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Alessandro Manzoni
Histoire de la colonne infâme
(Storia della colonna infame, 1840)
Iconographie
• Couverture : José Casado de Alisal, Décapité pendu par les cheveux,
huile sur toile, ca. 1880, château de Villandry
• p. 6-7 : Descrizione della esecuzione di giustizia fata in
Milano contro alcuni li quali hanno composto e sparso gli
unti pestiferi, estampe, ca. 1630 (© Archives de la commune
de Milan). Traduction de Christophe Mileschi.
• p. 14 : stèle de 1630, installée à l’ancien emplacement de la maison
de l’un des condamnés à mort, Gian Giacomo Mora, démontée
en 1778 et aujourd’hui conservée au château des Sforza, à Milan.
Photographie © Giovanni Dall’Orto. Traduction de Sylvain Piron.
www.zones-sensibles.org
histoire de la
colonne infâme
Traduit de l’italien
par Christophe Mileschi
Préface
d’Éric Vuillard
Apostille de
Leonardo Sciascia
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2019
zones sensibles
Pactum serva
description de la décision
de justice exécutée à milan
contre d’aucuns ayant
comp osé et répandu des
onguents pestifères
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Mais à quoi bon s’en prendre à Addison, qui apparaît dans corps célestes. Mais voici qu’au xviie siècle se répand à nou-
cette affaire comme un voyageur distrait et uniquement atten- veau et fait rage cette lointaine croyance, sous une forme bien
tif au bon latin, alors que même le bel italien de Manzoni met- plus riche, articulée, détaillée et même codifiée.
tant ce fait en lumière n’a pas réussi à le faire parvenir jusqu’à Une rechute dans la grossièreté, dans les ténèbres, ne suf-
la conscience de ses concitoyens, contemporains ou descen- fit pas à en expliquer le retour violent. On en vient à formu-
dants ? Et que, de nos jours encore, ce petit grand livre reste ler une hypothèse suggestive : je veux dire que cette croyance a
parmi les moins connus de la littérature italienne ? pu surgir comme une sorte de réplique inversée de la « raison
Mais procédons avec ordre. d’État » ; c’est-à-dire au moment où commençait à être consta-
La croyance selon laquelle la peste et le choléra étaient tée puis, par la suite, articulée en doctrine la séparation de la
répandus de façon intentionnelle parmi les populations politique par rapport à la morale, et où l’on établissait que la
remonte à l’Antiquité : Tite-Live en fait mention, selon ce que politique, en soi et pour soi éthique, transmuait ses moyens,
rapporte Pietro Verri dans Observations sur la torture, qui c’est-à-dire la force, la violence, la fraude, dans sa fin. Mais,
s’appuient précisément sur les événements funestes auxquels pour affirmer une telle hypothèse, il faudrait une méditation
cette croyance donna lieu en 1630 : « Nous voyons que les sages et une recherche plus approfondies. Ce que nous savons avec
Romains eux-mêmes, en un temps où ils étaient encore gros- une quasi-certitude, ici et maintenant, c’est qu’au xvie siècle
siers, c’est-à-dire en l’an 428 de l’ère romaine, sous les consuls personne n’avance le soupçon d’une peste qui serait élabo-
Claudius Marcellus et Caius Valerius, attribuèrent l’épidémie rée et répandue par des personnes convenablement immuni-
de peste qui les accablait à des poisons préparés par une trop sées, sur la décision du pouvoir (visible ou invisible), ou d’une
invraisemblable conjuration de matrones romaines. » En un association de conspirateurs opposés au pouvoir, ou par un
temps où ils étaient encore grossiers : car il semble bien que, groupe de criminels qui se proposent de commettre plus faci-
devenus moins grossiers, cette croyance n’ait plus eu cours lement des déprédations grâce à la calamité. Au xvie siècle,
parmi eux. Il y a tout lieu de penser qu’elle avait totalement en revanche, un soupçon de ce genre a été non seulement
disparu au cours des siècles suivants, et ceci jusqu’aux xiiie formulé, mais il en est arrivé à la certitude médicale et juri-
et xive siècles. Nous n’en trouvons en effet pas trace chez les dique, et s’est transmis ainsi – mais non pas, et c’est une
chroniqueurs des xie et xiie siècles qui, pourtant, regorgent chance, sur le plan de la science médicale et du droit – jusqu’à
d’informations sur les épidémies de peste. Dans leurs pages, une époque où peuvent remonter nos souvenirs. À propos du
ces épidémies terrifiantes ne connaissent pas d’autres causes choléra de 1885-1886 et de la « grippe espagnole », dernière épi-
que la volonté divine ou l’influence des astres ; et la propa- démie mortelle qu’on ait connue en Italie après la guerre de
