de moi.
Je regardais l’enfant dont la nudité se mélait à la mienne si
intimement qu’il m’apparaissait vraiment comme une ex-
croissance de ma chair. Allongé sur mon corps, il me couvrait
toute, du pubis au visage et c’est ainsi que je découvrais en
lui une dimension capitale de sa nature. Il était. comment
dire ? une sorte de trait d’union entre ma bouche et mon
sexe. Il appartenait à l’une et à l’autre. Il réalisait une jonc-
TSÉTSÉ 43

tion de moi-même à moi-même par laquelle je me sentais


singulièrement pleine, singulièrement complète. Il était l’or-
gane qui me manquait et qui maintenant remplissait tout l’es-
pace entre mes bras. La femelle que j'étais découvrait sa part
de virilité à sentir respirer sur son ventre ce corps tendre et
replet, gorgé de sang et de lait.
Oui, il respirait doucement, je m’en souviens très bien, il
respirait innocemment, ce jour-là, lorsque, avec une lenteur
infiniment convaincue, je commençai à le frotter contre moi,
de ma vulve à ma bouche, je l’éloignai et le rapprochai à
creux de rythme, tantôt plus près de ma bouche, tantôt plus
près de mon sexe — et mon désir, cette fois-là et désormais,
je le sentis abonder aux deux pôles de ma chair tandis que
la joie entrait dans le vif de mon ventre avec des transes qui
me secouaient toute et que, pareillement inondées, pareille-
ment possessives, lèvres de bouche et lèvres de sexe, je ne sa-
vais plus lesquelles étaient plus sexuelles, lesquelles possé-
daient le goût, lesquelles étaient plus douces et plus
heureuses. J'étais comme doublement femme avec cet ap-
pendice viril qui me nourrissait, en son sommeil, par la
bouche et par le sexe ; je me possédais toute. J’étais comme
une sphère de joie et je retenais seulement le cri qui me rem-
plissait et roulait dans ma gorge parce que je craignais qu’à
déchirer le silence je ne rompisse le miracle de l’instant.

Si lent, si proche de l’immobile, caresse d’éternité, ce mou-


vement de la chair ne ressemblait en rien à ce que j'avais
connu jusqu'alors. Jamais les gestes étriqués de mon adoles-
Ja-
cence n’avaient remué de telles profondeurs de jouissance.
mais main sèche ou moite, main de la vaine attente et de
l'ennui inutile, n’avait tant ramé dans le fouillis des dendrites
+4 CLAUDE LOUIS-COMBET

aux confins de l’âme et du corps et cherché si loin la racine


du cri. Éprise de toute subtilité, j'étais certes amoureuse de
mes doigts, et j'aimais rêver sur leurs nervures, à l’extrême
portée de mes regards sur mon corps — mais à présent, j’en
convenais sans honte et sans chagrin, leur naïveté était fla-
grante alors qu’il s’agissait d’inventer la danse de la femme
au-dedans de la femme. Car cette chair à visage d’enfant,
cette chair issue de ma chair et qui progressait inconsciem-
ment vers l'intimité de ma chair, voilà qu’elle éveillait une
part de moi-même qui n’avait encore jamais vécu — une part
de moi qui n’était pas contingente et aléatoire mais qui était
vraiment, j'en étais sûre jusqu'aux larmes, l’absolu fonde-
ment de mon être. Comment dire ?Je n’avais jamais été très
sûre de mon aptitude à exister — le monde autour de moi
était si pâle... Mais là, dans la plénitude d’un instant où s’abo-
lissaient toutes les dualités douloureuses de la vie — le dehors
et le dedans, moi et l’autre, le passé et l’avenir — ramassée,
rassemblée, unie à moi-même par la racine de ma joie, je vi-
vais, c'était éblouissant, mon être tout entier s’extasiait.
Il est facile d’écrire un mot comme plénitude. Mais com-
ment traduire le vécu ?J’avais deux bouches pour sucer, deux
paires de lèvres pour jouir, un double sexe pour un double
visage — et cette chair toute mienne qui avait forme d’enfant
et qui bouclait le cercle entre les deux pôles de ma joie. Je
ne saurai jamais assez bien le faire sentir : l’enfant était par-
tout. Il voyageait dans ma chevelure, il s’étalait dans ma toi-
son. Et ce qui passait de mes lèvres claires à mes lèvres
sombres, c'était peut-être sa figure, peut-être ses reins ou son
ventre, — de toute façon, c'était ma chair comme une tige,
c'était mon membre heureux de sa chaleur, de sa douceur,
et qui gagnait en moi des eaux toujours plus secrètes.
TSÉTSÉ 45

Or dans la continuité de ce temps-là, le départ même de


l'enfant n’introduisait nulle déchirure.Je ne l’appelais pas, je
ne le cherchais pas, je ne me demandais pas où il pouvait
être — s’il jouait, s’il était dehors ou dans une autre pièce de
la maison, s’il appuyait son front contre la porte, contre les
vitres, contre n'importe quoi, je ne me posais pas de questions
à son sujet, en tout cas je ne cherchais pas à le retenir, je sa-
vais qu'il reviendrait, même si son retour se faisait de plus
en plus tardif — comme s’il errait, s’il hésitait, s’il avait à ré-
soudre un certain nombre de problèmes avant de revenir,
avant de pénétrer, toujours sur la pointe des pieds, toujours
avec son sourire, dans la chambre où je l’attendais — je savais
qu’il reviendrait, non qu’il n’eût pu, matériellement, se pas-
ser de moi : s’il avait eu faim, s’il avait eu froid, s’il avait eu
peur, il n’aurait pas manqué de trouver, alentour, quelque
foyer accueillant, de grasses familles capables d’une généro-
sité prolongée, voire même définitive. Non ! S’il revenait,
c’est qu’il y avait entre lui et moi quelque chose de très par-
ticulier. Il attendait la suite, le petit ! Il revenait pour voir ce
qui allait se passer, jusqu’à quand, jusqu’où cela nous condui-
rait lui et moi, il sentait qu’il vivait quelque chose d’extraor-
dinaire — et c'était une fascination. Il ne résistait pas.
Mon petit léger sur la pointe de l’âme s’en allait, il me fai-
sait au revoir avec sa petite main, il partait à la conquête de
l’espace. Mais l’espace était limité par une courbe qui le ra-
menait à moi et le rendait à mon corps de femme et le fon-
dait à tout ce qui s’incurvait dans ma chair, il revenait sur la
pointe de l’âme, il souriait sur la pointe des pieds, il disait
maman ! c'était peut-être tout ce qu’il savait dire. Ça suffisait
46 CLAUDE LOUIS-COMBET

largement puisque j'étais là. J’étais dans mon coin de mur, les
épaules et les fesses bien tassées dans l’angle, et mes lèvres en
avant, en avant aussi les pointes de mes seins et les boucles
serrées à l’orée du sexe. Tout cela c’était en avant, ça vivait
d’une vie originale, à un rythme particulier qui n’avait aucun
rapport avec la sérénité de mon cœur. Il y avait ainsi, concen-
trée en quelques zones étroites, actives, vulnérables entre
toutes, une intensité de vie qui contrastait étrangement avec
le vide de ma pensée et la profonde immobilité de mon
corps. C’est ainsi, je l’imagine, qu’à la surface toute blanche
de la Terre, grouillent quelques oasis, quelques deltas sur-
peuplés, quelques points de concentration de toute la cupi-
dité humaine, de toute la voracité de l’espèce, de son aptitude
radicale à la famine et à la destruction... Quelle étrangeté
dans le principe même de toute structure féminine ! Dieu
sait, en effet, combien ma bouche était douce en sa délicate
humidité, combien sa chaleur pouvait paraître bienfaisante et
combien mes lèvres avaient pouvoir d’aimer. Quant à mes
seins, quant à mon sexe, ils avaient la tendresse profonde des
choses qui attendent en rêvant. Je pouvais les toucher : mes
doigts disparaissaient dans leur infinie douceur comme se
perd une chanson parfois, un simple murmure, dans l’étoffe
insondable du silence. Et c’était là, cependant, lieux de tour-
ments et de fièvre. Je le dis bien : dans le calme, dans le vide,
dans l’immobilité, dans un état voisin de la totale absence au
monde, dans le recueillement de l’être tout entier au cœur de
ses abysses, là, je le dis bien, en ce temps dont les instants
s’étiraient indéfiniment sans jamais se rompre, en cet espace
délimité par les douces lignes de mon corps maternel, une
formidable tension s’accumulait, étroitement localisée, là, ra-
massée, lovée dans sa microsphère organique, une violence
de saisir, de sucer, de mordre et d’enfouir. Ma bouche, mes
seins, mon sexe — au plus profond de leur substance et dans
le secret de leur origine, je commençais à comprendre ce
qu’ils étaient : un rêve. et plus qu’un rêve, une hantise.…
TSÉ-TSÉ 47

plus qu’une hantise, un cauchemar, une épouvante mûrie


dans l'imagination de chiennes et des guenons légendaires
et de toutes les bêtes informes et impossibles et qui existent
pourtant et qui trompent leur paresse à déchiqueter des
ombres. Ma bouche était une de ces bêtes. Elle s’était logée
en moi, je ne sais quelle nuit, avec ces autres prédateurs in-
descriptibles, ces seins et ce sexe, qui avaient conjugué leurs
terriers à l’intérieur de moi-même en une seule immense ca-
vité, horizon sphérique inexorable pour petits poucets, mar-
mousets, chérubins et autres petits enfants trop aimés. Mon
corps n’était que le support limpide et patient de cette mons-
trueuse triade qui vivait pour elle seule toutes les aventures
de la rapine et du carnage.

Depuis que mes lèvres noires avaient goûté à l’enfant, je


ne pouvais plus dormir. La joie avait fulguré dans la tanière
des mille plis. La chair s’était déployée. Elle était sortie de ce
rêve sans image où elle avait vécu jusqu'alors. Et désormais
il ne m’appartenait plus de l’oublier. Tout ce que je pouvais
faire, c'était seulement essayer de museler cette rage de pos-
session qui se développait par là, de la retenir pour la ren-
forcer, de la priver pour fortifier ses exigences.
Et c’était là un des aspects de cette pensée dont j’ai parlé,
de cette pensée que je ne finissais pas d'approfondir alors
même que je me dépouillais de toute pensée : apprends, mais
apprends donc à désirer.
Certes, cette pensée ne visait pas simplement ce qui se pas-
sait à l’ombre de mon sexe. Elle concernait tout autant les
autres instances de la joie, bouche et seins. Mais quant à ma
bouche, j'ai dit quelle voie de renoncement j'avais choisi de
lui imposer lorsque je suspendais à distance d’elle le geste
48 CLAUDE LOUIS-COMBET

dispensateur de la nourriture et lorsque, dans l’abondance


des mots, je m’attachais au silence. De mes seins je parlerai
plus tard et je dirai ce que leur apporta la discipline du souffle.
Mais je dois maintenant évoquer le genre de relations que
j'établis avec mon organe intime tandis que l'absence mo-
mentanée de l'enfant me laissait seule dans mon coin de mur,
toute seule et toute nue (comme peut l’être toute Mère qui a
entrepris d’élever sa maternité à la hauteur d’une mystique).

Toute seule debout, au pied du mur et dans un angle


comme sur un fragment de croix, toute seule dans l’épais-
seur de ma nudité de femme et de mère :je suis celle qui se
prépare. On pourrait croire que mon attente est pure passi-
vité en face d’une éventuelle échéance comme de tomber
d’inanition, de mourir sur place ou d’apprendre que l’enfant
ne reviendra plus jamais. On pourrait croire que je m’aban-
donne, purement et simplement, à la mouvance des conjonc-
tures étant, de toute façon, infiniment dépassée par le jeu
complexe des causes et des effets dont il résulte, de toute
éternité, que je suis ici avec ma bouche qui tremble de désir,
avec mon corps en fièvre, avec mon ventre qui réclame, du
dedans de lui-même, une nourriture — la seule nourriture qui
le comblera à jamais, mais c’est une nourriture qui n’existe
pas encore vraiment en tant que telle, c’est quelque chose
qui mûrit au loin, mais, en attendant, mon ventre a faim de
tout autre chose que d’aliments connus, il se creuse, il s’ap-
profondit, il s'organise en réceptacle, en habitacle, en taber-
nacle. Et ce travail souterrain qui s’opère ainsi dans l'intimité
de mon être, j’en ai conscience dans ma bouche et dans mon
sexe. Cela passe en vibrations assourdies, en battements d’ar-
tères, en pulsations. Si j’ai l’air passive, si j’ai l’air abandon-
TSÉ-TSÉ 49

née et comme écrasée au pied de mon mur, au pied de ma


croix, c’est seulement parce que j'écoute et que je me
concentre toute sur la rumeur de mon existence. Mais qu’on
ne se fie pas aux apparences. Que l’on n’aille pas conclure de
ma manière absente à je ne sais quelle démission de mon hu-
manité. Car je suis là, terriblement. Je vis en altitude.
Je vis
en haute tension. J’ai une bouche, moi. J’ai un sexe, moi. Et
il se prépare, dans leur essentielle solidarité, des événements
incomparables, de ceux que l’on ne peut même pas soup-
çonner parce qu’ils sont un défi à l'Histoire. Ça se prépare
dans le sang, dans la lymphe, dans la moelle. Ça se prépare
au fond. Et je peux être n’importe où, je peux faire n’importe
quoi, ça n’a pas d'importance, ça se prépare toujours. Si je
reste ici, si je ne prends même plus la peine de m’habiller, de
me coiffer, de me laver, si je reste des jours sans manger, si
je ne parle pas — c’est que tout est tellement plus intéressant
ici, dans la pénombre, dans la solitude et le silence. Les
choses qui m’intéressent accèdent à une richesse de présence
extraordinaire qui est bien la contrepartie de ma radicale in-
digence. En vérité, il faut vivre au pied de ce mur, au pied de
cette croix, pour comprendre ce que peuvent être la bouche
d’une mère et son sexe — et quelles relations étranges et per-
manentes ils entretiennent l’une avec l’autre. Il faut être nue
et d’une nudité qui n’est pas simplement de surface — nudité
de femme qui s’est déshabillée —, qui n’est pas simplement de
chair mais qui est une disposition intérieure et comme une di-
mension de l’être tout entier. Alors par exemple, le sexe est
tout autre chose qu’un organe.
Moi, à l’écoute de son existence, je le sens qui progresse
vers sa plénitude.Je le sens qui monte au-dedans de mon
corps jusqu’à l’âme, et qui s’enfonce en moi, je veux dire qui
s’enfonce jusqu’à ce moi qui n’est rien d’autre que dedans ab-
solu.Je me sens ouverte ainsi jusqu’à la racine de mon être
en quoi s’ouvrent tous les vertiges de l'ouverture — et pour
l'évocation desquels s'imposent toutes les images de préci-
50 CLAUDE LOUIS-COMBET

pices, les nuits sans fin, les mers sans fond, les mondes sans
assises et la chute de toutes choses. (Et comment pourrait-on
croire que je suis debout au pied du mur, que je suis solide-
ment plantée au pied de ma croix alors que je ne cesse de
tomber avec le temps qui tombe avec le temps qui passe et
tout ce qui tombe et tout ce qui passe !) Passage pour tout ce
dont l’être est de passer et se perdre, — ainsi mon sexe, ainsi
ma bouche. Leur plénitude épouse le néant. Et le désir qui les
hante est vocation à l’abîme.
Vocation. Je le dis au sens le plus pur du terme.Je suis
femme.Je suis mère. À travers mon sexe féminin maternel
comme à travers ma bouche féminine maternelle, à travers
l’un exactement comme à travers l’autre, s'exprime un appel,
— va se clamer un rappel.
Parce que l'enfant erre à la recherche de son lieu, parce
qu’il fait semblant de n’avoir pas encore compris. Dieu sait
pourtant qu’il les connaît bien, toutes les lèvres de mon
corps !
Mais je l’attends. J’ai beau tomber à toute vitesse au pied
du mur avec ma croix par-dessus, je serai encore là quand il
rentrera, quand il aura l'illusion de crier maman ! maman ! à
celle qui n’entend pas et qui a déjà sucé toutes les paroles au
fond de son cerveau.
Je serai là.
J'étais là chaque fois qu’il rentrait. Il rencontrait toujours,
très en avant de moi-même et souvent avant qu’il eût le temps
de se demander ce qui lui arrivait, dans la saisie, dans
l’étreinte, ma bouche, mes seins, l'ombre triangulaire de mon
ventre. Moi, j'étais loin derrière, j’arrivais comme je pouvais,
je n’arrivais jamais tout à fait comme il aurait fallu et l’enfant
devait se débrouiller tout seul avec ma bouche, avec mes
seins, avec mon sexe.
TSÉTSÉ 51

Il se débrouillait, certes, il se débrouillait de mieux en


mieux. Comme je me collais à lui par toutes les ouvertures
de mon corps, il se collait à moi. Nous échangions, magnifi-
quement, nos viscosités, tout ce qui, en deçà de la chair, s’as-
socie à la fusion d’une chair en l’autre : salive ou larmes,
mucus ou excréments. Nous nous empätions mutuellement,
nous nous enlisions dans une seule et même masse charnelle
où mes cuisses se mélaient à ses bras, où mon sexe riait dans
son visage, où son petit pénis se noyait dans mes baisers.
Ce n’était pas un jeu. C’était un cérémonial. L'enfant y par-
ticipait avec une sorte de piété que je n’avais pas eu à lui ap-
prendre directement mais dont, sans doute, il avait senti la né-
cessité à mon contact même alors que, les yeux clos, le souffle
en suspens, le geste arrêté, ma bouche gonflée, mes seins ten-
dus, ma vulve exhibée dans son royaume nocturne, j’atten-
dais son retour comme savaient attendre les saintes femmes
de tous les déserts. Et je sentais alors, avant qu’il ait appelé
maman |! maman ! et sans avoir besoin de l’observer, à quel
point son regard me contemplait. Il y avait toujours un long
instant pendant lequel l'enfant devait se remettre du choc
éprouvé par ma vue, par la brusque intuition de ma solitude
sans merci au pied de ce mur, à l’angle de ma croix — et
c'était un instant que l’enfant occupait tout entier à se fami-
liariser avec l’image de mon corps. Moi je fermais les yeux.
Ma bouche agitait son désir en forme de prière. Et l’enfant,
je le sentais parfaitement, je le devinais sans le voir, je le
voyais très bien — avec son regard levé vers moi, baissé vers
moi, son regard qui cherchait je ne sais quoi, entre ma tête et
mon ventre, qui errait de mes épaules à mes hanches, qui
52 CLAUDE LOUIS-COMBET

cherchait sans savoir ce qu’il cherchait, qui traînait grave-


ment, comme un enfant fatigué, de ma bouche à mon pubis
et qui interrogeait celle qui n’avait rien à dire, celle qui était
bien incapable de répondre. C’était un regard rond, un re-
gard gris, je m’en souviens très bien.Je me gardais d'ouvrir
les yeux : je voyais l'enfant avec une telle intensité. Du fond
de moi-même, j’assistais à sa curiosité. Il se penchaïit en avant
comme sous le poids de son sourire. Il n’était qu’à un pas de
moi. Je sentais son ombre envelopper les zones les plus
douces de mon corps. Il se penchait, il se penchait. Moi, je
me précipitais dans mon bonheur. J'étais ma peau et toutes
les strates charnues sous ma peau. J'étais toute lisse et j’éprou-
vais la courbure de mes lignes comme un rare degré de per-
fection. (Ce n’était du reste pas vanité. Tout ce qui avait lieu
en moi dépendait si peu de moi.)
L'enfant entrait. Il s’approchait. Il s’arrêtait. Il se penchait.
J'étais debout, femme faite mère. Il y avait le mur. C’était ma
croix, quelque chose comme l’élément d’une croix. Et ce
qu’il y avait de crucifié, ce n’était pas l’enfant. C’était sa mère
avec la double plaie ouverte de son visage et de son ventre.
L'enfant, quant à lui, n’avait pas encore eu le temps de crier
maman ! maman ! Il n’était pas bien grand avec ses yeux
ronds, ses yeux gris. Quand il se penchait sur moi, son vi-
sage m’entrait dans le sexe.
Moi je n’ouvrais pas les yeux. Plus mon regard renonçait
aux choses, mieux je voyais l'enfant. Il était en arrêt, le cœur
prêt à crier. Mais dans l'instant où le silence annonçait déjà
les mots qu’il allait clamer, l’enfant exprimait dans l’émoi de
tout son être une surprise bien proche de la joie. Il saisissait
d’emblée, hors de tout discours, ce qu’il y avait de radicale-
ment insolite dans la nudité maternelle.
Je dis bien radicalement. Car il peut arriver qu’un enfant,
par hasard, aborde sa mère dans l’acte du déshabillage ou
de la toilette et qu’il ait ainsi le spectacle d’une nudité active,
parfaitement insérée dans la trame simple et heureuse des
TSÉTSÉ 53

choses quotidiennes. Dans ce cas, il n’y a pas de mystère. Et


la curiosité de l'enfant, si elle existe, ne sera jamais un tour-
ment. Rapidement, elle sera comblée, ou peut-être simple-
ment distraite par la vertu de la banalité. Mais entre mon fils
et moi, c'était tout autre chose. Le spectacle de mon Corps,
parce qu’il dépassait toute attente possible, provoquait chez
l'enfant une sorte de transe ou de commotion. C’est que mon
corps n’était pas simplement corps voué à la familiarité de
l’espace. Il était désir et créait autour de lui une tension ou
plutôt une aspiration absolument vertigineuse. Et l'enfant,
en arrêt au bord d’une chair qui se précipitait sur lui du fond
de son rêve, était incapable de se détourner, de se détacher
et de fuir. Il vivait la fascination avec un consentement total.
Il adhérait au mythe et du coup'il se mouvait dans un espace
et un temps qui n’avaient rien de commun avec ceux des ac-
tivités ordinaires. Cela, il faut le comprendre sans quoi toute
cette histoire de bouche, de seins et de sexe n’aurait aucun
sens ; aucun sens non plus, cette prodigieuse dissolution qui
fit peu à peu, d’un être semblable à tous les petits garçons de
son âge, une sorte de chose douce et tiède sans forme dicible
et sans autres qualités que douceur et tiédeur.

L'enfant se préparait à crier Maman ! Maman ! mais alors


que les mots n'étaient pas encore nés dans sa bouche, il se
penchait, il se penchait, son ombre glissait sur la clarté de
ma chair.
Je portais entre mes cuisses la source première de tous les
océans.
54 CLAUDE LOUIS-COMBET

Qui dira jamais ce que fut le mouillé maternel, tant pour la


mère que pour l’enfant, tandis que le désir envahissait toutes les
sphères de l’être ! C’était un ruissellement à l’état pur. Je ne
sentais pas ma chair. Je sentais seulement que je m’écoulais —
comme si la nuit qui était en moi comme au fond de toute chose
se liquéfiait dans toute sa masse. J'étais la nuit se baignant en
elle-même, se baignant en eau molle et c'était pour ainsi dire
sans limites.Je pense qu’à ce moment-là je devais être très
grande, très large, très ronde et que ma bouche, mes seins et
mon sexe accomplissaient l’espace total. Comment dire ? Il y
a une saison où les vergers sont tellement fleuris que les arbres
disparaissent dans l’épaisseur des couleurs et des parfums. On
songe bouquets, à profusion, mellifluence ; on ne perçoit plus
ni les troncs ni les branches, les formes s’estompent dans la
moiteur. C’était un peu ce que j'étais. Ce qui fleurissait en avant
de moi-même faisait oublier tout ce qui, par ailleurs, pouvait en-
core laisser croire que j'étais une femme parmi tant d’autres.
D’une certaine enfance, j'avais longtemps conservé un goût
tout particulier pour les seringas dont l’odeur capiteuse me trou-
blait merveilleusement. Mais à l’époque dont je parle, j'avais
rompu depuis longtemps avec les fleurs. Cependant, à humer
dans mon désir tout ce qui montait des hautes herbes de mon
corps, je découvrais une nouvelle profondeur d’expérience où
tout ce que je savais et croyais savoir des parfums se trouvait ab-
solument dépassé. Car ce que j’éprouvais, à travers mes propres
senteurs, c'était la diffusion, en quelque sorte matérielle, du
désir et de la joie — et l’assomption de l’espace qui s’y accom-
plissait. L'enfant aussi était sensible à cet aspect de la réalité.
Tandis qu'avec ses yeux ronds, ses yeux gris, il se penchait sur
TSÉ-TSÉ 55

moi comme aspiré par le paradoxe de la souplesse et de la mo-


bilité de mes lignes dans la stabilité et l’inertie de mon corps de-
bout, je voyais son visage frémir et se gonfler les ailes de son
nez, je le sentais se remplir de cette odeur femelle qui m’enve-
loppait toute et qui, en avant de moi-même, remplissait l’es-
pace de tous les fastes du désir. Sentait-il ce qu’il y avait d’es-
sentiellement nocif dans le parfum maternel, dans ces odeurs
que nul artifice ne venait corriger ou dénaturer et qui étaient,
brutalement, sans une ombre de pudeur, l’aveu d’une chair im-
périeuse œuvrant, dans sa radicale obscurité, à une alchimie
de l'absorption et de la dissolution ? Sentait-il ce que ma simple
odeur de mère aimante exprimait en fait de voracité, — et ce
qu’il y avait d’implacable dans mon appétit ?
Sentait-il ? Ne sentait-il pas ? De toute façon, il était trop tard.
Dès le premier jour, il était déjà trop tard. Le processus amorcé
dans l'intimité de l’œuf et qui poussait le nouvel être vers l’ex-
térieur, vers le monde, vers la vie, n’était que la face acceptable
— le masque destiné à donner le change — d’un autre processus,
inavouable, celui-là, intolérable : celui de la réintégration. Dans
l'amour qui le nourrissait, l’enfant portait et cultivait sa propre
négation. Chaque pas en avant était aussi un pas en arrière,
tandis qu’il grandissait gentiment sous le regard extasié de sa
maman. Chacune de ses conquêtes était une défaite car si, en
apparence, l’enfant semblait s'affranchir et prendre le large, en
réalité il se découvrait chaque jour un peu plus lié à la réalité
absolue d’une Mère qui n’avait qu’à être là, au pied du mur, au
pied de la croix, pour que l’enfant y fût aussi — et il n’y avait pas
d’autre horizon, pas d’autre sens à la vie que d’être là, tout seul
face aux suçoirs maternels, pas d’autre destin que de céder
chaque jour à leur ferveur. Alors lenfant hurlait Maman !
Maman ! et dans son cri tant de joie se mêlait à tant de déses-
poir, c’en était fait de ce mur en forme de croix, je touchais
terre, c’était son visage, c'était son corps pressé contre le mien,
la terre était douce et sa rondeur complaisante, je n’avais qu’à
creuser.
56 CLAUDE LOUIS-COMBET

Aujourd’hui, l'enfant (si je puis ainsi parler...) est là, tota-


lement sous ma main et tellement vidé de lui-même et telle-
ment réduit à l’état de simple chose de douceur tiède que j'ai
quelque peine à saisir tout ce qui s’est passé entre nous. Dans
la parfaite continuité du temps, il n’est pas d’événement vrai-
ment notable à signaler, aucun point saillant. Notre coexis-
tence, la forme particulière prise par notre amour, tout cela
était affaire de vie quotidienne. À la distance où je me trouve
aujourd’hui de ces commencements, tout se fond dans la
même courbe sans reprise et sans rature. Ma mémoire est
toute lisse. Le vocabulaire de l’action n’évoque en elle rien
de précis. C’est plutôt en termes d’états qu’elle aurait quelque
chose à dire — ne serait-ce que le passage insensible d’un état
en un autre — la manière par exemple dont je devins, de la
mère fougueuse que j'étais au début, cet être qui investissait
tout son charme, toutes ses puissances de séduction, dans son
infinie patience, dans sa persévérance inaltérable, dans sa
volonté unique de parvenir à ses fins.
J'avais contre moi un certain ordre naturel des choses. Car
il est évident (mais au regard de qui ?) que l’enfant tend nor-
malement à survivre à sa mère ; que celle-ci doit décliner
doucement alors que l’enfant, toujours plus fort, engendre à
son tour... Mais ce côté normal des choses n’avait aucun rap-
port avec ma passion. Les lois de la nature n’étaient pas celles
de mon désir. Moi, je n’étais pas une mère — il y en avait
bien assez de par le monde pour perpétuer l'espèce et élever
de beaux enfants qui un jour leur fermeraient les yeux et les
conduiraient au cimetière. Moi, je suis la Mère. Ma bouche
n’est pas n'importe quelle bouche. C’est /a Bouche. Elle vit en
TSÉTSÉ 57

elle-même et me domine infiniment — tout comme mes seins


qui sont les Seins et mon sexe, le Sexe. Ils vivent en eux-mêmes
et entre eux. Ils mènent leur existence de grands seigneurs —
comme vécurent, dit-on, les ogres et les ogresses des
royaumes d’enfance. Moi, ce qui persiste à se dire moi, jene
suis que l’humble servante de leur puissance, je ne m'appar-
tiens pas, je vis à l’ombre de leur désir — 6, bien cachée, com-
bien cachée, si secrète que je suis parfois au bord de m’ou-
blier.
En face de cette destinée, toutes les tendresses maternelles
sont risibles. La générosité, l’abnégation, le sens du sacrifice,
les talents consolateurs, toutes les qualités qui définissent les
bonnes mères, tout cela, et les rites qui les honorent, tout
cela, face à ce que je revendique d’être, est plate plaisanterie
et ne vaut pas un sourire, pas un mouvement du petit doigt.

