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Alessandro Manzoni

Histoire de la colonne infâme


Préface d’Éric Vuillard

z
s
Alessandro Manzoni
Histoire de la colonne infâme
(Storia della colonna infame, 1840)

Alessandro Manzoni (1785-1873) est un écrivain et dramaturge italien, histoire de la


célèbre pour son roman Les Fiancés (I promessi sposi, 1821). colonne infâme

Éric Vuillard est un écrivain français. Il est notamment l’auteur de


L’Ordre du jour (Prix Goncourt 2017).

Conception graphique : The Theatre of Operations (Bruxelles)


Photogravure : Olivier « Mistral » Dengis (Bruxelles)
Typographie : Arnhem Pro
Papiers : PlanoPlus 300 gr. & PlanoPlus 100 gr. (fsc, pefc)
Impression : L.capitan (Ruddervoorde, couverture) &
Inni (Heule, intérieur)
Brochage : Sepeli (Evergem)
Made in Belgium by Zones sensibles (Bruxelles)

Iconographie
• Couverture : José Casado de Alisal, Décapité pendu par les cheveux,
huile sur toile, ca. 1880, château de Villandry
• p. 6-7 : Descrizione della esecuzione di giustizia fata in
Milano contro alcuni li quali hanno composto e sparso gli
unti pestiferi, estampe, ca. 1630 (© Archives de la commune
de Milan). Traduction de Christophe Mileschi.
• p. 14 : stèle de 1630, installée à l’ancien emplacement de la maison
de l’un des condamnés à mort, Gian Giacomo Mora, démontée
en 1778 et aujourd’hui conservée au château des Sforza, à Milan.
Photographie © Giovanni Dall’Orto. Traduction de Sylvain Piron.

Copyright © 2019 Zones sensibles, pour la présente édition


Copyright © 2018 Éric Vuillard, pour la préface
Copyright © 1983 Éditions Maurice Nadeau,
pour le texte de Leonardo Sciascia

Ouvrage traduit avec l’aide du Centre national du livre

Diffusion-distribution : Les Belles-Lettres


25, rue du Général Leclerc, 94 270 Le Kremlin-Bicêtre, France
T. + 33 1 45 15 19 90 | F. + 33 1 45 15 19 99 | www.bldd.fr

www.zones-sensibles.org

9782930601373 | d / 2019/ 12.254 / 2


Alessandro Manzoni

histoire de la
colonne infâme
Traduit de l’italien
par Christophe Mileschi

Préface
d’Éric Vuillard

Apostille de
Leonardo Sciascia

z
s

2019
zones sensibles
Pactum serva
description de la décision
de justice exécutée à milan
contre d’aucuns ayant
comp osé et répandu des
onguents pestifères

A. Le barbier Gio. Giacomo Mora et


le Commissaire Giacomo Piazza,
placés sur un chariot, sont tenaillés
dans les lieux publics de la ville.
B. Le long du cours dit le Carrobbio,
on leur coupe la main droite.
C. Sur la place de justice,
on les dénude.
D. Sur la roue, on leur brise les os des
jambes, des cuisses, des bras.
E. On dresse sur un pieu la roue
où ils sont attachés, et, vivants
ils y passent six heures.
F. Ils sont égorgés.
G. Brûlés.
H. On jette leurs cendres
à la rivière.
I. On arrache les fondations
de la maison du barbier et
on érige une colonne infâme.
L. En face, on expose la relation
des faits. On procède de même avec
Gerolamo Migliavacca, surnommé
le Ciselier, avec Francesco
Monzone, surnommé Bonazzo, et
Caterina Rozzana, à ceci près qu’on
ne démolit pas leurs maisons.
M. On brûle la statue de Gio. Batta
Farletta, car il est mort en prison
avant qu’on ait pu exercer sur lui
la même justice.
N. Gio.Paolo Pigotta, infecté par
la peste, est conduit depuis le
Lazaret jusqu’au cours de la Porte
de Verceil et pendu par un pied.
O. Après quatre heures,
le maître de justice lui inflige
un coup d’arquebuse.
P. Giacomo Muganzo, Gio. Andrea
Barbero, Gio.Batta Bianchino,
Martino Recalcato, Gaspare
Migliavacca fils du susdit Ciselier,
Pietro Gerolamo Bertone sont
placés sur la roue et égorgés
sur-le-champ.
Préface

À l’origine, l’Histoire de la colonne infâme est une digression.


Manzoni rêvait une sorte de hors-d’œuvre destiné à planter le
décor d’un épisode de son grand roman, Les Fiancés, racon-
tant les amours contrariées de deux jeunes paysans, Renzo et
Lucia, dans le Milanais au XVIIe siècle, les nombreuses ava-
nies qu’ils endurent. Au cœur de ce premier livre, il y a une
épidémie de peste, un épisode bien réel de l’histoire de Milan.
Durant cette terrible épidémie, l’une des plus meurtrières
qui fut, on accusa une poignée d’hommes d’avoir pestiféré
les murs en les enduisant d’un mystérieux onguent. Ce pro-
cès leur valut la torture, la mort. Mais pour marquer encore
davantage les esprits, la maison de l’un d’eux fut rasée et l’on
érigea sur les ruines un monument en mémoire de leur pré-
tendu forfait, une colonne infâme.
À la fois libelle contre la torture, commentaire des
méthodes judiciaires, relation et analyse d’un fait divers sai-
sissant, la digression aurait représenté le point de vue de
Manzoni, une sorte de pétition intérieure. Mais les scrupules
de l’auteur en ont voulu autrement ; et le petit appendice s’est
inexorablement détaché du reste de l’œuvre. Cette séparation
aura pris vingt ans. Car ce bref récit, sur une histoire sombre
et troublante, est avant tout l’expression d’une crise. En se
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détachant du roman, la digression le remet en cause et plonge un nom purement géographique, et cependant elle a une vérité
l’art romanesque lui-même dans le passé. En un sens profond, sociale. On prétend que Manzoni, après Dante, inventa l’ita-
l’Histoire de la colonne infâme désavoue Les Fiancés. lien à partir du toscan, de la langue orale. Je crois plutôt que
Toute connaissance, tout savoir est une forme, celle qui l’a c’est l’exigence italienne, l’unité réelle éprouvée, nécessaire, la
vu naître. Ce petit livre est la forme de l’un des savoirs pos- langue vivante, qui inventa Manzoni. Ce sont des forces exté-
sibles en 1842 pour un homme de lettres italien. Il est l’expres- rieures irrépressibles qui lui ont ôté des nuits de sommeil.
sion la plus énergique, la plus adéquate, mais aussi la plus On n’écrit pas de roman picaresque quand un pays fulmine
imprudente que la littérature puisse alors prendre. Après et étouffe. L’urgence sociale et politique fait même défaillir le
la chute de Napoléon, l’Autriche tient de nouveau garnison roman. On peut en revanche essayer de trouver une forme qui
en Italie, la maison de Savoie récupère ses possessions, le condamne l’arbitraire, la torture, la persécution, un discours
pape retrouve les États pontificaux, Ferdinand Ier récupère le convaincant, décisif. C’est ce que fit Manzoni. L’Histoire de la
royaume des Deux-Siciles, dont le nom même est une offense colonne infâme est une étude et une histoire, un récit et une
à la vérité. Partout l’Ancien régime est de retour, avec parfois pensée. Et toute pensée liée à des faits, toute pensée assujet-
de légers aménagements. Dans les États pontificaux, la législa- tie à une trame, parce qu’elle épouse le cours réel de la vie,
tion napoléonienne est tout entière abolie. Le Saint-Office est heurte notre fibre morale la plus profonde et incite à l’action.
de retour. Les juifs regagnent leurs ghettos. Ainsi, l’Histoire de la colonne infâme est un livre d’action. C’est
Dans ce climat à la fois nébuleux et abrupt, Manzoni pense à la fois un grand livre théorique et un livre d’action. Et l’on
et écrit. Le Risorgimento n’a pas commencé, il se prépare. pourrait même dire que c’est un livre d’action parce que c’est
Et si l’Histoire de la colonne infâme se sépare des Fiancés, un livre théorique, un livre qui propose quelque chose, une
c’est qu’elle rompt avec un romantisme impuissant. La situa- conception de la vie collective, une idée de l’existence.
tion politique italienne requiert un rapport à la réalité plus On n’écrit pas de littérature pendant les révolutions, on
vif, plus contraignant. Manzoni ne peut se satisfaire de son a soudain mieux à faire. Toute la littérature de la Révolution
roman d’amour, du mariage de deux jeunes paysans que les française a trouvé refuge dans les discours de Saint-Just
désirs d’un hobereau contrarient. La vie réelle exige davan- et dans les chansons des faubourgs ; ce qui n’est pas peu
tage qu’une nouvelle version, même vigoureuse et radicale, dire. Rien de plus beau sans doute que ces phrases vouées à
des Noces de Figaro. Car en dernière analyse, par-delà le chef- quelque chose, ce lyrisme adressé, cette poésie âpre, convain-
d’œuvre du roman historique que sont réellement Les Fiancés, cante, redoutablement tournée vers le monde. De la même
les malheurs de Renzo et Lucia, leurs tribulations, relèvent de manière, l’Histoire de la colonne infâme est une forme littéraire
l’artifice d’une intrigue, avec coups de théâtre, retrouvailles, limite. Ce livre prend au sérieux la plus profonde injonction
sombres figures allégoriques, final heureux de convention. de l’écriture. À la suite du Contr’un de La Boétie, du fameux
Et tout cela est insuffisant pour parler des problèmes véri- Discours sur l’inégalité de Rousseau et du Messager hessois, le
tables auxquels Manzoni et ses contemporains s’affrontent. petit brûlot de Büchner, La colonne infâme est une sorte de
Les péripéties des Fiancés se déroulent trop loin de la vie pamphlet.
sociale réelle, et c’est pourquoi la Colonne infâme s’en sépare. À proprement parler, le pamphlet n’est pas un genre litté-
La littérature est régulièrement parcourue, déchirée, par raire. Il naît au bord de la littérature, là où elle bascule dans
une vérité dévorante. Les critiques y voient un excès de doutes, le monde, depuis son désir le plus jeune, le plus vif. Le fait
d’hésitations, une folie. Mais la littérature est vouée à ça ; dans d’écrire, d’abord pour un autre, le prince, puis à mesure pour
ces moments de crise, son centre de gravité la tourmente. les autres, tous les autres, l’universel, est avant tout l’histoire
Or, la littérature est une activité qui a son centre de gravité à d’une liberté lentement conquise. La censure est d’ailleurs
l’extérieur d’elle, dans le monde. Il faut donc regarder dehors indissociable de cette histoire. Madame Bovary, par exemple,
ce qui se passe. Entre 1820 et 1840, l’Italie n’existe pas. Elle est est le livre d’un réquisitoire, inséparable du procureur Pinard,
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un livre indécent. Ce que le procureur attaque dans son réqui-
sitoire, ce n’est pas l’imagination de Flaubert, mais la part de
récit. Un peu comme si, s’en prenant aux Fiancés, Pinard atta-
quait la Colonne infâme, le vrai danger pour l’ordre établi.
La Colonne infâme est une œuvre raide. À coups de sty-
let, Manzoni se libère. Il veut convaincre sans rhétorique, il
veut confondre sans violence, il veut emporter sans allégo-
rie. Il n’est pas en exil, comme Hugo, il a le temps de médi-
ter. L’Histoire qu’il épouse, celle de l’Italie entre 1820 et 1840,
est trop calme, trop illisible pour susciter l’élan d’un Victor
Hugo, c’est sans doute pourquoi Manzoni tergiversera si long-
temps ; la tempête l’épargne. L’Histoire de la colonne infâme
est le résultat ramassé, absorbé, de cette longue méditation
taciturne. Et cela donne une sorte de lame. Le récit est sobre,
trempé. Il a été écrit à l’écoute des tentatives révolutionnaires
avortées, à l’ombre des soulèvements réprimés. Mais Manzoni
est un propriétaire terrien, il écrit avec recul, et pourtant son
récit est bien loin du modérantisme bourgeois, du lyrisme aux
accents libéraux. L’aspect désespéré de la situation donne à
Manzoni un ton grave, exige de lui une retenue. Sa sensibilité
le lance en avant et le retient. Il cherche un genre nouveau,
et il le réécrit sans cesse. Ainsi, pendant vingt ans, Manzoni
reprend ses deux livres, Les Fiancés et la Colonne infâme.
Pendant vingt ans, il hésite entre la fiction et l’Histoire, entre
l’amour et la peste, entre l’imagination et l’exactitude, entre
les deux formes que peut prendre la vérité. Mais la fiction
défaille, et Les Fiancés ne pourront jamais absorber la petite
digression que l’auteur se promettait d’écrire sur la peste à
Milan en 1630.
Enfin, l’Histoire de la colonne infâme n’a rien d’un roman.
Pas de dialogue. Pas de description. Nulle péripétie. La vérité
n’est sacrifiée à rien. Pourtant, le petit livre de Manzoni se lit
avec fièvre. On veut en connaître le dénouement ; on veut enfin
savoir. Quelque chose nous entraîne. Il n’y a pas plus littéraire
que ce petit livre, pas de roman plus palpitant, pas de descrip-
tion plus envoûtante, pas de personnages plus émouvants que
les victimes, pas de figures plus mystérieuses que leurs juges,
mais, surtout, pas d’intrigue plus brûlante que l’histoire de
cette injustice. La Colonne infâme, c’est J’accuse écrit par un
Italien dans la première moitié du XIXe siècle.
Éric Vuillard
histoire de la
colonne infâme
Ici où le sol nu est visible
s’élevait autrefois l’échoppe de barbier
de Gio. Giacomo Mora,
lequel ourdit une conspiration
avec Giacomo Piazza, commissaire de santé publique, et quelques autres
pendant que sévissait une atroce peste,
répandant çà et là des onguents mortifères,
acculant de nombreuses victimes à une mort cruelle.
Ceux-là, jugés tous deux ennemis de la patrie
juchés sur un chariot
d’abord marqués au fer rouge,
puis amputés de la main droite,
furent broyés sur la roue,
égorgés après six heures passées sur la roue,
puis brûlés
et afin qu’il ne restât rien d’hommes si scélérats,
leurs biens furent confisqués
et leurs cendres dispersées dans le fleuve
sur ordre du Sénat.
Afin que mémoire éternelle de ces faits demeure,
le Sénat donna l’ordre
que cette maison où s’était tramée une telle scélératesse
fût rasée au sol
et jamais reconstruite à l’avenir
et que fût érigée cette colonne
que l’on nommera infâme.
Passez, passez donc
bons citoyens
afin que ce sol malheureux et infâme
ne vous contamine.
MDCXXX, calendes d’août
Introduction

Les juges qui, à Milan, en 1630, condamnèrent à d’abominables


supplices certains individus1 accusés d’avoir propagé la peste
par des stratagèmes aussi insensés qu’horribles, estimèrent
avoir accompli une chose si digne de mémoire que, après avoir
décrété dans leur jugement, en sus des supplices, la démoli-
tion de la maison de l’un de ces malheureux, ils disposèrent
de surcroît qu’on érigerait en ses lieu et place une colonne,
laquelle devrait s’appeler infâme, munie d’une inscription qui
ferait connaître à la postérité et le crime et la peine infligée.
Et, sur ce point, ils ne firent point erreur : ce jugement fut vrai-
ment mémorable.
Dans un passage de son œuvre précédente2, l’auteur avait
manifesté l’intention de publier cette histoire ; il la présente
aujourd’hui au public, non sans vergogne, conscient que
d’autres y ont vu une matière considérable, au bas mot, et
propre à inspirer des pages en proportion. Mais si le ridicule
de la déconvenue doit retomber sur lui, qu’on lui permette en
tout cas d’alléguer qu’il n’est pas coupable de cette erreur, et
que, s’il en naît une souris, du moins n’avait-il pas prétendu
que c’était une montagne qui accouchait. Il s’était contenté
de dire que, comme épisode de son roman, cette histoire eût
été trop longue, et que, quoique le sujet ait déjà été traité par
un écrivain à juste titre célèbre3, il lui semblait pouvoir être
abordé de nouveau, dans une intention différente. Une brève
allusion à cette différence suffira à rendre manifeste la raison
de ce nouveau travail. Il serait heureux qu’on puisse en préci-
ser de même l’utilité : mais celle-ci, malheureusement, dépend
bien davantage de l’exécution que de l’intention.
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Pietro Verri s’était proposé, comme l’indique le titre même des expédients dont ils ne pouvaient ignorer l’injustice. Nous
de son opuscule, de tirer de cette affaire un argument contre la ne voulons certes pas (et ce serait un bien triste dessein) sou-
torture, en mettant en évidence que celle-ci avait pu extorquer lager l’ignorance et la torture de la part qui leur revient dans
l’aveu d’un crime physiquement et moralement impossible. cette horrible affaire : la première en fut une occasion déplo-
L’argument était probant, comme était noble et humaine la rable, la seconde un moyen cruel et actif, bien qu’assurément
thèse défendue. pas le seul, ni le principal. Mais nous croyons important d’en
Mais de l’histoire, aussi succincte soit-elle, d’un événement distinguer les causes véritables et efficientes, lesquelles furent
compliqué, d’un grand mal fait sans raison par des hommes à des actes iniques. Produits par quoi, sinon par des passions
d’autres hommes, on doit forcément pouvoir tirer des obser- perverses ?
vations plus générales, et d’une utilité non moins réelle, à Dieu seul a pu discerner laquelle de ces passions, peu ou
défaut d’être aussi immédiate. À ne se contenter que de celles prou, a dominé dans le cœur de ces juges, et subjugué leurs
qui pouvaient principalement servir telle thèse particulière, volontés : si ce fut la fureur contre d’obscurs périls qui, impa-
on risque même de laisser se former une notion de l’événe- tiente de trouver un objet, saisissait le premier se présen-
ment non seulement partielle, mais – pis encore – fausse, en tant à elle ; qui, ayant reçu une révélation désirée, se refusait
prenant pour causes de celui-ci l’ignorance de l’époque et la à la déclarer fausse ; qui avait dit : enfin ! et ne voulait pas
barbarie de la jurisprudence, et en le considérant donc plus ou dire : il faut tout recommencer ; la fureur qu’une longue peur
moins comme un accident fatal et nécessaire ; ce qui revien- avait rendue impitoyable, muée en haine obstinée contre les
drait à produire une erreur dommageable là où l’on pouvait pauvres bougres qui tentaient de lui échapper ; ou si ce fut la
dégager un enseignement profitable. L’ignorance scientifique peur de décevoir une expectative générale, aussi solide qu’in-
et médicale peut causer des désagréments, mais pas des ini- considérée, la peur de sembler moins habiles s’ils décou-
quités ; et une mauvaise institution ne s’applique jamais toute vraient des innocents, de retourner contre eux-mêmes les cla-
seule. Sans conteste, croire en l’efficacité des onctions pesti- meurs de la multitude s’ils négligeaient de leur prêter oreille ;
fères n’imposait pas nécessairement de croire que Guglielmo la peur aussi, peut-être, de graves maux publics susceptibles
Piazza et Giangiacomo Mora les eussent mises en œuvre ; de d’en découler : peur moins ignoble en apparence, mais tout
même, que la torture fût en vigueur n’imposait pas néces- aussi perverse, et non moins misérable, lorsqu’elle supplante
sairement de la faire endurer à tous les accusés, ni que tous la crainte, véritablement noble et véritablement sage, de com-
ceux auxquels on la faisait endurer fussent déclarés coupables. mettre l’injustice. Dieu seul a pu voir si ces magistrats, en dési-
Vérité qui peut paraître idiote tellement elle est évidente ; gnant les coupables d’un crime qui n’existait pas, mais dont
mais il n’est pas rare que les vérités trop évidentes, et qui on voulait qu’il existe4, furent plutôt complices ou ministres
devraient être implicites, soient au contraire oubliées. C’est d’une multitude qui, aveuglée non par l’ignorance mais par
de ne pas oublier cette vérité-ci que dépend la possibilité de la méchanceté et la rage, violait de ses clameurs les préceptes
juger correctement ce jugement atroce. Nous avons cherché à les plus positifs de la loi divine, dont elle se prétendait zéla-
la mettre en lumière, à faire apparaître que les juges condam- trice. Mais le mensonge, l’abus de pouvoir, la violation des lois
nèrent des innocents, des personnes qu’ils auraient pu, bien et des règles les mieux connues et les mieux reconnues, le fait
que fermement convaincus de l’efficacité des onctions et agis- d’user de deux poids deux mesures, ce sont là des travers que
sant dans le cadre d’une législation qui admettait la torture, même les hommes peuvent reconnaître dans les actes de leurs
reconnaître innocents ; et même que, pour les déclarer cou- semblables ; et dès lors qu’on les reconnaît, force est de les
pables, pour repousser la vérité qui leur apparaissait à chaque rapporter à des passions pervertissant la volonté : pour expli-
instant, sous mille formes et de tous côtés, avec une clarté quer les actes matériellement iniques de ce jugement, on ne
aussi nette à l’époque qu’aujourd’hui, que de tout temps, ils saurait en trouver de plus naturelles et de moins tristes que la
durent faire de continuels efforts d’intelligence, et recourir à fureur et que la peur dont nous avons parlé.
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De telles causes n’ont jamais été, hélas, propres à une seule eux-mêmes souscrivaient, des actes contraires aux lumières
époque ; ce n’est pas seulement en raison d’erreurs scienti- qui non seulement éclairaient leur époque, mais dont eux-
fiques et par le truchement de la torture que ces passions, mêmes, dans des circonstances similaires, firent montre par
comme toutes les autres, firent commettre à ces hommes, qui ailleurs, c’est un soulagement de penser que, s’ils ne surent
n’étaient nullement des scélérats de métier, des actions mal- pas ce qu’ils faisaient, ce fut parce qu’ils ne voulurent pas le
faisantes, aussi bien à grand bruit et sur la place publique que savoir ; que ce fut l’effet d’une ignorance dont l’homme se
dans le secret de leurs relations privées. « Si l’abomination que pare ou se défait selon son bon plaisir : ce qui ne constitue pas
j’expose », écrit l’auteur dont j’ai fait ci-avant l’éloge, « épargne une excuse, mais une faute. Si l’on peut être involontairement
une seule torture à quelqu’un, le sentiment douloureux que la victime de faits atroces, on ne saurait en être involontaire-
j’éprouve aura été employé à bon escient et l’espoir d’arriver ment l’auteur.
à cette fin me remplit d’aise5. » Quant à nous, si nous propo- Je n’ai pas voulu dire pour autant que, parmi les horreurs
sons à nos patients lecteurs de fixer de nouveau leur regard sur de ce jugement, l’illustre auteur susnommé ne voyait jamais,
des horreurs déjà connues, c’est parce que nous croyons qu’il en aucun cas, l’injustice personnelle et volontaire des juges.
en sortira un fruit nouveau et honorable, pourvu que l’indi- J’ai seulement voulu dire qu’il ne s’était pas proposé d’obser-
gnation et l’effroi qu’on éprouve immanquablement chaque ver le rôle que celle-ci avait joué, et moins encore de démon-
fois se tournent aussi, et prioritairement, contre des passions trer qu’elle fut la cause principale – et même, pour être pré-
que, certes, on ne peut bannir (comme on rejetterait de faux cis, unique – de leur sentence. J’ajoute ici qu’il n’aurait pu
systèmes), ni abolir (comme on récuserait de mauvaises ins- le faire sans nuire au propos qu’il s’était fixé. Les partisans
titutions), mais qu’on peut rendre moins puissantes et moins de la torture (car les institutions les plus absurdes ont leurs
funestes en apprenant à les reconnaître dans leurs effets, et en adeptes tant qu’elles ne sont pas entièrement défuntes, et sou-
les détestant. vent plus longtemps encore, pour la raison même qui a per-
Nous ne craignons pas d’ajouter que ce pourra être aussi, mis qu’elles existent) y auraient trouvé une justification. « Vous
parmi les plus douloureux sentiments, un motif de conso- voyez ? – auraient-ils dit, – la faute revient à l’abus, pas à la
lation. Si, dans un ensemble de faits atroces commis par chose elle-même. » Ce serait vraiment une manière fort singu-
l’homme contre l’homme, nous croyons voir un effet des lière de justifier une chose que de montrer que, non contente
temps et des circonstances, nous éprouvons, en même temps d’être absurde en général, elle a pu de surcroît dans quelques
que de l’horreur et de la compassion, un découragement, une cas précis servir d’instrument aux passions pour qu’elles com-
sorte de désespérance. Il nous semble voir la nature humaine mettent les actes les plus absurdes et abominables qui soient !
poussée invinciblement au mal par des facteurs indépendants Mais les opinions arrêtées l’entendent ainsi. Et, d’autre part,
de sa volonté, et comme enchaînée dans un rêve pervers et ceux qui, comme Pietro Verri, voulaient l’abolition de la tor-
fébrile, dont elle n’a nul moyen de se déprendre, dont elle ne ture auraient été mécontents qu’on embrouille la cause à force
peut pas même se rendre compte. L’indignation qui naît spon- de nuances, et que, en donnant la faute à autre chose, on dimi-
tanément en nous contre les auteurs de ces faits nous semble nue l’horreur que cette coutume inspire. C’est ainsi, du moins,
irraisonnable, alors même que nous la jugeons noble et sainte : qu’il en va d’ordinaire : ceux qui veulent mettre en lumière
la faute s’efface, ne reste que l’horreur ; et la pensée, en quête une vérité controversée trouvent chez ses défenseurs, aussi
d’un coupable contre lequel se scandaliser à bon droit, se voit bien que chez ses adversaires, un obstacle à l’exposer dans sa
contrainte avec effroi d’hésiter entre deux blasphèmes, égale- forme la plus sincère. Il est vrai qu’il reste la grande masse des
ment délirants : nier la Providence, ou l’accuser. Mais lorsque, hommes sans parti, sans souci, sans passion, qui n’ont envie
considérant plus attentivement ces faits, l’on y découvre une de la connaître sous aucune forme.
injustice qui aurait pu être reconnue par ceux-là mêmes qui Concernant le matériel que nous avons utilisé pour com-
la commettaient, une transgression des règles auxquelles piler cette brève histoire, il nous faut dire avant tout que les
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recherches que nous avons faites pour découvrir les actes ori- possibilité de consulter une nouvelle fois l’original du procès,
ginaux du procès, bien que facilitées et même aidées par une et d’y procéder à un second choix de ce qui lui paraissait utile
générosité des plus actives et des plus obligeantes, n’ont servi à la cause de son client.
qu’à nous persuader de plus en plus qu’ils sont absolument De ces deux extraits, nous avons naturellement tiré l’essen-
perdus. Une copie d’une bonne partie d’entre eux est cepen- tiel ; et le premier, autrefois rarissime, ayant été réimprimé
dant restée. Voici comment : parmi ces malheureux accusés se depuis peu, le lecteur pourra, s’il le désire, s’y reporter pour
trouvait, hélas par la faute de l’un d’entre eux, une personne repérer les passages que nous avons empruntés à la copie
d’importance, don Giovanni Gaetano de Padilla, fils du com- manuscrite.
mandant du château de Milan, chevalier de sant’Iago, et capi- Le susdit mémoire en défense nous a fourni, lui aussi,
taine de cavalerie ; lequel put faire imprimer son mémoire en diverses informations, et la matière de quelques observations.
défense, et l’assortir d’un extrait du procès, tel qu’il lui avait Et comme il n’a jamais fait l’objet d’une réimpression, et que
été communiqué en tant qu’inculpé. Les juges, c’est certain, les exemplaires en sont en très petit nombre, nous ne manque-
ne se rendirent pas compte qu’ils laissaient ainsi un impri- rons pas de le citer, chaque fois que nous aurons l’occasion de
meur édifier un monument plus fiable et plus durable que nous en servir.
celui qu’ils avaient commandé à un architecte. Enfin, nous avons pu glaner quelques menus détails dans
De cet extrait, il existe en outre une autre copie manus- les documents authentiques, rares et épars, que cette époque
crite, par endroits plus lacunaire, par endroits plus fournie, de confusion et de bouleversement a laissé parvenir jusqu’à
appartenant à Pietro Verri, et que son fils, monsieur le comte nous, et qui sont conservés dans les archives évoquées à
Gabriele, avec une généreuse et patiente courtoisie, a bien diverses reprises dans notre roman, Les Fiancés.
voulu mettre et laisser à notre disposition. C’est cette copie Après la brève chronique de ce procès, nous avons pensé
dont s’était servi l’illustre écrivain pour travailler à l’opuscule qu’il ne serait pas mal venu de faire figurer une histoire, plus
évoqué ci-avant, et elle est constellée d’apostilles, qui sont brève encore, de l’opinion que l’on se fit de celui-ci, jusqu’à
autant de brèves réflexions, ou d’épanchements soudains de Verri, c’est-à-dire pendant un siècle et demi environ. Je parle
douloureuse compassion, et de sainte indignation. Elle a pour de l’opinion telle qu’elle s’est exprimée dans les livres, qui est,
titre Summarium offensivi contra Don Johannem Cajetanum de pour l’essentiel, la seule que la postérité puisse connaître – et
Padilla6 ; on y trouve in extenso bien des choses dont il n’y a qui a en tout cas une importance particulière et bien à elle.
qu’un résumé dans l’extrait imprimé ; dans la marge sont De notre point de vue, il nous a semblé qu’il pourrait être
notés les numéros de page de l’original des minutes du pro- curieux de voir une procession d’écrivains cheminer à la queue
cès, dont divers passages sont cités ; et elle est aussi parsemée leu leu comme les moutons de Dante8, sans songer à s’infor-
de très brèves annotations en latin, toutes de la même main mer d’un fait dont ils se croyaient en devoir de parler. J’ai dit
que le texte : Detentio Morae ; Descriptio Johannis ; Adversatur curieux, pas amusant : car, après avoir assisté à ce cruel com-
Commissario ; Inverisimile ; Subgestio 7, et autres mentions bat, puis à l’affreuse victoire de l’erreur contre la vérité, et de
semblables, qui sont à l’évidence des notes prises par l’avocat la fureur puissante contre l’innocence désarmée, on ne peut
de Padilla en vue de sa plaidoirie. Tout cela montre clairement éprouver que du chagrin, voire une forme de colère, en pré-
qu’il s’agit d’une copie littérale de l’extrait authentique qui sence de ces paroles, d’où qu’elles viennent, qui confirment et
fut communiqué au défenseur ; et que ce dernier, au moment exaltent l’erreur, de ces affirmations péremptoires fondées sur
de le faire imprimer, omit plusieurs choses, les jugeant de une croyance tellement écervelée, de ces malédictions contre
moindre importance, et, pour certaines autres, se contenta les victimes, de cette indignation à l’envers. Mais ce chagrin ne
d’y faire allusion. Mais comment se fait-il que l’on en trouve vient pas sans quelque avantage, puisqu’il accroît l’aversion et
dans la version imprimée quelques-unes ne figurant pas dans la défiance envers l’usage ancien, qu’on ne dépréciera jamais
la version manuscrite ? Il est probable que le défenseur eut la assez, consistant à répéter sans examiner, et, si l’on nous
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passe l’expression, à servir au public le vin qui lui est familier, Chapitre i
et même parfois celui qui lui est déjà monté à la tête.
À cette fin, nous avions pensé, de prime abord, présenter au
lecteur un recueil de tous les avis prononcés sur cette affaire,
tels que nous avions pu les trouver dans des livres de toutes
sortes. Mais, de crainte de mettre sa patience trop durement à
l’épreuve, nous avons ensuite résolu de nous limiter à un petit
nombre d’écrivains, dont aucun n’est tout à fait obscur, dont
la plupart sont renommés : ceux, en somme, dont même les
erreurs sont instructives, lorsqu’elles cessent de pouvoir être
contagieuses.
Le 21 juin 1630, vers quatre heures et demie du matin, une
femme de condition modeste, répondant au nom de Caterina
Rosa, se trouvait, par un malencontreux hasard, à la fenêtre
d’une galerie qui surplombait à l’époque l’entrée de la via
Vetra dei Cittadini 9, du côté donnant sur le cours de la Porte
du Tessin (presque en face des colonnes de Saint-Laurent) ;
elle vit venir un homme portant une cape noire, un chapeau
rabattu sur les yeux et un papier en main, sur lequel, déclara-
t-elle dans sa déposition, il metteit les mains, qu’on aureit dist
qu’il escriveit dessus. Elle remarqua que l’homme, au moment
où il s’engageait dans la rue, vint se metre près de la muraille
des maisons, qui commence juste après qu’on a torné le coin de
la rue, et qu’il passeit de proche en proche ses mains sus le mur.
Alors, ajoute-t-elle, il me vient à penser si par hasard ce sereit pas
un peu un d’iceux qui, ces jours derniers, ont venu barbouiller les
murailles. Saisie de ce soupçon, elle passa à une autre fenêtre,
qui donnait le long de la rue, pour garder à l’œil l’inconnu
qui y cheminait ; et j’ay vu, dit-elle, qu’il alleit touchant ladite
muraille avec ses mains.
À la fenêtre d’une maison de la même rue se tenait une
autre spectatrice, du nom d’Ottavia Bono ; on ne saurait dire
si c’est de son propre chef qu’elle conçut le même soupçon
insensé que la première, ou seulement après que celle-ci eut
commencé à le crier sur les toits. Interrogée à son tour, elle
déclare l’avoir vu dès l’instant où il s’engagea dans la rue ;
mais elle ne fait pas mention du fait qu’il aurait touché les
murs en marchant. J’ay vu, dit-elle, qu’il s’arrêteit au bout de la
muraille du jardin de la maison des Crivelli... et j’ay vu que ledit
individu il aveit un papier dans la main, sur lequel il a posé sa
main droite, et il m’a paru qu’il vouleit escrire ; et puis je l’ay vu
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qu’il releveit sa main du papier et qu’il la frotteit sur la muraille cet individu dans la rue, elles n’avaient pourtant pas pu dire
du jardin que j’ay dit, où il y aveit un peu de blanc. Sans doute qu’il était entré sous ce porche. À leurs yeux, le fait que cet
pour nettoyer ses mains tachées d’encre, puisqu’il semble homme – dès lors qu’il avait dû attendre le lever du soleil pour
en effet qu’il écrivait. Le fait est que, lors de l’interrogatoire accomplir son œuvre – ne se montre pas au moins quelque
auquel on le soumet le lendemain, à la question de savoir si peu circonspect, qu’il ne jette pas au moins un coup d’œil aux
les actions qu’il fit ce matin-là comprenaient l’écriture, il répond : fenêtres, qu’il s’en retourne tranquillement par le même che-
oui Messer. Et quant à sa progression au ras des murs, si tant min (comme si c’était dans l’usage des malfaiteurs de séjour-
est qu’il faille donner une raison à ce genre de comporte- ner plus qu’il n’est nécessaire sur les lieux de leur crime), qu’il
ments, c’était parce qu’il pleuvait, comme l’indiqua elle-même manipule impunément une matière censée tuer ceux qui
cette Caterina, mais pour en tirer la conséquence que voici : et en souillereient leurs habits ; à leurs yeux, donc, tout cela ne
c’est tout de même grand-chose : hier, pendant que ledit individu signifiait vraiment pas grand-chose, pas plus que tant d’autres
il faiseit ces actes d’onction, il pleuveit, et il faut bien qu’il aveit invraisemblances tout aussi étranges. Mais le plus étrange et
choisi exprès ce temps pluvieux, comme ça plusieures personnes le plus atroce, ce fut qu’elles ne signifièrent rien non plus aux
en même temps elles en souillereient leurs habits en passant, du yeux de celui qui mena l’interrogatoire, et qu’il n’en demanda
moment qu’elles ireient s’abriter. aucune explication. Et s’il en demanda, ce serait pire encore,
Après cette pause, l’individu rebroussa chemin en repas- car il n’en est fait nulle mention au procès.
sant par la même rue ; arrivé à l’angle, il s’apprêtait à dispa- Les voisins, à qui l’épouvante fit découvrir soudain on ne
raître lorsque, par un autre hasard malencontreux, il tomba sait quelles saletés qu’ils avaient sans doute sous les yeux
nez à nez avec quelqu’un qui s’engageait dans la rue, et qui le depuis longtemps sans y accorder d’attention, se mirent fré-
salua. Cette Caterina, qui, pour suivre son barbouilleur aussi nétiquement à les roussir au moyen de torches de paille.
longtemps que possible, était revenue à la fenêtre précédente, Giangiacomo Mora, barbier de son état, qui se tenait au coin
demanda à l’autre qui c’éteit celui qu’il aveit salué. L’autre – qui, de la rue, eut comme les autres l’impression qu’on avait bar-
comme il le déclara par la suite dans sa déposition, connais- bouillé les murs de sa maison. Il ne savait pas, le malheureux,
sait l’homme de vue mais ignorait son nom – dit ce qu’il quel autre péril pesait sur lui, à cause de ce même commis-
savait : que c’était un commissaire de la Santé publique. Et moi, saire, bien malheureux lui aussi.
ce que j’ay dist à cet autre, continue Caterina dans sa déposi- Le récit des deux femmes se vit bientôt enrichir de circons-
tion, c’est que j’ay vu cet individu fare certains gestes, que j’aime tances nouvelles ; ou peut-être celui qu’elles donnèrent sur
pas du tout. Et sitôt après, le bruit il s’a répandu – ce fut elle, du l’heure à leurs voisins ne fut-il pas identique en tout point à
moins principalement, qui le fit se répandre – et les gens ils ont celui qu’elles firent par la suite au Capitaine de Justice. Le fils
sorti sur le pas de leur porte, et on a vu que les murailles elles de ce pauvre Mora, auquel on demande plus tard s’il sait ou a
éteient souillées d’une matière luisante qui ressembleit à de la ouï dire de quelle façon ledit commissaire poissait les murailles
graisse et qui tireit sur le jaune ; et en particulier les gens de chez et les maisons, répond : j’ay entendu une femme d’icelles qui
Tradate ils ont dit qu’ils aveient trouvé tout souillés les murs du habitent au-dessus de l’arcade qui traverse la via Vedra, et que je
seuil de leur porche. L’autre femme dépose dans le même sens. sçay pas son nom, dire que ledit commissaire il poisseit au moyen
Quand on lui demande si elle sait dans quel but l’individu avait d’une plume, et qu’il aveit un petit pot en main. Il se pourrait fort
frotté sa main sur le mur, elle répond : après ça, on a trouvé les bien que cette Caterina ait assuré avoir vu une plume dans
murailles toutes poissées, surtout le porche de chez Tradate. la main de l’inconnu ; et l’on devine aisément quel objet elle
Et chose qui, dans un roman, serait taxée d’invraisemblance, peut avoir appelé « petit pot » : dans un esprit ne voyant partout
mais que l’aveuglement de la passion suffit hélas à expliquer, qu’onctions pestifères, une plume devait avoir une relation
ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne songea que, bien plus immédiate et plus étroite avec un pot de poison qu’avec
qu’ayant décrit pas à pas (la première surtout) le parcours de un encrier.
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Mais malheureusement, dans ce tumulte de caquets, une coupables, sur la base des indices les plus inconsistants et des
information véridique surnagea : à savoir que l’homme était affirmations les plus inconsidérées. Voyons un autre exemple,
commissaire de la Santé publique ; et grâce à cet indice, on récent lui aussi, antérieur de peu à l’affaire du choléra : lorsque
établit sans délai qu’il s’agissait de Guglielmo Piazza, gendre les incendies devinrent tellement fréquents en Normandie, il
de l’accoucheuse Paola, qui devait être une sage-femme très suffisait d’un rien pour qu’un homme en fût cru coupable par
connue dans les environs. La nouvelle se propagea graduelle- quelque multitude. Il suffisait d’être le premier qu’on trouvait
ment dans les autres quartiers, transportée par tel ou tel qui- sur les lieux, ou dans les parages ; il suffisait d’être un inconnu,
dam qui s’était trouvé à passer par là au moment du tapage. et de n’être pas en mesure de présenter des garanties suffi-
On rapporta l’une de ces rumeurs au Sénat, qui ordonna au santes de son identité : chose doublement ardue, quand celui
Capitaine de Justice de partir aussitôt en quête d’informations, qui répond est effrayé, et ceux qui l’interrogent enragés ; il suf-
et d’agir en tant que de besoin. fisait d’être désigné par une femme, une quelconque Caterina
Il a été notifié au Sénat qu’hier matin furent poissés d’onctions Rosa, ou par un garçon qui, lui-même soupçonné d’être un
mortifères les murs et les portes des maisons de la Vedra dei agent de la malignité d’autrui, et sommé de dire qui l’avait
Cittadini, déclara le Capitaine de Justice au notaire criminel envoyé mettre le feu, donnait un nom au hasard. Heureux les
qu’il avait emmené avec lui dans son expédition. C’est par ces jurés devant lesquels comparurent de tels inculpés (s’ils com-
mots, déjà empreints d’une déplorable certitude, et passées parurent, car plus d’une fois la multitude exécuta elle-même
sans révision de la bouche du peuple à celle des magistrats, sa propre sentence) ; heureux ces jurés, s’ils entrèrent dans le
que s’ouvre le procès. prétoire tout à fait convaincus qu’ils ne savaient encore rien ;
Lorsque l’on considère cette ferme persuasion, cette peur si aucun écho des cancans qui sévissaient dehors ne subsis-
folle d’un attentat chimérique, on ne peut s’empêcher de pen- tait dans leur esprit ; s’ils pensèrent, non qu’ils étaient le pays,
ser à ce qui s’est produit de semblable dans plusieurs régions – comme on le dit souvent par un de ces raccourcis qui font
d’Europe, voici quelques années, au temps du choléra. Si ce perdre de vue le caractère propre et essentiel de la chose, un
n’est que, dans ce dernier cas, les personnes un tantinet raccourci vraiment sinistre et cruel dans les cas où le pays a
éclairées, à quelques exceptions près, n’ont pas pris part à la déjà formé son jugement sans en avoir eu les moyens, – mais
croyance funeste, la plupart faisant même ce qu’elles pou- qu’ils étaient des hommes exclusivement investis de l’autorité
vaient pour la combattre ; et l’on n’aurait trouvé aucun tribu- sacrée, nécessaire et terrible, de décider si d’autres hommes
nal prêt à poser la main sur des accusés de cette sorte, sinon sont coupables ou innocents.
pour les soustraire à la fureur de la multitude. C’est déjà, évi- La personne qu’on avait, pour en obtenir des renseigne-
demment, une grande amélioration ; mais quand bien même ments, désignée au Capitaine de Justice ne pouvait rien dire
elle serait plus grande encore, si l’on pouvait être certain que, d’autre que ceci : qu’elle avait vu, la veille, en parcourant la via
dans des circonstances semblables, il ne se trouverait plus della Vetra, qu’on passait les murailles au feu, et qu’elle avait
personne pour imaginer des attentats de ce genre, il ne fau- entendu dire que celles-ci avaient été poissées ce matin-là par
drait pas pour autant croire écarté le danger d’erreurs analo- un gendre de l’accoucheuse Paola. Le Capitaine de Justice et le
gues, non pas quant à l’objet, mais dans leur principe. Hélas, notaire se rendirent sur les lieux ; et ils virent en effet les murs
l’homme peut s’abuser, et s’abuser terriblement, sans être noircis de suie, et l’un d’eux, celui du barbier Mora, fraîchement
tellement extravagant. On voit ce même type de soupçon et passé à la chaux. Et à eux aussi il fut dit par diverses personnes
d’éréthisme naître, pareillement, à l’occasion de maux qui s’étant trouvées là qu’on avait agi de la sorte pour les avoir vus
peuvent bien être, et parfois sont effectivement, causés par la souillés ; de même encore ledit Capitaine et moi-même notaire,
malignité humaine ; et le soupçon et l’éréthisme, lorsqu’ils ne écrit celui-ci, avons-nous vu aux emplacement passés au feu cer-
sont pas refrénés par la raison et par la charité, ont la triste taines traces de matière onctueuse tirant sur le jaune, comme éta-
propriété de nous faire prendre de pauvres bougres pour des lée avec les doigts. Quelle identification du corps du délit !
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On interrogea une femme de la maison des Tradate, qui jamais à la Porte du Tessin. On lui rétorque que cela n’est pas
déclara qu’ils avaient trouvé les murs du porche barbouillés vraisemblable ; on veut lui démontrer qu’il devrait le savoir.
d’une certaine substance jaune, et en grande quantité. Deux À la même question posée quatre fois, il répond quatre fois
autres femmes furent entendues, dont nous avons la déposi- la même chose, dans des termes différents. On passe à autre
tion ; quelques autres personnes, qui n’ajoutèrent rien concer- chose, mais sans changer de dessein : nous verrons plus loin
nant le fait ; et, entre autres, l’homme qui avait salué le com- par quelle cruelle malice on insistait sur cette invraisemblance
missaire. Lorsqu’on lui demande si en passant par la Vedra de’ supposée, tout en en cherchant d’autres du même genre.
Cittadini il a vu les murailles souillées, il répond : je n’y ay point Parmi les faits de la veille dont avait parlé Piazza, il avait
pris garde, car jusqu’à lors on n’en aveit encor rien dist. dit s’être trouvé avec les députés d’une paroisse. (Les dépu-
Ordre avait déjà été donné d’arrêter Piazza, et cela ne prit tés des différentes paroisses de la ville étaient des gentils-
guère de temps. Le jour même, le 22 juin, un fantassin de la hommes nommés dans chacune d’elles par le tribunal de la
compagnie de Police de Campagne rend compte au susdit mon- Santé, afin qu’ils veillent, en sillonnant les rues, à l’exécution
sieur le Capitaine, lequel était encore dans son carrosse, sur le de ses ordres.) On lui demanda qui étaient ceux avec qui il
chemin de son logis, des faits suivants : comme je passais devant s’était trouvé ; il répondit qu’il les connaissait seulement de
la maison du Seigneur Sénateur Monti, Président de la Santé vue mais point de nom. Là encore, on lui objecta : ce n’est pas
publique, j’ai trouvé devant la porte de celle-ci le susnommé vraisemblable. Parole terrible. Pour en mesurer l’importance,
Guglielmo, Commissaire, et, en exécution de l’ordre reçu, l’ai quelques observations générales – qui, malheureusement, ne
conduit en prison. pourront guère être abrégées – s’avèrent nécessaires, concer-
Pour expliquer que la sérénité de ce malheureux n’ait en rien nant la pratique en vigueur à l’époque dans les jugements
diminué la détermination des juges, l’ignorance des temps ne criminels.
suffit certes pas. Ils considéraient la fuite de l’inculpé comme
un indice de culpabilité ; ne pouvaient-ils dès lors suppo-
ser que s’il ne fuyait pas, et même s’il se laissait si aisément
cueillir, c’était, sans doute, l’indice du contraire ? Mais il serait
ridicule de vouloir démontrer que les hommes peuvent voir ce
que l’homme ne peut pas ne pas voir : car il peut parfaitement
ne pas vouloir y prêter attention.
On perquisitionna sans tarder la maison de Piazza, on la
fouilla de fond en comble, in omnibus arcis, capsis, scriniis,
cancellis, sublectis10, pour voir si l’on y trouvait des pots d’on-
guent pestifère, ou de l’argent, et l’on ne trouva rien : nihil
penitus compertum fuit 11. Mais cela ne joua nullement à son
avantage, comme on le voit, hélas, d’après le premier interro-
gatoire auquel il fut soumis, le jour même, par le Capitaine de
Justice, assisté d’un auditeur, probablement celui du tribunal
de la Santé.
On l’interroge sur sa profession, sur ses activités habituelles,
sur le trajet qu’il avait fait la veille, sur l’habit qu’il portait ;
enfin on lui demande s’il sait qu’on a trouvé certaines souillures
sur les murailles des maisons de notre ville, particulièrement vers
la Porte du Tessin. Il répond : moi j’en sçay rien, vu que je m’arrête
30
Chapitre ii