gation de la maladie n’est attribuée qu’aux échanges ou aux 1914-1918, nous avons, en effet, entendu fabuler que c’étaient
voyages. Voyons, pour tous, ce qu’écrit Boccace : « Je dis ainsi des mesures en quelque sorte malthusiennes. Au sujet de la
que les années qui suivirent la féconde incarnation du Fils de grippe espagnole, qui suivit la grande boucherie de la guerre,
Dieu avaient atteint le nombre de mille trois cent quarante- on racontait qu’elle était l’effet d’un décompte selon lequel
huit, lorsque, dans la digne cité de Florence, noble entre la population était encore excédentaire, la guerre ayant été
toutes les villes d’Italie, arriva la peste semeuse de mort : celle- terminée un peu plus tôt que ce qui avait été prévu, en rai-
ci, envoyée sur les mortels soit sous l’action des étoiles, soit son d’un calcul erroné : de là découlait cette correction, déci-
par la juste colère de Dieu contre nos péchés, pour notre cor- dée par les gouvernements, pour la quantité exacte, ni plus
rection, avait commencé à faire des ravages quelques années ni moins, qui était nécessaire afin que les comptes tombent
auparavant dans les régions de l’Orient, qu’elle avait privées juste. La conviction que la mortalité était décidée et program-
d’innombrables quantités d’êtres vivants, et, s’étendant sans mée par le gouvernement était à ce point enracinée que, si
trêve d’un endroit à l’autre, elle avait malheureusement gagné l’on objectait que même de hauts fonctionnaires du gouverne-
vers l’Occident. » La juste colère de Dieu, le mouvement des ment en mouraient, la réponse était qu’« ils s’étaient trompés
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de flacon » : c’est-à-dire qu’ils avaient pris du poison à la place cours de celle de 1630, une apothéose plus tragique, multipliée
du contrepoison. Cette opinion, qui, au cours du choléra de et prolongée. Et ceci non pas seulement à Milan. Mais sur la
1885-1886, provoqua de sanglantes conséquences en Sicile, peste de Milan, sur les documents locaux qui en subsistaient,
notamment des émeutes populaires contre le gouvernement, sur les textes qui la décrivaient, s’abattit au siècle suivant l’in-
se trouve mentionnée, de façon curieuse, dans les Mémoires dignation de Pietro Verri, homme des Lumières, et, encore
du vieux brigadier, de Mario La Cava (1958). Après avoir rap- un siècle après, la méditation non moins indignée, mais plus
pelé que « le premier qui mourut à Catane fut le préfet, et les douloureuse, plus inquiète et plus pénétrante du catholique
gens dirent : “Il s’est trompé de flacon” », quand on lui pose la Alessandro Manzoni.
question : « Mais pensait-on vraiment qu’il y avait des gens qui Aujourd’hui, plus que de l’homme des Lumières, nous nous
répandaient le poison dans la population ? », l’ancien brigadier sentons proches du catholique. Pietro Verri considère l’obscu-
des carabiniers répond : « Tout le monde le croyait, et, à vrai rité de ces temps, les institutions terribles ; Manzoni s’attache
dire, je pense, moi aussi, qu’il y avait bien quelque chose… » aux responsabilités individuelles. Et nous pouvons vérifier la
Toutefois, la peste qui dépeupla Milan en 1630 ne fut pas justesse de la vision manzonienne en établissant une analo-
seulement attribuée aux calculs, malthusiens avant la lettre, du gie entre les camps d’extermination nazis et les procès contre
gouvernement. En effet, les mauvais gouvernements, quand les propagateurs de la peste, leur supplice, leur mort. Lorsque
ils se trouvent en face des situations qu’ils se savent pas ou ne l’historien Fausto Nicolini (que nous aurons plusieurs fois
peuvent pas résoudre et qu’ils n’essaient même pas d’affron- l’occasion de citer pour son livre La Peste et les Propagateurs de
ter, ont toujours eu la ressource de l’ennemi extérieur à qui la peste [Peste e untori, 1937]) écrit que « l’instruction fut confiée
attribuer tous les malheurs et toutes calamités ; ainsi l’opinion à un Monti et à un Visconti, ce qui revient à dire à des hommes
des Milanais fut-elle excitée contre la France, alors ennemie dont tout Milan vénérait l’intégrité, le caractère irréprochable,
de l’Espagne dont Milan constituait l’un des domaines. Mais l’intelligence, l’amour du bien public, l’esprit de sacrifice et
la présence, signalée et jamais identifiée, des agents français le grand courage civique », courage civique mis à part, c’est-à-
n’étouffait pas totalement le soupçon que le roi Philippe IV lui- dire en moins, on pense à ce livre de Charles Rohmer, L’Autre,
