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Lectures plurielles du De ira de Sénèque

Beiträge zur Altertumskunde

Herausgegeben von
Susanne Daub, Michael Erler, Dorothee Gall,
Ludwig Koenen und Clemens Zintzen

Band 399
Lectures plurielles
du De ira
de Sénèque
Interprétations, contextes, enjeux

Éditées par
Valéry Laurand, Ermanno Malaspina et François Prost
ISBN 978-3-11-071143-1
e-ISBN (PDF) 978-3-11-071154-7
e-ISBN (EPUB) 978-3-11-071164-6
ISSN 1616-0452

Library of Congress Control Number: 2020947892

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detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de.

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Table des matières
Préface IX

Ière partie : Reconstitution de la structure du traité

Schéma reconstitutif de l’ouvrage 3

Ermanno Malaspina
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 10

IIème partie : Lectures du De ira

Valéry Laurand
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 33

François Prost
De ira 1,5–21 La construction de l’argumentation dans le livre I du
De ira 47

Jula Wildberger
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie
dans le De ira 56

Chiara Torre
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 83

Aldo Setaioli
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 119

Margaret Graver
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique
stoïciennes 150

Ermanno Malaspina
De ira 3,10–24 Une transition faible : de la prophylaxie au traitement
et des praecepta aux exempla 173
VI Table des matières

Christelle Veillard
De ira 3,25–43 Faire face à la colère : réponse logique et traitement
comportemental 201

IIIème partie : Thématiques transversales

Ermanno Malaspina
Les lectures politiques du De ira 233

Francesca Romana Berno


Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis
(ira 3,4,3) 251

Teun Tieleman
Sénèque et les pré-passions 266

Chiara Torre
Sur les passions et la tragédie 277

IVème partie : Regards philosophiques sur la colère dans


l’Antiquité

Olivier Renaut
La colère chez Platon 295

David Konstan
La colère chez Aristote 303

Emidio Spinelli, Francesco Verde


« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la
colère 316

Margaret Graver
Le De ira de Sénèque et les Tusculanes de Cicéron 333

Valéry Laurand
Le Perì aorgēsías de Plutarque 339
Table des matières VII

Julie Giovacchini
Galien. La place de la colère dans la psycho-pathologie
galénique 350

Sophie Van der Meeren


La colère divine, expression nécessaire de la providence : le De ira
dei de Lactance 359

Ermanno Malaspina
Conclusions 370

Bibliographie du De ira 379

Notices des auteurs 399

Indices
Index locorum 401
Index nominum antiquorum 421
Index nominum recentiorum 425
Valéry Laurand, Ermanno Malaspina, François Prost,
Aldo Setaioli
Préface
1 Les objectifs du présent ouvrage
Pour comprendre pleinement les raisons et les buts de ce livre il faut préalable-
ment suivre l’évolution du projet dont il est issu. En 2013 Thomas Bénatouïl, Valéry
Laurand et Pierre-Marie Morel organisèrent à Lyon (10–11 avril) un colloque inter-
national intitulé Lectures du De ira de Sénèque, auquel prirent part les mêmes cher-
cheurs qui dans le présent volume signent la section de lecture-commentaire du
texte.1 L’idée était, conformément à la tradition des rencontres précédentes,2 de fa-
voriser la discussion entre experts, sur un texte donné de nature philosophique,
mais en le suivant page après page, avec une approche à la fois philosophique et
philologico-textuelle, voire littéraire (une multidisciplinarité qui pour Sénèque est
d’ailleurs la conditio sine qua non de toute recherche judicieuse).
Les travaux terminés, à la fois les contributeurs et le public3 reconnurent
qu’il serait un peu dommage de ne pas partager ces Lectures avec un ensemble
plus ample d’antiquisants et de philosophes. Valéry Laurand, déjà membre
du comité organisateur des rencontres lyonnaises, et deux des contributeurs,
E. Malaspina et F. Prost, ont assumé la tâche d’élaborer la forme et le contenu
du livre contenant les Actes de ces Lectures plurielles. Comme il arrive souvent
dans nos études, trop de temps s’est écoulé entre les débuts de l’entreprise et
son achèvement et les éditeurs ont eux aussi leur part de responsabilité.
Toutefois, le livre ne naît pas déjà vieilli, car les contributions et la bibliogra-
phie ont été mises à jour jusqu’à la fin de juin 2019 et surtout le temps n’est pas
passé en vain, car il nous a permis d’affiner la structure et la forme du livre : dès

1 À savoir Valéry Laurand, François Prost, Jula Wildberger, Chiara Torre, Aldo Setaioli, Marga-
ret Graver, Ermanno Malaspina et Christelle Veillard, dans cet ordre.
2 Qui avaient cependant eu comme thème toujours un texte philosophique en langue grecque :
en 2010, « Lecture du Contre Colotès de Plutarque » ; en 2011, « Lecture des fragments du stoï-
cien Hiéroclès » ; en 2012, « Lecture du De fato d’Alexandre d’Aphrodise ».
3 Mauro Bonazzi (Université de Milan), Alain Gigandet (Université Paris Est Créteil) et Jean-
Baptiste Gourinat (CNRS) entre autres, avaient été invités et avaient contribué à la discussion.

Note : Cette préface est le fruit de la collaboration des trois éditeurs, avec l’aide d’A. Setaioli :
en particulier, les chapitres 1. et 3. ont été écrits par E. Malaspina ; le 2. a été écrit par A. Setaioli
et F. Prost ; le 4. par V. Laurand.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-203
X Préface

les commencements, en effet, nous avions réfléchi à l’opportunité d’offrir


quelque chose de plus que les seules Lectures, sans pourtant en perdre l’esprit
originel. De cette façon, autour de l’analyse disons « polyphonique » du texte
nous avons bâti – grâce à la collaboration d’amis qui n’avaient pas participé
au congrès de Lyon et qui sont experts de Sénèque ou des textes latins et
grecs sur la colère – une structure qui ambitionne d’offrir au lecteur un ou-
vrage de référence complet sur tous les enjeux du De ira. Les sources, la tradi-
tion manuscrite, les images, les concepts politiques et philosophiques, la
postérité – en somme, tous les aspects qu’une lecture suivie du texte ne nous
aurait pas permis de distinguer aussi nettement – trouvent ici leur place.
De surcroît, la manière dont sont conduites les Lectures plurielles ajoute à
notre avis une valeur supplémentaire : chacune d’elles s’occupe d’une section du
texte, en présentant pour celle-ci toutes les données nécessaires à sa compréhen-
sion : toutes ensemble, elles couvrent la totalité de l’œuvre. Mais chacune d’elles
est aussi une tentative d’interprétation globale du traité, examiné à travers l’enca-
drement particulier du passage textuel autour duquel la Lecture avait été conçue.
Ainsi, sans perdre la dialectique interne des interprétations et sans même es-
sayer de proposer de solutions de compromis, nous laissons aux lecteurs avisés
et experts le plaisir de l’argumentation, de la confrontation, voire de la réfuta-
tion. Parallèlement, nous sommes suffisamment convaincus que notre volume
peut aussi être utilisé comme un précis sur le De ira par des chercheurs en forma-
tion – où, comme l’on dit avec un exécrable anglicisme – par le type idéal de
l’undergraduate student. C’est en ce sens qu’il faut lire aussi la Ière partie, Schéma
reconstitutif du traité (p. 3–9), qui a été composée par les auteurs des Lectures,
chacun pour la partie qui lui avait été confiée, et qui synthétise les interpréta-
tions « plurielles », en donnant un abrégé didactiquement très utile, à plus forte
raison chez un auteur comme Sénèque, dont la composition est toujours problé-
matique. Semblablement, la bibliographie finale a l’ambition de fournir les don-
nées nécessaires et mises à jour pour une étude systématique du De ira.4
Certes, certains pourraient nous critiquer pour le manque d’harmonisation
entre exégèses divergentes, avec en tête l’idée d’un manuel homogène et sans
hiatus ; d’autres, tout au contraire, pourraient déplorer que nous n’ayons pas
porté les divergences aux dernières conséquences, dans l’idée d’un livre mili-
tant plein d’interprétations originales.

4 Elle a été assemblée par E. Malaspina, en intégrant les listes fournies par chaque auteur ;
pour une bibliographie sénéquienne complète cf. Lana/Malaspina (2005) et le site http://
www.senecana.it/ricerca.aspx?l1=3&l2=5 géré par A. Balbo.
2 Le De ira : aperçu bibliographique XI

Mais c’est à vrai dire la nature même du De ira qui nous a conseillé une
solution de cette sorte, en équilibre entre le précis et la thèse de recherche :
avec un enchevêtrement serré de renvois internes nous avons essayé de prévenir
le lecteur, aux prises avec une interprétation « militante » d’un passage ou d’un
concept, que le livre lui en offre aussi d’autres, à quelques pages de distance.
Voilà le sens du titre du congrès, Lectures, et de son usage au pluriel : l’ajout
dans ce livre de l’adjectif plurielles garantit la volonté de mettre en contact, voire
en opposition, des voix différentes quant à leur formation et leurs intérêts, sans
la présomption de trouver à n’importe quel prix une interprétation « officielle »
de référence.

2 Le De ira : aperçu bibliographique


Le De ira est peut-être l’ouvrage de Sénèque le moins étudié. Après les thèses
anciennes de Allers, Pfennig, Mueller et Holler,5 sans oublier l’étude de Max
Pohlenz,6 très importante, bien qu’il traite seulement de façon incidente du De
ira, et le livre fondamental de Paul Rabbow,7 il y a eu deux thèses plus récen-
tes – l’une de Huber,8 l’autre de Malchow,9 laquelle est un commentaire aux
livres II et III. Il faut citer encore les pages de Michelangelo Giusta dans son
livre sur la doxographie, les ouvrages de Giovanni Cupaiuolo, Janine Fillion-
Lahille et Paola Ramondetti,10 ainsi que les dernières éditions avec traduction
de A. Bortone Poli11 et, plus récemment, de Jula Wildberger.12 La dernière mo-
nographie, par E.W. Wycislo,13 est aussi la plus extravagante : elle interprète le
De ira comme un responsum juridique (ou la parodie d’un responsum juridique)
en forme de lettre, qui, bien plus que la colère, analyserait le crime d’iniuria.
Elle ne présente d’autre intérêt pour nous que la mise en évidence des nom-
breux termes et expressions juridiques qu’on trouve en effet dans le De ira,
mais, bien entendu, seulement comme métaphores.

5 Allers (1881) ; Pfennig (1887) ; Mueller (1912) ; Holler (1934).


6 Pohlenz (1898).
7 Rabbow (1914).
8 Huber (1973).
9 Malchow (ed. 1986).
10 Giusta (1967) 2,303–315 ; Cupaiuolo (1975) ; Fillion-Lahille (1984) ; Ramondetti (1996a).
11 Bortone Poli (ed. 1977). On pourra mentionner aussi la traduction annotée de Ricci (ed. 1998)
et surtout le riche commentaire de Ramondetti (ed. 1999).
12 Wildberger (ed. 2007).
13 Wycislo (2001).
XII Préface

C’est dommage, parce que le De ira, qui sans doute est l’un des plus an-
ciens ouvrages de Sénèque qui nous soient parvenus,14 offre un grand intérêt,
dans la mesure où il nous montre une attitude littéraire et philosophique en-
core en formation, mais qui présente déjà beaucoup de traits caractéristiques
de toute l’activité de Sénèque philosophe, styliste et éducateur.
Pour une approche positive de la composition chez Sénèque, on pourra se
rapporter à Wright (1974), Grimal (1986), Abel (1991), et sur les aspects littéraires
du dialogue en tant que genre chez Sénèque, outre Setaioli (1988 ; 2000), on
verra notamment Armisen-Marchetti (1989 ; 2015, avec références bibliographi-
ques p. 160) et Mazzoli (1997a ; 2000). Sur la tension entre le discours de l’intério-
rité et celui de la prédication morale, on pourra consulter Traina (2011) et avant
lui, sur le caractère dramatique de l’écriture stoïcienne chez Sénèque, Hijmans
(1966). De nombreuses références bibliographiques sur les techniques stylisti-
ques employées par Sénèque sont données par Williams (2015) 136–37 n. 8, dont
l’article propose une vue d’ensemble de la question de la forme chez notre au-
teur. Cooper (2004) maintient une opinion négative sur le caractère rhétorique de
la composition philosophique chez Sénèque, à la différence d’I. Hadot, dont l’ou-
vrage fondamental sur la direction de conscience chez Sénèque a fait l’objet
d’une édition augmentée et traduite en français (Hadot (2014)).

3 Le De ira : quelques questions ouvertes


L’usage des renvois internes n’a pas été toujours suffisant pour éclaircir les dis-
sensions entre interprétations divergentes : il s’agit des questions toujours ou-
vertes de la structure du traité, à laquelle on a consacré le Schéma reconstitutif
du traité ;15 de sa date de publication, dont nous parlerons au chapitre 3.3 ; des
propatheiai,16 qui méritent un développement à part entière.17 Enfin, de l’inspi-
ration posidonienne, du moins d’une partie du traité, et de l’interprétation d’ira
2,4, avec sa présence de trois motus qui donnent naissance à la colère : pour
ces deux énigmes, qui restent ouvertes, nous semble-t-il, à travers nos Lectures
et même malgré nos Lectures, on essaye ici de montrer à quel point l’interpréta-
tion d’un passage ou l’examen d’un aspect du texte, proposés par tel ou tel

14 Cf. infra p. XV–XVII.


15 Plus qu’une énigme, la structure du De ira est un véritable casse-tête : cf. infra chapitre 4.
16 C’est-à-dire des réactions spontanées de l’âme qui précèdent tout choix rationnel et qui par
conséquent peuvent se produire aussi chez le sapiens.
17 Cf. infra p. 96–106 et 266–276.
3 Le De ira : quelques questions ouvertes XIII

savant, engage la compréhension de l’ensemble, car les questions où il y a tou-


jours désaccord concernent des parties intrinsèquement problématiques du De ira.
Heureusement, on ne trouve pas seulement désaccords et dissensions :
nous avons essayé de tirer profit des travaux de tous pour présenter à la fin du
volume quelques pages de Conclusions, qui n’ont pas la présomption de tout
expliquer et de tout résoudre, mais qui du moins offrent les points fixes issus
de nos Lectures plurielles.

3.1 Les trois motus d’ira 2,4

Pour le passage controversé d’ira 2,4,18 il y a deux sortes de problèmes : le pre-


mier, appelons-le syntagmatique, consiste dans l’effort pour trouver des corres-
pondances textuelles exactes entre ces trois étapes psychologiques pour le
déclenchement de l’ira et les nombreux passages du traité où Sénèque propose
plus rapidement des phases (pas forcément trois) de ce développement.19
En second lieu, d’un point de vue paradigmatique, c’est la présence même de
trois mouvements qui ne semble pas correspondre à l’étiologie admise par le
Portique. En particulier, alors que le premier mouvement ne pose plus de pro-
blème, depuis qu’on a compris qu’il consistait dans les propatheiai, tous les sa-
vants doivent se heurter au principe que le rationalisme stoïcien ne donne pas
d’espace à des stades succédant à l’assensus-synkatathesis, qui devrait former
le motus II.20 Par conséquent, si dans ira 2,4 on reconnaît dans le motus III une
troisième étape de la colère,21 il faut reconnaître aussi que Sénèque d’une façon
ou de l’autre – à tort ou à raison, sensiblement ou en surface, consciemment ou
sans s’en apercevoir – s’éloigne de l’orthodoxie stoïcienne,22 en ajoutant aux

18 Le texte d’ira 2,4 est cité infra p. 103, 155. Pour un aperçu bibliographique récent et complet
cf. Galantucci/Cassan (2019).
19 Dans le livre II, cf. 2,1,3 ; 2,1,4 ; 2,2,2 ; 2,2,5 ; 2,3,1 ; 2,3,4 ; 2,3,5 ; 2,4,2 : passages examinés
par Ramondetti (1996a), 85–87 ; pour 1,9,4 cf. J. Wildberger dans le présent volume, p. 69.
20 On verra plusieurs et plusieurs fois infra (cf. e.g. p. 71 et 152) que pour l’ancien Portique la
passion est toujours le produit d’une décision rationnelle : qu’elle soit plus ou moins asthenês
n’importe pas ici.
21 Ou bien, pour être plus précis, si on reconnaît dans ira 2,4 deux étapes après les
propatheiai.
22 Pour ne donner que l’exemple le plus récent, Kaufman (2014) 126–127 (en supposant une
reprise d’éléments épicuriens, 126–131) écrit : « I have argued that Seneca’s works introduce a
method of emotional therapy into Stoic theory that is otherwise unattested in earlier or
contem|porary Stoic authors ». Dans notre volume, cf. l’avis de C. Torre : « il faut admettre une
incohérence par rapport à la théorie de Chrysippe » (infra, p. 104).
XIV Préface

motus I (propatheiai) et II (synkatathesis) un troisième moment. Cette solution


majoritaire est suivie, dans le présent volume, avec quelques innovations, par
C. Torre, à laquelle nous renvoyons ici sans rien ajouter.23
L’unique solution théorique pour repousser ce jugement d’hétérodoxie
consiste à limiter le champ d’action de la colère à l’assentiment rationnel du
motus II et de rapporter le motus III non plus à la colère, mais à un stade émo-
tionnel successif et distinct. C’est la thèse récente de Margaret Graver, qu’elle
défend aussi dans ce volume avec ses arguments toujours stricts et rigoureux :
ici encore, nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à son étude.24

3.2 L’affaire posidonienne

Pour l’influence d’une source posidonienne, il faut préalablement dire qu’il ne


s’agit qu’en apparence d’une tortueuse question de Quellenforschung, visant à
reconstruire avec exactitude les sources grecques de la pensée de Sénèque. Repé-
rer une présence de Posidonius au niveau de l’analyse et du traitement des pas-
sions/émotions, en revanche, viendrait mettre en cause, selon plusieurs savants,
la fidélité du traité au dogme du choix rationnel et du monisme psychologique,
prônés par l’ancien portique, au moyen d’un recours à des motivations non-
rationnelles. Sur ce point, en effet, la discussion va bien au-delà du De ira
et même de Sénèque, car elle dépend de l’interprétation des quelques citations
du Περὶ παθῶν de Posidonius qui se trouvent chez Galien :25 pour les uns, elles
représentent une évolution à l’intérieur du stoïcisme orthodoxe afin de l’aiguiser

23 Le consensus sur cette proposition ne doit pas tromper, car « Scholars differ [. . .] over the
precise propositional content of the belief correlated with the third movement » (Kaufman
(2014) 120) : même dans ce volume, par exemple, J. Wildberger (chapitre 3.7.) et C. Torre (cha-
pitre 4.4.1.) en donnent deux explications différentes. Cette dernière, par exemple, tout en sui-
vant quelques intuitions de Vogt (2006), ne voit pas dans les motus II et III deux phases
distinctes de la genèse de la passion, mais plutôt l’expression rhétorique de deux possibilités,
qui peuvent se présenter simultanément à l’instant même où l’âme, après le motus I, donne
son assentiment ou non. Ramondetti (1996a), tout en présentant sa solution personnelle, ras-
semble aussi de façon très attentive et complète toutes les thèses précédentes, qu’elle examine
soigneusement. On ne peut pas expliquer comment les contributions successives sur cet argu-
ment publiées en anglais – Sorabji (2000), Inwood (2005), Vogt (2006) et Kaufman (2014) –
ont pu ignorer complètement cette monographie, tout comme la contribution de Donini
(1995a), connue seulement par Sorabji (2000) n. 35.
24 Cf. Graver (2007) 125–130 et infra p. 150–172 ; avant elle, sur la même ligne cf. Fillion-Lahille
(1984), 181.
25 Cf. infra la contribution d’A. Setaioli, p. 132 n. 44.
3 Le De ira : quelques questions ouvertes XV

grâce à un recours plus explicite aux propatheiai,26 alors que pour les autres
Posidonius aurait effectivement accepté dans son système psychologique le
dualisme platonicien entre la partie rationnelle et les parties irrationnelles de
l’âme.27 Pour nous borner à notre traité,28 A. Setaioli argumente, en analysant
aussi les thèses contraires, que pour le livre II l’influence posidonienne est
réelle du chapitre 14 au chapitre 42, dans la direction platonicienne donnée au
traitement de l’élément passionnel de l’âme avec le but de réduire et maîtriser
les affections – non pas de les extirper, comme le voulait l’ancien Portique. En
revanche, M. Graver, sans nier absolument la connaissance de Posidonius par
Sénèque et sa présence dans le De ira, s’inspire de son interprétation person-
nelle des trois motus, que nous venons d’examiner brièvement au chapitre 3.1.,
pour considérer le livre III comme parfaitement conforme au stoïcisme ortho-
doxe. Ces deux visions, bien qu’elles se basent sur deux interprétations opposées
des fragments posidoniens chez Galien, ne sont pas inconciliables, car elles se
bornent à analyser deux livres différents du De ira ;29 d’ailleurs la nonchalance
avec laquelle Sénèque utilise, alterne et manipule ses sources est bien connue.

3.3 La date du De ira

C’est notamment durant la dernière période de sa vie que Sénèque élabora la


conviction de posterorum negotium agere (ep. 8,2) avec son activité littéraire ; les
œuvres précédentes (et les Dialogi en particulier, à cause de leur brièveté) avaient
en revanche un rapport bien plus étroit avec des circonstances biographiques
précises, de sorte qu’on pourrait parler, pour quelques cas du moins, de véritables
instant books (ou booklets), comme pour les trois consolations. Il est d’ailleurs évi-
dent que ces aspects d’opportunité éphémère, voire de contrainte tactique de la

26 Cf. supra n. 24.


27 Pour le status quaestionis je renvoie à Graver (2007) 75–81 et infra à la contribution d’A.
Setaioli, p. 130–132. Pour Galien cf. infra J. Giovacchini (p. 350–358), qui cependant ne traite
pas de Posidonius.
28 L’apport physiologique d’ira 2,19,3, par contre, est beaucoup moins en désaccord avec l’an-
cien portique : cf. infra la contribution d’A. Setaioli.
29 À vrai dire, Setaioli entrevoit quelques traces posidoniennes aussi au livre III (3,11,2 circum-
scribenda multis modis ira est ; 3,13,1 incipis uincere, si absconditur, si illi exitus non datur : sur
ce dernier passage, cependant, cf. aussi infra la contribution d’E. Malaspina, p. 189–190). Per
litteras, M. Graver a confirmé à E. Malaspina ne pas être opposée a priori à l’idée de postuler
une présence posidonienne plus marquée dans la seconde partie du livre II, comme A. Setaioli
le propose.
XVI Préface

part de Sénèque, n’effacent ni n’affaiblissent la valeur philosophique absolue des


contenus, mais se juxtaposent à celle-ci, en aidant à mettre en lumière la dialec-
tique sous-jacente entre le côté politique et le côté philosophique, une dialectique
qu’on ne devrait jamais oublier si l’on veut comprendre Sénèque de façon correcte.
Par conséquent, connaître les circonstances exactes dans lesquelles Sénèque écri-
vit offrirait une aide énorme à la compréhension globale de chaque œuvre et,
dans notre cas, à l’évaluation de la portée politique du discours philosophique du
De ira : c’est toutefois, comme on le sait, une des grandes malchances des études
sénéquiennes que de disposer en général de données chronologiques maigres et
souvent contradictoires, et le De ira ne fait pas exception.
La discussion concernant la date et la composition de notre traité, déjà ébau-
chée par Juste Lipse, qui s’était intéressé aux allusions à l’empereur Caligula,30 a
produit entre le XIXe et le XXe siècle une moisson remarquable d’articles et de
chapitres de livres, comprenant toujours des thèses innovantes, qui réfutaient les
précédentes ; leur quantité est pourtant inversement proportionnelle à la solidité
des informations qu’on en a pu tirer. Par conséquent, il ne vaudrait absolument
pas la peine de reprendre ici de façon analytique des efforts qui n’ont pas été
capables de dépasser les deux seuls éléments indiscutables connus depuis Juste
Lipse, c’est-à-dire la mort de Caligula comme terminus post quem de la publica-
tion et l’adoption du destinataire du traité, L. Annaeus Novatus,31 par le rhéteur
L. Iunius Gallio, comme terminus ante.32
Alors que le premier terminus est une date fixe (24 janvier 41 ap. J.-C.),
le second est plus flexible, car l’année exacte de l’adoption est inconnue, mais
antérieure au premier semestre de l’an 52.33 Il s’agit donc d’une période de onze
ans (41–51) correspondant à une bonne partie du règne de Claude (41–54), mais
qui correspond aussi à trois moments biographiquement et politiquement très
différents pour Sénèque : les mois avant l’affaire de Iulia Livilla, quand il menait
sa carrière d’avocat avec des ambitions politiques précises, après la publication
de la Consolatio ad Marciam ; le complot de Messaline, la condamnation et le

30 En particulier 1,20,8 ; 2,33,3–4 ; 3,19,3.


31 RE n° 12.
32 Cf. Marshall (2014) 35 et Monteleone (2014) 127. À la bibliographie qu’ils citent (Herrmann
(1937) 95–96 ; Coccia (1958) 34–35 ; Giancotti (1957) 93–150 ; Abel (1967) 159 ; Cupaiuolo (1975)
28–52 ; Grimal (1978) 270–276) il faudrait ajouter du moins Lehmann (1853), Jonas (1870) 26–27,
Gercke (1895), Bourgery (ed. 1922) XXI, Albertini (1923) 173–177, Abel (1985) 705, Fillion-Lahille
(1989), Griffin (1992) 396 ; 398, Veyne (ed. 1993) 106–107, Letta (1998) 5, Harris (2001) 113 n. 132
et Lana (2010) 132–133. Pour la vue d’ensemble la plus récente cf. Schimmenti (2020), 53–56.
33 Cf. Giancotti (1957) 97–102 ; Marshall (2014) 35 n. 8 : Sénèque se réfère à son frère dans le
De ira en l’appelant encore Nouatus (1,1,1), alors que dans le De uita beata, postérieur à l’an
52, il est déjà Gallio frater (1,1).
4 Structure du présent ouvrage XVII

long exil en Corse (41–49), avec l’alternance d’exaltation orgueilleuse et de dé-


pression obséquieuse, dont témoignent les deux autres consolations ;34 puis le
retour à Rome sous la protection d’Agrippine, nouvelle femme de l’empereur, qui
lui permit d’enfin rejoindre la cour en tant que précepteur du jeune Néron. Ces
trois possibilités abstraites ont été démultipliées notablement par les savants, ou
en distinguant la période de composition de celle de publication ou bien en ima-
ginant un certain décalage entre les livres, en particulier entre I-II et III.35

4 Structure du présent ouvrage


Héritant, à quelque deux millénaires de distance, de la structure complexe
(et peut-être insondable) du De ira, le plan que nous avons suivi pourrait appa-
raître étrange, non seulement dans ses quatre parties principales mais également
à l’intérieur de ces parties. Nous avons voulu cependant rendre compte de nos
lectures plurielles par une variation des points de vue : internes et externes, mais
également longitudinaux (linéaires) et transversaux.
Ainsi les deux premières parties proposent-elles une lecture interne du De
ira, qui tâche d’en comprendre les méandres. C’est tout le sens de notre
« schéma reconstitutif du traité », qui, dans une sorte d’après-coup de nos lec-
tures, voudrait éclairer autant ces dernières que les tours et détours de la dé-
marche de Sénèque. Nous avions, lors du colloque, alors qu’il fallait confier à
chacun des contributeurs un « morceau » du texte, proposé un « découpage »
qui suivait une lecture classique, inspirée par ailleurs par la traduction du texte
de l’édition Bourgery. Sans surprise, ce découpage a fait l’objet de débats et a
confirmé le fait qu’une telle démarche constitue toujours à la fois une nécessité
académique et une violence faite au texte. A ce cadre contraint ont répondu ce
qu’il conviendrait d’appeler des « stratégies de lecture » de la part de chacun

34 Sénèque cite l’exil dans le De ira en trois passages (1,16,2 ; 2,14,4 ; 3,43,4), en de termes qui
semblent exclure qu’il en avait eu l’expérience directe. Comme tous les autres, pourtant, cet
argumentum ex silentio n’a aucune valeur de preuve définitive, cf. Lehmann (1853) 319–320 ;
Gercke (1895) 288 ; Albertini (1923) 17–18 ; Herrmann (1937) 96 ; Cupaiuolo (1975) 47 n. 33 ; Lana
(2010) 133.
35 Même si le critère numérique n’a pas une grande valeur, il semble que la date précédant
l’exil soit préférée par les savants, cf. e.g. Giancotti (1957) 105 ; Grimal (1978) 270–276 ; Abel
(1985) 705 ; Fillion-Lahille (1989) ; Letta (1998) 59 ; Lana (2010) 120–121. Contra cf. e.g. Cu-
paiuolo (1975); Griffin (1992) 398; Veyne (ed. 1993) 107; Harris (2001) 113 n. 132. On reviendra
sur cet aspect dans les Conclusions du volume (p. 370).
XVIII Préface

d’entre nous.36 Le « plan » d’un texte au sein de son commentaire résulte, dans
le cadre imposé de l’exercice, de la rencontre entre l’objectivité de sa lettre et
les choix de son lecteur. Cela donne ce « schéma », qui permet, dès le début de
ce livre, de situer les enjeux et les problèmes de la démarche de Sénèque en les
« colorant » pour ainsi dire de la spécificité de l’approche de tel ou tel d’entre
nous et de ses propres décisions interprétatives. Ainsi notre lecteur pourra-t-il à
la fois avoir du texte une vision d’ensemble, fidèle à sa lettre, tout en prenant
conscience, déjà, de ses énigmes. Nous avons ajouté à ce « schéma » une réfle-
xion philologique, menée par E. Malaspina, sur la délicate réception du texte
du De ira, dont l’histoire ajoute (à défaut de l’expliquer) à la difficulté.
Nous ne reviendrons pas en détails sur les grandes questions du De ira – le
« schéma » donne cependant à voir, déjà, une interprétation originale, esthétique,
des propatheiai (2,1–17, C. Torre). Mais il rend également perceptibles les hésita-
tions de lecture d’un traité qui se donne d’abord comme un écrit clinique, voire
un acte thérapeutique (V. Laurand), qui, après un livre I dont la cohérence se lit
dans des loci rhétoriques (F. Prost et J. Wildberger), oscille entre principes pro-
phylactiques ou, déjà, préceptes curatifs (« ici, on a déjà dépassé le niveau de la
prophylaxie, pour entrer dans le champ de la thérapie », écrit A. Setaioli en fin de
son schéma de 2,18–36 sur les différentes périodes du soin prophylactique propo-
sées par Sénèque). Hésitations qui se redoublent dans la lecture du livre III (et
pourraient donc interroger son statut) : s’il y a bien un « dessein thérapeutique »
du De ira, soutenu par deux finalités (extirper la colère ou la réfréner), il faut bien
se rendre à l’évidence que Sénèque, en déclinant ces finalités dans trois objectifs,
revient sur une approche prophylactique37 (premier objectif : « ne pas se mettre
en colère ») pour, semble-t-il, remettre à plus tard l’étude des deux autres objec-
tifs : se délivrer de la colère, apaiser celle des autres. M. Graver ne peut que
conclure son étude en remarquant qu’il n’y a « aucune transition claire vers le
deuxième objectif ». E. Malaspina hérite de la question, en donnant dans un pre-
mier temps au discours non plus un statut pratique (déjà curatif) comme précé-
demment, mais encore pour un temps théorique, dans l’exposé de trois méthodes
prophylactiques (prinicpiis obsta, prise en compte des praenuntia, évitement
de la curiositas et de la credulitas). Ce n’est qu’en 3,12–13 qu’interviennent enfin
les méthodes de traitement de la colère, dont les exempla qui suivent donnent des
illustrations, tandis que la fin du texte (C. Veillard) explicite des préceptes claire-
ment curatifs, à l’usage du sujet en proie à la colère, ou applicables à autrui.

36 La plus manifeste restant celle de F. Prost et de J. Wildberger, qui ont décidé de « déborder »
du cadre, en commentant tous deux des aspects différents du passage 1,5–21, lorsqu’initiale-
ment le programme prévoyait pour l’une 1,5–12 et pour l’autre 1,13–21.
37 J. Wildberger, p. 58, situe quant à elle le début d’une partie thérapeutique à la fin du livre II.
4 Structure du présent ouvrage XIX

On ne pouvait élaborer meilleure introduction aux « Lectures plurielles » pro-


prement dites, qui, dans une approche strictement linéaire, attachée à la lettre du
texte et parfois en proie au doute quant à la logique de son argumentation, déve-
loppent la polyphonie des interprétations tout en conservant la rigueur du cadre
que nous nous sommes donné. Il s’agit en somme de huit « commentaires », par
définition singuliers, reflétant chacun la lecture de son auteur, et sans doute ses
horizons et sa personnalité scientifiques. Nous l’avons déjà souligné : nous n’a-
vons pas cherché à « lisser » le commentaire de l’ouvrage par de quelconques
« consensus » éditoriaux, qui auraient sans doute affaibli son intérêt scientifique,
et cela explique les « questions ouvertes » que nous avons précédemment men-
tionnées : chacun des contributeurs ne perdant jamais de vue la globalité du livre,
il n’est guère étonnant que soient posés, dans le commentaire de tel ou tel pas-
sage, des problèmes qui se révèlent cruciaux dans l’économie générale de l’ou-
vrage (ainsi, par exemple, dans son commentaire centré sur la métriopathie,
J. Wildberger aborde longuement les différents mouvements de la passion, ou
bien A. Setaioli, à propos du thème de la prophylaxie, est conduit à évoquer diffé-
rents passages où il discute l’influence de Posidonius, qu’il juge centrale dans son
passage). En cela, chacune des contributions peut valoir comme une introduction
à la lecture du De ira, et sans doute même une introduction au stoïcisme d’un Sé-
nèque qui, jeune encore, pose pourtant de redoutables questions d’orthodoxie.
Les deux parties suivantes (III et IV) épousent toutes deux un point de vue
plus transversal, thématique, l’une (III) dans une analyse interne du De ira,
l’autre (IV) en fournissant des outils pour comprendre le contexte intellectuel
dans lequel sont nées et se sont développées les réflexions sur la colère.
Si les commentaires linéaires permettent d’interroger la rigueur de la pensée
sénéquienne et de la composition du De ira, les essais transversaux envisagent
chacun une question problématique qui soit déborde les limites de l’analyse de
tel ou tel passage, soit, c’est le cas de celle des propatheiai, s’est avérée cen-
trale,38 souvent abordée, sans avoir fait l’objet d’une analyse pour elle-même.
Outre cette étude, ont fait l’objet de ce que nous pourrions appeler ainsi un
« focus spécifique » trois problèmes. D’abord, celui des « lectures politiques du
De ira » (E. Malaspina), qui, en se proposant de trancher la question de la « cible »
du traité (Claude ? Novatus ? Tout être humain ?), permet, chemin faisant, et par
cette entrée « politique » de réévaluer les problèmes de datation de l’ouvrage,
mais également de fournir des hypothèses sur les liens entre ses livres II et III.
Dans « L’imaginaire animal dans le De ira », Francesca Romana Berno montre, à

38 Il s’agit d’une « composante distinctive de la théorie générale des passions sur laquelle est
fondé le traité De ira » comme l’écrit T. Tieleman (p. 266).
XX Préface

partir de l’aporie apparente de l’usage d’exemples animaux, par nature non


rationnels lorsque la colère, irrationnelle, exigerait la présence d’une raison qui se
déborde elle-même, comment philosophie et rhétorique s’allient, sous la plume de
Sénèque, pour une étude des manifestations physiognomoniques de la colère,
base figurée d’un discours doctrinal plus cohérent. C’est encore la dimension es-
thétique, cette fois poétique, qui est convoquée par Chiara Torre, dans « Sur les
passions et la tragédie ». Tout en découvrant dans le livre II « le noyau générateur
d’une théorie poétique qui connaîtra des développements plus mûrs dans les œu-
vres suivantes », l’auteure en profite pour développer sa conception esthétique des
propatheiai.
La quatrième partie de notre ouvrage agrandit alors la focale de l’analyse : il
s’agit à présent de situer Sénèque, et la pensée stoïcienne concernant la colère
qu’il fait sienne, dans le contexte de la philosophie ancienne, en amont mais
aussi en aval.
Le stoïcisme, par son monisme intellectuel d’une part et par sa doctrine
(qui lui est liée) de l’extirpation des passions, apparaît comme une sorte d’ex-
ception curieuse, au sein d’une pensée de la colère qui, s’autorisant d’abord de
Platon (O. Renaut) puis d’Aristote (D. Konstan), fondée donc sur une âme en
proie au conflit psychique entre partie rationnelle et partie(s) irrationnelle(s),
pouvait donner à cette passion un statut et une valeur particuliers, selon l’issue
donnée au conflit : la colère, qui a part aux idéaux pratiques de l’âme (le Bien,
le Juste, le Beau), peut se révéler un auxiliaire de la raison fragile et dangereux
(Platon), tandis que le sentiment d’honneur qu’elle suppose paraît chez Aristote
la légitimer dans certaines circonstances. Il ne s’agit pas encore de la justifica-
tion métriopathique de la colère, mais de son terreau : la colère peut être cal-
mée, domestiquée par la raison. On ne peut penser plus éloigné des stoïciens
(Cicéron, par M. Graver), et, dans le même temps, on ne peut que reconnaître
les possibles impasses de l’orthodoxie stoïcienne : comment soigner une pas-
sion si elle n’a plus aucune part de raison ? De ce point de vue, Philodème de
Gadara (E. Spinelli et F. Verde) apporte des éléments doublement discrimi-
nants : d’une part, le stoïcisme se voit taxé de vacuité thérapeutique (argument
qui connaît un écho chez Cicéron)39 en se limitant à blâmer le coléreux, lorsque
la méthode épicurienne lutte contre les jugements vides et donc contre la colère
tout aussi vide. D’autre part, à cette colère vide s’oppose une colère naturelle, né-
cessaire chez l’être humain, causée par de justes raisons. Ces réflexions sur la co-
lère, et leurs développements conceptuels, constituaient pour ainsi dire le contexte
d’émergence de la pensée de Sénèque. D’autres la suivront, qui prendront toujours

39 Cicéron, Tusc. 4,9.


4 Structure du présent ouvrage XXI

en compte si ce n’est la pensée sénéquienne, du moins la particularité de la pensée


stoïcienne de la colère. Ainsi, pour Plutarque (V. Laurand), s’il peut peut-être y
avoir de justes colères, il s’agit cependant dans la très grande majorité des cas
d’un vice à étouffer, pour ainsi dire, dans l’œuf – sans doute dès ce que Sénèque
appellerait des propatheiai. Chez Galien (J. Giovacchini) il s’agit encore de discu-
ter le cadre qu’ont donné les stoïciens à la colère : comment guérir de cette pas-
sion, par définition non-rationnelle, qui s’impose presque plus à l’âme qu’elle
n’en vient, si ce n’est en la domestiquant : Galien, en mixant les modèles dans
un horizon qui reste platonicien, renvoie le coléreux à lui-même, à sa psycholo-
gie mais également à sa physiologie. Lactance (S. Van der Meeren), enfin, renoue
avec la notion de colère juste pour justifier, contre les stoïciens et les épicuriens,
la colère divine.
Il nous faut souligner, après ce bref exposé de la structure de notre ou-
vrage, que toutes les analyses ici présentées opèrent systématiquement des ren-
vois, d’une part au De ira, qui demeure toujours pour ainsi dire au centre de la
focale, quel que soit son degré d’ouverture, d’autre part aux autres articles ici
présentés. Chacun des contributeurs a eu le loisir de parcourir les écrits de tous
les autres, ce qui permet le jeu serré de renvois internes, qui cherchent sans
doute moins à rendre compte des discussions pourtant enrichissantes du col-
loque qu’à les continuer, en les apportant à nos lecteurs.
Le texte critique choisi est celui de L. D. Reynolds pour la Bibliotheca Oxo-
niensis ; la traduction française de référence, celle de A. Bourgery, a été remaniée,
le cas échéant, pour l’harmoniser avec le texte latin. Les index (des passages, des
noms, modernes et anciens) ont été élaborés par Hélène Foulon, que nous remer-
cions du fond du cœur.
Ière partie : Reconstitution de la structure du traité
Schéma reconstitutif de l’ouvrage
Livre I
De ira 1,1–4 (V. Laurand)
1,1–2 : la colère, archétype des passions
1,3–4 : analyse différentielle des symptômes de la colère
2,1–3 : conséquences de la colère : la destruction des liens
2,4 : (lacune) : définition de la colère – Cf. Lactance, De ira dei, 17
2,4–3,2 : approfondissement de la définition posidonienne : aspects projectifs
de la colère
3,3–8 : aspect (ir)rationnel de la colère : les animaux ne la connaissent pas, ils
n’ont que des dispositions à la colère
4,1–3 : analyse différentielle des types de la colère. Distinction entre penchant
à la colère et colère.

De ira 1,5–21 (F. Prost)


1,5–6 : partitio : la colère n’est ni naturelle ni utile
1,7–12,5 : première partie : l’impossible contrôle de la colère
1,12,6–16 : deuxième partie : le châtiment sans colère
1,17–19 : troisième partie : l’antinomie de la colère et de la raison
1,20–21 : quatrième partie : la grandeur d’âme (magnitudo animi) exclut la colère.

Livre II
De ira 2,1–17 (C. Torre)
(A) la nature de la colère – L’approche « logique »
2,1,1–2 : prologue (définition de la quaestio et définition de genre littéraire)
2,1,3–4 : la colère comme processus (I) : genèse et phases de développement
(synthèse)
2,2,1–3,5 : la colère comme processus (II) : genèse et phases de développement
(analyse) ; doctrine des προπάθειαι
2,4 : la colère comme processus (III) : genèse et phases de développement (synthèse)
2,5 : de la natura à l’habitus
(B) l’habitus de la colère – L’approche « esthétique » et les paradigmes drama-
tiques (habitus = travestissement/s de la colère)
2,5 : ira vs feritas (la colère travestie en tyran) : démasquage selon le critère de
la nature

https://doi.org/10.1515/9783110711547-001
4 Schéma reconstitutif de l’ouvrage

2,6–16 : ira vs uirtus (la colère travestie en uirtus) : démasquage selon trois
critères :
2,6–10 : le critère du decorum
2,11 : le critère de l’utile
2,12–16 : le critère de la natura ; ars vs natura
2,17 : le paradoxe sur le sage-comédien.

De ira 2,18–36 (A. Setaioli)


2,18 : passage de l’exposé théorique à la partie pratique (remèdes de la colère)
division entre prophylaxie et thérapie
division de la section prophylactique : durant l’éducation (2,18–21) et du-
rant l’âge mûr (2,22–36)
Prophylaxie durant l’éducation
2,19 : développements physiognomoniques : influence des tempéraments
2,20,1 : autres facteurs : maladie, fatigue, passions
2,20,2 : il est difficile de changer le tempérament original, mais il faut le
connaître pour combattre les tendances vicieuses
2,20,3–4 : exercices indiqués pour les tempéraments différents
2,21,1–5 : l’éducation doit viser à ne pas stimuler la colère, sans affaiblir les
impulsions généreuses
2,21,6 : une éducation trop permissive produit des dommages irrémédiables
Prophylaxie durant l’âge adulte
2,22,1 : commencement de l’exposé de la prophylaxie à pratiquer dans l’âge
adulte
2,22,2 : opinion d’avoir être offensé comme mobile de la colère
2,22,2–4 il ne faut pas croire tout de suite qu’on a été offensé et on doit
se méfier des accusations et des soupçons
2,23 : exemples historiques : Hippias (négatif) ; Alexandre et César (positifs)
2,24 : il faut se méfier encore des suppositions tirées d’actions d’autrui
2,25 : inepties négligeables qui parfois nous poussent à nous mettre en colère
1–3 : la colère a aisément prise sur une âme gâtée et affaiblie.
Exemple du Sybarite Mindyridès
2,26 : objets de la colère. C’est une sottise que de se mettre en colère contre
ceux qui ne peuvent pas nous offenser : choses, animaux, enfants, gens
sans jugement
2,27 : d’autres êtres qui ne peuvent pas nous offenser sont les dieux ; les
bons magistrats, nos parents, les précepteurs, les juges ne le veulent pas
2,28,1–3 : tous méritent d’être condamnés de quelque façon
2,28,4 : il ne faut pas blâmer les dieux pour les inconvénients liés à notre
condition de mortalité
Schéma reconstitutif de l’ouvrage 5

2,28,5 : beaucoup de celles que nous jugeons comme injures peuvent être
justifiées
2,28,6–8 : il y a des gens qui se mettent en colère contre les vices d’autrui
sans voir qu’ils sont eux-mêmes encore plus coupables
8 : fable de la double besace
2,29,1 : le remède le plus efficace de la colère est le sursis (mora)
il n’est pas possible d’éliminer d’emblée la colère. Il faut la
démanteler partie par partie
2,29,2–5 : actions offensantes relatées et directement perçues. Pour les
premières, on ne doit pas céder à la crédulité (cf. chapitres 22 et 24)
2,30 : offenses que nous percevons nous-mêmes, de la part de plusieurs types
d’offenseurs (dont beaucoup déjà mentionnés aux chapitres 26, 27 et 28). Il ne
vaut pas la peine de se mettre en colère
2,31,1 : second mobile de la colère. Passage de l’opinion que nous avons
reçu une injure à la conviction que cette injure est imméritée
2,31,2–5 : celle-ci se réfère soit à une offense qu’on n’aurait pas dû recevoir,
soit à une à laquelle on ne s’attendait pas ; mais il faut s’exercer à prévoir
les malheurs
2,31,6–8 : le châtiment se justifie seulement pour prévenir des fautes futures
2,32 : reprise de la polémique antipéripatéticienne du premier livre : la
colère est totalement à rejeter. Gagner la compétition des bienfaits, c’est
honorable ; gagner celle des injures, c’est honteux
2,33,1 : le châtiment doit servir seulement comme remède, mais il doit être
appliqué sans colère. C’est seulement comme ça qu’il est utile
2,33,2 : sous l’absolutisme impérial, réprimer la colère face à la cruauté
peut être utile, voire nécessaire
2,33,3–6 : exemple du chevalier Pastor et de Caligula
2,34,1–4 : Encore du point de vue de l’utile, la réputation de clémence
pourra faire pardonner nos propres fautes
2,34,5 : le vainqueur est celui qui renonce à se venger (cf. 2,32,1)
2,35,1–2 : la colère produit des dommages irrémédiables
2,35,3 : la colère produit la laideur du corps et de l’esprit
2,36,1–2 : Sextius disait que regarder la laideur de sa propre colère réfléchie
dans le miroir aide à se détourner de ce vice
2,36,3–6 : en réalité l’homme en colère ne se laisse pas influencer par l’image
du miroir : s’il y recourt, c’est parce qu’il a déjà entrepris son redressement
moral. C’est plus utile de considérer les dommages de la colère.
Ici on a déjà dépassé le niveau de la prophylaxie, pour entrer dans le champ
de la thérapie.
6 Schéma reconstitutif de l’ouvrage

Livre III
De ira 3,1–9 (M. Graver)
Préface
3,1,1–3,1,2 : annonce du dessein thérapeutique :
au début, deux finalités : extirper la colère des âmes, ou la refréner
la thérapie doit s’ajuster aux temps et caractères différents
3,1,3–3,5,1 : justification de ce dessein :
3,1,3–5 : la colère est plus puissante que les autres émotions
3,2,1–6 : ses effets sont universels, parfois s’étendant aux groupes
ou nations entières
3,3,1–6 : il faut souligner ces effets afin de réfuter les péripatéticiens,
qui refusent d’éliminer la colère
3,4,1–3 : l’expression laide du visage en colère
3,4,4–3,5,1 : les maux de la colère pour qui l’éprouve
perte de la liberté
personne n’est à l’abri
Divisio (3,5,2)
ce qu’il faut faire pour ne pas se mettre en colère
comment s’en délivrer
comment apaiser la colère des autres
Traitement du premier objectif
3,5,3–3,6,2 : les méfaits de la colère :
3,5,3–3,5,6 : dépenses d’argent, perte d’esclaves, ruine de mariages,
querelles, guerre
3,5,7–3,6,2 : contraste avec le comportement idéal de l’esprit sublime
3,6,3–6–3,9,5 : l’évitement des irritations :
3,6,3–6 : peu d’activités
3,7,1–2 : entreprises faciles
3,8,1–8 : connaissances choisies avec soin
3,9,1–5 : se garder loin d’études difficiles, des cours, de la fatigue,
de la faim/soif
Aucune transition claire vers le deuxième objectif.

De ira 3,10–24 (E. Malaspina)


A. 3,10–11 : Ière partie : praecepta prophylactiques et curatifs (suite et fin de la
contribution théorétique)
3,10,1–11,4 : méthodes prophylactiques suivantes pour éviter la colère :
3,10,1 : première méthode : principiis obsta
Schéma reconstitutif de l’ouvrage 7

3,10,2 : deuxième méthode : l’existence de praenuntia rend la


première méthode plus facile à l’usage
3,10,3 : exemple : morbus comitialis
3,10,4 : reprise des deux méthodes
3,11,1 : troisième méthode : éviter la curiositas et la credulitas
3,11,1–4 : éviter une interpretatio qui peut porter à la colère, à sa
place alia differenda sunt, alia deridenda, alia donanda
des trois, focus sur le deuxième : pleraque in lusum
iocumque uertantur.
exemple : Socrate et la gifle
nécessité de la moderatio
exemple : Pisistrate et l’homme ivre
B. 3,12–13 : méthodes de traitement
3,12,1–2 : transition faible de la prophylaxie au traitement
3,12,3 : raisonnement par l’absurde : si on était à la place de l’autre,
on verrait une iniqua nostri aestimatio
3,12,4 : méthode de traitement : irae dilatio/mora
3,12,5–7 : exemple : Platon et l’esclave
3,13,1–2 : explication pratique de la méthode de dilatio/mora :
inaction, attente, blocage physionomique et délégation à
autrui
3,13,3–4 : exemple : Socrate et l’aide des amis, avec conseil
de suivre son comportement
3,13,5 : exemple : personnes ivres et malades
3,13,6–7 : résumé et introduction à la section suivante
3,13,7 : deuxième méthode (metus maior) et présentation des exem-
pla des homines praepotentes.
3,14–24 : IIe partie : exempla (suite pratique de la section curative I. B.)
C. 3,14–23 : liste des exemples historiques des potentiores
3,14,1–6 : paire d’exemples positif et négatif 1 : Praexaspes et Cambyse
3,15,1–2 : paire d’exemples positif et négatif 2 : Harpagus et Astyage
3,15,3–16,2 : la colère chez les puissants
3,16,3–21,5 : douze exemples négatifs :
Orient (5 exemples)
3,16,3 : exemple négatif 3 : Darius contre Oeobazus
3,16,3 : exemple négatif 4 : Xerxès contre Pythius
3,17,1 : exemple négatif 5 : Alexandre contre Clitus
3,17,2 : exemple négatif 6 : Alexandre contre Lysimaque
3,17,2–4 : exemple négatif 7 : Lysimaque contre Telesphorus
8 Schéma reconstitutif de l’ouvrage

Rome (3 exemples)
3,18,1–2 : exemple négatif 8 : Sulla
3,18,1–2 : exemple négatif 9 : Catilina
3,18,3–19,5 : exemple négatif 10 : Caligula
Orient (3 exemples)
3,20,1 : exemple négatif 11 : roi de Perse
3,20,2–4 : exemple négatif 12 : Cambyse
3,21,1–4 : exemple négatif 13 : Cyrus
Rome (1 exemple)
3,21,5 : exemple négatif 14 : Caligula
3,22,1–5 : 3 exemples positifs d’Antigonos
3,22,2 : exemple positif 3 (15) : Antigonos et les soldats
3,22,3 : exemple positif 4 (16) : Antigonos et la boue
3,22,4–5 : exemple positif 5 (17) : Antigonos et le siège
3,23–24 : opposition maison de Macédoine – maison d’Auguste
3,23,1 : reprise des exemples négatifs d’Alexandre (3,17,
1–2, nn° 5–6)
3,23,2–3 : exemple positif 6 (18) Philippe et Democharès
3,23,4–8 : exemple positif 7 (19) Auguste et Timagenes
D. 3,24 : sens des exemples : raisonnement a fortiori et reprise du concept
de 3,12,2 : faiblesse générale de l’humanité.

De ira 3,25–43 (C. Veillard)


3,25 ; 3,26,3–4 ; 3,27,3 : relativiser en considérant la nature humaine commune
3,27 ; 3,29 : la vengeance est trop coûteuse, il faut pardonner
3,28 : il faut opposer l’amour à la haine
3,29 : il faut avoir pitié
3,30 : les origines de la colère sont insignifiantes ou inoffensives
3,31 : il faut remercier et non accuser la fortune
3,32 : faire jouer des motifs contraires :
3,32,1 : crainte, respect, dédain, en fonction des personnes concernées
3,32,2 : se donner un délai
3,32,3 : élever son âme, considérer l’offense comme négligeable
3,33–35 : éviter tous les éléments de la culture, propres à exciter la colère
3,33 : l’argent comme cause principale des colères
3,34 : le langage
3,35 : la position sociale – Il faut donc s’entraîner à la simplicité
et à l’endurance
Schéma reconstitutif de l’ouvrage 9

3,35–38 : La technique de la méditation


3,36,1–4 : exemple de Sextius – pratiquer la méditation quotidienne ;
pratiquer l’interrogation ; la définition, l’indifférence à l’offense, la prae-
meditatio futuri mali
3,37–3,38 : Diogène et Caton : ils ne sont pas en colère. . .
3,39,1 : transition : tout cela a pu montrer que soit nous n’éprouvons pas de
colère, soit nous en triomphons. Il faut à présent apaiser la colère d’autrui
3,39–40 : comment porter remède à la colère d’autrui ?
laisser agir le temps ;
tromper les premiers mouvements ;
contenir ses effets, l’empêcher de passer à l’action ;
lui opposer honte ou crainte ;
faire diversion ;
agir ouvertement ou secrètement.
Ermanno Malaspina
La tradition manuscrite des Dialogi et les
enjeux textuels du De ira
Les trois livres du De ira nous sont parvenus dans le recueil manuscrit qui, grâce
à l’inscriptio du témoin le plus ancien,1 porte le titre de Dialogi,2 universellement
accepté depuis deux siècles.3 Bien qu’il corresponde à ce que Quintilien nous dit
d’un des genres présents dans la production littéraire de Sénèque,4 on peut légi-
timement douter que son attribution à ce recueil remonte à l’auteur et surtout

1 Milano, Biblioteca Ambrosiana, C 90 inf., dorénavant A, son siglum dans les apparats critiques
depuis Fickert (1839) 52–53 et Fickert (ed. 1843) XIII–XIV ; cf. Munk Olsen (1985) 417–418 [C. 110],
Navoni (2000) 181–183 et De Robertis/Resta (2004) 274–275 (avec reproduction du f. 51r).
2 «L. ANNEI SENECAE / DIALOGORUM LIBRI NUM .XII. » en onciale au f. 3v de A: transcription com-
plète du texte de l’index (qui ne mentionne pas la correspondance Sénèque-Saint Paul qui clô-
ture le manuscrit, cf. infra paragraphe 2.2.) dans Fickert (ed. 1843) XIV (cf. infra n.33) ; Koch/
Vahlen (ed. 1879) XIV ; Gertz (ed. 1886) VI ; Hermes (ed. 1905) VI ; Reynolds (ed. 1977) IX ; cf.
aussi Munk Olsen (2014) 226.
3 Karl Rudolph Fickert (1807–1880), après avoir publié dans le deuxième volume des Opera
omnia de Sénèque (Fickert (ed. 1843)) le De ira avec deux autres traités en plusieurs livres (De
beneficiis et De clementia), dans son dernier volume publia les traités restants de A avec le titre
Dialogi IX et avec l’explication suivante : « Dialogorum titulo ut comprehenderem minora Sene-
cae scripta philosophica, commouit me et breuitatis studium et antiquissimi codicis Mediola-
nensis [. . .] auctoritas : quanquam non ignoro in illo codice Dialogis adiungi etiam libros de
Ira » (Fickert (ed. 1845) V). Les éditeurs scientifiques suivants acceptèrent l’autorité de A et
firent un dernier pas, en resituant le De ira à sa place dans l’ordre manuscrit des douze livres
de Dialogi, à la fois dans les Opera omnia (Haase (ed. 1887)) et comme édition séparée (Koch/
Vahlen (ed. 1879) ; Gertz (ed. 1886) ; Hermes (ed. 1905) etc. ; cf. par contre les objections de
Madvig (1873) 338 et n. 2.
4 10,1,128–129 tractauit [scil. Seneca] etiam omnem fere studiorum materiam : nam et orationes
eius et poemata et epistulae et dialogi feruntur. Déjà Rossbach (1888) 6 soutenait que le titre
dialogi de Quintilien était à l’origine attribué à tous les traités de Sénèque, y compris De benefi-
ciis et De clementia, et non spécifiquement aux traités de A.