Moi j'ai des lèvres, elles sont terribles de douceur. Et leur


pouvoir d'invention, en matière de palpation, de caresse et
de succion, dépasse tout ce que la prose érotique a pu évo-
quer. C’est qu’elles sont allées loin. Elles ont eu bientôt fait
d’outrepasser l’épiderme. À force de douceur, elles ont crevé
la surface et sont entrées dans le vif. Lèvres de visage et lèvres
de vulve, elles se sont poussées dans la possession.Je ne sais
quel génie de la conquête les hantait — mais il voulait le sang
hors de toute blessure, il voulait la chair hors de toute mor-
sure. C’était l'extrême délicatesse — celle qui fait perdre la
vie ! Ça ne faisait pas de bruit. L'enfant pouvait dormir tran-
quille. Il pouvait rêver en bleu et rose. Sa substance le quit-
tait comme peut couler imperceptiblement une source dans
la mousse et sous les feuilles : à peine un frisson du sol hu-
mide et c’est déjà un règne qui succède à un règne, la possi-
58 CLAUDE LOUIS-COMBET

bilité d’un déluge et la promesse d’une submersion. Moi,


quand une petite goutte d’enfant, petite goutte de nuit, petit
goutte de sang s’est fondue parmi les sucs actifs de mes lèvres,
j'ai su, immédiatement, que j'irais jusqu’au bout.
Cet instant-là, je l’ai immobilisé jusqu’à ce jour. Je n’ai ja-
mais cessé d’en cultiver la délicate rareté.Je ne me suis jamais
lassée de le revivre et d’y puiser l’inspiration de mon destin.
Aujourd’hui même, dans l’imminence d’une communion in-
ouïe, alors que ma main s’approche infailliblement de ce qui
fut l’enfant et qui n’est plus que douceur informe, alors que
de ma main à la chose-enfant et de cette chose à mes lèvres
claires à mes lèvres sombres, s’inscrit, en bref, tout le tra-
gique de tout amour, aujourd’hui même, je le dis comme je
le sens, l'instant premier n’a rien perdu de sa fraîcheur, de sa
vigueur. J’'éprouve encore, dans ce visage en gouffre qui n’est
plus simplement visage d’une femme mais béance de déesse,
la consistance absolument unique de ce qui s’y coula.
Je ne sais quelle était l’heure du jour ou de la nuit. Ni le
nom de la saison. Nous vivions, l’enfant et moi, dans un es-
pace inaltérable, lui avec ses yeux ronds, ses yeux gris, moi
avec ma chaleur de femme, mon épaisseur de femme, et tout
ce que le désir, chez la femme, peut brasser de relents et gon-
fler de chair. Cela, c’était notre lot d’éternité, notre perma-
nence.Je n’avais pas d’autre miroir que l’hébétude de l’en-
fant : c'était à la profondeur de cet envoûtement que je
pouvais me faire une idée de ma beauté. Je pense, par
exemple, à la façon dont l'enfant tendait à s’enfouir en ses re-
plis, que mon corps était magnifique. Par là, je n’entends pas
seulement ses qualités plastiques mais tout aussi bien son
odeur sous le nez, son goût dans la bouche et tout ce que les
mains — et l’enfant tout entier — pouvaient connaître de sa
douceur et de sa fermeté, de sa chaleur, de sa souplesse — de
sa plénitude. L'enfant promenait son regard avec ses mains
sur cette chair merveilleuse qui semblait s’offrir à lui totale-
ment.Je ne crains pas de le dire : dans sa toute-puissante ex-
TSÉTSÉ 59

tériorité, mon corps n’avait pas de secret pour lui. Il en était


le maître comme d’une sorte d’île fabuleuse née des amours
de la nuit et de l’océan. Il pouvait, comme un Robinson hors
de pair, s’adonner à toutes les explorations que son goût lui
dictait. Il poussait en avant son visage, il marchait avec les
mains, il nageait avec les pieds, ses sinuosités s’engageaient
dans les miennes, son petit sexe d’oiseau multipliait partout
ses doucereux contacts.
Et puis tout d’un coup, l’île s’agitait. C’en était fait de la
terre paisible. Le dragon qui dormait sous le sol, à l'ombre
bleue des veines et veinules, tressaillait dans ses entrailles
profondes. Je n’étais plus le jardin clair où l’enfant prenait
ses ébats. Quelque chose sourdait des assises de mon être,
une puissance formidable se levait en moi, mes bras et mes
jambes déroulaient leurs anneaux, mon ventre se creusait
comme s’il cherchait à rejoindre le vide obscur qui définit la
femme au-dedans d’elle-même, ma poitrine jaillissait et je
sentais ma croupe s’élargir prodigieusement, se gonfler de
toutes les hantises femelles de la terre. Alors, dans l’affir-
mation massive de ma chair, j’éprouvais la pesanteur de ma
vulve et son espèce d’obstination à ramasser tous les replis de
la nuit, —- comme si la matière dans laquelle fut pétri le sexe
de la femme était elle-même un produit de la nuit, comme si
le sexe, comme si la nuit, comme si la femme, comme si la
Mère qui se précipitait, le pubis en avant, qui s’écroulait lit-
téralement sur la tendre étoffe de l’enfant, comme si tous à
la fois, tous en un, nous n’étions que ténèbres dissolvantes et
absorbantes. L'enfant, quant à lui, dans son pitoyable rêve
de puissance, avait pu se croire, un moment, le maître de ce
grand corps féminin abandonné à toutes ses prises... mais
l'illusion n’avait aucune chance de durer. Comme il était
question d’abîme, c’était la femme qui triomphait. Penché
sur le vide, avec ses yeux gris qui assistaient au déploiement
de mon désir, l'enfant n’avait pas plus de pouvoir et de li-
berté que sable dans le vent.
60 CLAUDE LOUIS-COMBET

Qu'’était-il, en vérité, le petit potelé sucré, le blondinet, le


gros bébé ? Une excroissance de l’être maternel, pas davan-
tage, un pseudopode vaguement épris d'indépendance et qui,
pour un temps, semblait croire à ses chances d’expériences
personnelles. Mais de mon sexe à ma bouche s’élargissait un
bercail tout prêt à recueillir le transfuge. Il n’irait pas bien
loin, le petit poucet vagabond. J’avais le ventre assez large
pour couvrir tout son horizon. Des expériences personnelles !
Je lui promettais bien autre chose ! Son royaume, à lui, n’était
pas de ce monde. Il commençait de l’autre côté de mes lèvres.
Il s’abritait derrière les pointes avancées de mon corps en un
vaste lieu de chaleur humide et d’ombre rouge et il se déve-
loppait en une intériorité inépuisable. C’était là le centre de
toutes les sphères, le foyer de toutes les courbes. Il était in-
utile de dépenser sa vie à errer à la surface des choses, in-
utile de chercher la voie d’une soi-disant réalisation de
soi-même, de prétendre à l’individualité, à la culture, à l’hu-
manité. L'horizon ultime, on a beau faire semblant de l’igno-
rer, on le connaît bien, on sait sur quoi il débouche, on sait,
lorsqu'on fait silence, que toute démarche vous ramène fi-
nalement au centre de tous les centres, par la bouche et par
le sexe, par les voies de l’esprit et par celles de la chair, on
sait que tout s’achève dans la nuit première, que la patiente
édification des existences s’effondre tôt ou tard dans le chaos
des maternelles profondeurs. On n’a pas besoin de l’ap-
prendre pour le savoir, il y a toujours un vagin ouvert
quelque part dans la nuit, toujours la nuit, piège enfoui dans
la douceur gluante, toujours une paire de lèvres sans pensée
prêtes à absorber votre poids d’histoire et toute la masse
confondue de votre sagesse et de votre folie. Alors, inutile
d’insister. Inutile de persévérer. Il n’était pas nécessaire que
l'enfant rejoignît un jour la procession des mâles aux têtes
lourdes de songes et aux verges agressives. Au terme de la pé-
régrination, c'était toujours exactement la même chose, le
TSÉ-TSÉ 61

même trou dans la rondeur du monde. Autant en finir rapi-


dement…
Je pouvais naturellement me représenter l'enfant devenu
pubère, imaginer avec lui une relation charnelle plus élabo-
rée.Je pouvais en mon fils choisir l'amant... Cette pensée,
j'avoue que je l’ai quelquefois cultivée alors qu’à l’abri de
mes paupières closes je contemplais le minuscule organe viril
qui définissait le petit garçon. Je n’avais qu’à ramasser mon
désir à la racine de mes yeux clos pour voir croître et s’épa-
nouir merveilleusement le membre de mon fils alors que
lui-même conservait sa taille de jeune enfant. Son sexe bien-
tôt aussi grand que lui finissait par le dépasser. L'enfant le
serrait entre ses bras comme le mât de cocagne ou le mai des
vieux récits. Qu'ils étaient donc magnifiques, l’enfant et son
sexe ! C’était l’image resplendissante de la joie dans la vio-
lence reconnue, l’image de la force et de la pureté. Et moi qui
étais là, avec tout mon désir lové sur sa tige oculaire, c'était
mon tour, c’était le moment d’entrer dans la fête. Ouvre-toi !
ouvre-toi ! me criais-je à moi-même du fond de l’abîme.
Ouvre-toi, la femme ! Ouvre-toi, la mère ! Écarte tes bras,
écarte tes seins, écarte tes cuisses ! Le monde ne sera jamais
assez grand pour ton désir de t’ouvrir. Il n’y aura jamais trop
d’espace aux fourches de ton corps. Jamais trop d’écart. Ja-
mais de plages assez vides pour y étaler tes membres. Jamais
assez d’accueil pour cette chair nantie des pleins pouvoirs.
J'écoutais la femme en moi s’écarteler au-dedans de moi-
même — et la rugueuse ascension de sa clameur. Il y avait
une joie qui perdait le souffle à chercher son sanglot.. Je
pense qu’alors mon corps devait exister avec une vérité ir-
résistible. C’était l'instant où l’enfant hurlait, de toutes les
fibres arrachées de sa voix : maman ! maman ! maman ! Et moi
j'étais dessus. Moi, j’attaquais la douceur. Je provoquais la
grâce et l'innocence. J’entrais dedans avec l’éperon de mon
visage. J'étais la mère. J'avais conçu la vie. J’avais sur elle
tous les droits. Mes longues lèvres de mammifère malaxaient
62 CLAUDE LOUIS-COMBET

le fruit de mes entrailles. La joie montait de profondeurs tou-


jours plus profondes et plus haut, toujours plus haut, elle fon-
çait comme un bolide à travers la couche cosmique de mon
espace intérieur. L'enfant hurlait plus fort comme s’il mâchaït
des barbelés : maman ! maman ! maman ! Plus il hurlait, plus
ma joie se déchaînait, plus elle se précipitait au-devant de
cette espèce de terreur sacrée qui peuplait ses hurlements.
Cette fois, je Le tenais, je le tenais bien, je ne le lâchais plus.
Ce n’était plus un bébé, il avait perdu sa consistance de grosse
larve vagissante. C’était un petit homme aux formes déliées,
à la chair résistante, — avec des membres capables de ré-
pondre à mon étreinte par une ébauche de pression virile.
Mais sa voix qui n’avait pas encore mué — et qui ne devait ja-
mais muer — se déchirait dans la clarté des sons. Il y avait là
comme une limite extrême de l’enfance et comme une per-
fection…
Et moi, dans l’obscurité insurmontable de mon amour, dans
cette nuit née de ma propre nuit, je sentais toute la précarité
du temps. La maturité d’une enfance est infiniment fragile —
éphémère comme toute beauté qui hésite et se refuse à en-
trer dans le poids des choses. C’était — le terme peut paraître
étrange — un complexe d’équilibre qui s’était formé entre
l'enfant et moi, entre l’enfant et lui-même, entre moi et
moi-même. Un accord total nous liait l’un à l’autre et cha-
cun au-dedans de soi-même.Je n’avais rien à cacher à l’en-
fant. Mon corps était ce qu’il était, sans réticence. Mon amour
s'était débarrassé de tout scrupule et de toute arrière-pensée.
L'enfant savait désormais à quoi s’en tenir quant aux possi-
bilités de toutes les lignes de mon corps, de tous ses creux, de
toutes ses ouvertures. Il n’y avait pas d’ambiguïté entre nous.
Le jeu des appels et des réponses — murmures et cris,
contacts, alphabet des odeurs et des saveurs — était parfaite-
ment clair entre l’enfant et moi. C’est ainsi, par exemple, que
je percevais l’exacte qualité de ce maman ! maman ! maman !
incessamment repris en hurlements chaque fois qu’ouverte,
TSÉ-TSÉ 63

pleinement, je me refermais soudain sur le petit être comme


sur une proie. C'était un hurlement. Il comportait sa part de
douleur, mais plus il se renouvelait, plus je le sentais dominé
par une part d’extase et de jubilation. La douleur, c’était l’ir-
ruption. C’était la rupture d’un ordre délicat en harmonie
avec les petites choses et les banalités de ce bas monde. J’en-
trais là-dedans par une violente effraction, comme la trom-
pette du dernier jour. Mais peu à peu, tandis que j’accom-
plissais mon œuvre, tandis que des réservoirs les plus enfouis
de la chair enfantine une eau se recueillait qui se déverserait
bientôt dans ma bouche, les hurlements changeaient de notes
et de registre, ce n’était plus le déchirement des apparences
de l’être, mais l'expression d’une douceur, d’une tendresse et
d’une satisfaction fondamentales. Il y avait un souffle heu-
reux et chaleureux qui brassait des bribes de maman ! maman !
maman ! tout alentour, et entre les mots, entre les syllabes des
mots, toute l’épaisseur mystique du silence.
Il se pouvait que notre savoir fût bien maigre. Les choses
quotidiennes nous échappaient. Les grands secrets de la na-
ture nous étaient étrangers. Mais au moins, nous savions ado-
rer.

Cependant, je m’en rendais compte avec une conscience


toujours plus aiguë, le temps pressait. L'heureuse enfance par-
achevait son miracle : cette sorte d’accord ouvert entre
soi-même et un univers pleinement consenti, un univers en
écho et comme en visage avec les mythes dont l’âme est rem-
plie. Quand on a atteint cette hauteur dans la perfection de
son essence, me disais-je, il faut en rester là. L'enfant n’a pas
à connaître autre chose que le sommet de son enfance.
64 CLAUDE LOUIS-COMBET

En dehors du cérémonial de l’amour, les occasions de plai-


sir étaient rares. Cette sorte d’indigence était d’ailleurs voulue.
Elle était l’aboutissement d’une longue suite de renoncements.
Ayant conquis le silence, l’immobilité et la frugalité, je m'étais
créé un espace si léger que j’en perdais parfois le sentiment de
mon corps. Mais la rareté même des plaisirs que je m’offrais
leur conférait une intensité très étrange — au demeurant diffi-
cile à évoquer.
Par exemple, une des sensations les plus bouleversantes que
j'ai jamais connues me venait du simple geste consistant à poser
mes deux mains sur mon ventre et à les laisser glisser avec la
plus grande lenteur depuis le nombril jusqu’au pli de l’aine
avec un mouvement d’ailes déployées.
Je sentais alors, à même la tension de ma paume et de mes
doigts, la réalité concrète et la plénitude intérieure de l'infini.
Je n’ai jamais touché d’autre ventre féminin que le mien.Je ne
connais rien des autres femmes. Ce que je sais seulement, c’est
que mon ventre est le foyer de tous les rythmes et de toute la
plastique de mon corps — et pas seulement de mon corps ! de
tout ce qui se déplie et se déroule, de tout ce qui s’incurve et
sinue et qui donne son élan à ma contemplation et, à mon désir,
son éternel mouvement de prise et de reprise. Ce que je sais en-
core, pour lavoir parcouru quelquefois de mes dix doigts éta-
lés, c’est que mon ventre porte en soi une puissance d’accueil
où pourraient venir s’absorber, s’ils se laissaient aller, tous les
enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et tout ce que l’en-
fance a pu créer, tout ce qu’elle a pu rêver ; que mon ventre est
un puits sans fond, que la succession des nuits du commence-
ment à la fin du monde ne suffirait pas à en mesurer la pro-
TSÉTSÉ 65

fondeur. Je ne le dirai jamais avec assez d’insistance : passé la


frontière fragile de ma chair, ce qui s’ouvre de vide en moi n’a
pas de limites.

Alors, je regarde la petite sorte de chose dont j'ai parlé, l’es-


pèce de douceur douceâtre ineffablement tiède qui fut bien,
jadis, on peut me croire, un garçon aux yeux gris, un petit mâle
criant maman ! maman ! tandis qu’à bouche moussue j'entrais
dans ses fibres lointaines. Il est là, lui-même enfin ! délivré,
délié, épuré, sans contingences ni anecdotes, à l’état de pure
chose sous la main, de pure chose pour les lèvres, de pure.
Mais avant d’en arriver là, avant de consacrer un sacrifice dont
l’origine se perd dans la nuit de ma mémoire, je veux dire en-
core la manière et le goût de quelques actes qui précipitèrent
notre destin.

Je ne voudrais pas vanter ma lucidité.Je ne voudrais pas da-


vantage laisser croire qu’elle résultait de l’extrême simplification
de ma vie et de la pauvreté radicale de mes occupations. Enfin,
il ne faudrait surtout pas imaginer qu’elle fût sans faille et sans
faiblesse.
Ma lucidité est surtout rétrospective. Dans l’instant vécu, tan-
dis que mon mufle accomplissait de lui-même sa vocation, je
ne comprenais guère ce que je voulais, je saisissais mal —
c’est-à-dire toujours avec un certain retard — ce qui m’arrivait.
Il y avait toujours une part de moi-même, la part éclairée et
consciente, qui courait après l’autre. Les objectifs que je pour-
66 CLAUDE LOUIS-COMBET

suivais sans le savoir se définissaient à mes yeux une fois


qu’ils étaient dépassés.Je rencontrais ainsi, au niveau même
de mes options fondamentales, les difficultés que j'avais
connues autrefois lorsqu'il s’agissait de parler avec les
autres : les mots qui parvenaient à mes oreilles étaient des
sons et restaient des sons bien longtemps avant d’avoir un
sens. J'étais toujours en perte de terrain sur le discours d’au-
trui. Il me fallait un certain délai pour apporter un peu de
lumière dans le chaos phonétique où me plongeait toute
conversation. Quand la lumière était faite, l’autre avait dis-
paru et je me retrouvais seule. C’est ainsi que je pris peu à peu
le parti de l'isolement auquel je me suis tenue depuis lors,
avec cette terrible fidélité qui m’enfonce jusqu’au bout dans
tout ce que j’entreprends.

Sur le chapitre de ma lucidité, je me contenterai d'évoquer


un fait car il fut gros de conséquences en ce qu’il amorça une
sorte de tournant décisif dans mes rapports avec le monde —
je veux dire avec l’enfant.
Je reviens donc à cet instant crucial dont j’ai déjà fait men-
tion : celui où l’enfant commença à couler en moi.
Ce qu’il y eut d’abord, ce fut la saveur — si je puis appeler
ainsi la fadeur douceâtre qui brusquement m’emplit la
bouche alors que ma langue, comme à l’accoutumée, s’acti-
vait dans le creux ombilical du petit corps. Et la sensation
d’une chose nouvelle comme d’une goutte à la fluidité in-
certaine, plus proche du liquide que du solide, mais distincte
incontestablement de l’abondante salive et autres sucs mol-
lescents que je déversais et ravalais au long de mes succions.
Non. Sans aucun doute, cette sorte indéfinissable de chose
voisine du crachat n’était pas de moi. Elle n’était pas des-
TSÉTSÉ 67

cendue de mon nez. Elle n’était pas remontée de ma gorge.


Jamais peut-être, par comparaison avec ce que je portais
maintenant entre ma langue et mon palais et qui me gonflait
les joues, l’eau de ma bouche n'avait été si claire, si légère, si
liquide. Cette molle et fade épaisseur de réalité sans nom, ce
n’était donc pas moi qui l’avais distillée dans la masse un peu
rêveuse de mes glandes. Elle me venait de l’enfant, c’était
sûr, et n’en était que plus étrange. Et l’étrangeté de la chose
était telle que ma joie en était comme muselée et incapable
de pousser le rugissement qu’elle préparait quelque part au
fond de mes entrailles, comme si le triomphe de l’amour se
trouvait différé par ma stupeur même d’être allée si loin.
D’ordinaire, je gardais les yeux clos tout au long du céré-
monial de la succion par une sorte de piété naturelle autant
que par souci de préserver en moi l’absence de formes dont
se nourrissait ma vie intérieure. Cette attitude, du reste, ren-
forçait ma gourmandise en concentrant toute mon énergie
vitale, toute ma passion, sur mes lèvres et ma langue.
Mais ce jour-là le bonheur fut trop grand, je ne l’attendais
pas à ce point. Il me saisit au cours d’une activité quasi ma-
chinale comme peut l’être tout rite, toute prière, qui se sou-
tient trop souvent par la vertu de la répétition. Il entra en
moi avec une violence à laquelle je n’étais pas préparée
comme si toute l’ascèse à laquelle je m'étais soumise n’avait
eu d’autre horizon que le plaisir inhérent à la paix, à la séré-
nité, tout au moins à la dilution des conflits. Il éclata dans la
tension extrême de tout mon être. Il fusa dans mon cerveau,
il creva dans mon ventre. Ma chair fut secouée dans ses as-
sises les plus obscures.Je sens encore au souvenir de cet
instant le tremblement absolument inédit qui me posséda
toute et longtemps, je ne sais combien de temps, agita tous
les éléments soudain disjoints de mon corps comme muscles,
nerfs, os et ligaments, jointures et ceintures, membres et vis-
cères. Mon organisme était comme pulvérisé de l’intérieur
par la poussée monstrueuse de la joie, il s’éparpillait hors et
68 CLAUDE LOUIS-COMBET

loin de lui-même en une cavalcade anarchique et hystérique


de petites entités dénuées de toute raison d’être, fragments,
segments, pièces et morceaux en proie à des soubresauts dis-
cordants — éclats de (mon) corps possédés subitement par de
frémissants hasards.
L'évocation de cette suite d’instants est difficile. Comment
l’exprimer en première personne alors que précisément le je
se trouvait atomisé, éparpillé dans la pluralité, sans lien, sans
raccord, sans rapport, sans support ?Je n’existait plus. C’était,
perdu le contrôle, défaite l’unité, une réalité parcellaire,
ci-devant femme, ci-devant mère, ci-devant moi... Mais j’en
parle encore avec trop d’aisance : illusion de la mémoire qui
a remis d’aplomb son système de coordonnées. Dans
Pinstant, il n’y avait rien à dire : il y avait la fadeur liquorovis-
queuse ex-infantile et une jubilation féminomaternelle qui
secouait son van dans de la chair surprise.
Puis il y eut (mais quand ?) un trait éblouissant, une sorte
d’éclair comme d’une longue aiguille plantée dans l'œil : pau-
pières levées portant à l’ombre de leurs cils tous les délires du
regard. Où la langue, en ce moment retenue, avait si ten-
drement foui, un œil noir écarquillait sa rondeur.
Coquilles exorbitées (je puis maintenant le dire en toute
sérénité et toute certitude) mes yeux et le nombril de l’en-
fant s’ouvraient face à face.
Je n’avais pas l’habitude de gaspiller mes regards. Où ils
se posaient, dans la rareté de leurs entreprises, ils pénétraient
loin. Ils n’embrassaient pas de vastes horizons, mais ils s’en-
fonçaient au cœur de petites choses limitées et précises. Ainsi,
arrachés par un excès de joie à la torpeur de leur contem-
plation intérieure, ils s’étaient comme précipités sur cette dé-
licate partie du corps de l’enfant, le nombril, d’où me venait
la fade épaisseur qui me comblait la bouche.
Oui, il y a eu un moment où j'ai regardé, où j'ai scruté —
tandis que dans d’autres zones de l’espace dansaient autant
de solitudes que de fragments donnés de (mon) corps.
TSÉTSÉ 69

J'ai regardé. J'ai vu l'enfant par le trou de son ventre. J'ai


vu la fine galerie que mes baisers avaient creusée dans les
replis ombilicaux : les tissus boursouflés, distendus, écarlates
avaient rompu le nœud qui les soudait. De l’intimité orga-
nique de l'enfant, des lieux les plus enfoncés de sa chair
quelque chose se distillait, goutte lente à consistance de miel,
ayant la fadeur indicible des aliments à l'usage des hôtes des
limbes. Moi, je regardais, je regardais, tandis que par ailleurs
toutes les fibres de mon corps entraient dans la danse, se
bousculaient et se télescopaient dans la joie, mon œil de mère
voratrice fouaillait comme un bec dans l’extrême tendresse
et le secret extrême de l’enfance.
Qui pourrait m’en faire reproche ? Le cordon avait été tran-
ché au jour de la naissance. Mais aujourd’hui je rétablissais
le lien primitif. L'enfant s’ouvrait à moi par où je n'étais don-
née à lui. Il revenait au pays, m’apportant et m’offrant à son
tour, multipliées par le temps, toutes les richesses charnelles
que je lui avais transmises. Comme je l’avais comblé jadis,
dans la nuit de mon ventre, sans réticence, sans calcul, c'était
lui qui désormais allait m’emplir, c’était son sang dans mon
sang, sa chair dans ma chair, tout le fragile système de ses
organes dans la masse malaxeuse des viscères féminins.
Je suffoquais de jouissance anticipée. Comme dans les
abîmes de l’angoisse, comme dans ceux du plaisir, l’air me
fuyait, je perdais souffle, je perdais pied, j’existais partout
dans la surabondance, j’existais tout entière à chaque point
vulnérable de mon corps et mon corps n’était que la projec-
tion à l'infini de milliards de points vulnérables, je ne me
possédais nulle part. Trop loin. J’étais allée trop loin. Le sol
avait disparu. Plus rien ne nous retenait, l’enfant et moi, nous
flottions dans l’absence de toutes bornes, lui avec son nom-
bril ouvert jusqu’au cœur, moi avec mes yeux qui me rem-
plissaient le crâne et qui m’illuminaient jusqu’au fond de la
matrice.
70 CLAUDE LOUIS-COMBET

Je peux bien le dire à présent — mais alors je n’avais pas


d’autre mot que le cri : c'était — ce fut l’extase.

Tout doux, doucement tiède, doucement douceâtre, ce qui


fut l'enfant n’est plus que par la douceur, par la tiédeur et
par le vide de la forme. Mais quelle aventure inouïe s’appela
notre amour — si près maintenant d’être scellé ! Ce fut une
aventure à l’écart du mouvement, sans péripéties, sans in-
trigue, sans autre caractère que son approfondissement inté-
rieur, dans la continuité désormais sans faille de la succion.
Car, ayant goûté à la source vive du corps enfantin, ayant vu
couler ce qui coulait, il n’y avait plus de retour possible — ni
pour lui, ni pour moi. C’en était fait, nous étions liés comme
nous l’avions été au début quand le petit germe charnu se
poussait dans l'intimité utérine. Par le miracle de mes lèvres
et de ma langue, le cordon primitif s’était dénoué, le circuit
vital s’était rétabli mais il conduisait à présent de l’enfant à la
mère.Je cessais d’être la nourrice. Enfin ! j'allais être nour-
rie. La famélique, l’habitante du désert l’avait enfin, enfin !
rencontré le jardin de légende où les fruits viennent
d'eux-mêmes à votre bouche. Il n’y avait plus un pas à faire.
Le terme du pèlerinage était donné. Absorber. Se fixer tota-
lement dans l’absorption. N’être plus rien que le lieu per-
manent et extasié de cet échange intime pour aussi longtemps
que le ruisseau continuerait à couler : c’était ma grâce et ma
bénédiction, ma sainteté, mon accomplissement, mon salut.
Et vraiment je pouvais de nouveau fermer les yeux comme
font justement les saintes, sur les images, et les bébés aussi
dans la contemplation d’une béatitude vécue du dedans.Je
tenais l’enfant.Jeme tenais à lui.J’adhérais à son être comme
ces plantes dont les racines sont si profondément ancrées
TSÉTSÉ 71

dans leur minuscule parcelle d’Éden que nulle tempête ne


les pourrait déraciner. Une tempête ? Je n’y songeais
d’ailleurs pas. Je vivais sans imagination et sans mémoire.
Toutes les saisons s’étaient fondues en une sorte de ronron-
nement continu et heureux, sans tension, sans intervention
extérieure, sans autre horizon qu’une paix de plus en plus
douce, de plus en plus tiède, de plus en plus absente aux
formes.

Mais je suis en avance sur ce que je veux dire. Car avant


d’évoquer la permanence de cette paix sans reprise où mon
cœur s'établit, je dois parler de la dernière conquête qui me
permit d'accéder à la plénitude.
Quand je compris que l’enfant ouvrait son ventre à mes
baisers, ce fut le vertige, je me sentis précipitée dans un es-
pace sans fond, projetée loin de mon propre centre et dis-
persée en tous sens, dans un chaos de directions contradic-
toires. Après coup il me sembla que mes yeux seuls, ouverts
dans l’éblouissement, et fixant leurs regards uniquement sur
l'ombilic de l’enfant, d’où coulait comme une laitance,
avaient réussi, dans ce temps, à maintenir l’unité fondamen-
tale de mon être.Je crois aussi, mais ce sont choses délicates
à exprimer, que mon corps se reconstitua peu à peu à mesure
que je retrouvai mon souffle.
Certes j'avais maintes fois fixé mon attention sur les phé-
nomènes respiratoires. Souvent j'avais fait l'expérience du
retour au calme provoqué par le contrôle volontaire de la
rythmique du souffle. Dans les instants notamment où la ten-
sion sexuelle m’arrachait à ma quiétude et me secouait toute
sur ma croix solitaire, lorsque ma main tendue était sur le
point de m’accorder un pauvre ersatz d’extase, je rétablissais
72 CLAUDE LOUIS-COMBET

l’ordre en moi-même et réintronisais le vide, non par des fla-


gellations et autres macérations héritées de toutes les Thé-
baïdes de l’amour, mais simplement, avec une dignité sans or-
gueil, par l'application de ma volonté à régler mon souffle, à
le retenir, à en disposer délibérément. Ce furent ces exer-
cices qui souvent remplirent mon attente de l’enfant et me
permirent de l’accueillir toujours, à chacune de ses appari-
tions, avec une entière disponibilité, toute ma chair en sou-
rire, toute ma nudité en accueil. À respirer lentement, à re-
tenir longuement mon souffle, à aspirer et expirer toujours au
même rythme, j'étais en paix avec moi-même, je dépassais
d’un cœur serein les sensations de plus en plus vagues qui
me venaient de ce qui, en d’autres conditions, eût été la faim
et la soif, le froid, l'absence de sommeil, la fatigue.
Mais lorsque l’enfant eut commencé à couler en moi,
lorsque j’eus goûté la première fois à sa substance interne et
qu'après l’irruption de la joie dont j’ai parlé, je me fus enfin
ressaisie, lorsque le souffle me revint, lorsque je sentis de
nouveau la solidité des choses alentour, la résistance du sol,
la limitation de l’espace, l'épaisseur de mon corps, lorsque je
me retrouvai de nouveau face à face avec l’enfant, proche, ex-
trêmement, de lui, mais à distance tout de même, avide de lui,
anxieuse de ce qui allait advenir, fascinée par l’écart des
chairs au centre du nœud ombilical, ravie et effrayée tout à
la fois de cet écoulement qui lentement mais sans disconti-
nuer filtrait de la paroi abdominale, curieuse, excitée, affolée,
fervente, mais surtout captivée intensément, je compris sou-
dain que l’accomplissement final de l’œuvre à laquelle, au
sens propre du terme, je m'étais consacrée, dépendait dé-
sormais essentiellement de la façon dont j’allais dominer la
situation nouvelle et par conséquent dépendait de ma maf-
trise personnelle, de ma foi radicale en la toute-puissance de
ma féminité et de ma maternité, du souci de préserver en
moi un haut degré de conscience — autant d’attitudes qui
mettaient en jeu la discipline de la respiration. Car, en effet,
TSÉTSÉ 73

si l’extase me reprenait à tout moment, si j'étais incapable


de surmonter ma joie, le lien qui s’amorçait, entre l’enfant et
moi, serait sans cesse rompu, l'écoulement se ferait en pure
perte. Et si l’extase se prolongeant, je demeurais indéfini-
ment ravie (comme en moi un désir latent m'y poussait —
m'y pousse en cet instant plus que jamais car cette histoire de
succion et de communion n’a finalement pas d’autre but pour
celle qui l’a vécue et qui achève de la vivre, m’y pousse donc
avec une énergie accumulée tout au long d’un temps en ap-
parence seulement, figé, mais en vérité extraordinairement
vivant, foisonnant, chaleureux —, temps voué à l’intériorisa-
tion charnelle et spirituelle la plus radicale) si l’extase, donc,
me tenait définitivement au-dessus et au-delà de l’enfant,
l'épanchement ombilical serait pure déperdition, pure soli-
tude, et l’enfant se déferait de lui-même comme un petit vé-
gétal rejeté de toutes les forêts, de toutes les prairies, de tous
les jardins et condamné à pourrir sans raison sur un sol sans
vie. Il méritait bien autre chose, le cher petit garçon qui s’en-
fonçait dans son rêve de source en murmurant doucement,
de la même douceur que ce qui remplissait ma bouche,
maman ! maman ! maman !

Alors mes yeux rentrèrent en eux-mêmes. Il leur suffisait


d’avoir vu une fois ce qu’ils avaient à voir. Ils pouvaient bien
se retirer de la lumière du jour, ils continueraient à contem-
pler, aussi longtemps que mon désir le souhaiterait, le petit
trou au centre du nombril par où se déversait, silencieuse et
molle, une espèce d’eau fade qui portait en elle tous les rêves
humains de démission, d’oubli et de dissolution. Mon regard
était plein, pour le reste du temps, de ce petit corps ouvert au
milieu de lui-même dont la soumission absolue et l’abandon
74 CLAUDE LOUIS-COMBET

total répondaient à mon avidité, à mon terrible besoin d’ado-


rer en absorbant.
Je fermai les yeux. Tous mes sens se recueillirent en leur in-
timité particulière.Je cessai de voir et d’entendre, de sentir,
de goûter et de toucher. J’étais, par-dessus le corps de l’enfant,
comme l’une de ces bestioles dont le spectacle autrefois me
fascinait, immobile, figées sur place, toutes pattes rentrées
dans leur carapace, imperméables apparemment à toutes les
modifications de l’espace autour d’elles, punaises, coccinelles,
scarabées, n’offrant à l’extérieur qu’une surface lisse comme
pour décourager toute entreprise de saisie (et il est vrai que
les ayant examinées jamais je ne cherchais à les capturer).
Moi, j'étais au-dessus de l'enfant. Cela, il faut le comprendre.
Il ne faut pas craindre de se représenter une fois la scène, de
s’en imprégner pour bientôt l'oublier.
Je n’avais pas cherché à ce que, dans le détail, les choses fus-
sent ainsi. Elles s’étaient trouvées ainsi, je n’y pouvais rien.
Ce n’était pas la première fois, il s’en fallait, que la position
de nos corps était de la sorte inscrite dans l’espace. Simple-
ment ce qui était, d’une façon courante, donné dans un mou-
vement comme passage, comme transition, se tenait figé, fixé,
arrêté : moi au-dessus, lui au-dessous, lui allongé sur le dos,
par terre, je veux dire sur le plancher nu, moi accroupie, sur
les genoux et sur les mains par-dessus lui, l’un et l’autre nus,
mon visage sur son nombril, mon ventre sur son visage, sa
tête entre mes cuisses, mes cuisses contre ses tempes, lui, le
petit, étendu de tout son long, moi, le dos en arc de cercle,
mes épaules ramassées vers le sol — la description suffit-elle ?
Non.Je n’ai rien dit de ma bouche attachée à son point d’eau
comme un petit animal suceur inlassable et désespérément
têtu.
Car désormais j’aspirais et n’avais nul autre projet que d’as-
pirer la lente et douce et fade et visqueuse coulée issue des
profondeurs les plus cachées du petit garçon. Mes sens se tai-
saient. Il n’y avait d’autre rumeur que le bruit léger de mes
TSÉTSÉ 75

lèvres en prise sur la chair ouverte. J'avais les yeux clos et


les oreilles sourdes — c’était la condition pour percevoir la
réalité en ce qu’elle avait de plus rare.
Et pour maintenir plus étroit, plus intime, le contact et ne
rien troubler de l’échange parfait qui s’était établi entre l’en-
fant et moi, je retenais mon souffle, je le retenais dans des li-
mites qui pourraient paraître inhumaines — si l’on savait seu-
lement ce qui est humain et ce qui cesse de l’être.
Entre deux expirations, l’enfant, inexorablement, se vidait
entre mes lèvres.
C’était un long moment de joie sans mélange pendant le-
quel s’estompaient les frontières. Du corps de l'enfant à mon
corps, la vie se transfusait. Nous existions en interférence.
Bientôt ce serait la confusion.Je respirais si lentement, j’éco-
nomisais tellement mon souffle que je perdais le sentiment de
mes limites. J'étais gagnée et envahie par une sorte d’étour-
dissement ouaté où s’abolissaient les contours : l'enfant et
moi vivions la même intarissable coulée, la même lenteur,
la même lourdeur. Une torpeur d’été rendait notre chair pri-
mitive.Je pense que la femme qui croissait en moi, appro-
fondissant en gouffre toutes ses puissances de tendresse, de-
vait bourdonner comme une mouche amoureuse. Du moins,
c'était ainsi que j'éprouvais l'épanouissement de mes en-
trailles femelles. Dans mes couches utérines, la vie bruissait.
Une rumeur heureuse m’emplissait au plus profond de
moi-même et irradiait dans des zones plus légères et plus
claires, jusqu’au bout de mes membres. À ce bruit de fond
comme d’un halo d’orgasme s’associait la poussée interne
d’un formidable déploiement charnel. Mes seins et ma
croupe se dilataient, ils se gonflaient de toute leur masse
comme s'ils étaient travaillés du dedans par un appétit de
vivre absolument inouï. Ils se développaient, dans leur sûre
lenteur, avec la vitesse merveilleuse des mondes qui se créent
ou des êtres qui ressuscitent ; ils entraient dans la fraternité
géologique qui lie entre eux tous les plis de la terre.
76 CLAUDE LOUIS-COMBET

Et moi, j’exultais dans la surabondance.