même, et ceux qui le représentaient à Milan, avaient trempé qui est ce qui est resté de plus terrible dans la mémoire et
dans cette entreprise de dépeuplement : de là vient l’acharne- dans la conscience de toute la littérature relative aux hor-
ment des gouvernants et des juges, lorsqu’ils se trouvèrent en reurs nazies publiée depuis 1945 : « Une démonstration par
présence de ceux que la rumeur publique désignait comme les l’absurde, où c’est précisément la part d’humanité subsistant
propagateurs de la maladie. Toutefois, la médiocre personna- chez les bureaucrates du Mal, leur capacité à sentir et à agir
lité de ceux-ci fit que l’opinion du plus grand nombre s’était comme nous tous, qui donne la mesure exacte de leur négati-
rabattue sur l’idée d’une conspiration non pas politique (inté- vité » (ces mots, presque certainement, sont de Vittorini, et ils
rieure ou extérieure), mais criminelle ; et que le groupe des se trouvent dans le prière d’insérer de la traduction italienne).
propagateurs de l’épidémie, en semant la mort, ne visait à rien Nicolini ne s’aperçoit pas que ce dont il y a lieu de trembler
d’autre qu’au désordre, aux rapines, au saccage. est précisément ceci : le fait que ces juges étaient honnêtes et
Le personnage de l’untore, du propagateur de la peste, intelligents, tout autant que les argousins de Rohmer étaient
qui s’était déjà matérialisé au cours de l’épidémie de 1576, de bons pères de famille, sentimentaux, aimant la musique, et
lorsqu’un inconnu, pris sur le fait (comme dit Nicolini : mais respectant les animaux. Ces juges furent des « bureaucrates du
sur quel fait ?), fut pendu (et il en demeure un souvenir, indu- Mal » ; et ils le savaient.
bitablement apocryphe, pour le soulagement de la conscience Le fait que l’on puisse « fabriquer » la peste et la répandre
collective : on disait qu’au moment d’être pendu il avait révélé était déjà une question controversée. Tadino, qui était méde-
la recette d’un antidote ; on ne pouvait donc douter qu’il cin, le croyait ; mais il n’y avait alors pas de différence entre
connût celle du poison) ; le personnage de l’untore connut, au quelqu’un qui se disait ou que l’on disait médecin, et une
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quelconque personne cultivée. Les connaissances de Tadino d’homme, il a été dit beaucoup de choses qui peuvent être
en fait de médecine n’étaient pas différentes, ni supérieures, à crues et réfutées avec une égale facilité. Et nous avons admis
celles d’un personnage tel que Don Ferrante, dans Les Fiancés : certaines choses, cependant que nous sommes d’avis que l’on
celui-ci, dans ce roman, est un personnage comique, une cari- peut refuser créance à certaines autres. Nous n’hésitons pas à
cature, parce qu’il est vu après coup ; mais c’est en effet le por- affirmer comme certain qu’il se trouva un grand nombre de
trait de Tadino, tel quel. Bien mieux : Tadino voyait la peste personnes, lesquelles, pour s’excuser de leur coupable négli-
tomber des étoiles et aboutir dans les fioles des untori ; Don gence, divulguaient qu’on leur avait communiqué la peste
Ferrante, au contraire, s’arrêtait aux étoiles, et il mourut en par onction, alors qu’elles l’avaient contractée par la respira-
s’en prenant aux étoiles et non pas aux untori. Mais, contre tion ou par le contact. » Il n’est pas douteux que, sur le point
Tadino qui y croyait, d’autres n’y croyaient pas. L’opinion du de la diffusion de la peste, le cardinal a des idées plus claires
cardinal Frédéric Borromée n’était pas absolument nette : que le protomédecin ; mais, sans vouloir manquer de respect
« Il commence par comparer le massacre de Milan avec celui envers un homme qui ne fut pas sourd à la piété comme à la
de Jérusalem au temps des Macchabées, alors que le roi raison, on a l’impression que, si ce n’était pas une question
Antiochus, ministre de la colère divine, la mit à sac ; et il les de boutique, il croirait aussi aux onctions, de même qu’il
attribue l’un et l’autre aux jugements de Dieu, pleins de jus- croit à ceux qui en font. Mais, entre la boutique des untori et
tice et de clémence ; en affirmant que ces châtiments furent la sienne propre, entre la peste, créée et administrée par les
des preuves de sa bienveillance et de sa miséricorde afin que hommes, et la peste envoyée comme don-punition par Dieu, le
le peuple hébreu et les Milanais deviennent meilleurs… » cardinal ne peut que choisir la sienne, et alimenter son crédit.