Cette pratique, comme chacun sait, se réglait chez nous, de


même qu’à peu de chose près partout en Europe, sur l’auto-
rité des écrivains12, pour la raison très simple qu’il n’y en
avait, dans la plupart des cas, pas d’autre à laquelle se réfé-
rer. Il n’existait pas d’appareils législatifs conçus dans une
visée générale, et il en découlait naturellement ces deux
conséquences : les interprètes se faisaient législateurs et
étaient considérés comme à peu près légitimes dans ce rôle.
Car lorsque ce qui est nécessaire n’est pas fait par ceux qui
devraient, ou n’est pas fait de façon à pouvoir être utile, on voit
naître chez certains l’idée de le faire eux-mêmes, aussi bien
que, chez d’autres, la disposition à accepter qu’ils le fassent,
quels qu’ils soient. Œuvrer sans règles est le métier le plus
pénible et le plus difficile en ce monde.
Les statuts de Milan, par exemple, ne prescrivaient à la
possibilité de soumettre un homme à la torture (possibilité
admise implicitement, et tenue désormais pour consubs-
tantielle au droit de juger) pas d’autres normes, ni d’autres
conditions, que celles-ci : une accusation confirmée par la
renommée, un crime susceptible de valoir la peine de sang, et
l’existence d’indices13, mais sans que soient précisés lesquels.
La loi romaine, qui entrait en vigueur pour les cas non prévus
par les statuts, ne le précise pas non plus, bien qu’elle emploie
davantage de mots. « Les juges ne doivent pas commencer par
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les tourments, mais se servir d’abord d’arguments vraisem- que l’étude et l’autorité grandissante du droit romain avaient
blables et probables ; et si, guidés par ceux-ci, comme par des empêché de sombrer dans l’oubli, elles aussi objet de cette
indices certains, ils croient devoir en venir aux tourments pour même science, les coutumes approuvées par celle-ci, et ses
découvrir la vérité, qu’ils le fassent, si la condition de la per- préceptes devenus coutumes, – et cette science seulement, ou
sonne le permet14. » Cette loi établit même expressément que presque, qu’on appelait loi : les actes de l’autorité souveraine,
c’est au juge qu’il appartient de décider de la qualité et de la quelle qu’elle fût, se nommaient ordres, décrets, édits, que
valeur des indices ; dans les statuts de Milan, cela fut ensuite sais-je encore ; et ils étaient par essence, dans une certaine
sous-entendu. mesure, occasionnels et provisoires. Pour prendre un exemple,
Dans ce qu’on appelle les Nouvelles Constitutions, édictées les édits des gouverneurs de Milan, dont l’autorité était aussi
sur ordre de Charles Quint, la torture n’est même pas nom- législative, n’étaient valables que tant que durait le gouver-
mée ; de leur promulgation jusqu’à l’époque de notre procès, nement de leurs auteurs ; le premier souci de leur successeur
et bien après, on trouve certes, et en grand nombre, des actes consistait à les confirmer provisoirement. Chaque recueil
législatifs où elle est administrée comme châtiment ; mais d’édits, comme on disait, était une sorte d’Ordonnance du
aucun, que je sache, qui institue le droit d’y recourir pour éta- Préteur, composée pas à pas, et en diverses occasions. Tandis
blir la preuve. que la science, travaillant sans relâche, et travaillant sur un
Là encore, on voit clairement pourquoi : l’effet était devenu plan général ; se modifiant, mais insensiblement ; prenant tou-
la cause ; le législateur, ici comme ailleurs, avait trouvé, prin- jours pour maîtres ceux qui avaient commencé par être ses
cipalement quant à ce que nous appelons procédure, un disciples ; la science consistait, pour ainsi dire, en une révision
suppléant propre à rendre moins voyante, et même à faire continuelle et, pour partie, en une compilation incessante des
quasiment oublier la nécessité de ce qu’on peut appeler son Douze Tables15, activités confiées, sinon abandonnées, à un
intervention. Les écrivains, surtout à partir du moment où ils décemvirat perpétuel.
se mirent à délaisser le simple commentaire des lois romaines Par la suite, lorsque se firent jour et la possibilité et l’avan-
pour aller vers des œuvres organisées de façon plus indépen- tage d’abolir, au profit d’une législation nouvelle, plus com-
dante, concernant aussi bien la pratique criminelle en général plète, plus précise et mieux ordonnée, l’autorité si globalement
que tel ou tel point particulier, les écrivains, dis-je, traitaient et si durablement exercée par des particuliers sur les lois, cette
leur matière selon une perspective globale, en même temps dernière en vint à être considérée – et, sauf erreur de ma part,
qu’ils soignaient minutieusement chaque partie ; ils multi- c’est ainsi qu’on la considère aujourd’hui encore – comme une
pliaient les lois en les interprétant, en étendant, par analogie, réalité étrange, et funeste pour l’humanité, surtout concernant
leur champ d’application à d’autres cas, en tirant des règles les affaires criminelles, et plus particulièrement la question de
générales de lois particulières : et, quand cela ne suffisait pas, la procédure. C’était on ne peut plus naturel, nous l’avons déjà
ils y remédiaient de leur propre chef, en édictant des règles qui dit ; du reste, ce n’était pas un fait nouveau, mais l’extraordi-
leur parussent mieux fondées sur la raison, sur l’équité, sur naire extension, si l’on peut dire, d’une réalité très ancienne,
le droit naturel, tantôt d’un commun accord, et même en se voire, à d’autres égards, permanente ; car les lois, si particu-
copiant et en se citant les uns les autres, tantôt en contradic- lières qu’elles puissent être, ne cesseront sans doute jamais
tion entre eux : et les juges, les doctes, et aussi certains auteurs, d’avoir besoin d’interprètes, pas plus sans doute que ne ces-
les divers spécialistes de cette discipline, avaient, pour ainsi sera l’habitude des juges de s’en remettre, chacun à sa mesure,
dire dans chaque affaire et chaque circonstance d’une affaire, aux plus réputés de ceux qui, délibérément et dans une visée
des décisions à suivre ou parmi lesquelles choisir. Je veux générale, ont étudié la chose avant eux. Et il se pourrait bien
dire que la loi était devenue une science. Ou plutôt, à l’in- qu’une réflexion plus sereine et plus attentive, comparative-
verse : c’était cette science, – autrement dit le droit romain ment et relativement, fasse apparaître cela comme un bien ;
tel que celle-ci l’interprétait, les lois antiques des divers pays car cet état de fait succédait à un autre qui était bien pire.
34 35
Il semble en effet improbable que des hommes qui consi- prenant pour question centrale ce qui pour lui était parfaite-
dèrent les cas possibles dans leur généralité, et qui cherchent ment accessoire), d’un regard plus serein, en tenant compte
à les régler à la lumière de l’interprétation de lois positives, de l’ensemble de ses effets et de la différence des temps, consi-
ou de principes plus élevés et plus universels, dispensent des dérer comme chose défunte et appartenant au passé16 une réa-
conseils plus iniques, plus insensés, plus violents, plus capri- lité que, pour sa part, il lui fallait combattre, en tant qu’elle
cieux que ceux que peut inspirer l’arbitraire, dans les affaires régnait encore, et constituait un obstacle effectif aux réformes
où la passion s’embrase si facilement. La quantité même des les plus souhaitables17. Quoi qu’il en soit, cette réalité est telle-
ouvrages et des auteurs, la multiplicité et, peut-on dire, la frag- ment liée à son sujet et au nôtre que nous étions, l’un comme
mentation progressive des règles prescrites par les uns et les l’autre, obligés d’en discourir sur un plan général : Pietro Verri
autres pourraient être un indice de l’intention de restreindre parce que, l’autorité de la torture étant reconnue à l’époque où
la part de l’arbitraire, et de le guider (dans la mesure du pos- l’on prononça ce jugement inique, il en déduisait qu’elle en
sible) selon la raison et vers la justice ; car il n’y a guère d’ef- était la complice, et même la cause principale ; nous parce que,
forts à faire pour instruire les hommes à abuser de la force, au observant ce qu’elle prescrivait ou enseignait en détail, il nous
besoin. On ne travaille pas à faire et à peaufiner les harnais faudra nous en servir comme d’un critère, subsidiaire mais
d’un cheval qu’on entend laisser courir à loisir : on lui ôte la d’une extrême importance, pour démontrer plus vivement
bride, s’il en a une. l’iniquité individuelle du jugement lui-même.
Mais c’est ainsi qu’il en va d’ordinaire des réformes « Assurément », dit l’ingénieux mais soucieux écrivain,
humaines qui s’accomplissent graduellement ( je parle des « aucune de nos lois ne spécifie qui on peut mettre à la torture,
réformes bonnes et véritables, et non de tous les simulacres en quelles circonstances on peut y avoir recours, comment on
qui en ont pris le nom) : les premiers qui les entreprennent ont doit tourmenter – par le feu ou par la dislocation des articu-
l’impression de faire beaucoup s’ils peuvent modifier la chose, lations –, ni la durée des séances et leur fréquence. Ces tour-
la corriger en divers endroits, ôter ceci, ajouter cela ; ceux qui ments sont infligés au gré du juge qui se fonde sur les prin-
viennent ensuite, et parfois bien plus tard, la trouvant encore, cipes des criminalistes mentionnés plus haut18. »
non sans raison, mauvaise, se fixent facilement sur la cause la Mais la torture était prévue dans nos lois ; et elle était prévue
plus proche, maudissant comme auteurs de la chose ceux dont dans celles de la plupart des pays d’Europe19, ainsi que dans
elle porte le nom, car ce sont eux qui lui ont donné la forme les lois romaines, qui, si longtemps, eurent nom et force de
sous laquelle elle continue d’exister et de s’imposer. droit commun. La question doit donc être posée de la sorte :
C’est dans ce genre d’erreur – que nous pourrions qua- les criminalistes interprètes (nous les appellerons ainsi, pour
lifier d’admirable, dès lors qu’elle accompagne de grandes les distinguer de ceux qui eurent la chance et le mérite de les
et bienfaisantes entreprises – qu’est tombé, ce nous semble, bannir à jamais) ont-ils rendu la torture plus atroce ou moins
avec d’autres hommes illustres de son temps, l’auteur des atroce qu’elle ne l’était livrée à l’arbitraire, auquel la loi l’aban-
Observations sur la torture. Autant celui-ci est puissant et légi- donnait pour ainsi dire tout entière ? Pietro Verri, dans le livre
time quand il s’agit de démontrer l’absurdité, l’injustice et la en question, avait lui-même avancé, ou du moins esquissé,
cruauté de cette pratique abominable, autant il nous paraît la preuve la plus forte en leur faveur. « Farinacci 20 lui-même
précipité, osons-nous dire, quand c’est à l’autorité des écri- affirme – dit l’illustre écrivain – que les juges inventent de nou-
vains qu’il impute ce que cette pratique avait de plus odieux. velles sortes de tourments à cause du plaisir qu’ils éprouvent
Et ce n’est certes pas l’oubli de notre infériorité qui nous à torturer. Voici ses propres mots : Judices qui propter delecta-
donne le courage de contredire librement, comme nous nous tionem, quam habent torquendi reos, inveniunt novas tormento-
apprêtons à le faire, l’opinion défendue par un homme si rum species 21. »
illustre, dans un livre si généreux ; c’est la confiance que nous J’ai dit : en leur faveur ; car l’intimation faite aux juges de
donne le fait d’être venu après lui, et de pouvoir aisément (en s’abstenir d’inventer de nouvelles manières de tourmenter
36 37
– et, plus généralement, les blâmes et les plaintes témoignant À ces témoignages (et il faudra sous peu en produire de
aussi bien de la cruauté effrénée et inventive de l’arbitraire que semblables), nous ajouterons ici que, dans les livres traitant
de l’intention, faute de mieux, de réprimer et de vilipender de cette matière que nous avons pu consulter, il ne nous est
cette cruauté – ne sont pas tant le fait de Farinacci que, dirais- jamais arrivé de trouver des récriminations contre les juges
je, des criminalistes en général. Les mots retranscrits ci-des- ayant recours à des tourments trop légers. Et si quelque chose
sus, Farinacci les emprunte à un auteur plus ancien, Francesco de ce genre se révélait dans les livres que nous n’avons pu voir,
dal Bruno, lequel les attribue à un auteur plus ancien encore, cela nous semblerait vraiment fort curieux.
Angelo Arezzo, dont il donne aussi une autre citation, grave et Verri range certains des noms que nous avons cités, et de
forte, que nous reportons ici en la traduisant : « Juges enragés ceux que nous citerons plus avant, dans une liste d’« écrivains
et pervers, que Dieu confondra ; juges ignorants, car l’homme auxquels on destinerait l’horreur et l’exécration qu’on réserve
sage abhorre de pareilles choses, et donne forme à la science d’ordinaire au bourreau s’ils avaient exposé leurs doctrines
par la lumière des vertus 22. » cruelles et décrit méthodiquement leurs supplices raffinés en
Avant tous ces auteurs, au XIIIe siècle, Guido da Suzara23, langue vulgaire et dans un style dont la grossièreté et la barba-
traitant de la torture, et appliquant à ce sujet les mots d’un rie n’auraient pas rebuté les personnes sensées et cultivées 31. »
rescrit de Constance à propos de la détention de l’accusé, dit Certes, on ne saurait éprouver trop d’horreur pour ce qu’ils
qu’il est dans son intention « d’imposer une certaine modéra- révèlent ; et pour ce qu’ils en jugeaient admissible, ce même
tion aux juges qui sévissent avec une cruauté sans mesure24. » sentiment est pareillement justifié ; mais que l’horreur soit un
Au siècle suivant, Baldo 25 applique le célèbre rescrit de juste sentiment et l’exécration une juste rétribution pour ce
Constance contre le maître qui tue son esclave « aux juges qui qu’ils apportèrent ou voulurent apporter de personnel, le peu
déchirent les chairs de l’accusé, afin qu’il avoue » ; et il sou- que nous avons vu devrait suffire à nous en faire douter.
haite que, si ce dernier meurt sous la torture, le juge soit déca- Il est vrai que, bien davantage que dans les lois, c’est dans
pité, en tant que meurtrier 26. leurs livres – ou plus exactement dans certains d’entre eux –
Plus tard, Paride dal Pozzo 27 vitupère les juges qui, « assoif- que sont décrites les différentes espèces de tortures ; mais
fés de sang, aspirent à égorger, non aux fins de réparation ou parce que ce sont des habitudes établies et enracinées dans
d’exemple, mais comme pour s’en faire une gloire (propter la pratique, non des inventions de ces écrivains. Et Ippolito
gloriam eorum) ; et qui doivent par conséquent être tenus pour Marsigli32, écrivain et juge du XVIe siècle, qui en dresse une
des meurtriers 28. » liste atroce, étrange et repoussante, alléguant aussi sa propre
« Que le juge prenne garde à ne pas recourir à des tourments expérience, qualifie cependant de bestial le juge qui en invente
recherchés et inusités ; car celui qui fait de telles choses est de nouvelles33. Ces écrivains, il est vrai, furent les premiers à
digne d’être appelé bourreau plutôt que juge », écrit Giulio se demander combien de fois on pouvait répéter la torture ;
Claro 29. mais (comme nous aurons l’occasion de le voir) pour imposer
« Il faut élever la voix (clamandum est) contre ces juges des limites et des conditions à l’arbitraire, en profitant de l’in-
sévères et cruels qui, pour conquérir une gloire vaine, et se décision et de l’ambiguïté des indications que donnait le droit
hisser, par ce moyen, aux postes les plus hauts, imposent aux romain à ce sujet.
misérables accusés de nouvelles sortes de tourments », écrit Ce furent eux, il est vrai, qui traitèrent du temps que pouvait
Antonio Gómez 30. durer la torture ; mais uniquement pour imposer, là encore,
Plaisir et gloire ! Quelles passions, et dans quel domaine ! une certaine mesure à l’inlassable cruauté, que la loi n’enca-
Volupté de tourmenter les hommes, fierté de soumettre des drait aucunement, et « à certains juges, non moins ignorants
hommes emprisonnés ! Du moins peut-on penser que ceux qu’iniques, lesquels tourmentent un homme trois ou quatre
qui dénonçaient ses passions n’avaient nulle intention de les heures durant », dit Farinacci 34 ; « à certains juges très-iniques
encourager... et très-scélérats, issus de la lie de l’humanité, dépourvus de
38 39
science, de vertu, de raison, lesquels, dès lors qu’ils ont en et ignorants compte tenu de leur époque ; car la question est
leur pouvoir un accusé, peut-être à tort (forte indebite), ne lui inévitablement relative : il ne s’agit pas de voir si ces écrivains
parlent qu’en le maintenant au tourment : et s’il n’avoue pas ce avaient ou non les lumières qu’on est en droit d’attendre chez
qu’ils voudraient, ils le laissent là suspendu aux cordes, toute un législateur, mais s’ils en avaient plus ou moins que ceux
une journée, toute une nuit », avait dit Marsigli35, un siècle qui, avant eux, appliquaient les lois à leur guise, et, pour l’es-
plus tôt environ. sentiel, les inventaient eux-mêmes. Comment l’homme qui
Dans ces passages, et dans quelques autres de ceux que travaillait sur les théories et les discutait publiquement aurait-
nous avons cités ci-avant, on remarque aussi que ces écrivains il été plus féroce que l’homme qui exerçait en privé son pou-
s’efforcent d’associer à la cruauté l’idée de l’ignorance. Et, en voir arbitraire sur celui qui lui résistait ?
vertu de la raison qui s’oppose à celle-ci, ils recommandent, au Quant aux questions auxquelles Verri fait allusion, rien ne
nom de la science autant que de la conscience, la modération, dit qu’il faille résoudre la première – « d’où vient le droit de
la bienveillance, la mansuétude. Autant de termes qui horri- punir les crimes » – pour pouvoir rédiger avec discernement des
pilent, appliqués à une chose pareille ; mais qui, en même lois pénales ; si l’on a pu, à l’époque de Verri, croire cette ques-
temps, permettent de voir si l’intention de ces écrivains était tion résolue, elle est aujourd’hui (et c’est heureux, car mieux
d’exciter le monstre, ou au contraire de l’amadouer. vaut s’agiter dans le doute que de se reposer dans l’erreur) plus
Concernant, d’autre part, les personnes que l’on avait le controversée que jamais. Et les autres, et toutes les questions
droit de soumettre à la torture, je ne vois pas quelle impor- générales d’une importance plus immédiate, et plus pratique ?
tance peut bien avoir le fait qu’il n’y eût rien dans nos lois à Étaient-elles résolues, et résolues à bon escient, étaient-elles
nous, dès lors qu’il y avait tant, quant au reste de cette sinistre au moins débattues, examinées, aux temps où œuvrèrent ces
matière, dans les lois romaines, qui de fait étaient nos lois écrivains ? Peut-on leur reprocher d’avoir bouleversé un ordre
elles aussi. établi de principes plus justes et plus humains, d’avoir détrôné
« Des hommes », continue Verri, « obscurs, ignorants et des doctrines plus sages, d’avoir troublé, dirais-je, la préémi-
féroces qui, avec un sinistre raffinement, érigèrent tranquille- nence d’une jurisprudence plus raisonnée et plus raisonnable ?
ment en système et divulguèrent gravement l’art de tourmen- À ces questions, nous pouvons répondre nous-mêmes sans
ter leurs semblables comme d’autres décrivent la manière de ambages que non ; et cela nous suffit. Mais nous voudrions que
guérir les maladies du corps ; et cela sans examiner d’où vient l’un ou l’autre de ceux qui connaissent ces sujets se demandent
le droit de punir les crimes, la finalité des peines, les critères si ce ne furent pas plutôt ces écrivains qui, contraints à rendre
à partir desquels on peut estimer la gravité des délits, l’équi- raison de leur décision, précisément parce qu’ils n’étaient pas
libre idéal entre les délits et les peines et s’il est légitime des législateurs mais des citoyens privés, ramenèrent cette
de contraindre quelqu’un à renoncer à sa propre défense : matière à des principes généraux, en réunissant et en ordon-
autant de principes dont la profonde connaissance permet de nant ceux qui se trouvaient disséminés dans les lois romaines,
déduire leurs conséquences naturelles conformes à la raison et en en cherchant d’autres dans l’idée universelle du droit ; si
ainsi qu’au bien de la société. De tels individus ont été écoutés, ce ne furent pas eux qui, travaillant à construire une pratique
on les a tenus pour des législateurs, on les a étudiés avec com- criminelle cohérente, au moyen de débris des lois anciennes et
ponction et les bibliothèques de droit recèlent les œuvres de de matériaux nouveaux, préparèrent le concept, indiquèrent la
ces cruels docteurs qui ont enseigné la manière de déboîter les possibilité, et en partie l’ordre d’une législation criminelle une
articulations d’hommes vivants grâce à d’habiles tourments et et entière ; eux qui, en concevant une forme générale, ouvrirent
qui ont raffiné les tortures en les ralentissant et en les cumu- à d’autres écrivains, qui allaient ensuite les juger trop sommai-
lant afin d’accroître l’effroi et la souffrance.36 » rement, la voie d’une réforme d’ensemble.
Mais comment se fait-il qu’on ait accordé une telle auto- Concernant enfin l’accusation, si générale et si crue, selon
rité à des hommes obscurs et ignorants ? J’entends obscurs laquelle ils auraient raffiné les tortures, nous avons vu que
40 41
c’est là, au contraire, quelque chose que la plupart d’entre puisque le texte se poursuit ainsi : « Si de tels indices ne sont
eux détestèrent expressément et, dans la mesure de leurs pas aussi légitimement prouvés », phrase qui entrerait en
moyens, prohibèrent. Nombre des passages que nous avons conflit évident avec la précédente si celle-ci avait un sens affir-
produits peuvent tout aussi bien servir à les laver, au moins en matif. Et Claro d’ajouter aussitôt : « J’ai dit qu’il ne suffit pas
partie, du reproche d’en avoir traité avec une sérénité impas- (dixi quoque non sufficere) qu’il y ait des indices, et qu’ils soient
sible. Qu’on nous permette d’en citer un autre, qu’on pourrait légitimement prouvés, s’ils ne sont pas aussi suffisants pour
presque considérer comme un réquisitoire anticipé : « Je ne justifier la torture. C’est là une chose que les juges qui vivent
peux que m’emporter avec véhémence » (non possum nisi vehe- dans la crainte de Dieu doivent toujours avoir à l’esprit, pour
menter excandescere), écrit Farinacci, « contre ces juges qui ne pas soumettre injustement quiconque à la torture : chose
gardent longuement l’accusé attaché, avant de le soumettre à qui du reste les soumet à leur tour à un jugement de révi-
la torture ; et qui, par une pareille préparation, la rendent plus sion. L’Afflitto 42 raconte avoir répondu au roi Frédéric43 que
cruelle37. » même lui, usant de son autorité royale, ne pouvait ordonner
D’après ces témoignages, et d’après ce que nous savons de à un juge de mettre à la torture un homme contre lequel il n’y
ce qu’était la torture en ses temps derniers, on peut sans hési- aurait point d’indices suffisants. »
ter en déduire que les criminalistes interprètes la laissèrent Voilà ce que dit Claro. Et cela suffirait pour prouver qu’il
moins barbare, ô combien, qu’ils ne l’avaient trouvée. Il serait n’avait nullement l’intention de rendre l’arbitraire absolu
évidemment absurde d’attribuer à une cause unique un tel lorsqu’il dit, selon la traduction de Verri : « Comme, en matière
recul du mal ; mais, parmi les nombreuses causes possibles, de torture et d’indices, on ne peut prescrire une norme cer-
il me semble qu’il serait également déraisonnable de ne pas taine, tout dépend du bon vouloir du juge44. » La contradiction
tenir compte des blâmes répétés et des admonitions réaffir- serait par trop étrange ; et elle le serait davantage encore, si
mées publiquement, de siècle en siècle, par ceux auxquels c’est possible, avec ce que ce même auteur dit ailleurs : « Bien
on attribue par ailleurs une autorité de fait sur la pratique en que le juge ait le pouvoir de décider selon son arbitraire, il
vigueur dans les tribunaux. lui faut cependant s’en tenir au droit commun [...] et les offi-
Verri rapporte ensuite quelques-unes de leurs propositions, ciers de justice doivent bien prendre garde à ne pas agir trop
qui ne suffiraient pas, cependant, à fonder un jugement his- gaillardement (ne nimis animose procedant), au prétexte de cet
torique général, quand bien même elles seraient toutes citées arbitraire45. »
avec exactitude. En voici une, par exemple, de très grande Qu’est-ce que Claro entendait donc par ces mots : remittitur
importance, et qui ne l’est pas : « Giulio Claro affirme que arbitrio judicis, que Verri traduit ainsi : « Tout dépend du bon
quelques indices suffisent pour qu’on mette un homme à la vouloir du juge » ?
question38. » Ce qu’il entendait... Mais que dis-je ? Et pourquoi chercher
Si ce docteur avait écrit cela, ce serait une exception plutôt ici une opinion propre à Claro ? Cette proposition, il ne fai-
qu’un argument, tant pareille doctrine s’oppose à celle d’une sait que la répéter, car elle était, pour ainsi dire, proverbiale
multitude d’autres docteurs. Je ne dis pas de tous, pour ne pas chez les interprètes ; deux siècles plus tôt déjà, Bartole46 la
en dire plus que je n’en sais, mais si je le disais, je ne crain- répétait lui aussi, comme sentence commune : Doctores com-
drais pas de dire plus que ce qui est. En réalité, Claro affirme muniter dicunt quod in hoc (concernant les indices suffisants
exactement le contraire de ce que Verri lui fait dire, sans doute pour justifier la torture) non potest dari certa doctrina, sed
induit en erreur par l’incurie d’un typographe, qui imprima relinquitur arbitrio judicis 47. Ces docteurs n’entendaient pas
« Nam sufficit adesse aliqua indicia contra reum ad hoc ut tor- proposer de la sorte un principe, établir une théorie, mais sim-
queri possit 39 », au lieu de « Non sufficit 40... », comme je le trouve plement énoncer un fait : en l’occurrence que la loi, n’ayant
écrit dans deux éditions antérieures 41. Pour se rendre compte pas déterminé les indices, les avait dès lors laissés à la libre
de l’erreur, il n’est même pas besoin de comparer les sources, appréciation du juge. Guido da Suzara, antérieur d’un siècle
42 43
à Bartole, après avoir dit et redit lui aussi que les indices par une avalanche de références, le principe selon lequel « l’ar-
relèvent de l’appréciation du juge, ajoute ceci : « De même, en bitraire ne doit pas être compris comme libre et absolu, mais
général, que tout ce qui n’est pas déterminé par la loi 48. » Et, doit rester assujetti au droit et à l’équité » ; après en avoir tiré
pour citer quelques auteurs moins anciens, Paride dal Pozzo, – non sans les confirmer à leur tour par d’autres références –
répétant cette sentence commune, la commente comme suit : les conséquences, à savoir que « le juge doit incliner au parti
« À ce qui n’est déterminé ni par la loi ni par la coutume, c’est le plus doux, et régler sa décision sur la disposition générale
à la religion du juge de suppléer ; aussi la loi concernant les des lois, et selon la doctrine des docteurs accrédités, et qu’il
indices fait-elle peser une lourde charge sur sa conscience 49. » ne peut forger des indices au gré de son caprice » ; après avoir
Et Bossi 50, criminaliste du XVIe siècle, et sénateur de Milan : traité desdits indices, de façon, me semble-t-il, plus étendue et
« L’arbitraire du juge ne veut pas dire autre chose (in hoc consis- mieux ordonnée que quiconque avant lui, il conclut : « On peut
tit) que ceci : le juge ne trouve pas une règle certaine dans donc voir que la maxime commune des docteurs – les indices
la loi, qui dit seulement qu’il ne faut pas commencer par la justifiant la torture relèvent du bon vouloir du juge – est telle-
torture, mais par des arguments vraisemblables et probables. ment restreinte par ces mêmes docteurs, et de manière telle-
Il incombe donc au juge d’examiner si un indice est vraisem- ment unanime, que nombre de jurisconsultes affirment à bon
blable et probable 51. » droit qu’il faut établir la règle contraire, autrement dit que les
Ce qu’ils appelaient « bon vouloir », « arbitraire », « libre indices ne relèvent pas du bon vouloir du juge52. » Et de citer
appréciation », c’était en somme la même chose que ce que cette sentence de Francesco Casoni : « Les juges commettent
l’on appela ensuite, pour éviter ces termes équivoques et aux communément l’erreur de croire que la torture relève de leur
accents funestes, pouvoir discrétionnaire : chose dangereuse, arbitraire ; comme si la nature avait créé le corps des accusés
mais inévitable dans l’application des lois, qu’elles soient afin qu’ils les puissent supplicier selon leur bon plaisir53. »
bonnes ou mauvaises ; et que les législateurs avisés s’efforcent On observe ici un moment remarquable de la science qui,
non de supprimer, ce qui serait chimérique, mais de limiter mesurant son travail, en exige le fruit ; et qui, se déclarant non
à quelques circonstances précises et de moindre importance, point ouvertement réformatrice (car ce n’était pas ce à quoi
qu’ils tentent d’ailleurs de restreindre autant que faire se peut. elle visait, et cela ne lui aurait pas été permis), mais auxiliaire
Et telles furent, j’ose le dire, l’intention première et la ten- efficace de la loi, et consacrant sa propre autorité par celle
dance du travail des interprètes, tout particulièrement concer- d’une loi supérieure et éternelle, intime aux juges de suivre
nant la torture, pour laquelle la loi laissait au juge un pouvoir les règles qu’elle a trouvées, afin d’épargner des supplices à
épouvantablement étendu. Bartole, déjà, après les mots que d’éventuels innocents, et aux juges eux-mêmes la honte de
nous avons rapportés ci-avant, ajoute : « Mais pour ma part, je commettre d’abjectes iniquités. Tristes corrections apportées
donnerai les règles que je pourrai. » D’autres en avait donné à une chose qui, par essence, ne pouvait prendre une forme
avant lui ; et ses successeurs en donnèrent graduellement bien juste ; mais rien ici qui puisse étayer la thèse de Verri : « Les
davantage, d’aucuns en proposant quelques-unes de leur cru, horreurs de la torture ne tiennent pas seulement à la souf-
d’autres répétant et approuvant celles avancées par tels de france qu’elle provoque […] ; mais les docteurs ajoutent un
leurs prédécesseurs ; sans cesser cependant de réitérer la for- surcroît d’infamie quand ils abordent les circonstances où il
mule exprimant le fait de la loi, dont ils n’étaient, au bout du convient de l’administrer 54... ».
compte, que des interprètes. Qu’on nous permette pour finir quelques remarques sur un
Mais au fil du temps, et à mesure que leur travail progres- autre passage cité par Verri, car les examiner tous prendrait à
sait, ils voulurent aussi modifier le langage ; nous en trouvons la fois trop de place ici, et trop peu étant donné l’importance
la preuve chez Farinacci, qui vient après ceux que nous avons de la question. « Qu’il suffise de citer une seule ignominie
cités ici, mais avant l’époque du procès qui nous occupe, et qui que nous empruntons au célèbre Claro, grand maître en cette
en son temps faisait autorité. Après avoir répété, et confirmé matière. Un juge ayant incarcéré une femme soupçonnée de
44 45
crime peut la faire venir secrètement dans ses appartements, à montrer qu’il était trop précipité d’en tirer la conclusion
l’embrasser, la caresser, feindre de l’aimer et lui promettre la inverse ; et elles étaient, d’une certaine manière, une pré-
liberté afin de la pousser à s’accuser de ce crime : c’est par ce paration nécessaire à notre récit. Car nous aurons souvent à
subterfuge qu’un régent induisit une jeune fille à des aveux y déplorer que l’autorité de ces hommes n’ait pas été pleine-
qui lui coûtèrent sa tête. Afin qu’on ne pense pas que j’exagère ment efficace ; et nous sommes certains que le lecteur devra
cet outrage à la religion, à la vertu et aux principes les plus dire avec nous : si seulement on les avait écoutés !
sacrés de l’homme, voici ce qu’écrit Claro : Paris dicit quod
judex potest, etc. 55 »
C’est une horreur, assurément ; mais pour mesurer quelle
importance elle peut avoir dans une question de ce genre,
observons que Paride dal Pozzo56, en énonçant cette opi-
nion, ne proposait pas sa propre trouvaille ; il racontait – en
l’approuvant, hélas – ce qu’avait fait un juge, autrement dit
l’un des mille agissements que produisait l’arbitraire, sans
que les suggestions des docteurs y fussent pour rien ; obser-
vons encore que Baiardi 57, qui rapporte cette même opinion
dans ses ajouts à Claro (Claro lui-même n’en dit rien), ne la
mentionne que pour l’abominer à son tour, et pour qualifier
ce fait de fonction diabolique58 ; observons qu’il ne cite per-
sonne d’autre qui ait soutenu une semblable opinion, entre
l’époque de Paride dal Pozzo et la sienne, autrement dit en
l’espace d’un siècle. Et si l’on prend en compte les époques qui
suivirent, il serait encore plus étrange qu’il y en eût. Ce Paride
dal Pozzo, Dieu nous garde de l’appeler, avec Giannone59, un
excellent jurisconsulte 60 ; mais les autres mots de lui que nous
avons rapportés ci-avant suffiraient à montrer que ceux-ci,
vraiment affreux, ne peuvent à eux seuls donner une juste idée
de ses doctrines.
Nous n’avons certainement pas l’étrange prétention
d’avoir démontré que celles des interprètes, prises dans leur
ensemble, ne servirent pas à faire le mal, ne furent pas invo-
quées pour porter préjudice. Question des plus intéressantes,
car il s’agit de juger l’effet et l’intention du travail intellectuel
mené pendant des siècles, sur un sujet tellement important, et
même tellement nécessaire à l’humanité ; question de notre
temps, car, comme nous l’avons esquissé, et comme du reste
chacun le sait, le moment où l’on œuvre à renverser un sys-
tème n’est pas le plus propice pour en faire impartialement
l’histoire ; mais question qui reste à résoudre, ou plutôt his-
toire qui reste à faire, autrement que par quelques allusions
décousues. Ces allusions suffisent cependant, si je ne m’abuse,
46
Chapitre iii

