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26 | 2023
Poésie archaïque et débuts de la philosophie : entre
images et abstraction
Pascale Brillet-Dubois (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/gaia/3641
DOI : 10.4000/gaia.3641
ISSN : 2275-4776
Éditeur
UGA Éditions/Université Grenoble Alpes
Édition imprimée
ISBN : 978-2-37747-426-4
ISSN : 1287-3349
Référence électronique
Pascale Brillet-Dubois (dir.), Gaia, 26 | 2023, « Poésie archaïque et débuts de la philosophie : entre
images et abstraction » [En ligne], mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 14 septembre 2023. URL :
https://journals.openedition.org/gaia/3641 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gaia.3641
Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/
1
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Ce numéro de Gaia est consacré principalement à un dossier destiné à faire dialoguer
des spécialistes de la poésie archaïque et des historiens de la pensée dite présocratique.
Les articles rassemblés, écrits par P. Brillet‑Dubois, G. Cursaru, B. Folit‑Weinberg,
F. Létoublon, A. Macé et É. Ménard, témoignent d’une part de la cristallisation du
concept d’« être », dont on perçoit les prémisses chez Homère avant que Parménide ne
forge un nom pour le désigner, et de l’importance des images, vecteurs sensibles de la
pensée conceptuelle, chez des poètes-penseurs comme Hésiode et des penseurs-poètes
comme Parménide et Empédocle. Ils montrent la continuité culturelle qui existe entre
des poètes qui interrogent très consciemment le rapport entre le langage et le monde
et des philosophes qui s’expriment dans une langue poétique, tout en soulignant la
façon dont Parménide et Empédocle rompent avec la tradition pour affirmer leur projet
singulier. Le numéro contient également un article synthétique de M. Briand sur la
choralité dans les Olympiques de Pindare.
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SOMMAIRE
Avant-propos
Pascale Brillet-Dubois
Varia
Faire danser les mots, les sens, les corps : la choralité dans les Olympiques de Pindare
Michel Briand
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Avant-propos
Pascale Brillet-Dubois
Le numéro
1 Le numéro 26 de Gaia est particulier à plusieurs titres. C’est le premier depuis plus de
dix ans à ne pas porter la marque de Maria Paola Castiglioni, qui a œuvré avec une
grande constance et une efficacité sans faille à la conception, l’édition et la diffusion de
la revue, au sein du comité éditorial, puis comme directrice aux côtés de Malika Bastin-
Hammou, Nadine Le Meur-Weissman et enfin moi‑même. Son rôle a été crucial dans la
coordination et la révision des numéros, comme dans l’évolution de la revue,
notamment le passage de l’édition papier à l’édition numérique et l’amélioration
progressive du site web. Elle poursuit son action au service d’une diffusion ouverte de
la science en assumant désormais la responsabilité de tout le secteur revue d’UGA
Éditions. Qu’elle soit ici vivement remerciée pour le temps, l’énergie et le travail qu’elle
a consacrés à Gaia.
2 Je suis également très reconnaissante à Laurence Vianès, qui a accepté de me rejoindre
comme codirectrice : sa première tâche a été de garantir, dans un numéro dont je
coordonnais le dossier tout en y contribuant, que toutes les expertises se déroulaient en
double aveugle, en accord avec les exigences scientifiques et éthiques de la revue et
d’UGA Éditions. Le comité éditorial a aussi été d’une grande aide dans ce moment de
transition.
3 Comme beaucoup de travaux scientifiques des deux dernières années, la préparation du
présent numéro a été en outre affectée par les répercussions de la pandémie et la
charge accrue qu’elle a fait peser sur les chercheurs, particulièrement sur les
universitaires. Sans doute cela se ressent‑il dans le nombre réduit d’articles qui y
figurent. Certaines contributions envisagées n’ont pu être soumises cette année, mais
paraîtront, nous l’espérons, dans un prochain volume.
4 Je voudrais enfin adresser mes chaleureux remerciements aux membres du comité de
lecture et aux autres spécialistes qui se sont rendus disponibles pour expertiser les
articles, ainsi qu’aux personnes qui nous ont aidées, Laurence Vianès et moi, au sein
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Le dossier
5 Lorsque j’ai proposé, en 2021, de mettre en regard dans un dossier la poésie archaïque
et la philosophie dite présocratique, mon but était d’abord de faire vivre
l’interdisciplinarité à laquelle la revue Gaia est attachée en suscitant un dialogue entre
philologues, littéraires et philosophes. Suite à la publication par André Laks et Glenn
Most d’une nouvelle édition des fragments des premiers penseurs 1 et à l’audition d’un
exposé de Barbara Cassin, qui, bien que consacré à Parménide, mentionnait son travail
en cours sur Homère2, je souhaitais avant tout confronter les méthodes et les
perspectives sur des textes qui partagent l’usage de l’hexamètre dactylique, mais sont
souvent, en France peut‑être plus qu’ailleurs, examinés dans des cercles disciplinaires
différents. Si certains philosophes se sont récemment interrogés sur le rôle
de l’expression poétique chez Parménide ou Empédocle3, si par ailleurs la poésie
archaïque est analysée comme « discours de savoir » dans un ouvrage dirigé par
M.‑L. Desclos4, rares sont les débats qui croisent les démarches interprétatives et qui
interrogent de façon complémentaire ou comparative l’expression d’idées abstraites
chez les poètes archaïques et les premiers philosophes. On peut mentionner l’ouvrage
dirigé par J. Strauss Clay et A. Vergados, Teaching through Images. Imagery in Greco-Roman
Didactic Poetry, paru l’an dernier, qui a notamment le mérite de couvrir la poésie
didactique sur une durée très longue, incluant notamment une série d’articles sur
Lucrèce.
6 Notre dossier n’a pas la même ambition. En se concentrant sur l’articulation de la
poésie homérique et hésiodique et des poèmes de Parménide et d’Empédocle, il
interroge nos représentations d’un moment souvent considéré comme une charnière
dans l’histoire de la pensée. Comme on le verra à la lecture des articles, les
contributeurs sont loin d’adopter le modèle d’un développement historique linéaire de
la rationalité, et s’intéressent plutôt à ce qui, dans la langue des poètes et des penseurs,
dans leur usage de certains thèmes, révèle aussi bien leur parenté culturelle, leur
imaginaire commun, que les différences entre leurs conceptions du monde et entre
leurs façons de les dire.
7 Ce qui se joue dans tous les articles, malgré la variété des approches, c’est la relation
entre l’image et l’idée abstraite, entre la matière sensible du verbe poétique et le
concept qu’elle exprime. C’est ainsi que les trois premières contributions (P. Brillet-
Dubois, F. Létoublon, B. Folit-Weinberg) examinent l’expression de l’être chez Homère,
Hésiode et Parménide à partir de trois questions de natures très différentes. La
première, au carrefour de la littérature et des sciences humaines, pourrait se résumer
ainsi : le jeu de mots sur l’alias d’Ulysse, Outis-Personne, doit‑il être interprété
uniquement dans le cadre de la réflexion épique sur le nom, le kleos et la dissimulation
du héros, ou implique‑t‑il une pensée de la non‑existence, voire du non‑être ?
La seconde s’inscrit dans une perspective linguistique : à partir de quels usages épiques
et selon quel mécanisme s’est formé dans le langage des philosophes le nom du concept
d’« être » ? La troisième est épistémologique : la métaphore de la route, qui chez
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Parménide dit le cheminement vers la vérité, a‑t‑elle pu jouer le rôle d’un modèle
analogique menant à l’invention même du concept d’être ? Ces trois types de
raisonnements se combinent ainsi pour suggérer la cristallisation de la notion à partir
d’un matériau épique concret. Estimer si Parménide développe alors les potentialités de
la poésie dont il se nourrit et à laquelle son poème renvoie ou s’il effectue un saut
cognitif radical ne peut se faire qu’avec la plus grande prudence et de la manière la plus
nuancée possible.
8 Les trois autres articles (É. Ménard, G. Cursaru, A. Macé) analysent en détail une
thématique récurrente de la Théogonie — les séparations successives et composées — ou
de la poésie d’Empédocle — la théomachie, la poétique végétale — pour montrer
comment ces images, tout en ayant une valeur informative concernant l’organisation
du kosmos, structurent également le discours et la pensée. Chemin faisant, ils montrent
comment les emprunts des premiers philosophes aux poètes leur permettent tantôt de
recourir à des outils de représentation connus de leurs auditeurs-lecteurs afin de
les amener à concevoir l’abstraction, tantôt de se démarquer visiblement d’Homère
ou d’Hésiode pour revendiquer la validité d’un autre système de pensée.
L’intertextualité est dans ce cas porteuse de contraste et d’émulation. L’image peut
en outre apparaître comme bien plus qu’une métaphore. En effet, elle n’est pas
seulement un medium commode, plus facile à appréhender que le concept en ce qu’elle
renvoie à une réalité familière ; au contraire, elle peut charger la pensée conceptuelle
d’une portée métaphysique qui la dépasse.
9 Pris dans son ensemble, le dossier nous oblige à réfléchir, comme le fait T. Mackenzie
dans la conclusion de son ouvrage5, à notre position d’interprètes du XXIe siècle,
désireux de découvrir le secret sous le signe lorsque nous lisons l’Odyssée, attentifs à
tout ce qui, chez Hésiode, Parménide ou Empédocle, invite à la lecture allégorique et
conceptuelle, extrayant, en somme, la substantifique moëlle de ces poèmes
merveilleusement complexes, tout en cherchant à ne pas en « rompre l’os », pour
reprendre les mots de Rabelais. Car si Parménide, et plus encore Empédocle,
contemporain du développement de la prose du Ve siècle, ont choisi l’hexamètre, c’est
parce qu’ils accordaient à la poésie et à son imagerie une valeur et une fonction
nécessaires6.
Les varia
10 Un article de M. Briand vient compléter ce numéro. Il s’agit d’une synthèse de ses
réflexions sur la choralité dans les Olympiques de Pindare, présentée dans un premier
temps lors d’une journée d’agrégation à Paris Nanterre, puis reprise et augmentée pour
la publication. L’auteur y examine d’une part le vocabulaire de la choralité, d’autre part
l’alliance de la voix et du mouvement, insistant sur l’intérêt d’une lecture orchestique
des odes pindariques.
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BIBLIOGRAPHIE
DESCLOS Marie-Laurence (éd.), La Poésie archaïque comme discours de savoir, Paris, Classiques
Garnier, 2019.
GHEERBRANT Xavier, Empédocle, une poétique philosophique, Paris, Classiques Garnier, 2017.
LAKS André & MOST Glenn W. (éd.), Early Greek Philosophy, Cambridge, MA / Londres, Harvard
University Press, 2016a.
LAKS André & MOST Glenn W. (éd.), Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à Socrate,
Paris, Fayard, 2016b.
MACKENZIE Tom, Poetry and Poetics in the Presocratic Philosophers: Reading Xenophanes, Parmenides
and Empedocles as Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
SAETTA COTTONE Rossella, Soleil et connaissance. Empédocle avant Platon, Paris, Les Belles Lettres,
2023.
STRAUSS CLAY Jenny & VERGADOS Athanassios (éd.), Teaching through Images: Imagery in Greco-
Roman Didactic Poetry, Leyde / Boston, Brill, 2022.
NOTES
1. Laks & Most (2016a et 2016b).
2. « Traduire Parménide », séminaire « Atelier de traduction philosophique » organisé par
I. Kalinowski et F. Humphreys à l’ENS Paris, 3 mars 2021.
3. Par exemple Gheerbrandt (2017) et Mackenzie (2021). Il ne m’a pas été possible de consulter le
très récent livre de R. Saetta Cottone (2023).
4. Desclos (2019).
5. Mackenzie (2021, 178 et suiv.).
6. Gheerbrandt (2017).
AUTEUR
PASCALE BRILLET-DUBOIS
Université Lumière Lyon 2, HiSoMA
pascale.brillet@univ-lyon2.fr
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Pascale Brillet-Dubois
1. Introduction
1 Depuis les années 1980‑1990, nombre de travaux ont fait grandement progresser notre
compréhension de la poétique de l’Odyssée, au confluent de l’anthropologie structurale,
de la sémiotique, de la linguistique et des études sur l’oralité de l’épopée. Le
questionnement sur le nom d’Ulysse, son identité, la place des signes et de la
reconnaissance dans son histoire, ont ainsi croisé les réflexions sur la métis d’une part,
sur la fluidité du texte et les méandres de son interprétation d’autre part. Le présent
article s’inscrit dans la filiation de cette philologie tournée vers les sciences humaines 1.
Il a pour point de départ l’astuce verbale la plus fameuse de l’Odyssée, qui associe le nom
propre Οὖτις, les locutions pronominales négatives οὔτις et μή τις, et le nom de
l’intelligence rusée caractérisant Ulysse, μῆτις, astuce qui met en jeu à la fois
l’ingéniosité linguistique du héros — laquelle est bien sûr aussi celle du poète — et
l’existence même du personnage, à la fois révélée et escamotée dans son acte de parole.
Il se donne d’abord pour but de compléter l’analyse du nom Οὖτις et des manipulations
auxquelles il se prête (ou non), en apportant des éléments qui n’ont pas été exploités à
ma connaissance, et montre que le jeu s’étend à d’autres épisodes que celui du Cyclope,
aussi bien dans la bouche d’Ulysse que dans le discours d’autres personnages, à la
manière dont la reprise d’autres patronymes, à commencer par Ὀδυσσεύς, informe
l’épopée2. Ce faisant, il entend suggérer que la poésie homérique, tout en opérant de
manière radicalement différente des premiers penseurs, pose les jalons d’une réflexion
philosophique sur le langage et l’être : c’est en recourant à la collocation de termes et à
la paronymie plus qu’à la syntaxe, à l’ambiguïté plutôt qu’à la définition et à
l’explication, à l’acte de parole plutôt qu’au concept, que l’Odyssée interroge la
possibilité d’être Personne (c’est-à-dire quelqu’un) en n’étant personne 3.
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2 Dans un article qui a fait date, intitulé « Name Magic in the Odyssey 4 », N. Austin montre
que, de Pénélope à Eumée en passant par Télémaque et Calypso, tous les personnages
impliqués dans une relation de familiarité avec Ulysse évitent de prononcer son nom et
parlent de lui en utilisant soit des termes désignant la relation qu’ils ont avec lui
(« époux », « père », « maître », etc.), soit ἀνήρ, qui dès le premier vers du poème
permet de l’identifier, soit, le plus souvent, des pronoms : ὁ, κεῖνος, μιν, etc. Austin
conclut qu’Ulysse est « l’homme que ses proches ne nomment pas 5 », phénomène qu’il
explique par une volonté apotropaïque de ne pas attirer la colère jalouse des dieux sur
le héros « dont la réputation touche au ciel6 ». Οὖτις, Personne, le nom qu’Ulysse se
donne face au Cyclope, lui apparaît comme le symbole de sa μῆτις et de son art du
déguisement (notamment du travestissement en être insignifiant, en nobody), et donc
comme, en un sens, son vrai nom7.
3 On peut toutefois être plus précis encore qu’Austin et ses successeurs ne l’ont été, et
poser ainsi de nouvelles questions. Revenons tout d’abord sur l’épisode du Cyclope. Il
est tout à fait acquis que l’astuce verbale d’Ulysse implique quatre termes, unis soit par
l’homophonie (Οὖτις / οὔτις ; μή τις / μῆτις) — à l’accent près —, soit par la synonymie
(οὔτις / μή τις) — à la nuance modale entre négations près. Le piège fonctionne du fait
de l’homophonie entre le nom propre Οὖτις inventé par Ulysse et le pronom οὔτις dans
une proposition assertive. Ainsi Polyphème, en répétant le nom de l’étranger, crée‑t‑il
une ambiguïté involontaire que ses interlocuteurs, les autres Cyclopes, résolvent en
remplaçant οὔτις par μή τις :
« τοὺς δ’ αὖτ’ ἐξ ἄντρου προσέφη κρατερὸς Πολύφημος·
“ὦ φίλοι, Οὖτίς με κτείνει δόλῳ οὐδὲ βίηφιν.”
οἱ δ’ ἀπαμειβόμενοι ἔπεα πτερόεντ’ ἀγόρευον·
“εἰ μὲν δὴ μή τίς σε βιάζεται οἶον ἐόντα,
νοῦσόν γ’ οὔ πως ἔστι Διὸς μεγάλου ἀλέασθαι” » (Odyssée, IX, 407‑411)
4 D’un point de vue syntaxique, comme l’indique P. Chantraine, le vers 410 est le seul
chez Homère où la négation μή soit employée dans une proposition conditionnelle à
l’indicatif précédant la principale9. Il est bien sûr légitime de chercher, comme
L. Basset, à expliquer cette singularité par un raisonnement linguistique 10. Il faut
toutefois aussi remarquer qu’en ce moment charnière du poème, cette exception attire
l’attention de l’auditeur-lecteur sur un événement poétique et narratif important,
comme le font, dans la diction homérique, d’autres phénomènes isolés de variation qui
contreviennent à la norme linguistique et formulaire. Elle permet en l’occurrence à la
fois de fixer le sens négatif de οὔτις par l’équivalence avec la locution μή τις qui s’y
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substitue, et de préparer une nouvelle astuce. C’est ensuite la voix du narrateur Ulysse
qui souligne ce second double-entendre :
« ὣς ἄρ’ ἔφαν ἀπιόντες, ἐμὸν δ’ ἐγέλασσε φίλον κῆρ,
ὡς ὄνομ’ ἐξαπάτησεν ἐμὸν καὶ μῆτις ἀμύμων. » (Odyssée, IX, 413‑414)
« Sur ces mots, ils s’en allèrent, et mon cœur se prit à rire :
comme ils les avaient trompés, mon nom et ma parfaite astuce ! »
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κλυτόν, IX, 364 ; κικλήσκουσι, IX, 366), mais y gagne littéralement son κλέος 18. Pour le
dire autrement, c’est un nom parlant, présenté par le poète aussi bien comme une
version légèrement déformée et masculine de Μῆτις que comme la substantivation du
pronom οὔτις ; on pourrait donc le traduire par « le Rusé » tout autant que par
« Personne », ou, mieux, par : « Le-Rusé-qui-dit-s’appeler-Personne ». Ainsi, au même
titre que Ὀδυσσεύς, il a trois fonctions pragmatiques : nommer le héros, le définir et
condenser thématiquement un aspect de son destin mythique19.
9 D’autres éléments que le piège lexical et morphologique influent sur la manière dont le
Cyclope perçoit le discours d’Ulysse. L’affirmation de la première personne (ἐμοί, με)
au v. 366, combinée à la présence physique du héros dans la grotte, entrent en
contradiction avec l’idée d’inexistence à laquelle renverrait le pronom οὔτις :
Polyphème a bien quelqu’un (τις) sous l’œil.
10 En outre, la mention de la communauté qui utilise l’appellation Οὖτις, à commencer par
les parents, suggère qu’Ulysse décline l’identité qu’il a reçue à sa naissance et impose
au Cyclope l’image mentale d’autres personnes désignant ainsi l’individu avec qui il
converse. Il n’y a donc aucune raison qu’il se méfie20. Le poète en donne
immédiatement la preuve en le faisant nommer son interlocuteur comme l’ont fait
avant lui mère, père et compagnons :
« “Οὖτιν ἐγὼ πύματον ἔδομαι μετὰ οἷσ’ ἑτάροισι” » (Odyssée, IX, 369)
11 Alors même que cette fois‑ci, la présence d’une voyelle après Οὖτιν permet
l’homophonie avec le pronom οὔτιν’ et donc l’ambiguïté (« Je ne mangerai personne le
dernier »), il est clair que Polyphème, « celui qui dit des choses multiples », ne se rend
pas compte de la portée ironique de son énoncé21. Le piège fonctionne déjà, à la grande
joie des auditeurs-lecteurs attentifs. La substitution de μή τις à οὔτις dans la bouche
des autres Cyclopes a ensuite pour fonction de rendre l’astuce plus audible encore, de
faire rire aux dépens du monstre, de faire admirer la portée du pouvoir d’Ulysse, car sa
ruse lui permet d’agir sur un dialogue auquel il ne participe même pas. Cet échange ne
suffit d’ailleurs pas à détromper Polyphème qui, aveuglé au sens propre comme au sens
figuré, se comporte comme s’il n’avait pas entendu ses congénères, ou du moins pas
compris l’origine du malentendu : par deux fois encore, il appelle son ennemi Οὖτις
(IX, 455 et 460). La seconde fois, il accompagne le nom de l’épithète οὐτιδανός,
« vaurien, moins que rien », dans une figure étymologique qui montre à la fois qu’il
rapproche Οὖτις de οὔτις pour la signification et qu’il persiste à le considérer comme le
nom propre de l’étranger — « En voilà un qui mérite bien son nom ! », dit‑il en somme.
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ou :
« “Comparé à toi, Achille,
l’homme / le héros Outis a été plus heureux” »
13 L’ambiguïté est rapidement levée en faveur du premier énoncé par la fin du vers et
l’apparition après la césure bucolique de οὔτε, qui implique une négation antérieure
(οὔτ’ ἄρ’ ὀπίσσω, « ni ne le sera jamais »). Néanmoins, le texte ménage la possibilité de
percevoir de l’ironie chez Ulysse à un moment où se confrontent les deux héros
principaux des épopées homériques, où, qui plus est, le choix de la gloire iliadique
associée à une mort précoce est remis en question par Achille lui‑même. Comme le dit
G. Nagy, « c’est comme s’il était désormais prêt à échanger une Iliade contre une
Odyssée25 ». D’une manière narquoise mais subtile, Ulysse affirme de son côté la
supériorité de la survie qu’il doit à son art de la dissimulation. Maître du nom comme
de l’absence de nom, il l’emporte sur celui qui, ayant saturé le monde des vivants et des
morts de son κλέος, n’aspire plus qu’à un anonymat dont il ne jouira jamais. Sur un
autre plan, celui du narrateur principal, on remarque le retour du mot ἀνήρ, qui,
comme au v. 1 de l’Odyssée, est potentiellement indéfini (« un / aucun homme »), mais
peut aussi désigner le seul héros du poème, là dans son rapprochement d’abord avec
l’épithète distinctive πολύτροπος (I, 1), puis avec le nom Ὀδυσσεύς (I, 21), ici avec le
nom Οὖτις26.
14 La nature agonistique de ces ambivalences apparaît clairement si l’on repère qu’une
ambiguïté du même ordre conclut le discours d’Ulysse quelques vers plus loin. Après
avoir rappelé que, de son vivant, Achille était honoré comme un dieu — affirmation
perfide, si l’on se souvient que c’est un déni de reconnaissance qui a provoqué sa colère
iliadique —, il conclut :
« “νῦν αὖτε μέγα κρατέεις νεκύεσσιν
ἐνθάδ’ ἐών· τῶ μή τι θανὼν ἀκαχίζευ, Ἀχιλλεῦ” » (Odyssée, XI, 485‑486)
15 Si l’on interprète autrement αὖτε, et si l’on accepte l’idée que l’aède peut jouer du
rapprochement μήτῑ (datif de μῆτις) / μή τῐ, en particulier devant la coupe trochaïque
où l’allongement d’une voyelle est métriquement possible27, la même phrase peut être
comprise, non comme une consolation, mais comme une provocation :
16 Le vers 486 oppose les deux personnages principaux de l’Iliade et de l’Odyssée dans ce
qui les caractérise : la μῆτις, qui se manifeste dans l’emploi d’un alias de ce mot, et
l’ἄχος d’Achille, dont la racine est répétée trois fois, dans son nom et dans le verbe
ἀκαχίζομαι28. De fait, c’est bien le héros de l’intelligence rusée qui, sous couvert de
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18 Le jeu autour de Οὖτις se poursuit au chant XIV lors de l’entretien entre Ulysse,
déguisé, et Eumée. Cette fois, ce n’est pas le fils de Laërte qui exerce sa malice, mais le
poète qui démontre sa μῆτις en mettant dans la bouche du porcher une ambiguïté
semblable à celle du chant XI et accentue ainsi l’ironie de la situation narrative. Au
mendiant qui l’interroge sur l’identité du maître qu’il regrette tant, et suggère qu’il
pourrait l’avoir croisé, Eumée répond :
« ὦ γέρον, οὔ τις κεῖνον ἀνὴρ ἀλαλήμενος ἐλθὼν
ἀγγέλλων πείσειε γυναῖκά τε καὶ φίλον υἱόν » (Odyssée, XIV, 122‑123)
19 Désabusé, épuisé par l’attente, las d’entendre des vagabonds mentir à Pénélope dans
l’espoir de s’assurer ses bienfaits, Eumée commence par contester la prétention de son
interlocuteur à rassurer les proches d’Ulysse. Ce faisant, il fait attendre le nom de son
maître au profit du démonstratif κεῖνον. Pourtant, malgré lui, il est aussi en train de lui
donner son autre nom, cet alias qui a sauvé la vie du héros et lui permet de se présenter
incognito à Ithaque :
ou
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« autrement, ètheios est le nom que je lui donne, même s’il est loin. »
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l’altérité (ἀλλά). D’un autre point de vue, cette dissociation entre « tu » et « il », qui est
le fruit de l’illusion causée par le déguisement d’Ulysse, est aussi ce qui permet au héros
de vérifier à quel point son porcher le vénère (ἠθεῖον).
28 Les commentateurs s’interrogent depuis l’Antiquité sur le sens exact de ἠθεῖος : utilisé
dans l’Iliade par des personnages qui s’adressent à un frère ou un compagnon plus âgé
(Ménélas à Agamemnon, Pâris ou Athéna-Déiphobe à Hector, Achille à Patrocle), il
exprime à la fois l’affection et le respect, d’où les traductions soit par « chéri », soit par
« noble »42. Le terme définit sans aucun doute le lien qui unit le roi d’Ithaque à son
porcher comme une relation de proximité familière et néanmoins asymétrique
— Eumée se voit en quelque sorte comme un frère adoptif d’Ulysse 43. Que ἠθεῖος soit
bien attesté dans l’Iliade mais unique dans l’Odyssée renvoie en outre à un contexte
guerrier et prépare le moment où le porcher deviendra le compagnon d’armes de son
maître44.
29 Au regard de la composition annulaire du discours d’Eumée et des effets que l’on peut
mettre en évidence, je voudrais compléter ces analyses sur deux points. L’adjectif
ἠθεῖος est dérivé de ἦθος, qui, s’il n’apparaît chez Homère qu’au pluriel avec le sens de
« demeure habituelle », se trouve chez Hésiode, accompagné de façon formulaire par
ἐπίκλοπον, et désigne le « caractère artificieux » de Pandore 45. On peut faire
l’hypothèse que le poète homérique, en faisant correspondre symétriquement ἠθεῖον
au dernier vers du discours avec οὔτις / Οὖτις au premier, suggère qu’Eumée appelle
involontairement Ulysse d’un nom qui est bien dans son caractère. En outre, à
strictement parler, c’est -θεῖον qui correspond métriquement à οὔτις. Or θεῖος,
« divin » est l’une des épithètes les plus fréquentes de Ὀδυσσεύς, dans la formule
Ὀδυσσῆος θείοιο que l’on trouve en fin de vers46. Les trois noms qu’Eumée donne à
son maître, ainsi que les qualités auxquelles ils renvoient et qui forment son caractère
(ruse, proximité avec les dieux, proximité avec ses sujets) sont donc noués par l’art
extrêmement sophistiqué du poète au moment même où le porcher confirme à la fois
son incapacité à percer à jour le mendiant — donc, par un effet de miroir, la μῆτις
d’Ulysse — et sa fidélité au héros déguisé — c’est-à-dire, par anticipation, l’identité
retrouvée du roi d’Ithaque.
30 Le choix du mot ἠθεῖος est donc motivé autant par sa signification propre que par les
effets métriques, sonores et étymologiques qu’il permet à cet instant du récit. Il est
remarquable que, dans un autre contexte, lors de son unique adresse à Ulysse après le
moment de la reconnaissance, Eumée n’emploie pas cet adjectif, mais le vers formulaire
διογενὲς Λαερτιάδη, πολυμήχαν’ Ὀδυσσεῦ (« divin fils de Laërte, Ulysse aux mille
ressources », XXII, 164) où sont désignés, cette fois explicitement, l’origine divine,
l’attache familiale et l’ingéniosité du héros, tandis que le respect et l’affection du
locuteur s’expriment dans la manière dont il se fait complice du meurtre des
prétendants et du châtiment des serviteurs infidèles, obéissant avec ardeur aux ordres
de son maître47.
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34 Chacun de ces quatre vers exprime d’une façon ou d’une autre l’absence d’Ulysse : par
le vocabulaire (πόθος, οἰχομένοιο, οὐ παρεόντ’, νόσφιν ἐόντα), par l’emploi au passé des
verbes dont il est le sujet (ἐφίλει καὶ κήδετο), et bien sûr par l’usage de la troisième
personne alors qu’il est l’interlocuteur du porcher. Les deux καί adverbiaux installent
une tension entre le fait de nommer Ulysse et le fait qu’il est (censé être) loin. Le poète
joue ici de l’ironie de la situation, notamment en faisant se succéder les trois personnes
dans l’hémistiche τὸν μὲν ἐγών, ὦ ξεῖνε, ou en faisant coïncider καὶ νόσφιν ἐόντα avec
ἀλαλημένος ἐλθών dans la composition annulaire du discours. Les anagrammes
partielles, ou anaphonies, que nous avons relevées plus haut participent aussi de la
présence-absence de l’homme qui mériterait le nom de ἠθεῖος52.
35 Mais parce que le discours d’Eumée porte sur des noms et sur l’absence du nommé, le
poète souligne aussi de ces différentes manières l’écart entre signe et référent qui est le
propre du langage rusé. Rien ne protège plus Ulysse que la façon dont il a instauré dans
son propre discours et, partant, renforcé dans celui de son interlocuteur, la
non‑présence de cet autre à qui s’attachent les noms. Contrairement à ce que nous
avons vu avec le Cyclope, le corps du héros, trop présent, empêche Eumée de le faire
coïncider avec Ὀδυσσεύς. Au contraire, il emploie dans sa position formulaire le
participe οἰχομένοιο, « parti », que l’on trouve à plusieurs reprises dans l’expression
πατρὸς δὴν οἰχομένοιο, toujours à propos d’Ulysse53. En revanche, pour l’auditeur-
lecteur, le fait de savoir que le mendiant n’est autre que le héros est ce qui lui permet
d’entendre le nom Οὖτις au premier vers de la tirade d’Eumée et d’apprécier la
présence de la mètis poétique sous toutes ses formes.
36 Le même langage fait donc advenir et disparaître le héros ; pour parler comme Platon,
il le « fait passer du non‑être à l’être », et réciproquement 54. On peut maintenant
reprendre l’étymologie de μῆτις que suggère le jeu de mots avec Οὖτις / οὔτις. Si les
deux mots sont sentis comme des composés formés sur les négations, Ulysse n’est pas
seulement « Celui qui n’est pas quelqu’un » ou « Le Rusé qui prétend s’appeler
Personne ». Il est aussi, dans son art de la dissimulation, du déguisement et de
l’affabulation, « L’homme du non », ce quelqu’un que définit la maîtrise de sa
non‑présence. La coexistence, dans le discours d’Eumée, du jeu sur οὔτις / Οὖτις et de
οὐ παρέοντα cristallise ce pouvoir du polumètis.
37 Un autre passage, au chant XIX, montre que le poète peut conserver la distinction
modale entre οὐ et μή tout en exploitant le même jeu étymologique. Dans leur premier
face à face, Ulysse et Pénélope rivalisent d’astuce. L’époux esquive la question sur son
nom, prétextant une trop grande douleur et refusant de s’apitoyer sur lui‑même,
« μή τίς μοι δμῳῶν νεμεσήσεται ἠὲ σύ γ’ αὐτή »
« pour éviter que l’une des servantes, ou toi‑même, ne s’irrite contre moi »
(Odyssée, XIX, 121)
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tandis que l’épouse rapporte le discours trompeur qu’elle a tenu aux prétendants pour
justifier le tissage du suaire de Laërte,
« μή τίς μοι κατὰ δῆμον Ἀχαιϊάδων νεμεσήσῃ »
« pour éviter que, devant le peuple, l’une des Achéennes ne s’irrite contre
moi » (Odyssée, XIX, 146).
38 C’est ici la prévoyance des héros de la mètis qui est mise en valeur, leur capacité à
anticiper les situations, à évaluer les possibilités, en particulier celles qui sont
indésirables, et à agir de façon à ce qu’elles n’adviennent pas. Quand Οὖτις / οὔτις
concerne le réel, l’existence et l’inexistence, μῆτις / μή τις joue des potentialités et de
l’avenir.
39 Mais Οὖτις n’est pas exactement Μῆτις. C’est peut-être ce qui explique qu’Ulysse
n’anticipe pas la malédiction du Cyclope lorsque, n’y tenant plus, il revendique sa
victoire en abandonnant l’alias qui lui a sauvé la vie. Car quelle que soit la merveilleuse
utilité de son ingéniosité, elle demeure instrumentale, et ce vers quoi il tend (ce vers
quoi tend le désir de l’auditeur-lecteur)55, ce sont le retour, l’identité, la
désambiguation.
40 À Ithaque, celle‑ci existe d’abord chez les prétendants, qui, contrairement au fidèle
Eumée, sont caractérisés par le refus d’honorer qui que ce soit, ce qui leur coûte la vie
(οὔ τινα γὰρ τίεσκον ἐπιχθονίων ἀνθρώπων, « En effet, ils avaient pour habitude de ne
respecter personne parmi les hommes qui vivent sur la terre », ΧΧΙΙ, 414 ; ΧΧΙΙΙ, 65). La
scansion du vers exclut ici l’élision de οὔ τινα et donc toute confusion possible entre le
pronom et Οὖτις à l’accusatif, ce qui signifie d’une part qu’Ulysse, quel que soit son
alias ou son déguisement, est inclus dans ce mépris de l’hospitalité et ce refus de timè,
d’autre part que les prétendants ne sont pas armés, linguistiquement, pour percer à
jour le héros astucieux — en cela, ils ressemblent aux Cyclopes. Aucune reconnaissance
n’est possible pour eux, dans tous les sens, cognitifs et sociaux, de ce mot 56.