Note : Je remercie M. Reeve pour ses commentaires et ses suggestions, précieuses comme tou-
jours, Valéry Laurand et Mélanie Lucciano (Université de Rouen-Normandie) pour la relecture at-
tentive et les corrections intelligentes au texte français, enfin J. Stover de m’avoir permis de
réélaborer ici des matériaux utilisés pour The Oxford Guide to the Transmission of the Latin
Classics.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-002
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 11

que la juxtaposition de ces dix opuscules5 et leur évident manque d’ordre6 déri-
vent de sa volonté : le passage des uolumina de papyrus, chacun contenant un
« dialogue », à l’antigraphe unitaire de notre tradition sur parchemin7 a donc pu
être très tardif et personne ne peut exclure que quelques traités aient eu une cir-
culation indépendante avant ou même après la copie de A.8 Cependant, du point
de vue philologique, il est non pas seulement légitime, mais presque inévitable
de considérer les traités contenus dans A comme un tout unique, du moins pour
les étapes les plus anciennes de la tradition manuscrite :9 par conséquent, la pre-
mière section de cette contribution sera consacrée aux Dialogi. Par la suite, je
m’occuperai plus de près du De ira et du problème de la grande lacune initiale ;
enfin, dans la troisième section, je proposerai une liste des passages où l’établis-
sement du texte est plus controversé et où le choix de l’éditeur influe sur la com-
préhension du sens philosophique.10

5 Le De ira est notamment le seul texte à comporter plus d’un livre (respectivement 3e, 4e et 5e
dans l’ordre de A).
6 Malgré quelques tentatives récurrentes de reconstituer une logique interne acceptable à la
succession conservée par A (voir par exemple Schmidt (1961) et Ramondetti (ed. 1999) 33–35),
les traités ne se suivent ni selon un ordre chronologique (la Consolatio ad Marciam, par exem-
ple, sans doute l’œuvre la plus ancienne de Sénèque, est en sixième place) ni en succession
logique (les trois consolations, qui appartiennent au même genre, sont éparpillées en 6e, 11e et
12e position etc., cf. Cupaiuolo (1975) 41 n. 9 ; Marshall (2014) 34–37). Une autre question en-
core, que nous ne pouvons pas aborder ici, est celle de la notion même de dialogus en tant
qu’appliquée à des traités qui sont très peu « dialogiques » au sens courant (mais il faut songer
plutôt à la diatribé cynico-stoïcienne) : sur cela je renvoie à Abel (1991), Grimal (1986), Mazzoli
(1997a), Mazzoli (2000), Roller (2015).
7 L’index du f. 3r de A (cf. supra n. 2) était déjà dans l’antigraphe, d’où il a été copié avec un
soin particulier (« Elegantissima litterarum forma et ampla paginae dispositio antiquitatem re-
dolent [. . .] ; indicem ex exemplari antiquo descriptum esse facile crediderim », Reynolds (ed.
1977) IX–X), ce qui laisserait imaginer un antigraphe en onciale ou capitale du IV–VI siècle.
8 Cf. infra paragraphe 2.1. Martin de Braga écrivit un abrégé du De ira (cf. infra n. 85), mais
cela n’est pas une preuve du fait que le traité de Sénèque circulait au VIe siècle hors des Dia-
logi, et n’en sont pas une non plus les lacunes parallèles des ff. 14r et 88r (cf. infra n. 82). En A,
on pourrait identifier les troncatures de mot découvertes dans l’Ad Marciam par Gertz (1874)
40 ; (ed. 1886) XXIX comme les vestiges de l’écriture distinctive d’un ancien rouleau contenant
un seul dialogus.
9 Cf. infra paragraphe 2.1.
10 Étant donné le caractère plus philosophique qu’exégétique et littéraire du présent volume,
les loci où l’incertitude textuelle ne compromet pas sérieusement le sens global du texte ne
seront pas examinés.
12 Ermanno Malaspina

1 Les Dialogi
La tradition manuscrite des Dialogi a fait l’objet de deux études décisives, l’édition
de Martin Clarentius Gertz (1844–1929), qui a été publiée en 1886, et l’article de
Leighton D. Reynolds,11 qui date d’une cinquantaine d’années, dont les conclu-
sions ont servi de base pour l’édition critique d’Oxford12 et ont été enfin résumées
dans Texts and Transmission.13 On peut dire que, depuis 1968, l’évaluation géné-
rale de la constitution du texte des Dialogi demeure solidement ancrée aux résul-
tats envisagés par Gertz et accomplis par Reynolds et que les nombreuses éditions
et traductions (des Dialogi,14 d’un seul dialogue ou du De ira15 en particulier) et les
rares études philologiques16 n’ont pas modifié le tableau, qui par conséquent a été
repris dans les récents Companions consacrés à Sénèque,17 malgré l’absence d’une
étude systématique de tous les recentiores, sans même parler de leur collation.18
Toute analyse philologique sur les Dialogi ne peut que commencer par A, le
manuscrit ambrosien qui fut copié en écriture bénéventaine à l’abbaye de Monte
Cassino à la fin du XIe siècle par un seul copiste,19 mais corrigé par plusieurs
mains, dont seulement celles siglées par Gertz A2 et A3, contemporaines de A1,
avaient recours à l’antigraphe,20 alors qu’aux plus récentes – et surtout à A5 – se

11 Gertz (ed. 1886) et Reynolds (1968).


12 Reynolds (ed. 1977) : la Praefatio (V–XIX) réélabore et abrège en latin l’article de 1968.
13 Reynolds (1983).
14 Cooper/Procopé (ed. 1995) et Ramondetti (ed. 1999). Viansino (ed. 1988) fait exception, une
édition de vulgarisation qui reprend l’édition critique du même auteur, Viansino (ed. 1963),
sur laquelle cf. infra n. 36 et 51.
15 Malchow (ed. 1986) ; Ricci (ed. 1998) ; Wildberger (ed. 2007) ; Kaster/Nussbaum (ed. 2010).
16 Avec la seule exception de Nardo (1979) ; cf. infra chapitre 2.1.
17 Je me réfère à Damschen/Heil (2014), qui présente une section réservée au sujet « Transmis-
sion » pour chaque œuvre (rien de semblable en revanche dans Bartsch/Schiesaro (2015)).
Pour le De ira, cf. Ferri (2014) 48 et Monteleone (2014) 133. Même Borgo (1999) 179–180 ne si-
gnale aucun progrès du point de vue philologique dans les études des années 1988–1998.
18 Cf. infra n. 36.
19 Exception faite pour la main a de la première page du De ira (cf. infra paragraphe 2.2.).
Pour une description du manuscrit cf. Hermes (ed. 1905) VI–VIII, Bourgery (ed. 1922), XIV-XV,
Viansino (ed. 1963) XXIV-XXVI, Viansino (ed. 1963b) XI–XIV et Reynolds (ed. 1977) VIII–XIII : ces
éditeurs se basent toutefois sur le travail scrupuleux de Gertz (ed. 1886) VIII–XX, sans même
essayer de le mettre en cause (« Si quis de unaquaque litterula controversiam cum eo [scil.
Gertz] mouere gestit amplam disputandi materiam inueniet: ego malui semitam quam ille per
hanc siluam aperuit grato animo sequi, licet nonnumquam cautius ingressus », Reynolds (ed.
1977) XI ; cf. aussi Gertz (ed. 1886) VIII : « fieri posse, ut hic illic errarim, facile concedo ») ;
Malchow (ed. 1986) 427; Navoni (2000) 181–183.
20 Et/ou à un manuscrit jumeau (cf. Reynolds (1968) 369–370), on le verra plus avant.
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 13

doivent des corrections et des ratures sans valeur, qui parfois ont abîmé à jamais
la uera lectio située en-dessous.21 Il est très probable que l’on doive attribuer à
l’abbé Desiderius (1058–1087) la décision de produire A : plusieurs études ont dé-
montré que le texte des Dialogi n’était connu et cité que par des savants de l’Italie
méridionale de cette même période.22 A, encore lu et annoté par le juriste napoli-
tain Pietro Piccolo da Monteforte au XIVe siècle (= A6),23 fut détenu à partir de 1506
par le monastère bénédictin de Saint Placide de Calonerò à Messine, en Sicile,24 et
ensuite, à partir de 1583, par un savant napolitain, Antonio Francesco Caracciolo.
Ce sont probablement les héritiers de celui-ci, décédé 1598, qui le vendirent enfin
aux envoyés du Cardinal Federigo Borromeo, qui, au début du XVIIe siècle, était
en quête de manuscrits pour la nouvelle Biblioteca Ambrosiana de Milan, où A est
conservé depuis 1603.25
Après deux siècles de silence et par des détours qui nous restent complète-
ment inconnus, le texte des Dialogi, provenant sans nul doute de Monte Cassino,
fut copié et lu au-delà des Alpes, comme le prouvent les premières citations chez
le Doctor mirabilis Roger Bacon (1214–1294), Gilbert de Tournai (1200 ?-1284) et
Jean de Galles ( ?-1295).26 Un nombre impossible à préciser de manuscrits dispa-
rus et la centaine à peu près de recentiores qui nous sont parvenus27 permirent

21 Cf. Gertz (1874) 37 ; Reynolds (ed. 1977) XI–XIII.


22 Pour Desiderius cf. MGH 7,746–747 ; pour la confusion entre celui-ci et le roi lombard ho-
monyme, cf. Reynolds (1968) 355 ; Nardo (1979) 102 n. 27. Je renvoie encore une fois à Reynolds
(1968) 355–360 (e.g. 359: « the Dialogues were both available and read in southern Italy from
the eleventh century onwards. But while enjoying this limited circulation in the south, they
were almost unknown north of the Alps. This is remarkable, because the twelfth and thirteenth
centuries formed what was very much an aetas Annaeana »). La reconstruction du milieu cul-
turel de l’Italie du Sud est reprise dans Reynolds (ed. 1977) V–VII et Reynolds (1983) 366 et sur-
tout enrichie par Brunhölzl (1971), Nardo (1973–1974), Cavallo (1975), Mazzoli (1976), Nardo
(1979) 101–102 et Nardo (1984).
23 Reynolds (ed. 1977) XII : l’identification de sa main est d’Albinia de la Mare. Sur le person-
nage cf. Billanovich (1955).
24 Cf. Mazzoli (1976) 320 et infra n. 31.
25 Toutes ces données dérivent des notes de possession ajoutées dans les premiers feuillets
du manuscrit (cf. Gertz (ed. 1886) IV–V) : la longue glose du premier Préfet de la Bibliothèque,
Antonio Olgiati (1570–1647), au f. 1v et l’ex libris de Caracciolo au f. 2v (« Est / Antonii Franci
Neapolitae Caraccioli, siculi, / et amicorum / Anno D. M D LXXXIII X° Kal. Nouembr. » ; sur ce
personnage plus récemment Zaggia (2003) 335–338).
26 Reynolds (1968) 360–363.
27 Ce numéro fut proposé par Reynolds (1968) 372, mais sans explications, alors que Nardo
(1979) 96 n. 2 signale que les fichiers de l’IRHT comptaient 65 entrées, qui sont devenues 91
aujourd’hui (je remercie Mme Picque, qui m’a permis une visite au catalogue papier le 11 X
2017, malgré la fermeture de l’Institut). Les manuscrits conservés furent produits à partir du
XIVe siècle, à part cinq exceptions du XIIIe, dont quatre sont collationnées entièrement dans
14 Ermanno Malaspina

enfin aux Dialogi de rentrer à part entière dans le circuit culturel européen.28 Le
caractère unitaire des douze opuscules étant perdu dans la plupart des recentio-
res, les trois livres du De ira ne furent pas imprimés avec le reste de A depuis
l’editio princeps napolitaine de 147529 et le textus receptus fut fondé pendant des
siècles sur un niveau textuel très corrompu par rapport à l’ancêtre ambrosien.
Les deux grands éditeurs de Sénèque du XVIe et XVIIe siècle, Érasme et Juste
Lipse,30 n’eurent aucune possibilité d’améliorer la situation de façon significative
et seul Marc Antoine Muret (1526–1585), en travaillant à Rome, put collationner
A, qu’il appellait Siculus (antiquissimus), mais sans y reconnaître la souche de
l’entière tradition manuscrite.31

l’apparat critique de l’édition d’Oxford : Città del Vaticano, Chigi, H.V. 153 (C) et sa copie Ber-
lin, Staatsbibliothek, lat. fol. 47 (B), Paris, B.N.F., 15086 (P, bibliographie à la page http://archi
vesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc75802d) et 6379 (Q, bibliographie à la page http://archive
setmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc65455c) ; C est une découverte de Reynolds, B de Rossbach
(cf. infra n. 48), alors que les autres deux avaient été déjà collationnés auparavant. Pour le
cinquième, cf. Reynolds (1968) 364 n. 4 : « The only other certain thirteenth-century manu-
script I have noticed is in Rome, Biblioteca Angelica 505. It belongs to the latter part of the
century, and contains the first two books of the de ira and part of the third. It was used by
Barriera for his edition of the de ira (Barriera (ed.) 1919) and is a scrappy piece of work with a
mixed text » ; sur ce dernier manuscrit cf. surtout Castiglioni (1913) 100–103. Bourgery (ed.
1922) XV parle à tort de manuscrits survivants du XIIe siècle.
28 Reynolds (1968) 363–368.
29 L’étude la plus récente de l’editio princeps est Cervellera (1996), qui pourtant ne s’occupe pas
du De ira, mais du De uita beata ; cf. aussi Fickert (1839) 16–19 et Malaspina (ed. 2005) 413.
30 « Atque jure dicere possumus, si recentioribus modo codicibus uteremur, permultis locis
inextricabilibus erroribus implicatos nullam nos ad verum perveniendi viam habituros esse,
eamque causam praecipuam fuisse, cur veteres illi summi ingenii viri, qui in oratione Senecae
ad veram et sanam speciem revocanda summa diligentia et strenuo labore occupati fuerunt,
quales fuerunt Erasmus, Pincianus, Muretus, Lipsius, Gronovius aliique, minus efficerent,
quam effecturos eos fuisse spondere possumus, si melioribus codicum subsidiis usi essent; re-
centia enim exemplaria, qualia ubique circumferebantur, fere sola ad manum habebant.
Atque etiam si quando casu aliquo bonus illis vetusque codex oblatus esset, ut [. . .] Pincia-
num et Muretum in aliis Senecae libris vetera exemplaria adhibuisse recentiores editores pu-
tant, non tamen justum inde fructum capiebant; neque enim eam codicum aestimandorum
rationem, sine qua in officio artis criticae exercendo certa via progredi non possumus, habe-
bant, ut hos codices ceteris praeferre et ex iis solis in recensendi textus munere proficisci au-
derent, sed codicum testimonia potius numerabant quam testimoniorum auctoritatem
aestimabant » (Gertz (1874) 2). Pour une histoire des éditions des Opera omnia de Sénèque cf.
Fickert (1839) 9–47 et Malaspina (ed. 2005) 413–427.
31 Je rappelle que, depuis 1506, A se trouvait à Messine, d’où le nom de Siculus: le premier à re-
connaître A dans ce manuscrit de Muret fut A. Olgiati (f. 1v, cf. supra n. 25), suivi par Fickert :
« Hunc codicem sub oculis habuisse Muretum in Romana Editione Senecae anni 1585, eumque
sub nomine Codicis Siculi antiquissimi [alibi Siculum tantum appellat] indicasse, nobis persuasum
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 15

La redécouverte moderne de A a une histoire curieuse, que nous résume


Gertz (1874) 8–9 : les prêtres Giovanni Battista Branca (1722–1799) et Gaetano
Bugati (1745–1816), docteurs et successivement préfet, le premier, et pro-préfet,
le deuxième, de la Bibliothèque Ambrosienne, produisirent une collation de
quelques manuscrits milanais de Sénèque à la demande du savant hongrois
Ignaz Aurelius Feßler (1756–1839), qui projetait une nouvelle édition des Opera
omnia « in libraria Weidmanniana », mais qui, à la fin d’une vie très aventu-
reuse, abandonna ce projet en laissant à l’éditeur les fiches préparatoires.
Weidmann les confia alors à Friedrich Ernst Ruhkopf (1760–1821), mais trop
tard pour qu’il pût en faire usage pour son édition des Opera omnia en 5 volu-
mes (1797–1811), et enfin à Fickert.32 La collation de Branca et Bugati, qui était
soignée33 et qui fut fidèlement transcrite par Fickert en apparat, eut une impor-
tance énorme tout au long de quatre décennies, car elle fut l’unique base de dis-
cussion sur A à partir de 1843 jusqu’à 188634, lorsque Gertz publia son édition,
après un méticuleux travail de collation finalement autoptique, réalisé à Milan à
deux reprises (1878 et 1882).35
La présence d’un manuscrit très ancien d’un côté et d’une myriade de re-
centiores de l’autre constitue un cas typique dans la philologie, et chez Sénèque en
particulier, qui donne lieu à une querelle entre ceux qui pensent que la tradition

est ex Collatione plurium Locorum » (Fickert (ed. 1843) XIV ; cf. aussi Fickert (1839) 53 et infra n. 33).
Cette identification, mise en doute par Gertz (1874) 9–10 et Gertz (ed. 1886) V, a été réaffirmée dans
un premier temps par Koch/Vahlen (ed. 1879) et définitivement adoptée par Reynolds (1968) 358 n.
6 ; cf. aussi Nardo (1979) 105 n. 38 et Mazzoli (1984) 469. Dans son édition de 1585 (Notae, p. 276),
Muret fut le premier à apercevoir la lacune initiale du De ira pour des raisons de sens, mais sans se
référer à l’état de A, où elle est paléographiquement facile à saisir (cf. infra chapitre 2.2.).
32 Cf. supra n. 3. Sur Branca et Bugati cf. Frasso/Rodella (2013) 6 n. 9 ; 14 n. 35 ; 33 n. 90 (je
remercie le Père Federico Gallo pour cette mise à jour bibliographique).
33 Au-delà de l’index (cf. supra n. 2), ils rapportèrent aussi un « scripturae specimen » (Fickert
(ed. 1843) XIII) et les notes marginales, mais sans différencier les mains des correcteurs (cf.
supra n. 19).
34 À vrai dire, durant les mois de mars et avril 1875, Hermann Adolf Koch (1829–1876) avait
déjà collationné A à la Bibliothèque Ambrosienne en vue de son édition des Dialogi, qui fut
complétée et publiée trois ans après sa mort par Johannes Vahlen (Koch/Vahlen (ed. 1879)).
Pourtant, le travail de Koch, « homo eruditus ille quidem et acutus sed parum ad edendum
veterem scriptorem factus et qui id non satis experiendo didicisset quid agendum et cavendum
esset editori » (Vahlen chez Koch/Vahlen (ed. 1879) III), n’est absolument pas satisfaisant : il
n’identifia que trois correcteurs majeurs (XV-XXXII) et surtout produisit un apparat critique de
type diplomatique, n’attribuant que très rarement les corrections à une main. Sans accabler
Koch, même Gertz (ed. 1886) I–III reconnaissait ses faiblesses, qui lui confirmaient la nécessité
de produire une nouvelle édition si rapidement.
35 Cf. supra n. 19.
16 Ermanno Malaspina

recentior d’une œuvre n’offre aucun point de repère pour reconstruire l’archétype
et que par conséquent ses bonnes leçons ne sont que des bonnes conjectures, et
ceux qui préfèrent songer en revanche à un stemma bifide et prônent un examen
complet des recentiores.36 Fickert, pour sa part, dans un âge encore pré-Lachman-
nien, se limitait à couronner A comme codex optimus 37 et fut pour cette prudence
blâmé durement par un génie du calibre de I. N. Madvig,38 qui jugeait que les bon-
nes leçons de tous les recentiores n’étaient que des corrections savantes des bévues
de A.39 Dans ses Studia critica, en s’appuyant encore exclusivement sur Branca et

36 On peut comparer la position radicale de Hermes (ed. 1905) XIII ou de Reynolds (1968) 363
(« It is clear that the later manuscripts have at most a modest contribution to make to the text
and there is a limit to the amount of time and energy which should be expended on them.
There is no point in beating about the bush ») avec l’attitude plus prudente de ceux qui,
comme Wagenvoort (1913) 154 (« Mea quidem opinione id agendum est ut codices deteriores
parcissime cautissimeque adhibeamus neque tamen desinamus eorum lectiones inter se con-
ferre, communes stirpes indagare, nova subsidia quaerere »), ne pensent pas pouvoir donner
une confirmation définitive à la reconstruction de Reynolds ou à n’importe quelle autre en
l’absence d’un examen complet de la tradition recentior (cf. aussi Mazzoli (1984) 469–470).
Dans cette perspective, après Rossbach (1888) XI (« maximopere optandum est, ut quam plu-
rimi diligenter examinentur eorumque, quos maxime liberos ab interpolationibus esse appare-
bit, scripturae discrepantia plene enotetur »), l’orientation la plus drastique, comme on le
verra, est celle de Viansino, selon lequel Koch/Vahlen, Gertz et Hermes « Ambrosiani nobilis-
simi vestigiis tantummodo inducti in tanta ipsius veneratione contemptuque aliorum acquie-
verunt » (Viansino (ed. 1963b) VIII). Abel (1964) 683 et Nardo (1979) 100 n. 16 rappellent
justement que même Luigi Castiglioni, maître de Viansino, s’était convaincu du contraire (cf.
infra n. 51). Pour la position plus ambiguë de Gertz (ed. 1886) cf. infra n. 47.
37 « Hic liber cum omnium antiquissimus est tum omnium praestantissimus », Fickert (ed.
1843) XIV. Deux ans après, toutefois, dans le commentaire à la chute d’une ligne de A dans
quelques recentiores en const. 5,6, il reconnaissait que « alia quoque apparent vestigia, ex qui-
bus colligitur codicem A multorum ex nostris esse avum vel abavum » (Fickert (ed. 1845) 42,
cf. infra n. 44) ; enfin, pour Marc. 26,2 (integro domus statu Fickert Reynolds), il arriva à une
formulation systématique de A en tant que « ceterorum quasi parens » (139) ; cf. aussi Nardo
(1979) 97 n. 4.
38 Madvig (1873) 337 ; 339 n. 1.
39 Madvig (1873) 341–342: « Haec atque horum similia innumerabilia qui recte æstimaverit, in-
telliget, omnium praeter A codicum scripturas in Fickerti | editione ad rei memoriam et interpo-
lationis foeditatem, ne quis decipiatur, monstrandam relinquendas esse [. . .] ad testimonium
vero de scripturae antiquitus traditæ fide hos codices nunquam vocandos, nisi forte [. . .], si
quando de A non constiterit, et tamen ex his codicibus ac fere ex recentissimis omnium, circa
renascentes litteras scriptis, iure receptas esse correctiones minorum errorum non ita paucas,
quæ hominum non indoctorum coniecturae debeantur ».
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 17

Bugati, Gertz reconnaissait que A était bourré de fautes40 et que les données de
cette collation étaient trop approximatives pour en tirer des conclusions sûres,41
mais il confirmait cependant l’interprétation extrémiste de Madvig sur l’eliminatio
des recentiores considérés comme tous descripti de A.42
Le véritable tournant dans l’histoire critique des Dialogi est représenté, comme
on l’a dit, par l’édition de 1886, avec son classement global des correcteurs de A,
sa collation fiable et surtout avec son changement de position sur les relations A-
recentiores. D’un côté Gertz reconnaissait, en effet, que les lacunes majeures de A
se retrouvaient à l’identique dans toute la tradition,43 ce qui le portait à en con-
clure avec justesse qu’à la fois A et tous les autres manuscrits connus et examinés
ne pouvaient que descendre d’un même archétype; de surcroît, quelques omis-
sions présentes dans la plupart des témoins correspondaient à une ligne exacte de
texte de A, qui par conséquent devait être leur ancêtre.44 Par ailleurs, étant donné
que là où le texte de A est gravement abîmé quelques recentiores présentent sou-
vent une leçon équivalente, voire préférable, Gertz dut reconnaître qu’en quelques
cas du moins, ces corrections ne pouvaient pas être le fruit de l’ingenium d’un co-
piste ou d’un correcteur savant et qu’elles remontaient à l’archétype sans être pas-
sées par A.45 La solution logique que Gertz proposa, et que plus tard Reynolds a
acceptée, corrigée et développée, consiste en la constitution d’un stemma bifide, A
d’un côté et, de l’autre, une seconde branche qui ne naîtrait que d’un jumeau de
A, issu parallèlement du même antigraphe et produit au même endroit, c’est-à-dire

40 Gertz (1874) 36.


41 Surtout à propos de l’attribution des corrections aux différentes mains ; cf. Gertz (1874) 11 :
« Ego argumentis ex commentariis Fickerti ductis ostendere conabor, multa adhuc desiderari
et nos etiam nunc in lubrico versari ».
42 Gertz (1874) 37 : « Si codicem A talem etiamnunc haberemus, qualis erat, quum integer esset,
nullo praeter illum subsidio ad Senecae verba restituenda nobis opus esset, vel, ut potius ita,
quod sentio, enuntiem, omnes ceteros codices, quibus utimur, summo jure abjicere liceret ».
43 Il suffit de penser à la grande lacune qui nous a fait perdre à jamais la fin du De uita beata
et le début du De otio, alors que le manque de la plus grande partie de la Consolatio ad Poly-
bium dans A et dans une partie des recentiores fut causée par la chute du onzième cahier de A,
qui heureusement arriva après la copie de quelques apographes.
44 Cf. Gertz (ed. 1886) XXVIII et Nardo (1979) 98 à propos de const. 5,6 (cit. supra n. 37). Le De
ira témoigne deux fois de ce procès (2,7,3, chute de habent alius . . . cum matre et 3,7,1, chute
de tenerique iam . . . eius uoluntas; cf. Reynolds (ed. 1977) XV et Nardo (1979) 102).
45 Cf. la liste des passages infra n. 56, Gertz (ed. 1886) XXVI ; 126 et Reynolds (ed. 1977) XVI :
« Maxima bonarum lectionum pars ingenio correctorum imputari potest, paucas ex bono fonte
manauisse potius crederem ». L’hésitation de Gertz dependait aussi de sa datation fautive de
la page ajoutée au début du De ira en A ; cf. infra n. 73.
18 Ermanno Malaspina

à Monte Cassino.46 Gertz, devant l’impossibilité de mettre de l’ordre dans la forêt


des recentiores (cela à cause aussi d’une contamination presque inextricable à ses
yeux), laissait entrevoir la possibilité de trouver dans chaque manuscrit de bonnes
leçons issues (de n’importe quelle manière) de ce jumeau de A et semblait même
prôner une collation systématique de la tradition.47 Cette reconstruction fut rejetée
deux ans après par Otto Rossbach (1858–1931), qui fut le premier à découvrir et
utiliser B 48 et qui estimait « codices quosdam recentiores neque ex A neque ex co-
dice ei simillimo fluxisse ». Pourtant, les leçons qu’il proposa comme preuve de
l’indépendance d’une branche de la tradition sont très faibles,49 de sorte que pres-
que personne n’a soutenu cette reconstruction après lui, pas même Viansino.50

46 Gertz (ed. 1886) XXV-XXX et Reynolds (1968) 366–370. On doit à ce dernier, qui ajoute
comme on l’a dit la figure de l’abbé Desiderius, l’exposition la plus claire de la question.
47 « Verum tamen ita tantum de his [scil. recentioribus codicibus] aliquid certo adfirmare lice-
ret, si omnes codices, quotquot uel ex codice Ambrosiano uel ex altero illo archetypi apogra-
pho deriuati sunt, | etiam nunc haberemus, omnesque omnium scripturae diligenter enotatae
essent; nam ita demum cum aliqua ueri inueniendi spe hoc opus sane difficillimum adgredi
liceret, ut codicum stemma proponeremus maximeque duas illas stirpes diuersas inter se dis-
tingueremus » (Gertz (ed. 1886) XXVI–XXVII). À vrai dire, après ces affirmations de principe et
malgré le problème de la datation tardive de a (cf. infra n. 73), dans sa pratique éditoriale
Gertz fut plutôt partisan d’une eliminatio à la façon de Madvig : il se contenta d’utiliser le si-
glum collectif D pour les leçons de tous les recentiores, en ajoutant que « nullam olim extitisse
textus traditionem ab ea, quam Ambrosianus exhibeat, ita diuersam [. . .], ut non solo Ambro-
siano ad textum constituendum contenti esse possimus » (Gertz (ed. 1886) XXVIII ; trop sim-
pliste à ce propos Nardo (1979) 99 n. 16).
48 Cf. supra n. 27.
49 Rossbach (1888) 8–9 (manuscrits déjà connus) et 10 (P). Deux exemples issus du De ira
suffiront (cf. aussi Nardo (1979) 99 n. 16) : 1,4,7 la correction regium est illud et principale des
recentiores serait indépendante de regumē illud et principale de A; 2,12,4 à uino quidam, alii
ueneri, quidam omni umore interdixere corporibus de A (ueneri à corriger en -re), censés être
« verba inepta », il faudrait préférer comme uera lectio la leçon (censée être indépendante) de
P, quidam animalium omnium ori interdixere, juste en corrigeant ori en carne. Pour le début du
De ira cf. infra n. 73.
50 Cf. n. suiv. ; par le biais du prisme des décennies qui se sont écoulées, il faut conclure que
Rossbach (1888) défendait par principe la même position idéologique sur la valeur des recentio-
res dans toutes les traditions manuscrites sénéquiennes dont il s’était occupé : la confrontation
avec Gertz se représente de la même façon à propos des traités De clementia et De beneficiis, où
le savant allemand refusait d’appliquer une rigoureuse eliminatio codicum descriptorum et dé-
fendait l’option du stemma bifide (Rossbach (1888) 13–25) : dans ce cas comme pour les Dialogi,
il avait complètement tort, cf. Malaspina (ed. 2005) 52–58. Entre Gertz et Reynolds nous pouvons
passer sous silence Barriera (ed. 1919) avec sa surévaluation des recentiores sur les traces de
Rossbach (cf. Nardo (1979) 100) ; l’édition CUF ne représente en revanche aucun progrès stem-
matique : l’éditeur n’utilise que deux recentiores (y compris P, cf. supra n. 27) et se limite à une
recensio étonnement générique : cf. Bourgery (ed. 1922) XIV-XV ; XXII-XXV.
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 19

En revanche, la thèse de Gertz, à mi-chemin entre les excès de Madvig et de


Rossbach, s’imposa définitivement, comme on l’a dit, grâce à Reynolds et même
une édition décousue comme celle de Viansino semble accepter l’idée de la pro-
duction de ces manuscrits jumeaux à Monte Cassino.51 Reynolds, quant à lui, sut
combler la lacune dont Gertz était bien conscient, c’est-à-dire une identification
plus claire de la nature de la tradition manuscrite successive et par conséquent de
la branche issue du manuscrit jumeau disparu : pour atteindre ce but, le savant
anglais ne passa pas par un examen complet des recentiores, qu’il refusait résolu-
ment en le jugeant inutile,52 mais d’un côté par la collation en tant que spécimens
des quatre manuscrits les plus anciens (XIIIe siècle) de la branche issue de A avant
les dégâts de la contamination plus tardive.53 De l’autre côté, à cette branche, lar-
gement majoritaire et siglée β, Reynolds opposa la classe γ des descendants du ma-
nuscrit jumeau, pour laquelle en 1977 il ne rangeait en apparat que deux témoins
du XIVe siècle, connus par les philologues depuis les collations de Hijmans et
Forder (1960).54 Cette classe γ a un caractère très particulier, par son alternance

51 Dans sa première édition, contenant les Consolationes, Viansino refuse comme Gertz de
produire un véritable stemma codicum, car, en suivant la « recta ratiocinatio » (Viansino (ed.
1963b) VIII) de Rossbach, le manque d’une recensio complète l’en empêcherait : le résultat est
que malheureusement « die Filiationsverhältnisse sind bei den recc. weitgehend ungeklärt »
(Abel (1964) 686) et l’apparat est étouffé par des leçons non significatives. Toujours à grand-
peine, les Prolegomena de Viansino (ed. 1963) permettent de comprendre un peu mieux sa re-
construction : l’archétype de la tradition (fait notamment reproduire par ordre de Desiderius,
appelé pourtant encore « Langobardorum rex », XXII : cf. supra n. 22 ; il contenait même quel-
ques uariae lectiones en marge, XXIII), ne serait pas à identifier avec A, mais serait l’antigraphe
à la fois de A et de deux branches indépendantes et jumelles de recentiores (ibid.), que Viansino
reconstruit grâce à 13 manuscrits différents, tout en reconnaissant que leur aide est minimale,
par rapport à l’autorité de A (VI), à cause d’une contamination systématique. Comme on le verra
tout de suite, Reynolds propose une reconstruction bien plus simple et convaincante. Viansino
(ed. 1988) LXXX-LXXXII, dans sa brièveté, parle génériquement d’un « esemplare degli altri codici »
unique (LXXXII).
52 Cf. supra n. 36 ; par conséquent, il évita aussi de repérer et collationner de nouveaux ma-
nuscrits, à la seule exception de C (cf. supra n. 27).
53 Cf. supra n. 53.
54 Città del Vaticano, Vat. Lat. 2214 (V = X Hijmans/Forder), un manuscrit entièrement sénéquien
sur deux colonnes en « gothique arrondie », avec plusieurs miniatures dans chaque page. Posses-
sion de Piero de’ Pazzi, il se trouvait à la Vaticane déjà en 1455 : les dialogi sont rassemblés à peu
près dans l’ordre de A aux ff. 204r – 265r (De ira 211v – 229v, cf. Pellegrin (1991) 543) ; Città del
Vaticano, Vat. Lat. 2215 (R = K Hijmans/Forder), un manuscrit d’origine italienne in folio sur deux
colonnes, lui aussi en « gothique arrondie », aux belles miniatures des lettres initiales. Possédé
par Filippo di Gaio avant 1420, il présente toute l’œuvre de Sénèque prosateur (sauf l’apoc.) avec
les Controuersiae et les œuvres pseudépigraphes ; les Dialogi sont séparés et après Pol. (en VIIIe
position) le De ira (180v – 202r) en XIVe position est l’avant-dernier traité du manuscrit, entre rem.
20 Ermanno Malaspina

entre corruptions triviales dignes de β, contaminations avec cette branche,


mais aussi corrections sûres du texte de A :55 quelques-unes excluent, on l’a
vu, le recours à l’ingenium des copistes médiévaux et prouvent par conséquent
l’indépendance de γ.56
Rien, en conclusion, n’a été apporté depuis les travaux de Reynolds pour
mettre en doute sa reconstruction concernant les Dialogi, mais rien n’a été pro-
duit non plus pour la démontrer définitivement.

2 Le De ira
2.1 Archétype unitaire, traditions plurielles ?

Si nous pouvons imaginer que la tradition manuscrite de chaque dialogue fut


indépendante, avant leur réunion par l’antigraphe de A, il est en revanche sûr

fort. et clem. (ce dernier traité est de classe γ selon Mazzoli (1982) 180 ; cf. en général Pellegrin
(1991) 546). Reynolds (1968) 366 avait estimé que la classe γ constitue un dixième de tous les recen-
tiores, mais il n’attribuait à celle-ci que les quatre manuscrits que Hijmans et Forder avaient déjà
reconnus comme un groupe séparé : V et R, accueillis en apparat en 1977, et Firenze, Biblioteca
Medicea Laurenziana, plut. 76,35 (J Hijmans/Forder ; F1 Viansino) et 76,41 (F Hijmans/Forder ; F2
Viansino), plus tardifs (XVe siècle) et donc absents de l’édition. Selon Hijmans/Forder (1960) 53–
54, ce groupe de quatre provenait du même archétype de A, mais il ne pouvait ni descendre direc-
tement de A ni être rapproché de tous les autres recentiores, considérés, en suivant Rossbach, une
troisième branche, séparée et parallèle à A (cf. aussi Nardo (1979) 101 n. 22 ; 130–131). Reynolds
(ed. 1977) XVI n. 2 exclut que γ soit constitué seulement par ces quatre témoins : « neque difficile
erit unum aut alterum his addere ».
55 Reynolds (1968) 366 parle de 150 passages environ dans le corpus entier des Dialogi.
56 C’est encore une fois le De ira qui nous présente les cas les plus éclatants parmi les dix
dégagés par Reynolds (1968) 366–367 : 1,5,2 (om. quid) ; 2,9,4 (om. in) ; surtout l’intégration en
3,8,8 quotiens disputatio longior et pugnacior erit, in prima resistamus, antequam <robur acci-
piat>: alit se ipsa contentio et demissos altius tenet (32r,7 A, cf. Castiglioni (1913) 99–103) et la
graphie gindem [scil. Gyndem] en 3,21,1 (gigem A) pour le fleuve persan qu’Érasme fut le pre-
mier à identifier correctement grâce à la lecture d’Hérodote, 1,189, repris par Oros. 2,6,2 (cf.
Reynolds (1968) 367 : « the man who ‘corrected’ the γ tradition would have been such a critical
virtuoso that I should be happier to accept the simpler and more credible hypothesis that the γ
manuscripts go back to a parent which was close to A, and probably inferior to it, but which
descended independently from the archetype »). Nardo (1979) 98 ajoute justement 1,16,5 (par-
ricidas γ : perindices A). Selon Gertz (ed. 1886) X ; XXVI; XXIX et Reynolds (1968) 369–370, même
A2/A3 prenaient probablement quelques bonnes corrections de l’archétype ou « ex altero ar-
chetypi apographo, exemplo Ambrosiano quibusdam in rebus meliore » (Gertz (ed. 1886) X) ;
ce qui expliquerait aussi les rares coïncidences entre A2/A3 et γ contre A1, telles que ira 1,21,3
uenit A1 : uenit uxor A3γβ. La lacune initiale du traité sera l’objet du paragraphe 2.2.
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 21

que cette indépendance fut vite retrouvée dans la tradition recentior, où il devient
de plus en plus rare, au fil des siècles, qu’un manuscrit renferme tous les opuscu-
les de A et dans l’ordre de A.57 Aller au-delà de Reynolds serait donc possible, mais
exigerait à mon avis un changement profond de perspective : passer de l’étude de
la tradition manuscrite unitaire des Dialogi à celles, plurielles, de chaque traité. Il
s’agit d’un tel effort d’équipe 58 que l’on peut bien comprendre que jusqu’à présent
les chercheurs aient préféré s’en tenir aux données de Reynolds ;59 toutefois – au-
delà des bénéfices avérés pour l’étude de la tradition manuscrite au Moyen-Âge –
c’est seulement de cette façon que nous pourrions donner la démonstration finale
de la thèse de Reynolds et éliminer de façon certaine toute surprise au niveau de la
recensio, en évaluant correctement la nature et la taille de γ dans chaque traité ; et
à propos de ce dernier aspect, il va sans dire qu’on peut aisément prévoir des diffé-
rences même remarquables entre l’un et l’autre dialogue.60
Du point de vue pratique, avec un si grand nombre de témoins très tardifs encore
peu ou point connus, ce qui nous manque en premier lieu, pour reconstruire les tradi-
tions parallèles des dix traités, n’est pas la collation minutieuse de tous les témoins,61

57 On a déjà dit (supra n. 3) que cet état de choses demeura aussi dans la tradition imprimée
jusqu’à Haase (ed. 1887).
58 « Una collazione integrale di tutti i codici dei Dialogi rimane evidentemente fuori dalla por-
tata di un singolo studioso » (Nardo (1979) 104).
59 C’est le cas par exemple d’une belle et récente édition du De prouidentia (Lanzarone (ed.
2008), dont la reconstruction stemmatique n’apporte malheureusement aucun progrès. Pour ce
qui concerne Reynolds lui-même, j’ai toujours trouvé curieuse la disproportion entre ses études,
toutes les deux fondamentales, sur les Dialogi et la correspondance : un article de 18 pages, déjà
plusieurs fois cité (Reynolds (1968)), contre un livre de 180 (Reynolds (1965)). Une des raisons
pourrait n’être que le fait que la tradition manuscrite des lettres, étant divisée en deux blocs, mais
unitaire, permet de creuser à fond dans la reconstruction stemmatique, alors qu’un travail avec
autant de pénétration sur les Dialogi oblige comme on l’a dit à plusieurs recherches parallèles,
pour lesquelles la somme de 180 pages, d’ailleurs considérable, ne serait pas du tout suffisante.
60 Cf. infra n. 64 : « c’è subito da chiedersi se l’uso di fonti diverse per i diversi dialoghi [. . .]
non fosse per avventura un procedimento assai diffuso nella compilazione di questi codici,
che sono per lo più miscellanei, recano i Dialogi in ordine sempre mutevole, e quasi mai tra-
smettono la totalità della silloge. Ne discenderebbe, come corollario, che eventuali raggruppa-
menti di codici e costituzioni di stemmi andrebbero operati di volta in volta sulla base di
singoli dialoghi, e non della raccolta nel suo insieme » (Nardo (1979) 131).
61 On a déjà dit (supra n. 27) qu’une liste de tous les recentiores contenant les Dialogi n’existe
pas (cf. Hijmans/Forder (1960) 40); mais je n’ai pas non plus connaissance de listes partielles
ni particulièrement du De ira. Les nombreuses listes de lectures de seconde main de Fickert
(ed. 1843) mises à part (cf. aussi Gertz (1874) 37–48 ; (ed. 1886) XXX-XXXI), des collations de
recentiores furent publiées au début du XXe siècle par Castiglioni (1913), Marouzeau (1913),
Wagenvoort (1913) et Bourgery (1933). Plus récemment, cf. Fontán (1949); Fontán (1954); Hij-
mans/Forder (1960); Viansino (ed. 1963) VI-XXIV; Viansino (ed. 1963b) XIV-XXV et apparat cri-
22 Ermanno Malaspina

rêvée par Rossbach et aussi parfois par Gertz62, mais bien un catalogage complet,
même s’il est très sommaire, comme on l’a déjà fait pour d’autres œuvres de
Sénèque.63
Le De ira est à ma connaissance le seul traité sur lequel, après Reynolds,64
quelqu’un ait essayé de vérifier la reconstruction que nous venons de décrire :
Dante Nardo,65 dans une étude très profonde et savante, refuse le stemma bifide
β-γ de Reynolds et, en s’appuyant exclusivement sur les leçons déjà connues par
les apparats Fickert, Viansino et Reynolds, lance l’hypothèse alternative d’un anti-
graphe commun de la tradition recentior. Ce manuscrit, issu de A, aurait été tout
de suite contaminé systématiquement avec un ancêtre de A66 et ce serait de cette
source que viendraient à la fois le morceau initial de a67 et toutes les bonnes leçons
du De ira que Reynolds attribue à γ (et, par son intermédiaire, au fameux manu-
scrit jumeau).68 Cette reconstruction a été complètement ignorée depuis sa publi-
cation, non seulement parce qu’ elle fut submergée par l’autorité de Reynolds,69
mais aussi du fait qu’elle a été publiée en langue non-anglaise, dans une revue
peut-être peu connue à l’étranger : on pourrait, à mon avis, formuler de substan-
tielles objections à son sujet, même sans faire croître le stock limité des manuscrits
aujourd’hui collationnés,70 mais ceci signifierait encore une fois opposer supposi-

tique ; Reynolds (1968) 364–368. Comme on l’a vu, dans la vingtaine des manuscrits du De
prouidentia vus par Hijmans/Forder (1960), quatre sont très importants pour toute la tradition
(cf. supra n. 54).
62 Cf. encore une fois supra nn. 36 et 47.
63 Cf. exempli gratia Mazzoli (1982).
64 Je mets à côté Hijmans/Forder (1960), non seulement parce qu’ils s’occupèrent du De
prouidentia (cit. supra n. 54) et non du De ira, mais surtout parce que leur étude est antérieure
à celle de Reynolds. Nardo signale cependant quelques différences remarquables entre sa re-
censio et celle de Hijmans et Forder (cf. Nardo (1979) 130–131).
65 Nardo (1979) a pu se baser à la fois sur Reynolds (1968) et sur Reynolds (ed. 1977).
66 Précisément ou l’antigraphe de l’antigraphe de A ou un jumeau de l’antigraphe, en-
core présents et lisibles à Monte Cassino (Nardo (1979) 123 ne prend pas position entre ces
deux options).
67 Cf. supra n. 19 et infra paragraphe 2.2.
68 « La tradizione recenziore del De ira (ma presumibilmente di tutti i Dialogi) risale per intero
all’Ambrosianus attraverso un intermediario Ω che può essere assegnato al XII secolo [. . .].
L’atto di nascita della tradizione recenziore è | siglato da una contaminazione [. . .]. La soprav-
vivenza accanto a Ω di A e di α1 [. . .] offriva ai compilatori dei nuovi manufatti la possibilità
di continue ricollocazioni [. . .]. Per questa via si andavano anche colmando, ora in questo ora
in quel codice, le originarie lacune di Ω, che ne denunciavano l’immediata dipendenza da A »
(Nardo (1979) 134–135).
69 Reynolds (1983) 366 connaît et cite Nardo (1973–1974), mais semble ignorer Nardo (1979).
70 Somme toute, la thèse de Reynolds me semble toujours plus persuasive pour la raison sui-
vante : on peut théoriquement imaginer que les bonnes variantes (cit. supra n. 56), qui selon
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 23

tion à supposition sur une base de données insuffisante. Comme je l’ai déjà dit, le
manque d’un catalogage complet des témoins et, par conséquent, la recensio de
chaque traité, qui est aujourd’hui encore fragmentaire et même casuelle, ne nous
permettent pas de démontrer définitivement la thèse de Reynolds pour les Dialogi,
ni même de démentir celle de Nardo pour le De ira.

2.2 La lacune initiale

On a déjà dit71 que A avait été copié par une seule main, sauf le feuillet 14r, où
le début du De ira fut intégré plus tard par un copiste, nommé a, qui comblait
de cette façon une page laissée délibérément blanche par A. Il est clair que l’anti-
graphe de A portait quelques indices non seulement de l’existence de la lacune,
mais aussi de ses dimensions, étant donné que le copiste laissa en blanc deux
feuillets entiers (plus tard coupés et aujourd’hui perdus) et précisément le f.

Reynolds formeraient la classe γ, soient plutôt le résultat des doubles leçons présentes dans le
manuscrit contaminé Ω, issu de A et de son ancêtre α1. Les témoins qui suivirent le texte de A
seraient à la base de la classe β de Reynolds ; ceux qui par contre préférèrent les propositions
marginales ou interlinéaires de α1 donnèrent naissance à γ. Le choix chaque fois casuel entre
A et α1 offrirait une explication très logique et naturelle à la fois de la texture corrupta et conta-
minata de RV (que Reynolds (ed. 1977) XVI est contraint d’attribuer à une contamination suc-
cessive ; cf. Nardo (1979) 132), tout comme de la présence de quelques leçons γ dans quelques
recentiores β. Mais les leçons conjonctives β-γ contre A de Nardo (1979) 133 sont très peux nom-
breuses et aisément explicables comme contaminations successives et/ou fautes polygénéti-
ques ; surtout, il me semble franchement impossible d’appliquer la reconstruction du savant
italien à l’absence dans β des multiples ajouts de γ, comme le robur accipiat de ira 3,8,8 (cit.
supra n. 56) et surtout ceux qui correspondent à une ligne de A (cit. supra nn. 37 et 44) : un
copiste pouvait bien décider d’ignorer toutes les leçons alternatives marginales issues de α1,
mais pourquoi ignorer aussi les ajouts, dans les cas d’une lacune de sens évidente dans Ω ?
Nardo (1979) 132 ; 135–136 (cit. supra n. 68) semble envisager, toujours à Monte Cassino, des
couches de contaminations successives à Ω, multiples et désordonnées, mais cela ne fait que
déplacer le problème à l’infini en multipliant les copies (« diretto contatto dei loro progenitori
con α1 [. . .]. Fra i codici copiati da Ω, e poi scomparsi, alcuni avranno beneficiato più di altri
dell’apporto di α1 », Nardo (1979) 136, où le pluriel est à noter). L’unique façon pour éliminer
la difficulté en maintenant ce stemma (mais Nardo n’avance pas cette hypothèse) serait à mon
avis d’envisager une première phase de copies issues de Ω avant la contamination avec α1 (ce
qui donnerait β) et une seconde, plus limitée, après la contamination (= γ). En faisant cela,
pourtant, on n’aboutirait qu’à une variante plus compliquée et plus difficile à valider du
stemma bifide de Reynolds, avec les deux phases successives de Ω à la place de β et γ.
71 Cf. supra n. 19.
24 Ermanno Malaspina

14r72 ; il est aussi clair que A pensait que ce texte manquant pouvait être vite re-
péré, autrement il n’aurait pas laissé cet espace. Ce qui se passa entre A et a peut
être reconstruit à grand-peine, mais reste très curieux : l’intégration ne fut ni im-
médiate ni complète et un siècle environ après A,73 a transcrivit sur le recto du f.
14 l’incipit du traité, un passage pourtant bien plus petit que ce que A avait envi-
sagé, et laissa une grave lacune de sens entre l’incipit, qui occupe toute le f. 14r,
et l’actuel paragraphe 1,2,4 avec lequel A recommence à la première ligne du f.
14v (tamquam aut curam. . .).74 Cette intégration a les mêmes dimensions en β et
en γ, mais le texte est pourtant différent, avec des errores disiunctiui a β γ évi-
dents,75 suivant lesquels il faut conclure que dans ces quelques lignes β ne suit

72 L’incipit du De ira se trouve dans les deux dernières lignes de 13v (en caractères rouges,
comme d’habitude). Le cadre est plus vraisemblable si l’on imagine qu’il ne s’agissait pas
d’une lacune (comment en évaluer les dimensions ?), mais d’un texte abîmé et illisible : ce
n’est pourtant qu’une spéculation. Pour les dimensions de la lacune cf. Nardo (1979) 106–109.
73 Selon Gertz (ed. 1886) VII, « Quae in una illa pagina, quam supra indicaui, scripta sunt, plane
diuersum scripturae genus exhibent, nec ante saec. XIV, fortasse etiam saeculo demum XV,
scripta esse mecum Gustauus Loewe consentiebat ». Selon lui, si a était vraiment plus récent que
les exemplaires les plus anciens de β (cf. supra n. 27), ceux-ci ne pouvaient pas descendre de A :
« eos certe codices deteriores qui ante hoc tempus scripti sint [. . .], si haec habeant, non ex Am-
brosiano descriptos esse posse, sed ex alio archetypi apographo deriuatos esse tunc descripto,
cum archetypus praeter illa folia, quae librarius Ambrosiani inueniret, unum etiam nunc haberet
postea amissum, quod initium illius libri comprehenderet » (Gertz (ed. 1886) XXV). Cette recon-
naissance n’était qu’un appui involontaire pour les thèses de Rossbach sur l’indépendance des
recentiores, mais heureusement une nouvelle expertise paléographique a antidaté a au XIIe siè-
cle au plus tard (Reynolds (1968) 368 ; Nardo (1979) 98 ; 103), donc avant les recentiores (mais cf.
aussi infra n. 78).
74 Cf. infra paragraphe 3 ; c’est probablement en cette occasion que les deux pages laissées
vides par A furent coupées. L’espace interlinéaire devient sensiblement plus étroit dans les
dernières lignes du f. 14r.
75 En plus des données de l’apparat Reynolds (ed. 1977), j’ai collationné personnellement R
(180v I – 181r I) et V (211v I – 212r I) à la Vaticane (17 XI 2016) et A en Ambrosienne (27 I 2017 : je
remercie du fond du cœur le Directeur de cette Bibliothèque, le Père F. Gallo, de m’avoir donné
la permission exceptionnelle de la consultation de cette relique). Dans la plupart des cas, a s’op-
pose à γβ, à la fois de façon correcte (cinq cas ; numéros de page et de ligne Reynolds : 40,3–4
ac micant a Martinus Brac. (cf. Reynolds (1968) 372 n. 1) : micant R : et micant V : emicant β
40,22 rabidarum a : rabidorum γQ : rapidarum CP 40,27 (cf. infra paragraphe 3.) intrat agitatio
Gertz-Madvig : intra / cogitacio a : intra cogitatio est γβ 41,5 reorum a : eorum γβ 41,18 si tibi a :
tibi si γP : tibi sit CQ), mais aussi de façon fautive (quatre cas : 39,5 est doloris γβ : doloris est a
40,11 se om. a 40,14 in om. a 40,18 quietum a). L’accord aβ présente la bona lectio une seule
fois, de surcroît purement orthographique (39,15 possedit aβ : possidet γ), alors que γ l’emporte
trois fois sur aβ (40,4 exestuante γ : et estuante aPQ : et extuante C 41,16 cruce γ : cruces aβ
41,18 uiritim γ : uirium aQ). Dans ce petit extrait il n’y a qu’une leçon, correcte de surcroît, β
contre aγ (39,13 dispectum CQ : despectum a : inspectum γP, encore une fois à un niveau ortho-
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 25

pas le manuscrit ambrosien et que les textes a β γ dérivent de la même source,


mais par de voies indépendantes. C’est encore une fois Reynolds qui offre l’expli-
cation la plus économique, laquelle reste pourtant à un niveau purement conjec-
tural :76 quand finalement l’incipit manquant du De ira, qui était d’ailleurs
toujours resté à Monte Cassino,77 fut utilisé pour la copie entre la seconde moitié
du XIe et le XIIe siècle, le texte était devenu plus bref que ce que le copiste de A
avait calculé. Dans le monastère où étaient encore présents à la fois A, son apo-
graphe souche de la tradition β et enfin l’ancêtre de la branche γ, l’extrait réap-
paru fut copié dans ces trois manuscrits de façon indépendante.78 Alors que
l’insertion a laissé des traces nettes dans le manuscrit ambrosien, avec le cou-
page des feuillets et l’intervention de a, rien de semblable n’est resté dans la des-
cendance β ou γ, où le passage correspondant est intégré dans le reste du dialogue
quasiment sans solutions de continuité.79
Du point de vue codicologique, il y a à première vue un parallèle frappant,
dans A, entre le début du De ira que nous venons d’examiner et le début de la
correspondance entre Sénèque et Saint Paul, qui occupe comme on l’a dit (n. 2)
les derniers feuillets du manuscrit (88r-90r) : là aussi, la première page (88r) fut
laissée vide par A, qui recommença au f. 88v avec la première ligne de l’ep. 2
(litteras tuas hilaris e.q.s.) ; bien après l’intervention de a, une main cursive et
brusque du XIVe siècle ajouta au f. 88r l’ep. 1 et l’en-tête de l’ep. 2, précédés par le

graphique et polygénétique, puisque dispectus est un hapax sénéquien, toujours confondu dans
les manuscrits avec des- ; cf. ira 2,10,1 ; breu. 2,3 ; ep. 94,36 ; 109,16 ; ThlL s. u.). Ce dernier cas
fait partie des quelques-uns où à la fois a ou γ semblent porter trace d’une activité de correction
très ancienne, sinon d’une véritable duplex lectio: 39,8 ultorem tracturae recc. : multa ** (ira ex
ras. ac) / tracturû a1 : multam rem tractare R : multam rem tracture V : multarem tracture β 41,17
diffindere aC : distendere γ : diffundere PQ 41,21 dampna aCQ : dampna passos R : damna
passos VP.
76 Reynolds (1968) 368–369 : « A high degree of probability is often a necessary substitute
for certainty in such matters » (366). Monteleone (2014) 133 se limite à noter la présence
de la lacune.
77 L’incipit du De ira transmis par a est cité aussi par l’abbé Guaiferius dit de Salerne (ou de
Monte Cassino, † 1089), un des savants de l’époque de l’abbé Desiderius qui connaissaient le texte
des Dialogi (cf. supra n. 22) : cela signifie qu’un texte du traité contenant du moins le
morceau de a était disponible à Monte Cassino durant l’XIe siècle ; cf. Reynolds (1968) 357 et
Nardo (1979) 102 ; 120–122.
78 On compte neuf (cf. supra n. 75) lectiones coniunctiuae γβ, contre quatre aβ et une aγ ; cela
ne me semble pourtant pas suffisant pour supposer un passage intermédiaire commun γβ ; de
surcroît, l’indépendance a β γ rend tout à fait sans importance la question de la datation de a
(cf. supra n. 73).
79 Le seul V ajoute un « ſ » interlinéaire entre dâpna passos et tanq(uam) à la fin du texte
correspondant à a.
26 Ermanno Malaspina

passage de Saint Jérôme qui apparaît d’habitude comme préface dans la tradition
manuscrite de cette correspondance. Ce rapprochement, pourtant, n’implique pas
forcément une genèse parallèle des deux lacunes : l’antigraphe des Dialogi ne con-
tenait pas la correspondance, car cette dernière n’est pas présente dans l’index en
onciale du f. 3v.80 A fut donc créé en assemblant deux antigraphes, l’un contenant
les Dialogi, l’autre la correspondance, et ce dernier avait probablement la première
page abîmée, d’où le f. 88r laissé vide.81 De même, la possibilité que le manque du
début du De ira dépende lui aussi du fait qu’il s’agissait des pages initiales dété-
riorées de l’antigraphe se heurte à la constatation que, dans l’antigraphe de A, le
De ira était désormais bien à l’intérieur du manuscrit, comme le démontre encore
une fois l’index du f. 3v. On pourrait toutefois imaginer encore que la situation est
le résultat d’un dégât des pages liminaires du De ira qui se produisit avant l’anti-
graphe de A, au moment où le traité était encore indépendant des autres Dialogi ;82
mais, dans ce cas, force serait d’imaginer que l’antigraphe de A avait déjà laissé
les pages vides, dans l’attente de repérer une source différente ; que A est une
copie conforme, qui maintient cette particularité ; enfin que l’antigraphe de a n’est
pas le même que A : comme on le voit, on retombe dans la pure spéculation.

3 De ira : les enjeux textuels


Le niveau textuel des Dialogi est en général relativement corrompu et le De ira
ne fait pas exception : des générations de philologues ont contribué à résoudre
les loci controversés 83 et, même dans les dernières années, n’ont pas manqué

80 Cf. supra n. 2. Pour la position (absolument marginale) de A dans la tradition manuscrite


de la correspondance de Sénèque et Saint Paul cf. Barlow (ed. 1938) 14–16.
81 « Fortasse librarius hanc praefatiunculam primamque epistulam ideo praetermisit quia pri-
mam exemplaris sui paginam legere non potuit ; saepe enim fit ut prima pagina maculosa sit
uel adtrita. Vnde conicere licet Dialogos et Epistulas ex diuersis exemplaribus transcriptas hic
primo confluxisse » (Reynolds (ed. 1977) VIII n. 1 ; cf. aussi Reynolds (1968) 370 n. 1).
82 Bien évidemment l’antigraphe avait déjà la forme d’un codex et non pas d’un rouleau, où
les premières pages ne sont notamment pas plus à risque que les suivantes : les dimensions
du De ira, avec ses trois livres, sont à mon avis suffisantes pour concevoir un passage ancien
en codex avant l’antigraphe de A.
83 Pour des recueils de discussions philologiques concernant le De ira cf. Madvig (1873), 387–394,
Gertz (1874) 20–22 et surtout Zeinz (1965) 60–136 (avec liste complète des interventions depuis
1900) ; cf. aussi Castiglioni (1911), (1921), (1922) et (1952) 446–449 ; Viansino (1970) ; Reynolds
(1974) ; Malchow (ed. 1986) 427 ; Magnaldi (2020). La « Nota critica » de Ramondetti (ed. 1999),
75–111, en particulier 82–94, constitue une belle mise au point.
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 27

quelques études qui présentaient de nouvelles conjectures84 et d’autres qui


ont enfin éclairci pour le De ira les rapports entre le texte de A et celui de
Martin de Braga.85
Dans les lignes qui suivent, je dresse la liste des quelques loci critici qui
entraînent des problèmes de sens, en renvoyant, le cas échéant, aux pages des
contributions de ce volume qui s’en occupent et en tenant toujours compte des
choix des trois éditeurs critiques modernes (= edd.), Bourgery (ed. 1922), Viansino
(ed. 1963), Reynolds (ed. 1977) :86
– 1,1,7 cogitatio aβγ : agitatio Madvig edd. : concitatio Cornelissen Gertz87

84 Je me borne aux contributions parues après Reynolds (ed. 1977) : Viansino (1979) 172 parmi
d’autres notes exégétiques critique son choix précédent de maintenir procliuia dans 2,1,1 (cf.
infra) et accepte à sa place, comme Reynolds, procliui de Madvig ; dans le commentaire de
Malchow (ed. 1986) ss.uu. sont abordés les passages 2,7,3 (maintenir mereri des manuscrits,
contre uereri de Gertz et Hermes et <non> mereri de Wiman et Reynolds) ; 2,28,4 (bis, cf. infra
dans le texte) ; 2,29,1 (cf. infra dans le texte) ; 2,31,1 (iniqua, avec Hermes, contre inique des
manuscrits et des éditeurs) ; 2,35,1 (maintenir hos [. . .] funerosos de A) ; 3,25,1 (maintenir oc-
currat de A). Lund (1987) propose pour 1,20,5 quorum strepitus magni, <uultus> minaces sunt,
alors que Lund (1989) suggère de lire calor est à la place de color est en 2,19,5. Viansino (1986)
aborde 1,18,3, en défendant prauus (plusieurs fois corrigé : ira prauus Gertz, iracundus Hermes,
proteruus Nardo (1991), toruus Watt (cf. ci-dessous en note), alii alia, cf. Musio (ed. 2013) 242),
et 1,19,2, en lisant avec Gronovius sobrii à la place de ebrii. Enfin Watt (1983) 48 lit <al>ius
procax en 2,29,2 (cf. infra dans le texte) et Watt (1994) 232–235 propose omnia <genera> anima-
lium en 1,1,5 ; incidamus in eam en 1,8,1 ; le cité toruus en 1,18,3 ; quam <sa>nam en 1,19,4 (cf.
infra) ; conuictu à la place de conatu en 1,20,8 ; ex una matre en 2,9,3 ; pectora à la place de
pocula en 2,31,6 ; animi nobis graues en 2,35,1 ; le texte des manuscrits en 3,8,1 (cf. infra n. 103)
et en 3,30,4 (en expliquant quantum unus poterat comme « absolute monarchical (or tyranni-
cal) power ») ; urgentis à la place d’ingentis en 3,31,1 ; enfin corrigis à la place de colligis en
3,43,1. Pour la conjecture de D’Angelo (2008) en 2,25,2 cf. infra la contribution d’A. Setaioli
dans le présent volume (p. 122–123).
85 Cf. supra n. 8 avec Bickel (1905), Nardo (1979) 110–122 et Torre (2003). Torre (2003) 113–163
énumère et examine les 57 loci où le texte de Martin se différencie des manuscrits de Sénèque,
en concluant qu’il s’agit d’altérations qui remontent à la réélaboration consciente de Martin,
plutôt que d’une tradition textuelle différente. L’article de C. Torre met à jour et corrige les
recherches de D. Nardo, en faisant remarquer sa « vaghezza dei criteri » et son « disinteresse
verso lo statuto dell’epitome martiniana, intesa non come un’opera letteraria autonoma ma
come un faticoso ‘centone’, dal quale recuperare preziose ‘schegge senechiane’ » (Torre
(2003) 112). Les passages où la leçon de Martin s’impose ne sont que deux : 3,5,2 (desinere)
et 3,6,1 (infra se).
86 Le texte de ce dernier a été adopté pour la traduction de Cooper/Procopé (ed. 1995). Ra-
mondetti (ed. 1999), Wildberger (ed. 2007) et Kaster (dans Kaster/Nussbaum (ed. 2010)) s’en
écartent dans quelques passages, indiqués en note (respectivement p. 82–89, 277 et 101–129).
87 Cf. 2,3,5, Alexander (1943) 225 et n. 75.
28 Ermanno Malaspina

– La grande lacune entre a (1,2,3) et A (1,2,4) est partiellement comblée par


Reynolds en acceptant dans le texte un petit passage de Martin de Braga
(de ira 2) et un autre de Lactance (de ira dei 17,13). Ce dernier avait été déjà
repéré par Juste Lipse et cité en apparat par Hermes (ed. 1905) 49, alors
que Bourgery et Viansino n’en font aucune mention88
– 1,2,3b aut, ut ait Posidonius Lactantius edd. : alii, ut ait Posidonius Pohlenz
(1898) 585 (ex mss.)89
– 1,5,2 commodis Érasme edd. : incommodis ω
– 1,6,1 sine ira Gertz Reynolds : sincera ω Bourgery Viansino (« i. e. incor-
rupta irae perturbationibus »)
– 1,6,5 l’étendue exacte de la citation de Plat. resp. 335d est objet de discus-
sion : la plupart des éditeurs la limitent aux mots uir bonus [. . .] non laedit90
– 1,14,3 ad rectum γ P Viansino Reynolds : affectum A : <ad> affect<at>um Bourgery
– 1,15,3 si iudicio lata est ω Bourgery Viansino : †lata† Reynolds : data recc. :
inlata Gertz : irrogata Madvig91
– 1,16,4 exercitatus et sciens ω Bourgery Viansino : exercitus [et] sciens Goerentz :
exercitus ut sciens Madvig Ramondetti : exercitus [et sciens] Reynolds : exercita-
tus †et sciens† Wildberger92
– 1,17,5 iam ira fracta ω Wildberger : iam [ira] fracta Muret Bourgery Reynolds :
iam [ira] <in>fracta Viansino
– 1,18,3 prauus edd., sed suspectum93
– 1,19,4 quantam ω Bourgery Viansino Ramondetti 94 : quam amentem Gertz :
quanti Barriera : quam tu Castiglioni : quietam Fettes : †quantam† Reynolds
– 1,20,3 conscia ω Viansino Reynolds : conscii recc. Bourgery
– 2,1,1 procliuia ω Bourgery Viansino : procliui Madvig Reynolds95

88 Cf. Barlow (1937) 29–31, Bickel (1905) 535–536, Setaioli (1988) 142–147.
89 La variante au texte du De ira dei 17,13 de Lactance n’est pas même citée en apparat par
Reynolds ; discussion complète par A. Setaioli dans le présent volume, cf. infra p. 129 et Nardo
(1979) 108 et n. 49.
90 Cf. Giusta (1967) 2,315 n. 32 et A. Setaioli dans le présent volume, infra p. 138.
91 Bourgery (ed. 1922) et Viansino (ed. 1963) acceptent le texte des manuscrits, tout comme
Ramondetti (ed. 1999) 82–83 (avec explication : « iudicio = ‘a ragion veduta’ »).
92 Cf. Ramondetti (ed. 1999) 83–84 ; Magnaldi (2020) 245–246.
93 Cf. supra n. 84.
94 « Nel senso ironico di ‘quanto piccola’, ‘quanto poca’ » (Ramondetti (ed. 1999) 84). Pour
Watt (1994) 232 cf. supra n. 84.
95 Cf. supra n. 84.
La tradition manuscrite des Dialogi et les enjeux textuels du De ira 29

– 2,1,1 insciis nobis ω Bourgery Viansino Wildberger Kaster : <non> insciis


nobis Hermes Abel (1964) 688 Reynolds : <non> sua sponte [. . .] insciis
nobis Ramondetti96
– 2,4,1 efferantur ω edd. : efferentur Graver (2007) 243 n. 5897
– 2,7,3 mereri ω Bourgery Viansino Ramondetti : <non> mereri Karsten (1889)
91 Castiglioni Reynolds
– 2,7,3 corona pro mala causa ω Viansino Ramondetti : corona <proclamat>
pro mala causa Bourgery : corona pro mala causa <stat> Gertz Reynolds98
– 2,12,1 ex rerum natura del. Dalechampius Reynolds (defendit Wildberger)
– 2,20,4 maiora [uitia ω Bourgery Viansino Ramondetti : maestiora Gertz : igna-
uiora Schultess : mitiora Barriera : inertiora Castiglioni Reynolds99
– 2,25,2 bilem habere saepius ω Bourgery Viansino Ramondetti : idem habere
se peius Reynolds (idem Muret, se peius Madvig) : ile habere se peresum
questus est D’Angelo (2008)100
– 2,28,4 nobis (bis) ω Viansino : bonis (bis) Gertz Bourgery Reynolds : nobili-
bus (bis) Malchow (ed. 1986) 259–260
– 2,28,4 illorum <uitio> Reynolds101 (respuerunt Ramondetti, Malchow (ed.
1986) 260–262)
– 2,29,1 graues habet impetus primos post iudicet transp. Gertz edd. (respuit
Ramondetti)102
– 2,29,2 suspicax ω Bourgery Viansino Malchow (ed. 1986) 274–275 : subpro-
cax Lipsius : del. Haase : subdicax Badstübner : suspicionum efficax Abel :
†suspicax† Reynolds : <al>ius procax Watt
– 2,31,4 aut ignorantia itaque nos aut insolentia iracundos facit ignorantia
rerum ω Wildberger : Itaque nos aut insolentia iracundos facit aut ignorantia

96 C’est le texte suivi par C. Torre dans le présent volume, cf. infra p. 91 (à voir aussi pour
2,1,3) n. 20, et Ramondetti (1996a) 10–11.
97 « The text reads, in English, ‘how the emotions begin, how they grow, and how they be-
come brutish’. The thought would then have been expressed somewhat more cleanly » (ibid.).
Effero, -as apparaît deux fois chez Sénèque comme verbe fini (ep. 83,24 et Phoen. 206) ; la con-
jecture s’éclaire seulement dans l’exégèse des trois motus de 2,4 proposée par M. Graver (cf. sa
contribution infra p. 3–9).
98 Cf. Ramondetti (ed. 1999) 85–86 pour d’autres conjectures.
99 Cf. Ramondetti (ed. 1999) 86–87 et A. Setaioli dans le présent volume, infra p. 145.
100 Discussion complète, avec défense du texte de A, par A. Setaioli dans le présent volume,
cf. infra p. 123.
101 Cf. Reynolds (1974) 271.
102 L’ordre des manuscrits est suivi aussi par A. Setaioli dans le présent volume, cf. infra
p. 123 et aussi Nardo (1979) 119.
30 Ermanno Malaspina

rerum Gertz Bourgery Viansino Magnaldi : Aut ignorantia itaque nos aut in-
solentia iracundos facit [ignorantia rerum] Reynolds
– 3,2,2 inpotentia non [est malum publicum ω edd., sed suspectum : inpoten-
tia Madvig : inpotentia una Vahlen : inpudentia non Wolters : inpotentia
nostra Barriera
– 3,8,1 si liceat uirum ω Bourgery Viansino : silice natum uirum Abel Reynolds103
– 3,8,8 in prima <irritamenta irae> resistamus Malchov (ed. 1986) 2,426
– 3,10,4 inuidiam ω Bourgery Viansino Malchov (ed. 1986) 2,440 : iniuriam
Axelson Reynolds
– 3,12,2 humile ω : <non> humile Madvig Hermes : utile Madvig Axelson Vian-
sino Reynolds : <certe haud> humile Bourgery
– 3,13,1 pugna tecum ipse si uincere iram non potest. te illa incipit uincere. si
apsconditur si illi exitus non datur signa eius obruamus et illam quantum
fieri potest occultam secretamque teneamus A : pour l’analyse complète du
passage et des conjectures proposées cf. infra p. 189.
– 3,13,4 contra potens Muret Bourgery Reynolds : contra nos potens ω : contra
inpotens Castiglioni Viansino
– 3,15,3 Si aeger animus [. . .] huic ω Bourgery Viansino Ramondetti : nisi
aeger animus [. . .] cui Madvig : Is aeger animo [. . .] cui Reynolds
– 3,38,2 Quanto Cato Fickert edd. : quanto A : cato γ104
– 3,40,1 cadat. Indignor edd. : cadat alteri indignor ω : cadat» alteri «indig-
nor Wildberger

103 La conjecture se base sur Cic. Tusc. 3,12 non enim silice nati sumus, alors que le texte des
manuscrits est défendu par Watt (1994) 234 (« the sense is et eum qui, si ei liceat, uir », en
citant Housman).
104 Reynolds, tout en rappelant en apparat la présence de cato dans γ, choisit dans le texte la
formule Quanto <Cato>, dans laquelle Cato semble plutôt une conjecture que la leçon d’une
branche de la tradition. S’il ne s’agit pas d’une faute d’impression, il faut imaginer que sa pré-
sence en γ et dans les marges de A (A3 selon Viansino) était pour Reynolds une intégration
savante, ce qui ne me convainc pas vraiment.
IIème partie : Lectures du De ira
Valéry Laurand
De ira 1,1–4
Psychopathologie de la colère
Je voudrais proposer dans ma lecture une psychopathologie de la colère qui se
donne d’abord comme une description presque phénoménologique de cette
passion, puisqu’on en lit également une description cette fois psychosoma-
tique. Cette double approche psychosomatique et psychopathologique éclaire
le sens de la démarche de Sénèque dans le De ira : il s’agit de proposer une
approche thérapeutique pour soigner Novatus d’une passion qui détruit en cha-
cun ce qu’il a d’humanité, sans doute parce qu’elle touche à la double impul-
sion à la conservation (et, pour les hommes, à l’amour) de soi et à la justice,
que les stoïciens décrivent dans l’oikeiôsis. Il s’agit alors de mettre en perspec-
tive la définition que donne Sénèque de la colère comme réponse à une injus-
tice subie. Au-delà de ce bref résumé, je voudrais surtout comprendre les
enjeux de ce début de traité en prenant le parti de lire celui-ci moins comme un
traité thérapeutique que comme une thérapie pour ainsi dire en actes, où les
présupposés théoriques ne sont exprimés pour eux-mêmes qu’en leur temps,
lorsqu’ils peuvent être audibles par l’interlocuteur. D’où un début de traité très
descriptif et une approche définitionnelle de la colère assez lâche, lorsque, ce-
pendant, le propos de Sénèque reste tacitement pleinement orienté par la théo-
rie stoïcienne.