Quant à des ruses et à des artifices de princes ou de rois étran- Il admet donc les untori : c’est-à-dire le fait qu’il y ait eu des
gers afin de répandre le fléau, il nie qu’il y en ait eu. À propos gens qui, pour le dire d’un mot emprunté à Manzoni, avaient
d’onctions empoisonnées, destinées à répandre la peste, de l’intention de « déraciner Milan », mais cela par une misé-
mixtures toxiques, de poisons, il laisse dans le doute la ques- rable et folle opération de magie, sans en avoir effectivement
tion de savoir s’il y en eut véritablement, ou si ce fut un effet les moyens. Et pouvait-on punir de façon si atroce l’inten-
des songes, de la vanité et de la peur des hommes. Néanmoins, tion, fondée sur l’ignorance et la folie, et quelque malfaisante
il se montre enclin à accorder foi à ce qui fut dit et cru, à savoir qu’elle fût ? Le cardinal ne se prononce pas. Et Ripamonti ne
que certains, criminels et insensés, ont imaginé le crime de se prononce pas non plus, même s’il laisse entrevoir une opi-
ces onctions avec l’espoir de voler : et il compare leur folie à nion plus tranchée contre cette croyance. Mais il avait déjà
la sottise de certains arts. À quoi rêvent donc les astrologues eu, pour son compte, des malheurs avec le Saint-Office, et il
et les alchimistes ? De même, les untori avaient peut-être était sorti de cette expérience prudent et circonspect. C’est
rêvé d’un immense butin et d’un changement de sort, si les pourquoi il ajoute : « Je me trouve à un passage difficile et péril-
familles se trouvaient éteintes et les maisons détruites ; en leux.... Car si je disais qu’il n’y eut point de propagateurs, que
tout cas, c’est une chose incertaine et encore enveloppée dans c’est sans raison qu’on attribue à la malice des hommes ce
le mystère ; une seule chose est certaine et évidente, à savoir qui fut punition divine, on crierait aussitôt que mon histoire
que « la peste ravagea Milan selon la volonté céleste, afin que est impie, que l’auteur ne respecte pas un jugement solennel.
ses habitants puissent s’amender » : c’est en ces termes que Tant l’opinion inverse est enracinée dans les esprits, tant la
Ripamonti, « historiographe » officiel de la peste, résume l’opi- plèbe ordinairement crédule et la noblesse orgueilleuse sont
nion de Frédéric Borromée ; un peu plus loin, il cite directe- prêtes à la défendre comme ce qu’elles ont de plus cher et
ment le manuscrit De pestilentia, dans lequel Frédéric laissa de plus sacré, comme s’ils avaient à défendre la religion et la
un bref compte rendu de ces faits : « La vérité se mêle aisé- patrie. Se mettre en guerre contre la foule serait une entreprise
ment et volontiers au mensonge, les choses véridiques avec aussi rude qu’inutile... » L’argument est connu : la religion et
les fausses ; ainsi, à propos de la peste provoquée de main la patrie. Pourtant nous avons, noir sur blanc, l’opinion de
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deux personnes : l’évêque, chef de l’Église de Lombardie, et un ouragan. Nicolini ne tient aucun compte du fait que Verri
l’homme de lettres, officiellement chargé d’écrire l’histoire de livrait une bataille, une bataille qui doit être livrée aujourd’hui
ces événements, qui, ni l’un ni l’autre, ne crurent aux onctions. encore : contre des hommes tels que ceux-là, contre des ins-
Combien d’autres a-t-il pu s’en trouver qui étaient du même titutions telles que celles-là. Car le passé, ce qui a été son
avis ? Assurément, c’étaient des gens dont l’opinion pouvait erreur, ou ce qu’il avait de mal, n’est jamais passé : et nous
exercer une certaine influence. Mais, en tout cas, il suffit de devons continuellement le vivre et le juger dans le présent,
la leur pour nous dire que ces temps n’étaient donc pas à ce si nous voulons être véritablement historicistes. Le passé qui
point obscurs, et qu’un homme intelligent et honnête pouvait n’est plus – l’institution de la torture abolie, le fascisme consi-
et devait, spécialement s’il exerçait les fonctions de juge, en déré comme une fièvre passagère de vaccination – appartient