41 Du côté des proches d’Ulysse, sa restauration comme roi, passe, on le sait, par sa
reconnaissance comme époux de Pénélope. Je m’arrêterai sur les traces que laisse le jeu
de mots οὔτις / Οὖτις dans leur échange du chant XXIII. Cette fois, c’est Pénélope, qui a
déjà été informée de l’identité du prétendu mendiant et a désormais sous les yeux un
homme fort semblable à ce que pourrait être son époux, qui met Ulysse à l’épreuve et le
pousse à s’interroger sur l’identité de quelqu’un : τίς δέ μοι ἄλλοσε θῆκε λέχος; (« Qui a
mis mon lit ailleurs ? », XXIII, 184). Ce quelqu’un, qui ne peut être lui puisqu’il était
absent, le garde dans une relation d’altérité (ἄλλοσε) par rapport à l’homme qu’il est ou
devrait être, et séparé de sa compagne, son ἄλοχος (littéralement « celle qui a le
même lit », XXIII, 183). Face à cette énigme douloureuse et dans sa grande frustration,
le héros s’emporte et se dissocie de cet autre Οὖτις :
« ἀνδρῶν δ’ οὔ κέν τις ζωὸς βροτός, οὐδὲ μάλ’ ἡβῶν,
ῥεῖα μετοχλίσσειεν, ἐπεὶ μέγα σῆμα τέτυκται
ἐν λέχει ἀσκητῷ· τὸ δ’ ἐγὼ κάμον οὐδέ τις ἄλλος. » (Odyssée, XXIII, 187‑189)
« Parmi les hommes, personne, aucun mortel vivant, même dans la force
de l’âge,
ne pourrait le déplacer facilement, car un signe important a été façonné
à l’intérieur du lit artistement conçu, et c’est moi qui l’ai fabriqué, personne
d’autre. »
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42 Ulysse est pris dans le piège de sa femme, qui lui a suggéré l’existence d’un nouveau
rival anonyme en demandant qu’on apporte le lit. Il peine à imaginer quelqu’un d’assez
fort, mais son expérience personnelle lui prouve qu’un Οὖτις, un autre homme
polumètis, pourrait avoir accompli l’exploit impensable. Cela suffit à le plonger dans une
forme d’incertitude. Toutefois, c’est aussi cela qui le contraint, et, comme Protée
enserré par Ménélas, l’être de mètis qu’est Ulysse stabilise son identité. C’en est fini
pour lui d’être Οὖτις, dont le nom est disloqué par κεν et δέ. Tout en revendiquant à la
première personne la connaissance exclusive du secret du lit — à l’exception de
Pénélope et de la servante Actoris — et en s’affirmant ainsi comme le maître du signe, à
nul autre pareil57, le héros se dépouille de son alias et l’oppose à ἐγώ. Pour un instant, il
n’est pas à la fois ce « je » et le « il » que lui donne à penser son épouse, car ce « il » est
forgé de toutes pièces, « il » n’existe pas en dehors du discours et ne désigne aucun
corps. La résolution de la tension éprouvée par Ulysse au point de l’aveugler s’opère
lorsque Pénélope explique la raison de sa ruse :
« αἰεὶ γάρ μοι θυμὸς ἐνὶ στήθεσσι φίλοισιν
ἐρρίγει, μή τίς με βροτῶν ἀπάφοιτ’ ἐπέεσσιν
ἐλθών· » (Odyssée, XXIII, 215‑217)
43 On retrouve le jeu sur μή τις qui confirme le lien entre prévision, prudence et artifice
chez la reine. Mais l’usage du passé montre aussi qu’elle a dépassé le stade de
l’indétermination exprimée par τις, que dans l’homme qui se tient en face d’elle, elle
reconnaît non un mortel quelconque, mais Ulysse le singulier héros, mari et roi. Pour le
libérer lui aussi de la torture du doute incarnée dans l’indéfini, elle le rassure à propos
de leur couche, « que pas (un) autre mortel n’a vue » (τὴν οὐ βροτὸς ἄλλος ὀπώπει,
XXIII, 226). Τις a disparu, et avec lui toute possibilité de jeu sur οὔτις qui pourrait
déstabiliser au sein du couple le langage et la situation, du moins pour le temps
suspendu où les dieux et le destin les laissent savourer leurs retrouvailles 58.
4. Conclusion
44 L’analyse de ces quelques occurrences des jeux de mots sur οὔτις / Οὖτις / μή τις /
μῆτις, ainsi que sur la constellation ἀλ-/ ἀλη-/ ἀλλ- dans le discours d’Eumée montre
que la poétique de l’Odyssée implique chez le narrateur homérique une pensée
extrêmement sophistiquée du langage, du rapport entre le signe et ce à quoi il renvoie,
de l’identité et de l’altérité. Si les concepts de l’être et du non‑être en tant que tels, sous
leur forme abstraite (τὸ ὄν ou τὸ ἐόν / τὸ μὴ ὄν ou τὸ μὴ ἐόν), n’existent pas encore,
si la différence entre être et exister est impossible à fixer, comme le montre la
polysémie de Οὖτις, le jeu constant, au moins linguistique, sur l’existence et la
non‑existence d’un homme invite à relier l’Odyssée aux réflexions d’un Parménide ou
d’un Gorgias59. Peut‑être n’est‑ce pas un hasard si, au début du poème de Parménide, la
déesse anonyme qui accueille le jeune homme lui promet qu’il apprendra à connaître
« le cœur sans tremblement de la vérité qui persuade comme il faut » (Ἀληθείης
εὐπειθέος ἀτρεμὲς ἦτορ, L‑M D4, 29). Contrairement à Pénélope dont le cœur palpite à
l’idée qu’on puisse la tromper, ce qui la pousse elle‑même à la tromperie,
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contrairement au texte plein d’astuce de l’Odyssée, qui oscille sans cesse et suscite mille
interprétations, la voie sur laquelle Parménide invite à s’engager est celle qui
permettra de ne pas « forger-errer » (πλάττονται, L‑M D7, 5), de ne pas « tenir que être
et ne pas être sont la même chose » (L‑M D7, 8‑9).
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NOTES
1. Un article du présent format, portant qui plus est sur la poésie homérique, ne peut prétendre à
l’exhaustivité bibliographique. Sans parler de Detienne & Vernant (1974), je renverrai
principalement à Austin (1972 et 1975), Strauss Clay (1983, 2021), Murnaghan (1987),
Peradotto (1990), Goldhill (1991, 1‑68), Pucci (1995), Rabau (2007), Perceau (2008) et Schein (2016).
Je remercie vivement F. Létoublon et les deux experts anonymes, qui m’ont permis d’améliorer
mon texte et m’ont suggéré de très utiles compléments bibliographiques. Ma gratitude va
également au CNRS, qui m’a accordé une délégation en 2022‑2023, et au laboratoire ArScAn, qui
m’a accueillie à cette occasion.
2. Perceau (2008), Strauss Clay (2021).
3. Je rejoindrai sur un exemple homérique restreint les analyses plus amples de Vergados (2020)
sur l’art verbal d’Hésiode. Voir aussi Cassin (2018, 25‑78). Sur la paronomase chez Homère, voir
Stanford (1976), Hackstein (2007), Perceau (2008) et Brunet (2015).
4. Austin (1972).
5. Austin (1972, 10).
6. Homère, Odyssée, IX, 20.
7. Austin (1972, 16). Basset (1980, 61) considère, lui, que l’épisode fait de Μῆτις le vrai nom
d’Ulysse.
8. Les traductions sont personnelles. Elles ne visent pas à faire entendre en français toutes les
nuances des jeux de mots que j’explique par ailleurs.
9. On attendrait οὐ (Chantraine, 1953, 333‑334).
10. Basset (1980) justifie l’usage de μή en rappelant que, dans la protase d’un système
hypothétique, cette négation nie moins une vérité qu’un acte de parole, ici l’assertion τίς σε
βιάζεται οἶον ἐόντα, qui conditionne l’à propos de l’apodose. À ses yeux, c’est parce que
Polyphème n’a pas dit littéralement « Quelqu’un me fait violence ! » que ses voisins, pleins de
mauvaise foi, prennent le prétexte de la maladie pour ne pas l’aider. Cela expliquerait aussi, selon
lui, que Polyphème ne puisse pas protester.
11. Les folkloristes ont depuis longtemps remarqué que la version homérique de cette ruse
substitue un jeu sur « Personne » au jeu sur « Moi‑même », bien mieux attesté dans les contes de
la zone indo-européenne (voir p. ex. Abry, 2002). Il est très vraisemblable que le point de départ
de cette variation soit la possibilité de rapprocher οὔτις du nom de la μῆτις, notion si centrale
dans l’Odyssée.
12. À moins que l’on n’adopte la variante Οὖτις ἐμοί γ’ ὄνομ’ ἔστ’.
13. Sch. ad v. 408.
14. L’édition de M. West n’indique pas de variante pour la particule suivant Οὖτιν, mais même si
la transmission du texte homérique comporte toujours des incertitudes, la seconde syllabe du
nom donné par Ulysse, située au temps fort du dactyle quatrième, ne peut être que longue, donc
allongée par position.
15. Basset (1980), repris par Perceau (2008).
16. J’emploie « étymologie » dans le même sens que Vergados (2020), qui en étudie la fécondité et
la fonction chez Hésiode : non pas en accord avec la défnition scientifique des linguistes
modernes, mais avec la pratique des poètes grecs, pour qui l’homophonie ou la paronymie
peuvent avoir un caractère étiologique, donc didactique.
17. Je reviendrai plus bas sur le lien profond entre négation et intelligence rusée.
18. Strauss Clay (1983, 122) considère, comme beaucoup d’autres, qu’Ulysse n’« arrache son
exploit à l’oubli » qu’en prononçant son nom de naissance. Ma position se rapproche plutôt de
celle de Rabau (2007, 253‑255), qui souligne que du point de vue du nom, l’épisode du Cyclope
inaugure avec Οὖτις et non Ὀδυσσεύς la diégèse des récits d’Ulysse, et que c’est au nom Οὖτις
qu’Ulysse applique le possessif ἐμόν. Même lorsqu’il révèle le nom Ὀδυσσεύς au Cyclope, c’est en
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RÉSUMÉS
Le jeu sur les mots Οὖτις / οὔτις / μή τις / μῆτις par lequel Ulysse trompe le Cyclope constitue
sans doute son exploit le plus fameux, et l’une des ruses linguistiques les plus célèbres au monde.
Cette astuce, qui définit le héros comme individu singulier et lui confère le kleos, est en même
temps une manipulation verbale qui le fait disparaître comme référent : il n’est plus personne, il
ne peut plus être nommé. Après avoir approfondi l’étude du chant IX en explorant les différentes
étymologies poétiques possibles de Οὖτις, l’article s’intéresse à d’autres passages où le jeu de
mots réapparaît, associé à d’autres effets remarquables de paronymie, notamment dans les
entrevues d’Ulysse avec Achille, Pénélope, et surtout Eumée. Il analyse le pouvoir du langage
épique à donner ou ôter l’existence au héros, ou plutôt à le rendre présent ou absent, tout en
montrant que le poète manifeste une conscience aigüe de ce pouvoir. Il suggère ainsi qu’à défaut
de la conceptualiser, l’Odyssée manifeste, dans le rapport entre les signes qui en font l’étoffe et la
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réalité à laquelle ces derniers renvoient, une réflexion sur ce que c’est d’être quelqu’un et de
n’être personne.
When Odysseus invents the pun including Οὖτις / οὔτις / μή τις / μῆτις, he achieves his greatest
exploit and one of the most famous linguistic tricks in the world. The hero is thus defined by this
deceit as a unique individual deserving a similarly unique kleos. Yet with the same verbal
manoeuvre he vanishes as a referent: he is no longer someone, he can not be named anymore.
This paper first goes back to the Cyclops episode in order to explore different poetic etymologies
of Οὖτις, then examines other passages of the poem where the pun reappears, especially in the
dialogues between Odysseus and other characters (Achilles, Penelope and most of all Eumaeus).
It underlines the power of the epic language to give the hero an existence or deprive him of it, as
well as the acute self-awareness of the poet. The paper thus suggests that, without
conceptualizing the notion of being, the Odyssey questions through the relation between
linguistic signs and the reality they refer to what it is to be someone and to be no one.
INDEX
Mots-clés : Odyssée, Homère, Personne, nom, alias, paronymie
Keywords : Odyssey, Homer, No one, name, alias, paronymy
AUTEUR
PASCALE BRILLET-DUBOIS
Université Lumière Lyon 2, HiSoMA
pascale.brillet@univ-lyon2.fr
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Françoise Létoublon
Remerciements
J’éprouve une grande reconnaissance envers Pascale Brillet dont l’amitié n’entrave pas l’esprit
critique, ainsi qu’envers le premier expert dont le rapport très détaillé m’a donné une peine très
salutaire. Il va de soi que je suis responsable des erreurs et imprécisions subsistantes.
1 Cette réflexion sur la langue et les textes grecs de l’époque archaïque vise à montrer
comment la pensée abstraite, et les notions abstraites elles‑mêmes, en particulier les
concepts d’être, de non‑être et d’infini, se sont dégagées à partir d’usages courants,
concrets de la langue grecque, connus depuis la poésie homérique. Une telle recherche
présente plusieurs problèmes de méthode qui contribuent à son intérêt : une définition
de la langue d’abord, comme système ou comme ensemble de sous-systèmes, en second
lieu l’hypothèse suivant laquelle une langue constitue un témoignage — indirect certes,
mais précieux — sur la pensée, ou si l’on préfère sur les « mentalités ». Mais surtout,
l’étroite dépendance de la philosophie née en Grèce par rapport à la langue et au
formulaire hérité de l’épopée homérique.
2 La langue poétique de la Grèce archaïque — Homère, Hésiode et les présocratiques —
sera analysée, avec le témoignage complémentaire apporté par le contenu des textes,
dans un sens large évidemment puisqu’il s’agit de textes poétiques, provenant d’une
époque de laquelle il ne reste aucun texte en prose, et que cette poésie est formulaire,
largement tributaire de traditions très anciennes, n’excluant pas pour autant des
innovations stylistiques individuelles. Parmi les langues anciennes, le grec archaïque
présente en effet cette particularité de n’avoir conservé de son époque archaïque, à
part quelques inscriptions fort précieuses pour l’histoire de l’écriture, pour
l’archéologie et leur intérêt documentaire, mais apportant très peu de choses du point
de vue linguistique, que des textes littéraires en vers, épopée homérique, poésie
didactique d’Hésiode et quelques fragments d’autres œuvres épiques et de poèmes
philosophiques1 transmis uniquement par la tradition indirecte 2. Nous dépendons donc
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1. Le temps et l’Être
1.1. Homère, Hésiode et le flux des événements
7 Chez Homère et Hésiode existe une expression des étages ou étapes du temps formée à
partir d’un participe substantivé du verbe « être » au neutre pluriel ; il ne s’agit pas
encore d’une expression abstraite du temps, d’un concept comme présent / passé / futur,
mais d’une désignation des événements ou des états de fait comme « étant
actuellement », « ayant existé (à tel moment du passé) » ou « qui existeront (dans le
futur) »15. Le substantif neutre pluriel désignant ces événements n’est pas explicite dans
l’expression homérique, mais représenté par l’article16 au neutre pluriel qui
accompagne le participe, lequel participe est donc dans cet état de la langue
l’équivalent d’un adjectif, qualifiant le substantif non exprimé. Il s’agit d’un phénomène
très fréquent en grec, dès l’époque archaïque, et qui l’est devenu encore davantage par
la suite17. Le substantif est bien là, implicitement, sous sa représentation par un
pronom. Les trois exemples pertinents sont chez Homère, Iliade, I, 70, où il s’agit du
devin Calchas,
ὃς ᾔδη τά τ᾽ἔόντα τά τ᾽ ἐσσόμενα πρό τ´ ἐόντα
et chez Hésiode, Théogonie, 32
ἐνέπνευσαν δέ μ᾽ ἀοίδην
θέσπιν, ἵνα κλείοιμι τά τ᾽ἐσσόμενα πρό τ᾽ ἐόντα
καί μ᾽ ἐκέλοντ᾽ ὑμνεῖν μακάρων γένος αἰὲν ἐόντων
et Théogonie, 37‑38
ὑμνεῦσαι τέρπουσι μέγαν νόον ἐντὸς Ὀλύμπου
εἰρεῦσαι τά τ᾽ ἐόντα τά τ´ ἐσσόμενα πρό τ᾽ ἐόντα.
8 Traduisons les trois passages en restant le plus près possible du texte : Homère,
« [le devin] qui savait [les choses] qui sont, qui seront et qui ont été auparavant » ;
Hésiode, « [les Muses] m’ont insufflé le chant sacré, pour que je glorifie [les choses] qui
seront et qui ont été auparavant, et elles m’ordonnaient de célébrer la race des
bienheureux qui existent éternellement18 » et « [Les Muses] dont les hymnes
réjouissent l’esprit de Zeus dans l’Olympe quand elles disent les [choses] qui sont, qui
seront et qui ont été auparavant ».
9 Aucun des participes employés ici ne peut être considéré comme un abstrait, et dans le
même état de la langue, on a de nombreuses expressions impliquant que l’avenir est
constitué par « les choses qui arriveront » ou « viendront », le passé par « les choses qui
sont venues » ou qui « sont passées », comme si les événements se déroulaient sur une
ligne qui passe devant l’observateur ou énonciateur dans un temps spatialisé par les
adverbes comme πρό19. Remarquons que c’est bien εἶναι, au sens d’« exister20 », qui est
attesté dans cet emploi et non γίγνεσθαι, avec le remarquable participe futur
τὰ ἐσσόμενα, « les [choses] qui seront » ; mais pour le passé, on a une locution
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29
spatialisée par l’adverbe πρό, car le participe aoriste n’a pas une valeur de passé, mais
une valeur aspectuelle.
10 Mis à part cet emploi du participe substantivé21 comme verbe d’existence, le participe
du verbe « être » est employé normalement chez Homère et Hésiode comme copule
(avec un attribut), emploi qui confirme bien qu’il n’a nullement une valeur abstraite
dans cet état de la langue. Il semble bien que l’importance du temps des événements
pour les narrateurs que sont Homère et Hésiode, ou plus exactement l’identification de
ce qui est avec ce qui est dans le temps, ait constitué l’une des cibles de la mise en
question et du rejet de la poésie par Platon dans la République 22.
En effet le non‑être
(Lui qui ne mène à rien)
Demeure inconnaissable
Et reste inexprimable. (B2, 7 ; Proclus, Commentaire du Timée.)
12 La pensée semble procéder par réflexion critique sur les thèmes dominants des
générations antérieures, et le sophiste Gorgias répondit au poème de Parménide par un
Traité sur le non‑être (Περὶ τοῦ μὴ ὄντος) qui a été qualifié de « gifle » à Parménide 25,
mais fut à son tour réfuté par Aristote26. De son côté, Platon réfléchit sur l’être et le
non‑être dans la formulation de Parménide en particulier dans le Sophiste 27.
13 À l’époque archaïque, on connaît les choses, ce qui arrive, toujours dans la pluralité et
la succession chronologique, sans que le concept d’existence semble apparaître. Chez
les Éléates, avec le singulier28 et la possibilité de négation 29 apparaît le concept abstrait
d’être, avec la conception de son contraire, le non‑être, tous deux apparemment
dépourvus de tout contenu concret. Au demeurant, Parménide — ou plutôt la déesse
dont il transmet les prescriptions — précise que « du non‑être, on ne peut rien savoir »,
jetant une sorte d’interdit sur le concept lui‑même30, et provoquant diverses réactions :
Gorgias, Platon, Aristote pour nous limiter ici aux principaux courants dont la trace a
été conservée.
14 Le poète archaïque ne s’intéresse qu’aux choses et aux personnes, aux
réalités existantes ainsi qu’aux fictions ou mensonges qui leur ressemblent,
par exemple dans les récits que fait Ulysse aux Phéaciens ou dans le discours qu’il dit
avoir entendu des Sirènes31 ; or les Muses d’Hésiode disent de manière comparable
qu’elles savent (ἴδμεν) raconter des mensonges (ψεύδεα) indiscernables des réalités
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(ἐτύμοισιν ὁμοῖα)32 : il ne s’agit donc pas d’un non‑être, mais d’un autre type de réalité
que celle qui existe, existera ou a existé, peut‑être quelque chose comme la réalité qui
« pourrait exister », comme un monde imaginaire, ce que nous désignons comme
fiction.
15 Dans la même langue archaïque, la mort n’est pas appréhendée comme le passage de
l’existence à la non‑existence, mais comme le passage du monde d’Ici‑bas, où l’on se
déplace à la surface de la terre en mangeant du pain et dans le dur labeur décrit par
Hésiode, à l’Au‑delà, l’En‑bas, où l’on « ne voit plus la lumière du soleil 33 » ; et les dieux
de cette période archaïque, malgré leur spécificité d’immortels se nourrissant de la
fumée des sacrifices, de nectar et d’ambroisie et n’ayant pas, d’après certains passages,
le même langage que les hommes34, sont pourtant essentiellement anthropomorphes,
prenant part aux querelles des hommes chez Homère et en proie eux‑mêmes à de
terribles conflits pour le pouvoir chez Hésiode, jusqu’à ce que s’installe la Justice de
Zeus, la Dikè, qui à vrai dire n’est guère qu’un pouvoir plus stable que les précédents :
les hommes sont alors dans l’Âge de fer, qui n’a rien d’idyllique dans la vision qu’en
donne le poète. Les amours des dieux, entre eux ou avec des humains, étant sans doute
le trait anthropomorphe le plus connu du public, la critique virulente par Xénophane 35
de la représentation des dieux chez Homère et Hésiode pourrait dès lors aller dans le
même sens que l’apparition du concept d’infini ou d’indéterminé 36 chez les Milésiens et
des abstractions de l’Être et du Non‑être un peu plus tard chez Parménide : les uns et
les autres ne peuvent s’exprimer et être qualifiés, à défaut d’être définis, que par des
composés privatifs ou des neutres substantivés37, et dans un fragment conservé avec la
tradition aristotélicienne au moins, le neutre substantivé τὸ θεῖον (« le divin ») est
attribué à Xénophane38. Vernant a d’ailleurs noté, à propos des philosophes milésiens
dont il sera question dans le paragraphe suivant, qu’ils ne conçoivent plus les premiers
débuts de l’univers par l’intermédiaire de personnages mythologiques mais comme des
« éléments » primordiaux qui « ne sont pas non plus des réalités concrètes. Ce sont des
puissances éternellement actives, divines et surnaturelles tout à la fois ».
2. Le fini et l’infini
16 Le phénomène d’invention de concept abstrait analysé dans les paragraphes précédents
se fait en grec à partir d’un changement de catégorie du discours (passage ici de la
catégorie adjectif à celle du substantif, manifestée par la fonction syntaxique
éventuellement soulignée par l’article neutre39) et d’un capital changement de nombre :
le neutre pluriel relève de la pluralité des choses sensibles, le neutre singulier
manifeste le passage à l’abstraction. Ce phénomène semble encore plus net avec
l’expression de l’infini, de l’illimité ou de l’indéterminé, qui semble commencer en
Grèce avant la génération des Éléates, chez le philosophe milésien Anaximandre, dans
la première moitié du VIe siècle 40 : d’après les principaux témoignages, relevant
uniquement de la tradition indirecte, Anaximandre plaçait l’infini à l’origine de tout, et
utilisait pour le désigner un adjectif neutre substantivé, τὸ ἄπειρον, littéralement le
« sans limite »41.
17 Un peu plus tard qu’Anaximandre, Xénophane, lui aussi originaire d’Ionie (Colophon),
et émigré à Élée, a employé le même terme à peu près avec la même valeur, ainsi que
Zénon, disciple éléate de Parménide, qui réfléchit sur le mouvement et l’indivisibilité,
aboutissant au célèbre paradoxe d’Achille et de la tortue42. L’analyse linguistique du
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31
terme ἄπειρον et du contexte intellectuel dans lequel il apparaît semble dès lors
nécessaire43.
18 Avant Anaximandre, l’adjectif ἀπείρων44 est bien attesté chez Homère et Hésiode
comme épithète formulaire du ciel ou de la mer « illimité(e) », c’est-à-dire dont l’œil
humain ne voit pas les limites. Les passages cosmologiques d’Homère et d’Hésiode
montrent bien que l’on conçoit à cette époque l’univers comme un disque plat et rond
borné par le fleuve Océan, et le ciel comme un couvercle semi-sphérique clouté
d’étoiles : quand on dit voir le « ciel illimité » ou la « mer illimitée », on a donc bien
conscience d’être victime des limites de la perception et des expressions figées qui
expriment un point de vue humain sur les choses cosmiques, et non la réalité cosmique
complète qu’un dieu comme Héphaïstos peut représenter dans sa forge olympienne
sous la forme fermée du bouclier qu’il forge en une nuit pour Achille. Une formule
homérique bien attestée elle aussi comme complément prépositionnel avec diverses
prépositions locales, πείρατα γαίης, « [aux / vers les] limites de la terre », montre bien
que les formules du type ἐπ᾽ ἀπείρονα πόντον, « sur la mer sans limites » ont dans le
même état de la langue une valeur relative à la perception et aux facultés de
déplacement, essentiellement limitées, des humains45.
19 Par opposition à la mer ou au ciel « sans limites » d’Homère et Hésiode, l’infini
d’Anaximandre, τὸ ἄπειρον, est, comme l’être et le non‑être de Parménide — et,
rappelons‑le, avant lui — un pur concept sans contenu sensible. Anaximandre le place
néanmoins à l’origine ou au principe de tout, ἀρχὴ τῶν ὄντων 46, à la place où la
Théogonie d’Hésiode mettait le vide originel 47, désigné chez Hésiode par le neutre
τὸ χάος, apparenté au verbe χαίνω « être béant » et d’où vient notre mot — concret au
moins dans la langue courante — « chaos ». On dépend encore une fois pour
Anaximandre d’une tradition indirecte et souvent tardive : ses conceptions nous sont
données par divers témoignages en partie critiques, dont Aristote 48, et le fragment le
plus important est conservé par Simplicius49, commentateur de ce dernier au VIe siècle
de notre ère, qui doit se fonder sur un texte perdu de Théophraste, pour sa part élève
direct d’Aristote. La création verbale et conceptuelle à la fois semble en tout cas
indiscutable50 — elle pourrait d’ailleurs être antérieure à Anaximandre, mais aucun
témoignage ne soutient cette hypothèse. Outre l’ἄπειρον, Anaximandre utilise
d’ailleurs aussi des neutres substantivés pour désigner « le chaud » et « le froid »
(θερμοῦ τε καὶ ψυχροῦ) en même temps que « l’éternel » (ἀίδιον) 51, alors que l’air ou
l’eau peuvent être qualifiés ainsi par les adjectifs correspondants.
20 Il est certes bien difficile d’extrapoler sans preuves textuelles, mais on est tenté de
spéculer sur la conception mathématique de l’infini chez les Milésiens, sachant que
Thalès a été le maître ou a fait partie de l’entourage d’Anaximandre, avec lequel il
pourrait avoir discuté sur le concept mathématique d’infini.
21 Il me semble en tout cas que l’on peut soutenir l’idée que le langage abstrait, et dès lors
la possibilité du raisonnement scientifique, peut-être inséparable à cette époque de la
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Que le principe soit un, ou que l’être soit l’Un et le Tout (et qu’il ne soit ni
limité, ni illimité, ni mû, ni en repos), c’est l’hypothèse formulée par
Xénophane de Colophon, le professeur de Parménide, au dire de
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33
Théophraste. […] Il démontrait qu’il est non engendré à partir du fait qu’il
faut que l’engendré provienne soit du semblable soit du dissemblable. […]
Et il n’est ni illimité ni limité, parce que d’une part le non‑étant est illimité,
en tant qu’il ne possède ni commencement, ni milieu, ni fin ; et que
d’autre part, les plusieurs se limitent réciproquement59.
24 Il semble presque étonnant qu’ayant apparemment inventé les concepts d’infini à Milet
dès la fin de l’époque archaïque, d’être et de non‑être en Grande Grèce vers 500 avant
J.‑C.60, mais aussi les nombres irrationnels (encore désignés par des neutres
substantivés, ἄρρητον, ἀσύμμετρον, ἄλογον : lit. « l’indicible, le sans commune mesure,
l’incalculable ») peut‑être vers la même époque et dans une région voisine 61, les Grecs
n’aient jamais pensé que le « non‑être » ou le « rien », désignés par τὸ μὴ ὄν, οὐδέν ou
μηδέν, pouvait devenir un concept mathématique fécond. Peut‑être est‑ce
justement parce qu’ils ont pensé que le néant n’était pas pensable 62, et parce que la
découverte de l’irrationalité de √2 a fait scandale dans la secte pythagoricienne
elle‑même63 : Théodore de Cyrène et Théétète ont repris à la fin du Ve siècle ou au début
du IVe la démonstration de l’existence des irrationnels 64, mais le non‑être, comme
frappé d’interdit, n’a pas eu chez les Grecs d’application mathématique, et l’emprunt du
mot « zéro » à l’arabe, des siècles plus tard, est significatif de cette absence. Après la
période archaïque, un nouveau progrès dans l’abstraction est marqué par le
platonisme, qui s’attache à la définition de l’objet de connaissance en soi, ainsi
en particulier pour le Beau, le Bien, l’Être et l’Un, usant pour ainsi dire
systématiquement du neutre singulier substantivé à partir d’infinitifs et d’adjectifs de
la langue courante65. Parmi les successeurs de Platon, avec l’école aristotélicienne
comme parmi les modernes, on a parfois vu cela comme une impasse, mais dans le
cadre de la présente étude, il convient de montrer qu’il s’agit d’un prolongement
cohérent du processus linguistique inauguré par les savants milésiens, puis par les
Éléates66.
25 Le fragment 10 d’Héraclite, préservé par le Traité du monde du Pseudo Aristote, semble
attribuer l’invention du Un, τὸ ἕν à ce philosophe présocratique généralement
considéré comme théoricien de la multiplicité, du mouvement et des contraires 67
(Pseudo Aristote, De caelo, 10, 279b 12) :
ταὐτὸ δὲ τοῦτο ἦν καὶ τὸ παρὰ τῷ σκοτεινῷ λεγόμενον Ἡρακλείτῳ· συνάψιες
ὅλα καὶ οὐχ ὅλα, συμφερόμενον διαφερόμενον, συνᾷδον διᾷδον, καὶ ἐκ πάντων ἓν
καὶ ἐξ ἑνὸς πάντα.
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NOTES
1. Voir le témoignage de Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 18 : « En des temps plus reculés, les
philosophes exprimaient en forme poétique leur doctrine et discours, comme le firent Orphée et
Hésiode, Parménide et Xénophane, Empédocle et Thalès […]. » (Colli, tome II, 1991, 147‑148)
2. Il s’agit de citations ou de commentaires par des auteurs anciens — grecs, latins, arabes, etc. —,
souvent critiques envers la tradition qu’ils rapportent, donc à utiliser avec précaution.
3. L’hexamètre dactylique ne semble pas naturel en grec : Aristote (Rhétorique, III, 8, 3) et d’autres
disaient déjà que le rythme naturel de la langue grecque est le rythme ïambique (brève-longue,
avec une intensité particulière sur la deuxième position, celle de la longue) alors que l’hexamètre
se compose d’une longue suivie de deux brèves, avec accent sur le premier temps. La
morphologie grecque subit une adaptation au point que certains spécialistes ont parlé de
l’« artificialité » de la langue épique.
4. Les études novatrices de Milman Parry et de son disciple Albert B. Lord ont fondé un courant
théorique très vivace aux États‑Unis, l’Oral Poetry.
5. Le cas de nouvelles trouvailles papyrologiques est en fait extrêmement rare pour la période
archaïque.
6. Voir Havelock (19847 [1963]).
7. Ainsi pour les fragments de Xénophane provenant du Père de l’Église Clément d’Alexandrie.
8. Voir Schmid (2007) qui ne cite pas Havelock.
9. Son idée centrale suivant laquelle il n’y a pas encore à l’époque homérique d’unité du sujet et
de conscience de soi me semble très discutable à la lumière en particulier des exemples de
dilemme intérieur et de délibération d’un personnage à propos d’une conduite à tenir. Mais son
postulat suivant lequel le langage est révélateur des mentalités et son analyse du développement
de la pensée abstraite grâce à des moyens linguistiques tels que la substantivation d’un adjectif
(les participes sont une sorte d’adjectif) ou le passage du pluriel au singulier restent un acquis
fondamental.
10. Sur le rôle du pronom dans la substantivation, voir Faure (2014).
11. Pour un exposé synthétique d’ensemble sur l’apport grec à la philosophie et aux sciences, on
peut voir les deux articles de Williams (1992, 201‑251) et de Lloyd (1992, 251‑292) rassemblés dans
le même volume en traduction française, ainsi que Lloyd (1974 et 1990).
12. Lloyd (1992, 253).
13. Sur la défense du platonisme articulée autour du Parménide, voir Séguy-Duclot (1998), qui
prend justement le parti de traduire les neutres substantivés (« l’un », « l’être », etc.) sans la
majuscule, pour conclure sur la multiplicité, par exemple p. 48 : « Or c’est dans la dialectique du
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Parménide qu’est abandonnée la certitude tautologique la plus enracinée dans le sens commun,
selon laquelle L’un est un, l’identique est identique, etc., afin de donner sens à la contradiction la
plus radicale : l’un est multiple. »
14. Expression due au rapporteur anonyme de l’article, déjà mentionné plus haut.
15. La bibliographie sur la conception du temps en grec étant surabondante, je limiterai les
références à Fränkel (1931, 97‑118) repris dans Fränkel (1955, 1‑22), en renvoyant pour une
bibliographie plus détaillée à Létoublon (1990b) et George (2014).
16. Rappelons que l’article ὁ ἡ τὸ du grec classique provient d’un ancien pronom démonstratif
anaphorique (hérité de l’indo-européen *so, sā, tod) encore existant comme tel à l’époque
archaïque, mais déjà en cours d’affaiblissement, sur la voie de devenir un article. Voir
Létoublon (1992) et Edmunds (2008). Sur le processus d’évolution du pronom démonstratif vers
l’article et l’état mouvant de la langue homérique, voir Chantraine (1953, 158‑168), d’où voici un
passage synthétique de la p. 165 : « Il est souvent difficile de reconnaître si ὁ, ἡ, το comporte une
valeur démonstrative ou joue le rôle d’article. En d’assez nombreux passages, il est possible que
nous ayons bien un véritable article. On a pu supposer qu’à l’époque d’Homère, la langue
courante connaissait déjà l’article, mais que l’épopée conservait traditionnellement l’emploi
démonstratif de l’article. […] Certains de ces exemples peuvent être discutés et semblent
comporter une valeur démonstrative. Mais la langue épique atteste la naissance de l’article que
paraissent ignorer les textes mycéniens. »
17. Voir Dale Teffeteller (1987), Giannakidou & Stavrou (1999) pour la substantivation dans divers
états du grec. Höfler (2020) la fait même remonter au proto-indo-européen.
18. Comme le fait remarquer le rapporteur anonyme pour le présent article, le verbe « être »
signifie ici « exister » sans être substantivé.
19. Voir Létoublon (1985, 34‑36) et l’article cité dans la note 15. Sur la spatialisation du temps en
grec homérique dans la perspective de la linguistique cognitive, voir Bartolotta (2015).