1 Un traité thérapeutique adressé


C’est manifestement à une sorte de demande urgente (et même légèrement im-
périeuse : exigisti a me) que répond Sénèque en écrivant le De ira, demande qui
émane d’un Novatus1 qui, devant la colère, se sent fragile (mihi uideris hunc
praecipue affectum pertimuisse maxime). L’emploi de pertimesco (craindre, re-
douter) montre assez que Novatus se sent lui-même sujet à la colère ou du
moins en redoute fortement chez lui les effets : en somme, Sénèque écrit pour
son frère qui craint d’être malade et un malade pressé, pressé par une passion
que le lecteur du dialogue découvre dévorante, et en particulier dans le do-
maine de la politique. De ces constatations préliminaires, Martha Nussbaum,

1 Sur la réalité de cette dédicace, cf. l’article d’E. Malaspina dans le présent volume, p. 237–238.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-003
34 Valéry Laurand

dans The Therapy of Desire2 a tiré la conclusion à mon sens absolument rece-
vable que le De ira est moins une sorte de traité thérapeutique qu’une thérapie
pour ainsi dire en direct, in uiuo : les hésitations du plan suivi, notoirement
complexe parce qu’au fond assez insaisissable, témoigneraient ainsi de la lutte
incessante contre ce que M. Nussbaum appelle les résistances de l’interlocuteur :
« La vraie structure du De ira, suggère-t-elle, est le drame de cette thérapie – pas
mieux ordonnée qu’aucun combat dans la vie réelle contre de complexes obsta-
cles psychologiques »,3 thérapie d’un interlocuteur non-stoïcien par un stoïcien,
faite d’arguments, de contre-arguments, de retours, etc. N’est-il pas vrai que,
selon Chrysippe, on pouvait soigner une passion sans nécessairement faire appel
à des arguments stoïciens ?4 Ainsi, avant M. Nussbaum, A.-J. Voelke, dans un
article fondamental, avait-il commenté SVF 3,474 en ces termes :

Le témoignage d’Origène nous apprend en effet qu’il [Chrysippe] se proposait d’appliquer


sa méthode dans tous les cas, quelles que fussent les opinions philosophiques défendues
par ceux auxquels il venait en aide et sans trop se préoccuper de la vérité de ces opinions :
‘Il ne faut pas, au moment où l’ardeur des passions culmine, se soucier à l’excès de l’opi-
nion préalablement suivie par celui que la passion affecte, de peur qu’en passant son
temps à réfuter intempestivement les opinions qui se sont au préalable emparées de son
âme on ne perde la possibilité de le soigner’ [citation d’Origène]. Cette perspective théra-
peutique n’excluait donc aucune hypothèse quant à l’objet de sa passion.5

Si la passion consiste en une double erreur de jugement selon Chrysippe (cf. le


témoignage de Cicéron dans les Tusculanes 3,62), l’une affectant l’opinion
qu’on se fait du bien et du mal, l’autre autorisant le laisser-aller à une impul-
sion qui dès lors s’emballe, le plus urgent est alors non pas de disserter ou de

2 Nussbaum (1994) 402–438 (chapitre 11 « Anger in Public Life »).


3 Nussbaum (1994) 407 : « The real structure of De Ira is, I suggest, the drama of this therapy –
no neater than any real-life struggle with complex psychological obstacles ».
4 Cf., par exemple, Origène, Contre Celse, 1,64 = SVF 3,474 καὶ ταῦτα δ' ἂν προσθείην τοῖς λε-
γομένοις, ὅτι Χρύσιππος, ἐν τῷ περὶ παθῶν θεραπευτικῷ, πειρᾶται ὑπὲρ τοῦ καταστεῖλαι τὰ ἐν
ἀνθρώποις πάθη τῶν ψυχῶν, μὴ προσποιησάμενος ποῖόν τι τῆς ἀληθείας ἐστὶ δόγμα,
θεραπεύειν κατὰ τὰς διαφόρους αἱρέσεις τοὺς ἐν τοῖς πάθεσι προκατειλημμένους, καί φησιν
ὅτι, κἂν ἡδονὴ τέλος ᾖ, οὑτωσὶ θεραπευτέον τὰ πάθη· κἂν τρία γένη τῶν ἀγαθῶν, οὐδὲν ἧττον
κατὰ τὸν λόγον τοῦτον τῶν παθῶν οὕτως ἀπαλλακτέον τοὺς ἐνεχομένους αὐτοῖς. « Je pourrais
aussi ajouter à ce qui a été dit que Chrysippe, dans la Thérapeutique sur les passions, s’efforce,
afin de rabattre les passions de l’âme chez les hommes, de soigner ceux qui sont la proie des
passions selon les avis des différentes sectes, sans se donner l’air de savoir quel est le dogme
vrai ; et il dit que, si la fin est le plaisir, il faut soigner les passions conformément à cela ; et
que, s’il y a trois genres de biens, ceux qui sont prisonniers des passions doivent néanmoins
s’en défaire en accord même avec ce dernier discours » (toutes les traductions, si elles ne sont
pas suivies du nom de l’auteur, sont de V. Laurand).
5 Voelke (1993) 77.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 35

s’opposer sur les définitions des biens et des maux (ce qui reviendrait à une
discussion principes contre principes qui a toutes les chances d’être vaine),
mais de traiter le second jugement : est-il véritablement cohérent de donner
son assentiment à une impulsion qui ne manquera pas de nous déborder ?
Sénèque applique dans le De ira un tel principe thérapeutique : le plus urgent
n’est pas un exposé construit de la doctrine stoïcienne, mais de traiter ce second
mouvement et en particulier ce jugement hérité de – ou justifié par – l’Ecole péri-
patéticienne qu’il est convenable de se laisser aller (mais modérément) à une pas-
sion naturelle, parce que celle-ci fait partie intégrante notamment du courage. Ce
n’est que peu à peu, on le voit, et par petites touches, avec énormément de répéti-
tions (signalées par M. Nussbaum) que l’enseignement spécifiquement stoïcien
sur le bien (le seul, à savoir la vertu) peut enfin être entendu et exposé, sur le
mode d’abord du contre-argument puis enfin, avec force exempla, pour amener
aux méthodes d’éradication complète de la maladie. Il est du reste symptomatique
que, au début du livre II, lorsqu’il s’agit de distinguer les trois « moments » (haute-
ment problématiques tous trois) de la naissance d’une passion, Sénèque passe
sous silence l’erreur du jugement sur le bien.6 Là n’est pas (encore) le problème.

2 Origines de la colère
Pour ce frère sujet à la colère, Sénèque propose, au début du dialogue, une
symptomatologie de son mal (dans une sorte de psycho-physique de la passion)
mais surtout d’abord une sorte de diagnostic des dégâts qu’elle entraîne. Ils
sont nombreux et, je voudrais le montrer, terribles, parce que la colère mine et
pervertit l’élan premier de la nature dans les vivants, à savoir l’oikeiôsis. Muta-
tis mutandis, un autre auteur de la période, Musonius Rufus,7 a montré les

6 Kaufman (2014) montre très pertinemment qu’il s’agit pour Sénèque d’abord de traiter la crise
de colère de manière symptomatique, en opposant à la colère une autre passion (dans un geste
thérapeutique comparable à celui des épicuriens du couple aduocatio/reuocatio), ce traitement
de la crise (cf. p. 118 : « Seneca explicitly acknowledges this limitation of this method of emotio-
nal therapy by restricting it to the treatment of a ‘more violent’ emotion ») ne constituant nulle-
ment un rejet de la doctrine stoïcienne ni du traitement proposé par Chrysippe (cf. p. 127).
7 Muson. 20, p. 113,5–15 ἐγὼ δ’ οὖν καὶ αὐτὸς δεξαίμην ἂν νοσῆσαι μᾶλλον ἢ τρυφῆσαι. τὸ μὲν
γὰρ νοσεῖν μόνον βλάπτει τὸ σῶμα, τὸ δὲ τρυφᾶν ἄμφω διαφθείρει, ψυχήν τε καὶ σῶμα, σώματι
μὲν ἀσθένειαν καὶ ἀδυναμίαν, ψυχῆ δὲ ἀκολασίαν καὶ ἀνανδρίαν ἐμποιοῦν. καὶ μὴν καὶ ἀδικίαν
τίκτει τρυφή, ὅτι καὶ πλεονεξίαν. οὔτε γὰρ τρυφῶντά τινα δυνατὸν μὴ πολυτελῆ εἶναι, οὔτε
πολυτελῆ ὄντα ὀλίγα βούλεσθαι ἀναλίσκειν, βουλόμενον δὲ πολλὰ μὴ καὶ πορίζειν πολλὰ ἐπι-
36 Valéry Laurand

conséquences lamentables de la truphê (dissipation, mollesse, ou plutôt mol-


lesse du fait d’une vie dissipée dans le luxe) à la fois dans le corps et l’âme du
truphôn mais aussi dans les liens qu’il entretient avec ses semblables : Muso-
nius montre que le truphôn, outre qu’il se fait du tort à lui-même dans son in-
consistance, sera « absolument injuste et envers sa cité et envers ses amis et
envers les dieux, en ne faisant pas les choses qu’il faut faire ». Le truphôn dé-
truit peu à peu tous les cercles de l’oikeiôsis : la relation à lui-même, à son
corps, mais aussi à ses proches, à ses amis, à sa cité, aux dieux.
Mais là où le truphôn détruit et se détruit par indolence, sans violence et
sans haine, peu à peu, le coléreux se distingue par sa soif de destruction. Chez
Sénèque, nous n’assistons pas à une dilution progressive des liens : contraire-
ment aux autres passions dans lesquelles « il y a quelque chose de tranquille et
de paisible » (aliquid quieti placidique inest),8 la colère « brûle d’un désir de
combat, de sang, de supplices, minime humana », aux limites inférieures d’une
humanité qui se nie : la colère dum alteri noceat sui neglegens (« indifférente à
elle-même pourvu qu’elle nuise à autrui »). N’est-ce pas là l’aliénation absolue,
la contradiction parfaite des deux faces de l’oikeiôsis, l’amour de soi et la jus-
tice pour autrui ? Si l’on peut penser que toute passion en arrive fatalement à
ce niveau d’aliénation (il n’est pas de passion plus douce qu’une autre), la co-
lère l’atteint presque immédiatement, parce que, contrairement à la truphê ou
au plaisir, elle est dirigée contre l’objet dont elle veut la destruction au risque
pleinement assumé de la sienne (in ipsa irruens tela et ultionis secum ultorem
tracturae auidus : « elle se précipite sur ses propres armes, avide d’une ven-
geance qui entraînera avec elle le vengeur »).9 On le voit, contrairement à d’au-
tres passions qui s’aliènent dans l’objet par un amour de soi incorrectement
situé (l’avare se confond lui-même avec son bien, etc.), par une confusion entre
soi et l’objet, la colère participe d’une double aliénation fondamentale : la
haine de l’autre participe d’une haine de soi (cachée sans doute par une très

χειρεῖν, οὐδ’ αὖ πορίζειν ἐπιχειροῦντα πολλὰ μὴ πλεονεκτεῖν καὶ ἀδικεῖν· οὐ γὰρ ἂν πορίσειέ
τις ἐκ δικαίων πολλά. « Quant à moi, vraiment, je me résignerais à la maladie plutôt qu’à la
mollesse. Car être malade ne porte atteinte qu’au corps, tandis qu’être mou corrompt tout à la
fois le corps et l’âme, produisant dans le corps la faiblesse et l’impuissance, dans l’âme le dé-
règlement et la lâcheté. La mollesse engendre l’injustice, puisqu’elle engendre aussi la cupi-
dité. Le mou n’est pas capable ni de se passer du luxe, ni, vivant dans le luxe, de vouloir
dépenser peu ; voulant beaucoup, il est incapable de ne pas entreprendre de se procurer
beaucoup et en entreprenant de se procurer beaucoup, il ne peut pas ne pas entreprendre
d’avoir plus qu’un autre et d’être injuste. Il ne pourrait en effet se procurer beaucoup par des
procédés justes ».
8 Sen. ira 1,1,1.
9 Ibid.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 37

haute opinion de soi-même)10 et le projet de la colère est au fond de se détruire


soi-même (ou toute humanité en soi – ce pourquoi le De ira s’achève sur la
culture de l’humanité – 3,43,5 colamus humanitatem) en détruisant l’autre. Des-
truction du lien, du convenable (en gardant toute la charge sociale du terme
decus en 1,2), la colère est plus profondément la faillite du mouvement premier
d’oikeiôsis qui, en suivant la nature, par la sélection des objets amène au choix
de soi-même. Nous ne sommes même pas en effet dans une compréhension de
l’oikeiôsis qui amènerait au choix de l’harmonie rationnelle : la colère mani-
feste un échec du mouvement même d’autoconservation par fixation sur l’autre
de la haine primordiale de soi. En somme, le coléreux ne s’aliène pas dans l’ob-
jet, il aliène l’objet à sa propre aliénation première : il en veut la destruction
moins parce qu’il lui est insupportable que parce qu’il est à soi-même insuppor-
table et que cet insupportable se projette dans l’objet. Si l’on en restait à l’objet
insupportable, cela constituerait simplement pour ainsi dire la face « négative »
de la sélection, déjà problématique au fond, parce que ce qui s’oppose à la sé-
lection reste en toute rigueur l’aversion qui vaut évitement de l’objet – c’est,
par exemple, le cas de la peur. Dans le cas de la colère, l’aversion cède à la vo-
lonté de nuire – cas étrange d’une perturbation grave de la volonté,11 volonté
de nuire qui a en fait deux objets : nuire à l’autre pour se nuire à soi-même.
Si ma lecture est bonne, placer ainsi la racine de la colère dans les plus
humbles mouvements de l’oikeiôsis, c’est-à-dire dans le simple mouvement
d’autoconservation (avant même que ce mouvement amène à la découverte
pour l’être humain de sa nature proprement rationnelle), outre le fait qu’elle
fixe cette passion très tôt dans le développement psychologique (et, de fait,

10 Sur ce point, voir notamment : Sen. ira 3,5,6–7 praeterea ira, ut seponamus quae mox secu-
tura sunt, damna insidias perpetuam ex certaminibus mutuis sollicitudinem, dat poenas dum exi-
git ; naturam hominis eiurat : illa in amorem hortatur, haec in odium ; illa prodesse iubet, haec
nocere. 7. Adice quod, cum indignatio eius a nimio sui suspectu ueniat, ut animosa uideatur, pu-
silla est et angusta ; nemo enim non eo a quo se contemptum iudicat minor est. At ille ingens
animus et uerus aestimator sui non uindicat iniuriam, quia non sentit, « En outre, la colère, si
nous laissons de côté ses conséquences immédiates (préjudices, pièges, souci perpétuel issu
de conflit mutuels, subit la punition qu'elle-même exige : c'est la nature humaine qu'elle ab-
dique. Celle-ci en effet exhorte à l'amour, celle-là à la haine, celle-ci ordonne d'être utile,
celle-là à nuire. Ajoute que, alors que son indignation vient d'une admiration excessive de soi-
même et qu'elle paraît pleine de grandeur d'âme, elle est mesquine et étroite. Quiconque en
effet se juge méprisé par quelqu'un lui est inférieur. Au contraire une grande âme et qui sait
s'apprécier en vérité ne revendique pas l'injure, parce qu'il ne la sent pas ».
11 Sur l’originalité de la notion de volonté telle que Sénèque l’élabore dans le De ira, cf. In-
wood (2005) 41–64.
38 Valéry Laurand

Sénèque prendra l’exemple des enfants colériques et s’attardera sur l’éducation12),


permet de comprendre, au-delà d’un simple et classique usage de l’exemple
comme repoussoir, le recours à celui des animaux13, si peu conforme par ailleurs à
la doctrine (les animaux, non-rationnels, ne sont en toute rigueur pas sujets aux
passions) – mais en ce tout début de traité, de cure, dans une sorte de clinique
différentielle distinguant les symptômes de la colère, Sénèque doit rechercher l’im-
pact de l’image plus que la parfaite orthodoxie d’un exposé dont le fond reste ce-
pendant pleinement stoïcien, tandis que l’exemple des animaux sera bientôt repris
et analysé conformément à la doctrine14.

3 Psychophysique de la colère
Il faut comprendre que, dans la colère, tout le corps est mobilisé à tel point
même que le coléreux n’apparaît plus que comme un corps hideux. Le symp-
tôme de la colère se lit dans un corps écumant, un corps aliéné à son délire –
lorsque les autres passions, qui se voient tout autant, restent cependant plus
discrètes. L’odieux moral a logiquement son pendant dans la laideur physique
d’un corps qui ne s’appartient plus. Le recours à une sorte de physiognomonie
des passions est classique chez les Stoïciens (au nom de la coaffection du corps
et de l’âme, autre perspective, du reste, sur l’oikeiôsis). Sénèque lui-même,
dans les Lettres, reviendra à plusieurs reprises sur les signes corporels des pas-
sions de l’âme (il faudrait ajouter le contre-exemple célèbre de Claranus dans la
Lettre 66) :

Toutes les choses, si on les observait, sont les indices de toutes les réalités, et il est égale-
ment possible de tirer de petites choses une preuve des mœurs. L’impudique, son allure
le fait apparaître, également un mouvement de la main, parfois une seule de ses répon-
ses, son doigt ramené à la tête, la courbe de ses yeux ; le mauvais, son rire le désigne ; le
fou, ce sont son visage et son aspect. Ces choses-là ressortent en effet au grand jour à
travers des marques.15

12 Ira 2,21.
13 Ira 1,1,6.
14 Ira 1,3,6–8. Cf. dans le présent volume, l’article de M. Graver, p. 154, 164 et tout particuliè-
rement l’article de F. R. Berno, p. 251–265.
15 Sen. ep. 52,12 (= Foester (ed. 1893) 2,150) : Omnia rerum omnium, si obseruentur, indicia
sunt, et argumentum morum ex minimis quoque licet capere : impudicum et incessus ostendit et
manus mota et unum interdum responsum et relatus ad caput digitus et flexus oculorum ; impro-
bum risus, insanum uultus habitusque demonstrat. Illa enim in apertum per notas exeunt.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 39

Ne vois-tu pas, si l’âme s’est affaiblie, que l’on traîne ses membres et qu’on meut les
pieds avec paresse ? Si l’âme est efféminée, que la mollesse apparaît dans la démarche
elle-même ? Si l’âme est vive et impétueuse, que le pas se hâte ? Si elle est en proie au
délire, ou, ce qui est pareil à l’égarement, si elle est en colère, que le mouvement du
corps est désordonné, et qu’il n’avance pas, mais est emporté ?16

On note une progression : l’impudique, le mauvais, le fou, puis la paresse, la mol-


lesse, le délire, l’égarement, enfin la colère, qui tient dans le De ira à la fois de la
folie (« folie de courte durée », la courte durée évoquant de fait la violence de l’ac-
cès délirant) et de l’égarement. Aux certa indicia (symptômes manifestes) de la
folie (les yeux hardis et menaçants, le front sombre, la physionomie farouche,
etc.) répondent en écho et en pire les symptômes de la colère (eadem signa sunt).
Elle manifeste un corps souffrant, qui lui-même s’excède et se nie (la respiration
est gênée, le visage défiguré, plus tard nous aurons l’exemple de la gueule écu-
mante des sangliers). Ce corps devient la scène d’une extériorisation de soi,
faute, chez le coléreux, d’intériorité stable (la faculté hégémonique est gravement
atteinte, non seulement dans ses jugements mais aussi dans l’intériorité que des-
sine la notion de volonté chez Sénèque). Là où l’amour de soi pourrait être
comme l’ébauche de cette intériorité, dans un mouvement de soi à soi-même, la
colère, symptôme de l’échec de ce mouvement dès l’origine, fait éclater les limi-
tes de cette intériorité : si les autres passions apparaissent (apparent), la colère
eminet (1,1,7) : fait saillie, c'est-à-dire emporte le corps hors de lui-même, ne peut
que se manifester dans l’extériorité.
La colère touche le fonctionnement du corps, le dérègle, mais bien entendu
aussi celui de l’âme : aux articulations se tordant, aux cheveux se hérissant,
s’ajoutent des lambeaux inarticulés de phrases insensées et violentes : gemitus
mugitusque et parum explanatis uocibus sermo praeruptus (1,1,4). Gemitus mugi-
tusque : en deux mots, Sénèque passe de l’homme à la bête, ou plutôt de l’en-
fant (ou de l’infans, celui qui ne parle pas encore) à la bête (qui ne peut parler),
tandis que la parole se disloque en parum explanatis uocibus : des sons peu in-
telligibles. Sénèque peut alors évoquer l’exemple des animaux (1,1,6). Il mon-
trera un peu plus tard combien cet exemple reste problématique,17 il s’agit pour
le moment de montrer que la colère, parce qu’elle touche ce qu’il y a de commun
entre les vivants (l’oikeiôsis), ravale le coléreux au rang d’une bête furieuse.

16 Ep. 114,3 non uides, si animus elanguit, trahi membra et pigre moueri pedes ? si ille effemina-
tus est, in ipso incessu apparere mollitiam ? si ille acer est et ferox, concitari gradum ? si furit
aut, quod furori simile est, irascitur, turbatum esse corporis motum nec ire sed ferri ?
17 Sen. ira 1,3,6.
40 Valéry Laurand

Il reste à examiner les effets dévastateurs de cette passion. Nulla pestis hu-
mano generi pluris stetit (1,2,1, « aucun fléau n’a coûté plus cher au genre hu-
main »). Si la colère veut détruire l’autre (et soi-même), elle détruit logiquement
les liens (y compris les liens familiaux avec l’exemple du parricide) ; détruisant
les liens, elle menace la cité (« Regarde ces cités si connues dont les fondements
sont presque méconnaissables »), elle va même jusqu’à détruire des peuples en-
tiers. La personnification de la colère (tout au long de 1,2,1) insiste sur la néga-
tion de l’intériorité, de l’individualité, du coléreux. Il n’agit plus : la colère l’agit,
comble de l’aliénation.
Or cette négation passe par celle d’autrui, auquel la colère veut faire subir
au fond ce qu’elle reste : la négation de toute individualité. Sénèque, en 1,2,3,
nous en offre un exemple caractéristique : Sénèque souligne d’abord la passi-
vité (c’est bien la colère qui agit en eux) des individus « sur lesquels la colère
s’est abattue (in quos ira uiritim exarsit : littéralement, « en lesquels individuel-
lement la colère s’est enflammée »), puis passe à la furie anonyme de troupes
de soldats en colère et à la négation collective de peuples entiers. L’image des
soldats18 prépare aussi l’argumentation contre l’opinion péripatéticienne que
la colère est nécessaire au courage. C’est peu dire que la colère est toujours
en même temps un problème politique.

4 Le processus projectif de la colère


Une lacune nous a privés du début du travail de définition auquel Sénèque se
livre à partir de cette psycho-physique ou de cette phénoménologie clinique de la
colère. Je voudrais encore m’arrêter sur le début de 1,2,4, soit la suite de ce qu’on
pense être le sujet de la lacune : la définition de la colère telle qu’on la trouve
chez Lactance citant le De ira de Sénèque. Ce qui frappe dans ce paragraphe,
c’est un mouvement de ce que nous pourrions appeler une projection. Dans une
sorte d’analogie (dont il limite ensuite la portée : « toutes ces manifestations ne
sont pas de la colère, mais une sorte de colère »19) entre la colère du peuple et
celle d’un individu, Sénèque nous permet d’observer le phénomène de projection
que comporte la colère. Le peuple s’irrite contre les gladiateurs, parce qu’ils ne
veulent pas mourir, parce qu’ils ne veulent pas au fond donner le spectacle de
leur propre destruction. Outre l’intérêt évident que recèle un passage où tout
n’est qu’extériorité (un théâtre, une foule de spectateurs, des gladiateurs dont

18 Cf. l’article de François Prost dans présent volume, p. 49.


19 Sen. ira 1,2,4 quidquid est tale, non est ira, sed quasi ira.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 41

tout l’être est de se donner en spectacle, jusqu’au plus intime de la mort, dans
une sorte de dispositif un peu pervers où la jouissance se tire du spectacle de
la destruction de l’autre), il me semble intéressant de souligner que le peuple,
dans une sorte de délire projectif, passe, comme le dit Sénèque, de spectateur
à adversaire :

Contemni se iudicat et uultu, gestu, ardore a spectatore in aduersarium uertitur.

Cette phrase pourrait résumer tout ce que je viens laborieusement d’établir :


d’une part, le peuple se juge méprisé. C’est dire combien il projette sur l’autre
un jugement. Tout l’intérêt du passage réside alors dans le mécanisme de la
projection : par le visage, par le geste, par son ardeur, le peuple passe du public
à l’arène, excède sa place dans le drame intérieur qu’il vit en prenant la place
d’un acteur dans le drame extérieur qui se joue devant lui. Si l’on prend l’analo-
gie au sérieux, il faut penser que la « quasi-colère » représentée est au peuple
ce que la colère est à l’individu. Le drame intérieur, c’est ce que j’ai appelé la
faillite de l’oikeiôsis : le peuple (ou l’individu colérique) ne s’aime pas, échoue
à s’aimer, s’est construit sur cette fêlure, cette aliénation fondamentale. Inca-
pable de trouver en lui les ressources pour résoudre ce conflit qui ne peut rester
intérieur, il est entraîné au-dehors et ne peut que projeter sur l’autre ce conflit,
sous la figure de l’injustice (c’est-à-dire précisément le contraire de ce à quoi
devrait « normalement » amener l’oikeiôsis). L’injuste, c’est l’autre. Si, bien évi-
demment, il ne s’agit pas ici de la colère, mais « d’une sorte de colère » (quasi
ira), comparable à celle des enfants, il n’en reste pas moins que cette descrip-
tion de motifs très primaires sert à montrer les causes de l’affection : elles tien-
nent dans quelque chose de très comparable au caprice d’enfants. De fait,
l’exemple de la colère enfantine développe cette observation très fine. Le colé-
reux a tout de cet enfant qui ne supporte rien de ce qui pourrait lui faire ressen-
tir un quelconque défaut d’amour. Faux ressentiment de l’enfant qui apprend
les limites de la toute-puissance, vrai ressentiment du coléreux, qui ne les a ja-
mais acquises. On ne saurait abuser le coléreux comme on apaise les enfants :
par des coups simulés, des larmes feintes. Le coléreux veut la vengeance, veut
la ruine de ce qui lui rappelle qu’il ne s’aime pas.
Il me semble que tout ce passage s’appuie sur un commentaire de la défini-
tion posidonienne de la colère. En somme, la fin du chapitre 2 et, nous allons le
voir, le début du chapitre 3 nous permettent d’approfondir les définitions de la
colère, qui nous ont donc été conservées par Lactance :20

20 Pour une analyse de ces différentes définitions, voir Fillion-Lahille (1984) 93–96 et 173–179.
42 Valéry Laurand

La colère est le désir de se venger d’une injustice ou, comme le pensait Posidonius, le
désir de punir celui par qui injustement on se pense offensé. Certains l’ont définie ainsi :
la colère est une impulsion de l’âme à nuire à celui qui a nui ou a voulu nuire.21

La première formule fait écho et affine une définition que l’on trouve dans les
Tusculanes de Cicéron comme « désir de se venger » (ulciscendi libido)22. Elle
l’affine, parce qu’elle introduit la notion d’injustice, qui explique pour ainsi
dire le désir de vengeance. La troisième étonne, puisque, si elle met l’accent sur
la passion comme impulsion de l’âme, elle omet à la fois de préciser qu’elle est
excessive (selon la classique définition de la passion comme ὁρμὴ πλεονά-
ζουσα)23 et ce qui apparaît primordial dans une classification stoïcienne, à sa-
voir que la colère est une forme de désir. La seconde définition, celle de
Posidonius, semble préciser la première, en ce qu’elle met l’accent sur l’aspect
très subjectif de l’injustice subie. Si la première définition pouvait faire penser
que la colère était ce désir de réparation de l’injustice par la vengeance, la deu-
xième relativise grandement ce qui peut dès lors passer pour un sentiment d’in-
justice. La traduction de cette seconde définition n’est pas très simple, parce
que l’adverbe inique tient une place tout à fait particulière. Porte-t-il sur laesum
ou sur putes ? Dans un cas, l’accent est porté sur le sentiment d’injustice (il
s’agit de celui par qui l’on pense que l’injustice arrive), dans l’autre, l’accent
est porté sur l’erreur de raisonnement de celui qui désire se venger. Il me
semble que cette ambiguïté est voulue (rien n’empêchait Sénèque d’écrire « cu-
piditas puniendi eius a quo te inique laesum putes »). Le problème de la colère,
les exemples des gladiateurs et de l’enfant le montrent, tient dans cet inique et
dans ce putes : on pense injustement avoir été lésé. Si la colère est une passion
si violente, c’est qu’elle repose sur l’injustice fantasmée, projetée, et qu’elle est
profondément, par nature, injuste. Il me semble que cette interprétation peut
s’autoriser de trois formulations de cette définition posidonnienne. On trouve
la première chez Stobée : « La colère donc est un désir de se venger de celui qui
semble avoir été injuste, contre ce qui convient »24. Une expression semblable
se trouve chez Diogène Laërce : « La colère est un désir de vengeance contre

21 Lact. de ira dei 17,13 ira est cupiditas ulciscendae iniuriae aut, ut ait Posidonius, cupiditas
puniendi eius a quo te inique putes laesum. Quidam ita finierunt : ira est incitatio animi ad no-
cendum ei qui aut nocuit aut nocere uoluit.
22 Cic. Tusc. 3,11 et 4,44 – Cicéron applique cette définition indifféremment à l’iracundia (3,11)
et à l’ira (4,44).
23 Cf. par exemple Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes (abrégé ensuite en DL), 7,110.
24 Stob. SVF 3,395 <ὀργὴ> μὲν οὖν ἐστιν ἐπιθυμία <τοῦ> τιμωρήσασθαι τὸν δοκοῦντα ἠδικηκέ-
ναι παρὰ τὸ προσῆκον·.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 43

celui qui a été injuste, de manière non conforme à ce qui convient ».25 Il n’est
pas aisé dans les deux cas de saisir sur quoi portent les expressions παρὰ τὸ
προσῆκον et οὐ προσηκόντως. Il me semble qu’elles insistent sur la non-
conformité du désir à la norme de la raison (là encore, il s’agit d’une impulsion
excessive) et non pas sur l’injustice supposée26. Quoi qu’il en soit, il apparaît
clairement dans ces deux nouvelles définitions que ce désir est le fait d’un juge-
ment sur l’action commise (ressentie comme une injustice) plus que sur la réa-
lité d’une injustice. Cicéron confirme pour ainsi dire cette lecture en définissant
de nouveau la colère, dans les Tusculanes, mais cette fois comme « désir de
punir celui qui paraît avoir offensé par une injustice » :27 tout est dans le uidea-
tur, tout est, en somme, sur ce qu’on projette sur l’autre, comme la foule sur les
gladiateurs, et que Sénèque rend, peut-être de manière encore plus orthodoxe,
par une erreur de jugement, qui, constituant la colère, la détermine immédiate-
ment aussi sur le terrain de l’injustice.
Le ch. 3 semble un peu compliquer les choses dans une analyse de ce
qu’on pourrait appeler le procès d’intention, et qui semble profiter des acquis
que je viens de dégager. L’embarras pour le lecteur vient de ce qu’on a un peu
de mal à situer la position de Sénèque répondant aux objections (précisément
sur le procès d’intention) de Novatus : Irascimur, inquit, saepe non illis qui lae-
serunt sed iis qui laesuri sunt, ut scias iram non ex iniuria nasci. Tout le problème
est là : la colère naît-elle d’une véritable offense ou de ce que nous jugeons être
une offense ? Sénèque, dans un premier temps, semble donner une certaine lé-
gitimité à la colère en la repliant sur la dernière définition que Lactance donne
(« une impulsion de l’âme à nuire à celui qui a nui ou a voulu nuire ») et semble
apporter du même coup du crédit à la réalité de l’offense, jetant alors le lecteur
un peu stoïcisant dans des abîmes de doutes : comment un stoïcien (alors même
que Diogène Laërce nous rapporte les édifiantes histoires de ces stoïciens qui
ignorèrent l’offense parce qu’elle n’est précisément rien pour eux28 et surtout
alors que Sénèque a écrit le De constantia sapientis) peut-il se laisser aller à nuire
parce qu’on a nui ? Le débat a son importance : un peu plus loin, l’exemple du
sage qui condamnera sans colère peut choquer ; mais il y a là toute la distance

25 DL 7,113 ὀργὴ δ’ ἐπιθυμία τιμωρίας τοῦ δοκοῦντος ἠδικηκέναι οὐ προσηκόντως.


26 Sur ce point, le choix de traduction (« La colère, le désir de punir celui qui semble avoir
causé du tort, mais de façon non conforme au devoir ») de R. Goulet dans Goulet-Cazé (ed.
1999), 859 n. 5 est justifié.
27 Cic. Tusc. 4,21 ira sit libido poeniendi eius qui uideatur laesisse iniuria.
28 Sur Zénon, voir DL 7,24 ; Cléanthe, voir DL 7,173.
44 Valéry Laurand

entre l’application de la loi et la vengeance personnelle, mais aussi toutes les


nuances29 que Sénèque apportera un peu plus tard dans le De clementia.
Le problème, pour Sénèque, semble être de savoir répondre précisément le
plus justement à une injustice. La colère naît s’il y a injustice et si la volonté de
châtier ne connaît pas cette neutralité du sage juge. En somme, la colère nait
d’une injustice qui peut être réelle, mais qui se trouve alors reprise dans une
sorte de fantasme (il m’a nui et c’est horrible, je dois absolument me venger de
la pire des manières) : je crois que les deux solutions sont au fond réductibles à
une seule : l’injustice, réelle ou projetée, est de toute façon fantasmée comme
blessure de soi, ou atteinte à son intériorité défaillante (d’où découle l’erreur de
jugement et le troisième mouvement de la passion, dans le livre II du De ira, où
l’on observe une radicalisation du jugement : « je dois me venger de toute façon »).
Sénèque déplace à vrai dire trois fois le problème dans ce chapitre 3. Une
première fois en montrant qu’au fond du désir de vengeance gît une sorte de
fantasme de puissance (1,3,2 ad nocendum potentes sumus), une seconde fois
par la référence rapide à la définition d’Aristote : cupiditatem doloris reponendi
(rendre le mal pour le mal). La différence, dont, dit-il, il serait long d’expliquer
les détails,30 tient dans le fait que le mal dont on est victime se trouve toujours
relativisé en contexte stoïcien, mais qu’en stricte justice (et donc selon la loi
d’une cité) il convient cependant de punir l’injustice comme telle – mais il faut
alors la punir justement31, c’est-à-dire sans excès. La vie en cité, du fait de la
présence d’insensés gravement atteints, impose loi et punition (et quelque
chose comme « rendre justice ») :32 or c’est précisément dans la vie en cité que
la colère menace le plus. La colère apparaît alors comme subversion de la jus-
tice (dans les excès possibles de la vengeance) mais également comme subver-

29 Comme le soulignent par exemple Graver (2007) 123–124 ou Nussbaum (1994) 426.
30 Sen. ira 1,3,3.
31 Les stoïciens faisaient dériver la justice de l’okieôsis et la définissaient comme la science
qui apprend à distribuer à chacun selon ses mérites – voir par exemple Philon d’Alexandrie,
Allégorie des lois 1,87 = SVF 3,263 ὅτι ἀπονεμητικὴ τῶν κατ' ἀξίαν ἐστὶν ἡ δικαιοσύνη καὶ τέτακ-
ται οὔτε κατὰ τὸν κατήγορον οὔτε κατὰ τὸν ἀπολογούμενον, ἀλλὰ κατὰ τὸν δικαστήν. ὥσπερ
οὖν ὁ δικαστὴς οὔτε νικῆσαί τινας προῄρηται οὔτε πολεμῆσαί τισι καὶ ἐναντιωθῆναι, γνώμην
δὲ ἀποφηνάμενος βραβεύει τὸ δίκαιον, οὕτως ἡ δικαιοσύνη οὐδενὸς οὖσα ἀντίδικος ἀπονέμει
τὸ κατ' ἀξίαν ἑκάστῳ πράγματι. « Parce que la justice distribue les choses selon la valeur et ne
fixe rien ni selon l’accusation ni selon la défense, mais comme le juge. De même donc que le
juge ne décide pas d’avance ni de vaincre quiconque, ni de lui faire la guerre, ni de s’opposer
à lui, mais, faisant connaître son avis, décide du juste, ainsi la justice : elle n’est l’adversaire
de personne, elle distribue à chaque être (pragmati) selon sa valeur ».
32 Laurand (2005) 92–93.
De ira 1,1–4 Psychopathologie de la colère 45

sion de l’injustice subie : le sentiment d’injustice, voilà véritablement un lieu


sensible en l’homme, parce qu’il peut très rapidement être repris par le fan-
tasme (que ce soit au sens stoïcien – l’illusion pure, ou dans un autre sens – la
déformation narcissique de cette injustice, qui vient comme réveiller l’agressi-
vité et la violence). D’où le troisième déplacement de Sénèque :33 la proximité
inquiétante de la bête.
Les bêtes sauvages ne connaissent pas la colère. Elles en ont les mouvements,
les impulsions, mais précisément elles ne s’y abandonnent pas. L’homme peut s’y
adonner. Les bêtes n’aiment ni ne haïssent personne. Que Sénèque en revienne à
ces mouvements élémentaires est signifiant pour mon propos. La différence tient
bien évidemment dans la raison : la colère nécessite un jugement de l’hégémo-
nique, qui devient, pour les personnes fragilisées, un jugement défectueux. Mais
sur le terrain de la justice (et de l’oikeiôsis), une erreur de jugement peut ravaler
l’homme plus bas que la bête : l’inhumain est pire que le bestial.

5 Conclusions
La fin de mon parcours bute sur un ultime problème. Sénèque assure avoir ex-
pliqué en quoi consiste la colère et comment distinguer iracundia et ira, ce
qu’on pourrait traduire par penchant à la colère et colère, comme les exemples
des distinctions entre homme ivre et ivresse ou entre timens et timidus. Cette
distinction peut échapper, d’autant que dans l’usage, parfois, Sénèque paraît
l’oublier, jusqu’à sembler parfois identifier les deux ou les tenir pour synony-
mes.34 Il faudrait une analyse détaillée de tous les passages où l’on trouve les
deux mots, qu’il ne m’est ici pas possible de faire. Je ferai juste l’hypothèse que
Sénèque, après s’être d’abord livré à une analyse différentielle des symptômes,
pour définir ceux de la colère, se livre à présent à une analyse différentielle « in-
terne » à la colère pour y découvrir plusieurs formes de colères, et plusieurs
terrains favorables à leur déploiement en crise. La guérison de la colère passe
par un traitement du penchant pour la colère. Il s’agit de traiter un terrain
coléreux, il s’agit de traiter les défaillances de l’oikeiôsis que j’ai évoquées
tout au long de ce parcours et qui peuvent prendre plusieurs visages. Bien
évidemment, on n’est pas perpétuellement en colère (la colère ne vaut que
par son explosion, soudaine, dans un temps aussi bref que sa violence est forte).

33 La lecture de la fin du chapitre que Graver (2007) consacre à l’analyse du De ira éclaire ce
point de manière importante.
34 Voir par exemple en ira 2,7,2 ou 2,12,2.
46 Valéry Laurand

Bien évidemment aussi, rappelle Sénèque, on peut se fâcher sans avoir forcément
de penchant spécifique pour la colère (le passage à l’acte de la colère n’est peut-
être pas toujours sur un terrain fragilisé par l’irascibilité). Il reste que c’est bien
l’irascibilité qu’il s’agit de soigner (que peut-on faire en effet quand éclate la co-
lère ? Il convient soit de combattre la passion par une autre passion, soit de donner
à la passion le temps de l’apaisement). Je définirais bien cette irascibilité comme
propension à la haine de soi, témoin d’une défaillance, somme toute classique
chez les insensés, du mouvement voulu par la nature, l’oikeiôsis, et que la philoso-
phie tente de faire redécouvrir, en trouvant des remèdes aux dégâts causés par la
diastrophê, par l’extérieur, les parents, les nourrices, etc. Sauf que dans la colère,
cette défaillance prend le visage de la bête qui, en toute rigueur, ne sommeille ja-
mais en nous, et, en prenant ce visage, nous fait aborder les rives de l’inhumain.
François Prost
De ira 1,5–21
La construction de l’argumentation dans le
livre I du De ira
La présente étude envisage l’ensemble de la construction du livre I, communé-
ment dénoncée comme lâche et peu ordonnée.1 Bien loin de croire à une telle
confusion, j’examinerai en particulier comment l’emploi de structures rhétoriques
bien précises contribue au développement de l’argument et à la production du
sens.2 En effet, la formation de Sénèque et sa pratique littéraire invitent à suppo-
ser que, comme du reste chez la plupart de ses contemporains, chez notre auteur
la pensée progresse en prenant appui sur des procédés rhétoriques structurant
presque nécessairement la réflexion. Que nous-mêmes soyons, moins que les an-
ciens, sensibles à cet aspect des choses, trahit seulement une moindre imprégna-
tion de nos usages du discours par les enseignements de la rhétorique. Dans le
texte de Sénèque, assez d’éléments manifestent la présence de ces structures rhé-
toriques et s’offrent en guide de lecture du livre I, dont le caractère rhétorique est
particulièrement marqué.3 Ce livre introduit de la sorte la réflexion sur la colère
par une considération séduisante et variée des divers aspects de la question,
avant que les deux livres suivants n’abordent des points plus spécifiques et plus
techniques. Au demeurant, le schéma proposé ici ne prétend pas imposer au
texte un carcan rigoureux. Il fournit plutôt une lecture rhétorique possible de l’en-
semble de l’argument du livre I, mais sans exclure que d’autres structures soient
également présentes et régissent simultanément d’autres ordonnancements.

1 Pour un panorama de la bibliographie sur le De ira, voir les indications placées au début de
l’introduction (p. XI–XII), et en particulier, sur le thème de la présente contribution, les réfé-
rences fournies en ce qui concerne la composition, les aspects littéraires du dialogue, l’écriture
de la prédication morale, le style dramatique, et l’évaluation d’ensemble de la composition
philosophique chez Sénèque.
2 Pour les aspects proprement philosophiques du livre I, je renvoie ici une fois pour toutes à
la contribution de J. Wildberger et à ses références bibliographiques dans le présent volume,
en particulier pour ce qui concerne le rapport polémique aux thèses péripatéticiennes et le
rejet de la métriopathie, qui sont au cœur du livre I.
3 Ce caractère ressort de fait aussi par contraste avec les suivants, dont la construction dé-
pend plus étroitement du cours du raisonnement théorique ; cf. Kaster (2010) 134–136, qui rap-
proche le De ira et le De clementia de ce point de vue.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-004
48 François Prost

1 La partitio et la structure d’ensemble [Ch. 5–6]


Le livre I, une fois passé le préambule examiné par Valéry Laurand, annonce
formellement en 5,1 une partitio du sujet en deux points : la colère n’est pas
naturelle (ce seront les chapitres 5 et 6) ; elle n’est pas non plus utile (chapitres
7 à 21). Cette partitio appelle tout de suite deux remarques. D’abord, a priori, on
pourrait s’attendre à un développement à peu près égal des deux points. Or la
répartition des chapitres montre tout de suite un grand déséquilibre en faveur
du second. Ensuite, sur le premier point, on serait aussi en droit d’attendre une
argumentation psychologique et anthropologique sur le thème du monisme
stoïcien, qui paraît constituer le fondement théorique le plus rigoureux à l’idée
que la passion n’est pas naturelle. Or ce n’est pas le cas. En revanche, cet as-
pect de la question sera évoqué plus loin (8,2–3). Pour expliquer cet état de fait,
on peut avancer deux raisons.
La première raison est philosophique. Il s’agit de l’importance de la référence
à Platon dans l’ensemble du discours sénéquien, qui a pour principale cible la
conception aristotélicienne et plus largement péripatéticienne de la colère. Cette
référence à Platon est en particulier mise en avant pour appuyer l’idée qu’il n’est
pas dans la nature humaine de vouloir faire le mal, et donc de céder à la colère
qui est le désir de faire ainsi mal pour se venger. Le relatif silence sur le principe
moniste pourrait alors s’expliquer par la volonté de ne pas insister sur ce qui va
nettement contre la philosophie platonicienne. Dans le même sens, plus loin (en
7,3), l’image de la raison tenant les « rênes » dérive de l’image platonicienne du
char ailé : image dualiste, mais qui est ici mise au service du monisme stoïcien.
La seconde raison est davantage rhétorique. On peut en effet considérer
que le déséquilibre entre les deux points s’explique par le fait que le premier
(ch. 5–6) sert surtout d’introduction au second (ch. 7–21), dont il annonce les
trois principaux thèmes, lesquels seront omniprésents dans le traitement de la
question de l’utilité : [Thème 1] Le châtiment procède non pas d’un désir de
faire le mal (ce qui est la définition de la colère), mais d’une nécessité de correc-
tion, tant pour l’individu concerné que pour la société dans son ensemble ;
[Thème 2] Il exige une gradation rationnelle, comparable à la progression des
traitements médicaux, appliqués sans passion ; [Thème 3] La colère est incom-
patible avec la maîtrise de soi, indispensable en toutes circonstances et particu-
lièrement dans l’exercice de la justice.
Le premier thème relève ainsi de l’essence de la colère ; le second développe
le rapport à l’objet visé par l’action ; le troisième s’applique au sujet de l’action.
Élaborant ainsi sur ces thèmes, le deuxième temps de la partitio, consacré à
contester la thèse de l’utilité de la colère, se construit en quatre parties, ayant
chacune les mêmes traits constitutifs, à savoir : une unité thématique ; un principe
De ira 1,5–21 La construction de l’argumentation dans le livre I du De ira 49

structurant du point de vue rhétorique ; une conclusion analogue, qui est le ren-
versement du présupposé contesté, selon le point de vue propre à chaque partie.

2 Première partie : ch. 7–12,5 : l’impossible


contrôle de la colère
[Ch. 7]

Le chapitre introduit le thème : la colère est incontrôlable, et n’est pas compa-


tible avec la raison. Ce thème est illustré (ch. 7,4 et 8) par l’image du corps pesant
entraîné par son propre poids. Cette image est directement inspirée de celle, em-
blématique du monisme chrysippéen, du coureur emporté par son élan.

[Ch. 8–12,5]

Cette section développe le thème. L’unité rhétorique du passage est d’abord assu-
rée par un réseau d’images et de métaphores élaborant une thématique guerrière,
en réponse à l’idée contestée que la colère serait utile à la guerre (ch. 9).4 Les ima-
ges proprement militaires sont récurrentes aux ch. 8–9 : 8,2 : Comparaison avec
l’hostis aux portes ; 9,1 : Comparaison avec le contrôle volontaire de l’artilleur (in
potestate mittentis) ; 9,2 : Contre la thèse d’Aristote : utendum est illa non ut duce
sed ut milite ; 9,2 : Comparaison avec le soldat, miles qui signum receptui neglegit.
Le ch. 11 développe une argumentation spécifique sur cette thématique guer-
rière : la colère est inutile et dangereuse à la guerre, comme le montrent l’exem-
ple des troupes barbares (Germains), et a contrario celui des héros romains
(Fabius, les Scipions). On retrouve d’ailleurs ici l’opposition entre les groupes de
soldats d’un côté, et les individus de l’autre, évoquée par V. Laurand.
Le thème guerrier est complété par un jeu d’images et d’expressions de la
domination/soumission politique et sociale. La notion est introduite dès 7,4
rerum initia in nostra potestate. Elle est reprise en 9,1 in potestate mittentis. En
10,2, sont opposées tyrannie et servitude : in tyrannide illi uiuendum est in ali-
cuius adfectus uenienti seruitutem. En 10,2, référence est faite à la relation de
clientèle romaine : non pudet uirtutes in clientelam uitiorum demittere ? Comme
il l’avait fait plus haut avec l’image chrysippéenne du coureur, Sénèque paraît

4 L’importance du thème guerrier, essentiel sur la question de la colère, ne doit pas masquer
le fait que, pour lui-même, Sénèque n’aime pas la guerre et se rangerait plutôt du côté des
pacifistes : cf. Armisen-Marchetti (2011).
50 François Prost

ici réélaborer l’image proposée, par Cléanthe, des vertus servantes du plaisir
épicurien.5 En 12,5, la notion est reprise en conclusion du passage : uenit in alie-
nam potestatem / in sua non est.
Enfin, en 12,5, la conclusion de la première partie renverse le présupposé
qui était l’objet de la critique. Finalement, la colère, au lieu d’être utile à la
guerre, en oublie la première loi (Martem esse communem), et loin de contri-
buer à imposer une supériorité, tombe sous le pouvoir d’autrui (in alienam po-
testatem) en perdant la maîtrise de soi (in sua non est). La conclusion rassemble
ainsi les deux références évoquées plus haut (guerre et domination) : [Guerre :]
nec in pace nec in bello umquam bono fuit ; pacem enim similem belli efficit, in
armis uero. . . ; [Domination :] uenit in alienam potestatem dum in sua non est.

3 Deuxième partie : ch. 12,6–16 : le châtiment


sans colère
Le thème se place dans la continuité des considérations finales de la première
partie.6 La démarche rhétorique constitutive de la partie est celle de l’alter-
nance refutatio / confirmatio.

[Ch. 12,6–14]

Le passage propose une réfutation par l’absurde, selon le principe suivant : « si


la colère est bonne et utile, alors. . . », avec une conclusion inacceptable : 12,6 :
De même serait bonne la fièvre, qui peut aussi avoir des effets accidentels posi-
tifs, comme la colère ; 13,1–2 : La colère devrait être d’autant meilleure qu’elle est
plus grande, comme toutes les bonnes choses ; 13,3 : De même l’ivresse, la folie
et la peur seraient bonnes car elles aussi rendent combatif ; 14,1 : Si l’homme de
bien doit s’irriter contre les mauvais, les meilleurs seront les plus irascibles.
Sur cette base, s’ajoute en 14,2–3 un développement positif. Celui-ci forme
la conclusion de ce premier mouvement, et prépare la conclusion du deuxième
mouvement (qui interviendra en 16,3), traitant de l’utilité et de la pitié. Selon ce
développement positif donc, l’homme de bien ne hait pas les mauvais, car lui-
même a conscience de ses propres défauts, sans se haïr lui-même. Son atti-
tude est d’autre part définie comme « plus humaine », humanius (que l’attitude

5 Cf. Cic. fin. 2,69.


6 Cf. 12,1–5 uir bonus non irascitur si caedi patrem suum uiderit, si rapi matrem ? (§ 1), et contre
Théophraste qui affirmait : irascuntur boni uiri pro suorum iniuriis (§ 3).
De ira 1,5–21 La construction de l’argumentation dans le livre I du De ira 51

colérique), et vise à remettre l’égaré sur son chemin. Dans le même sens, la notion
d’humanité est mentionnée dès 1,1,1 (minime humana), et est reprise en 3,43,5 (co-
lamus humanitatem). Le développement repose ainsi sur le couple paenitentia / hu-
manitas, qui jouera également un rôle important dans la dernière partie.

[Ch. 15–16,3]

Faisant suite à la réfutation, le passage développe une confirmation, selon


deux points de vue complémentaires : au ch. 15, concernant l’action : le châti-
ment doit s’appliquer sans haine ni colère. Mais sans exclure pour autant la sé-
vérité, jusqu’à l’élimination du coupable s’il n’y a aucun bon espoir (bona spes)
d’amendement.7 Au ch. 16, concernant l’agent : le castigator ne doit pas agir
par colère, en aucune circonstance. Il opère de façon graduée, jusqu’à l’éven-
tuelle suppression du criminel.
L’unité du passage est renforcée par celle de la référence à la médecine et à
la prophylaxie : au ch. 15 : par comparaison avec l’amputation médicale, l’abat-
tage des animaux dangereux ou malades, et la suppression des enfants mons-
trueux. Au ch. 16 : par comparaison avec la saignée ; le châtiment est appliqué
comme un remède (16,2 remedi loco).
Sur ce fondement, en 16,3, intervient comme précédemment (14,2–3) un dé-
veloppement positif qui constitue la conclusion de ce deuxième mouvement,
défini comme confirmation. Selon ce raisonnement, l’essence du véritable
châtiment, même dans sa forme la plus sévère (mise à mort), renverse la défi-
nition de la colère comme volonté de faire mal pour se venger d’un mal subi.
En effet, le châtiment témoigne d’une volonté d’être utile (cum maxime pro-
sum), et constitue même la forme ultime de la pitié (optimum misericordiae
genus).8

[Ch. 16,4–7]

La deuxième partie se conclut sur une élaboration du thème médical. En 16,


4–5, sont comparés le médecin dans la maison et le magistrat dans la cité. En
16,6, la disposition d’esprit voulue chez l’agent doit être celle de la loi (illius
[scil. legis] sumendus est animus). En 16,7, dans l’âme du sage, restent seule-
ment les cicatrices des anciennes passions (affirmation de Zénon).

7 Au contraire, en cas de bona spes : cf. 19,5 ; sur l’espoir chez Sénèque, cf. Citti (2012) 25–51
dans le stoïcisme et chez Sénèque : cf. Prost (2014) et (2017).
8 Sur la pitié, cf. Konstan (2001).
52 François Prost

4 Troisième partie : ch. 17–19 : l’antinomie de la


colère et de la raison
[Ch. 17,1]

L’argument de cette partie vise Aristote, selon qui la colère fait partie des pas-
sions qui peuvent être utiles si elles sont bien utilisées, comme les armes (l’image
se retrouve en conclusion de la partie, 19,8). Le procédé rhétorique employé est
celui de synkrisis, développant de plusieurs points de vue la comparaison entre
la colère et la raison.

[Ch. 17–18,1–2]

Le raisonnement procède par comparaison des deux termes, en deux séries paral-
lèles : [Série 1 :] La colère est non maîtrisable, inconstante, influençable ; son
cours inégal ; ses châtiments arbitraires et injustes. Au contraire, la raison est
toujours maîtresse d’elle-même, et suffit à tout. [Série 2 :] La raison prend le
temps nécessaire ; recherche la justice ; se concentre sur son objet. Au contraire,
la colère se précipite ; est injuste ; confond tout ; s’obstine malgré l’évidence.