arriver, sinon à la conviction de Ripamonti, du moins à celle à un historicisme d’une profonde mauvaise foi, sinon d’une
du cardinal Borromée. profonde stupidité. La torture existe encore. Et le fascisme
Selon Nicolini, les deux gentilshommes qui condamnèrent existe toujours. Après avoir, au passage, liquidé Verri, Nicolini
les untori présumés, Monti et Visconti, avaient de l’intelli- s’emploie ensuite à liquider l’Histoire de la colonne infâme
gence, et ils étaient honnêtes. Deux qualités qui, dans ce cas de Manzoni. Tout bien pesé, son principal argument n’est
précis, ne pouvaient coexister : parce qu’il est possible qu’ils cependant que celui-ci : comme on a coutume de dire dans le
aient été honnêtes mais imbéciles ; ou qu’ils aient été malhon- langage policier et judiciaire, les accusés avaient des précé-
nêtes tout en étant intelligents. Mais il n’y a pas de cause qui, dents. Pas tous, et, cela se conçoit, pas en matière d’onctions.
bien qu’irrémédiablement perdue, ne trouve un défenseur, Migliavacca père avait des précédents en tant que proxénète,
même après trois siècles. Contre Verri et contre Manzoni, pour manipulateur de médicaments contre la vérole, fratricide (et
défendre des juges qui avaient torturé et condamné à une comment se fait-il qu’il n’ait pas été exécuté pour un sem-
mort atroce des innocents inculpés d’un crime qui, même à blable délit ?), il avait même subi un procès du Saint-Office,
cette époque, était considéré comme impossible par certains parce qu’une fois, déguisé en religieux, il s’était introduit dans
esprits capables de raisonner, voici que, de nos jours, s’élève un confessionnal de l’église Saint-Ambroise pour s’amuser des
l’historien Fausto Nicolini. « Se fondant sur le présupposé que péchés que les pénitentes lui chuchotaient à l’oreille : ce qui,
les seules preuves effectives de culpabilité recueillies contre comme chacun le comprend, était suffisant à le qualifier d’un-
les accusés furent leurs confessions et leurs dénonciations tore, même si l’on a des doutes sur les onctions ou si l’on n’y
réciproques, extorquées par la torture ou la peur de celle-ci, croit pas du tout. De même, Baruello et Bertone pratiquaient
Verri avait attribué l’erreur judiciaire qui les conduisit à une le proxénétisme, et, en plus, c’étaient des hommes de main.
mort si horrible à la barbarie, qui ne prouvait rien, tant de Quant à Piazza, ses voisins le définissaient comme un giotto,
ce moyen probatoire que de l’époque à laquelle il avait paru c’est-à-dire qu’il était un délinquant : et l’on sait à quel point
naturel et indispensable ; en homme des Lumières qu’il était, le témoignage d’un voisin est probant, lorsqu’un malheureux
il s’insurgeait contre ces temps. Ce qui, sans vouloir relever est fermement tenu entre les griffes de la justice. Enfin, tous,
quelques inexactitudes dans les présupposés, est un exemple même Mora, sont définis par les avocats de Padilla comme
frappant d’une conclusion totalement illogique, appliquée à « de nature perverse, accoutumés à commettre de très graves
un raisonnement plus ou moins logique. » Et il nous semble délits, montrant peu d’affection pour Sa Majesté et pour la jus-
comprendre ici que la thèse de Verri est liquidée au nom de tice » ; et Nicolini s’étonne que Manzoni n’ait pas tenu compte
l’historicisme le plus pédant : par le fait même que l’obscurité d’un tel jugement, étant donné qu’il accorde crédit aux avo-
dans les esprits et la torture dans les institutions existaient, cats de Padilla. En fait, il ne s’étonne pas, au contraire, mais
elles ne pouvaient pas ne pas s’y trouver – et s’en prendre à il l’accuse : « Manzoni prête entièrement foi à ces avocats
ces hommes, à ces institutions, est la même chose que de s’en lorsque leur thèse coïncide avec la sienne. » Mais la thèse des
prendre à un fait de la nature, à un tremblement de terre ou à défenseurs de Padilla était que leur client, innocent, avait été