Je lai dit, l’enfant était allongé sur le dos tandis que je me
tenais accroupie au-dessus de lui comme une gigantesque
mère pondeuse. J’ai dit aussi que ma bouche était ancrée
dans le creux ombilical de l’enfant. Mais cela est bien loin
d'évoquer la réalité totale de ce qui se passait. Il faudrait,
pour comprendre, renoncer une fois pour toutes aux illu-
sions de la topographie. Car en vérité il n’y avait pas de lieux
définissables mais seulement un nœud de forces vitales. S'il
faut parler d’espace :j'étais partout, l'enfant aussi. Ma bouche
n’était pas cette petite entrée à cœur de face qui vous crée
toute une physionomie. Elle était sans forme et sans fond.
C'était le nom par lequel, dans l’indigence de mon langage,
je désignais ma force d’engloutissement. Bouche ou vagin,
anus ou utérus, c'était l'expansion en creux d’une seule et
même violence, à présent concentrée sur le corps percé de
l'enfant — et ce corps lui-même n’avait plus qu’un rapport
périmé avec les formes enfantines qui, pour une imagination
à l’abri du vertige, campent fermement une silhouette re-
connaissable entre toutes. En vérité ce corps d’enfant était
l’eau de ma chair qui coulait en moi et inondait les abîmes de
la femme et qui clapotait avec une douceur intolérable dans
l'intimité de tous mes sens.Je m’immergeais en moi-même
dans l’amnios retrouvé.

Le reste importe peu. Je n’ai pas fait tout ce voyage pour


rapporter des descriptions. Comprenne qui pourra que la
source s’est peu à peu épuisée, que la substance profonde de
la chair s’est vidée en moi de toutes ses qualités d’enfance,
que les structures jadis associées en une réalité vivante et qui
savait dire maman ! maman ! se sont lentement dénouées et
TSÉ-TSÉ rl

résorbées les unes dans les autres et qu’il ne reste plus au-
jourd’hui à proximité de ma main que cette petite chose in-
nommable de douceur et de tiédeur dont je n’ai cessé, tout
au long de ce testament, de rappeler la présence fascinante.
Je dis fascinante dans toute la richesse du terme. Car cette
sorte de chiffe indéfinissable, résidu alchimique d’un amour
sans bornes, exerce sur moi une singulière emprise. Dieu sait
si je lai sucée jusqu’à la goutte extrême, Dieu sait si je lai
embrassée, caressée, si je lai frottée contre moi, si je me suis
enfouie en elle. Et elle est toujours là, toujours intacte, tou-
jours informe sans autre caractère que sa tiédeur douceâtre
d’arrière-petite-chose molle délaissée par la vie, délaissée par
l'enfance, vague ébauche de pénis endormi. Je crois avoir
épuisé sur elle toutes les ressources de mes lèvres et de ma
langue, elle n’a plus ni saveur, ni odeur, ni consistance iden-
tifiables, elle serait très proche du rien si elle n’était tellement
bouleversante de pauvreté, de solitude et d’insignifiance.
Aussi légère qu’une ombre, aussi ténue que mon sourire
quand je me penche sur elle, aussi obscure que mes rêves
derrière mes paupières, elle est tout ce qui demeure de l’en-
fant, l’aboutissement de tout ce qu’il essaya d’être depuis le
jour où il se précipita hors du havre maternel, la tête en bas,
dans la clameur de l’effraction et de la rupture. Et voilà que,
maintenant, je puis tenir dans le creux de ma main et contem-
pler toute la vanité de l’action et la radicale vacuité de l’être.
Quelle absence d’épaisseur et de poids derrière la gravité ap-
parente de l’individu, quelle immobilité par-delà ses gesti-
culations, ses mimiques, la comédie de son dynamisme.
Comme pelure anonyme à la surface étale du temps, d’une
douceur et d’une tiédeur vaguement phalliennes, c’est tout ce
qui subsiste des promesses de la virilité. Et encore l’ultime sa-
crifice n’est-il pas accompli.
78 CLAUDE LOUIS-COMBET

Debout depuis le début, énorme, gonflée, ouverte, reine


des replis et des pertuis, bourdonnante, inassouvie, je porte
en moi la nuit sans mémoire et sans nom. Mère de toutes les
famines, je me tiens seule et nue au pied de ma croix, la
bouche ouverte jusqu’au sexe. (Et quand j’aurai absorbé luni-
vers tout entier et moi-même dans ma dernière passion, il
restera encore cette bouche ouverte pour l’amour, à l'infini,
ouverte pour rien.)
Mais alors que le temps fut si lent, voici qu’il n’est plus
temps d’attendre. Ma douceur est trop douce. Et je ne peux
plus supporter d’être si profonde. Si je n’agis pas prompte-
ment, si la petite chiffe de tendresse ne vient pas enfin se
fondre à mes entrailles, je vais m’aimer avec les dents.
Allonge-toi, mon bras issu de la nuit. Ouvre-toi, ma main
si fidèle à l’obstination de mes rêves. Creuse-toi, creuse-toi da-
vantage s’il se peut, mon ventre de femme, enfonce-toi dans
tes secrets, plus loin, toujours plus loin dans tes désirs,
épouse-le, plus étroitement encore, plus amoureusement, le
puits sans fond qui délimite le destin de la mère.
Comme je t'aime, mon corps modelé pour l’emprise.Je
n’ai cultivé le détachement que pour te rejoindre davantage
et me faire complice de toutes tes courbes et de toutes tes
masses. Je ne t'ai refusé le pain quotidien des caresses que
pour te sentir plus famélique en cet instant.
Le vide crie en toi. Je l’entends dans l’extrême silence où
je me suis maintenue jusqu'ici sans écart. Mais quel amour te
comblera jamais, ma sombre chair à l’intérieur de ma chair,
quelle eau te submergera, ma détrempée, ma tout-entière fe-
melle des grands fonds.
Ab !je t'aime de te sentir heureuse à poursuivre sans pen-
sée ton rêve aquatique, chair profonde au-delà de toute pro-
TSÉTSÉ 79

fondeur, tendresse pulpeuse ouverte en moi sans limites, mo-


bile en moi sans agitation, rythme de mon être, obscurité,
chaleur, pesanteur de la femme qui n’en finit pas d’arrondir
et de polir en moi son épaisseur végétative et qui ne se lasse
pas de se préparer à naître sans jamais sortir de soi.
Que je vous contemple au cœur de mon amour, mes lèvres
secrètes, plus sexuelles encore d’être si maternelles, offertes
sans réticence et sans remords à tous les fantasmes de la nuit.
Rare fut votre joie, mais elle ne fut jamais vulgaire.Je n’ai
pas voulu pour vous d’un bonheur facile. Vous vous êtes len-
tement engorgées dans votre besoin, toujours suspendu, de
possession et d’adoration. Vous avez accumulé dans vos
mailles les plus subtiles tout le sang du désir. Et maintenant,
vous êtes pleines et lourdes comme put l’être la matière sous
la main de Dieu quand il creusa la première femme — et si
vous m’étiez si douces à ruisseler, votre appétit de violence se-
rait intolérable. Puissance de création, puissance de destruc-
tion, passage pour la vie, voici que moi je vous ai élues, mes
ardentes rêveuses, passage pour la mort.
Toutes mes ténèbres, soyez accueil.
Il vous revient, celui que vous avez mûri. Il retourne à son
origine, celui qui avait pu croire, un instant, que le monde l’at-
tendait et avait besoin de lui, le petit homme qui prenait au
sérieux l’espace et le temps. Il revient. Il retourne au pays
natal. Il a trouvé son lieu. Toutes illusions perdues, tous pro-
jets avortés, toute aventure échouée, il gît à portée de main,
sans nom, sans forme, sans consistance. Délesté de toute
anecdote, il n’est guère plus que l’ombre d’une chose sans
identité. Douceur cependant, tiédeur et, à travers cela, rémi-
niscence incertaine d’une sorte de réalité phallique ou du
moins porteuse d’une vague espérance de phallus. Mais tout
cela très lointain, si lointain, autant dire mort.
Et c’est tout. Tout ce qui reste de son génie. Tout ce qui
reste pour ma famine.
Ah ! crevez l’étoffe de la nuit, mes deux bras et prenez-le,
l'enfant, recueillez-le, apportez-le, vous ne serez jamais assez
tendres pour sa fragilité, jamais assez graves pour sa piété.
Serrez-le bien, amenez-le jusqu’à moi, jusqu’à la Mère en moi
qui ne peut plus supporter d’être vide et d’avoir faim. Pous-
sez-le jusqu’à moi, jetez-le, écrasez-le, sur moi, oui, à travers
moi, en moi, il le faut, je le veux, en moi, en moi, il n’y a
qu’un acte à accomplir, le dernier geste du dernier rite — mes
cuisses le savent bien, qui s’écartent déjà comme au jour de
la naissance.
Mais est-ce la nuit qui est trop longue et qui ne finira ja-
mais ? Mes mains, autrefois polies sur mes flancs, sont dé-
mesurément vastes face à la radicale insignifiance du petit
être. Quand elles seront au bord de mon sexe pour lultime
communion dont toute ma vie fut le rêve, elles seront terri-
blement vides, je le pressens, mes doigts seront déserts.
Alors toutes mes puissances d’amour clameront leur souf-
france. Ma chair qui fut une immense attente ne sera plus
que le cri de sa solitude. Ce cri, il monte en moi, déjà, je le
sens, il aiguise sa verticale dans le nœud brûlant où l’âme et
le corps se confondent... Ma bouche. ce qui fut ma bouche
s'ouvre enfin aux dimensions de mon être. Le hurlement
qui s’y prépare expulsera avec la dernière bouffée de mon
souffle tout espoir d’être entendu.

Ce sera parfait.
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« Nul n’est saint s’il laisse une trace...»


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Les fenêtres sont étrangement claires. On dirait que les
vitres sont absentes. Il semble même que le paysage que l’on
aperçoit à travers elles ne soit pas séparé de la chambre par
une zone quelconque d’épaisseur et d’opacité. On dirait plu-
tôt que le paysage fait partie de la chambre, qu’il y est déjà
bien qu’il n’y soit pas vraiment — car pourrait-on encore par-
ler de chambre si le paysage était vraiment partout ? Or sans
aucun doute il y a un lieu qui est une chambre — encore que
ce dernier terme doive être pris dans un sens très général et
qu’il serait moins tendancieux de parler d’une pièce que d’une
chambre, étant donné qu’il s’agit apparemment d’un espace
vide, seulement délimité par de très hautes fenêtres sans ri-
deaux, qui donnent sur le paysage mais d’une façon si parti-
culière que ce paysage semble plutôt s'étendre à l’intérieur de
la pièce, malgré toute l’absurdité d’une telle proposition. Il y
a là comme une difficulté. Mais sans chercher à la minimiser
ni prétendre à la résoudre, ne peut-on penser qu’il soit pos-
sible de s’habituer à une situation inconfortable pour l'esprit
— comme par ailleurs il arrive que l’on se fasse à une situa-
tion pénible pour le corps et que l’on s’y fasse si bien qu’à la
longue on n’éprouve plus aucun sentiment d’inconfort ? En
tout cas, ce qu’il faut bien se représenter, à la manière de
termes impliqués dans une proposition plutôt qu’à la façon
de quelque réalité tangible, c’est qu’il existe un lieu vide que
l’on peut faire entrer dans la catégorie des chambres ou des
pièces (d'habitation) et qu’il existe un paysage qui, sans se
confondre avec l’espace de la chambre, s’y déploie tout en-
tier, avec l’infinie variété des accidents qui caractérisent,
quand on le regarde de près, n’importe quel paysage, fût-il le
84 CLAUDE LOUIS-COMBET

plus banal. Et il faut se représenter aussi que le vide de la


chambre est donné partout et qu’il a donc les dimensions du
paysage mais alors que l’on s’attendrait, entre la chambre et
le paysage, à des relations d’exclusion, il s’agit ici de rela-
tions d’inclusion. Le tort que l’on a, c’est évidemment de s’at-
tendre à quelque chose. Une telle attitude suppose en effet
que le présent s’érige dans un certain rapport avec une anté-
riorité et une postériorité. Mais il semble bien qu’à vouloir
faire découler le présent du passé et à vouloir l’envisager
comme gros d’un avenir, on passe à côté d’un caractère es-
sentiel de l'instant, à savoir son incongruité. Si la vie n’est
pas plus étrange, c’est que notre mémoire et notre faculté
d'anticipation établissent une sorte de circuit temporel qui
escamote constamment le présent. Par contre, si on laissait
durer le présent sans qu’il soit autre chose que présent, les réa-
lités les plus humbles auraient le temps de révéler leur intimité
en ce qu’elle a de plus insolite et l’on peut croire qu’alors,
dans un gigantesque suspens de l’action, on accéderait à un
monde d’expériences absolument inouïes. Mais encore fau-
drait-il ne pas les attendre mais seulement les accueillir, ne
pas y faire face mais, totalement, y consentir. C’est du reste
ce que suggère l’association, aussi étroite que celle de deux
termes au sein d’une même proposition, de la chambre et du
paysage, de l’espace vide et de la plénitude d’espace réali-
sée par le paysage fût-il, encore une fois, le plus banal et, ici,
le plus austère, le plus désert. Car le paysage qui s’étend à tra-
vers la chambre vide, paysage que l’on ne saurait toutefois
qualifier d’infini puisqu'il apparaît limité par une ligne que
l'impuissance de la vue ou l’indifférence du goût impose
comme un horizon, le paysage, donc, est d’une excessive ari-
dité. C’est un sol brûlé par la sécheresse, une terre d’un gris
pierreux, teintée de quelques plages plus claires ou plus
sombres qui laissent supposer que la dessiccation n’a pas af-
fecté d’une façon uniforme les minéraux constitutifs de
l'écorce terreuse. Écorce, il faut se contenter de ce terme car
TSÉTSÉ 85

on ne saurait préjuger de ce qu’il y a à une certaine profon-


deur. D’une façon générale, il convient de se tenir sur ses
gardes quant aux suppositions que l’on peut faire au sujet de
la profondeur des choses ou du sens caché des événements
— cela pour la raison ci-dessus invoquée, à savoir que le pré-
sent ne doit être rattaché qu’à lui-même. Il n’y a donc pas à
spéculer sur ce qui n’apparaît pas objectivement dans le
paysage. Si pauvre qu’il soit, il a des aspects suffisamment
variés pour retenir l'attention. Ainsi par exemple, le jeu, re-
lativement complexe des couleurs. Il ne s’agit certes que de
gris, de blanc et de noir. Mais ces teintes sont données plu-
tôt comme des limites. À y regarder de près, c’est toute la
gamme des gris, des blancs et des noirs qui est mise en
œuvre. Et l’on assiste ainsi à une véritable modulation de
teintes d’où il résulte que ce qui pourrait sembler figé une
fois pour toutes dans l’une de ces trois nuances ne cesse de
surprendre par sa mobilité. On peut aller jusqu’à dire que le
blanc, par exemple, court dans le noir ou le gris, sans cesser
d’être blanc et sans que les autres couleurs cessent d’être du
gris ou du noir ou du moins cessent de tendre à cette sorte
de limite désignée par les vocables gris ou noir. Il en va du
reste de la même façon pour chacun des trois termes : blanc,
gris et noir s’appellent et se répondent incessamment, ce qui
communique au sol une sorte de tension et fait de chaque in-
terférence de couleurs une concentration extrême d’énergie.
Il y a ainsi de loin en loin des zones dont l'éclat, presque in-
soutenable, blesse les yeux. On pourrait penser qu’il s’agit
d’un phénomène de diffusion et de réfraction de la lumière
car on hésite, naturellement, à envisager la possibilité d’une
irradiation lumineuse à partir de l’intérieur du sol. Il faut
Pavouer, les deux interprétations sont également embarras-
santes car, dans le premier cas, on n’aperçoit aucune source
de lumière : ce que l’on pourrait, par analogie, appeler ciel
se caractérise ici uniquement par son absence ; il faudrait
parler d’espace négatif ; en tout cas il n’y a pas de soleil. Dans
86 CLAUDE LOUIS-COMBET

le deuxième cas, ce qui gêne l'esprit qui s’applique au pro-


blème, c’est que rien ne permet d’affirmer que le sol soit autre
chose qu’une pure surface. Postuler une dimension interne,
une profondeur constituée par exemple par une superposi-
tion de strates, à plus forte raison affirmer l’existence d’un
noyau énergétique d’où émanerait, filtrée par l’épaisseur com-
plexe du sol, la lumière éblouissante qui s'impose à certains
carrefours de blanc, de noir et de gris, ce sont là des hypo-
thèses absolument gratuites. Mieux vaut renoncer à toute
tentative d’interprétation et se contenter de voir la réalité
telle qu’elle est donnée (donnée à qui ? c’est une autre ques-
tion). En l’occurrence, il s’agit donc simplement de recon-
naître comme un fait, l'existence de cette terre dépouillée,
violente, où des teintes aussi peu flatteuses que du gris, du
noir et du blanc exaltent de loin en loin leur intensité jusqu’à
la rendre cruelle pour le regard qui contemple ces choses.
Quel regard ? demandera-t-on. Question prématurée mais
qui doit demeurer en instance. Peut-être y sera-t-il répondu
et la vérité sortira-t-elle de l’ombre. Il n’y a rien à cacher,
semble-t-il, puisque la chambre est vide et, comme on l’a dit,
sans autre barrière que ces hautes fenêtres qui laissent tout
passer, et que le paysage, tout au moins au niveau actuel de
son évocation, paraît peu propice au délit de dissimulation.
Mais de ce paysage il importe de compléter la description —
et donc de revenir à ces fameux rapports de couleurs qui ont
d’abord été désignés comme terre d’un gris pierreux teintée de
quelques plages plus claires ou plus sombres. Le terme plage a ceci
de satisfaisant qu’il évoque une certaine neutralité et presque
une indifférence vis-à-vis de la chose décrite. Y a-t-il rien qui
ressemble plus à une plage qu’une autre plage si l’on entend
par là une pure étendue sans autre caractère spécifique que
son étendue ? Mais de même que ce que l’on pouvait croire
inerte s’est avéré singulièrement mobile, de même ce qui
pourrait paraître comme un espace quelconque risque de se
révéler beaucoup plus riche et beaucoup plus complexe, pour
TSÉTSÉ 87

autant que le regard (encore lui) qui s’y pose y cherche un


signe. Il découvre alors que les plages ne sont pas vierges.
Comme Robinson devant la trace d’un pas, il (le regard, tou-
jours) perçoit que l’espace est en réalité hanté par des formes
mouvantes et que tout ce blanc, tout ce gris, tout ce noir
consiste en de vastes taches aux contours incertains, sans
cesse remodelées en des configurations certes proches pa-
rentes les unes des autres mais cependant différentes pour
qui (qui ?) a le souci de l'exactitude du détail. Ainsi donc, en
y regardant de plus près, à travers la fenêtre cependant et à
travers le vide de la chambre vide, on découvre que le paysage
tout entier est en proie à une sorte de vitalité confuse qui se
manifeste par des glissements de couleurs les unes sur les
autres, par des contractions et des dilatations qui évoque-
raient, à la limite, le jeu de taches pigmentées sur la peau de
certains reptiles précisément saisis dans le mouvement de la
reptation. Mais cette comparaison est imparfaite car chez tout
animal tacheté, le jeu se fait dans le sens d’une certaine sy-
métrie et, à travers le mouvement, la configuration initiale
demeure ce qu’elle n’a pas cessé d’être. Ici, les configurations
se font et se défont, c’est un brassage perpétuel, une mou-
vance dont il est impossible de saisir les tenants et les abou-
tissants. On songerait alors aux phénomènes (réels ? légen-
daires ?) de reflet sur la peau des caméléons comme si le sol
était pure et simple réceptivité à des passages de lumière et
d’ombre. Mais une fois de plus la comparaison ne peut être
poussée très loin car il n’y a ici, aussi loin que puisse porter
le regard, aucun objet susceptible de répandre de l’ombre
sur le sol comme, ainsi qu’on l’a dit, il n’y a dans le ciel au-
cune source identifiable de lumière, nul soleil, nul soleil. C’est
du reste cette absence de rayonnement aérien, comme aussi
Pabsence de nuages, en bref l’absence d’atmosphère qui fait
que l’on ne peut retenir la référence aux fameuses robes de
Peau-d’Âne, ces robes couleur du Temps, couleur des sai-
sons, dont la texture fugitive est presque un défi à l’imagina-
88 CLAUDE LOUIS-COMBET

tion. Il n’y a ici rien qui puisse évoquer un glissement de l’es-


pace aérien sur lui-même, un plissement du ciel, un échange
entre le paysage et l’éther. Est-ce parce que le paysage lui-même
est contenu tout entier dans une chambre vide ? En tout cas, il
est sûr que le ciel est absent. Il n’y a pas de ciel. C’est le manque
absolu. Il faut donc bien admettre, finalement, que la généra-
tion de ces taches qui donnent vie au paysage est quelque chose
de spontané et d’autonome, quelque chose qui existe par
soi-même, on ne saurait dire pour soi-même puisque le regard
est là qui les contemple ou les scrute (il est difficile de se déci-
der pour l’un ou l’autre de ces verbes, mieux vaut les retenir
tous les deux — cela, d’ailleurs, dans une totale indifférence) : en
fin de compte, on peut souscrire sans grand risque d’erreur à
la proposition selon laquelle le paysage qui occupe tout le
champ spatial au travers de la chambre consiste en une vaste
étendue qui se signale à l'attention par l’étrange mobilité de
ses zones d'ombre et de clarté, zones qui ont surtout l’allure de
taches, à la manière des archipels fabuleux sur les planisphères
de jadis, mais comme il s’agit de taches dont les contours et
dont les dimensions ne cessent de varier, on songerait en les
contemplant (plutôt qu’en les scrutant) à de gigantesques corps
amiboïdes élargissant ou rétrécissant leur masse organique au
gré d’une inspiration dont la finalité échappe complètement.
Bien entendu, le rapprochement avec l’amibe est des plus dis-
cutable, car on ne peut guère concevoir ces animalcules en de-
hors d’un milieu ambiant. Or ici, il n’est pas question de milieu.
De même qu’il n’y a pas d’atmosphère, il n’y a pas d'ambiance
ni de biosphère. C’est une sorte de désert suprême, une quin-
tessence de sécheresse et de solitude sans but et sans issue. En
effet, quand on songe désert, on songe passage, oasis, routes
caravanières, grandes invasions vers les pourtours fertiles. Mais
ici, tel qu’il apparaît, sans soleil ni étoiles, sans une dune, sans
un buisson, sans même la chaleureuse blondeur du sable, le
paysage paraît bien n’avoir pas d’autre sens que d’être en proie
à ses convulsions de surface probablement, très probablement
TSÉTSÉ 89

inutiles. Il faut donc, d’ores et déjà, renoncer à se représenter


un paysage habitable et à vouloir le décrire comme un lieu —
ne fût-ce qu’un lieu provisoire où planter sa tente. En vérité, le
vaste et mobile panorama évoqué jusqu'ici paraît totalement
clos sur lui-même. Il semble bien que l’on ne puisse y pénétrer
autrement que par le regard, ce qui ne nécessite au niveau de
la réalité matérielle ainsi considérée, aucune espèce de pou-
voir d'accueil, aucune dimension d’intimité susceptible d’être
partagée, rien qui puisse envelopper et protéger une autre in-
timité. Que l’on comprenne donc que du désert le plus désert
à ce désert-ci, la distance est celle d’une grossière idole à celle
de l’esprit de Dieu, du vrai Dieu, du seul Dieu — et que ce pay-
sage dans le vide sacrifie à son authenticité tous les paysages que
Part a conçus, tous ceux que les voyageurs ont traversés, tous
ceux dont ont rêvé les amoureux, les Anglais et les proscrits
de tous les temps et de toutes les nations. C’est le Désert. On
voudrait croire qu’il attend un ascète, un prophète, un vision-
naire capable d’élever des mirages à la hauteur d’une foi nou-
velle. Mais une telle supposition implique que le Désert jouxte
des contrées portant peuples avec villes et villages, autrement
dit que la solitude débouche sur la multitude et soit en mal de
fraternité. Or ce sont là conditions sans fondement dans l’ap-
parence. Si l’on s’en tient — et l’on doit s’y tenir — au pur spec-
tacle donné dans la chambre vide, le Désert se limite à lui-
même et n’a rien à proposer en dehors de l’incessant
mouvement qui le parcourt. Ce mouvement, d’ailleurs, doit
être défini avec plus de précision. Il ne faut surtout pas se le re-
présenter comme un passage d’ondes, qui imposerait les idées
de fréquence et de rythme et conduirait à voir de l’harmonie
là où elle n’existe pas. Non. Les configurations qui se font et se
défont ici ont quelque chose de spasmodique et de dysryth-
mique. Il est impossible de les prévoir. L'impression dominante
est plutôt celle d’un chaos, en ce sens qu’il n’y a aucun repère,
aucun point fixe, dans l’espace et le temps, aucun centre au-
quel se rattacher — d’où il résulte qu’une dimension de cau-
90 CLAUDE LOUIS-COMBET

chemar affecte la réalité dans son ensemble et dans chacun


de ses détails. Mais le terme cauchemar n’a pas de sens ici,
puisqu'il ne peut se référer qu’à un rêve achevé, à un souve-
nir de rêve et donc à la distance que la conscience de l’ex-rê-
veur introduit entre elle-même et ce qui fut son rêve. Or on
ne voit ici nul rêveur ayant rêvé et pouvant dire à propos de
son rêve : c'était un cauchemar. Ce que l’on voit, c’est le Dé-
sert enclos dans une chambre vide, dans une pièce tout en-
tière définie par la présence de ses hautes fenêtres sans ri-
deaux, le Désert possédé par un remuement substantiel sans
loi discernable mais que l’on pourrait approcher à travers
l’image du grouillement. C’est par là sans doute qu'il aurait
fallu commencer. Il aurait fallu dire : ça grouille, quitte ensuite
à préciser la nature du ça. Mais naturellement, il est impos-
sible de revenir sur ce qui a été dit. Une telle démarche sup-
poserait en effet que l’on puisse circuler en tous sens dans la
pensée alors que, on ne le sait que trop, la pensée se déroule
dans un ordre qui vous pousse (et quand elle cesse de vous
pousser, c’est qu’elle vous a détruit). Au juste, qu’on l’ait dit,
qu’on le dise à présent ou qu’on se réserve de le dire plus
tard, peu importe. Ce qui est sûr, c’est que ça grouille. Ça
grouille dans le noir, dans le gris, peut-être même dans le
blanc, mais c’est moins sûr : on dirait en effet que le blanc est
moins mobile, moins actif et que son mouvement, si mou-
vement il y a, s’esquisse par comparaison avec ce qui se passe
autour, c’est-à-dire dans les zones noires et les zones grises.
Là, c’est le grouillement à l’état pur, toute une masse serrée
sur elle-même qui moutonne dans son ébullition. On songe
invinciblement à des phénomènes de fermentation, à la pous-
sée intrinsèque qui hante à la fois la totalité de la vendange
et chaque grain de chaque raisin, à la somme innombrable de
micro-éruptions au sein d’une violence concentrée qui re-
fuse à jaillir hors d’elle-même, qui se retient, qui garde pour
soi le noyau secret de son énergie, qui se contraint à ne pas
fuser et engage toute son activité dans ces processus de dif-
TSÉTSÉ 91

fusion qui font dire de la masse qu’elle est prise. Il y a dans


un tel travail un acharnement convaincu, une mobilisation to-
tale et soutenue de toutes les puissances d'énergie et comme
une sorte de jubilation désespérée — désespérée en ce qu’elle
ne débouche sur rien d’autre que sur elle-même, jubilante
en ce qu’elle s’excite à sa propre danse jusqu’à en mourir. Il
faut ici se souvenir que la mutation alchimique qui se produit
au terme de l’ébullition ou de la fermentation, autrement dit
à l’horizon du grouillement, suppose bel et bien la mort du
mutant. En ce sens, on pourrait parler d’un type de généro-
sité propre à qui a décidé de vivre l’exaltation dans sa plus
grande solitude et de l’approfondir jusque dans la mort. Mais
là n’est pas la question. Il est prétentieux de parler de la mort
alors que, en toute honnêteté, il n’y a pas de mots pour dire
l'absolu du silence et le néant de l’être. Il faut se contenter de
vérités mesurées et donc ne poser que des problèmes sur les-
quels la simple perception des choses puisse apporter une lu-
mière précise. Ici, par exemple, on est en droit de se de-
mander si l’image du grouillement est compatible avec celle
du Désert. Or lorsqu’on parle d’une terre grouillante, on
songe ordinairement à une multitude de gens qui s’affairent
sur un coin donné de l’espace terrestre, à un marché par
exemple avec la foule fiévreuse des marchands et des cha-
lands, à un meeting, à une manifestation de masse, aux del-
tas surpeuplés de la Chine et de l’Inde, à tant de populations
inutiles dont la seule raison d’être est de grouiller. Une terre
grouillante signifie toujours une terre habitée. Mais naturel-
lement ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans ce paysage sans
personne, encadré par des fenêtres sans rideaux. L'image du
grouillement ne supprime en aucune façon ni même n’obli-
tère celle, tout aussi évidente, tout aussi absolue, du désert.
Il faut donc concevoir un sol grouilleux qui ne cesse pour
autant d’être sol et rien de plus, un sol dont la matière même
est animée, instable, adonnée à une sorte de vitalité interne
qui la brasse sans arrêt. Il y a un remuement perpétuel
92 CLAUDE LOUIS-COMBET

comme d’un levain qui soulève la pâte, qui la prend et la re-


prend sans pouvoir jamais y renoncer. Et cela sans ciel et
sans soleil, sans ouverture d’horizon, apparemment sans pro-
jet, sans perspective d’avenir. Car il semble bien, en effet,
qu’il n’y ait aucune raison d’attendre la mise en place de
structures nouvelles qui aboutiraient à une transfiguration de
l’espace désertique. Il n’y a rien qui puisse laisser croire qu’au
terme d’une chaîne de micro-mutations, le Désert puisse de-
venir un jour quelque chose comme une savane, une forêt,
un rivage au bord d’un lac, une crique clandestine pour des
pêcheurs aveugles, un jardin de délices et de supplices, un gji-
sement pétrolifère, un haut lieu de lignite, de cuivre ou de
plomb. D’une certaine façon bien sûr, on peut tout attendre,
tout espérer, mais à condition de fermer les yeux, de renon-
cer au regard — on ne saurait dire de le détourner car le dé-
tourner vers quoi ? quand il n’y a rien d’autre que ce grouille-
ment solitaire dans l’espace d’une chambre vide. Vraiment,
si l’on s’en tient scrupuleusement à ce qui apparaît, il n’y a pas
autre chose, tout au moins à l’échelle d’une vision courante,
au demeurant honnête, sincère et sans passion. Mais on peut
évidemment se demander si une telle vision est bien celle du
regard auquel il a été jusqu’ici fait allusion. Question à la-
quelle on ne saurait répondre si l’on songe que ledit regard
est véritablement seul à contempler et à scruter le paysage
ci-dessus décrit et que par conséquent il ne saurait être ques-
tion, à son niveau, de confronter les données qu’il perçoit
avec celles que percevrait un autre regard, en admettant en-
core, hypothèse lourde à traîner, que ces deux regards se ren-
contrent et s’échangent. Mais ce n’est pas le cas, et le pro-
blème, parce que simplifié, demeure insoluble. On ne saura
jamais si le regard ici mis en cause saisit l’exacte réalité des
choses. On ne saura jamais s’il n°y a pas une autre vision pos-
sible de l'univers, pour autant que ce dernier terme convienne
lorsqu’il s’agit de désigner et d’évoquer quelque chose d’aussi
simple (encore que non dénué de complexité) qu’un désert
TSÉTSÉ 93

donné dans une chambre comme une poignée de sable dans


un bocal. Mais après tout, il n’y a pas à sombrer dans l’an-
goisse sous prétexte que l’on ne peut rien savoir. Savoir ou
ne pas savoir, quelle importance ? Cela n’empêche pas de
regarder, de laisser son regard chercher des signes dans les
formes et tant pis, finalement, si le langage des choses s’avère
incompréhensible alors même qu’on l’a déchiffré. Peut-être
parlera-t-on, à ce propos, du martyre de l’esprit. Mais cette
proposition n’a pas de sens. Car parler de martyre, c’est sug-
gérer un témoignage que l’on apporte — mais à qui ? à qui ?
il n’y a personne. Il y a le sol grouillant, grouilleux, grouilleur,
grouillâtre qui grouille du dedans, bien que le dedans se ra-
mène ici à une simple surface. Quant à savoir si ce grouille-
ment qui, comme on l’a dit, n’a rien d’humain, se rattache en
définitive à des processus de nature animale, végétale ou mi-
nérale, c’est là une question qui mérite d’être prise en consi-
dération bien que la délimitation de ces trois règnes ne soit
pas aussi assurée qu’on a l'habitude de le croire et que les in-
terférences de l’un à l’autre soient nombreuses sinon
constantes. En ce sens, il s’agit seulement de déterminer la li-
mite (animale, végétale ou minérale) à laquelle on peut croire
que tend le phénomène jusqu'ici caractérisé comme grouille-
ment d’un sol désertique. Mais sur ce point, comme sur tous
les autres, seul le regard décide, seul il juge, seul il tranche.
C’est là beaucoup de responsabilité si l’on songe à quel point
le regard est fragile — entendons : à quel point il a du mal à
se fixer, à soutenir son attention, à conserver intense son em-
prise sur les choses, compte tenu de la rêverie et du sommeil
ou, plus prosaïquement, de la lassitude d’être, de l’écœure-
ment de regarder, de se traîner au long d’un éternel regard
qui glisse à la surface du monde sans sortir de soi. Mais ce
sont là tentations que l’on s’est habitué à vaincre — celles-là
et bien d’autres. On est courageux. On a la patience contem-
plative. Le regard se cramponne à lui-même comme au lien
ultime, le dernier d’entre tous les liens possibles, ah ! qui le
94 CLAUDE LOUIS-COMBET

rattache, qui le tient et le fixe — à quoi ? mais à quoi donc ?