[Ch. 18,3]

Les vices de la colère sont ici illustrés par l’exemple de Cn. Piso. Incidemment, on
a pu s’appuyer sur ce passage pour proposer une datation relative de l’œuvre.9 En
effet, ce Pison avait été accusé d’avoir assassiné Germanicus, père d’Agrippine,
pour servir Tibère, et Sénèque n’aurait jamais pu faire son éloge à l’époque de la
toute-puissance d’Agrippine : le De ira serait donc antérieur à cette époque, et da-
terait de l’exil en Corse, entre 41 et 49. Toutefois, le texte ne constitue en aucune
façon un éloge de Pison : l’homme est certes donné comme « exempt de bien des
défauts » (a multis uitiis integer), mais l’ensemble du développement en fait l’ex-
emple d’un abandon monstrueux à la passion de la colère, qui le conduit à multi-
plier les mises à mort injustifiées. C’est une des figures les plus noires du traité, du
point de vue fondamental de la passion condamnée par l’auteur, et on ne peut
donc tirer aucun argument d’ordre chronologique d’un éloge supposé, qui en fait
n’est pas présent dans le texte. La précision sur l’absence de nombreux vices met
seulement en relief la puissance destructrice de la seule colère, qui n’a pas besoin
de s’enraciner dans un terreau déjà corrompu pour produire les pires effets, et
qui, a contrario, détruit ce qu’il peut y avoir de bon en l’individu.

9 Cf. Veyne (ed. 1993) 106.


De ira 1,5–21 La construction de l’argumentation dans le livre I du De ira 53

[Ch. 19,1–3]

Le passage reprend le procédé de comparaison entre les deux termes : La colère


est ennemie de la vérité. La raison, si nécessaire, détruit massivement, mais
sans désordre passionnel. La référence à Hiéronyme de Rhodes (péripatéti-
cien) montre que les éclats sont inutiles.

[Ch. 19,5–8]

En conclusion de cette partie, le véritable châtiment renverse toutes les valeurs


de la colère : En 19,5–8 : Le justicier10 agit par raison, non par colère. En 19,5 : Il
peut même laisser le coupable impuni, s’il y a bon espoir d’amendement (bona
spes).11 En 19,6 : Il pondère rationnellement la peine en fonction de la qualité mo-
rale.12 En 19,7 : Il existe deux formes rationnelles de châtiment : pour corriger, ou
pour supprimer.13 Le véritable châtiment vise l’avenir, non le passé. Il a une va-
leur exemplaire pour autrui. De ce point de vue, il s’oppose en tout à la colère,
d’après la définition de celle-ci comme désir de rendre le mal subi : elle se tourne
donc vers le passé, et n’a pas de valeur exemplaire. La dernière phrase (19,8) sou-
ligne qu’il ne faut pas mettre une arme dans les mains d’un homme en colère :
elle boucle ainsi le raisonnement en renvoyant à l’introduction de la partie.14

5 Quatrième partie : ch. 20–21 : la grandeur


d’âme (magnitudo animi) exclut la colère
La partie conteste l’idée d’une contribution de la colère à la magnitudo animi.15
Le procédé rhétorique employé s’apparente à l’amplificatio, de cinq manières
complémentaires. [1] Par comparaison : la raison est comparable à la médecine,
alors la colère n’a rien à voir avec la grandeur d’âme, mais est au contraire assi-
milable au tumor (20,1), et la pathologie passionnelle à celle du corps souffrant

10 Cf. castigator, ch. 16.


11 Au contraire, en l’absence de bona spes : cf. 15,1.
12 Inversement la colère est arbitraire : cf. 17,4.
13 Cf. ch. 15.
14 Cf. 17,1.
15 La grandeur d’âme ou magnanimité est analysée par Aristote dans le livre IV de l’Éthique à
Nicomaque, chap. 7 à 9 (numérotation Susemihl-Apelt = EN 1123a34–1125a35) ; cf. Crisp (2006) ;
Curzer (2012) 121–142 ; contrairement à l’opinion courante, Russell (2012) défend l’idée qu’Aristote
ne développe pas une conception élitiste de la magnificence et de la magnanimité.
54 François Prost

(20,3). [2] Par analogie (20,2) : Le rapport de la colère à la grandeur d’âme est
analogue à celui établi entre audacia et fortitudo ; insolentia et fiducia ; tristitia
et austeritas ; crudelitas et seueritas. [3] Par l’absurde (21,1–3) : Le procédé est
le même que celui employé dans la deuxième partie : si la colère produit la
grandeur d’âme, alors le font aussi luxuria ; auaritia ; libido ; ambitio. [4] Par
identification : la colère est identifiée aux deux pires déviances, la démesure
orgueilleuse, superbia, correspondant à l’hybris grecque (20,2 ; 20,3 : opposition
superbus / sublimis animus) ; et la monstruosité, immanitas (20,5), contraire de
humanitas (cf. 14,3 humanius).16 [5] Par l’exemple : la citation d’Accius (Oderint
dum metuant) est rapportée ici (20,4) par Sénèque aux temps de Sulla, mais la
formule était aussi souvent citée par Caligula (cf. Suet. Cal. 30). De fait, l’exem-
ple est aussi avancé (20,8) de Caligula en archi-monstre, menaçant Jupiter en
citant Hom. Il. 23,724.17
Les mêmes éléments peuvent aussi être appréhendés en suivant la cons-
truction de la partie, de la manière suivante.

[Ch. 20,1–3]

Un premier mouvement est consacré à la superbia. En 20,1–2 : La colère est ana-


logue au tumor ; identique à la superbia. En 20,3 : Conclusion : la colère est
comparable à la pathologie du corps souffrant. Au bout du compte, la colère
renverse les valeurs de la virilité adulte car chez l’homme, elle trahit une fai-
blesse infantile et féminine.18

[Ch. 20,4–21]

Un second mouvement est consacré à l’immanitas. En 20,4–8 : L’ira est identi-


fiée à l’immanitas : citation d’Accius (20,4), exemple de Caligula ; est également
critiquée la formule de Tite Live : « uir ingenii magni magis quam boni » (20,6).
En 21,1–3 : Le raisonnement se poursuit par l’absurde : la colère est mise en
parallèle avec luxuria, auaritia, libido, ambitio. En 21,4 : Conclusion : la colère
renverse les valeurs de la magnitudo animi. À l’opposé de cette dernière, la co-
lère, comme tous les vices cités, est angusta, misera, depressa.

16 Sur l’opposition fonctionnelle humanitas/immanitas (non fondée linguistiquement), cf.


Prost (2006) 32–36 et Prost (à paraître) ; perspective historique globale : cf. Høgel (2015), qui
toutefois minimise l’importance du concept d’humanitas chez Sénèque chapitre 3 ; chez Sénèque
et Quintilien, cf. Balbo (2012).
17 La même posture est aussi décrite par Suet. Cal. 22,9.
18 Cf. 13,3.
De ira 1,5–21 La construction de l’argumentation dans le livre I du De ira 55

En aboutissement de ces raisonnements, la conclusion générale de la par-


tie, qui termine le livre I, exalte la vertu comme sola sublimis et excelsa, et sou-
ligne que tout ce qui est grand (magnum) est tranquille (placidum) : ainsi la
colère n’a-t-elle rien de commun avec la grandeur d’âme.
Jula Wildberger
De ira 1,5–21
La raison et la colère : la réfutation de
la métriopathie dans le De ira
Il y a peu d’idées stoïciennes sur lesquelles nous possédons plus de sources
que sur leur théorie des passions. Pourtant, cette théorie est encore loin d’être
comprise, notamment la notion clé de l’irrationalité des passions, selon la-
quelle une passion se produit seulement dans un être rationnel tandis qu’elle
est en même temps définie comme un mouvement psychique irrationnel. À ce
qu’il semble, déjà les stoïciens eux-mêmes étaient incertains quant à la signifi-
cation précise de cette définition de base proposée par le fondateur de leur
école. Dans ce chapitre, je soutiendrai l’idée que la polémique dans le livre I
sert à expliquer les éléments de la définition de base proposée par Zénon, selon
laquelle une passion est un « mouvement irrationnel, non naturel de l’âme » et
une « impulsion excessive » (ὁρμὴ πλεονάζουσα).
À cette fin, je montrerai que si, en surface, le texte paraît être répétitif et
manquer de structure1, il présente en réalité un ordre intellectuel et un train de
la pensée assez clair, et, correctement lu, nous fournit des informations vala-
bles pour comprendre à la fois les enjeux de la théorie stoïcienne et des particu-
larités de l’interprétation sénéquienne de cette théorie.
(i) Pour commencer, une comparaison avec des discussions parallèles de
la métriopathie par d’autres auteurs et par Sénèque lui-même à la fois dans et
hors du De ira2 révélera des éléments caractéristiques de notre passage d’étude
De ira 1,5–21. Cela fournira la base d’un examen (ii) spécifiant le rôle de ce pas-
sage dans l’ensemble de l’ouvrage et permettant de comprendre plus précisé-
ment le message que Sénèque veut faire passer. (iii) À partir de là, et en nous
appuyant également sur une analyse détaillée du jeu d’images employées pour

1 Cf. par exemple Fillion-Lahille (1984) 283 ; Nussbaum (1994) 406–407 ; Ramondetti (1996a) 9 n. 2.
2 Sur ces discussions et les diverses positions qui y sont prises, cf. par exemple Classen (1989)
193–196 ; Annas (1993) 60–66 ; Nussbaum (1994) ch. 10 et 11 ; Sorabji (1998) et Sorabji (2000)
ch. 13 et 14 ; Graver (ed. 2002) 163–171 ; Ramondetti (2006) ; Inwood (2014) 88–103. Sur la
connaissance que Sénèque avait du Péripatos, Setaioli (1988) 141–164 ; Inwood (2014) ch. 4 ;
Graver (2017b).

Note : Texte traduit par F. Prost.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-005
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 57

décrire la colère, nous pouvons dégager des informations concernant la concep-


tion que Sénèque se fait des passions et la théorie stoïcienne de ces phénomènes
psychiques en général. Comme le résultat le plus significatif on peut constater
que la passion conceptualisée et illustrée par Sénèque dans notre partie de l’œu-
vre correspond au « troisième mouvement » de De ira 2,4,1 tel que le comprend
la récente interprétation de David Kaufman (2014) sur la base d’une suggestion
de Richard Sorabji (2000), interprétation à laquelle j’apporterai quelques modifi-
cations mineures de mon cru.

1 De ira 1,5–21 dans le contexte des autres


discussions de la métriopathie
Dans le De ira III, Sénèque réagit à l’intervention quelque peu impatiente de son
interlocuteur-lecteur : celui-ci ne doute pas que la force de la colère (ira) soit très
grande et extrêmement destructrice ! Il n’y a pas lieu de revenir sur ce point.
Bien plutôt souhaite-t-il recevoir des préceptes thérapeutiques (3,3,1). Se rappor-
tant explicitement à ce qui a déjà été dit dans les livres précédents,3 et signalant
ainsi que la répétition est délibérée, Sénèque répond qu’il doit contrer la défense
faite par Aristote de cette passion comme « l’éperon de la vertu » (3,3,1)4 et l’idée
soutenue par un si grand philosophe qu’il puisse y avoir en elle quelque utilité
(3,3,6). La répétition s’étend à la reprise des trois principales objections avancées
contre la conception aristotélicienne dès le livre I. Sénèque souligne « quel mons-
tre », c’est-à-dire combien non naturel, « est l’homme en fureur contre l’homme »
(3,3,2). La colère est autodestructrice (3,3,2) et implique une perte du contrôle de
soi qui pousse l’homme à se jeter à l’attaque éperdument (3,3,3), la colère trouble
toute délibération rationnelle (3,3,4) et on ne peut s’y fier à cause de la faiblesse
intrinsèque à de telles impulsions passionnelles (3,3,5).
Les trois derniers points sont développés en détail en De ira 1,7–21. Le pre-
mier point, selon lequel la colère est une perversion de la nature humaine et une
absurdité axiologique dès lors que le bien apparent visé par ce désir se retourne
en autodestruction, est exprimé dès le prologue du traité dans son ensemble5 et
exposé brièvement en 1,5–6, qui culmine en une comparaison entre la sociabilité
humaine et la colère (1,5,2). L’idée est un motif récurrent dans l’ouvrage, mais

3 3,3,1 ut in prioribus libris dixi ; cf. 3,4,1 uultus, quem in prioribus libris descripsimus.
4 Sauf indication contraire, les traductions du De ira sont celles de A. Bourgery (ed. 1922).
5 1,1,1 minime humana furens cupiditate ; sui neglegens ; in ipsa irruens tela ; secum
ultorem tracturae.
58 Jula Wildberger

trouve son expression la plus affirmée au début du livre III. Provoqués par l’appa-
rence d’une injustice commise à leur égard (species iniuriae), les barbares se re-
tournent contre la source du coup qui les atteint, se jettent sur l’ennemi d’une
manière suicidaire, et redoublent les blessures qui leur sont infligées.6 Dans le
livre I, les barbares sont également portés à la colère excessive, raison pour la-
quelle ils vont à leur perte sur le champ de bataille, sous l’impulsion d’une pas-
sion qui est son propre pire ennemi.7 Dans ce passage-ci, toutefois, le problème
n’est pas tant un désir paradoxal de se faire du mal, mais plutôt un défaut de
contrôle rationnel et de discipline (11,4) et un manque téméraire de prudence
(11,8). Les barbares reparaissent dans un troisième passage, dans la première moi-
tié du livre II, passage consacré de nouveau à la justification de l’impassibilité stoï-
cienne (ἀπάθεια) contre les arguments conduisant à accepter un certain degré de
colère. Dans ce passage, le fait que les peuples particulièrement portés à la colère
tendent à être ceux qui sont affranchis de toute domination extérieure est avancé
par l’interlocuteur comme preuve « que la colère ne manque pas de noblesse »
(2,15,1). Sur ce point Sénèque réplique qu’un don naturel est devenu un vice faute
d’être cultivé. Comme les animaux, ces hommes sont aussi incapables de gouver-
ner qu’ils le sont d’être gouvernés (2,15,4–5), tandis que le modèle adéquat pour la
conduite humaine ce sont Dieu et les cieux, et non pas des bêtes sauvages (2,16,2).
Comme l’illustre cette juxtaposition des divers traitements du même thème –
l’échec du barbare enragé –, la répétition s’accompagne de nuance, selon l’objec-
tif que l’auteur se donne dans tel ou tel contexte. Dans la partie thérapeutique de
la fin du livre II (35–36) et au début du livre III, il est important de donner de
fortes impressions de maux horribles pour contrer l’apparence selon laquelle
exercer une vengeance serait un bien. Dans la première moitié du livre II, Sé-
nèque se concentre sur le contexte et les facteurs extérieurs de la colère, pour
montrer que la colère n’est ni inévitable ni utile (13,1). Le fait de se mettre en co-
lère procède-t-il d’un choix ou est-il l’inévitable effet de facteurs extérieurs, tels
que des stimuli affectant la perception et les impressions formées à partir de
ceux-ci (2,1–5), le tort toujours présent d’où de tels stimuli peuvent émaner
(6–10 ; 12–14), ou encore le climat et la physiologie (15) ? Est-ce que les valeurs et
les réalités sociales requièrent la colère comme une réponse appropriée ?8 En

6 3,2,6 ; cf. également 3,1,3 cupidosque uel communis mali ; 3,1,5 in se ipsa morsus suos uertit ;
3,3,2 non sine pernicie sua perniciosus et ea deprimens quae mergi nisi cum mergente non pos-
sunt ; 3,3,3 carissimorum eorumque quae mox amissa fleturus est carnifex ; 3,3,4 uires […] in
malum suum ualidae.
7 1,11,1 ira infestissima sibi ; 1,11,2 sibi exitio est.
8 Passim, cf. en particulier debet, debere en 2,6,1. En 2,11 la colère est supposée s’opposer
au mépris social (contemptus), et le point est traité en termes de grandeur et de statut. En
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 59

2,17,2, résumant l’essentiel de ce qui a été dit au cours des deux premiers livres,
Sénèque introduit l’objection principale avancée contre l’idéal de l’impassibilité
dans les termes du livre I, c’est-à-dire suivant l’idée que le défaut de colère revient
à manquer d’énergie psychique, mais il développe cette objection dans les termes
du livre II, en opposant des types de rôles sociaux inappropriés (bandit ou vic-
time) et les vices sociaux de la pitié et de la cruauté. Cela lui permet de retourner
l’idéal aristotélicien du juste milieu contre ses partisans, en affirmant que le sage
(c’est-à-dire le sage stoïcien) qui use de la force (uis) et non de la colère est celui
qui pratique effectivement le bon équilibre entre les extrêmes opposés.9 Tandis
que la première moitié du livre II démontre ainsi qu’il n’y a ni nécessité psycholo-
gique ni obligation sociale de se mettre en colère, le livre I considère le rôle de la
colère comme moteur de l’action humaine. La question n’est pas tant de savoir si
on doit choisir de se mettre en colère parce que ce serait le comportement appro-
prié dans certains contextes, que de savoir si la colère contribue à mener à bien
une tâche que l’agent s’est fixée. Les interlocuteurs de Sénèque soutiennent que
cela ne peut être accompli sans un certain degré de colère ; lui-même affirme
avec insistance que la raison par elle-même fera infiniment mieux.
Tout comme les diverses discussions de la métriopathie dans le De ira varient
selon les points de vue qu’elles privilégient et les objectifs d’ensemble qu’elles se
donnent, le traitement du thème plus étroit de la colère et autres passions comme
élément nécessaire de l’action est structuré différemment dans les textes parallèles
de Sénèque lui-même et d’autres auteurs.10 La discussion conservée la plus étendue
de ce genre, qui est aussi celle qui offre le plus de parallèles avec De ira 1,5–21, est le
passage de Cicéron sur la métriopathie dans les Tusculanae disputationes 4,38–57.

2,14,1 et 17 la colère est évoquée comme un instrument entre les mains de l’orateur exerçant un
contrôle sur le public en qualité d’homme d’État-patronus. En 2,15 et 16 elle apparaît comme le
signe d’une noblesse naturelle (generositas) et une marque de franchise (simplicissimi).
9 Inwood (2014) 101. Ramondetti (2006) 98–99 relève la réinterprétation concomitante du
terme temperare.
10 Les remarques qui suivent ne visent pas à prendre position sur les sources de Sénèque,
comme cela a été fait en tout premier lieu par Fillion-Lahille (1984). La question est trop
complexe pour être abordée dans le cadre du présent article, où ma seule ambition est de mon-
trer ce qui est propre à Sénèque dans le traitement du sujet dans le De ira I. Les remarques de
Fillion-Lahille concernant le Περὶ παθῶν de Chrysippe doivent aujourd’hui être revues à la lu-
mière de Tieleman (2003). Pour un examen récent des sources de Sénèque, Plutarque et Philo-
dème, cf. Tsouna (2011), et Ranocchia (2007) sur les sources stoïciennes du Περὶ ὀργῆς de
Philodème plus généralement. Le commentaire d’Indelli (ed. 1988) est une mine de rapproche-
ments entre passages parallèles.
60 Jula Wildberger

Le passage expose la thèse péripatéticienne (43–46), en commençant par une liste


des fonctions de la colère (43) :
– en tant que « pierre à aiguiser du courage »,11 renforçant les impulsions
agressives contre les ennemis extérieurs et intérieurs ;
– comme procurant l’« âpreté » nécessaire pour donner des ordres dans la
sphère de la vie civile ;
– pour parler efficacement en public ;
– comme un aspect essentiel de la virilité.12

Sénèque traite de points similaires dans le même ordre, laissant seulement de


côté l’utilité de la colère pour l’orateur, thème qui sera évoqué plus tard en ira
2,17,1 : il soutient
– que ni la colère ni aucune autre passion ne peut être une source utile
d’énergie psychique, en particulier lorsqu’il s’agit de combat et d’affaires
militaires (7–13) ;
– que la colère n’a pas de rôle à jouer dans la justice et l’application des châ-
timents (14–19) ;
– que la colère ne contribue pas à la grandeur d’âme (20–21).

En contraste avec le contexte de la vie d’un particulier instruit, un paterfamilias


et ami fortuné tel que l’envisage le Περὶ ἀοργησίας de Plutarque, ou avec l’aperçu
ouvert sur les communautés épicuriennes que contient le Περὶ ὀργῆς de
Philodème, et encore plus clairement que dans la version de Cicéron, le lecteur
auquel Sénèque entend s’adresser est un homme qui occupe une place élevée
dans l’appareil de l’État, tout comme son frère Novatus, le destinataire du traité :
un homme susceptible de conduire une armée ou d’avoir pouvoir de vie ou de
mort sur des familles entières (1,19,2). Tandis que l’accent est mis sur le statut
élevé de la personne supposée avoir besoin de la colère pour agir, la simple mas-
culinité est ici devenue grandeur d’âme.13

11 Cette expression est attribuée à Crantor en Acad. 2,135. Cf. Graver (ed. 2002) 166, aussi pour
d’autres expressions similaires chez Sénèque, et Inwood (2014) 91 et n. 30.
12 Sauf indication contraire, les traductions de Cic. Tusc. 4 sont celles de Jules Humbert in
Fohlen/ Humbert (ed. 1960).
13 Noblesse et grandeur apparaissent comme des effets de la colère également dans le dialo-
gue de Plutarque (mor. 456e). Sur le statut du lectorat visé, cf. Nussbaum (1994) 405, 407, qui
suit également la suggestion de Fillion-Lahille (1984) selon laquelle le traité s’adresse aussi à
Claudius. Cf. également Harris (2001) 113 n. 132 (« standpoint of a high-ranking courtier ») et
251. Le lien entre virilité, statut et colère dans l’approche aristotélicienne de cette émotion est
explicité avec la plus grande clarté par Konstan (2003) 114 : « Aristotle envisages a world in
which self-esteem depends on social interaction : the moment someone’s negative opinion of
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 61

Il y a d’autres analogies de structure entre les discussions des Tusculanae dis-


putationes et du De ira I, mais aussi des différences frappantes. À une première
étape du raisonnement, chez Cicéron les péripatéticiens considèrent les passions
comme un trait de la psychologie humaine qui est inévitable, et en ce sens aussi
naturel,14 mais qui doit être tenu dans une limite modérée (Tusc. 4,38). À une se-
conde étape, ils affirment même « que la nature nous les a données pour notre
bien » (Tusc. 4,43). Semblablement, Sénèque distingue deux questions : (i) si (an)
la colère est naturelle, et (ii) si (an) elle est utile et doit par conséquent être rete-
nue à quelque degré.15 Il y a toutefois une différence fondamentale : la répétition
de an (« si ») et le passage de et à atque, qui forge un lien plus étroit, indiquent
que la deuxième partie de la question (ii) doit être lue comme une unité. La ques-
tion de savoir si la colère « doit être retenue à quelque degré » n’est donc posée
qu’en relation avec son utilité. Cette lecture est confirmée par la structure de la
réponse. En 1,5–6 Sénèque argumente seulement contre la thèse que la colère
puisse être naturelle (1,5,2), sans référence que ce soit à divers degrés. Une réduc-
tion de degré est ensuite suggérée seulement après que Sénèque a donné une ré-
ponse négative à la première question (7,1), lorsqu’il commence à discuter l’utilité
possible de la colère. Tandis que chez Cicéron les péripatéticiens considèrent
constamment la colère à la fois comme naturelle et utile, Sénèque introduit une
séparation nette entre la naturalité et l’utilité. Dans les Tusculanae disputationes,
d’un autre côté, il n’y a pas d’équivalent à la réponse négative de Sénèque à la
question de savoir si la colère pourrait être intrinsèquement naturelle, c’est-à-dire
en accord avec la nature humaine, comme cela se trouve en ira 1,5–6.16
La manière particulière dont le sujet est ordonné en De ira I a une consé-
quence importante. Puisque ce sont les adversaires de Sénèque qui soulèvent la
question, non seulement Sénèque lui-même mais également ses adversaires ac-
ceptent la conclusion que la colère n’est pas naturelle lorsqu’eux-mêmes deman-
dent s’il peut être approprié de se mettre en colère « parce qu’elle a souvent été
utile, bien qu’elle ne soit pas naturelle » (7,1). Dans le fil de la discussion, Sénèque
insiste sur le fait que lui-même ne saurait considérer comme utile que ce qui est

your worth is actualized publicly in the form of a slight, you have lost credit, and the only
recourse is a compensatory act that restores your social position. Anger is just the desire to
adjust the record in this way – the internal correlative to the outward loss of respect ».
14 Tusc. 4,43 non modo naturales esse dicunt renvoie à l’argument précédent du § 38.
15 Ira 1,5,1 an ira secundum naturam sit et an utilis atque ex aliqua parte retinenda.
16 Cicéron affirme que les passions sont des fautes morales (uitia) et constituent un mal
(malum) en Tusc. 4,39, mais laisse voir que cela est implicite dans la définition des passions. Il
ne soutient pas de façon explicite que le comportement effectivement passionné est, dans son
essence propre, contraire à la nature humaine.
62 Jula Wildberger

utile par nature (1,10,4). Pour que cet argument puisse porter, les adversaires doi-
vent partager l’idée de Sénèque que la colère n’est pas naturelle. Comme attendu
si la colère est quelque chose de dangereux et non naturel que l’on doit appliquer
à des doses modérées pour surmonter la faiblesse et l’inertie, il n’y a pas de dis-
tinction tranchée entre l’utilité et la nécessité. Les interlocuteurs présentent la
colère tantôt comme utile, tantôt comme quelque chose de nécessaire à l’action.17
Bien sûr, ces interlocuteurs sont des créations de Sénèque. Ils constituent un
moyen rhétorique pour ordonner la discussion selon les intentions de l’auteur,
mais c’est bien là le but : faire que la question de la métriopathie soit structurée de
manière inhabituelle, tous, y compris les péripatéticiens, convenant que la colère
est quelque chose de dangereux et non naturel.18
De manière encore plus remarquable, juste au début du passage sur l’utilité
alléguée de la colère, non seulement Sénèque mais aussi ses adversaires carac-
térisent explicitement la colère comme quelque chose d’excessif qui doit être
ramené à un degré sain (7,1).

Optimum itaque quidam putant temperare iram, non tollere, eoque detracto quod
exundat ad salutarem modum cogere, id uero retinere sine quo languebit actio et uis ac
uigor animi resoluetur.

Certains pensent qu’il faut modérer la colère, non la supprimer, et, après en avoir retranché
l’excès, la ramener à un degré où elle puisse servir, mais conserver ce sans quoi toute acti-
vité languira, toute force et toute vigueur morale se relâchera.

Avec probablement en vue le concept aristotélicien de juste-milieu si central


dans la question de la métriopathie, dans sa traduction anglaise Kaster rend
modum par « mean ». Toutefois, les adversaires présentent une idée beaucoup
plus proche de la conception stoïcienne de la colère comme un état d’excès in-
trinsèquement nuisible.19 Ils décrivent quelque chose qui a largement franchi
les limites, qui « déborde » (exundat), et doit être ramené en arrière.

17 8,1 non esse ad actiones rerum necessariam iram ; 9,2 « Ira – inquit Aristoteles – necessaria
est » ; 17,2 actiones [. . .] in quibus solis opera iracundiae uidetur necessaria ; 11,1 « Sed aduersus
hostes – inquit – necessaria est ira » ; 13,1 « Vtilis – inquit – ira est, quia pugnaciores facit » [. . .]
necessariam. Opus est : 11,2 ; 16,1 ; 17,2 ; 19,3 ; 19,4 ; 16,6 Iracundia opus est ad puniendum.
18 Pour cette raison et du fait que les adversaires forment un groupe anonyme (7,1 quidam), il
est peu vraisemblable que ces interlocuteurs expriment les préoccupations du destinataire de
Sénèque, comme le suggère Nussbaum (1994) 407.
19 Traduction Kaster : « some people think it best to control (temperare) anger, not to do away
with it, and to reduce it to a healthy mean (modum) by stripping away the excess while retain-
ing that without which action would slacken and the mind’s force and energy become dissipa-
ted ». En anglais, je proposerais de modifier la traduction de Kaster pour la rendre plus
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 63

Que les partisans de la métriopathie adoptent une conception aussi néga-


tive de l’émotion qu’ils veulent défendre est exceptionnel. D’ordinaire, ils par-
lent d’une émotion modérée qui est contenue dans une certaine limite, comme
on le voit en Tusc. 4,38. Dans cette œuvre, ils admettent également, plus loin,
que la colère doit être « élaguée » (Tusc. 4,46), mais cette idée est exprimée en
termes moins univoques que ceux employés en ira 1,7,1, et intervient à la fin
comme une exception légère à une évaluation positive, et non dès le début de
l’argument. Ces deux passages sont les seuls à ma connaissance dans lesquels
la colère métriopathique est conçue comme une forme réduite d’un état émo-
tionnel excessif dans son achèvement. Les péripatéticiens chez Philodème,
Περὶ ὀργῆς 6,31, ne mentionnent pas du tout la modération, et au contraire,
présentent la suppression de la colère comme une mutilation de l’âme :

ἐκτέμνειν τὰ νεῦρα τῆς | ψυχῆς φασι τοὺς τὴν ὀργὴν | καὶ τὸν θυμὸν αὐτῆς ἐξαι|ροῦντας,
ὧν χωρὶς οὔτε κό|λασιν οὔτ’ ἄμυναν εἶναι

Ils sectionnent les nerfs de l’âme », ceux qui retranchent sa colère et sa rage, sans lesquelles
il n’y a ni punition ni défense.20

Sénèque lui-même résume la position péripatéticienne d’une manière différente


dans d’autres contextes. C’est sans surprise dans la lettre 85, où la métriopathie
est introduite pour réfuter les syllogismes stoïciens et où la personne capable
de métriopathie est un sage, qui laissera nécessairement des passions naître en lui
mais seulement en de rares occasions et seulement jusqu’à un certain degré. Dans
la lettre 116, d’un autre côté, la question est discutée comme un thème d’enquête
philosophique (quaestio/πρόβλημα) spécifique, suivant la question de savoir « s’il
vaut mieux avoir des passions modérées (modicos) ou pas de passion (affectus) du
tout » (116,1). Ici, comme dans la lettre 85, l’éventail des émotions envisagées par
les tenants de la métriopathie se déploie entre zéro et un degré modéré, non pas
entre la modération et l’excès.
De plus, dans la lettre 116, la question est présentée comme une question
souvent posée (116,1 saepe quaesitum) parmi les philosophes. En ira 1,5,1, elle
est introduite à travers une dispositio21 qui en fait l’un de ces passages obligés

littérale, en particulier pour conserver l’image qui rappelle les concepts stoïciens de τόνος
and συνέχεια : « the agent mind lacks tension (languebit actio) and its energy will be dissol-
ved (resoluetur) ».
20 31,28–32 Indelli ; traduction D. Delattre et A. Monet in Delattre/Pigeaud (ed. 2010), modifiée ;
l’allusion est à Pl. rep. 411b. Delattre et Monet traduisent ἄμυναν par « vengeance » et omettent
le pronom possessif qui indique que la colère est un élément naturel de l’âme humaine.
21 D’une manière caractéristique des traités philosophiques, Sénèque résume les points déjà
couverts et introduit le suivant.
64 Jula Wildberger

pour compléter la partie théorique du traité, et rien n’indique qu’elle doive être
particulièrement importante. Bien au contraire, après la peinture terrifiante que
Sénèque brosse au début du De ira, et qui doit aussi avoir couvert la plupart des
pages perdues dans la lacune après 1,2,3, sa soudaine annonce : « maintenant
considérons si la colère est en accord avec la nature » (1,5,1 nunc quaeramus an
ira secundum naturam sit) crée un effet de surprise. Comment quiconque pour-
rait-il ne serait-ce qu’imaginer qu’une passion aussi monstrueuse puisse être na-
turelle ou utile de quelque manière que ce soit ? Dans le De ira la réponse paraît
évidente avant même que ne débute la discussion, et le tout premier passage re-
latif à la naturalité alléguée de la colère (1,5) confirme le lecteur dans l’idée que
la seule réponse envisagée est un « non » clair et net. La position de Sénèque et
celle de ses interlocuteurs sont beaucoup moins négatives dans la lettre 116. Là,
les défenseurs de la métriopathie affirment que certaines passions au moins sont
naturelles et même honorables (116,2), tandis que Sénèque lui-même admet que
toutes les passions connaissent un début d’une certaine manière naturel22 et
commencent timidement, avec respect. Tant Sénèque que ses adversaires péripa-
téticiens tiennent pour acquis que les passions ont un caractère scalaire et pas-
sent par divers degrés.23 Sénèque conteste l’idée que les passions puissent être
réellement naturelles ou d’une quelconque manière naturellement honora-
bles, mais comprend la confusion et offre une solution alternative stoïcienne.
Pour Sénèque, les passions sont des maladies (116,1 mediocritas morbi) et la mo-
dération est impossible (116,4). Néanmoins, au contraire de ira 1,7,1, la passion
n’est pas conçue comme un état d’extrême agitation, qu’il s’agit alors de réduire.
En fait, Sénèque et ses adversaires imaginent une personne qui n’est pas encore
en état passionnel, et en qui la passion prend graduellement naissance. Les péri-
patéticiens pensent qu’ils peuvent arrêter ce processus à n’importe quel stade ;
Sénèque prévient que « ce ‘certain point’ (aliquatenus) étend ses prétentions et
n’accepte pas de limite (accipit finem) là où tu voudrais en mettre » (116,4, tra-
duction Veyne (ed. 1993) modifiée).

22 116,2 initium uerecundum [. . .] et exorabile ; 116,3 a quodam quasi naturali fluere principio.
23 Dans la lettre 85 Sénèque combat l’idée qu’une personne vraiment courageuse éprouve la
passion de la peur (timor), mais non l’idée que la peur connaisse le plus et le moins (85,25
minus ; [scil. timore] leuiore).
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 65

2 Fonction de De ira 1,5–21 : expliquer la colère


en termes d’« impulsion excessive »
Brad Inwood (2014) 100 a déjà noté que Sénèque dans le livre I s’en prend à un
courant très particulier de l’aristotélisme : il observe « the absence of the argument
from natural teleology that stood out so sharply in Cicero’s treatment of this theme ».
En effet, notre étude vient de montrer que les partisans de la métriopathie en De
ira I ne s’appuient pas sur une affirmation comparable à la thèse défendue par les
péripatéticiens en Cic. Tusc. 4,43, posant que les passions sont un don de la na-
ture. Inwood conclut que Sénèque et Cicéron se rapportent à « different versions of
Peripatetic theory on the passions » (101) et que « the Peripatetics Seneca was reac-
ting to were less than profound » (102). Inwood trouve ainsi dans le livre I le témoi-
gnage de positions philosophiques adoptées effectivement par les successeurs
d’Aristote au premier siècle de notre ère, et, sinon un signe de déclin intellectuel,
du moins « indication [. . .] of the variety among Aristotelian ethical theories in the
ancient world » (102–103). Cette thèse n’emporte pas la conviction. Elle n’exagère
pas seulement le raffinement de ce qu’Inwood appelle « a Peripatetic invocation of
natural teleology » (94) dans les Tusculanae disputationes. Elle implique aussi que
tous les péripatéticiens du temps défendaient la métriopathie de la même manière,
ce qui est historiquement peu vraisemblable, ou que Sénèque argumenterait contre
un courant particulier porté par un philosophe donné, et qui plus est peu profond,
tout en ignorant le travail de son célèbre prédécesseur romain aux prises avec les
traces d’un tel argument téléologique. Comme nous l’avons vu, Sénèque lui-même
traite le sujet de façon différente selon les contextes, et, peut-on ajouter, varie
son argumentation selon l’émotion particulière dont il traite,24 de sorte que l’on
peut être raisonnablement assuré que les adversaires du livre I ne sont pas des
penseurs en chair et en os que Sénèque aurait lus ou entendus, mais des figures
de fiction philosophique.25
Aucun texte d’aucun auteur ni même de Sénèque ne donne à la métriopathie
péripatéticienne une telle coloration stoïcienne que ne le fait le livre I du De ira.
Ces adversaires ne prétendent même pas que la colère puisse être naturelle. C’est
Sénèque lui-même qui introduit la question en 1,5,1 sans mentionner quiconque

24 Cf. la documentation rassemblée par Ramondetti (2006). Sénèque se montre beaucoup


plus tolérant à l’égard des réactions émotionnelles portées par la sociabilité humaine, et il est
frappant que les exemples en ep. 116,2 soient la honte et le chagrin à la perte d’un ami.
25 Sur la question des sources cf. n. 10. Setaioli (1988) 141–152 montre que les mentions nomi-
nales d’auteurs (Aristote, Théophraste, Hiéronyme) ne sont sans doute pas des citations litté-
rales, et sont, dans le cas d’Aristote, des inventions. Inwood (2014) 98–99 parvient à la même
conclusion concernant Aristote et Théophraste.
66 Jula Wildberger

à la défense de la thèse qu’il réfute. L’interlocuteur en 1,6,1 ne soulève pas d’ob-


jection mais demande seulement une explication. Sa question, à savoir s’il n’y a
pas besoin de « correction » (castigatio), reçoit une réponse positive et sert à in-
troduire l’interprétation proposée par Sénèque de la loi pénale ainsi que les argu-
ments platoniciens qui suivent et contestent l’existence d’un désir naturel de
châtiment (poena).26 Comme on l’a déjà dit, c’est seulement après avoir pleine-
ment démontré que la colère n’est absolument pas naturelle que Sénèque intro-
duit une conception différente de la sienne, et les défenseurs de cette position
approuvent son évaluation de la colère à la fois comme une chose non naturelle
et comme une chose qui est toujours excessive si elle n’est pas réfrénée.
Ce qu’on lit en ira 1,7,1 n’est pas ce qu’Aristote ou tout autre péripatéti-
cien pouvait penser27 mais une position alternative artificiellement élaborée
par Sénèque pour servir ses propres intentions. La colère que ses adversaires sou-
haitent maintenir à un certain degré correspond de près à ce que Zénon définis-
sait comme une ὁρμὴ πλεονάζουσα (SVF 1,205), une « impulsion excessive » qui,
au témoignage de Cicéron, impliquait que l’impulsion était non naturelle parce
qu’elle « s’écarte par trop de l’équilibre naturel »28 et en ce sens aussi irration-
nelle, comme l’expliquait Chrysippe, parce qu’elle se détournait de la raison.29
Puisque Sénèque présente différemment la position péripatéticienne dans d’au-
tres œuvres et traite les objections avec sérieux et sans esprit de polémique égale-
ment dans le De ira,30 nous pouvons exclure que la position péripatéticienne ait
été déformée à seule fin de construire un repoussoir facile à réfuter. Il y avait
d’autres moyens, auxquels Sénèque recourut également avant et après ira 1,7–19,
plus efficaces pour convaincre de la perversité et de l’inutilité de la colère. En

26 Sur la distinction correspondante entre κόλασις et τιμωρία chez Platon, cf. Kalimtzis (2012)
40–41.
27 Sur les conceptions aristotéliciennes et péripatéticiennes des émotions, cf. par exemple Kons-
tan (2003) et Fortenbaugh (2008). Dans son commentaire au ch. 6 du Περὶ ὀργῆς de Philodème,
Indelli (ed. 1988) propose un recueil de passages tirés des œuvres d’Aristote à partir desquels la
position péripatéticienne a pu se développer. Inwood (2014) 91–92, 94 considère le débat sur
la métriopathie, et par voie de conséquence ses arguments clés, comme un développement pos-
térieur à Aristote, et s’appuie en ce sens sur l’idée que chez Aristote lui-même « no serious at-
tempt is made to define pathē for their own sake, let alone to give a fundamental justification for
them. Their basic characteristics and their presence in our lives are taken for granted » (94).
28 Cic. Tusc. 4,11 qui longius discesserit a naturae constantia.
29 Chrysipp. apud Galen. PHP 4,5,13 = SVF 2,479 κατὰ τὴν τοῦ λόγου ἀποστροφήν. Cf., par
exemple, Clem. Al. strom. 2,13,49,6 = SVF 3,377.
30 Par exemple, il reconnaît que les adversaires pourraient fonder leur argumentation sur la
base d’une psychologie dualiste, qu’il récuse (1,8,1). La richesse de détail de l’argumentation,
comprenant un nombre élevé de syllogismes, est en soi remarquable.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 67

fait, l’introduction de la métriopathie en termes stoïciens en 1,7,1 et toute la


longue discussion de la question servent à illustrer des points théoriques qui
sont de grande conséquence dans la pratique. Après les passages sur les défini-
tions de la colère et de l’irascibilité comme des espèces de passions, Sénèque
développe ensuite la conception universelle de la passion dans le sens stoïcien et
creuse la question de savoir ce que cela signifie que la colère, en tant que passion,
soit (a) non naturelle, (b) irrationnelle, et (c) constitue une impulsion excessive. À
cette fin, il introduit des formules et des descriptions connues par des discussions
de ces concepts par exemple dans le Περὶ παθῶν de Chrysippe, et il les enrichit
de nouveaux exemples. Puisqu’il développe la définition de la passion en général,
il commence avec des remarques générales applicables à n’importe quelle
passion (ira 1,7–8), comme le fait Cicéron en Tusc. 4,39–42 lorsqu’il discute
les justifications métriopathiques de toutes les passions avant de passer au
détail des passions particulières.
Toutefois, à la différence de Cicéron qui pose que toutes les passions « nais-
sent des racines de l’erreur » (Tusc. 4,57 ex errorum orta radicibus), Sénèque ren-
voie au livre II la discussion des origines de la colère et de ses aspects cognitifs.
Dans le livre I, il examine la passion et ses effets avec une stratégie explicative
dont on retrouve la trace dans une autre partie de l’œuvre de Cicéron, en Tusc. 4,
12–14. De même que la source stoïcienne de Cicéron pour ce passage31 explique
les définitions proposées par Zénon de la passion en comparant les mouvements
excessifs des passions irrationnelles avec les réponses mesurées des « affections
équilibrées » (constantiae) raisonnables, mouvements psychiques forts appelés
εὐπάθειαι ou bien εὐστάθειαι, tout de même Sénèque oppose-t-il le comportement
de la colère à l’action de la raison, ou, à l’occasion, du sage (uir bonus).32 Sa réfu-
tation de la métriopathie s’appuie sur deux thèses principales : (i) il est impos-
sible de contrôler la colère et d’agir de façon efficace et délibérée lorsqu’on est en
colère ; et (ii) la raison a d’elle-même assez de vigueur pour n’avoir pas besoin de
la colère afin de bien agir.33 Les deux aspects sont constamment entremêlés, mais
les arguments concernant la difficulté de contrôler la colère se concentrent dans
la première partie à propos de l’utilité supposée de la colère en contexte militaire
(7–11), tandis que le second point fait l’objet d’une élaboration particulière en lien
avec le rôle de la colère dans l’application de la loi et l’exercice du châtiment

31 Cf., par exemple, Graver (ed. 2002) 204 ; Lefèvre (2008) 302–305.
32 Ratio vs. ira : Braund/Gilbert (2003) 284, et, par exemple, 1,12,1–3 ; 14,1. Vertu et courage,
par exemple : 1,7,1 ; 1,9,1 ; 1,10,2 ; 1,11,8 ; 1,13,4–5 ; 1,17,1. La discussion de la métriopathie
chez Cic. Tusc. 4,38–57 est liée à la description du sage affranchi de toute passion (34–38).
33 La première thèse correspond à ce que Nussbaum (1994) 412 appelle « argument from ex-
cess », et la seconde à ce qu’elle appelle « motivational argument ».
68 Jula Wildberger

(12–19). Dans ce contexte, à partir de 1,12, la vigueur de la colère est mise en


contraste avec la faiblesse caractéristique de la personne passionnée (voir ci-
dessous, la section intitulée « faiblesse contre raison »), et cette idée sert alors à
miner la thèse que la colère soit un attribut de la grandeur d’âme (20–21).34

3 La notion en détail
Si mon interprétation de la visée de ira 1,7–21 est correcte, nous pouvons attendre
de ce texte qu’il nous livre d’importantes informations concernant la manière dont
un stoïcien du temps de Sénèque pouvait avoir compris les définitions de Zénon.
Je me concentrerai ici sur certains aspects d’une des énigmes les plus difficiles
que pose la théorie stoïcienne des passions : à savoir ce que Zénon a voulu dire
lorsqu’il a défini les passions comme des mouvements irrationnels de l’âme, étant
donné qu’une passion est un acte de la raison, comme du reste Sénèque le rap-
pelle avec insistance en ira 2,1–4. La structure de ira 1,7–19 suggère deux réponses
fondamentales : la passion est irrationnelle parce qu’elle n’obéit pas à la raison,
tout comme un soldat qui n’obéit pas aux ordres de son commandant, et elle est
irrationnelle parce que la personne passionnée agit sans raisons. Dans ce qui suit,
j’examinerai plus en détail des aspects de ces deux réponses. Je ne me propose
pas de démontrer l’orthodoxie de Sénèque ou son manque d’orthodoxie ou encore
son alignement sur une quelconque position particulière. Mon intention est d’exa-
miner les images pour elles-mêmes et de voir ce qu’elles nous apprennent.

3.1 La désobéissance à la raison

Chrysippe devait avoir consacré une part considérable de son Περὶ παθῶν à ex-
pliquer les différents sens d’ἄλογος dans la définition de Zénon. Tant dans les
fragments de cette œuvre que dans les exposés doxographiques on trouve la
formule ἀπειθὴς τῷ λόγῳ (« désobéissant à la raison »).35 De nombreux passa-
ges du livre I illustrent cette idée au moyen d’expressions qui peuvent être lues

34 Cf. en particulier 1,20,3 ueternosi et infelicis animi, imbecillitatis sibi conscii.


35 Cf. par exemple Chrysipp. apud. Galen. PHP 4,2,11 ; 4,2,12 τὸ γὰρ ἄλογον τουτὶ ληπτέον
ἀπειθὲς λόγῳ καὶ ἀπεστραμμένον τὸν λόγον ; 4,4,17 πᾶσαι γὰρ αἱ τοιαῦται κινήσεις τε καὶ κα-
ταστάσεις ἀπειθεῖς τε τῷ λόγῳ εἰσὶ καὶ ἀπεστραμμέναι· καθὸ καὶ ἀλόγως φαμὲν φέρεσθαι τοὺς
τοιούτους ; 4,6,43 ; Stob. 2,7,10, p. 88 ἀπειθῆ τῷ αἱροῦντι λόγῳ ; 2,7,10a, p. 89 ἀλλὰ τὸ μὲν
ἄλογον ἴσον τῷ ἀπειθὲς τῷ λόγῳ.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 69

comme des paraphrases de la formule grecque : seul se montrera utile le soldat


qui est capable de parere consilio, d’obéir à un plan ou de suivre un programme
d’action raisonné (ira 1,9,4) ; la colère est impatiens imperii rationisque, incapable
de se soumettre à un ordre et à la raison (10,4). La contumacia, le refus d’obéir à
tout commandement, est un trait essentiel (proprium) de la colère (9,2) :

Nam si exaudit rationem sequiturque qua ducitur, iam non est ira, cuius proprium est
contumacia ; si uero repugnat et non ubi iussa est quiescit sed libidine ferociaque prou-
ehitur, tam inutilis animi minister est quam miles qui signum receptui neglegit.

Si elle écoute la raison et va où elle est conduite, ce n’est déjà plus de la colère, qui est
rebelle par essence ; si elle regimbe et ne s’apaise pas quand36 elle en reçoit l’ordre, si elle
continue à marcher suivant ses caprices et sa fougue, c’est un aussi mauvais serviteur de
l’âme qu’un soldat qui ne tient pas compte du signal de la retraite.

Comme on le voit dans ce passage, Sénèque lie la désobéissance à l’idée d’ex-


cès, tout comme ses prédécesseurs stoïciens. La colère continue de se porter en
avant même lorsqu’elle reçoit l’ordre de s’arrêter. Elle ne convient pas aux sol-
dats car dans la bataille, les impetus, c’est-à-dire les mouvements d’élan aussi
bien que d’attaque, ou, selon la traduction de Kaster, les « aggressive actions »,
ne doivent pas être exubérants et « débordants » (effusi, cf. 7,1 quod redundat),
mais « contrôlés et obéissants aux ordres (oboedientes) » (11,1).

3.2 Un corps en chute libre et son contexte

Chrysippe, comme on sait, avait employé l’image du coureur pour illustrer sa


conception de l’irrationalité et de l’excès des passions.37 De même qu’un coureur
est incapable de s’arrêter à volonté instantanément car son corps le porte en
avant, de même l’homme passionné se laisse emporter et ne peut pas s’arrêter
quand il veut. Dans les paraphrases de Galien et d’autres passages, non pas toute-
fois dans les fragments propres de Chrysippe lui-même, on trouve l’idée que la
personne passionnée est comme un homme perdant le contrôle de son corps le
long d’une pente. En ira 1,9,4, le passionné est en chute libre. En ep. 116,6, la pas-
sion est un terrain glissant ; ici, elle est une pente raide (ira 1,9,4 uitiorum natura
procliuis). Il vaudrait certainement la peine de rechercher la signification de ces
variations, mais cette étude ne peut être conduite dans les limites de la présente

36 Kaster 2010 traduit : « is not still where », qui est grammaticalement possible aussi.
37 Chrysipp. Περὶ παθῶν 1 apud Galen. PHP 4,2,13–19 = SVF 3,462 ; Περὶ παθῶν 4 apud Galen.
PHP 4,2,24–31 = SVF 3,476 ; apud Galen. PHP 4,6,35–36 = SVF 3,478.
70 Jula Wildberger

contribution. Chez Sénèque, et même dans le De ira lui-même, on trouve la compa-


raison sous divers types, tandis que la variante présentant une personne qui chute
d’une hauteur se rencontre dans la discussion par Cicéron de la métriopathie
(Tusc. 4,41) à côté de la version offrant l’image de la pente (4,42). Selon toute
vraisemblance, le choix du corps tombant était motivé par la puissance rhéto-
rique de l’image plutôt que par quelque raison d’ordre psychologique, mais il
est en soi intéressant que Sénèque et Cicéron, ou leur source stoïcienne, ne se
soient pas sentis tenus de faire attention aux détails de l’image de Chrysippe
et au sens qui s’y attache.38
Jusqu’ici nous avons étudié des images qui confirment ce que l’on sait par
d’autres sources et illustrent des interprétations bien connues dans la littérature
primaire et secondaire. Mon intention est maintenant d’attirer l’attention sur des
images qui peuvent nous aider à comprendre différemment ou à clarifier des ques-
tions qui font l’objet de débats. En ce qui concerne le coureur de Chrysippe, par
exemple, ce n’est pas seulement la vive intensité de l’image qui est intéressante. Il
est également fructueux de considérer comment cette comparaison est insérée
dans l’imagerie de ira 1,7–8 dans son ensemble. À première vue, la suite des ima-
ges apparaît assez disparate, et en raison de l’ambiguïté des termes employés, il
n’est pas toujours possible de saisir exactement ce que l’auteur veut nous donner
à voir. Tout comme dans la comparaison avec l’homme tombant, une série d’ima-
ges évoque un objet en mouvement ; mais un autre flux montre un espace. L’objet
en mouvement et l’espace représentent tous les deux l’esprit, mais des idées diffé-

38 La référence au cap Leucade et l’allusion au suicide de Sappho en Tusc. 4,41 ne viennent


probablement pas de Cicéron, même s’il y a une connexion avec 4,34 et 72, comme le suggère
Pohlenz (ed. 1957) 2,73. Paraphrasant et commentant Chrysippe, Galien décrit une course en
pente (PHP 4,5,12 ἐπὶ τῶν εἰς τὸ κάταντες θεόντων) et une chute libre (Galen. PHP 4,2,31).
L’une des raisons de ce fait peut être que Galien avait connaissance d’autres versions de la
comparaison qui ont interféré avec sa lecture de Chrysippe. Quoi qu’il en soit, il faut aussi gar-
der à l’esprit que Galien souhaite introduire le poids (βάρος) comme facteur analogue aux par-
ties irrationnelles de l’âme. Cette idée peut remonter à Posidonius, si Galien cite ou au moins
paraphrase de façon fiable ce philosophe en PHP 4,3,5. Sénèque emploie l’image de la chute
également en ira 3,1,4–5 pour décrire le caractère particulier de précipitation de la colère par
contraste avec les autres passions (cf. également ira 3,2,6 ruinae modo ; 3,15,4 quae te praecipi-
tem ferebant). Le coureur le long d’une pente se rencontre en ep. 40,7, où Sénèque ne traite
pas des passions mais du rythme du discours. On peut toutefois soutenir que la précipitation
de l’orateur dans cette lettre illustre la précipitation déraisonnable en général. Une élaboration
détaillée de l’image chrysippéenne du coureur se trouve en ira 2,35,2. Sur la comparaison avec le
coureur, cf. par exemple Nussbaum (1994) 396–397 ; Inwood (2005) 47–48 ; Graver (2007) 67–70 ;
Kaufman (2013) 47–54. Bénatouïl (2006) 104 suggère un parallèle avec Arist. EN 1114a11–22, où
le lancer d’une pierre illustre une action dont on est responsable mais qui est irrévocable.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 71

rentes s’attachent à chaque type d’image. Les comparaisons avec l’espace illus-
trent ce qui se passe à l’intérieur de l’esprit lorsque les passions y sont « entrées ».
Cette entrée se produit lorsqu’une impression génératrice de passion (ou un pre-
mier mouvement involontaire tel que décrit en ira 2,1–4)39 est acceptée par assen-
timent (συνκατάθεσις). Ceci est la « décision » (κρίσις), que Chrysippe identifiait
avec la passion même, tandis que Sénèque l’appelle iudicium et uoluntas dans sa
discussion de ce phénomène en ira 2,1–4.40 Dans le livre I, Sénèque ne s’intéresse
pas au processus, c’est-à-dire à la manière dont les passions « entrent » dans l’es-
prit, ou à ce qu’elles peuvent être avant de s’y produire. Il s’agit d’un langage figu-
ratif, mais Sénèque prend soin de préciser, en ira 1,8,3, que les passions au sens
propre n’existent pas hors de l’esprit ; elles ne viennent à être que lorsqu’elles ont
été acceptées à l’intérieur. Ce qui retient l’attention en ira 1,7 et 8 est ce qui se pro-
duit une fois que l’assentiment a été donné.

3.3 L’esprit comme un objet en mouvement

Les images d’un objet en mouvement illustrent les conséquences pour l’esprit tout
entier, et ainsi pour toute la personne. L’esprit devient commota mens, un esprit
dérangé,41 et excussa, « secoué » au sens où la personne serait désormais privée
de raison.42 En même temps, on peut tout aussi bien lire cette image en un sens
plus littéral, c’est-à-dire au sens où l’esprit est mis violemment en mouvement, et
ou bien se projette lui-même vigoureusement en avant ou bien est projeté avec
force par quelque chose.43 L’ambiguïté est intentionnelle dès lors qu’elle révèle le
sens véritable du langage psychologique ordinaire : dès lors que l’esprit s’est laissé
mettre en mouvement de la sorte, d’une manière qui échappe à son contrôle, il n’a
plus d’autre choix que de se soumettre à ce qui le pousse (1,7,3 ei seruit quo impel-
litur). À cette image fait suite l’analogie avec la personne qui tombe, analogie cen-
sée montrer que la colère est de ces choses telles qu’une fois qu’on les a admises,
« leur force nous entraîne et ne nous permet plus de rétrograder » (1,7,4). En plus
d’une chute, le mouvement est aussi décrit comme le fait de ferre transuersos »

39 Cf. en particulier ipsisque repugnare seminibus en ira 1,8,1, et Inwood (2005) 48, ainsi que
47–51 qui offre une interprétation moniste de l’imagerie présente dans l’ensemble de cette sec-
tion du De ira.
40 Cf. aussi ira 1,8,1 (uoluntate nostra) et les autres passages que M. Graver a rassemblés dans
son résumé des principales thèses de 1,7–8 dans sa contribution au présent volume.
41 Cf. OLD s.v. commotus 1.c, mais également 2 « Angry, annoyed, irritated ».
42 Cf. OLD s.v. excutio 3, Sen. Controu. 1,7,16 mihi excussa mens est.
43 Cf. OLD s.v. excutio 6 et 7.
72 Jula Wildberger

(1,8,1), « to carry us off course » dans la traduction de Kaster, c’est-à-dire un mou-


vement qui porte non seulement dans la mauvaise direction mais aussi dans une
direction dangereuse, puisque le rétablissement du cours normal est appelé un
« retour à la sécurité » (ad salutem recursus). Toutes ces images ont en commun de
parler de l’esprit comme d’un tout, considéré comme l’équivalent de la personne,44
et de dire qu’il devrait y avoir une forme de contrôle, ce qui n’est plus le cas. Au
lieu de cela, la passion est maintenant la force dominante, mais la manière dont il
faut se figurer précisément cela demeure incertaine et diffère d’une image à l’autre
selon les variations de la nature du mouvement.45 La seule certitude est que la pas-
sion est responsable du mouvement incontrôlable de l’esprit (et de la personne).

3.4 L’esprit comme un espace occupé

Les images qui présentent l’esprit comme un espace illustrent la façon dont l’es-
prit perd le contrôle de son propre mouvement. L’« entrée » des passions est pré-
sentée comme une occupation. L’esprit a une frontière, les passions peuvent être
empêchées de la franchir, et à l’intérieur de cet espace se tient un dirigeant (1,7,2
rector), la raison, à qui « les rênes sont données » (1,7,3). On voit habituellement
là une allusion au char de l’âme,46 et même si je n’exclus pas que tel ou tel lecteur
ancien y ait aussi pensé, le contexte direct de l’image parle de séparation spatiale,
de sorte que les « rênes » doivent être lues comme une métaphore du gouverne-
ment de la raison en général. En tout cas, si l’on regarde l’imagerie d’un objet en
mouvement dont il vient d’être question, il n’y a pas place pour des chevaux, et le
rôle de la raison est décrit d’une manière incompatible avec celui d’un aurige :
l’objet en mouvement mentionné aussitôt après est poussé et non tiré ; si une
âme-aurige devait se mêler avec des passions-chevaux, elle devrait alors soit de-
venir cheval elle-même soit inviter les chevaux à bord du char.
Le schéma de base des comparaisons est le suivant : la raison, le dirigeant –
ou nous-même47– admet la passion que la raison aurait pu tenir à l’écart.

44 Cf. 1,7,4 nos rapiunt, mais ensuite animus, si in iram […] se proiecit. Transuersos en 8,1 ren-
voie au sujet du verbe précédent incidamus.
45 Mouvoir, projeter et pousser (impellitur) en 7,3 ; ravir et entraîner (rapiunt) en 7,4 ; être
emporté (rapiat) vers le bas par le « poids » de l’esprit qui « s’est jeté lui-même » dans les
passions et suivant la propre pente de la passion (7,4) ; « emporter et faire dévier » (ferre trans-
uersos) en 8,1.
46 Cf. par exemple le commentaire de Kaster/Nussbaum (ed. 2010).
47 Cf. les expressions passives en 8,1 suivies de incidamus ; semblablement, dans la même
section : ubi semel affectus inductus est iusque ille aliquod uoluntate nostra datum est.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 73

En conséquence, la raison (le dirigeant) et les passions se trouvent maintenant


dans le même espace, qui est l’esprit. Une fois à l’intérieur de l’esprit, les passions
deviennent plus puissantes que le dirigeant, tandis que la raison, de son côté, est
affaiblie par la présence des passions. Dans la première image (7,2), on peut pen-
ser à un territoire occupé avec un dirigeant incapable de prendre le contrôle des
forces étrangères. Dans la seconde image (7,3), la raison – par sa propre activité,
comme le montrent les verbes actifs – s’est mêlée aux passions et contaminée
elle-même par ce contact, de sorte qu’elle n’a plus de pouvoir (potens). L’image
semble être celle du fait de rejoindre un groupe, comme en ep. 7,2, par exemple,
ou de permettre à un groupe de s’approcher au lieu de le tenir à distance.48 Dans
la troisième image, la passion est introduite dans l’esprit par nous49 et y fait ce
qu’il lui plaît. Dans la dernière image, la plus spectaculaire, la passion est l’en-
nemi qui a occupé une cité et « ne se laisse pas limiter par un vaincu » (8,2). C’est
sans doute dans la continuité de cette image qu’il faut, en 8,3, imaginer la raison
« envahie et étouffée par les vices » et incapable de se relever (resurgere). On at-
teint le point culminant du mouvement par lequel les passions apparaissent sans
cesse plus puissantes et la raison de plus en plus faible. Au début, on a affaire à
un dirigeant qui ne peut pas contrôler les nouveaux occupants ; puis il perd son
pouvoir et la passion agit sa guise ; enfin, la raison devient captive.
De façon remarquable, toutefois, les images ne suggèrent pas que la pas-
sion puisse exercer la suprématie sur l’esprit. L’esprit est occupé et la raison
opprimée, tandis que les passions suivent leur caprice, mais il n’y a pas d’autre
pouvoir que la raison qui puisse être chargé de gouverner ou diriger l’esprit. En
conséquence, les mouvements que nous avons analysés dans la section précé-
dente sont aussi chaotiques que les diverses manières dont les passions mettent
l’esprit en mouvement selon les différentes images.50
Ces images présentent un autre trait frappant. Dans chaque cas, on observe
que la domination des passions se développe en deux étapes une fois qu’elles
sont entrées dans l’espace : les passions sont d’abord admises – puis elles pren-
nent possession du territoire ;51 la raison se mêle aux passions – puis se corrompt

48 Dès lors que summouere signifie souvent écarter autrui de son chemin (OLD s.v. 1), on
peut même se figurer le char de l’âme avançant à travers une foule de passions et la raison, l’au-
rige, laissant les passions se tenir sur son chemin pour monter à bord du char. Cependant, dans
ce cas également, une interprétation dualiste ferait difficulté, car un dualiste identifierait plutôt
les passions avec les chevaux et non pas avec des badauds ou des passagers à bord du véhicule.
49 1,8,1, cité supra n. 47.
50 Cf. supra n. 45.
51 7,2 admittere/admissa – se in possessione posuerunt.
74 Jula Wildberger

elle-même ;52 on laisse entrer la passion et une forme de droit lui est accordé –
en suite de quoi elle fait ce qu’elle veut et non pas seulement ce qui lui est permis
(8,1) ; l’ennemi n’est pas contenu strictement de l’autre côté de la frontière (a pri-
mis finibus) et entre dans le territoire – puis « passe les portes » de la cité à l’inté-
rieur de ce territoire (8,2). Ce phénomène suggère que Sénèque a conçu le
développement de la passion en deux étapes, comme on le trouve précisément
décrit en ira 2,4,1. Après le premier mouvement involontaire qui n’est pas encore
une passion et correspond aux passions attendant à l’extérieur de l’espace d’être
admises à l’intérieur,53 la passion prend son essor54 en deux étapes :

[Est] alter [motus] cum uoluntate non contumaci, tamquam oporteat me uindicari cum
laesus sim, aut oporteat hunc poenas dare cum scelus fecerit ; tertius motus est iam impo-
tens, qui non si oportet ulcisci uult sed utique, qui rationem euicit.