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entraîné dans ce procès en tant que complice et mandant, par chercheur d’archives, pétri de l’esthétique de Croce, qui ne
des gens qui, précisément, n’avaient aucun scrupule à com- réussit ni à voir les faits dans leur totalité et dans leur signifi-
promettre un innocent : et qui étaient donc de nature per- cation, ni à considérer l’œuvre dans sa logique et dans sa poé-
verse, pour cette raison même, mis à part les précédents de la sie interne et entière. Mais la question finale a – c’est le cas de
plupart d’entre eux. Manzoni ne défend pas le seul Padilla ; il le dire : finalement – un sens : elle peut ouvrir un débat, si l’on
les défend tous parce que – chose que Nicolini, dans sa hargne y répond par l’affirmative. Le moralisme, terme aujourd’hui en
et son manque de jugement, semble oublier bien qu’elle soit désuétude, qui, telle une goutte d’eau, se vaporise en tombant
évidente – « tous sont innocents ». Et devant l’innocence cer- sur les injustices brûlantes de notre temps – et cette faible
taine de tous, pourquoi aurait-il dû se mettre à tenir compte vapeur porte en Italie le nom de qualunquismo –, le moralisme,
des précédents ? Éventuellement, il pouvait en tenir compte, précisément, est chez Manzoni beaucoup plus vigoureux que
à la charge des juges : car les précédents, lorsqu’un juge ne ses convictions religieuses. Et cette vérité apparaît dans toute
les repousse pas pour se mettre en face du seul cas qu’il doit son évidence dans Histoire de la colonne infâme, plus encore
juger, dans sa nudité, ont toujours voilé et faussé le jugement. que dans son roman (il faut revenir à son roman après avoir lu
Un autre argument de Nicolini, à la décharge des juges et ce petit livre).
à la charge des accusés, c’est que les confessions n’ont pas Dans un texte de 1927 sur Les Fiancés, Hofmannsthal dit à
toutes été obtenues sous la torture ; mais avant, ou après, un certain moment : « Cette très haute vitalité, qui est égale-
ou pendant les intervalles. Singulier argument, propre à ment un comble de discrétion, est réalisée par le moyen d’une
un homme qui ne réussit pas à voir, au-delà des papiers, les représentation extrêmement modeste, pénétrante et précise,
hommes, les individus, les personnages : leur origine, leur qui ressemble par le ton au rapport qu’un administrateur (que
caractère différent, leur plus ou moins grande force d’âme, ce soit un administrateur de biens terrestres ou d’âmes) four-
leur plus ou moins grande sensibilité à la douleur physique, nirait à un autre, plus haut placé, pour l’informer d’une façon
la peur, plus ou moins grande en chacun d’eux, leurs diffé- vraiment précise, afin qu’il puisse en tirer un jugement. »
rents degrés de crédulité ou de confiance. Et citer l’exemple Nous ne savons pas si Hofmannsthal a jamais lu l’Histoire
du jeune fils de Migliavacca « que ni les flatteries ni la force de la colonne infâme : il se serait aperçu que, non seulement
des tourments ne conduisirent jamais à porter des accusa- dans le ton, mais de façon fondamentale, dans son essence,
tions mensongères contre lui-même ou contre d’autres » (mais c’est un rapport ; et non pas destiné à un personnage « plus
qui fut pendu comme les autres), et que les autres accusés haut placé », mais à soi-même et à ses semblables. Les Fiancés,
auraient pu imiter, est pour le moins naïf. bien qu’étant, comme le dit encore Hofmannsthal, « par sa
Au milieu d’une telle, disons, naïveté, au milieu d’une si constitution, un livre laïque », est comme un fleuve qui court
maigre connaissance du cœur humain, dirait Manzoni, il y vers son embouchure, dans tout son cours marqué sur la
a dans l’étude de Nicolini un passage qui nous intéresse au carte de la Foi : déjà marqué, et maintenant parcouru. Mais
plus haut point : « Étant donné que Manzoni non seulement l’Histoire de la colonne infâme en est la déviation imprévue, le
s’obstina dans cette malheureuse tentative, mais qu’après une remous, le point incertain du fond et des rives.