au vide de la chambre vide, au désert du Désert. Mais, pour
sûr, on serait mal venu de se plaindre car un grouillement
représente un spectacle pratiquement inépuisable, un mo-
dèle d’existence qui ranime sans cesse la curiosité. Il est en
effet difficile d'échapper à la fascination d’une masse mou-
vante agglutinée à elle-même, puisant en elle-même toutes les
ressources et, semble-t-il, toute la raison d’être de sa dyna-
mique — fascination pour l’esprit qui saisit là, en quelque
sorte, la permanence de l’incessant ; fascination pour le re-
gard qui ne se lasse pas d’une contemplation dans laquelle la
diversité ne détruit jamais l’unité et où l’unité ne fige jamais
la diversité. Toutefois, il ne faudrait pas concevoir cette
contemplation comme une activité, si l’on peut dire, sereine,
radieuse, peut-être même béate. En réalité, regarder est une
souffrance. Si proche qu’elle soit, la chose perçue est toujours
. loin, infiniment distante, infiniment dehors et il n’y a aucun
espoir raisonnable de combler le vide qui sépare le regard de
ces collections d’objets qui, données dans le désordre, consti-
tuent le paysage. Et le regard est ainsi toujours privé, tou-
jours frustré. Il voudrait pénétrer dans l’épaisseur des choses,
mais il n’y a pas d'épaisseur. Entrer dedans. Mais il n’y a pas
d’intériorité. Il voudrait toucher, caresser, mordre peut-être,
étreindre, oh ! l’étreinte, substantielles noces, profondes épou-
sailles, fusion des identités — mais le regard est immobile et
les réalités, même les plus mouvantes, ne brisent jamais le
cercle qui les tient fermées sur elles-mêmes. Ainsi le paysage
se déploie pour soi, ramassé dans sa solitude et protégeant
son intégrité. Et le regard qui assiste de loin, à travers la vitre
d’une fenêtre sans rideaux, à la profusion de cette vitalité
grouillante, est tellement pris de souffrance qu’il voudrait
s’arracher des yeux de qui le porte (mais qui peut dire cela ?
de quels yeux ? des yeux de qui ? des yeux de qui ? de qui ?),
s’arracher de ces yeux et choir sur le sol, mordre, comme
lon dit, la poussière, se rendre, comme l’on dit, capituler,
TSÉ-TSÉ 95

renoncer à une existence qui ne se soutient que par l’écart et


la différenciation, tomber, se laisser tomber, s’abandonner à
son propre poids, à cette puissance d’inertie qui l'apparente
à l’obscure matière de n’importe quoi, et qu’on lui marche
dessus, qu’on le piétine et le balaie avec les ordures et les
crachats, qu’on le jette enfin dans un monde sans images, sa-
leté-le-regard, pauvreté-le-regard, saint-regard-de-rien. Hélas !
une telle béatitude, fruit de la démission intégrale de tout son
être, n’est assurément pas de ce monde — monde constitué,
comme il a été dit, d’une part d’une sorte de chambre vide
avec de hautes fenêtres sans rideaux et, d’autre part, d’un
paysage intérieur à la chambre, sans ciel et sans soleil, sujet
à un insolite grouillement de sa matière propre. Or c’est cette
matière qui fait problème et qui exige, pour qu’on la discerne
mieux, un surcroît d'attention. Il faut donc que le regard se
raidisse, qu’il tende ses ressorts, qu’il se porte autant que pos-
sible, aux limites les plus avancées de lui-même, là où, sans
sortir de soi, puisque cela est inconcevable, il se concentre sur
une infime portion de cet espace en tourment avec la certi-
tude que ce qui sera vrai de ce fragment le sera également de
la totalité. C’est alors que pour le regard même simplement
voué à voir, il y a comme un bruissement. L'agitation se pré-
cise, dans toute sa richesse, faite d’un nombre incalculable
de déplacements infiniment réduits, de mouvements insi-
gnifiants, de plongées et de remontées à l’échelle d’une tête
d’épingle, de mêlées, de bousculades comme de vivants cor-
puscules pressés les uns contre les autres, entrés les uns dans
les autres, se chevauchant, collés les uns aux autres, englou-
tis dans la confusion des chaïirs, absorbés tout entiers au sein
d’une activité totale et permanente qui est la grouillance
même du grouillement. Et tout cela de pattes et de mandi-
bules, tout cela d’ailes basses, de poils et d’antennes, de su-
çoirs, de creusoirs, de pompoirs, de trompes à caves et à pres-
soirs, de griffes, de ventouses, de scarificateurs et de tout ce
qui peut mordre et piquer, de tout ce qui peut blesser et sucer
96 CLAUDE LOUIS-COMBET

les blessures et les féconder. Tout cela pressé, tassé, agglo-


méré. Tout cela bouillonnant, bruissonnant dans la fermen-
tation des organes, éruptant pour de vibrantes copulations,
s’épaississant et s’alourdissant pour des pontes magnifiques de
largesse et de liesse. Un sol qui n’est pas un sol mais, aussi loin
que l’on puisse errer, une couche vivante, virulente, une gru-
meleuse épaisseur secouée et brassée dans ses fondements
par une violence sans nom, une voracité peut-être, une dé-
mence collective proche du paroxysme ; tout cela dans le
gris, tout cela dans le noir avec, ici et là, des nœuds névral-
giques où les convulsions de la masse atteignent un maxi-
mum de puissance : carrefours de tueries et de ravages où
dévoreurs et dévorés s’exaltent dans la même pâte de fièvre
et d'horreur, dans la même poussée, dans la même levée, en
une rage de transes, qui suscite au sein obscur de tout l’en-
semble un sempiternel mouvement de flux et de reflux. La
question est alors de savoir — et la réponse doit venir immé-
diatement — si un tel conglomérat organique fait tache et
masse sur quelque chose, sur un sol, sur un fond, s’il y a
comme à la base et comme sous les pieds (milliards de mil-
liards de milliards de pattes folles) d’une telle mouvance et
d’une telle énergie quelque chose qui s’étend, quelque chose
de ferme, qui se tient, qui résiste, qui supporte avec indiffé-
rence sa charge de terreur et de désolation. Car il semble en
effet, à y regarder de plus près, que le désert ait disparu, qu’il
n’ait jamais été qu’une illusion née de la distance. Ce qui
s’impose maintenant, c’est l’excessive vitalité de l’espace et
la densité des appétits qui s’y affrontent. Et pour autant que
le regard puisse entrer là-dedans et saisir les arrière-plans et
les infrastructures de toute cette agitation, il n’y a pas d’ar-
rière-plan, il n’y a pas d’infrastructure. Aussi avant que l’on
puisse pénétrer, sans toutefois sortir de soi, sans que le re-
gard se puisse vider de lui-même, puisque une telle démarche
est proprement inconcevable, il n’y a que va-et-vient, rangs
serrés dans des rangs, déferlements et tourbillons mais rien,
TSÉTSÉ 97

absolument rien de stable, d'immobile, de permanent, — réa-


lité d'ordre océanique, à condition de se représenter à la place
de molécules d’eau, un nombre prodigieusement astrono-
mique de bestioles totalement données dans la même rumeur
et puisant aux mêmes sources du non-sens toute leur inten-
sité dynamique. Mais par-dessous, il semble vraiment qu’il
n’y ait rien. Certes, une telle affirmation veut la prudence.
On réfléchit avant de se prononcer. Mais encore une fois, on
ne voit rien d’autre à dire : il n’y a pas de support. Ce qui
bouillonne et buissonne en essaim, à l'infini, ne repose sur
rien, ne s’accroche à rien. Comme il n’y a pas de ciel, il n’y
a pas de sol. Mais est-ce une raison suffisante pour s’affoler ?
Il doit en falloir davantage, quand on est un regard courageux
et honnête. Du reste, il ne faudrait pas oublier que, même si
le sol fait défaut, il y a du moins les fenêtres. C’est quelque
chose. Bien sûr, il s’agit d’un type un peu particulier de fe-
nêtres puisqu'elles ne comportent aucun dispositif d’ouver-
ture. On sait, par ailleurs, qu’elles ne sont ornées d’aucun ri-
deau. Pour être même plus exact, il faudrait préciser que l’on
n’aperçoit aucun encadrement et rien qui évoque l’idée de
vitres serties dans des montures de bois ou de métal. Il s’agit
plutôt d’une sorte de paroi transparente en verre ou en
quelque matière voisine du verre, ayant l'effet du verre, une
vitrine, pour ainsi dire, une baie vitrée mais dont on ne dis-
tingue pas les supports ni en haut ni en bas, ni à droite ni à
gauche. Sur l’épaisseur de cette paroi, rien à dire. Mais on
peut souligner sa rigidité apparente, sa solidité, qualités d’au-
tant plus remarquables que l’on ne voit pas du tout à quoi se
rattache ou sur quoi repose cette immense plaque de verre.
Il convient aussi de noter sa transparence dont la pureté fait
que l’on en vient à oublier complètement l’existence d’un
plan vertical qui coupe le paysage et délimite ce que lon
peut, d’une façon précaire, sans doute, nommer une
chambre. Cette transparence rend pratiquement impossible
toute distinction entre un intérieur et un extérieur. C’est bien
98 CLAUDE LOUIS-COMBET

un seul et même paysage qui se déroule ; le grouillement ci-


dessus évoqué a exactement les mêmes caractéristiques, le
même style de part et d’autre de la paroi, c’est une même et
unique fête — si bien que la discrimination entre chambre et
paysage paraît parfaitement arbitraire encore qu’elle doive bien,
d’une certaine façon, répondre à une certaine dimension de la
réalité. Mais de quelle façon ? Et quelle réalité ? Questions pas-
sablement oiseuses si l’on songe que l’on ne sait pas jusqu’à
quel point on est encore en droit de parler de paysage et de fe-
nêtre. C’est que tout change très rapidement dans l'instant qui
s’ouvre. Tout se précipite, tout s’enfonce. Qui disait tout à
l’heure qu’il n’y avait pas de profondeur ? Il semble bien, plu-
tôt, qu’il n’y ait pas d’autre dimension, et que la seule activité
effective soit la chute sans retenue, la chute à l’intérieur de la
masse granu-pattelue, vivescente, vorescente, à l’intérieur de
l'intérieur, dans la masse de la masse. Encore, aussi longtemps
que le regard se crispe sur lui-même, l’enfoncement est-il vécu
à distance des choses — et c’est une plongée immobile et silen-
cieuse, un glissement qui ne touche à rien, qui ne dérange en
rien l’activité du monde ; mais que le regard se fatigue, qu’il se
détende, qu’il s’oublie, alors ce sera IMMÉDIATEMENT le contact !
le contact, avec tout son cortège de bruits et d’odeurs. Cela, il
ne le faut pas. On peut jouer avec l'horreur. Mais que l’horreur
s'empare de vous, que vous deveniez une pure et simple chose
d'horreur, alors ce n’est plus possible. Il faut donc se défendre,
mettre toute son énergie à maintenir de l’autre côté cet achar-
nement de pattes et d’organes suceurs, fixer dans l’inaccessible
toute cette puissance d’invasion. Mais peut-on vraiment croire
au salut par la force du regard quand on se souvient que la
haute fenêtre elle-même, dans la dureté et la pureté du verre,
n’a pas même interrompu le paysage, n’a pas pu l'arrêter et le
tenir hors de la chambre et que, depuis le commencement, le
vide de la chambre vide est terriblement occupé, terriblement
rempli et que l’on comprend même assez mal qu’il y ait place
pour autre chose que pour la masse grouillante et vorace, pour
TSÉTSÉ 99

un regard, par exemple, fût-il le plus humble, le plus pauvre et


le plus immobile des regards. On serait vraiment tenté de croire
qu’il n’y a pas d’espoir ; qu’on n’en sortira jamais. Et de fait, sor-
tir de quoi ? Sortir où ? On ne sait même pas encore très bien
ce que c’est, ce grouillamini qui comble tout l’espace à perte —
on peut bien le dire — à perte de regard. On sait seulement
qu’on s’y enfonce sans bouger, on sait seulement que l’obscu-
rité du monde vit intensément, d’une vie acharnée toute en
pattes, en froissement d’élytres, en épanouissement d’abdo-
mens et battements d’aile et suceuses pressions. Tout porte à
croire que la chambre est comme le lieu de rassemblement et
comme l'arche de tous les insectes de la création et le paradis
des mouches par myriades et le lieu d’élection de toutes les
pontes vermiformes entassées les unes sur les autres comme
dans un grenier, comme dans un silo : réservoir inépuisable et
inextricable de formes larvaires, de petites choses avortées qui
se tortillent dans leur mollesse, rêves ou pensées de goules sans
pensée et sans rêve, essence surmultipliée de ce qui n’a pas de
fond. Et tout cela serait de peu de poids si cela ne respirait pas.
Mais cette vivante matière n’en finit pas de se gonfler, de se
distendre, d’arrondir sa masse comme pour mieux peser et
mieux obstruer les issues — les espérances, de plus en plus
vagues, d’issues, les souvenirs, de plus en plus confus,
d’issues. Dès lors, il faut bien l’admettre, il n’y a plus d’espoir.
Et comme l'instant s’ouvre dans une douleur toute fraîche, en-
core que vieille comme la vie et comme la mort, le regard est
tout d’un coup le Garçon. Et le Garçon est seul dans sa chambre
et seul dans l'été. La sécheresse est abominable. Les derniers
buissons et les derniers arbres se sont littéralement consumés
sur place. Ce qui fut amour de feuillage et délices de ramures
exhibe ses moignons, ses épines, ses lambeaux d’ombres vides
qui n’attendent que le vent pour se dissiper. La terre nue ap-
profondit silencieusement ses fissures en formes de fougères
comme des tatouages sacrificiels. Elle n’est plus chair que
pour les scorpions et les araignées. La solitude du monde est
100 CLAUDE LOUIS-COMBET

si grande que le Garçon a peur de bouger. Il est debout de-


vant la fenêtre à travers laquelle il semble contempler toute
limmensité de la saison. Mais il se peut aussi qu’il regarde
tout autre chose, on ne sait quoi, ou même qu’il dorme de-
bout. Derrière lui, il y a sa table d’écolier avec ses livres de
classe, sa mappemonde, son plumier. Dans un angle, près de
la porte, s’allonge, étroit et austère, son lit de garçon. Il n’y
a pas d'images au mur. Tout est donné comme si c’était la
chambre du dernier garçon dans le dernier été. Nulle im-
pression d’intimité ne se dégage de ce lieu. C’est une sorte
d’espace in vitro de murs trop blancs, d’angles trop droits,
d’objets trop bien rangés. On se prend à penser que l’individu
qui demeure ici doit être débarrassé de bien des nécessités vi-
tales, à commencer par la respiration. Il ne semble pas, en
effet, qu’il y ait quoi que ce soit de respirable entre ces murs,
rien qui puisse constituer un élément d’échange avec un corps
humain. On imagine l’intérieur d’un cristal (froideur, im-
personnalité, pureté, imperméabilité, incorruptibilité) à ceci
près qu’un corps étranger s’y peut déplacer sans se heurter à
la densité de la matière. On doute cependant que de tels dé-
placements puissent révéler la souplesse d’une démarche vi-
vante. On s’attend plutôt à quelque mouvement d’allure géo-
métrique. On se demande aussi quelle pourrait bien être la
raison finale d’un déplacement à travers l’étendue de la
chambre : le lit semble peu fait pour y dormir, ni la chaise
pour s’y asseoir, ni les livres pour être lus. D’une façon gé-
nérale, les objets que l’on vient d’énumérer paraissent être
plutôt des essences d’objets que des choses qui pourraient
aider à vivre ou qui seraient même simplement en rapport
avec la vie. Ils ont, peut-on penser, une sorte de signification
absolue, mais ils en restent là, fidèles à un ordre qui ne
condescend pas à l’humain : lit pour rien, chaise pour rien,
livres pour rien — surtout pas pour une main, surtout pas pour
un corps. On ne serait pas surpris de voir se briser, de voir
éclater en une infinité de fragments l’être assez lourd qui vio-
TSÉ-TSÉ 101

lerait d’un geste la virginité de l’espace autour des objets. À


vrai dire, on conçoit difficilement l’irruption d’un être de
cette sorte surtout si l’on se réfère à celui qui, debout devant
la fenêtre, semble totalement accaparé par sa station là. Car
à le voir ainsi tout entier et exclusivement là, l’idée s'impose
qu’il ne diffère essentiellement en rien des divers objets qui,
par ailleurs, occupent les autres secteurs de la chambre. Il
est même plus que probable que le Garçon n’a pas de visage
— Car on ne voit pas du tout à quoi pourrait tendre d’avoir ici
une physionomie, des traits caractéristiques, un regard, un
sourire. Cette hypothèse ne dément d’ailleurs pas ce qui a
été dit de l'attitude contemplative du Garçon, de l’impres-
sion qu’il donne de regarder quelque chose sur ou à travers
la fenêtre car, pour se livrer à l’observation d’un objet, il n’est
pas nécessaire d’avoir un regard, il suffit d’avoir des yeux, il
n’est pas besoin non plus de visage pourvu que l’on ait un cer-
veau. Ce qui est davantage contestable, c’est l'affirmation
selon laquelle le Garçon, face à la solitude du monde, aurait
peur de bouger. Il s’agit là d’une notation que l’on peut com-
prendre comme la réminiscence intempestive des espaces
pascaliens. Elle n’introduit nullement à la claire représenta-
tion de la scène que l’on tente ici de décrire. Il convient donc
d’en faire abstraction, de la négliger comme scorie puisqu’il
n’est pas possible de reprendre ce qui, une fois, une fois pour
toutes, a été dit. Ce qui s’impose donc, en définitive, c’est la
parfaite immobilité de l’ensemble, l’image d’un petit univers
arrêté sur lui-même, fixé dans des limites qui paraissent ne dé-
boucher sur rien, n’être reliées à rien. Mais peut-être n’est-ce
là qu’une impression tout à fait provisoire. Il faudrait, pour
la confirmer, connaître la face cachée du Garçon et voir ce
qu’elle voit si tant est qu’elle voit quelque chose. Bien sûr,
on a parlé des arbres, des buissons, de l’extrême sécheresse,
des fissures du sol ; on a même présenté celles-ci comme le
dernier refuge charnel des araignées et des scorpions. Mais
il semble bien que cette évocation soit maintenant dépassée
102 CLAUDE LOUIS-COMBET

car, à considérer le tableau sans parti pris, on doit recon-


naître que l’on ne voit rien de tout cela. Par un curieux effet
de perspective, la tête du Garçon cache la presque totalité
de la fenêtre dont on devine la présence plutôt qu’on ne la
perçoit réellement. Mais cette tête est vraiment énorme et
sans commune mesure avec le reste du corps. De sa position
en équilibre sur des épaules extraordinairement étroites et
presque nulles, d’une certaine structure d’ensemble, par
ailleurs, on déduit raisonnablement qu’il s’agit bien d’une
tête, mais on la pressent monstrueuse et on voudrait prier
pour qu’elle ne se retourne pas, on voudrait connaître la for-
mule qui interdit aux visages de se montrer. S'il y avait un
mot pour arrêter l’effroi, s’il y avait un geste pour échapper
à la menace, on se jetterait dessus, on la hurlerait à pleine
gueule l’imprécation, l’invocation, la conjuration, on pous-
serait son corps dans la barbarie des postures, on ferait n’im-
porte quoi s’il y avait quelque chose à faire. Mais on le sait
bien, ces velléités, cette espèce de désir du salut, n’ont de va-
leur, si l’on peut dire, qu’oratoires. La question de la fuite ne
se pose pas. C’est une question qui n’a pas de sens. Mais si
angoissante que soit la situation, elle présente au moins
l'avantage de ne laisser aucune place à initiative. On n’a
pas à se demander s’il faut agir et comment agir. Après tout,
c’est un grand réconfort de penser que les choses ne dépen-
dent pas de vous, que c’est vous qui dépendez d’elles, tota-
lement, et qu’il suffit donc de les laisser être ce qu’elles sont.
Ainsi dans l’attente de cette face secrète qui se prépare peut-
être à vous dévisager, mais qui peut-être aussi restera éter-
nellement dans l’ombre, la terreur fait son chemin l'espoir
aussi, mais l’âme est immobile. Acculée à sa dernière raideur,
une instance se donne voix. C’est pour poser des questions.
Car il faut à tout prix poser des questions qui tiennent le
temps en respect. Offensive de diversion, c’est sûr. Offensive
de vaincu. Avant que l’enfant n’exhibe cette gueule de honte
qu’il tient en secret, il faut multiplier les questions, les jeter
TSÉTSÉ 103

comme galets dans la mer, les lancer dans l’abîme avec le


vain espoir qu’elles formeront barrage et que le temps sera
tellement rempli que jamais, jamais, l'enfant n’aura le temps
de remuer cette énormité charnue que, pour le moment (mais
jusqu’à quand ?), on persiste à nommer fête, bien que l’ima-
gination se refuse à essayer de se représenter le visage qui
s’y dissimule. Aussi longtemps que l’on peut questionner, on
se dit que l'esprit veille, qu’il se maintient, qu’il se défend,
on songe même à tout ce qui a pu être prétendu de linvin-
cibilité, de l’inviolabilité de l’esprit — et que la victoire finale
lui revient de droit comme à la seule noblesse du monde.
Cependant, on commence malgré tout à entrevoir tout ce
qu’il y a de creux dans les questions que l’on pose. La raison
qui interroge grelotte dans sa totale vacuité. Irisés à la lu-
mière du savoir, les mots crèvent les uns après les autres sans
entamer le silence. On saisit toute la vanité de la parole. On
découvre soudain que l’on parle tout seul et qu’on est seul à
parler, qu’on raconte n’importe quoi, que l’on parle unique-
ment pour empêcher le temps d’être ce qu’il est, pour ou-
blier cet enfant dont la tête, si elle se met en mouvement, va
étaler inexorablement une telle face d’horreur, de souffrance
et d’effroi que la première et la dernière vérité de toutes les
vérités s’imposera enfin, absolue, irréfutable et mortelle :
l'évidence de la folie. Devant elle, les discours se dégonflent ;
les mots pour chanter Dieu chantent faux ; les mots pour
construire le monde démolissent tout ce qu’ils veulent édi-
fier ; toutes les conquêtes du verbe volent en poussière. Le
règne qui commence est celui d’une ténèbre si profonde et
si primitive que la nuit des barbares est, auprès d’elle, ra-
dieux midi. Elle est. Mais on ne peut rien dire. Il n’y a rien
à dire. On serait sauvé si l’on pouvait dire ce que c’est. Mais
au juste, devant cette innommable chose enfantine de gueule
occulte, qui pourrait encore concevoir la plus minime chance
de salut? (Il y a vraiment des mots qu’il faut détruire, des
mots qui n’auraient jamais dû exister si l’on avait été quelque
104 CLAUDE LOUIS-COMBET

peu sincère avec soi-même !) En tout cas, il faut se résigner


à admettre que le seul paysage désormais descriptible sera la
face cachée de l’enfant et le seul temps concevable, celui de
limminence. Car tout le reste a disparu de la scène. Les
contingences se sont dissipées. Les formations adventices ont
séché sur place ou se sont dévorées elles-mêmes. Le monde
est propre. En un sens, la tâche est immensément facilitée
de n’avoir à aborder qu’un seul objet. On se prend à croire
qu’on a quelque chance d’en venir à bout. Et l’on soupire
après une telle satisfaction. (Qu'il y ait une chose, une seule,
dont on ait dévoilé tous les aspects dans toutes leurs dimen-
sions, une chose dont il n’y ait plus rien à dire, rien, stricte-
ment rien, — voilà qui doit procurer une rare, une délicate
jouissance, peut-être une jouissance totale, une jouissance qui
suffit, une fois et à jamais. Mais il est vrai que l’objet ici consi-
déré est l'expression même de l’angoisse, voire, en poussant
les choses au pire, de l’agonie. Comment serait-il encore ques-
tion de jouissance ? Qui peut même encore se soucier de
jouissance ?) Le monde est propre. Le Garçon n’est plus
qu’une énorme tête. On ne distingue plus son corps. Ce-
pendant, bien que celui-ci, de toute évidence, soit absent, on
n’éprouve pas vraiment le sentiment d’un manque car il ne
semble pas que la tête soit, à proprement parler, détachée.
Elle n’évoque en rien ce qui roule dans la sciure aux matins
de guillotine, et pas davantage ce qui s’offre sur un plateau,
les grands jours de martyre. Elle suggère, au contraire, une
idée de puissance vitale, une espèce de force accumulée,
comme si toute l’énergie de l'individu s’y trouvait concen-
trée, tout son appétit de vivre, de sentir et, pourquoi pas ? de
savoir. C’est sans doute tout cela qui la gonfle et la boursoufle
du dedans d’elle-même et lui donne cet aspect boudiné de
chairs trop épaisses, de veines trop lourdes, de muscles et de
nerfs trop tendus, — cet aspect d’organe excessif, poussé trop
loin, exagérément dilaté et mûri comme ces fruits expéri-
mentaux vers quoi nul véritable appétit ne se porte mais qui
TSÉTSÉ 105

soulèvent plutôt l’étonnement et bien vite l’écœurement des


âmes trop lasses. Vue de dos, car la face, Dieu merci, se tient
dans l'ombre, cette configuration charnelle ne laisse guère
se distinguer ce que l’on pourrait appeler des parties. La
nuque, extrêmement courte et massive, disparaît dans l’épais-
seur d’une chevelure touffue, négligée, aux mèches emmélées
en tous sens, et noire ah ! terriblement noire, terriblement
dense et hantée de luisances et agitée jusqu’en ses racines
d’inspirations que l’on pressent nocives, forcenées, saugre-
nues : tête de loup et tête de rat, tête à fouir, grandie et rem-
plie pour des missions aussi fastueuses qu’indécentes, crinière
dénouée comme l’insigne d’une totale impudeur, tête de
chien, tête de nuit, tête de tout ce qui peut s’enfoncer et se
remplir en s’enfonçant. Car si cette tête — tête d’enfant, que
l'on s’en souvienne — paraît immobile et comme déjà morte,
on sait aussi qu’elle s'enfonce, qu’elle a la vocation du vis-
queux (des éléments indéfinissables, faits pour que l’on s’y
glisse, qui n’offrent aucune résistance à la pression mais qui
vous possèdent et ne vous lâchent plus tandis que vous croyez
en user à votre gré, à votre goût, en seigneur — maître d’un
incertain royaume dont vous n'êtes, qui sait ? que l’invité
somnambulique et l’esclave glouton), qu’elle opère insensi-
blement mais continuellement un mouvement d’approche
et d’approfondissement de zones d’espace que l’on imagine
inépuisables, de régions apoplectiques, hypertrophiques et
scandaleusement généreuses — régions que l’on ne saurait
identifier et circonscrire mais dont l’existence est nécessaire
pour comprendre que cette tête — tête d’enfant, encore une
fois — est là, qui s’exhibe en se dissimulant, qui se cache en
se gonflant, qui se pousse et s’épanouïit sans bouger, comme
un arbre, comme un fruit, vivant silencieusement une mys-
tique de la croissance et du déploiement qui fait de tout mou-
vement vers la périphérie une aventure strictement intérieure,
de tout développement un enveloppement de son propre
centre, de son précieux, de son irremplaçable centre, comme
106 CLAUDE LOUIS-COMBET

pour faire en sorte qu’une perdition (éventuelle) ne soit jamais


une déperdition. C’est d’ailleurs sous le signe de cette nos-
talgie qu’il faut comprendre l'association de l’élément vis-
queux à l’idée d’une vocation dont serait témoin une tête
d’enfant, tête seule, tête extraordinairement énorme et en-
fouie en son secret. C’est qu’en effet toute gluance, à une cer-
taine profondeur d’expérience, autorise passage et partici-
pation sans qu’il y ait pour autant rupture avec soi, abandon
de son lieu propre, désertion. Ainsi cette tête a toutes les rai-
sons de rester immobile ; elle a toutes les raisons de s’enclore
sous la masse d’une chevelure dont on aperçoit seulement
un hasard de mèches noires ; elle a enfin toutes les raisons
d’être là, d’être seule et d’être aussi la tête d’un enfant : car à
s’enfoncer, à se dilater dans l’humeur vitreuse d’un englo-
bant spatial qui la possède sans retenue, elle demeure
elle-même, dans sa plénitude, tout en étant disponible pour
n'importe quoi. Heureuse enfance, en vérité, que celle de qui
s’abandonne à toutes les mouvances du fluide sans jamais re-
noncer à son intégrité : ne pas peser sur les choses, accepter
de leur servir de jouet, être comme si l’on n’était pas et, à
cette limite, se posséder dans la totalité. Voilà pour une tête,
tête d’enfant, tête de nuit, une satisfaction qui vaut bien l’ap-
parente privation d’un corps et le renoncement à des jeux
plus simples, ceux, dit-on, des petits garçons. Mais pour qui
observe — qui tantôt contemple et tantôt scrute — il est ma-
nifeste que, sans précisément bouger, la tête (ou du moins ce
qui, jusqu'ici, fut ainsi désigné) passe par de curieuses alté-
rations de forme comme si l’hypertrophie errait à travers une
masse organique spongieuse et instable, gonflant et dévelop-
pant tantôt une zone tantôt une autre, poussant, ici ou là, des
protubérances éphémères et pathétiques. On dirait que sous
la peau du crâne ondule, à tout hasard, un levain de chancre
ou de tumeur, ça remue au fond, ça s’agite dans le volume,
c’est comme une obésité encore hésitante et qui cherche son
assise et qui essaie, tour à tour, tel ou tel limbe, telle ou telle
TSÉTSÉ 107

circonvolution pour y fixer sa prise et y fonder son règne.


Pour l'instant, c’est l'instabilité qui domine, encore que le
Garçon demeure parfaitement immobile. On voit soudain
se dilater du gris, du noir, du blanc, et le mouvement est si
bref, si fugace, que ces espèces de teintes semblent passer les
unes dans les autres, ce qui confère au paysage une sorte de
vie bien que, par ailleurs, cette boursouflure charnelle en
vague image d’un univers épousant une allure de tête en-
fantine évoque plutôt la mort, l’après-mort, la décomposi-
tion qui se prépare, qui s’accorde le luxe de la maturation, qui
prend le temps de s’épanouir en secret avant d’éclater triom-
phalement à la surface. Et vraiment cette chose de chair ci-
dessus dénommée la tête, le Garçon, l’enfant, — mais en vé-
rité chair quelconque, mollescence de n’importe quoi — on a
le sentiment qu’elle ne s’appartient pas, en dépit de sa soli-
tude absolue, mais qu’elle est comme prise et reprise, aspirée
et expirée, en proie, sans borne, à une puissance qui la triture,
qui la roule et l’étire et la malaxe et la brasse et que, dans
son énormité, elle n’est qu’une minuscule, impondérable et
insignifiante bavure d’être au sein, terme à souligner, au sein,
terme à détacher de tout son contexte

AU SEIN

comme de lèvres, comme d’une bouche, comme de mu-


queuses infinies (fleuries, feuillues, liées en bouquets), comme
de ces glandes pressurantes dont les anatomistes ont toujours
eu peur de parler, comme de ces compositions organiques si
extraordinairement douces et puissantes en leur intimité
qu’on ne peut les atteindre à travers des mots mais qu’il fau-
drait, pour les évoquer, puiser parmi les quelques réminis-
cences musicales qui ont survécu à tous les silences. Ce di-
sant, il ne s’agit pas d’une interprétation arbitraire. C’est dans
l'air. Ça ne se voit pas. Ça ne se touche pas. Mais Dieu sait
que c’est bien là. Ça s’impose par-delà toutes les théories.
108 CLAUDE LOUIS-COMBET

Malgré soi. Sans qu’on le veuille. Il suffit de regarder. Peut-


on d’ailleurs faire autre chose ? Faire mieux ? N’a-t-on pas
fait que cela, jusqu’à présent, depuis le début ? Oui, c’est af-
faire de regard bien que, d’une certaine façon, cela échappe
au regard. Cette tête née d’enfance se déploie prodigieuse-
ment dans un climat qui l’absorbe ; elle s’exagère dans ses li-
mites

AU SEIN

d’une réalité incommensurable qui la possède toute, qui la


saisit du dehors en même temps qu’elle la hante au-dedans,
réalité atmosphérique qui gonfle les chairs pour les mieux
sucer, qui les étire pour les étreindre et les étale pour les ra-
masser, qui surmultiplie à l’infini la tendresse qui étouffe tout
ce qu’elle protège, la tendresse qui engaine et englue, qui
délie et dilue, qui s’acharne à ronger l’intérieur de l’être, à le
vider, à le ruiner, à le nettoyer, à lui inculquer la surnaturelle
propreté du grand désert alors même que s’épanouissent à
tous les souffles du printemps les plus délicates sphères char-
nelles de l’enfance. Douce, douce enfance, en vérité. Le Gar-
çon est tellement possédé par la douceur de son enfance qu’il
ne peut plus bouger. Il se tient debout devant la fenêtre. On
voudrait croire qu’il rêve sur les lignes et les couleurs d’un
paysage suggestif — ou qu’il se concentre sur une idée (un
souvenir ou un projet). On souhaiterait même qu’il dorme de-
bout comme les héros ou les saints et qu’il se démette, dans
ses songes, de toutes les raideurs du jour. Mais il n’en est rien.
Le Garçon a les yeux bien ouverts. Il observe, c’est mainte-
nant évident — 6 dérision ! 6 impudeur —, tandis que son être
est nié de toute éternité, une vrombissante copulation de
mouches dans un rayon de soleil. Comme en un conte des
Mille et Une Mouches, mâles et femelles extravaguent en
leur adoration : frémissement musical, totale vibration de la
chair dans la trépidation de chacun de ses segments, rythme
TSÉTSÉ 109

d'ailes, transe illuminée. Pesante, écrasante, la lourdeur du


désir chez l’insecte, mais légère et lumineuse la chorégraphie
nuptiale. Reflets de métal vivant : du bleu, du vert éclatent en
fuite dans la gamme des noirs et des gris. Existences lanci-
nantes. Tension. Obstination. Plénitude d’un amour magni-
fié par le chant profond des entrailles et par la danse.
Mouches des forts fumiers, dévotes de toutes les putréfac-
tions, elles aiguisent le soleil au tranchant des odeurs,
mouches royales, mouches-mères au ventre qui pullule, sa-
turé de pontes, toutes divaguent et zigzaguent, trépidantes,
empalées par les mâles, bourdonnantes, adonnées à d’éner-
giques coïts qui sont tout autant joie de midi que fusion des
corps. Le Garçon ne se lasse pas de les regarder qui se pour-
chassent dans les coins de fenêtre et qui s’accouplent géné-
reusement. On peut même croire que c’est là le seul et unique
spectacle qui le retient, lui dont l’existence est par ailleurs si
incertaine. Qu'il y ait au monde une espèce d’être dont l’en-
tière signification soit de vibrer d’amour et de pondre, c’est
une réalité phénoménale qui n’en finit pas de l’effarer. À vrai
dire, ce n’est pas la destinée du mâle qui le fascine. Comme
toute chose transitoire, elle semble s’épuiser dans l'instant.
Instrument de conjonction, le petit mâle ne tenaille la Mère
que le temps d’un spasme, d’une ponctuation. Voué à l’en-
tière contingence des rencontres et à une élection qui ne dé-
pend pas de lui, il n’existe qu’épisodiquement, occasionnelle-
ment. La femelle par contre est grosse et lente d’une durée
infinie. Les mâles se succèdent à cracher leur petite fiente
dans son puits vaginal, elle, elle demeure, disponible, dans la
permanence de ce qui s’ouvre sans fin — comme l’une de ces
nuits fabuleuses où tant de rêves se déroulent que ni l’his-
toire du monde ni celle de chaque chose ne suffit à les rem-
plir et qu’il faut anticiper, créer de nouveaux mondes, fabri-
quer de nouvelles choses en attendant le matin, tandis que la
nuit dure et continue à durer et dure encore pendant que
nous interrogeons les fragments de songe qui flottent à la sur-
110 CLAUDE LOUIS-COMBET

face de l’âme (tout cela dans les maternelles ténèbres, tout


cela dans la caverne femelle qui délimite, seule, toutes nos
possibilités d’être). Car la Mouche-mère est tout entière le
creux qui absorbe et assimile et transforme, tout entière la
puissance qui crée, qui dispense la vie, qui la dépose et en dis-
pose, çà et là, multipliant de précaires refuges pour les larves,
sans chercher à comprendre, sans se préoccuper de ce qui
adviendra, trop engagée elle-même dans l’élaboration de la
vie