Pour en venir enfin à l’application, les docteurs professaient


communément, et presque unanimement, que si l’accusé
répondait aux questions du juge par des mensonges, cela
constituait l’un des indices légitimes – comme ils disaient –
pouvant justifier la torture. Voilà pourquoi celui qui interro-
geait le malheureux Piazza lui objecta qu’il n’était pas vraisem-
blable qu’il n’ait pas entendu dire que des murs avaient été
souillés à la Porte du Tessin, et qu’il ne connaisse pas le nom
des députés auxquels il avait eu affaire.
Mais professaient-ils donc qu’un mensonge quelconque
suffisait ?
« Le mensonge, pour former un indice autorisant la torture,
doit concerner les qualités et les circonstances substantielles
du délit, autrement dit celles qui sont partie prenante de celui-
ci, et dont on peut l’inférer ; faute de quoi, non : alias secus 61. »
« Le mensonge n’est pas un indice justifiant la torture s’il
concerne des choses qui n’aggraveraient pas la position de
l’accusé, quand bien même il les aurait avouées. »
Et suffisait-il, d’après eux, que le juge estimât mensongers
les propos de l’accusé pour pouvoir le livrer aux tourments ?
« Le mensonge, pour former un indice justifiant la torture,
doit être prouvé de façon concluante, soit par l’aveu de l’ac-
cusé lui-même, soit par deux témoins […], la doctrine commu-
nément admise étant que deux témoins sont nécessaires pour
établir un indice éloigné, comme l’est le mensonge 62. » Je cite,
et citerai souvent Farinacci, comme l’un des auteurs les plus
influents de cette époque, et grand compilateur des opinions
49
les plus couramment répandues. Certains se contentaient choses autant que dans les grandes, un moment vient où ce
cependant d’un seul témoin, pourvu qu’il fût exempt de tout qui, bien qu’accidentel et artificiel, veut pourtant se perpétuer
reproche. Mais, en tout cas, la doctrine commune, et jamais comme naturel et nécessaire est contraint de céder face à l’ex-
contredite, commandait que le mensonge fût établi sur la base périence, au raisonnement, à la satiété, à la mode, voire face à
de preuves légales, et non d’une simple conjecture du juge. moins encore, si cela est possible, selon la qualité et l’impor-
On déduisait ces critères du canon de la loi romaine, tance desdites choses ; mais ce moment doit être préparé. Et si,
laquelle interdisait (que de choses n’est-on pas amené à inter- comme nous le pensons, ce furent les interprètes qui prépa-
dire lorsqu’on en a admis certaines autres !) de commencer rèrent pour la jurisprudence ce moment, même s’ils le firent
par la torture. « Et si nous accordions au juge », écrit ce même lentement et sans s’en rendre compte, le mérite qui leur en
auteur, « la faculté de mettre les accusés à la torture sans revient n’est pas négligeable.
indices légitimes et suffisants, cela reviendrait à leur donner Mais les règles que tous ces écrivains avaient toutefois éta-
pouvoir de commencer par elle […]. Et pour qu’on puisse les blies suffisent, dans le cas qui nous intéresse, à incriminer les
appeler ainsi, les indices doivent être vraisemblables, pro- juges de prévarication positive. Ceux-ci voulurent justement
bables, consistants, ne pas être purement formels, mais commencer par la torture. Sans rien considérer qui relevât
graves, urgents, certains, clairs, et même plus clairs que la des circonstances, ni substantielles ni accidentelles, du crime
lumière du soleil, comme on a coutume de dire […]. Il s’agit supposé, ils multiplièrent les questions stériles, afin d’en faire
de soumettre un homme au tourment, et à un tourment sus- jaillir des prétextes pour pouvoir dire à la victime désignée : ce
ceptible de décider de sa vie : agitur de hominis salute 63 ; aussi, n’est pas vraisemblable ; et pour pouvoir, en donnant du même
ne t’étonne point, ô juge rigoureux, si la science du droit et les coup à ces invraisemblances nominales la force de mensonges
docteurs exigent des indices aussi stricts, s’ils l’affirment avec légalement établis, ordonner la torture. C’est qu’ils ne cher-
tant de force, et s’ils le répètent à l’envi 64. » chaient pas la vérité, mais voulaient un aveu : ne sachant pas
Nous ne dirons certainement pas que tout cela est raison- quel avantage leur procurerait l’examen du fait supposé, ils
nable ; car ce qui implique une contradiction ne saurait l’être. voulaient au plus tôt infliger la douleur, qui leur donnait un
C’étaient de vains efforts pour concilier la certitude et le doute, avantage prompt et certain : ils brûlaient d’en arriver là. Tout
pour éviter le péril de tourmenter des innocents, et d’extor- Milan savait (c’est ce qu’on dit dans ces cas-là) que Guglielmo
quer de faux aveux, tout en voulant néanmoins que la torture Piazza avait souillé les murs, les seuils, les porches de la Vetra.
fût précisément le moyen de découvrir si un individu était cou- Et eux, qui le tenaient entre leurs mains, auraient dû ne pas le
pable ou innocent, et de lui faire avouer une chose donnée. lui faire avouer au plus vite ?
La conséquence logique aurait dû être de déclarer la torture On objectera peut-être que, au regard de la jurisprudence,
absurde et injuste ; mais la révérence aveugle pour l’Antiquité voire de la conscience, tout cela était justifié par la maxime
et pour le droit romain y faisait obstacle. L’opuscule Des délits détestable, mais à l’époque admise, selon laquelle, pour
et des peines, qui promut non seulement l’abolition de la tor- les crimes les plus atroces, il est licite d’outrepasser le droit.
ture mais la réforme de toute la législation criminelle, com- Négligeons le fait que l’opinion commune – ou quasiment uni-
mençait ainsi : « Quelques restes des lois d’un ancien peuple verselle – des jurisconsultes était (et, si Dieu le veut, devait être)
conquérant... » Et cela fit l’effet, à juste titre, d’une audace de qu’une telle maxime ne pouvait pas s’appliquer à la procédure,
grand esprit : un siècle plus tôt, cela eût été vu comme une mais uniquement à la peine : « Car », pour citer un auteur parmi
extravagance. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : n’a-t-on pas d’autres, « encore qu’il s’agisse d’un crime énorme, il n’appert
vu ce même genre de révérence se maintenir plus longtemps pas que l’homme l’ait commis ; et tant que cela n’est pas éta-
encore, et même croître en puissance dans le domaine de bli, force est de respecter les règles solennelles du droit 65. »
la politique, plus tard dans celui de la littérature, plus tard Juste pour mémoire, comme gage de la façon remarquable
encore dans telle branche des Beaux-arts ? Dans les petites dont la raison se manifeste de tout temps, nous citerons aussi
50 51
la sentence que rédigea, au début du XVe siècle, un homme dont parfois la raison fait preuve pour défier la force, comme
qu’on appela longtemps le Bartole du droit ecclésiastique, pour lui faire sentir que, aussi loin qu’elle aille, elle ne par-
Niccolò Tedeschi66, archevêque de Palerme, plus célèbre – tant viendra jamais à devenir raison.
que dura sa célébrité – sous le nom d’Abbé Palermitain : « Plus Que l’on considère à quelle ruse misérable durent recourir
le crime est grave », dit cet homme, « plus les présomptions ces seigneurs, pour donner un peu plus de couleur au prétexte.
se doivent d’être solides ; car là où le danger est plus grand, il Comme nous l’avons déjà dit, ils partirent à la chasse d’un
convient d’avancer plus prudemment 67. » Mais cela ne nous second mensonge, afin de pouvoir invoquer cette notion au
est ici d’aucune utilité (toujours en ne considérant que la juris- pluriel ; ils cherchèrent un autre zéro, pour gonfler une addi-
prudence), car Claro atteste qu’au tribunal de Milan prévalait tion où ils s’étaient montrés incapables de faire entrer aucun
l’usage opposé : à savoir que, dans ces cas-là, il était permis au nombre.
juge d’outrepasser le droit, dès la phase d’instruction du pro- On le met à la torture ; on lui intime de se résoudre à dire
cès 68. « Règle », dit Riminaldi, autre jurisconsulte célèbre autre- la vérité ; il répond, entre hurlements et gémissements, invo-
fois, « qui n’a pas cours dans les autres pays 69 » ; et Farinacci cations et supplications : Je l’ay diste, Messer. Ils insistent. Ah,
d’ajouter : « Il a raison 70. » Mais voyons comment Claro lui- por l’amour de Dieu ! crie le malheureux : Que Votre Seigneurie
même interprète ladite règle : « On en vient à la torture, encore me fasce descendre, et je diray ce que je sçay ; que V. S. me fasce
que les indices ne soient pas entièrement suffisants (in totum doner un peu d’eau. On le relâche, on le fait asseoir, on l’inter-
sufficientia), ni prouvés par des témoignages irréfragables, et roge à nouveau ; il répond : Je ne sçay rien ; que V. S. me fasce
souventes fois sans même avoir communiqué à l’accusé copie doner un peu d’eau.
de l’instruction du procès. » Et, lorsqu’il traite en particulier Combien la fureur est aveugle ! Il ne leur venait pas à l’es-
des indices légitimant la torture, c’est pour les déclarer expres- prit que ce qu’ils voulaient à toute force lui arracher de la
sément nécessaires « non seulement concernant les délits bouche, lui-même aurait pu en faire un argument suprême
mineurs, mais encore les plus graves, fussent-ils parfaitement en faveur de son innocence, si cela avait été la vérité, comme
abominables, y compris le crime de lèse-majesté 71. » Il était ils ne cessaient de le répéter avec une certitude atroce. – Oui,
donc prêt à se contenter d’indices moins rigoureusement éta- Messeigneurs (aurait-il pu répondre), j’avais ouï dire que l’on
blis, mais il les voulait tout de même établis d’une manière avait trouvé poissés les murs de la via della Vetra ; et moi, je
ou d’une autre ; de témoins moins fiables, mais il voulait des musardais devant la porte de chez vous, monsieur le président
témoins ; d’indices plus légers, mais il voulait des indices de la Santé ! – Argument qui aurait été d’autant plus imparable
réels, relatifs au fait en question ; il voulait en somme facili- qu’avait déjà couru le bruit des onctions pestifères, en même
ter au juge la découverte du crime, non lui donner pouvoir de temps que le bruit que Piazza en était l’auteur, si bien que ce
torturer, sous le moindre prétexte, quiconque passait entre ses dernier, en apprenant la nouvelle, aurait dû comprendre du
mains. Ce sont là des choses qu’une théorie abstraite ne sau- même coup qu’il était en danger. Mais, tandis que la fureur
rait ni admettre, ni inventer, dont elle ne saurait même rêver ; interdisait à ses juges de se faire cette réflexion, aussi évidente
la passion, au contraire, en est parfaitement capable. qu’elle pût paraître, elle ne pouvait pas davantage se présenter
L’inique interrogateur intima donc à Piazza qu’il dise la à l’esprit de ce pauvre bougre, car on ne lui avait pas dit de
vérité concernant la raison qui lui fait nier savoir qu’on a souillé quoi il était accusé. Ils voulaient d’abord le dompter au moyen
les murailles, et prétendre ignorer le nom des députés, faute de des tourments : tels étaient pour eux les arguments vraisem-
quoi, tout ceci étant invraisemblable, on le mettra à la corde, afin blables et probables exigés par la loi ; ils voulaient lui faire sen-
de connaître la vérité sur ces invraisemblances. – Si Messeigneurs tir quelle conséquence terrible et immédiate aurait le fait de
me la veullent aussi faire accrocher au col, qu’ils le fascent don- nier ; ils voulaient qu’il s’avoue menteur une fois, pour acqué-
ques ; car de ces choses qu’ils m’ont interrogé, je n’en sçay rien, rir le droit de ne pas le croire lorsqu’il dirait : je suis innocent.
répondit le malheureux, avec cette sorte de courage désespéré Mais ils échouèrent dans leur inique intention. Piazza, remis
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à la torture, soulevé du sol, menacé d’être soulevé plus haut Le décret du Sénat ne fait même pas mention d’indices rela-
encore, menace bientôt suivie d’effet, et toujours pressé de tifs au délit, il n’applique même pas la loi de manière erronée :
dire la vérité, répondit invariablement : Je l’ay diste ; d’abord en il fait comme si celle-ci n’existait pas. Contre toute loi, contre
hurlant, puis à voix basse ; jusqu’à ce que ses juges, constatant toute autorité, contre toute raison, il ordonne que Piazza soit
qu’il ne pourrait plus, désormais, répondre d’aucune façon, le de nouveau livré à la torture, au sujet de certaines menteries et
fissent descendre et ramener en prison. invraisemblances ; en d’autres termes, il ordonne à ses délé-
Une fois le Sénat informé, dans la journée du 23, du résul- gués de refaire, et plus cruellement encore, exactement ce
tat de cet interrogatoire, par le président de la Santé, qui en pour quoi il aurait dû les punir. Car la doctrine universelle et
était membre, et par le Capitaine de Justice, qui y siégeait le canon de la jurisprudence voulaient (comment aurait-il pu
lorsqu’on l’y convoquait, ce tribunal suprême décréta que en être autrement ?) que le juge d’un rang inférieur ayant sou-
« le sieur Piazza, après avoir été rasé, revêtu des habits de la mis un accusé à la torture sans indices légitimes fût puni par
cour, et purgé, serait soumis à la question extraordinaire, avec son supérieur.
ligature par une corde de chanvre, » (ajout atroce, car ainsi Mais le Sénat de Milan était le tribunal suprême – j’en-
on désarticulait non seulement les bras, mais également les tends : ici-bas. Et le Sénat de Milan, dont la foule attendait sa
mains), « autant de fois que les deux magistrats susdits l’esti- vengeance, à défaut d’en obtenir sa salubrité, ne devait pas
meront nécessaire ; et ceci au sujet de certaines des menteries se montrer moins adroit, moins persévérant, moins habile
et invraisemblances révélées par l’instruction. » enquêteur que Caterina Rosa. Car tout reposait sur l’autorité
Seul le Sénat avait, je ne dis pas l’autorité, mais le pouvoir de celle-ci ; sa déclaration, selon laquelle elle se demandait
de s’avancer impunément si loin dans cette direction. La loi si par hasard ce sereit pas un peu un d’iceux qui, ces jours der-
romaine concernant la répétition des tourments72 était inter- niers, ont venu barbouiller les murailles, qui avait été le point de
prétée de deux manières ; et la moins probable était la plus départ du procès, en fournissait de même le principe régula-
humaine. Nombre de docteurs (suivant peut-être en cela teur et le modèle ; à ceci près que l’accusatrice avait commencé
Odofredo73, le seul cité par Cino da Pistoia74, et le plus ancien par le doute, les juges par la certitude. Qu’on ne s’étonne pas
de tous ceux cités par les autres) furent d’avis qu’on ne pou- de voir un tribunal emboîter le pas et suivre servilement une
vait renouveler la torture que si survenaient de nouveaux ou deux femmes de peu : lorsqu’on chemine sur la voie de la
indices, plus évidents que les précédents et – condition ajou- passion, il est naturel que les plus aveugles mènent la danse.
tée par la suite – d’un genre différent. Beaucoup d’autres, sui- Qu’on ne s’étonne pas de voir des hommes qui n’étaient sans
vant Bartole75, furent d’avis qu’on pouvait la renouveler si les doute pas, et même certainement pas de ceux qui désirent
premiers indices étaient manifestes, parfaitement évidents le mal pour le mal, de les voir, dis-je, violer si ouvertement
et pressants, et – condition ajoutée elle aussi par la suite – et si cruellement toute espèce de droit ; car l’injustice de
pourvu que la torture fût légère. Or, aucune de ces deux inter- la croyance ouvre la voie à l’injustice de l’action, aussi loin
prétations ne correspondait à l’affaire en question. Aucun que puisse conduire une conviction injuste ; et si jamais la
nouvel indice n’était apparu ; les premiers indices étaient que conscience hésite, s’inquiète, se méfie, les clameurs de la
deux femmes avaient vu Piazza toucher quelques murs ; tandis foule ont la force funeste (chez ceux qui oublient qu’ils ont un
que les magistrats – c’était là un autre indice, en même temps autre juge) d’étouffer les remords. Même : de les empêcher.
que le corps du délit – avaient vu quelques signes de matière La raison de ces odieuses et cruelles prescriptions, com-
poisseuse sur ces murs passés au feu et noircis de fumée, tout mandant de raser, de vêtir de nouveaux habits et de purger
particulièrement sous un porche... où Piazza n’avait pas mis l’accusé, nous l’exposerons en citant Verri : « On croyait à cette
les pieds. De plus, ces indices, dont chacun voit combien époque qu’il était possible de dissimuler une amulette ou un
ils étaient manifestes, évidents et pressants, n’avaient pas pacte avec le démon dans ses cheveux, ses poils ou même
été mis à l’épreuve, discutés avec l’accusé. Mais que dis-je ? dans ses intestins après l’avoir avalé. Aussi l’en privait-on en
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le rasant, le dépouillant de ses vêtements et le purgeant76. » qu’il niait avoir entendu parler d’un fait et connaître le nom
C’était bien, en effet, une croyance de cette époque-là ; la vio- des députés d’une paroisse, c’eût été dépasser les bornes de
lence (sous des formes diverses) est un fait propre à toutes les l’extraordinaire. Ils se retrouvaient donc au point de départ,
époques, mais une doctrine n’appartenant à aucune. comme s’ils n’avaient encore rien fait ; il fallait maintenant en
Ce second interrogatoire ne fut que la répétition, tout aussi venir, sans avoir pris le moindre avantage, à l’enquête sur ce
absurde et encore plus atroce, du premier, et parvint au même crime supposé, notifier le chef d’accusation à Piazza, l’inter-
résultat. On avait commencé par interroger le malheureux roger. Et si l’homme niait ? Si, comme il avait montré qu’il
Piazza en lui objectant des vétilles (que l’on qualifierait de en était capable, il persistait à nier même sous la torture ?
puériles si un tel adjectif pouvait s’appliquer de quelque façon Du reste, au cas où ses juges décideraient de lui appliquer une
à de tels événements), concernant des circonstances sans rap- nouvelle séance de tourments, ce devrait être absolument la
port avec le crime supposé, crime qu’on ne lui avait pas même dernière, s’ils ne voulaient pas voir s’abattre sur eux la sen-
notifié ; on poursuivit en le soumettant à la torture plus féroce tence terrible de l’un de leurs collègues, mort depuis près d’un
que le Sénat avait prescrite. Ce fut pour obtenir de lui des mots siècle, mais dont l’autorité demeurait plus vivante que jamais,
de douleur désespérée, de douleur suppliante, mais aucun de ce Bossi que nous avons mentionné tout à l’heure. « Plus de
ceux que l’on désirait lui arracher ; ce désir donnait cepen- trois fois », dit-il, « je n’ai jamais vu ordonner la torture, sinon
dant le courage d’entendre, de faire dire ces mots-ci : Ah mon par des juges bourreaux : nisi a carneficibus 77. » Et il parle ici de
Dieu ! Ah quel assassinement est-ce donques ! Ah Messer accusa- la torture légalement prescrite !
teur !... Au moins feites-moi pendre au plus tôt... Feites-moi tran- Mais la passion, hélas, sait se montrer habile et auda-
cher la main... Achevez-moi. Laissez-moi au moins reposer un peu. cieuse s’il s’agit de trouver des chemins permettant de ne
Ah ! Seigneur Président ! Por l’amour de Dieu, feites-moi doner à pas emprunter celui du droit, lorsqu’il s’avère trop long et
boire ; et en même temps : Je ne sçay rien. La vérité, je l’ay diste. incertain. Ils avaient commencé par la torture des spasmes,
Après qu’il eut redit maintes fois des choses du même genre, ils recommencèrent avec une torture d’un autre genre. Sur
en réponse à l’injonction de dire la vérité qu’on s’acharnait à ordre du Sénat (c’est ce que montre une lettre authentique
lui répéter froidement, la voix vint à lui manquer et il se tut ; du Capitaine de Justice au gouverneur Spinola, qui se trouvait
il fut incapable de répondre quatre fois de suite ; enfin, il par- alors au siège de Casal78), l’auditeur fiscal de la Santé, en pré-
vint à dire encore une fois, d’une voix éteinte : Je ne sçay rien, sence d’un notaire, promit à Piazza l’impunité, à la condition
la vérité, je l’ay déjà diste. Il fallut en rester là et le ramener de (comme le fait apparaître la suite du procès) qu’il révèle l’en-
nouveau en prison, sans qu’il eût rien avoué. tière vérité. De la sorte, ils avaient réussi à lui parler de l’ac-
Désormais, il n’y avait même plus de prétextes ni de rai- cusation qui pesait sur lui, mais sans devoir la discuter ; à lui
sons pour recommencer : croyant prendre un raccourci, les en parler non pour tirer de ses réponses les éclaircissements
juges avaient fait fausse route. Si la torture avait produit l’ef- nécessaires à la recherche de la vérité, non pour entendre ce
fet escompté, permis d’extorquer l’aveu du mensonge, ils qu’il avait à en dire, mais pour l’inciter puissamment à dire ce
auraient tenu leur homme ; et, chose horrible !, quand bien qu’eux-mêmes voulaient qu’il dise.
même l’objet du mensonge se serait révélé sans rapport avec La lettre à laquelle nous venons de faire allusion fut écrite le
les faits, et le mensonge lui-même insignifiant, ils en auraient 28 juin, c’est-à-dire à un moment où, grâce à cet expédient, le
tiré une preuve d’autant plus accablante de la culpabilité de procès avait fait un grand pas en avant. Elle commence ainsi :
Piazza : cela aurait suffi à établir qu’il avait besoin de se tenir « J’ai jugé convenable de porter à la connaissance de Votre
à distance des faits, de prétendre n’en rien savoir, en somme Excellence qu’on a découvert dans le détail que, ces jours der-
de mentir. Mais après une séance de torture illégale, après une niers, certains scélérats ont poissé les murs et les portes de
autre plus illégale et plus atroce encore, plus « grave » comme notre ville. » Sans doute ne sera-t-il pas sans intérêt, ni sans
ils disaient alors, remettre un homme aux tourments parce profit, de voir de quelle façon ces choses sont racontées par
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ceux-là mêmes qui les firent. « Je reçus du Sénat », dit la lettre tout seul, du moins en partie, s’il avait eu en tête autre chose
du Capitaine de Justice, « mandat d’instruire un procès au que la prise de Casal, qu’il ne parvint d’ailleurs pas à prendre.
cours duquel, sur les dires de certaines femmes et d’un homme La lettre se poursuit ainsi : « Jusqu’à ce que, l’impunité ayant
digne de foi, un certain Guglielmo Piazza, plébéien, mais été promise au susdit, sur ordre du Sénat (et en exécution de
actuellement commissaire de la Santé, se vit accuser d’avoir, le l’ordonnance que V. E. avait fait promulguer en l’espèce), il
vendredi 21 aux aurores, graissé les murs d’une rue située vers finisse par avouer ; etc. »
la Porte du Tessin, dénommée la Vetra de’ Cittadini. » Au chapitre XXXI du roman que j’évoquais plus haut, à
L’homme digne de foi, qu’on mit là d’emblée pour corrobo- savoir Les Fiancés, il est fait mention d’une ordonnance par
rer l’autorité des femmes, avait déclaré avoir croisé Piazza, au laquelle le tribunal de la Santé promettait une récompense et
quel je dis bonjour et qui me rendit mon bonjour. Et voilà l’accu- l’impunité à quiconque lui révélerait l’identité des auteurs des
sation aggravée ! Comme si le crime dont on l’inculpait avait souillures trouvées, le 18 mai au matin, sur les portes et sur les
consisté à emprunter la via della Vetra ! Le Capitaine de Justice murs des maisons ; et il y est aussi fait allusion à une lettre à
ne dit rien, d’autre part, de la visite qu’il fit sur les lieux pour ce sujet adressée au gouverneur par ce même tribunal. Dans
reconnaître le corps du délit ; on n’en parle pas davantage au cette lettre, après avoir protesté que ladite ordonnance avait
cours du procès. été publiée avec la participation de Messire le Grand Chancelier,
« Le susdit », écrit-il ensuite, « fut donc arrêté sans délai. » lequel suppléait au gouverneur, on priait ce dernier de la corro-
Et il ne parle pas de la perquisition réalisée chez l’accusé, au borer par une nouvelle ordonnance, garantissant une plus grande
cours de laquelle on ne trouva rien de suspect. récompense. Le fait est que le gouverneur en fit promulguer une
« Et l’accusé s’étant chargé lui-même plus lourdement lors autre, datée du 13 juin, par laquelle il promet à toute personne
de son interrogatoire » (on a vu comment !), « il fut soumis à la qui, dans un délai de trente jours, mettra en lumière la ou les per-
question extraordinaire, mais n’avoua point son crime. » sonnes ayant commis, favorisé, aidé à ce délit, la récompense, etc.,
Si quelqu’un avait dit au gouverneur Spinola qu’on n’avait et si ladite personne fait partie des complices, il lui promet de
nullement interrogé Piazza à propos du crime, Spinola aurait surcroît l’impunité de la peine. Et ce serait en exécution de cette
répondu : – Je suis positivement informé du contraire : le ordonnance, si expressément circonscrite à un fait datant du 18
Capitaine de Justice m’écrit, non pas directement sur ce point, mai, qu’on aurait promis, d’après le Capitaine de Justice, l’im-
ce qui serait inutile, mais à propos d’un autre qui le sous- punité à un homme accusé d’un fait datant du 21 juin ? Et on
entend, le présuppose nécessairement ; il m’écrit que, livré à la ose l’affirmer devant celui-là même qui avait, à tout le moins,
question extraordinaire, l’accusé n’a pas avoué le crime. – Si ce signé cette ordonnance ? Il faut croire qu’on comptait beau-
quelqu’un avait insisté, – Comment ! – cet homme célèbre et coup sur le siège de Casal ! Car il serait par trop étrange de sup-
puissant aurait pu rétorquer : – Vous croyez peut-être que le poser que ces gens aient pu se méprendre à ce point.
Capitaine de Justice se jouerait de moi, au point de me racon- Mais quel besoin avaient-ils donc d’user d’un tel stratagème
ter, comme s’il s’agissait d’une information importante, que avec Spinola ?
n’a pas eu lieu ce qui aurait pu avoir lieu ? – Pourtant, tel était Le besoin de se rattacher à son autorité, de déguiser un
bien le cas. Ou plutôt non : ce n’était pas que le Capitaine de acte doublement irrégulier et abusif : selon la jurisprudence
Justice entendît se jouer du gouverneur ; c’était qu’on avait commune aussi bien que selon la législation du pays. La doc-
fait une chose qu’on ne pouvait pas relater telle qu’on l’avait trine commune excluait qu’un juge puisse, de sa propre auto-
faite ; c’était, et c’est vrai aujourd’hui encore, que la mauvaise rité, accorder l’impunité à un accusé 79. Les constitutions de
conscience trouve plus aisément des prétextes pour agir que Charles V, qui attribuent au Sénat des pouvoirs extrêmement
des formules pour rendre compte de ce qu’elle a fait. étendus, en exceptent pourtant celui de « concéder la rémis-
Mais, concernant l’impunité, il y a dans cette lettre une autre sion des crimes, les grâces ou les sauf-conduits, la chose étant
tromperie que Spinola aurait pu, voire aurait dû reconnaître réservée au prince 80. » Et Bossi, que nous avons déjà cité, qui
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fut à l’époque, en sa qualité de sénateur de Milan, l’un des du Sénat en la matière (car parfois les hommes s’estiment
compilateurs de ces constitutions, dit expressément : « Cette davantage offensés si c’est leur pouvoir qu’on met en doute,
promesse d’impunité n’appartient qu’au prince 81. » plutôt que leur rectitude), il objecte que Piazza « fut introduit
Mais pourquoi se mettre dans la situation d’user d’un tel seulement devant ledit Auditeur, lequel n’avait en l’espèce
stratagème, alors qu’ils auraient pu s’adresser en temps et en aucune compétence […], et dont l’action par conséquent est
heure au gouverneur ? Le prince, sans aucun doute, lui avait nulle, et contraire aux termes du droit. » Puis, parlant de la
délégué ce pouvoir, et lui-même avait à son tour le pouvoir de mention que l’on fit plus tard, occasionnellement, de cette
le transmettre. Ce n’est pas nous qui imaginons cette possi- impunité, il affirme : « Et cependant, jusqu’ici, on n’avait point
bilité : c’est ce qu’ils firent eux-mêmes, lorsque, plus tard, un vu apparaître la question de l’impunité, qui aurait dû pourtant,
autre pauvre bougre se trouva impliqué dans ce cruel procès. avant la présente récusation, être consignée au procès verbal,
L’acte est enregistré dans les minutes en ces termes : Nous selon les termes du droit. »
Ambrosio Spinola, etc. Conformément à l’avis que nous a com- À cet endroit du mémoire en défense, on trouve un mot
muniqué le Sénat par lettre du cinq courant, vous concéderez jeté là comme incidemment, mais des plus significatifs.
l’impunité, en vertu de la présente, à Stefano Baruello, condamné Réexaminant les actes ayant précédé l’offre d’impunité, l’avo-
en tant que dispensateur et fabricateur des onguents pestifères, cat, s’il n’oppose aucune objection expresse concernant la tor-
répandus dans cette Ville, en vue de la destruction de son Peuple, ture infligée à Piazza, en dit cependant ceci : « Sous prétexte
s’il fait connaître, dans les délais que lui aura fixés le Sénat, les d’invraisemblances, livré à la torture. » Il me semble remar-
auteurs et les complices de ce méfait. quable qu’on ait appelé la chose par son nom en ce temps-
À Piazza, on n’avait pas garanti l’impunité par un acte for- là aussi, y compris devant ceux qui en étaient les auteurs, et
mel et authentique ; l’auditeur de la Santé le lui avait promis que cela soit venu d’un homme qui ne songeait nullement à
de vive voix, en marge du procès. Et on comprend pourquoi : défendre la cause de celui qui en avait été victime.
un tel acte aurait été, au choix, un faux en écriture (s’il s’était Il faut préciser que cette promesse d’impunité était peu
appuyé sur l’ordonnance) ou une usurpation de pouvoir (s’il connue du public : Ripamonti 82, quand il relate les événe-
ne s’était appuyé sur rien). Mais pourquoi, ajouterai-je, se pri- ments principaux du procès dans son histoire de la peste,
ver purement et simplement de la possibilité de donner une n’en fait jamais mention, l’excluant même indirectement. Cet
forme officielle à un acte d’une telle importance ? écrivain, s’il est incapable d’altérer délibérément la vérité, est
À ces questions, nous ne pouvons répondre avec certitude ; cependant inexcusable de n’avoir lu ni le mémoire en défense
mais nous verrons plus tard en quoi il pouvait-être utile aux de Padilla, ni l’extrait du procès qui l’accompagne, et d’avoir
juges d’agir ainsi. préféré croire les racontars de la foule, ou les mensonges inté-
Quoi qu’il en soit, l’irrégularité de cette procédure était ressés d’on ne sait qui. Il raconte ainsi que Piazza, après avoir
si manifeste que le défenseur de Padilla se sentit parfai- subi la torture, tandis qu’on le détachait pour le ramener en
tement libre de la souligner. Bien qu’il n’ait aucunement prison, lâcha une révélation spontanée, à laquelle personne
besoin, comme il l’affirme à bon droit, de s’éloigner de ce qui ne s’attendait83. Cette révélation mensongère eut bel et bien
concerne directement son client pour le disculper de la folle lieu, mais le lendemain, après l’entretien avec l’auditeur, et
accusation ; bien qu’il admette, sans raison et sans grande alors que les gens s’y attendaient absolument. De sorte que,
cohérence, l’existence d’un vrai crime et de vrais coupables, si ces quelques documents avaient disparu, si le Sénat n’avait
dans ce méli-mélo de fantasmes et d’inventions ; malgré cela, eu affaire qu’au public et à l’histoire, il aurait réussi à occulter
plus que de besoin, comme on dit, et pour affaiblir tout ce ce fait essentiel au procès, et qui mit en branle tous les événe-
qui pourrait avoir un rapport avec cette accusation, il oppose ments qui se produisirent par la suite.
diverses réfutations à la partie du procès concernant les autres La teneur de cet entretien, personne ne la connaît, mais
inculpés. Et à propos de l’impunité, sans contester l’autorité chacun peut se l’imaginer à peu près. « Ce malheureux », dit
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Verri, « se laissa très probablement convaincre que ses tour- la médecine savait encore si peu avouer son ignorance et pro-
ments reprendraient chaque jour de plus belle s’il persistait à fesser le doute. Quelques jours avant d’être arrêté, Piazza avait
nier, que son crime était tenu pour certain et qu’il lui fallait demandé de cette pommade au barbier ; celui-ci avait promis
s’en accuser et désigner des complices pour avoir la vie sauve de lui en préparer un pot ; l’ayant ensuite croisé au Carrobbio 85,
et échapper à des tortures quotidiennes. Piazza demanda à le matin même du jour où il fut arrêté, il lui avait dit que son
bénéficier de l’impunité et on la lui accorda pourvu qu’il rela- pot était prêt, et qu’il pouvait passer le prendre. Ses juges exi-
tât sincèrement les faits 84. » geaient de Piazza une histoire où il serait question d’onguents,
Mais il ne paraît guère probable que ce soit Piazza qui ait de conjurations, de via della Vetra : ces circonstances toutes
demandé l’impunité. Le malheureux, comme nous le verrons récentes lui fournirent la matière pour en composer une – si
dans la suite du procès, n’avançait qu’autant qu’on le traînait ; tant est qu’associer à maintes circonstances réelles une inven-
il est bien plus vraisemblable que ce soit l’auditeur qui la lui tion incompatible avec elles puisse s’appeler « composer ».
ait offerte, pour lui faire accomplir ce premier pas, si étrange Le lendemain, le 26 juin, on conduit Piazza devant ses inter-
et horrible, pour l’amener à se calomnier lui-même, et à rogateurs, et l’auditeur lui intime de répéter exactement ce
calomnier autrui. Du reste, les juges, lorsqu’ils lui en parlèrent qu’il a avoué extrajudiciairement à moi-même et en présence du
par la suite, n’auraient certainement pas omis de rappeler une Notaire Balbiano, en l’occurrence s’il sait qui est le fabricateur
circonstance d’une telle importance, et qui donnait beaucoup des onguents dont on a maintes fois trouvé poissées les portes et
plus de poids à ses aveux ; et le Capitaine de Justice ne l’aurait les murailles des maisons et les serrures de notre ville.
pas omise non plus dans sa lettre au gouverneur Spinola. Mais le pauvre diable, qui, mentant à son corps défendant,
Peut-on imaginer le combat qui déchirait son esprit, auquel s’efforçait de s’écarter le moins possible de la vérité, répondit
le souvenir si récent des tourments devait faire éprouver tour seulement : à moi, c’est lui qui me l’a doné l’onguent, le Barbier.
à tour la terreur de les endurer de nouveau et l’horreur de les Tels furent ses mots, que Rimaponti traduit littéralement en
faire endurer à autrui ! Auquel l’espoir d’échapper à une mort latin, mais dans le désordre : dedit unguenta mihi tonsor.
épouvantable ne se présentait qu’accompagné de l’épouvante On lui demande de nommer ledit Barbier ; et lui, son supposé