20. Sur le verbe « être » en grec, voir Kahn (1973).
21. Le phénomène de substantivation est syntaxique, il se manifeste par la fonction dans la
phrase (ainsi complément d’objet de ᾔδη en Iliade, I, 70, de κλείοιμι en Théogonie, 32, etc.). Dans
plusieurs de nos exemples, la présence de l’article défini neutre τὸ / τὰ souligne le statut de
substantif, mais il ne semble pas être obligatoirement présent. Comme le fait remarquer le
rapporteur anonyme mentionné plus haut, « Comment substantive‑t‑on à l’époque archaïque
quand ce qui deviendra un article ne fait qu’émerger, et cet “article” est‑il indispensable ? » et
plus loin : « Pour résumer, la substantivation peut se passer d’article, on peut substantiver des
neutres qui ne sont pas des abstraits, ce n’est donc ni l’émergence de l’article ni les neutres
substantivés qui expliquent le passage à l’abstraction. En revanche, il est vrai qu’il y a une
différence fondamentale entre le τὰ ἐόντα d’Homère et le τὸ ὄν de Parménide (le passage au
singulier, la possibilité d’employer la négation μή). »
22. Platon, République, 392d2 : πάντα ὅσα ὑπὸ μυθολόγων ἢ ποιητῶν λέγεται διήγησις οὖσα
τυγχάνει ἢ γεγονότων ἢ ὄντων ἢ μελλόντων, « Tout ce que disent les conteurs de fables et les
poètes n’est‑il pas le récit d’événements passés, présents ou futurs ? » (trad. Chambry) ; voir
Havelock (1984 [1963], 236 et n. 3, p. 251).
23. À la synthèse de Williams, on ajoutera, malgré son ancienneté, le chapitre IV de Robin (1963 2
[1923], 95‑118). Sur la philosophie de Parménide, voir Cordero (1979, 1‑32) et
Couloubaritsis (1986). Le texte de Parménide se trouve avec une traduction et un essai critique,
dans Aubenque (1987), dont Cassin (1995) discute plusieurs points. Sanders (2002) examine le
passage et défend la leçon des manuscrits, en distinguant τὸ μὴ ἐόν « ce qui n’est pas » de μηδέν
« rien ». Bredlow (2011) s’appuie sur les travaux de Kahn pour argumenter sur le sens du verbe
« être », sans citer Sanders. Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail des argumentations.
24. Voir Klowski (1967, 121‑148 et 225‑254) ; voir les autres références anciennes dans
Létoublon (1990a, 313‑322), et désormais Sanders (2002) et Bredlow (2011). En B7, 1 (Platon,
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Sophiste, 237a) le participe μὴ ἐόντα peut être appositif, comme le fait remarquer le rapporteur
de cet article : οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῆι εἶναι μὴ ἐόντα, « Impossible de forcer ceci à être,
quand il n’est pas ».
25. Cassin (1995, 21‑48 et 121‑140). L’auteure revient dans ce livre sur certains détails
d’interprétation de son ouvrage antérieur (1980). Sur la réponse apportée par Platon et la
difficulté de son Parménide, voir Séguy-Duclot (1998) cité ci‑dessus.
26. Cassin (1995, 54‑65) sous le titre « Comment Aristote rendit à Gorgias ce que Gorgias fit à
Parménide », et désormais Bett (2020).
27. Je limiterai les références sur ce point à Owen (1971) et Brown (1995).
28. Le neutre pluriel en grec est un ancien collectif indo-européen, désignant donc un ensemble
d’éléments de genre indéterminé, ce qui explique que le grec « accorde » au singulier un verbe à
sujet neutre pluriel. Sur l’origine des genres en i.‑e. et leur relation au sexe, pour le neutre à
l’asexué, ou plutôt l’inanimé, voir Létoublon (1988, 127‑139). Sur l’importance de la catégorie du
neutre dans la formation du vocabulaire et de la pensée philosophique grecs, voir Joly (2001 2
[1994], 23‑27).
29. Dans le fragment 8 de Parménide, le rien, μηδέν est attesté à côté de τὸ μὴ ὄν : οὔτ᾽ ἐκ μὴ
ἐόντος ἐάσσω / φάσθαι σ᾽ οὐδὲ νοεῖν˙ οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν / ἐστιν ὅκως οὐκ ἔστι. Τί
δ᾽ἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν / ὕστερον ἢ πρόσθεν, τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον, φῦν; (B8, 7‑10 : « je
t’interdis de dire ou même de penser / que le “il est” pourrait provenir du non‑être, car on ne
peut pas dire ou penser / qu’il n’est pas. Quelle nécessité l’aurait poussé à être / οu plus tard ou
plus tôt, si c’était le néant qu’il avait pour principe ? »). Voir Klowski (1967) pour qui ils sont
équivalents. Il a été suivi par plusieurs commentateurs, mais Sanders (2002) montre qu’ils n’ont
pas le même sens, sauvant ainsi le texte de Simplicius qui cite ce fragment. Remarquons que
« zéro » se dit μηδέν en grec moderne.
30. « Οὐ γὰρ φατόν οὐδέ νοητόν » dit la déesse de τὸ μὴ ἐόν. Voir Sanders (2002, 102) : « That
Parmenides has the goddess to whom he assigns these lines explicitly forbid speaking or thinking about
what-is-not as the origin of what-is would already seem to suggest that such a thing could be said or
thought. It makes little sense to prohibit what is not possible. »
31. La profondeur de la relation entre le passage de l’Odyssée et le poème de Parménide a été
perçue et analysée, voir Havelock (1958, 133‑143), Mourelatos (1970, 8‑10) et Cassin (1995, 34‑40).
32. Hésiode, Théogonie, 27. Sur le parallèle entre les Sirènes de l’Odyssée et les Muses d’Hésiode,
voir Pucci (1979).
33. Voir Létoublon (2010) sur les formules homériques de ce type et leur persistance à l’époque
classique.
34. Létoublon (1985), Brouillet (2013).
35. Fr. 21B, 10‑16 D.‑K., en particulier 11, 14 et 15 cités dans les Stromata de Clément
d’Alexandrie : « Les gens s’imaginent que les dieux naissent et portent des habits comme eux, et
qu’ils ont une voix et une forme » ; « Si les bœufs, les chevaux ou les lions avaient des mains et
pouvaient s’en servir pour peindre et produire des œuvres d’art tout comme les hommes, on
verrait les chevaux peindre des dieux semblables aux chevaux, les bœufs des dieux semblables
aux bœufs, et ils leur attribueraient des corps, chacun d’après sa forme propre » (trad. W. de
Mahieu, Revue belge de philologie et d’histoire, 42, 1964, p. 38). Sur la critique des dieux homériques
par les poètes archaïques, voir Feeney (1991, particulièrement pour Xénophane, 6‑8).
36. Dumont comme Cassin choisissent de traduire par « limité / illimité ». Sans pouvoir
développer ici, j’estime impossible de trancher avec certitude sur les représentations auxquelles
renvoient les termes grecs.
37. Fr. 23 (Clément d’Alexandrie, Stromata, 109) : « Un seul dieu, le plus grand chez les dieux et les
hommes / Et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels, / Autant par sa forme corporelle que
par sa pensée » (trad. Dumont modifiée pour le dernier vers, οὔτι δέμας θνητοῖσιν ὅμοιος οὐδὲ
νὀημα).
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38. Il s’agit du traité anonyme Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias, du Pseudo Aristote : DK A28, 4‑5,
πεφυκέναι γὰρ τὸ θεῖον μὴ κρατεῖσθαι, « car le divin consiste par nature à être dominé ».
39. Sur l’article en grec classique, voir Biraud (1991).
40. Sur Anaximandre et Anaximène de Milet, voir aussi Schmitz (1988) et Wöhrle (2011) non
traduits en français.
41. Adrados (1994, 186).
42. Tradition conservée par la discussion d’Aristote, Physique, VI, 9, 239b 14 ; voir aussi le
paradoxe de la flèche, VI, 9, 239b 5, et le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote.
43. D’autant qu’elle fait défaut dans un ouvrage collectif consacré à l’infini dans une perspective
interdisciplinaire qui réunissait essentiellement des philosophes et des astrophysiciens, sans
linguistes ni hellénistes (Monnoyeur, 1995).
44. Il s’agit d’un adjectif composé d’un modèle très courant en grec, avec en premier terme une
particule négative et privative ἀ- prolongeant la particule indo-européenne *°n- connue aussi en
latin sous la forme en- > in-, et d’un deuxième terme nominal, πειρ- « limite, borne »
probablement apparenté au radical i.‑e. *per- « traverser, pénétrer » (voir Chantraine, 2008
[1968‑1975], s. v. πεῖρα, πεῖραρ).
45. L’être humain se définit par rapport aux animaux marins et aux oiseaux comme l’être qui
« marche sur terre », par rapport aux dieux immortels, capables de se déplacer rapidement de
l’Olympe aux Enfers, se nourrissant de nectar et d’ambroisie (dont le nom signifie
« immortalité »), comme mortel et éphémère. Sur cette anthropologie homérique, voir
Létoublon (2015 et à paraître).
46. Sur la cosmologie d’Anaximandre, voir Kahn (1958, 19‑29 ; 1960) et Seligman (1962). Selon les
deux auteurs, Anaximandre n’a pas eu pour les deux mots‑clés ἀρχή et ἄπειρον la même
interprétation qu’Aristote. Il est impossible d’entrer dans le détail de la controverse ici, mais il
semble absurde pour Aristote qu’un élément défini aussi négativement puisse « embrasser et
gouverner toutes choses » (Physique, 203b 11 = Anaximandre, fr. 3 D.‑K. ; Seligman, 1962, 20‑21).
47. Voir sur ce point Seligman (1962, 93‑96).
48. Aristote, Physique, 203b 11 = Anaximandre, fr. 3 D.‑K. D’autres passages d’Aristote font
peut‑être allusion à la cosmologie d’Anaximandre sans le mentionner explicitement, voir la liste
donnée par Seligman.
49. Simplicius, Physique, 24, 13 = Anaximandre, fr. 1 D.‑K.
50. Pour une analyse de l’apeiron, voir L’infinito dei Greci e dei Romani, 1989 (Giannantoni, 9‑26, et
Cambiano, 27‑47).
51. Anaximandre, A9 (Simplicius, 24, 13) et A10 (Clément d’Alexandrie, Stromata, 2) ; voir
Couprie (2001) et Kočandrle (2020).
52. Voir Seligman (1962, 16), Kočandrle (2020).
53. Selon Seligman (1962, 141), Thalès cherchait à vérifier ses hypothèses par l’expérience. Voir
Simplicius, Physique, 23, 21 : ὕδωρ ἔλεγον τὴν ἀρχὴν ἐκ τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν εἰς
τοῦτο προαχθέντες˙, « [Thalès et Hippon] disaient que le principe appréhendé à partir des
phénomènes par le moyen des sens est l’eau » (trad. Dumont légèrement modifiée).
54. Sur sa vie, voir Diogène Laërce, Vies des philosophes, I, 22‑40.
55. Hérodote, Histoires, I, 74, 2 ; voir Eudème de Rhodes, fr. 143, fr. 145.
56. Platon, Théétète, 174a.
57. Aristote, Politique, 1259a.
58. Aristote, Métaphysique, 983b et De caelo, 294a ; Simplicius, Commentaire sur la Physique
d’Aristote, 23. Voir Robin (19632 [1923], 45‑48).
59. Traduction J.‑P. Dumont, Les Présocratiques, p. 104, à propos de laquelle on note, comme cela a
déjà été dit plus haut, que Dumont a choisi limité / illimité et non fini / infini. La réflexion sur
l’ἄπειρον se poursuit dans la tradition éléate avec Zénon.
60. La cité d’Élée est peuplée de Phocéens émigrés à la suite des guerres médiques.
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61. Pythagore, originaire de Samos, île de la mer Égée proche des côtes ioniennes, a vécu et
enseigné à Crotone en Grande Grèce. Sur la découverte des nombres irrationnels, voir à la suite
des grands ouvrages de Tannery et de Brunschwig, et d’une abondante bibliographie anglo-
saxonne, le chapitre II de la deuxième partie de Michel (1950, 412‑522), et dans les Dictionnaires
pluridisciplinaires, l’article « Mathématiques » de Knorr (1996, 409‑438, en particulier sur le rôle
des pythagoriciens dans leur découverte, 412‑416), et l’article « Nombre » (1997, 628‑640,
en particulier 632‑634).
62. Voir le fragment de Parménide cité ci‑dessus, n. 28.
63. Outre Michel cité ci‑dessus, voir Mugler (1969 [1948]).
64. Ce dont le Théétète de Platon témoigne. Euclide fournit la théorie de manière systématisée
dans le livre X de ses Éléments. Voir Granger (1998) et Rashed & Auffret (2018).
65. Après le Théétète, Platon composa le Parménide, qui met en scène Zénon, Socrate, Parménide,
puis Le Sophiste. Sur la critique qu’il fait des théories de Parménide, et en particulier sur la
question de l’être et de l’un, voir Séguy-Duclot (1998).
66. La théorie de la connaissance des idées exposée dans la République est donnée par Platon
comme le sujet du dernier entretien philosophique de Socrate avec ses disciples, dans la prison
athénienne, avant de boire la ciguë, Phédon, 99d‑107 : à partir de 100b intervient un festival de
neutres substantivés : καλὸν αὐτὸ καθ᾽ αὐτὸ καὶ ἀγαθὸν καὶ μέγα […], τὸ μεῖζον, τὸ ἔλαττον,
τὸ σμικρόν, τὸ θερμόν, τὸ ψυχρόν, littéralement « un Beau en soi et par soi, un Bon, un Grand
[…], le plus grand, le plus petit, le petit, le chaud, le froid », puis diverses notions mathématiques :
τὸ περιττόν, τὸ διπλάσιον, τὸ ἥμισυ, τὸ ὅλον, τὸ τριτημόριον, « l’impair, le pair, le double, le
demi (= la moitié), le tout (= l’entier), le tiers » (trad. L. Robin).
67. Voir aussi les fr. 32, 45, 50. Voir Adrados (1994, 194), Papamicheli-Paspalides (2005) et
Nikoletseas (2015).
68. Voir l’analyse de Séguy-Duclot (1998).
RÉSUMÉS
Cette réflexion sur la langue et les textes grecs de l’époque archaïque vise à montrer comment la
pensée abstraite, et les notions abstraites elles‑mêmes — en particulier les concepts d’être, de
non‑être et d’infini —, se sont dégagées à partir d’usages courants, concrets de la langue grecque,
connus depuis la poésie homérique : la désignation des étapes du temps au chant I de l’Iliade par
des participes substantivés du verbe « être », τά τ᾽ἔόντα τά τ᾽ ἐσσόμενα πρό τ´ ἐόντα a permis à
Parménide d’inventer la notion abstraite d’être en mettant le participe substantivé au singulier,
τὸ ὄν ou ἐόν, et celle de non‑être en lui adjoignant la négation μή. L’emploi homérique de
l’adjectif ἀπείρων pour désigner la mer et le ciel comme « sans limites » pour la perception
humaine avait déjà permis à Anaximandre, en substantivant l’adjectif au neutre, d’inventer la
notion abstraite d’infini. Dans les deux cas, il y a continuité par rapport au formulaire homérique,
mais la substantivation et surtout le passage au singulier dans le cas des Éléates implique une
rupture conceptuelle capitale, le passage d’une langue poétique à une langue philosophique.
This essay about archaic Greek language and texts from the Archaic age aims at showing how the
abstract thinking and abstract notions themselves—particularly the concepts of being, non-being
and infinite—emerged from current concrete uses of Greek language, known from the Homeric
poems: the way book 1 of the Iliad designates time stages through substantive participles of εἶναι,
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τά τ᾽ἔόντα τά τ᾽ ἐσσόμενα πρό τ´ ἐόντα allowed Parmenides to invent the abstract notion of
being by putting the substantive participle in a singular form (τὸ ὄν or ἐόν), and the notion of
non‑being by joining the negation μή to this phrase. The Homeric use of the adjective ἀπείρων
applied to the sea and the sky as “without limit” for human perception had already allowed
Anaximander, by substantivizing the neuter adjective, to invent the abstract notion of infinite. In
both cases there is a continuity with the Homeric formulas, but the substantivation, and
especially the transition to the singular in the case of the Eleatics implies a major conceptual
break, the passage from a poetic language to a philosophical language.
INDEX
Mots-clés : être, non‑être, infini, adjectifs et participes substantivés, neutre, abstraction
Keywords : being, non‑being, infinite, substantived adjectives an participles, neuter, abstraction
AUTEUR
FRANÇOISE LÉTOUBLON
Professeur émérite, Université Grenoble Alpes
francoise.letoublon@univ-grenoble-alpes.fr
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Benjamin Folit-Weinberg
Acknowledgements
Thanks to G. Betegh, P. Brillet-Dubois, J. van ‘t Klooster, A. Macé, M. Morgan, R. Osborne,
N. Roggo-van Luijn, and the two anonymous reviewers for comments on this article and the topic
of models and analogies; to audiences at Bristol and IAPS 7 for comments on a different version
of this paper; and to Professor Betegh and Professor D. Sedley for sharing unpublished work. Any
remaining errors are most certainly my own.
1 The formation of new concepts is an underappreciated but essential topic in the history
of ancient Greek thought. One reason this topic may be relatively neglected is the
difficulty of defining the target of one’s investigation; ask a philosopher of mind, a
cognitive psychologist, a linguist, or a conceptual historian what a concept is, and you
will get distinctly different answers.1 Since a definitive study of the formation a new
concept would ideally involve getting clear on the precise object of investigation and
the criteria of success for such an enterprise, it might be thought that scholars of
antiquity must first surmount quite a high theoretical barrier to studying the
formation of concepts.
2 While I broadly agree with that perspective, this paper proceeds from the premise that
worthwhile but preliminary insights into the question of the emergence of concepts
can nevertheless still be gained by making use of appropriate tools from other fields.
The sophisticated analysis of models undertaken by historians and philosophers of
science offers one such tool.2 In what follows, I will argue that analogical reasoning and
the model of the hodos—the “road”, “route”, or “journey”—in his hodos dizēsios (“route
of inquiry” or “route of investigation”) played an important role in the emergence of
Parmenides’ path-breaking concept of to eon—“being” or “what‑is”—and his conception
of reality as something stable, static, and unchanging. One implication of my argument
is that as a more general matter, scholars of ancient Greek thought, and scholars of the
Presocratics in particular, would do well to pay careful attention to the key role that
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models and analogical thinking play in the formation of concepts; a second is that
theorizing this relationship explicitly can yield insights considerably more penetrating
than could be gained otherwise.
3 My argument will proceed in three parts. First, I will briefly set out two variants of the
genealogical model, theogony and cosmogony, that earlier scholars have identified as
preceding—and, in some cases, as presenting an obstacle to—the conception of reality
as static, stable, and unchanging, captured by, and embodied in, Parmenides’ concept of
to eon. Next, I will set out the account of analogical reasoning and the use of models in
the development of new theories and concepts developed by the philosophers and
historians of science Mary Hesse and Mary Morgan; this section details three ways that
models and analogical reasoning can influence the availability, shape and structure of
new conceptual domains. Finally, in light of this theoretical discussion, I will explore
the crucial part played by the model of the hodos in the formation of the concept of
to eon; I will conclude by setting out how the three possibilities explored in Section 2
can shed new light on the emergence of to eon in Parmenides’ poem in connection with,
or as a result of, his transition from a genealogical model to the model of the hodos.
4 This article explores and develops implications that emerge from Homer, Parmenides,
and the Road to Demonstration;3 while it takes many of its points of departure from the
book, its orientation and aims are thus considerably different. Where Homer,
Parmenides, and the Road to Demonstration is concerned with the importance of the image
or model of the hodos for Parmenides’ invention of what we call extended deductive
argumentation and important features of what Aristotle will call apodeixis
(“demonstration”), this article focuses on the importance of the image or model of the
hodos for Parmenides’ invention of to eon, “what‑is” or “being”. The book, that is,
addresses the formation of a new mode of discourse, this article the formation of a new
concept.
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history of the gods and their generations of begettings, and its nature can only be
understood by knowing this history.
6 Roughly a century and a half later, whether it came from Anaximander or one of his
associates, the cutting edge response to the same questions—what the world is like and
why it is the way it is—would also apparently have involved a sequence: first, a primal
unity (be that Anaximander’s apeiron [“boundless”] or something else); next, out of this
unity, by separation, pairs of opposite things or “powers” emerge, the first being the
hot and the cold, then the moist and the dry; and finally, the opposites “interact or
unite, in meteoric phenomena and in the production of individual living things, plants,
and animals”.6 To summarize a much more complicated history in a single phrase,
“cosmogony is the heir of theogony”.7 Both theogonies and cosmogonies can therefore
be considered variant forms of what I have been calling a genealogical model.
7 This is, of course, a familiar story. What I wish to emphasize in this very simplified and
selective summary, however, is how time and change are baked into the genealogical
mode of account, whether it takes the form of theogony or cosmogony. In a
genealogical model, “time is included within the relations of filiations”, and, one way
or another, all things must necessarily be implicated in, and emerge from, relations of
filiations.8 Since a genealogy presupposes that reality has a before and an after built
into its structure, time and change are part of the fabric of a world explained by a
genealogy; in the genealogical model, time and change are constitutive of the structure
of reality. On this view, the ability to conceptualize reality as something static and
unchanging is simply not available, it would seem, to the genealogist, be they a
theogonist or cosmogonist.9
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obvious points of divergence: billiard balls may be red or purple or green, solid or
striped, and so forth, whereas gas molecules obviously have none of these qualities.
These are points of negative analogy.
10 What interested Hesse most, however, were what she termed points of neutral analogy:
namely, parts of an analogy that are not in the known set of positive or negative
analogies. One notable feature of points of neutral analogy is how they can shape or
structure the way we approach—or indeed construct key features of—the new domain
about which we are trying to think. Consider a second example, how light came to be
understood by analogy with water waves. Water waves are produced by movements of
water particles; they have height or amplitude; they travel with a certain frequency;
the medium through which they move is, obviously, water. When scientists attempted
to conceptualize the nature of light, they did so by analogy with water waves. Light is
produced by moving flame, or other similar sources; light waves, too, have a kind of
height or amplitude, which accounts for their brightness; and it turns out their
frequency accounts for what we call color. These are points of positive analogy. But
then there was an interesting question: what is the medium through which light-waves
travel? This is a point of neutral analogy. On the strength of the points of positive
analogy between light and water, the existence of something called “aether” was
posited to answer this question, and then a great deal of time was spent investigating
this new entity the hypothetical existence of which the process of analogy had
generated.
11 This notion of “aether”—whose fate since the advent of Relativity Theory has been to
serve as a paradigmatically defunct or “non‑referring” concept—demonstrates how this
mode of analogical thinking can shape and structure the features of the new domain
whose contours are to be defined. When you start conceptualizing a new phenomenon,
the behavior of light, in terms of what you know about an old one, namely water waves,
the structure of water wave-thinking organizes your approach to light. In short, apply
water wave-thinking to light, and before long you’ll be on the hunt for the “aether”
that serves as the medium through which light moves (even if the existence of such a
thing is ultimately disproven).13
12 Though Hesse does not put matters in these terms, we might think that there are in
fact two aspects of, or perhaps two ways of framing, this point. The first concerns how
thinking about light in terms of water waves opens up the possibility of conceptualizing
something called “aether”, which otherwise had little conceptual space; until one first
conceptualizes light as a wave, and understands that waves need to move through a
medium, it is not clear under what circumstances one would (or even perhaps could) 14
conceptualize a medium through which light-waves move. The second concerns how
the mode of analogical thinking engendered by the use of models does more
than simply open up a new conceptual horizon; rather, by suggesting and highlighting
certain points of parallel, it not only opens up new space for thinking about a medium
through which light moves, but also actively encourages and steers those engaging in
the study of light to fill this space in a distinctive way, namely a way that has specific
features in common with water (as opposed to, say, a vacuum, which lacks these
common features). I shall return to both points below.
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of thinking about the money supply-price relationship through the model of the
mechanical balance—something surprising occurred. Unlike in an accounting identity,
there is no reason that the two arms of a mechanical balance need to come to rest
perfectly horizontally. Moreover, when a change is made to one side of a mechanical
balance, the two arms oscillate until they settle into a new equilibrium. What is
significant here is that both features (the oscillation and the balance at a point of
non‑equity) are derived from the nature of scales and the laws of physics—that is, from
what Morgan refers to as features inside “the world in the model”. 19 When exploring
the relationship between the money supply and prices, there is no reason to think in
advance that the laws of physics or the dynamics of a mechanical scale should be
relevant; it is only by using and by thinking through the model of the latter in the
process of conceptualizing the former that there is any connection. This is the “second
direction” of the analogical process of reasoning with models.
17 Nevertheless, both phenomena—the oscillation and the balance at a point of non‑equity
—proved inspiring. Regarding the oscillation, Fisher realized that something similar
seemed to occur where the relationship between money and prices was concerned:
when the money supply increased, prices, too, oscillated in a regular and predictable
way before settling at a new equilibrium. What is more, upon closer examination, it
turned out that, since periods of transition-inducing oscillations are the rule and those
of equilibrium the exception, the relationship between the money supply and prices is
best understood not as a rigid mathematical equation but rather as having a mere
tendency to equilibrium. The oscillating, at-times unequal arms of the scale, that is, not
the mathematical equals sign, provides the more accurate insight.
18 This is a good point at which to take stock. From Hesse’s discussion, we can observe,
first, that the process of constructing models opens up new space for thinking about
the phenomena being modeled, especially where points of neutral analogy are
concerned. Think about light in terms of waves and you create new space for thinking
about a medium through which light moves; think about prices in terms of mechanical
balances, and you create new space for thinking about prices and their relationship to
the money supply and the velocity of money. Second, and closely related to this, the
process of constructing models also opens up this new space in a distinctive way,
suggesting or emphasizing specific features while steering attention away from others.
In the course of constructing the model, choices must be made about which portions of
the domain of inquiry to include and which to exclude, which parts are to be mapped
onto others, and how they are to be conceptualized.20 Think about light in terms of
waves, and the specific concept of aether (rather than, say, a vacuum, or something else
entirely) not only becomes available, but indeed takes concrete shape before your eyes
—and indeed may seem obvious or even necessary. Think about prices in terms of
mechanical balances, and you will also be inclined to think of prices in terms of
“baskets” of multiple goods, “weighted” averages, and price indices rather than in any
number of other possible ways. Third, as Morgan observes, beyond this “first direction”
of analogy is the influence exerted in the “second direction”, which comes from
thinking through the model rather than merely constructing it. In this second
direction, apparently unrelated features from within the world of the model can be
reimported back into the initial domain of inquiry, introducing new features or
relationships not obviously or even necessarily present in it. Think of the relationship
between prices and the money supply in terms of a physical scale, that is, and suddenly
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oscillation and equilibrium-tendencies creep into what had previously been a strict and
static mathematical equation.
19 In sum, we might conclude that there are three subtly different ways that analogies can
affect the new domain of inquiry being explored, each of which may be understood in
its own right. In the “first direction”, analogies can either i) create new space for
thinking and open up new conceptual horizons, or ii) more actively suggest distinctive
ways of filling this new conceptual space;21 in the “second direction”, iii) analogies not
only fill this conceptual space in a distinctive way, but they even import into this
newly-created, distinctively-filled conceptual space features specific to the “world in
the model”.
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22 There are some obvious points we can establish straightaway. First, the hodos is linear:
a journeyer has to move point by point in the itinerary (Odysseus cannot, that is, be by
the groves of Persephone and the rock at the junction of the rivers at the same time).
Second, the hodos is sequential—Odysseus cannot just arrive at the rock by the juncture
of Pyriphlegethon and Kokytos without first going to the groves of Persephone.
Moreover, this sequence is determined by the underlying geography of the terrain in
question, which is presented as a pre-existing given. That is just what the geography of
this part of the mythical world is like. Third, it is goal directed—it is strongly
emphasized shortly before the passage I quoted that the hodos is to Hades. 24
23 Finally, the hodos proceeds through a static, unchanging landscape. 25 This is the crucial
point of interest in considering the emergence of to eon; it is with this point that we will
be concerned for the remainder of the article. In the hodos Circe spells out in Odyssey, X,
the landscape through which Odysseus must travel is really just there. Ocean, the
groves of Persephone, the poplars and willows, the two rivers, Pyriphlegethon and
Kokytos, the junction of the rivers with Acheron, the rock, all of it do not, as far as we
are concerned, come into being. What we are not interested in, what we do not get at
all in this itinerary is any kind of historical dimension to the landscape; we do not get a
genealogy of the rock, or the rivers, or the grove, or any items of the landscape. As far
as Odysseus or we are concerned, the landscape through which he must travel is just a
given, filled with static and unchanging features. To the extent that such a thing can be
said of anything in the Odyssey, everything in the landscape simply is.
24 Nor are these features distinctive to journeys that pass by land—in fact, this point is
emphasized even more prominently in Odyssey, XII, 27–141. Indeed, this passage
exhibits a number of features that are exceptional in Homer. One concerns the
unusually high proportion of descriptive, as opposed to narrative, language (roughly,
language that sets out “states of affairs” and the “statics of the world” rather than the
actions and events of narrative).26 Even more strikingly, we find the highest proportion
of third-person, singular, indicative uses of einai anywhere in a Homeric passage of this
length, with six such uses appearing in 41 lines.27 Moreover, this portion of the
mythical landscape, which includes Scylla and Charybdis as well as the Sirens, the
Planctae, and Thrinacia, has often been seen by critics to be expressly, even
quintessentially and paradigmatically, fixed and static, changeless and unchanging. 28
25 But what, then, about Parmenides’ hodos dizēsios, the hodos of inquiry, the extended
deductive argument? Returning to the hodoi Circe spells out to Odysseus in Odyssey, X
and Odyssey, XII, we find some obvious points of positive analogy. Here, too, there is a
clear and undeniable linear movement through an itinerary one visits point by point by
point; at the very least, it is, I think, universally accepted today that the krisis, the
exclusive, exhaustive disjunction in Fragment 2 precedes the arguments in Fragment 8,
and if there is a second krisis in Fragments 6 & 7, this must come after the krisis in
Fragment 2 and before the arguments of Fragment 8.29 In fact, as we find it, the
argumentation in Fragment 8, 5–49 appears to be defined by at least some degree of
sequentiality (though how much is a matter of dispute);30 as Parmenides elected to
construct his argument in Fragment 8, one cannot just show up at the third sēma
(DK B8, 26–31/33), that what‑is is akinēton, without first going by way of the first sēma,
that what‑is is ungenerable and imperishable. And in Parmenides’ hodos dizēsios, too,
there is in fact a special kind of destination: genuine knowledge about the nature of
being, of reality, in full.
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26 The first two features of the hodos—linearity and sequentiality—are thus points of
positive analogy; the third—goal-directedness—might be understood as either a point
of positive analogy or, arguably, a point of neutral analogy. 31 No doubt all three points
contributed to Parmenides’ decision to think of human inquiry in terms of the model of
the hodos. But what about the fourth feature of the hodos, concerning the landscape?
What is the landscape through which one travels on a hodos dizēsios? Here we get to the
really crucial point, a point of what seems to be neutral analogy; it is here that the
invention of being, of to eon, may be at stake. Equipped with the conclusions of the
preceding section, we might think that there are three possible relationships between
the model of the hodos and the emergence, or invention, of the concept of to eon.
27 The first is that the model of the hodos opens up new conceptual space for thinking
about a reality of which time and change are not constitutive elements. 32 As we saw,
this was a defining feature of the genealogical model in its various instantiations. Just
as thinking about light in terms of waves or the price-money supply relationship in
terms of mechanical balances opens up new space for thinking about a medium
through which light travels or the best way to conceptualize prices, so, too, the static,
unchanging nature of a landscape through which one travels on a hodos would make it
possible to think about a static, unchanging reality through which the human inquirer
travels on a hodos dizēsios. On this view, what had once been an obstacle or impediment
to thinking about reality as static and unchanging, the temporality inherent to the
genealogical model, would have been cleared away. Incidentally, this view provides
maximal scope for granting consideration to Parmenides’ other, more “philosophically-
oriented” concerns; seen from this perspective, these other concerns would have been
explored or expressed within the matrix of possibilities freshly opened up by the model
of the hodos.
28 The second possibility is that, rather than merely open up new conceptual space, the
act of constructing a model of human inquiry by analogy with the model of the hodos
actively encouraged Parmenides to think about the domain through which the human
inquirer journeys as static and unchanging. Just as thinking about light in terms of
waves actively encourages you to posit the existence of a medium through which the
light-wave travels, or thinking about prices in terms of weights on a scale actively
encourages you to think about “baskets” of goods and “weighted” averages, so, too,
thinking about the process of human enquiry in terms of the hodos would actively have
steered Parmenides in the direction of conceptualizing a reality that is static and
unchanging. Beyond merely clearing the ground of obstacles or opening up new
conceptual space, Parmenides’ shift to the new model of the hodos would play a more
active role in filling in this conceptual space in a distinctive way—that is, in the
construction and development of the concept of to eon and the notion of a static and
unchanging reality.
29 Finally, the third option is that, rather than merely influence Parmenides’ thinking via
the “first direction” in the course of constructing a model, the model of the hodos
introduced new features—features from within the “world of the model”—into
Parmenides’ thinking via the “second direction” of using or thinking through the
model. Just as thinking in terms of a mechanical balance ultimately encourages you to
introduce aspects of the laws of physics and the dynamics of the mechanical scale to
your conception of the relationship between prices and the supply of money, so
thinking in terms of the hodos encourages you to introduce aspects and features of the
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landscape through which one travels on it to your conception of the nature of reality.
While for Odysseus the landscapes his hodoi traverse are formed by the fixed, static,
unchanging landscape of the groves of Persephone, Acheron, Pyriphlegethon, and Styx,
or the fixed, static, unchanging nature of the Sirens, Scylla, and Charybdis (not to
mention the cattle of Thrinacia, who are not born and do not perish), someone who
travels the hodos in Fr. 8 encounters the four fixed, static, and unchanging attributes of
to eon. On this view, that is, it is only by thinking through the model of the hodos—by
thinking through the dynamics of the model of the hodos, and by thinking about human
inquiry through the model of the hodos—that one comes to think about the landscape
through which one travels on a hodos as fixed, static, and unchanging. If one adopts this
view, Parmenides’ decision to use the model of the hodos would have been momentous
indeed: having selected the model of the hodos for other reasons, the features of the
world in the model—the fixed, static, unchanging qualities of the landscape through
which the human actor moves—would have been reimported back into the world of
human inquiry in the form of to eon itself, or at least its defining qualities.