(Il y a) un second (mouvement) accompagné d’une volonté qui n’est pas encore récalci-
trante : c’est l’idée qu’il faut que je me venge, puisque j’ai été lésé, et qu’un tel doit être
puni, puisqu’il a commis un crime ; le troisième est déjà désordonné, il veut se venger non
pas s’il le faut, mais de toute façon ; il triomphe de la raison.55

L’imagerie spatiale peut aussi éclairer une question soulevée par le débat sur la
faiblesse de la volonté dans le stoïcisme. Comme le montre Jörn Müller dans son
étude doxographique détaillée,56 les historiens de philosophie et leurs sources
tendent à distinguer deux manières dont les stoïciens peuvent avoir conceptualisé
le fait que l’on agisse intentionnellement contre ce qu’on regarde comme meilleur
pour soi. Selon l’un des deux modèles, l’esprit oscille entre un état intentionnel et
un autre, basculant rapidement entre différentes passions ou bien entre un état
passionnel et un état plus calme. À première vue, ira 1,8,2–3 semble conforter ce
modèle de l’oscillation. Sénèque y rejette une psychologie dualiste dans laquelle
l’esprit (animus, au sens d’une partie directrice de l’âme) et les passions se tien-
draient dans des parties localement séparées,57 et il insiste sur le fait que les « pas-
sions58 et la raison sont des changements de l’esprit en mieux ou en pire ». Cela

52 7,3 miscuit se – inquinauit.


53 Cf. supra n. 39.
54 2,4,1 efferantur, qui rappelle le terme de Chrysippe ἐκφέρεσθαι, examiné ci-dessous dans
la section sur la symétrie. Cf. Sorabji (1998) et Sorabji (2000) 61–62 sur ce parallèle et d’autres
entre la description du troisième mouvement et le vocabulaire chrysippéen des passions.
55 Traduction Veyne (ed. 1993) modifiée.
56 Müller (2009) 167–179 ; sur Sénèque, cf. aussi Müller (2014).
57 8,3 non [. . .] separatas ista sedes suas diductasque habent.
58 8,3 affectus, le mot peut tout aussi bien être singulier. Le prédicat singulier mutatio est peut
s’expliquer par accord avec le sujet le plus proche, phénomène fréquent dans la syntaxe latine.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 75

rappelle la manière dont Plutarque expose le monisme stoïcien dans sa discus-


sion de l’impulsion excessive et de l’irrationalité des passions, disant ceci :

Kαὶ νομίζουσιν οὐκ εἶναι τὸ παθητικὸν καὶ ἄλογον διαφορᾷ τινι καὶ φύσει [ψυχῆς] τοῦ λο-
γικοῦ διακεκριμένον, ἀλλὰ τὸ αὐτὸ τῆς ψυχῆς μέρος, ὃ δὴ καλοῦσι διάνοιαν καὶ ἡγεμονι-
κόν, δι’ ὅλου τρεπόμενον καὶ μεταβάλλον ἔν τε τοῖς πάθεσι καὶ ταῖς καθ’ ἕξιν ἢ διάθεσιν
μεταβολαῖς κακίαν τε γίνεσθαι καὶ ἀρετήν, καὶ μηδὲν ἔχειν ἄλογον ἐν ἑαυτῷ.

Ils ne croient pas que la faculté passionnelle et irrationnelle soit distincte de la faculté ra-
tionnelle par une différence de nature, mais que c’est la même partie de l’âme qu’ils appel-
lent précisément intelligence et faculté directrice qui change et se transforme du tout au
tout dans les états passionnels et les changements dus à ses états graduels et non-graduels,
et qu’elle devient vice ou vertu, sans qu’il y ait rien d’irrationnel en elle.59

Toutefois, Plutarque parle de vice et de vertu, c’est-à-dire de l’état global de l’âme,


qui est constitué par les passions qui surviennent (ἐν [. . .] πάθεσι) et d’autres
états, tandis que Sénèque décrit un changement en mieux ou en pire (in melius
peiusque), c’est-à-dire un état amélioré ou bien une détérioration de l’âme, mais
non la bonté ou le mal non-graduels mentionnés par Plutarque, qui sont en fait
des qualités de l’esprit tout entier et des qualités mutuellement exclusives. Dans
les images offertes jusqu’ici, la raison est présente à l’intérieur avec les passions,
détrônée, impuissante et submergée par « le mélange des éléments mauvais » et
la « confusion » (confusio) qu’ils engendrent (8,3), mais cependant bel et bien là.
Si Sénèque imagine un esprit passionné contenant une ou plusieurs passions et
avec elles en même temps la raison, le changement doit être partiel lorsqu’il écrit
que « l’esprit [. . .] lui-même devient passion » (8,2). C’est parfaitement possible
dans l’usage stoïcien, où une action est conçue comme l’esprit accomplissant
cette action, ou bien une pensée comme l’esprit formant cette pensée, un stoïcien
n’excluant pas la possibilité de tâches multiples et de plusieurs pensées entrete-
nues en même temps.60 Cela signifie que Sénèque conçoit ici la faiblesse de la vo-
lonté sous la forme de ce que Müller appelle le « modèle de la persistance » : les
passions et la raison coexistent en même temps, mais les passions déterminent le
mouvement de l’esprit.61

59 De uirtute morali 441c = SVF 3,459 (traduction Dumortier/Defradas (ed. 1975) modifiée).
60 Cf. par exemple Wildberger (2006) vol 1 : 90–91 sur Sen. ep. 113, l’image sénéquienne de
l’esprit en ep. 84,9–10 comme un chœur harmonieux de multiples voix, ou les raisons de Chry-
sippe pour rejeter le terme de τύπωσις (Sext. Emp. math. 7,229–231 = SVF 2,56).
61 Cf. également Kaufman (2013) sur la psychologie chrysippéenne des passions comme une
forme du modèle de la persistance « by appealing to the Stoic conception of reason as an
extended, material thing and arguing that certain parts of reason may contain, or rather sim-
ply be, distinct and conflicting evaluative beliefs and perhaps even impulses » (166). Dans
76 Jula Wildberger

3.5 Symétrie

L’excès de la ὁρμὴ πλεονάζουσα était aussi entendu comme excès quantitatif


au sens où l’impulsion dépasse (ὑπερβαίνει) la limite quantitative déterminée
par la « droite raison », comme on le trouve, par exemple, dans les définitions
de la maîtrise de soi (ἐγκράτεια).62 C’est ce que Chrysippe s’efforçait d’expliquer
avec son analogie du coureur. Il désigne également le phénomène avec le
terme ἐκφέρεσθαι, qui exprime le fait que la personne passionnée est entraînée
au-delà d’une limite donnée, et explique :

Oἰκείως δὲ καὶ ὁρμὴ πλεονάζουσα λέγεται εἶναι τὸ πάθος, ὡς ἄν τις ἐπὶ τῶν ἐκφερομένων
κινήσεων πλεονάζουσαν κίνησιν εἴποι, τοῦ πλεονασμοῦ ἐν αὐτῇ γινομένου κατὰ τὴν τοῦ
λόγου ἀποστροφήν καὶ τὸ ἄνευ τοῦ πλεονασμοῦ τούτου σωστικόν. Ὑπερβαίνουσα γὰρ τὸν
λόγον ἡ ὁρμὴ καὶ παρὰ τοῦτον ἀθρόως φερομένη οἰκείως τ’ ἂν πλεονάζειν ῥηθείη καὶ
κατὰ τοῦτο παρὰ φύσιν γίγνεσθαι καὶ εἶναι ἄλογος.

La passion est aussi appelée de façon appropriée impulsion excessive, comme on peut dire
de mouvements emportés qu’il s’agit de mouvements excessifs, l’excès en question se pro-
duisant en accord avec le fait de se détourner de la raison et avec le fait que ce qui est
exempt d’un tel excès est salutaire. Car d’une impulsion qui outrepasse la raison et s’em-
porte d’un mouvement précipité contraire à la raison on peut dire de façon appropriée
qu’elle est excessive, qu’elle naît contrairement à la raison et qu’elle est irrationnelle.63

Chrysippe dit également que l’impulsion est excessive parce qu’elle « outrepasse
la symétrie naturelle des impulsions », ou, comme le dit Clément d’Alexandrie
résumant la même idée, « tend au-delà des mesures conformes à la raison ».64
L’image sénéquienne de la catapulte illustre cette idée, en montrant comment
une impulsion raisonnée prend naissance (9,1) :

l’imagerie de Sénèque, toutefois ce n’est pas la raison qui est étendue mais l’esprit avec la
raison à l’intérieur.
62 Διάθεσις ἀνυπέρβατος τῶν κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον φανέντων. Cf. Diog. Laert. 7,93 = SVF
3,265 ; Stob. 2,7,5b2, p. 61 Wachsmuth = SVF 3,266 ; Clem. Al. strom. 2,18,80,4 = SVF 3,275 ;
Sext. Emp. math. 9,153 = SVF 3,274 ; Gourinat (2007) 225–227. Cf. également Chrysippus apud
Galen. PHP 4,6,29,6 ἔτι τοῦ παραινοῦντος λόγου αὐτοῖς ὑπερβατικοὺς ὄντας, μᾶλλον δ’ οὐδ’ὅ-
λως ὑπομονητικοὺς ἀκοῦσαί τινος τοιούτου.
63 Galen. PHP 4,5,13–14 = SVF 3,479.
64 Galen. PHP 4,2,14 = SVF 3,462 κατὰ τοῦτο δὲ καὶ ὁ πλεονασμὸς τῆς ὁρμῆς εἴρηται, διὰ τὸ
τὴν καθ’ αὑτοὺς καὶ φυσικὴν τῶν ὁρμῶν συμμετρίαν ὑπερβαίνειν ; Clem. Al. strom. 2,13,59,6 =
SVF 3,377 πάθος δὲ πλεονάζουσα ὁρμὴ ἢ ὑπερτείνουσα τὰ κατὰ τὸν λόγον μέτρα, ἢ ὁρμὴ
ἐκφερομένη καὶ ἀπειθὴς λόγῳ.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 77

Quotiens impetu opus est, non irascitur sed exsurgit et in quantum putauit opus esse
concitatur remittiturque, non aliter quam quae tormentis exprimuntur tela in potestate
mittentis sunt in quantum torqueantur.

Chaque fois qu’il lui faut de l’élan, elle ne s’irrite pas, elle s’élève ; dans la mesure où elle le
juge nécessaire, elle s’anime ou se calme ; il en est d’elle comme des traits que lancent les
catapultes ; le servant peut à son gré en régler la portée.65

Le phénomène ici décrit procède en deux étapes : d’abord la raison calcule la


tension nécessaire à l’action (noter le parfait putauit), tout comme l’artilleur
vise la cible, et ensuite elle engage une impulsion proportionnée à ce qui est
requis pour atteindre la cible. La dernière phrase de la comparaison – in quan-
tum torquentur – admet deux interprétations. Dès lors que le verbe a pour objets
les missiles, et non pas la catapulte, le sens de « lancer (des missiles) » (OLD s.
v. torqueo 9.a) doit être le sens premier. Toutefois, ce lancer résulte de la torsion
de la catapulte (OLD 1.c), et en ce sens Kaster traduit-il par « calibrate the cata-
pults’ torque ». Même si cette traduction semble inexacte parce que l’objet du
verbe est le missile lui-même, il est vraisemblable que le verbe ait été choisi
pour rappeler au lecteur la manière dont les missiles sont lancés et évoquer
l’idée de tension créée ou relâchée pour ajuster la portée de la catapulte à la
distance requise. Le même calibrage est à l’œuvre dans l’âme, et que ce soit là
le parallèle important à mettre en lumière est en outre souligné par la récur-
rence de l’expression in quantum appliquée aux deux formes de calibrage.

3.6 Faiblesse contre raison

Une passion irrationnelle met en œuvre une impulsion qui n’est pas proportion-
née à ce qui serait requis pour atteindre son but. Elle s’emporte trop loin, au-delà
de sa cible, tout comme les barbares ou soldats animés d’une ardeur excessive et
dès lors conduits à la défaite qu’invoque Sénèque pour illustrer l’idée d’une pas-
sion désobéissant à la raison, ou bien comme les juges qui infligent des châti-
ments excessifs. Toutefois, l’impulsion passionnée peut aussi se relâcher avant
que la cible n’ait été atteinte, une forme de faiblesse que Sénèque met en lumière
en ira 1,17,6–7. Un juge enflammé de colère sur-réagit d’abord puis se détend ra-
pidement, avec ce résultat qu’il impose des châtiments différents en violation de
la justice, simplement parce que sa colère s’est atténuée. Sénèque conclut que
cette passion « en tout est inégale : tantôt elle court plus loin qu’il ne faudrait,

65 Traduction Veyne (ed. 1993). Fin de phrase : littéralement, le servant décide à quelle dis-
tance (in quantum) les traits sont lancés.
78 Jula Wildberger

tantôt elle se tient en deçà de ce qu’elle devrait, car elle se laisse aller, juge capri-
cieusement, ne veut pas écouter [. . .] » (17,7).
En pointant la faiblesse comme cause de la colère et du comportement in-
cohérent qu’elle engendre, Sénèque fait allusion au principe selon lequel les
opinions qui constituent la passion sont des « assentiments faibles » émanant
de la constitution faible, facilement influençable d’un esprit incohérent.66 Un
tel assentiment est donné facilement, lorsque l’esprit cède par faiblesse, et
cesse rapidement, toujours par faiblesse. L’idée est d’abord introduite en ira
1,12,4.67 En réponse à la thèse de Théophraste selon laquelle le sage réagira
avec colère à l’agression d’un des siens, Sénèque rétorque que ceux qui se met-
tent en colère dans un tel cas éprouvent les mêmes émotions face aux circons-
tances les plus insignifiantes, et il explique :

Non pietas illam iram sed infirmitas mouet, sicut pueris, qui tam parentibus amissis fle-
bunt quam nucibus.

Ce n’est pas la piété filiale qui fait naître leur colère, c’est leur faiblesse, comme chez les
enfants qui pleureront de même pour avoir perdu leurs parents ou des noix.

En un mot, ce n’est pas le fait considéré qui produit la colère. L’agent n’a aucune
bonne raison d’être dans cet état, et il en va de même avec la colère qui est trop
faible pour se maintenir. Alors que la colère s’arrête sans raison ou bien lors-
qu’elle est repoussée par une passion qui la compense (17,4–7), la raison, elle, se
comporte avec cohérence (17,3) :

Nam cum iudicauit aliquid faciendum, in eo perseuerat ; nihil enim melius inuentura est
se ipsa quo mutetur ; ideo stat semel constitutis.

En effet, lorsqu’elle a jugé qu’une chose était à faire, elle s’y acharne ; car elle ne croit pou-
voir rien trouver de mieux qu’elle-même pour la faire changer ; aussi s’en tient-elle à ce
qu’elle a une fois établi.

La raison a une raison de faire ce qu’elle fait ; à défaut d’une meilleure raison –
qui elle-même proviendrait également de la raison – elle suit son but. Une pas-

66 Cic. Tusc. 4,15 ; Stob. 2,7,10, p. 88–89 Wachsmuth ; Görler (1977). – Que Sénèque pense ici
à un concept technique de faiblesse est confirmé par le fait qu’il fasse allusion en passant à sa
contrepartie théorique la « fraîcheur », lorsqu’il qualifie de recentior la passion dans sa plus
grande intensité juste après son éclosion, employant ainsi l’adjectif recens par lequel Cicéron
avait rendu le terme stoïcien πρόσφατος ; cf. par exemple Graver (ed. 2002) 117–120, et cf. Sen.
Helu. 1,2 ; 18,4 ; ep. 49,1.
67 Cf. par exemple ira 1,13,5 ; 1,20,3.
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 79

sion, inversement, est sans but et sans raison.68 À l’opposé du défaut de réflexion
(temeritas) qui caractérise la colère, la vertu considère très attentivement ce qu’il
convient de faire avant de « marche[r] lentement et après mûre réflexion » (11,8).
Au contraire de la personne en colère qui est « folle » (amens), le sage juge, anti-
cipe et agit conformément à son devoir (12,2 ; 1,12,5). La colère ne persévère pas
seulement dans ses jugements erronés, restant sourde à la raison (1,17,7–19,1),
comme le montre le contre-exemple du juge rationnel, le comportement de la co-
lère n’est d’emblée même pas justifié par une quelconque raison. Le juge ration-
nel a considéré attentivement les preuves et sait exactement pourquoi il impose
tel ou tel châtiment,69 tandis que le juge en colère veut seulement punir quel-
qu’un. Pour reprendre l’image de la catapulte70, la personne passionnée tire sans
viser parce qu’elle n’a pas de cible à viser. Elle veut seulement tirer et atteindre
quelque chose.

3.7 Le troisième mouvement

Pour conclure, je souhaite porter plus loin l’analyse et soutenir l’idée que, dans sa
discussion de la métriopathie, Sénèque met en lumière le troisième mouvement
décrit en ira 2,4,1, celui qui correspond à la seconde et dernière étape dans les
analogies spatiales examinées plus haut.71 Nous avons vu précédemment que la
colère est représentée comme un état particulièrement dangereux et nocif, les
tenants de la métriopathie eux-mêmes reconnaissant qu’il s’agit d’une impulsion
excessive (section 2). L’introduction du livre I et la riche moisson d’images,
d’exemples saisissants et de comparaisons entre la raison et la colère confortent
la même idée. Qui plus est, en ira 1,9,4 Sénèque lui-même introduit une distinction
explicite entre deux états de l’esprit :

Nam si quis poenam exigit non ipsius poenae auidus sed quia oportet, non est adnume-
randus iratis.

Car si quelqu’un inflige un châtiment sans être avide de l’infliger, mais parce qu’il le faut, il
n’y a pas lieu de le mettre au nombre des gens irrités.

Les termes ici employés ressemblent à ceux que l’on trouve dans la description
des deuxième et troisième mouvements de ira 2,4,1. Des deux états, celui qui

68 Ira 1,10,3 inconsulta res et sine ratione.


69 Ira 1,14–16 ; 1,18,1–2 ; 1,19,5–8 ; cf. également 1,6,1–4.
70 Cf. supra p. 76.
71 Cf. p. 74.
80 Jula Wildberger

est semblable au deuxième mouvement de 2,4,1 est explicitement distingué de la


passion de la colère examinée en ira 1,7–19. En 1,9,2 Sénèque affirme que la co-
lère est récalcitrante (contumax), tandis que le second mouvement en 2,4,1 est
accompagné d’une volonté qui n’est pas récalcitrante (uoluntate non contumaci).
Diverses solutions ont été avancées pour résoudre l’apparente contradiction.72
Celle-ci est immédiatement résolue si on accepte l’idée, que je propose, que la
colère – au moins dans notre passage – est conçue plus étroitement juste comme
le plus excessif des deux mouvements de colère de 2,4,1.73 Et de fait, dans toute
cette section, la colère et le désir des personnes en colère ne sont pas décrits
dans les termes plus subtils des définitions données en ira 1,2,3b, dans la section
perdue reconstruite à partir du De ira de Lactance. En ira 1,5–20, comme dans le
passage cité ci-dessus, la colère est plutôt cupiditas poenae, un simple désir de
châtiment ou de vengeance.74 Pourtant, il y a une petite différence.75 Encore une
fois, Sénèque ne répète pas une idée sans l’adapter au contexte spécifique : en
ira 2,4,1, il est clair que le jugement constitutif du deuxième mouvement est faux
et que l’individu l’ayant assenti est un fou avec des idées erronées concernant ce
qui se passe et ce qu’on devrait faire, et conformément à ce contexte Sénèque
décrit une transition du second au troisième mouvement organique et presque
nécessaire. Par contre, le contexte de ira 1,9,4 n’indique pas le contenu de l’im-
pression motivante et ainsi n’exclut pas la possibilité qu’il y ait un devoir, qu’il
soit raisonnable et approprié (καθῆκον) à cet agent d’appliquer un châtiment,
comme dans les cas discutés dans ira 1,5.76
Ces éléments nous permettent de prendre position par rapport à une thèse
récente sur la nature du troisième mouvement. Selon Richard Sorabji, Sénèque

72 Nussbaum (1994) 419 n. 25 ; Graver (2007) 125–132 avec autres références.


73 Vogt (2006) 70 identifie le second mouvement au mouvement désobéissant à la raison en
2,3,4 et soutient que l’un et l’autre ne sont pas encore de la colère.
74 Ira 1,5,3 Ira […] auida poenae est ; 6,4 non quia delectetur ullius poena ; poenae appetens ;
6,5 adfectu cui poena uoluptati est ; 12,5 Nullus enim affectus uindicandi cupidior est quam ira ;
17,5 quae nihil aliud quam crudelitatem ac noua genera poenarum uersauerat. Dans ce contexte
il peut être significatif que Sénèque ne cite pas la définition complexe d’Aristote en Rhet. 2, qui
est plus proche et susceptible d’avoir influencé celle donnée par Posidonius (ira 1,2,3b), mais
une version plus simple, dérivée du De anima, qu’il traduit par cupiditas doloris reponendi et
décrit comme similaire à la définition stoïcienne (cf. la discussion détaillée de Setaioli (1988)
141–147). Cette définition est plus proche du contenu du troisième mouvement de 2,4,1 que
du second mouvement qui est plus complexe, de sorte que de ce point de vue également les
adversaires de 1,7–19 peuvent être d’accord avec la conception de la passion discutée dans
cette section.
75 Je remercie Ermanno Malaspina d’avoir attiré mon attention sur cette différence.
76 Sénèque dit oportet me pour traduire la formule καθήκει μοι (Wildberger (2006) 712 n. 832).
De ira 1,5–21 La raison et la colère : la réfutation de la métriopathie dans le De ira 81

interprète « la désobéissance à la raison comme une étape chronologiquement


postérieure dans l’émotion qui suit les jugements erronés », c’est-à-dire les opi-
nions constitutives de la deuxième étape de ira 2,4,1 ; à ce point, le sujet n’est pas
seulement dans l’erreur, mais « veut (uult) en désobéissance même à cet exercice
erroné de la raison ».77 David Kaufman suit la suggestion de Sorabji mais est en
désaccord sur le contenu du troisième mouvement et explique autrement son ori-
gine. Selon Sorabji, la nouvelle opinion passionnelle à cette troisième étape est
« je dois me venger, quoi qu’il arrive » (61), avec utique remplaçant si oportet
(« s’il le faut »).78 Contre cette lecture, Kaufman suggère que le contenu du troi-
sième mouvement est seulement l’idée « je dois me venger » et que c’est la
conclusion des croyances impliquées dans le deuxième mouvement.79 Il n’est pas
nécessaire de « vouloir » outrepasser la raison explicitement, parce que la per-
sonne en colère croit
simply « I must be avenged, » and not « I must be avenged because I have been harmed »
or « I must be avenged because it is right for me to be avenged. » [. . .] the occurrent be-
lief in question, « I must be avenged, » is already resistant to countervailing reasons in
virtue of its not being coupled with the impassioned agent’s reasons for holding it.80

Je souhaiterais avancer une proposition ultérieure : le troisième mouvement


suit le deuxième, mais ne constitue pas la conclusion des « croyances impli-
quées dans le deuxième mouvement » (122). Le deuxième mouvement consiste
en une seule croyance, l’opinion que la vengeance doit être exercée ou un châti-
ment infligé parce qu’une injustice ou un crime a été commis. Ce qui distingue
le deuxième mouvement du troisième est le fait que la même croyance y est en-

77 Sorabji (2000) 61.


78 Des interprétations différentes du troisième mouvement sont proposées par Margaret Gra-
ver et Chiara Torre dans ce livre. Teun Tieleman, lui aussi, souligne le problème de base, no-
tamment que la distinction de Sénèque semble être sans parallèle et loin de l’orthodoxie
stoïcienne connue de nos autres sources. Ramondetti (1996a), en fournissant encore plus de
doxographie, propose de lire le troisième mouvement en quelque manière comme, pour ainsi
dire, la conclusion pratique du deuxième mouvement, étant donné que pour elle le troisième
mouvement est l’exécution de l’acte envisagé – « l’attuazione della vendetta » (21) – tandis
que le deuxième mouvement consiste en l’addition du moment obligatoire – « l’idea della ‘do-
verosità’ » (19). Pourtant, cette interprétation ignore (i) le fait que le devoir ou bien l’aspect
motivant (τὸ κινητικόν, Stob. 2,7,9b, p. 88 Wachsmuth = SVF 3,169) est déjà présent dans l’im-
pression rationnelle selon la théorie stoïcienne suivie par Sénèque dans les épîtres (ep. 113,18
et 117,13) ; elle ignore aussi une autre spécificité de cette théorie, notamment que (ii) l’assenti-
ment est constitutif de l’acte de façon qu’il y aurait peu de sens à distinguer l’exécution de ce
dernier dans un débat sur la responsabilité de l’agent pour ses mouvements.
79 Kaufman (2014) 122. Cf. également Kaufman (2013).
80 Kaufman (2014) 122.
82 Jula Wildberger

tretenue pour une raison, aussi fausse fût-elle. Le troisième mouvement émerge
du deuxième lorsque cette raison est oubliée. La personne passionnée ne peut
plus viser comme l’artilleur avec sa catapulte parce qu’elle ne sait plus ce
qu’elle doit au juste viser. C’est pourquoi elle se précipite sans plan et sans idée
claire de ce qu’elle doit faire.81 Dès lors que la passion n’a plus aucune raison,
il n’est plus question pour elle d’écouter la raison. Tout cela fait que la colère
en tant que ce troisième mouvement à son dernier degré est irrationnelle, sans
raisons, et donc ne peut ni ne doit être retenue à aucun degré, comme Sénèque
le soutient en ira 1,7–21.

81 Vogt (2006) 69, 73.


Chiara Torre
De ira 2,1–17
La nature et l’habitus de la colère
1 Introduction
La section du livre II du De ira qui occupe les chapitres 1–17 est conçue par
Sénèque comme une introduction au traité proprement dit sur la prévention et
la thérapie de cette passion, qu’il développera à partir du chapitre 18.1
Ma lecture de ces chapitres a pour origine une remarque de Giancarlo Maz-
zoli, où il affirme que la structure du De ira et du De clementia sont spéculaires :
« In esatta corrispondenza speculare col De clementia, anche nel De ira la
prima parte del l. II è quella precisamente deputata a esaminare nei primi quat-
tro capitoli la natura del uitium (II 2, 1, quid sit ira); e in prosieguo, fino alla
diuisio di II 18, il suo habitus ».2 Si la relation entre les deux œuvres a souvent
été utilisée comme instrument critique pour réinterpréter le De clementia, carac-
tériser la structure de l’œuvre qui précède chronologiquement (De ira) sur la
base d’un écrit postérieur (De clementia) est quelque peu abusif ; cette analogie
nous permet néanmoins d’avancer dès maintenant l’hypothèse d’une structure
générale bipartite de ira 2,1–17, à savoir l’examen successif de la natura de la
colère (2,1–4) et de son habitus (2,5–17). Cet examen, à son tour, est subdivisé
en nécessaire, utile et naturel, selon un cadre compatible avec ira 1,5–12, où
Sénèque discute d’une part du caractère naturel ou non de la colère, d’autre
part de son utilité ou non utilité, et où il aborde également la question de la
nécessité de la colère, mais en répartit pour ainsi dire le traitement entre la
question de la naturalité et celle de l’utilité.3

1 Le début de la section des remedia est indiqué par Sénèque dans ira 2,18,1 quoniam quae de
ira quaeruntur tractauimus, accedamus ad remedia eius.
2 Mazzoli (2003) 136.
3 Selon l’hypothèse de J. Wildberger (p. 65–68 dans le présent volume), dans ira 1,5–12, par le
biais de la polémique contre la metriopatheia des Péripatéticiens (ou plutôt contre des adver-
saires qui ne sont pas des penseurs en chair et en os mais des figures de fiction philosophique),
Sénèque proposerait une illustration inductive de la conception stoïcienne de la passion en gé-
néral et de ses principes fondamentaux. Entre les livres I et II du De ira, on pourrait donc recon-
naître une correspondance spéculaire du type suivant : dans le livre I, la définition implicite des
principes universels de la passion est communiquée au moyen d’une polémique spécifiquement
philosophique ; dans le livre II, la définition explicite et spécifiquement philosophique de la pas-
sion est suivie d’un examen mené d’un point de vue prioritairement orienté vers le sens commun
universel, et non d’une polémique philosophique au sens technique du terme.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-006
84 Chiara Torre

2 Proposition de structure
Reprenons maintenant l’hypothèse de structure articulée et homogène pour
l’ensemble de la section de ira 2,1–17 que j’ai déjà présentée dans le Schéma
reconstitutif (p. 3–4) :
(A) La nature de la colère – L’approche « logique »
2,1,1–2 : Prologue (définition de la quaestio et définition de genre littéraire) ;
2,1,3–4 : la colère comme processus (I) : genèse et phases de développe-
ment (synthèse) ;
2,2,1–3,5 : la colère comme processus (II) : genèse et phases de développe-
ment (analyse) ; doctrine des προπάθειαι ;
2,4 : la colère comme processus (III) : genèse et phases de développe-
ment (synthèse) ;
2,5 : de la natura à l’habitus.
(B) L’habitvs de la colère – L’approche « esthétique » et les paradigmes dra-
matiques [habitus = travestissement/s de la colère]
2,5 : Ira vs. feritas [la colère travestie en tyran] : démasquage selon le critère
de la nature ;
2,6–16 : ira vs uirtus (la colère travestie en uirtus) : démasquage selon trois
critères :
2,6–10 : le critère du decorum ;
2,11 : le critère de l’utile ;
2,12–16 : le critère de la natura ; ars vs natura ;
2,17 : le paradoxe sur le sage-comédien.

Avant de procéder à la présentation des articulations de ce schéma, il est


opportun d’apporter une mise au point méthodologique. Je ne me livrerai pas
à un examen minutieux des sources sur le plan historico-philosophique, mais
je compte au contraire rester fidèle au critère déjà expérimenté par Paola
Ramondetti dans son analyse des livres II–III du De ira, c’est-à-dire se concen-
trer « esclusivamente sull’analisi del testo, al fine di giungere a scorgerne la
struttura e determinarne, se possibile, l’unità di composizione sull’unica base
di motivi interni all’opera ».4
Je m’attarderai en particulier sur la technique expressive utilisée par
Sénèque dans les chapitres consacrés à l’analyse de la genèse de la colère : si

4 Ramondetti (1996a) 10 n. 6 ; 26.


De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 85

Ramondetti emploie l’expression « technique cinématographique »,5 je parle-


rai plutôt d’un « diagnostic par l’image ».
La passion est pour ainsi dire soumise à un dépistage que l’on peut comparer
à notre échographie. Sénèque avance dans l’analyse en agrandissant les détails
et en cadrant les foyers du mal selon différents angles, afin d’en comprendre la
genèse, les dynamiques de développement et les formes, ainsi que le sens dans
lequel pourrait évoluer la maladie.
Analyser cette technique particulière de Sénèque est essentiel pour éviter
les malentendus exégétiques : car les incohérences présumées imputées par dif-
férents chercheurs à la reconstruction sénéquienne du processus de formation
de la colère pourraient être, au moins en partie, le résultat d’une technique
d’argumentation rien moins que naïve.
C’est Sénèque lui-même qui me suggère cette comparaison anachronique
quand, au début du livre II,6 il recourt à l’analogie entre le traité (disputatio)
proprement dit et le corps humain et affirme que le moment est venu de struc-
turer son discours en suivant un développement organique qui part des os, des
tendons et des articulations, c’est-à-dire des éléments de soutien internes, pour
structurer la facies et les lignes extérieures, dont dépendent la beauté et le color
ultimus qui, entre toutes choses, enchante le regard.
Il s’agit d’une comparaison délicieusement rhétorique (qui renvoie probable-
ment au color du style, à la nervure des argumenta, au squelette des partitiones),
qui, comme nous le dirons bientôt, est également significative par rapport à la
structure du livre ; mais c’est en premier lieu une invitation à développer une ins-
pection attentive de l’intériorité humaine, à faire descendre (demittere) le regard
jusqu’à sonder les os et les nerfs, comme si, par l’intermédiaire de cette « échogra-
phie », nous pouvions retrouver, non seulement dans le corps de l’œuvre mais
aussi à l’intérieur de l’organisme malade de celui qui est affecté par la passion de
la colère, les traces d’un système psychologique et physiologique d’où repartir
pour rendre à l’organisme même son intégrité, gravement menacée par la colère.
Au début du livre II, Sénèque semble donc annoncer de façon programma-
tique une espèce de recomposition, à partir de la structure intérieure de l’homme,
de ce portrait défiguré de l’homme en colère, qui émerge de façon effrayante au
début du livre I du notre dialogue.7

5 Ramondetti (1996a) 81.


6 Sen. ira 2,1,1–2.
7 Sen. ira 1,1,3–4. Cf. aussi 2,35,3–6.
86 Chiara Torre

Nous pouvons alors affirmer que le livre II du De ira commence sous le signe
de la « tyrannie du regard » : avec une telle expression8 je voudrais entre autres
choses rappeler la dimension esthétique au sein de laquelle je tenterai de mener
mon analyse. Dans plusieurs pages du De ira, fortement connotées au sens visuel
et spectaculaire, on a voulu reconnaître les racines de l’imaginaire tragique de
Sénèque ; et cette remarque vaut également pour certains passages de la section
que nous examinons. Pour ce qui concerne, plus spécifiquement, les quatre pre-
miers chapitres du livre II, j’oserais affirmer que c’est en eux que réside le noyau
génératif d’une poétique sénéquienne – entendue comme « théorie poétique » –
qui connaîtra ensuite des développements plus aboutis dans les œuvres suivantes.

3 Le prologue
À la benignior materia du livre I (une matière « plus fertile »), Sénèque oppose
d’emblée l’exilitas des arguments qu’il s’apprête à traiter dans le livre II. Il me
semble révélateur, à ce propos, de renvoyer à un passage du second livre des
Naturales Quaestiones – une des rares occurrences de exilitas et exilis dans
l’œuvre de Sénèque –, où l’auteur décrit la force cachée, mais irrésistible, des
minuscules racines qui poussent entre les fentes des rochers. Même au risque
de surinterpréter, j’aime à croire que le passage de cette œuvre plus tardive ren-
voie, dans le prologue du livre I du De ira, au moins un reflet de cette image
tirée de l’observation du règne de la nature : une image en parfaite adéquation
avec la thématique des initia irae (ces commencements très ténus qui trouvent
leur place in commissura animi et qui, s’ils n’en sont pas immédiatement extir-
pés, sèment la ruine et la destruction).9
Pour en revenir à exilis, tout aussi significatif est le rapprochement, proposé
par de nombreux commentateurs, avec un passage du De finibus de Cicéron,10 où
cet adjectif caractérise de manière polémique l’argumentaire des Stoïciens, dont
l’exposition se révèle excessivement subtile même lorsqu’elle a pour objet la uis
uirtutis.

8 Qui renvoie au titre d’un livre consacré, il y a plus de vingt ans, au caractère visuel de l’écri-
ture sénéquienne : Solimano (1991).
9 Nat. 2,6,5–6. Il convient d’observer que l’image est adoptée en tant que preuve scientifique
de l’intentio spiritus, c’est-à-dire de cette force unitaire de l’air qui assure sa cohésion à l’uni-
vers tout entier, à ses parties et à l’organisme humain. Le thème n’est donc pas très éloigné du
versant physique de la théorie stoïcienne des passions, dont la cause est attribuée à l’insuffi-
sante tension du pneuma qui parcourt l’hégémonique (cf. SVF 3,473).
10 Cic. fin. 4,3–7.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 87

En effet, le thème de la polémique contre les arguties dialectiques mais


aussi contre l’excessive complication (subtilitas) de certains problèmes philoso-
phiques sur lesquels débattaient les Stoïciens, est notoirement présent dans les
œuvres de Sénèque.11
Si la confrontation avec le passage du De finibus est certes pertinente, il me
semble toutefois que, dans le prologue du livre II du De ira, le motif polémique
contre les subtilités dialectiques stoïciennes importe moins que la volonté de fournir
une indication précise de genre philosophique : la disputatio que Sénèque entend
maintenant inaugurer, serait-ce avec une pointe de malaise intellectuel, s’inscrira
dans la partie de la logique, dont elle partage justement l’extrême exilitas.
Cela est confirmé précisément par la comparaison citée plus haut12 (et d’as-
cendance posidonienne) entre les trois parties de la philosophie et les éléments
d’un organisme vivant : les parties du corps humain mises en relation avec les
thèmes qui seront abordés dans ira 2,1–17, os, tendons et articulations (les fir-
mamenta de tout l’ensemble, essentiels aux fonctions vitales, bien que minime
speciosa uisu), désignent précisément la logique (tandis que le sang correspond
à la physique et l’âme à l’éthique). Il s’agit, à mon sens, d’un geste programma-
tique qu’on ne peut ignorer : Sénèque veut s’inscrire à plein titre dans la tradi-
tion stoïcienne ; il fait donc précéder le traité proprement thérapeutique et
éthique par son (petit) Περὶ παθῶν, qui entre de plein droit dans la partie lo-
gique ; car comme en témoigne Galien, parmi les écrits de Chrysippe consacrés
aux passions, trois étaient de caractère logique, tandis que le quatrième, soi-
gneusement distingué des autres, portait le titre de Thérapeutique ou Éthique.13
Pour conclure l’analyse du prologue, il est significatif d’observer que les indices
programmatiques jusqu’ici mis en évidence ramènent à un modèle cicéronien, et
plus précisément au livre IV des Tusculanes : livre qui, selon l’affirmation expli-
cite de son auteur, avait pour ambition d’être le premier Περὶ παθῶν en lan-
gue latine (disputatio de animi perturbationibus), écrit dans le but d’exposer

11 Cf. par exemple ep. 113,1 (cette lettre constitue le pendant, sur le versant de la doctrine de
l’action, de la théorie sénéquienne de l’impetus et de l’adsensus présente dans le livre II du De
ira). C’est précisément le terme disputatio, associé à cauillatio, sophisma, syllogismus, quaes-
tiuncula, qui dans l’œuvre de Sénèque indique l’exercice de la dialectique et de la logique,
qualifié de captieux et d’excessivement recherché (ep. 45,5 uerborum cauillatio [. . .] captiosae
disputationes [. . .] acumen ; 45,8 captionibus [. . .] sophismata ; ep. 48,5 interrogationes ;
102,20 cauillatoribus [. . .] disputationibus [. . .] arguta ; ep. 108,12 syllogismis et cauillationibus
[. . .] acuminis ; ep. 111,1–2 sophismata [. . .] cauillationes [. . .] quaestiunculas.
12 Cf. supra n. 6.
13 Galen. PHP 5,7,52–53 = SVF 3,461, p. 113,6–8 καὶ κατὰ τὰ περὶ παθῶν συγγράμματα, τά
τε τρία τὰ λογικὰ καὶ τὸ χωρὶς αὐτῶν ἰδίᾳ γεγραμμένον ὑπ’ αὐτοῦ, τὸ θεραπευτικόν τε καὶ
ἠθικὸν ἐπιγραφόμενον.
88 Chiara Torre

de façon plus ample les théories obscures élaborées par Chrysippe et les Stoï-
ciens (tu tamen, ut soles, dices ista ipsa obscura planius quam dicuntur a
Graecis), même avec la conscience que la thérapie des passions ne pouvait
faire l’économie d’une analyse ardue de leur répartition et de leur définition
(spinae partiendi et definiendi).14
À ce propos, le terme disputatio, que Sénèque emploie précisément au
début du livre II (ira 2,1), me semble indiquer bien sûr, et de façon évidente, le
rappel à la logique stoïcienne, mais en tant qu’elle est filtrée par le modèle de
la disputatio cicéronienne et de son legs culturel et rhétorique, qui consiste
dans le dicere dilucide les parties obscures des contenus de la doctrine.15
Considérons en particulier le passage qui conclut la section du livre IV, où
Cicéron lui-même affirme qu’il a affronté avec les rames de la dialectique la navi-
gation le long des côtes rocheuses du Stoïcisme :16 ce passage (comme celui que
je viens de paraphraser, qui ouvre la même section) semble avoir tracé le pro-
gramme des premiers chapitres du livre II du De ira. Comme Cicéron avant lui,
Sénèque entend en effet se lancer dans un Περὶ παθῶν préliminaire au traité sur
la prévention et la thérapie de la colère, pour définir le noyau essentiel de la

14 Cic. Tusc. 4,9–10 « Quia Chrysippus et Stoici cum de animi perturbationibus disputant, ma-
gnam partem in his partiendis et definiendis occupati sunt, illa eorum perexigua oratio est qua
medeantur animis nec eos turbulentos esse patiantur, Peripatetici autem ad placandos animos
multa adferunt, spinas partiendi et definiendi praetermittunt. Quaerebam igitur utrum panderem
uela orationis statim an eam ante paululum dialecticorum remis propellerem ». « Isto modo
uero ; erit enim hoc totum quod quaero ex utroque perfecto ». « Est id quidem rectius ; sed post
requires, si quid fuerit obscurius ». « Faciam equidem ; tu tamen, ut soles, dices ista ipsa obscura
planius quam dicuntur a Graecis ».
15 Affirmer que le livre IV des Tusculanes représente une source du De ira sur le plan des conte-
nus peut paraître banal depuis l’étude approfondie de Setaioli (2003) ; ce qui l’est moins, c’est de
remarquer le rôle structurel que ce modèle joue par rapport aux premiers chapitres du livre II. En
ce sens, l’idée même que la colère puisse devenir le thème monographique d’un Περὶ παθῶν pour-
rait venir à Sénèque précisément de Cicéron : non seulement l’analyse spécifique de cette passion
occupe une portion significative du livre IV des Tusculanes (43–53), mais surtout, lorsqu’il en ré-
dige la conclusion et veut faire la synthèse de sa thèse essentielle, à savoir que les passions nais-
sent d’une opinion erronée de l’âme, c’est justement sur la colère que Cicéron s’arrête avec une
insistance particulière (4,79 quibus cognitis quis est qui dubitet quin hic quoque motus animi [c.-à-d.
ira] sit totus opinabilis ac uoluntarius ? [. . .] unde intellegi debet perturbationem quoque omnem
esse in opinione). Beaucoup plus prudente, voire plutôt sceptique quant à une influence directe de
Ciceron sur Sénèque, est M. Graver dans le présent volume (infra p. 336–338).
16 Cic. Tusc. 4,33 habes ea quae de perturbationibus enucleate disputant Stoici, quae λογικὰ
appellant, quia disseruntur subtilius. Ex quibus quoniam tamquam ex scrupulosis cotibus
enauigauit oratio, reliquae disputationis cursum teneamus, modo satis dilucide dixerimus pro
rerum obscuritate.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 89

théorie stoïcienne des passions ; cette section introductive, dans les intentions
de l’auteur, doit être rangée dans le genre logique de la philosophie en raison de
son contenu doctrinal et de l’extrême subtilité dialectique qui lui est propre.

4 Ira 2,1–4 : un Perì pathôn de poche


L’ensemble de la disputatio menée par Sénèque dans ira 2,1–4 entend ré-
pondre de manière articulée à la question de la genèse de la colère, afin de
savoir si celle-ci naît d’un jugement ou d’un mouvement irrationnel (iudicio an
impetu). Aux passages de Cicéron désormais identifiés comme matrices proba-
bles, nous pouvons ajouter un autre endroit du livre IV des Tusculanes,17 où l’au-
teur observe comment la classification stoïcienne extrêmement scrupuleuse des
passions répond à l’exigence de montrer non seulement à quel point ces derniè-
res sont mauvaises (uitiosae), mais surtout combien elles dépendent de nous
(quam in nostra sint potestate) ; et il affirme que l’effort de définition soutenu par
les Stoïciens est pleinement cohérent avec la conception selon laquelle toute pas-
sion résulterait du jugement et de l’opinion.
En effet, le travail de définition de la colère qu’entreprend Sénèque n’a pas
pour but, lui non plus, de montrer à quel point une telle passion est uitiosa (ce
projet était celui de la benignior materia et du facilis decursus du livre I), mais si
et jusqu’où celle-ci peut être en notre pouvoir.
Le traité qui se développe dans les quatre premiers chapitres du livre II
remplit donc, dans les intentions de Sénèque, la fonction d’un Περὶ παθῶν ca-
nonique mais de forme brève, une sorte de Περὶ παθῶν de poche, en somme,
adapté à la structure monographique du De ira. Et, comme déjà chez Cicéron,
la disputatio à proprement parler technico-philosophique de Sénèque, sertie
comme elle l’est au centre de l’ensemble du dialogue, se diffuse dans un cadre
argumentatif thérapeutique et prophylactique de plus ample envergure, un
texte de vulgarisation accessible, dans son ensemble, aux non spécialistes.
Je vais maintenant procéder à l’analyse des quatre premiers chapitres, en
synthétisant, à l’aide de tableaux d’ensemble (huit tableaux, distribués sur qua-
tre chapitres), les différentes séquences de l’argumentation sénéquienne ; ces
séquences correspondent à des phases successives du processus de formation
de la colère, ou plutôt illustrent, selon des cadrages différents et en recourant à
des stratégies visuelles variées, une phase particulière ou certaines parties de
celle-ci. En parcourant les séquences, nous remarquerons que certains termes

17 Cic. Tusc. 4,14.


90 Chiara Torre

récurrents (par exemple impetus, uoluntas, motus, adfectus et leurs dérivés)


sont progressivement affinés et, pour ainsi dire, polis du point de vue séman-
tique : comme si l’auteur, au fur et à mesure de son examen, procédait à un
calibrage contextuel de plus en plus précis des instruments d’investigation qui
se révèlent peu à peu nécessaires pour une correcte opération de diagnostic
dans tel ou tel moment de l’analyse.
Cet aspect de l’argumentation sénéquienne n’a pas été jusqu’ici considéré à
sa juste valeur, ce qui a donné à certains exégètes une impression d’ambiguïté
lexicale, et donc conceptuelle, de la part de l’auteur. Sur ce plan, les modernes
ont pu reprocher à Sénèque les défauts que Posidonius, en tout cas selon l’in-
terprétation de Galien (qui partage son avis), imputait à Chrysippe, l’accusant
justement d’utiliser de façon imprécise et ambiguë des termes comme κρίσις,
ὁρμή, δόξαι dans sa définition des passions.18 À mon sens, l’étrange coïnci-
dence entre les critiques antiques adressées à Chrysippe et les reproches moder-
nes à Sénèque n’en est pas une ; je soupçonne plutôt que le témoignage
transmis par Galien porte précisément la trace d’une « question terminolo-
gique » – très vive dans le milieu de l’école stoïcienne et au-delà – qui toucha,
entre autres, le traité de Sénèque sur la genèse et le développement des pas-
sions. Le problème, à ce que nous pouvons comprendre, devait résider précisé-
ment dans les nombreux cas d’homonymie, c’est-à-dire de termes utilisés dans
des acceptions multiples, que Chrysippe n’avait pas résolus de façon adéquate
dans son exposition, et qui étaient donc le signe, pour ses adversaires, de sa
mauvaise foi ou de son impéritie ; mais qui, en fait, devaient constituer le prin-
cipal instrument argumentatif auquel Chrysippe confiait son magistère sur ce
point spécifique dans les trois livres logiques consacrés au thème des passions.
Ce qui en fait foi, à mon avis, est précisément cet effort attentif de précision
terminologique que, comme j’essaierai de l’illustrer, Sénèque met en œuvre
dans les premiers chapitres du livre II : il s’agit pas à mon avis d’une tentative
de restituer, serait-ce avec tous les risques afférents – et, il faut aussi le dire,
avec des résultats qui ne sont pas toujours limpides et cohérents – la polyva-
lence sémantique de certains instruments lexicaux et conceptuels hérités du
magistère de Chrysippe, et probablement considérés par Sénèque comme des
instruments indispensables pour son enquête diagnostique.

18 SVF 3,462 [3] = Galen. PHP 4,2 p. 240,18–23.


De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 91

4.1 Ira 2,1,1–4

4.1.1 L’incipit de la colère : iudicio vs impetu

L’antithèse posée par Sénèque dès le début, pour savoir si la colère naît du ju-
gement ou d’un mouvement, est argumentée en trois étapes successives : I) pre-
mière quaestio (à caractère général) ; II) deuxième quaestio (l’énonciation de la
première cause de la colère, la species oblata iniuriae) ; III) énonciation de la
thèse stoïcienne (la colère dépend du iudicium).

Tableau n° 1 : L’incipit de la colère.

iudicium Impetus

I , iudicio impetu

, <non> sua sponte quaerimus quemadmodum pleraque quae


moueatur intra nos insciis oriuntur

II , illo adsentiente Iram quin species oblata


speciem ipsa statim sequatur
moueatur iniuriae moueat non est
et non accedente animo
dubium
excurrat
sed [. . .] quaerimus

III , nihil illam per se


[L’impetus est définitivement
audere sed animo nobis placet
exclu]
adprobante

4.1.2 Première définition du processus de développement de la colère

Avec le § 4 du chapitre 1, pour démontrer (nam) la thèse stoïcienne énoncée ci-


dessus (nobis placet nihil illam per se audere sed animo adprobante), le processus
de développement de la colère est scandé en deux phases (a1 ; a2) et présenté
presque au ralenti (on notera l’effet retardateur du génitif de pertinence post-

19 Ici le terme est utilisé dans le sens générique d’« impulsion », de mouvement non ra-
tionnel. Par la suite, comme nous le verrons bientôt (p. 93–94), le terme prendra des accep-
tions plus spécifiques.
20 Je recueille l’ajout au texte de Ramondetti (ed. 1999) 85.
21 Allusion aux mécanismes de formation des propatheiai (cf. ira 2,2–3 et infra chapitre 4.2.).
22 Ipsa est une correction de Gercke (ipsam mss.), que Reynolds reprend, bien qu’avec cir-
conspection, dans l’apparat critique.
92 Chiara Torre

posé : speciem capere acceptae inuriae) : la nature composite elle-même de ce


processus suggère que la colère ne peut pas dépendre d’un impetus simple et in-
volontaire, mais plutôt d’une autre cause plus complexe (b).

Tableau n° 2 : Première définition du processus de la passion.

a) , Nam speciem capere acceptae iniuriae b) , non est eius impetus qui sine
et ultionem eius concupiscere (proposition uoluntate nostra concitatur. Ille
sur les bienfaits et les maux) simplex est, hic compositus et plura
continens
a) , et utrumque coniungere nec laedi se
debuisse et uindicari debere (proposition
d’opportunité)

Si nous observons maintenant dans le détail les points a1) et a2) du schéma, nous
constatons de manière assez évidente, bien qu’elle s’exprime sous une forme
condensée, l’analyse bi-propositionnelle du jugement constitutif de la passion,
soutenue par une structure logico-linguistique précise (utrumque coniungere).23
L’expression utrumque coniungere semble, au contraire, indiquer une struc-
ture bi-propositionnelle au carré. Celle-ci peut en effet se référer, d’une part, au
fait de conjuguer « horizontalement » les deux parties dont est constituée la
proposition d’opportunité (a2), qui à son tour reproduit la structure double de
la proposition sur les bienfaits et les maux (a1) ; mais d’autre part, elle peut
signifier aussi la possibilité de rattacher « verticalement » chacune des deux
parties dont est constituée la proposition d’opportunité à leurs propositions res-
pectives sur le mal ou le bienfait.

23 Donini (1995a) 206–207 (même si la référence de Donini concerne ira 2,4,1) et, renvoyant
spécifiquement à ira 2,1,4, Vogt (2006) 69–73. Mon interprétation (qui voit dans ce passage la
description d’une structure bi-propositionnelle « au carré » du jugement de celui chez qui s’en-
gendre la colère) met l’accent en particulier sur la référence à l’élément de la douleur, que
Vogt également voit présent, fût-ce implicitement, dans la description du primus motus (ira
2,4,1, cf. infra paragraphe 4.4.1) : « At the same time, the starting-point of anger is a judgment
about being wronged, and by naming the indignation which hits us, Seneca arguably does not
neglect the painful element of anger. Even though he does not use the term ‘pain’ in his detai-
led analysis, it seems clear that the indignation is a negative type of experience. Thus Seneca
remains true to the Stoic classification which steers clear of mentioning pain or pleasure in the
definitions of desire and fear. Nevertheless, his elaboration of the first movement, where we
experience indignation as a result of perceiving a wrong done to us, seems to acknowledge the
negative experiences of anger » (Vogt (2006) 71–72).
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 93

Tableau n° 2a : La structure bi-propositionelle de la passion.

a) speciem capere acceptae iniuriae = on a) ultionem eius concupiscere = on déclare
déclare la présence attestée d’un mal l’attente d’un bienfait (ultio)
(iniuria accepta)

coniungere
utrumque
utrumque coniungere
coniungere
utrumque

a) nec laedi se debuisse = on déclare a) et uindicari debere = on déclare la


(implicitement) la nécessité d’une certaine nécessité d’une certaine réaction émotive,
réaction émotive (la douleur pour le tort le désir de vengeance
reçu)

Si on examine maintenant le point b) du schéma exposé plus haut, on voit


émerger une importante distinction à propos du concept d’impetus, déjà pré-
sent dans le § 1 : s’il était alors à comprendre au sens général de mouvement
indépendant de notre volonté, par opposition à iudicium, ici Sénèque distingue
entre deux types d’impetus, le simplex et le compositus :

Tableau n° 2b : Les deux types d’impetus.

b) non est eius impetus qui sine uoluntate nostra concitatur : cf. Tableau n°  (I)

ille simplex est hic compositus et plura continens: cf. Tableau n°  (a, a);
cf. Tableau n° 

Cette dichotomie fonctionne comme une sorte de zoom : Sénèque agrandit


l’image pour nous faire percevoir plus exactement la nature de l’impetus et, sur-
tout, déplace la perspective par rapport au tableau initial, encore trop rigide. En
effet, l’origine de la colère est progressivement rattachée à l’impetus, mais non
plus entendu comme mouvement involontaire (comme il était défini ci-dessus,
par opposition à iudicium), mais plutôt perçu désormais comme une structure
composite, qui commence à se révéler, à partir de ce moment, beaucoup plus

24 Le mal est le dolor qui résulte du fait d’avoir reçu une iniuria.
25 Du concept que l’on n’aurait pas dû subir un dommage, on déduit qu’il est approprié
d’éprouver de la douleur pour le tort infligé.
94 Chiara Torre

similaire au iudicium que l’on aurait pu s’y attendre jusqu’ici. Le livre II s’est
ouvert sur la distinction fondamentale, mais encore rigide et simplifiée, entre
iudicium et impetus ; ensuite, menant un approfondissement conceptuel du
terme impetus, Sénèque arrive à cette importante acquisition théorique que le
iudicium est un impetus à tous les effets, mais de type composite et complexe
(compositus et plura continens).26

4.1.3 Deuxième définition du processus de développement de la colère

En concluant cette première partie de son exposition, Sénèque énonce exhaustive-


ment dans le § 4 la thèse de son école et, usant d’expressions conformes à la ter-
minologie stoïcienne,27 place au centre du processus l’acte d’assentiment comme
condition sans laquelle28 tous les mouvements de l’âme, c’est-à-dire les représen-
tations qui la touchent physiquement, ne peuvent se développer en passions :

Tableau n° 3 : Deuxième définition du processus de la passion.

1,4 intellexit aliquid φαντασία ὁρμητική 1,4 haec non possunt fieri nisi animus eis quibus
indignatus est tangebatur

1,4 damnauit assentiment 1,4 adsensus est

1,4 ulciscitur ὁρμὴ λογικὴ

Tout l’effort de Sénèque dans le chapitre 1, comme il l’a dit lui-même depuis le
début, consiste donc à mettre en évidence l’élément distinctif de la doctrine
stoïcienne des passions : les passions sont des mouvements volontaires de
l’âme, dont l’individu est totalement responsable.29

26 Cf. SVF 3,377 avec Ramondetti (1996a) 21–22. Du point de vue stoïcien, il n’y a pas de
contradiction, parce que le jugement est une espèce d’impulsion : une fois posé le monisme
psychologique, il s’ensuit que tous les mouvements de l’âme sont des mouvements de la rai-
son. Cf. Ioppolo (1995) 27.
27 Ioppolo (1995) 49–51.
28 On notera, à ce propos, la structure argumentative haec non possunt fieri nisi animus […]
adsensus est.
29 Ioppolo (1995) 26.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 95

4.2 Ira 2,2,1–6

Dans le chapitre 2, Sénèque revient sur le processus qu’il a analysé dans le chapi-
tre précédent. Il approfondit l’exploration de sa phase initiale et élabore une théo-
rie des propatheiai, dans laquelle il est légitime d’apercevoir les traces d’un
développement original de la théorie stoïcienne, qui pourtant ne quitte pas l’hori-
zon du monisme chrysippéen. Fidèle à l’approche méthodologique suivie jus-
qu’ici, je me concentrerai sur la structure de l’argumentation présente dans ce
chapitre, me limitant à une brève allusion liminaire à la théorie des propatheiai.30
Sénèque entend les propatheiai comme ces réactions affectives qui, comme
les phénomènes physiques spontanés et incontrôlables (auxquels elles sont par-
fois associées),31 semblent naître plutôt spontanément dans l’âme de l’homme
(et du sapiens lui-même, en tant qu’il participe de la nature humaine) face à
des stimuli soudains de nature diverse.
Le défi consiste justement à tenter de justifier les dynamiques de ces as-
pects non contrôlables et non éliminables de l’affectivité humaine à la lumière
de la doctrine stoïcienne, qui affirmait au contraire la « rationalité » des pas-
sions en tant que produits d’un jugement et, en tant que tels, passibles d’un
contrôle absolu. La solution envisagée investit le type de relation qui s’établit

30 Je suis d’accord avec Inwood (1993) 150–183, qui souligne l’originalité de l’articulation sé-
néquienne de la théorie des propatheiai, dont les racines seraient certes hellénistiques mais
post-chrysippéennes. Graver (1999) et (2007) 93–94 préfère parler d’une reformulation de la
doctrine stoïcienne de la part de Sénèque (pour des raisons rhétoriques aussi) plutôt que d’un
nouveau développement ; elle affirme en outre qu’il existe des preuves indirectes (chez Philon
d’Alexandrie et dans les Tusculanae de Cicéron : cf. 3,83) pour attribuer entièrement cette doc-
trine à l’ancienne Stoa. À propos de cette question, cf. la contribution de T. Tieleman dans le
présent volume, infra p. 266–276 ; d’autres références bibliographiques chez Graver (1999)
301–302 n. 4. Cf. aussi D’Jeranian (2014), Graver (2017) 285 n. 13 et Verde (2020c) 23–26.
31 Il convient de spécifier que les propatheiai ne se limitent pas à de simples réactions physi-
ques, mais occupent pleinement la sphère cognitive de l’homme : Inwood (1993) 174 n. 45 ;
179–180 ; Graver (1999) 304 ; 311–312. Le recours insistant, de la part de Sénèque, à la sphère
des phénomènes corporels pour expliquer les propatheiai (cf. aussi infra chapitre 4.3.1.) me
semble plutôt entrer dans une stratégie de présentation du problème, visant à souligner nette-
ment la différence entre ces réactions affectives de second type, a-rationnelles et a-morales, et
les passions proprement dites, que la raison doit et peut réprimer parce qu’elles appartiennent
à la sphère de ses jugements. Toutefois, ce lien entre les propatheiai et les troubles corporels et
les mouvements physiologiques, bien établi chez Sénèque (cf. aussi ep. 11,1–7 ; ep. 57,3–6 ; ep.
71,27 ; 71,29) et dans d’autres sources (e.g. Gell. 19,1), représente toujours l’un des points les
plus controversés du débat sur la fonction et l’origine du concept de propatheiai dans la doc-
trine stoïcienne des passions, en relation aussi avec les enseignements de Posidonios ou, plu-
tôt, en réaction polémique contre lui. Cf. à ce propos Weisser (2012) 212–229.
96 Chiara Torre

entre les propatheiai et la ratio : Sénèque resserre le critère de rationalité à la


seule condition que ces premières réactions soient approuvées et appuyées par
un jugement conscient et volontaire de la raison ; et, par conséquent, il exclut
de cette sphère un ensemble très vaste de phénomènes de nature et d’intensité
variées, regroupées sous la définition unique de fortuiti motus : des mouve-
ments non volontaires (et donc pas des « passions ») mais pas pour autant dé-
nués de consistance sur le plan psychologique.32

4.2.1 Ira uoluntarium uitium vs motus non volontaires

Je repère dans le chapitre 2 le même schéma dichotomique que dans le chapitre


précédent ; cependant la dichotomie est ici établie non plus sur la base du iudicium
(opposé à l’impetus), mais de la uoluntas, qui s’oppose à ce qui est involontaire.33
Du point de vue de la structure de l’argumentation, Sénèque nous présente
avant tout (§ 1) une longue série de réactions émotionnelles involontaires, qui cou-
vrent un ample spectre de phénomènes et définissent notre appartenance à la sor-
tis humanae condicio :34 on pourrait donc affirmer que les propatheiai sont fortuiti
motus non seulement dans un sens psychologique, mais aussi dans le sens,
éthique et typiquement sénéquien, de manifestations de fortuna, c’est-à-dire de la
destinée humaine et de ses accidents. À la foule des propatheiai, Sénèque oppose
donc la colère (§ 2), en l’isolant en tant que uolontarium uitium et, en outre, en tant
que vice tout à fait conceptuel, comme semble également le suggérer la référence à
la structure logico-linguistique des praecepta comme moyen de contrainte.35
La mention de la colère au début du § 2 trace aussi dans le texte une nette
césure entre ce premier groupe de réactions émotionnelles involontaires et celle
qui, du point de vue strictement technique, est la propatheia correspondant à la
colère elle-même, celle qui pourrait se définir comme la « pré-colère », c’est-à-
dire le primus ille ictus animi qui nos post opinionem iniuriae mouet. L’expres-

32 Inwood (1993), 175–183, Graver (2007) 94–99.


33 Il n’est pas possible d’entrer maintenant plus avant dans le problème de la uoluntas chez
Sénèque. Je ne peux que renvoyer, également dans ce cas, à la synthèse d’Inwood (2005)
143–144, 132–156 : la principale nouveauté consiste dans le développement du concept d’auto-
formation (self-shaping) et de stratégies variées d’auto-contrôle (qui, d’ailleurs, se marient très
bien avec le cadre théorique du livre II du De ira).
34 Il s’agit là d’un trait important, que Sénèque (cf. aussi récemment Bourbon (2019) 282–306)
attribue toujours aux propatheiai (cf. par exemple ep. 57,3–6 ; 71,29) : les propatheiai sont
comme l’ancre qui tient le sapiens attaché à notre monde, l’empêchant de devenir une espèce
de fantôme. Cf. Graver (2007) 99–101.
35 Ira 2,2,2 ira praeceptis fugatur ; est enim uoluntarium animi uitium.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 97

Tableau n° 4 : Ira voluntarium vitium vs motus non volontaires.

domaine de la uoluntas motus qui non uoluntate nostra fiunt

, ira praeceptis fugatur, est enim , si inuitis nobis nascitur numquam rationi
uoluntarium animi uitium succumbet

, I groupe de motus involontaires


omnes enim motus qui non uoluntate nostra fiunt
inuicti et ineuitabiles sunt (horror, ad quosdam tactus
aspernatio, surriguntur pili, rubor ad improba uerba,
uertigo)

, nihil in nostra potestate est, nulla quominus fiant


ratio persuadet

, quae condicione quadam humanae sortis eueniunt


ideoque etiam sapientissimis accidunt
, inter quae et primus ille ictus animi ponendus est
qui nos post opinionem iniuriae mouet.