AU SEIN

de sa propre obscurité. Mère-la-mouche est grosse d’un ab-


domen qui l'empêche de voir et de penser mais qui n’est tou-
tefois jamais assez gros, jamais assez plein puisqu'il réclame
toujours un surcroît de plénitude, toujours davantage de la pe-
tite fiente virile et des pontes toujours plus fastueuses —
comme si ce lieu de chair voulait tout contenir, tout englober,
le passé et l’avenir, les vivants et les morts — Ah ! qui trouvera
les mots ? qui fera germer entre ses dents les justes syllabes
qui diront ce qu’il y a de sombre, de vertigineusement inac-
cessible dans ce ventre sans mesure dont on ne sort jamais !
Le Garçon est immobile. Peut-être essaie-t-il de penser.
Peut-être songe-t-il rondeur, obscurité, douceur, chaleur— et puis
quoi ? La nuit de la chair est également la nuit de l’esprit, la
pensée s’y perd à peine née, les mots volent trop bas. On a
plutôt raison de croire que le Garçon ne pense pas, qu’il ne
se pose pas de question, qu’il vit pleinement l’impuissance et
la radicale insuffisance de la parole, qu’il n’a rien à dire, rien
à demander, rien à expliquer, qu’il est là, c’est largement suf-
fisant, qu’il ouvre les yeux, que veut-on de plus, qu’il ouvre
la bouche, c’est parfait, de grands yeux vides et une bouche
molle, dix fois trop grande, dix fois trop ouverte, une buc-
cosité coulante, poisseuse, un informe cul-de-fosse où végè-
tent des crachats hors d’âge et toutes les insipidités glaireuses
TSÉTSÉ 111

d’une incurable enfance — unique tendresse où viennent de


loin en loin clapoter et se dissoudre de vagues petits désirs,
sans force et sans raison. Ah ! Notre-Dame des Mouches faites
quelque chose pour qu’un désir plus énergique s’affirme et se
maintienne ! — Mais que pourrait-il naître d’une eau si fade ?
on se le demande. On se demande aussi pourquoi il y a une
grosse mouche qui tourne autour du Garçon comme si elle
jouait à l’encercler ou comme si, de très loin venue, elle pro-
longeait son périple pour ne pas arriver trop tôt au ren-
dez-vous, hésitant peut-être sur le but à atteindre et la raison
de tout cela — comme on l’a dit de pèlerins dont le voyage
était si long qu’en cours de route, peu à peu, ils perdaient
mémoire du lieu où ils se rendaient et ne savaient plus, lors-
qu’ils rencontraient un sanctuaire, si c’était bien celui-là qu’ils
visaient ni même si c’était de sanctuaire qu’il s’agissait à tra-
vers tout ce qu’ils avaient vu et vécu. La mouche qui tourne
autour du Garçon mais plus précisément autour de son visage
est peut-être d’espèce pérégrine, on ne sait, on ne peut rien
dire du destin qui l’a poussée jusqu'ici, jusqu’à cette chambre
vide, jusqu’à cette fenêtre sans rideaux, face à un paysage an-
nulé par la grosse bouffissure gueulue dite jusqu’à présent le
Garçon, quelquefois l’enfant. De même, on ne sait pas da-
vantage quel destin a fait que le Garçon soit ici, tout seul, im-
mobile et bouche ouverte (comme en offrande) et à la merci
d’un insecte dont les innombrables segments, éléments, par-
ties et particules emplissent l’espace et animent de leur déli-
rante activité le paysage total. Ce que l’on sait, par contre,
c’est que la mouche porte (ou traîne) un abdomen extraor-
dinairement lourd que l’on conçoit empli d’une abominable
myriade de petits œufs jaunes ou blancs prêts à choir sur la
première charogne rencontrée. Et cette mouche qui se veut
verte sous un certain angle solaire et noire à d’autres instants
tourne et tourbillonne autour du visage béant de l'enfant.
Elle ne s’en éloigne, en son jeu de spires, que pour s’en rap-
procher davantage, le serrer, l’enserrer, de plus près, toujours
112 CLAUDE LOUIS-COMBET

plus près. Le Garçon ne bouge pas. Son immobilité est totale.


Elle frappe cependant en ce qu’elle laisse se manifester une
certaine disponibilité et une certaine autonomie de la chair
comme si cette dernière se trouvait vacante, simplement, par
hasard, à la façon d’un gîte encore tout chaud dont l’occupant
vient seulement de s’absenter — comme si l’âme était ailleurs,
comme si le corps se tenait prêt, dans sa souplesse, à profi-
ter d’une désertion qui le laisse à lui-même, sans surveillance,
sans contrainte. C’est peut-être ce renoncement à toute vo-
lonté propre, cette démission de toutes les forces qui poussent
l'individu vers un minimum de conventions vitales, c’est
peut-être cette profonde absence à toutes choses, qui a ouvert
jusqu’à la démesure cette gueule molle et blanchi ces yeux
vides par quoi le Garçon affronte l’obscurité et la bizarrerie
de l'instant. Franchement, le cœur se soulève au spectacle de
cette trogne dont rien n’empêche de croire que c’est la hi-
deur même qui attire la mouche (comme elle pourrait en at-
tirer bien d’autres — et de la pire espèce). Il faut ici se repré-
senter une sorte de trou mal délimité dans les chairs, comme
un nid de lupus, un mariage pantelant de muqueuses à vif,
dans le rouge, avec des adhérences obscures dont le réseau
informe s’organise en une sorte de cavité sans fond. Cette
configuration évoque plutôt l’arrière-train de certaines races
simiesques, avec leurs protubérances croûteuses, leurs fis-
sures irradiées dans la profondeur sanglante des chairs, qu’un
visage humain, celui d’un enfant, surtout. Et cependant, c’est
bien un enfant. C’est bien le Garçon, un petit garçon, qui
porte son visage comme une bête laisserait voir son cul, et qui
ouvre tout grand ses yeux châtrés. On songe aussi à ces faces
de lépreux dans le tissu desquelles la maladie semble épui-
ser les inconscientes affinités de l’homme avec les grands car-
nivores et les grands ruminants, avec les idoles, aussi, rongées
par le temps, rendues poreuses et incrustées de coquillages.
On rêve à l’errance de formes bestiales les unes dans les
autres, à une procession extrêmement lente d’ébauches avor-
TSÉ-TSÉ 113

tées. Et l’on se demande finalement si ce qui affleure en béant


au centre (et au sommet) de cette enfance, ce n’est pas la
bouche de toutes les bouches, le lieu indistinct et tourmenté
d’où toutes les lèvres de tous les êtres vivants tirent leur ori-
gine — lèvres de gueules, lèvres de sexes, lèvres de culs, toutes
chances de lèvres, toutes possibilités de lèvres, tout devenir
de lèvres. On voit alors le Garçon, tandis que le temps s’éter-
nise, allonger sa langue, la tendre et l’étaler, énorme, inter-
minable. Elle se développe à partir des zones confuses et sai-
gnantes de l’arrière-bouche et, soudain, elle se love hors de
son berceau de bave et jaillit entre les lèvres comme un moi-
gnon. Ce que l’on croyait atone et d'extrême mollesse se ré-
vêle ainsi magnifique de violence et d’avidité. Cette bouche
qui sommeillait dans ses rêveries d’eau douce et tranquille
prend brusquement l’allure inouïe de réceptacle de toutes
les passions : mufle de la douleur et de la joie, de la famine,
du désespoir, gueule de martyr, ouverte, béate, offerte, déjà
comme dévorée, déjà comme vidée dans son dernier cri.
L'instant est d’une densité minérale. Mais comme le dernier
cri n’a pas été poussé, on se demande ce que sera, plus tard,
cette atrocité de langue et de lèvres quand le bonheur ne sera
plus supportable. Car ce moment viendra, c’est sûr. L'enfant
s’est avancé si loin dans sa laideur, on ne peut croire que ce
soit pour rien. Il faut se dire, au contraire, qu’un faciès aussi
insoutenable appelle nécessairement un baiser à la mesure de
son horreur. Car chacun a droit à l’amour et chacun finit par
rencontrer, tôt ou tard, ce qu’exactement il mérite. Ainsi
donc, si le Garçon touche au zénith de sa monstruosité, c’est
que l'instant est proche où les plus sérieuses promesses de
son destin vont s’accomplir. Et comme tout ce qui est vrai-
ment grand et authentique veut un cadre dépouillé, la
chambre est vide, la fenêtre n’a pas de rideau et le paysage
est nul. Cependant, tout en décrivant cercles et demi-cercles
autour de l’enfant, très près, toujours plus près de la brèche
faciale et de la langue qui s’y érige, la mouche n’a pas cessé
114 CLAUDE LOUIS-COMBET

de grossir comme si, dans les profondeurs de son corps, les


œufs se multipliaient à l’infini, s’entassaient, distendant la ca-
vité maternelle et accentuant leur poussée aux abords de
l’orifice. L'insecte qui vole à présent est, dans l’ordre des
mouches, quelque chose de parfaitement gigantesque et, dans
l’ordre des mères, quelque chose de parfaitement plein. Le
Garçon est béance ; la mouche est maintenant si proche
de ce visage en gouffre qu’elle le frôle presque de ses ailes.
L’instant se resserre. Une lourdeur maternelle emplit l’espace
qui s’immobilise. Alors la mouche s’arrête de voler. Elle se
pose d’un coup, comme une bête qui mourrait sur place plu-
tôt que d’aller plus loin — et immédiatement, la langue du
Garçon est pleine. C’est alors qu’apparaît la Mère. Elle est là
soudain. Elle s’approche, silencieuse et fluide comme une
ombre. Le spectacle paraît l’intéresser au plus haut point.
Cela se remarque à la façon dont elle tord ses mains et les
agite comme si elle leur cherchait une prise dans le vide, une
saillie pour qu’elles s’y agrippent. Comme apparemment la
prise fait défaut, elle finit par les serrer sur sa poitrine en un
geste de sainte femme ou de putain, on ne sait trop. Elle se
penche sur l’enfant, elle considère attentivement ce qui se
passe sur la langue. Assurément, ce n’est pas un spectacle
banal que cette énorme mouche accaparée totalement par la
puissance de sa ponte. Les œufs tombent par grosses grappes
jaunes agglutinées tout au long de la nervure centrale de la
langue où elles forment une sorte de levée de terre ou plutôt
quelque chose comme un sillon, comblé de toute une récolte.
Tiens, songe la Mère, c'est curieux. Il ne va tout de même pas ava-
ler cette mouche. Ce ne serait pas logique. Et de fait, comme elle
a suffisamment pondu, la mouche s’envole. Alors, rassurée,
semble-t-il, la Mère, à son tour, disparaît. Le Garçon est de
nouveau seul. Sans doute est-il fatigué par le long effort qu’il
a dû fournir en tenant sa langue tendue constamment hors de
sa bouche. Toujours est-il qu’il ferme les yeux puis il rentre
sa langue, très lentement, délicatement pour que la longue
TSÉ-TSÉ 115

ligne des petits œufs ne s’effondre pas, puis il ferme la


bouche, puis il demeure debout. C’est maintenant un beau
petit garçon aux formes douces et rondes, à la peau laiteuse,
aux cheveux blonds. Il a de bonnes joues roses qui font plai-
sir à voir en image qu’elles sont de la bonne santé, de la ten-
dresse et de l’innocence. Vraiment, c’est un enfant que l’on
voudrait aimer, un petit Prince, un chérubin. Ce qui est mer-
veilleux, c’est de sentir sa beauté en harmonie avec les choses
et même avec le paysage. Par la fenêtre, à travers le flot de
dentelles des rideaux, on aperçoit un vaste jardin où abon-
dent les fleurs, où les oiseaux passent à tire-d’aile, où les
arbres ne retiennent la lumière du soleil que pour la laisser
couler de branche en branche, de feuille en feuille. Et dans
la chambre de l'enfant tout est clair et joyeux. On se demande
quel jour extraordinaire est en train de s’épanouir sur la tige
du temps. On s'interroge sur la pureté. On se récite les mots
qui disent la belle enfance, son charme et son mystère. On
rêve sur de merveilleux profils. Et pendant ce temps, tout ce
temps, le Garçon reste debout, toujours tout seul, devant la
haute fenêtre dans la lente succession des heures où rien ne
semble se passer. Sur le soir, cependant, la maman réappa-
raît. Elle est là de nouveau, tout à la fois évidente et impon-
dérable, aussi soucieuse que jolie. Elle tourne autour de l’en-
fant, très silencieusement, comme si elle voulait surtout ne pas
déranger l’équilibre intime de toutes choses. Mais ce qui
semble l’intéresser par-dessus tout, c’est la bouche parfaite-
ment close du Garçon. Elle s’arrête et se fixe sur la zone gour-
mande du visage. Elle voudrait y porter la main, la palper,
l'ouvrir comme on le fait d’un fruit étrange et désiré. On ne
sait trop quelle pudeur la retient cependant : son geste n’a
pas lieu. De nouveau les mains cherchent le soutien de la
poitrine comme si elles n’étaient au monde que pour éprou-
ver en leur creux la douce tension des seins — et comme si
tout autre geste représentait une aventure trop difficile ou,
tout simplement, trop vaine. Toutefois la curiosité demeure.
116 CLAUDE LOUIS-COMBET

De fait, on voudrait savoir ce qui se passe de l’autre côté des


lèvres, ce qu’il en est de la langue désormais rentrée dans ses
domaines d’ombre et d’eau avec sa délicate provision de pe-
tits œufs. La Mère reste longuement penchée sur le bord du
visage de l'enfant, s’efforçant de déchiffrer le sens de certains
gonflements comme d’une épaisseur nouvelle en train de se
faire sur le pourtour interne de la bouche. C'est passionnant,
se dit-elle, dommage qu'on ne voie rien. Si seulement il pouvait
sourire dans son sommeil, comme lorsqu'il était tout petit, j'aurais
le temps de jeter un coup d'œil à l’intérieur. Je me demande ce qu'il
a fait de toute cette ponte. Est-ce qu'il l’a avalée, purement et sim-
plement, et alors les sucs digestifs ont attaqué les œufs, ils les ont dis-
sous et ils ne sont plus qu’une espèce de purée inconsistante et dénuée
de signification. Ou bien, au contraire, les a-t-il retenus à l’orée de
sa bouche, dans un coin bien abrité et, tandis que je regarde sans
rien voir, la couvaison se développe là-dedans. Ça doit être formi-
dable. Il y en avait combien de petits œufs jaunes ? Des milliers ? Des
millions ? Des milliards ? Pourquoi pas, elle était tellement lourde,
cette mouche, tellement grosse. Ça devait être une mouche des cabi-
nets ou peut-être qu'elle venait des abattoirs ou de la décharge de la
ville ou de l'hôpital. Je n’en ai jamais vu de pareille. Oh !je vou-
drais voir, je voudrais voir !.. Mais elle ne cherche pas à forcer
un secret aussi mystérieusement dissimulé. Ses doigts ne s’in-
troduiront pas entre les lèvres comme ils pourraient le faire.
Ce serait trop dommage de troubler, au risque de le faire
avorter, le phénomène qui peut-être est en train de se dé-
rouler dans le sommeil énigmatique du Garçon. Car enfin, un
enfant qui dort debout et aussi profondément, ce n’est pas
courant, on peut même dire que ce n’est pas normal. Elle
s’en avise soudain. {!faudrait que je le porte sur son lit. Alors ses
mains s’écartent de sa poitrine et vont, avec infiniment de
douceur et de grâce, cueillir l’enfant. C’est un beau petit
bébé, calme et replet comme après la tétée. Une petite goutte
de lait lui mouille le pli des lèvres. Maman l’essuie du bout
d’un doigt qu’elle lèche ensuite avec application. 1 ne peut
TSÉ-TSÉ 117

rien y avoir de meilleur au monde que ce que je donne à l'enfant,


songe-t-elle. Bonsoir, mon chéri. Elle s'aperçoit alors que le
bébé est mal entortillé dans ses langes. Ce petit ne peut pas dor-
mir comme cela. Ilfaut que je mette de l’ordre dans toutes ces choses,
dans cette layette qui ne sert à rien. Elle ôte la brassière du petit
et la jette par terre, sous le lit. De la même façon, elle se dé-
barrasse ensuite des couches. Le bébé est tout nu, il ne s’est
pas réveillé. est très bien ainsi. C’est comme cela que je l'ai fait,
il ne peut pas être mieux. Quand on dort, on n’a pas besoin de vé-
tements. On n'a rien à cacher. Elle se penche sur l'enfant. Elle
est si légère qu’elle semble onduler dans le souffle qui s’ex-
hale du bébé. Elle l’embrasse très doucement sur le front,
puis sur les paupières closes, puis sur la bouche plus close
encore s’il se peut. Puis elle s’éloigne. Et comme elle est sur
le point de disparaître, n’ayant plus rien à faire ici pour le
moment, la voilà qui revient, avec ses mains serrées sur sa
poitrine. Elle regarde le Garçon qui dort, paisiblement cou-
ché sur le dos, comme dorment les nourrissons, ses genoux
ronds légèrement remontés vers le ventre. On a l'impression
qu’elle écoute quelque chose, qu’elle cherche à percevoir un
bruit car elle approche en effet son oreille de la bouche du
petit. Mais, selon toute vraisemblance, elle n’entend rien.
Est-ce que c’est toujours là ? Est-ce qu'il a tout avalé ? Comment le
savoir ? Elle s’éloigne, l’air toujours perplexe, ses mains for-
mant berceau sur ses deux seins. Il semble bien, cette fois-ci,
qu’elle va disparaître, qu’elle a suffisamment joué son rôle et
qu’elle va enfin laisser l'enfant se débrouiller avec son som-
meil. Mais non, mais non, on n’en est pas encore là. Elle fait
demi-tour et revient vers le bébé. Je n'ai pas fini de l’embras-
ser, dit-elle. Elle enfonce alors sa tête entre les douces petites
cuisses qui s’écartent et va chercher avec ses lèvres une chair
encore plus douce. Cela dure un moment. Quand la Mère est
partie, le Garçon demeure seul, allongé sur son lit, bien à
plat, la tête à peine surélevée par l’oreiller, les bras le long du
corps. Ce n’est pas un bébé. C’est un grand garçon, simple-
118 CLAUDE LOUIS-COMBET

ment. On voit d’ailleurs nettement qu’il n’est pas pubère.


Mais bien sûr ce n’est pas ce détail qui suscite la curiosité.
Celle-ci se concentre essentiellement sur le visage et parti-
culièrement sur la bouche du dormeur. Là, vraiment, on com-
mence à percevoir un ensemble de phénomènes tout à fait in-
solites. On sent que ça remue derrière les lèvres. On sent
qu’une vie élémentaire prolifère dans le gonflement de ses
formes infimes. D’emblée, on peut tout imaginer : reptation
et ondulation delarves, lente progression de masses
grouillantes à travers les innombrables cavités de la bouche
et du larynx, remontée vers les fosses nasales, marée des-
cendant à fond de gorge vers les voies respiratoires et les
voies digestives. Il faut se représenter la douce chair de len-
fant — sa chair joufflue, grassouillette, toutes les tendres ro-
séités des tissus internes comme une sorte de fruit pour ainsi
dire infini, déjà creusé, déjà ruisselant dans la succulence de
ses humeurs, offert sans réserve à la destinée d’une gigan-
tesque ponte. On comprendra peut-être ainsi tout ce qu’il
peut y avoir de jubilation dans le grouillement natif qui pour
lors peuple la bouche de l’enfant. Et encore la bouche n’est-
elle ici donnée, comme toujours, qu’en manière d’introduc-
tion. Mais il faut songer à tout ce que représente comme
chance d’errance et comme prodigieuse réserve nutritive, à
l'échelle d’une larve de mouche, la totalité organique d’un
jeune garçon. Il y a de quoi délirer. Il y a de quoi chanter
matines quand un million ou un milliard de petits œufs com-
mencent à remuer, quand ils sortent, merveilleusement, de
leur inertie première pour se contracter et se détendre sur
eux-mêmes, tout à la fois fragiles et puissants, riches des mul-
tiples possibilités de la vie. Ici, bien sûr, il ne suffit pas de se
référer à la banale existence du petit asticot enfoui dans
quelque cerise ou se roulant dans la mollesse de n’importe
quel aliment. Il faut éprouver toute la qualité d'émotion qui
se déploie à travers des milliards de contacts multipliés par
des milliards de mouvements ; il faut être conscient de toutes
TSÉTSÉ 119

les interférences chimiques qui associent le parasite à sa proie,


de tout ce qui lie l’organisme qui prend à celui qui donne ;
il faut savoir la complicité, la complaisance, la tendresse et la
subtilité raffinées des échanges. Un milliard de petits vers
prend possession, avec une gourmandise aveugle et obsti-
née, de milliards de milliards de ces petites choses de déli-
catesse, éléments charnels, éléments d’organes hypersensibles
et excessivement sensuels dont le partage

AU SEIN

d’une unité et d’une totalité supérieures constitue la solitaire


enfance de l’enfant. Ce grouillement s’épaissit et s’enfonce
dans les arcanes de la chair ; l'immense voration de l’être
tout entier est désormais entamée. Mais il ne faudrait pas la
concevoir comme une agression, comme une suite de pro-
cessus aussi cruels que ravageurs. Certes, il y a ravage — et
inexorable et irréversible. Mais c’est dans la douceur, dans la
mollesse, dans une sorte de béatitude diffuse qui fait de
chaque morsure le plus délicat de tous les baisers. Il suffit
d’ailleurs, pour s’en persuader, d’assister au sommeil de l’en-
fant. Il n’en est pas de plus tranquille, de plus serein. Il n’est
pas rondeur plus ronde, souffle plus léger, consentement plus
parfait de la chair à elle-même. Il semble, et c’est une im-
pression bien proche de la certitude, qu'avec le temps qui
passe, à mesure que la grande invasion larvaire se poursuit
dans la nuit des viscères, le sommeil de l’enfant devient de
plus en plus pur, de plus en plus radieux. Quand elle appa-
raît, la Mère s’en réjouit silencieusement, tandis que ses mains
serrent plus fort le globe de ses seins. Comme il dort bien, ce
petit ! Comme il a l'air heureux ! Quel trésor ! Mais aussi quelle in-
conscience — quand je songe à toutes les petites bêtes qui le rongent
par-dedans. Est-ce qu’il les sent remuer ? Moi, je les vois qui mon-
tent et qui descendent entre sa poitrine et sa gorge. Avec un peu d'at-
tention, je peux suivre leur passage. On dirait des espèces de ganglions
120 CLAUDE LOUIS-COMBET

qui se déplacent. Et la Mère cherche en sa mémoire des sou-


venirs de charogne. Elle en a vu quelques-unes, de loin en
loin, au fil de sa vie, qui grouillaient de vermine. Mais ce sont
là des images sans aucun rapport avec l’évidence de ce petit
garçon, apparemment intact et tout entier plongé dans la paix
de son enfance. Cette absence de puanteur chez un être voué,
en son cœur le plus profond, à une quintessentielle décom-
position, n’est-ce pas là l’odeur de sainteté dont parlent les lé-
gendes de tant de bienheureux ? La Mère se penche, tout
près, toujours plus près. Elle flaire le corps du Garçon. Elle
renifle les aisselles, le creux du cou, le creux du ventre. Puis
elle embrasse très délicatement les lieux qu’elle vient de
humer. Quand elle a fini ses dévotions, elle s’abolit elle-même
dans sa propre satisfaction. L'enfant reste seul et clos sur son
mystère. À des frissons de ses membres et sous sa peau on
comprend que la progression des larves se poursuit. On se re-
présente un réseau de plus en plus serré de galeries souter-
raines à la façon d’une fourmilière ou d’une termitière. On
se rappelle peut-être les schémas illustrant les atteintes de la
viande du porc par la trichine ou le jeu architectural des ta-
rets dans l'épaisseur du bois. C’est bien cela et c’est aussi tout
autre chose car il n’est pas de schéma pour évoquer l’inti-
mité des échanges et des secrets

AU SEIN

de la coexistence des organismes comme il n’y a pas non


plus d’image satisfaisante pour dire, dans l’instant, l’épa-
nouissement de ce qui se délie et se dilue, de ce qui se désin-
tègre et cesse de s’appartenir. Tandis que les petits vers ga-
gnent des régions toujours plus obscures et toujours plus
douces, de baisers en baisers la chair se dissout, elle fond
comme neige au soleil, elle se dissipe, elle se retire, elle aban-
donne ses provinces. On se dit qu’un temps viendra où l’en-
fant ne sera qu’une sorte de baudruche gonflée d’un innom-
TSÉ-TSÉ 121

mable magma de molles entités rampantes, agglutinées sur


elles-mêmes, étrangères à sa nature et cependant nourries de
sa substance. Mais on n’en est pas encore là bien que, de
toute nécessité et sauf miracle de dernière heure, on y arrive,
c’est sûr, on s’en approche terriblement vite dans la lenteur.
En attendant, molécule par molécule, la chair se sacrifie dans
la joie. Elle succombe sans arrêt à la voracité de cette sorte
d’amour élémentaire qui s’est installé en elle. Elle abrite et
nourrit tout ce qu’il est possible d’abriter et de nourrir en fait
de larves affamées, de vers fureteurs et aussi d’indolence
dodue. Et, comme en vue d’une destinée sans fin, s’installe
le cycle des métamorphoses. À son point extrême de matu-
rité, dans la tension de tous ses tissus, la larve engendre la
bête qui la rêvait. C’est alors une profusion d’existences nou-
velles, un imbroglio de pattes et d’antennes, d’organes su-
ceurs et copulateurs. Et comme tout cela se déroule dans la
nuit et dans un espace compact, les formes sont pâles, les
ailes atrophiées, les yeux aveugles mais les abdomens
énormes et d’un appétit démesuré. Dans la nuit de l’enfant,
c’est un temps continu, sans rupture, sans jalons, une unique
poussée vers les profondeurs dernières, un seul flux qui sape
et absorbe et nettoie, faisant le vide autour de lui — gigan-
tesque conquête, épique et lyrique, où des milliards de mâles
se conjuguent à des milliards de femelles, chacun d’eux mul-
tiplié par des milliards de petits œufs jaunes qui bientôt s’agi-
tent et se gonflent et se mettent en marche à leur tour, plus
loin dans la chair, plus loin dans les ténèbres du cœur, fo-
rant les tripes, rongeant les muscles, colonisant les os, pous-
sant leur victoire plus loin dans toujours plus de nuit, dans
toujours plus de chair. Il faut songer à ces millions de coïts qui
rivent, dans leur furieux bourdonnement, les insectes les uns
aux autres, et évaluer la formidable énergie destructrice, vo-
ratrice, qui se déploie, du coup,

AU SEIN
122 CLAUDE LOUIS-COMBET

de l’engeance cataclysmique. C’est une furie d’amour qui


mobilise chaque organisme en sa totalité et le propulse à bout
de course, millimètre par millimètre, dans la chair ravagée.
Que l’on parle incendies, inondations, ravages de la guerre
et de la peste, chœur délirant de tous les supplices, extirpa-
tion des racines de la vie, minéralisation, porosité finale — les
mots et les images seront toujours trop tendres et taillés à
l’aune des petites bouches en cœur (il n’y en a pas d’autres,
fussent-elles les plus méchantes). Il y aura toujours trop de
sucre dans l’eau des paroles, à creux de langue. (Et comment
pourrait-il en être autrement si l’on songe que c’est la femme,
avec la désastreuse tendresse de ses cavités, qui vous a initié
à l’éros du verbe ?) Mais tandis que l’on s’oublie à philoso-
pher, le garçon demeure. Qu’on l’observe (qu’on le contem-
ple) donc dans la béatitude de son sommeil, en cette nuit
sans bornes. C’est un corps doucement étendu, celui d’un gi-
sant en pleine possession de sa nudité — nudité à peine virile,
on le sait — corps d’enfant sage et trop aimé. Ce qu’il y a de
remarquable, ce sont les fugitives boursouflures qui appa-
raissent, Çà et là, comme par hasard, des nodosités en quelque
sorte, mais qui se résorbent rapidement. Elles surgissent en
des zones périphériques sans rapport évident les unes avec
les autres. Quelquefois, c’est la joue qui se gonfle comme en
proie à une fluxion galopante. À d’autres moments, des stig-
mates goitreux se manifestent intensément, des enflures, des
hypertrophies spectaculaires, à la saignée des bras, aux plis
de laine, aux jointures des doigts — mais tout cela dans une
mouvance permanente, avec des disparitions aussi fou-
droyantes que les apparitions. C’est une sorte de chair du
premier jour, vouée à l'instabilité de ses assises profondes,
soulevée de l’intérieur par des courants de forces qui boule-
versent ses structures géologiques. Le pied est énorme, tout
à coup, épais comme un socle, avec des orteils distendus. On
sent qu'il est gavé comme une oie, qu’il est comblé et tassé
TSÉTSÉ 123

par des éléments qui s’accumulent avec violence dans les tis-
sus, qui s’insinuent entre les fibres, s’ouvrant ainsi des al-
véoles, des niches, des terriers, des taupinières, des chambres
nuptiales peut-être bien, tout cela pour le grain, tout cela pour
la graine, et dans une tension croissante comme se cherche
et se hausse un orgasme au-dessus de soi-même, jusqu’à ce
que tout s’affaisse et se vide. Et quand ce n’est pas le pied
c’est l’épaule ou, en même temps, les ailes du nez, les lobes
des oreilles, le creux de l’estomac. Ça se congestionne, ça se
ganglionne, ça se phlegmonne, ça se cherche un volume du
côté de la sphère et quand ça n’en peut plus, lorsque la peau
hypertendue est sur le point de s’arracher, alors ça se dé-
gonfle, ça lâche du lest, ça se vide par-dedans, par le dessous
du dessous et on a toutes les raisons de penser que, désor-
mais, en deçà de l’épiderme, il n’y a plus rien. Plus rien. Mais
qu’on se rassure, le Garçon a toutes les apparences de vivre
un grand bonheur dans son sommeil. Aussi lorsque la Mère
vient se rendre compte de la situation, elle est de plus en plus
rassurée. Ça se passe bien, peut-elle se dire, c’est inespéré et c'est
cependant comme ça. Cet enfant est vraiment le plus adorable des pe-
tits garçons. Et pour signifier son adoration, elle pose sur les
lèvres archicloses un très-long-très-silencieux-très-brüûlant bai-
ser de maternel-éternel amour. (Voilà, c’est fait) dormez, ange
de ma vie ! Et le garçon est de nouveau seul, encore plus seul
s’il se peut (comme si, après tout ce que l’on a dit de sa soli-
tude, on pouvait encore l’évoquer en termes de croissance —
et pourtant, la certitude s’impose : seul depuis le début, l’en-
fant est de plus en plus seul comme aussi, et en quelque sorte
corrélativement, la Mère est de plus en plus claire, de plus en
plus fluide et donc, en vertu d’un code esthétique dont le fon-
dement se perd dans la nuit d’avant la naissance, de plus en
plus belle). On commence à entrevoir la tournure que prend
le phénomène : l'enfant est dévoré tout entier par-dedans, ce
qui s’appelle dévoré ! vidé, ruiné, nettoyé de fond en comble,
au profit (éphémère, on s’en doute) de la colonie parasite qui
124 CLAUDE LOUIS-COMBET

se développe en lui. Car on peut déjà imaginer ce qui se pas-


sera quand il n’y aura plus rien à ronger sous la tendre peau
du petit... La mouche dévorera la mouche, la larve se nour-
rira de la larve, ainsi le multiple retrouvera l’unité du com-
mencement. On assistera à un formidable processus de ré-
sorption où la mort sera réintégrée, pour un temps, à la vie
jusqu’à ce qu’enfin le néant... mais n’est-ce pas trop antici-
per ? Avec quelle légèreté ne parle-t-on pas du néant ! Il est,
à coup sûr, plus raisonnable et plus décent de s’en tenir aux
humbles réalités qui sont là, que l’on voit, que l’on observe
(que l’on contemple), à ce qui, sans réserve, s’expose au re-
gard comme cet enfant nu qu’une étrange animation inté-
rieure hante dans le plus profond et le plus solitaire des som-
meils. Il faut bien retenir que le Garçon ne fait pas un geste,
qu’il ne se défend pas, qu’il ne se débat pas dans une suite de
cauchemars, qu’il n’appelle personne à son secours. Natu-
rellement, on ne peut rien dire de ce qui se passe dans son
esprit (si toutefois il s’y passe quelque chose) ; tout ce que
lon peut dire c’est que le Garçon porte à la surface de son
être une sorte de joie inaltérable. Les déformations corpo-
relles qui l’affligent brusquement et à tout moment ne pa-
raissent pas franchir le seuil des sensations conscientes.
Peut-être faudrait-il aller jusqu’à dire que de ce corps qui
maintenant commence à flotter en lui-même comme la che-
mise d’un manchot, l’âme est absente. (Quant à dire ce que
cette âme est devenue, qui l’a prise, qui l’a ensevelie — on ne
saurait.) (D’ailleurs, ce sont là questions futiles sous leur ap-
parence de sérieux.) Il doit suffire au regard de constater que
le corps de l’enfant se vide peu à peu à la manière d’un sa-
blier ou d’une poupée de son, avec cette différence qu’on
n’assiste ici à aucune récupération de la matière évacuée. Ce
qui a nom de Garçon (et continue à le mériter, ne serait-ce
que par l’espèce de sourire supérieur qui se dégage de tout
ce qui persiste de lui-même) devient peu à peu chose flasque,
sans consistance — une sorte de reflet pris dans l’eau d’un
TSÉTSÉ 125