30 There is, I think, no need to plump for any one of these three views for its own sake;
how one comes down on this question will depend in part on how one interprets
Parmenides’ poem, including such relatively minor questions as the meaning of the
word sēmata in Fragment 8 and such undeniably major questions as just what
Parmenides is arguing for and whom he is arguing against. Nevertheless, regardless of
which option one finds most appealing, what Hesse’s and Morgan’s discussion of
models make clear is that understanding what a thinker such as Parmenides wrote
cannot only be understood as a matter of determining what his arguments boil
down to; rather, they underscore that, if we take intellectual history seriously, we need
to pay careful attention to the language, images, and models through which those
arguments were expressed. Although the scholarly community has begun to accept
that Presocratics such as Parmenides were not analytic philosophers avant la lettre, it is
only recently that the deeper implications of this point have begun to be internalized
in scholarly practice and scholarly goals.33 Too often, the facts that Parmenides was a
poet, and that he composed his poem during a time when reworking Homer was what
poets of all stripes did, are ignored by those who focus solely on his arguments; on the
other hand, when his work is treated as poetry, this has sometimes led to the denial
that he makes any arguments at all.34 Rather, what is clear is that his poetry, the poetic
images that he used, and the models that these formed and provided, are inextricably
linked to the arguments that he made and the way that he made them. If it is as hard to
tease these elements apart as it is to disentangle Fisher’s use of the mechanical scale
from his development of index number theory or business credit cycles, then scholars
of Parmenides can profit no less than scholars of Fisher from reflecting instead on the
nature of these entanglements—and indeed, given how little we know about
Parmenides compared to Fisher, likely rather more. In his use of models to think with
and through, Parmenides is typical of archaic Greek thinkers, whether we style them
poets, Presocratics, or both—and for this reason we should think carefully about what
images and models did and do for those who use them.
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NOTES
1. De Bolla (2013, 11–47) provides an excellent overview of some of the approaches on offer, while
a forthcoming volume edited by Betegh and Tsouna offers much to those interested in the
history of the concept of the concept. In fact, adequately theorized accounts of the formation of
new concepts, as opposed to the evolution or repurposing of existing ones, are rarer than one
might expect.
2. Given sufficient space, it would also be important to articulate more precisely the relationship
between models and overlapping or adjacent notions such as analogy and metaphor, a thorny but
not prohibitively inscrutable topic.
3. Folit-Weinberg (2022a).
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4. This is not the place to set out the very considerable bibliography that engages with
Cornford (1952). For the present purposes, what I take to be significant are key arguments by
Cornford that are accepted even in critical contemporary discussions such as Sassi (2018, 1–63),
which also offer a valuable overview of the scholarly debate. Philippson (1944), originally
published in 1936, also deserves mention.
5. Vernant (2006a, 28).
6. Cornford (1952, 189).
7. Kahn (1994, 156).
8. Vernant (2006b, 120).
9. For other discussions of obstacles to conceptualizing reality as something static and
unchanging, see e.g. Kirk (1983), Havelock (1983), and further discussion in Folit-
Weinberg (2022a, 231–7).
10. Namely, beginning from a point that has to be accepted and moving to an inescapable
conclusion; see esp. Lloyd (1979, 67–79) and Lloyd (2000, 244–5).
11. Couloubaritsis makes a number of astute observations about both models and their
relationship; see especially Couloubatritsis (2006) and further works cited at Couloubaritsis (2006,
255, n. 19), which have influenced my argument in what follows. See Folit-Weinberg (2022a, 233–
49) for a more detailed discussion of this point and further bibliography.
12. Hesse (1963, esp. 8–62); the term “neutral analogy” is introduced on p. 10. It may be worth
noting that G. Lloyd’s classic Polarity and Analogy (Lloyd, 1996) was published not long after
Hesse’s Models and Analogies (see e.g. Lloyd, 1966, 175, n. 2; 2004, VII); that, as both Hesse (1987)
and Lloyd observe, the terminology of positive and negative analogy ultimately derives from
Keynes; and that Lloyd, Hesse, and Keynes have all spent most or all of their careers at the
university where Keynes is credited with developing a distinctive “tradition in modern inductive
logic” (Hesse, 1987, 66). With this in mind, the prominence of Keynes’s rival Fisher in what
follows is not only much less arbitrary than first appears, but is in fact significant and telling.
13. Hesse (1961) discusses the history of “aether” more fully.
14. Granted more space, it would likely be beneficial to bring claims of this sort into contact with
those explored in e.g. Hacking (2002).
15. See especially Morgan (1999, 386), and Morgan (2012, 207–8) for the former distinction; see
more generally Morgan (2012, 204–12), which builds on Morgan (1997) and Morgan (1999).
16. As Morgan points out, since the scale balances money and goods exchanged the way that an
equal sign shows the balance between M and Q, this is a point of positive analogy.
17. Morgan (2012, 206) refers to the distance of each item—the purse on the left of the scale, and
each of the three goods on the right—from the fulcrum of the scale as points of neutral analogy;
Morgan (1999, 356) is less clear-cut about how to categorize them.
18. See Morgan (2012, 206) and Morgan (1999, 359) for the importance of this development for
index number theory.
19. Whether one considers these points negative and/or neutral analogy does not seem essential
here. The first point is certainly negative; the second is ambiguous: cf. Morgan (1997, S306–7) and
Morgan (1999) where oscillation is a point of neutral analogy, and Morgan (2012, 207), where it is
a “negative” feature of the analogy.
20. See especially Morgan (1999, 356).
21. It might be noted that in claiming a distinction between options i) and ii), I frame matters
slightly differently from both Hesse and Morgan, whose key distinctions and terminology I have
observed above. While the distinction between i) and ii) may perhaps seem unduly subtle, its
importance will become clear in the article’s final section.
22. It is worth noting in passing that one shortcoming of Conceptual Metaphor Theory, at least as
it is often applied, is that it takes the answer to this question as a given rather than a crucial
topic to be explored. See further Folit-Weinberg (2022a, 20, n. 76) with a discussion of
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Ferella (2017); a similar point might be made about e.g. Zanker (2019), esp. 180–7. For further
discussion of the archaic Greek hodos, see Folit-Weinberg (2022a, 31–64) and Folit-
Weinberg (2022b).
23. A more extended argument supporting this intertextual reading, which builds
on Havelock (1958) and Mourelatos (2008), can be found in Folit-Weinberg (2022a, 195–278). Note,
however, that pace some readers, I do not argue that, accepting that Parmenides did rework the
Odyssey, he need have done so “consciously”; indeed, for arguments that explicitly state the
contrary, see Folit-Weinberg (2022a, 19–22).
24. Cf. Od. 10.501–2; for further discussion, see Folit-Weinberg (2022a, 56–7).
25. Betegh (2006, 34) makes a similar observation in a different context; Fowler (2000) also offers
astute comments on aspects of road imagery, especially in Lucretius.
26. This terminology and its relevance for Parmenides is further discussed at Folit-
Weinberg (2022a, 125–8, 233–7).
27. The closest we find is three such uses in Odyssey, IV, 805–46 (1 per 14 lines). Another useful
point of comparison is the celebrated description of Alcinous’ palace (Odyssey, VII, 81–132): in its
51 lines of unusually elaborate description, the verb einai appears only twice, both in the third-
person plural. The description of the Cave of the Nymphs (Odyssey, XIII, 96–113) features five
instances of the third person indicative of einai, including three in the plural. In Odyssey, XII, the
third-person form of the verb einai occurs ten times (11 if we count an infinitive that would be in
the third-person were it in direct speech) in sixty-three lines.
28. See e.g. Austin (1975, 134–5), Benardete (1997, 100), Folit-Weinberg (2022a, 233–7).
29. See Folit-Weinberg (2022a, 249–51) for further discussion and bibliography.
30. See Owen (1960), Sedley (1999) for two possible extremes in the debate, Folit-Weinberg (2022,
218–20, 267–70) for further options and bibliography.
31. A close analysis of instances where the word hodos in Homer means an activity (“a journey”)
rather than a physical object (“a road”), shows that the word is always used when there is a
clearly defined end-point or telos, and is particularly prominent in situations where someone—
often Circe—is offering guidance in the form of specific directions (Folit-Weinberg, 2022b). At this
stage in its development, the word hodos does not mean open-ended wandering or errancy but
rather its opposite; see also Folit-Weinberg (2022a, 197–202).
32. While sequentiality remains a crucial feature of the model of the hodos, the movement driving
this sequence comes from the human activity of travelling; thus, the temporality that was a
constitutive feature of reality in a genealogical model is withdrawn from reality and displaced into
the human movement of journeying. See further Folit-Weinberg (2022a, 237–41); in Parmenides’
poem, movement along the hodos is co‑extensive with the discursive progress of the poem (see
further 2022a, 241–9).
33. It is perhaps encouraging that projects such as e.g. Ranzato (2015), Tor (2017), Ferella (2017),
Mackenzie (2021), and Folit-Weinberg (2022a) all have roots in PhD-dissertations independently
begun in the late 2000s or early 2010s.
34. Kingsley (1999), Gemelli Marciano (2008 and 2013); Robbiano (2006) and now
Mackenzie (2021) strike a better balance.
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ABSTRACTS
Parmenides is widely credited with inventing the concept of to eon, “being” or “what‑is”; in this
article, I argue that Parmenides’ use of the image and model of the hodos—of the “road”, “route”,
or “journey”—played an important role in this invention. I begin by exploring the genealogical
model that forms the intellectual backdrop to Parmenides’ poem. Next, I introduce the discussion
of models developed by the historians and philosophers of science Mary Hesse and Mary Morgan;
this section identifies three roles that models can play in the development of new concepts.
Finally, I explore which of these options best describes the relationship between Parmenides’ use
of the model of the hodos and the emergence of the concept of to eon in his poem.
INDEX
Keywords: Parmenides, models, genealogy, hodos, to eon
Mots-clés: Parménide, modèles, généalogie, hodos, to eon
AUTHOR
BENJAMIN FOLIT-WEINBERG
A. G. Leventis Postdoctoral Research Fellow,
Institute for Greece, Rome, and the Classical Tradition,
University of Bristol
b.folit-weinberg@bristol.ac.uk
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Étienne Ménard
Remerciements
Je tiens ici à remercier Pascale Brillet-Dubois et Arnaud Macé pour leur relecture attentive et
leurs remarques, qui m’ont beaucoup aidé à rédiger et améliorer cet article.
1. Introduction
1 Depuis au moins Cornford, plusieurs interprètes de la Théogonie ont souligné ce qui leur
a semblé une répétition du motif mythique de la séparation du ciel et de la terre (que
nous nommerons, par commodité, séparation ouranogéique) dans la cosmogonie
hésiodique1. Cornford, s’appuyant sur l’étymologie de Χάος et sur le sens que ce terme
revêt chez plusieurs auteurs des VIe et Ve siècles avant notre ère, voyait en effet dans le
Chaos hésiodique une désignation de l’espace béant entre Ciel et Terre 2 : son apparition
(πρώτιστα Χάος γένετ’, 116) serait donc une première formulation de la séparation
mythique de ces deux entités, auparavant unies. Le fait qu’Hésiode ne mentionne pas
cet état préalable d’union et semble ainsi faire de Chaos la première entité existante,
apparue ex nihilo, loin d’être une difficulté, ne ferait que souligner le caractère admis
d’un tel événement originel, sur lequel reposent en effet de nombreuses cosmogonies 3.
2 Ce que remarque Cornford, c’est que le mythe de la castration d’Ouranos par son fils
Cronos (154‑210) doit s’interpréter comme une autre évocation de la même
séparation4 : en mettant fin de manière si violente aux accouplements répétés
d’Ouranos et Gaïa, Cronos éloigne le Ciel de la Terre pour le fixer de manière définitive
dans la position qui est la sienne aujourd’hui. Ce faisant, en dégageant un espace entre
ces deux pôles cosmiques, il libère également ses frères et sœurs les Titans que
l’étreinte répétée de leurs parents empêchait de venir au jour.
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2. Cosmogonie
2.1. Chaos, Gaïa et Éros
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sépare deux choses déjà existantes et est opérée par un autre agent : Cronos sépare Gaïa
et Ouranos). On pourrait comparer cette situation à celle des colonnes XIII‑XIV du
papyrus de Derveni : l’auteur de ce texte semble en effet chercher à concilier le mythe
de l’Œuf et celui de la castration d’Ouranos pour en faire deux représentations de la
création du soleil au moment de la séparation du ciel et de la terre 48. Cette version de la
cosmogonie orphique comprend donc le même genre de répétition apparente : mais la
coupure et l’éloignement, dans cette reprise du mythe d’Ouranos, complètent la
scission de l’Œuf sans la répéter. Ceci nous paraît donc invalider l’idée de Cornford, qui
opposait chez Hésiode une explication rationaliste de la naissance du monde (Théogonie,
126‑128) et sa simple reformulation anthropomorphique (154‑210).
20 En second lieu, nous retrouvons ici une nouvelle fois les aspects spatial, temporel et
génératif de la séparation ouranogéique. La terre et le ciel désormais éloignés
représentent les deux pôles cosmiques entre lesquels les réalités composant notre
monde peuvent enfin se déployer : les Titans, qu’Ouranos maintenait auparavant reclus
dans le sein de Gaïa, peuvent investir le monde et se répartir entre ciel, terre et mer 49.
C’est en particulier le cas d’au moins deux Titans, qui sont manifestement des réalités
cosmographiques hypostasiées : Océan (dont le cours entoure les terres) et Hypérion (la
voie solaire). Une nouvelle forme d’union entre ciel et terre, médiée par leur
séparation, se réalise alors : on pourrait en effet voir en Océan le point de jonction, à
l’horizon, d’Ouranos et Gaïa50.
21 Haudry a souligné une autre dimension de ce mythe : Cronos, fils du ciel nocturne
(Ouranos « constellé d’étoiles », ἀστερόεις, 106, 127, etc., qui s’approche de Gaïa en
« amenant la nuit », νύκτ’ ἐπάγων, 176), mais père du ciel diurne (Zeus, dont le nom est
à rattacher à la racine *dei-, « briller »51), serait donc associé au ciel crépusculaire se
colorant d’une teinte rouge qui est celle du sang (αἱματόεσσαι, 183). La succession
Ouranos-Cronos-Zeus serait la transposition narrative de la succession des trois cieux
nocturne, crépusculaire et diurne que Haudry fait remonter aux religions indo-
européennes52. Selon certains interprètes, la séparation du ciel et de la terre serait ainsi
la transposition cosmogonique de l’expérience quotidienne du matin, moment où les
rayons solaires dissipent les brumes célestes abattues sur la terre durant la nuit 53. Si
l’on accepte cette interprétation, la castration d’Ouranos serait alors la condition d’une
seconde séparation du jour et de la nuit et avec celle‑ci de l’avènement du temps
physique54. En quoi cette séparation diffèrerait‑elle de la première ? Plusieurs options
interprétatives, qui ne s’excluent d’ailleurs pas, sont envisageables. On pourrait d’abord
voir dans le geste de Cronos, par lequel celui‑ci accède au pouvoir, une manière
de débloquer la temporalité du récit lui‑même, temporalité marquée par la succession
des générations divines55. Cela reviendrait peut‑être à voir dans cette nouvelle
séparation temporelle une application cosmique de la première : le monde passe, avec
Cronos, puis Zeus, d’un âge de ténèbres à un âge de lumière, c’est-à-dire d’ordre et de
stabilité. On pourrait aussi supposer que la première séparation du jour et de la nuit
était abstraite : elle aurait vu naître ces deux entités comme des réalités distinctes sans
amorcer leur alternance (il resterait toutefois à expliquer le vers 176 56). On pourrait
enfin considérer, sans doute avec plus de vraisemblance, que ces deux séparations
temporelles ne s’appliquent pas à la même échelle : il serait question, avec la mutilation
d’Ouranos qu’Hésiode compare d’ailleurs à une moisson, de la séparation des saisons
qui composent l’année accomplissant son cours (περιπλομένων δ’ἐνιαυτῶν, 184) 57.
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3. Cosmologie
23 L’opposition de la cosmogonie et de la cosmologie dont nous faisons ici usage en
recouvre une autre, structurante pour le poème hésiodique, entre la première
organisation du monde et celle qu’il recevra par la suite, sous le règne de Zeus. Or, cette
seconde organisation est marquée par un nouvel approfondissement du sens de la
séparation ouranogéique. Nous avons vu que la séparation du ciel et de la terre était
elle‑même accomplie en au moins deux temps (scission, puis coupure et éloignement) ;
que cette séparation n’était pas seulement spatiale, mais présentait au moins deux
autres aspects (temporel et génératif) ; qu’elle était contemporaine d’autres séparations
(différenciation de la terre en plaines et montagnes, scission de la terre et de la mer) ;
enfin, que d’autres formes de séparations (distinction, division), appliquées à d’autres
objets que la terre et le ciel (lieux et régions, temps et durées, genres et sexes), en
constituant le cadre logique de la séparation ouranogéique, préparaient cette dernière
et la rendaient possible. Il s’agira désormais pour nous de montrer que cette séparation
comporte un troisième temps, celui de son maintien par l’entremise d’une répartition ;
qu’elle possède un quatrième aspect, axiologique ; qu’elle prépare elle‑même une autre
séparation, entre les dieux et les hommes.
24 Zeus est présenté par Hésiode comme celui qui veille à la répartition des honneurs
entre les immortels61, le juge qui tranche les querelles des dieux62 et décide du sort de
chacun (μοῖρα, 348, 412‑413, etc.). Mais cette répartition des honneurs et des sorts
présente également un sens cosmologique et semble constituer une étape ultérieure du
processus d’organisation du cosmos que nous venons de décrire 63. En particulier, la
répartition (δασμός, δατέομαι) des parties du monde entre les dieux, et d’abord entre
Zeus et ses frères64, désignerait une nouvelle forme de séparation, par laquelle Zeus
confirme et assure le maintien de l’ordre cosmique qui résultait des précédentes
opérations. Ainsi la répartition du ciel, de la mer et du monde souterrain entre les
dieux fait‑elle suite à la différenciation de Gaïa qui en constitue les reliefs 65, à la scission
de Gaïa et Pontos, à la coupure et à l’éloignement de Gaïa et Ouranos. Elle réalise une
intégration de ces différents degrés de séparation consacrant la quadripartition du
monde qui en résultait.
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25 Zeus est également présenté comme ayant le pouvoir de bouleverser cet ordre : sa
foudre produit un vacarme semblable à celui que faisaient terre et ciel quand ils
s’entrechoquaient (687‑705), ce qui peut s’interpréter comme signifiant que sa colère
est telle qu’elle menace de faire retourner le monde à un état antérieur à la séparation
ouranogéique en faisant s’effondrer le ciel sur la terre (voir aussi Iliade, VIII, 5‑27). Si
Zeus détient un tel pouvoir, alors il est également responsable, à l’inverse, du maintien
de l’ordre cosmique. C’est manifestement le sens qu’il faut donner au sort d’Atlas,
préposé par Zeus (ἐδάσσατο, 520) pour soutenir le ciel et l’empêcher de s’effondrer :
Atlas, à l’extrême occident du monde (518), serait l’instrument par lequel Zeus assure le
maintien de la séparation ouranogéique, le Porteur (celui qui maintient la distance) qui
succède au Coupeur (Cronos, celui qui crée la distance)66. Styx, dont la demeure est
cernée de colonnes d’argent atteignant le ciel (775‑779), et qu’on pourrait situer à
l’extrême orient du monde, revêt peut‑être une fonction symétrique à celle d’Atlas 67. Il
y a dans la Théogonie des puissances qui maintiennent l’ordre du monde par une action
constante qui n’est que la continuation du processus cosmogonique.
26 La répartition opérée par Zeus ne consiste pas seulement en l’attribution aux immortels
des honneurs qui leur reviennent : elle accorde plus généralement à chaque être une
place dans le monde, un lieu d’habitation (ναιετάω, ναίω 68). Cette nouvelle mise en
ordre du cosmos comprend donc au moins deux moments : la répartition des
différentes régions cosmiques entre les dieux et la répartition des êtres entre ces
mêmes régions, plus particulièrement entre le ciel (ou plutôt l’Olympe ou l’Éther), la
terre et le monde souterrain (le Tartare ou l’Érèbe)69. Or, chacun de ces domaines est
séparé des deux autres à la fois spatialement et axiologiquement. Il y a d’abord un
éloignement spatial de ces domaines : Zeus s’unit à Mnémosyne en Piérie, donc sur
terre, « loin des immortels » (νόσφιν ἀπ’ ἀθανάτων, 57). Hésiode nous raconte que les
Titans, chassés du ciel (820) et enfermés sous la terre (717‑718, 729‑730), « habitent loin
de tous les dieux » (θεῶν ἔκτοσθεν ἁπάντων […] ναίουσι, 813‑814), enfouis dans le
Tartare70. Il insiste à cette occasion sur l’infinie distance qui sépare ces trois séjours,
une enclume de bronze tombant du ciel mettant neuf jours et neuf nuits à toucher le
sol, distance redoublée par celle de la terre au Tartare (720‑725).
27 Mais cette séparation présente également une dimension axiologique. La valeur
associée au monde souterrain est bien connue71 ; c’est donc tout naturellement que les
Titans, dont la violence et l’audace furent à l’origine du premier crime de sang, y sont
rejetés. Ces derniers ont en effet fait preuve dans leur rébellion contre Ouranos
d’ἀτασθαλία (209), folie meurtrière régulièrement associée à l’ὕβρις, qui répand le sang
(αἱματόεσσαι, 183)72 et appelle un châtiment (τίσιν, 210, τείσαιτο, 472, voir 514‑516) 73.
Les divinités nées du sang d’Ouranos sont d’ailleurs associées à la violence (Géants et
Méliades), à la vengeance (Érinyes) ou à la tromperie (Aphrodite, 205) 74. Nous
constatons ainsi, rétrospectivement, la valeur négative de la seconde séparation
ouranogéique (la castration d’Ouranos). La répartition, au contraire, est positive : elle
maintient les Titans criminels, dont l’expulsion du ciel est en même temps la privation
de leur part d’honneurs (ἐξέλασε, 820, voir τιμῆς ἐξελάαν, 490), à l’écart des Olympiens,
représentants d’un ordre juste75, de la même manière que les parjures seront désormais
tenus à l’écart des assemblées et des banquets des dieux (ἀπαμείρεται […] οὐδέ […]
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(δασσάμενος, 537, διεδάσσαο, 544) des parts du bœuf. Au moment où les hommes et les
dieux, auparavant commensaux (fr. 1, 6‑7), se départageaient et se séparaient
(ἐκρίνοντο, Théogonie, 53582), Prométhée attribua aux dieux les os, aux hommes la chair
et les entrailles. Comme l’a montré Vernant, cette répartition est à inscrire dans la
continuité de celle des lots entre les dieux. Les différents épisodes du mythe
prométhéen en explicitent le sens : aux dieux reviennent l’immortalité, l’ambroisie, la
fumée des sacrifices et une vie dénuée de souffrances83 ; aux hommes, la mortalité, la
cuisine, le travail, le mariage, les sacrifices, une vie où les biens sont toujours mêlés aux
maux84.
30 Ainsi, les hommes apparaissent, sur le plan spatial comme sur le plan axiologique,
comme dotés d’un statut intermédiaire entre les Olympiens et les Titans (ils habitent la
terre, région intermédiaire entre le ciel et le Tartare ; ils ne sont pas les ennemis des
dieux, mais leur ὕβρις peut leur attirer les foudres de Zeus ; la répartition des parts de
la victime sacrificielle confirme la distance qui les sépare des dieux au moment même
où le sacrifice les réunit85), mais leur mortalité et leur finitude les opposent aux uns
comme aux autres. Prométhée, dans son statut ambivalent de médiateur entre les dieux
et les hommes, qui ne s’est pas rallié aux Titans pour combattre Zeus dont il n’est pas
moins le rival, incarnerait cette ambiguïté de la condition humaine « dans la sphère
divine elle‑même »86. En conséquence, la querelle entre les hommes et les dieux n’est
pas tranchée comme celle des Olympiens et des Titans par la force (κρίναντο βίηφι,
882), mais par la ruse87.
31 Cette nouvelle répartition et la séparation théanthropique qu’elle entraîne, qui prend
place au sein d’une organisation cosmique (spatiale et axiologique) plus large, semble
également présenter les caractères que nous avons précédemment décrits à propos de
la séparation ouranogéique, dans la continuité de laquelle on peut désormais
pleinement l’inscrire. Nous venons d’évoquer le caractère spatial de cette séparation, et
il n’est nul besoin d’insister sur la transformation des modes d’engendrement induite
par le récit de Prométhée, symbolisée par le don ambigu de la femme à l’homme
(reformulation de la séparation des sexes dans la perspective du mode de vie impliqué
par le mariage)88. Mais ce mythe inaugure également une temporalité humaine, celle du
vieillissement, de la mortalité et de l’héritage (séparation de l’humanité en
générations). La temporalité cosmique précédemment instaurée, marquée par
l’alternance de Jour et Nuit, prend d’ailleurs à cette occasion un sens nouveau. Jour et
Nuit, une nouvelle fois évoqués par les vers 748‑766, sont en effet seulement
maintenant décrits comme réellement agissants, et cette action est considérée dans
une perspective humaine : l’un apporte la lumière aux habitants de la terre
(ἐπιχθονίοισι, 755), l’autre répand sur eux le sommeil bienveillant (756‑757, 762‑763) ou
au contraire la mort (764‑766).
4. Séparations composées
32 La situation que nous avons cherché à décrire, loin d’être exceptionnelle, se rencontre
dans d’autres « mythes de séparation89 ». Un mythe mataco raconte par exemple
comment la terre et le ciel étaient d’abord joints ; puis, comment ils furent séparés une
première fois par le Possesseur du ciel ; comment un arbre poussa entre eux pour les
relier de nouveau90, permettant aux hommes de chasser dans le ciel ; comment, ensuite,
un vieil homme mit le feu à cet arbre, bloquant les chasseurs au ciel ; comment, enfin,
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les enfants des chasseurs reçurent de leur mère, restée au ciel, une peau de cerf pleine
de miel91.
33 Nous pouvons sans peine isoler dans ce récit la séquence suivante : union initiale ;
première séparation ; deuxième union ; deuxième séparation ; troisième union. Une
telle séquence, notamment par le rôle central qu’elle fait jouer à l’union, est
certainement très différente de celle que nous avons cherché à identifier dans la
Théogonie. Il n’est d’ailleurs pas question ici d’interpréter le poème d’Hésiode à la
lumière de la mythologie mataco92. Nous y retrouvons pourtant, rendu plus manifeste
encore par cette dialectique particulière de l’union et de la séparation, ce que nous
avons nommé plus haut un approfondissement progressif du sens de la séparation.
Chaque séparation n’est pas la négation pure et simple de l’union qui la précède, mais
conserve certaines déterminations établies par elle. Ainsi, l’union prend
successivement la figure de la proximité, du lien, de l’échange ; la séparation est tantôt
éloignement, tantôt rupture d’un lien93. Dans le cas d’Hésiode, l’articulation entre
différentes formes de séparation dont nous nous sommes préoccupé ne se laisse pas
aussi facilement décrire et nécessite un outillage conceptuel plus élaboré. C’est à cette
fin que nous avons proposé trois séries de distinctions : des termes séparés eux‑mêmes
(haut et bas, terre et ciel, etc.) ; de la forme prise par la séparation (distinction, division,
différenciation, scission, etc.) ; des aspects de la séparation (spatial, temporel, etc.).
34 Appliquée dans le cadre d’une étude comparatiste et non plus internaliste, la typologie
des séparations ainsi esquissée, quand bien même on choisirait de n’y voir qu’un outil
descriptif totalement extérieur à la pensée d’Hésiode, inventé pour les besoins de
l’interprétation, n’en permettrait pas moins d’éclairer ponctuellement certaines
reprises des mythes de séparation, que ce soit en asseyant l’hypothèse d’une filiation
sur des détails structurels précis ou, dans le cas où une filiation est établie par d’autres
moyens, en examinant les transformations induites par cette reprise. En fournissant un
critère formel de distinction et de classification des mythes de séparation, elle pourrait
par exemple fournir les rudiments d’une analyse phylogénétique comparable au travail
mené par d’Huy sur d’autres mythes, comme le mythe de Polyphème 94. Nous ferons
quant à nous l’hypothèse que cette typologie est bien, au moins en partie, la traduction
d’une élaboration conceptuelle sinon due à Hésiode lui‑même, du moins réellement
présente dans la Théogonie. La répétition apparente du mythe de séparation
ouranogéique dont nous sommes parti constituerait un indice de cette présence et
témoignerait d’une tentative, dans le texte hésiodique, pour déployer toute la richesse
du thème de la séparation à travers l’articulation d’opérations ou relations apparentées
à cette notion. On soulignera l’emploi, dans les contextes précédemment étudiés, d’un
grand nombre de verbes, prépositions, adverbes et noms renvoyant tous à une forme de
séparation et dont l’analyse pourrait confirmer ou infirmer les hypothèses présentées
ici95.
35 L’articulation des différentes séparations que nous avons cherché à décrire par le
moyen d’une telle typologie pourrait être désignée comme une composition, c’est-à-
dire une séquence d’épisodes qui sont autant de médiations entre l’unité originelle et la
situation actuelle du cosmos, autant d’étapes dans la mise en ordre de ce dernier. Dans
une telle composition, chaque séparation est accomplie sur la base de la précédente et
la poursuit, la développe ou la transforme sans en constituer la simple répétition. Nous
avons ainsi voulu montrer que la séparation ouranogéique, que beaucoup d’interprètes
considèrent à raison comme le résultat de la castration d’Ouranos, ne peut cependant
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5. Conclusion
38 La séparation ouranogéique représente donc chez Hésiode un processus complexe et
irréductible à un simple événement, aussi fondamental soit‑il, l’expression séparation du
ciel et de la terre ne désignant d’ailleurs qu’un aspect de ce processus multidimensionnel.
La logique coordonnant les différentes étapes de ce processus, aucune ne répétant
simplement la précédente, ne saurait ainsi être réduite à une simple production du
multiple à partir de l’un : la mise en ordre du cosmos n’est pas un processus linéaire
de différenciation. La séparation prend des formes diverses mais dont l’ensemble forme
une composition au sens précédemment décrit : distinction, division, différenciation
interne, scission, coupure et éloignement, maintien de la distance, répartition des
charges et des honneurs, bannissement. Ces séparations nous ont semblé appliquées,
pour les unes, distinction et division, aux conditions de possibilité du cosmos et au
cadre dans lequel s’inscrit le récit théogonique d’Hésiode ; pour d’autres, de la
différenciation interne de Gaïa au maintien d’une distance entre ciel et terre, aux
réalités cosmiques matérielles qui remplissent ce cadre ; pour d’autres encore,
répartitions allant jusqu’au bannissement, aux êtres qui peuplent les différentes parties
de ce cosmos (Olympiens, humains, Titans et créatures néfastes), la séparation
théanthropique représentant comme l’aboutissement de tout ce processus. Enfin, en
plus de cette diversité de formes et d’objets, la séparation revêt également une pluralité
d’aspects : loin d’être réductible à sa signification purement spatiale, elle induit une
organisation temporelle, générative et finalement axiologique du cosmos. Nous
espérons que le présent travail aura contribué à montrer quel genre de cohérence
règne au sein de cette diversité conceptuelle et quel genre d’articulation on peut
concevoir entre toutes ces formes, dès lors, en tout cas, que l’on refuse de voir dans la
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Théogonie un ensemble disparate de légendes dont Hésiode aurait oublié le sens profond
pour prendre au sérieux la dimension théorique de ce texte.
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NOTES
1. Naddaf parle de « double cosmogenèse » (2008 [1992], 80). Voir aussi l’idée de « multiple
approaches » chez Rowe (1983, en particulier 127‑134 pour des exemples chez Hésiode).
2. Pour le sens, Cornford se réfère en particulier à Bacchylide (1950 [1941], 98 ; 1952, 194, n. 2 :
Épinicies, V, 27). Pour l’étymologie, il renvoie (1952, 194, n. 1) à Boisacq (1950 [1914], 1050‑1051,
s. v. χάος), qui rattache χάος à une racine comportant l’idée d’« ʻopening’, ʻseparation’, ʻhollow’ ».
Pokorny dérivera ce nom de *ĝhēu-, « gähnen, klaffen » (1959‑1969, 449).
3. Kirk, dans Kirk & Raven (1983 [1957], 39).
4. Cornford (1952, 202‑213). Voir déjà Lang (1884, 48‑51) et, récemment, Iribarren (2018, 89‑90).
5. Voir Vlastos (1955, 75, n. 4). Miller (1977, 438‑439) conteste pour cette raison l’idée d’une
duplication de la séparation ouranogéique à cet endroit de la Théogonie, mais sa propre
interprétation suppose une lecture de Τάρταρα au vers 119 comme un nominatif coordonné à Γαῖ’
au vers 117 (donc une quatrième entité primordiale), alors qu’Hésiode insistera plutôt par la suite
sur la dualité Chaos-Gaïa, et ne nous paraît ainsi pas rendre compte de la nécessité pour Chaos
d’avoir une descendance. Voir Strauss Clay (2003, 15‑16) et Most (2004, 178‑180).
6. Cornford (1950 [1941], 103‑107) lui‑même avait d’abord soutenu l’hypothèse suivante : la
naissance d’Ouranos, engendré par Gaïa (126‑128), serait une première duplication de la
séparation ouranogéique signifiée par Chaos ; ces deux événements seraient eux‑mêmes repris
respectivement par la castration d’Ouranos et le combat de Zeus contre Typhée (820‑880), qui
serait la trace chez Hésiode d’un autre mythe de création mettant en scène un démiurge
démembrant un monstre pour former le ciel avec une partie de son corps (voir Enūma eliš, IV,
135‑146, dans Bottéro & Kramer [1989, 631] sur Marduk et Tiāmat ; à propos de cette catégorie de
mythes, voir Le Quellec & Sergent [2017, 1355‑1356, s. v. « Ymir (mythes du type –) »]). La
castration et le démembrement seraient autant d’expressions mythiques de la même séparation
ouranogéique.
7. Cornford (1952, 198 et 203) : « semi-philosophical », « mythical », « anthropomorphic ». Voir aussi
Ramnoux (2020 [1959], 69).
8. Kirk, dans Kirk & Raven (1983 [1957], 38) : « easier to accept ».
9. Cornford (1952, 203) ; Kirk, dans Kirk & Raven (1983 [1957], 38).
10. Sorel (2009 [2006], 66) s’est déjà confronté à ce problème.
11. Voir infra, n. 33. Selon les deux seules autres occurrences du terme χάος dans la Théogonie (et
donc dans la poésie épique archaïque), ce dernier est peut‑être situé au‑dessus de Gaïa au
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vers 700 (contra Hölscher, 1953, 400 ; Podbielski, 1986, 258 ; voir Wacziarg, 2001, 133‑136), et
au‑dessous d’elle au vers 814 (Most, 2021, 35‑37).