incubation de vingt ans il fit même imprimer, une fois refaite, La raison pour laquelle Manzoni évacue de son roman
développée et largement accentuée, cette malencontreuse dis- l’Histoire de la colonne infâme n’est pas seulement technique,
sertation, est-il vraiment possible de ne pas en conclure qu’en c’est-à-dire cette raison dont, s’appuyant sur l’édition de 1827
lui le moralisme fut mille et mille fois plus vigoureux non des Fiancés, Goethe s’entretient longuement avec Eckermann.
seulement que la logique (violée, comme chacun le voit, de La raison en est que, sur les documents de ce procès, sur l’ana-
la manière la plus manifeste) mais même que ses croyances lyse et les annotations de Verri, Manzoni, pour employer une
religieuses ? » Tentative malheureuse, dissertation malencon- expression banale, se trouve mis en crise. La forme littéraire
treuse : ce sont là, pour parler franchement, des sottises de qu’il avait adoptée, et qui n’était pas seulement une forme,
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c’est-à-dire le roman historique, la composition mêlée d’his- intitulé Appendice historique sur la Colonne infâme est précisé-
toire et d’invention, a dû lui apparaître comme inadéquate et ment traité comme un appendice, négligemment et superfi-
précaire ; et la matière, dissonante dans le cours du roman, ciellement. Deux études font exception, à notre connaissance :
inadaptable à lui, fuyante, incertaine, désespérée. Il y a tout l’une de Giancarlo Vigorelli, publiée voici plus de trente ans en
lieu de croire que l’ébauche de La colonne infâme et la rédac- guise d’introduction à une réédition de la Colonne ; l’autre de
tion du discours sur le roman historique ont avancé de pair, en Renzo Negri, « Le roman-enquête de Manzoni », publiée il y a
marge de la sublime décantation ou de la sublimation décan- quelques années dans la revue Italianistica. (Et on peut regret-
tée (par la névrose, cela va de soi) dans laquelle il écrivait son ter qu’Alberto Moravia n’ait pas relu Les Fiancés en partant de
roman. la Colonne, dans le texte, intéressant par tant d’aspects, qui
Ce sont deux profondes incongruences, si l’on considère sert d’introduction à l’édition Einaudi de ce roman ; celle qu’a
qu’elles sont le fait d’un même homme qui, avec ténacité, illustrée, mais d’une manière qui ne cadre pas exactement
s’était attaché à refaire et à affiner une composition mixte, avec son génie, Guttuso ; qui, pourtant, aurait mieux saisi le
tout en entrevoyant et en décrétant son caractère provisoire, monde « pervers et haletant » qui s’agite dans le procès des
et qui en préparait une autre, pour ainsi dire intégrale, d’où untori s’il était resté fidèle à son style.)
l’invention était radicalement exclue. Le désaccord du cri- Cet écran de courtoisie, de modestie, d’humilité (et il fau-
tique Giordani apparaît comme tout à fait compréhensible, drait parodier, en nous souvenant d’un passage des Fiancés :
dans ces conditions : « Je m’accorderais volontiers avec lui il avait tant d’humilité qu’il pouvait se mettre en dessous de
[Manzoni] à propos des romans historiques (ainsi qu’on les tous, mais non pas se mettre à l’égal de quelqu’un) qui se
appelle maintenant), et je ne me lamenterais pas si l’on n’en déploie avec excès dans la correspondance de Manzoni, et qui
voyait pas davantage. Mais je n’accepte pas de placer dans ce est une défense névrotique et une façon de séparer l’homme
genre Les Fiancés… et je souhaiterais vivement que Manzoni de son œuvre, que nous retrouverons, exaspérée, chez
(qui est absolument le seul à pouvoir le faire) en compose Pirandello, nous croyons que, en ce qui concerne La colonne
un second. Du reste, son jugement sur toutes les fictions est infâme, on ne peut le séparer d’une préoccupation concrète
d’une grande noblesse ; il est digne de l’intelligence parvenue qui, par la suite, s’est réalisée point par point. Répondant à
à son équateur ; et je le reçois dans mon cœur ; ou plutôt, je Francesco Saverio Del Carretto (et cela fait un certain effet de
l’avais déjà, et il m’est précieux de le voir confirmé par lui. » trouver cet homme abhorré, ministre de la Police du royaume