cristal déformant, évocation d’un être d’où s’est retirée la pe-


santeur et traînant sa forme comme un ruban à la surface
étale de la nuit. On pourrait dire mousseline ou linon, vague
étoffe de fées, s’épurant jusqu’au diaphane et propre à revé-
tir des entités plus spirituelles que charnelles. Ange de ma vie,
dit justement la Mère quand elle se penche sur l’enfant qui
sommeille, qui rêve dans l’extase de son regard (et l'épaisseur
et le poids, s’ils subsistaient encore, s’effaceraient, se dissi-
peraient, ombre de brume, pas davantage). L'enfant allonge
son corps vide qui flotte au hasard de la nuit, onduleux, si-
nueux, lacustre. La tête seule, bizarrement, semble conserver
sa plénitude — une certaine lourdeur de chose opaque et com-
pacte qui en fait un organe radical et le point de gravité au-
tour duquel rayonne la longue pelure d’algue de la chair abo-
lie. Spectacle fascinant que cette tête globuleuse, figée dans
sa sérénité incolore, amarrée à fond d’espace et retenant,
comme on prolonge un soupir, le fragile bouquet d’un corps
d’enfant. Avec sa paroi de verre, haute fenêtre dénudée qui
l’enclôt sur elle-même, la chambre prend l'allure d’un aqua-
rium. On s’attend à voir la Mère se déplacer dans le glauque
à longs mouvements de nageoires. Mais tandis que cette at-
tente s’éternise, on constate que la tête grossit démesurément.
On se dit que c’est là un banal effet d’optique et l’on se re-
mémore le problème de la réfraction de la lumière en mi-
lieu liquide, mais pendant ce temps la tête grossit toujours, on
se dit alors que l'illusion vient de ce que l’on a pris pour une
tête, tête d’enfant, faut-il encore le rappeler ? une chose
comme un caillou, une racine ou, peut-être mieux, un corps
spongieux qui se développe en s’hydratant, mais alors qu’on
se livre à ces hypothèses raisonnables, la tête a pris des pro-
portions absolument fantastiques en même temps qu’elle
avoue sa nature de réalité répugnante et hostile. Aussi hé-
site-t-on à parler encore de tête d’enfant devant cette masse
blanchâtre aux contours indistincts, dont la matière ne
semble pas d’une chair vivante : engourdie, nocturne, elle
126 CLAUDE LOUIS-COMBET

paraît régner dans l’ordre du bouffi, du délavé-lessivé,


comme ces choses organiques qui ont séjourné trop long-
temps en eau morte et dont la forme s’altère après avoir
perdu toute couleur et toute saveur. On penserait plutôt à
une tête de noyé — mais de noyé végétal, aux fibres blan-
chies et délayées, poursuivant dans son immersion une sorte
d’existence assourdie, plus proche de la stupidité que de la
mort réelle, île flottante de l’idiotie, dérive d’inconscience —
ou encore à quelque nymphéa géant que son propre poids
aurait fait sombrer corps et biens, à un nénuphar fantoma-
tique hantant de sa blancheur et de sa fadeur les bas-fonds
croupissants de la nuit. Peut-être en est-il de cette chose
comme de n’importe quelle réalité à laquelle la rêverie prête
un visage : astre mort, pierres erratiques, coulées de calcaire,
reflets, tant de reflets changeants, d’ombres moirées parmi
les ombres mortes. Ce sont peut-être simplement les varia-
tions d’intensité dans les couches de la nuit qui donnent à ce
gros bulbe enlisé une vague apparence de visage, une qua-
lité infra-humaine fondamentale, support premier de tout ce
que l’existence pourra jamais amasser en fait de terreur taci-
turne, d’opacité, d’antipathie butée : tout cela donné dans
une esquisse de bouche nouée sur elle-même et dans une
ébauche de regard qui ne regarde rien de dicible, rien de
propre, rien de ce qu’un regard humain pourrait discerner
mais qui, tourné vers l’intérieur, éclairant le dedans de la tête,
paraît assister aux bacchanales de la décomposition. Ah ! et
si pareil regard, s’arrachant à son intime effarement, se met-
tait soudain à regarder comme tout le monde, à TE regarder,
à ME regarder — non ! non ! il ne faut pas ! Il faut laisser à la
nuit seule la responsabilité de ses créations. Et comme il a ter-
riblement peur de ce qui vient à lui à travers ce regard lar-
vaire, à travers cette paire d’yeux familiers des plus obscures
vermines, le Garçon s’agite, il se débat dans le vide, il rue
des bras et des jambes, il s’empêtre dans les lambeaux d’une
plainte qu’il n'arrive pas à formuler tandis que l’aquatique
TSÉTSÉ 127

chose adipeuse qui ne cesse de grossir en sa blancheur écœu-


rante s’approche de lui cependant qu’elle s’éloigne de plus en
plus de toute forme humaine, poussant sa hideur devant elle
comme ces êtres que précède partout le halo de leur obscé-
nité. Et le Garçon voudrait se lever, il voudrait ouvrir les
yeux et prendre appui sur le sol et contre les murs de sa
chambre. Mais il est sans force, sans ressort, il ne fait que re-
muer en lui-même au fond de son impuissance. Quand enfin
cependant sa main exténuée parvient à atteindre quelque
chose de solide, c’est la haute fenêtre sans rideaux qui tra-
verse le monde par le milieu. Et à travers elle, comme dans
un miroir, le Garçon voit sa tête morte sur son corps périmé,
il voit sa face absente qui se tourne vers lui et il saisit enfin
qu’il n’est rien de plus que l'horreur et que celle-ci ne vaut
même pas la peine d’un cri — mais seulement un hoquet, une
nausée de fond qui porte en soi l’agonie de l’être tout entier.
Et cependant, l'enfant lutte et se crispe à lutter contre la dé-
mission finale du vomissement car il sait ce qui monte en lui,
ce qui afflue dans sa bouche, en arrière, il sait ce qui gonfle
sa gorge et il voudrait nouer tout cela, il voudrait tenir à dis-
tance des organes du goût cette épaisseur de chiures et de
vers crevés que son cœur lui renvoie. Et comme il n’en peut
plus, comme le spasme éclate dans ses mâchoires et comme
sa bouche s’abîme dans la démesure, le Garçon va cogner
de la tête contre la fenêtre et rebondir et cogner de nouveau,
cogner, cogner jusqu’à ce que le bruit du verre brisé déchire
sa douleur. Alors le Garçon, ci-dessus l’enfant, ci-dessus la
tête avec visage et sans visage, corps et sans Corps, se met à
tomber dans l’espace vacant, sans précipitation, sans impa-
tience, comme quelqu’un qui se regarde tomber, comme
quelqu'un dont le regard laissé sur l’autre rive assisterait à
l'immersion de soi-même. Il tombe dans le vide ouvert au
cœur de son enfance en se laissant aller, en s’abandonnant
simplement, sans résistance, sans retenue. Il tombe et conti-
nue à tomber sans pensée, sans regret, sans attente, sous la
128 CLAUDE LOUIS-COMBET

hauteur d’un regard de plus en plus lointain, de plus en plus


indifférent et bien près de l’absence. Il tombe et c’est très
léger, défait d’orgueil et de vanité, démis d’histoire et d’es-
pérance : un atome égaré, l’écho plutôt de quelque chose qui
a eu lieu et s’est évanoui sans que l’on s’en aperçoive. Sous
lui, tandis qu’il tombe sans cesser de s’en approcher mais
sans pouvoir le rejoindre, s’ouvre le paysage, dans le ber-
ceau accueillant de ses lointains, comme la mer icarienne.
C’est une douce et tendre étendue de teintes ouatées où se
manifeste en quelques zones élues une tension d’énergie brû-
lante et irradiante comme de volcans excessivement actifs,
draineurs de fièvre, foyers de joie, dans les replis charnels du
cosmos. Mais que l’on ne songe pas ici ruisseaux de laves
destructrices, pluies de cendres, pétrification. Car s’il est sur
cette terre comme chair des carrefours torrides, ils ne ruinent
en rien la merveilleuse délicatesse du tout. Ils l’exaltent plu-
tôt et en accomplissent toutes les promesses, les plus inédites
surtout. Et l’on peut croire qu’il n’y a rien de plus doux que
ce qui brûle ici — douceur dont pourrait s’approcher toute
image de feu longuement couvé sous les herbes et sous les
feuilles, en des lieux plus légendaires que réels. On peut
croire aussi que dans l’épaisseur de ce qui s’étale sous le re-
gard, à l’infini, il n’est d’appui que pour le désir de s’enfon-
cer et de se perdre. Et ce désir est assurément le dernier de
tous les désirs et le seul qui trouve encore sa justification, tant
le paysage est riche de sa rondeur, de la parfaite sinuosité
des lignes qui le définissent, du jeu inlassable de ses enfon-
cements et de ses saillies, tant le paysage encore s’incurve et
se déploie comme pour s’inventer sans cesse de nouvelles
profondeurs et se créer une surabondance d’étendue. Aussi
pourrait-on penser lèvres (et tout ce qui s’ouvre et se ferme
dans la nuit de la chair) et l’on serait bien près de la vérité —
lèvres multipliées par lèvres, lèvres se cherchant parmi toutes
les possibilités de lèvres et s’engendrant parmi toutes les puis-
sances de lèvres, lèvres jamais assez charnues, jamais assez
TSÉ-TSÉ 129

tendues, et approfondissant leur destin dans l’intériorité de


l'être, en quête du vide fondamental qui les tiendra ouvertes,
éternellement. Tu peux ty laisser tomber, petit garçon,
comme goutte de pluie, quantité négligeable, petite rognure
insignifiante. À elles la puissance et la joie
; et tous les débor-
dements lyriques de la prière et de l'amour. Toi, tu n’es pro-
mis qu’à la douceur: elle se tient au fond, immobile, vivant
dans l’humilité un blottissement hors de toute conscience,
hors de l’histoire et de ses tensions, dans la patrie première
de Pombre et de l’oubli. Moins que rien — une telle perfection
veut son paradis : ce paysage pour regard seul le porte tout
entier dans l'obscurité de son

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D’où tenais-je la certitude que le goût, de tous les sens, est
le plus dangereux et celui qui pousse infailliblement à l’ex-
trême perversion du savoir ? S’agissait-il d’une vague idée
ou, moins encore, d’un sentiment confus sans aucun rapport
avec l'expérience ? Ou, au contraire, ce que j’éprouvais, tan-
dis que je me disais et me répétais, en la solitude de ce
lieu : avec la bouche que tu es, tu pourras fout connaître —
cette petite pensée qui naissait en moi entre langue et lèvres
présupposait-elle quelque expérience première, radicale et
décisive, qui, ailleurs et en un autre temps, m’avait révélé le
mortel pouvoir du goût en sorte que, me demandant, avec
une ferveur toute pénétrée d’angoisse, ce que Bouche aurait
désormais à accomplir, il me suffisait de fixer mon attention
sur le champ le plus vide de ma mémoire pour retrouver, en
quelque sorte, l’image prophétique de mon destin ? Cette
dernière hypothèse me retenait, à coup sûr, plus que l’autre
— non qu’elle fût, en soi et logiquement, plus riche de sens
mais parce qu’elle répondait davantage à mon instinct. J’en-
tends par là que ma sensibilité tout entière inclinait à la conti-
nuité du vécu plutôt qu’à son éclatement et à sa parcellisation.
Je trouvais choquante l’idée d’un commencement absolu,
d’une pensée qui ne fût pas déjà annoncée dans le passé, d’un
geste qui n’eût pas déjà été ébauché, d’une démarche ou
d’une œuvre qui n’eût jamais été préfigurée et préélaborée
dans quelque obscure et lointaine couche de ma préhistoire
individuelle. Il me semblait spontanément — c’est-à-dire
lorsque j'étais aussi proche que possible de moi-même — que
les événements (si je puis dire) se déroulant ou appelés à se
dérouler dans l’intimité profonde que j’entretenais avec mon
134 CLAUDE LOUIS-COMBET

être n’étaient ou ne pouvaient être que l’accomplissement


majeur de situations jadis vécues mais délaissées et oubliées,
peut-être même irai-je jusqu’à parler à ce propos de perpé-
tuation ou de pure et simple répétition — si bien que ma vie
quotidienne m’apparaissait en quelque sorte comme, l’épa-
nouissement en surface d’une réalité végétale et végétante
dont les inaccessibles racines avaient déjà parcouru le cycle
vital de tout ce qu’il était possible de vivre et qu’en somme
exister n’offrait nulle surprise, n’appelait nul avenir mais res-
suscitait inlassablement, avec l’inépuisabilité du tissu cos-
mique fondamental, un éternel passé — passé vers lequel, re-
gardant sans cesse au fond de mes yeux clos, j'étais ce que
j'avais toujours été : Bouche et béance, avidité à goûter, pure
passion de lèvres et de langue.
Mais encore une fois qu'est-ce qui, en un temps hors de me-
sure, avait créé Bouche et l’avait façonnée et müûrie comme une
entière puissance de succion, de dévoration, d’absorption et de
délectation ? Cette question se dégageait peu à peu du chaos de
mes pensées diurnes, elle prenait du poids, elle insistait avec la
constance obstinée des grands créateurs, elle me happait de
plus en plus souvent au détour d’une occupation et tendait, de
toute évidence, à régner en maîtresse unique et toute-puissante
sur l'immense songerie qui constituait toute ma vie intérieure.
Bientôt, je n’eus d’autre intérêt que la connaissance de Bouche,
de son origine, de sa nature et de sa vocation.
Il va de soi que pour satisfaire ma curiosité il n’y avait ni livre
ni école ni maître détenteur du savoir. Il n’y avait que Bouche
elle-même dans toute l'intimité du rapport qui m’unissait à
moi-même. Ce rapport, je dois en parler car il constitue la
trame psychique dans les mailles de laquelle mon aventure
a pu se développer jusqu’au bout de ses possibilités. Mais
déjà, avant qu’elle prenne tournure et consistance, elle s’était
préparée en secret et désormais, si j'interrogeais le passé, à
travers les vestiges mnésiques de l’enfance et de l’adoles-
cence, par exemple, j'étais certaine de retrouver une épais-
MÉMOIRE DE BOUCHE 135

seur de vécu tout à fait homogène à ce que, depuis lors, je n’ai


fait qu’approfondir et cultiver. Comme le champion de course
ou le maître-grimpeur peuvent se reconnaître et se retrou-
ver dans l’enfant qu'ils étaient et qui gambadait et qui esca-
ladait les talus, je pouvais, moi aussi, me découvrir et me dé-
visager dans la mémoire que j'avais conservée de ma bouche
de petite fille et de la relation que celle-ci avait entretenue
avec son corps tout entier — en vérité avec mon corps, le
même et toujours — et, à travers lui, avec le monde et avec
Dieu — le même monde et le même Dieu, en vérité toujours
miens.
Ce que je peux dire déjà, parmi tant de préliminaires, c’est
qu’il me faudrait user d’une seule et interminable phrase pour
exprimer la communion substantielle de mon corps avec
lui-même et pour évoquer son unité sensuelle dont ma
bouche d’alors n’était que l’une parmi les plus vivantes, les
plus actives et les plus subtiles manifestations, en attendant
de se pousser dans le champ temporel des possibles et de de-
venir peu à peu l’Unique et le Tout, ce qui serait exactement
toute mon aventure. Mais peut-être cette phrase qui se
cherche en moi, dont je sens l’arborescence se déployer à
travers moi et affleurer à la limite des mots que je prononce
en écrivant, peut-être viendra-t-elle un jour se dérouler à la
lumière du dernier soleil : je l’éprouve quelquefois dans sa
force, dans sa densité et sa mobilité comme peut, je pense, la
mère, que je n’ai jamais été, éprouver en la profondeur de son
sein la vitalité mi-confuse mi-précise de son enfant. Mais sans
doute les temps ne sont-ils pas accomplis, le fœtus verbal que
je porte en moi continue de mener son existence d’ombre et
de larve. Il müûrit — et laisse müûrir ses chances rythmiques en
ce silence antérieur à toute expression et qui, si parole doit
être, ne peut que la fonder. Aussi bien, les mots qui me vien-
nent, l’ordre qui les relie, le souffle qui les soutient, toute cette
matière sonore, mutisée et immobilisée sur la page blanche,
ne sera rien de plus qu’une approche, une tentative, pour
136 CLAUDE LOUIS-COMBET

cerner et envelopper la vérité de mon expérience. Expé-


rience la plus intérieure qui puisse être : je n’en connais pas
d’autre.
Il n'empêche — et toujours comme une parturiente —, je
peux rêver d’une phrase aussi longue que mon enfance, je
veux dire : une phrase aussi continuée que mon existence
même et qui dirait — tout au moins dans quelque creux de
l’un de ses plis, parmi tant d’autres creux, tant d’autres plis
— le cheminement du goût dans l’étoffe obscure et profonde
de ma chair d’enfant jusqu’au divin microcosme de Bouche.
J'entends ici le goût sui generis, la saveur radicale et en quelque
sorte absolue de mon être même car, je le crois, c’est sur le
fond de cette succulence première que toute saveur a pu,
plus tard, apparaître et se différencier. Oui, le goût des
choses : celui du pain, celui du vin ou des fruits, n’a pu rayon-
ner sa tendresse et diversifier mon plaisir que par référence
implicite à cette saveur primordiale qui fut d’abord et de-
meure toujours goûtée au fond de tout ce qui a goût — et que
je dis : saveur même de l’enfance dans l'enfant, saveur de la
chair dans la chair, de la bouche dans la bouche.
Naturellement, cette pensée n’a de sens qu’à partir de ce
que je suis devenue. Obscure et douteuse sous ses airs de
principe, elle paraîtra parfaitement limpide lorsque j'aurai
bouclé le cercle de mon récit à l’image du cercle de mon des-
tin. Pour l'instant, elle n’est encore qu’un acte de foi en l’ex-
périence — à savoir que tout ce qui est a déjà été et que, en
ce sens, le goût des choses préexistait dans le Goût de l’en-
fant, l’infinité des saveurs données dans l’extériorité du réel
renvoyait comme à sa source à la doucereuse intériorité char-
nelle de l’être. Comprendra-t-on dès lors que je devais né-
cessairement, un jour, entrevoir que, engagée dans la re-
cherche des fondements du goût, il me fallait renoncer à la
saveur des choses et, me retirant progressivement de toute
promiscuité avec le réel, me gagner Bouche, m’épouser
MÉMOIRE DE BOUCHE 137

comme pure ouverture de chair et pur appétit de moi-même


— et cela par la voie d’une piété sensuelle sans défaillance ?
De la femme que je suis, de l'enfant et de la jeune fille que
je fus, je ne tire ni vanité ni orgueil. Je tire plus de plaisir de
l'indifférence des autres que de leur intérêt. Je ne tiens guère
à parler de moi sachant bien que nul ne pourra jamais m’ai-
mer telle que je me suis éprise de moi-même. Écrivant —
délimitant un lieu où dire tout ce que j’ai à dire— je ne songe
à susciter ni l'admiration ni la sympathie ni l’effroi. Je ne
veux que communiquer l'essentiel de mon expérience — et
cela uniquement parce que cette communication est elle-
même une composante de mon vice : une manière d’absor-
ber cet autre qui est toujours trop loin de moi, cet autre qui est
toujours de trop hors de moi. Pour lui, je sécréterai dans
l'épaisseur de ma parole un sens hors de tout sens qui agira,
en cette croisée de l’être où chair et esprit naissent perpé-
tuellement l’un de l’autre, comme une drogue dissolvante et
annihilante. Née de Bouche bien plus que de raison, ma
phrase a allure de langue et distille de pernicieux ferments.
Qui s’en imprégnera (se) coulera bientôt dans l’océan de la
salive. Bouche-berceau, Bouche-tombeau.
Je parle de communication — mais le terme est impropre.
Je n’ai rien à proposer, rien à échanger. Voici : je suis ce que
je suis, Bouche entière aux limites extrêmes de ses possibles.
Le gouffre ne demande rien en contrepartie de ce qui se
précipite en lui. Il n’a pas à s’expliquer, à se justifier, à plus
forte raison à inventer des excuses pour sa nature de gouffre.
Il est ce qu’il est. Et ce qui vient tomber en lui, pris de ver-
tige ou cédant simplement à la pesanteur, n’a pas de comptes
à rendre ni de sentiments à monnayer. Mon récit ne vise que
les esprits vacants, les cœurs absents, les corps inutiles.Je ne
cherche pas à lutter. Convaincre me fatigue. Bouche n’a rien
à prêcher, rien à démontrer. Absorber lui suffit à être — par
patience autant que par passion.
138 CLAUDE LOUIS-COMBET

Que l’on ne se méprenne donc pas : il n’y a pour ainsi dire


pas d’activité dans mon application à dévorer. Je suis aussi
passive qu’il se peut imaginer et moins animal de proie que
femme prise. (Car tel croyait courir qui n’avait jamais bougé,
tel parler qui n’avait jamais eu de voix — et combien d’autres
étreindre et posséder qui n’avaient pas de mains. J'avais tou-
jours un peu appartenu à cette dernière race.Je devais plus
tard en faire partie complètement.)
Dans la quasi-immobilité d’un temps sans rupture ni sur-
sauts, je distingue mal ce qui pourrait être une étape sur mon
chemin de béance. Rien ne m'engage avec assez d’autorité à
choisir et à isoler tel moment, tel événement, telle expérience
et à l’ériger en point d’articulation de ma destinée. Bien sûr,
il m’est facile, comme à n’importe qui, de pérorer sur les âges
de la vie — car moi aussi je fus petite fille et moi aussi ado-
lescente et jeune femme et maintenant femme mûre et maf-
tresse en sa puissance de bouche. Mais que signifie cette énu-
mération ? Une succession d’étapes sur la droite ligne du
temps ? Non !... mais l’enfance approfondie, la croissance
comme envasement, l’adhésion à un passé qui s’enlise dans
la religion de ses origines. Comme ma bouche se creusait en
moi, s’encavernant en des chairs toujours plus vastes et plus
somptueuses, c'était mon enfance elle-même qui s’ouvrait
par le bas, s’accomplissant tant et si bien que Bouche, au-
jourd’hui, ne me suis jamais trouvée plus à fond dans l’en-
fance. Mon cheminement vers ce qu’il est convenu d’appe-
ler l’âge adulte ne fut — je voudrais le signifier en termes
liturgiques — qu’une procession à rebours vers une enfance tou-
jours plus infantile et une naissance toujours plus archaïque
comme si l’origine reculait en un temps toujours plus anté-
rieur et, de l'Histoire, basculait dans le Mythe. C’est ainsi
que mon application à goûter, à revenir à un goût en deçà du
goût, me permit d’accomplir des promesses plus anciennes
que l’enfance elle-même et que la naissance. Tandis que, en
un sens, je grandissais et pouvais paraître, comme chacun,
MÉMOIRE DE BOUCHE 139

n'éloigner de mon passé, prendre le large et m’avancer vers


les horizons inédits (encore que les plus communs) de l’exis-
tence, en réalité, en vérité plutôt, je ne faisais que revenir
sans être jamais partie, je ne faisais que me retrouver, sans
m'être quittée, je gagnais une enfance plus primitive et entrais
peu à peu dans une dimension de la vie où l’être échappe à
l’'individualité pour adhérer aux virtualités les plus régres-
sives de l’espèce. Aïnsi, à ceux que la vie entraînait vers des
chances variées d’humanisation, de culture et de civilisation,
j'offrais l’image de celle qui se déshumanise et revient à des
sources d'énergie — et à un niveau de désir — qu’à nul
moment de son histoire l'humanité n’a jamais pu tolérer. La
persévération à intérioriser le goût jusqu’à le faire coïncider
avec son origine même fit de moi, dans la lenteur d’un temps
sans péripéties, la petite sœur lointaine et inattendue de la
monère qui, dans sa solitude de premier vivant, ne pouvait
se nourrir que d'elle-même, ne désirer et n’aimer
qu’elle-même, n’étreindre et ne posséder que son seul corps
ouvert à sa seule adoration.
Mais qui donc, au nom de quel savoir ignorant de ce qu’il
disait, avait bien pu corner à mes oreilles juvéniles, à l’heure
des classes ou des sermons, l’horreur de la solitude ? Solitude
de glace, disait-on. Moi, je ne connaissais que la bienheureuse
chaleur charnelle de mon corps tout seul. Jamais, pour autant
que me le rappelle ma mémoire, je n’ai éprouvé la solitude
comme un manque ou une absence. Au contraire, les heures
vacantes où je me trouvais seule m’apparurent toujours
comme les plus privilégiées et probablement comme les rares
moments où j'éprouvais, à exister, une jubilante plénitude.Je
crois même que, dans mon enfance de petite fille, la solitude
physique fut toute la permanence de mon être à travers la
désarticulation quotidienne du temps.
J'aimais à m’isoler dans le jardin, loin des voix humaines
et des contacts humains, n’ayant pour miroir que les carrés
de légumes et les bordures de fleurs. Souvent il me semblait,
140 CLAUDE LOUIS-COMBET

penchée sur moi-même et humant ma tiédeur charnelle, que,


si je pouvais durer, avec le même amour, un nombre suffisant
de saisons, je m’associerais peu a peu à la nature de ’humus
et du fumier. Mais ce ne serait pas pour m’évader et m’éva-
ser. Ce serait, au contraire, pour trouver, en quelque terri-
toire reculé de ma chair intérieure, la source originelle de
ces puissantes senteurs sensuelles qui me bouleversaient. Car
avec l’automne qui descendait bercer la terre, avec les
longues pluies et les premiers brouillards, je retrouvais, en
ce petit quartier de nature enclos, une odeur et une saveur
qui m’avaient d’abord appartenu avant de devenir celles du
sol et celles de atmosphère. Tous ces relents de décompo-
sition végétale qui m’enchantaient le cœur comme un poème,
je les reconnaissais plutôt que je ne les découvrais ; je les
avais déjà perçus bien avant l’instant où ils m’étaient don-
nés. Mais où les avais-je sentis, les doux aigres-doux, les
tendres-flétris, où les avais-je goûtés si ce n’est dans quelque
creux de corps plus ancien que le jour et que l’alternance de
la veille et du sommeil ?
Le silence de l’instant était énorme. Et comme lui, je n’avais
pas d’âge.Je n’étais pas du tout telle petite fille étiquetée d’un
nom et d’un prénom.Je n’étais personne que l’on puisse ap-
peler, que l’on puisse même atteindre par les manigances de
la voix et du toucher. Ici n’avait pas lieu. J’étais ailleurs. Et,
bientôt, ailleurs serait partout. Si je me retenais encore à la
petite frange temporelle qui assurait, en quelque sorte, une
chance de passage entre ce parfait instant et les autres — ceux
qui l’avaient précédé, ceux qui le suivraient, incertains, in-
suffisants, aléatoires — c’est qu’il fallait à ma passion le loisir
de mûrir, se cherchant, se compliquant et étendant et forti-
fiant ses patientes conquêtes. Mais j'étais sur la voie. Quand
elle n’était pas suspendue en sa vacance obscure et promesse
de puissance, ma bouche riait silencieusement d’être bouche
au fond d’elle-même et d’appartenir à un destin sans avenir,
sans projet et sans issue — un destin qui s’annonçait aussi né-
MÉMOIRE DE BOUCHE 141

cessaire que la chute des corps ou la croissance des plantes


et qui était de laisser se réaliser jusqu’au bout les possibilités
d'ouverture, d'absorption, de dégustation, d’engloutissement
et d’anéantissement, inscrites exactement en la nature de
Bouche. Car en somme, il ne s’agissait que de se posséder
soi-même sans sortir de soi. Quelle langue, tant soit peu sub-
tile, n’eût pas, à cette perspective sans échappatoire et qui
n’exigeait nulle initiative hors un total abandon de soi-même
à soi-même, distillé pour soi seule la salive de la joie ? C’était
mon plaisir.Jem’y coulais tout entière dans l’immobilité du
moment.
Ramassée sur moi-même, assistant au monde à l’intérieur
de moi-même, absorbée dans une certaine expression de la
vitalité des choses qui se confondait avec ma respiration, avec
la circulation du sang dans mes veines, avec les tressaille-
ments de mes viscères et de mes muscles, spectatrice d’un
paysage intime qui existait dans ma chair la plus creuse avant
de s’épandre et de s’ébattre dans l’espace au-dehors, j'étais,
certes, plus proche parente des tigelles et des boutures que
des gamines qui fonçaient à corps perdu à travers les grandes
avenues du vaste monde. Encore la métaphore végétale ne
suffit-elle pas à exprimer ce que je voudrais dire car si, en un
sens, elle suggère bien tout ce qu’il est possible de rêver en
fait de croissance silencieuse et sans histoire, elle ne dit pas,
par ailleurs, la béance de l’appétit et Les extases de la dévo-
ration. Petite femelle des arbustes et buissons de ce qui était,
encore et malgré tout, mon pays — un très paisible pays de
marécages et de pâturages — j’existais encore et plus profon-
dément à d’autres sources dont la terre qui m’abritait n’offrait
que des images imparfaites.
Comme les enfants finissent, infailliblement, par fout sa-
voir, je savais bien qu’il existait des plantes carnivores, tout
en force de lèvres et violence de succion. Mais sans avoir eu
la chance de les rencontrer, je me reconnaissais en elles aux
rêves que j'en faisais. Dans le demi-sommeil propice à ces
142 CLAUDE LOUIS-COMBET

révélations essentielles que la raison n’est pas de taille à ac-


cueillir, je me découvrais pétales de chair avide, tumescente
corolle de désirs inassouvibles, bouche ouverte jusqu’à la
moelle de sa tige et née pour des festins sans mesure. Ah ! ter-
rible de lumière est la nuit d’entre-deux-rêves : je m’y sen-
tais carnée, aux dimensions de la nuit, et tellement riche d’or-
ganes gustateurs et engloutisseurs que l’ombre n’était jamais
assez épaisse et jamais assez durable pour épuiser les songes
de mon désir. Sans doute m’approchais-je de Dieu.Je l’'éprou-
vais comme une infinie puissance d’absorption, comme un vi-
vant abîme qui, sans jamais en être comblé, avalait les mil-
lions et milliards d’existences individuelles, humaines et
autres, et les tranches d’histoire et les quartiers de cosmos.
Moi-même, si Bouche que je fusse, c’était en sa bouche que
j'étais, c’était en sa bouche que mon destin se déroulait. Ma
seule vertu, grandie avec la prière des sens, consistait exclu-
sivement, tandis que les autres se laissaient dévorer sans le sa-
voir, dans la conscience que j'avais (à mesure que, prenant
mes distances à l’égard du monde, je me nouais plus solide-
ment à moi-même) d’exister comme un élément infime —
mais déjà magnifique — de la muqueuse divine. Aujourd’hui,
ma foi n’a pas varié. Il peut sembler que, parlant de
moi-même avec trop de complaisance, je (me) donne l’illu-
sion d’une puissance et d’une perfection inaccessibles aux
mortels ; que je me targue aussi d’une transcendante soli-
tude, comme si je n’existais que pour moi et par moi seule.
Or, loin de moi cette outrecuidance ! Que je l’affirme donc
fortement et que cette affirmation demeure comme une ré-
férence constante à l’arrière-plan de mon propos : si je suis,
si Bouche suis-je, je ne suis que l’une parmi l’infinité des pa-
pilles, à destin de goût, dans l’éternelle bouche de Dieu.
Comme ces parasites de récifs dont le grain se confond par-
faitement avec celui du granit nourricier, je suis devenue, par
simple fidélité à moi-même, dans la gueule éternellement ou-
verte, éternellement désirante, du Seigneur de la destruction,
MÉMOIRE DE BOUCHE 143

la petite papille jouisseuse et délirante entre toutes et qui sait


ce qu’elle est et qui ne craint pas de le dire.
Mais là encore, je parle à partir de ce que je suis devenue,
au terme d’une aventure merveilleusement immobile et close,
dans laquelle, adhérant à moi-même d’une façon toujours
plus profonde à mesure que je grandissais dans la sagesse de
ma déraison, c'était de Dieu que je m’approchais, c’était de
sa puissance d’abolition que je nourrissais mon cœur... Ce-
pendant, je ne ferai pas le compte des années que je mis à in-
venter ce chemin de perfection. Il était en moi depuis tou-
jours et sans doute l’avais-je parcouru un nombre incalculable
de fois avant celle dont je tente de rendre témoignage. Car
je puis bien le dire, je n’ai cessé tout au long de cet enfonce-
ment de mon être en lui-même, d’éprouver la très grande fa-
miliarité de ce que je n’oserais appeler des événements, mais
plutôt des étais séquentiels. I] serait même plus juste encore
d’énoncer à la manière d’une vérité fondamentale et absolu-
ment éblouissante que plus je m’aventurais au cœur de ma
recherche, plus ce sentiment d’extrême familiarité s’impo-
sait à moi. C’était comme si, partie en quête de mon premier
lieu, j’en retrouvais peu à peu l’odeur et la teneur, la nature
et la texture, et m'en dilatais les sens bien avant de l’avoir
véritablement rejoint. C’est ainsi que j’ai vécu jusqu’à ce jour
dans une joie continue, un grand bonheur étale et silencieux
dont nul désir, si tumultueux fût-il, ne pouvait troubler la sur-
face. Ainsi dut-il en être, je pense, de l’œuf dont la coquille
servit de masque à la Vie.
Avec l’état séquentiel, c'était toute la lenteur à apparaître et
à s'affirmer car, tandis que l’événement se définissait par sa
force d’irruption, cet état couvait, avec une infinie patience,
les variations qualitatives presque insensibles qui fondaient en
permanence sa nature de passage. À cette lenteur, comme
géologique, s’ajoutait un autre caractère, indissociablement lié
au premier, d’après lequel tout ce qui arrivait d’important
paraissait émaner d’une antériorité grosse de tous les pos-
144 CLAUDE LOUIS-COMBET