12. Voir supra, n. 5.
13. Voir supra, n. 2. Mondi (1989, 7), en rapprochant χάος de χαῦνος, a voulu faire du premier une
indétermination substantivée et dériver ces termes d’une racine χαϝ- distincte de la racine
présente dans χαίνω, χάσκω et χάσμα. Mais l’idée d’ouverture n’est pas étrangère à χαῦνος et,
même sans les identifier, le rapprochement de χάος et χάσμα chez Hésiode ne peut être nié (voir
infra, n. 18).
14. Rappelons la parenté étymologique de χωρίζω (« séparer ») et χώρα (« espace limité »,
« intervalle »). Voir Chantraine (2009 [1968], 1236, s. v. χώρα).
15. Ramnoux parle d’un « vertige » infini (2020 [1959], 73 ; voir aussi 2020 [1962], 635) ; Vernant,
d’un « gouffre sans fond » (2007 [1981a], 1970‑1971).
16. Most (2021, 34).
17. Voir Mondi (1989, 38‑41) et Most (2021, 38).
18. Solmsen (1950, 238), Bussanich (1983, 216‑217) et Wacziarg (2001, 131‑133), par exemple,
admettent l’identification ; Karl (1967, 82‑85) et Mondi (1989, 6‑10) la refusent. Certains
interprètes ont refusé d’accorder des bords à Chaos par simple refus d’identifier ces bords au ciel
et à la terre (par exemple Prier, 1974, 2).
19. Voir la typologie des interprétations de Chaos proposée par Wacziarg (2001, 146‑150).
20. Voir Philippson (1936, en particulier 9‑10) et Rudhardt (1986, 12).
21. Voir Prier (1972) ; l’Olympe est une montagne et Tartare serait une région de Gaïa (841). Il
s’agit sans doute d’une anticipation de l’opposition entre l’ordre des dieux olympiens et celui des
Titans, maîtrisés par les premiers (Τάρταρα est sujet de ἔχουσι). Voir infra.
22. Voir Most (2021, 37) : Chaos serait « la condition de possibilité d’un lieu, plutôt qu’un lieu en
lui‑même ».
23. Voir notamment Most (2013).
24. Staudacher (1968 [1942], 44‑45), Numazawa (1946, 388‑392 et 1953, 33).
25. L’ἄπειρον désigne sans doute ici le vide, voir Démocrite, A37.
26. Phanès, qui sort de l’Œuf avant que celui‑ci ne se dissocie en ciel et terre, fait également
penser à Éros (Rudhardt, 1986, 12‑13).
27. Iliade, VIII, 368 ; XVI, 327 ; Odyssée, X, 528 ; XI, 37 et 564 ; XII, 81 ; XX, 356 ; Théogonie, 515 ;
Hymne homérique à Déméter, 335 et 409. Pokorny dérive ἔρεβος de *reg u̯os-,
« Dunkelheit » (1959, 857).
28. Iliade, XI, 54 ; XIII, 837 ; XIV, 258 ; XV, 192 et 610 ; XVI, 365 ; Odyssée, V, 50 ; Hymne homérique à
Déméter, 70 et 457. Voir la formule αἰθέρι ναίων, Iliade, II, 412 ; IV, 166 ; Odyssée, XV, 523 ; Hésiode,
Les Travaux et les Jours, 17 ; fr. 343, 9. Il est pour cette raison tantôt identifié au ciel (voir surtout
Iliade, XV, 192), tantôt distingué de lui en tant qu’il peut être traversé alors que le ciel est solide
(XVII, 425, voir aussi II, 458 ; XIX, 351 ; Odyssée, XV, 293 ; Hésiode, fr. 150, 35 ; Hymne homérique à
Déméter, 67 ; Hymne homérique aux Dioscures, 13).
29. Éclairs : Iliade, VIII, 556 et 558 ; XVI, 300 et 365 (ceci en fait indirectement une région
lumineuse) ; vents : Hymne homérique à Apollon, 434.
30. Rudhardt (1986, 13) ; voir aussi Rudhardt (1990, 306‑307).
31. Stokes (1963, 18). Voir aussi l’association de Nuit et Ouranos (176).
32. Vernant (2007 [1981a], 1971‑1972).
33. Stokes (1963, 18‑21) y voyait un argument pour identifier Chaos à la Faille au sein de laquelle
le cosmos se constitue.
34. Voir supra, n. 20. Nous laissons donc de côté ce que Miller (1977, 444‑445) nomme « contra-
distinction » (le fait que Jour et Éther sont les produits de leurs contraires), pour voir dans ces
deux générations, et non seulement dans la première, une « auto-spécification » de Chaos.
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φιλομμηδής (200) est peut‑être un jeu de mots à partir de φιλομμειδής, son épithète homérique,
et μήδεα ; son épithète αἰδοίη (194) est peut‑être un euphémisme et une référence aux αἰδοῖα
d’Ouranos dont elle naît. Sur l’ambiguïté de ces divinités, voir Vernant (2007 [1981a], 1978‑1980).
75. Voir supra, n. 62. Cela n’empêche pas le Tartare d’être ultérieurement intégré à l’ordre
cosmique de Zeus, le désordre dont il est l’origine (les vents soufflés par Typhée, son fils, 869‑880)
étant cantonné au domaine des mortels (Blaise, 1992, en particulier 369‑370), ceci accentuant le
caractère intermédiaire de la condition humaine terrestre (voir infra).
76. Le terme ἐνέρτερος (898) anticipe ici le ἔνερθ’ de VIII, 16, repris par la Théogonie, 720.
77. Il est associé à Éris, sa sœur et compagne (voir IV, 440‑441, V, 518, et la formule ἔριδα
ξυνάγοντες Ἄρηος en V, 861 et XIV, 149) ; or on dit de celle‑ci qu’elle s’appuie contre le ciel tout
en foulant le sol de ses pieds (IV, 440‑443). Sur les blessures d’Arès et d’Aphrodite au chant V
expliquées par leur compromission avec les hommes, mise à l’épreuve de la limite évoquée par
Apollon entre les deux races (V, 440‑442), voir Loraux (1986).
78. West (1966, 366), Northrup (1979, 30‑31). Strauss Clay le localise avec plus de vraisemblance
« on the upper floor of the world below, and […] fairly near its upper boundary » (2020, 404). Il pourrait
malgré tout séparer le ciel du monde souterrain.
79. Sur la localisation des enfants de Phorkys et Kétô, voir Ballabriga (1986, 114‑116) ; sur le rôle
de cette généalogie dans la présentation d’un « counter-cosmos » opposé à l’ordre de Zeus, voir
Strauss Clay (1993, en particulier 115‑116) ; sur la monstruosité de cette descendance reflétée par
les procédés étymologiques utilisés dans ces vers, voir Vergados (2021, 70‑74). Le plan de ce
catalogue (270‑336) est le suivant : 270‑273, Grées ; 274‑278, Gorgones ; 278‑286, Pégase et
Chrysaor (nés de Méduse) ; 287‑294, Géryon (né de Chrysaor) ; 295‑305, Échidna ; 306‑332,
descendance d’Échidna (309, Orthos ; 310‑312, Cerbère ; 313‑318, l’Hydre ; 319‑325, la Chimère ;
326, Phyx ; 327‑332, le lion de Némée) ; 333‑335, le serpent qui garde les pommes d’or.
80. Voir Stokes (1962, 15‑21), West (1966, 339) et Bilić (2013). Cette localisation des descendants
de Phorkys et Kétô, divinités marines, est bien sûr liée à la nature de leurs parents, Hésiode
rapprochant peut‑être aussi Κητώ de *κῆτος, « caverne » (Strauss Clay, 1993, 110).
81. Voir aussi les formules, d’origine homérique, ἐπιχθόνιοι ἄνθρωποι (231, 416), χαμαὶ
ἐρχόμενοί τ’ ἄνθρωποι (272), etc. Les hommes sont aussi associés au couple terre-mer, ce qui
complète l’attribution des régions cosmiques aux entités qui les peuplent (voir 430‑439 et
875‑880).
82. Ce verbe indique un choix qui a pour conséquence une séparation (voir Iliade, V, 501). Cette
opération prend du temps, d’où l’imparfait : au vers 586, hommes et dieux sont à nouveau réunis
pour le don de la femme aux premiers.
83. Voir le cas d’Héraclès (qui « habite parmi les immortels, à l’abri des souffrances », 954‑955),
des hommes de la race d’or (qui vivaient, avant l’épisode de Prométhée, « à l’écart des maux et de
la dure peine », νόσφιν ἄτερ τε κακῶν καὶ ἄτερ χαλεποῖο πόνοιο, Les Travaux et les Jours, 91), ou
encore des héros (que Zeus a établis, κατένασσε, à l’écart des hommes, δίχ’ ἀνθρώπων, mais aussi
loin des dieux, τηλοῦ ἀπ’ ἀθανάτων, le cœur libre des soucis, ἀκηδέα, 166‑173 : cette double
précision souligne l’ambiguïté de la condition humaine après l’épisode prométhéen, voir infra).
84. Vernant (2007 [1974], 751‑764) ; 2007 [1979], 899‑909 ; 2007 [1981b], 1988‑1993) ; voir
Leclerc (1998, en particulier 97‑99). Sur le lien entre mortalité et nourriture, voir Iliade, V,
339‑342. Sur les relations entre les hommes et les dieux impliquées par les pratiques sacrificielles
grecques, voir Ekroth (2008).
85. Vernant (2007 [1979], 909).
86. Vernant (2007 [1979], 901‑902, voir aussi 931‑938). Fonction de médiation et fonction de
séparation sont ici liées. On rapprochera la colonne de Prométhée (522) de celles d’Atlas chez
Homère (voir supra, n. 66).
87. Vernant (2007 [1979], 900‑901).
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88. L’humanité est « séparée des ressources qui assurent sa vie » et « séparée en deux sexes sans
moyen d’y échapper sauf à provoquer la division posthume de ses biens » (Leclerc, 1998, 98).
89. Cette expression appelle une remarque. L’expression « mythes de séparation du ciel et de la
terre » paraît établie (voir Staudacher, 1968 [1942], passim : « Himmel-Erde-Trennungs-Mythus » ;
Numazawa, 1946 et 1953 ; Marót, 1951 ; Seidenberg, 1959, 1969 et 1983 ; Komoróczy, 1973). Les
collections d’exemples proposées par Staudacher (1968 [1942], 3‑43), puis Numazawa (1946,
303‑426 ; voir aussi Le Quellec & Sergent, 2017, en particulier 1177‑1178, s. v. « Séparateur »), sont
suffisantes pour nous convaincre à la fois de la diffusion quasi universelle de ces mythes et de la
consistance de cette catégorie, dont on pourrait donner la définition sommaire suivante : mythe
exposant un état initial d’union entre le ciel et la terre et narrant la sortie de cet état ainsi que les
conséquences de cette sortie. Toutefois, la catégorie « mythes de séparation du ciel et de la
terre » est déjà une généralisation de certains des motifs mythologiques décrits par Thompson
(unités narratives minimales dont sont composés les mythes) : par exemple, le motif de
l’élévation du ciel (1955 [1932], 128‑129, rubrique A625.2) et celui de l’œuf cosmique (129,
rubrique A641), qui renvoient à deux formes de séparation, l’éloignement et la scission. Ainsi,
nous pourrions opérer une généralisation supplémentaire compte tenu des liens précédemment
signalés entre la séparation ouranogéique et la séparation théanthropique, l’expression
ouranogéique étant elle‑même très réductrice puisqu’elle renvoie à une étape et un aspect (spatial)
particuliers du processus que nous avons décrit.
90. Voir Le Quellec & Sergent (2017, 81‑84, s. v. « Arbre » ; 123‑124, s. v. « Axis mundi »).
91. Vázquez, dans Jones (2005 [1987], 8587).
92. Les interprètes comparent plus volontiers la Théogonie au Cycle de Kumarbi hittite (depuis
Forrer, 1936 ; voir encore Nicolle, 2018, 267‑268 et 274) ou à l’Enūma eliš. Voir notamment
West (1997, 2‑9 pour une description des voies de communication entre ces cultures et 276‑305
sur la Théogonie).
93. D’autres exemples de cette situation sont mieux connus, mais aussi moins évidents à
interpréter. On pensera aux premiers chapitres de la Genèse, qui décrivent une évolution des
rapports entre Yahweh et les hommes (d’une situation initiale de séparation entre Adam et
Yahweh, qui n’exclut pas une certaine communauté dans l’Éden, jusqu’à la mise en échec par
Yahweh de toute tentative pour atteindre le ciel avec l’épisode de Babel : la séparation
théanthropique se trouve ici accentuée par la tentative même visant à la surpasser). On pensera
encore au mythe hésiodique des races (Les Travaux et les Jours, 106‑201) ou au compte rendu de la
cosmogonie tahitienne donné par Otte (2019 [1994‑1996], 399‑404).
94. D’Huy (2020).
95. Voir ἐκγίγνομαι (124, etc.), ἀμάω (181), ἀποτμήγω (188), δατέομαι (520, etc.),
διαδατέομαι (544, etc.), καταναίω (620), κρίνω (535), ἀπαμείρω (801), ἐξελαύνω (820) ;
ὕπερθε (702, etc.), πέρην (215, etc.), ἔκτοσθε (813), νόσφιν ἀπό (57, etc.), τηλοῦ ἀπό (302),
τηλόθεν (785), ἄτερ et νόσφιν ἄτερ (132 ; Les Travaux et les Jours, 108, etc.), δίχα (Les Travaux et les
Jours, 167), δασμός (Théogonie, 425), ainsi que les noms propres Χάος et Κρόνος (supra, n. 2 et
n. 45). À cela, il faudrait encore ajouter un certain nombre de termes désignant l’union (μίγνυμι,
125, πιλνάω, 703, etc.), dont certains sont niés (οὐδὲ ἐπιμίγνυμι, 802, etc.).
96. Lévi-Strauss (1974 [1955], 243). Ces « paquets de relations » sont ce que Lévi‑Strauss identifie
comme « mythèmes » (1974 [1955], 241‑242), c’est-à-dire les unités constitutives du mythe.
97. Sur le rejet par Vernant de la notion de transformation et de la définition de la structure que
celle‑ci supposait chez Lévi-Strauss, voir Salmon (2007, en particulier 51 : « la structure du mythe
de Prométhée n’est pas définie [par Vernant] à partir des divergences systématiques qui se
manifestent dans un système de variantes, mais à partir de deux versions qui se complètent
mutuellement, car elles sont les deux faces d’une même œuvre ») ; le principe de lecture que nous
évoquons ici demeure un point d’accord entre ces deux auteurs (Salmon, 2007, 43‑44).
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RÉSUMÉS
De nombreux commentateurs ont déjà signalé la présence, dans la Théogonie d’Hésiode, d’un
motif récurrent dans les mythes de nombreuses cultures : la séparation du ciel et de la terre.
L’apparition de Chaos, mais aussi la naissance d’Ouranos ou encore le mythe de sa mutilation par
Cronos, furent souvent interprétés comme autant d’occurrences de ce motif. Nous nous
proposons dans cet article, en revenant sur plusieurs passages du poème hésiodique pouvant être
interprétés en ce sens, de chercher une cohérence derrière cette répétition apparente. Nous
espérons ainsi souligner la complexité d’un tel processus de séparation, irréductible à un simple
événement ponctuel et à une mise en ordre seulement spatiale du cosmos, et décrire une
élaboration conceptuelle dont ce poème, en articulant différents modes, objets et aspects de la
séparation, serait le témoin.
Many commentators have already pointed out the presence, in Hesiod’s Theogony, of a recurrent
motif in the myths of many cultures: the separation of heaven and earth. The emergence of
Chaos, but also the birth of Uranus and the myth of his mutilation by Cronus, were often
interpreted as so many instances of this motif. We propose in this paper, through an examination
of several passages of the Hesiodic poem which can be interpreted in this sense, to seek whether
there is a logic behind this apparent repetition. We thus aim to emphasize the complexity of such
a process of separation, which is irreducible to a simple punctual event and to a merely spatial
ordering of the cosmos, and to describe how this poem testifies to an elaborate conceptual
framework, as it articulates various modes, objects and aspects of separation.
INDEX
Mots-clés : Hésiode, séparation, composition, mythologie, cosmogonie, cosmologie
Keywords : Hesiod, separation, composition, mythology, cosmogony, cosmology
AUTEUR
ÉTIENNE MÉNARD
Université de Franche-Comté, laboratoire Logiques de l’agir (UR 2274)
etienne.menard@univ-fcomte.fr
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Δίνη et στροφάλιγξ. La
« théomachie » d’Empédocle et son
modèle poétique homérique dans le
chant XXI de l’Iliade
Δίνη and στροφάλιγξ. Empedocles’ “Theomachy” and Its Homeric Poetic Model
in Iliad 21
Gabriela Cursaru
Cette étude a été réalisée dans le cadre des programmes de recherche Through the Vortex /
À travers le Vortex (Social Sciences and Humanities Research Council of Canada, Insight Project
no 435‑2018‑0775, projet dirigé par L. Kozak [McGill University], P. Bonnechère et G. Cursaru
[Université de Montréal]) et Transformaciones de los mitos griegos: parodia y racionalización
(Proyecto del Ministerio de Ciencia e Innovación, réf. PID2019‑104998GB‑I00, projet dirigé par
M. A. Santamaría [Université de Salamanque]). Je remercie les deux réviseurs anonymes de cette
contribution pour leurs judicieuses remarques. J’en ai tenu compte dans toute la mesure du
possible et, évidemment, je porte l’entière responsabilité des imperfections.
1 Φιλία et Νεῖκος, les deux principes cosmiques empédocléens, sont contraires, mais
égaux (ἴσοι, B17, 20 / D73, 251)1, exerçant leur autorité sur les éléments divins à
rebours l’un de l’autre : « et tour à tour ils dominent tandis que le temps tourne » (ἐν δὲ
μέρει κρατέουσι περιπλομένοιο χρόνοιο, B17, 29 / D73, 260) ou « tandis que le cercle
tourne » (περιπλομένοιο κύκλοιο, B26 / D77b, 1). Νεῖκος sépare les quatre racines
divines de toutes choses (ῥιζώματα) selon leur γένος et unit les semblables qui en
résultent en quatre grandes masses pures concentriques, tandis que Φιλία dissocie ces
masses élémentaires homogènes, rassemble et mêle les dissemblables les uns aux autres
indépendamment de leur genre. Par conséquent, les éléments « décroissent et croissent
les uns dans les autres selon le tour fixé par le destin » (καὶ φθίνει εἰς ἄλληλα καὶ
αὔξεται ἐν μέρει αἴσης, B26 / D77b, 2), ils participent à tout changement et à toute
mutation des choses composées, à leur création et destruction, mais,
fondamentalement inaltérables, ils restent inchangés par cette alternance. Le tour
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1. δίνη et στροφάλιγξ
3 Le choix empédocléen de la figure du vortex en tant qu’instrument d’exercice alterné
de l’autorité des deux principes cosmiques est parfaitement approprié en tant que
moteur du devenir cyclique du monde. Φιλία et Νεῖκος se servent tous deux du même
instrument (le vortex cosmique), chacun à sa manière et en vertu des fonctions qui
reviennent à chacun d’entre eux, et cela relève de leur « égalité » de statut dans
l’économie du processus cosmologique et en sert d’expression : opposés, chacun est à la
fois la contrepartie et le complément de l’autre3. Cependant, Empédocle utilise deux
termes différents pour désigner le tourbillon, δίνη et στροφάλιγξ, et ce, pour souligner
la différence fondamentale entre les deux « causes motrices » et entre les
deux principes cosmiques à l’œuvre dans l’univers, surtout entre les rôles différents
qu’ils jouent et, par conséquent, entre les modalités par lesquelles chacun d’eux
manifeste et met en œuvre son autorité. Chacun des deux principes reçoit‑il le modus
operandi qui lui est propre ? La question a plus de portée qu’il n’y paraît. En quoi diffère
la signification précise des termes δίνη et στροφάλιγξ ? Tous deux attestés dès Homère,
désignent‑ils de façon indifférenciée une même réalité, ou, au contraire, le choix de
chacun d’eux, d’un contexte à l’autre, est‑il signifiant ?
4 Et qu’en est‑il d’Empédocle ? En reprend‑il l’usage d’Homère ? L’impose‑t‑il de
lui‑même en accord avec le mouvement dialectique des deux principes de son système
cosmologique ? L’emploi de δίνη et στροφάλιγξ, chez Empédocle, est‑il par conséquent
différencié, les deux termes désignant deux tourbillons distincts et successifs, i) se
relayant sous deux emprises et deux autorités différentes, Νεῖκος et Φιλία4, ou ii) se
rapportant tous deux à l’action de Νεῖκος5, στροφάλιγξ désignant ainsi, à son tour, le
tourbillon engendré par Νεῖκος (δίνη), mais dont les effets s’inversent lorsque Φιλία
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prédomine et selon sa fonction spécifique ? Ou les deux termes sont‑ils utilisés de façon
non différenciée, δίνη et στροφάλιγξ désignant i) un seul et même tourbillon (sous
l’égide tantôt de Νεῖκος, tantôt de Φιλία)6, ou ii) un tourbillon unique à « double
mouvement » (tourbillon produit par Νεῖκος et dont le mouvement s’accélère sous sa
domination et ralentit sous la domination croissante de Φιλία, ou bien produit par
Φιλία en vertu de ses affinités avec les formes circulaires / hélicoïdales relevant du
Σφαῖρος) ? À notre avis, tout en les remployant à sa guise, Empédocle reprend les deux
termes homériques du chant XXI de l’Iliade — chant concentré sur le νεῖκος des
Olympiens et où la densité des occurrences homériques de δίνη et de στροφάλιγξ est
particulièrement élevée — afin de tisser un lien avec l’épopée et d’en laisser une trace
ou un signe susceptibles de centrer notre attention sur le modèle poétique où il puise et
pour mieux mettre ainsi en valeur, par un clin d’œil et par raccourci, la dimension
« théomachique » de la confrontation dialectique entre les deux puissances cosmiques
de son système cosmologique.
5 Dans ses poèmes composés en hexamètres dactyliques, langue et diction de l’autorité
énonciative, le poète-philosophe d’Agrigente utilise Homère et Hésiode de manière
« subversive7 », en en faisant un usage qui lui est propre afin de bâtir son propre
discours et tout en remodelant nombre d’éléments et de principes de la religion
traditionnelle. Dans la référence au divin, il combine les modes poétiques déjà établis
(mythologique et philosophique) et les met en relation l’un avec l’autre en ayant
recours à la fonction allégorique8. Tous ses emprunts à la tradition homérico-
hésiodique, tant au niveau sémantique qu’au niveau thématique et figuratif, sont trop
importants pour ne pas être significatifs en tant qu’indices énonciatifs signalant une
intention tout autre que celle de la continuité dans l’expression poétique. Aucun de ses
emprunts ne consiste dans une simple imitation ou dans une reprise avec une simple
variation et, plus que la signification des mots, des syntagmes et des motifs utilisés,
c’est leur présence qui frappe, ainsi que les connotations qu’ils portent et les enjeux de
leur mise métaphorique en discours. Dans la densité de ses formules, Empédocle
emprunte des mots ou expressions poétiques, mais les conjugue autrement, sans
respecter ni l’esprit ni la syntaxe de ses modèles et en les thématisant selon une
perspective fondamentalement différente. Au fur et à mesure qu’il reprend à son
compte le langage poétique traditionnel ou se sert de motifs mythiques conventionnels,
il conserve et substitue, emprunte et détourne à la fois. Il tisse et entrelace de rapides
échanges avec la tradition qui le précède, tout en la renouvelant et en en dépassant le
propos et même les formes, car il décompose et recompose à sa guise, en remployant
des mots / motifs qu’il combine de main de maître dans de véritables jeux intertextuels.
6 Revisitons les remplois des termes homériques δίνη et στροφάλιγξ afin de mieux cerner
leur fonction dans le contexte des cycles cosmiques empédocléens et les réseaux de
significations dans lesquels ils s’insèrent. Chez Homère, six des sept occurrences de
δίνη et l’une des trois occurrences de στροφάλιγξ sont employées dans le seul chant XXI
de l’Iliade, chant concentré sur la confrontation des dieux, divisés en deux camps, du
côté des Achéens ou des Troyens, et mettant en scène un enchaînement de véritables
duels entre les Olympiens en titre, égaux en τιμαί. Par conséquent, on peut envisager
que la confrontation des deux principes cosmiques empédocléens, Φιλία et Νεῖκος, a eu
pour modèle poétique le νεῖκος des dieux homériques, dont Empédocle a emprunté le
thème et nombre de motifs, notamment les motifs tourbillonnants / tournoyants, tout
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2. δίνη
7 Au début du chant XX de l’Iliade, Zeus convoque tous les dieux à l’assemblée et leur
demande d’intervenir dans le conflit opposant les Troyens aux Achéens (4‑31) ; les
dieux se divisent en deux camps (32‑40) et un grandiose passage assorti de cris
effrayants et de mouvements violents (tonnerre de Zeus, secousses, tremblements de la
terre et de la mer ébranlées dans leurs fondements par Poséidon) décrit les effets
cosmiques de leur entrée dans la bataille, des deux côtés, les uns contre les autres
(47‑66). Après un catalogue de paires divines (67‑74)9 opposant Poséidon à Apollon,
Enyale à Athéna, Héra à Artémis, Léto à Hermès et Héphaïstos à Xanthe / Scamandre 10,
suit la description des conflits violents qui opposent Achille à Énée, à Iphition, à
Polydore et à maints autres illustres Troyens, voire à Hector, conflits assortis d’autres
interventions des dieux, chacun auprès de son protégé (Apollon et Arès vs Héra, Athéna
et Poséidon). Les scènes de combat entre les mortels et entre les dieux alternent.
De même, le chant XXI commence par une autre séquence ayant Achille pour
protagoniste dans son combat contre Lycaon et Astéropée, puis contre le Scamandre,
séquence suivie par la théomachie opposant Héphaïstos au dieu-fleuve et qui sert de
prélude à d’autres confrontations divines opposant Héra et Athéna à Arès, Aphrodite et
Artémis, prélude à son tour à la grandiose scène de combat opposant les Troyens aux
Achéens. Le vocabulaire de la discorde abonde dans les deux chants : ἔρις (12 occ.,
notamment θεοῖσιν ἔρις), νεῖκος (3 occ.), νεικέω (4 occ., incluant la formule νεικεῖν
ἀλλήλοισιν), μάχη (10 occ., incluant la formule μάχη πόλεμός τε) ; μάχομαι (21 occ.),
πόλεμος (16 occ.), πολεμίζω (4 occ.), δηριάομαι (1 occ.), μίγνυμι (dans le sens
agonistique, 2 occ.), sans oublier les invectives que les dieux s’adressent l’un l’autre lors
de la querelle (5 occ.).
8 La seule occurrence odysséenne de δίνη chez Homère désigne le tourbillon profond du
fleuve où Nausicaa laisse échapper sa balle (VI, 116), scène dont M. Rashed a souligné
les ressemblances avec le fragment B115 / D10, 9‑12 d’Empédocle 11. Les six autres
occurrences homériques de δίνη apparaissent toutes dans le chant XXI de l’Iliade et sont
relatives aux tourbillons du Xanthe / Scamandre12, dans un contexte particulièrement
tourbillonnant où plusieurs autres termes composés de δίνη ou empruntés au
vocabulaire vorticiel « tourbillonnent » tout autour, redondance qu’on peut justifier
par le système formulaire extensif développé dans l’Iliade autour de la figure et de
l’image du Xanthe et de ses tourbillons13. Mais regardons de plus près la scène de la
confrontation entre Achille et le Scamandre, suivie par celle de la confrontation entre
Héphaïstos et le dieu-fleuve dans le chant XXI de l’Iliade. Ces scènes sont précédées par
l’image grandiose, visuelle et sonore, de la fuite affolée des troupes troyennes
poursuivies par Achille et coupées en deux au moment même où elles venaient
d’atteindre le πόρος du Xanthe tourbillonnant (Ξάνθου δινήεντος, 2), lieu de passage
névralgique, surtout qu’il s’agit de l’endroit même par où, la veille et à tour de rôle, les
Achéens fuyaient la furie d’Hector (1‑5). Cette symétrie parfaite entre les deux
mouvements de poursuite / fuite nous installe dès le début du chant en plein
entre‑deux liminal de l’espace-temps agonistique.
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9 Une moitié des troupes reflue vers la ville, affolée, mais Héra déploie devant les soldats
une vapeur destinée à les retenir (6‑7), là où ἠέρα δ’Ἥρη servira d’expression-
archétype de l’identification allégorique d’Héra à l’élément air, équivalence symbolique
qu’on retrouve y compris chez Empédocle (B6 / D57, 2)14. L’autre moitié se trouve
acculée (hommes, chars et chevaux mélangés, cf. ἐπιμίξ, 16) et tournoie (ἑλίσσω) dans les
δῖναι du Xanthe15 : les corps « roulaient dans les eaux du Xanthe aux tourbillons
d’argent » (ἐς ποταμὸν εἰλεῦντο βαθύρροον ἀργυροδίνην, 8), faisant mugir les ondes et
gronder les rochers du bord, et nageaient, au milieu des cris, « ça et là, tournant avec les
tourbillons » (ἔννεον ἔνθα καὶ ἔνθα ἑλισσόμενοι κατὰ δίνας, 11)16. Le mouvement violent
de rotation dans lequel les δῖναι entraînent les corps est doublé par le mouvement
circulaire et concentrique des sons émis, en réplique et tout autour (ἀμφὶ περὶ μεγάλ’
ἴαχον, 10), par les eaux profondes et les falaises, ces bruits forts formant une toile
sonore qui résonne à l’échelle cosmique et renforce l’aspect dramatique de quasi-
déluge de la scène.
10 Sous la poussée d’Achille dont l’ardeur est comparée à celle de la « flamme
tournoyante » d’un prodigieux incendie (φλόγα εἰλυφάζει, XX, 492)17, « le cours du
Xanthe tournoyant en ses fonds (Ξάνθου βαθυδινήεντος) se remplit du cri mêlé (ἐπιμίξ)
des chevaux et des hommes » (XXI, 15‑16). Les adversaires feu vs eau, anticipant le
conflit entre Héphaïstos et le Scamandre, sont doublés par l’image saisissante de la
comparaison des sauterelles fuyant vers un fleuve la poussée d’un incendie
brusquement jailli d’une flamme inextinguible18. Achille « frappe à la ronde » (τύπτε δ’
ἐπιστροφάδην, 20) et le corps de Lycaon, sa première victime, est jeté dans le fleuve
pour que le Scamandre « l’emporte dans ses tourbillons vers le vaste sein de la mer »
(ἀλλὰ Σκάμανδρος / οἴσει δινήεις εἴσω ἁλὸς εὐρέα κόλπον, 124‑125). Au terme de
cette confrontation avec le fils de Pélégon, ancêtre éponyme des Pélagones qui passent
parfois pour des Géants19, Achille se livre à un véritable discours théomachique
(184‑199) dont le ton solennel est renforcé par de nombreux tours stylistiques analysés
par N. Richardson20. De plus, menaçant de mort les Troyens et leurs alliés, Achille les
avertit que « le fleuve au beau cours et aux tourbillons d’argent » (ποταμός περ ἐΰρροος
ἀργυροδίνης) ne leur serait d’aucune aide, même s’ils sacrifiaient des taureaux en son
honneur et jetaient des chevaux vivants dans ses tourbillons (ἐν δίνῃσι) (130‑132). La
deuxième victime d’Achille est Astéropée, petit‑fils d’Axios, autre « fleuve aux
tourbillons profonds » (ποταμὸς βαθυδίνης, 143)21. Les Péoniens, en déroute après la
mort de leur chef, se dispersent apeurés sur la rive du fleuve tourbillonnant (οἵ ῥ’ ἔτι
πὰρ ποταμὸν πεφοβήατο δινήεντα, 206), mais nombre d’entre eux sont abattus par
Achille, qui en aurait encore tué bien d’autres si « le fleuve aux tourbillons profonds »
(ποταμὸς βαθυδίνης, 212) ne lui avait parlé, sous les traits d’un homme, et n’avait « fait
entendre sa voix du fond de son tourbillon » (βαθέης δ’ ἐκφθέγξατο δίνης, 213).
11 Sans réussir à se faire écouter par Achille, le Scamandre βαθυδίνης (228) s’adresse alors
à Apollon, mais Achille refuse d’arrêter ses atrocités et la tentative d’anéantissement de
la race des Troyens à laquelle il se livre si violemment. Qui plus est, il saute de la berge
et bondit au milieu du Scamandre (ἔνθορε μέσσῳ / κρημνοῦ ἀπαΐξας, 233‑234a), « mais
le fleuve, pour l’assaillir, se gonfle, furieux ; il met en mouvement toutes ses ondes,
qui se troublent ; il repousse les morts innombrables, victimes d’Achille, qui
pullulent dans son lit, il les jette au‑dehors, sur le sol, en mugissant comme
un taureau ». Quant aux vivants qu’il trouve dans ses flots, « il les sauve au contraire et
les dissimule au fond de ses tourbillons immenses (κρύπτων ἐν δίνῃσι βαθείῃσιν
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et roule les yeux de tous côtés30, ou encore ceux des guerriers tournant en cercle en
plein milieu du champ de bataille, soit les mouvements rythmiques des laboureurs et
des bêtes attelées à leurs chars qui font demi-tour (la volte-face typique) au bout de
chaque sillon d’un champ cultivé31, ceux, circulaires ou de rotation, de la danse ou celui
par lequel un fleuve roule ses ondes32, le vol d’un projectile, le mouvement par lequel
on fait tourner quelque chose ou l’on jette quelqu’un, d’un mouvement tournoyant,
dans la confusion33 ; s’y ajoutent le verbe composé ἀμφιδινέομαι « (faire) rouler tout
autour »34 ou quelques exemples isolés d’(ἀπο)δινέω 35. Chez Empédocle, l’emploi à trois
reprises de δίνη dans des contextes qui ne concernent pas l’eau (B35 / D75, 4, B115 /
D10, 11 et D73, 274) n’intrigue pas36 et le lien avec le chant XXI de l’Iliade demeure. Le
poète-philosophe use de la transposition allégorique, retravaille le motif de la δίνη et
l’oriente selon la visée cosmologique systématique qui fait l’unité de sa théorie
physicaliste dans son ensemble : il utilise δίνη pour parler d’un tourbillon cosmique et
en fait une métaphore ; il se sert de l’image épique de la confrontation entre Héphaïstos
et les tourbillons du Scamandre dans un contexte similaire de théomachie ou d’ἀγών à
portée cosmologique, pour décrire la confrontation dialectique entre Νεῖκος et Φιλία.