Giordani avait raison, et Les Fiancés ne peut pas être regroupé des Deux-Siciles, en train de rendre un service à Manzoni et
dans ce genre littéraire ; mais Manzoni avait ses raisons, qui, de parler de livres), lequel lui avait écrit qu’il avait retenu un
pour sa part, l’y rangeaient ou lui faisaient craindre qu’il n’y certain nombre d’exemplaires de La colonne infâme et qu’il
aboutît (et de là vient son travail pour le rendre moins roman, attendait avec une certaine impatience, Manzoni disait :
pour en faire autre chose qu’un roman : tel qu’il est). Et ces rai- « Quelques journaux, selon je ne sais quelle fausse rumeur, en
sons lui venaient, selon toute probabilité, du fait d’avoir entre ont parlé comme d’un travail de longue haleine et de quelque
les mains la matière de la Colonne infâme, dont il ne pouvait importance ; mais, en fait, c’est fort peu de chose, à tous les
absolument pas faire le second roman que Giordani appelait égards, et assurément le public, à la lecture, que dis-je, à
de ses vœux. L’intelligence de Manzoni était, véritablement, la simple vue de cet ouvrage, fera grief de cet éloge anticipé
parvenue à son équateur : mais, précisément, avec la Colonne à l’auteur, qui n’en est point responsable. » Il savait fort bien
infâme, que Giordani ne pouvait pas encore connaître, lorsqu’il que l’Histoire n’était fort peu de chose qu’à un seul point de
écrivait en 1832, à son ami Grillenzoni, et que, certainement, il vue : celui de son volume ; mais, dans la prévision de l’insuc-
n’apprécia pas pleinement quand il la connut. Comme tout le cès, ce n’était pas sa modestie habituelle qui jouait. Il connais-
monde, d’ailleurs, car, dans l’énorme bibliographie consacrée sait très bien les Italiens, puisqu’il connaissait leur histoire. Il
à l’œuvre de Manzoni, ce texte que, d’abord, Manzoni avait n’y avait jamais rien eu de semblable, en Italie, et lorsque, plus
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d’un siècle après, quelqu’un tentera de reprendre ce « genre » Table des matières
(puisque Manzoni, comme le dit Negri avec une grande jus-
tesse, préfigure le « genre » de l’actuel récit-enquête, d’inspira-
tion judiciaire) le silence s’est fait* ; comme alors.
Mais la prévision n’atténua pas sa déception. Et lorsque,
finalement, il rencontre un accord plein et enthousiaste, dans
les jugements français de Lamartine et d’Augustin Thierry,
voici que Manzoni s’ouvre et qu’il avoue, mais toujours avec
une extrême discrétion et une savante réserve, que l’insuccès
n’a pas égratigné sa confiance dans ce petit ouvrage : « Jugez
après cela, Monsieur, quel plaisir a dû me faire une voix inatten-
due et éloquente qui a bien voulu me dire que je ne m’étais pas
tout à fait trompé. Sans vouloir nier, et sans pouvoir même démê-
ler la part que l’amour-propre peut avoir dans un tel plaisir, j’ose Préface 9
croire qu’il y a aussi quelque chose de plus noble et de moins per-
sonnel dans la consolation que l’on éprouve en s’entendant assu- Introduction 17
rer que ce qui, après un examen minutieux comme au premier Chapitre i 25
coup d’œil, a semblé vrai et important à la conscience, n’était pas Chapitre ii 33
tout à fait illusion***. » Chapitre iii 49
« Ce qui a semblé vrai et important à la conscience. » À sa Chapitre iv 67
conscience, à la nôtre. À la nôtre d’aujourd’hui, à la nôtre en Chapitre v 93
face de la « chose » et des choses d’aujourd’hui. Chapitre vi 105
Et pour finir dans l’actualité la plus brûlante – en face des Chapitre vii 117
lois sur le terrorisme et de la semi-impunité qu’elle accorde Notes 127
aux terroristes, improprement qualifiés de repentis –, il
convient de relire, extraites du troisième chapitre, les consi- Apostille 137
dérations que Manzoni avance à propos de la promesse d’im-
punité faite à Piazza : « Mais la passion, hélas, sait se montrer
habile et audacieuse s’il s’agit de trouver des chemins per-
mettant de ne pas emprunter celui du droit, lorsqu’il s’avère
trop long et incertain. Ils avaient commencé par la torture
des spasmes, ils recommencèrent avec une torture d’un autre
genre » : et c’était celle de l’impunité promise, qui, plus que la
torture, put convaincre Piazza d’accuser faussement, d’asso-
cier d’autres que lui, comme lui innocents, à son atroce destin.
Leonardo Sciascia