sibles. Aussi ne perdais-je jamais le sentiment de la parfaite


continuité de ce tissu d’existence au sein duquel et à partir du-
quel se développait organiquement mon destin.
J'ai beau interroger ma mémoire, nul souvenir d’événe-
ment ne vient déchirer la trame très lisse du passé.Je ne per-
çois que la lenteur sans heurt d’un temps sans mesure — et cet
état séquentiel, peut-être le plus étrange et le plus pur de tous,
que fut mon initiation à la blancheur. Par-là j’entends que les
couleurs cessèrent peu à peu de m'intéresser, que je me reti-
rai d’elles autant que je les retirai de moi et qu’en cette in-
différence où je m’établis devant la face chromatique du
monde et des choses, les couleurs peu à peu se confondirent
et s’annulèrent en une absence dont seule l’idée de blancheur
me paraît fournir une suffisante approximation. Ce n’était
pas la cécité vulgaire plongeant les êtres dans l’obscurité,
mais plutôt la décoloration progressive du réel, une certaine
allure de désengagement émotionnel qui faisait de toute
chose l’égale de n’importe quelle autre et ruinait en chacune
ses chances d'identification, tant et si bien que la couleur, de-
venue parfaitement inutile, cessait d’être. Désormais la blan-
cheur de la terre s’étendait seule sous la blancheur du ciel ;
toute blanche et plus blanche que toute espèce connue de
blancheur, une enfant s’y égarait. Cette perdition dans l’ab-
sence des choses autant que dans l’absence de soi, je l’'éprou-
vais avec tant de douceur que si j'avais pu formuler quelque
prière au dieu de la joie, ma vie n’eût été qu’une seule, im-
mense et ininterrompue action de grâces.
Au reste, elle l'était. Et aujourd’hui, Bouche engagée tout
entière dans le plaisir de se dire Bouche, je m'aperçois que
parler de moi n’est rien de plus que réveiller l’allégresse —
plus exactement, l’éveiller à la hauteur des mots : et c’est une
joie nouvelle (en un sens) mais qui cherche sa voie dans la fi-
délité à une expérience antérieure bien plus fondamentale,
celle du silence. Car en ce temps où je cherchais uniquement
à m’approcher de moi-même et à faire en sorte que mon des-
MÉMOIRE DE BOUCHE 145

tin coïncidât avec ma nature, je ne connaissais pas le luxe de


la parole. J’usais de ma bouche à épuiser seulement le goût
des choses pour l’annihiler dans mon propre goût, mais n’a-
vais pas de langue pour les mots. Je ne disais rien. Je n’ap-
pelais personne.Je ne répondais pas.
De cette parole tardive qui me vient enfin d’être unique-
ment Bouche, je ne dirai pas qu’elle est fruit de satiété. Elle
porte, au contraire, le signe inaltérable de l’inassouvissement.
Bouche, vouée en ce jour à la rumination des mots, je suis
aussi loin que possible de posséder ce que je désire. Me pous-
serais-je même encore plus loin dans la démesure, il me
semble que je n’en serais pas moins privée — comme s’il était
écrit, au ciel de tous les appétits, qu’à posséder on se vide,
qu’à dévorer on s’affame et que, par-delà le masque N6 des
inerties les plus constantes, danse éternellement l’inextin-
guible besoin d’aimer.
Devenir Bouche ne tolérait aucune concession. Dans le par-
fait silence de mon cœur et l’essentielle blancheur des choses,
mon désir de possession par le goût se fortifiait magistrale-
ment dans la conscience de soi. C’était, là aussi, un état sé-
quentiel qui, par sa constance, par sa puissance soutenue et
par sa sérénité (dans son application à se satisfaire) excluait
tous les aléas, toutes les tensions, les inquiétudes et les dé-
ceptions qui appartiennent à la sphère des événements. Ma
passion se développait, comme le veut son Nom, dans le sens
de la plus grande passivité de mon être à s’accepter lui-même.
Ce serait donc une image complètement fausse que de se re-
présenter une course effrénée à la possession des choses, mul-
tipliant et accumulant les projets, les combines, les traque-
nards, les agressions, les rapts, les viols, les attaques par
surprise et les grandes hécatombes. Car je me portais moins
vers les réalités du monde que je ne les laissais venir à moi,
accueillant tout ce qui s’offrait dans la paix de mon attente.
D'ailleurs, je n’aimais pas déranger l’ordre des choses alen-
tour, cet ordre fût-il arbitraire et contingent et fût-il même, au
146 CLAUDE LOUIS-COMBET

fond, pur et simple désordre. Déplacer les objets, cueillir les


fruits, glaner les miettes, c'était autant d’activités absorbantes
dont j’appris peu à peu à me passer. Une foi tranquille en
mes possibilités propres me laissait croire qu’il me suffirait,
un jour, de m’ouvrir tout entière aux dimensions intérieures
de Bouche pour que les choses les plus désirables, mûries
dans les rêves d'Hespérides, se détachent elles-mêmes
d’elles-mêmes et, suivant le destin de leur masse, viennent
choir en moi selon cette seule loi du vertige qui fait que tout
ce qui adore s’éprend de la chute dans l’adorable.
Je ne saurais dire en quel printemps d’enfance ou d’adoles-
cence ou de quel printemps l’autre, se développa en moi la
claire vision de ce que je pouvais être et serais nécessaire-
ment si je m’en tenais, une fois pour toutes, comme principe
directeur de ma vie, à cultiver en moi, uniquement et totale-
ment, la réceptivité — en vertu de quoi, tout ce qu’il est
souhaitable d’aimer se perdrait un jour en moi (tandis que
moi, ouverte en abîme à la racine des créatures, serais enfin
— et uniquement et totalement — perdue en Dieu). Attachée
à un langage sans doute approximatif et qui cherchait sa vé-
rité dans le réseau des analogies, je me disais : c’est alors que
je serai femme. Et cette perspective qui engageaïit, en somme,
dans les limites de mon être, l'avenir de l'esprit, cette pers-
pective qui n’avait de sens qu’à partir d’un acte de foi en l’es-
sence mystique de la vie, voici que, dans la découverte pro-
gressive que j’en faisais, elle m’illuminait d’un tressaillement
charnel sur la puissance duquel Bouche allait pouvoir fon-
der son royaume.
Peut-être n’y a-t-il rien de plus clair que les ténèbres dès
lors que l’âme a cessé de les refuser ou même simplement
d’en discuter l’autorité. Moi, j’acceptais ce qui naissait — un
mot, une idée, une sensation.Je me tenais en accueil au sein
d’une parole dont l’origine m’échappait absolument, dont je
ne saisissais pas davantage l’exacte finalité et dont les niveaux
de signification, si je cherchais à les analyser, se vidaient les
MÉMOIRE DE BOUCHE 147

uns dans les autres jusqu’en ce vide merveilleusement blanc


et insonore où mon âme se tenait au repos. Ainsi, lorsque
saisissant intuitivement tout ce que ma nature de Bouche im-
pliquait de vocation à l'ouverture, je me disais : c’est alors que
je serai femme, cette proposition qui me prenait au corps
comme la plus extrême caresse dont une jeune fille aurait pu
rêver, se révélait absolument incompréhensible et ne dépas-
sait pas le seuil de sa pure musicalité : je l’écoutais tomber
en moi avec sa petite rumeur de neige ou de manne, j'en
étais toute pleine, je la répétais indéfiniment, parole privée de
sens comme mets privé de saveur et contre quoi cependant
je n’eusse rien souhaité échanger.
Qu’une pensée comme celle-là, simple énigme parmi tant
d’autres qui avaient déjà visité mon esprit, s’accompagnât,
chaque fois que je la retrouvai — et je la retrouvai souvent et
pour ainsi dire ne la quittai pas — d’un émoi sensuel au plus
profond de ma chair, jy vis bien vite le signe d’une vérité
supérieure, en rapport essentiel avec ma préoccupation de
toujours — découvrir en moi la source unique du goût de
toute chose. Il y avait un lien profond entre la bouche et la
féminité, entre l’origine du goût et la nature de la femme.
Mais ce lien, moi qui n’étais pas une spéculative, je ne vou-
lais pas latteindre au fil d’un système théorique, je voulais 1e
vivre, je voulais l’éprouver avec la même certitude charnelle
que cette joie qui maintenant travaillait mon corps sans arrêt
et culbutait mon souffle. En fait, sans être sortie de ce re-
cueillement en moi-même où je me tenais tout entière, j'étais
déjà partie. J'étais en route et déjà entrée dans l'impossible.
Écrivant aujourd’hui et penchée sur ce récit comme je me
penchais sur mon corps au temps où j’épiais mes désirs, je
suis tout à fait consciente d’avoir différé, jusqu'ici, d'évoquer
ce qui, au fond, justifie, explique et fonde toute l’entreprise
de ma vie. Devenue Bouche, ayant répondu jusqu’au bout à
cette exigence de religion qui associait, en moi, l’être au désir
qui le portait, et alors que tout a été accompli comme il le fal-
148 CLAUDE LOUIS-COMBET

lait, sans honte, sans hésitation, sans scrupule ni inquiétude,


voici, je le reconnais, que j'ai évité toute allusion trop pré-
cise à l’activité de ma bouche et que j’ai mis en œuvre toute
ma science du détour pour esquiver d’en tracer, que ce fût à
grands traits ou d’un dessin minutieux, le portrait —- comme
si je souffrais de produire au grand jour ma part d’intimité la
plus authentique. Cependant, je ne souffre pas. Il n’y a pas de
grand jour. Et d’être totale, l'intimité cesse d’être intime. Cette
pudeur est sans raison.
Dans l'attention très particulière que je portais à coïncider
avec moi-même, ma bouche ne ressemblait pas précisément
à ce qui pourrait figurer comme bouche d’enfant ou de jeune
fille. Les moues boudeuses ou gourmandes, les mimiques su-
crées à travers lesquelles le petit enfant sourit au monde, la
finesse de l’arc buccal, sa palpitante tendresse sans cesse of-
ferte et sans cesse réservée qui ouvre le visage de l’adoles-
cente en même temps qu’il l’enclôt — ces caractères et bien
d’autres qui ressortissent d’une encyclopédie des sentiments,
appartiennent à une imagerie qui n’est pas la mienne, une
imagerie du dehors.Je n’ai rien à en dire, pour autant que je
veuille seulement parler de moi-même.
Ma bouche, à moi, commençait par-delà les formes. Elle
commençait dans la chaleur, dans la douceur inondée du pur
dedans. Déjà, bien avant d’être devenue ce que je suis main-
tenant, j’en devinais la profondeur et comme l’immensité.
Elle n’était pas du tout cette petite cavité qu’une cuillerée de
lait suffit à combler, cette petite crypte abritée dans la face et
somnolant dans sa tiédeur rassasiée — mais je la sentais, oui,
bien avant d’en être arrivée à ce moment d’où je parle,
comme la puissance d’ouverture de la chair tout entière et, à
travers la chair (mais ceci je ne le découvris que plus tard)
d’une certaine dimension de l’être qui, de la Terre à la
Femme, se poussait sur la voie de son accomplissement. Et
cela dans l’humidité, dans le bruissement, dans une activité
incessante quoique bien proche de l’immobilité, dans une
MÉMOIRE DE BOUCHE 149

vocation de passage mais également de rétention, dans une


passion du transitoire mais aussi de l’engouffrement et de
l'approfondissement, œuvrant sans cesse à faire du vide un
état de plénitude.
De la Terre à la Femme, ma bouche était l’organe et le lieu
d’une fabuleuse mutation. À travers elle, l'épaisseur du
monde rejoignait peu à peu l'épaisseur intérieure de la chair
féminine et s’y perdait, je crois bien, comme dans le miroir
de son obscurité. La même fluidité des lignes, la même puis-
sance des volumes, la même profondeur des eaux dormantes
définissaient le paysage comme femme et, à l’intérieur
d’elle-même (et elle-même à l’intérieur du tout) la femme
comme paysage. C’était du moins ce que je sentais sourdre
et se développer en moi lorsque, tout entière et uniquement
attentive à la croissance de mes propres abîmes, je me res-
pirais par la langue et par les lèvres comme on s’immerge
en pays natal.
Je veux dire ici les noms — comme blasons — de mes pré-
dilections : les sous-bois et les ornières, les étangs et les tour-
bières, les prairies, les collines et tout ce qui formait la ron-
deur de mon pays, ses sinuosités, ses anfractuosités, ses
arrière-contrées et tares nocturnes, ici nourries d’humus et
là de roseaux et de joncs. Les senteurs qui faisaient partie de
ce sol humide et vague, je les guettais souvent avec mes doigts
aux issues de mon corps. Tout ce que je flairais alors me si-
gnifiait que j'étais quelque chose de la Terre, peut-être une
herbe, une racine, un caillou, un envasement d’argile et d’eau
— en tout cas quelque chose qui existait depuis toujours et
n’avait jamais eu besoin d'humanité pour être ce qu’elle était.
Alors ma bouche s’allongeait vers cette mienne substance
et s’ouvrait et se traînait en elle, parente des limaces et de
tous ces vivants qui ne sont jamais tout à fait sortis du sol qui
les a enfantés. À certains égards, je pouvais passer pour une
petite fille enfouie dans le tuf nutriciel des saisons, couchée
et pelotonnée dans l’octobre ou le juillet et se gorgeant de la
150 CLAUDE LOUIS-COMBET

tendresse du monde à toute bouche perdue. J'étais cette pe-


tite fille.
Je la suis encore. Mais déjà je ne l’étais plus. Il y
avait, avec ma bouche heureuse et pleine, une chair qui crois-
sait en femme et creusait sa vastitude. Et cette femme que je
devenais — dont je sentais merveilleusement bien que je
m’approchais lorsque je me vautrais dans l’amour des prés -,
elle était, elle-même, au fond d’elle-même, Bouche profonde
et profuse et réserve infinie de muqueuses suçantes et dé-
glutissantes.… Mais il n’y a pas de tableau propre à exprimer
cette qualité de l’être. Car la perfection de Bouche s’est édi-
fiée en marge de toute donnée visuelle. Pour en suggérer la
patiente élaboration, il n’y a que la phrase, celle qui fait goût
avec la chose — phrase conçue de Bouche, pleinement, dans
son application à tout objet de dilection, portée et müûrie dans
les entrailles de Bouche et enfantée et jetée hors d’elle-même
comme ce serpent qui n’a pas encore fini de sortir de sa mère
et qui ne cesse de remplir l’espace, à l’infini, et dont les
constellations ne sont, dit-on, rien de plus que les écailles mi-
roitantes. Qui veut comprendre Bouche doit renoncer au vi-
sage de Bouche, car elle n’a pas de visage, et renoncer à tout
ce que la mémoire et l'imagination pourraient évoquer de
formes-femmes et paysages précis et repères temporels. À
s’en tenir à cette façade, il n’y aurait jamais qu’une petite fille
grandie, une petite bouche silencieuse sur ses secrets, un per-
sonnage de femme qui aurait pu être épouse et mère ou
amante. Or, Bouche n’est pas là. Bouche est au fond, là où la
vue échoue, où le sens se perd. Elle règne où le seul goût
crée inlassablement ce qu’il dissout — comme l’océan oh !
comme l’océan.
En vérité, je n’ai pas à décrire. C’était immense. Ça l’est
bien davantage aujourd’hui.Jeme suis délivrée de toute ad-
hésion aux formes — comme au limitatif. Je suis au cœur. Je
suis dedans.Je ne puis même pas dire que je refuse l’artifice
qui consiste, ayant pris quelque distance vis-à-vis de
soi-même, à parler de soi comme si l’on se tenait à l’exté-
MÉMOIRE DE BOUCHE 151

rieur et que l’on dominait, de loin, de haut, le canton d’uni-


vers où l’amour construisit sa demeure. Non.Je suis au centre
de cette demeure qui est au centre de moi-même et elle et
moi ne sommes qu’un.Jene me tiens nulle part ailleurs qu’au
plus profond (au plus vide et immobile) de moi-même. Est-
ce là la longue vertu du goût ? Pourquoi pas ? Y at-il un sens
qui associe davantage le désir à son objet — le désir à
lui-même ?
Ainsi donc Bouche — ou puissance d'amour — était l’in-
forme, la béance que limitait seulement la tension de son ap-
pétence. L'’outrepassant — c’était alors le temps de l’assou-
vissement dans les fêtes d’ivresse et la plénitude du corps.
Mais je ne sais plus... Sans doute ai-je sombré dans le bien-
heureux sommeil des cœurs justes. C’est nuit de mémoire.
Ce que je peux dire néanmoins, m’efforçant de m’en tenir
à la fidélité d’une parole jaillie du vécu lui-même, c’est que
l'ivresse n’était pas de la quantité des choses qui s’offraient à
mon goût mais uniquement de leur qualité. Bouche ne brillait
pas de goinfrerie. Mais elle avait pouvoir (ou du moins le
conquit-elle) d’entrer dans l’essence de la chose convoitée et,
d’un coup, dans le spasme adorateur, de la vider intégrale-
ment et absolument de sa richesse d’être.
Aussi bien n’était-il pas nécessaire d’absorber massivement
les comestibles. Il s’agissait plutôt de prendre le temps de
contempler gustativement la chose désirée — fruit de la nature
ou objet de l’industrie humaine — d’en isoler telle ou telle
qualité particulière et, du fond le plus vide de ma famine, de
me précipiter là-dessus — comme Dieu lui-même peut irrup-
ter dans une âme et l’anéantir en sa puissance. Mais là encore,
la métaphore de la conquête et de la prédation est inexacte.
Je me jetais moins sur les choses que je ne les accueillais, lais-
sant leur intimité s’abolir dans la mienne. Ouverte, je ne me
déperdais pas. Close, je ne me refusais jamais.
Les choses dont je parle, celles dont jai épuisé toute la sa-
veur, sont choses familières et douces en leur humilité. Obs-
152 CLAUDE LOUIS-COMBET

cures comme les petites gens, elles portent des noms sans
importance. Je ne les étalerai pas. Que l’on se contente de
songer aux mets les plus quotidiens, aux préparations les plus
élémentaires, à ces nourritures quasi vivantes, toutes pleines
des sucs de leur terroir natal. Les goûter selon le rituel de
mon amour, c'était communier à ce qu’il y avait de plus ma-
ternel dans la Terre même. En cet acte foncièrement solitaire
qu'est l'absorption de la nourriture, je participais par le bon-
heur extasié des organes du goût, à une certaine qualité spé-
cifique du sol et de la vie (animale, végétale, humaine) qui
constituait comme un pôle alchimique de ma sensualité.
L'autre pôle, l’adverse, c’était mon corps. Entre eux se jouait
mon destin.
Ce que je veux dire ici, c’est que, par la puissance de
Bouche, la Terre devenait la Femme. À travers la formidable
application de mon désir, la première se vidait peu à peu de
toute senteur et de toute saveur, tandis que l'autre prospé-
rait, croissant et s’évasant en ses profondeurs intimes. Et tan-
dis que le monde diminuait de volume et de masse, tandis
qu’il perdait en consistance ce que je gagnais en certitude
d’être, moi, je me creusais mon royaume de Bouche à l’inté-
rieur de moi-même et engageais toute ma puissance de va-
cuité en cette étoffe charnelle où la femme naissait
d’elle-même à elle-même.
Déjà incolore et bientôt insipide, le monde s’approchait
merveilleusement du rien. Il cessait de peser. Son cœur sus-
pendait ses battements si longuement que c’était presque
comme s’il ne battait plus. Il ne se passait pour ainsi dire plus
rien. L'absence prenait des proportions infinies. Les choses les
plus proches se faisaient chaque jour plus lointaines et plus
vides. Silencieuses, immobiles, me dévisageant comme autant
de miroirs aux yeux fixes, elles acceptaient passivement cette
sorte d’inexistence où les tenait mon souci, dans la parfaite
platitude d’un espace illimité. Ainsi les formes s’indifféren-
ciaient et s’annulaient. Tous les chemins étaient plans. Mortes,
MÉMOIRE DE BOUCHE 153

vacantes, inutiles, délaissées de tout projet d'exploration ou


d’escapade, les collines avaient rejoint, sous sa tranquille
écorce, l’uniformité du grand Erg spirituel où toutes les don-
nées sont égales, pour l'éternité. Les hauts peupliers dont l’in-
cessant bruissement avait empli, jusqu’à la béatitude, une cer-
taine attente qui faisait corps avec mon enfance, à présent et
désormais ne frémissaient plus. Pair était arrêté dans une di-
vine inertie. L'eau elle-même ne coulait plus, saisie dans l’ex-
tase de sa translucidité. C’était comme si Dieu se reposait
enfin, cessant de créer, cessant d’insuffler la vie et de bous-
culer les êtres avec les êtres et d’alimenter le mouvement par
le mouvement. Une béate stagnation régnait sur une Terre un
instant (toujours) oubliée de la violence divine.
Et moi, butineuse des temps ultimes, je me gorgeais des
dernières saveurs étrangères à ma chair. J'avais épuisé tous les
sucs des nourritures familières à l’homme. Les légumes et les
fruits, les aliments créés par la géniale gourmandise des races,
le pain et le vin, l’huile et le fromage, tout ce que je pourrais
énumérer du registre des sucres ou des épices, cela n’avait à
présent plus rien à exprimer. C’était langue morte et, plus
encore, absence de langue. Et en cette absence générale de
saveur où n'importe quoi s’annulait en n’importe quoi, ayant,
en Bouche, rompu toutes frontières et définitivement oublié
son genre et son identité — l'absorption devenait une opéra-
tion métaphysique, une approximation charnelle du néant.
Ainsi la vérité passait-elle par le corps avant de se faire jour
dans le système des idées.
Mais comment faire entendre cette aventure immobile et
sans péripéties ? Cette déperdition de toute saveur était le ré-
sultat d’une longue, d’une patiente et minutieuse activité de
Bouche. Si les choses, à présent, se niaient en une insipidité
absolue, si le sel s’était affadi, si les arômes s’étaient dissous,
si la substance des réalités nutritives s’était, en somme, vidée
de tout pouvoir d’excitation du goût, c’était pour avoir été
poursuivis et annihilés dans les retranchements ultimes du
154 CLAUDE LOUIS-COMBET

désir, à travers une suite, intimement orgiaque, de délecta-


tions. Comme un texte tellement connu par cœur, tellement
possédé dans toutes les dimensions de la lettre et de l’esprit,
qu’il cesse de solliciter l'attention de qui le répète sans raison
et sans passion, le chapitre des réalités de Bouche était tou-
jours plus clos et plus creux, plus vide et plus nul.
De l'indifférence du cœur et de l’indifférenciation des
choses, laquelle précéda l’autre ? laquelle engendra l’autre ?
Qui se retira le premier ? Qui reflua, le premier, du lieu des
échanges et des transferts vers sa capitale solitude ? Fût-ce le
cœur qui se désengagea d’abord de tant de liens tissés dans
la douce épaisseur des choses ? Ou bien les choses, comme
si elles capitulaient devant les risques de l’individuation, en
vinrent-elles, d’elles-mêmes, à se rapprocher les unes des
autres et à reconquérir l’unité matérielle d’avant la création,
d’avant la nomination des êtres ? — en sorte que, toutes dif-
férences abolies, de saveurs, de couleurs et de formes, elles
n'avaient plus, à distance de moi, qu’une allure de croûte ou
d’écorce parfaitement plate, sans autre qualification possible
que cette platitude. Toujours est-il que je vivais en si profonde
et si constante paix avec moi-même que le monde pouvait
bien être ce qu’il était devenu, je pouvais moi-même devenir
ce que j'avais toujours été, au fond, c'était égal. C’était la joie.
Cependant, cet éfat séquentiel d’accord parfait de l’être avec
lui-même résultait d’une maturation formidablement lente
et comme imperceptible en son progrès. Il est bien certain,
néanmoins, qu'avant d’être une dans l’absence de toute ten-
sion vers l'extérieur, la joie avait été multiple dans la succes-
sion des fêtes du goût. Le désir avait foisonné, inlassable de
ruses et inépuisable de transports. Comme un buisson do-
miné par la vitalité de ses racines les plus enfouies, et qui
éclate, partout à la fois, de fleurs et de baies, la chair de
Bouche ouverte dans l'obscurité de Bouche s’épanouissait
d’extase en extase. Ainsi donc avant la continuité toute
blanche d’un monde sans saveur et sans mouvement, abou-
MÉMOIRE DE BOUCHE 155

tissement des conquêtes de l’amour, il y eut le ressourcement


du désir par lui-même, la possession haletante et émerveillée,
la fulgurance et le déclin béat d’un onctueux vertige : orgies
de l'intimité. J’y ai déjà fait allusion lorsque j’ai rappelé ce
frémissement de jouissance qui me parcourait toute, à l’idée
que, devenant Bouche, pleinement, et m’acceptant telle, sans
limite ni réticence, c’était vraiment femme que je me recon-
naissais. Or une idée de ce genre n’était pas une simple ex-
pression gratuite et abstraite de la pensée. Avant d’être une
parole, au cœur de mon silence, elle était une jouissance dans
ma bouche, une expérience sensuelle de tout mon corps.
Oui — car il n’est pas d’autre mot que ce oui pour dire l’ou-
verture et l’acceptation — ce que je désirais, ce que je possé-
dais peu à peu, œuvrant de ma bouche dans la savoureuse
épaisseur de tout ce qu’il était possible de goûter, de sucer,
de malaxer, de dissoudre aux sources de salive, c’était bien
ce que je voulais être, ce que j'étais, certes, et m’approchais
d’être, c’était la femme, c’était le goût de la femme compé-
nétrant la radicale substance de toute chose, c'était le goût
de ce que je pressentais : goût de ma chair à l’origine de ma
chair, goût de l’obscur dans le secret des choses claires, goût
du dedans de la femme au cœur de tout ce qui, une fois né,
s’efforce vainement d’exister — c'était la chose-femme, lani-
mal-végétal-minéral féminin, la terre-femme, le cosmos-
femme et sans doute, englobant tout de sa démente intério-
rité, le dieu-femme du sein duquel nul monde n’est encore
issu.
J'avais la langue longue et fine. Elle ne l’était jamais assez.
Et je tirais sur elle, entre mes lèvres, et l’élongeais aux limites
du soutenable, rêvant d’être l’une de ces bêtes impossibles qui
s’entorsadent tout entières de leur léchoir. Et si je me possé-
dais ainsi, pouvais-je penser, je serais le monde même, à son
entière jouissance. Être ! Être !Je n'étais jamais, il y avait tou-
jours une distance à franchir et à combler, de moi aux choses,
de moi-même à moi-même. Et j'avais beau me tenir à lim-
156 CLAUDE LOUIS-COMBET

mobilité et à l’inaction, je me déployais continuellement.


C'était comme un voyage sans étape, un pèlerinage sans re-
posoir, jamais interrompu, jamais repris, une robe sans cou-
ture, un temps sans fraction, je ne cessais de partir, je n’arri-
vais jamais, mon désir n'avait ni commencement ni
achèvement : je n’en finissais pas de me rejoindre.
De cet écart toujours renouvelé qui créait ma famine, nais-
sait la saveur profonde des choses autour de moi. Il me fau-
drait ici pour exprimer cette relation de mon existence à la
réalité, évoquer la longue et vaste suite — au sens musical du
terme — de tout ce que Bouche pouvait aimer et goûter, de
l’eau la plus légère au vin le plus épais. M’y adonnant, c'était
communion. Absorbante, absorbée, possédée de fièvre bu-
tineuse, je fixais mes pôles sensuels dans la pulpe de ces
étranges configurations, si terriblement lointaines, si terri-
blement miennes, que je dis choses, simplement, parce qu’elles
étaient la simplicité et la familiarité mêmes, que leur saveur
était fort commune et qu’elles n’avaient, pour distinction, que
le plaisir que jy trouvais — plaisir, au demeurant, d’une soli-
tude si bouleversante que Bouche en râlait de surprise.
Et tout cela sous le signe du multiple et de l’altérité. Ce fut
un premier degré et comme une matinée d’amour — oui, rien
de plus qu’une aube très lente et très appliquée à elle-même
et très patiente à se vider d’elle-même.
Il se peut que mon âme soit celle d’un insecte.Jem’obsti-
nais, en tout cas, à immobiliser mon désir sur ce coin de
monde qui était, comme berceau et comme tombeau, mon
unique et entière corolle. Il appartenait à mon amour de la
pétrifier comme fit l’immensité du temps, les fleurs de houille,
lui retirant la vie pour me l’approprier, plus riche, plus dense
et plus intense, la privant de toutes les qualités qui humectent
les lèvres, et creusent les narines — et d’en faire un astre mort,
une lune périmée, témoin ruiné de mon génie de la posses-
sion. N’étais-je pas femme, déjà ? N’étais-je pas déjà Bouche
MÉMOIRE DE BOUCHE 157