Les idées de combat divin / cosmique (auquel la δίνη sert d’instrument et de forme
d’expression) et de mouvement tourbillonnant l’emportent sur la nature de la matière
que la δίνη entraîne et dissocie. Ainsi, les occurrences de δίνη dans le chant XXI de
l’Iliade présentent un réel intérêt pour comprendre ce qui est bâti chez Empédocle, en
dépit des divergences entre les contextes d’emploi du terme chez Homère et chez
l’Agrigentin.
3. στροφάλιγξ
14 Qu’en est‑il de l’emploi pré‑empédocléen et de la signification de στροφάλιγξ ?
Apparemment, et à la différence de δίνη, στροφάλιγξ s’avère être plus flexible, en
désignant tout type de tourbillon, sauf aquatique. Chez Homère, les trois occurrences
du mot apparaissent dans la formule στροφάλιγγι κονίης, au terme d’une scène de
combat sur le champ de bataille ou au terme d’une querelle entre les dieux 37. Voyons
plus en détail le premier exemple homérique (Iliade, XVI, 751‑782) : Cébrion gît sur le
champ de bataille dans un tourbillon de poussière (στροφάλιγγι κονίης) soulevé par les
nombreuses piques aigües et les flèches ailées venant se planter au but autour de son
corps (Κεβριόνην ἀμφ[ι]), ainsi que par les grosses pierres qui, par centaines, heurtent
les boucliers de tous ceux qui luttent massés autour de lui (μαρναμένων ἀμφ᾽ αὐτόν),
Troyens et Achéens se ruant les uns contre les autres (ἐπ᾽ ἀλλήλοισι θορόντες), tels
l’Euros et le Notos38 se confrontant l’un l’autre (ἐριδαίνετον ἀλλήλοιιν, autre terme
appartenant au vocabulaire de la querelle) et ébranlant ainsi (πελεμιζέμεν) une épaisse
forêt dont les arbres projettent leurs longs rameaux les uns contre les autres (πρὸς
ἀλλήλας ἔβαλον) dans un fracas prodigieux.
15 Cette scène de combat généralisé des troupes a lieu après et selon le modèle de la
confrontation entre Hector et Patrocle qui se disputent l’un avec l’autre (ἀλλήλων)
autour du cadavre de Cébrion (περὶ Κεβριόναο, 756 ; αὖθ᾽ ἑτέρωθεν, 755), tels deux
lions en train de lutter autour d’une biche tuée (περὶ κταμένης ἐλάφοιο) 39. La
confrontation entre les deux camps qui se disputent autour du corps de Cébrion est
ainsi doublée par le duel entre leurs chefs et par les deux comparaisons qui
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entrecoupent le fil narratif. Au terme de cette longue scène s’étendant sur une
trentaine de vers et alternant duel / comparaison (lions‑héros) / comparaison (vents-
armées) / combat généralisé en vagues concentriques, l’image du tourbillon de
poussière se voit ainsi renforcée. Il se forme en plein milieu d’un espace par excellence
agonistique, autour du corps de Cébrion, qui est au centre autant de la dispute entre
Hector et Patrocle que de la confrontation entre les vagues des Troyens et des
Achéens40. Leur conflit entraîne des échanges de projectiles (piques aiguës, flèches
ailées et grosses pierres, en vagues successives et continues, alternant des deux côtés)
qui, jetés par centaines (2 x πολλὰ, au début des vers 772 et 774), l’amplifient et
génèrent des mouvements tournoyants et ellipsoïdaux, apparemment chaotiques,
pourtant bien orientés, tous se plantant au but autour et des deux côtés du corps qui gît
à terre dans l’entre‑deux liminal entre les deux camps. Le tourbillon de poussière qui
s’en élève en est une poignante expression visuelle.
16 Le deuxième exemple iliadique d’emploi de στροφάλιγξ, dans le chant XXI du poème,
nous installe dans l’entre‑deux de la « triste querelle » et de la « sombre dispute »
semée entre les dieux (385‑386). Ils participent tous (sauf Zeus, cf. 389) et à grand fracas
à ce conflit qui s’étend à l’échelle cosmique et fait vibrer l’univers entier : « la large
terre gronde et le ciel claironne la bataille autour (ἀμφί) d’eux » (387‑388). On est en
plein espace de l’ἔρις et du νεῖκος, espace circulaire réunissant tous les dieux (σὺν δ᾽,
387 ; θεοῖσιν ἔρις ξυνιόντας, 390), mais pourtant divisé, car « leurs cœurs, au fond
d’eux‑mêmes, flottent dans deux sens contraires » (δίχα δέ σφιν ἐνὶ φρεσὶ θυμὸς ἄητο,
386). Ils s’affrontent l’un l’autre, verbalement et/ou physiquement, tels Arès vs Athéna
(391‑414), Athéna (incitée par Héra) vs Aphrodite (418‑434), Poséidon vs Apollon
(435‑469), Artémis vs Apollon (470‑477) et chacun de ces duels finit par l’un des dieux
détournant les yeux (Athéna, dont le geste scelle sa victoire contre Arès : πάλιν τρέπεν
ὄσσε φαεινώ, 415) ou s’en détournant (Apollon, qui cède ainsi la victoire à Poséidon :
πάλιν ἐτράπετ’, 468 ; Ποσειδάωνι δὲ νίκην / πᾶσαν ἐπέτρεψας, 472‑473).
17 On tourne ainsi la page et l’on passe au conflit suivant, le dernier de cette chaîne
narrative, celui qui oppose Héra à Artémis. Au terme de son discours irrité, Héra prend
de sa main gauche les deux poignets d’Artémis, alors que de la droite elle la frappe
violemment près des oreilles ; l’autre « tourne la tête à chaque coup »
(ἐντροπαλιζομένην), ses traits légers glissent du carquois et se dispersent sur le sol
(ἔκπιπτον). La tête baissée et en pleurant, Artémis s’enfuit et cherche consolation
auprès de Zeus, son père divin, alors que Léto, sa mère divine, « ramasse l’arc recourbé
et les flèches qui de tous côtés sont tombées à terre dans un tourbillon poudreux »
(Λητὼ δὲ συναίνυτο καμπύλα τόξα / πεπτεῶτ’ ἄλλυδις ἄλλα μετὰ στροφάλιγγι κονίης,
502‑503). Léto ayant ainsi réuni (συναίνυτο, un hapax legomenon absolu) les flèches
disparates qui ont produit une στροφάλιγξ de poussière dans et à leur chute sur le sol 41,
la querelle et la discorde semées par Héra42, qui se sont attachées aux Immortels (ἐξ ἧς
ἀθανάτοισιν ἔρις καὶ νεῖκος ἐφῆπται, 513) et dans lesquelles ils sont tous réunis
(θεοῖσιν ἔρις ξυνιόντας, 390), prennent fin43.
18 Le terme στροφάλιγξ, de même que le verbe στροφαλίζω « tordre » (Odyssée, XVIII, 315),
est un dérivé avec un vocalisme ο et un suffixe en -λ- du verbe στρέφω, usuel dès
Homère et désignant toute action par laquelle on « tourne, (se) détourne, (se) retourne,
tord », souvent employé avec des préverbes qui précisent diversement le sens du
verbe : ἀνα- « retourner », ἀπο- « détourner, tourner en arrière, mettre en fuite », ἐκ-
« retourner complètement », ἐπι- « tourner, se tourner vers, réfléchir », κατα-
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texte d’Homère et d’indice, par un clin d’œil, du modèle poétique où il a puisé les
matériaux dont il avait besoin pour bâtir sa « théomachie ». Quant au remplacement de
l’association homérique entre πελεμίζω et στροφάλιγξ par l’association entre πελεμίζω
et δίνη, cela relève, ainsi qu’on l’a déjà vu avec l’emploi d’ἑλίσσω, soit de l’emploi
indifférencié de στροφάλιγξ et de δίνη, tous deux désignant le même phénomène et se
rapportant tous deux à la discorde et à l’action de Νεῖκος, soit, par contre, de marqueur
sémantique de la différence qu’Empédocle opère par rapport au modèle poétique où il
puise, mais dont il se départit, et ainsi d’indice signalant son intention de bâtir un autre
modèle de « théomachie », tout en partant du modèle poétique de la théomachie
homérique, qu’il utilise, transforme et résemantise à la fois.
20 Le discours d’Empédocle dans D73, pratiquant l’articulation marquée, avance en
spirale, par reprises et variations, et les tours stylistiques participent eux‑mêmes de
cette dynamique tourbillonnante. Les verbes ἀίσσω, μεταλλάσσω, θέω (D73, 274, 278,
282, 285) désignant les mouvements dans lesquels sont entraînés les composés suivent
l’impulsion donnée par ἀνορούω (désignant le mouvement par lequel Νεῖκος lui‑même
s’est élancé) et participent du même paradigme : des mouvements impétueux par
lesquels les éléments se précipitent, courant les uns à travers les autres, mais chacun
errant (πλαγχθέντ’, D73, 286), en vertu du mouvement de dissociation propre à Νεῖκος.
Ce mouvement apparemment chaotique, continu (οὐδ[αμὰ λήγει, D73, 278 ; αἰεί, D73,
285) et fuyant en tous sens et partout à travers la sphère (μετά-, διά-, πάντηι / ἅπαντηι,
π]άντηα δι᾽ ἀλλήλῶν) est cependant orienté par la force d’élan de Νεῖκος de la
périphérie vers le centre et par la force de pression exercée par la δίνη qu’il engendre.
De ce mouvement tournoyant imprimé au départ, mouvement de pression irradiant
continuellement, transperçant et traversant progressivement l’ensemble des composés
« d’un bout à l’autre » (διαμπερές, D73, 273), telle une secousse ou une flèche
transperçant et traversant, souvent précisément au milieu, l’épaule, la poitrine, le
θυμός ou le bouclier d’un guerrier50, résultent des tourbillons denses (πυκνῇσιν) et un
parcours tournoyant.
21 Sous l’empire de Νεῖκος, la matière mélangée compacte tend vers une dissociation et
une dispersion toujours plus accrues des éléments « ennemis », « en tout point
étrangers à la réunion », qui « s’éloignent les uns des autres » (B22 / D101, 6‑9) jusqu’à
leur séparation complète. Cause de multiplicité et d’hétérogénéité, Νεῖκος est aussi
cause de mélange puisque, par l’effet de ses forces centrifuge et centripète, le
tourbillon qu’il lance discrimine les éléments selon leur γένος, en les réunissant, à
l’apogée de la domination du principe de séparation, en quatre masses d’éléments purs
tournoyant à grande vitesse, disposées en couronnes concentriques : « Terre accroît sa
propre race, et éther éther » (B37 / D67). Selon le schéma du cosmos décrit en
B38 / D122, le feu occupe la zone extrême, suivi de l’air, et la terre occupe le centre,
entourée de l’eau : « Mais viens, je te dirai, <commençant ?> d’abord par le soleil / D’où
les choses sur quoi nous portons à présent le regard devinrent visibles, / Terre et mer
aux nombreuses vagues et air humide, / Le Titan et éther enserrant toutes les choses en
cercle (Τιτὰν ἠδ᾽ αἰθὴρ σφίγγων περὶ κύκλον ἅπαντα) », ce qui renvoie de nouveau à
l’image du cosmos circulaire, enfermé, enserré par des liens cosmiques, image doublée par
celle du mouvement du soleil autour du ciel (ἁλλ᾽ ὁ μὲν ἁλισθείς μέγαν οὐρανὸν
ἀμφιπολεύει, B41 / D124). Et tout cela, grâce à la force de compression exercée par le
mouvement vorticiel de la δίνη. La δίνη de Νεῖκος agit ainsi de la même façon que le
courant tourbillonnant généré par le Xanthe séparant les cadavres, repoussés vers
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les rives du fleuve, des corps des survivants, ramassés dans les tourbillons profonds du
fleuve, mais tout en les réunissant selon leur genre : cadavres auprès de cadavres,
survivants auprès de survivants.
22 Une fois sa mission accomplie, Νεῖκος se sépare de ce qu’il vient de séparer, se retire
vers la périphérie, « aux bornes ultimes du cercle » (ἐπ᾽ ἔσχατα τέρματα κύκλου, B35 /
D75, 10), et « s’éloigne au plus loin » (ἐξ ἔσχατον ἵστατο Νεῖκος, B36 / D104). C’est le
tour de Φιλία de s’élancer et de déployer son pouvoir d’unification à partir du « centre
du tournoiement », c’est-à-dire de l’intérieur des éléments, car elle est « en eux, égale
en longueur et en largeur » (B17, 20 / D73, 251) :
ἐπεὶ Νεῖκος μὲν ἐνέρτατον ἵκητο βένθος
δίνης, ἐν δὲ μέσῃ Φιλότης στροφάλιγγι γένηται,
ἐν τῇ δὴ τάδε πάντα συνέρχεται ἕν μόνον εἶναι
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5. La « théomachie » d’Empédocle
26 Alors que Νεῖκος se trouve expulsé « vers les limites extrêmes du cercle » et réduit son
autorité, résiduelle et discontinue, sur les seules zones périphériques situées
« en haut » (où « en partie il subsistait parmi les membres [scil. les éléments], en partie
il en était sorti », B35 / D75, 11), Φιλία s’empare de la région centrale et du centre (le
point le plus bas du tourbillon) et étend progressivement sa puissance sur le reste du
tourbillon57. Elle procède au mélange tournoyant des quatre racines élémentaires
préalablement séparées et réunies en masses compactes selon leur genre par Νεῖκος et
par son tourbillon dissociant. L’intervention tourbillonnante de Νεῖκος est tout aussi
nécessaire, car, « si Φιλία seule préside au mélange, ce qui se trouve créé n’est pas un
ensemble d’organismes vivants différenciés, mais la Sphère, représentant l’union
parfaite — mais solitaire — des racines58 ». Chacun des deux principes est, à la fois et
chacun à sa façon, cause autant de mélange et d’union que de discrimination et de
séparation, ce qui montre que, bien que symétriquement opposées, leurs actions sont
complémentaires, ou que leurs actions se complètent en s’opposant, sans que la
domination d’un principe cosmique sur l’autre soit « linéaire et isotrope 59 », mais selon
que leur empire est en progression ou en regression.
27 C’est là la nouveauté de la « théomachie » d’Empédocle. L’inspiration de la théomachie
mythico-poétique du chant XXI de l’Iliade y apparaît manifeste, mais Empédocle la
réorganise sur un fond « physicaliste » et cosmologique. De l’action opposée mais
conjointe des deux puissances divines échangeant cycliquement leurs places, leurs
zones d’influence et leurs effets sur la matière résultent tantôt les quatre masses
élémentaires homogènes et concentriques constituant le cosmos, tantôt des mélanges
hétérogènes d’éléments dissemblables, des composés organiques et cohésifs de mieux
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en mieux articulés, les étants de ce monde et, plus particulièrement, les êtres vivants
(« les tribus de mortels se répandaient par myriades / ajointées en
des formes diverses », B35 / D75, 16‑17), tout cela étant harmonieusement « maintenu
en place » grâce à l’œuvre de Φιλία. Alors que l’harmonie est l’effet de l’action propre à
Φιλία, la multiplicité et la diversité du vivant relèvent de l’action complémentaire de
Φιλία / Νεῖκος dans leur contradiction, du mélange d’éléments différents et du modus
operandi tourbillonnant à l’œuvre, agent de la différenciation des ordres du vivant 60.
Cette présence alternée et symétrique des deux puissances cosmiques et leur
complémentarité assurent autant le devenir cyclique des deux mondes (le « monde A »
de l’Amour croissant et le « monde B » de la Haine croissante) que l’équilibre des deux
forces adverses et une certaine stabilité dans leur lutte, l’équilibre et la stabilité
nécessaires à la durée de tout monde.
28 Les deux forces (centripète et centrifuge) et le « double mouvement » à double
direction (centre / périphérie, bas / haut, intérieur / extérieur) propres à δίνη et à
στροφάλιγξ, désignant tous deux le même tourbillon cosmique, initié par Νεῖκος et
accéléré sous sa domination, mais ralenti par Φιλία jusqu’à l’immobilité du Σφαῖρος
κυκλοτερής, montrent que c’est le tourbillon lui‑même, avec son double aspect
dynamique, qui sert d’agent du double passage des éléments, de l’un aux multiples et
des multiples à l’un, ce qui revient au rôle fondamental que joue le vortex en tant que
principe cosmique régulateur et agent de l’ordonnancement du cosmos 61.
29 Temps et espace participent tous deux de cette « théomachie physicaliste » et de ce
mouvement tourbillonnant cyclique d’alternance dialectique des deux principes divins,
mouvement nécessaire qui assure ainsi l’existence et le devenir du cosmos
empédocléen. Le cycle lui‑même doit, en principe, se répéter éternellement,
indéfiniment et/ou périodiquement62 : à la victoire de Φιλία succédera toujours le
retour de Νεῖκος, et la reconquête de la première à l’emprise provisoire du second. On
assiste ainsi à un double mouvement circulaire et cyclique (en circuit fermé et à deux
temps, cycle de Φιλία et anti‑cycle de Νεῖκος ou cycle de Νεῖκος et anti‑cycle de Φιλία),
se répétant successivement à l’infini. Grâce au mouvement de rotation du vortex
cosmique, accéléré et ralenti selon le principe de la dominance alternée des deux
puissances et de leur action conjointe, on assiste à un mouvement binaire à tours
infinis, à une véritable ronde bien rythmée qui tourbillonne continuellement et
éternellement.
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NOTES
1. Les témoignages et fragments d’Empédocle sont cités dans l’édition de Diels & Kranz (1934),
ainsi que dans la numérotation adoptée par Laks & Most (2020).
2. Aristote, Physique, VIII, 1, 252a3‑10 (> A38 / D85a).
3. Selon Perilli (1996, 166), c’est le vortex cosmique lui‑même qui serait la « première cause » et
qui, recelant un double aspect dynamique (centripète / centrifuge), conditionnerait l’activité et
la contrariété de Φιλία / Νεῖκος. Contre : Therme (2007, 100‑102).
4. Bignone (1916, 429, voir p. 557 n. 1 et p. 643 [ἑλισσομένην], et 562‑564) : deux tourbillons
distincts, la στροφάλιγξ à expansion centrifuge de Φιλία et la δίνη à expansion centripète de
Νεῖκος ; Bollack (2001) : la στροφάλιγξ à expansion centripète de Φιλία et la δίνη à expansion
centrifuge de Νεῖκος.
5. Therme (2007) : δίνη et στροφάλιγξ sont toutes deux le fait de Νεῖκος, alors que le mouvement
propre à Φιλία n’est pas de nature tourbillonnaire, mais est conçu de façon analogue au
phénomène d’attraction magnétique.
6. O’Brien (1969, 120 n. 2, 264 et 270‑271) : tourbillon unique, fondamentalement lié à Νεῖκος ;
Bollack (1992, 195‑196) : tourbillon unique, œuvre de Φιλία ; Perilli (1996, 55‑64) : un seul
tourbillon, deux forces (centripète / centrifuge), deux agents cosmiques.
7. Bollack (2003, 9).
8. Bollack (1965, 277‑310) : la cosmologie d’Empédocle, un véritable « Homère de la nature », en
tant que « drame divin » ; Primavesi (2007, 66‑67 ; 2008, 257). Sur Empédocle poète, voir aussi
Van Groningen (1971), Capizzi (1987), Gemelli Marciano (1990), Bordigoni (2004), Nünlist (2005),
Rosenfeld-Löffler (2006), Gheerbrant (2017, en part. 643‑705) et Mackenzie (2021, 107‑116,
157‑176). Comme Parménide use de procédés « subversifs » similaires, il est possible
qu’Empédocle ait suivi son modèle, tout en entrant en concurrence avec lui.
9. On y compte deux occurrences d’ἄντα et deux d’ἀντέστη ; en somme, ὣς οἳ μὲν θεοὶ ἄντα
θεῶν ἴσαν (XX, 75).
10. Xanthe, fils de Zeus (Iliade, XIV, 434 = XXI, 2 = XXIV, 693) et fleuve sacré que seuls les mortels
appellent Xanthe alors que les dieux l’appellent Scamandre (cf. Iliade, XX, 74).
11. Rashed (2018, 169‑170). En outre, Capizzi (1987, 113) fait dériver l’opposition Φιλία / Νεῖκος
de l’Odyssée, XXIV, 476‑543 ; Martin & Primavesi (1999, 302) comparent le grand mouvement
tourbillonnant dans lequel le « monde B » de la Haine croissante périra (PStrasb. gr.
inv. 1165‑1166d, 7‑10, l. 8 : πολυβενθ[̣έα δῖνον = D76, 8) avec le tourbillon de Charybde (Odyssée,
XII, 426‑446).
12. Les tourbillons du Xanthe / Scamandre sont en outre mentionnés dans l’Iliade : II, 877 ; V, 36
et 479 ; VIII, 490 ; XI, 499 ; XIV, 434 ; XXI, 9 ; XXII, 148 ; XXIV, 693.
13. Il y a peu de descriptions de telle envergure de scènes de combat dans un fleuve dans la
littérature du Proche-Orient, à deux exceptions près : les récits égyptiens de la bataille de Kadesh
décrivant le massacre des Hittites dans l’Oronte (Gardiner, 1960, 10, 30, 39‑41) ou le récit hittite
de la poursuite d’un héros / roi (Tudhalija Ier ?) à travers un fleuve (Riemschneider, 1962). Un
parallèle à la comparaison homérique de l’Iliade, XXI, 12‑14 est attesté dans le récit du déluge du
poème mésopotamien Atrahis (Dalley, 1989, 32‑33), où l’on retrouve le motif de la « mer
tourbillonnante ». Sur le combat d’Achille et d’Héphaïstos contre le Xanthe / Scamandre dans le
chant XXI de l’Iliade en tant que théomachie ou Chaoskampf et pour des parallèles avec d’autres
motifs spécifiques de cette tradition mythologique d’« agonistic strife » du Proche-Orient
(intervention divine d’une violence spectaculaire, similaire à celle d’un cataclysme naturel, car
censée annihiler une menace cosmique, combat des éléments, déluge, eaux turbulentes, monstres
aquatiques, torrents, tsunamis, séismes, foudre / tonnerre, bruits forts, etc.), voir Nagler (1974,
147‑156), Kitts (2013) et Chaudhury (2014, 197‑295).
14. Perceau & Wersinger (2019, 254) ; Picot (2022, 294‑372).
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15. Chez Empédocle, ce même verbe ἑλίσσω est associé à l’activité de l’Amour, qui tournoie parmi
les éléments (B17, 25 / D73, 256 : τὴν οὔ τις μετὰ τοῖσιν ἑλισσομένην), « est en eux, égal en
longueur et en largeur » et accomplit ainsi « des œuvres d’union » tandis que la funeste Discorde
« est séparée d’eux, partout équivalente » (cf. B17, 19‑23 / D73, 250‑254), ce qui montre : i) soit
qu’Empédocle emploie le vocabulaire tourbillonnant de manière indifférenciée ; ii) soit qu’il
procède à une inversion intentionnelle et à un détournement voulu, en associant à Φιλότης un
verbe qu’Homère associe aux δῖναι du Xanthe (et par suite à Νεῖκος et à la δίνη chez Empédocle) ;
iii) soit que Φιλότης passe à l’action et tournoie en vertu du mouvement résiduel et inertiel de la
δίνη que Νεῖκος avait générée et impulsée avant de se retirer à la périphérie, mais dont les effets
s’inversent selon la force spécifique de Φιλότης. Apparemment, l’écart se creuse avec le modèle
poétique du chant XXI de l’Iliade, mais le lien n’est pas rompu. Voir aussi l’emploi empédocléen
d’ἑλίσσω pour désigner le mouvement par lequel la lune « tourne autour de la terre sa lumière
empruntée », « comme le moyeu du chariot tourne » (B45 / D139 : κυκλοτερὲς περὶ γαῖαν
ἑλίσσεται ἀλλότριον φῶς; B46 / D137 : ἅρματος ὡς πέρι χνοίη ἑλίσσεται), ce qui renvoie de
nouveau à Homère (οἶσθα γὰρ εὖ περὶ τέρματʼ ἐλισσέμεν [ἵππους], Iliade, XXIII, 309, cf. 466) et à
l’Hymne homérique à Séléné [32], v. 3 (ἧς ἄπο αἴγλη γαῖαν ἑλίσσεται οὐρανόδεικτος, là où γαῖαν
ἑλίσσεται est une expression unique et, selon Hall (2013, 19), « a much stronger case can be made for
Empedocles alluding to the Homeric Hymn than vice versa »), voire à Parménide (B14 / D27 : νυκτὶ
φάος περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶς), qui emprunte à son tour l’expression ἀλλότριον
φώς à Homère (Odyssée, XVIII, 219). Par ces multiples emprunts et allusions qu’il combine et
conjugue différemment, Empédocle procède de nouveau par contre-pied, en suggérant une idée
commune seulement pour détourner par la suite sa signification originelle.
16. Voir aussi le parallélisme entre ἔνθα καὶ ἔνθα ἑλισσόμενοι [κατὰ δίνας] (ou ἑλίσσεται ἔνθα
καὶ ἔνθα, Iliade, XXIII, 320 ; ἑλίσσετο ἔνθα καὶ ἔνθα, Odyssée, XX, 24, et ἔνθα καὶ ἔνθα ἑλίσσετο,
Odyssée, XX, 28) et ἄλλος δ᾽ ἕξ ἄλλου δέχεται (B115 / D10, 12), action conjointe des quatre
éléments empédocléens, incluant les δῖναι de l’αἰθήρ.
17. La comparaison d’Achille au feu est une constante tout au long des chants XVIII‑XXII de
l’Iliade. L’image du héros et le motif de la φλόξ tournoyante évoquent à plus d’un titre les
combats hésiodiques des dieux contre les Titans et Typhée, de véritables luttes cosmiques
marquées par la foudre tourbillonnante de Zeus (ἱερὴν φλόγα εἰλυφόωντες ταρφέες, Théogonie,
692‑693). À ce sujet, voir Bonnechère & Cursaru (2020, 461‑478). Par ailleurs, l’opposition entre le
feu et l’eau qui se dessine à travers l’affrontement d’Achille puis d’Héphaïstos avec le Scamandre
peut trouver un écho dans la cosmologie d’Empédocle, alors même que l’Amour semble lié à l’eau
et la Haine au feu (cf. Plutarque, Le premier froid, 16, 952B = B19 / R53).
18. Le premier tableau du chant XXI offre trois comparaisons avec des animaux (sauterelles,
dauphins et poissons, faons, cf. v. 12‑14, 22‑24 et 29) habitant, respectivement, l’air, l’eau et la
terre : c’est que le conflit embrasse et embrase l’univers entier. Notons aussi que tous ces
animaux sautent, font des bonds, etc.
19. Cf. Callimaque, Hymne, I, 3 ; Philodème, De la piété, 248V, p. 25 Gomperz.
20. Voir Richardson (1993, 69 ad XXI, 195 et 199) sur l’emploi de la formule βαθυρρείταο μέγα
σθένος Ὠκεανοῖο ou du terme σμαραγήσῃ.
21. Péribée, la mère d’Astéropée, est reliée elle aussi aux Géants, cf. Odyssée, VII, 56‑59.
22. Les terminaisons répétées en -ῃσι suggèrent l’étendue calme du fleuve en tant que sauveur
des Troyens. Selon Richardson (1993, 73 ad XXI, 239), « this effect is increased by the slow pace of the
spondaic opening and the way in which the words grow in length ».
23. Pour que cet effet tourbillonnant se matérialise, il faut que le fluide soit retenu par un
récipient, vu qu’il s’agit bien d’un « boundary-layer effect », cf. Tigner (1974). La dynamique des
δῖναι du Xanthe et de la δίνη de Νεῖκος est celle d’un « tea-cup vortex ». À ce sujet, voir aussi
Perilli (1996, 61). En outre, le λέβης n’est pas un récipient choisi au hasard : c’est un chaudron de
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bronze placé sur le feu pour amener son contenu à ébullition moyennant un mouvement
circulaire. Voir, par exemple, le tourbillon marin de Charybde, véritable maelström cosmique,
qui est assimilé à un λέβης (Odyssée, XII, 237), lieu de mort et de renouveau.
24. La leçon ἐκ λίμνης est « less suitable in this context, where the river is in motion », selon
Richardson (1993, 73 ad XXI, 246‑247).
25. Le Scamandre n’abandonne pas cependant, mais le suit à grands flots par-derrière, « dans un
tumulte effroyable » (256) et en tourbillonnant à travers la plaine : il se rue contre Achille,
« noircissant ses crêtes » (249), tel un cours d’eau qui, se précipitant, roule en masse les cailloux
(260‑261) ; à chaque fois qu’Achille songe à se retourner et à faire front au flux puissant, celui‑ci
déferle violemment sur ses épaules et, tourmenté dans son cœur, le héros bondit plus haut
(268‑270) pour que, finalement, le fleuve le fasse chuter dans un tourbillon qui entraîne le sable
sous ses genoux (lieu névralgique !) (270‑271).
26. Voir aussi l’exemple de l’Asôpos, fleuve tourbillonnant parti en guerre contre les étoiles et
foudroyé par Zeus (Eschyle, fr. 78 FHG ; Phérécyde, FGrH 3F119 ; Callimaque, Hymnes, IV, 75‑76 ;
Ps.‑Apollodore, Bibliothèque, I, 9, 3 et III, 12, 6 ; Pausanias, II, 5, 1 ; Stace, Thébaïde, VII, 315‑329 ;
Nonnos, Dionysiaques, XIII, 201‑213, XLIV, 8‑9, etc.).
27. Hésiode, Théogonie, 792 ; Simonide, fr. 31 L.‑G. ; Hérodote, II, 28 et 112 ; Eschyle, Euménides,
559, Perses, 576, voir aussi Agamemnon, 997 et Prométhée enchaîné, 1052 (sens métaphorique).
28. Δινήεις : Iliade, II, 877 ; V, 479 ; VIII, 490 ; XIV, 434 ; XXI, 2 et 332 ; XXIV, 693 ; Simonide,
fr. 581 L.‑G. ; Bacchylide, Épinicies, XII, 78 (δινᾶντος), Euripide, Le Cyclope, 46 ; ἀργυροδίνης : Iliade,
II, 753 ; XXI, 8 et 130 ; Hésiode, Théogonie, 340 ; Bacchylide, Épinicies, VIII, 26 ; βαθυδίνης : Iliade,
XX, 73 ; XXI, 15, 143, 212, 228, 329 et 603 ; Hésiode, Théogonie, 133, 338 et Travaux, 171 ; Hymne
homérique à Dionysos (1), 3 ; Hymne homérique à Hermès, 139 ; εὐρυδίνης, χρυσο]δίνας ( ?),
πορφυροδίναν : Bacchylide, Épinicies, III, 7 et 43 ; V, 38 ; VIII, 26 ; IX, 39, etc.
29. Iliade, XXIV, 12 ; Odyssée, XIX, 67 ; voir aussi le mouvement rapide par lequel on fait le tour
d’une ville ou l’on tournoie autour d’une île (Iliade, XXII, 165 ; Odyssée, IX, 153 ; XVI, 63 ; Eschyle,
Perses, 390).
30. Iliade, XVII, 680 ; Hymne homérique à Hermès, 45 ; Pindare, Péan, XX, 13 ; Euripide, Oreste, 837.
31. Iliade, IV, 541 et XVIII, 543 ; Euripide, Les Troyennes, 200.
32. Iliade, XVIII, 494 et 606 (= Odyssée, IV, 19) ; XXIII, 875 ; Euripide, Rhésos, 351‑354.
33. Odyssée, IX, 384 et 388 ; Sappho, fr. 27, 1‑2 Voigt ; Eschyle, Sept, 461‑462 ; Euripide, Iphigénie en
Tauride, 192 ; Pindare, Pythiques, XI, 38‑39.
34. Iliade, XXIII, 562 ; Odyssée, VIII, 405.
35. Hésiode, Travaux, 598 ; Hérodote, II, 14.
36. Ailleurs, Empédocle se sert du vocabulaire spécifique des mouvements agités des vagues
marines ou de l’imagerie des cours d’eau tumultueux / tourbillonnants pour décrire les
mouvements impétueux de l’air, élément lié à l’action dissociatrice de Νεῖκος, de même que le
feu : voir, par exemple, l’emploi en B100 / D201 de παφλάζω, οἶδμα, ῥόος ou (αἰθέρος) ῥεῦμα, qui
fait écho aux termes ῥόος et πνεῦμα (v. 7, 14 et 24).
37. Iliade, XVI, 775 et XXI, 503 ; Odyssée, XXIV, 39. Chez Anacréon de Téos (fr. 100, 4 = AP, 7, 226),
ἐν στροφάλιγγι μάχης désigne les « tourbillons affreux de la bataille », œuvre du φιλαίματος
Ἄρης.
38. C’est-à-dire les vents d’est et du sud : on est plus dans la logique de la création d’un vortex
que si on avait une opposition nord-sud ou est-ouest.
39. Bien d’autres scènes iliadiques reprennent le même schéma, mais pas nécessairement le
même vocabulaire, comme Iliade, XI, 292‑309, où l’on retrouve les motifs et la comparaison entre
chiens, chasse, vents et tourbillon.
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40. D’après ce même modèle, voir aussi le tourbillon de poussière soulevé par le combat mené par
les Troyens et les Achéens autour du cadavre d’Achille afin de se l’approprier (Odyssée, XXIV,
36‑40).
41. La figure de la στροφάλιγξ peut être reliée à la fois à la chute de l’arc et des flèches
eux‑mêmes (c’est-à-dire à leur mouvement tournoyant dans l’air, suite à l’impulsion donnée par
le geste violent d’Héra) et à l’effet de leur chute sur le sol où ils produisent un tourbillon de
poussière.
42. Sur la méchanceté d’Héra δολοφρονέουσα (Iliade, XIV, 197, 300, 329 ; XIX, 106) et sur sa
proximité avec νεῖκος et ἔρις, voir Iliade, I, 518‑521 ou V, 891‑893. Picot (2007) rapproche la fuite
d’Artémis, comparée à celle d’une palombe devant un épervier (voir aussi Iliade, XXII, 139‑141), à
l’image de la fuite face au rapace (porteur de Νεῖκος), qui pourrait être en filigrane du
fr. B115 / D10 d’Empédocle.
43. Le conflit (μαχήσομαι) qui, par la suite, aurait pu opposer Hermès à Létô, est désamorcé avant
même de commencer par Hermès lui‑même, qui s’en détourne de sa propre volonté, car, ainsi qu’il
le déclare, « il n’y a que douleurs à échanger des coups (πληκτίζεσθ᾽) avec les épouses de Zeus qui
rassemble les nuées » (XXI, 498‑499).