de la donner à un autre innocent ! Car il ne pouvait croire complice, son ministre dans cet attentat, répond : Je croy qu’il a
qu’ils fussent disposés à renoncer à une proie sans se saisir pour prénom Gio Jacomo, mais sa parenté (son nom de famille)
d’au moins une autre, à accepter que tout cela finisse sans une je ne la sçay pas. Il ne savait de façon certaine qu’une seule
condamnation. Il céda, embrassa cette espérance, aussi atroce chose, où était sa maison, ou plutôt son échoppe, comme il
et incertaine qu’elle fût ; il s’engagea sur ce chemin, aussi l’indiqua en réponse à une autre question.
monstrueux et difficile qu’il pût être ; il décida de désigner On lui demande si chez ledit Barbier, lui, Prévenu, a obtenu
une victime pour prendre sa place. Mais comment la trouver ? un peu ou beaucoup de cet onguent. Il répond : Il m’en a doné la
À quel fil se rattacher ? Qui choisir parmi... personne ? Dans quantité que pourreit contenir cet encrier qui est là sur la table.
son cas, du moins était-ce un fait réel qui avait servi d’occa- S’il avait reçu de Mora le pot de pommade qu’il lui avait com-
sion et de prétexte pour l’accuser. Il s’était avancé dans la via mandé, c’est cela qu’il aurait décrit ; mais ne pouvant rien tirer
Vetra, il avait rasé les murs, il les avait touchés ; une misérable de sa mémoire, il se rabat sur ce qu’il a sous les yeux, pour s’ac-
avait cru voir, mais du moins avait vu quelque chose. Comme crocher à quelque chose de réel. On lui demande si ledit Barbier
on va le constater, un fait tout aussi innocent et tout aussi insi- est un ami à lui, Prévenu. Et là, sans voir combien la vérité qui
gnifiant lui suggéra la personne et la fable. se présente à son esprit jure avec l’invention, il répond : C’est
Le barbier Giangiacomo Mora composait et vendait une pom- un ami, oui Messer, bonjour bonsoir, bon an, c’est un ami, oui-da.
made contre la peste ; l’une de ces mille médications qui, fata- Autrement dit : c’est tout juste si je le connais de vue.
lement, jouissaient de quelque crédit, tandis que faisait rage Mais les investigateurs, sans faire la moindre observation,
un fléau auquel on ne connaît nul remède, et en un siècle où lui demandent aussitôt en quelle occasion ledit Barbier lui
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donna l’onguent. Et voici sa réponse : Je passoie par là, et lui, il par une question de l’auditeur, au cours de ce sombre abou-
m’a apelé pour me dire : Il fauldra que je vous remete je ne sçay chement. On en dirait autant d’une autre invention, ayant
quoi ; moi je lui ay demandé C’est quoi ? Et lui m’a dist : C’est surgi au fil du même interrogatoire, et qui souleva aussitôt une
un certain onguent ; et moi j’ay dist : Oui-da, je le viendray cher- nouvelle difficulté, à savoir : comment avait-il pu manipuler
cher plus tard ; et comme ça après deux trois jours il me l’a doné. un onguent aussi redoutable sans en subir aucun dommage.
Il altère les circonstances matérielles de l’événement juste ce On lui demande si ledit Barbier lui expliqua, à lui, Prévenu,
qu’il faut pour l’adapter à la fable, mais il lui laisse sa couleur pour quelle raison il faisait poisser lesdites portes et murailles.
propre ; car il est probable qu’ils échangèrent effectivement Il répond : Lui ne m’en a rien dist ; j’imagine bien que cet onguent
certains des mots qu’il rapporte. Des mots prononcés à la esteit empoisoné, et qu’il povoit nuire aux corps humains, por ce
suite d’un accord déjà pris, à prop os d’une pommade, sont ici que le lendemain matin il m’a doné une eau à boire, en me disant
présentés comme visant à ourdir, de but en blanc, un empoi- que je me préservereie ainsi du poison de l’onguent.
sonnement au moins aussi absurde qu’atroce. À toutes ces réponses, et à d’autres de la même veine, qu’il
Malgré tout, les interrogateurs continuent avec leurs ques- serait long et inutile de rapporter, les examinateurs ne trou-
tions, sur le lieu, le jour, l’heure de la proposition et de la vèrent rien à opposer ou, pour être plus précis, n’opposèrent
livraison ; et, apparemment satisfaits des réponses, ajoutent rien. Il n’y eut qu’un point sur lequel ils crurent devoir deman-
d’autres questions. Qu’a-t-il dit au Prévenu en lui remettant ledit der une explication : pour quelle raison le Prévenu n’a-t-il pu le
pot d’onguent ? dire les fois précédentes.
Il m’a dist : preneiz ce petit pot, et aleiz poisser les murailles là- Ce à quoi il répondit : Je ne sçay, et je ne sçay non plus à quoi
derrière, et ensuite reveneiz me voir, car je vous donerai une belle attribuer la raison, si ce n’est à cette eau qu’il m’aveit doné à
somme d’argent. boire ; por ce que V. S. voit bien que, malgré toutes les tormentes
« Mais pourquoi donc le barbier, sans courir aucun risque, que j’ay eues, je n’ay rien pu dire.
n’allait-il pas la nuit badigeonner lui-même les murs ? », com- Mais cette fois, ces hommes si faciles à contenter ne se
mente, j’allais dire s’exclame ici Verri. Une telle invraisem- contentent pas, et ils reviennent à la charge : Pour quelle raison
blance saute encore plus aux yeux, si l’on ose dire, dans l’une le Prévenu n’a-t-il pas dit cette vérité plus tôt, surtout considérant
des réponses suivantes. Lorsqu’on lui demande si ledit Barbier qu’il a été tourmenté de la manière qu’il l’a été, et samedi et hier.
lui indiqua, à lui, Prévenu, l’endroit précis qu’il lui fallait poisser, Cette vérité !
il répond : Il m’a dist que j’alle poisser dans la via della Vedra Il répond : Je ne l’ay pas diste por que je n’ay pas pu, et même
de’ Cittadini, et de commencer par son huis, par où en effet j’ay si je fusce resté cent ans suspendu à la corde je n’aureie jamais pu
commencé. dire rien du tout, por que je ne povoys pas parler, por que quand
« Le barbier n’avait même pas poissé la porte de chez lui ! », on me demandeit quelque chose là-dessus, ça me sortissoit de la
commente encore Verri. Il n’était certes pas besoin de toute tête et je ne povoys pas répondre. Sur quoi ils interrompirent
sa perspicacité pour se faire une telle réflexion ; il fallut en l’interrogatoire et renvoyèrent le malheureux en cellule.
revanche l’aveuglement de la passion pour ne pas se la faire, Mais aurait-on tout dit en l’appelant malheureux ?
ou la malignité de la passion pour ne pas en tenir compte si, Devant cette question, la conscience se confond, se dérobe,
comme cela semble plus naturel, elle se présenta aussi à l’es- voudrait se déclarer incompétente ; vouloir juger quelqu’un
prit des examinateurs. qui se trouvait plongé dans pareilles angoisses, pris dans
Le malheureux inventait avec tant d’embarras, sous la pareils filets, cela ressemble presque à de l’acharnement, à de
contrainte, et uniquement lorsqu’on l’y incitait en le piquant l’arrogance, à une pharisienne ostentation. Mais contrainte
de questions, qu’on ne saurait dire si c’est lui qui imagina de répondre, la conscience doit dire : il fut aussi coupable.
cette promesse d’argent, pour donner quelque explication au Les souffrances et les terreurs de l’innocent sont une noble
fait d’avoir accepté cette mission, ou si l’idée lui fut suggérée chose, elles ont une grande vertu ; mais pas celle de modifier
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la loi éternelle, de faire en sorte que la calomnie cesse d’être Chapitre iv
une faute. La compassion même, qui voudrait pourtant excu-
ser le torturé, se révolte aussitôt contre le calomniateur : elle a
entendu nommer un autre innocent, elle prévoit d’autres souf-
frances, d’autres terreurs, peut-être d’autres fautes semblables
à venir.
Et les hommes qui provoquèrent ces angoisses, qui ten-
dirent ces filets ? Estimerons-nous les avoir excusés en disant :
à l’époque, on croyait aux onctions, et la torture existait. Nous
croyons nous aussi à la possibilité de tuer les hommes au
moyen du poison : que dirait-on d’un juge qui avancerait cet
argument pour se justifier d’avoir condamné à bon droit un
homme en tant qu’empoisonneur ? La peine de mort existe L’auditeur se rendit promptement, avec ses sbires, jusqu’à la
aussi ; que répondrait-on donc à quelqu’un qui prétendrait maison de Mora, qu’ils trouvèrent dans son échoppe. Encore
justifier ainsi toutes les condamnations à mort ? Non, la tor- un coupable qui ne songeait nullement à fuir, ni à se cacher,
ture n’existait pas dans l’affaire Guglielmo Piazza : ce sont les alors même que son complice se trouvait en prison depuis
juges qui la voulurent, eux qui, pour ainsi dire, l’inventèrent quatre jours. Il y avait avec lui son fils ; et l’auditeur ordonna
pour cette affaire. Si même il les avait trompés, c’eût encore qu’on les arrêtât tous les deux.
été leur faute, car c’eût été leur œuvre. Mais nous avons vu Verri, en épluchant les livres paroissiaux de la basilique
qu’il ne les trompa point. Admettons même qu’ils aient été Saint-Laurent, découvrit que ce barbier avait peut-être aussi
trompés par les déclarations de Piazza au cours du dernier trois filles ; une de quatorze ans, une de douze, et une autre qui
interrogatoire, qu’ils aient pu prêter foi à un fait exposé, expli- venait tout juste d’en avoir six. Il est beau de voir un homme
qué, circonstancié de cette manière. Qu’est-ce donc qui inspi- riche, noble, célèbre, ayant des responsabilités officielles,
rait ces déclarations ? Comment les avaient-ils obtenues ? Par prendre la peine de fouiller les archives d’une famille pauvre,
un moyen dont l’illégitimité aurait dû leur paraître évidente ; obscure, oubliée ; que dis-je ? proprement infâme ; et de cher-
et ce fut bien le cas, en effet, puisqu’ils tentèrent de le dissi- cher, au milieu d’une postérité aveuglément et obstinément
muler et de le déguiser. tributaire de la sotte exécration de nos pères, de nouveaux
Si, en raisonnant par l’absurde, tout ce qui se passa ensuite arguments pour une compassion généreuse et sage. Certes, il
n’avait été qu’un concours fortuit de choses propres à les n’est pas raisonnable d’opposer la compassion à la justice, qui
confirmer dans leur erreur, la faute leur en reviendrait encore, doit punir même lorsqu’elle est obligée de compatir, et qui ne
à eux qui lui avaient ouvert la voie. Mais nous verrons que tout serait plus la justice si elle déchargeait les coupables de leurs
fut, au contraire, guidé par cette même volonté, leur volonté, peines au nom de la douleur des innocents. Mais, contre la
qui, pour maintenir l’erreur jusqu’au bout, devait encore élu- violence et l’abus, la compassion est elle aussi une forme de
der les lois, se défendre de l’évidence, se jouer de la probité, raison. Et quand bien même il n’y aurait eu que ces premières
s’endurcir contre la compassion. angoisses d’une épouse et d’une mère, quand bien même il n’y
aurait eu que cet effroi soudain, d’une nature si nouvelle, que
cette souffrance inédite infligée à des petites filles voyant leur
père et leur frère se faire empoigner, ligoter, traiter comme des
scélérats, ce serait encore une charge terrible contre ces gens,
auxquels la justice ne donnait nullement le devoir, ni même la
loi la permission d’agir de la sorte.
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Car, pour procéder à cette arrestation, il aurait fallu là choses parurent suspectes ; et, si notre lecteur le permet, nous
encore, bien évidemment, des indices. Dans ce cas, il n’y avait allons devoir en parler, car le soupçon que les enquêteurs for-
ni réputation, ni fuite, ni plainte d’une partie lésée, ni accusa- mèrent au cours de leur visite fut ensuite ce qui donna à ce
tion d’une personne digne de foi, ni déposition de témoins ; pauvre hère une indication, un moyen pour pouvoir s’accuser
il n’y avait aucun corps du délit ; il n’y avait rien d’autre que lui-même sous la torture. Du reste, il y a dans toute cette his-
la déclaration d’un supposé complice. Et pour qu’une telle toire quelque chose de plus fort que le dégoût.
déclaration, qui n’avait en soi aucune espèce de valeur, puisse En temps de peste, il était naturel qu’un homme devant
donner au juge la faculté de procéder, de nombreuses condi- avoir affaire à de nombreuses personnes, et surtout avec des
tions devaient se trouver réunies. Nous aurons l’occasion de malades, se tienne, autant que possible, à l’écart de sa famille :
voir que plusieurs d’entre elles, essentielles, ne furent pas res- le défenseur de Padilla, comme nous le verrons dans un ins-
pectées ; et il serait aisé de montrer qu’il en alla de même de tant, fait cette observation au moment où il oppose au procès
plusieurs autres. Mais cela n’est pas nécessaire : car, même si l’absence de corps du délit. La peste elle-même avait en outre
toutes avaient été scrupuleusement remplies, il y avait dans ce réduit chez cette population désolée les exigences de propreté,
cas précis une circonstance qui rendait l’accusation radicale- déjà fort limitées. Dans un débarras à l’arrière de l’échoppe,
ment et irrémédiablement nulle : le fait qu’elle eût été conçue on trouva ainsi duo vasa stercore humano plena, deux pots
à la suite d’une promesse d’impunité. « À celui qui révèle des emplis d’excréments humains, dit le procès. Un sbire s’en
noms dans l’espoir de l’impunité, que celle-ci soit accordée étonne, et (quiconque avait le droit de parler contre les pro-
par la loi ou promise par le juge, il ne faut pas prêter foi contre pagateurs de la peste) fait remarquer que le conduit est là-haut.
ceux qu’il dénonce 86 », dit Farinacci. Et Bossi : « On peut oppo- Mora répond : Je dors ici en bas, et je ne vais pas là-haut.
ser au témoin que ce qu’il a dit, il pourrait l’avoir dit parce La deuxième chose, c’est que l’on vit dans la cour un four-
qu’on lui a promis l’impunité […], alors qu’un témoin doit neau à l’intérieur duquel était muché un chaudron en cuivre,
parler sincèrement, et non dans l’espoir de quelque avantage dans lequel a été trouvée de l’eau trouble, au fond de laquelle
[…]. Et cela vaut y compris dans les cas où, pour d’autres rai- a été trouvée une matière visqueuse jaune et blanche ; laquelle,
sons, on peut faire exception à la règle qui exclut le complice jetée contre un mur, comme il a été fait, restait collée. Mora dit :
de la possibilité de témoigner […], car celui qui témoigne en C’est de la charrée (lessive). Le procès souligne qu’il le dit avec
échange d’une promesse d’impunité doit s’appeler corrompu, une grande insistance, ce qui permet de comprendre que les
et il ne faut point le croire 87. » C’était là une doctrine que rien autres voyaient là un grand mystère. Mais pourquoi prirent-
ne venait contredire. ils donc le risque de manipuler avec une telle négligence un
Tandis qu’ils se préparaient à tout fouiller de fond en poison si puissant et si mystérieux ? Il faut croire que la fureur
comble, Mora dit à l’auditeur : Oh, que Votre Seigneurie regarde étouffait la peur, qui était pourtant l’une de ses causes.
donques, je sçay qu’elle est venue à cause de cet onguent ; V. S. Parmi ses papiers, on trouva une recette, que l’auditeur
peult le voir, il est là ; j’aveie justement préparé ce petit pot pour le remit à Mora, afin qu’il explique ce que c’était. Celui-ci la
doner au Commissaire, mais il n’est pas venu le prenre ; pour moi, déchira, l’ayant prise, dans cette confusion, pour la recette de
grâce à Dieu, je n’ay rien feit de mal. Que V. S. regarde où bon lui son remède. On ramassa aussitôt les morceaux ; mais nous
semble ; je n’ay rien feit de mal : V. S. peult s’épargner la peine de verrons ensuite comment ce misérable incident sera compté à
me tenir attaché. Il croyait, le pauvre homme, que son crime charge contre le malheureux.
était d’avoir fabriqué et vendu ce remède sans autorisation. Dans l’extrait du procès, on ne trouve pas le nombre de
On fouille partout ; on inspecte les pots, les bocaux, les personnes qui furent arrêtées avec lui. Ripamonti écrit qu’on
ampoules, les boîtes, les boisseaux. (Les barbiers, en ce temps- emmena tous les gens de la famille et de l’échoppe : jeunes
là, exerçaient la basse chirurgie ; de là à jouer un peu les méde- gens, apprentis, femme, enfants, et même parents, s’il s’en
cins, un peu les pharmaciens, il n’y avait qu’un pas.) Deux trouvait là 88.
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En sortant de sa maison, où il ne devait plus remettre les plein été, que de trouver un dépôt visqueux, gras et jaune,
pieds, de cette maison qui devait être démolie jusqu’à ses fon- dans l’échoppe d’un barbier où on a lavé des linges souillés
dations et remplacée par un monument d’infamie, Mora dit : par les plaies et les emplâtres 89 ? »
Je n’ay rien feit de mal, mais si j’ay commis une faute, que je soie Mais, au bout du compte, il ne résultait de ces visites aucune
châtié ; mais depuis que j’ay feit cet Électuaire, je n’ay rien feit découverte : il n’en résultait qu’une contradiction. Le défen-
d’autre ; mais si jamais j’ay commis quelque faute, j’en demande seur de Padilla en déduit, on ne saurait plus justement, que, « à
miséricorde. la lecture de l’instruction à charge, on ne voit apparaître aucun
On l’interrogea le jour même, principalement sur la lessive corps du délit ; requisit et préambule nécessaires pour qu’on
qu’on avait trouvée chez lui et sur ses relations avec le com- puisse former une accusation, acte si préjudiciable et dom-
missaire. Concernant le premier point, il répondit : Messer, je mage irréparable ». Et il observe que cela était d’autant plus
ne sçay rien, cette charrée, ce sont les femmes qui l’ont feite ; c’est indispensable que l’effet que l’on voulait attribuer au crime, à
à elles qu’il fault demander, elles le diront ; moi, je ne saveie pas savoir la mort de nombreuses personnes, avait sa cause natu-
plus qu’il y aveit cette charrée que je saveie qu’on me conduireit relle. « En des jugements si incertains », dit-il, « il était néces-
aujourd’hui en prison. saire de s’en remettre à l’expérience, à ce qui résulte des
Concernant le commissaire, il parla du petit pot d’onguent constellations malignes et des pronostics des Astrologues, qui,
qu’il devait lui remettre, et il en précisa les ingrédients ; il pour l’année 1630, ne prévoyaient rien d’autre que la peste, et
affirma n’avoir pas eu d’autres relations avec lui, si ce n’est de considérer enfin la désolation qui frappa nombre de villes
un an plus tôt environ, quand le commissaire lui avait rendu magnifiques de Lombardie et d’Italie, détruites par la peste,
visite, pour lui demander un service lié à son métier. mais où l’on ne conçut aucun soupçon ni aucune crainte des
Aussitôt après, on questionna son fils ; c’est à ce moment- onctions pestifères. » Ici, l’erreur elle-même vient au secours de
là que le pauvre garçon répéta le racontar idiot du petit pot la vérité, qui cependant n’en avait pas besoin. Et l’on souffre
et de la plume, que nous avons rapporté au début. D’ailleurs, de voir cet homme, après qu’il a formulé cette observation et
cet interrogatoire ne donna rien ; et Verri d’observer, dans une d’autres du même genre, toutes propres à prouver combien ce
note, qu’« il eût fallu interroger le fils du barbier à propos de crime était chimérique, après qu’il a attribué à la puissance de
cette lessive, et voir depuis combien de temps elle se trouvait la torture les dépositions accusant son client, écrire ailleurs ces
dans le chaudron, comment on l’avait faite, pour quel usage ; mots étranges : « Il convient de reconnaître que les susnommés,
et alors, l’affaire se fût éclaircie. Mais », ajoute-t-il, « ils crai- et autres complices, en raison de leur méchanceté, et dans l’in-
gnaient de ne pas le trouver coupable ». Et c’est là, vraiment, la tention de dévaliser les maisons, et de réaliser des profits, ainsi
clef de tout. que ledit Barbier le déclare au feuillet 104, résolurent de com-
On interrogea cependant sur ce point la femme de Mora, mettre un si grand crime contre leur propre Patrie. »
qui, aux questions qu’on lui posa, répondit qu’elle avait fait la Dans la lettre d’information qu’il adresse au gouverneur, le
lessive dix ou douze jours plus tôt ; que chaque fois, elle met- Capitaine de Justice parle de cette circonstance en ces termes :
tait de l’eau de lessive de côté pour certains usages de chirur- « Le barbier a été arrêté chez lui, où on a trouvé certaines mix-
gie ; que c’était pour cette raison qu’on en avait trouvé dans tures, de l’avis des experts fort suspectes. » Suspectes ! C’est le
la maison ; mais que cette eau-là n’avait pas servi, car on n’en mot par lequel un juge doit commencer, mais par lequel il ne
avait pas eu besoin. doit pas finir, sinon contre son gré, après avoir tenté par tous
On fit examiner cette lessive par deux lavandières et par les moyens d’arriver à la certitude. Si nous ne savions déjà, ou
trois médecins. Les premières confirmèrent que c’était de si nous ne pouvions deviner quelles méthodes, en ce temps-là
l’eau de lessive, mais altérée ; les autres que ce n’était pas de aussi, étaient en usage, et que l’on aurait pu mettre en œuvre si
l’eau de lessive ; et ceci parce que, selon les unes et les autres, l’on avait vraiment voulu tirer au clair les propriétés supposé-
le fond collait et filait. « Quoi de plus naturel, » dit Verri, « en ment vénéneuses de cette eau croupie, l’homme qui présidait
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au procès nous l’apprendrait. Dans l’autre lettre que nous aucun droit d’en arriver là. Mais dès lors qu’ils voulaient s’en
avons évoquée ci-avant, par laquelle le tribunal de la Santé servir à tout prix, il fallait du moins qu’elle demeurât inchan-
avait informé le gouverneur du grand barbouillage pestifère gée. S’ils lui avaient, dès la toute première fois, dit ces mots,
du 18 mai, on parlait d’une expérience menée sur des chiens, cela a quelque chose de très invraisemblable, s’il n’avait pas
« pour vérifier si ces matières onctueuses étaient pestilentielles lui-même résolu la difficulté, en donnant au fait une forme
ou non ». Mais, à ce moment-là, ils n’avaient entre leurs griffes moins étrange, et sans contredire ce qu’il avait déjà dit (chose
aucun homme sur lequel on pût mener l’expérience de la tor- sur quoi, pourtant, il ne fallait guère compter), ils se seraient
ture, et contre lequel les foules vinssent crier : Tolle ! Qu’on le retrouvés à la croisée des chemins : libérer Mora, ou l’incarcé-
soulève encore ! rer après avoir eux-mêmes protesté, pour ainsi dire, d’avance
Avant de mettre Mora à la question, ils voulurent donner à contre un tel acte.
Piazza des informations plus claires et plus précises ; et le lec- La remarque fut accompagnée d’un avertissement terrible.
teur pensera qu’il en était besoin. On le fit donc venir, et on lui Et par conséquent, s’il ne se résout pas à dire l’entière vérité, ainsi
demanda si ce qu’il avait déclaré dans sa déposition était vrai, qu’il l’a promis, il lui est notifié que l’impunité promise ne lui sera
et s’il se rappelait autre chose. Il confirma ses dires mais ne plus garantie, chaque fois que seront diminués ses aveux susvisés,
trouva rien à ajouter. et qu’ils ne rendront pas compte de l’entièreté des accords passés
On lui oppose alors que cela a quelque chose de très invrai- entre le susdit Barbier et lui-même ; et qu’à l’inverse, s’il dit la
semblable qu’entre ledit barbier et lui-même n’ait été stipulé nul vérité, l’impunité promise lui sera garantie.
autre accord que celui qu’il a déclaré, s’agissant d’une affaire Et l’on voit ici, comme nous l’avions annoncé plus haut, en
d’une telle gravité, dont on ne commet pas l’exécution à autrui, si quoi il put être utile aux juges de ne pas recourir au gouver-
ce n’est au terme de longs et confiants pourparlers, et non point à neur pour cette impunité. Si c’était lui qui l’avait accordée, en
la sauvette, ainsi qu’il le déclare dans sa déposition. vertu de l’autorité royale dont il était dépositaire, et par un
La remarque était juste, mais elle arrivait bien tard. acte solennel, à verser au procès, il serait devenu impossible
Pourquoi ne pas l’avoir faite d’emblée, quand Piazza avait de la retirer avec une telle désinvolture. Les mots prononcés
déposé en ces termes ? Pourquoi appeler pareille chose vérité ? par un auditeur, d’autres mots suffisaient à les annuler.
Avaient-ils donc le sens du vraisemblable si lent et si obtus Notons que l’impunité pour Baruello fut demandée au gou-
qu’il leur fallût une journée entière pour se rendre compte de verneur le 5 septembre, c’est-à-dire après le supplice de Piazza,
son absence ? Eux ? Bien au contraire. Leur sens du vraisem- de Mora, et de quelques autres malheureux. On pouvait alors
blable était des plus fins, trop fin, même. N’étaient-ce pas les courir le risque d’en laisser échapper un ou deux : la bête avait
mêmes qui avaient, et sur-le-champ, jugé invraisemblable que mangé, ses rugissements étaient sans doute moins impatients
Piazza n’eût pas entendu parler des souillures de la via della et moins impérieux.
Vetra, et qu’il ignorât le nom des députés d’une paroisse ? En réponse à cet avertissement, le commissaire, dès lors
Pourquoi se montraient-ils si sophistes dans un cas, si négli- qu’il entendait maintenir ses malencontreuses déclarations,
gents dans l’autre ? dut aiguiser son intelligence, autant qu’il le pouvait, mais il
Le pourquoi, ce sont eux qui le savent, et Celui qui sait tout ; ne parvint qu’à répéter l’histoire précédente. Je diray tout à
ce que, pour notre part, nous pouvons constater aussi, c’est V. S. : deux jours avant de me doner l’onguent, ledit Barbier se tro-
qu’ils relevèrent l’invraisemblance lorsqu’elle pouvait servir veit sur le boulevard de la Porte du Tessin, en compagnie de trois
de prétexte à la torture de Piazza ; qu’ils ne la relevèrent pas autres ; et me voyant passer, il m’a dist : Commissaire, j’ay un
lorsqu’elle aurait pu être un obstacle trop évident à la capture onguent à vous doner ; moi, je lui ay dist : Voulez-vous me le doner
de Mora. maintenant ? Lui m’a répondu que non, et sur le moment il ne m’a
Nous avons vu, il est vrai, que la déposition du premier, en pas dist l’effet que deveit produire cet onguent ; mais quand plus
tant qu’elle était radicalement nulle, ne pouvait leur donner tard il me l’a doné, il m’a dist que c’esteit un onguent pour oindre
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les murailles, et faire mourir les gens, mais moi, je ne lui ay point même permettre au juge, comme tout autre indice douteux, de
demandé s’il l’aveit essayé. Sauf que, la première fois, il avait mener une enquête, elle ne l’autorisait pas à procéder contre
dit ceci : Lui ne m’en a rien dist ; j’imagine bien que cet onguent la personne91. Et quant à la coutume en vigueur au tribunal
esteit empoisonné ; et la seconde : il m’a dist que c’esteit pour de Milan, voici ce qu’atteste Claro, sur le plan le plus général :
faire mourir les gens. Mais sans se soucier le moins du monde « Afin que les dires du complice fassent foi, il est nécessaire
de cette contradiction, ils lui demandent qui étaient ceux qui qu’ils soient confirmés dans les tourments, car, celui-ci étant
se trouvaient avec ledit Barbier, et comment ils étaient vêtus. infâme en raison de son crime même, il ne saurait être reçu
Qui ils étaient, il l’ignore ; il soupçonne qu’il devait s’agir de comme témoin, en dehors de la torture ; et ita apud nos serva-
voisins de Mora ; comment ils étaient vêtus, il ne s’en souvient tur 92 : voici ce qu’on observe chez nous. »
pas ; il maintient seulement que tout ce qu’il a déclaré contre Au moins, la torture à laquelle on avait soumis le commis-
lui est vrai. Quand on lui demande s’il est prêt à le soutenir saire pour ce dernier interrogatoire était-elle légale ? Non, sans
en sa présence, il répond que oui. On le met à la torture, pour le moindre doute : elle était inique, y compris selon les lois,
purger l’infamie, et pour donner à sa parole force d’indice dès lors qu’on l’infligeait pour valider une accusation qui ne
contre ce malheureux. pouvait d’aucune façon devenir valable, eu égard à l’impunité
L’époque de la torture est, grâce au ciel, suffisamment loin- au moyen de laquelle on l’avait obtenue. Bossi, leur auteur de
taine pour que de telles formules exigent une explication. Une référence, les avait pourtant mis en garde à ce sujet : « La tor-
loi romaine prescrivait que « le témoignage d’un gladiateur, ture étant un mal irréparable, on aura grand soin de ne point
ou d’une personne semblable, fût sans valeur en dehors des la faire endurer en vain à un accusé dans de pareils cas, à
tourments 90. » La jurisprudence avait ensuite établi, en les savoir lorsqu’il n’existe pas d’autres présomptions ou indices
réunissant sous le titre d’infâmes, les personnes auxquelles du délit 93. »
cette règle devait s’appliquer ; et le coupable, qu’il ait avoué Comment cela ? Agissaient-ils contre la loi en le livrant à la
ou ait été déclaré tel par les juges, faisait partie de cette caté- torture autant qu’en ne l’y livrant pas ? Absolument. Doit-on
gorie. Voici donc de quelle façon ils estimaient que la torture s’étonner, lorsqu’on a fait fausse route, de se retrouver à une
purgeait l’infamie. En tant qu’infâme, disaient-ils, le com- bifurcation où il est également vain de prendre à droite ou à
plice n’est pas digne de foi ; mais dans le cas où il affirmerait gauche ?
quelque chose allant contre son intérêt, puissant, vif et pré- Du reste, on devine aisément que la torture à laquelle on le
sent, on peut croire que c’est la vérité qui le contraint à cela. soumit pour lui faire rétracter son accusation fut moins effi-
Si donc, après qu’un coupable s’est fait accusateur d’autrui, cace que celle qu’on lui avait infligée pour le convaincre de
on lui intime de retirer son accusation ou de se soumettre aux s’accuser. Le fait est qu’ils n’eurent pas, cette fois-ci, d’excla-
tourments, et qu’il persiste dans l’accusation ; si, une fois la mations à consigner, de hurlements et gémissements à enre-
menace mise à exécution, il persiste sous la torture, alors ses gistrer : il confirma paisiblement sa déposition.
dires deviennent crédibles ; la torture a purgé l’infamie, res- Ils lui demandèrent par deux fois pour quelle raison
tituant à ses dires l’autorité qu’ils ne pouvaient recevoir du il ne l’avait pas faite lors des premiers interrogatoires.
caractère de sa personne. Apparemment, ils ne pouvaient s’ôter de la tête le doute, et du
Pourquoi, alors, n’avaient-ils pas fait confirmer dans les cœur le remords, que cette histoire absurde ne lui ait été dic-
tourments la première déposition de Piazza ? Était-ce encore tée que par le désir de l’impunité. Il répondit : C’est por ce que
pour éviter de mettre à l’épreuve cette déposition, tellement j’en esteie empêché par l’eau que j’ay dite et que j’aveie bue. Ils
insuffisante, mais tellement nécessaire à la capture de Mora ? auraient certainement préféré une réponse plus concluante ;
Ce qui est sûr, c’est que cette omission la rendait encore plus mais il fallait se satisfaire de celle-ci. Ils avaient négligé, que
illégale : car si on admettait qu’une accusation prononcée par dis-je ?, écarté, exclu tous les moyens susceptibles de les
un infâme, non confirmée dans les tourments, pût tout de conduire à la découverte de la vérité : des deux conclusions
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opposées auxquelles pouvait aboutir l’enquête, ils en avaient Parmi une série de questions concernant son remède, l’eau
choisie une, et avaient mis en œuvre, pour l’obtenir à tout prix, de lessive, et certains lézards qu’il avait demandé à des gamins
d’abord un moyen, puis un autre. Pouvaient-ils dès lors pré- d’attraper afin d’en composer une médication en usage à
tendre y trouver la satisfaction que procure la vérité quand on l’époque (questions auxquelles il répondit comme un homme
l’a sincèrement cherchée ? Éteindre la lumière est une façon qui n’a rien à cacher ni à inventer), on lui présente les morceaux
bien commode de ne pas voir ce qui déplaît, mais cela ne per- de ce papier qu’il avait déchiré pendant la fouille de sa maison.
met pas de voir ce que l’on désire. Je le reconnaie, dit-il, comme estant cet écrit que j’ay déchiré par
Détaché de la corde, et tandis qu’on le déliait, le commis- inadvertance ; et l’on pourra rassembler les morceaux pour voir ce
saire déclara : Messer, je veuil réfléchir un peu jusqu’à demain, et qu’il contient, et il me revindra en mémoire de qui je l’ay reçu.
j’en diray ensuite d’avantage, tout ce que je me rapellerai, aussi On se mit ensuite à l’interroger de la sorte : Comment
bien contre lui que contre d’autres encore. il se fait que, n’ayant pas une grande intimité avec le susdit
Cependant qu’on le ramenait en prison, il s’arrêta et Commissaire, du nom de Guglielmo Piazza, ainsi qu’il l’a dit lors
déclara : J’ai encore je ne sçay quoi à dire ; et il nomma, comme de son précédent interrogatoire, ce Commissaire put si librement
amis de Mora, et mauvais sujets, Baruello, et deux ragoïezeux 94, retirer ledit pot de pommade ; et comment lui-même, Prévenu, se
Girolamo et Gaspare Migliavacca, père et fils. proposa, si librement et promptement, de le lui remettre, l’inter-
Ainsi le malheureux cherchait-il à suppléer le manque de pellant afin qu’il le vînt chercher, ainsi qu’il l’a déclaré au cours
preuves par le nombre de victimes. Mais ceux qui l’avaient de son autre interrogatoire.
interrogé pouvaient-ils ne pas s’apercevoir que ces ajouts ne fai- Voici que revient à la charge le critère inflexible de la vrai-
saient que confirmer qu’il n’avait rien à dire ? C’étaient eux qui semblance. La première fois que Piazza avait affirmé que le
lui avaient demandé des circonstances susceptibles de rendre barbier – son ami de bonjour bonsoir, bon an – lui avait offert,
le fait vraisemblable ; et l’on ne saurait croire que celui qui pro- tout aussi librement et promptement, un pot d’onguent pour
pose la difficulté soit incapable de la reconnaître. Ces nouvelles faire mourir les gens, on ne lui avait fait aucune difficulté ; et
dénonciations lancées au vol, ou plus exactement ces velléités voici qu’on la fait à celui qui affirme qu’il s’agit d’un remède.
de dénonciation signifiaient clairement ceci : vous autres pré- Pourtant, on devrait naturellement user de moins d’égards
tendez que je vous éclaircisse un fait ; comment le pourrais-je, quand on cherche le complice nécessaire d’une infraction
si le fait n’existe pas ? Mais ce qui, en dernier lieu, vous importe, légère, et concernant une chose en soi parfaitement honnête,
c’est d’avoir des gens à condamner ; soit, je vous en donne ; à que lorsqu’on le cherche, sans nécessité, concernant un atten-
vous d’en tirer ce dont vous avez besoin. Vous arriverez bien à tat aussi dangereux qu’exécrable : et il ne s’agit pas là d’une
vos fins avec l’un ou l’autre, comme vous y êtes arrivés avec moi. découverte qu’on aurait faite au cours de ces deux derniers
Des trois hommes dénoncés par Piazza, et des autres dont, siècles. Ce n’était pas l’homme du XVIIe siècle qui, ici, raison-