,– II groupe de motus involontaires


hic subit inter ludicra scenae spectacula et lectiones
rerum uetustarum. . . cantus. . . citata modulatio. . .
tubarum sonus. . . atrox pictura et iustissimorum
suppliciorum tristis aspectus. . . adridemus . . .
contristat . . . efferuescimus . . . timor

sed omnia motus sunt animorum moueri nolentium, nec


adfectus sed principia proludentia adfectibus

sion citée ici pose un problème non négligeable : il est clair que le terme opinio
est ici utilisé dans le sens de species ou phantasia, et le décalage terminolo-
gique manifeste qui intervient ici par rapport à Chrysippe36 a été fidèlement
noté par de nombreux interprètes.
À ce propos, je partage l’explication avancée par Ramondetti selon laquelle
« già in questa primissima fase Seneca intende precisamente dire che ci si forma
un’idea soggettiva della iniuria » ; mais j’ajouterais un élément : avec une telle
rupture lexicale, l’auteur pourrait suggérer que la propatheia porte déjà en germe
l’empreinte de ce même schéma de base (dont l’opinio est une composante essen-
tielle) sur lequel se développera le pathos, exactement comme l’ombre restitue la
forme du corps, bien qu’elle n’en possède ni la consistance ni la réalité, ou

36 Pour Chrysippe la δόξα (dont opinio est le correspondant latin) coïncide avec l’assentiment
faible, qui à son tour permet à la ὁρμή de devenir πλεονάζουσα.
98 Chiara Torre

comme la cicatrice reproduit le contour de la blessure, alors qu’elle n’en est


pas infectée.37
Après avoir identifié le primus ictus, Sénèque poursuit (§§ 3–5) en nous pré-
sentant un deuxième bloc de motus non volontaires, dont les caractéristiques
diffèrent de celles du premier groupe (§ 1). Avant tout, ces mouvements sem-
blent plus liés au primus ictus cité plus haut, comme s’ils en partageaient plus
étroitement la nature : si donc le premier groupe comprenait les phénomènes
parmi lesquels Sénèque inclut l’ictus animi qui nous pousserait à la colère, le
deuxième groupe semble en revanche comprendre les multiples manifestations
de cet ictus. En deuxième lieu, il s’agit de motus de nature plus homogène, tous
liés à la jouissance de l’œuvre d’art.38
Nous observons que les passions ici évoqués sont les émotions tragiques par
excellence, c’est-à-dire la terreur et la pitié,39 auxquelles s’ajoute la colère, que
ce soit à cause du contexte ou parce que, dans l’imaginaire sénéquien, cette pas-
sion tend acquérir le statut de dimension pathologique de tout adfectus et de-
vient pour ainsi dire la transcription morale du furor tragique ; il est intéressant
de noter aussi l’allusion explicite à un vers de l’Ars poetica d’Horace,40 sur lequel
nous aurons l’occasion de réfléchir plus tard ; observons enfin que l’expression
principia proludentia adfectibus, avec laquelle Sénèque désigne ici les propa-
theiai, renvoie à un contexte rhétorique, le verbe proludere faisant allusion à la
phase d’exercice préparatoire avant l’actio : nous reviendrons sur cela égale-
ment, en parlant de la comparaison entre l’orator et l’histrio qui intervient à la fin
de la section qui nous occupe.
À la fin du chapitre 2, et pour la première fois dans le livre II du De ira, on
voit apparaître le terme adfectus, particulièrement significatif d’un point de vue
théorique précisément parce qu’il exprime l’idée d’une participation active du
sujet dans le processus passionnel.41

37 Je fais référence aux images utilisées par Sénèque lui-même en ira 1,16,7, un passage dans
lequel différents commentateurs ont tendance à voir une préfiguration de la doctrine des pro-
patheiai, qui sera ensuite développée dans le livre II. Sur ce point cf. aussi Graver (2007)
94–95, qui n’exclut pas pour le primus ictus une forme de conceptualisation et d’implication
des facultés cognitives.
38 Graver (2017) 286–287. Nous proposons un approfondissement spécifique du rapport entre
la doctrine des propatheiai et la poétique sénéquienne plus loin dans le présent volume : cf. in-
fra p 277–291.
39 Mazzoli (1970) 126–130.
40 Ira 2,2,5 inde est quod adridemus ridentibus : cf. Hor. epist. 2,3,101–102 ut ridentibus adri-
dent, ita flentibus adsunt / humani uultus.
41 Adfectus contient le thème de facio : au début du chapitre suivant, Sénèque réaffirmera
que les fortuiti motus, qui frappent l’animus de manière fortuite, se distinguent des adfectus
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 99

4.3 Ira 2,3,1–5

La série de « photogrammes » exposés dans le chapitre 3 concerne partielle-


ment encore les propatheiai (§§ 1–3) et, plus précisément, la relation de celles-ci
avec le iudicium et la uoluntas (un aspect qui, dans le chapitre précédent, était
resté en-dehors du champ d’observation) ; d’autre part (§§ 4–5) ils fournissent
une définition supplémentaire de la colère (la troisième), en proposant l’exa-
men de deux « cas de diagnostic » opposés.

4.3.1 Adfectus vs fortuiti motus

Tableau n° 5 : Adfectus vs fortuiti motus.

adfectus fortuiti motus

, adfectus est . . . permittere se illis [oblatis , quae animum fortuito inpellunt ; ista
specibus] et hunc fortuitum motum prosequi patitur magis animus quam facit. . . ad
oblatas species moueri

,– III groupe de motus involontaires


pallorem. . . lacrimae. . . inritatio umoris
obsceni, altumue suspirium. . . oculos
subito acriores. . . corporis hos esse pulsus

, IV groupe de motus involontaires


les émotions qui précèdent l’épreuve (sur le
champ de bataille, au forum)

, ira non moueri tantum debet sed excurrere

Sénèque revient à l’étude (§§ 1–3) de certains types de propatheiai, en les séparant
de nouveau en deux groupes : l’un caractérisé par un caractère extrêmement phy-
sique, l’autre comprenant ces réactions émotionnelles que l’on a avant d’affronter
des épreuves difficiles (la bataille, le combat au forum). Pour les premières,
Sénèque les déclasse au rang de simples pulsus corporis et leur refuse le statut
de signa animi ou d’indicia adfectus. La distinction entre pulsus corporis et
signa animi a créé un certain embarras parmi les exégètes parce qu’elle se révé-
lerait aporétique justement au regard de la doctrine des propatheiai : la nature

justement parce que l’âme les subit passivement (patitur) plus qu’elle ne les produit (facit) ac-
tivement (quae animum fortuito inpellunt ; ista patitur magis animus quam facit).
100 Chiara Torre

psychique de celles-ci – au moins pour une partie d’entre elles – est en effet le
présupposé nécessaire pour théoriser leur rôle effectif dans le cadre du proces-
sus de formation de la passion. J’estime néanmoins que Sénèque a ici choisi de
souligner la dichotomie âme/corps à des fins strictes de diagnostic (même au
risque d’une certaine incohérence générale), pour séparer nettement la pre-
mière phase du processus de formation de la passion de la phase du iudicium.
Le tableau se conclut avec le concept de la colère comme ὁρμὴ πλεονά-
ζουσα (ira non moueri tantum debet sed excurrere) et est suivi (§§ 4–5) de la troi-
sième définition de la colère.

4.3.2 Troisième définition du processus de développement de la colère

La troisième définition de la genèse de la colère reproduit la première à travers


une série d’évidentes reprises lexicales (cf. Tableau n° 2) : le lecteur est donc
incité à confronter les résultats de l’analyse menée jusqu’ici et à parcourir les
différentes phases du processus diagnostique.

Tableau n° 6 : Première définition vs troisième définition du processus de la passion.

,, première définition ,,– troisième définition

speciem capere acceptae iniuriae et ultionem ira est enim impetus ; numquam autem
eius concupiscere et utrumque coniungere nec impetus sine adsensu mentis est neque enim
laedi se debuisse et uindicari debere fieri potest ut de ultione et poena agatur
animo nesciente
non est eius impetus qui sine uoluntate nostra
concitatur

Ille simplex est, hic conpositus et plura


continens

Haec non possunt fieri nisi animus eis quibus


tangebatur adsensus est .

Par rapport à la première définition, on tient ici pour acquis que l’impetus est
l’impetus compositus ; en outre, Sénèque se concentre plus sur le rôle de l’ani-
mus, c’est-à-dire de la ratio (animo nesciente), que sur la participation de la uo-
luntas (sine uoluntate nostra), comme il l’avait fait précédemment.
À y regarder de plus près, cependant, Sénèque ne se limite pas à reprendre,
avec des variantes, la première définition, mais l’approfondit, en ralentissant
significativement la description du processus de formation de la passion, jus-
qu’à recourir à une espèce d’« arrêt sur image ».
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 101

Tableau n° 6a : « Arrêt sur image » dans le processus de la passion.

,, première ,,– troisième définition


définition

intellexit, indignatus §  putauit se aliquis laesum, uoluit ulcisci dissuadente causa
est [Arrêt] statim resedit : hanc iram non voco, motum animi rationi parentem
[Arrêt]

damnauit, ulciscitur §  ille sequens impetus qui speciem iniuriae non tantum accepit
sed adprobauit, ira est concitatio animi ad ultionem uoluntate et
iudicio pergentis

Si à un certain point ce processus s’arrête, le diagnostic peut encore être fa-


vorable : hanc iram non uoco, motum animi rationi parentem. Dans ce contexte,
l’emploi du terme motus est intéressant (et problématique) : il ne peut s’agir de
l’impetus simplex (parce que celui-ci n’obéit pas à la raison), mais pas non plus
de l’impetus compositus, car le processus de formation de la passion ne s’est pas
conclu et donc l’impetus manque de certaines de ces parties dont nous savons
qu’il est constitué (plura continens). Il ne s’agit pas d’adfectus, donc, parce que
ce dernier, en tant qu’impetus compositus, peut être défini tel si et seulement s’il
contient toutes ses parties et uniquement les siennes.42
Du point de vue de l’argumentation, la séquence ralentit, ou plutôt est arrê-
tée (statim resedit) sur la ligne même de démarcation entre état pré-passionnel
(motus animi) et passion proprement dite : le terme motus est utilisé comme une
espèce de uox media, pour pouvoir définir, par l’intermédiaire d’un « arrêt sur
image » aussi audacieux qu’essentiel pour l’opération diagnostique, cet exact
point de volte-face dans lequel la ratio se convertit en adfectus et commence à
fonctionner de façon contraire à elle-même.43

42 Le terme motus est glosé tout de suite après (au début du § 5) comme prima illa agitatio animi,
à savoir une impulsion initiale (φαντασία ὁρμητική) provoquée par la species iniuriae et même,
aux dires de Sénèque, presque entièrement plaqué sur cette dernière, jusqu’à presque s’identifier
avec elle, au moins si on les considère du point de vue de la colère proprement dite (ergo prima
illa agitatio animi quam species iniuriae incussit non magis ira est quam ipsa iniuriae species). Le
caractère légèrement forcé représenté par cette identification substantielle de la φαντασία ὁρμη-
τική avec la species iniuriae est probablement voulu par Sénèque pour suggérer la totale inconsis-
tance de ce premier mouvement de l’âme si on le compare, justement, à la passion proprement
dite. Il faut noter, enfin, qu’avec cette dernière allusion à la species iniuriae, le thème des propa-
theiai est définitivement clos.
43 Nous pourrions presque le définir comme une sorte de mécanisme « auto-immune »
(cf. ira 1,8,2–3).
102 Chiara Torre

Au sens propre, motus ne définit plus la propatheia, mais n’est pas encore
adfectus : cependant, dans sa neutralité quasi abstraite, le terme ne me paraît
pas désigner une véritable phase intermédiaire dans le développement de la
passion, mais semble plutôt vouloir exprimer l’instantanéité de la volte-face, le
moment exact où se déclenche ce mécanisme qui transforme un jugement en
adfectus. S’agissant d’un instant, la distinction entre les « avant » et les « après »
est presque imperceptible ; mais ce qui est palpable, à mon avis, c’est l’effort
que Sénèque déploie pour bloquer l’image, pour dilater cet instant même, pen-
dant lequel est encore ouverte la possibilité double et simultanée que le proces-
sus pathologique se déclenche ou non.
Si inversement le processus de développement de la passion ne s’arrête
pas, le pronostic est inévitablement défavorable et l’âme tombe rapidement en
proie à la passion. L’expression concitatio animi [. . .] pergentis pourrait faire
référence à la définition stoïcienne de la passion comme un mouvement dé-
cousu et violent (irrationnel et contre nature) de l’âme ; cette définition, comme
on le sait, s’ajoutait à l’autre (la passion comme excès d’impulsion ou ὁρμὴ
πλεονάζουσα), que Sénèque semble avoir suggérée un peu plus haut (§ 3) au
moyen du verbe excurrere44. En outre, dans cette même expression (concitatio
animi ad ultionem uoluntate et iudicio pergentis), nous retrouvons l’un à côté de
l’autre les deux termes qui ont jusqu’ici tour à tour polarisé l’argumentation sé-
néquienne, c’est-à-dire uoluntas et iudicium : c’est justement l’étroite connexion
avec iudicium qui nous autorise à reconnaître maintenant au terme uoluntas
une acception plus spécifique, comme s’il indiquait un aspect de l’assentiment,
un mouvement de l’âme lié au jugement erroné.45

4.4 Ira 2,4,1–2


Après avoir ajouté à la discussion, comme instrument dialectique ultérieur, le
terme et le concept de motus, puis confirmé le rapport étroit existant entre iudi-
cium et uoluntas, Sénèque commence à résumer la disputatio développée jus-
qu’ici, en exposant la théorie des trois types de mouvements dont se compose
la colère et le genre de prévention que l’on peut adopter, au moins dans les
deux premiers cas.

44 Voir J. Wildberger dans le présent volume (supra p. 65–68).


45 Inwood, lui aussi, semble sauver le tertius motus à la faveur d’une lecture volontariste du
processus de formation de la passion chez Sénèque. Cf. Inwood (2005) 62–63.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 103

4.4.1 Les tres motus de la colère

Tableau n° 7 : Les trois motus.

Incipere , primus motus non uoluntarius, quasi praeparatio adfectus et quaedam
comminatio
, prophylaxie : primum illum animi ictum effugere ratione non possumus [. . .]
consuetudo fortasse et adsidua observatio extenuat

Crescere , alter cum uoluntate non contumaci tamquam oporteat me uindicari cum laesus
sim, aut oporteat hunc poenas dare cum scelus fecerit
, prophylaxie : alter ille motus qui iudicio nascitur, iudicio tollitur.

Efferri , tertius motus est iam inpotens qui non si oportet ulcisci uult sed utique, qui
rationem euicit
, [Pour le tertius motus ne sont pas données d’indications prophylactiques]

Comme l’a justement observé Pierluigi Donini, le primus motus, involontaire,


montre une claire référence à la propatheia, alors que l’alter motus définit la
colère proprement dite en présentant une structure bipropositionnelle claire.47
Pour ce qui concerne l’alter motus, un point critique se trouve, selon moi,
dans l’interprétation de uoluntas non contumax, que certains commentateurs
sont enclins à lire comme une uariatio recherchée de la définition cicéronienne
inbecilla adsensio, et donc une définition de l’approbation faible :48 l’équiva-
lence substantielle entre adsensio et uoluntas serait autorisée par la confronta-
tion avec le passage immédiatement précédent (ira 2,3,4–5 : cf. Tableau 6a) où,
comme nous l’avons vu, le terme uoluntas, en étroite relation avec iudicium,
semblait en définir un aspect, sans toutefois coïncider totalement avec lui.
Si, en théorie, l’équivalence entre uoluntas et adsensio pourrait sans doute
être admise, c’est la iunctura entre uoluntas et non contumax (en prenant contu-
max dans son sens de « fort » et donc uoluntas non contumax comme « faible
approbation »), qui apparaît comme une véritable exagération :49 dans l’utilisa-
tion linguistique qu’en fait Sénèque, en particulier dans le De ira, l’adjectif

46 Il ne s’agit pas à proprement parler de thérapie mais d’une indication prophylactique,


c’est-à-dire du recours à un exercice constant pour apaiser ou réduire la stimulation.
47 Donini (1995a) 206–209.
48 À propos de cette interprétation et de ses défenseurs, cf. Ramondetti (1996a) 20 n. 27 ; 24.
La comparaison est avec Cic. Tusc. 4,15 Opinationem autem, quam in omnis definitiones superi-
ores inclusimus, uolunt esse inbecillam adsensionem.
49 Ramondetti (ed. 1999) 289 ad locum : « c’è un secondo movimento che si accompagna a
una volontà debole ».
104 Chiara Torre

contumax ne définit ni la force ni la constance (d’un individu ou d’un phéno-


mène), mais plutôt le caractère rebelle et donc l’incapacité d’être contrôlé.50
Dans le contexte de notre passage, il convient plutôt d’interpréter l’expres-
sion comme « volonté non rebelle », en renonçant par conséquent à l’équiva-
lence entre uoluntas et approbation et en admettant que, dans le deuxième
mouvement de la colère, Sénèque considère comme encore fonctionnelle une
volonté non totalement rebelle.
Rebus sic stantibus, la relation entre le deuxième et le troisième mouvement
n’est pas du tout évidente et, d’une manière plus générale, il faut admettre une
incohérence par rapport à la théorie de Chrysippe.51 Comme nous le fait encore
une fois observer Pierluigi Donini, si le deuxième mouvement sénéquien « conserva
un ricordo della struttura logico-linguistica della passione secondo Crisippo », le
troisième mouvement ne semble pas du tout chrysippéen ; au contraire, c’est
justement la combinaison d’alter motus et tertius motus qui change le sens de
toute l’explication du fait passionnel, en l’orientant dans une direction diffé-
rente de l’horizon stoïcien orthodoxe : « l’inserzione senecana del terzo movi-
mento dà precisamente l’impressione di alleggerire l’irrazionalità del secondo
e di trasferire sul terzo il carattere ribelle e irrazionale della passione », alors
que chez Chrysippe « il giudizio di opportunità della reazione emotiva si confi-
gurava già come una completa ribellione ai corretti dettami della ragione ».52
Cependant, tout en admettant l’excentricité par rapport à la théorie de
Chrysippe, Donini n’exclut pas que l’insertion sénéquienne du tertius motus

50 L’adjectif s’applique donc souvent aux adfectus, parmi lesquels ira et dolor (par ex. ira
1,9,2 ira, cuius proprium est contumacia ; ben. 2,18,4 de inperfectis hominibus honestam uiam
sequi uolentibus, quorum adfectus saepe contumaciter parent ; pour ce qui concerne le dolor :
Marc. 8,1 ; Helu. 17,1). Des attestations d’une acception positive ne manquent certes pas, mais
elles apparaissent dans des contextes différents du nôtre et soulignent le « titanisme » de
l’âme du sage face aux adversités et des attaques de la mauvaise fortune (par exemple prou.
3,4 ; ep. 26,5 ; ep. 108,7 ; nat. 3 praef. 13).
51 L’aporie est très discutée chez les chercheurs (pour un résumé des différentes positions, je ren-
voie à Ramondetti (1996a) 21–24, à quoi il faut ajouter à tout le moins les études plus récentes de
Vogt (2006) 69–70, Kaufman (2014) 119–126 et Gartner (2015) 219–225 ; une interprétation pas très
loin de celle-ci est fournie aussi par J. Wildberger dans le présent volume, supra p. 79–82), et il
ne m’appartient pas d’en affronter la discussion du point de vue philosophique. Je me limiterai
plus simplement à résumer celle qui, parmi les différentes exégèses possibles du passage séné-
quien, me semble la plus convaincante, et à rappeler encore une fois la technique d’argumentation
particulière adoptée ici par Sénèque, qui pourrait alimenter le débat. Une interprétation complète-
ment divergente du tertius motus nous est proposée par Margaret Graver (dans le présent volume :
cf. infra p. 153–157 et aussi Graver (2007) 125–132) : il s’agirait non plus de colère mais de la feritas,
c’est-à-dire du comportement de la personne féroce ou folle comme nous pouvons lire dans ira 2,5.
52 Donini (1995a) 207.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 105

puisse effectivement naître de la mauvaise interprétation d’un aspect spécifique


de l’ancienne doctrine, dont Sénèque se souvient sans une conscience théo-
rique suffisante : l’intuition (qui semble en effet chrysippéenne) selon laquelle
l’impulsion constitutive de la passion ne puisse pas se limiter à une proposition
purement descriptive comme celle d’opportunité, mais doive coïncider avec
une proposition qui soit aussi immédiatement et explicitement impérative.53
La technique d’argumentation sénéquienne pourrait suggérer un autre élé-
ment utile à l’exégèse de ce passage controversé du De ira, sans prétendre ré-
soudre l’aporie sur le plan philosophique.
Déjà, dans le chapitre précédent, comme nous l’avons dit, Sénèque utilise le
terme motus comme une espèce de uox media pour définir, au moyen d’un ex-
traordinaire « arrêt sur image », le moment exact où la ratio se change en adfec-
tus et commence à fonctionner de manière contraire à elle-même. De la même
manière, l’utilisation de motus dans ce chapitre pourrait véhiculer le même expé-
dient qui, s’il n’est pas bien compris, au lieu d’offrir – comme c’est je crois dans
les intentions de l’auteur – un agrandissement du moment le plus délicat de la
genèse de la pathologie, risque de produire une distorsion optique.
Que les deux passages puissent être lus en précise correspondance, certai-
nes coïncidences lexicales évidentes le confirment :

Tableau n° 8 : Correspondance entre ira 2,3,1 ; 4-5 et 2,4,1-2 (les trois motus).

,, ; – ,,–

, Nihil ex his quae animum fortuito , primus motus non uoluntarius, quasi
inpellunt adfectus uocari debet : ista, ut ita praeparatio adfectus et quaedam comminatio
dicam, patitur magis animus quam facit. Ergo , primum illum animi ictum effugere
adfectus est non ad oblatas rerum species rationem non possumus [. . .] consuetudo
moueri fortasse et adsidua obseruatio extenuat

, putauit se aliquis laesum, uoluit ulcisci , alter cum uoluntate non contumaci
dissuadente causa statim resedit : hanc iram tamquam oporteat me uindicari cum laesus
non uoco, motum animi rationi parentem sim, aut oporteat hunc poenas dare cum
[Arrêt] scelus fecerit
, alter ille motus qui iudicio nascitur,
iudicio tollitur. [Arrêt]

53 Donini (1995a) 208 et n. 22 s’inspire ici de la reconstruction de la théorie chrysippéenne


proposée par Inwood : « l’analisi completa di un fatto passionale richiederebbe che […] il sog-
getto, che si era appena detto ‘conviene che io abbia la tal reazione’, aggiungesse : ‘tu, abbi la
tal reazione!’ ». Voir aussi J. Wildberger dans présent volume (supra p. 81).
106 Chiara Torre

Tableau n° 8 (suite )

, ille sequens impetus qui speciem iniuriae §  tertius motus est iam inpotens qui non si
non tantum accepit sed adprobauit, ira est, oportet ulcisci uult sed utique, qui rationem
concitatio animi ad ultionem uoluntate et euicit
iudicio pergentis §  [Pour le tertius motus l’arrêt n’est
absolument pas possible]

De toute évidence, l’alter motus correspond au motus animi rationi parens


du chapitre précédent et, donc, à cet « arrêt sur image » évoqué plus haut :
Sénèque voudrait donc reproduire, dans une perspective ralentie et agrandie,54
non pas une véritable phase intermédiaire du processus, mais l’instant même où
la raison se change en adfectus et dans lequel on a la possibilité simultanée que
ce mécanisme s’enclenche (§ 1 tertius motus est iam inpotens) ou pas (§ 2 alter ille
motus qui iudicio nascitur, iudicio tollitur). Dans ce sens, l’utilisation de la cons-
truction comparativo-hypothétique pour décrire la proposition d’opportunité
(tamquam oporteat me uindicari cum laesus sim, aut oporteat hunc poenas
dare cum scelus fecerit) me semble aussi utile non seulement pour ralentir la
séquence, mais aussi pour exprimer, par l’intermédiaire de la duplicité des
plans de la réalité qu’elle postule, l’immédiateté et l’instantanéité d’un pro-
cessus in fieri, qui a une issue possible, et double.55
Observons enfin que le tertius motus, c’est-à-dire l’adfectus proprement dit
est maintenant abordé sans l’aide d’instruments échographiques, mais à l’œil
nu, à partir d’une perspective externe. Cela revient à dire que, lorsqu’elle s’est
manifestée, la colère n’est plus un argument « logique » mais devient matière
« esthétique ». Sénèque la considèrera en effet comme telle dans les chapitres
suivants, comme complément de son introduction générale, avant de passer à
la prophylaxie et à la thérapie de la colère.

54 Seulement en ce sens, donc, c’est-à-dire en relation à la stratégie de présentation, le cre-


scere de la colère figure comme une phase intermédiaire entre les deux autres en soi, définit
plutôt un instant à l’intérieur d’un processus. Cependant Kaufman (2014) 119 n. 18 note que,
en regard d’une présentation des trois motus diachroniquement distincts, l’engendrement de
la passion (donc le passage de la première phase à la troisième) n’advient pas pour Sénèque
dans un laps de temps réellement perceptible mais a un caractère instantané.
55 L’expression « comme s’il était juste de me venger » ne permet pas en effet d’établir si la
formulation du jugement est déjà arrivée ou pas ; et restitue (pour ce qui est possible) l’immé-
diateté et l’instantanéité du moment de déroulement du processus.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 107

5 Ira 2,5–17 : l’habitus de la colère


Dans les chapitres 5–17, Sénèque analyse l’habitus de la colère, c’est-à-dire ses
manifestations extérieures, en déplaçant son point de vue, comme nous avons
dit, du schéma intérieur de la passion à ses manifestations extérieures. Je ne
consacrerai pas de commentaire analytique à la deuxième partie mais je me li-
miterai à souligner ces articulations thématiques qui, à mon avis, en permettent
une lecture homogène.

5.1 Ira 2,5 : un chapitre « charnière »

Dans le chapitre 5 Sénèque n’aborde pas la phase déclarée et aiguë de la passion


ni son devenir chronique en morbus ou νόσημα (l’iracundia), mais il considère sa
transformation définitive en un état morbide grave et irréversible, c’est-à-dire la fe-
ritas, qui coïncide ici avec la crudelitas. Avec une accélération soudaine, Sénèque
déplace le point de vue central des phases initiales de la passion à sa phase termi-
nale (nouissime in crudelitatem transit), en reprenant la théorie chrysippéenne de
l’ἀρρώστημα (aegrotatio dans la formulation cicéronienne), sur laquelle il revien-
dra plus tard dans les Epistulae,56 en illustrant les similitudes et les différences qui
existent entre la colère et le uitium qui lui correspond, c’est-à-dire la feritas ou cru-
delitas.57 Ces différences concernent, plus spécifiquement, les causes premières et
les mécanismes d’apparition : dans le cas de la feritas, l’élément déclencheur n’est
plus (comme pour la colère), la species iniuriae ou la douleur pour l’iniuria reçue et
la soif de vengeance qui en découle, mais la feritas cherche l’iniuria pour pouvoir
faire du mal. Tout aussi surprenant qu’il puisse paraître, ce renversement, si l’on

56 Cic. Tusc. 4,23 (= SVF 3,424). Souvent, dans les Epistulae, Sénèque s’emploie à définir diffé-
rences et similitudes entre chaque passion et les vices qui y correspondent, identifiant la ge-
nèse de chaque uitium dans la sclérose de ces mécanismes dynamiques de la passion, qu’il
avait déjà décrite dans le De ira (le iudicium qui devient pertinax et l’impetus, qui devient ob-
sessionnel). Cf. par exemple ep. 85,10 (cette lettre aussi peut être considérée comme un petit
traité Περὶ παθῶν) ; ep. 75,11–12.
57 Selon Bäumer (1982) 96–99 la distinction ici faite par Sénèque entre ira et feritas dérive
directement de la réflexion aristotélicienne sur la θηριότης (EN 1150a,1–8), qui ne se retrouve
pas dans les autres écoles hellénistiques. A plus juste raison Tutrone (2012) 230 n. 37 identifie
dans la feritas de Sénèque, propre aux puissants, la dégradation éthico-cognitive provoquée
par la sottise qui représente déjà un élément particulier de la réflexion stoïcienne (SVF 3,
677–681) ; et il rappelle justement le lien entre feritas et ira chez Sénèque : « la centralità del
λόγος all’interno della teoria stoica delle passioni [. . .] plasma la riscrittura senecana della
θηριότης aristotelica » (Tutrone (2012) 230 n. 39).
108 Chiara Torre

en croit le témoignage de Cicéron,58 semblerait considéré par les Stoïciens dans la


dynamique générale de la formation d’un ἀρρώστημα par rapport à la passion
d’origine correspondante.
Pour résumer, le chapitre 5 peut être considéré comme une sorte de char-
nière entre le développement de la natura de la colère, dont il montre la phase
terminale du processus de formation, et la nouvelle section consacrée à la défi-
nition de l’habitus irae, où Sénèque cherchera à distinguer la colère de la vertu
et des uitia qui l’accompagnent. Le chapitre 5 introduit ensuite deux autres thè-
mes qui seront développés par la suite : le motif du puissant comme renverse-
ment du sapiens ; et le thème esthétique, qui s’impose ici comme « esthétique
de la tyrannie ».59

5.2 Une approche esthétique

Au cours des chapitres 6–17 du livre II, nous retrouvons des thèmes qui avaient
été amplement traités dans le livre I, c’est-à-dire la discussion sur la magnanimitas
de la colère, son utilitas et sa naturalité, mais ils sont ici développés selon une
optique différente. Sénèque se concentre avant tout sur la figure du sapiens ; puis
il adopte une perspective esthétique prononcée qui, selon moi, pourrait constituer
la clé pour relire cette section de manière cohérente, sinon proprement unitaire.

5.2.1 De l’habitus à la persona irae

La dimension « théâtrale », qui n’est pas totalement absente des premiers chapi-
tres du livre II,60 devient assez importante dans le lexique et l’imaginaire des cha-
pitres suivants, où l’on relève des références claires au monde des spectacula ;61

58 En particulier, Tusc. 4,23 ex perturbationibus [. . .] deinde aegrotationes [scil. conficiuntur],


quae appellantur a Stoici ἀρρωστήματα, hisque item oppositae contrariae offensiones. Hoc loco
nimium operae consumitur a Stoicis, maxime a Chrysippo, dum morbis corporum comparatur
morborum animi similitudo.
59 Ira 2,5,4 o formosum spectaculum! [. . .] hoc maxime spectaculo caperis [. . .] dabit oculis
tuis gratum ubique spectaculum ; 2,5,5 quasi magnificum quiddam conspiciendumque fecisset,
graece proclamauit « O rem regiam! ». Sur le concept d’« esthétique de la tyrannie » chez
Sénèque je renvoie à Schiesaro (2003) 130.
60 Cf. supra chapitre 4.2.1. (à propos d’une catégorie de propatheiai).
61 Outre les passages cités dessus (Tableau n° 4 : ira 2,3–5), cf. aussi 2,8,1 illum circum in quo
maximam sui partem populus ostendit ; 2,8,2 non alia quam in ludo gladiatorio uita est cum
isdem uiuentium pugnantiumque ; 2,9,1 [scelera] praeter oculos eunt, adeoque in publicum
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 109

elle émerge en particulier dans le chapitre 9, où la fresque impressionnante du


regnum irae montre des liens étroits avec de nombreuses pages de l’œuvre de
Sénèque philosophique et tragique62 et, en particulier, avec le prologue du
Thyeste où se retrouve l’allusion aux mêmes vers d’Ovide, ici cités.63
La force de l’élément visuel (et spectaculaire) de ces chapitres pourrait par
conséquent nous autoriser à en interpréter le fond, c’est-à-dire l’habitus irae,
selon une acception plus nettement théâtrale : on pourrait donc l’entendre
comme la persona irae, à savoir le « masque » de la colère, que Sénèque tient à
distinguer soigneusement des autres masques, engagés dans le théâtre et sur la
scène de la vie humaine.64
C’est ainsi que les puissants, dont la colère a dégénéré en crudelitas, n’ont
pas la même expression que celle des personnes en colère, même si l’origine de
leur affection est la même (les premiers rient et prennent du plaisir tandis que
les seconds sont affligés).65 Mais Sénèque s’empresse de dépouiller la persona
irae de tout trait pouvant donner une impression de grandeur et de pouvoir –
fût-il mauvais et négatif : pour lui, en effet, il ne s’agit que d’un masque d’as-
pect difforme, un grotesque épouvantail, un accessoire plus comique que tra-
gique ne pouvant effrayer que les tout petits enfants.66
Ailleurs, le masque de la colère apparaît comme une contrefaçon du visage
du sapiens : si, pour le sage, on admet qu’il puisse se mettre en colère contre la
scélératesse des hommes, alors le personnage de Socrate devrait nécessairement
renoncer au visage qui lui est propre, constant et imperturbable, et prendrait une

missa nequitia est ; 2,11,2 deformis persona ; 2,12,3 quid quod semper in auctores redundat timor
nec quisquam metuitur ipse securus ? Occurrat hoc loco tibi Laberianus ille uersus qui medio
ciuili bello in theatro dictus totum in se populum non aliter conuertit quam si missa esset uox
publici adfectus : « necesse est multos timeat quem multi timent »; 2,12,5 ille qui meditatus est
per intentos funes ire ; 2,14,1 Numquam itaque iracundia admittenda est, aliquando simulanda ;
2,17,1 « Orator – inquit – iratus aliquando melior est ». Immo imitatus iratum ; nam et histriones
in pronuntiando non irati populum mouent, sed iratum bene agentes ; et apud iudices itaque et
in contione et ubicumque alieni animi ad nostrum arbitrium agendi sunt, modo iram, modo
metum, modo misericordiam, ut aliis incutiamus, ipsi simulabimus. et saepe id quod ueri adfec-
tus non effecissent, effecit imitatio adfectuum.
62 Le passage est à mettre avant tout en relation avec l’ekphrasis du regnum crudelitatis, dans
clem. 1,26.
63 La citation ovidienne (met. 1,144–148) constitue une sorte de « module polyvalent », qui appa-
raît dans différents contextes sénéquiens établissant des correspondances fondamentales à l’inté-
rieur de l’univers moral de Sénèque. Cf. Ramondetti (ed. 1999) 298 n. 5 (avec bibliographie).
64 Le thème de la vie comme théâtre chez Sénèque est si connu qu’il est inutile ici d’en préciser
les références ; je me limite donc à renvoyer à Solimano (1991).
65 Ira 2,5,3.
66 Ira 2,11,2.
110 Chiara Torre

autre physionomie, beaucoup plus conforme à l’aerumnosus que l’on retrouve


dans la tradition comique et, plus encore, tragique ;67 ainsi, il n’y a pas per-
sona pouvant représenter le sage courroucé, vu l’absurdité conceptuelle et l’in-
compatibilité radicale entre colère et sagesse : tout au plus, face aux maux de
l’humanité, le sapiens pourrait avoir recours au masque pleurant d’Héraclite,
ou plutôt porter celui, bien plus adapté à son rôle, de l’hilare Démocrite.68
Le lien entre ira et affliction, que Sénèque souligne dans les chapitres 6 et 7,69
nous reconduit encore une fois au livre IV des Tusculanae. Cicéron prenait bien
soin de préciser que, même s’il les séparait de l’affliction, les passions n’étaient
pas éloignées de celle-ci : pour les deux, en effet (passions et afflictions) la cause
est la même (jugements et volonté basés sur des opinions erronées) et le remède
identique (c’est-à-dire démontrer, grâce à la philosophie, l’erreur de la volonté et
du jugement).70 Sénèque semblait donc sensible à la scansion des arguments af-
frontés dans sa source et, son Περὶ παθῶν de poche tout juste terminé, rappelle le
motif tout sauf négligeable du rapport entre les passions et l’affliction, déjà présent
à la fin de la disputatio cicéronienne.
Nous pourrons donc conclure que la relecture du thème de l’habitus irae
sous un jour, pour ainsi dire, « performatif », répond tout à fait à la structure
du discours éthique comme espace de l’actio, que l’on retrouve souvent chez
Sénèque.71 Le postulat de l’harmonie entre comportements extérieurs et réalité
intérieure de l’âme qui agit dans l’univers moral sénéquien comme motif d’im-
portance cruciale72 n’est pas exempt de tensions dans le domaine du traitement
de la colère : ici apparaissent des situations – comme celles que nous avons
mentionnées ci-dessus – où la colère semble simuler la uirtus ou se dissimuler
elle-même ou être confondue avec un autre uitium ou, même, dans un échange
de rôle inquiétant, le sage simule la colère.73

67 Ira 2,7,1. Dans le De clementia (1,13,2), c’est le tyran qui est défini comme omnibus reis aerum-
nosior (Koch : rerum noxior mss.) ac sollicitior et le motif devient insistant chez le Sénèque tra-
gique : cf. Malaspina (2009) 218 n. 7. Sur le personnage aerumnosus cf. e.g. Accius Eurysaces 7
(4) ; 12 (20) Ribbeck ; Plaut. Bacch. fr. 1 (= Char. GL 1,201K) ; Epid. 559 ; Cic. Tusc. 3,67 : traduc-
tion poétique d’un passage d’Euripide (TGF fr. 821) appartenant peut-être au Phrixos.
68 Ira 2,10,5.
69 En plus de l’exemple de Socrate dans ira 2,7,1, cf. aussi 2,6,2 gaudere laetarique proprium
et naturale uirtutis est : irasci non est ex dignitate eius, non magis quam maerere ; atqui iracun-
diae tristitia comes est et in hanc omnis ira uel post paenitentiam uel post repulsam reuoluitur.
70 Cic. Tusc. 4,83.
71 Ces brèves réflexions sur le thème de l’actio chez Sénèque dérivent d’une excellente sug-
gestion qui m’a été faite par Ermanno Malaspina au cours d’une conversation informelle.
72 E.g. ep. 114,22–24.
73 Ira 2,14,1 ; 2,17,1 (cit. infra n. 76).
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 111

5.2.2 Horace, Sénèque et la doctrine du prépon

À un niveau plus général, dans la section sur l’habitus irae, on pourrait trouver
une référence à la doctrine du πρέπον, qui, chez Sénèque, comme on sait, a
laissé quelques traces.74
Au début75 et à la fin de notre section,76 nous trouvons l’allusion à un pas-
sage célèbre de l’Ars poetica d’Horace,77 centré justement sur la question de la
cohérence artistique (decorum, πρέπον) entre la façon de s’exprimer d’un person-
nage, son caractère et la diction de l’acteur. L’on pourrait par conséquent suppo-
ser que Sénèque se soit inspiré de la réflexion poétique d’Horace (quoique sous
forme critique) pour poser au centre de son argumentation le thème du decorum,
comme un instrument argumentatif se prêtant particulièrement à l’analyse de la
phénoménologie de l’ira et du rapport entre réalité intérieure (natura) et attitude
extérieure (habitus).
D’une manière plus spécifique, le passage de l’Ars est centré sur le rôle de
la nature par rapport à l’habitus : la nature, selon Horace, nous fournit une
sorte de schéma intérieur à travers lequel nous répondons de manière appro-
priée à chaque type de condition extérieure (ad omnem fortunarum habitum) ;
telle réponse appropriée est constituée, selon Horace, par toutes les passions,
qui se manifestent à leur tour en une lexis adéquate, assurant au personnage
une efficacité dramatique complète, un rendu artistique satisfaisant.
Dans le chapitre 6, la colère est présentée par les adversaires de Sénèque
presque comme la réponse de la uirtus, innée, aux laideurs du monde : « Virtus –
inquit – ut honestis rebus propitia est, ita turpibus irata esse debet ».78 Selon cette

74 Sur la reprise de la part de Sénèque de la doctrine du πρέπον se reporter à Setaioli


(2000) 187–191.
75 Ira 2,2,5 inde est quod adridemus ridentibus et contristat nos turba maerentium et
efferuescimus ad aliena certamina.
76 2,17,1 nam et histriones in pronuntiando non irati populum mouent, sed iratum bene agentes
[. . .] et ubicumque alieni animi ad nostrum arbitrium agendi sunt, modo iram, modo metum,
modo misericordiam ut alii incutiamus, ipsi simulabimus.
77 Hor. ep. 2,3,99–119 non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto / et, quocumque uolent,
animum auditoris agunto. / Ut ridentibus adrident, ita flentibus adsunt / humani uultus ; si uis me
flere, dolendum est / primum ipsi tibi ; tum tua me infortunia laedent. / Telephe uel Peleu ; male si
mandata loqueris, / aut dormitabo aut ridebo. Tristia maestum / uultum uerba decent, iratum plena
minarum, / ludentem lasciua, seuerum seria dictu. / Format enim natura prius nos intus ad omnem /
fortunarum habitum ; iuuat aut impellit ad iram, / aut ad humum maerore graui deducit et angit ; /
post effert animi motus interprete lingua. La double allusion de Sénèque à ces deux passages de
l’Ars poetica et leur signification par rapport à la συμπάθεια dramatique et au πρέπον ont été
mises en évidence pour la première fois par Mazzoli (1970) 126 n. 27. Voir aussi Mazzoli (1997b) 60.
78 Ira 2,6,1.
112 Chiara Torre

optique, comme le montre bien la structure consécutive de la phrase (ut. . . ita),


la colère serait fondée sur le decorum, ce serait même une des manifestations
du decorum de la uirtus : traduit en mots horatiens,79 la colère constituerait
l’habitus uirtutis, qui se forme dans le sage selon la nature pour répondre à la
nequitia du monde.
La réponse de Sénèque, globalement développée dans les chapitres 6–17 en
trois passages successifs, entend précisément contester la relation entre ira et
decorum et distinguer le véritable habitus irae de la uirtus : Sénèque réfute donc
l’idée même d’une conuenientia entre uirtus et ira, et, plus précisément, l’idée
aberrante que la colère puisse être un habitus choisi par la uirtus et par le sage
pour répondre convenablement à certaines situations.
D’abord (chapitres 6–10), Sénèque a recours à une espèce de démonstra-
tion par l’absurde : admettant que la colère est un critère de decorum pour la
uirtus, on finirait par contrevenir au decorum même, en construisant un person-
nage au moins schizophrène et incohérent ; et la uirtus serait, en même temps,
humilis et magna, clara magnificaque sordida et angusti pectoris. Je serais tentée
de suggérer un parallèle avec le sujet grotesque décrit par Horace au début de
l’Ars poetica, comme exemple de monstrum du point de vue esthétique, qui va à
l’encontre de la règle du decorum.80
La colère fait du sapiens un iracundus81 et même un aerumnosus, c’est-à-
dire un personnage complètement inadapté à son rôle. La colère, si elle est
considérée comme garantie présumée de πρέπον, dissout en réalité la constan-
tia du sage, c’est-à-dire la conuenientia du personnage avec lui-même : un ré-
sultat absurde, sur le plan conceptuel et philosophique, qui a un effet collatéral
négatif sur le plan esthétique, du moment que le personnage de Socrate n’entrera
ni ne sortira plus de scène avec le même uultus, mais ses réactions émotives dé-
pendront de la méchanceté d’autrui, en l’obligeant à changer toujours d’expres-
sion.82 De cette manière, on finira par contrevenir à un conseil précis d’Horace :
observer scrupuleusement la conuenientia dans la présentation au public aussi

79 Hor. ep. 2,3,117–119 format enim natura prius nos intus ad omnem / fortunarum habitum ;
iuuat aut impellit ad iram, / aut ad humum maerore graui deducit et angit ; / post effert animi
motus interprete lingua.
80 Hor. ep. 2,3,1–13. Notons en particulier que l’interdiction horatienne, à laquelle doit de
toute façon se soumettre la potestas des peintres et des poètes, concerne le rapprochement
non naturel de placida et inmitia (11–13 scimus et hanc ueniam petimusque damusque uicissim, /
sed non ut placidis coeant inmitia, non ut / serpentes auibus geminentur, tigribus agni).
81 Ira 2,6,3 et si sapientis est peccatis irasci, magis irascetur maioribus et saepe irascetur : se-
quitur ut non tantum iratus sit sapiens, sed iracundus. Sur le détail du visage de Socrate, qui
rest toujours le même, cf. Cic. Tusc. 3,31 (voir M. Graver dans le présent volume, infra p. 335).
82 Ira 2,7,1 (cit. supra n. 67).
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 113

bien des caractères déjà connus que des personae nouae, de manière que le per-
sonnage soit toujours cohérent avec lui-même, depuis son entrée sur scène jus-
qu’à sa sortie.83
Une réponse appropriée à la condition humaine malheureuse peut être don-
née par une émotion différente de la colère : le rire de Démocrite, par exemple,
ou les larmes d’Héraclite, qui ont le privilège de construire des personnages
cohérents et plus adaptés à la persona du philosophe.
Sénèque développe aussi le thème du πρέπον d’un point de vue quantitatif
(presque comme s’il s’agissait d’une proportion mathématique) et non seule-
ment qualitatif :84 il se demande en effet comment calculer la mesure de la co-
lère pour qu’elle soit adaptée et proportionnelle au mal auquel elle répond. La
réponse tend de nouveau vers l’absurde : si l’on pose une limite à la quantité
admissible de la colère, alors on contrevient à la règle de la proportion ; mais si
on accepte la règle de la proportion, il n’y aura aucun modus, parce que le mal
est infini et universel et la colère doit par conséquent croître à l’infini.
Le thème de l’universalisation de la colère, dans laquelle Sénèque reconnaît
une dynamique intrinsèque de cette passion, tend aussi à se réfléchir, presque
comme une modalité rhétorique, sur la description de la réalité humaine de
la part de l’auteur : au chapitre 9 en effet nous ne parvenons plus à distinguer,
dans la sombre représentation de l’âge de fer, les deux termes de la proportion, à
savoir la méchanceté des hommes ou la colère des hommes qui lui correspond.
Dans le deuxième passage de son argumentation (chapitre 11), Sénèque
soumet l’habitus irae au critère d’utilité. Dans ce cas aussi, le raisonnement ne
semble pas privé d’un aspect esthétique, du moment que, à l’affirmation de
l’interlocuteur, selon lequel la colère est utile parce qu’elle évite le mépris et
terrifie les méchants,85 Sénèque répond en remarquant d’un côté l’association
de l’utilitas à la peur que la colère suscite, de l’autre (à travers l’élément de la
peur), en associant la colère à la deformitas (qui est justement un élément esthé-

83 Hor. ep. 2,3,119–120 ; 125–127 aut famam sequere aut sibi conuenientia finge / scriptor [. . .];
Siquid inexpertum scaenae committis et audes / personam formare nouam, seruetur ad imum /
qualis ab incepto processerit et sibi constet. Il est intéressant d’observer que déjà dans le livre
IV des Tusculanes (4,80) Socrate était victime d’une équivoque concernant l’interprétation er-
ronée de son uultus et, donc, de son personnage : l’esclave thrace Zopyre, célèbre physiono-
miste, avait déduit des traits du visage de Socrate qu’il avait un grand nombre de vices, mais il
fut vite dénigré par le public des présents, qui ne reconnaissait pas du tout ces vices chez le
philosophe. Socrate justifia pourtant l’erreur de Zopyre, affirmant que, en effet, les vices rele-
vés existaient bel et bien en lui une seconde nature mais qu’il s’en était libéré par la raison.
84 Ira 2,6,3–4.
85 Ira 2,11,1 « Vtilis est – inquit – ira, quia contemptum effugit, quia malos terret ».
114 Chiara Torre

tique). Sénèque affirme que la colère, pour être utile, doit être efficace et, donc,
doit susciter de la peur ; ainsi, elle est mise au nombre des réalités effrayantes
(comme par exemple les maladies), qui sont aussi des réalités difformes, dégoû-
tantes et, pour finir, méprisables. C’est ainsi que le postulat de son interlocuteur
est démonté par un raisonnement captieux qui a son pivot dans le concept de
deformitas : la colère est utile si elle évite le mépris ; la colère évite le mépris seu-
lement si elle suscite la peur ; la colère qui suscite la peur est laide et donc s’at-
tire le mépris ; si la colère s’attire le mépris, elle n’est pas utile.86
En conclusion, pour contester l’utilité de la colère, Sénèque en présente
l’habitus comme une deformis persona : l’homme en colère est un masque dif-
forme de ceux qui ne font peur qu’aux enfants et, pour finir, inefficace.87 Il ne
s’agit même plus du personnage tragique du tyran, qui prononçait le fameux
vers de Lucius Accius (Oderint dum metuant) et auquel, dans le premier livre du
De ira,88 Sénèque avait nié la qualification de magnanimus, mais d’une version
encore moindre, à savoir du personnage d’un mime, victime de la peur qu’il
suscite chez les autres, comme le dit un vers célèbre de Laberius.89
Le troisième passage de l’argumentation de Sénèque est peut-être le plus dé-
licat, parce qu’il entend démasquer le faux decorum de la colère en mettant en
discussion la prétendue naturalité sur laquelle il se fondait (chapitres 12–16),90
comme indice de tempérament noble et généreux, et réfutant le postulat selon
lequel les meilleurs dans la nature seraient justement les plus irascibles. Sénèque
insiste au contraire sur la nécessité de modifier la nature, sur la base du principe,
de matrice esthétique (et qui traverse, entre autres, l’Ars poetica d’Horace91), que
l’ars assure au tempérament naturel, tout fort et bon soit-il, une discipline indis-
pensable et la garantie de sa pleine réalisation.

86 Ira 2,11,1–2.
87 Notons que l’inefficacité de la colère est décrite à travers l’utilisation d’une terminologie
(sine uiribus, in superuacuum tumultuante, frigidius) qui semble faire allusion au défaut rhéto-
rico-stylistique du kakozelon (ou mala adfectatio), à savoir la redondance expressive, le style
ampoulé, privé de iudicium, qui souvent se joint au vice conceptuel du superflu ou superua-
cuum (cf. Quint. 8,3,56–57).
88 Ira 1,20,4.
89 Ira 2,12,3, cit. supra n. 61.
90 Considérons par exemple les objections de l’adversaire dans ira 2,12,1 « Nequitia – inquit –
de rerum natura tollenda est, si uelis iram tollere ; neutrum autem potest fieri » ; et dans ira
2,12,3 « Non potest – inquit – omnis ex animo ira tolli, nec hoc hominis natura patitur ».
91 En particulier Hor. ep. 2,3,295–308 ; 408–418. Cf. Brink (ed. 1971) 394–400.
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 115

Cet exercice assidu de changements (adsidua meditatio) destiné à discipliner le


tempérament par la uirtus92 est en mesure d’inciter l’âme humaine à dépasser les
limites de sa propre humanitas ;93 mais, à la différence de la fréquente exercitatio
de la colère qui, comme Sénèque nous l’a expliqué au chapitre 5,94 portait à la feri-
tas, l’exercice assidu de la uirtus conduit à l’imitatio dei.95

5.3 Le paradoxe sur le sage comédien

La présence diffuse du paradigme théâtral nous a permis d’interpréter le traite-


ment sénéquien de l’habitus irae dans son ensemble, comme le démasquage
progressif de nombreux travestissements que la colère peut endosser et par l’in-
termédiaire desquels cette passion veut sembler magnanime, utile ou naturelle.
Le transformisme s’est montré jusque là comme la caractéristique particu-
lière de la colère, contrairement à la uirtus qui, comme il est dit au chapitre 6, il
ne s’aventurera jamais à imiter la colère, pas même pour corriger les vices ou
les tempérer.96
Mais à la fin de notre section, au chapitre 17, Sénèque, chose surprenante,
en arrive à théoriser une véritable imitatio adfectuum comme instrument d’édu-
cation à la sapientia, en la configurant comme ce que l’on pourrait définir
comme le « paradoxe sur le sage-comédien » (chapitre 17).97
Cette théorie trouve encore une fois son origine dans le quatrième livre des
Tusculanes : selon une structure circulaire parfaite, donc, la première partie du
livre II que nous avons examinée commence et se termine par la comparaison
avec cet important modèle.
Dans le cadre d’une prise de position nette par rapport à la théorie péripatéti-
cienne sur les passions et traitant, en particulier, de l’iracundia, Cicéron en contes-
tait l’utilité en alléguant entre autre l’exemple de l’orateur et de l’acteur, qui ne
doivent pas se laisser emporter par la colère – car elle n’aide pas mais au contraire

92 Ira 2,12,3 atqui nihil est tam difficile et arduum quod non humana mens uincat et in familia-
ritatem perducat adsidua meditatio, nullique sunt tam feri et sui iuris adfectus ut non disci-
plina perdomentur.
93 Ira 2,12,4–6.
94 Ira 2,5,3, cf. supra chapitre 5.1.
95 Ira 2,16,2 quid est autem cur hominem ad tam infelicia exempla reuoces, cum habeas mun-
dum deumque, quem ex omnibus animalibus, ut solus imitetur, solus intellegit ? .
96 Ira 2,6,2 nec umquam committet uirtus ut uitia dum compescit imitetur.
97 Cf. supra n. 76. Le renvoi à l’essai de Denis Diderot n’est pas un hasard, du moment que le
noyau génératif de celui-ci est constitué par ira 2,17,1, transposé dans le texte sans la déclara-
tion explicite de la source. Cf. Narducci (1994–1995) et Mazzoli (2014).
116 Chiara Torre

nuit à la performance –, mais pour lesquels il n’est pas erroné de la simuler.98


Depuis longtemps les interprètes n’ont pas manqué de souligner la contradic-
tion flagrante entre cette prise de position, isolée à l’intérieur de la pensée de
Cicéron, et plusieurs autres lieux où Cicéron proclame ouvertement la néces-
sité pour l’orateur et pour l’acteur de s’identifier totalement aux passions aux-
quelles ils entendent entraîner le public, en vue d’un résultat artistique et de
persuasion satisfaisant, et même comme garantie de légitimité morale.99
La contradiction entre le passage des Tusculanes et le reste de l’œuvre cicé-
ronienne a été différemment abordée par les interprètes à la lumière d’une
vaste gamme de facteurs parmi lesquels l’influence de la doctrine stoïcienne
des passions sur le livre IV des Tusculanes.100 La solution choisie dans les Tus-
culanes (la simulatio irae) trouve peut-être son origine dans un passage du livre
III du De oratore centré sur l’actio qui, même s’il ne résout pas la contradiction
dont nous avons parlé, explique au moins les deux positions alternativement
exposées par Cicéron.101
La conscience que Crassus ici révèle par rapport à l’importance de l’ars dé-
montre l’acquisition de la part de Cicéron, déjà dans le De oratore, d’une intui-
tion fondamentale : les passions de l’orateur sont différentes des perturbations
de l’âme, de ce mélange confus et obscur où elles se trouvent à l’état naturel, et
sont au contraire des passions que l’on peut susciter à volonté, et modulées
selon les règles. Et c’est précisément ici, dans cette intuition, que se trouve in
nuce la solution qui sera ensuite annoncée dans les Tusculanes :102 l’orateur
peut renoncer aux passions mais pas à leur simulation, exactement comme le

98 Cic. Tusc. 4,55 oratorem uero irasci minime decet, simulare non dedecet. An tibi irasci tum
uidemur, cum quid in causis acrius et uehementius dicimus ? Quid ? cum iam rebus transactis et
praeteritis orationes scribimus, num irati scribimus ? « Ecquis hoc animaduertit ? uincite ? » num
aut egisse umquam iratum Aesopum aut scripsisse existimas iratum Accium ? Aguntur ista prae-
clare, et ab oratore quidem melius, si modo est orator, quam ab ullo histrione, sed aguntur leniter
et mente tranquilla.
99 Par exemple Cic. de orat. 2,189 ; 3,214–223 ; diuin. 2,80 ; Tusc. 4,43. Sur ce thème, Narducci
(1994–1995), Petrone (2002) et Cavarzere (2011) 105–141 sont essentiels.
100 Narducci (1994–1995) ; Petrone (2002) 84–90.
101 De orat. 3,214–216.
102 Narducci (1994–1995). Cavarzere (2011) 128–129 est plus prudent, il considère l’interven-
tion de Crassus (de orat. 3,214–223) moins distante du tableau brossé auparavant par Antonius
(2,189) et, au contraire, plus éloignée de la position des Tusculanes. Selon Cavarzere, les mots
de Crassus n’offrent pas encore, comme le voudrait Narducci, d’explication au paradoxe de
l’orateur qu’il cherchait. La dichotomie entre sincérité et simulation n’est pas encore résolue
(129) tandis que le chemin pour sortir de la rigide contraposition entre l’induction de l’émotion
sera plutôt énoncée complètement par Quintilien 6,2,25–35, avec l’introduction du concept de
la phantasia dans la doctrine des passions de l’orateur (131–141).
De ira 2,1–17 La nature et l’habitus de la colère 117

gentilhomme du De officiis, vu certaines circonstances extrêmes, peut se retrouver


dans la nécessité de simuler les traits de la colère sans en être la proie.103
Il me semble que le rôle structurel, que la réflexion cicéronienne a eu dans
le développement de l’argumentation de Sénèque, réapparaît avec toute évi-
dence. D’un côté, la présence significative du thème des passions tout au long
de la théorisation rhétorique de Cicéron – toujours en parallèle constant avec le
théâtre –,104 de l’autre l’emphase que l’Arpinate, dans le livre IV des Tuscula-
nes, en discutant du problème des troubles de l’orateur, place sur la figure d’un
orator « presque philosophe »,105 ont vraisemblablement conduit Sénèque, dès
les premiers chapitres du deuxième livre du De ira, à traiter la question des pas-
sions sur le plan esthétique, à conduire le traitement sur l’habitus de la colère
en ayant constamment recours au paradigme théâtral, et enfin à affronter
le thème du rapport entre simulation et sincérité dans les passions de l’orateur
(et de l’acteur).
À propos de ce dernier point, Sénèque résout la dichotomie laissée ouverte
par Cicéron en insistant sur la fiction complète de la passion, pour manipuler par-
faitement les esprits des auditeurs ou des spectateurs. Cependant, si nous relisons
le paradoxe de l’orateur et de l’acteur à la lumière de la doctrine des propatheiai
exposées dans les premiers chapitres du livre II, nous pourrions peut-être suppo-
ser que, pour Sénèque, ces passions suscitées chez l’orateur et son public par l’in-
termédiaire de la simulatio adfectuum ne seront pas de véritables adfectus mais
seulement des « schémas » de passions, qui ne seront pas dangereuses sur le plan
moral mais auront un effet psychagogique certain.
Dans le deuxième livre du De oratore, en relation avec le problème du rap-
port entre sincérité et simulation des passions de l’art oratoire, Antonius faisait
allusion à une hypothèse abstraite, presque per absurdum (immédiatement aban-
donnée pour passer des arguments à la pratique effective de l’art oratoire) : dans
l’éventualité que l’orateur doive se charger d’une passion fictive et prononcer un
discours où tout soit trompeur ou simulé par l’imitation, alors il faudrait avoir
recours à un art plus grand que l’art rhétorique, parce que celui-ci ne peut par

103 Cic. off. 1,136. Ce dernier passage peut être confronté avec Sen. ira 2,14. Pour le thème de
la castigatio sine ira et de la comparaison avec la médecine cf. en outre Sen. ira 1,15–16.
104 Petrone (2002) 91.
105 Cic. Tusc. 4,55 nos autem de constanti uiro ac sapienti quaerimus. Et quidem ipsam illam
iram centurio habeat aut signifer uel ceteri de quibus dici non necesse est, ne rhetorum aperia-
mus mysteria. Utile est enim uti motu animi qui uti ratione non potest ; nos autem, ut testificor
saepe, de sapiente quaerimus.
118 Chiara Torre

nature renoncer à l’identification totale dans les passions et à la contamination


de pathos entre l’orateur et son assistance.106
Dans le deuxième livre du De ira, Sénèque semble répondre indirectement à
Antonius : c’est justement la philosophie, avec ses subtilités et ses mystères, cet
« art le plus élevé », auquel il fait appel pour résoudre le « paradoxe de l’orateur ».
La conclusion de notre section répond au Περὶ παθῶν synthétique du
début : l’homme a une totale responsabilité de ses passions, qui peuvent être
contrôlées par lui in toto au point de pouvoir être parfois imitées ; et la recon-
naissance d’un espace de très grandes potentialités sur le plan psychagogique
(l’espace des propatheiai) prend alors tournure : un espace comprenant une
gamme vaste et variée de réactions affectives et de modalités communicatives
en rapport avec elles, dans lequel s’ouvre la possibilité de la jouissance esthé-
tique de la poésie et de l’usage philosophique de la rhétorique.