44. GEW s. v. στρέφω, p. 809 ; DELG s. v. στρέφω, p. 1063‑1064.
45. Rashed (2018, 69‑72). La δίνη peut être soit un effet mécanique procédant de la puissance
séparatrice de Νεῖκος, soit son mouvement propre.
46. En témoigne l’emploi de l’aoriste d’ἀνορούω, ainsi que le verbe est utilisé toujours chez
Homère, où il désigne le mouvement / geste brusque et énergique par lequel on s’arrache du
sommeil, on saute ou s’élance sur son char, on se lève, parfois d’un bond, pour passer à l’action,
Hélios émerge des flots ou Achille sort du tourbillon du Scamandre (ἐκ δίνης ἀνορούσας, Iliade,
XXI, 246). Qui plus est, la formule μέγα νεῖκος… ἀνόρουσε (B30 / D94, 1‑2) reprend une autre
formule homérique, μέγα νεῖκος ὄρωρεν, désignant le déclenchement d’une querelle dans la
mêlée au moment fort où le combat est indécis, mais se dénoue par un vrai carnage (Iliade, XIII,
122 ; XV, 400 ; XVII, 384 ; Odyssée, XVIII, 264).
47. D89 (ad B27) = Simplicius, Commentaire de la Physique d’Aristote, p. 1183, 30‑1184, 1 (et al.).
48. B17, 1‑5 / D73, 233‑237 ; B17, 7‑10 / D73, 239‑241 ; B17, 16‑17 / D73, 247‑248 ; D73, 267‑268.
Destruction de l’unité du Σφαῖρος vs déploiement du multiple, genèse et déploiement de la
génération vs mort et destruction du vivant : chaque terme implique chaque fois son contraire.
Comment être certain que les tourbillons en D73, 274 (πυκνῆισιν δίνηισιν) sont parmi les
premiers tourbillons après l’irruption de Νεῖκος dans le Σφαῖρος (B31 / D95), alors que D73, 274
vient immédiatement après une présentation des êtres vivants terrestres ? Cette question,
paradigmatique des difficultés pour reconstruire Empédocle et les Présocratiques, en général, en
vertu du caractère fragmentaire et dispersé des textes, pourrait être expliquée par
l’interprétation symétrique de l’existence de deux cosmogonies et de deux zoogonies (identiques
ou symétriques, question toujours controversée) au sein d’un cycle (O’Brien, 1969, 196‑236 ;
Sedley, 2005). Selon Therme (2013), tout un faisceau d’indices inscrit la création du monde dans
l’âge de la progression de Νεῖκος : les mouvements élémentaires et la formation des masses
concentriques et ainsi, du cosmos ; l’émergence de membres isolés ; les combinaisons,
monstrueuses ou viables, de ces membres, pas encore réunis dans un corps ; la différenciation
ontologique des êtres vivants et l’émergence des espèces sexuées.
49. D73, 278 : πάντηι δ ̓ ἀίσσον[τ]α διαμ[περὲς οὐδ[αμὰ λήγει ; D73, 282: ἀλ]λὰ μεταλλάσσον[τ’
ἀίσσ]ει κύκλωι [ἅπαντηι ; D73, 285‑286 : ὥς δ ̓ α]ὔτως τάδ[ε π]άντηα δι᾽ ἀλλήλῶν θέει αἰεί, /
κάλλο]υς τε ἄλλ᾽ [ἔσχη]κε τόπους πλαγ[χθέντ’.
50. Cf. Iliade, V, 112, 284 et 658 ; X, 325 ; XII, 398 et 429 ; XIII, 547 ; XIX, 272 ; XX, 362 ; Odyssée, V,
480 = XIX, 442, etc.
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51. Voir aussi D73, 288‑290 : ἀλλ’ ὅτ]ε δὴ Νεῖκος [τ’ ἀνυ]πέρβατα βέν[θε’ ἵκηται / δί[νη]ς, ἐν δὲ
μέσ[ηι] Φ[ιλ]ότης στροφά[λιγγι γένηται, / ἐν [τῆι] δὴ τάδε πάντα συνέρχεται ἕν μόνον εἶναι. Voir
aussi Pap. Strsb. gr. inv. 1665‑1666, ens. a (ii). 18‑20 : ἀλλ’ ὅτ]ε δὴ Νεῖκος μὲν ὑπερβατὰ βένθε’
ἵκηται / δίνης, ἐν δὲ μέσῃ Φιλότης στροφάλιγγι γένηται, / ἐν τῇ δὴ τάδε πάντα συνέρχεται ἕν
μόνον εἶναι.
52. Therme (2013, 151).
53. Voir aussi B21 / D77a, 8 : σὺν δ’ ἔβη ἐν Φιλότητι καὶ ἀλλήλοισι ποθεῖται. ; B26 / D77b, 5 (les
éléments « se réunissant [συνερχόμεν᾽] en un ordre [κόσμος] un ») et 7 (ἓν συμφύντα τὸ πᾶν) ;
B17, 4 / D73, 236 (πάντων ξύνοδος) ; B17, 7 / D73, 239 = B20, 2 / D73, 303 (Φιλότητι συνερχόμεν’
εἰς ἓν ἅπαντα) ; B36 / D104 (συνερχομένων), etc.
54. Selon l’expression de J.‑C. Picot (2022, 361‑369) qui, en considérant le rôle que joue Héra dans
la théomachie du chant XXI de l’Iliade, vu que c’est elle qui attache ἔρις καὶ νεῖκος aux Immortels
(512‑513), conclut (p. 368) : « Pour Empédocle, la mauvaise Héra, comme chez Homère, contribue
aux œuvres de la Haine (νεῖκος). »
55. Therme (2007, 99).
56. Picot & Berg (2018, 392).
57. Cette présence alternée de Φιλία et Νεῖκος est similaire à celle de Nuit et Journée, dans la
Théogonie hésiodique, qui quittent et rejoignent, à tour de rôle, leur demeure commune, qui se
croisent et se saluent sur le seuil (746‑752), définissant ainsi, dans leur alternance quotidienne, le
rythme cosmique diurne / nocturne.
58. Gheerbrant (2017, 332). Voir aussi Laks (2005, 280) : « A world of perfect Love is no world in the
proper sense of the term, because a world demands differentiation, which in turn presupposes the presence
of Hatred. »
59. Therme (2013, 163).
60. Dans B23 / D60, la création « démiurgique » de la multiplicité du vivant ayant pour source
(πηγή, terme emprunté à l’imagerie des sources jaillissant à flots) le mélange des quatre racines
est comparée au travail d’un peintre. Prédomine le vocabulaire du mélange (μείξαντε), de la
multiplicité et de la variété (ποικίλλωσιν, πολύχροα, πᾶσιν ἀλιγκία, καὶ… καὶ… καὶ…), de
l’harmonie (ἁρμονίῃ) : les formes et les couleurs des choses mortelles sont nées des quatre
éléments « mêlés » (κιρναμένων) et « ajointés » (συναρμοσθέντ᾽) par l’artisane Aphrodite / Φιλία,
là où le verbe κιρνάω est employé chez Homère pour désigner notamment l’action par laquelle on
mélange l’eau et le vin.
61. Bonnechère & Cursaru (2020, 451‑461).
62. Cf. Aristote, Du ciel, I, 10, 279b, 12‑17 (= A10 / D79a) : le monde « subit une destruction
alternée tantôt d’une manière tantôt d’une autre, et ceci se poursuit toujours, comme chez
Empédocle d’Agrigente et Héraclite d’Éphèse » ; Simplicius, In Cael., 293, 15‑24 (= A52 / D79b) ;
Aristote, Physique, I, 4, 187a, 20‑26 (= A46 / D81 : « périodiquement ») ; schol. B ad Aristote,
Physique, VIII, 1, 250b, 29 (= D84b2) et schol. C ad ibid., VIII, 1, 252a, 9‑10 (= D85b) : domination
alternée durant soixante périodes de temps. À ce sujet, voir Primavesi (2016) et Ashton (2022).
RÉSUMÉS
Dans le système cosmologique d’Empédocle, les mélanges et les séparations cycliques des
éléments, dus au mouvement perpétuel d’alternance dialectique de Νεῖκος / Φιλία et des
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tourbillons cosmiques qu’ils impulsent (δίνη / στροφάλιγξ), témoignent du double rôle joué par le
vortex en tant qu’agent autant de la dissociation des semblables que de la réunion et du mélange
des dissemblables. Le présent article développe l’hypothèse que l’emploi de δίνη et de στροφάλιγξ
chez Empédocle est à rapprocher de l’emploi des deux termes dans les scènes de combat entre les
dieux dans le chant XXI de l’Iliade et, ainsi, que c’est la théomachie de ce chant homérique qui a
servi de modèle poétique à la confrontation dialectique entre les deux principes et les deux
vortices cosmiques empédocléens.
Empedocles’ cyclical mixtures and separations of the elements due to the perpetual cosmic
interchange between Νεῖκος and Φιλία (and between δίνη and στροφάλιγξ, in their respective
discriminating / mixing functions) highlight the double role played by the vortex as an agent of
both dissolution of the similars and mixture of the dissimilars. This article argues that
Empedocles’ use of δίνη and στροφάλιγξ is to be compared to their Homeric occurrences in the
climactic scenes of the Battle of the Gods in Iliad 21 and that the dialectic confrontation of
Empedocles’ two cosmic principles and whirls has the Theomachy of Iliad 21 as poetic model.
INDEX
Mots-clés : tourbillon, théomachie, Empédocle, Νεῖκος / Φιλία, mouvements alternés
Keywords : whirl, theomachy, Empedocles, Νεῖκος / Φιλία, interchange
AUTEUR
GABRIELA CURSARU
Université de Montréal
gabriela.cursaru@gmail.com
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La fonction métaphysique de la
poétique végétale d’Empédocle
The Metaphysical Function of Empedocles’ Vegetal Poetics
Arnaud Macé
1. Introduction
1 Empédocle fait partie des « poètes philosophes » de la Grèce ancienne, dont Hermann
Diels avait entrepris, il y a plus d’un siècle, de recueillir les fragments 1. Le choix du
médium poétique, celui du vers épique d’Homère et d’Hésiode, trahit peut‑être, chez
Empédocle comme chez Parménide avant lui, l’ambition de donner à l’œuvre une
solennité et une audience d’une autre nature que celles des écrits destinés aux cénacles
savants. On ne saurait pour autant réduire la forme poétique adoptée par ces auteurs
au rang d’ornement opportun pour une doctrine qui aurait pu aussi bien s’exprimer
autrement : ce serait là renoncer à chercher à isoler l’effet philosophique spécifique
qu’Empédocle pouvait tirer de son inscription dans la tradition poétique 2. Nous nous
proposons d’établir qu’Empédocle en a reçu l’inspiration d’une poétique « végétale »,
qui, par l’ampleur et la cohérence qu’il lui a données, en vient à jouer un rôle
philosophique fondamental dans son œuvre.
2 La poésie archaïque dans son ensemble manifeste une riche « poétique végétale »,
nourrie par un réseau de termes et d’images associés à la description des formes et des
fonctions de la vie des végétaux3. Or, ces motifs végétaux servent aux poètes à
comprendre, par analogie, d’autres phénomènes, de la formation de l’homme 4 à celle de
l’Univers5. Pour rattacher Empédocle à cette tradition, nous commencerons par
affirmer qu’en nommant les quatre éléments, dont toutes choses sont faites, des
« racines », l’Agrigentin a délibérément repris et transposé les quatre racines
cosmiques placées par Hésiode au fond du Tartare. Nous reconnaîtrons alors la
cohérence avec laquelle Empédocle a décrit les deux manières dont ces quatre racines
peuvent se comporter, en se séparant et en se réunifiant, au moyen de verbes désignant
la croissance, la ramification et la concrescence végétales (φύομαι, διαφύομαι, συμφύω).
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Nous découvrirons ensuite que l’apparition de la diversité des êtres qui peuvent venir à
l’existence avant de disparaître à travers les différentes phases du cycle qui réunit et
disperse les racines, est elle aussi décrite à travers des verbes qui disent la croissance et
l’éclosion de ce qui sort de terre (φύομαι, βλαστάνω, ἐξανατέλλω) comme ce qui
prolonge l’identité profonde de ce qui croît6. L’ampleur et la cohérence de ces motifs
nous inviteront à reconnaître qu’ils constituent plus qu’une métaphore ou
une analogie : la croissance dont les végétaux témoignent devient, chez Empédocle, le
mode d’être qui unit toutes choses, des éléments aux réalités les plus éphémères.
4 Dès l’Antiquité, on s’est empressé d’ôter le vêtement poétique qui recouvrirait ici la
pensée d’Empédocle pour identifier, derrière ces dieux-racines, les quatre éléments 8,
sans pour autant s’accorder tout à fait sur la manière dont ce décodage devait être
accompli9. Aussi faut‑il prendre le temps de comprendre le travail du poème au sein de
la tradition qu’il travaille et déplace. Ces vers semblent tout d’abord contester 10 le
partage homérique des régions de l’Univers entre les dieux11. Dans un fameux passage
de l’Iliade, Poséidon affirme avoir reçu « la mer blanchissante pour éternel habitat »
(πολιὴν ἅλα ναιέμεν αἰεί), tandis qu’Hadès avait reçu « l’ombre brumeuse » (ζόφον
ἠερόεντα) et Zeus « le large ciel dans l’éther et les nuages » (οὐρανὸν εὐρὺν ἐν αἰθέρι
καὶ νεφέλῃσι), la terre et l’Olympe étant donnés à tous en commun 12. Empédocle
semble transformer la scène du partage patriarcal entre les fils du père en double scène
conjugale, pour peu que l’on reconnaisse, à côté du couple olympien, Zeus et Héra, le
couple souterrain d’Hadès et de Perséphone, en comprenant qu’Empédocle « a caché
Perséphone sous le nom de Nestis13 ».
5 Cette scène homérique n’est cependant pas la seule source avec laquelle Empédocle
joue dans le fr. 6. Plusieurs des motifs qu’il y entrelace se trouvent en effet s’être déjà
rencontrés dans la Théogonie d’Hésiode, dans la description du Tartare (720‑820) : il
s’agit de la mention des racines, du fait qu’elles sont quatre et qu’elles sont aussi les
sources de toutes choses — autant de motifs qu’Empédocle aime à trouver chez
Hésiode14. Lorsque l’on atteint ce lieu qui se trouve aussi loin sous la Terre que le Ciel
est éloigné d’elle, on découvre devant soi le mur construit par Poséidon, ceint d’une
triple couche de nuit, « tandis qu’au‑dessus ont poussé les racines de la Terre et de la
Mer infertile » (αὐτὰρ ὕπερθε / γῆς ῥίζαι πεφύασι καὶ ἀτρυγέτοιο θαλάσσης) 15. Les vers
736‑739, repris à l’identique en 807‑810, décrivent comme se trouvant là, « côte à côte »
(ἑξείης), « les sources de toutes choses et leurs limites humides et affreuses » (πάντων
πηγαὶ καὶ πείρατ’ / ἀργαλέ’ εὐρώεντα) 16 ; or il s’agit précisément des sources « de la
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lieu où elle réside avec Hadès aux v. 768‑769 —, doit donc remonter vers celles qui, à la
surface, nourrissent les mortels26. Empédocle semble là encore interpréter finement
Hésiode, en comprenant que sources et racines désignent bien la même chose, mais
considérée selon deux points de vue fonctionnels différents : comme ce qui tout à la fois
pousse pour s’enraciner vers le bas et s’écoule vers le haut27. Cette alliance entre
racines et sources apparaît aussi dans la description de la tétraktys pythagoricienne
comme « une source qui contient les racines de la nature toujours abondante » (παγὰν
ἀενάου φύσεως ῥίζωματ᾽ ἔχουσαν) 28. Si la formulation du serment est sans doute plus
tardive qu’Empédocle29, on pourrait imaginer que les milieux pythagoriciens où il a pu
apparaître aient non seulement voulu sanctifier leur serment en évoquant la source du
Styx30, mais aussi cherché à souligner à quel point les sources que l’on trouve dans le
Tartare d’Hésiode sont les racines de toutes choses. Ils auraient en cela suivi les pas de
l’Agrigentin31.
Double est ce que je dirai : car tantôt l’un crût pour former une chose unique
À partir de plusieurs, tantôt de nouveau il se ramifia pour former plusieurs
choses à partir d’une,
Le feu, l’eau, la terre et l’immense altitude de l’air.
9 Le sujet grammatical des vers 247‑248, comme celui des vers 232‑233, qui sont
identiques, est une question débattue : s’agit‑il de l’un (ἕν) ou des quatre éléments, qui
seraient le sujet implicite ? Nous avons choisi la première option, car ἕν nous semble
être le sujet le plus naturel pour les deux verbes à l’aoriste : il y a une unité qui croît
lorsque plusieurs choses convergent et qui, de nouveau, « se ramifie » pour retrouver la
multiplicité32. Le verbe διαφύομαι — dont nous n’avons pas d’occurrence plus
ancienne —, revient quatre fois dans cette séquence du poème33. Il est significatif qu’il
revienne aussi, à la fin du Ve siècle, au sein du traité hippocratique Nature des os, dont
une partie, consacrée à la description du système vasculaire, se signale par
« l’exceptionnelle densité » des métaphores végétales réunies en quelques chapitres, où
les vaisseaux sanguins sont souvent comparés à des tiges et à des branches 34. Ainsi
lorsqu’une veine se divise (σχίζεται), par exemple au‑dessus du coude, elle peut
« à partir de là s’être ramifiée de chacun des côtés du coude » (ἐντεῦθεν διαπέφυκε τοῦ
ἀγκῶνος ἑκατέρωθεν), puis, « passant le long du carpe de la main » (παρὰ τὸν καρπὸν
τῆς χειρός), elle peut, se dispersant à travers toute la main, s’y « implanter »
(ἐρρίζωται)35. De même, le pénis, comparé à une tige, est empli de vaisseaux qui « se
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ramifient » à travers lui (διαπεφύκασι δὲ καὶ διὰ τοῦ αἰδοίου) 36. Si les médecins ont
parfois été sous l’influence d’Empédocle, comme le déplorait l’auteur de l’Ancienne
Médecine37, on pourrait imaginer qu’ils en aient tiré l’usage d’un tel verbe, associé par
Empédocle à la description d’une unité qui se ramifie pour produire une multiplicité
d’éléments qu’il appelle par ailleurs des racines.
10 À mi-chemin entre les deux occurrences mentionnées de l’opposition entre croissance
et ramification (v. 232‑233 ; v. 247‑248), nous trouvons une répétition du motif dans
lequel φύομαι est substitué à αὐξάνω pour dire le pôle opposé à διαφύομαι, ce qui
explicite le fait que la croissance évoquée est comprise sur un mode végétal :
<οὕτως ἧι μὲν ἓν ἐκ πλεόνων μεμάθηκε φύεσθαι>
ἠδὲ πάλιν διαφύντος ἑνὸς πλέον’ ἐκτελέθουσι
(v. 240‑241 Primavesi)
11 Avec le verbe φύομαι, dans sa tournure médio-passive, le sujet du verbe est la chose qui
pousse, et, par là même, se fait l’agent et le résultat de ce processus continu 38. Le même
sujet accomplit l’action décrite par διαφύομαι dans le groupe au génitif absolu du vers
suivant (διαφύντος ἑνὸς). Cette fois‑ci la ramification de l’un provoque l’éclosion des
multiples, à partir desquels l’un peut donc croître à nouveau : c’est une plante
extraordinaire qui est ainsi décrite. Notons que la réversibilité des agents et des
patients permis par l’expression de la croissance au moyen-passif permet aussi de faire
des multiples le sujet de διαφύομαι, comme c’est le cas au vers 236. Dans ce cas le même
cycle est exprimé du point de vue des multiples : ils se rassemblent pour produire une
unité — voir le « rassemblement de tous (ξύνοδος πάντων) » du v. 235 —, et ils résultent
de nouveau de leur ramification à partir de cette unité. Les vers 238‑239 permettent de
comprendre que ces deux phases correspondent au cycle de l’Amour et de la Haine,
dans lesquels respectivement les multiples « s’avancent ensemble pour former un seul
agencement » (συνερχόμεν’ εἰς ἕνα κόσμον) et « sont chacun emportés de son côté ».
Lorsque ces mêmes vers reviennent à l’identique dans le fr. 26, ils sont complétés par
un vers qui voit paraître le verbe συμφύω dans le réseau lexical qui nous intéresse, et
qui est lui‑même suivi par la répétition des vers 240‑241. Ainsi les multiples sont‑ils
rassemblés par l’Amour et dispersés par la Haine,
εἰσόκεν ἓν συμφύντα τὸ πᾶν ὑπένερθε γένηται.
(DK 31 B26, 9)
12 Tout comme διαφύομαι, συμφύω, dont nous n’avons pas non plus d’occurrences avant
le poème d’Empédocle, a trouvé une application dans la description de l’anatomie
humaine dans la collection hippocratique, tout particulièrement pour dire le fait
qu’une plaie se referme39, qu’un tissu cicatrise40 ou qu’un os se ressoude après une
fracture, par exemple la clavicule41. Le verbe permet de désigner aussi les cas où le tissu
ou l’os, une fois brisé ou coupé, « ne pousse ni ne suture » (οὔτε αὔξεται, οὔτε
συμφύεται)42. Dans tous ces cas, comme dans le traité Nature des os, il est possible
d’entendre une analogie végétale implicite dans la compréhension des mécanismes
physiologiques : les tissus repoussent et cicatrisent, comme l’écorce ; ils croissent
ensemble comme le font les végétaux dans les cas de concrescence. Empédocle choisit
le bon verbe pour dire ce que ses racines parviennent à faire lorsqu’elles reforment le
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tissu uni d’une unité où disparaît toute trace de suture. Cela évoque la manière dont
Sextus Empiricus décrivait la divinité sphérique de Xénophane au moyen du substantif
συμφυῆ, précisément comme « l’union de toutes choses » (συμφυῆ τοῖς πᾶσιν) 43. Il
importe, du point de vue d’Empédocle, que l’union sans suture puisse être aussi le
départ d’une nouvelle ramification. On notera de ce point de vue que les deux
substantifs διαφυή et συμφυή ont la particularité de pouvoir désigner tous deux la
même articulation, la même nervure, la même commissure, selon qu’on la considère
comme ce en quoi deux membres, deux parties, deux prolongements s’unissent et
fusionnent44 ou, aussi bien, se séparent et se distinguent45.
13 Le lexique végétal peut donc être mobilisé pour décrire les rapports entre les éléments
au sein du cycle cosmique. Ce n’est bien entendu pas le seul registre mobilisé, car le
cycle se dit aussi de manière primordiale en termes de mouvement local : les éléments
« ne cessent jamais de continuellement changer de place » (ἀλλάσσοντα διαμπερὲς
οὐδαμὰ λήγει, v. 237 Primavesi), précisément dans la mesure où ils « avancent
ensemble » pour venir à l’unité sous l’effet de l’Amour et se dispersent à nouveau sous
l’effet de la Haine. Ces registres paraissent cependant intervertibles les uns avec les
autres, ainsi que le suggère la reprise du v. 237 au v. 273 avec l’introduction
d’une légère différence : « ils ne cessent jamais de s’élancer continûment »
(ἀΐσσοντα [διαμπ]ε̣ρὲς οὐδ[αμὰ λήγει]) 46, formule reprise avec insistance quelques vers
plus loin — « de tous côtés il ne cessent jamais de s’élancer continûment » ([πά]ντηι δ’
ἀΐσσο̣ν[̣τ]α̣ διαμ[περὲς οὐδαμὰ λήγει]) 47 —, avant que les deux motifs de l’échange et de
l’élan ne s’entrelacent finalement : « Mais, s’échangeant, ils s’élancent en cercle de
toutes parts » ([ἀλ]λ̣ὰ̣ μεταλλάσσον̣[τ’ ἀΐσσ]ε̣ι κύκλωι [ἁπάντηι·]) 48. Certes, le verbe
peut décrire toute forme d’élan, ainsi celui du guerrier qui se jette à l’assaut, mais il
n’est pas étranger à la croissance. Chez Hésiode, on le trouve associé en ce sens à
φύομαι, pour dire que Cottus, Briarée et Gyges ont cent bras qui « ont jailli de leurs
épaules » (ἀπ’ὤμων ἀίσσοντο) tandis qu’à chacun cinquante têtes ont poussé de leurs
épaules (ἐξ ὤμων ἐπέφυκον)49. Empédocle l’utilisera à son tour pour faire surgir deux
branches dans le dos de Sphairos50. Ainsi le verbe ἀίσσω pourrait servir de pivot entre
le registre du mouvement local et celui de la croissance végétale, tous deux affectés à
l’expression du rapport entre les éléments à travers le cycle cosmique.
14 Ainsi, avec l’introduction des verbes διαφύομαι et συμφύω, Empédocle semble avoir
raffiné une inspiration qu’il pouvait tirer d’Hésiode : la Terre hésiodique s’est ramifiée
en différentes directions, se faisant Ciel, Mer, Tartare, avant que la visite des
profondeurs infernales ne révèle l’endroit où les racines de ces choses convergent et se
retrouvent. Tout se passe comme si Empédocle avait rabouté cette ramification et cette
réunion en un cycle infini où l’une succède à l’autre. Comme ses racines sont en outre
des éléments qui entrent dans la composition de toutes les réalités, Empédocle est aussi
en mesure de donner un sens fort à cette idée, présente dans la Théogonie, que les
racines sont aussi les sources « de toutes choses ».
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16 D’un côté, les éléments se réunissent et se ramifient selon la métaphore végétale que
nous avons suivie. De l’autre, les choses mortelles dont il est maintenant question
connaissent la naissance et le trépas, et ce de deux manières, puisque la réunion de tous
les éléments est dite « engendrer » (τίκτω) une naissance et la « détruire » (ὀλέκω), et
que leur ramification a une œuvre similaire, puisque sous son effet une naissance est
nourrie ou « prend forme » et se dissipe aussi. Il y aurait deux manières de naître, et
deux manières de mourir, selon que les racines sont en phases de réunion ou de
dispersion. Empédocle ne récuse‑t‑il pas l’usage de ces termes ? Nous avons en effet
appris qu’il ne convient pas de dire que des hommes, des bêtes ou des plantes
« naissent » ou « meurent », tout au moins sans préciser qu’il ne s’agit là que du
« mélange » (μίξις) et de la « séparation » (διάλλαξίς) de choses plus fondamentales 51. Il
faut faire entendre qu’à travers tout ce qui nous semble constituer des naissances et des
morts, il y a des éléments qui « courent les uns à travers les autres » (δι’ ἀλλήλων…
θέοντα), ou qui « disparaissent les uns dans les autres, et augmentent leur part chacun
à leur tour » (φθίνει εἰς ἄλληλα καὶ αὔξεται ἐν μέρει αἴσης) 52. Ce lexique du
mouvement local et de l’attribution des parts cohabite avec celui de la croissance pour
exprimer les rapports fondamentaux entre éléments. Le déploiement de ces différents
registres pour dire les relations entre les racines prépare néanmoins l’avènement d’un
nouveau langage pour évoquer autrement la « naissance » et la « mort » des mortels.
17 Considérons l’effet produit par le vers 236 que nous venons de citer. La génération et la
destruction seront donc doubles, et, comme il vient d’être dit que la réunion de toutes
choses (il s’agit des éléments, des racines) allait engendrer une naissance et la détruire,
on s’attend à ce que l’on répète les mêmes termes dans le cas où elles se ramifient. Or
on découvre alors de nouvelles images. Si nous reprenons la correction suggérée par
Panzerbieter53, θρεφθεῖσα, l’aoriste passif poétique de τρέφω, aussi utilisé par Hésiode
pour dire la formation d’Aphrodite à partir de l’écume54, nous découvrons une façon de
dire l’apparition qui n’est pas la génération de l’être à partir du non‑être, mais la prise
de forme par concentration, épaississement, caillage55, dont l’opposé ne sera pas non
plus une destruction, mais une dissipation, une dispersion 56 de ce qui aura, pour un
temps éphémère, coagulé. Or, ce vocabulaire du caillage, de la solidification à partir des
liquides, est associé dans la poésie archaïque grecque, comme dans la littérature
botanique et médicale ultérieure, à la représentation du mode d’être végétal : les
bourgeons et les fleurs sont comme la concrétion de la sève qui irrigue la plante 57. Ceci
annonce‑t‑il, chez Empédocle, la possibilité d’exprimer dans le vocabulaire végétal la
prise de forme des mortels à partir des racines dont ils procèdent ?
18 Nous commencerons par vérifier cette hypothèse en relevant la continuité du lexique
végétal dans la manière dont Empédocle décrit les différentes générations d’êtres selon
les phases du cycle cosmique. Commençons par les premières apparitions, celles qui ont
eu lieu dans la première phase de domination de l’Amour :
ἧι πολλαὶ μὲν κόρσαι ἀναύχενες ἐβλάστησαν,
γυμνοὶ δ’ ἐπλάζοντο βραχίονες εὔνιδες ὤμων,
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21 Voici des êtres qui résultent encore d’une croissance qui n’est pas issue de la
reproduction animale : il n’y a pas de raison de traduire φύεσθαι par « naître »,
puisqu’il s’agit littéralement d’une croissance similaire à celle des végétaux, comme le
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Les arbres ont éclos, ainsi que les hommes et les femmes,
Les bêtes sauvages et les oiseaux, les poissons nourris dans l’eau
Et les dieux à la longue vie, qui l’emportent par les honneurs.
24 Les arbres sont apparus sur Terre, comme le reste des plantes, dans la phase
précédente, avant que le Soleil n’apparaisse dans le ciel et que le jour et la nuit ne
soient différenciés77. Toujours présents dans cette nouvelle phase, ils s’y trouvent
comme « des traces de l’Ancien Monde78 » et d’une autre manière de venir à l’existence.
Or la syntaxe de ces vers étend de manière saisissante la portée du verbe βλαστάνω aux
autres vivants, animaux, humains et dieux. Par cet effet poétique, la génération des
êtres issus de la reproduction sexuelle est reformulée dans les termes propres aux
végétaux — eux aussi ont germé, ont éclos. Cette contagion du langage végétal apparait
encore lorsqu’au vers 298‑299 la « double pousse » (δίδυμον φύμα) de l’espèce humaine
est évoquée aux côtés des êtres « porteurs de racines » (ῥιζοφόρων). Ce n’est pas là une
simple analogie entre animaux et végétaux, car les animaux et les plantes sont ici plus
fondamentalement reconnus comme les prolongements d’une croissance plus
fondamentale, celle des racines élémentaires dont l’ensemble du cycle cosmique
rythme les ramifications et les concrescences. Si l’on dit que les dieux aussi ont éclos,
c’est pour rappeler qu’ils ont le privilège de « croître à travers le temps sous diverses
formes de choses mortelles » (φυομένους παντοῖα διὰ χρόνου εἴδεα θνητῶν) 79 et
qu’ainsi ils accompagnent cette sourde croissance des racines élémentaires dont les
vivants ne sont jamais que les éphémères bourgeons.
5. Conclusion
25 Nous avons vu se déployer une poétique végétale particulièrement cohérente, suivant
le fil de la croissance végétale qui mène de la racine jusqu’aux bourgeons. Empédocle y
introduit le motif intermédiaire de la ramification et de la concrescence, qui permet de
complexifier le comportement des racines : celles‑ci créent des éclosions très
différentes selon la dynamique dans laquelle elles se trouvent. Ramification et
concrescence s’enchaînent en outre en un cycle fermé, qui offre aux racines la capacité
de produire indéfiniment toute réalité sans rompre la parfaite continuité de l’être. On
mesure toute l’importance d’avoir emprunté à Hésiode l’intuition d’un mode de
production par scissiparité, qui permet à une réalité d’en faire advenir d’autres comme
autant de prolongements d’elle‑même. Les plantes telles que nous les connaissons sont,
dans notre monde, comme le furent aussi les parties des animaux dans d’autres phases
cosmiques, les ambassadrices d’une manière plus ancienne d’exister, antérieure à la
reproduction sexuelle : nous découvrons, à travers leur croissance, un schème du
devenir qui permet de dire l’apparition et la disparition de toutes choses comme le
développement continu de réalités éternelles plus profondes. C’est ainsi que la diversité
des êtres du monde peut être dite en respectant l’interdit énoncé par la déesse
de Parménide contre la génération (fr. 8, 5‑11). Les images végétales sont
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chez Empédocle autre chose que des métaphores ou des analogies : elles ont une portée
métaphysique dans la mesure où elles expriment la manière dont toutes choses se
rattachent aux principes fondamentaux que sont les éléments et à leur cycle ; elles nous
dépaysent pour mieux nous projeter dans la réalité d’un Univers où la génération
animale n’est qu’un épisode adventice et transitoire. La poésie nous offre ainsi des mots
pour nous repérer dans une réalité qui ne nous ressemble pas ; nous autres, animaux
issus de la reproduction, devons apprendre à nous reconnaître en bourgeons ultimes de
réalités lointaines.
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NOTES
1. Diels (1901).
2. Citons, parmi les études engagées dans cette voie, Picot (2022 [1998]), Trépanier (2004),
Gheerbrandt (2017), Benzi (2018), Mackenzie (2021), Iribarren (2021).
3. Cette présence poétique du motif végétal a certes un fondement religieux, voir Motte (1973),
Gartziou-Tatti & Zografou (2019). On consultera l’étude séminale de Harald Patzer (1993) sur
l’expression du mode d’être végétal à travers les termes associés à φύσις et à φύω.
4. Bonnafé (1984, 19‑22, 121‑122), Buccheri (2023).
5. Macé (2020).
6. Patzer (1993, 224‑226).
7. Sauf mention spéciale, toutes les traductions sont les nôtres.
8. Pour une histoire de la marginalisation des dieux dans l’histoire de la réception du fr. 6, voir
Picot (2022a). L’auteur cite P. Kingsley et C. Rowett à l’appui du refus d’un tel effacement,
notamment Rowett (2016, 83, 88).
9. Pour une présentation des deux hypothèses historiques, l’hypothèse majoritaire Zeus = feu,
Héra = terre, Hadès = air et Nestis = eau et celle attribuée à Aétius, selon laquelle Héra devient
l’air et Hadès la terre, voir Picot (2022b [2014], 274‑275 ; 2022a [2014], 423).
10. C’est la thèse avancée par Picot (2022a [2014], 492 ; 2022c [2014], 514).
11. Ce partage est discuté dans la perspective d’une histoire du concept d’élément, voir
Kahn (1960, 119‑165). Pour une perspective critique sur cette histoire, voir Brémond (2021).
12. Homère, Iliade, XV, 187‑193 Allen.
13. Picot (2022d [2000], 67).
14. Voir l’enquête de Jean-Claude Picot sur les cinq sources évoquées dans le fr. 143 DK
d’Empédocle, Picot (2022e [2004]).