chemin faisant, il donna les noms avec aussi peu de fonde- nait à l’envers ; c’était l’homme de la passion. Mora répondit :
ment, et qui furent condamnés avec la même certitude, nous Je l’ay feit par intérêt.
ne ferons mention que dans la mesure où cela permettra On lui demande ensuite s’il connaît ceux dont Piazza a
d’éclairer son histoire et celle de Mora (parce qu’ils furent les donné les noms ; il répond qu’il les connaît, mais qu’il n’est
premiers à tomber aux mains des juges, ce sont eux que l’on pas leur ami, car ce sont des gens qu’il vaut mieux laisser à leurs
considéra toujours comme les auteurs principaux du crime), affaires. On lui demande s’il sait qui a barbouillé les murs
ou lorsqu’on pourra en tirer quelque élément digne d’une par- de la ville ; il répond que non. S’il sait de qui le commissaire
ticulière attention. Nous omettons en outre ici, comme nous le a reçu l’onguent pour poisser les murailles ; il répond encore
ferons ailleurs, certains faits secondaires et autres péripéties, que non.
pour en venir sans plus attendre au second interrogatoire de On lui demande enfin s’il sait si quelque personne se serait
Mora, qui eut lieu le jour même. approchée dudit Commissaire afin qu’il poisse, contre une offre
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d’argent, les murailles de la Vedra de’ Cittadini, et lui aurait encore : tout ce qu’il a déclaré dans sa déposition. Il répond :
remis pour ce faire un petit pot en verre contenant de cet onguent. Oui Messer, cela est vray. Le pauvre Mora crie : Ah Dieu de misé-
Il répond, en penchant la tête, et en baissant la voix (flectens ricorde ! On ne le provera jamais.
caput, et submissa voce) : je ne sais rien. Le commissaire : Voilà où j’en suis, por vous avoir doné mon
Peut-être commençait-il seulement à deviner à quelle fin aide.
étrange et horrible pouvaient viser toutes ces questions obliques. Mora : On ne le provera jamais ; vous ne porreiz pas prover être
Et l’on ne peut savoir comment ils posèrent la suivante ; car ils jamais venu chez moi.
devaient d’autant plus faire mine de tout savoir, et se montrer Le commissaire : Plût au Ciel que jamais je ne fuisse venu chez
forts par avance contre les prévisibles dénégations de l’accusé, vous, comme j’y suis bien venu ; c’est par votre faute que j’en suis
qu’ils n’étaient, qu’ils le voulussent ou non, nullement assurés là.
de leur découverte. Les visages et les gestes qu’eux-mêmes fai- Mora : On ne provera jamais que vous soiiez venu chez moi.
saient, ils ne les consignaient pas dans les minutes du procès. Après quoi on les renvoya l’un et l’autre, chacun dans sa
Ils en vinrent donc à lui demander directement si lui, Prévenu, cellule.
s’est approché du susdit Guglielmo Piazza Commissaire de la Santé Le Capitaine de Justice, dans la lettre au gouverneur que
pour lui demander de poisser les murailles aux abords de la Vedra nous avons déjà citée plusieurs fois, rend compte de cette
de’ Cittadini, et si pour ce faire il lui a remis un petit pot en verre confrontation en ces termes : « Piazza lui a vigoureuse-
contenant l’onguent qu’il devait employer ; en lui promettant de lui ment soutenu bien en face qu’il était vrai qu’il avait reçu cet
donner ensuite une belle somme d’argent. onguent, selon les circonstances de lieu et de temps. » Le gou-
Il s’exclama, plus qu’il ne répondit : Non Messer ! Maïdè 95, verneur Spinola dut croire que Piazza avait précisé ces circons-
non ! Jamais de la vie ! Moi, faire de telles choses ? Ce sont des tances dans un débat contradictoire avec Mora ; et quant à
mots que peut dire un innocent aussi bien qu’un coupable ; mais « soutenir vigoureusement », cela se limitait en réalité à un Oui
pas de la mesme manière. Messer, cela est vray.
On lui rétorqua : Que dira le Prévenu lorsque le susdit La lettre s’achève sur ces mots : « On continue de faire
Guglielmo Piazza Commissaire de la Santé soutiendra cette vérité diligence pour découvrir d’autres complices, ou mandants.
en sa présence ? En attendant, j’ai voulu que ce qui se passe fût connu de V. E.,
Encore cette vérité ! Ils ne connaissaient la chose que par la à laquelle humblement je baise les mains, en lui souhaitant
déposition d’un supposé complice, auquel ils avaient dit, le une issue prospère dans ses entreprises. » Il y eut sans doute
jour même, que l’affaire, telle qu’il la racontait, avait quelque d’autres lettres, qui se sont perdues. Quant aux entreprises,
chose de très invraisemblable ; de son côté, il n’avait pas même le souhait demeura lettre morte. Ne recevant aucun renfort,
été capable d’ajouter ne fût-ce qu’un soupçon de vraisem- et désespérant désormais de prendre Casal, Spinola tomba
blance, sauf à supposer que la contradiction puisse en don- malade, y compris d’un excès de passion, vers le début du
ner ; et voilà qu’ils disaient ouvertement à Mora cette vérité ! mois de septembre, et il mourut le 25, manquant au bout du
Encore une fois : était-ce un effet de la grossièreté des temps ? compte à son illustre surnom de preneur de cités, qu’il avait
De la barbarie des lois ? Était-ce de l’ignorance ? De la supers- gagné dans les Flandres, et disant (en espagnol) : on m’a ôté
tition ? Ou était-ce l’un de ces moments où l’iniquité se désa- mon honneur. On lui avait fait pire, en lui donnant une fonc-
voue elle-même ? tion à laquelle s’attachaient maintes obligations, dont une
Mora répondit : Lorsqu’il me le dira en face, je diray que c’est seule paraissait lui importer vraiment : et c’était sans doute
un infâme, et qu’il ne peut dire cela, por ce qu’il n’a jamais parlé celle pour laquelle on l’avait mis là.
d’une telle chose avec moi, et que Dieu me garde ! Le lendemain de la confrontation, le commissaire demanda
On fait venir Piazza, et en présence de Mora on lui demande, à être entendu ; après qu’on l’eut introduit, il déclara :
d’un trait, si telle chose est vraie, et telle autre, et telle autre Le Barbier a dist que je ne suis jamais allé chez lui ; je prie donc
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V. S. d’interroger Baldassar Litta, qui demeure chez l’Antiano, son salut pouvait dépendre des preuves qu’il donnerait de son
dans le faubourg de S. Bernardino, et Stefano Buzzio, qui est amitié avec Mora ; et que le pauvre diable, pour ne pas dire
teinturier, et demeure sous le porche contre S. Agostino, près de qu’il n’était nullement question d’amitié, ait embrassé ce parti,
S. Ambrogio, lesquels sont informés que je me suis rendu dans la auquel il n’aurait jamais pensé tout seul. En tout cas, la dépo-
maison et dans la boutique dudit Barbier. sition des deux hommes dont il avait cité les noms montre
Était-il venu rendre cette déclaration de sa propre initia- clairement qu’il n’avait rien à attendre de leur témoignage.
tive ? Ou était-ce une suggestion que lui avaient faite les juges ? Baldassare Litta, à qui l’on demande s’il a jamais vu Piazza se
La première hypothèse serait étrange, comme la suite le mon- présenter à la maison ou à la boutique de Mora, répond : Non,
trera ; la seconde a pour elle un argument très puissant. Ils Messer. Stefano Buzzi, à qui l’on demande s’il sait si entre ledit
voulaient un prétexte pour livrer Mora à la torture. Or, parmi Piazza et le Barbier il y a quelque amitié, répond : Il se peut qu’ils
les raisons qui, selon l’opinion de maints docteurs, pouvaient soient amis, et qu’ils se disent bonjour ; mais c’est une chose que je
donner à l’accusation du complice la valeur qu’elle ne possé- ne saurais aucunement dire à V. S. À une nouvelle question, s’il
dait pas par elle-même, et en faire un indice justifiant la tor- sait si ledit Piazza est jamais venu à la maison ou à la boutique
ture de la personne dénoncée, il y avait celle-ci : qu’il y eût dudit Barbier, il répond : Je ne saurais aucunement le dire à V. S.
entre eux de l’amitié. Mais pas une amitié, pas une connais- Ils voulurent alors entendre un autre témoin, pour vérifier
sance quelconque ; car « si on l’entendait ainsi », dit Farinacci, une circonstance dont Piazza avait fait état dans sa déposition ;
« toute accusation d’un complice deviendrait un indice, dès à savoir qu’un certain Matteo Volpi s’était trouvé là lorsque le
lors qu’il est par trop facile que le dénonçant connaisse de barbier lui avait dit : Il fauldra que je vous remette je ne sçay quoi.
quelque manière le dénoncé ; il faut au contraire qu’ils aient Interrogé sur ce point, ce Volpi non seulement répond qu’il ne
entretenu un commerce étroit et fréquent, et tel qu’il rende sait rien, mais encore, admonesté, ajoute résolument : Je veuil
vraisemblable qu’ils aient pu s’entendre pour commettre le bien jurer que je n’ay jamais vu qu’ils aient parlé ensemble.
crime 96. » Voilà pourquoi ils avaient demandé d’emblée au Le lendemain, le 30 juin, on soumit Mora à un nouvel inter-
commissaire si ledit Barbier était un ami à lui, Prévenu. Mais rogatoire ; et on ne saurait deviner comment ils l’engagèrent.
le lecteur se rappelle sans doute la réponse qu’ils reçurent : Que le Prévenu dise pour quelle raison, lors de son précé-
C’est un ami, oui Messer, bonjour bonsoir, bon an. L’injonction dent interrogatoire, quand il fut confronté à Guglielmo Piazza
menaçante qu’on lui avait adressée ensuite n’avait rien donné Commissaire de la Santé, il a prétendu le connaître à peine,
de plus ; et ce qu’ils avaient cherché par ce moyen était devenu disant n’avoir jamais été chez lui, ce qui pourtant lui était affirmé
un obstacle. Il est vrai que cela n’était pas, que cela ne pouvait en face ; et lors même que, au cours de son premier interrogatoire,
en aucun cas devenir un moyen légitime ni légal, et que même il a montré pleinement connaître le susdit, ce que confirment
l’amitié la plus intime et la plus solide n’aurait pu donner de d’autres témoignages recueillis au cours de ce procès ; et ce dont
valeur à une accusation que la promesse d’impunité rendait atteste encore la promptitude avec laquelle il lui proposa et pré-
irrémissiblement caduque. Mais confrontés à cette difficulté, para le pot de pommade dont il a fait mention lors de sa précé-
comme à tant d’autres qu’ils ne faisaient pas consigner dans dente déposition.
les minutes du procès, ils passaient outre : l’autre, en revanche, Il répond : Il est vray que ledit Commissaire passe souvent
ils l’avaient mise eux-mêmes en évidence par leurs questions, devant ma boutique ; mais il ne fréquente ni ma maison, ni
et il fallait maintenant veiller à la faire disparaître. Dans le moi-même.
procès, on rapporte les propos de geôliers, de sbires et de déte- Ils rétorquent que non seulement cela est contraire à sa pre-
nus incarcérés pour d’autres crimes, placés dans la cellule de mière déposition, mais encore à celle d’autres témoins...
nos malheureux prévenus, pour leur arracher quelque chose de Ici, tout commentaire est superflu.
la bouche. Il est donc plus que probable que les juges, par tel Toutefois, ils n’osèrent pas le mettre à la torture sur la
ou tel de leurs suppôts, aient fait savoir au commissaire que déposition de Piazza. Mais que firent-ils ? Ils eurent recours à
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l’expédient des invraisemblances ; et, chose incroyable, l’une eux-mêmes l’improbité, en refusant de voir ce que contenait
de ces prétendues invraisemblances fut qu’il niait son amitié le papier déchiré ; l’autre que rendaient également indigne, ou
avec Piazza, et que celui-ci fréquentât sa maison, alors qu’il pire encore, les témoignages au moyen desquels ils avaient
affirmait lui avoir promis cette pommade ! L’autre invraisem- tenté d’en faire un indice légal.
blance, c’était qu’il n’expliquait pas de manière satisfaisante En veut-on davantage ? Quand bien même les témoins
la raison pour laquelle il avait déchiré ce papier. Car Mora auraient pleinement confirmé la seconde déclaration de
persistait à dire qu’il avait fait ça sans y songer, et sans pen- Piazza concernant cette circonstance particulière et accessoire,
ser que ce geste aurait une quelconque importance aux yeux et quand bien même son impunité n’aurait pas été en jeu, la
de la justice. Peut-être craignait-il, pauvre bougre, d’aggraver déposition de celui-ci ne pouvait plus fournir le moindre
son cas en avouant qu’il l’avait déchiré pour faire disparaître indice légal. « Le complice qui varie et qui se contredit dans ses
la preuve d’une infraction ; ou peut-être ne savait-il s’expli- dépositions, devenant de ce fait également parjure, ne peut
quer à lui-même, en effet, ce geste qu’il avait eu dans ces pre- fournir, contre ceux qu’ils dénonce, d’indices pouvant justifier
miers moments de confusion et d’effroi. Quoi qu’il en soit, ils la torture […], ni même l’investigation […], et c’est là, peut-on
avaient en leur possession les morceaux de ce papier, et s’ils dire, la doctrine communément admise par les docteurs 97. »
croyaient qu’il pût contenir quelque indice, ils n’avaient qu’à Et Mora fut livré à la torture !
le recomposer, et lire tout bonnement ce qui s’y trouvait écrit : Le malheureux n’avait pas la robustesse de son calomnia-
Mora lui-même le leur avait suggéré. Allons donc : qui pourrait teur. Néanmoins, pendant un certain temps, la douleur ne put
croire qu’ils ne l’eussent déjà fait ? lui arracher que des cris poignants, et des protestations qu’il
Ils intimèrent donc à Mora, sous la menace de la torture, de avait dit la vérité. Oh mon Dieu ! Je ne connois pas cet homme, ni
dire la vérité concernant ces deux points. Il répondit : J’ay déjà ne l’ay jamais fréquenté, et c’est por quoi je ne puis dire... et c’est
dist ce qu’il y a d’écrit sur ce papier ; et le Commissaire peult bien por quoi c’est un mensonge qu’il dit qu’il a fréquenté ma maison,
dire ce qu’il veult, por ce qu’il dit une infamie, por ce que moi, je ou qu’il est venu dans ma boutique. Je suis mort ! Miséricorde, oh
ne lui ay rien doné. Seigneur ! Miséricorde ! J’ay décarpillé le papier en croyant que
Il croyait (et comment ne l’aurait-il pas cru ?) que telle était, c’esteit la recette de mon électuaire... por ce que je vouleie être le
en dernier lieu, la vérité qu’ils attendaient de lui. Pas du tout. seul à povoir en faire profit.
Ils lui disent que ce n’est pas là ce qu’on lui demande, car ce n’est Ce n’est pas une cause suffisante, lui dirent-ils. Il supplia
pas à ce propos qu’on l’interroge, et que pour lors on ne veut de lui qu’on le fasse descendre, il dirait la vérité ! On le relâcha, et
d’autre vérité que la raison pour laquelle il a décarpillé (déchiré) il dit : La vérité, c’est que le Commissaire n’a aucune relation
ledit écrit, et pourquoi il a nié et nie que ledit Commissaire avec moi. Les tourments reprirent, plus cruels : aux instances
soit venu en sa boutique, faisant montre de ne le presque pas impitoyables de ses interrogateurs, le malheureux répondait :
connaître. Que Votre Seigneurie voie ce qu’elle veult que je dise, et je le diray.
Il serait, j’imagine, fort difficile de trouver d’autres À celui qui le torturait, sur ordre d’Alexandre le Grand, qui
exemples d’un respect aussi effrontément mensonger des for- « lui-même était caché derrière une tapisserie, d’où il pouvait
malités légales. Sur la base du chef d’accusation principal – ou, tout entendre 98 », Philotas répondit de même : Dic quid velis
pour mieux dire, unique –, le droit d’ordonner la torture leur me dicere 99 ; et, sans doute, c’est aussi la réponse de bien des
faisait trop manifestement défaut : ils voulaient donc l’obtenir malheureux.
par un autre chemin. Mais le manteau de l’iniquité est court : À la fin, les affres de la douleur devenant plus puissants
on ne peut le tirer pour couvrir un côté sans en découvrir un que la répugnance à se calomnier soi-même et que la pen-
autre. Ainsi voyait-on de plus en plus clairement apparaître sée du supplice, il déclara : J’ai doné un petit pot tout plein de
que ne s’offraient à eux, pour en venir à cette violence, que bran, c’est-à-dire de crotte, afin qu’il souillast les murailles, au
deux prétextes des plus injustes : l’un dont ils démontraient Commissaire. Que V. S. me fasce descendre, et je diray la vérité.
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Ainsi, de même que Piazza avait corroboré les divagations le mensonge fût dans le procès, plutôt que dans la lettre du
d’une petite femme quelconque, ils avaient obtenu que Mora Capitaine de Justice, c’est qu’aucun élément ne nous donnait
confirme les conjectures du sbire ; dans le second cas par une de raison suffisante de le faire. Devant la difficulté à admettre
torture illégale, tout comme dans le premier par une illé- ce fait nouveau et des plus étranges, on est presque obligé de
gale impunité. Les armes étaient prélevées dans l’arsenal de faire une supposition atroce, qui vient s’ajouter à tant d’autres
la jurisprudence ; mais les coups étaient infligés au gré du atrocités patentes. Nous hésitons, dis-je, entre penser, d’une
caprice des juges, et traîtreusement. part, que Mora s’accusa, sans être interrogé sur ce point, d’un
Voyant que la douleur produisait l’effet qu’ils avaient tel- crime horrible, qu’il n’avait pas commis, qui devait lui valoir
lement convoité, ils n’exaucèrent pas la supplique du mal- une mort épouvantable ; et supposer, d’autre part, que ses
heureux, de la faire du moins cesser sans attendre. Il lui inti- juges, tout en reconnaissant n’avoir aucun droit valable de le
mèrent qu’il commence d’abord à dire. supplicier afin de lui faire avouer ce crime, profitaient de la
Il dit : C’était de la crotte humaine, de la charrée (l’eau de torture qu’ils lui infligeaient sous un autre prétexte pour lui
lessive ; et voici le résultat de cet examen du chaudron, com- arracher cet aveu. Que le lecteur décide ce qu’il veut en penser.
mencé avec tant d’apparat, et terminé de façon si perfide) ; por À la suite de cette séance de torture, les juges le soumirent
que c’est lui qui me l’aveit demandée, c’est-à-dire le Commissaire, à un interrogatoire semblable en tout point à celui que le
pour souiller les maisons, et de cette matière qui sort de la commissaire avait enduré après la promesse d’impunité : un
bouche des morts, qu’on trasporte sur des charois. Cela non mélange, ou pour mieux dire un fatras de démence et de four-
plus, il ne l’inventait même pas. Lors d’un interrogatoire pos- berie, une profusion de questions sans fondement, l’omission
térieur, quand on lui demande où il en a appris la composition, des enquêtes que l’affaire exigeait indéniablement, que la
il répond : On dit que c’est ce qu’ils faiseient en Barbarie, comme jurisprudence prescrivait impérativement.
quoi ils emploïeient cette matière qui sort de la bouche des Attendu que « personne ne commet de crime sans rai-
morts... et moi, j’ay eu l’idée d’y adjointurer la lichiffe [lessive] et son » ; ayant été constaté que « bien des faibles d’esprit avaient
la crotte. Il aurait pu répondre : c’est de mes assassins que j’ai avoué des crimes qu’ensuite, après leur condamnation, et au
appris cette recette ; de vous autres et de la foule. moment du supplice, ils avaient protesté n’avoir point com-
Mais il y a ici quelque chose d’autre de très étrange. mis, et qu’en effet on avait découvert, quand il n’était plus
Pourquoi donc passa-t-il un aveu que ses juges n’avaient pas temps, qu’il ne les avait pas commis », la jurisprudence avait
sollicité, qu’ils avaient même exclu de l’interrogatoire, en établi que « l’aveu n’eût point de valeur, s’il n’énonçait pas la
lui disant que ce n’est pas là ce qu’on lui demande, car ce n’est raison du crime, et si cette raison n’était pas vraisemblable
pas à ce propos qu’on l’interroge ? Puisque c’est la douleur qui et grave, proportionnelle à la gravité du crime lui-même 100. »
le poussait à mentir, on s’attendrait à ce que ses mensonges Or ce Mora, pauvre de lui, réduit à improviser de nouvelles
demeurent dans les limites des questions. Il pouvait dire être fables, pour confirmer celle qui devait le conduire à un sup-
l’ami intime du commissaire ; il pouvait inventer quelque rai- plice atroce, déclara, au cours de cet interrogatoire, que c’était
son coupable, aggravante, d’avoir déchiré ce papier ; mais le commissaire qui lui avait livré la bave des victimes de la
pourquoi aller plus loin que ce à quoi il était contraint ? peste ; que c’était lui qui lui avait suggéré ce crime ; et que la
Se pourrait-il qu’on lui ait suggéré, tandis qu’il était accablé de raison pour laquelle l’un l’avait imaginé et l’autre accepté une
sévices, d’autres moyens de les faire cesser ? Lui aurait-on posé telle suggestion, c’était qu’ainsi, puisque maintes personnes
d’autres questions, qui ne furent pas versées au procès ? Si tel tomberaient malades, ils gagneraient beaucoup d’argent tous
était le cas, c’est nous qui pourrions nous être abusé quand les deux : l’un, grâce à sa fonction de commissaire de la Santé ;
nous avons supposé qu’ils avaient abusé le gouverneur en lui l’autre, grâce à la vente de son remède. Nous ne demande-
faisant croire que Piazza avait été interrogé sur le crime. Mais rons pas au lecteur ce qu’il pense de la proportionnalité entre
si, précédemment, nous n’avons pas formulé le soupçon que l’énormité et les risques d’un tel crime et l’importance des
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gains attendus (que les coups de pouce de la nature, du reste, je ne sçay point qui ils sont. On lui objecte qu’il n’est pas vrai-
ne faisaient pas manquer). Mais s’il croit que ces juges, parce semblable qu’il l’ignore. Dès qu’il entend ce mot terrible, qui
qu’ils vivaient au XVIIe siècle, pensaient que cette proportion- mène tout droit à la torture, le malheureux s’empresse d’affir-
nalité était juste, et trouvaient donc vraisemblable la raison mer, le plus catégoriquement du monde : Ce sont Foresari et
invoquée par Mora, le lecteur pourra bientôt les entendre, lors Baruello : ceux qu’on lui avait indiqués sous ces noms lors du
d’un autre interrogatoire, dire eux-mêmes qu’il n’en est rien. précédent interrogatoire.
Mais il y avait plus : il y avait contre la cause que Mora don- Il dit qu’il conservait le poison dans son fourneau, c’est-à-
nait de ses actes une difficulté plus positive, plus matérielle, dire là où ils s’étaient imaginé qu’il pût être ; il explique com-
sinon plus forte. Le lecteur se souviendra que le commis- ment il le composait et conclut : Je jetais le reste dans la Vedra.
saire, en s’accusant lui-même, avait lui aussi donné la cause Ici, nous ne pouvons nous retenir de retranscrire une note de
qui l’avait poussé à commettre son crime : aleiz poisser […], Verri : « Et il n’aurait pas jeté le reste dans la Vetra après qu’on
et ensuite reveneiz me voir, car je vous donerai une somme, ou, avait arrêté Piazza ! »
comme il le déclara lors de l’interrogatoire suivant, une belle Il répond au hasard à d’autres questions qu’ils lui posent
somme d’argent. Voici donc deux causes pour un même crime : sur les circonstances de lieu, de temps et autres choses sem-
deux causes non seulement différentes, mais opposées et blables, comme s’il s’agissait d’un fait évident et matérielle-
incompatibles. C’est l’homme lui-même qui, d’après l’un des ment établi, et qu’il n’y manquait que quelques détails ; et à
aveux, offre généreusement de l’argent pour avoir un com- la fin, ils le soumettent une nouvelle fois à la torture, afin que
plice ; d’après l’autre, il consent au crime dans l’espoir d’un sa déposition puisse être utilisée contre ceux qu’il a nommés,
misérable profit. Oublions ce que nous avons vu jusqu’ici : tout particulièrement contre le commissaire. Le commissaire
comment on a déterminé ces deux causes, par quels moyens auquel ils avaient infligé la torture pour valider une déposition
on a obtenu ces aveux ; prenons-les choses là où elles en sont opposée à celle-ci sur des points essentiels ! Ici, nous serions
arrivées. Qu’auraient fait, à ce stade, des juges auxquels la pas- bien en peine d’alléguer des textes de loi ou l’opinion des
sion n’aurait pas perverti, voilé, abruti la conscience ? Ils se docteurs ; car, en vérité, la jurisprudence n’avait rien prévu de
seraient épouvantés d’être allés (fût-ce même sans avoir fait pareil.
d’erreurs) si loin ; ils se seraient consolés de n’avoir pas encore L’aveu passé sous la torture n’était valable que s’il était rati-
commis l’irréparable ; ils se seraient arrêtés à cet obstacle fié sans torture, dans un autre endroit, où l’on ne pût voir
heureux qui les empêchait de sombrer tout à fait ; ils auraient l’horrible instrument, et un autre jour. C’était ce que la science
tout fait pour résoudre cette difficulté, dénouer ce nœud ; ils juridique avait inventé pour transformer, en admettant que
auraient mis en œuvre tout leur art, toute leur insistance, tous cela soit possible, un aveu forcé en confession spontanée, et
les détours de l’interrogatoire, auraient procédé à des confron- satisfaire à la fois au bon sens, qui disait clairement que les
tations ; ils n’auraient plus avancé d’un pas avant d’avoir mots arrachés par la douleur ne sauraient mériter de créance,
trouvé (était-ce donc si compliqué ?) lequel des deux mentait, et à la loi romaine, qui consacrait la torture. Plus exactement,
voire s’ils ne mentaient pas l’un et l’autre. Or, ayant obtenu la raison de ces précautions, les interprètes la tiraient de la loi
cette réponse de Mora : parce que lui, il gagnereit beaucoup, elle-même, à savoir de ces mots étranges : « La torture est une
puisque beaucoup de gens tombereient malades, et moi, je gagne- chose fragile et dangereuse et propre à tromper ; car beaucoup
reis beaucoup avec mon électuaire, nos enquêteurs passèrent à d’hommes, en raison de leur force d’âme ou de corps, se sou-
autre chose. cient si peu des tourments qu’on ne peut obtenir d’eux la vérité
Après cela, il suffira, si ce n’est déjà trop, d’effleurer partiel- par ce moyen ; d’autres tolèrent si peu la douleur qu’ils disent
lement le reste de l’interrogatoire. toute sorte de faussetés, plutôt que de devoir endurer les tour-
Quand on lui demande s’il y a d’autres complices dans cette ments101. » Je dis : mots étranges, dans une loi qui maintenait
affaire, il répond : Il doit y avoir les compagnons de Piazza, mais la torture. Pour comprendre pourquoi on n’en tirait aucune
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autre conséquence, si ce n’est qu’« aux tourments il ne faut pas À cette menace, il répond encore : Je redis que ce que j’ay dist
toujours croire », il faut se souvenir que cette loi était, à l’ori- hier n’était point du tout vray, et que je l’ay dist à cause des tor-
gine, faite pour les esclaves, qui, dans la conception abjecte ments. Puis : Que V. S. me laisse un peu dire un Ave Maria, et en
et perverse du paganisme, purent être considérés comme des suite je feray ce que le Seigneur m’inspirera ; et il s’agenouille
choses et non comme des personnes, et auxquels on croyait devant une image du Crucifié, c’est-à-dire de celui qui un jour
donc licite de faire n’importe quoi, au point qu’on les tortu- allait juger ses juges. S’étant relevé au bout d’un moment,
rait pour découvrir les crimes des autres. De nouveaux inté- incité à confirmer ses aveux, il déclare : En conscience, rien n’est
rêts firent ensuite que de nouveaux législateurs l’appliquèrent vray. On le conduit aussitôt dans la salle de torture, et tandis
aussi aux personnes libres ; et la force de l’autorité la fit durer qu’on l’attache, avec ce cruel ajout de la corde de chanvre, le
bien plus longtemps que le paganisme : exemple notable, bien malheureux dit : Que V. S. veulle bien ne plus me doner de tor-
qu’il ne soit pas rare, de la façon dont une loi, une fois lancée, ments, que la vérité que j’ay déposée, je la veuil maintenir. On le
peut s’étendre au-delà de son principe premier, et lui survivre. détache, on le ramène dans la salle de l’interrogatoire, et il
Pour accomplir cette formalité, ils soumettent donc Mora dit de nouveau : Rien n’est vray. On le remet à la torture, et il
à un nouvel interrogatoire, le lendemain. Mais, comme il leur déclare une nouvelle fois ce qu’ils voulaient qu’il dise ; et la
fallait toujours tendre quelque piège, chercher quelque avan- douleur ayant consumé le peu de courage qui lui restait, il
tage, glisser quelque suggestion, au lieu de lui demander s’il maintient ses déclarations, se déclare prêt à ratifier ses aveux,
a l’intention de ratifier ses déclarations, ils lui demandent s’il sans même vouloir qu’on lui en donne lecture. Ce à quoi ils
a quelque chose à adjoindre à son interrogatoire et à ses aveux, ne voulurent consentir : scrupuleusement respectueux d’une
tels qu’il les fit hier, après qu’on eut cessé de le tourmenter. Ils formalité désormais vide de sens, alors qu’ils violaient les
excluaient le doute : la jurisprudence voulait que, sous la tor- prescriptions les plus importantes et les plus positives. On lui
ture, on remît les aveux en question ; eux les tenaient pour cer- donna lecture du procès verbal de l’interrogatoire et il dit :
tains, et ne voulaient qu’une chose : que le prévenu les aggrave. Tout cela est la vérité.
Mais au cours de ces quelques heures (oserons-nous dire : Après quoi, persévérant dans la méthode consistant à ne
de repos ?), le sentiment de son innocence, l’horreur du sup- pas poursuivre leur enquête, à ne pas affronter les difficultés,
plice, la pensée de sa femme et de ses enfants avaient peut- sinon après avoir infligé la torture (chose que la loi elle-même
être donné au pauvre Mora l’espoir de mieux résister aux avait jugé devoir interdire expressément, chose que Dioclétien
nouveaux tourments. Il répond : Messer, non, que je n’ay rien et Maximilien avaient voulu interdire102 !), ils eurent enfin
à y ajoindre, et j’ay plus tôt quelque chose à y ôter. Puis plus l’idée de lui demander s’il n’avait pas eu d’autre but que de
ouvertement, comme prenant courage : Cet onguent que j’ay dit, gagner de l’argent grâce à la vente de son électuaire. Il répon-
onques ( jamais) n’en ay feit, et ce que j’ay dit, je l’ay dit à cause dit : À ce que moi j’en sçay, je n’ay pas d’autre but.
des torments. Ils le menacent aussitôt de renouveler les sup- À ce que moi j’en sçay ! Qui d’autre que lui aurait pu savoir
plices ; et cela (sans même parler de toutes les violentes irrégu- ce qui lui était passé par la tête ? Pourtant, ces mots étranges
larités qu’ils avaient commises par ailleurs) sans avoir éclairci étaient adaptés aux circonstances : le malheureux n’aurait pu
les contradictions entre ses déclarations et celles du commis- en trouver de meilleurs pour signifier à quel point il s’était, à
saire, c’est-à-dire sans qu’eux-mêmes soient en mesure de pré- ce moment-là, abdiqué lui-même, acceptant d’affirmer, de nier,
ciser si cette nouvelle séance de torture porterait sur ses aveux, de savoir tout ce qui pouvait plaire à ceux qui administraient
ou sur la déposition de l’autre ; s’il devrait l’endurer comme la torture, et de ne rien savoir d’autre.
complice, ou comme accusé principal ; pour un crime commis Ils lui disent ensuite que cela a quelque chose de très invrai-
à l’instigation d’autrui, ou dont il avait été l’instigateur ; pour semblable que le Commissaire et lui, Prévenu, aient fait en sorte,
un crime qu’il avait voulu payer généreusement, ou dont il en souillant les murs des portes, d’organiser la destruction et la
avait espéré un misérable profit. mort des gens, le premier uniquement pour travailler davantage,
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le second uniquement pour vendre son électuaire ; que le Prévenu lui-même, et pour moi ; c’est à lui qu’il faut poser la question.
nous dise donc à quelle fin, et dans quelle intention ils ont agi Il les renvoie à quelqu’un d’autre pour justifier un fait concer-
tous les deux de la sorte, pour un profit aussi léger. nant sa propre vie intérieure, et pour qu’ils puissent s’expli-
Et c’est maintenant que cette invraisemblance vient au quer la raison qui l’a poussé à faire ce qu’il a fait. Et qui est
grand jour ? C’était donc pour qu’il ratifie des aveux invrai- ce quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui ne reconnaissait pas la
semblables qu’on l’avait menacé de torture et qu’on la lui avait véracité de cette raison, et qui attribuait le crime à une tout
infligée à plusieurs reprises ! L’observation était juste, mais autre cause. Et les juges considèrent que le problème est
elle arrivait bien tard, comme nous l’avons déjà dit à propos résolu, que le crime avoué par Mora est devenu vraisemblable ;
d’autre chose ; car la répétition des circonstances nous oblige tant il est vrai qu’ils le déclarent coupable.
à utiliser les mêmes mots. De même qu’ils ne s’étaient pas Ce ne pouvait être par ignorance qu’ils voyaient de l’invrai-
rendu compte de l’invraisemblance de la déposition de Piazza, semblance dans cette explication ; ce n’était pas la jurispru-
sinon après avoir fait jeter, sur la base de celle-ci, Mora en pri- dence qui les poussait à tenir si peu compte des conditions
son ; de même ils ne se rendaient pas compte, à présent, de prévues et imposées par la jurisprudence.
l’invraisemblance des aveux de ce dernier, sinon après lui avoir
arraché une ratification qui, entre leurs mains, devient une
raison suffisante de le condamner. Mais faut-il vraiment sup-
poser qu’ils ne s’en rendirent pas compte ? Comment expli-
quer, dans ce cas, comment qualifier le fait qu’ils estimèrent
valables ces aveux, après avoir fait ladite observation ? Peut-
être Mora donna-t-il une réponse plus satisfaisante que celle
qu’avait fournie Piazza ? La réponse de Mora, la voici : Si le
Commissaire ne le sait pas, moi je ne le sçay pas non plus ; et il
faut bien que lui le saiche, et c’est de lui que V. S. l’apprenra, car
c’est lui qui en a eu l’idée. On voit bien qu’en rejetant la faute
principale l’un sur l’autre, les deux hommes ne cherchaient
pas tant à diminuer chacun la sienne qu’à se soustraire à
l’obligation d’expliquer l’inexplicable.
Après qu’il eut donné cette réponse, il lui notifièrent que
pour avoir lui, Prévenu, composé la susdite préparation ou
onguent, de concert avec ledit Commissaire, et l’avoir ensuite
donné à celui-ci pour souiller les murailles des maisons, selon
la façon et les formes décrites dans leur déposition par lui-même,
Prévenu, et par ledit Commissaire, aux fins de faire mourir les
gens, ainsi que ledit Commissaire a déclaré l’avoir fait à cette fin,
le Prévenu s’est rendu coupable d’avoir causé de la sorte la mort
des gens, et que, pour avoir agi ainsi, il a encouru les peines impo-
sées par la loi à ceux qui commettent et tentent de commettre de
telles actions.
Récapitulons. Les juges disent à Mora : comment se fait-il
que vous vous soyez résolus à commettre un tel crime, pour
un tel profit ? Mora répond : le commissaire doit le savoir, pour
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Chapitre v