106 Cic. de orat. 2,189 neque fieri potest ut doleat is qui audit, ut oderit, ut inuideat, ut pertimes-
cat aliquid, ut ad fletum misericordiamque deducatur, nisi omnes illi motus, quos orator adhibere
uolet iudici, in ipso oratore impressi esse atque inusti uidebuntur. Quod si fictus aliqui dolor sus-
cipiendus esset et si in eius modi genere orationis nihil esset nisi falsum atque imitatione simula-
tum, maior ars aliqua forsitan esset requirenda.
Aldo Setaioli
De ira 2,18–36
De la prophylaxie au contrôle de la colère
1 Centralité de position et de fonction
La partie qui m’a été confiée est peut-être la plus intéressante du traité. Elle
commence au milieu exactement de l’ouvrage – ce qui souligne l’importance que
Sénèque lui attribue – et développe, comme tout ce qui suit, l’aspect proprement
pratique de l’entreprise sénéquienne, ainsi que le philosophe le souligne lui-même
au début de cette partie, au chapitre 2,18,1 : « Puisque nous avons épuisé les ques-
tions théoriques concernant la colère, passons maintenant à ses remèdes » (quo-
niam quae de ira quaeruntur tractauimus, accedamus ad remedia eius). Telle est
bien la mission à laquelle Sénèque s’est consacré pendant toute sa vie : l’amé-
lioration morale de lui-même et de ses destinataires, qui, par-delà ceux à qui
il s’adresse sur le moment – son frère Novatus dans le cas du De ira – sont
l’ensemble des hommes, postérité comprise. Sénèque est bien, comme l’a défini
Anne-Marie Guillemin, un « directeur d’âmes », qui emploie tous les moyens philoso-
phiques et littéraires dont il dispose pour atteindre son but : le progrès moral. Cela est
important à souligner, parce qu’il existe un courant, surtout chez les savants anglo-
saxons, qui méconnaît cet aspect fondamental de Sénèque – comme, par exemple,
dans le livre de Brad Inwood Reading Seneca, où l’on trouve l’idée que Sénèque ne se
préoccupe pas de l’amélioration de ses destinataires et que dans ses écrits le style
n’est qu’un ornement extérieur qu’on peut aisément séparer de la pensée.1
En réalité c’est tout le contraire. Au début même de la partie qui nous va occu-
per on trouve une comparaison entre la philosophie et la médecine, qui, comme
l’a montré Mireille Armisen-Marchetti dans son beau livre Sapientiae facies,2 est
l’une des plus fréquentes dans l’œuvre de Sénèque – ce qui, par extension, fait du
philosophe un médecin des âmes. Nous lisons en effet ces mots au chapitre 18,1 :
« comme, dans la thérapie des corps, certaines prescriptions concernent l’entre-
tien de la santé et d’autres la façon de la récupérer, de même il y a certains
moyens pour repousser la colère et d’autres pour la contenir » (ut in corporum

1 Inwood (2005) 144 et 164 respectivement ; cf. aussi 160 n. 9.


2 Armisen-Marchetti (1989) 347, où elle compte jusqu’à 248 métaphores et comparaisons assi-
milant la philosophie à la médecine.

Note : Une première version de cette étude a été publiée en langue française comme Setaioli (2014d).

https://doi.org/10.1515/9783110711547-007
120 Aldo Setaioli

cura alia de tuenda ualetudine, alia de restituenda praecepta sunt, ita aliter iram
debemus repellere, aliter compescere).3

2 Aperçu
Mais commençons par esquisser le contenu de la partie du traité qui nous a
été confiée.
Comme je l’ait dit, cette section commence à la moitié exacte de l’ouvrage et
marque le passage de la partie théorique à la partie pratique, c’est-à-dire à la ma-
nière de nous délivrer de cet affreux vice qu’est la colère, ou plutôt de soigner la
colère déjà installée et la personne qui en est affligée. Sénèque divise cette partie
thérapeutique en deux développements successifs : la prophylaxie, c’est-à-dire la
manière d’éviter que naisse la colère, comme il l’avait déjà recommandé au livre I
(1,8,1 dare operam ne incidamus in iram), et un développement plus proprement
thérapeutique, c’est-à-dire comment traiter la colère et la contrôler une fois qu’elle
s’est installée : ne incidamus in iram et ne in ira peccemus (« ne pas tomber dans la
colère et ne pas nous rendre coupables une fois en colère ») ; ou, comme il le dit
immédiatement après, aliter iram debemus repellere, aliter compescere. Au livre III
il va ajouter un troisième aspect : comment soigner la colère d’autrui. Il dit en
effet : primum [. . .] non irasci, secundum desinere, tertium alienae quoque irae me-
deri (3,5,2, « d’abord ne pas se mettre en colère, ensuite cesser de l’être, finale-
ment soigner aussi la colère d’autrui » – encore une fois la métaphore médicale,
qui se poursuit dans le texte suivant). Et en effet, c’est à cet aspect que s’adresse
la partie finale du traité, aux chapitres 3,39–40. Nous devrons ne jamais perdre de
vue cette division.
La partie prophylactique se divise à son tour en deux : préceptes concernant
l’éducation (jusqu’à la fin du chapitre 21) et préceptes visant l’âge mûr (du cha-
pitre 22 jusqu’à la fin du livre, bien que, comme nous le verrons, il y ait déjà, dans
les chapitres finals, des éléments qui préparent la partie proprement thérapeu-
tique). Ainsi l’admonitio prophylactique de Sénèque va s’étendre à la durée entière
de la vie. Au chapitre 18,1, en effet, Sénèque nous dit : ut uitemus, quaedam ad
uniuersam uitam pertinentia praecipientur : ea in educationem et in sequentia tem-
pora diuidentur (« pour éviter la colère, on donnera des préceptes relatifs à l’en-
semble de la vie. Ils concerneront, à tour de rôle, l’éducation et le temps qui la
suit »). Pour ce qui concerne la thérapie de la colère déjà installée, on la trouvera

3 J’ai traité de la philosophie comme thérapie de l’âme dans un travail récemment publié :
Setaioli (2014a).
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 121

développée au livre III ; elle ne fait pas partie de notre section, mais il vaudra la
peine d’en dire quelque chose en raison de l’approche, influencée par la Stoa
moyenne, que – nous le verrons – elle présente chez Sénèque.
Avant d’aborder la prophylaxie de la colère durant l’éducation, Sénèque se
livre à quelques développements physiognomoniques au chapitre 2,19 ; il s’y ap-
puie sur la doctrine médicale des tempéraments (κράσεις en grec – Sénèque em-
ploie le terme mixtura), déterminés par la prédominance de tel ou tel élément
dans les différentes constitutions physiques. Dans le tempérament irascible l’élé-
ment qui prévaut est le feu, ainsi que son fluide correspondant, le sang. Sénèque
fait allusion aussi à l’influence des climats, en parlant de régions sèches et hu-
mides, chaudes et froides, comme auparavant, au chapitre 15,5, il avait dit que les
peuples du nord partagent la rudesse de leur climat, et que les États les plus puis-
sants et solides ont toujours été ceux des peuples des régions tempérées. Certains
facteurs extérieurs peuvent aussi influencer le tempérament, tels les maladies, la
fatigue, les veilles, les désirs et l’amour, qui peuvent devenir habituels et produire
une disposition permanente à la colère. Le chapitre 20 continue en affirmant qu’il
est difficile de changer le tempérament originel ; il est pourtant très utile de le
connaître, pour éviter ce qui peut aggraver ses tendances vicieuses ; par exemple,
on interdira le vin aux natures chaudes, parce que le vin ajouterait encore de la
chaleur à la chaleur naturelle de leur tempérament. Ici Sénèque cite – sous une
forme indirecte et en l’étendant à tous les tempéraments chauds – un précepte
tiré des Lois de Platon (666a), qui l’interdisait aux jeunes gens de moins de dix-
huit ans. Il mentionne aussi la modération dans la nourriture, qui reviendra plus
loin, au chapitre 21,11, et les exercices physiques et les jeux qui peuvent être utiles
aux tempéraments coléreux, non sans ajouter qu’ils ne sont pas indiqués pour
d’autres tempéraments. Au chapitre 21 Sénèque traite en détail de l’éducation pro-
phylactique et prend position contre une éducation trop permissive, une educatio
mollis et blanda ; il achève en mentionnant à nouveau Platon, citant cette fois
une anecdote sur un jeune homme éduqué chez lui.
Au chapitre 22 commence la prophylaxie dans l’âge adulte ; elle se poursuit
jusqu’à la fin du livre II, où s’y mêlent quelques éléments qui préparent déjà la
thérapie du livre III. Sénèque met en garde d’abord contre la crédulité – car il
s’agit bien de la crédulité, non pas de l’assentiment que la raison donne à l’im-
pulsion passionnelle, comme le pense Malchow.4 Il ne faut pas croire tout de
suite qu’on a été offensé, même si l’injure paraît évidente, et l’on doit se méfier
des accusations et encore davantage des soupçons. Au chapitre 23 Sénèque pro-
pose des exemples historiques ; le premier est celui d’Hippias, le tyran d’Athènes.

4 Malchow (ed. 1986) 231 ; 273.


122 Aldo Setaioli

Il interrogeait un aspirant tyrannicide, et lui demandait les noms de ses complices.


Celui-ci nomma tous les amis du tyran, qu’Hippias fit exécuter sur-le-champ, en se
privant ainsi de ses partisans les plus fidèles. Une anecdote semblable est racontée
par Justin.5 Sénèque donne ensuite deux exemples positifs : le premier est celui
d’Alexandre, qui n’ajouta pas foi aux accusations de sa propre mère contre
son médecin personnel – anecdote rapportée aussi par Quinte-Curce,6 qui cepen-
dant n’implique pas la mère d’Alexandre. Cet exemple est d’autant plus remar-
quable que dans l’œuvre de Sénèque – y compris dans le De ira 3,17,1 –
Alexandre est presque toujours présenté de façon très négative, comme l’ont
montré plusieurs études sur le sujet.7 Il est vrai que même ici Sénèque n’épargne
pas les réserves – il dit en effet qu’Alexandre fut plus porté à la colère (obnoxius
irae) que tout autre homme. Le deuxième exemple est celui de César, qui refusa
de lire les lettres envoyées à Pompée par des gens que, par conséquent, on pou-
vait considérer comme ses ennemis. Nous connaissons cet épisode par Pline l’An-
cien8 et Dion Cassius.9
Au chapitre 24 se poursuit la mise en garde contre la crédulité et le soupçon,
auxquels s’ajoute ici la coniectura, c’est-à-dire des suppositions que nous tirons
d’actions d’autrui pouvant être totalement innocentes, mais que nous interpré-
tons comme agressives. Il faut, dit Sénèque, obiurgare credulitatem, réprimander
notre crédulité, pour acquérir l’habitude de ne pas croire à ces soupçons. C’est
l’un des « exercices spirituels », si l’on peut dire, que Sénèque nous propose.
Les motifs qui nous poussent à nous mettre en colère sont bien souvent de
pures inepties négligeables, dont Sénèque se plaît à dresser la liste au chapitre
25. Il s’agit de lieux communs que nous retrouvons en grande partie ailleurs
dans le De ira,10 ainsi que dans d’autres ouvrages sur la colère, comme le De ira
de Philodème et le De cohibenda ira de Plutarque ; mais chez Sénèque ils sont
suivis par un autre exemple historique très important, dans la mesure où il est
précédé et suivi par l’observation que la passion de la colère a aisément prise sur
une âme gâtée et affaiblie. Il s’agit d’une anecdote sur le Sybarite Mindyridès (ou
Smindyridès), qui nous est connue à travers plusieurs sources grecques, et
qui a été récemment l’objet d’une étude de Rosa Maria D’Angelo portant pré-
cisément sur l’anecdote sénéquienne.11 Ce Mindyridès se plaignait de se sentir

5 Just. 2,9,1–5.
6 Curt. Ruf. 3,6.
7 Cresci Marrone (1983–1984) ; Coccia (1984) ; Lassandro (1984).
8 Plin. NH 7,94.
9 Cass. Dio 41,63,5–6.
10 Sen. ira 1,12,4 ; 3,9,5 ; 3,24,2 ; 3,32 ; 3,35,1.
11 D’Angelo (2008).
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 123

fatigué parce qu’il avait vu un paysan en train de piocher, et il s’était mis à plu-
sieurs reprises en colère parce qu’il avait dû dormir sur un matelas rembourré de
feuilles de roses qui n’étaient pas lissées, mais repliées. C’est du moins ainsi que
j’interprète le texte, en conservant la leçon donnée par les manuscrits : bilem ha-
bere saepius questus est, quod foliis rosae duplicatis incubuisset (2,25,2), tandis
que les éditeurs ont corrigé ce texte de façons très diverses. Reynolds, par exem-
ple, adopte la lecture idem habere se peius (Madvig) questus est (« se plaignit
d’être moins bien ») et la dernière étude que nous venons de citer propose ile ha-
bere se peresum questus est (« se plaignit d’avoir la hanche lésée »). À mon avis,
au contraire, il faut voir ici une anticipation du chapitre suivant, où Sénèque s’at-
tache à critiquer ceux qui s’en prennent aux choses inanimées et en font l’objet
de leur colère, indiquée par le même mot qu’ici : bilem, la bile : quid est dementius
quam bilem in homines collectam in res effundere ? (2,26,3 « qu’y a-t-il de plus sot
que de déverser sur des choses la bile qu’on a conçue contre des hommes ? »).
Mindyridès, en effet, se met en colère justement contre des choses : des feuilles
de roses ! De plus, si l’on élimine le mot bilem du texte, on détruit l’élément qui
relie l’exemplum au contexte sénéquien : l’idée de colère, justement. L’omission
de se, c’est-à-dire du sujet pronominal dans la proposition infinitive, ne fait point
de difficulté.12 D’ailleurs, il est peut-être important que le détail des feuilles de
roses ne se trouve pas chez la source grecque – c’est-à-dire Élien – qui nous relate
cette partie de l’anecdote.13 C’est ici l’un des problèmes textuels de notre mor-
ceau, problème qui d’ailleurs est loin d’être l’un des plus importants.
Avec le chapitre 26 nous restons dans le domaine de la prophylaxie à l’âge
adulte, mais en passant des hommes en colère aux objets de leur colère. Sénèque
nous dit que nous nous mettons en colère ou contre ceux qui ne peuvent pas
nous offenser ou contre ceux qui le peuvent. C’est bien sûr une sottise que de se
mettre en colère contre des choses inanimées ou contre des êtres dépourvus de
raison et de volonté, tels des animaux, des enfants ou des gens qui ne possèdent
pas plus de jugement que les enfants – choses ou êtres qui, par définition, peu-
vent certes nous nuire, mais pas nous offenser.
Sénèque continue au chapitre 27 avec les êtres rationnels qui ne veulent ni
ne peuvent nous offenser, parce qu’ils font seulement le bien, tels les dieux,14
et ceux qui ne le veulent pas, tels les bons magistrats, nos parents, les précep-
teurs et les juges.

12 Comme je l’ai montré dans une étude sur le sermo cotidianus chez Sénèque, maintenant
recueillie et mise à jour dans l’un de mes livres : Setaioli (2000) : premier chapitre : « Elementi
di sermo cotidianus nella lingua di Seneca prosatore », 45.
13 Cf. D’Angelo (2008). Il s’agit d’Aelian. uar.hist. 9,24.
14 Cf. Sen. ep. 75,19 ; 95,49 ; ben. 6,21,3 ; 6,23 ; nat. 1 praef. 3.
124 Aldo Setaioli

Le chapitre 28 développe des idées du chapitre précédent : les juges ne


nous font pas de tort s’ils nous condamnent, parce que tout le monde est cou-
pable ; il faut d’ailleurs éviter de nous mettre en colère contre les gens dont les
actions qui nous paraissent offensantes sont peut-être justifiées. Surtout, il ne
faut pas nous fâcher contre qui est bon, en premier lieu contre les dieux. Mais
tandis qu’au chapitre 27 les inconvénients que nous jugeons dus à la volonté
hostile des dieux dérivent en réalité d’un ordre cosmique qui n’a pas été fait en
premier lieu pour nous, ici ils sont liés à notre condition intrinsèque de morta-
lité et à l’imperfection qu’elle entraîne. Le chapitre s’achève avec une liste de
gens qui se mettent en colère contre les vices d’autrui, sans voir qu’ils sont eux-
mêmes encore plus coupables, une idée soulignée par une allusion à la fable
célèbre de la double besace, dont la partie antérieure contient les défauts d’au-
trui, que l’on distingue très bien, et la partie postérieure nos propres défauts,
que nous ne pouvons pas voir. L’image est très répandue15 et confère à ce pas-
sage un ton diatribique marqué, bien que la référence ne paraisse pas étrangère
à Posidonius lui-même.16
Au chapitre 29 se poursuit la reprise de thèmes déjà introduits dans les cha-
pitres précédents, mais après les importantes remarques que le remède le plus
efficace de la colère est le sursis (mora) et qu’il n’est pas possible de l’éliminer
d’emblée et tout entière, mais seulement partie par partie. Suit la distinction
entre les actions offensantes qui nous sont relatées et celles dont nous-mêmes
sommes les témoins. Le reste du chapitre développe la première catégorie et ré-
pète la mise en garde contre la crédulité déjà rencontrée au chapitre 22.
Le chapitre 30 traite des offenses que nous percevons nous-mêmes. On retro-
uve ici beaucoup de types d’offenses et d’offenseurs déjà rencontrés aux chapi-
tres 26, 27 et 28 (enfants, parents, ceux qui ont reçu un ordre ou ont été offensés
par nous, juges, animaux, dieux), mais on s’aperçoit que la division par catégo-
ries des chapitres 26 et 27 a disparu, bien que l’on retrouve l’idée que les enfants
n’ont pas conscience de commettre une faute. Les types d’offenseurs sont énumé-
rés pêle-mêle, sans respecter les catégories dans lesquelles ils avaient été classés
aux chapitres 26 et 27. On reviendra sur cela, car on en pourra peut-être tirer des
conclusions intéressantes.17

15 Aesop. 303 ; Phaedr. 4,10 ; Catull. 22,21 ; Hor. sat. 2,3,299 ; Pers. 4,23–24.
16 Si l’on peut juger d’après Galen. anim.pass. 1,2,6, p. 4,11–15 Marquardt, qui cite Aesop. 303.
17 On a expliqué la présence de ces deux chapitres (29–30), où réapparaissent des thèmes
déjà introduits aux chapitres précédents, de plusieurs manières : par exemple comme l’appli-
cation à la colère déjà installée de ce qui avait été présenté par rapport à la prophylaxie (Rab-
bow (1914) 37–39 ; il réfère initio de 2,29,1 au commencement de la phase aiguë de la colère ;
cf. aussi Malchow (ed. 1986) 272–273) ; ou comme une insertion tirée de Sotion et glissée dans
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 125

Au chapitre 31 se rencontre une autre articulation très importante. Sénèque


nous dit qu’il va maintenant passer au second mobile de la colère. Il a jusqu’ici
traité de l’opinion que nous avons reçu une injure ; dorénavant il va examiner
l’opinion que cette injure est imméritée. Il ajoute qu’il a déjà posé cette distinc-
tion dans son ouvrage – une affirmation qui a fait couler beaucoup d’encre.
L’injure imméritée, dit Sénèque, se réfère soit à une offense qu’on n’aurait pas
dû recevoir, soit à une offense à laquelle on ne s’attendait pas. Il glisse sur la
première catégorie pour s’attarder bien plus longuement sur la seconde, en pro-
fitant pour développer l’un des thèmes auxquels il est très attaché : celui de la
praemeditatio malorum, un autre type d’« exercice spirituel » qu’il ne se lasse
pas de prôner au cours de toute son œuvre.18 Cette réflexion doit se poursuivre
par l’évaluation des liens de parenté entre tous les hommes en raison du cos-
mopolitisme stoïcien, qui nous fait tous citoyens de la même cité universelle, et
par la compréhension du fait que le seul motif admissible du châtiment est la
prévention des fautes futures – une notion qui, nous le verrons, dérive d’un
passage platonicien cité au livre I et qui devient une idée fondamentale de la
seconde moitié du livre II.
Aux chapitres suivants Sénèque reprend la polémique antipéripatéticienne du
livre I pour démontrer que la colère (et la vengeance) ne se justifie d’aucune ma-
nière, ni dans la perspective de l’honestum ni dans celle de l’utile – deux catégories
stoïciennes qui avaient été longuement traitées, entre autres, par Cicéron. L’hones-
tum d’abord. Rendre la pareille lorsqu’on a reçu du mal n’est pas un bien. Gagner
la compétition, lorsqu’il s’agit d’un échange de bienfaits, est honorable, mais s’il
s’agit d’un échange d’injures, c’est honteux. Caton ne reconnaissait même pas l’in-
jure. Il s’agit bien, on le voit, d’un renversement de l’éthique grecque traditionnelle
(faire du bien aux amis et du mal aux ennemis). Le stoïcien Sénèque, pourtant, est
loin de l’esprit du christianisme : ne même pas reconnaître que l’offenseur est
digne d’être châtié est, dit-il, la manière la plus offensante de le punir (2,32,3).
Le chapitre 33 se place au plan de l’utile. Le seul usage vraiment utile du châ-
timent est celui de remède, selon l’idée platonicienne que nous avons indiquée –
et il faut l’appliquer sans colère. Une « utilité » bien pratique sous l’absolutisme
impérial consiste à réprimer sa colère face à la cruauté des détenteurs du pou-
voir. Remercier des injures reçues est la seule manière de parvenir à la vieillesse.
Suit l’exemplum de Caligula, qui condamna à mort le fils du chevalier Pastor et

le contexte posidonien (Fillion-Lahille (1984) 193). Pour notre avis cf. plus loin, n. 54 et
texte relatif.
18 Cf. Setaioli (2014a) 246–251. Cf. Cic. off. 1,81 non putaram. L’exemplum du dicton de Fabius
Maximus (attribué à Scipion l’Africain par Val.Max. 7,2,2) transfère au domaine éthique une
idée originairement référée à la prudence du chef militaire.
126 Aldo Setaioli

invita le père à dîner. Pastor sut réprimer sa colère pour sauver son autre fils. Ici
nous sommes dans le domaine de la colère déjà installée, même s’il ne s’agit pas
encore de la soigner, mais seulement de la réprimer. On prépare déjà la partie
thérapeutique, et en effet des exemples semblables se trouvent au livre III : ceux
de Praexaspes (3,14) et d’Harpagus (3,15) tirés d’Hérodote. Sénèque est plus in-
dulgent envers Pastor, dont la conduite visa à sauver l’autre fils.
La perspective de l’utile est encore celle du chapitre 34, même si l’honestum
réapparaît avec une allusion à la mesquinerie de la rétorsion, soulignée par
une analogie avec la conduite des fourmis et des souris, qui mordent la main
de ceux qui les touchent : une image qui revient, identique, chez Plutarque.19
Une réputation de clémence pourra nous servir en beaucoup d’occasions, et
peut-être pourrons-nous nous-mêmes avoir besoin d’être pardonnés un jour. Le
chapitre s’achève par une idée déjà exprimée au début de cette partie : le vrai
vainqueur est celui qui se retire le premier, en renonçant à se venger.
Les paragraphes 2,35,1–2 poursuivent dans ce sens, en soulignant les dom-
mages produits par une passion incontrôlable comme la colère. Elle est une ma-
ladie de l’âme pareille à celles du corps qui empêchent le contrôle de celui-ci :
c’est encore l’omniprésent rapprochement entre philosophie et médecine.
Au paragraphe 2,35,3 on passe à la description de la laideur de la colère, un
thème déjà traité au début de l’ouvrage (1,1,3–4), qui d’ailleurs prépare aussi
celui du livre III (3,4,1–2). La description se réfère à l’apparence physique de
l’homme en colère, mais s’achève par une allusion à la laideur correspondante de
l’âme (2,35,4 qualem intus putas esse animum cuius extra imago tam foeda est ?).
Le reste du chapitre est un développement de type littéraire. La colère est compa-
rée aux monstres infernaux décrits par les poètes. On pense à l’Allecto de Virgile
qui, comme le dit Sénèque, sort des enfers au livre VII de l’Énéide (324 ss.) pour
provoquer guerre et discorde et détruire la paix (ad bella excitanda discordiamque
in populos diuidendam pacemque lacerandam, 2,35,5). Le chapitre s’achève par la
citation de deux vers attribués à des uates nostri, sans plus. Il s’agit presque assu-
rément de deux vers de Virgile, le uates par excellence,20 que Sénèque a interver-
tis. Ils se trouvent dans la description de la bataille d’Actium au livre VIII de
l’Énéide et présentent les affreuses figures de Bellona (703) et de la Discorde
(702). Le vers sur Bellona, qui apparaît le premier, a été quelque peu modifié
par Sénèque, qui sans doute cite de mémoire.21 Il est possible aussi que dans ce

19 Plut. cohib.ir. 10,458c.


20 Cf. Mazzoli (1970) 52 ; 216–217.
21 Un aperçu de la question dans Reynolds (ed. 1977) 90. Le vers de Virgile est quam cum san-
guineo sequitur Bellona flagello ; chez Sénèque il devient sanguineum quatiens dextra Bellona
flagellum (Lucain s’en est souvenu : 7,568 sanguineum ueluti quatiens Bellona flagellum).
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 127

morceau Sénèque ait à l’esprit un autre poète qu’il aimait beaucoup : Ovide –
concrètement, un passage de l’Ars amatoria qui décrit la laideur entraînée par
la colère. Les expressions d’Ovide sont très proches de certaines de celles de
Sénèque.22 Il se peut également que ce même passage ait suggéré la mention,
qui suit au chapitre 36, du miroir comme remède à la colère ; en effet une idée
semblable apparaît peu après chez Ovide.23
Cet usage du miroir est pourtant donné, au chapitre 36, comme une recom-
mandation du philosophe Sextius. Ce dernier pensait que regarder la laideur de sa
propre colère réfléchie par le miroir aidait à se détourner de ce vice. Suivant le stoï-
cisme le plus orthodoxe, Sénèque rejette cette idée : l’homme réellement en colère
ne se laisse pas influencer par l’image du miroir ; s’il l’emploie pour éviter ce vice,
c’est parce qu’il s’est déjà engagé sur le chemin de son redressement moral ; autre-
ment dit : il est impossible d’éviter l’emportement tant que dure la colère – ce qui
contredit le but qui avait été fixé auparavant : ne in ira peccemus (2,18,1). Cela est
très important pour signaler un possible changement de source, et nous devrons y
revenir. Pour le moment, nous nous limiterons à observer qu’il s’agit d’un autre
motif diatribique,24 qui revient par un autre biais chez Plutarque (cohib.ir. 6,456a-b)
et ailleurs, et surtout qu’il s’agit encore une fois d’un moment postérieur à la
prophylaxie : il est évident que la colère est déjà installée, et aussi que pour
Sénèque cet expédient ne peut être utile qu’à une étape avancée de la théra-
pie, lorsqu’on a déjà décidé d’entreprendre son propre redressement. Le phi-
losophe considère que la conscience des dommages produits par ce vice, qui
est le pire de tous, est bien plus utile.

3 Analyse
Il faut maintenant analyser plus de près le contenu de notre morceau, dont
nous venons de donner une esquisse. À peu près tous les savants sont d’accord
pour voir ici l’influence d’un stoïcisme plus récent que l’Ancien Portique de
Chrysippe – et plus particulièrement l’influence de Posidonius, que d’ailleurs
quelques-uns d’entre eux limitent à un petit nombre de chapitres ; par exemple,

22 Ov. ars am. 3,503–504 ora tument ira ; nigrescunt sanguine uenae ; / lumina gorgoneo
saeuius igne micant. Cf. Sen. ira 2,35,3 tumescunt uenae ; 2,35,5 flamma lumina ardentia (après
une référence aux monstres infernaux).
23 Ov. ars am. 3,506–507 uos quoque, si media speculum spectetis in ira, / cognoscat faciem uix
satis ulla suam.
24 Cf. Oltramare (1926) 174–175 ; 231 ; Setaioli (1988) 369–370. Selon D.L. 3,39 le thème du
miroir remonte à Platon, qui l’appliqua au cas de l’ivresse.
128 Aldo Setaioli

Pohlenz la reconnaissait seulement jusqu’au chapitre 22, tandis que d’autres,


tels Rabbow et Janine Fillion-Lahille, l’étendent jusqu’à la fin du livre, quoique
de façon différente. Nous devrons d’abord analyser notre texte pour nous for-
mer une opinion fondée sur un examen indépendant.
Nous commencerons par une définition de la colère qui figure à l’intérieur du
développement physiognomonique du chapitre 19, lequel, comme nous allons le
voir ensuite, dérive lui-même très probablement de Posidonius. Ici, au paragraphe
3, Sénèque nous dit : uolunt itaque quidam ex nostris iram in pectore moueri effe-
ruescente circa cor sanguine (« quelques-uns des philosophes de notre école pen-
sent que la colère naît dans notre poitrine lorsque le sang entre en ébullition
autour du cœur »). Nous retrouvons des définitions semblables chez Galien, dans
son ouvrage sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon (6,8,73 et 7,3,2 = 577 et
597 Müller),25 où il nous a transmis beaucoup de renseignements sur le traité des
passions (Περὶ παθῶν) de Posidonius. Elles se réfèrent, c’est vrai, soit aux passions
en général soit au θυμός, plutôt qu’à l’ὀργή, qui serait le correspondant exact de
l’ira de Sénèque. Il faut rappeler, en passant, que Posidonius avait bien écrit un
traité spécifique sur la colère, un Περὶ ὀργῆς, dont le titre seul nous a été conservé
par un papyrus.26 Le nom de Posidonius n’apparaît pas associé à ces définitions,
mais il est question de « bouillonnement de la chaleur autour du cœur » (6,8,73 =
577 Müller ζέσις τοῦ κατὰ τὴν καρδίαν θερμοῦ ; 7,3,2 = 597 Müller κατὰ πάθος δὲ ἡ
οἷον ζέσις τῆς ἐμφύτου θερμασίας ποθούσης τιμωρήσασθαι τῆς ψυχῆς τηνικαῦτα
τὸν ἀδικεῖν δόξαντα‚ καὶ καλεῖται τὸ τοιοῦτον θυμός), et le médecin Oribasius men-
tionne expressément le sang (ζέσις [. . .] τοῦ περικαρδίου αἵματος).27 Il s’agit d’une
définition physiologique, qui voit la colère comme l’effet d’un phénomène lié au
corps. Elle est très proche de la définition qu’on trouve chez Aristote, lequel pour-
tant relie l’aspect physiologique à l’aspect psychologique de la colère dans son
traité sur l’âme, en rapportant les définitions des physiciens et des dialecticiens :
les uns la considèrent comme un bouillonnement du sang autour du cœur, tan-
dis que les autres la définissent comme le désir de rendre la blessure reçue.28 Or
Sénèque, dans une partie perdue du début du De ira conservée par Lactance,
nous donne justement une définition psychologique de la colère, qu’il attribue à

25 Sur Galien cf. dans le présent volume p. XIV–XV ; XXI ; 69–70 ; 87 ; 90 ; 152 ; 163 ; 208–209 ;
268 ; 272 n. 22 ; 350–358 (contribution de J. Giovacchini) ; dans la présente contribution encore
p. 129 ; 132–134 ; 136–137 ; 140–142 ; 145.
26 Posid. F 36 = 438a Th. = A227 Vimercati.
27 Oribas. coll. lib. inc. 54,2,4,157,28–29 Raeder.
28 Aristot. de an. 1,1,403,29–31 διαφερόντως ἂν ὁρίσαιντο ὁ φυσικός τε καὶ ὁ διαλεκτικὸς
ἕκαστον αὐτῶν οἷον ὀργὴ τί ἐστιν· ὁ μὲν γὰρ ὄρεξιν ἀντιλυπήσεως ἤ τι τοιοῦτον‚ ὁ δὲ ζέσιν τοῦ
περὶ καρδίαν αἵματος ἢ θερμοῦ.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 129

Posidonius (1,2,3b) : aut, ut ait Posidonius, cupiditas puniendi eius a quo te inique
putes laesum (« ou, comme le dit Posidonius, la colère est le désir de châtier celui
par lequel on pense avoir été offensé à tort »). Pohlenz préfère une autre leçon,
donnée par des manuscrits de Lactance moins importants que le Bononiensis. Au
lieu du aut de celui-ci, ces manuscrits donnent alii, ut ait Posidonius : Sénèque
dirait donc que d’autres philosophes, à en croire Posidonius, définissaient la co-
lère de cette façon. Mais Rabbow et Janine Fillion-Lahille ont réfuté cette interpré-
tation de manière très convaincante.29 Cette définition, bien qu’on puisse la
retrouver aussi dans le Portique ancien (SVF 3,395–396 ; 398),30 avait donc été
acceptée par Posidonius – et on en aperçoit la trace justement dans notre partie
du De ira, où, au chapitre 22,2, Sénèque nous dit : causa autem iracundiae opinio
iniuriae est (« la cause de la colère est la conviction d’avoir été offensé »). En effet,
aux chapitres qui précèdent – les chapitres 20 et 21 – la prophylaxie de la colère
prend en considération ses causes et manifestations physiologiques, illustrées par
la définition du chapitre 19, tandis qu’à partir du chapitre 22 Sénèque lutte contre
la conviction d’avoir été offensé – c’est-à-dire qu’il prend en considération les
causes psychologiques de la colère. Les deux définitions de la colère, physiolo-
gique et psychologique, appartiennent donc toutes les deux à Posidonius et for-
maient très probablement un couple indivisible. En effet, elles se trouvent réunies
chez Galien, qui la décrit de cette manière : « le phénomène semblable au bouil-
lonnement de la chaleur naturelle, lorsque l’âme désire châtier celui qui semble
nous avoir offensés, et cela s’appelle colère (θυμός) ».31
Posidonius, d’ailleurs, n’avait été pas précédé dans cette voie par le seul
Aristote, car dans la République de Platon déjà on trouve une association tout à
fait semblable (« Et lorsqu’on pense avoir été offensé ? N’entre-on pas en ébulli-
tion, etc. ? »).32 On sait combien Posidonius admirait Platon aussi bien qu’Aristote,
et comment il a suivi surtout le premier dans son traité sur les passions ; par
conséquent, on ne sera pas surpris de retrouver beaucoup de traces de Platon
(mais d’Aristote aussi) dans notre partie du De ira.
Avant de continuer, il nous faut remarquer que dans notre partie Sénèque
revient sur la définition psychologique de la colère au milieu du développement
qui traite de cet aspect. Au chapitre 31,1 on trouve en effet une formulation très
proche de la définition qu’il a attribuée à Posidonius dans le fragment conservé
par Lactance, qui pourtant sépare, comme causes distinctes de la colère, l’opi-
nion d’avoir reçu une injure (iniuriam uidemur accepisse) et celle de l’avoir reçue

29 Cf. Pohlenz (1898) 585 ; Rabbow (1914) 171–175 ; Fillion-Lahille (1984) 174–175.
30 Cf. Fillion-Lahille (1984) 173.
31 Galen. PHP 7,3,2, cité supra p. 128.
32 Plat. resp. 440c, τί δὲ ὅταν ἀδικεῖσθαι τις ἡγεῖται; οὐκ ἐν τούτῳ ζεῖ κτλ ;
130 Aldo Setaioli

sans la mériter (inique accepisse). Comme nous l’avons remarqué, cette distinc-
tion marque une articulation importante entre les développements relatifs à ces
deux causes de la colère. Mais nous avons vu, aussi, que Sénèque introduit une
seconde distinction à l’intérieur de la seconde cause – on juge imméritée non
seulement une injure qu’on n’aurait pas dû recevoir, mais aussi une injure qu’on
ne s’attendait pas à subir – et qu’il glisse sur le premier cas pour s’attarder sur
le second, qui lui permet d’introduire le thème de la praemeditatio malorum. On
notera que Sénèque explique l’évaluation de l’inattendu comme immérité par
l’amor nostri nimius (2,31,3) : la présomption, toute subjective, qui amène chacun
de nous à croire que lui seul doit être exempt des malheurs qui frappent le genre
humain. C’est une de ces notations psychologiques pénétrantes qu’on trouve
souvent chez Sénèque. Par conséquent, il a subsumé sous le concept exprimé par
inique deux idées – que l’immérité et l’inattendu frappent davantage – qu’on trouve
déjà ébauchées chez Aristote,33 d’où probablement les avait tirées Posidonius. Ce
qui fait difficulté, c’est que Sénèque nous dit avoir déjà parlé de ces deux causes de
la colère (ut dixi). Il a bien déclaré, c’est vrai, que la cause de la colère est l’opinio
iniuriae (2,22,2 ; cf. 2,1,3), et l’adverbe inique rappelle de près la définition qu’il avait
attribuée à Posidonius ; mais on ne trouve aucun passage parfaitement correspon-
dant dans le De ira. Cet ut dixi a été expliqué de bien des manières. On en trouvera
un aperçu complet dans l’ouvrage de Paola Ramondetti,34 qui, de son côté, donne
l’explication qui nous paraît la plus satisfaisante. Sénèque se réfère à deux passages
du début de notre livre, où les deux aspects sont sans doute réunis, quoique avec
des formulations différentes : speciem capere acceptae iniuriae (premier aspect) et
ultionem eius concupiscere et utrumque coniungere nec laedi se debuisse (deuxième
aspect) et uindicari debere (2,1,4). Cf. aussi 2,4,1 tamquam oporteat me uindicari cum
laesus sim (premier aspect), aut oporteat hunc poenas dare cum scelus fecerit (deu-
xième aspect). Mais reprenons le fil de notre discours.
Comme nous l’avons dit, la définition psychologique de la colère se trouve
au milieu d’un développement physiognomonique fondé sur l’ancienne doctrine
des tempéraments, comme l’a bien montré mon amie Paola Migliorini dans un
livre consacré à la médecine chez les écrivains de l’âge néronien.35 Sénèque pos-
sédait d’ailleurs de bonnes connaissances médicales, comme il ressort aussi d’un
article que j’ai écrit il y a bien des années.36 Lorsqu’il disait que le philosophe est
le médecin de l’âme, il parlait donc en connaissance de cause. Or, la physiogno-
monie et la doctrine des tempéraments avaient été reprises et développées par

33 Aristot. rhet. 1380b,16–17 (immérité) ; 1379a,25 ; b,2–6 (inattendu). Cf. infra n. 84.
34 Ramondetti (1996a) 41 n. 61.
35 Migliorini (1997) 26–27.
36 Setaioli (1983) ; cf. aussi Courtil (2015) 147–348 ; Bocchi (2017) 212–217.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 131

Posidonius en relation avec l’origine des passions. Comme Sénèque, Posidonius


disait qu’il y a des mouvements passionnels déterminés par la constitution phy-
sique du corps, en ajoutant, à nouveau comme Sénèque (2,20,2), qu’il est très dif-
ficile d’en guérir, en raison de l’impossibilité de changer cette constitution,
surtout lorsque les mouvements passionnels sont forts et violents (μεγάλαι [. . .]
καὶ σφοδραί).37 La même idée est aussi formulée par Posidonius en lien, comme
chez Sénèque, avec la chaleur comme source de la colère, et, comme lui encore,
par rapport à l’influence du climat, ainsi qu’aux différences de tempérament des
hommes et des animaux,38 comme Sénèque le fait au chapitre 19,2 et quelques
lignes avant notre partie, au chapitre 15 et au début du chapitre 16.
Il nous faut nous arrêter un petit peu sur ce passage, au chapitre 16,1–2, car,
bien qu’il ne soit pas inclus dans la partie qui nous a été confiée, il présente une
importance vitale, comme d’ailleurs, d’un autre point de vue, le chapitre 17, pour
l’interprétation des chapitres qui suivent. Au chapitre 16 Sénèque concède à l’ad-
versaire fictif que les animaux, par exemple le lion et tous les prédateurs, sont
capables de colère, et même que plus ils sont en colère, plus ils sont braves (me-
liores quo iratiores). Il l’avait déjà dit au début (1,1,6), mais là, dans le proème de
l’ouvrage, on peut penser qu’il s’agit d’un effet rhétorique. Or, au début du livre
II, Sénèque, dans un morceau comprenant les quatre premiers chapitres, qui a
été l’objet de beaucoup de discussions, nous dit que la colère est un uoluntarium
animi uitium (« un vice volontaire de l’âme », 2,2,2), qui s’installe à la suite d’un
jugement et d’un acte de volonté (2,3,5 uoluntate et iudicio). Par définition, donc,
tous les êtres dépourvus de raison et de volonté sont incapables de colère,
comme d’ailleurs Sénèque l’a déjà dit, très clairement, au livre I (1,3,4–8). Dans
le début du livre II Sénèque est évidemment proche du stoïcisme orthodoxe.
C’est la conclusion à laquelle parviennent Rabbow39 et Huber,40 comme, bien

37 Posid. F 169,111–117 = 416, pp. 336–337 Th. = A204, p. 248 Vimercati, ἐνίοις δὲ χαλεπὴ καὶ
δύσκολος [ἡ τῶν τῆς ψυχῆς παθῶν ἴασις]‚ ὅταν κινήσεις αἱ κατὰ πάθος αἱ διὰ τὴν τοῦ σώματος
κατασκευὴν ἀναγκαίως γινόμεναι μεγάλαι δή τινες οὖσαι τύχωσι καὶ σφοδραὶ τό τε λογιστικὸν
ἀσθενὲς καὶ ἀσύνετον φύσει.
38 Posid. F 169,85–96 = 416, p. 336 Th. = A204, p. 246 Vimercati, καὶ γὰρ τῶν ζῴων καὶ τῶν
ἀνθρώπων‚ ὅσα μὲν εὐρύστερνά τε καὶ θερμότερα‚ θυμικώτερα πάνθ’ὑπάρχειν φύσει‚ ὅσα δὲ
πλατυίσχιά τε καὶ ψυχρότερα‚ δειλότερα. Καὶ κατὰ τὰς χώρας οὐ σμικρῷ τινι διενηνοχέναι τοῖς
ἤθεσι τοὺς ἀνθρώπους εἰς δειλίαν καὶ τόλμαν ἢ τὸ φιλήδονόν τε καὶ φιλόπονον‚ ὡς τῶν πα-
θητικῶν κινήσεων τῆς ψυχῆς ἑπομένων ἀεὶ τῇ διαθέσει τοῦ σώματος ἣν ἐκ τῆς κατὰ τὸ περι-
έχον κράσεως οὐ κατὰ ὀλίγον ἀλλοιοῦσθαι. Καὶ γὰρ δὴ καὶ τὸ αἷμα διαφέρειν ἐν τοῖς ζῴοις φησὶ
θερμότητι καὶ ψυχρότητι καὶ πάχει καὶ λεπτότητι καὶ ἄλλαις‚ φησί‚ διαφοραῖς ὑπὲρ ὧν Ἀριστο-
τέλης ἐπὶ πλεῖστον διῆλθεν.
39 Rabbow (1914) 42–52.
40 Huber (1973) 63–69.
132 Aldo Setaioli

après, Inwood,41 qui d’ailleurs la présente comme neuve, faute de connaître les
études de ces savants. Il est vrai que Sénèque recourt à la doctrine de la προπά-
θεια42 ou « anticipation de la passion », une doctrine qui sans doute avait été
avancée pour défendre la thèse de l’Ancien Portique selon laquelle il n’y a pas de
véritable passion sans le jugement et l’assentiment de la faculté rationnelle,
comme cela ressort très clairement de ce passage sénéquien. Ici, au début du
livre, les animaux ne sont capables que de cette réaction instinctive, tels les che-
vaux qui réagissent au bruit des armes (2,2,6). Or, il est évident qu’au chapitre 16
Sénèque suit une source différente : ici il s’avance jusqu’à dire que les animaux
sont capables de colère, bien qu’ils ne possèdent pas la raison : quibus pro ra-
tione est impetus (2,16,1). Janine Fillion-Lahille43 pense que ce passage n’est pas
stoïcien et qu’il provient de Sotion, l’un des maîtres de Sénèque, qui avait écrit
un ouvrage sur la colère dont Stobée nous a conservé quelques extraits.
Il faut d’ailleurs ajouter qu’elle pense que dans les quatre premiers chapitres
du livre II on doit reconnaître des doctrines posidoniennes plutôt que vétero-
stoïciennes. Il est en effet devenu à la mode de nier que Posidonius, à la diffé-
rence de la Stoa ancienne, ait reconnu une partie irrationnelle dans l’âme hu-
maine. Plusieurs fragments transmis par Galien nous montrent pourtant que
Posidonius insistait sur cette idée en connexion avec la capacité des animaux de
se mettre en colère, qu’il défendait contre Chrysippe et qu’on retrouve ici chez
Sénèque.44 Il ressort clairement de ces textes que Posidonius se rattachait à la
doctrine platonicienne de l’âme ; il avait même emprunté, en polémiquant avec
Chrysippe, l’image du char ailé conduit par la raison et tiré par deux chevaux, qui
sont la partie concupiscible et la partie irascible de l’âme, comme on le voit dans
un autre fragment.45 Ailleurs Posidonius parle d’un seul cheval, qui est la partie

41 Inwood (2005) 23–64.


42 Un terme qui n’apparaît pas chez les anciens stoïciens, et que Sénèque semble connaître
très bien : il parle en effet de principia proludentia adfectibus (2,2,5) et de praeparatio adfectus
(2,4,1). Il s’agit de la réaction instinctive, physiologique aussi bien que psychologique, qu’il
est impossible d’empêcher par la raison : cf. la contribution de T. Tieleman dans le présent
volume, infra p. 266–276.
43 Fillion-Lahille (1984) 270.
44 Posid. F 33 EK = 418 Th. = A207 Vimercati ; F 159 EK = 412 Th. = A201 Vimercati ; F 169,
1–20 et 82–88 EK = 416, pp. 334–336 et 336 Th. = A 204, pp. 242 et 246 Vimercati ; F 165,
143–150 EK = 410, p. 331 Th. = A199, p. 234 Vimercati (cf. aussi F 158,5–12 EK).
45 Posid. F 31,19–24 = 406, p. 324 Th. = A205, p. 250 Vimercati, κρατεῖν τε καὶ ἄρχειν αὐτῷ
[τῷ λογιστικῷ] προσήκει καθάπερ ἡνιόχῳ τινὶ τοῦ ζεύγους τῶν συμφυτῶν ἵππων ἐπιθυμίας τε
καὶ θυμοῦ μήτε ἰσχυρῶν ὑπαρχόντων ἄγαν μήτε ἀσθενῶν μήτε ὀκνηρῶν μήτε δυσπειθῶν ὅλως
ἢ ἀκόσμων ἢ ὑβριστῶν‚ ἀλλὰ εἰς ἅπαντα ἑτοίμων ἕπεσθαι τε καὶ πείθεσθαι τῷ λογισμῷ. Cf. en-
core Galen. anim.pass. 1,6,28–29, pp. 21,25–22,3 Marquardt, δύο γὰρ ἔχομεν ἐν τῇ ψυχῇ δυνά-
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 133

passionnelle de l’âme et qu’il faut maîtriser.46 Posidonius tendait donc à réunir


les deux parties irrationnelles que Platon distinguait dans l’âme humaine – la par-
tie concupiscible et l’irascible – sous la dénomination de « passionnel » (πα-
θητικόν). Il les distinguait pourtant en parlant des animaux, dont les plus
primitifs ne possèdent que la faculté concupiscible, tandis que les animaux supé-
rieurs disposent aussi de l’irascible – et par conséquent peuvent se mettre en
colère ; seul l’homme possède les trois facultés : concupiscible, irascible, ra-
tionnelle.47 Certes, il est possible de soutenir que Galien a faussé la pensée de
Posidonius, comme le font beaucoup de savants ; mais il faudrait alors expliquer
pourquoi un aperçu tout à fait semblable se trouve chez un écrivain assurément
stoïcien comme Sénèque. En effet, dans la lettre 92, où Posidonius est nommé-
ment cité au paragraphe 10, Sénèque distingue dans l’âme humaine une partie
rationnelle et une partie irrationnelle, cette dernière elle-même divisée en partie
concupiscible et partie irascible.48
En effet, on retrouve dans notre partie du De ira l’idée que les animaux peu-
vent se mettre en colère (et donc nous offenser – ce qui, comme la colère, requiert
un acte de volonté), même si on remarque une curieuse fluctuation à cet égard.
Au chapitre 26,4 les animaux sont énumérés parmi les êtres qui ne peuvent pas
nous offenser, du fait qu’ils ne possèdent pas la volonté :49 c’est la position stoï-
cienne orthodoxe ; mais avant et après on trouve une idée bien différente. Au cha-
pitre 16,1–2, nous l’avons vu, Sénèque donne comme une vérité évidente que plus
les bêtes fauves sont en colère, plus elles sont braves.50 Il faut maintenant ajouter

μεις ἀλόγους· μίαν μέν‚ ἧς τὸ θυμοῦσθαι καὶ ὀργίζεσθαι τοῖς δόξασι πλημμελεῖν εἰς ἡμᾶς ἔργον
ἐστί [. . .] ἄλλη δ’ἐστὶν ἐν ἡμῖν δύναμις ἄλογος ἐπὶ τὸ φαινόμενον ἡδὺ προπετῶς φερομένη κτλ
espace insécable (pas de “;” en début de ligne) ; cf. 1,6,27, p. 21,1–4.
46 Posid. F 166,9–14 = 417, p. 339 Th. = A206, p. 256 Vimercati, καθησυχάσαντος αὐτοῦ [τοῦ
παθητικοῦ] καὶ μέτρια κινουμένου κρατεῖν ὁ λογισμὸς ἤδη δύναται‚ ὥσπερ εἰ καὶ ἵππου τινὸς
ἐκφόρου [. . .] αὖθις ὁ ἡνίοχος ἐγκρατὴς κατασταίῃ.
47 Posid. F 33,4–10 = 418 Th. = A 207 Vimercati, ὅσα μὲν οὖν τῶν ζῴων δυσκίνητά τέ ἐστι καὶ
προσπεφυκότα δίκην φυτῶν πέτραις ἤ τισιν ἑτέροις τοιούτοις ἐπιθυμίᾳ μόνῃ διοικεῖσθαι λέγει
[Ποσειδώνιος]‚ τὰ δὲ ἄλλα τὰ ἄλογα σύμπαντα ταῖς δυνάμεσιν ἀμφοτέραις χρῆσθαι‚ τῇ τε ἐπι-
θυμητικῇ τε καὶ τῇ θυμοειδεῖ‚ τὸν ἄνθρωπον μόνον ταῖς τρισί‚ προσειληφέναι γὰρ καὶ τὴν λο-
γιστικὴν ἀρχήν.
48 Sen. ep. 92,1 in hoc principali (= ήγεμονικῷ) est aliud inrationale, est et rationale ; 8 inratio-
nalis pars animi duas habet partes, alteram animosam, ambitiosam, inpotentem, positam in af-
fectionibus, alteram humilem, languidam, uoluptatibus deditam. Pour la citation d’Antipatros
dans cette lettre et la probable dérivation posidonienne cf. Setaioli (1988) 303–305.
49 Sen. ira 2,26,4 mutis animalibus, quae nullam iniuriam nobis faciunt, quia uelle non possunt.
50 Sen. ira 2,16,1 iracundia leones adiuuat [. . .] 2 feras putem, quibus ex raptu alimenta sunt,
meliores quo iratiores.
134 Aldo Setaioli

qu’au chapitre 30,2 il dit que qui se met en colère contre un animal, l’imite.51 Ce
dernier passage peut être rapproché d’un texte figurant dans un ouvrage de
Galien, le De passionibus et erroribus animae (Περὶ ψυχῆς παθῶν καὶ ἁμαρτη-
μάτων),52 qui a été fortement influencé par Posidonius et dont le livre I, qui
traite des passions, présente, comme nous le verrons, bien des parallèles avec
notre passage du De ira : « si tu renonces à la raison en faveur de la colère, ce
sera la vie d’un animal, pas d’un homme ».53
Si l’on peut juger à partir de ce détail, on dirait que la liste un peu lâche d’of-
fenseurs que nous trouvons au chapitre 30 est plus proche de l’esprit posidonien
que celle rangée par catégories des chapitres 26–28 – ce qui pourrait suggérer
dans ces chapitres l’influence d’une source plus systématique, et peut-être plus
« orthodoxe », grâce à laquelle Sénèque aurait pu compléter Posidonius.54
On découvre d’ailleurs quelques autres fluctuations dans notre partie, qui
peuvent dériver d’intégrations semblables tirées soit d’autres écrits posidoniens,
soit d’autres sources stoïciennes. Par exemple, Sénèque répète à plusieurs repri-
ses qu’il ne faut pas se mettre en colère contre les dieux. Or, cette idée apparaît
aussi dans le De passionibus et erroribus animae de Galien, qui pourtant n’en
parle que comme exemple de la folie des coléreux.55 Sénèque y revient trois fois,
en donnant trois raisons différentes pour éviter ce comportement : les dieux ne
peuvent faire que le bien et ce qui nous paraît mal fait partie d’un plan cosmique
qui nous dépasse (2,27,1–2) ; les inconvénients qui nous affligent sont liés à la
faiblesse de la condition humaine plutôt qu’à une faute des dieux envers nous
(2,28,4) ; il est tout à fait inutile de se fâcher contre les dieux (2,30,2). On voit que
dans les deux premiers cas Sénèque s’évertue à justifier ce précepte par des idées
qui tiennent une place importante dans sa pensée théologique.
On sait que selon les Stoïciens l’univers est gouverné par une providence
identifiée avec la raison universelle. En effet l’idée que le monde avec ce qu’il
contient a été fait pour nous n’est pas rare dans les textes stoïciens, et on les
accusait souvent d’anthropocentrisme.56 Mais il est évident aussi que dans la
pensée stoïcienne authentique le plan providentiel se déploie sur un horizon

51 Sen. ira 2,30,2 mutum animal est aut simile muto : imitaris illud, si irasceris.
52 Nous l’avons déjà cité : cf. supra nn. 16 et 45.
53 Galen. anim.pass. 1,5,23, p. 17,12–13 Marquardt, τοῦτο δ᾿ἐὰν ἀπορρίψας τῷ θυμῷ χαρίζεσθαι
θέλῃς‚ ζῴου μέν‚ οὐκ ἀνθρώπου βίος.
54 Sur les chapitres 29–30 de notre morceau cf. supra n. 17. C’est évident que les interpréta-
tions de Rabbow et de Fillion-Lahille ne sont pas supportées par cette observation.
55 Galen. anim.pass. 1,4,16, p. 12,9 λοιδρούμενον τοῖς θεοῖς ; 14 μήτε θεοῖς λοιδορεῖσθαι.
56 Cf. SVF 2,1152–1167 (contenant aussi des critiques à l’anthropocentrisme : cf. aussi SVF
2,1041 ; 2,1149 ; 3,658).
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 135

bien plus vaste : l’univers est un système embrassant les dieux et les hommes
et ce qui se produit pour eux57 – une définition de la Stoa ancienne qui avait
été acceptée aussi par Posidonius.58
Chez Sénèque l’idée que la providence poursuit un plan qui va au-delà de
l’homme revient à plusieurs reprises, et elle est bien éclaircie dans un passage
étendu du De beneficiis,59 à la lumière duquel il faut sans doute lire notre texte
du De ira. Les mouvements du soleil et de la lune ont pour premier but l’harmo-
nie et la conservation de l’ordre cosmique. Ils nous font néanmoins du bien, et
les dieux en ont tenu compte.60 C’est bien ce que Sénèque dit dans le De ira : il
ne faut pas s’imaginer que le cosmos est fait pour nous ; néanmoins, tout est
fait pour notre bien et rien pour notre mal (2,27,2 nihil ergo horum in nostram
iniuriam fit, immo contra nihil non ad salutem). Ce qui nous apparaît comme un
mal sert à l’harmonie de l’univers.61 Sénèque le dira encore, d’un point de vue
à peine différent, dans une lettre où l’influence de Posidonius peut être aisé-
ment saisie : les dieux sauvegardent le monde et le genre humain, parfois sans
se préoccuper des individus.62 Ce concept se trouvait amplement développé
dans un ouvrage de Platon – les Lois63 – qui a laissé beaucoup de traces dans
notre partie du De ira, très probablement par l’intermédiaire de Posidonius.
L’autre idée – que les ennuis qui nous tracassent sont dus à la faiblesse de
la condition humaine plutôt qu’à la malice des dieux – renvoie à l’un des plus
graves problèmes de la théologie sénéquienne : les limites du pouvoir de Dieu.
Dans le De prouidentia c’est Dieu lui-même qui avoue qu’il n’a pas pu soustraire
les hommes aux inconvénients de la mortalité.64 J’ai traité ailleurs l’ensemble
de ce problème,65 et il n’est pas nécessaire de s’y attarder davantage ici. Il suffit

57 SVF 2,527 ἐκ θεῶν καὶ ἀνθρώπων σύστημα καὶ ἐκ τῶν ἕνεκα τούτων γεγονότων ; cf. aussi
2,1149 ; 2,1150 ; etc. Aussi Cic. nat.deor. 2,138 ; 2,156 (= SVF 2,1151) ; fin. 3,67 (= SVF 3,371).
58 Posid. F 14 = 334 Th. = A52 Vimercati (D.L. 7,188), σύστημα ἐκ θεῶν καὶ ἀνθρώπων καὶ τῶν
ἕνεκα τούτων γεγονότων.
59 Sen. ben. 6,20–23.
60 Sen. ben. 6,20,1 cum in hoc moueantur, ut uniuersa conseruent, et pro me mouentur ; 22
euntque ista tua causa, etiamsi maior illis alia ac prior causa est ; 23,3 cum uniuersa disponerent,
etiam nostra uiderunt rationemque hominis habuerunt. Dans Sen. ep. 73,6 l’idée est plutôt que le
soleil et la lune font le bien de chaque individu, même s’ils visent le genre humain tout entier.
61 Sen. ira 2,27,2.
62 Sen. ep. 95,50 qui praesident mundo, qui uniuersa ui sua temperant, qui humani generis tute-
lam gerunt interdum incuriosi singulorum. La leçon incuriosi est une correction de Madvig, qui me
paraît nécessaire. Les manuscrits donnent curiosi, défendu par Bellincioni (ed. 1979) 293–294.
63 Plat. leg. 903b-d.
64 Sen. prou. 6,6.
65 Setaioli (2014c) surtout 385–388 ; 399.
136 Aldo Setaioli

de rappeler qu’à cet égard Sénèque est influencé par des courants platonisants,
qu’il s’efforce de concilier avec le stoïcisme.66
Pour revenir à la question de la capacité des animaux de se mettre en co-
lère, il est donc loisible de conclure qu’au chapitre 16 Sénèque se trouve déjà
sous l’influence de Posidonius, et il est même possible de la reculer au chapitre
15, où il est question de l’influence du climat sur le tempérament des popula-
tions (et les vices ne sont pas tous égaux, comme le pensaient les anciens stoï-
ciens : 2,15,3) ; et même, nous le verrons, au chapitre 14.
Cela établi, nous ne nous étonnerons pas de retrouver chez Posidonius la
même division de la matière que nous avons rencontrée au chapitre 18, au début
de notre partie. En effet, Galien nous informe que Posidonius approuvait et admi-
rait tout ce que « le divin Platon », comme il l’appelait, avait dit sur les passions et
les facultés de l’âme, et en particulier ce qu’il avait écrit sur la prophylaxie des pas-
sions et sur leur thérapie une fois qu’elles se sont installées.67 On reconnaît bien la
division sénéquienne de notre chapitre 18, quoique ce passage ait été mal compris
par Pohlenz68 et Rabbow,69 qui pensent que Sénèque s’est trompé, en transposant
à une prophylaxie s’étendant à l’éducation aussi bien qu’à l’âge adulte une
division que Posidonius aurait établie entre la prophylaxie dans l’éducation et la
thérapie dans l’âge adulte. D’ailleurs, Janine Fillion-Lahille70 se trompe aussi lors-
qu’elle interprète les mots de Sénèque au chapitre 18,1 quaedam ad uniuersam
uitam pertinentia praecipientur (« on donnera quelques préceptes concernant la vie
tout entière ») comme si ce quaedam, référé à la vie tout entière, impliquait l’exi-
stence d’autres préceptes plus particuliers valables pour des circonstances déter-
minées, que l’on trouverait au livre III. En réalité la « vie tout entière », comme
nous l’avons déjà indiqué, n’est pas autre chose que l’ensemble de la jeunesse, où
l’on reçoit une éducation, et de l’âge mûr qui la suit. Sénèque a donc repris la divi-
sion que Posidonius avait esquissée à la suite de Platon, en divisant à son tour la
partie prophylactique en fonction des âges de l’homme : son éducation, à laquelle
revient naturellement une importance particulière pour sa formation, et l’âge
adulte qui la suit. Il n’est pas possible de savoir si Sénèque a déjà trouvé cette