15. Hésiode, Théogonie, 727‑728 Most. Sur la localisation du point de vue qui découvre les racines
au‑dessus du mur, voir Strauss Clay (2020, 399).
16. Théogonie, 738‑739.
17. Théogonie, 736‑737.
18. Macé (2020, 60‑63).
19. Bollack (1969, 169‑171).
20. Théogonie, 693 ; voir aussi Hymne homérique à Apollon, 341. Voir l’analyse de Bollack (1969, 173).
21. Voir Picot (2022c, 499‑504).
22. Sur la transformation progressive de Tartare en limite inférieure du monde suffisamment
différenciée de Gaia pour pouvoir, comme le Ciel, s’unir avec elle, voir Strauss Clay (2020, 395).
23. Rudhardt (1986, 13), Le Meur (2000, 39, 156‑157), Macé (2020, 64‑65).
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51. Les termes μίξις et διάλλαξις sont dans le fr. DK B8 ; voir aussi DK B9 qui emploie les verbes
μείγνυμι et ἀποκρίνω.
52. DK B26, 1‑3.
53. Pour un autre choix, voir Bollack (1969, 55‑57) et Mansfeld (2003, 78). Nous suivons
O’Brien (1969, 164‑168).
54. Théogonie, 192 et 198. Le verbe est à chaque fois en rejet : τῷ (= ἀφρός) δ’ ἔνι κούρη / ἐθρέφθη
(« De celle‑ci [l’écume], une fille se forma ») ; οὕνεκ’ ἐν ἀφρῷ / θρέφθη (« pour s’être formée
dans l’écume »).
55. Voir l’analyse de Demont (1978, 375‑379).
56. Voir la discussion d’occurrences de διαπέτομαι, d’Homère à Platon, par O’Brien (1969, 164).
57. Sur la prise de forme des végétaux à partir des liquides dans la littérature botanique et
médicale, voir Luccioni (2023) ; sur l’origine poétique de ce motif, voir Buccheri (2023).
58. Traduction de Laks & Most (2016) pour les deux derniers vers.
59. Aétius, 19, 5 Mansfeld Runia = DK 31 A72, 1‑2. Ces êtres peuvent aussi être rapprochés de ceux
qui sont évoqués en B58, comme le suggère Primavesi (2016, 19, n. 57).
60. Patzer (1993, 229).
61. Macé (2020, 66‑67).
62. Fr. 99 DK ; sur l’emprunt hésiodique, voir Picot (2022 [1998]).
63. En faveur de l’idée qu’il n’y a pas de plantes dans la zoogonie de l’Amour, voir O’Brien (1969,
206, 225).
64. Sur le caractère substantiel des parties des animaux, voir la proposition de Trépanier (2014).
65. Aétius, 19, 5 Mansfeld Runia = DK 31 A72, 2‑3.
66. Rudhardt (1986, 10‑17).
67. On peut aussi les comparer aux êtres du fr. B60, comme le suggère aussi Primavesi (2016, 19,
n. 58).
68. Sur le parallèle entre le fr. 51 et le fr. 62, voir Primavesi (2016, 20, n. 64 et 65).
69. Empédocle, fr. DK B62, 4. Sur ce rapprochement avec la première période de l’amour et sur le
fait de ne pas suivre Diels qui construisait χθονός avec τύποι, voir O’Brien (1969, 203‑204). Karsen
a proposé la correction qui permet de retrouver la forme ὁλοφυής dans la description de la
troisième génération chez Aétius : τὰς δὲ τρίτας τῶν ὁλοφυῶν ; voir DK A72, 3.
70. Empédocle, fr. DK B62, 1‑2.
71. Voir aussi l’usage par Aristote de la forme ὁλοφυής pour dire que chez les oiseaux les parties
dorsales et ventrales forment une partie unifiée, moins différenciée que chez les mammifères
(Parties des Animaux, IV, 12, 693a25).
72. Empédocle, fr. DK B62, 7‑8.
73. Sur l’ensemble de ces points, nous suivons O’Brien (1969, 205‑207). Le témoignage sur le
caractère asexuel des plantes est celui d’Aétius, V, 26, 4 (DK 31 A70). La question est de savoir si
les plantes sont « apparentées » aux créatures « d’un seul tenant » ou s’il faut les y identifier, voir
respectivement Rashed (2018, 110) et Trépanier (2019, 285‑285). Pour une proposition de lire une
description de la naissance des arbres dans l’ens. d‑f du papyrus de Strasbourg, voir
Ferella (2019).
74. Nous citons et glosons dans la suite de la phrase le témoignage attribué à Aétius, V, 19, 5 =
A72, 3‑6.
75. Empédocle, 269 Primavesi.
76. Voir la reprise très proche de ces vers dans le fragment DK 31 B21, 14‑16.
77. Nous paraphrasons Aétius, V, 26, 4 = DK 31 A10.
78. Rashed (2018, 110).
79. Empédocle, fr. DK 115, 7.
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RÉSUMÉS
Après avoir réinscrit le choix d’Empédocle d’appeler ses éléments des « racines » dans la
tradition poétique héritée d’Hésiode, nous explorons la cohérence avec laquelle l’Agrigentin
décrit le comportement de ces « racines » en termes de croissance, ramification et concrescence
au moyen des verbes φύω, διαφύομαι, συμφύω, et l’apparition des êtres mortels agglomérés à
partir des éléments en termes de bourgeonnement et d’éclosion, notamment au moyen des
verbes βλαστάνω et ἐξανατέλλω. Nous suggérons que la fonction métaphysique d’une telle
poétique est celle d’offrir un moyen d’expression spécifique à une représentation continue de la
réalité dans laquelle toute génération devient le prolongement d’une existence plus profonde,
tout en faisant éprouver à l’humain l’altérité fondamentale d’un tel univers.
After reinscribing Empedocles’ choice to call his elements “roots” in the poetic tradition
inherited from Hesiod, we examine the consistency with which the Agrigentine describes the
behaviour of these “roots” in terms of growth, branching and concrescence through the verbs
φύω, διαφύομαι, συμφύω, and the appearance of mortal beings agglomerated from the elements
in terms of budding and hatching, especially through the verbs βλαστάνω and ἐξανατέλλω. We
suggest that the metaphysical function of such a poetics is that of offering a specific means of
expression to a continuous representation of reality in which every generation becomes an
extension of a deeper existence, while making the humans experience the fundamental
otherness of such a universe.
INDEX
Keywords : Empedocles, Hesiod, vegetal life, elements, roots
Mots-clés : Empédocle, Hésiode, vie végétale, éléments, racines
AUTEUR
ARNAUD MACÉ
Université de Franche-Comté
arnaud.mace@univ-fcomte.fr
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lecteurs, voire leur corps vécu, et faisant du processus de lecture plus qu’un
déchiffrement. Cette réévaluation du sensible, focalisée sur la perception et la
représentation du mouvement et du geste, surtout dansé, appliquée à l’appréciation
esthétique de textes anciens mais aussi modernes, serait un apport paradoxal mais réel
des études dites classiques4.
3 La choralité s’observe en même temps selon trois perspectives principales :
1. Le chœur est une institution sociale, figurant les interrelations individuelles et collectives,
par exemple dans les Jeux panhelléniques ou dans la cité athénienne classique, comme
communauté construite par ses rites et spectacles5. La choralité est ainsi un type de culture6,
défini par des dispositifs rituels et esthétiques, de Sappho à la tragédie et à la comédie,
par exemple7.
2. Le chœur est un espace-temps d’énonciation, où dialoguent gestes et paroles, par le rythme
et la mélodie, donc la prosodie et la syntaxe, jusque dans l’organisation en triades
strophiques8, par des instances discursives que figure la deixis. La philologie, la pragmatique
linguistique et les arts du spectacle s’allient ici pour repérer dans le texte des
correspondances entre la poésie chantée et la danse qui la soutient ou qu’elle représente,
pour le regard et l’imagination du public, puis pour l’imagination des lecteurs et lectrices,
dès les Alexandrins9.
3. Le chœur est un dispositif esthétique, produisant des perceptions, sensations et émotions
fortes et variées, admiration, katharsis, plaisirs de l’appartenance communautaire, de la
contemplation du beau, de la rencontre avec le sacré. Cette dialectique de la danse, du chant
et des textes s’opère dans le cadre de la mousikê, non « musique », mais dynamique des
instruments et voix, de la danse en groupe et en solo et des arts visuels, par exemple dans le
cadre d’une ekphrasis ou d’images réflexives où le poète, par le chœur, s’affirme danseur,
athlète, orfèvre, tisseur10.
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6 Ce chœur est une institution sociale, comme le banquet, et ces festivités sont associées
aux puissances présidant à la célébration mélique, les Charites, avec Apollon Pythien et
Zeus. Les déesses jouent un rôle métapoétique : en performance, leur chœur est le
médiateur et modèle du chœur humain. Associés, les deux chœurs produisent la χάρις,
ensemble de valeurs économiques, dans une culture du don / contre-don, et donc
religieuses, sociales, politiques et esthétiques, richesse, paix, gloire, joie, beauté. On
retrouve cela en Py., X, où Persée rend visite aux Hyperboréens, qui réjouissent Apollon
(χαίρει, v. 36), d’une part par l’obscénité de leurs ânes, d’autre part par des « chœurs de
jeunes filles, sons de lyres et accents des auloi » (v. 38‑39), inspirés par la Muse et le sens
de la fête typique d’un peuple protégé des dieux. De même, dans le Péan, II (fr. 52b,
99‑101), en l’honneur des Abdéritains, à Delphes, les « jeunes filles aux bandeaux
brillants dressent un chœur aux pieds rapides et chantent une douce musique, d’une
voix de bronze », par la « grâce des vers » (ἐπέων… χάριν).
7 Le noyau sémantique du verbe χορεύω est la pratique de la danse de célébration
chantée. En Py., XII, 27, les Charites sont les « témoins fiables des choristes » (πιστοὶ
χορευτᾶν μάρτυρες, avec l’agent χορευτάς « danseur ») : ce poème célèbre un aulète
vainqueur, venu d’Orchomène, cité des Charites, καλλίχορος « aux beaux chœurs » ou
« aux belles places de danse », v. 26. La danse s’assimile au chant, et des verbes
« danser », comme « chanter » ou « dire », signifient « célébrer en chœur »,
transitivement : Isthmique, I, 7, le chœur « chante – danse » Apollon Phoibos et l’isthme
de Corinthe, où des Thébains ont remporté plusieurs victoires. Le verbe est en
construction absolue, dans le vers unique conservé du Parthénée, III (fr. 94c, 1) 15 :
Ὁ Μοισαγέτας με καλεῖ χορεῦσαι « le Musagète (Apollon) m’enjoint de danser ».
Parfois, il s’agit de danse sans parole humaine : dans le deuxième Dithyrambe (fr. 70b,
22), des troupes de lions, entraînés par Artémis, charment Dionysos de leur frénésie
bacchique. L’expression sonore des animaux est possible, dans ce cadre dionysiaque, et
surtout, v. 25, on a l’adjectif καλλίχορος, pour les « Muses aux beaux chœurs » : la
persona cantans, poète et choriste, se fait leur héraut, célébrant Héraclès, Thèbes et le
mariage de Cadmos et Harmonie. Enfin, Péan, VI (fr. 52f, 9), le nom d’action déverbatif
χόρευσις désigne l’activité rituelle de chœurs chantant et dansant : grâce aux Charites
et Aphrodite, le « Je » poétique confie ses chants à des chœurs de Pythô, pour Apollon
Delphien16.
8 Notons deux adjectifs composés : χοροιτύπος « qui frappe (le sol) en dansant », dans un
fragment cité par Pausanias17, fr. 156, où Silène est ζαμενής, « extatique » ; et
ἁγησίχορος « qui mène le chœur », Py., I, 1.4, sur les préludes qui, par la lyre dorée
d’Apollon, avec les Muses, règlent la marche du chœur, βάσις. Une des Muses, qui
deviendra celle de la danse, est Τερψιχόρα « Qui-apprécie-les-chœurs », Isthmique, II, 7,
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μελλίφθογγος « à la voix de miel » : elle dirige le chœur des Muses, qui relève d’une
χάρις — ou don / contre-don — désormais révolue, v. 6, au profit d’une Muse
φιλοκερδής « qui aime le profit ».
9 Un autre champ lexical devient obsolète après l’époque classique, sauf
quand, par exemple, Philostrate décrit avec nostalgie le chœur de Sappho (Images II.1).
Le verbe μέλπομαι, « chanter (en dansant) », met les gestes en retrait par rapport à la
voix : Py., III, 78, un chœur de jeunes gens célèbre la déesse Mère et Pan, à Thèbes, et
v. 90, « les Muses aux bandeaux dorés, dans la montagne » évoquent les noces de
Cadmos et Harmonie. En Né., I, 20, le « Je » poétique loue, par le chœur, l’hospitalité de
Chromios d’Etna. De même, Péan, VI (fr. 52f, 17), en écho à χόρευσις, v. 9, et fr. 75, 11,
sur Dionysos, fils de Zeus et Sémélé (dont « nous chantons la descendance »), après le
χορός des Saisons, v. 19.
10 On trouve μολπά « chant (dansé) » trois fois dans les Olympiques. Ol., I, 100‑105, le chœur
chante et danse en style éolien, dans un hymne aussi travaillé qu’une œuvre
d’orfèvrerie.
11 Ol., VI, 96‑99, le chant forme avec la musique instrumentale un discours doux comme le
miel, et la danse est un cortège processionnel joyeux, un κῶμος, étudié plus loin :
12 Ol., X, 83‑85, le chant, avec la flûte, produit une poésie mélique, chantée et dansée, non
épique, ni iambique, sans que l’accent soit mis sur la danse : χλιδῶσα δὲ μολπὰ πρὸς
κάλαμον / ἀντιάξει μελέων, / τὰ παρ᾿ εὐκλέι Δίρκᾳ χρόνῳ μὲν ϕάνεν, « et la délicate
mélodie à la flûte / s’unira, des vers / qui, près de la glorieuse Dirkè, enfin
apparurent ».
13 Dans le Péan, II (fr. 52b, 96), μολπά désigne le chant (« les chants appellent, à travers
Délos et le Parnasse »), puis le poème évoque le χορός, v. 99‑101. Enfin, Ol., XIV, 14‑16,
ἐρασίμολπος « qui aime le chant dansé » qualifie Θαλία « Floraison » et, presque
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synonyme, φιλησίμολπος « qui aime le chant dansé », Εὐφροσύνα « Joie, Bonheur ». Ici
aussi, il s’agit d’un κῶμος (16, τόνδε κῶμον), cortège présidé par les Charites, déesses
de la fête.
14 Le groupe lexical désignant le plus directement la danse, même sans chant, est rare
chez Pindare, et absent des épinicies. Ainsi ὄρχημα « danse », fr. 107b, 1 (« danse légère
des pieds », cité par Athénée, 5.10) et ὀρχηστάς « danseur », fr. 148 (« Apollon au large
carquois, danseur seigneur de la fête », ὀρχήστ᾽ἀγλαίας ἀνάσσων). En poésie mélique,
la danse n’est guère muette.
15 Le nom de la danse le plus fréquent désigne un groupe festif qui célèbre le vainqueur, le
κῶμος18. Comme dans χορός, on trouve l’idée de groupe en performance, mais souvent
en procession, et en registre jubilatoire, voire carnavalesque, conforme à l’étymologie
du nom « comédie » : on distingue, de façon graduelle plus que binaire, le chœur et le
cortège, ainsi que les danses en cercle et en ligne. Outre la quatorzième, v. 16, on en a
trois emplois dans les Olympiques. En IV, 8‑10, le déterminant de proximité τόνδε
marque l’alliance de deixis et réflexivité, qui s’adresse au public de Camarine, cité du
vainqueur, Psaumis, et aux Charites, dans une synesthésie mêlant « éclat lumineux »
(ϕάος), déplacement solennel (δέξαι… τόνδε κῶμον) et vigueur vocale : Ὀλυμπιονίκαν /
δέξαι Χαρίτων θ᾿ ἕκατι τόνδε κῶμον. / χρονιώτατον ϕάος εὐρυσθενέων ἀρετᾶν, « le
vainqueur olympique / accueille‑le et, pour les Charites, le cortège que voici, / la plus
durable lumière des vertus à large poitrine ».
16 Parfois le groupe est mené par le dédicataire, comme Hagésias de Syracuse, Ol., VI, 18,
qu’on retrouve plus loin. Vers la fin du poème, 96‑98 (῾Αγησία δέξαιτο κῶμον), le
cortège, en mode réflexif, prie le tyran Hiéron de l’accueillir à son retour dans sa
patrie19. On a une formule similaire (τόνδε κῶμον… δέξαι) en Ol., VIII, 9‑11, avec une
synesthésie auditive et visuelle (κλέος… ἀγλαόν « gloire… brillante »), dans une
hyperbate doublée d’un « enjambement20 », à valeur expressivement cinétique :
17 Le κῶμος apparaît souvent ailleurs : Py., III, 73 (« santé dorée », « cortège », « ajouter de
l’éclat aux couronnes des Jeux pythiques »), V, 22 (à Arcésilas de Cyrène, accueillant à
Pythô « le cortège d’hommes que voici », δέδεξαι τόνδε κῶμον ἀνέρων) et 100 (exploits
« éclaboussés » de « flots de cortèges »), VIII, 70 (κώμῳ… ἁδυμελεῖ, « à la voix
douce ») ; Né., III, 5 (jeunes gens architectes de « cortèges à la voix de miel »,
μελιγαρύων… κώμων), IX, 50 (le cratère du banquet, γλυκὺν κώμον) ; Is., II, 31
(« désirables cortèges… chants aux louanges de miel »), VI, 5 (adresse à la Muse, « garde
des cortèges », ταμίας… κώμων), et VIII, 4 (« qu’on réveille le kômos », récompense des
exploits).
18 Le verbe κωμάζω « danser en cortège, faire la fête » est fréquent. Il distingue
Archiloque et Pindare, au début d’Ol., IX, 1‑8, auquel on reviendra. Parmi ses neuf
autres occurrences épiniciques, plusieurs ouvrent le poème : Py., IV, Arcésilas de Cyrène
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« fête » ses victoires pythiques, accueilli par la Muse ; Né., IX, 1, le premier mot adressé
aux Muses est l’injonction κωμάσομεν « menons un cortège » ; Is., III, 8, Mélissos de
Thèbes « danse en cortège », suivi de louanges ; Is., VII, 20, le chœur s’adresse aux
Thébains, comme à soi, pour que tous « fêtent » l’athlète « avec un hymne aux doux
vers » (κώμαζ᾽ ἁδυμελεῖ σὺν ὕμνῳ). Signalons aussi d’autres étapes rituelles : Né., II,
24, τόν, ὦ πολῖται, κωμάξατε, « célébrez (Zeus), ô citoyens » ; Né., X, 35, sur Theaios
d’Argos, que « des voix douces ont déjà fêté (κώμασαν) deux fois », à Athènes ; Is., IV, 72,
dernier vers du poème, « dans mon cortège festif je vais verser sur lui (le vainqueur)
une délicieuse grâce », κωμάξομαι τερπνὰν ἐπιστάζων χάριν ; Py., IX, 89, au futur
performatif κωμάσομαι « je vais célébrer » (les héros thébains) ; Né., XI, 28, au retour du
dédicataire, couronné « après avoir célébré » (κωμάσαις) le festival créé par Héraclès.
19 On note enfin συγκωμάζω (Ol., XI, 16, Ἔνθα συγκωμάξατ᾿ « Là-bas, rejoignez le
cortège », dans une invitation aux Muses à accompagner le poète et la performance), et
ἀγλαόκωμος « au cortège brillant », Ol., III, 3‑9, où la Muse assiste le poète dans sa
célébration, mêlant splendeur visuelle, vigueur vocale et solennité du « pas dorien » :
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sens sont liés et diverses formes d’art sont transférables entre elles, de la poésie à
l’architecture, en passant par la danse.
21 Le texte est au cœur de cette dialectique transmédiale, et notre travail de repérage met
en valeur ce phénomène central pour la poétique de Pindare, non seulement par le
langage orchestique virtuose déjà évoqué, mais aussi par une pragmatique associant
danses rituelles, spectaculaires et textuelles. Une difficulté importante est alors celle de
la traduction : on a choisi de suivre autant que possible l’ordre des mots grecs, afin de
rendre notamment le lien entre syntaxe textuelle et rythme orchestique, à notre avis
essentiel à cette poétique éminemment chorale et musicale, parfois analogue à certains
effets typiques de la poésie française de Ronsard à Racine, par exemple. D’où les
traductions proposées, tentative expérimentale, souvent discutable, voire obscure,
comme l’était d’ailleurs Pindare pour ses contemporains22.
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noms d’agent sont expressifs, pouvant être soutenus par (ou soutenir) des gestes et
évolutions chorales (« dressons », « bâtissons », « commence », « donner »,
« fondateur », « échapper », « retrouve »). Le jeu des prépositions, particules, adverbes
et groupes nominaux, dénotant des relations spatiales ou parfois temporelles, est vif
(« sous », « de loin », « préposé à l’autel », « parmi »). Ces notations cinétiques sont
renforcées par des jeux visuels, dans la première période (« en or », « colonnes »,
« admirable palais », « fronton… qui rayonne de loin », 1‑4), et sonores, dans la seconde
(« prophétique », « glorieuse », « hymne », « chants délicieux », 4‑7). Le lecteur, comme
un public, peut se figurer ce double mouvement périodique, accentué par le jeu des
labiales et dentales au v. 5, le rejet de « bâtissons » au début du v. 3 ou l’enjambement
entre vers 6 et 7, qui joint l’« hymne » et son dédicataire, montré (« que voilà »).
24 L’antistrophe, fondée sur le schéma de la strophe, est plus complexe et irrégulière,
riche de poikilia. Au lieu de deux amples enchaînements empreints d’enargeia, à l’image
des bâtiments publics et sites cultuels de la strophe, l’antistrophe entremêle
temporalités et spatialités, éloignées mais complémentaires, au niveau du présent du
poème, du passé proche de la victoire et du passé lointain du mythe. Des enjambements
et rejets, effets d’ordre d’abord orchestique, relient tous les vers, sauf à la fin de la
maxime (11‑12), où une ponctuation forte rapproche et sépare à la fois, en asyndète,
l’idée d’effort récompensé (ποναθῇ) et le nom du vainqueur. Dans la gnômê sur la prise
de risque et le travail nécessaires aux exploits, on voit un rejet expressif soulignant les
notions d’honneur et de valeur (τίμιαι, 10‑11), et un autre la parole du héros ancien,
comme du poète (φθέγξατ᾽, 13‑14). La deixis structure le passage : l’antistrophe se
réfère d’abord à « cette sandale » et au « pied du fils de Sostratos » (8‑9) ; après la
maxime (v. 9‑12), on revient à Hagésias, au vocatif et à la deuxième personne (τὶν δ᾽,
12), reprenant, en la variant, la troisième personne de la strophe (κεῖνος, 7) ; enfin, un
lien s’établit entre le dédicataire au présent et Adraste, héros de l’expédition des Sept
contre Thèbes, dans un passé mythique (« un jour », 13), qui fit l’« éloge » (12)
d’Amphiaraos et de son attelage, comme Pindare et son chœur font celui d’Hagésias et
de ses mules. Les effets visuels et sonores sont moins prégnants que dans la strophe, au
profit d’une rythmicité virtuose.
25 L’épode (15‑21) prolonge le mythe (15‑17), par des notations visuelles et cinétiques en
discours direct (« l’œil de mon armée », 16 ; « lutter à la lance », 17). Puis on revient au
présent, par un contre-rejet (Τὸ καὶ « cela aussi », 17‑18), et au κῶμος, dont le maître
est le dédicataire, athlète et prêtre, comme Amphiaraos était guerrier et devin. Le
dernier mouvement de l’épode (19‑21) met en valeur la parole du poète, proche d’un
prêtre ou devin, par exemple par le rejet du verbe au futur performatif μαρτυρήσω « je
vais témoigner » (11, après σαφέως « vraiment », 10), puis par la synesthésie sonore et
gustative de « la voix de miel » des Muses (21).
26 Cette première triade est un monument dynamique, qui mène, par parataxes et
enchaînements sensoriels, sémantiques et pragmatiques, du « nous » initial célébrant
les « colonnes » d’un « édifice aux bons murs », jusqu’au « Je » de la seconde partie de
l’épode, validé par les Muses, en passant par des variations et tensions à propos du
dédicataire syracusain et du héros ancien, Amphiaraos, ainsi qu’Adraste et la personna
cantans. Chaque élément de la triade, sans enjambement interstrophique, a sa
singularité : strophe architecturale et intense, antistrophe mouvementée et variée,
épode éclatante, mythologique et métapoétique.
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27 Vers la deuxième strophe (22‑28), plus qu’une transition rythmique, on a une asyndète :
le v. 22 débute par le vocatif du nom du cocher, Phintis, avant un ἀλλὰ exclamatif,
« allons », plutôt que « mais ». Le dispositif de la première triade se poursuit, associant
« Je » poétique, « nous » choral et « tu » d’adresse, par des verbes d’action et de
mouvement exprimant injonction, but ou nécessité : « attelle maintenant pour moi »
(22), « pour que… nous menions le char » (23‑24), « que je parvienne » (24), « elles [les
mules] savent suivre cette route » (25‑26), « il faut ouvrir les portes des hymnes » (27),
« il faut partir aujourd’hui, à temps » (28). La deuxième triade démarre par le départ du
char des mules victorieuses à Olympie, assimilé à celui du poète, jusqu’aux « portes des
hymnes », autre figure architecturale : après le mythe d’Iamos, héros et devin, à la
quatrième antistrophe, où s’opère le retour au présent, encore par le nom d’Hagésias,
dont les ancêtres sont les Iamides, au vocatif (77), puis avec une nouvelle référence au
κῶμος d’Hagésias (98), offert par le chœur à Zeus Etnéen. La deuxième strophe mime la
première évolution spatiale du chœur, qui se déplace pour amorcer le mythe. La mise
en rejet de βάσομεν (24) signale l’intention, assimilant course olympique et départ du
char narratif.
28 Pour Épharmostos d’Oponte, vainqueur à la lutte en 460 av. J.‑C., la neuvième Olympique
donne à entendre et voir les figures réflexives du tir et du lancer. L’ouverture se
déploie sur la première triade, régulière, sans enjambement interstrophique, mais, en
mètre éolien, plus varié, elle est riche d’enjambements intrastrophiques, achevée par
un rejet marqué (28) : la phrase finit en décalage avec la reprise chorégraphique au
début de la strophe suivante, après la pause de l’épode. La triade est à dominante
encomiastique et métapoétique, alors que la deuxième strophe évoque Héraclès luttant
contre des dieux (29‑39), amorce mythologique interrompue par un enjambement
interstrophique (39), avant le mythe central, sur Pyrrha et Deucalion, Ménoitios et
Patrocle (40‑79), jusqu’à la troisième épode. Le troisième et dernier mouvement du
poème (80‑112) rappelle la sixième Olympique, du char des Muses à la couronne du
vainqueur. Cette dernière, en fin de quatrième épode, fait de l’éloge, comme énoncé,
une « couronne de victoire ». La performance épinicique est un rite d’offrande, la
déposition de la couronne par le vainqueur, représenté par le chœur, sur l’autel du
héros épichorique, Ajax « le petit », roi de Locride. L’épinicie fait partie d’un culte festif
et la description mimétique des gestes et mouvements construit une synesthésie
intense, pour un public qui perçoit activement le chant et la danse : 110‑112, le poème
proclame τόνδ᾿ ἀνέρα δαιμονίᾳ γεγάμεν / εὔχειρα, δεξιόγυιον, ὁρῶντ᾿ ἀλκάν, / Αἶάν,
τεόν τ᾿ ἐν δαιτὶ Ἰλιάδα / νικῶν ἐπεστεϕάνωσε βωμόν, « que l’homme que voici
[Epharmostos], grâce à une divinité, est devenu / habile de ses mains, agile de ses
jambes, au regard vigoureux, / et, à ton festin, Ajax fils d’Ileus, / vainqueur, il a
couronné ton autel ». L’image végétale est commune à la fin de notre cas précédent
(Olympique, VI, 105, « fleur charmante des hymnes ») et à la neuvième Olympique
(« couronne » de victoire), et les deux poèmes s’achèvent par une synesthésie
dynamique et un bel effet de clôture triomphale. Mais il n’y pas les mêmes effets d’écho
ou de boucle, entre début et fin de poème. La neuvième Olympique ne commence pas par
une image monumentale au présent, mais par le rite olympique, emporté par le chant
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d’Archiloque (1‑4), par rapport auquel se définit ensuite l’épinicie (5‑10), aussi festive et
plus artistique.
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29 La strophe contient deux périodes, alliant syntaxe et orchestique. Les v. 1‑4 évoquent,
au passé proche, le « chant d’Archiloque » et le « cortège festif » performé par les
compagnons du vainqueur, sur le site d’Olympie, « près de la colline du Cronion ». Par
son refrain répété trois fois, « qui retentit » et « résonne à Olympie » (2), τήνελλα
καλλίνικε, qu’on peut traduire par « Hourra il a gagné ! », le poète iambique entraîne le
chœur athlétique dans un déplacement que mime le début du chœur pindarique, au
présent. Ensuite, dans un mouvement fluide (5‑10), le chœur, impulsé par les « Muses
qui tirent loin », s’adresse à Zeus, « maintenant » (5) et « avec les flèches que voici » (8).
Les deux périodes sont reliées par le nom d’Épharmostos « qui faisait la fête » (4),
complément de « montrer la voie à », et, implicitement, de l’impératif « repais
(le) » (6) : cette articulation relie Archiloque et Pindare, au bénéfice de ce dernier,
renforcée par une synesthésie associant la force du chant olympique (2), l’éclat de
« l’éclair rouge » de Zeus (6), les déplacements de chœur induits par le chant (3) et les
flèches athlétiques, divines et poétiques (« Muses qui tirent loin », 5 ; « Zeus à l’éclair
rouge », 6 ; « par les flèches que voici », 8). La seconde période (5‑10) s’achève, après
une autre référence à Olympie (« promontoire de l’Élide », 7), par l’amorce d’une incise
mythique, sur Pélops, fondateur des Jeux, et Hippodamie (9‑10), avec un relatif
hymnique (« qu’autrefois »).
30 L’antistrophe revient au présent, par le chant dansé choral comme lancer de traits (11)
et de la lyre comme instrument de jet vibrant (13)23. Ce passage associe, plus que la
strophe, la cité d’Oponte (14) et les Locriens (20), et le site de Delphes (« près de ton
cours, Castalie, et celui de l’Alphée », 17‑18). Comme dans la strophe par les Muses,
cette relation ici passe par « Thémis et sa fille salvatrice […] la très illustre Eunomie »
(15‑17). Les deux derniers vers (19‑20) commencent par un relatif hymnique (« d’où »),
comme dans la strophe (9‑10), mais au présent, à Olympie et Oponte, non dans le passé
de Pélops (9).
31 L’épode est centrée sur une première personne affirmée (« quant à moi »,
21), représentant le « Je poétique » et chaque choriste. Le chant dansé est figuré par des
sensations et comparaisons sonores (dans tout le passage, 21‑27), visuelles (« je
l’enflamme », 22) et surtout cinétiques (« vigoureux cheval », 23 ; « navire ailé », 24 ;
« plus rapide », 24 ; « je vais envoyer », 25). La tonalité gnomique est affirmée, et, après
les Muses de la strophe et Thémis et Eunomie dans l’antistrophe, les Charites, dont « je
cultive le jardin » (26), protègent la parole mélique, plus aboutie dans l’« annonce » (25)
lancée à toute la Grèce que dans le refrain archiloquéen (1‑2). La strophe et
l’antistrophe forment un diptyque dont l’épode est l’aboutissement, adressé aux
« hommes » (27), jusqu’à mettre en mouvement la triade suivante, donc la deuxième
évolution du chœur, par le rejet intertriadique (28), d’un mot outil, « deviennent », à la
fin d’une maxime sur les Charites. Ici aussi c’est une orchestique multisensorielle qui
entraîne le poème.
4. Ouvertures
32 Les épinicies de Pindare comme performances relèvent de la choreia ou choralité
comme champ culturel, autour de laquelle s’articulent des pratiques et discours
typiques du passage de la culture archaïque à la culture dite classique, alliant geste et
parole, sémantique et esthétique, corps et pensée. En ce sens, ces poèmes, comme
textes finalement littéraires, ne sont pas désormais si différents d’autres œuvres
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NOTES
1. L’espace de cet article ne permet pas de justifier plus certains points, comme les notions de
poésie « mélique » (plutôt que « lyrique »), performance épinicique, multisensorialité. On se
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23. Sur la figure du poète lanceur, qui pourrait être soulignée par le rythme et le geste, voir
Yvonneau (2022).
RÉSUMÉS
Riche d’enjeux esthétiques, éthiques, religieux et politiques, la notion de choralité, associant voix
et danse, dans le temps et l’espace, fonde l’art de Pindare. Après les mots du chœur et de la danse
(χορός, χορεύω ; μέλπομαι, μολπά ; ὄρχημα ; κῶμος, κωμάζω), on étudie le jeu entre deixis et
multisensorialité, en particulier kinesthésie, et entre mesure harmonieuse et irrégularité
sublime, au début de deux Olympiques : Ol., VI, 1‑28 (sur le rapport danse / poésie – architecture)
et Ol., IX, 1‑29 (sur les liens de la performance dans la cité du vainqueur, par le chœur chantant-
dansant, avec la première performance, à Olympie, accompagnée du « chant d’Archiloque »). Une
approche orchestique des poèmes à la fois les enrichit et les rend plus sensibles.
By linking voice and dance, in time and space, the notion of chorality relates to esthetical,
ethical, religious, and political issues, and substantiates Pindar’s art. This paper first observes
words denoting chorus and dance (χορός, χορεύω; μέλπομαι, μολπά; ὄρχημα; κῶμος, κωμάζω),
and then reviews interplays of deixis and multisensoriality, above all kinesthesia, as well as of
harmonious measure and sublime excess, in two case-studies: Ol., 6, 1–28 (on the relation
between dance / poetry and architecture) and Ol., 9, 1–29 (on the connections between the
performance in the victor’s city, by the singing and dancing chorus, and the first performance,
in Olympia, accompanied by “Archilochus’ Song”). The orchestic approach to poems at once
enriches them and turns their reading into a more sensory experience.
INDEX
Mots-clés : choralité, danse, Olympiques, Pindare, rythme, synesthésie
Keywords : chorality, dance, Olympian Odes, Pindar, rhythm, synesthesia
AUTEUR
MICHEL BRIAND
Université de Poitiers
michel.briand@univ-poitiers.fr
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