L’impunité et la torture avaient produit deux histoires ; et,


même si cela était suffisant pour que de tels juges prononcent
deux condamnations, nous verrons maintenant comment ils
s’employèrent, non sans un certain succès, à fondre ces deux
histoires en une seule. Nous verrons ensuite qu’ils se mon-
trèrent convaincus et de la réalité du fait jugé, et de l’histoire
qu’ils avaient eux-mêmes inventée.
Le Sénat confirma et étendit la décision de ses mandataires.
« Ayant pris connaissance des aveux de Giangiacomo Mora, les
ayant confrontés aux faits précédemment établis, ayant consi-
déré toute chose », – à part le fait qu’il y eût, pour un crime
unique, deux auteurs principaux différents, deux causes dif-
férentes, deux ordres de faits différents, – « il ordonne que le
susdit Mora […] soit de nouveau interrogé avec la plus grande
diligence, cependant sans torture, afin de lui faire mieux expli-
quer les choses qu’il a avouées, et d’obtenir de lui les noms
des autres auteurs, mandants, complices de ce crime ; et
qu’après l’interrogatoire il soit déclaré coupable, sur le chef
d’accusation d’avoir composé l’onguent mortifère, et de l’avoir
remis à Guglielmo Piazza ; et que lui soit assigné le délai de
trois jours pour former sa défense. Et quant à Piazza, qu’il
soit interrogé pour savoir s’il a quelque chose à ajouter à ses
aveux, qui demeurent incomplets ; et, au cas où il n’ajoute-
rait rien, qu’il soit déclaré coupable d’avoir propagé l’onguent
susdit, et que lui soit assigné le même délai pour sa défense. »
Autrement dit : faites en sorte de tirer ce que vous pourrez de
l’un et de l’autre ; en tout cas, qu’ils soient déclarés coupables,
chacun sur la base de ses aveux, bien que leurs aveux soient
contradictoires.
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Ils commencèrent par Piazza, le jour même. Pour sa part, il jusqu’à Farinacci, la doctrine commune, en quelque sorte
n’avait rien à ajouter ; il ignorait que c’était, par contre, leur l’axiome de la jurisprudence, avait toujours été et était encore
cas à eux ; et peut-être n’avait-il pas prévu qu’en accusant un que « les aveux passés sous la torture qui n’apporteraient point
innocent, il s’était créé un accusateur. Ils lui demandent pour- d’indices légitimes sont nuls et non avenus, quand bien même
quoi il n’a pas déclaré dans sa déposition avoir donné au bar- ils seraient ensuite ratifiés mille fois sans tourments (etiam
bier de la bave de pestiférés, pour composer l’onguent. Je ne quod millies sponte sit ratificata 103). »
lui ay rien doné, répond-il ; comme si ceux qui l’avaient cru Après quoi on lui publia son procès (comme on disait à
lorsqu’il mentait devaient le croire de même lorsqu’il disait la l’époque), ainsi qu’à Piazza, c’est-à-dire qu’on leur commu-
vérité. Après plusieurs autres questions, ils lui opposent que, niqua les actes de la procédure, et on leur fixa un délai de
pour n’avoir pas dit toute la vérité, comme il l’avait promis, il deux jours pour former leur défense : on ne comprend pas
ne peut ni ne saurait jouir de l’impunité qu’on lui avait promise. pourquoi un jour de moins que ce qu’avait décrété le Sénat.
Et lui de dire aussitôt : Messer, c’est vray que le susdit Barbier est On assigna à l’un et à l’autre un défenseur d’office : celui qu’on
venu me demander de luy aporter d’icelle matière, et que moi je la avait assigné à Mora se récusa. Verri, par conjecture, attribue
luy ay aportée, pour fabriquer dudit onguent. En reconnaissant ce refus à une cause qui, hélas, n’a rien d’étrange dans toute
tout, il espérait repêcher son impunité. Puis, soit qu’il voulût cette affaire : « On en était arrivé à un tel degré de fureur », dit-
se donner davantage de mérite, soit qu’il cherchât à gagner il, « que la défense de cette malheureuse victime passait pour
du temps, il ajouta que l’argent que lui avait promis le barbier une action blâmable et déshonorante104. » Mais dans l’extrait
devait venir d’une personne importante, et qu’il l’avait su par le imprimé, que Verri n’avait sans doute pas vu, est enregistrée
barbier lui-même, mais sans jamais réussir à lui faire dire qui la cause véritable, peut-être non moins étrange et, par ailleurs,
c’était. Il n’avait pas eu le temps d’inventer un nom. encore plus affreuse. Le jour même, le deux juillet, maître
On le demanda à Mora, le lendemain. Et le pauvre bougre Mauri, notaire, appelé à défendre ledit Mora, déclara : Je ne
l’aurait certainement inventé, tant bien que mal, si on l’avait peux accepter cette charge, car, en premier lieu, étant Notaire cri-
soumis à la torture. Mais, comme nous l’avons vu, le Sénat minel, il ne me sied point d’assurer la défense des prévenus, et,
l’avait cette fois exclue, afin, sans doute, d’obtenir la ratifica- ensuite, parce que je ne suis ni Procureur ni Avocat ; j’irai bien lui
tion de ses précédents aveux d’une manière moins éhontée. parler, pour lui faire plaisir, mais n’accepterai point de prendre
Si bien que, lorsqu’on lui demanda si lui, Prévenu, alla trou- sa défense. À un homme désormais au seuil du dernier sup-
ver le premier ledit Commissaire […] et s’il lui promit quantité plice (et on verra bientôt lequel, et comment il fut infligé), un
d’argent, celui-ci répondit : Messer, non ; et où V. S. veult-elle homme qui n’avait plus ni relations ni lumières, qui ne pou-
que mi (moi) je preigne cette quantité d’argent ? Le fait est qu’ils vait recevoir de secours que de ses juges, ou par leur entre-
auraient pu se souvenir que, lors de la perquisition extrême- mise, ils donnaient pour défenseur quelqu’un qui non seu-
ment minutieuse de sa maison, au moment de son arresta- lement n’avait pas les qualités requises, mais dont certaines
tion, le trésor qu’on y avait trouvé consistait en une tieule étaient incompatibles avec une telle charge ! Voilà avec quelle
(une écuelle) contenant cinq parpailloles (douze sous et demi). légèreté ils procédaient ! – en admettant que la malice n’y eût
Quand on lui demande qui est cette personne importante, il aucune part. Et c’est un subalterne qui se voyait obligé de les
répond : V. S ne veut rien d’autre que la vérité, et la vérité, je l’ay rappeler à l’observation des règles les plus connues, et les plus
déjà diste quand j’ay été torturé, et j’en ay mesme dist d’avantage. sacro-saintes !
Dans les deux extraits, on ne mentionne pas le fait qu’il ait Après lui avoir rendu visite, le notaire déclara : Je suis allé
ratifié ses précédents aveux ; si, comme il faut le croire, on le voir Mora, qui m’a dit librement n’avoir fauté en rien, et que ce
contraignit à le faire, ces mots étaient un protestation dont qu’il a dit, il l’a dit à cause des tourments ; et comme je lui ai
lui-même, peut-être, ignorait la force ; mais eux devaient dit librement que je ne voulais ni ne pouvais accepter la charge
la connaître. Car depuis Bartole, et même depuis la Glose, de le défendre, il m’a dit qu’au moins Messire le Président ait
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l’obligeance de lui attribuer un défenseur, et ne veuille pas per- par l’irritation, par l’épouvante, par la conviction que ce juge-
mettre qu’il doive mourir sans avoir été défendu. Telle était la ment lui-même produisait : et ceux qui en furent à l’origine
grâce dont l’innocence suppliait l’injustice ! Les juges, de fait, se rendirent bien plus coupables qu’ils ne l’imaginèrent !), on
lui nommèrent un nouveau défenseur. avait dit, entre autres, qu’il s’agissait d’officiers espagnols :
Celui qu’on avait assigné à Piazza « se présenta et demanda et c’est à cette rumeur que le malheureux Piazza s’accrocha.
de vive voix qu’on lui fît voir le procès de son client ; et, l’ayant Padilla, d’autre part, était le fils du commandant du château,
reçu, il se mit à le lire ». Étaient-ce donc là les seules facilités et il avait par conséquent un protecteur naturel qui, pour lui
qu’on accordait à la défense ? Pas toujours, puisque l’avocat de venir en aide, pourrait perturber le procès : et c’est probable-
Padilla – celui qui allait incarner, comme nous le verrons d’ici ment ce qui poussa Piazza à le désigner, lui plutôt qu’un autre
peu, la personne importante désignée par Piazza dans l’abstrait – mais peut-être était-ce simplement le seul officier espagnol
et au petit bonheur la chance – eut à sa disposition le pro- dont il connût le nom. Après l’entrevue, on lui demanda de
cès dans son ensemble, tant et si bien qu’il en fit copier une confirmer judiciairement sa nouvelle déposition. Dans la
bonne part, celle-là même dont nous avons eu connaissance. précédente, il avait déclaré que le barbier s’était refusé à lui
À l’expiration du délai, les deux malheureux demandèrent révéler le nom de la personne importante. Voilà qu’il soutenait
une prorogation : « Le Sénat leur accorda toute la journée du maintenant le contraire ; pour minimiser, tant bien que mal,
lendemain, et pas davantage : et non ultra. » Les défenses de cette contradiction, il affirma que l’autre ne le lui avait pas
Padilla furent présentées en trois temps : une partie le 24 juil- révélé tout de suite. Finablement, passé un laps de quatre ou
let 1631, qui « fut accueillie sans préjuger de la faculté de pré- cinq jours, il m’a dist que ce grand chef esteit un certain Padiglia,
senter le reste plus tard » ; une autre le 13 avril 1632 ; et la der- dont j’ay oublié le prénom, bien qu’il me l’aiet dist ; je sçay bien,
nière le 10 mai de la même année : cela faisait alors environ et je m’en souviens précisement, qu’il a dist que c’esteit le fils de
deux ans qu’on l’avait arrêté. Atermoiements douloureux, Messer le Châtelain du Château de Milan. Quant à l’argent, non
vraiment, pour un innocent ; mais comparés à la précipitation seulement il ne déclara pas en avoir reçu du barbier, mais il
dont Piazza et Mora avaient fait les frais, eux qui ne connurent protesta ne pas même savoir si celui-ci en avait reçu de Padilla.
la lenteur qu’au moment du supplice, de tels atermoiements On fit signer cette déposition à Piazza, et l’on envoya sur-
sont d’une partialité monstrueuse. le-champ l’auditeur de la Santé la communiquer au gouver-
Cette nouvelle invention de Piazza suspendit cependant neur, ainsi que le rapporte le procès ; et, sans aucun doute,
le procès l’espace de quelques jours, emplis d’espoirs trom- lui demander s’il consentirait, au besoin, à livrer à l’autorité
peurs, mais aussi de tortures cruelles, et de nouvelles calom- civile le sieur Padilla, capitaine de cavalerie, qui se trouvait
nies funestes. L’auditeur de la Santé fut chargé de recevoir, à ce moment-là dans les rangs de l’armée, dans la région du
en grand secret, et en l’absence de tout greffier, une nouvelle Montferrat. Au retour de l’auditeur, on obtint de Piazza qu’il
déposition du susdit ; c’était lui qui, cette fois, avait demandé confirme une nouvelle fois sa déposition ; après quoi, on se
à être entendu, par l’entremise de son défenseur, en laissant remit à s’acharner sur ce pauvre Mora. On le pressa de dire
supposer qu’il avait quelque chose de plus à révéler à propos qu’il avait promis de l’argent au commissaire, on lui signifia
de la personne importante. Il dut probablement penser que, s’il qu’il avait été en contact avec une personne importante, on lui
parvenait à entraîner dans ces filets (dont il était si difficile de en indiqua le nom. Ce à quoi il répondit : On ne provera jamais
s’extraire mais où il était si facile d’entrer) quelque gros pois- cela de toute éternalité : si je le saveie, je le direie, en conscience.
son, celui-ci y ferait, pour s’en échapper, un accroc si consi- On procède à une nouvelle confrontation, et l’on demande à
dérable que les petits pourraient s’évader eux aussi. Parmi Piazza s’il est vrai que Mora lui a promis de l’argent en décla-
les conjectures diverses et nombreuses passées de bouche en rant que tout ce qu’il faisait, c’était sur ordre et commission de
bouche concernant les auteurs du barbouillage pestifère du 18 Padiglia, fils de Messire le Châtelain de Milan. Le défenseur
mai (car la violence du jugement fut, pour l’essentiel, causée de Padilla observe, non sans raison, que « sous prétexte de
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confrontation », ils firent ainsi connaître à Mora « ce que l’on que le défenseur de Padilla parvint à rassembler, il y a celui
désirait qu’il dît ». Le fait est que, sans cela, ils n’auraient cer- d’un certain capitaine Sebastiano Gorini, qui se trouvait à ce
tainement pas réussi à faire en sorte qu’il accuse ce person- moment-là (on ne sait pour quelle raison) dans les mêmes
nage. La torture pouvait bien faire de lui un menteur, mais pas geôles, et qui devisait fréquemment avec un serviteur de l’au-
un devin. diteur de la Santé, qu’on avait préposé à la surveillance du
Piazza maintint sa déposition. C’est ça que vous voleiz dire ? pauvre Mora. Voici la déposition du capitaine : « Ledit servi-
s’exclama Mora. Oui, je le veuil dire, car c’est la vérité, répli- teur, juste après qu’on avait fini d’interroger ledit Barbier, me
qua le pauvre impudent : et c’est à cause de vous que je me dit ceci : – Messer, vous savez quoi ? le Barbier m’a dit tout à
treuve en si male posture, et vous saveiz bien que vous m’aveiz l’heure qu’au cours de son interrogatoire, il avait lâché le nom
dist ceci sur le seuil de votre boutique. Mora, qui avait peut-être de Messire Don Gioanni, fils du Seigneur Châtelain. J’en fus
caressé l’espoir de faire éclater au grand jour son innocence, fort surpris, et lui demandai : – Est-ce donc vrai ? Et le serviteur
avec l’aide de son défenseur, et qui prévoyait maintenant que me répondit que c’était vrai ; mais qu’il était également vrai
de nouvelles tortures allaient lui arracher de nouveaux aveux, que le Barbier protestait ne point se souvenir d’avoir jamais
n’eut pas même la force d’opposer encore une fois la vérité au parlé avec aucun Espagnol, et que si on lui eût fait voir ledit
mensonge. Il dit simplement : Tant pis ! Par amour de vous, je Messire Don Gioanni, il ne l’eût pas même reconnu. Puis ledit
mourrai. serviteur ajouta : – Je lui ai demandé, pourquoi donc avez-vous
De fait, ayant aussitôt renvoyé Piazza, ils intiment à Mora donné son nom ? Et il m’a répondu qu’il l’avait donné pour
qu’il dise désorenavant la vérité ; et, à peine a-t-il répondu que l’avoir entendu prononcer là-bas, et parce que, pour répondre,
Messer, la vérité je l’ai diste, ils le menacent de le remettre à il se servait de tout ce qu’il entendait dire, et de tout ce qui
la torture : ce qui sera fait sans préjudice de ce qui aura déjà été lui passait par la tête. » Ce témoignage joua (grâce en soit ren-
prouvé et avoué, et point autrement. C’était une formule habi- due au ciel) en faveur de Padilla ; mais qui peut croire que les
tuelle ; mais le fait qu’ils l’aient adoptée dans ce cas précis juges, qui avaient désigné ou laissé désigner pour surveiller
montre à quel point leur soif de condamner les avait privés de Mora un serviteur de cet auditeur si actif, si diligent dans son
la faculté de penser. Comment l’aveu selon lequel Mora avait inquisition, n’eurent connaissance que bien plus tard, et par le
induit Piazza au crime en échange d’une somme d’argent que hasard de ce témoignage, de ces mots si vraisemblables, pro-
leur donnerait Padilla aurait-il bien pu être sans préjudice de noncés sans espoir, juste après ceux, si étranges, que la dou-
l’aveu selon lequel c’était Mora qui s’était laissé induire au leur lui avait arrachés ?
crime par Piazza dans l’espoir de réaliser un profit en vendant Trouvant tout de même incongrue cette relation entre un
son remède ? chevalier espagnol et un barbier milanais, les juges deman-
Mis à la torture, il confirma sur-le-champ tout ce qu’avait dèrent à Mora qui avait joué le rôle d’intermédiaire. Dans
dit le commissaire ; mais, les juges trouvant cela insuffi- un premier temps, il répondit que c’était l’un des hommes de
sant, il ajouta que Padilla lui avait proposé de fabriquer un Padilla, et qu’il était fait comme ceci et vêtu comme cela. Mais
onguent pour en graisser les portes et les serrures, promis autant comme ils le pressaient de livrer son nom, il dit : Don Pietro de
d’argent qu’il en voudrait, d’ores et déjà remis la somme qu’il Saragosse. Ce personnage-ci avait au moins l’avantage d’être
avait demandée. imaginaire.
Quant à nous, qui n’éprouvons nulle crainte des onctions Pour le trouver, on lança ensuite ( j’entends : après avoir
pestifères, ni fureur contre ceux censés les propager, et qui supplicié Mora) des recherches minutieuses et opiniâtres.
ne devons donner satisfaction à aucun enragé, nous voyons On interrogea des soldats et des officiers, y compris le com-
clairement, et sans effort, d’où vient un tel aveu, et qui l’a mandant du château, don Francesco de Vargas, qui entre-
suscité. Mais, s’il en était besoin, nous avons la déclaration temps avait succédé au père de Padilla : personne n’avait
de celui-là même qui le fit. Parmi les nombreux témoignages jamais entendu parler de ce Don Pietro de Saragosse. Mais
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l’on finit par mettre la main, dans les geôles du Podestat, une honteuse et atroce déférence, puisqu’il s’agissait de l’exé-
sur un certain Pietro Verdeno, natif de Saragosse, accusé de cution d’un jugement, non du jugement lui-même. Mais le
vol. On l’interrogea : il déclara qu’à l’époque des faits il était peuple ne commençait-il à tonner qu’à ce moment-là ? Ou les
à Naples. On le mit à la torture : il maintint sa déclaration. juges commençaient-ils seulement à tenir compte de ses
Et l’on cessa de parler de Don Pietro de Saragosse. cris ?) « … mais qu’en tout cas messire Don Francesco ne se mît
Toujours pressé de nouvelles questions, Mora ajouta point martel en tête, car des gens aussi infâmes que ces deux-
qu’il avait ensuite proposé la chose au commissaire, lequel là ne sauraient point, par leurs dires, porter atteinte à la répu-
avait reçu lui aussi de l’argent à ce titre, de je ne sçay qui. tation de messire Don Giovanni. » Par contre, les dires de ces
Évidemment, il ne le savait pas : mais les juges voulurent le deux infâmes l’un contre l’autre avaient étaient jugés valables !
savoir. Remis à la torture, le malheureux livra hélas le nom Et les juges les avaient maintes fois appelés vérité ! Et dans leur
d’une personne réelle, un certain Giulio Sanguinetti, ban- propre sentence, ils avaient décrété qu’une fois qu’elle aurait
quier : le premier nom « qui passa par la tête de l’homme qui été notifiée, on les interrogeât tous deux une nouvelle fois
inventait au milieu des douleurs et des gémissements105 ». sous la torture concernant leurs complices ! Et leurs déposi-
Piazza avait toujours affirmé n’avoir jamais reçu d’argent ; tions engendrèrent des tortures, et par conséquent des aveux,
interrogé de nouveau il déclara aussitôt le contraire. (Le lec- et par conséquent des supplices ; et même, comme si ça ne
teur se souviendra, sans doute mieux que les juges, que, suffisait pas, des supplices sans aveux !
lorsqu’on avait fouillé sa maison, on y avait trouvé encore « C’est ainsi », conclut la déposition du susdit secrétaire,
moins d’argent que chez Mora, à savoir : pas du tout.) Il pré- « que nous fîmes retour auprès du Seigneur Châtelain, et lui
tendit donc en avoir reçu d’un banquier ; et comme les juges relatâmes ce qui s’était passé ; et lui n’ajouta rien, mais il en
ne lui avaient pas suggéré le nom de Sanguinetti, il en nomma resta mortifié ; d’une mortification telle que, en un laps de
un autre : Girolamo Turcone. On arrêta celui-ci et celui-là, ainsi quelques jours, il s’en morit 107. »
que plusieurs de leurs agents, on les interrogea, on les soumit Cette sentence infernale, rendue le 27 juillet 1630, stipulait
à la torture ; mais comme ils persistaient à nier, on finit par les que les condamnés seraient conduits sur un chariot jusqu’au
relâcher. lieu de leur supplice ; tenaillés avec un fer rouge tout au long
Le 21 juillet, on communiqua à Piazza et à Mora les actes du trajet ; que leur main droite serait tranchée, devant la bou-
postérieurs à la reprise du procès, et on leur accorda un nou- tique de Mora ; que leurs os seraient brisés sur la roue, où
veau délai de deux jours pour former leur défense. L’un comme ils seraient attachés vivants et soulevés du sol ; qu’après six
l’autre choisirent cette fois un défenseur, sans doute sur les heures, ils seraient mis à mort ; que leurs cadavres seraient
conseils de ceux qui leur avaient été commis d’office. Le 23 du brûlés, et leurs cendres jetées au fleuve ; que la maison de
même mois, on arrêta Padilla ; ou plus exactement, comme Mora serait démolie ; qu’en ses lieu et place serait érigée une
l’atteste son mémoire en défense, le commissaire général de la colonne qu’on appellerait infâme ; qu’il serait interdit à jamais
cavalerie lui fit savoir que, sur ordre du gouverneur Spinola, il de reconstruire en cet endroit108. Et si tant est que quelque
devait se constituer prisonnier au château de Pomate ; ce qu’il chose puisse accroître l’horreur, l’indignation, la compassion,
fit. Son père, comme on le relève encore dans le mémoire en ce serait de voir ces pauvres bougres, après qu’on leur eut noti-
défense, demanda, par l’intermédiaire de son lieutenant et de fié une telle sentence, confirmer, et même augmenter leurs
son secrétaire, que l’on suspende l’exécution de la sentence aveux, par la force des mêmes raisons qui les leur avaient arra-
prononcée contre Piazza et Mora, tant qu’ils n’auraient pas été chés. L’espoir encore vivace d’échapper à la mort, et à une mort
confrontés à don Giovanni, son fils. On lui fit répondre « qu’on pareille, la violence des tourments, que cette monstrueuse
ne la saurait suspendre, car le peuple tonnait... » (La voilà donc sentence ferait presque paraître légers, mais immédiats et
enfin nommée, au moins une fois, cette civium ardor prava peut-être évitables, voilà ce qui les poussa à répéter leurs pré-
jubentium 106 ; la seule fois où l’on pouvait le faire sans avouer cédents mensonges, et à dénoncer de nouvelles personnes.
100 101
Ainsi les juges, usant de leur promesse d’impunité et de leur des hommes, laisse voir la justice de Dieu, et dans les châti-
torture, parvenaient-ils non seulement à faire mourir d’atroce ments, quels qu’ils soient, le gage non seulement du pardon,
façon des innocents, mais aussi, pour ce qui dépendait d’eux, mais de la récompense. L’un comme l’autre ne cessèrent de
à les faire mourir coupables. dire, jusqu’au dernier instant, jusque sur la roue, qu’ils accep-
Dans le mémoire en défense de Padilla, on constate, avec taient la mort en expiation des pêchés qu’ils avaient effective-
soulagement, qu’ils protestèrent de leur innocence, et de celle ment commis. Accepter ce qu’on ne saurait refuser ! Ces mots
des autres accusés, dès qu’ils furent tout à fait certains qu’ils peuvent sembler dénués de sens à ceux qui ne regarderaient
devraient mourir, et n’auraient plus à subir de nouveaux inter- que l’effet matériel des choses ; mais ils prennent un sens clair
rogatoires. Le capitaine dont a parlé ci-avant indique dans sa et profond pour ceux qui considèrent, ou comprennent sans
déposition que, se trouvant à proximité de la chapelle où l’on même y songer, que ce qui, dans une décision, peut être le plus
avait placé Piazza, il l’entendit qui « s’agitait, et disait qu’il difficile, et qui est le plus important, à savoir la conviction de
mourait à tort, et qu’il avait été assassiné par une promesse », l’esprit et la soumission de la volonté, est également difficile,
et qui refusait le ministère de deux capucins venus pour le dis- et également important, que l’effet en dépende ou non ; dans
poser à mourir en chrétien. « Et quant à moi », ajoute-t-il, « je le consentement aussi bien que dans le choix.
me rendis compte qu’il se berçait de l’espoir que l’on révise- Ces protestations auraient pu atterrer la conscience des
rait son procès […], et j’allai voir ledit Commissaire, pensant juges ; elles auraient pu l’irriter. Ils réussirent hélas à les
faire acte de charité en le persuadant de se disposer à mourir démentir en partie, d’une manière qui aurait été décisive, si
dans la grâce de Dieu ; ce qu’en effet je parvins à faire ; car les elle n’avait été parfaitement illusoire : en faisant en sorte
pères avaient laissé de côté le point que pour ma part je tou- que la plupart de ceux que ces protestations innocentaient
chai : à savoir que je n’avais jamais vu, ni ouï dire que le Sénat de façon si patente s’accusassent eux-mêmes. Comme nous
revienne sur des affaires comme la sienne, une fois la condam- l’avons dit, nous n’évoquerons ces autres procès que briève-
nation prononcée […]. Je parlai tant et si bien qu’à la fin il ment et partiellement, pour en venir à celui de Padilla : car
s’apaisa […], et une fois apaisé, il poussa quelques soupirs, son procès, de même qu’il est le principal quant à la gravité du
puis me dit qu’il avait injustement dénoncé plusieurs inno- délit, est de même, quant sa forme et à son issue, la pierre de
cents. » Piazza et Mora firent ensuite rédiger par les religieux touche de tous les autres.
qui les assistaient une rétractation formelle de toutes les accu-
sations que l’espoir ou la douleur leur avaient arrachées. L’un
comme l’autre supportèrent ce long supplice, cette succession
variée de supplices, avec une force qui, chez des hommes vain-
cus tant de fois par la crainte de la mort et par la douleur – des
hommes qui mouraient en victimes non de quelque grande
cause, mais d’un misérable accident, d’une erreur idiote, de
malversations aussi viles que faciles ; des hommes qui, deve-
nant infâmes, restaient cependant obscurs et n’avaient rien
d’autre à opposer à l’exécration publique que le sentiment
d’une innocence vulgaire, à laquelle personne ne croyait,
et qu’eux-mêmes avaient reniée à plusieurs reprises ; des
hommes (il est douloureux d’y penser, mais comment ne pas
y penser ?) qui avaient une famille, une femme, des enfants –,
avec une force, dis-je, qui serait incompréhensible si on igno-
rait qu’elle n’était que résignation : ce don qui, dans l’injustice
102
Chapitre vi

Les deux rémouleurs dénoncés par Piazza, puis par Mora,


avaient été jetés aux fers dès le 27 juin ; mais on ne les
confronta jamais avec leurs délateurs, pas plus qu’on ne les
interrogea avant l’exécution de la sentence, le 1er août. Le 11,
on interrogea le père ; le lendemain, livré à la torture sous le
prétexte habituel des contradictions et des invraisemblances,
il avoua, c’est-à-dire qu’il inventa une histoire, en altérant,
comme l’avait fait Piazza, un événement authentique. L’un
comme l’autre firent comme les araignées qui accrochent
leur fil à un objet solide puis travaillent dans les airs. On avait
trouvé chez lui une fiole contenant un somnifère que son ami
Baruello lui avait donné, ou plus exactement qu’il avait fabri-
qué sur place ; il déclara qu’il s’agissait d’un onguent pour faire
de sorte que les gents morissent ; un extrait de serpents et de
crapauds, mélangé à certaines poudres que je sçay pas quelles
poudres c’est. En plus de Baruello, il nomma comme complices
quelques autres personnes, qu’ils connaissaient tous deux, et,
comme chef de toute l’affaire, Padilla. Les juges auraient aimé
relier cette histoire à celle des deux hommes qu’ils avaient
assassinés, et donc faire dire à cet accusé-ci qu’il avait reçu de
leur main de l’onguent et de l’argent. S’il se contentait de nier,
ils recourraient à la torture ; mais il la prévint par cette simple
réponse : Non, Seigneur, que c’est pas vray ; mais si vous me
donez les torments à fin que je nie ce détail, je serei bien forcé de
vous dire que c’est vray, bien que ça le soit pas. Ils ne pouvaient
plus, sans se moquer trop ouvertement de la justice et de l’hu-
manité, user d’un moyen dont on les avertissait de façon si
solennelle que l’effet était assuré.
105
On le condamna au même supplice ; après qu’on lui eut n’auraient pas même pu imaginer à quel sort effroyable ils
notifié la sentence, on lui appliqua la torture ; il accusa un échappaient. Et peut-être Piazza se serait-il sauvé lui aussi. Car,
nouveau banquier, et quelques autres encore ; dans la chapelle s’il n’avait pas avoué, ses juges auraient dû, pour le condam-
et sur le gibet, il rétracta tout ce qu’il avait dit. ner sur la base des seuls indices qu’ils avaient, et quand le
Si Piazza et Mora s’étaient contentés de dire que ce mal- crime lui-même, en l’absence d’autres aveux, n’était encore
heureux était un vaurien, on comprend, d’après plusieurs qu’une conjecture, violer encore plus ouvertement et plus har-
éléments qui ressortent du procès, qu’ils ne l’auraient pas diment tous les principes de la justice, toutes les prescriptions
calomnié. Mais le dire aussi de son fils Gaspare, c’était bel et de la loi. En tout cas, ils n’auraient pu le condamner au sup-
bien de la calomnie ; il est vrai qu’on peut lui reprocher une plice monstrueux de lui faire endurer les tourments en com-
erreur, mais c’est lui-même qui en fait état, et en un moment pagnie d’un homme dont il lui faudrait à chaque instant se
tel, et dans un sentiment tel, que cela devient une preuve de dire : c’est à cause de moi qu’il en est là. Toutes ces horreurs
l’innocence et de la rectitude de sa vie tout entière. Sous la furent engendrées par la faiblesse de Piazza... que dis-je ?, par
torture, face à la mort, ses mots furent non seulement ceux l’acharnement, par la perfidie de ceux qui, considérant comme
d’un homme vaillant : ils furent ceux d’un martyr. N’ayant pu une calamité et comme une défaite le fait de ne pas trouver de
le pousser à se calomnier lui-même, ni à dénoncer qui que coupables, firent levier sur cette faiblesse au moyen d’une pro-
ce fût, ils le condamnèrent (sans qu’on sache sous quels pré- messe illégale et frauduleuse.
textes) comme coupable convaincu ; et après lui avoir notifié Nous avons évoqué plus haut l’acte solennel par lequel une
la sentence, ils l’interrogèrent, comme d’habitude, pour savoir promesse analogue fut faite à Baruello, en indiquant que nous
s’il avait commis d’autres crimes, et qui étaient ses complices montrerions que les juges lui accordèrent un poids différent.
concernant celui pour lequel il avait été condamné. À la pre- Aussi raconterons-nous succinctement l’histoire de ce pauvre
mière question, il répondit : Je n’ay commis ni ce crime ni aucun bougre. Accusé sans fondement, comme on l’a vu, d’abord
autre ; et si je meur, c’est por ce que j’ay doné un coup de poing sur par Piazza d’être un camarade de Mora, puis par Mora d’être
un œil à quelqu’un, poussé par la colère. À la deuxième : Je n’ay un camarade de Piazza ; puis par l’un et l’autre d’avoir reçu de
point de complices, car je m’occupeie de mes propres affaires ; et l’argent pour répandre l’onguent composé par Mora au moyen
por ce que je n’ay pas commis ce crime, je n’ay pas non plus de de certaines cochonneries, et pire (alors qu’ils avaient aupara-
complices. Menacé d’être mis à la torture, il dit : Que V. S. fasce vant protesté ne rien savoir de tout cela) ; puis par Migliavacca
comme elle veult, je ne direi jamais avoir feit ce que je n’ay pas feit, d’en avoir composé un lui-même, avec des cochonneries
ni ne dannerei mon âme ; mieux vaut que je soffre trois ou quatre encore plus infectes ; puis inculpé de tous ces forfaits, comme
heures dans les torments que d’aller en enfer pour y soffrir éter- s’ils n’en formaient qu’un seul, Baruello nia tout et supporta
nement. Mis à la torture, il s’exclama d’emblée : Ah, Seigneur ! bravement les tortures. Son affaire était pendante quand un
Je n’ay rien feit ; on m’assassine. Avant d’ajouter : Ces torments prêtre (qui serait plus tard cité comme témoin par Padilla), à
termineront bien tôt ; mais en l’autre monde il faut y demorer à la demande d’un parent de Baruello, le recommanda à un pro-
jamais. On aggrava les tortures, petit à petit, et sans cesse, en cureur fiscal du Sénat ; lequel, s’étant renseigné, lui annonça
même temps qu’on le pressait de dire la vérité. Il répondit tou- que son protégé venait d’être condamné à mort, et au carnage
jours : Je l’ay déjà diste ; je veuil sauver mon âme. Je ne veuil pas concomitant ; mais que, cependant, « le Sénat acceptait de
souiller ma conscience ; je n’ay rien feit. lui accorder l’impunité souhaitée par Votre Excellence ». Et il
Ici, on ne peut s’empêcher de penser que, si les mêmes sen- chargea le prêtre d’aller lui rendre visite et de s’employer à
timents avaient donné à Piazza la même vaillance, le pauvre le convaincre de dire la vérité : « Car le Sénat veut savoir le fin
Mora serait resté tranquillement dans son échoppe, au sein mot de l’histoire, et pense pouvoir l’apprendre de sa bouche. »
de sa famille ; et ce jeune homme, encore plus digne d’ad- Alors qu’on l’avait déjà condamné ! Et après l’exécution des
miration que de compassion, et avec lui tant d’innocents deux autres !
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Quand il eut connaissance de sa condamnation et de la pro- de se rendre maître de Milan ; et qu’il lui avait promis de faire
position qui lui était faite, Baruello demanda : Fereiz-vous de de lui l’un de ses premiers citoyens. Après quelques autres
moi ce que vous aveiz feit du Commissaire ? Le prêtre lui ayant questions, on mit fin à l’interrogatoire, si l’on peut l’appeler
dit que la promesse lui semblait sincère, il se lança dans une ainsi. Il dut cependant en subir trois autres, au cours des-
histoire : comme quoi un certain homme (qui depuis était quels on lui dit que telle déclaration n’était pas vraisemblable,
mort) l’avait conduit chez le barbier ; lequel, ayant soulevé un que cette autre n’était pas crédible, ce à quoi tantôt il répon-
rideau qui cachait une porte, l’avait fait entrer dans une grande dit qu’en effet la première fois il n’avait pas dit vrai, tantôt il
salle, où de nombreuses personnes étaient assises, parmi les- inventa une explication quelconque. On lui jeta au moins cinq
quelles Padilla. Le prêtre, qui ne s’était pas fixé le but de trou- fois au visage la déposition de Migliavacca, dans laquelle il
ver des coupables, jugea tout cela étrange. Il l’interrompit et le était accusé d’avoir remis de l’onguent à répandre à diverses
mit en garde : qu’il n’aille pas perdre son âme en même temps personnes dont il n’avait rien dit dans la sienne : il répondit
que son corps. Sur ce, il s’en alla. Baruello accepta l’impunité chaque fois que ce n’était pas vrai ; et chaque fois les juges
et corrigea son histoire ; comparaissant le 11 septembre devant changèrent de sujet. Le lecteur, s’il se souvient que les juges, à
ses juges, il leur raconta qu’un maître d’escrime (hélas bien la première invraisemblance qu’ils crurent bon de remarquer
vivant) lui avait parlé d’une bonne occasion de devenir riche, dans la déposition de Piazza, le menacèrent de lui ôter l’impu-
en rendant service à Padilla ; après quoi il l’avait emmené sur nité ; s’il se souvient que, dès qu’il ajouta un détail à ses décla-
la place du château, où Padilla en personne, accompagné de rations, dès que Mora allégua quelque chose contre lui, ils
quelques autres, était venu lui proposer de faire partie de ceux la lui ôtèrent effectivement pour n’avoir pas dit toute la vérité,
qui souillaient la ville sous ses ordres, pour venger les insultes comme il l’avait promis ; le lecteur verra mieux encore, s’il en
subies par don Gonzalo de Cordoba, lorsqu’il avait quitté était besoin, que les juges voulaient duper le gouverneur, plu-
Milan ; et il lui avait remis de l’argent, ainsi qu’un petit pot tôt qu’obtenir de lui une autorisation, et qu’ils se payaient de
de cet onguent fatal. Il serait inexact de dire qu’il y avait dans belles paroles en promettant l’impunité à Piazza : au vrai, il
cette histoire, dont nous ne faisons ici qu’esquisser le début, devait être la première victime du sacrifice offert à la fureur
certaines invraisemblances : ce n’était qu’un monceau d’extra- populaire, et à la leur.
vagances, comme le lecteur l’a constaté au vu de cet échan- Voulons-nous dire par là qu’il eût été plus juste de mainte-
tillon. Mais les juges y virent eux aussi certaines invraisem- nir son impunité ? À Dieu ne plaise ! Ce serait reconnaître qu’il
blances et, de surcroît, certaines contradictions : aussi, après avait dit la vérité. Nous ne voulons dire qu’une chose : qu’on
plusieurs questions, suivies de réponses qui embrouillaient la lui retira violemment, de même qu’on la lui avait promise
de plus en plus cette histoire, ils lui enjoignirent de mieux illégalement ; et que cette illégalité engendra cette violence.
s’expliquer, afin que l’on puisse tirer un fait avéré de ce qu’il dit. Du reste, nous ne pouvons que répéter qu’ils ne pouvaient rien
Alors, faisant peut-être semblant pour se sortir d’affaire d’une faire de juste sur le chemin qu’ils avaient décidé d’emprunter,
manière ou d’une autre, ou pris d’un véritable accès de fréné- sinon faire marche arrière, quand il était encore temps. Cette
sie – il y avait bien de quoi –, il se mit à trembler, à se tordre, à impunité (même sans tenir compte du fait qu’elle n’était pas
crier au secours, à se rouler par terre, à vouloir se cacher sous dans leurs prérogatives), ils n’avaient pas le droit de la vendre
une table. Il fut exorcisé, apaisé, incité à parler ; et il se lança à Piazza, de même que le voleur n’a pas le droit d’accorder la
dans une autre histoire, où il était maintenant question d’en- vie au passant : il a le devoir de la lui laisser. C’était un sup-
chanteurs, de cercles, de formules magiques et du diable, qu’il plément indu à une torture injuste : et les juges avaient voulu,
avait reconnu pour maître. Pour nous, il nous suffit d’obser- pensé, calculé ces deux choses, plutôt que de faire ce qui était
ver que c’était un récit nouveau ; et que, entre autres choses, prescrit, je ne dis pas par la raison, la justice, la charité, mais
il rétracta ce qui concernait la vengeance des injures essuyées par la loi : vérifier les faits, en demandant aux deux accusa-
par don Gonzalo, affirmant à la place que le but de Padilla était trices de les expliquer, si tant est qu’on puisse considérer leurs
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dires comme une accusation plutôt que comme une conjec- montrerait cet interrogatoire, ainsi que les deux autres aux-
ture ; en laissant l’accusé s’expliquer, si tant est qu’on puisse quels Padilla fut soumis.
l’appeler accusé ; en confrontant celui-ci et celles-là. Les seuls qui aient déclaré l’avoir rencontré, Mora et
On ne peut savoir ce que serait devenue l’impunité promise Baruello, avaient aussi spécifié quand ; le premier approxima-
à Baruello, car il mourut de la peste le 18 septembre, c’est-à- tivement, le second plus précisément. Les juges demandèrent
dire le lendemain de son impudente confrontation avec le donc à Padilla à quel moment il était parti pour le camp mili-
maître d’escrime, Carlo Vedano. Mais lorsqu’il sentit sa fin taire : il indiqua le jour. D’où il était parti : de Milan. S’il était
s’approcher, il dit à un détenu qui l’assistait, et qui allait être revenu à Milan entre-temps : une seule fois, et il n’y avait passé
un autre des témoins cités par Padilla : Feites-moi la plaisance qu’un seul jour, qu’il spécifia également. Rien ne concor-
de dire à Messire le Podestat que tous ceux que j’ay accusés, je les dait avec les époques inventées par les deux malheureux. Ils
ay accusés à tort ; et il n’est pas vray que j’aie recevé de l’argent le prient alors, sans le menacer, avec les bonnes manières,
du fils de Messire le Châtelain […], il me faut morir de cette mala- de se remettre en mémoire s’il ne se trouvait pas à Milan à tel
die : je prie ceux que j’ay incolpés à tort qu’ils me pardonent ; et moment, à tel autre : il répond chaque fois que non, en ren-
de grâce, dites-le à Messire le Podestat, si jamais j’en réchappe. voyant à sa première réponse. Ils en viennent aux personnes
Et j’alai sur-le-champ , ajoute le témoin, référer au Messire et aux lieux. Ils veulent savoir s’il a connu un certain Fontana,
Podestat ce que Baruello m’aveit dit. bombardier ; c’était le beau-père de Vedano, et Baruello l’avait
Cette rétractation joua en faveur de Padilla ; mais Vedano, nommé comme faisant partie de ceux qui étaient présents
qui jusque-là n’avait été nommé que par le seul Baruello, fut lors de la première rencontre. Il dit que oui. S’il connais-
atrocement torturé, le jour même. Il sut résister : et on le sait Vedano : oui de même. S’il sait où se trouvent la Vetra de’
laissa tranquille (en prison, s’entend) jusqu’à la mi-janvier Cittadini et l’auberge des Six Larrons : c’était là, selon Mora,
de l’année suivante. De tous ces pauvres bougres, il était le que Padilla, conduit par don Pietro de Saragosse, était venu
seul qui connût vraiment Padilla, pour s’être exercé avec lui lui proposer d’empoisonner Milan. Il répond qu’il ne connais-
à l’épée en deux occasions, au château ; c’est sans doute cette sait ni la rue, ni l’auberge, pas même de nom. Ils l’interrogent
circonstance qui suggéra à Baruello de lui attribuer un rôle sur don Pietro de Saragosse : il dit ne pas le connaître – et le
dans sa fable. Cependant, il ne l’avait pas accusé d’avoir fabri- contraire, cette fois, eût été impossible. Ils l’interrogent à
qué, ni répandu, ni distribué des onguents mortels, mais propos de deux hommes, vêtus à la française ; à propos d’un
seulement d’avoir été l’intermédiaire entre Padilla et lui. Les autre, habillé en prêtre ; des gens dont Baruello avait dit qu’ils
juges ne pouvaient donc décréter coupable un pareil accusé accompagnaient Padilla le jour de leur rencontre sur la place
sans préjuger du procès du fils du châtelain ; et c’est proba- du château. Il dit ignorer de qui on lui parle.
blement ce qui lui sauva la vie. On ne le réentendit qu’après le Au cours du deuxième interrogatoire, qui eut lieu en jan-
premier interrogatoire de Padilla, dont l’absolution entraîna vier, ils le questionnent au sujet de Mora, de Migliavacca, de
la sienne. Baruello, de rencontres avec eux, d’argent donné, de pro-
Padilla, depuis le château de Pizzighettone, où on l’avait messes faites ; mais sans lui parler encore de la trame à quoi
transféré, fut conduit à Milan le 10 janvier 1631, et placé dans tout ceci se rapporte. Il répond n’avoir jamais eu affaire à eux,
les geôles du Capitaine de justice. On l’interrogea le jour qu’il n’a même jamais entendu prononcer leurs noms ; il rap-
même ; et s’il fallait une preuve factuelle pour être certain que pelle qu’il n’était pas à Milan aux périodes en question.
ces juges pouvaient, eux aussi, interroger sans tromperie, sans Au bout de plus de trois mois, passés à mener des enquêtes
mensonge, sans violence, ne pas trouver d’invraisemblances là dont, comme de juste, on ne tira absolument rien, le Sénat
où il n’y en avait pas, se satisfaire de réponses raisonnables, décréta que Padilla soit inculpé sur la base des témoignages,
admettre, même dans une affaire d’onctions pestifères, qu’un qu’on lui notifie son procès et qu’on lui fixe un délai pour for-
accusé puisse dire la vérité, y compris en niant, c’est ce que mer sa défense. En exécution de cet ordre, il fut convoqué le
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22 mai à un nouvel interrogatoire, le dernier. Après lui avoir sur ces trois-là, deux furent induits au mensonge par l’espoir
posé, autour de tous les chefs d’accusation, diverses ques- de l’impunité, non par la violence de la torture.
tions expresses, auxquelles il répondit toujours par un non Après avoir entendu ce couplet ô combien méprisable,
le plus souvent assez sec, ils en vinrent aux témoignages : ils Padilla déclara : De tous ces hommes que V. S. m’a nommés, je ne
lui exposèrent ouvertement ce récit, ou plus exactement ces connais que Fontana et Tegnone (c’était un surnom de Vedano) ;
deux récits délirants. Le premier, selon lequel, lui, Prévenu, et tout ce dont V. S. m’a dit que cela figurait dans les actes du
avait dit au barbier Mora, près de l’auberge dite des Six Larrons, Procès, comme ayant été dit par eux, est la plus grande fausseté
qu’il préparât un onguent […] et qu’il prît ledit onguent pour aller et la plus grande menterie qui existent en ce monde ; et l’on ne
poier (badigeonner) les murs ; et qu’en guise de récompense, il saurait croire qu’un Chevalier de mon rang puisse avoir ni tenté
lui avait donné moult doublons ; et qu’ensuite don Pietro de ni pensé une action si infâme ; et je prie Dieu et sa Sainte Mère, si
Saragosse, sur ses ordres, avait envoyé ledit barbier percevoir ces choses sont vraies, de me confondre sur-le-champ ; et je place
encore de l’argent auprès de tels et tels banquiers. Mais cette en Dieu l’espoir de faire connaître la fausseté de ces hommes, afin
première folie est raisonnable, comparée à la suivante, selon que cela soit manifeste à la face du monde.
laquelle lui, Messire le Prévenu, avait fait venir sur la place du Ils lui demandèrent en retour, par pure formalité et sans
château le dénommé Stefano Baruello et lui avait dit : Bonjour, insistance, de se résoudre à dire la vérité ; et ils lui signifièrent
sieur Baruello ; il y a beau temps que je désirais de parler avec le décret du Sénat, qui l’inculpait d’avoir composé et distribué
vous ; puis, après quelques autres compliments, il lui avait un onguent vénéneux, et soudoyé des complices. Je m’étonne
remis vingt-cinq ducats vénitiens, et un pot d’onguent, en pré- grandement, rétorqua-t-il, que le Sénat ait pris une décision d’une
cisant que c’était celui qu’on faisait à Milan, mais qu’il n’était telle gravité, dès lors qu’on voit et qu’il se trouve que tout ceci est
pas parfait, et qu’il fallait prendre des lacerts et des crapoudelles pure imposture et fausseté, qui porte atteinte non seulement à
(des lézards et des crapauds) et du vin blanc, et mettre le tout moi, mais à la Justice elle-même. Comment ! Moi, un homme de
dans une marmite, et faire bouillir docereusement (à feu doux), à ma qualité, qui ai passé ma vie au service de Sa Majesté, pour
fin que ces animaux pussent mourir en colère. Qu’un prêtre, qui défendre cet État, qui suis le rejeton d’hommes ayant agi de même,
est désigné comme Français par ledit Baruello, et qui était venu j’aurais donc fait, ne serait-ce que songé à faire des choses qui
en compagnie du prévenu, avait fait apparaître un individu à leur eussent valu, ainsi qu’à moi, une telle publicité et une telle
figure d’homme, en habit de Pantalon, et l’avait fait reconnaître infamie ? Je redis que tout ceci est faux, et que c’est la plus grande
à Baruello pour son seigneur et maître ; et que Baruello, quand imposture qu’on ait jamais fait subir à un homme.
l’autre eut disparu, avait demandé au prévenu qui il était, et C’est un plaisir d’entendre l’innocence indignée parler
que le prévenu avait répondu qu’il s’agissait du diable ; et que, un tel langage ; mais c’est une horreur de se rappeler l’inno-
une autre fois, le prévenu avait donné à Baruello une nouvelle cence épouvantée, confuse, désespérée, menteuse, calomnia-
somme d’argent, lui promettant de le faire lieutenant de sa trice, devant ces mêmes juges ; ou l’innocence imperturbable,
compagnie s’il le servait proprement. constante, véridique, et condamnée tout de même.
Sur ce point, Verri (tant il est vrai qu’un dessein systéma- Padilla fut acquitté, on ne sait quand précisément, mais
tique peut fausser le jugement des plus grand esprits, même certainement plus d’un an plus tard, puisque ses dernières
après qu’ils ont bien vu les choses) conclut comme ceci : « Tels défenses furent présentées en mai 1632. Bien entendu, cet
sont les faits retenus contre le fils du châtelain et, bien qu’ils acquittement ne dut rien à la grâce des juges ; mais ceux-ci
eussent été démentis par toutes les autres personnes inter- se rendirent-ils compte qu’ils déclaraient ainsi l’injustice
rogées (à l’exception des trois malheureux, Mora, Piazza et de toutes les condamnations qu’ils avaient précédemment
Baruello qui sacrifièrent la vérité à la violence de la torture), ils prononcées ? J’aurais en tout cas peine à croire qu’ils en pro-
servirent de base à la plus ignominieuse des accusations 109. » noncèrent d’autres après cet acquittement. En reconnais-
Or, comme le lecteur le sait, et comme Verri lui-même le relate, sant que Padilla n’avait pas donné d’argent pour rétribuer
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ces chimériques onctions, se souvinrent-ils des hommes dire, pour ces juges, perdre l’occasion de condamner, c’eût été
qu’ils avaient condamnés pour avoir reçu de l’argent de sa désormais se découvrir terriblement coupables ; cependant
main, pour cette raison précise ? Se souvinrent-ils d’avoir dit à que les fraudes et violations de la loi qu’ils savaient avoir com-
Mora que cette raison était plus vraisemblable que celle selon mises, mais qu’ils voulaient croire justifiées par la découverte
laquelle ils avaient agi le premier uniquement pour travailler de malfaiteurs si impies et funestes, seraient apparues non
davantage, le second uniquement pour vendre son électuaire ? seulement dans toute leur évidence abjecte de fraudes et de
Se souvinrent-ils que, lors de l’interrogatoire suivant, comme violations de la loi, mais encore comme sources d’un mons-
il persistait à la nier, ils lui avaient objecté que c’était pourtant trueux assassinat. Une méprise, à la fin, maintenue et conso-
là la vérité ? Que, comme il la niait encore, pendant sa confron- lidée par une autorité toujours puissante, bien que fréquem-
tation avec Piazza, ils l’avaient soumis à une séance de torture, ment fallacieuse, et dans ce cas précis étrangement illusoire,
afin qu’il l’avouât, puis à une autre séance de torture, afin que puisque, pour l’essentiel, elle n’était fondée que sur celle des
l’aveu arraché par la première devînt valable ? Et qu’à partir juges eux-mêmes : je parle de l’autorité du public qui les pro-
de là, tout le procès avait avancé sur la base de cette hypo- clamait sages, zélés, vertueux, vengeurs et défenseurs de la
thèse ? Qu’elle avait été exprimée ou sous-entendue dans cha- patrie.
cune de leurs questions, confirmée par chacune des réponses, La colonne infâme fut abattue en 1778 ; en 1803, là où elle
comme la cause enfin découverte et reconnue, comme la véri- s’était dressée, on édifia une maison ; et en cette occasion, on
table, l’unique raison du crime commis par Piazza, par Mora, démolit aussi la galerie d’où Caterina Rosa,
puis par les autres condamnés ? Que la proclamation rendue
publique quelques jours après le supplice de ces deux hommes la déesse aux aguets ayant trouvé son occasion de nuire110,
par le grand Chancelier, sur avis du Sénat, les disait « parve-
nus à un état d’impiété extrême, au point d’avoir trahi pour avait lancé l’appel au massacre : de sorte que plus rien ne rap-
de l’argent leur propre Patrie » ? Et, voyant au bout du compte pelle ni l’effroyable effet, ni la misérable cause. Là où la via
s’évanouir cette raison (car au cours du procès il n’avait jamais della Vetra débouche sur le cours de la Porte du Tessin, la mai-
été fait mention d’argent provenant de quelqu’un d’autre que son qui fait l’angle, à gauche en regardant le cours en question,
Padilla), songèrent-ils qu’il n’y avait plus, pour attester ce occupe l’emplacement où se trouvait celle du pauvre Mora.
crime, que des aveux, obtenus de la manière qu’ils savaient, et Voyons maintenant, si le lecteur a la bonté de nous suivre
rétractés entre les derniers sacrements et la mort ? Des aveux dans cette ultime enquête, comment le jugement téméraire de
d’abord contradictoires entre eux, et qui s’avéraient désormais cette femme, après avoir si puissamment influé sur les tribu-
contradictoires avec les faits ? En acquittant le chef, reconnu naux, parvint aussi à régner dans les livres.
pour innocent, surent-ils en somme qu’ils avaient condamné,
en les reconnaissant pour ses complices, des innocents ?
Bien au contraire, du moins d’après ce qui en parut publi-
quement : le monument et la sentence demeurèrent ; les pères
de famille que la sentence avait condamnés demeurèrent
infâmes ; les enfants qu’elle avait rendus si affreusement
orphelins demeurèrent légalement spoliés. Et quant à ce qui
traversa le cœur des juges, qui peut savoir à quels nouveaux
arguments est capable de résister une méprise volontaire, déjà
endurcie contre l’évidence ? D’autant que cette méprise leur
était entre-temps devenue plus chère et plus précieuse que
jamais : car si les reconnaître innocents avait d’abord voulu
114
Chapitre vii