— et toujours plus ouverte et plus avide et plus apte à l’em-


prise ?
Il n’y avait pas de miroirs. Ou s’il en était, l’image qu’ils
reflétaient n’était pas mon image. C’était tout au plus celle
d’une adolescente errant à l’intérieur de ses secrets. Quel mi-
roir, en effet, eût pu renvoyer au monde clair la véritable di-
mension de Bouche ? Ce qui apparaissait dans la lumière du
jour ne laissait rien soupçonner de ce qui se développait en
moi, passé le mur blanc du visage. Car j'étais ma langue et
la béance de ma gorge jusqu’aux racines de mes entrailles. Et
j'étais l’eau douce de toutes les dissolutions jusqu’à la source
maternelle de tout ce qui peut fluer en chair de femme. Ce
qui s’ouvrait par-delà la tendre illusion de mes lèvres de jeune
fille cherche encore et cherchera toujours son nom parmi les
métaphores de la nuit et les images de l’abîme. Ce que je
peux dire seulement, c’est que ce creusement interne de
l'être, cette activité d’abysse vorateur, c'était la femme en
moi qui naissait à elle-même, se découvrant, se reconnais-
sant et s’aimant elle-même de toute sa puissance d’adora-
tion : c'était ma voie d’accomplissement par où tout ce qui
avait quelque velléité d’être venait se perdre en moi,
s’absorber et s’anéantir en moi — moi la Bouche, moi la
femme, organe grand ouvert du Dieu de mort.
Terrible, ma douceur. La terre entière avec son poids d’hu-
manité pouvait s’y abolir. Qui me parlait ne retrouvait plus
sa voix. Qui me touchait de la main était perdu pour toute sai-
sie et toute étreinte à venir. Qui venait à la rencontre de mes
lèvres oubliait jusqu’au souvenir de son visage.Jen’avais pas
besoin de prononcer des paroles fatales.Je n’avais pas be-
soin de montrer les dents. Ni sorcière ni vampire, il me suf-
fisait d’être ce que j'étais, douceur secrète de la femme à l'in-
térieur de la femme, les éléments noués de la vie se
défaisaient de leur tension et les choses et les êtres me reve-
naient, épris de leur fin comme de leur origine. En vérité, je
n’avais qu’à être la femme qui se dissimulait en moi sous le
158 CLAUDE LOUIS-COMBET

voile léger des apparences de chair pour que tous les biens
épars de la vie me rejoignent comme fondement sans fond
et vacance première. Animaux, végétaux, humains, compo-
sitions et décompositions des uns et des autres, alliances et al-
liages, désaccords et déhiscences, tout ce qui avait goût et
sens et portait en soi quelque marque d’amour, tout se déliait
de soi-même pour se lier à la nuit de ma douceur : j'étais la
femme, le reste cessait d’être.
J'étais prise d’un merveilleux vertige à sentir le monde se
vider en moi de sa vivante substance. Là où je me tenais pas-
sait sur la face des choses l'ombre parfaitement noire de mon
désir. Plus tard, quand mon ombre retirait sa vague, il n’y
avait plus rien. Et moi, Bouche, je n’en étais que plus pro-
fonde et plus douce.
Je ne savais plus rien du soir ni du matin. Fixée sur la ron-
deur du monde comme une bête minérale, je n’avais plus de
sens pour les saisons. Rien ne passait. C’était le point mort
entre deux oscillations, le miracle pendulaire de immobile
instant. Bouche n’avait jamais été aussi proche d’être Bouche,
nue sur le sol nu, gonflée de plaisir sur la pierre creuse,
énorme de saveurs, faille femelle de la divinité, Bouche toute
en bouche, fendue, écartelée de bouche en bouche, béante
absolue et, comme la ténèbre du dernier jour absorbant
toutes les lunes et tous les soleils de tous les mondes, j'étais,
enfin ! sur le point d'accomplir ma totale nature d’abîme et
d’être Bouche, enfin ! d’être femme, à savourer ma salive,
ma douce-amère océanique-amniotique, brassée, éternelle-
ment, œuvrée de fond en comble par la mémoire d'amour.
J'avais vidé la terre, javais tari la mer. Toutes les réalisations
de la vie, collection complète des végétaux et des animaux,
inférieurs et supérieurs, avec toutes les variantes des genres
et des espèces, lignées sans interruption et buissons de phy-
lums, tout ce que la petite cervelle démente de la vie avait pu
inventer de formes animées et d’étranges destins, toutes les
graines et toutes les fleurs, toutes les racines et tous les fruits,
MÉMOIRE DE BOUCHE 159

tous les organes et tous les organismes, j'avais, sans choisir et


sans refuser, par la seule passion de Bouche, tout épuisé, tout
noyé, tout dissous, tout absorbé. La chair du monde était de-
venue la chair de ma chair. Le temps de l’histoire — j'étais la
femme, j'étais la mère, j'étais la bouche — avait sombré dans
mon éternité.
Mais moi, j'avais toujours faim.
Alors le pendule revenait sur lui-même. L'instant, de nou-
veau, fuyait l’instant. J'étais femme, mais ma plénitude me
laissait vide. Rien ne m'avait comblée à posséder la multi-
tude.Je sentais mes entrailles creuses comme le jour et mon
cœur bâillait d’insatisfaction. Alors je me demandais : qu'y
a-t-il à aimer ? Qu’y a-t-il à posséder que je n’aie pas encore
goûté ?
À présent, j'étais seule et jamais je n’avais été aussi affa-
mée. La terre n’avait plus rien à m’offrir. Il n’y avait même
plus d’horizon vers lequel eût pu tendre le cœur de mon dé-
sir : nulle verdure, nulle fraîcheur et nul repli laissant soup-
çonner la présence d’une chose incueillie. Sol parfaitement
ras, espace parfaitement clos. Une circonférence sans ar-
rière-plan me constituait en centre absolu. Là, je me tenais,
famélique, laissée tout entière à moi-même, dressée, im-
mense, en ma puissance de Bouche.
Il y avait longtemps qu’au fil de mes expériences d’ab-
sorption radicale, et comme je m’acheminais à la pleine in-
carnation de la femme dans mon corps de femme, j'avais
compris que le goût est le plus dangereux de tous les sens en
ce qu'il pousse infailliblement à l’extrême et suprême per-
Je le savais désormais : la connaissance par
version du savoir.
la bouche est une connaissance sans rémission. Cette certi-
tude, je l’avais vraiment faite mienne et m’y étais engagée
avec une foi qui, pour lors, avait aplani les montagnes et re-
tiré tout son sable à la mer. Cependant, il me semblait, main-
tenant que j'étais seule avec moi-même, que j'avais seule-
ment tourné autour de cette vérité, que je m'en étais
160 CLAUDE LOUIS-COMBET

approchée, certes aussi près que possible, mais qu’elle de-


meurait encore à saisir et qu’elle exigeait de moi d’aller en-
core plus loin, cette fois, jusqu’au bout de la quête entreprise.
C'était le destin du goût. Comment ne m'y serais-je pas sou-
mise du fond de mon tout-puissant désir de me rejoindre,
Bouche, en mon commencement ?
Longtemps, je suis restée couchée de toute ma chair sur le
sol sans ride et sans histoire. Par chaque cellule de ma peau,
je voulais éprouver l’entière pauvreté du lieu et m’assurer,
sans aucune possibilité de doute, qu’il n’y avait, de la terre
même, plus rien à attendre, qu’elle avait exsudé ses derniers
sucs et qu’elle était, réellement, plus sèche et plus creuse et
plus démunie que la dernière des dernières carcasses brûlées
par le dernier soleil. Oui, il me plaisait (et c’était une jouis-
sance qui pouvait devenir rapidement intolérable) de sentir,
avec ma douce et pleine chair de femme, que le monde était,
maintenant et désormais, merveilleusement vain, que j’en
avais épuisé toute la substance nutritive et que je pouvais, à
présent, le rejeter loin de moi comme une réalité aussi dénuée
d'importance que de saveur, de couleur et de poids, tout à
fait, comme font les enfants lorsque, à force de sucer un objet,
ils en perçoivent la totale insignifiance et qu’ils le crachent
hors d’eux, loin d’eux, à tout jamais, oublié, nié, aboli pour
toujours. J'étais très nue, j'étais très femme sur le sol très vide
— très puissante, très charnue, très riche de toute la matière
femelle, avec ses odeurs, ses tendresses tissulaires, ses reliefs
éperdus, j'étais très proche de l’exacte coïncidence avec
Bouche, en cet espace ratissé des ultimes scories du désir et
de la fête, et nettoyé à fond jusqu’en ses racines de nuit et ra-
mené vierge à sa nullité.
Et désormais, la terre, c'était moi.Je capitalisais entière-
ment en mes profondeurs de chair toute l’exubérance de la
vie, son jaillissement créateur, la violence irrésistible de ses
appétits. Debout ou couchée sur les reins, allongée sur le
flanc ou accroupie comme une déesse de la défécation, je me
MÉMOIRE DE BOUCHE 161

tenais terre en chance de collines et de steppes, en bonheur


de rives et rivages. J'étais l’épaisseur mais aussi la fluidité, la
béance mais aussi l’archiclôture d’un être sur le point de
s’unir tout entierà lui-même (au sein de Dieu, je le répète, au
sein de Dieu). À présent que l’espace, comme apothéose dans
la rigueur des ponces et des silex, n’offrait plus aucun germe
provocateur, et que, achevée la minéralisation du monde par
l'amour de Bouche, j'étais seule avec mon ombre jetée devant
moi comme un tapis de prière, je me tenais joie — femme
pour elle-même, magnificence et luxuriance.
Je me suis levée femme, écartée femme, pliée-dépliée
femme, jointe-rejointe, experte fiancée, à la veille, enfin ! des
grandes noces avec soi. Et j'étais alors, en mon corps heu-
reux d’être corps de femme, simplement, l’enveloppement de
tendresse et de tiédeur et comme le masque quasi maternel,
en sa décence, de la démesure de Bouche.Je me complai-
sais au soleil de ma peau.Je m’enchantais à cette surface de
chair (et parce qu’elle était surface) au long de laquelle se
coulait mon regard à bout de mains et doigts surfins. J’en
éprouvais la fragilité dramatique — comme l’on rêve, à
contempler ce qui surplombe l’abîme (arbre ou fleur, colonne
ou idole) et qui n’existe que par le vide et par la vertu de fas-
cination. Ainsi je m’avançais et me penchais au-dessus de
Bouche, prête et parée pour choir en moi-même.
Déléguées des puissances du désir et plus actives à fouir
qu’à saisir, mes mains s’aventuraient par les grands fonds de
chair, et, comme servantes, compagnes et confidentes de
Bouche, déliaient les nœuds, accusaient les creux et les
saillies, élargissaient, pétrissaient et lissaient les zones d’ou-
verture et de pénétration. Vers quel creux se portaient-elles,
au-delà de tous les creux, avec leur fièvre sans impatience ?
vers quel vide majeur ? quelle intériorité définitive ? abso-
lue ? La chair de la femme, plus pétrie que la première terre,
s’évasait en moi, par la constance de mes mains, jusqu'aux
sources noires de Bouche même. Il n’était pli qui ne se pro-
162 CLAUDE LOUIS-COMBET

longeât en repli, repli qui ne gagnât en profondeur et ne se


noyât et ne se perdit en sa propre tendresse et, toujours plus
tendre, ne se fondît mieux en abîme de femme. Mais encore
n’était-ce là, dans la pureté d’un temps et d’un lieu sans ba-
vure, que manœuvres d'approche et cour d’amour offerte au
vertige. Femme, je n'étais encore que promise à moi-même.
Il me restait à m’épouser.
Dans la vacuité close d’un monde qui n’était plus que le
support indifférent (et pour ainsi dire purement logique) de
l'instant, je pouvais, tandis que Bouche croissait en mollesse
de glandes et ruissellement de salive, contempler au jour nu
mon corps de femme en ses préparatifs de noces.
Mais que pourrais-je en dire ? Il ne s’agissait pas ici de toi-
lette ni de parure.Je n’avais pas à m’attifer ni à me pom-
ponner pour l’holocauste sexuel de la première nuit. Je
n'avais pas, au seul miroir possible — celui de mes yeux clos
— à remplir mon regard de mes formes virginales et à dis-
penser pour la dernière fois, à mes seins et à mon ventre, la
sollicitude amoureuse d’une grande sœur en rupture d’en-
fance.Je n’avais pas à m’offrir dans la dentelle et dans la soie.
Nulle main amie, étrangère à la mienne, ne m’attendait pour
accomplir sur moi les rites du déshabillage. À qui j'étais pro-
mise, c'était à l'obscurité de Bouche, à sa puissance d’en-
gloutissement, à sa possession sans borne. Il n’y avait pas à
raffiner sur de petits détails de coquetterie féminine. Ma chair
était ce qu’elle était : lourde, violente, obstinée, tragique,
pleine de tous les sucs assimilés des ci-devant fruits de convoi-
tise et si riche d’odeurs et de saveurs (à ce que j’imaginais) que
Bouche en aurait, certes tout son saoul d’extase et de päâ-
moison. Entre mon front et le bas de mon ventre et dans
l’étoilement de mes membres, je récapitulais la terre entière,
géologique et géographique, mythique et historique — et
c'était fait de sueur dans l’épaisseur et de tendresse dans la
puissance. C’était fait de souplesse dans l'abandon des lignes
à leur destin et d’exactitude dans la visée, dans la tension et
MÉMOIRE DE BOUCHE 163

dans la saisie ; une efflorescence de rythmes libres, jaillissant


de la générosité de l'instinct — mais aussi une rigueur, une
justesse, une obstination irrésistibles dans la mise en œuvre
du désir et dans l’application à le satisfaire. Avais-je été rep-
tile avant d’être femme, dans la pensée de Dieu ? Avais-je
été la première courbe à se tendre entre les doigts créateurs,
la première spirale et la première coquille, pureté, dureté,
obscurité — avant, bien avant que je me tienne debout,
comme aujourd’hui, telle qu’une femme née d’une femme, le
corps vaste d’un indicible amour et dressé, seul, commence-
ment et fin ?
De mes creux charnels montait en moi, avec les odeurs et
la chaleur, une famine incommensurable. Bouche était mon
désir — où me précipiter toute sans possibilité de retour.
Toutes les issues de mon corps, bouche de visage et bouche
de vulve, narines et anus, solidaires, fraternelles, organique-
ment liées et complices d’un même destin, plongeaient et se
fondaient en la même ténèbre originelle de Bouche. Et cette
vacance d’ombre, qui m’emplissait déjà et bientôt m’absor-
berait, vivait, respirait en moi, se gonflait rythmiquement, se
développait comme un organisme en pleine croissance,
comme un fœtus ou comme un corps caverneux brusque-
ment irrigué ou plutôt comme le négatif de tout cela — être
de l’absence, densité de ce qui manque, fondamentalement,
et qui n’a d’être que ce manque et de puissance dynamique
que cet appel du vide par le vide. J'étais hantée vive par la
négation de moi-même — négation charnelle de ma chair,
nourrie et grandie dans la succulence de ma pulpe et chaude
de ma chaleur et douce de ma douceur et pleine de ma plé-
nitude.Je n’étais et ne serais jamais mère — sinon mère de
moi-même, mais je me plaisais à imaginer parfois que Bouche
était en moi comme l'enfant de ma chair, poussant et müris-
sant sans sortir de moi et me diluant peu à peu dans une ten-
dresse interne qui, par un étrange retournement de sens, me
ramenait en deçà de mon enfance et faisait de moi l'embryon
164 CLAUDE LOUIS-COMBET

béat de la nuit maternelle. Heureuse torpeur. Je n’en sortais


guère, en cette heure prénuptiale, que pour solliciter, aux ou-
vertures de mon corps, l'ombre ascendante et toute-puissante
de Bouche. Ainsi je nageais, de mes mains et de mes pieds,
à travers l’eau douce de l’anus jusqu’à mes lèvres claires ou-
vertes dans mon visage et je ne savais plus ce qui était dé-
lectation de salive sous la langue et liesse ruisselante des en-
trailles. Un même flux tranquille et limpide m’inondait de
part en part, où voguaient mes rêves de dissolution.
J'étais vierge. Jamais personne n’avait glissé en moi quoi
que ce fût d’étranger à mon corps. Nul n’avait tenté d’éveiller
en moi quelque plaisir dont il se fût fait l'instrument. J'avais
toujours été pour moi seule celle qui donne et celle qui reçoit.
En son aire d’obscurité végétale bâillait et béait ma fente fe-
melle.Jepouvais, certes, y enfoncer mon poing jusqu’à la ra-
cine de ma langue. C’était bien, en soi, une manière de noce.
Je pouvais aussi me suspendre à mes seins et les tirer à moi
jusqu’au noir — et qu’ils aillent entre mes cuisses pousser la
joie de mon souffle dans la joie de mon sexe. J’étais femme,
que ne m'’était-il pas possible d'accomplir dès lors qu’il s’agis-
sait de l’absolu du désir ? Mais ce n’était pas encore cela. Le
mariage de Bouche avait d’autres exigences.
Les plaisirs de la pénétration ont ceci d’imparfait qu’ils lais-
sent subsister intacts les organes copulateurs. Ceux-ci ont
beau s’enfoncer toujours plus profond dans la nuit joyeuse et
douloureuse du corps, ils ne font que semblant de s’égarer,
jamais ils ne se perdent véritablement. De leurs aventures et
festins d’outre-chair, ils reviennent toujours vivants et plus
sensibles et plus abondants — avec la nécessité impérieuse
de recommencer sans cesse la même expérience, chaque fois
après chaque fois, à l’image du temps, de la vie et de l’histoire.
Satisfait dans l’instant, le désir resurgit de son point d’im-
mobilité et c’est, de nouveau, la course, la quête, la tension,
la jonction, l’étreinte et la pseudo-mort, répétition du schéma
commun, petite foirade cyclique accessible à tout venant et
MÉMOIRE DE BOUCHE 165

lot général des humains. Or moi, que dis-je ? Bouche.


Bouche désirait incomparablement mieux, désirait tout et
haussait son amour jusqu’au néant.
Face à cette puissance, la question de savoir qui était la pe-
tite fiancée qui se penchait au-dessus de son ombre comme
de son époux, quels étaient son nom et son âge, son allure et
sa physionomie, la qualité de son sourire et quelle lumière
illuminait son visage et ce qu’il en était de sa beauté person-
nelle — questions portant sur des détails qui ailleurs, en des
lieux plus humains, en des temps plus faciles et plus conve-
nables, n’eussent pas été négligeables — ces questions et toutes
celles qu’elles entraïînaient, touchant l’origine, l'identité, la
nature des processus, le développement de l’histoire, toutes
ces constellations et cristallisations de questions question-
nantes n'avaient ici nul sens et nulle importance. Si je m’ac-
corde, en passant, d’y faire allusion, c’est seulement pour té-
moigner, une dernière fois, de tout ce que j'ai laissé sur la
berge au moment de me donner à moi-même.
Dociles aux injonctions du désir, mes membres avaient
puissance de travailler ma chair en haute-joie. Ils connais-
saient bien, pour en avoir ressenti les émois, le lien profond,
interne et essentiel, qui unissait mes lèvres obscures à mes
lèvres claires comme les battants toujours ouverts d’un seul
et même lieu d’ombre et de passion. Maintes et maintes fois,
ils avaient échangé les douces et doucereuses sécrétions des
unes et des autres, noyant le goût des unes dans celui des
autres, mêlant et distillant les gluances et drainant la joie du
sexe jusqu’à l’écume des babines. Mais ces réjouissances, si
pleines fussent-elles, n’engageaient encore que la périphérie
de Bouche et le divin tremblement par lequel elles s’ache-
vaient allait toujours se mourant dans la nostalgie d’une ju-
bilation irréversible, d’un crescendo de joie qui ne retombe-
rait plus jamais et n’aurait plus jamais à se ressourcer. Ainsi,
comme l’on se défait un jour des jeux naïfs et des pratiques
mal adaptées de l’enfance et de l’adolescence, le temps était
166 CLAUDE LOUIS-COMBET

venu d’une communion infiniment plus intime et d’une jouis-


sance autrement plus éblouissante et d’une si haute perfection
qu’elle devait nécessairement porter la mort avec soi.
Je le savais, c’était une vérité qui s’était inscrite dans ma
chair au long d’un très long temps, le goût était, de tous les
sens, celui, par excellence, de l'extrême perversion du sa-
voir, celui qui permettait d’entrer le plus profondément dans
l'intimité substantielle des êtres. C’était la voie la plus sûre et
vraiment définitive, pour s’acheminer vers les extases de la
participation. Cette dimension excessive du goût, je l’avais ex-
périmentée, à perte de mémoire, depuis le début, depuis que
je savais sucer, que je savais boire et manger, depuis que ma
petite bouche d’enfant était capable de retenir un instant dans
son creux et de savourer les choses inventées pour son plai-
sir. Et depuis qu’à travers la délectation par le goût, j'avais
pressenti la vivante immensité de Bouche, en moi, je pou-
vais, sinon mesurer, du moins évaluer l’abîme qui s’ouvrait
au fond de la connaissance sensuelle des choses. Je savais,
charnellement, que cette connaissance n’avait rien à envier
au savoir intellectuel. Elle seule pouvait révéler certaines qua-
lités d’être que nul esprit n’aurait pu même concevoir.
J'avais appliqué ma puissance de dégustation (par laquelle
Bouche ne faisait qu’exprimer son emprise sur la femme que
j'étais devenue) sur tout ce qu’il était possible de goûter. Ainsi,
j'avais vidé la terre de son épaisseur. Mais moi, que savais-je
de moi ? Que m’avait appris le goût sur ma propre nature ?
Peu de chose, en vérité. Comme si je m'étais réservée, de-
puis toujours, pour le mariage d’amour avec la Toute-Puis-
sance, je n’avais fait qu’effleurer ma saveur. Je m'étais respi-
rée plutôt que goûtée. Et en vérité, c’était déjà bien assez
d'ivresse avant que, libérée de toute concupiscence à l’égard
des réalités extérieures, je m’approche décidément de
moi-même, reconnaisse Bouche comme mon entier destin
et m'y abandonne. Ce que j'avais flairé de moi, aux aires les
plus végétantes de mon corps, suffisait à nourrir, aussi long-
MÉMOIRE DE BOUCHE 167

temps qu’il le faudrait, le désir de me posséder — désir qui


n’était lui-même que la face exprimable de ce désir de tous
les désirs : celui de l’anéantissement dans l’amour.
Jusqu’à présent — jusqu’à cet instant à partir duquel et au-
tour duquel je parle — mes lèvres claires connaissaient mal
mon corps. Elles ne lui avaient dispensé de baisers que su-
perficiels, quasiment aériens et pour ainsi dire détachés de
toute ambition possessive comme font les demoiselles bien
élevées qui n’accordent que très peu afin de donner davan-
tage, plus tard, de tout donner. La familiarité que mes lèvres,
par le baiser, avaient nouée avec mes mains, mes genoux,
mes épaules et mes seins, était d’ordre léger et de grâce dé-
licate : un simple avril de plaisir — mais comme toutes mes
entreprises : au-dessus du gouffre.
Aussi, je sentais bien qu’un autre baiser, d’un autre genre
et de bien plus loin issu, se préparait en moi — rêvant en moi,
fortifiant sa puissance, ramassant en son attente l’inassouvis-
sement de l’enfant, de la jeune fille et de la femme et, né en
même temps que moi dans le lieu le plus enfoncé (en ce cœur
de l’être directement jailli du néant), là où s’enracinent les
plus torturants de tous les désirs, charriant une énergie apo-
calyptique et exprimant, en définitive, tout ce que Bouche
elle-même incarnait de violence fondamentale et irréversible.
Faut-il encore donner le nom de baiser à ce qui grandissait
ainsi, dans la plus noire obscurité de l’amour, et s’apprêtait
à signer mon destin ? Le langage, ici, est tout à coup saisi
d’incompétence.Je ne sais pas de vocable par lequel dési-
gner l’irruption de Bouche à travers mes lèvres et le mouve-
ment de passion précipitant la clarté de mon visage vers le
croissant de chair noire qui me faisait femme au bas de mon
Corps.
Car si je voulais me posséder femme par la saveur de la
femme, c'était bien à ce baiser qu’il me fallait venir et à cette
étreinte de lèvres conçue dans l'imagination religieuse d’un
amour hors de mesure et de définition.
168 CLAUDE LOUIS-COMBET

C’est d’ici que je parle. C’est d’ici que j’ai parlé tout au long
de cet écrit par lequel j’ai voulu me rappeler, avant de me lier
à moi-même et de me rejoindre dans le néant du désir, ma
constante détermination et ma lucidité sans défaillance.
J'ai rompu toute attache avec la terre. À perte de sens, l’uni-
vers est vide.Je suis seule à moi-même, porteuse de tous les
dons que la vie a créés pour le bonheur parfait de la vue, de
l’odorat, de l’ouïe, du toucher et du goût.Je contemple, en un
jour qui n’a rien à voir avec le mouvement des astres, le corps
entier de la femme, également clos et ouvert, également so-
lide et liquide, également opaque et transparent. Depuis long-
temps, mon regard a épuisé la vision des autres choses. Il est
enfin et uniquement à son royaume.
Et je me touche avec mes mains comme le ferait l’apprenti
ou le compagnon de Dieu, seul autorisé par le Maître à por-
ter le doigt sur la première créature. Je pourrais énumérer
inlassablement les points exacts sur lesquels, dans la joie
tremblante de mes mains, vient prendre appui, se reposant
et se renforçant, mon désir de moi — et prononcer, comme
en la formule sacramentelle : ceci est mon corps, ceci est la
femme.
Et j'écoute bruire en moi le chant des sources dans ma
chair. Oui, je dis Oui car je suis femme. En moi et pour moi
seule, coulent les mystérieuses humeurs de la vie. Je suis le
premier sang et la première lymphe, la première eau, le pre-
mier sel et le premier sucre, je suis l’amnios et l’urine, la sa-
live et les larmes et le chyle et le chyme et tout ce qui ouate
et protège et fonde la vie intime des tissus, leurs échanges et
leurs osmoses, leur activité, leur patience, leurs rythmes. Ce
qui fut l’eau de la terre et que j’adorai dans sa violence
comme dans son repos — eaux courantes, eaux somnolentes,
eaux dormantes — c’est en moi désormais que je l’éprouve et
la reconnais. C’est en ma chair que je la salue et que je l’aime,
en ma chair, principe et fin de tout ce qui flue et de tout ce
qui vague.
MÉMOIRE DE BOUCHE 169

Et je suis à moi par les odeurs profondes qui dispensent leur


bouquet par tous les creux de chair, par les orifices et les sphinc-
ters, par les poils et les pores. Si la maturité d’un acte plus dé-
cisif — le dernier acte et le plus décisif — ne m’appelait, à cette
heure, avec une urgence que je ne peux plus remettre, je pas-
serais tout le reste du temps à humer la femme dans la femme.
Et ce serait une autre existence, une autre destinée, plus se-
reine, peut-être, moins âpre, moins harcelée du dedans par la
nécessité d’en finir absolument, extatiquement. Ce serait un
autre vertige. Il me suffirait de faire confiance à mon museau
de bête-femme, et de le laisser à ses reniflements -— jusqu’à ce
que sourde l’archienfance par-delà toute odeur dicible. Alors,
ce serait la vastitude et le suspens et la quiétude et le recueille-
ment aussi longtemps que se consumeraient au-dedans du corps
herbe chaude et la broussaille inépuisable des désirs, aussi
longtemps que brûleraient les jachères et que la femme, en ses
replis, couverait ses feux de tourbe et d’encens.
Mais le temps n’est pas à rêver de ce qui aurait pu être. Il est
vain et futile, le regret de la douceur, tandis que Bouche s’ouvre
et se creuse, plus noire et plus profonde que jamais, dans sa
volonté d’accomplissement. Moi, je n’ai rien à souhaiter.Je n’ai
rien à attendre.Je ne suis que le passage et l’occasion — l'instant
charnel, en son poids dérisoire et en sa fidélité sans mélange,
où éclate enfin cette épiphanie de vide destructeur et de néant
dite femme ou femelle ou quelquefois, par synecdoque et rou-
blardise linguistique, mère.Je ne suis que le lieu du baiser total
et dévorant à travers lequel, venus des confins de l’être, les
contraires s’épousent et se détruisent.
Je n’ai même pas d’effort à faire pour que mes lèvres hautes
viennent conjoindre mes basses lèvres. Une longue ascèse
d’amour a préparé le chemin. Que l’espace s’effare donc avant
que la nuïit ne se précipite : femme, je salue mon sexe de femme
comme le visage promis pour époux. Le baiser qui monte
en moi ne sera jamais repris. Jamais il ne reviendra sur ses
terres, jamais il ne reprendra force et vie dans la patrie du
170 CLAUDE LOUIS-COMBET

désir. Tel il sera dans l’instant qui va basculer, telle sera son
éternité.
Je me pencherai donc, née de Bouche revenant à Bouche.
Comme celle qui accouche ou qui pond, tenant l’univers en-
tier dans l’écart de ses cuisses, j’offre à mon dernier visage le
fruit partagé de mes organes jubilatoires. Il y trouvera la sa-
veur très cherchée dont toute autre saveur ne fut que l’in-
exacte figure et l’approximation symbolique. Celle qui avait
tout dévoré, celle qui n’avait laissé, des choses humaines, que
l’ossature blanchie, polie et vidée, voici qu’elle va toucher
par ses lèvres et par ses dents, par sa langue et par l’abîme de
Bouche tout entier, à la chair de la chair en ses sources radi-
cales de saveur et de tendresse.
Long, plus long que le premier jour et le dernier sommeil
— que le baiser, par l’amour de Bouche, épuise l’être et le
vide de son identité, de son histoire, de sa consistance et de
son opacité. Bienheureuse succion ! Que le visage absorbe le
sexe qui l’absorbe — 6 douceur du néant, féminine vacuité de
la mort au fond de toute vie — et que l’eau commune de la
joie aplanisse la terre et la délie de sa pesanteur. Advienne
Bouche. S’ouvre le puits du sexe dans le puits du cerveau.
S’ouvre le trou. La chair dévore la chair. L'esprit dévore l’es-
prit. Le vide dévore le temps. Ô négation. O bonheur. Sois
submergée— qui tins le récit de ton âme sans jamais dire ton
nom.
POUR UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA SUCCION

Ce fut un long moment : un leitmotiv, une application sou-


tenue à reconnaître sinon l’origine du moins les modalités
du mal dans l’existence singulière, et la cause inexpugnable
de l’échec à être. L'entreprise d’écriture, ouverte déjà depuis
le cœur de l'adolescence, n’avait pas d’autre raison que de
scruter le développement du malheur spirituel — ternisse-
ment, asphyxie, dépérissement de l’enfance et de l’âme de
l'enfant. Une fois accomplies les premières gammes poé-
tiques de la jeunesse, une fois mené à bien un premier bilan
autobiographique (/nfernaux Paluds, 1970), l'âme psychique
avait assez d’assise pour s’aventurer et se précipiter, à l’écart
de tout modèle esthétique de récit, dans la terre nourricière
des fantasmes, des rêves et des mythes — de ceux dont l’obs-
cure lumière laisse entendre le sens des quelques événements
de la vie inscripteurs du destin. Ainsi fut-il nécessaire d’af-
fronter, au cœur, comme un avatar du Minotaure, cette
image de Mère absorbante, exténuante, annihilante qui se
déploie d’un bout à l’autre de Tié-T$éet de Mémoire de Bouche.
Il était sans importance de reconnaître le lien établi par l’his-
toire individuelle entre cette haute figure de l'imagination
symbolique et la génitrice, la mère dans l’espace et le temps.
La quête tournait le dos à l’autobiographie, à la mémoire
d’enfance, à la mise en scène des anecdotes retenues du passé.
Hors du temps historique, sans rapport avec les paysages qui
retinrent la jeunesse, mais comme une suite, au sens musical
du terme, le texte, à mesure qu’il s’écrivait, n’avait d’autre
fonction que d'installer en sa toute-puissance mortifère la
172 CLAUDE LOUIS-COMBET

Mère absolue, antérieure au commencement, et archétype


de la féminité accomplie. Pour forcer un tel chemin de vérité,
il n’était pas nécessaire de fournir une intrigue ni de déve-
lopper des caractères. Aussi abstraite, aussi dépouillée, dans
ses grands traits, qu’une Vénus préhistorique, la Mère qui se
dressait, émanée des plus sombres profondeurs de lincons-
cient, n’avait d’autre identité que celle de sa famine, de sa
volonté de ramener à elle-même le fruit de ses entrailles — le
fils passif, béat, consentant. L'acte qui se déroulait, à mesure
que le narrateur en fixait la trace d'écriture, était aussi im-
mobile qu’implacable. Il engageait dans son obstination une
immense capacité de contemplation et une ferveur inlassable
— tout ce qui subsistait, au fond du cœur, de l’habitus reli-
gieux entretenu avec prédilection au long de l’enfance et de
l'adolescence. Le choix de la succion comme mode de ré-
appropriation, de réintégration et d’assimilation de l’enfant
par la mère, renvoyait au désir entier de n’être jamais exté-
rieur, jamais distant, jamais différent. La morsure d’un autre,
d’un dévorateur, eût introduit comme un soupçon d’objecti-
vation dans une relation de bourreau à victime. Mais ici, une
telle relation n’avait pas lieu d’être. Ce qui se jouait était le
reflux, par la grâce d’une bouche opératrice et d’un ventre dé-
noué, d’une pure et homogène consubstantialité. En abon-
dant dans le sens de la toute-passion maternelle, l’enfant ac-
complissait sa propre passion, il ne se séparait pas, il ne se
distinguait pas, il revenait seulement, il refaisait corps avec
son origine, il épousait, au terme de son exil dans le monde,
le fertile récipient du sein maternel dont il n’avait jamais de-
mandé à s’évader.
Tel est le fantasme auquel T$é-Tiés’applique à donner forme
de texte. Telle est l’image régnante dont la seule dynamique
conduit l'écriture et la pousse à ses fins. Cette prose n’a rien
à enseigner. Elle n’a rien à démontrer. Elle ne prétend à rien
d’autre qu’à elle-même. Elle n’est ni morale ni immorale.
Elle n'implique aucun jugement ni sur la nature ni sur le des-
POSTFACE 173

tin de la mère. Elle serait plutôt un chant ou plus exactement


l'assemblage d’une matière dont un chant pourrait être tiré
si un poète s’avançait jusque-là. Ce qui est ici scindé en deux
parts — voix de la mère et pur spectacle de l’enfant ; séduc-
tion de celle qui prend possession, réduction de celui qui
s’amenuise et s’efface dans la dépossession — devrait être re-
pris et transcendé en sorte qu’un seul et même souffle cir-
cule à travers les mots, une seule et même extase se propage.
Alors, il n’y aurait pas la mère ef son fils, mais une ascension
verbale traversée de plainte, une voix charriant ses racines
charnelles et les poussant jusqu’au cri. Et peut-être, dans l’in-
distinction clamée du sujet et de l’objet, se tiendrait-on sou-
dain par-delà le poème, dans l'amour même.
Ainsi, tout serait à réécrire. Tout serait à recommencer. Sous
le rapport de l'absolu — et pour peu que Prométhée vole de
nouveau le feu — l’œuvre est aussi insuffisante que si elle
n'avait jamais été.

L'emprise fantasmatique de la succion maternelle délétère


et annihilante ne pouvait se trouver liquidée une fois posé,
simplement, le point final de 7$é-T$é. Sans doute le fils, lui
dont l’épigone, scripteur, tenait la plume et maîtrisait le texte,
n’avait-il pas vécu jusqu’au bout — jusqu’au silence arrêté —
le processus psychique de régression par absorption et dis-
solution. Il restait même suffisamment éveillé et lucide pour
se poser la question de ce qu’il en était de la mère, après
qu’elle eut ramené sa douce progéniture au magma primor-
dial de ses entrailles. L’essai de réponse, déroulé sur le mode
d’une authentique vision intérieure, sans aucune référence
aux réalités de l’espace et du temps de l’action, est donné
dans Mémoire de Bouche.
Identifiée à sa toute-puissance de succion, la mère prend ici
le nom de Bouche, avec majuscule. Elle n’est plus que cela
174 CLAUDE LOUIS-COMBET

— cet organe monstrueusement autonome qui ouvre son vi-


sage au-dessus de toute profondeur concevable, voie d’accès
à l’abîme dont elle est issue, dont elle est déléguée et dont elle
est l’instrument de complaisance. Ayant pleinement ruiné
l'existence du fils, la Bouche-mère, dont l’appétit n’est pas
rassasié, se tient elle-même, désormais, pour seul et entier
objet de son amour. Elle n’a d’autre horizon que se dissoudre
et s’absorber elle-même en elle-même jusqu’à épuisement de
sa substance et anéantissement. Celui qui a le cœur à rêver
sur les mots assiste alors à la délicate apocalypse du narcis-
sisme féminin.
Que le lecteur ne se méprenne pas. Ce n’est pas la revanche
du fils sur la mère, selon la loi économique du perdant per-
dant. Car ce destin de perte et de perdition a toute la valeur
d’une apothéose du féminin-maternel. Quels que soient, à
l'avenir, les avatars de la figure de la mère — et ils ne man-
queront pas, jusqu’à remplir tout le cours de l’œuvre — il est
dit que le texte a aboli l’histoire et que la femme, aussi mère
que femme, occupe l’entièreté de la mémoire : elle a conquis
son éternité.

Claude LOUIS-COMBET
ACHEVÉ D'’IMPRIMER
EN JANVIER 2003
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANUTENTION
A MAYENNE
FRANCE

Dépôt légal : 1“ trimestre 2003


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: I convient de lire Té-T$é et Mémoïre de Bouche comme un


récitatif à deux voix — à la fois oratorio ét tryptique = une
complainte en trois mouvements. La voix de la mère se fait, 2
entendre, première et dernière. Elle ne chante en sa parole
solitaire que pour exprimer le plaisir, la douleuret la pléni-
tude de la succion, de l’absorption et de l’anéantissement paru
dissolution de salive et sucs gastriques. L'enfant est le premier E
R
et unique objet de cette extatique voration: Investie entières?” Res
ment dans son application de suceuse absolue, la mèreréin- "Jeret

tègre en elle-même le fruit de ses entrailles, Cette opération


chamnelle a toute l’exigence d’une ascèse et toute la lenteur
hors du témps d’une contemplation. <+LA
FRE

Alors en contrepoint se fait entendre la voix de l’enfant,à w ne

la troisième personne, celle du pur objet. La possessive ten- … ”


dresse maternelle prend la forme symbolique de la mouche
tsé-tsé, émolliente et anesthésiante, dispensatrice d'un som-
F4
meil physique et mental, pathologique et prodigieux, à l’ho-
4
rizon duquel l'enfant s’identifie complètement à la vermine AT

qui l’anéantit, puis au vide qui en résulte.


Une fois son enfant réduit, éteint, dissipé, rendu à son
indistinction initiale antérieure à sa naissance, il ne reste plus ñ
l
»

à la mère, dont la fringale n’a pas failli, de se prendre elle-


même pour proie. L'autodévoration de celle qui n’est plus 4
à
que bouche illimitée s’affirme comme l’accomplissement de
la dimension auto-érotique de la femme dont la fécondité
tient tous ses produits dans les bornes de son giron.

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Claude LOUIS-COMBET

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