Parmi les nombreux écrivains contemporains des événements,


nous choisirons le seul qui ne soit pas obscur, et qui n’en ait
pas traité en tout point selon la croyance commune, Giuseppe
Ripamonti, déjà souvent mentionné ici. Et il nous semble qu’il
pourrait être un exemple curieux de la tyrannie qu’une opi-
nion dominante exerce sur la parole de ceux dont elle n’a pu
assujettir l’esprit. Non seulement il ne nie pas expressément
la culpabilité de ces pauvres bougres (et il n’y eut personne,
avant Verri, pour le faire dans un écrit destiné au public), mais
il semble plus d’une fois vouloir expressément l’affirmer ; tant
il est vrai que, parlant du premier interrogatoire de Piazza, il
parle de sa « malice » à lui, et du « discernement » des juges ;
il dit que, « par ses nombreuses contradictions, il révélait
le crime dans l’acte même où il voulait le nier » ; de Mora, il
écrit de même que, « tant qu’il put résister à la torture, il nia,
comme le font tous les coupables, avant de raconter à la fin
la chose telle qu’elle était : exposuit omnia cum fide ». Mais en
même temps, il tente de laisser entendre l’inverse, en soule-
vant, timidement et au passage, certains doutes sur les cir-
constances les plus importantes ; en dirigeant, d’un mot, la
réflexion du lecteur dans la bonne direction ; en mettant dans
la bouche de tel ou tel accusé des mots plus propres à prouver
son innocence que ceux que lui-même avait su trouver ; en fai-
sant preuve, enfin, de cette compassion que l’on n’éprouve que
117
pour les innocents. À propos du chaudron trouvé chez Mora, il sache que Ripamonti était historiographe de la ville : un de ces
dit : « L’impression la plus forte fut celle produite par une mix- hommes, en somme, auxquels on peut dans certains cas com-
ture peut-être innocente et accidentelle, du reste dégoûtante, mander ou interdire d’écrire l’histoire.
mais qui pouvait passer pour ce que l’on cherchait. » À pro- Un autre historiographe, mais œuvrant dans un champ
pos de la première confrontation, il dit que Mora « invoquait plus vaste, Batista Nani 112, vénitien, qu’aucun égard ne pou-
la justice de Dieu contre un abus, contre une maligne inven- vait donc conduire à dire le faux sur cette affaire, fut cepen-
tion, contre un piège où l’on pouvait faire tomber n’importe dant conduit à le croire par l’autorité d’une inscription et
quel innocent ». Il l’appelle « pauvre père de famille qui, sans d’un monument. « S’il est vrai » , dit-il, « que l’imagination
le savoir, portait sur ses malheureuses épaules son infamie et des populations, altérée par l’épouvante, inventait bien des
sa ruine, et celles des siens ». Toutes les réflexions que nous choses, ce crime fut en tout cas découvert et puni, des ins-
avons exposées ci-avant, et celles que l’on pourrait y ajou- criptions rappelant encore à Milan le souvenir des maisons
ter, concernant la contradiction manifeste entre l’acquitte- abattues, où se réunissaient ces monstres113. » On aurait tort
ment de Padilla et la condamnation des autres, Ripamonti les de prendre ce raisonnement pour mesure de son jugement
esquisse d’un seul mot : « Les barbouilleurs furent cependant en général. Ayant été chargé de plusieurs ambassades impor-
punis : unctores puniti tamen. » Combien cet adverbe, ou si l’on tantes, et de diverses missions intérieures, il avait eu de quoi
veut cette conjonction en dit long ! Et il ajoute : « La ville eût connaître les hommes et les choses ; et son Histoire de Venise
été frappée d’effroi devant la monstruosité de ces supplices, si prouve qu’il était loin d’être médiocre en la matière. Mais
tout n’avait paru moins grave que le crime. » les jugements criminels, et les pauvres gens, du moins tant
Mais là où il laisse le plus clairement transparaître son qu’ils sont en petit nombre, ne sont pas regardés comme une
sentiment, c’est quand il affirme ne pas vouloir le manifes- matière concernant véritablement l’histoire ; il ne faut donc
ter. Après avoir raconté divers cas de personnes soupçon- pas s’étonner que Nani, amené en passant à parler de ces faits,
nées d’avoir propagé des onctions pestifères, sans que cela n’y ait pas regardé de près. Si quelqu’un lui avait cité une autre
ait donné lieu à procès, « je me trouve », dit-il, « à un passage colonne 114 et une autre inscription visibles à Milan comme
difficile et périlleux : devoir déclarer si, outre ceux qui furent preuves d’une défaite subie par les Vénitiens (défaite aussi
ainsi suspectés à tort, je crois qu’il y eut vraiment des propa- avérée que le crime de ces montres), il ne fait aucun doute que
gateurs de telles onctions [...]. La difficulté ne vient pas de l’in- Nani se serait esclaffé.
certitude de la chose, mais du fait que la liberté ne m’est pas On éprouve davantage de surprise et de désolation à trou-
donnée de faire ce qu’on attend pourtant de tout écrivain, à ver le même argument et les mêmes invectives sous la plume
savoir qu’il exprime ses véritables sentiments. Car si je disais d’un homme plus célèbre, et à juste titre. Muratori 115, dans
qu’il n’y eut point de propagateurs, que c’est sans raison qu’on son Traité du gouvernement de la peste, après avoir fait allusion
attribue à la malice des hommes ce qui fut punition divine, on à diverses histoires de ce genre, écrit : « Mais aucun cas n’est
crierait aussitôt que mon histoire est impie, que l’auteur ne plus renommé que celui de Milan où, pendant la contagion de
respecte pas un jugement solennel. Tant l’opinion inverse est 1630, on arrêta plusieurs personnes, qui avouèrent un crime
enracinée dans les esprits, tant la plèbe ordinairement crédule si abominable, et furent âprement mises à mort. Le souvenir
et la noblesse orgueilleuse sont prêtes à la défendre comme ce funeste en perdure cependant (comme je l’ai vu moi-même),
qu’elles ont de plus cher et de plus sacré. Se mettre en guerre sous la forme de la Colonne infâme érigée là où s’élevait la
contre la foule serait une entreprise aussi rude qu’inutile ; maison de ces bourreaux inhumains. Car il faut apporter la
aussi, sans nier ni affirmer, sans pencher davantage d’un côté plus grande attention à ce que des scènes aussi exécrables ne
que de l’autre, me restreindrai-je à rapporter l’opinion d’au- se renouvellent point. » Sans disparaître, la désolation change
trui 111 ». Que celui qui se demanderait s’il n’eût pas été plus un peu de nature lorsqu’on constate que Muratori était moins
raisonnable, et aussi plus facile, de ne pas en parler du tout convaincu que ces mots ne le laissent entendre. Lorsqu’il en
118 119
vient à discourir (et l’on comprend que c’est cela qui vraiment étant d’avoir divisé en chapitres et en paragraphes un texte qui,
lui importe) des maux horribles que peut engendrer le fait dans l’original, formait un bloc unique121. Mais qui irait s’ima-
de se figurer et de croire de telles choses sans fondement, il giner que l’avocat napolitain, devant relater d’autres soulève-
dit : « On va jusqu’à emprisonner des gens et, par la force des ments, non plus ceux de Barcelone ou Lisbonne, mais celui
tortures, à leur arracher de la bouche l’aveu de crimes qu’ils de Palerme, en 1647, et, la même année, celui de Naples, plus
n’ont peut-être jamais commis, pour les livrer ensuite à un célèbre en raison de la singularité et de l’ampleur des événe-
misérable carnage public sur l’échafaud. » Ne dirait-on pas ments, et à cause de Masianello122, qui irait s’imaginer, dis-je,
qu’il veut faire allusion à nos malheureux ? On le croit d’au- que l’avocat napolitain ne trouverait rien de mieux à faire que
tant plus volontiers qu’il poursuit aussitôt avec des mots que de reprendre, non pas les matériaux, mais le récit, à l’iden-
nous avons déjà cités dans Les Fiancés, et que nous retranscri- tique, d’un chevalier et procureur de la république de Venise ?
vons ici car ils sont peu nombreux : « J’ai rencontré à Milan des Qui irait s’imaginer cela, surtout après avoir lu les mots sur
gens sages qui, tenant de leurs aïeux des rapports dignes de lesquels Giannone débute son récit ? Les voici : « Les malheu-
foi, n’étaient guère convaincus de la véracité de ces onctions reux événements de ces révolutions ont été décrits par plu-
vénéneuses, dont on affirma qu’elles avaient été répandues sieurs auteurs : d’aucuns voulurent faire croire qu’ils étaient
dans la ville, et qui firent si grand bruit pendant la peste de prodigieux, et en dehors du cours de la nature ; d’autres,
1630116. » On ne peut s’empêcher de soupçonner Muratori de détournant l’attention des lecteurs par d’infimes détails, n’en
croire plus probable que les « scènes exécrables » dont il parle firent pas nettement concevoir les vraies raisons, les desseins,
ne furent, au vrai, que de sottes fabulations, et (ce qui est plus les prolongements et l’aboutissement. Aussi, pour notre part,
grave) ceux qu’ils nomment des « bourreaux inhumains », des suivant les écrivains les plus sérieux et les plus prudents, les
innocents trucidés. Ce serait alors l’un de ces cas, déplorables ramènerons-nous à leur juste et naturelle position. » Pourtant,
et fréquents, où des hommes aucunement enclins au men- chacun peut voir, en comparant, que Giannone, aussitôt après
songe, désireux d’affaiblir la vigueur de quelque erreur perni- ces mots, va piller ceux de Nani123, y mêlant de temps à autre,
cieuse mais craignant de faire pire que mieux en la combattant et surtout au début, quelques-uns des siens propres, apportant
de front, ont cru bon de d’abord énoncer le mensonge, pour çà et là quelques changements, parfois parce qu’il y est obligé,
pourvoir ensuite insinuer la vérité. exactement comme quelqu’un qui, ayant acheté du linge
Après Muratori, nous trouvons un écrivain plus renommé usagé, ôte la marque de l’ancien propriétaire pour y coudre la
que lui comme historien, de surcroît jurisconsulte (ce qui, en sienne. Ainsi, là où le Vénitien écrit « dans ce royaume-là », le
cette matière, semblerait devoir rendre son avis digne d’une Napolitain remplace par « dans ce royaume-ci » ; là où l’histo-
plus grande d’attention), et d’ailleurs, comme il le dit de lui- rien contemporain des faits dit que « les factions subsistent
même, « davantage jurisconsulte qu’homme d’État117 », Pietro presque entières », celui qui vient plus tard dit « les restes des
Giannone. Mais nous ne rapporterons pas cet avis, car nous anciennes factions subsistaient encore ». Il est vrai qu’en plus
venons de le faire : c’est le même que celui de Nani, que le lec- de ces petites adjonctions et variantes, on trouve aussi, dans
teur a vu un peu plus haut, et que Giannone a recopié, mot ce très long passage, telles des pièces de ravaudage, quelques
pour mot, en citant cette fois sa source en bas de page 118. fragments plus longs qui ne viennent pas de Nani. Mais, aussi
Je dis : cette fois, car Giannone a copié Nani bien souvent incroyable que cela paraisse, ils sont presque tous empruntés
sans le citer, ce qui mérite d’être relevé, si, comme il me à un autre auteur, et presque mot pour mot : ils appartiennent
semble, cela n’a pas encore été fait119. Le récit, par exemple, du à Domenico Parrino124, écrivain (à l’inverse de beaucoup
soulèvement de la Catalogne et de la révolution du Portugal, d’autres) obscur mais beaucoup lu, et sans doute plus que lui-
en 1640, est retranscrit dans le livre de Giannone à partir de même ne l’espérait, si, en Italie et ailleurs, on lit autant qu’on
celui de Nani sur plus de sept pages en in-quarto120, avec très loue l’Histoire civile du royaume de Naples, qui porte la signa-
peu d’omissions, d’ajouts ou variations, la plus considérable ture de Pietro Giannone. Car, sans nous éloigner des deux
120 121
périodes historiques qu’on vient de mentionner, si Giannone, eurent envie dans les frontières de la Flandre et de l’Empire,
après les soulèvements catalan et portugais, emprunte à mais ils s’en emparèrent de fait, en contraignant les habitants
Nanni la chute du favori Olivares, c’est chez Parrino qu’il reco- à reconnaître le roi très-chrétien pour leur souverain, en édic-
pie le rappel du duc de Médina vice-roi de Naples, qui en fut tant des lois, et en exerçant tous les actes d’autorité dont les
la conséquence, et les astuces qu’il inventa pour céder le plus princes ont coutume d’user envers leurs sujets. » Sauf que ces
tard possible la place à son successeur Enriquez de Cabrera. mots sont ceux du pauvre et méconnu Parrino127 ; et ils n’ont
C’est chez Parrino, encore, qu’il copie une bonne part de ce pas été arrachés de ce passage de son histoire, mais emportés
qui a trait au gouvernement de Cabrera ; puis, tantôt chez l’un, avec lui : car Giannone, souvent, au lieu de cueillir quelques
tantôt chez l’autre, à la manière d’une marqueterie, le gou- fruits çà et là, prend tout l’arbre et le transplante dans son
vernement du duc d’Arcos, pour toute la période qui précéda jardin. On peut dire que tout le récit de la paix de Nimègue
les soulèvements de Palerme et de Naples et, comme nous est emprunté à Parrino ; de même, en grande partie, et avec
l’avons dit, leur évolution et leur fin, sous le gouvernement nombre d’omissions, mais peu d’ajouts, le vice-règne à Naples
de don Juan José d’Autriche, comte d’Oñate. Puis uniquement du marquis de los Vélez, au temps où cette paix fut conclue, et
chez Parrino, toujours par longs morceaux, ou par des mor- qui conclut l’œuvre de Parrino et l’avant-dernier livre de celle
ceaux brefs mais incessants, l’expédition de ce vice-roi contre de Giannone. Il est probable ( j’allais dire : certain) que si l’on
Piombino et Portolongone ; et la tentative du duc de Guise s’amusait à procéder à une comparaison intégrale, pour toute
contre Naples ; et la peste de 1656. Puis chez Nani la paix des la période antérieure à la domination espagnole à Naples, sur
Pyrénées, et chez Parrino un petit appendice où sont esquissés laquelle commence le travail de Parrino, on trouverait par-
les effets de celle-ci sur le royaume de Naples 125. tout ce que j’ai trouvé en plusieurs endroits, sans jamais voir
Parlant, dans Le Siècle de Louis XIV, des tribunaux insti- cité, si je ne m’abuse, le nom de cet écrivain si abondamment
tués par le roi de France à Metz et à Brisach après la paix de pillé128. Giannone recopie également chez Sarpi129, sans non
Nimègue, pour décider de ses prétentions sur certains ter- plus le citer, des passages entiers, et toute la trame d’une
ritoires des États voisins, Voltaire, dans une note, nomme digression130, ainsi que me l’a fait noter une docte et noble
Giannone avec grand éloge, comme on pouvait s’y attendre, personne. Et qui sait combien d’autres vols passés inaperçus
mais pour lui adresser une critique. Voici cette note : découvrirait celui qui voudrait les chercher. Mais ce que nous
« Giannone, si célèbre par son utile Histoire de Naples, dit que avons vu de la manière dont Giannone copie sur d’autres écri-
ces tribunaux étaient établis à Tournai. Il se trompe souvent vains, non seulement le choix et l’ordre des faits, non seule-
sur toutes les affaires qui ne sont pas celles de son pays. Il dit, ment les jugements, les observations, l’esprit, mais encore
par exemple, qu’à Nimègue Louis XIV fit la paix avec la Suède. les pages, les chapitres, les livres, voilà qui, à n’en pas douter,
Au contraire, la Suède était son alliée 126. » Laissons l’éloge de chez un auteur célèbre et célébré, est ce qu’on appelle un phé-
côté ; la critique, dans ce cas, ne devrait pas viser Giannone, nomène. Absence d’inspiration ou paresse d’esprit ? La chose
puisqu’il ne prit même pas la peine, comme tant d’autres est en tout cas peu commune, autant que le courage ; mais il
fois, de se tromper lui-même. Il est vrai que dans le livre de y a le bonheur non-pareil de rester malgré tout (tant que cela
cet homme « si célèbre », on lit ces mots : « S’ensuivit alors la dure) un grand homme. Que cette circonstance, en même
paix entre la France, la Suède, l’Empire et l’Empereur » (où, temps que l’occasion que le sujet nous fournissait, fasse que
du reste, je me demande s’il ne faudrait pas parler d’ambi- notre bienveillant lecteur nous pardonne une digression un
guïté plutôt que d’erreur) ; et ceux-ci : « [les Français] ouvrirent peu longue, à dire vrai, dans une partie accessoire d’un écrit
ensuite deux tribunaux, l’un à Tournai, l’autre à Metz ; et s’ar- sans prétention.
rogeant une juridiction à ce jour inouïe dans le monde sur les Qui ne connaît le fragment de Parini sur la colonne infâme ?
princes des pays voisins, ils firent non seulement adjuger à la Et qui ne s’étonnerait qu’on n’en fît pas mention dans ces
France, sous le titre de dépendances, tout le territoire dont ils pages ?
122 123
Voici donc les quelques vers dudit fragment, où le célèbre le continent européen les corps sont de création récente, sauf
poète se fait hélas l’écho de la multitude et de l’inscription : quelques-uns – sauf un par-dessus tous les autres, lequel,
n’ayant pas été institué par les hommes, ne peut être ni aboli,
Quand, parmi les taudis, et au milieu de quelques ni remplacé132. Hormis dans ce cas, l’esprit de corps est désor-
Ruines, je vis s’ouvrir une placette ignoble. mais combattu et affaibli par l’esprit d’individualité : le moi
Solitaire, en ce lieu, se dresse une colonne s’estime trop riche pour être redevable au nous. Dans le cas
Entre herbes infécondes, cailloux et puanteur qui nous occupe, c’est un remède ; que Dieu nous garde de
Où nul homme jamais n’entre, car loin d’ici dire : dans tous les cas.
Tous chassent le génie propice à la cité Quoi qu’il en soit, Pietro Verri n’était pas homme à sacrifier
Lombarde, en s’écriant à voix forte : fuyez, à un scrupule de ce genre la manifestation d’une vérité dont
Bons citoyens, fuyez, de crainte que le sol l’importance était proportionnelle au crédit dont jouissait
Misérable et infâme des lieux ne vous infecte131. l’erreur, et plus encore au but à quoi il voulait qu’elle serve ;
mais il y avait une autre circonstance justifiant le scrupule :
Était-ce vraiment l’opinion de Parini ? On ne sait. Le fait qu’il Gabriele Verri, le père de l’illustre écrivain, était président du
l’ait exprimée de façon si affirmative, certes, mais en vers, ne Sénat. C’est ainsi qu’on a vu souvent les bonnes raisons venir
saurait fournir d’argument ; car il était alors communément au secours des mauvaises, et une vérité, par la force conjuguée
admis que les poètes jouissent du privilège de profiter de des unes et des autres, après avoir déjà trop tardé à éclater,
toutes les croyances, vraies ou fausses, susceptibles de pro- devoir rester encore un bon moment cachée.
duire une impression quelconque, forte ou plaisante. Le pri-
vilège ! Maintenir et encourager les hommes dans l’erreur,
un privilège ! Ce à quoi l’on rétorquait cependant que cet
effet pervers ne pouvait se produire, car personne ne croyait
que les poètes disent la vérité. Mais il ne s’agit pas de rétor-
quer quoi que ce soit : simplement, on peut trouver étrange
que les poètes fussent contents d’avoir ce droit, et de ce qui le
motivait.
Vint enfin Pietro Verri, le premier, après cent quarante-sept
ans, qui vit et dit qui avaient été les véritables bourreaux, le
premier qui exigea, pour des innocents trucidés de façon si
barbare, et si stupidement abhorrés, une compassion d’au-
tant plus méritée qu’elle était plus tardive. Mais quoi ? Ses
Observations, écrites en 1777, ne furent publiées qu’en 1804,
avec d’autres œuvres, déjà parues ou inédites, dans le recueil
des Écrivains classiques italiens d’économie politique. Et l’édi-
teur s’explique de ce retard, dans l’avant-propos à ces œuvres.
« On craignit », dit-il, « que le Sénat pût être souillé par cette
ancienne infamie. » C’était à l’époque un effet très commun
de l’esprit de corps : plutôt que de reconnaître que ses pré-
décesseurs avaient failli, on faisait siennes leurs aberrations,
alors qu’on n’y était pour rien. De nos jours, un tel esprit ne
trouverait guère à plonger dans le passé, puisque partout sur
124
Notes

1  Manzoni rappelle les noms de Guglielmo Piazza,


Giangiacomo Mora, Girolamo et Gaspare Migliavacca,
tous quatre condamnés à mort et exécutés, et de Giovanni
Stefano Baruello, mort de la peste ; les autres accusés
furent acquittés. (Sauf mention contraire, les notes sont
du traducteur. Celles de l’auteur sont accompagnées de la
mention N.d.A. Dans les notes de l’auteur, les ajouts éven-
tuels du traducteur apparaissent entre crochets.)
2 La fin du chapitre XXXII du grand roman de Manzoni,
I Promessi Sposi [Les Fiancés, traduit de l’italien par Yves
Branca, Paris, Gallimard, 1995.]
3 Pietro Verri, Osservazioni sulla tortura (N.d.A.)
[Observations sur la torture (1992), traduit de l’italien par
François Bouchard, Paris, Viviane Hamy, 2004.]
4 Ut mos vulgo, quamvis falsis, reum subdere. Tacite, Annales,
Livre I, § 39 (N.d.A.) [« Car la foule a coutume, même en
l’absence de crimes, d’inventer un coupable »].
5 Pietro Verri, Observations sur la torture, § VI (N.d.A.) [p. 73
de l’édition française référencée dans la note 3, à laquelle
nous renvoyons également pour toutes les citations
suivantes].
6 Sommaire des chefs d’accusation contre don Giovanni
Gaetano de Padilla.
7 Respectivement : Détention de Mora ; Description
de Giovanni ; Argument contre le Commissaire ;
Invraisemblable ; Suggestion.
127
8 Allusion au Purgatoire, Chant III, vers 79 et suivants : 19 La pratique criminelle en vigueur en Angleterre, dès lors
Come le pecorelle escon del chiuso / a una, a due, a tre, e qu’elle ne cherchait pas la preuve du délit ou de l’inno-
l’altre stanno / timidette atterrando l’occhio e ‘l muso ;  // e cence de l’accusé par le truchement de l’interrogatoire,
ciò che fa la prima, e l’altre fanno, / addossandosi a lei, excluait indirectement, mais nécessairement, cette façon
s’ella s’arresta, / semplici e quete, e lo ’mperché non sanno trompeuse et cruelle d’obtenir ses aveux. Francesco Casoni
(« Pareils à des moutons qui sortent de l’enclos, / par un, (De tormentis, chap. I, 3) et Antonio Gomez (Variarum
par deux, par trois, cependant que les autres / craintifs resolutionum etc., Tome 3, Chap. 13, « De tortura reorum »,
gardent baissés et l’œil et le museau ; // ce que fait le pre- n. 4) attestent que, du moins à leur époque, la torture
mier, les autres font de même, / s’adossant contre lui, si n’était pas en usage dans le royaume d’Aragon. Giovanni
celui-ci s’arrête, / simples, quiets, sans savoir la raison de Loccenio (Synopsis juris Sueco-gothici), cité par Ottone
leur marche »). Tabor (Tractatus de tortura, et indiicis delictorum, Chap. 2,
9 Cette rue s’appelle aujourd’hui via Gian Giacomo Mora, 18), atteste la même chose concernant la Suède ; j’ignore
du nom de l’un des condamnés à mort. si d’autres pays d’Europe ont été exempts de ce honteux
10 « Dans tous les meubles, les caisses, les coffrets, les fléau ou s’en sont libérés avant le siècle dernier (N.d.A.).
recoins, sous les lits. » 20 Prospero Farinacci (Rome, 1544-1618), juriste pénaliste et
11 « Rien ne fut découvert nulle part. » magistrat.
12 Ici et dans d’autres lieux du texte, Manzoni entend « écri- 21 Pietro Verri, Observations sur la torture, § VIII (N.d.A.)
vains » (scrittori) dans le sens restrictif de juristes, auteurs [p. 96.].
de commentaires juridiques, interprètes des lois. 22 Fran. a Bruno, De indiciis et tortura, part. II, Quæst. II, 7
13 Statuta criminalia ; Rubrica generalis de forma citationis (N.d.A.).
in criminalibus ; De tormentis, seu quæstionibus (N.d.A.) 23 Guido da Suzzara (Suzzara, 1225-Bologne, 1292), juriste et
[Statuts criminels ; Rubrique générale de la forme des avocat.
citations criminelles ; Des tourments, ou question]. 24 Guid. de Suza, De tormentis, 1. – Cod. IX ; tit. 4, « De custo-
14 Cod. Lib. IX ; Tit. XLI, « De quæstionibus », 1, 8 (N.d.A.). dia rerum », 1 (N.d.A.).
15 La Loi des Douze Tables (Lex duodecim tabularum ou, en 25 Ubaldo degli Ubaldi, dit Baldo (Pérouse, 1327-Pavie, 1400),
version abrégée, Duodecim tabularum), forme le premier juriste.
corpus écrit de lois romaines. Sa rédaction par un collège 26 Baldi, ad lib. IX Cod. Tit. XIV, « De emendatione servo-
de décemvirs, autour de 450 av. J.-C., est souvent considé- rum », 3 (N.d.A.).
rée comme l’acte fondateur du droit écrit. 27 Paride Del Pozzo, dit Il Puteo (Pimonte, 1410-Naples,
16 La torture fut progressivement abolie partout en Europe 1493), juriste.
entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. 28 Par. De Puteo, De syndicatu ; in verbo : « Crudelitas officia-
17 Les Observations sur la torture occupèrent Pietro Verri lis », 5 (N.d.A.).
entre 1770 et 1777. Le Duché de Milan formait alors un 29. J. Clari, Sententiarum receptarum, Lib. V, § fin.
État placé, depuis 1714, sous l’autorité de la monarchie de Quæst. LXIV, 36 (N.d.A.) [Giulio Claro (Alexandrie,
Habsbourg, mais jouissant d’une certaine marge d’auto- 1525-Carthagène, 1575), criminaliste].
nomie législative. En 1776, un décret de Marie-Thérèse 30 Gomez, Variar. resol., t. 3, c. 13, « De tortura reorum », 5
d’Autriche abolit la torture dans les États héréditaires. (N.d.A.) [Antonio Gómez (1501-1572), juriste espagnol].
Le Sénat de Milan rejette l’application de ce décret sur 31 Pietro Verri, Observations sur la torture, § XIII (N.d.A.).
son territoire. [p. 124.]
18 Pietro Verri, Observations sur la torture, § XIII (N.d.A.) 32 Ippolito Marsigli, ou Marsili (Bologne, 1450-Idem, 1529),
[p. 125.]. juriste.
128 129
33 Hipp. de Marsiliis, ad. Tit. Dig. de quæstionibus ; leg. « In 55 Ibid. (N.d.A.) [p. 99-100. Paris dicit... : « Paride dit que le
criminibus », 29 (N.d.A.). juge peut... »].
34 Praxis, etc., Quæst. XXXVIII, 54 (N.d.A.). 56 Paridis de Puteo, De syndicatu, in verbo : « Et adverten-
35 Practica causarum criminalium ; in verbo : « Expedita » ; 86 dum est ; Judex debet esse subtilis in investiganda maleficii
(N.d.A.). veritate » (N.d.A.) [« Et il faut noter ceci : le Juge doit être
36 Pietro Verri, , Observations sur la torture, § XIII (N.d.A.) sagace lorsqu’il enquête sur la vérité du crime »].
[p. 125.]. 57 Giovanni Battista Baiardi (Parme, 1530-Plaisance, 1599),
37 Quæst., XXXVIII (N.d.A.). juriste.
38 Pietro Verri, Observations sur la torture, § VIII (N.d.A.) 58 Ad Clar. Sentent. recept., Quæst. LXIV, 24, add. 80, 81
[p. 99]. (N.d.A.).
39 Sent. Rec., lib. V, Quæst., LXIV, 12. Venet. 1640 ; ex typ. 59 Pietro Giannone (Ischitella, 1676-Turin, 1748), historien et
Baretiana, p. 537 (N.d.A.). juriste.
40 Nam sufficit... signifie : « En effet (ou : en vérité), il suf- 60 Istoria civile, etc., lib. 28, cap. ult. (N.d.A.).
fit qu’il y ait quelques indices contre l’accusé pour qu’il 61 Alias secus : « [il faut procéder] de quelque autre façon ».
puisse être torturé. » Non sufficit... signifie précisément 62 Praxis et Theoricae criminalis, Quæst. LII, 13, 14 (N.d.A.).
l’inverse : « Il ne suffit pas qu’il y ait quelques indices 63 Agitur de hominis salute : « Il est question de la sauvegarde
contre l’accusé pour qu’il puisse être torturé. » d’un homme. »
41 Ven. apud Hier. Polum, 1580, f. 172. – Ibid. apud 64 Praxis et Theoricae criminalis, Quæst. XXXVII, 2, 3, 4
P. Ugolinum, 1595, f. 180 (N.d.A.). (N.d.A.).
42 Matteo D’Afflitto (Naples, 1448 ?-1528 ?), juriste. 65 P. Follerii, Pract. Crim., Cap. Quod suffocavit, 52 (N.d.A.).
43 Frédéric d’Aragon (Naples, 1451-Montils-lèz-Tours, 1504), 66 Niccolò Tedeschi, dit Panormitanus ou Abbas Panor-
roi des deux Siciles. mitanus (Catane, 1386-Palerme, 1445), juriste et
44 Pietro Verri, Observations sur la torture, § VIII [p. 99] ; ecclésiastique.
Clar., loc. cit., 13 (N.d.A.). 67 « Quanto crimen est gravius, tanto praesumptiones debent
45 Ibid., Quæst. XXXI, 9 (N.d.A.). esse vehementiores, quia ubi majus periculum, ibi cautius
46 Bartole (Sassoferato, 1313-Pérouse, 1356), jurisconsulte. est agendum », Abbatis Panormitani, Commentaria in libros
47 Bartol. ad Dig. lib. XLVIII, tit. XVIII, l. 22 (N.d.A.) [« Les decretalium, De praesumptionibus, Cap. XIV, 3 (N.d.A.).
docteurs dans leur ensemble disent qu’il ne peut y avoir 68 Clar., Sent. Rec., lib. V, § 1, 9 (N.d.A.).
de doctrine certaine en la matière, mais que cela doit être 69 Hipp. Riminaldi, Consilia, LXXXVIII, 53 (N.d.A.) [Ippolito
laissé à la discrétion du juge »]. Riminaldi (Ferrare, 1520-1589), juriste, professeur de droit
48 Et generaliter omne quod non determinatur a iure, relinqui- civil et canonique].
tur arbitrio iudicantis. De tormentis, 30 (N.d.A.). 70 Farin., Quæst., XXXVII, 79 (N.d.A.).
49 Et deo lex super indiciis gravat conscientias iudicum. 71 Clar. Ib. Lib. V, § fin., Quæst. LXIV, 9 (N.d.A.).
De syndicatu, in verbo : Mandavit, 18 (N.d.A.). 72 « Reus evidentioribus argumentis oppressus, repeti in
50 Egidio Bossi (Milan, 1488-Idem, 1546), juriste. quæstionem potest », Dig., lib. XLVIII, tit. 18, l. 18 (N.d.A.)
51 Aegid. Bossii, Tractatus varii, tit. De indiciis ante tortu- [« Lorsque l’accusé est accablé par des arguments plus
ram, 32 (N.d.A.). évidents, il peut être soumis de nouveau à la torture »].
52 Ibid., Quæst. XXXVII, 193 ad 200 (N.d.A.). 73 « Numquid potest repeti quæstio ? Videtur quod sic ; ut Dig.
53 Francisci Casoni, Tractatus de tormentis, cap. I, 10 (N.d.A.). eo. l. Repeti. Sed vos dicatis quod non potest repeti sine
54 Pietro Verri, Observations sur la torture, § VIII (N.d.A.) novis indiciis », Odofredi, ad. Cod., lib. IX, tit. 41, l. 18
[p. 98.]. (N.d.A.) [« Peut-on infliger une nouvelle fois la torture ?
130 131
Il semblerait que oui, selon le Digeste. Mais vous devez 90 Dig., Lib XXII, tit. V, De testibus ; l. 21, 2 (N.d.A.).
affirmer qu’elle ne peut être répétée sans de nouveaux 91 V. Farinacci, Quæst., XLIII, 134, 135 (N.d.A.).
indices », Odofredo (Ostie, ?-Bologne, 1265) juriste et 92 Op. cit., Quæst., XXI, 13 (N.d.A.).
glossateur]. 93 Op. cit., tit. De indiciis et considerationibus ante tortu-
74 Cino da Pistoia, connu aussi comme Guittoncino di ser ram, 152 (N.d.A.).
Francesco dei Sigibuldi (Pistoia, 1270-1336), juriste et 94 Rémouleurs de ciseaux servant à couper le fil d’or. Qu’il
poète. existât une profession à part au sein de cette indus-
75 Cyni Pistoriensis, super Cod., lib. IX, tit. 41, l. de Tormentis, trie secondaire montre combien celle-ci demeurait
8 (N.d.A.). florissante.
76 Pietro Verri, Observations sur la torture, § III (N.d.A.) 95 Ancienne interjection milanaise, correspondant au tos-
[p. 37-38.]. can madiè, « particule utilisée par les Anciens, à la proven-
77 Tractat. var. ; tit. De tortura, 44 (N.d.A.). çale », dit l’Académie de la Crusca. À l’origine, cela signi-
78 Le siège de Casal (aujourd’hui Casale Monferrato, fiait mon Dieu, et c’est l’une de ces nombreuses formules
Piémont) est un épisode de la guerre de Succession de de serment qui entrèrent abusivement dans le discours
Mantoue, conflit périphérique qui se déroula de 1628 à quotidien. Mais dans ce cas, ce Nom ne fut pas prononcé
1631, dans le cadre plus large de la guerre de Trente Ans. en vain (N.d.A.).
79 V. Farinacci, Quæst., LXXXI, 277 (N.d.A.). 96 Farinacci, Quæst., XLIII, 172-174 (N.d.A.).
80. Costitutiones dominii mediolanensis ; De Senatoribus 97 Farinacci, Quæst., XLIII, 185, 186 (N.d.A.).
(N.d.A.). 98 Plutarque, Vie d’Alexandre (N.d.A.).
81 Op. cit., tit. De confessis per torturam, II (N.d.A.). 99 « Dis ce que tu veux que je dise. »
82 Giuseppe Ripamonti (Tegnone, 1577-La Valletta Brianza, 100 Farinacci, Quæst., L, 31 ; LXXXI, 40 ; LII, 150, 152 (N.d.A.).
1643), chanoine et historien. Il est l’auteur d’une histoire 101 Res est (quæstio) fragilis et periculosa, et quæ veritatem fal-
de Milan, d’une histoire de l’Église milanaise, et d’une lat. Nam plerisque, patientia sive duritia tormentorum, ita
chronique de l’épidémie de peste qui frappa Milan en tormenta contemnunt, ut exprimis eis veritas nullo modo
1630, De peste Mediolani (1640). Manzoni en fit la source possit, alii tanta sunt impatientia, ut quovis mentiri quam
historique principale des Fiancés. pati tormenta velint. Dig., Lib. XLVIII, I, 1, 23 (N.d.A.).
83 De peste, etc., p. 84 (N.d.A.). 102 Dans le rescrit cité ci-avant, à la page 766 (N.d.A.).
84 Pietro Verri, Observations sur la torture, § IV (N.d.A.) [p. 41. 103 Farinacci, Quæst., XXXVII, 110 (N.d.A.).
Nous modifions ici légèrement la traduction française, 104 Pietro Verri, Observations sur la torture, § IV (N.d.A.)
qui passait sous silence le rôle des tortionnaires dans [p. 55].
l’entreprise de persuasion exercée sur Piazza. D’où « Ce 105 Quorum capita... fingenti inter dolores gemitusque occur-
malheureux se laissa convaincre » au lieu de « Ce malheu- rere, Tite Live, XXIV, 5 (N.d.A.).
reux était convaincu »]. 106 La « fureur des citoyens exigeant l’injustice » : l’expression
85 Le « Largo Carrobbio » est, aujourd’hui encore, un car- est empruntée à Horace, Odes, Livre III.
refour dont l’une des rues mène à Porta Ticinese, et qui 107 S’en morit : mourut.
donne son nom au quartier. 108 Voir l’estampe de 1630 reproduite en p. 6-7 (N.d.E.).
86 Farinacci, Quæst., XLIII, 192, V. Summarium (N.d.A.). 109 Pietro Verri, Observations sur la torture, § V (N.d.A.)
87 Tractat. var., tit. De oppositionibus contra testes, 21 (N.d.A.). [p. 70-71].
88 Et si qui consanguinei erant, p. 87 (N.d.A.). 110 Virgile, Énéide, Livre VII, vers 511 (nouvelle traduction
89 Pietro Verri, Observations sur la torture, § IV (N.d.A.) commentée par Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet,
[p. 47]. Bibliotheca Classica Selecta, Université Catholique de
132 133
Louvain, http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/VirgIntro.html [con- 123 Giannone, lib. XXXVII, chap. II, III et IV. – Nani, part. II,
sulté le 31 mars 2018]). lib. IV, p. 146-157 (N.d.A.).
111 P. 107-108 (N.d.A.). 124 Théâtre héroïque et politique des gouvernements des
112. Giovan Batista Nani (Venise, 1616-1678), ambassadeur, vice-rois du royaume de Naples, etc., Naples, 1692, tom. 2 ;
puis procurateur, historiographe, bibliothécaire et archi- Duc d’Arcos. Le texte de Nani, avec très peu de change-
viste de la république de Venise. ments, tous minimes, couvre, comme nous l’avons dit,
113 Nani, Historia veneta, part. I, lib. VIII, Venise, Lovisa, sept paragraphes de Giannone, dont le dernier s’achève
1720, p. 473 (N.d.A.). sur ces mots : « On avait besoin, et pour ravitailler ailleurs,
114 Allusion à la colonne de la place San Babila, à Milan, pro- et pour défendre le royaume, d’approvisionnements
bablement érigée à la fin du Moyen Âge. Surmontée d’un en grande abondance. » Aussitôt après, c’est au tour de
lion (le symbole de Venise), cette colonne et l’inscription Parrino : « Le vice-roi duc d’Arcos, se trouvant tenaillé par
qui y figure commémorent une hypothétique (et très le besoin d’argent », et ainsi de suite, à quelques nuances
improbable) victoire des Milanais contre les Vénitiens. près, comme toujours, pendant deux paragraphes, plus la
115 Ludovico Antonio Muratori (Vignola, 1672-Modène, 1750), moitié environ du suivant. Ensuite, c’est Nani qui revient,
historien, écrivain, linguiste et grammairien. et qui continue tout seul pendant un bon moment, puis
116 Lib. I, chap. X (N.d.A.). en alternance, en damier si l’on peut dire, avec Parrino.
117 Istoria Civile, etc., Introduction (N.d.A.). Et l’on trouve même des phrases assemblées tant bien
118 Istoria Civile, lib. XXXVI, chap. 2 (N.d.A.). que mal avec des bouts pris chez l’un et chez l’autre.
119 Fabbroni (Vitæ Italorum, etc. Petrus Jannonius) cite En voici un exemple : « Ainsi, en un moment, s’éteignit
comme écrivains auxquels Giannone « a repris des pas- cet incendie qui menaçait le royaume de destruction ;
sages entiers, plutôt que de recourir aux documents et ce qui causa la plus grande stupeur, ce fut le change-
originaux, et sans l’avouer franchement, Costanzo, ment soudain des esprits, qui passèrent sur-le-champ
Summonte, Parrino, et principalement Buffierio ». Mais des meurtres, des rancœurs et des haines à des pleurs
il paraît douteux qu’il ait emprunté davantage à ce der- de tendresse et à de tendres accolades, sans plus distin-
nier (dont nous n’avons pas pu trouver qui c’était) qu’à guer amis et ennemis (Parrino, tom. II, p. 425) : hormis
Costanzo, dont – si « au principe correspond la fin et le quelques-uns qui, guidés par la mauvaise conscience, se
moyen » – il doit avoir fourré la moitie, au bas mot, de son dérobèrent en fuyant, tous les autres, ayant repris leurs
histoire dans la sienne ; et davantage qu’à Parrino, dont il métiers, maudissant les confusions de naguère, embras-
nous faudra bientôt dire un mot (N.d.A.). sèrent dans la liesse le calme recouvré (Nani, part. II,
120 Jusqu’au XVIIIe siècle, l’in-quarto a un format proche de lib. IV, p. 157 de l’édition citée) », Giannone, lib. XXXVII,
celui de l’actuel format A4. chap. IV, deuxième paragraphe (N.d.A.).
121 Giannone, Istoria Civile, lib. XXXVI, chap. V, et premier 125 Voir Giannone, lib. XXXVI, chap. VI, et dernier ; tout le
paragraphe du VI. ; Nani, Historia veneta, part. I, lib. XI, lib. XXXVII, qui compte sept chapitres ; et le préambule
p. 651-661 de l’édition citée (N.d.A.). du livre suivant. ; Nani, part. I, lib. XII, p. 738 ; part. II,
122 Tomaso Aniello d’Amalfi dit « Masaniello » (Naples, 1620- lib. III, IV, VIII. ; Parrino, t. II, p. 296 et suiv. ; t. III, p. 1 et
1647) est un héros napolitain. Issu d’une humble famille suiv. (N.d.A.).
de pêcheurs, Masaniello prend la tête en 1647 d’une 126 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chap. XVII, « Paix de
insurrection, motivée par des raisons fiscales, contre la Rysvick », note 3 (N.d.A.).
Couronne espagnole. Il règne (tyranniquement, semble- 127 Giannone, lib. XXXIX, chap. dernier, p. 461 et 463 du t. IV,
t-il) quelques jours sur la ville avant d’être trahi et Naples, Niccolò Naso, 1723. ; Parrino, t. III, p. 553 et 567
assassiné. (N.d.A.).
134
128 Son nom fut ensuite cité en bas de page dans quelques
éditions publiées après la mort de Giannone ; mais le
lecteur qui ne sait rien d’autre doit penser qu’on le cite
comme témoin des faits, non comme auteur du texte
(N.d.A.).
129 Paolo Sarpi (Venise, 1552-1623), historien, érudit, et
homme de sciences.
130 Sarpi, Discours de l’origine, etc. de l’Office de l’Inquisition ;
Opere varie, Helmstat (Venise), t. I, p. 340 ; Giannone,
Istoria Civile, lib. XV, chap. dernier (N.d.A.).
131 Ces deux derniers vers font écho à la formule finale de
l’inscription en latin qui figurait sur la Colonne infâme :
Procul Hinc Procul Ergo Boni Cives, Ne Vos Infelix, Infame
Solum Commaculet.
132 Manzoni parle bien sûr de l’Église catholique.
Apostille*

Dans un fragment de la Gazette du Beau Monde, Ugo Oscolo


écrit : « Addison vit à Milan la colonne infâme, érigée en 1630
afin de perpétuer l’ignominie d’un barbier et d’un commis-
saire de santé, condamnés à avoir la main coupée, à être mis
en pièces avec des tenailles rougies, brisés sur la roue et enfin
égorgés après six heures d’agonie. La peste désolait alors la
ville ; et ces deux malheureux furent accusés d’avoir répandu
poisons et maléfices à travers les rues afin d’accroître le fléau
public. Et à quoi bon ? Les générations successives, qui éprou-
vaient de la honte pour la stupide férocité de leurs aïeux,
rasèrent la colonne infâme avant la révolution. Addison la vit
en 1700, et, tout en recopiant l’inscription, qui lui parut relever
d’une excellente latinité, il raconta bonnement le fait, comme
s’il y avait cru. Et pourtant, c’était un homme de recherches !
Or n’aurait-il pas éclairé ses concitoyens et la postérité s’il
s’était intéressé à autre chose qu’à l’élégante latinité ? Car, s’il
avait interrogé les hommes éclairés de ce temps et recherché
la vérité, il aurait pu découvrir les mêmes raisons que celles
que Bayle nota à propos de ce malheureux événement. »

* La première version de ce texte de Leonardo Sciascia a été publiée en tant que


préface dans Storia della Colonna Infame, Bologne, Cappelli, 1973. Dans une
nouvelle édition du texte de Manzoni (Palerme, Sellerio, 1981), Sciascia a revu et
augmenté cette préface, devenue postface, en y ajoutant les trois premiers para-
graphes ainsi que le dernier. C’est cette version définitive qui est reproduite ici,
publiée pour la première fois en français dans l’édition de l’Histoire de la colonne
infâme des éditions Maurice Nadeau / Papyrus (« Les Lettres nouvelles », 1983),
dans une traduction de Mario Fusco. Nous remercions les éditions Maurice
Nadeau de nous avoir autorisé à republier ce texte (N.d.E.).

137
Mais à quoi bon s’en prendre à Addison, qui apparaît dans corps célestes. Mais voici qu’au xviie siècle se répand à nou-
cette affaire comme un voyageur distrait et uniquement atten- veau et fait rage cette lointaine croyance, sous une forme bien
tif au bon latin, alors que même le bel italien de Manzoni met- plus riche, articulée, détaillée et même codifiée.
tant ce fait en lumière n’a pas réussi à le faire parvenir jusqu’à Une rechute dans la grossièreté, dans les ténèbres, ne suf-
la conscience de ses concitoyens, contemporains ou descen- fit pas à en expliquer le retour violent. On en vient à formu-
dants ? Et que, de nos jours encore, ce petit grand livre reste ler une hypothèse suggestive : je veux dire que cette croyance a
parmi les moins connus de la littérature italienne ? pu surgir comme une sorte de réplique inversée de la « raison
Mais procédons avec ordre. d’État » ; c’est-à-dire au moment où commençait à être consta-
La croyance selon laquelle la peste et le choléra étaient tée puis, par la suite, articulée en doctrine la séparation de la
répandus de façon intentionnelle parmi les populations politique par rapport à la morale, et où l’on établissait que la
remonte à l’Antiquité : Tite-Live en fait mention, selon ce que politique, en soi et pour soi éthique, transmuait ses moyens,
rapporte Pietro Verri dans Observations sur la torture, qui c’est-à-dire la force, la violence, la fraude, dans sa fin. Mais,
s’appuient précisément sur les événements funestes auxquels pour affirmer une telle hypothèse, il faudrait une méditation
cette croyance donna lieu en 1630 : « Nous voyons que les sages et une recherche plus approfondies. Ce que nous savons avec
Romains eux-mêmes, en un temps où ils étaient encore gros- une quasi-certitude, ici et maintenant, c’est qu’au xvie siècle
siers, c’est-à-dire en l’an 428 de l’ère romaine, sous les consuls personne n’avance le soupçon d’une peste qui serait élabo-
Claudius Marcellus et Caius Valerius, attribuèrent l’épidémie rée et répandue par des personnes convenablement immuni-
de peste qui les accablait à des poisons préparés par une trop sées, sur la décision du pouvoir (visible ou invisible), ou d’une
invraisemblable conjuration de matrones romaines. » En un association de conspirateurs opposés au pouvoir, ou par un
temps où ils étaient encore grossiers : car il semble bien que, groupe de criminels qui se proposent de commettre plus faci-
devenus moins grossiers, cette croyance n’ait plus eu cours lement des déprédations grâce à la calamité. Au xvie siècle,
parmi eux. Il y a tout lieu de penser qu’elle avait totalement en revanche, un soupçon de ce genre a été non seulement
disparu au cours des siècles suivants, et ceci jusqu’aux xiiie formulé, mais il en est arrivé à la certitude médicale et juri-
et xive siècles. Nous n’en trouvons en effet pas trace chez les dique, et s’est transmis ainsi – mais non pas, et c’est une
chroniqueurs des xie et xiie siècles qui, pourtant, regorgent chance, sur le plan de la science médicale et du droit – jusqu’à
d’informations sur les épidémies de peste. Dans leurs pages, une époque où peuvent remonter nos souvenirs. À propos du
ces épidémies terrifiantes ne connaissent pas d’autres causes choléra de 1885-1886 et de la « grippe espagnole », dernière épi-
que la volonté divine ou l’influence des astres ; et la propa- démie mortelle qu’on ait connue en Italie après la guerre de
gation de la maladie n’est attribuée qu’aux échanges ou aux 1914-1918, nous avons, en effet, entendu fabuler que c’étaient
voyages. Voyons, pour tous, ce qu’écrit Boccace : « Je dis ainsi des mesures en quelque sorte malthusiennes. Au sujet de la
que les années qui suivirent la féconde incarnation du Fils de grippe espagnole, qui suivit la grande boucherie de la guerre,
Dieu avaient atteint le nombre de mille trois cent quarante- on racontait qu’elle était l’effet d’un décompte selon lequel
huit, lorsque, dans la digne cité de Florence, noble entre la population était encore excédentaire, la guerre ayant été
toutes les villes d’Italie, arriva la peste semeuse de mort : celle- terminée un peu plus tôt que ce qui avait été prévu, en rai-
ci, envoyée sur les mortels soit sous l’action des étoiles, soit son d’un calcul erroné : de là découlait cette correction, déci-
par la juste colère de Dieu contre nos péchés, pour notre cor- dée par les gouvernements, pour la quantité exacte, ni plus
rection, avait commencé à faire des ravages quelques années ni moins, qui était nécessaire afin que les comptes tombent
auparavant dans les régions de l’Orient, qu’elle avait privées juste. La conviction que la mortalité était décidée et program-
d’innombrables quantités d’êtres vivants, et, s’étendant sans mée par le gouvernement était à ce point enracinée que, si
trêve d’un endroit à l’autre, elle avait malheureusement gagné l’on objectait que même de hauts fonctionnaires du gouverne-
vers l’Occident. » La juste colère de Dieu, le mouvement des ment en mouraient, la réponse était qu’« ils s’étaient trompés
138 139
de flacon » : c’est-à-dire qu’ils avaient pris du poison à la place cours de celle de 1630, une apothéose plus tragique, multipliée
du contrepoison. Cette opinion, qui, au cours du choléra de et prolongée. Et ceci non pas seulement à Milan. Mais sur la
1885-1886, provoqua de sanglantes conséquences en Sicile, peste de Milan, sur les documents locaux qui en subsistaient,
notamment des émeutes populaires contre le gouvernement, sur les textes qui la décrivaient, s’abattit au siècle suivant l’in-
se trouve mentionnée, de façon curieuse, dans les Mémoires dignation de Pietro Verri, homme des Lumières, et, encore
du vieux brigadier, de Mario La Cava (1958). Après avoir rap- un siècle après, la méditation non moins indignée, mais plus
pelé que « le premier qui mourut à Catane fut le préfet, et les douloureuse, plus inquiète et plus pénétrante du catholique
gens dirent : “Il s’est trompé de flacon” », quand on lui pose la Alessandro Manzoni.
question : « Mais pensait-on vraiment qu’il y avait des gens qui Aujourd’hui, plus que de l’homme des Lumières, nous nous
répandaient le poison dans la population ? », l’ancien brigadier sentons proches du catholique. Pietro Verri considère l’obscu-
des carabiniers répond : « Tout le monde le croyait, et, à vrai rité de ces temps, les institutions terribles ; Manzoni s’attache
dire, je pense, moi aussi, qu’il y avait bien quelque chose… » aux responsabilités individuelles. Et nous pouvons vérifier la
Toutefois, la peste qui dépeupla Milan en 1630 ne fut pas justesse de la vision manzonienne en établissant une analo-
seulement attribuée aux calculs, malthusiens avant la lettre, du gie entre les camps d’extermination nazis et les procès contre
gouvernement. En effet, les mauvais gouvernements, quand les propagateurs de la peste, leur supplice, leur mort. Lorsque
ils se trouvent en face des situations qu’ils se savent pas ou ne l’historien Fausto Nicolini (que nous aurons plusieurs fois
peuvent pas résoudre et qu’ils n’essaient même pas d’affron- l’occasion de citer pour son livre La Peste et les Propagateurs de
ter, ont toujours eu la ressource de l’ennemi extérieur à qui la peste [Peste e untori, 1937]) écrit que « l’instruction fut confiée
attribuer tous les malheurs et toutes calamités ; ainsi l’opinion à un Monti et à un Visconti, ce qui revient à dire à des hommes
des Milanais fut-elle excitée contre la France, alors ennemie dont tout Milan vénérait l’intégrité, le caractère irréprochable,
de l’Espagne dont Milan constituait l’un des domaines. Mais l’intelligence, l’amour du bien public, l’esprit de sacrifice et
la présence, signalée et jamais identifiée, des agents français le grand courage civique », courage civique mis à part, c’est-à-
n’étouffait pas totalement le soupçon que le roi Philippe IV lui- dire en moins, on pense à ce livre de Charles Rohmer, L’Autre,
même, et ceux qui le représentaient à Milan, avaient trempé qui est ce qui est resté de plus terrible dans la mémoire et
dans cette entreprise de dépeuplement : de là vient l’acharne- dans la conscience de toute la littérature relative aux hor-
ment des gouvernants et des juges, lorsqu’ils se trouvèrent en reurs nazies publiée depuis 1945 : « Une démonstration par
présence de ceux que la rumeur publique désignait comme les l’absurde, où c’est précisément la part d’humanité subsistant
propagateurs de la maladie. Toutefois, la médiocre personna- chez les bureaucrates du Mal, leur capacité à sentir et à agir
lité de ceux-ci fit que l’opinion du plus grand nombre s’était comme nous tous, qui donne la mesure exacte de leur négati-
rabattue sur l’idée d’une conspiration non pas politique (inté- vité » (ces mots, presque certainement, sont de Vittorini, et ils
rieure ou extérieure), mais criminelle ; et que le groupe des se trouvent dans le prière d’insérer de la traduction italienne).
propagateurs de l’épidémie, en semant la mort, ne visait à rien Nicolini ne s’aperçoit pas que ce dont il y a lieu de trembler
d’autre qu’au désordre, aux rapines, au saccage. est précisément ceci : le fait que ces juges étaient honnêtes et
Le personnage de l’untore, du propagateur de la peste, intelligents, tout autant que les argousins de Rohmer étaient
qui s’était déjà matérialisé au cours de l’épidémie de 1576, de bons pères de famille, sentimentaux, aimant la musique, et
lorsqu’un inconnu, pris sur le fait (comme dit Nicolini : mais respectant les animaux. Ces juges furent des « bureaucrates du
sur quel fait ?), fut pendu (et il en demeure un souvenir, indu- Mal » ; et ils le savaient.
bitablement apocryphe, pour le soulagement de la conscience Le fait que l’on puisse « fabriquer » la peste et la répandre
collective : on disait qu’au moment d’être pendu il avait révélé était déjà une question controversée. Tadino, qui était méde-
la recette d’un antidote ; on ne pouvait donc douter qu’il cin, le croyait ; mais il n’y avait alors pas de différence entre
connût celle du poison) ; le personnage de l’untore connut, au quelqu’un qui se disait ou que l’on disait médecin, et une
141
quelconque personne cultivée. Les connaissances de Tadino d’homme, il a été dit beaucoup de choses qui peuvent être
en fait de médecine n’étaient pas différentes, ni supérieures, à crues et réfutées avec une égale facilité. Et nous avons admis
celles d’un personnage tel que Don Ferrante, dans Les Fiancés : certaines choses, cependant que nous sommes d’avis que l’on
celui-ci, dans ce roman, est un personnage comique, une cari- peut refuser créance à certaines autres. Nous n’hésitons pas à
cature, parce qu’il est vu après coup ; mais c’est en effet le por- affirmer comme certain qu’il se trouva un grand nombre de
trait de Tadino, tel quel. Bien mieux : Tadino voyait la peste personnes, lesquelles, pour s’excuser de leur coupable négli-
tomber des étoiles et aboutir dans les fioles des untori ; Don gence, divulguaient qu’on leur avait communiqué la peste
Ferrante, au contraire, s’arrêtait aux étoiles, et il mourut en par onction, alors qu’elles l’avaient contractée par la respira-
s’en prenant aux étoiles et non pas aux untori. Mais, contre tion ou par le contact. » Il n’est pas douteux que, sur le point
Tadino qui y croyait, d’autres n’y croyaient pas. L’opinion du de la diffusion de la peste, le cardinal a des idées plus claires
cardinal Frédéric Borromée n’était pas absolument nette : que le protomédecin ; mais, sans vouloir manquer de respect
« Il commence par comparer le massacre de Milan avec celui envers un homme qui ne fut pas sourd à la piété comme à la
de Jérusalem au temps des Macchabées, alors que le roi raison, on a l’impression que, si ce n’était pas une question
Antiochus, ministre de la colère divine, la mit à sac ; et il les de boutique, il croirait aussi aux onctions, de même qu’il
attribue l’un et l’autre aux jugements de Dieu, pleins de jus- croit à ceux qui en font. Mais, entre la boutique des untori et
tice et de clémence ; en affirmant que ces châtiments furent la sienne propre, entre la peste, créée et administrée par les
des preuves de sa bienveillance et de sa miséricorde afin que hommes, et la peste envoyée comme don-punition par Dieu, le
le peuple hébreu et les Milanais deviennent meilleurs… » cardinal ne peut que choisir la sienne, et alimenter son crédit.
Quant à des ruses et à des artifices de princes ou de rois étran- Il admet donc les untori : c’est-à-dire le fait qu’il y ait eu des
gers afin de répandre le fléau, il nie qu’il y en ait eu. À propos gens qui, pour le dire d’un mot emprunté à Manzoni, avaient
d’onctions empoisonnées, destinées à répandre la peste, de l’intention de « déraciner Milan », mais cela par une misé-
mixtures toxiques, de poisons, il laisse dans le doute la ques- rable et folle opération de magie, sans en avoir effectivement
tion de savoir s’il y en eut véritablement, ou si ce fut un effet les moyens. Et pouvait-on punir de façon si atroce l’inten-
des songes, de la vanité et de la peur des hommes. Néanmoins, tion, fondée sur l’ignorance et la folie, et quelque malfaisante
il se montre enclin à accorder foi à ce qui fut dit et cru, à savoir qu’elle fût ? Le cardinal ne se prononce pas. Et Ripamonti ne
que certains, criminels et insensés, ont imaginé le crime de se prononce pas non plus, même s’il laisse entrevoir une opi-
ces onctions avec l’espoir de voler : et il compare leur folie à nion plus tranchée contre cette croyance. Mais il avait déjà
la sottise de certains arts. À quoi rêvent donc les astrologues eu, pour son compte, des malheurs avec le Saint-Office, et il
et les alchimistes ? De même, les untori avaient peut-être était sorti de cette expérience prudent et circonspect. C’est
rêvé d’un immense butin et d’un changement de sort, si les pourquoi il ajoute : « Je me trouve à un passage difficile et péril-
familles se trouvaient éteintes et les maisons détruites ; en leux.... Car si je disais qu’il n’y eut point de propagateurs, que
tout cas, c’est une chose incertaine et encore enveloppée dans c’est sans raison qu’on attribue à la malice des hommes ce
le mystère ; une seule chose est certaine et évidente, à savoir qui fut punition divine, on crierait aussitôt que mon histoire
que « la peste ravagea Milan selon la volonté céleste, afin que est impie, que l’auteur ne respecte pas un jugement solennel.
ses habitants puissent s’amender » : c’est en ces termes que Tant l’opinion inverse est enracinée dans les esprits, tant la
Ripamonti, « historiographe » officiel de la peste, résume l’opi- plèbe ordinairement crédule et la noblesse orgueilleuse sont
nion de Frédéric Borromée ; un peu plus loin, il cite directe- prêtes à la défendre comme ce qu’elles ont de plus cher et
ment le manuscrit De pestilentia, dans lequel Frédéric laissa de plus sacré, comme s’ils avaient à défendre la religion et la
un bref compte rendu de ces faits : « La vérité se mêle aisé- patrie. Se mettre en guerre contre la foule serait une entreprise
ment et volontiers au mensonge, les choses véridiques avec aussi rude qu’inutile... » L’argument est connu : la religion et
les fausses ; ainsi, à propos de la peste provoquée de main la patrie. Pourtant nous avons, noir sur blanc, l’opinion de
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deux personnes : l’évêque, chef de l’Église de Lombardie, et un ouragan. Nicolini ne tient aucun compte du fait que Verri
l’homme de lettres, officiellement chargé d’écrire l’histoire de livrait une bataille, une bataille qui doit être livrée aujourd’hui
ces événements, qui, ni l’un ni l’autre, ne crurent aux onctions. encore : contre des hommes tels que ceux-là, contre des ins-
Combien d’autres a-t-il pu s’en trouver qui étaient du même titutions telles que celles-là. Car le passé, ce qui a été son
avis ? Assurément, c’étaient des gens dont l’opinion pouvait erreur, ou ce qu’il avait de mal, n’est jamais passé : et nous
exercer une certaine influence. Mais, en tout cas, il suffit de devons continuellement le vivre et le juger dans le présent,
la leur pour nous dire que ces temps n’étaient donc pas à ce si nous voulons être véritablement historicistes. Le passé qui
point obscurs, et qu’un homme intelligent et honnête pouvait n’est plus – l’institution de la torture abolie, le fascisme consi-
et devait, spécialement s’il exerçait les fonctions de juge, en déré comme une fièvre passagère de vaccination – appartient
arriver, sinon à la conviction de Ripamonti, du moins à celle à un historicisme d’une profonde mauvaise foi, sinon d’une
du cardinal Borromée. profonde stupidité. La torture existe encore. Et le fascisme
Selon Nicolini, les deux gentilshommes qui condamnèrent existe toujours. Après avoir, au passage, liquidé Verri, Nicolini
les untori présumés, Monti et Visconti, avaient de l’intelli- s’emploie ensuite à liquider l’Histoire de la colonne infâme
gence, et ils étaient honnêtes. Deux qualités qui, dans ce cas de Manzoni. Tout bien pesé, son principal argument n’est
précis, ne pouvaient coexister : parce qu’il est possible qu’ils cependant que celui-ci : comme on a coutume de dire dans le
aient été honnêtes mais imbéciles ; ou qu’ils aient été malhon- langage policier et judiciaire, les accusés avaient des précé-
nêtes tout en étant intelligents. Mais il n’y a pas de cause qui, dents. Pas tous, et, cela se conçoit, pas en matière d’onctions.
bien qu’irrémédiablement perdue, ne trouve un défenseur, Migliavacca père avait des précédents en tant que proxénète,
même après trois siècles. Contre Verri et contre Manzoni, pour manipulateur de médicaments contre la vérole, fratricide (et
défendre des juges qui avaient torturé et condamné à une comment se fait-il qu’il n’ait pas été exécuté pour un sem-
mort atroce des innocents inculpés d’un crime qui, même à blable délit ?), il avait même subi un procès du Saint-Office,
cette époque, était considéré comme impossible par certains parce qu’une fois, déguisé en religieux, il s’était introduit dans
esprits capables de raisonner, voici que, de nos jours, s’élève un confessionnal de l’église Saint-Ambroise pour s’amuser des
l’historien Fausto Nicolini. « Se fondant sur le présupposé que péchés que les pénitentes lui chuchotaient à l’oreille : ce qui,
les seules preuves effectives de culpabilité recueillies contre comme chacun le comprend, était suffisant à le qualifier d’un-
les accusés furent leurs confessions et leurs dénonciations tore, même si l’on a des doutes sur les onctions ou si l’on n’y
réciproques, extorquées par la torture ou la peur de celle-ci, croit pas du tout. De même, Baruello et Bertone pratiquaient
Verri avait attribué l’erreur judiciaire qui les conduisit à une le proxénétisme, et, en plus, c’étaient des hommes de main.
mort si horrible à la barbarie, qui ne prouvait rien, tant de Quant à Piazza, ses voisins le définissaient comme un giotto,
ce moyen probatoire que de l’époque à laquelle il avait paru c’est-à-dire qu’il était un délinquant : et l’on sait à quel point
naturel et indispensable ; en homme des Lumières qu’il était, le témoignage d’un voisin est probant, lorsqu’un malheureux
il s’insurgeait contre ces temps. Ce qui, sans vouloir relever est fermement tenu entre les griffes de la justice. Enfin, tous,
quelques inexactitudes dans les présupposés, est un exemple même Mora, sont définis par les avocats de Padilla comme
frappant d’une conclusion totalement illogique, appliquée à « de nature perverse, accoutumés à commettre de très graves
un raisonnement plus ou moins logique. » Et il nous semble délits, montrant peu d’affection pour Sa Majesté et pour la jus-
comprendre ici que la thèse de Verri est liquidée au nom de tice » ; et Nicolini s’étonne que Manzoni n’ait pas tenu compte
l’historicisme le plus pédant : par le fait même que l’obscurité d’un tel jugement, étant donné qu’il accorde crédit aux avo-
dans les esprits et la torture dans les institutions existaient, cats de Padilla. En fait, il ne s’étonne pas, au contraire, mais
elles ne pouvaient pas ne pas s’y trouver – et s’en prendre à il l’accuse : « Manzoni prête entièrement foi à ces avocats
ces hommes, à ces institutions, est la même chose que de s’en lorsque leur thèse coïncide avec la sienne. » Mais la thèse des
prendre à un fait de la nature, à un tremblement de terre ou à défenseurs de Padilla était que leur client, innocent, avait été
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entraîné dans ce procès en tant que complice et mandant, par chercheur d’archives, pétri de l’esthétique de Croce, qui ne
des gens qui, précisément, n’avaient aucun scrupule à com- réussit ni à voir les faits dans leur totalité et dans leur signifi-
promettre un innocent : et qui étaient donc de nature per- cation, ni à considérer l’œuvre dans sa logique et dans sa poé-
verse, pour cette raison même, mis à part les précédents de la sie interne et entière. Mais la question finale a – c’est le cas de
plupart d’entre eux. Manzoni ne défend pas le seul Padilla ; il le dire : finalement – un sens : elle peut ouvrir un débat, si l’on
les défend tous parce que – chose que Nicolini, dans sa hargne y répond par l’affirmative. Le moralisme, terme aujourd’hui en
et son manque de jugement, semble oublier bien qu’elle soit désuétude, qui, telle une goutte d’eau, se vaporise en tombant
évidente – « tous sont innocents ». Et devant l’innocence cer- sur les injustices brûlantes de notre temps – et cette faible
taine de tous, pourquoi aurait-il dû se mettre à tenir compte vapeur porte en Italie le nom de qualunquismo –, le moralisme,
des précédents ? Éventuellement, il pouvait en tenir compte, précisément, est chez Manzoni beaucoup plus vigoureux que
à la charge des juges : car les précédents, lorsqu’un juge ne ses convictions religieuses. Et cette vérité apparaît dans toute
les repousse pas pour se mettre en face du seul cas qu’il doit son évidence dans Histoire de la colonne infâme, plus encore
juger, dans sa nudité, ont toujours voilé et faussé le jugement. que dans son roman (il faut revenir à son roman après avoir lu
Un autre argument de Nicolini, à la décharge des juges et ce petit livre).
à la charge des accusés, c’est que les confessions n’ont pas Dans un texte de 1927 sur Les Fiancés, Hofmannsthal dit à
toutes été obtenues sous la torture ; mais avant, ou après, un certain moment : « Cette très haute vitalité, qui est égale-
ou pendant les intervalles. Singulier argument, propre à ment un comble de discrétion, est réalisée par le moyen d’une
un homme qui ne réussit pas à voir, au-delà des papiers, les représentation extrêmement modeste, pénétrante et précise,
hommes, les individus, les personnages : leur origine, leur qui ressemble par le ton au rapport qu’un administrateur (que
caractère différent, leur plus ou moins grande force d’âme, ce soit un administrateur de biens terrestres ou d’âmes) four-
leur plus ou moins grande sensibilité à la douleur physique, nirait à un autre, plus haut placé, pour l’informer d’une façon
la peur, plus ou moins grande en chacun d’eux, leurs diffé- vraiment précise, afin qu’il puisse en tirer un jugement. »
rents degrés de crédulité ou de confiance. Et citer l’exemple Nous ne savons pas si Hofmannsthal a jamais lu l’Histoire
du jeune fils de Migliavacca « que ni les flatteries ni la force de la colonne infâme : il se serait aperçu que, non seulement
des tourments ne conduisirent jamais à porter des accusa- dans le ton, mais de façon fondamentale, dans son essence,
tions mensongères contre lui-même ou contre d’autres » (mais c’est un rapport ; et non pas destiné à un personnage « plus
qui fut pendu comme les autres), et que les autres accusés haut placé », mais à soi-même et à ses semblables. Les Fiancés,
auraient pu imiter, est pour le moins naïf. bien qu’étant, comme le dit encore Hofmannsthal, « par sa
Au milieu d’une telle, disons, naïveté, au milieu d’une si constitution, un livre laïque », est comme un fleuve qui court
maigre connaissance du cœur humain, dirait Manzoni, il y vers son embouchure, dans tout son cours marqué sur la
a dans l’étude de Nicolini un passage qui nous intéresse au carte de la Foi : déjà marqué, et maintenant parcouru. Mais
plus haut point : « Étant donné que Manzoni non seulement l’Histoire de la colonne infâme en est la déviation imprévue, le
s’obstina dans cette malheureuse tentative, mais qu’après une remous, le point incertain du fond et des rives.
incubation de vingt ans il fit même imprimer, une fois refaite, La raison pour laquelle Manzoni évacue de son roman
développée et largement accentuée, cette malencontreuse dis- l’Histoire de la colonne infâme n’est pas seulement technique,
sertation, est-il vraiment possible de ne pas en conclure qu’en c’est-à-dire cette raison dont, s’appuyant sur l’édition de 1827
lui le moralisme fut mille et mille fois plus vigoureux non des Fiancés, Goethe s’entretient longuement avec Eckermann.
seulement que la logique (violée, comme chacun le voit, de La raison en est que, sur les documents de ce procès, sur l’ana-
la manière la plus manifeste) mais même que ses croyances lyse et les annotations de Verri, Manzoni, pour employer une
religieuses ? » Tentative malheureuse, dissertation malencon- expression banale, se trouve mis en crise. La forme littéraire
treuse : ce sont là, pour parler franchement, des sottises de qu’il avait adoptée, et qui n’était pas seulement une forme,
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c’est-à-dire le roman historique, la composition mêlée d’his- intitulé Appendice historique sur la Colonne infâme est précisé-
toire et d’invention, a dû lui apparaître comme inadéquate et ment traité comme un appendice, négligemment et superfi-
précaire ; et la matière, dissonante dans le cours du roman, ciellement. Deux études font exception, à notre connaissance :
inadaptable à lui, fuyante, incertaine, désespérée. Il y a tout l’une de Giancarlo Vigorelli, publiée voici plus de trente ans en
lieu de croire que l’ébauche de La colonne infâme et la rédac- guise d’introduction à une réédition de la Colonne ; l’autre de
tion du discours sur le roman historique ont avancé de pair, en Renzo Negri, « Le roman-enquête de Manzoni », publiée il y a
marge de la sublime décantation ou de la sublimation décan- quelques années dans la revue Italianistica. (Et on peut regret-
tée (par la névrose, cela va de soi) dans laquelle il écrivait son ter qu’Alberto Moravia n’ait pas relu Les Fiancés en partant de
roman. la Colonne, dans le texte, intéressant par tant d’aspects, qui
Ce sont deux profondes incongruences, si l’on considère sert d’introduction à l’édition Einaudi de ce roman ; celle qu’a
qu’elles sont le fait d’un même homme qui, avec ténacité, illustrée, mais d’une manière qui ne cadre pas exactement
s’était attaché à refaire et à affiner une composition mixte, avec son génie, Guttuso ; qui, pourtant, aurait mieux saisi le
tout en entrevoyant et en décrétant son caractère provisoire, monde « pervers et haletant » qui s’agite dans le procès des
et qui en préparait une autre, pour ainsi dire intégrale, d’où untori s’il était resté fidèle à son style.)
l’invention était radicalement exclue. Le désaccord du cri- Cet écran de courtoisie, de modestie, d’humilité (et il fau-
tique Giordani apparaît comme tout à fait compréhensible, drait parodier, en nous souvenant d’un passage des Fiancés :
dans ces conditions : « Je m’accorderais volontiers avec lui il avait tant d’humilité qu’il pouvait se mettre en dessous de
[Manzoni] à propos des romans historiques (ainsi qu’on les tous, mais non pas se mettre à l’égal de quelqu’un) qui se
appelle maintenant), et je ne me lamenterais pas si l’on n’en déploie avec excès dans la correspondance de Manzoni, et qui
voyait pas davantage. Mais je n’accepte pas de placer dans ce est une défense névrotique et une façon de séparer l’homme
genre Les Fiancés… et je souhaiterais vivement que Manzoni de son œuvre, que nous retrouverons, exaspérée, chez
(qui est absolument le seul à pouvoir le faire) en compose Pirandello, nous croyons que, en ce qui concerne La colonne
un second. Du reste, son jugement sur toutes les fictions est infâme, on ne peut le séparer d’une préoccupation concrète
d’une grande noblesse ; il est digne de l’intelligence parvenue qui, par la suite, s’est réalisée point par point. Répondant à
à son équateur ; et je le reçois dans mon cœur ; ou plutôt, je Francesco Saverio Del Carretto (et cela fait un certain effet de
l’avais déjà, et il m’est précieux de le voir confirmé par lui. » trouver cet homme abhorré, ministre de la Police du royaume
Giordani avait raison, et Les Fiancés ne peut pas être regroupé des Deux-Siciles, en train de rendre un service à Manzoni et
dans ce genre littéraire ; mais Manzoni avait ses raisons, qui, de parler de livres), lequel lui avait écrit qu’il avait retenu un
pour sa part, l’y rangeaient ou lui faisaient craindre qu’il n’y certain nombre d’exemplaires de La colonne infâme et qu’il
aboutît (et de là vient son travail pour le rendre moins roman, attendait avec une certaine impatience, Manzoni disait :
pour en faire autre chose qu’un roman : tel qu’il est). Et ces rai- « Quelques journaux, selon je ne sais quelle fausse rumeur, en
sons lui venaient, selon toute probabilité, du fait d’avoir entre ont parlé comme d’un travail de longue haleine et de quelque
les mains la matière de la Colonne infâme, dont il ne pouvait importance ; mais, en fait, c’est fort peu de chose, à tous les
absolument pas faire le second roman que Giordani appelait égards, et assurément le public, à la lecture, que dis-je, à
de ses vœux. L’intelligence de Manzoni était, véritablement, la simple vue de cet ouvrage, fera grief de cet éloge anticipé
parvenue à son équateur : mais, précisément, avec la Colonne à l’auteur, qui n’en est point responsable. » Il savait fort bien
infâme, que Giordani ne pouvait pas encore connaître, lorsqu’il que l’Histoire n’était fort peu de chose qu’à un seul point de
écrivait en 1832, à son ami Grillenzoni, et que, certainement, il vue : celui de son volume ; mais, dans la prévision de l’insuc-
n’apprécia pas pleinement quand il la connut. Comme tout le cès, ce n’était pas sa modestie habituelle qui jouait. Il connais-
monde, d’ailleurs, car, dans l’énorme bibliographie consacrée sait très bien les Italiens, puisqu’il connaissait leur histoire. Il
à l’œuvre de Manzoni, ce texte que, d’abord, Manzoni avait n’y avait jamais rien eu de semblable, en Italie, et lorsque, plus
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d’un siècle après, quelqu’un tentera de reprendre ce « genre » Table des matières
(puisque Manzoni, comme le dit Negri avec une grande jus-
tesse, préfigure le « genre » de l’actuel récit-enquête, d’inspira-
tion judiciaire) le silence s’est fait* ; comme alors.
Mais la prévision n’atténua pas sa déception. Et lorsque,
finalement, il rencontre un accord plein et enthousiaste, dans
les jugements français de Lamartine et d’Augustin Thierry,
voici que Manzoni s’ouvre et qu’il avoue, mais toujours avec
une extrême discrétion et une savante réserve, que l’insuccès
n’a pas égratigné sa confiance dans ce petit ouvrage : « Jugez
après cela, Monsieur, quel plaisir a dû me faire une voix inatten-
due et éloquente qui a bien voulu me dire que je ne m’étais pas
tout à fait trompé. Sans vouloir nier, et sans pouvoir même démê-
ler la part que l’amour-propre peut avoir dans un tel plaisir, j’ose Préface  9
croire qu’il y a aussi quelque chose de plus noble et de moins per-
sonnel dans la consolation que l’on éprouve en s’entendant assu- Introduction  17
rer que ce qui, après un examen minutieux comme au premier Chapitre i  25
coup d’œil, a semblé vrai et important à la conscience, n’était pas Chapitre ii  33
tout à fait illusion***. » Chapitre iii  49
« Ce qui a semblé vrai et important à la conscience. » À sa Chapitre iv  67
conscience, à la nôtre. À la nôtre d’aujourd’hui, à la nôtre en Chapitre v  93
face de la « chose » et des choses d’aujourd’hui. Chapitre vi  105
Et pour finir dans l’actualité la plus brûlante – en face des Chapitre vii  117
lois sur le terrorisme et de la semi-impunité qu’elle accorde Notes  127
aux terroristes, improprement qualifiés de repentis –, il
convient de relire, extraites du troisième chapitre, les consi- Apostille  137
dérations que Manzoni avance à propos de la promesse d’im-
punité faite à Piazza : « Mais la passion, hélas, sait se montrer
habile et audacieuse s’il s’agit de trouver des chemins per-
mettant de ne pas emprunter celui du droit, lorsqu’il s’avère
trop long et incertain. Ils avaient commencé par la torture
des spasmes, ils recommencèrent avec une torture d’un autre
genre » : et c’était celle de l’impunité promise, qui, plus que la
torture, put convaincre Piazza d’accuser faussement, d’asso-
cier d’autres que lui, comme lui innocents, à son atroce destin.
Leonardo Sciascia

***En français dans le texte.

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