66 Les textes le plus importants de ce point de vue sont les lettres 58 et 65.
67 Posid. F150a,1–6 (= F 165,89–95) = 410, pp. 329–330 Th. = A199, p. 232 Vimercati, καίτοι
ταῦτα καὶ τοῦ Πλάτωνος θαυμαστῶς γράψαντος‚ ὡς καὶ ὁ Ποσειδώνιος ἐπισημαίνεται
θαυμάζων τὸν ἄνδρα καὶ θεῖον ἀποκαλῶν [ὡς] καὶ πρεσβεύων αὐτοῦ τὰ περὶ παθῶν δόγματα
καὶ τὰ περὶ τῆς ψυχῆς δυνάμεων ὅσα τε περὶ τοῦ μὴ γίνεσθαι τὴν ἀρχὴν ἢ γενόμενα παύεσθαι
τάχιστα τῆς ψυχῆς τὰ πάθη γέγραπται πρὸς αὐτοῦ.
68 Pohlenz (1898) 596 n. 1.
69 Rabbow (1914) 27.
70 Fillion-Lahille (1984) 197–199.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 137

division chez Posidonius, même si ce dernier avait donné beaucoup d’impor-


tance à l’éducation.
Il y a encore bien d’autres éléments posidoniens dans notre partie du De ira :
par exemple l’idée que les mouvements passionnels s’émoussent grâce aux bonnes
habitudes (2,20,3 ~ Posid. F 169,115–116 = 416, p. 337 Th. = A204, p. 248 Vimercati),
et tous ceux que nous indiquerons dans les chapitres dédiés à la prophylaxie à
l’âge adulte ; mais ce qu’il convient de souligner maintenant c’est l’admiration de
Posidonius pour Platon et ses nombreux emprunts aux écrits de celui-ci à propos
des passions. Nous avons déjà vu qu’il attribuait à Platon l’épithète de « divin » ;
mais Galien nous dit encore qu’en polémiquant avec Chrysippe il avait dressé un
véritable résumé des idées de Platon sur l’éducation et même sur la gestation et
l’élevage des enfants en relation avec le contrôle des passions.71
On ne s’étonnera pas, par conséquent, de rencontrer la citation de Platon,
déjà signalée, au chapitre 20,2. Il s’agit d’un passage des Lois que Sénèque in-
sère dans un développement sur les tempéraments : tempéraments qu’il faut
connaître, nous dit-il, pour ne pas aggraver les désavantages entraînés par la
constitution physique – c’est pour cette raison que l’on doit interdire le vin aux
enfants (c’est-à-dire aux jeunes gens de moins de dix-huit ans, comme nous le
savons par Platon), et, ajoute Sénèque, à toutes les natures « chaudes ». Ce pas-
sage avait été certainement utilisé par Posidonius. On le retrouve, en effet, bien
plus amplement rapporté, dans un autre ouvrage de Galien, le Quod animi
mores corporis temperamenta sequantur,72 dans un contexte qui soutient que la
nourriture est, avec le climat etc., l’un des facteurs qui influencent le tempéra-
ment, et, à travers celui-ci, les dispositions et les facultés de l’âme – un thème
très posidonien, comme on sait.
Il est vrai que Platon est bien présent dans le De ira, à travers trois citations
et deux anecdotes73 relatives au grand philosophe. Il y aurait beaucoup à dire
sur la manière dont Sénèque traduit ses citations. Nous n’avons pas le temps
ici, et je me permets de renvoyer à mon livre Seneca e i Greci. De façon générale
on peut dire que Sénèque réduit à des simples sentences des passages qui dans
l’original s’insèrent dans un contexte bien plus ample ; mais ce qu’il faut souli-
gner ici c’est le sceau doctrinal qu’il leur imprime. La première citation de Platon,

71 Posid. F 31,6–11 = 406, p. 323 Th. = A205, p. 248 Vimercati, ταῦτα καὶ ὁ Ποσειδώνιος αὐτῷ
[Χρυσίππῳ] μέμφεται μετὰ τοῦ καὶ θαυμάζειν‚ ὅσα Πλάτων εἶπεν ὑπὲρ τῆς τῶν παίδων ἔτι
κυουμένων ἐν τῇ μήτρᾳ διαπλάσεως ἀποκυηθέντων τε τροφῆς καὶ παιδείας καὶ γέγραφεν οἷον
ἐπιτομήν τινα κατὰ τὸ πρῶτον αὐτοῦ Περὶ παθῶν σύγγραμμα τῶν ὑπὸ Πλάτωνος εἰρημένων.
72 Galen. quod animi mores 4,814 (= 10, pp. 67,18–68,11 Müller).
73 Sen. ira 2,21,10 ; 3,12,5–7. Une allusion à la seconde anecdote chez Galen. anim.pass.
1,5,21, p. 16,10–11.
138 Aldo Setaioli

uir bonus [. . .] non laedit (« l’homme de bien ne nuit pas », 1,6,5), vient de la
République (335d), et les mots qui suivent, qui ne se trouvent pas chez Platon,
sont eux aussi présentés comme platoniciens ; en outre, toute la citation est
« stoïcisée », si l’on peut dire.74 Sénèque s’en sert, en effet, pour soutenir la thèse
de l’Ancien Portique selon laquelle la colère est contre nature – une position dif-
férente de celle qu’il adoptera dans notre partie du livre II. En même temps, il
s’en sert pour combattre Aristote, avec lequel il polémique au cours du livre I75
au nom de la doctrine stoïcienne orthodoxe, qui faisait de la colère une passion
non naturelle à déraciner totalement de l’âme humaine – tandis que, comme
Aristote, le Platon authentique, dans la République, lui reconnaissait une fonc-
tion (730d ; 731b ; 731d).
Dans la seconde citation, au chapitre 1,19,7, la pensée de Platon, qui se trouve
dans les Lois (934ab) et, dans une version plus proche du texte sénéquien, dans le
Protagoras (324b), soutient que le bon juge donne aux châtiments une valeur de
prévention ; et Sénèque la répète, comme sa propre idée, au livre II : « on ne nuira
pas à l’homme parce qu’il a commis une faute, mais afin qu’il ne la commette pas,
et le châtiment ne se référera jamais au passé, mais au futur » (2,31,8 ne homini
quidem nocebimus quia peccauit, sed ne peccet, nec umquam ad praeteritum sed ad
futurum poena referetur). Il s’agit en effet d’une idée qui imprègne toute cette partie
du De ira : les bons magistrats, les parents et les précepteurs n’infligent des châti-
ments que comme médicaments amers mais bénéfiques (2,28,3) ; et s’il faut punir
une injure, on doit le faire sans colère, comme pour appliquer un remède (2,33,1).
De la citation qui figure dans notre partie (2,20,2) nous avons déjà parlé ;
nous ajouterons seulement que Sénèque la traduit avec une liberté linguistique
qui n’est pas rare chez lui76 – dans ce cas avec une proposition coordonnée de
façon libre à la relative qui précède, en détruisant les liens syntaxiques de l’ori-
ginal :77 uinum, quod pueris Plato negandum putat et ignem uetat igne excitari
(mots que je vais traduire à dessein de manière grammaticalement incorrecte,
pour reproduire l’écart syntaxique de Sénèque : « le vin, que Platon interdit
aux enfants, et défend de raviver le feu par le feu »).
Comme nous l’avons dit, cette citation est tirée des Lois, et Pohlenz déjà78
pensait que Sénèque l’avait reprise de Posidonius. Or, dans notre partie du De

74 Cf. sur ce point la contribution de J. Wildberger dans le présent volume, supra p. 56–82, en
particulier 65–68.
75 Cf. plus loin pour la polémique antipéripatéticienne de notre morceau du De ira (2,32 ss.).
76 Cf. Setaioli (2000) 52.
77 Plat. leg. 666a, τοὺς παῖδας μέχρι ἐτῶν ὀκτωκαίδεκα τὸ παράπαν οἴνου μὴ γεύεσθαι‚ διδάσ-
κοντες ὡς οὐ χρὴ πῦρ ἐπὶ πῦρ ὀχετεύειν.
78 Pohlenz (1898) 596.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 139

ira des idées provenant des Lois de Platon reviennent à plusieurs reprises. On
ne s’en étonnera pas, car Sénèque lui-même nous dit ailleurs qu’il connaissait
les réflexions de Posidonius sur cet ouvrage platonicien.79 Nous choisirons seu-
lement quelques-unes de ces idées parmi toutes celles, nombreuses, que l’on
pourrait citer.
Sénèque nous dit, au chapitre 21, qu’une éducation trop permissive rend
l’âme molle et incapable de se contrôler : c’est ce que l’on trouve à plusieurs
reprises dans les Lois, et une fois avec les exemples de Cyrus et Cambyse et de
Darius et Xerxès.80 Plus importante est la correspondance entre ce que Sénèque
nous dit au chapitre 21,3–4 et des passages des Lois où Platon soutient la même
idée que Sénèque : il ne faut pas employer trop d’indulgence ni trop de sévérité
dans l’éducation des enfants, afin de ne pas les rendre hautains et coléreux ni
les avilir en les traitant comme des esclaves.81
On trouve ici l’idée, déjà esquissée chez Platon, du juste milieu, la μεσότης,
qui fut plus tard prônée par Aristote. Or nous savons que Posidonius avait ap-
pliqué cette doctrine même à l’image platonicienne du char ailé tiré par les
deux chevaux qui sont l’ἐπιθυμία et le θυμός, image que nous avons citée aupa-
ravant. Il dit en effet que le conducteur du char, c’est-à-dire la raison, doit faire
en sorte que ces chevaux ne soient trop forts ni trop faibles, ni hésitants ni trop
impétueux,82 autrement dit, qu’ils gardent le juste milieu.
Or, dans notre partie du De ira, et même avant, l’idée du juste milieu re-
vient à plusieurs reprises. On la rencontre déjà au chapitre 17,2 : il ne faut être
ni le prédateur ni la proie, ni trop compatissant ni cruel, ni trop mou ni trop
dur. Au chapitre 20, il faut que la chaleur excessive des jeunes diminue, non
qu’elle s’épuise (2,20,3 ut minuatur, non ut consumatur calor). Plus loin, au cha-
pitre 21,3–4, nous avons déjà vu qu’il ne faut être ni trop indulgents ni trop sé-
vères dans l’éducation : inter utrumque regendus est ut modo frenis utamur, modo
stimulis (2,21,3 « il faut guider le jeune homme entre les deux extrêmes, en recou-
rant tantôt à la bride, tantôt aux éperons »). Et il faut faire attention à ce que les
jeunes gens prennent de l’élan, mais sans s’exalter (2,21,5 attolli, non gestire).
Il faut rappeler que Posidonius avait recommandé que l’élément passionnel
de l’âme soit réduit, mais ne disparaisse pas : il fait en effet partie de l’âme

79 Sen. ep. 94,38 in hac re dissentio a Posidonio, qui <« improbo – inquit> – quod Platonis legi-
bus adiecta principia sunt e.q.s. ».
80 Plat. leg. 791d ; 694d-695e (exemples de Cambyse et de Xerxès).
81 Plat. leg. 791d ; 793e. Il y a bien d’autres correspondances entre les Lois et notre morceau
du De ira. Quelques-unes sont signalées par Fillion-Lahille (1984) 188 ; 322 n. 50.
82 Posid. F 31,19–24 = 406, p. 324 Th. = A205, p. 250 Vimercati, cit. supra n. 45.
140 Aldo Setaioli

humaine, mais la raison doit le faire se mouvoir de façon modérée (ὥστε [. . .]


καθησυχάσαντος αὐτοῦ [τοῦ παθητικοῦ] καὶ μέτρια κινουμένου κρατεῖν ὁ λογισμὸς
ἤδη δύναται).83
Il y a encore, dans notre morceau du De ira, bon nombre de correspondances
avec les ouvrages sur la colère, tels ceux de Philodème et de Plutarque. Il s’agit
pourtant, presque toujours, de lieux communs diatribiques, même si quelque-
fois – et pas seulement quand ils apparaissent pour la première fois chez Platon
ou Aristote – on peut se demander s’ils sont parvenus à Sénèque à travers la dia-
tribe ou à travers Posidonius. En effet, on le verra, on en trouvera quelques-
uns dans le De passionibus et erroribus animae de Galien, ouvrage fortement
influencé par Posidonius.
Il saute aussi aux yeux qu’il y a beaucoup de correspondances entre notre
partie du De ira et Aristote,84 mais, en raison de l’attitude polémique de Sénèque
contre la position péripatéticienne sur la colère, il est très probable que notre
philosophe ne puise pas directement chez Aristote, mais chez Posidonius. La
polémique antipéripatéticienne est développée surtout au livre I du De ira,85
mais elle imprègne tout l’ouvrage86 et se retrouve aussi dans notre partie
(chapitres 32–34), comme nous l’avons dit auparavant.
Pour ce qui concerne les thèmes diatribiques, nous en avons déjà indiqué
deux : ceux de la besace (2,28,7) et du miroir (2,36,1–3). En voici un autre : la
constatation qu’il suffit de motifs bien triviaux pour nous mettre en colère (2,25).
Il est vrai que cette idée apparaît déjà chez Platon, et que la façon dont elle est
exprimée dans des passages de la République (411b ἀπὸ σμικρῶν ἐρεθιζόμενον) et
des Lois (791d ἀπὸ σμικρῶν κινούμενα) correspond de près à une formulation de
Sénèque au chapitre 25,1 (minimis [. . .] exacerbemur) : mais tous les menus cas
de la vie quotidienne décrits ensuite par Sénèque – la négligence des esclaves,
des accès de toux ou des éternuements, une mouche mal chassée, un chien qui
nous coupe le passage, une clé qui tombe –, ou encore ceux dont Sénèque dresse
la liste au chapitre 22 – les expressions du visage et le rire d’autrui, mais aussi
la calomnie – se retrouvent quasiment sans exception dans les ouvrages sur la

83 Posid. F 166,9–10 = 417, p. 339 Th. = A206, p. 256 Vimercati, cit. supra n. 46.
84 Quelques exemples seulement : Aristot. rhet. 1380b,16–17 ~ Sen. ira 2,28,1 ; 1374a,26–28 ~
2,28,2 ; 1380a,10–12 ~ 2,28,5 ; 1378b,25–26 ~ 2,28,5 ; 1380b,5–6 ~ 2,29,1 ; 1379b,27–28 ~ 2,30,1 ;
1379a,25 ; b,2–6 ; 1380b,16–17 ~ 2,31,1 ; 1370b,9–14 ; 1378b,1–2 ; EN 1117a,5–6 ; 1126a,21–23 ; EE
1229b,31–33 ~ 2,32 (polémique) ; rhet. 1380a,26–31 ~ 2,34,2. Cf. par exemple Fillion-Lahille
(1984) 188. Cf. infra nn. 89 et 112 pour d’autres correspondances entre Aristote et notre mor-
ceau du De ira.
85 Sen. ira 1,9–20.
86 Cf. par exemple Sen. ira 2,6 ; 3,3,1 ; 3,3,5.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 141

colère de Philodème87 et de Plutarque,88 et viennent très probablement de la dia-


tribe, comme sans doute ceux qui apparaissent au livre III (3,9,5). La même
chose arrive au chapitre 26 de notre partie, où Sénèque s’en prend à la sottise qui
consiste à se mettre en colère contre des choses inanimées ou des êtres dépour-
vus de raison. Bien que l’idée apparaisse de façon générale, par exemple, chez
Aristote,89 et plus en détail, comme nous le verrons, dans le De passionibus et
erroribus animae de Galien, beaucoup des exemples concrets de Sénèque – un
livre dont l’écriture est trop petite ou pleine de fautes, des vêtements, des ani-
maux, des enfants – se retrouvent chez Philodème90 et Plutarque.91
Un thème plus important que Sénèque partage avec Philodème et Plutarque
est celui des dégâts que la richesse et le pouvoir produisent dans l’âme, en la
rendant intolérante et encline à la colère.92 Nous avons vu qu’il s’agit là d’une
idée qui apparaissait déjà chez Platon.93
Il ne fait pourtant pas de doute que l’influence décisive dans notre partie
du De ira a été celle de Posidonius. Elle se poursuit en effet presque jusqu’à la
fin du livre. Cela peut être démontré grâce aux nombreuses correspondances
entre Sénèque et le livre I de l’ouvrage de Galien dont nous avons parlé : le De
passionibus et erroribus animae.94 Voici quelques exemples : c’est folie de se
mettre en colère contre des choses inanimées (Galen. anim.pass. 1,4,16, p. 12,
8–9 et 14–15 ; 1,5,22, pp. 16,25–17,3 Marquardt ~ Sen. ira 2,26,3–4) ; nous som-
mes tous exposés aux passions et aux fautes (Galen. 1,3,4, pp. 10,23–11,2 ~ Sen.
2,28,1–3) ; l’image de la besace95 (Galen. 1,2,6, p. 4,11–15 ~ Sen. 2,28,8) ; la co-
lère ne peut être surmontée que petit à petit (Galen. 1,4,16, p. 12,19–22 et 1,4,

87 Phld. ira 17,18–23 Indelli (mouches et moustiques); 25,29–35 (chuchotement et rire); 27,
39–28,5 (service négligent à la table) ; 16,30–32 (calomnies).
88 Plut. cohib.ir. 3,454d (plaisanteries, moqueries, rires, signes) ; 11,459f (négligence des esclaves).
89 Par exemple Aristot. rhet. 1379b,33–36.
90 Phld. ira 26,1–5 (femmes, qui apparaissent chez Sénèque en 2,30,1 ; enfants ; animaux ;
choses inanimés). Nous allons bientôt rencontrer d’autres parallèles frappants entre Philo-
dème et Sénèque par rapport à la description de la laideur de la colère. Cf. infra n. 109.
91 Plut. cohib.ir. 16,464b (livres avec une écriture trop menue) ; 5,455c-d (animaux et choses
inanimées – aussi les dieux, qui apparaissent chez Sénèque en 2,27,1–2 ; 28,4 ; 30,2) ; 8,457a
(enfants, femmes, animaux). Il y a bien d’autres correspondances entre Sénèque et Plutarque :
cf. Rabbow (1914) 56–59 et V. Laurand dans le présent volume, infra p. 339–349.
92 Phld. ira fr. 12,17–21 Indelli (riches et rois) ; Plut. cohib.ir. 13,461a (excessive estime de soi
et mollesse comme causes de la colère).
93 Plat. leg. 791d ; 694d-695e, cit. supra n. 80.
94 Les parallèles donnés par Fillion-Lahille (1984) 194–195, ne sont pas toujours fiables.
95 Cf. supra nn. 15 et 16.
142 Aldo Setaioli

20–21, pp. 15,17–16,4 ~ Sen. 2,29,1).96 Mais on trouve aussi d’autres indices. Par
exemple, l’image du corps comme domicile croulant de l’âme (2,28,4 domicilium
putre) – image chère à Sénèque, qui l’emploie à plusieurs reprises97 – rappelle de
près les mots nommément attribués par Sénèque à Posidonius : inutilis caro et
fluida.98 Et l’« exercice spirituel » de la praemeditatio malorum, que nous avons
vu prôné dans notre partie du De ira, était recommandé aussi par Posidonius.99
Nous avons déjà signalé qu’au début du livre II Sénèque se trouve sous l’in-
fluence d’idées qui correspondaient à celles du Portique orthodoxe de Chrysippe,
bien que, peut-être, proposées de nouveau avec la justification de la προπάθεια
destinée à défendre leur rationalisme absolu. Ce passage s’achève par l’une de
ces sentences épigrammatiques aimées par Sénèque, qui, à la fin du chapitre 4
du livre II, résume ce qu’il a dit auparavant : ille motus, qui iudicio nascitur, iudi-
cio tollitur (« ce mouvement [c’est-à-dire la colère], qui naît d’un jugement, s’éli-
mine par un jugement »). Revenons maintenant à la distinction du chapitre 18 :
ne incidamus in iram et ne in ira peccemus. On voit qu’il ne s’agit plus, ici, d’éli-
miner radicalement la colère, mais plutôt de la maîtriser et de la contrôler une
fois qu’elle s’est installée. Cette idée est confirmée par la précision que Sénèque
ajoute tout de suite : aliter iram debemus repellere, aliter compescere (« il faut
employer des moyens différents pour repousser la colère » – c’est la partie pro-
phylactique – « et pour la contenir » – c’est la partie thérapeutique). Tandis
qu’au début du livre II Sénèque se proposait de tollere, c’est-à-dire d’éliminer to-
talement la colère, et qu’avant la partie « posidonienne » aussi, au chapitre 13 du
livre II, il déclarait qu’elle est à supprimer radicalement (2,13,3 tota dimittatur) –
il donne même tort à ceux qui nient que cela soit possible (2,13,1 non est quod
dicas excīdi non posse) –, ici il se contente de la contrôler. En effet, on a vu, et on
va voir encore, que, même dans les parties du livre II qui préparent la thérapie
du livre III, il ne s’agit pas de déraciner la colère ; au chapitre 33, par exemple,
où il est sans doute question de colère déjà installée, il ne s’agit que de la répri-
mer. On verra que c’est seulement dans le tout dernier chapitre du livre qu’appa-

96 Il y encore d’autres correspondances entre Sénèque et cet ouvrage de Galien ; nous en indi-
querons une par rapport au thème de la laideur de la colère traité au chapitre 35. Cf. plus loin,
nn. 107 et 108.
97 Cf. par exemple Sen. ep. 30,2 ; 120,17 ; Marc. 11,1,4.
98 Sen. ep. 92,10.
99 Posid. F 165,23–32 = 410, p. 328 Th. = A199, p. 228 Vimercati. On notera que, pour Posidonius,
la praemeditatio malorum n’élimine pas nécessairement la réaction passionnelle ; quelque-
fois elle peut seulement l’amoindrir : ἢ οὐδὲ ὅλως ἐξίστησιν‚ ὡς κατὰ πάθος κινεῖν‚ ἢ ἐπὶ
μικρὸν κομιδῇ.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 143

raît l’idée que le vice de la colère ne peut pas être mis sous contrôle – ce qui pro-
bablement marque l’abandon de la source posidonienne. Mais le conseil de
s’efforcer de contrôler la colère se poursuivra presque jusqu’à la fin du traité.
Sénèque dit, au chapitre 11 du livre III, que la colère doit être contenue de plu-
sieurs manières (3,11,2 circumscribenda multis modis ira est) ; et, au chapitre
13, qu’on commence à en triompher si on la cache sans lui permettre de sortir
(3,13,1 incipis uincere, si absconditur, si illi exitus non datur) ;100 Sénèque sait
bien que le mieux serait de l’éliminer, mais qu’on doit se contenter de la refré-
ner, comme il le dit au début du livre III (3,1,1 iram excidere animis, aut certe
refrenare et impetus eius inhibere).
C’est bien à la lumière de ces passages qu’on doit comprendre la remarque,
dans notre partie, que la colère ne peut être surmontée que si on la démantèle
morceau par morceau (2,29,1 nec uniuersam illam temptaueris tollere : tota uince-
tur, dum partibus carpitur). Dans ce texte, pourtant, Sénèque nous dit qu’il ne faut
pas attendre que la colère soit déjà pleinement installée (qu’elle soit uniuersa),
parce qu’alors elle ne peut plus être arrêtée. Aussitôt qu’elle a commencé, elle a
atteint sa pleine vigueur. Les mots graues habet impetus primos doivent être main-
tenus après nec uniuersam illam temptaueris tollere, et cela en dépit de Gertz qui
les transpose après iudicet (leçon acceptée par la plupart des éditeurs). Ces mots
sont éclaircis par 3,1,3 dum incipit tota est : la colère est déjà tout entière (cf.
uniuersa) et irrésistible dès son début. Par la précision initio (2,29,1 hoc ab illa
pete initio, non ut ignoscat, sed ut iudicet) Sénèque ne se réfère donc pas au début
de la colère déjà installée (une fois qu’elle est devenue incapable de pardonner et
de juger), mais au début du processus susceptible d’aboutir à la colère, comme il
l’a expliqué plus haut (2,3,4 ; 2,4,1), c’est-à-dire avant l’assentiment de la raison
sans lequel la colère ne peut pas éclater. Les « morceaux » à éliminer un par un
(dum partibus carpitur) sont toutes les raisons qui pourraient nous pousser à don-
ner cet assentiment. Il est vrai que cela sert aussi à préparer le livre III, mais il ne
s’agit pas encore, ici, de véritable thérapie, même si l’on est parvenu aux limites
de la prophylaxie : nous nous trouvons assurément à une étape plus avancée
qu’en 2,22,2–3, même si nous rencontrons des termes semblables (iudicare appa-
raît dans les deux passages ; dandum semper est tempus de 2,22,3 rappelle mora
de 2,29,1). Là il s’agit de prévenir l’opinio iniuriae : on ne doit pas croire à l’injure
quand elle nous est relatée, et même quand on y assiste directement ; ici, en
2,29,1, il s’agit d’empêcher l’assentiment de la raison à l’opinio iniuriae. Ce n’est

100 Pour une analyse plus complète de ce passage, très incertain du point de vue textuel,
cf. infra p. 189 n.72 et Malaspina (2020).
144 Aldo Setaioli

qu’après (en 2,29,2) qu’on revient à la distinction entre les injures relatées, aux-
quelles il ne faut pas croire, et celles dont nous-mêmes sommes les témoins.
Ce n’est qu’à la fin du traité (3,42) que Sénèque revient clairement à la posi-
tion de l’Ancien Portique : extirpemus radicitus [. . .] iram non temperemus sed
ex toto remoueamus (« arrachons-la à la racine [. . .] ne modérons pas la colère,
mais supprimons-la complètement », 3,42,1).
Or, nous avons déjà observé et souligné auparavant le fait que Posidonius,
comme Platon, faisait de la faculté irascible de l’âme l’un des chevaux qui tirent
le char conduit par la raison.101 La colère, donc, n’est pas contre nature, comme
le soutenait l’Ancien Portique, et comme Sénèque l’avait répété aux chapitres
5–6 du livre I, en s’appuyant – nous l’avons vu – sur un texte de Platon qu’il
adaptait aux principes de Chrysippe. En effet Posidonius avait établi que l’ὁρμή,
ou – comme l’aurait dit Sénèque – l’impetus, ne se produit pas seulement par le
jugement de la raison, mais bien souvent (πολλάκις, en opposition à ἐνίοτε,
« quelquefois », rapporté au jugement de la raison) par le mouvement de la fa-
culté passionnelle, le παθητικόν.102 Nous avons déjà vu que Posidonius proposait
la même division que celle que l’on trouve chez Sénèque entre partie prophylac-
tique et partie thérapeutique dans le traitement des passions. Il faut rappeler,
maintenant, que, comme Sénèque, il ne visait pas l’élimination, mais la thérapie
des passions, une fois qu’elles se sont installées.103 Il savait bien, et il le dit ex-
pressément, que les passions s’émoussent par les bonnes habitudes, mais ne dis-
paraissent pas.104
Les formulations de Posidonius nous aident à comprendre la terminologie de
Sénèque. Lorsque, au chapitre 3,5,2, Sénèque répète la division du chapitre 18 de
notre partie, en y ajoutant la thérapie de la colère d’autrui, nous avons vu qu’il
désigne le but du traitement thérapeutique de notre propre colère par le verbe
desinere : primum [. . .] non irasci, secundum desinere, tertium alienae quoque irae
mederi. On doit comprendre ce desinere à la lumière du παύεσθαi de Posidonius.
Il s’agit d’une « cessation » de la colère, qui n’entraîne nécessairement pas la dis-

101 Posid. 31,19–24 = 406, p. 324 Th. = A205, p. 250 Vimercati ; cf. F 166 = 417, p. 379 Th. =
A206, p. 256 Vimercati, cit. supra nn. 45 et 46.
102 Posid. F 169,82–84 = 416, p. 336 Th. = A 204, p. 246 Vimercati, γεννᾶσθαι γὰρ τῷ ζῴῳ τὴν
ὁρμὴν ἐνίοτε μὲν ἐπὶ τοῦ λογιστικοῦ κρίσει‚ πολλάκις δὲ ἐπὶ κινήσει τοῦ παθητικοῦ.
103 Posid. F 165,88–94 = 410, pp. 329–330 Th. = A199, p. 232 Vimercati, κωλύσομέν τε τῶν
παθῶν ἕκαστον γίγνεσθαι‚ καὶ γενόμενον ἰασόμεθα [. . .] μὴ γίγνεσθαι τὴν ἀρχὴν ἢ γενόμενα
παύεσθαι τάχιστα τῆς ψυχῆς τὰ πάθη.
104 Posid. F 169,115–116 = 416, p. 337 Th. = A204, p. 248 Vimercati, τὰς κατὰ πάθος δὲ κινήσεις
ἀμβλυνθῆναι χρηστοῖς ἐπιτηδεύμασιν ἐθισθείσας.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 145

parition permanente de la possibilité même de se mettre en colère. Il est évi-


dent que tous deux, Sénèque comme Posidonius, ne s’adressent pas au sage
stoïcien parfait, mais aux hommes communs qui se proposent de progresser
sur le chemin de la vertu, ceux que Panétius appelait les προκόπτοντες et Sénèque
les proficientes.
C’est donc à partir d’une position bien différente de celle du stoïcisme ortho-
doxe qu’il faut comprendre notre morceau du De ira. On en trouve plusieurs indi-
ces. Par exemple, au chapitre 20,4, Sénèque nous dit que les tempéraments
humides et froids sont exposés à des vices « plus grands » (maiora) que la colère.
Cela ne contredit pas seulement ce que Sénèque a affirmé au début du traité
(1,1,1), où il appelle la colère adfectum [. . .] maxime ex omnibus taetrum ac rabi-
dum, mais surtout, comme le souligne Janine Fillion-Lahille,105 le rigorisme de
l’Ancien Portique, qui posait l’égalité de tous les vices. Il est vrai qu’on a essayé
de corriger le maiora de 2,20,4 de bien de façons ; mais d’ailleurs, dès le chapitre
2,15,3 Sénèque avait déjà suggéré que les vices ne sont pas tous égaux : il y en a
de leniora, propres aux âmes plus douces (mitiores animi).
Or, il est intéressant de constater qu’à la fin de notre livre la colère devient
encore une fois le pire de tous les vices : maximum [. . .] malum [. . .] et omnia
exsuperans uitia (2,36,6). On revient donc à l’idée du début de l’ouvrage. On peut
penser que dans cette partie Sénèque puise à une source différente de celle qu’il
a suivie jusqu’ici.
En effet, beaucoup de savants pensent qu’aux chapitres 35 et 36 Sénèque
abandonne Posidonius en faveur de Sotion, auteur lui aussi d’un traité sur la co-
lère.106 La coupure devrait se placer entre les paragraphes 2 et 3 du chapitre 35. En
réalité, pourtant, le thème de la laideur de la colère, qui apparaît au paragraphe 3
de ce chapitre, ne devait pas manquer chez Posidonius. On le retrouve, en effet,
dans le De passionibus et erroribus animae de Galien.107 Bien plus : chez Galien,
comme chez Sénèque, on considère que la laideur intérieure de l’âme s’associe à
celle, extérieure, du corps.108 On ne peut donc pas avoir la certitude que Sénèque

105 Fillion-Lahille (1984) 185.


106 Cf. par exemple Rabbow (1914) 100–101 ; 138 ; Fillion-Lahille (1984) 196.
107 Galen. anim.pass. 1,4,15, p. 11,16 πάναισχροι ταύτην [ψυχήν] ; 1,4,16, p. 12,13 ἀσχημονοῦντα ;
1,5,25, p. 19,8–9 τό τε τῶν ὀργιζομένων τῆς ψυχῆς αἶσχος.
108 Sen. ira 2,35,4 qualem intus putas esse animum cuius extra imago tam foeda est ? e.q.s.
Chez Galien il s’agit d’ἀσχημοσύνη extérieure en 1,4,16, p. 12,13, de laideur spirituelle en
1,4,15, p. 11,15–17 (où pourtant la laideur de l’âme est comparée à celle physique de Thersitès)
et 1,5,25, p. 19,8–9.
146 Aldo Setaioli

a déjà abandonné sa source posidonienne, même si les détails de la laideur phy-


sique produite par la colère rappellent ceux qu’on trouve chez Philodème.109
Les choses changent avec le chapitre 36. En premier lieu, il va sans dire que
la référence à Sextius ne peut pas venir de Posidonius, et, comme nous l’avons
dit, beaucoup de savants pensent qu’elle dérive de l’écrit sur la colère de Sotion,
qui avait été un élève de Sextius. Mais, comme nous l’avons remarqué, le thème
du miroir était ancien et répandu dans la diatribe. Il y a des raisons plus décisi-
ves pour conclure que dans le chapitre final du livre Sénèque a abandonné la
source posidonienne. Nous les avons déjà esquissées. Dans ce chapitre on revient
à la conception, présente au début de l’ouvrage (1,1,1), de la colère comme le pire
des vices, tandis que dans le passage assurément posidonien il y a des vices plus
graves (2,20,4)110 et d’autres moins violents (2,15,3) ; mais surtout il faut souli-
gner que Sénèque, en stoïcien orthodoxe, rejette le recours au miroir comme re-
mède contre la colère (2,36,3). Le miroir ne sert à rien lorsqu’on est vraiment en
colère, parce qu’il est impossible de contrôler ce vice, qu’il faut totalement déra-
ciner : cela est en évidente contradiction avec le but de la thérapie posidonienne,
comme Sénèque lui-même l’a indiqué auparavant : ne in ira peccemus ; ici, au
contraire, on dirait qu’il est impossible de in ira non peccare.
Nous avons vu que le lecteur a respiré une atmosphère bien différente dans
les chapitres antérieurs. Au chapitre 2,20,3, encore, Sénèque prône un « plaisir
modéré », une modica uoluptas, qui s’accorde peut-être avec la μεσότης aristoté-
licienne (et posidonienne, comme elle ressort de notre partie du De ira), mais cer-
tes pas avec le rigorisme de l’Ancien Portique dont nous avons parlé. Il est vrai
que dans le De ira Sénèque n’emploie pas une terminologie rigoureusement stoï-
cienne : par exemple, le mot gaudium, au chapitre 21,5 de notre partie, désigne
une joie effrénée, sûrement très éloignée de la χαρά stoïcienne, l’une des εὐπά-
θειαι du sage, à laquelle Sénèque fait correspondre ce terme latin dans la lettre
59,2, s’en prenant même à son bien-aimé Virgile pour l’usage incorrect de ce
mot. À la fin du traité on trouve même un malum gaudium (3,43,4), tandis qu’en
2,6,2 gaudere appartient à la vertu.
Mais c’est surtout l’attitude de directeur d’âmes, que Sénèque adopte dans
toute cette partie, qui le rapproche du Moyen-stoïcisme. Posidonius, déjà, se
proposait d’améliorer l’homme (F 169,117 = 416, p. 337 Th. = A204, p. 248 Vimer-
cati, βελτίονα [. . .] ἀποδείξειν τὸν ἄνθρωπον). Et c’est là une attitude commune

109 Comme remarqué par tous les savants, à partir d’Allers (1881). Cf. en particulier Phld. ira
6,3–6 et 6,13–20 (p. 55 Indelli) ; 8,35–38 ; 9,18–20, à comparer non seulement avec Sen. ira
2,35,3, mais aussi avec 1,1,3–4.
110 On doit probablement conserver maiora : cf. supra p. 145.
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 147

à toute la Stoa moyenne aussi bien qu’à Sénèque.111 Or, au début du livre II,
Sénèque nous avait dit que seule la raison peut remédier à la colère, dans la me-
sure où celle-ci est née d’un acte conscient de volonté (2,2,1 si inuitis nobis nasci-
tur, numquam rationi succumbet ; 2,4,2 iudicio nascitur, iudicio tollitur) ; mais
dans toute son activité parénétique Sénèque s’adressera surtout à l’émotion, et à
la fin seulement à la raison, qui, au début, n’est pas encore en mesure de
comprendre et d’accepter ses enseignements. C’est bien ce que Sénèque nous dit
au chapitre 14 du livre II : aliquando incutiendus est iis metus, apud quos ratio
non proficit (« parfois il faut inspirer de la crainte à ceux avec lesquels la raison
ne réussit pas » : 2,14,1). C’est pourquoi je pense qu’il faut reculer jusqu’ici le
début de l’influence de Posidonius. C’est là le principe constitutif de l’admonitio
sénéquienne. Et dans le même contexte on trouve un autre de ses fondements :
pour réveiller (mais en réalité dans le but final de combattre) les émotions chez
les destinataires il faut parfois les feindre nous-mêmes, sans pourtant y tomber
réellement. L’éducateur ne doit jamais perdre le contrôle de lui-même, dans la
mesure où son but final est de restaurer la raison de ses élèves : numquam itaque
iracundia admittenda est, aliquando simulanda (« il ne faut jamais tomber dans la
colère, mais quelquefois il faut la simuler » : 2,14,1). On sait à travers Cicéron (off.
1,136) que Panétius admettait la simulation de la colère non seulement dans l’élo-
quence juridique et politique, mais dans l’admonestation philosophique aussi.
Un peu plus loin (2,17,1), Sénèque nous dit que l’orateur est plus efficace s’il feint
la colère, mais pas s’il l’éprouve vraiment. C’est une idée qu’on trouve déjà ébau-
chée chez Aristote112 et qui revient, au niveau rhétorique, dans le De oratore de
Cicéron113 et chez Quintilien,114 mais aussi dans les Tusculanes,115 où les orateurs
sont associés aux acteurs, comme chez Sénèque.
On voit ici que Sénèque ne prône pas l’emportement irrationnel dans la
prose parénétique. Sur ce point j’ai eu, voici quelques années, un débat avec
mon ami Giancarlo Mazzoli, qui voyait la théorisation de cet emportement chez
Sénèque, mais maintenant nos positions se sont beaucoup rapprochées.

111 Comme je pense l’avoir démontré dans mon essai Seneca e lo stile, maintenant recueilli et
mis à jour dans Setaioli (2000) 3,111–217 ; 398–408. Cf. aussi Setaioli (2014a).
112 Aristot. rhet. 1419b,23–26 (seulement la nécessité de susciter les émotions du public).
113 Cic. de orat. 3,215–220.
114 Quint. 9,2,39.
115 Cic. Tusc. 4,55 oratorem irasci minime decet, simulare non dedecet. An tibi irasci uidemur,
cum quid in causis acrius et uehementius dicimus ? Cf. en général Setaioli (2000) 133 n. 115 et la
contribution de C. Torre dans le présent volume, supra, p. 83–118, surtout 115–118.
148 Aldo Setaioli

La dernière référence à la simulation de la colère de la part de l’éducateur


se trouve au livre III, là justement où commence la partie sur la thérapie de la
colère d’autrui, au chapitre 39,3, quoique par un biais un peu différent.
Le but de cette admonitio n’est pas, nous l’avons vu, de nous faire devenir de
parfaits sages stoïciens. Comme Sénèque le dit au chapitre 25,4 de notre partie, il
se propose de nous mettre à l’abri des blessures pas trop graves, et non de nous
faire atteindre la parfaite ἀπάθεια : ut ictum non sentiat nisi grauem. Encore une
fois la terminologie de Sénèque est éclairée par celle de Posidonius : nous avons
vu que celui-ci disait qu’il est bien difficile de résister aux mouvements passion-
nels lorsqu’ils sont « forts et violents » (μεγάλαι [. . .] καὶ σφοδραί)116 – des termes
tout à fait équivalents au grauem de Sénèque.
Ici déjà, comme dans toute son œuvre philosophique, Sénèque se propose
d’améliorer non seulement ses destinataires, mais lui-même avant tout ; il ad-
opte constamment la première personne du pluriel : clairement, ce nos le range
parmi ceux qui ont besoin d’un progrès moral. Il le dit explicitement au début
de la partie dédiée à la thérapie de la colère d’autrui, au livre III : nec enim sani
tantum esse uolumus, sed sanare (3,39,1 « nous ne voulons pas seulement obte-
nir la santé, mais la donner aux autres »). Il le dira encore plus clairement dans
les Lettres, dès le début du recueil : rectum iter, quod sero cognoui et lassus er-
rando, aliis monstro (ep. 8,3).
Or, comme je l’ai montré dans un essai déjà cité,117 l’admonitio et la meditatio
verbales se complètent par des « exercices » que Sénèque se propose à lui-même
et recommande aux autres. Nous avons déjà vu, au chapitre 24,2, l’exercice consis-
tant à réprimander notre crédulité. Un peu avant, au chapitre 22,4, Sénèque nous
avait recommandé de défendre contre nous-mêmes, devant le tribunal de notre
conscience, ceux qui sont accusés de nous avoir offensés (agenda est contra se
causa absentis) – l’un des cas les plus évidents de l’usage caractéristique, par
Sénèque, du réflexif pour explorer l’intériorité de l’homme, comme l’ont montré
Alfonso Traina et Michel Foucault. Et, bien entendu, nous avons souligné le rôle
que joue dans notre partie l’exercice de la praemeditatio malorum (31,4–5). Mais
l’exercice le plus célèbre se trouve plus loin dans le De ira, aux chapitres 36–37
du livre III, où Sénèque décrit l’examen de conscience auquel il se soumet tous
les jours. Il y en a encore plusieurs dans le traité (par exemple 3,13,1 pugna tecum
ipse ; 3,24 : réfléchir sur les exempla par rapport à soi-même ; 3,42–43 cogitatio
mortalitatis). Mais dans notre partie à nouveau, au chapitre 25,4, nous trouvons

116 Posid. F 169,111–113 = 416, pp. 336–337 Th. = A204, p. 248 Vimercati (cf. supra n. 37).
117 Setaioli (2014a).
De ira 2,18–36 De la prophylaxie au contrôle de la colère 149

une allusion très brève mais significative à ces exercices : pour atteindre non pas
l’ἀπάθεια, mais la résistance aux blessures qui ne sont pas trop graves, celles
dont nous venons de parler, « il faut traiter durement notre âme » : dure tractan-
dus animus est. On peut donc affirmer que dès le De ira Sénèque a élaboré, en
germe, toute la méthode appelée à guider son activité d’éducateur philosophique.
Margaret Graver
De ira 3,1–9
La maîtrise de la colère.
Théorie et pratique stoïciennes
Il est indiscutable que le De ira prend de l’ampleur à mesure qu’il avance. Plein
d’énergie, débordant de rhétorique, enrichi d’histoires d’un genre spectaculaire,
le livre III, qu’on peut nommer le livre « thérapeutique », fait une démonstra-
tion abondante des talents grâce auxquels Sénèque gagna sa première renom-
mée d’écrivain. Or, le De ira n’est pas simplement un étalage de compétences
littéraires. Dès la première page de l’ouvrage, l’auteur prétend au titre de philo-
sophe, en prenant le parti stoïcien (1,3,3 nostra finitio) contre ses adversaires.
Dans ce livre aussi, il se présente comme un penseur dont les analyses peuvent
rivaliser avec celles d’Aristote (3,3,1). Il est donc raisonnable de se demander si
les conseils sur la maîtrise de la colère qui se trouvent dans ce livre expriment
une position raisonnée sur la nature de la colère et sur les mécanismes psycholo-
giques qui la font naître.
Dans la première moitié de son traité, Sénèque a exposé une vue très particu-
lière de la nature de la colère et de son histoire causale, avec des implications
claires pour sa maîtrise. À mon avis, cette vue est identique dans tous ses élé-
ments essentiels à l’analyse des émotions développée par l’ancien Portique et
surtout par Chrysippe de Soles, de sorte que la position a priori de Sénèque repré-
sente sa réception de la théorie chrysippéenne.1 Mais, que ce soit la position de
Chrysippe, ou une position modifiée par Posidonius et ses contemporains, il n’en
reste pas moins que c’est la position dans laquelle Sénèque s’est engagé formelle-
ment. Si nous trouvons que les conseils thérapeutiques du livre III ne concordent
pas avec cette vue, nous serons obligés de mettre en doute son sérieux intellec-
tuel. Il nous resterait à conclure qu’à ce stade de sa carrière, faisant le perroquet,
il se contente de répéter ce qu’il a trouvé dans des livres, ce que lui semble intéres-
sant ou à la mode, sans le comprendre en réalité.2

1 Une approche divergente de la seconde partie du livre II est proposée par A. Setaioli dans le
présent volume, p. 120–149.
2 Harris (2001) 88–128 fournit un aperçu utile de la tradition ancienne sur la maîtrise de la
colère. Parmi les auteurs dont Sénèque pourrait avoir cherché à imiter les ouvrages nous de-
vons penser en particulier aux traditions stoïciennes et péripatéticiennes qu’il mentionne ex-
plicitement. Des traités intitulés Περὶ ὀργῆς sont cités pour les stoïciens Antipater de Tarse
(SVF 3,257) et Posidonius (F 36), pour un certain Sotion, peut-être le maître de Sénèque (Stob.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-008
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 151

La question se pose d’une façon naturelle quand on lit la première phrase du


livre III, où Sénèque promet à Novatus « d’éliminer la colère de nos esprits, ou en
tout cas de la freiner et d’entraver ses assauts » (iram excidere animis aut certe
refrenare et impetus eius inhibere). Interprétée d’une certaine façon, la phrase ré-
pète tout simplement la diuisio de 2,18,1, où les objectifs étaient « de ne pas tom-
ber dans la colère et de ne pas faire de mal en colère » (ne incidamus in iram, et ne
in ira peccemus).3 Ainsi, on suppose qu’au début du livre III, exactement comme
à la moitié du livre II, Sénèque se propose de montrer (1) comment ne pas se met-
tre en colère, c’est-à-dire, comment prévenir les accès de colère, et (2) comment se
retirer de la colère, afin que la colère ne fasse aucun mal. Mais, étant donné que
le livre II n’a pas réalisé ce deuxième objectif, on attendrait du troisième qu’il le
fasse, et d’autant plus quand la diuisio de 3,5,2 mentionne desinere « mettre un
terme à la colère » comme un de ses buts thérapeutiques. Mais si Sénèque a l’in-
tention sérieuse de montrer comment il est possible d’arrêter un accès de colère
en cours, il s’est clairement écarté de la position théorique qu’il a déclarée.
Car son argument dans le livre I et la première moitié du livre II était précisé-
ment qu’il n’est possible ni de réfréner ni d’arrêter un accès de colère après
qu’il a commencé.
Surprise de cette contradiction, je cherche ici à évaluer les objectifs théra-
peutiques du livre III par rapport à la première moitié du De ira. Ce but exige
que je passe en revue les affirmations philosophiques qui se trouvent dans les
livres I (1,7–8) et II (2,1–5). À partir de ces passages, on peut construire un plan
d’action que le thérapeute philosophique doit suivre. Après cela, on peut consi-
dérer la préface et le programme thérapeutique du livre III pour comparer les
conseils réels de Sénèque avec les stratégies qu’on aurait pu attendre de lui. S’il
existe une cohérence profonde dans le De ira, elle sera dès lors évidente ;
sinon, on aura au moins appris quelque chose de valeur de l’engagement de
notre auteur dans une pensée philosophiquement rigoureuse.

3,20,53 ; cf. Garbarino (ed. 2003) 146), pour Aristote (D.L. 5,23), pour Bion de Borysthène, et
pour Hiéronyme de Rhodes (voir Kidd (ed. 1998) 1,178–179 ; Setaioli (1988) 141–52). Je ne suis
pas persuadée par l’argument de Fillion-Lahille (1984) 221–36 pour qui la forme du livre III du
De ira dépend directement de l’ouvrage de Philodème trouvé à Herculanum. Les parallèles
qu’elle cite peuvent être expliqués par la participation des deux œuvres à une tradition plus
large. Pour l’insatisfaction à l’égard de la relation entre les sections théorique et pratique du
De ira cf. Cupaiuolo (1975) 82 : « le due parti sembrano per lo più non essere legate da alcun
rapporto di consequenzialità ». Des avis plus favorables sont exprimés par Nussbaum (1994)
402–438 et Ramondetti (1996a). La date de ce traité doit être relativement précoce : la question
de la datation est traitée par E. Malaspina dans le présent volume, supra p. 233.
3 Parmi les interprètes qui font cette hypothèse on trouve Fillion-Lahille (1984) 283–294, Cu-
paiuolo (1975) 70, Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 9. Une exception est Ramondetti (1996a).
152 Margaret Graver

1 La position a priori de Sénèque


Sénèque nous fournit une déclaration claire de la position stoïcienne sur la colère
dans 1,7–8. Dans ce passage, il cherche à s’opposer à l’idée péripatéticienne que
la colère possède une certaine utilité et doit être seulement modérée et non pas
éliminée. En contredisant cette idée Sénèque affirme en premier lieu que la colère
est une de ces « choses pernicieuses » (perniciosa) qui sont plus fortes que nous
ne le sommes, c’est-à-dire, plus forte que nos mécanismes habituels d’action et
de décision. Il se sert deux fois de l’analogie des mouvements corporels rapides :
quand on tombe d’une falaise (1,7,4 praecipitatio) ou quand la colère nous em-
porte hors d’équilibre (1,8,1 ferre transuersos). C’est le type de mouvement que
l’on ne peut simplement décider d’arrêter, même si l’on aurait pu décider de ne
pas commencer : non licet eo non peruenire quo non ire licuisset. Ensuite, il af-
firme que l’esprit rationnel n’est pas étranger à l’élan de la colère, de sorte qu’il
est en mesure de la combattre de l’extérieur. Il est directement impliqué (1,7,3
miscuit se illis et inquinauit) ou plutôt il est « transformé en émotion » (1,8,2 in
adfectum ipse mutatur).
Cette position est certainement celle de Chrysippe comme en témoignent
les fragments conservés par Galien et par Plutarque.4 Cependant on n’a pas be-
soin de se référer à ces fragments pour le comprendre d’un point de vue philo-
sophique, car l’analyse de Sénèque est tout à fait claire. L’affirmation de 1,8,2
est logiquement antérieure (neque enim). L’émotion et le raisonnement ne pro-
viennent pas de différentes sources : ils sont juste de bons ou de mauvais évé-
nements au sein d’un même esprit. En effet, se mettre en colère résulte de
l’action d’un seul centre de commande, quand l’esprit prend la décision de de-
venir ému et agressif en réponse à un affront perçu. Si l’on éprouve parfois la
colère comme une passion contre son gré, c’est parce que l’on n’est pas en me-
sure de mettre en œuvre une deuxième décision, celle d’arrêter la réponse émo-
tionnelle que nous-même avons mise en marche. Car la colère, comme toute
émotion, est un événement psychique particulièrement vigoureux. C’est un de
ces élans qui nous entraîne jusqu’à ce que sa force soit épuisée, comparable à
l’acte corporel de courir ou de se jeter d’une falaise. Mais de telles actions n’en
sont pas moins le résultat d’une décision. Tout comme le coureur qui ne peut
pas s’arrêter avait eu la faculté de ne pas courir, il est en notre pouvoir de ne
pas céder à l’émotion au moment où elle se produit. Sur ce point Sénèque est

4 Les preuves clés se trouvent chez Galen. PHP 4,2,14–18 = SVF 3,462 ; PHP 4,6,35 = SVF
3,478 ; Plut. uirt.mor. 446f-447a. Reconstruction chez Graver (2007) 61–83 ; Tieleman (2003)
94–102 ; 170–178. À propos des aspects pertinents de la doctrine stoïcienne cf. Long (1999),
Inwood (2004) et Brennan (2005).
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 153

catégorique : la raison « aurait pu écarter » les émotions (1,7,3 summouere po-


tuisset) ; les débuts sont « en notre pouvoir » (1,7,4 in nostra potestate) ; nous
avions « la possibilité de ne pas y aller » (1,7,4 quo non ire licuisset) ; nous
avons donné libre cours à la colère du fait « de notre propre volonté » (1,8,1
uoluntate nostra).
Le passage du livre I indique ainsi une position a priori sur la colère. L’auteur
romain la présente à la fois comme rationnelle mais incontrôlable, comme un élan
d’un genre qui caractérise l’être raisonnable sans toutefois tenir compte de la rai-
son. Cette analyse délicate se clarifie dans les premières pages du livre II. Dans ce
passage définitionnel, Sénèque nous promet de préciser la nature de la colère
(2,2,1 quid sit ira). Pour rendre claire son explication, il fournit une analyse élabo-
rée, avec beaucoup d’illustrations, de l’histoire causale de la colère et des autres
phénomènes qui peuvent y ressembler. Les éléments clés de son explication sont
trois concepts que l’on retrouve aussi chez d’autres témoins de la psychologie stoï-
cienne, y compris les œuvres postérieures de Sénèque lui-même.5 Ces concepts
sont, en premier lieu, celui d’impression, à savoir l’événement psychique qui
prend conscience d’une proposition – en gros, une pensée ; en second lieu, celui
d’assentiment, événement par lequel on décide que cette proposition, cette pensée,
est vraiment le cas. Les facultés d’impression et d’assentiment sont les deux facul-
tés essentielles de l’esprit raisonnable en tant que tel. Le troisième de ces concepts
majeurs est celui d’impulsion, une espèce d’assentiment par laquelle on décide
qu’on doit faire une certaine action à ce moment spécifique. Dans la théorie stoï-
cienne classique, une émotion (pathos) est une espèce d’impulsion. Comme toute
action, elle implique l’assentiment à l’impression que l’on doit réagir d’une cer-
taine manière à la situation que l’on perçoit.
C’est exactement l’argument d’un passage du livre II, chapitres 2–3. Dans ces
chapitres, Sénèque prend grand soin de différencier la colère, et en fait toutes les
émotions, de tout événement qui ne peut pas constituer un assentiment. Il existe
de nombreux exemples d’événements psychiques qui sont de nature quasi-
affective, depuis ceux qui semblent des réponses autonomes comme le vertige ou
le fait de rougir, jusqu’aux manifestations d’un haut niveau cognitif comme se
fâcher en lisant une histoire. Mais aucun d’entre eux ne constitue une émotion
tant qu’il n’a pas reçu d’assentiment.6 Ainsi, en 2,3,5, l’impression que l’on a été

5 En plus des sources indiquées supra n. 4, cf. Graver (2014), qui traite les œuvres de Sénèque
séparément des autres témoignages stoïciens. Les passages les plus importants chez Sénèque
sont ep. 71,27; 71,32 ; 99,14–15 ; 113,18 ; 116,1–7.
6 Contrairement à la plupart des études antérieures je ne considère pas ces sentiments préli-
minaires comme une innovation de Posidonius ou de Sénèque lui-même. Il existe des preuves
indirectes pour les attribuer à l’ancien Portique. Cf. Graver (1999) 300–325 ; (2007) 85–108.
154 Margaret Graver

blessé peut être chargée de sentiment – c’est une animi agitatio – mais ce phéno-
mène n’est pas de la colère. C’est seulement lorsqu’on donne son assentiment au
contenu de l’impression que nous pouvons parler de colère, et cela relève de la
volonté et du jugement (uoluntate et iudicio). Bien qu’il ne change rien à l’histoire
causale, le mot uoluntas ajoute la notion de la responsabilité morale.7 Quand
nous agissons sous le coup de la colère, nous agissons toujours par un assenti-
ment, caractéristique des êtres raisonnables ; et pour cette raison, nous sommes
responsables de ce que nous faisons.
Sénèque établit donc une limite pour la colère en la distinguant d’un genre
d’événement psychique qui n’est pas encore la colère. Mais il doit aussi établir une
deuxième limite, pour montrer à quel moment un événement psychique ne peut
plus être considéré comme de la colère. Pour cela, il s’intéresse, au chapitre 5,
aux comportements des personnes qui sont tombées dans la folie. Il réfléchit
à ce qui se passait dans l’esprit des tyrans Apollodore et Phalaris quand ils
tuèrent des gens sans la moindre raison, ou dans l’esprit d’Hannibal quand il vit
un fossé plein de sang et dit « Quelle belle vue ! » De tels cas ne sont pas de la
colère (2,5,2) ; il s’agit plutôt de feritas, de bestialité, une condition non ration-
nelle, comparable à celle d’un animal sauvage. Cela s’accorde bien également
avec la tradition stoïcienne. Parce que la colère est, par définition, l’impulsion
d’une créature rationnelle, le comportement d’un animal, même s’il est très agres-
sif, ne peut pas être considéré comme de la colère ; et il en va de même pour un
être humain qui a perdu la raison.8 Le vrai comportement dément est bizarre, déli-
rant, manquant même de la logique erronée de l’homme en colère, et on peut dou-
ter que la personne qui le manifeste puisse être tenue responsable de ce qu’elle
fait.9 Et pourtant, cet état est causalement lié à la colère : origo huius mali ab ira

7 Pour l’emploi de uoluntas dans des contextes stoïciens concernant les passions cf. Cic. Ac.
1,38 (un témoignage de Zénon) ; Tusc. 3,64 ; 3,66 ; 3,83. Le terme n’implique aucune faculté
distincte de celle d’assentiment. Cf. Inwood (2005) 135–141 ; Graver (2007) 65–66 ; (2014)
263–264 ; Wildberger (2006) 1,338–340.
8 Concernant les animaux, cf. ira 1,3,4 sed dicendum est feras ira carere et omnia praeter
hominem ; nam cum sit inimica rationi, nusquam tamen nascitur nisi ubi rationi locus est. Im-
petus habent ferae, rabiem feritatem incursum, iram quidem non magis quam luxuriam.
Comparer Chrysippe chez Galen. PHP 5,6,37 ; Cic. Tusc. 4,31. La position n’est pas en désac-
cord avec la reconnaissance de facultés cognitives aux animaux montré par Sénèque dans
ep. 121,5–13 ; 121,17–24.
9 Ce comportement peut être rapporté à des impressions « vaines », comme en tran. 12,5 pro-
ritat illos alicuius rei species, cuius uanitatem capta mens non coarguit. Comme Cicéron le re-
marque en Tusc. 3,11, ce sont les soins de garde qui conviennent à ce moment-là. Mais pour
ces cas particulièrement dangereux et complètement incurables, la suggestion d’ira 1,16,3 est
de les tuer, non pas en guise de la punition mais par pitié.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 155

est (2,5,3). Chez les êtres humains (non pas chez les animaux, naturellement), l’ex-
périence répétée de l’impulsion de la colère a un effet corrosif sur l’esprit qui va le
détruire, tout comme, dans la théorie stoïcienne classique, l’alcool, les drogues ou
la maladie mentale le détruiront.10 Cette perte de la raison est pire que la colère et
elle est irrévocable : non fuit haec ira sed maius malum et insanabile (2,5,5).
Entre 2,2–3, avec sa longue liste de « commencements » ou de « préliminai-
res à l’émotion », et 2,5, avec son délire et sa fureur, Sénèque tient un propos
qui a souvent été considéré comme problématique.11 En 2,4,1, il énumère non
pas deux mais trois événements psychiques. Selon mon interprétation, le pas-
sage est transitoire : il prépare le chemin pour la discussion à venir au sujet de
la folie qui suit. Sénèque dit :

Et ut scias quemadmodum incipiant adfectus aut crescant aut efferantur, est primus
motus non uoluntarius, quasi praeparatio adfectus et quaedam comminatio ; alter cum
uoluntate non contumaci, tamquam oporteat me uindicari cum laesus sim, aut oporteat
hunc poenas dare cum scelus fecerit ; tertius motus est iam inpotens, qui non si oportet
ulcisci uult sed utique, qui rationem euicit.

Voici comment les passions naissent, se développent et s’exagèrent. Il y a un premier mou-


vement involontaire, sorte de préparation et de menace de la passion ; un second avec une
volonté non réfractaire : c’est l’idée qu’il faut que je me venge, puisque j’ai été lésé, et qu’un
tel doit être puni, puisqu’il a commis un crime ; le troisième est déjà hors de contrôle : il
veut se venger non pas s’il le faut, mais de toute façon ; il a triomphé de la raison.12

Le premier de ces événements est désigné comme « involontaire » et comme


une sorte d’avertissement (2,4,1 quasi praeparatio adfectus et quaedam commi-
natio) : cela, évidemment, est le sentiment préliminaire qui accompagne l’im-
pression. Le troisième est « déjà hors de contrôle » (iam impotens) ; il « veut se
venger non pas s’il faut, mais de toute façon » (non si oportet ulcisci uult sed
utique), il « a triomphé de la raison » (rationem euicit). Ceci, sans doute, est le
comportement de l’homme bestial ou fou comme décrit au chapitre 2,5, celui
qui nuit aux autres « non pas pour la vengeance, mais pour le plaisir » (2,5,2).
La colère elle-même doit être le deuxième mouvement, celui qui répond au cri-
tère de la volonté (cum uoluntate) et qui résulte d’un jugement (iudicio nascitur)
avec le contenu « puisque j’ai été blessé, il convient de me venger » (tamquam

10 Le témoignage le plus clair est celui de Simplicius en in categ. 102a, CAG 402,22–26, SVF
3,238 ; aussi D.L. 7,127. Le traitement de Sénèque a des points communs avec les discus-
sions de thēriotēs chez Aristote (EN 1145a,15–b22 ; 1150a9–1150b28) et Théophraste (apud
Simpl. in categ. 8,235).
11 Cf. infra n. 15. L’interprétation donnée ici est défendue en détails dans Graver (2002)
225–234 ; (2007) 120–132.
12 Trad. Bourgery (ed. 1922), légèrement modifiée.
156 Margaret Graver

oporteat me uindicari cum laesus sim). Jusqu’ici, les expressions entretiennent


une ressemblance étroite avec celles de 2,3,5 : « l’élan suivant, qui a non seule-
ment reçu, mais approuvé l’impression d’un affront, est la colère, c’est une ex-
citation de l’esprit qui avance vers la vengeance avec volonté et jugement » (ille
sequens impetus, qui speciem iniuriae non tantum accepit sed adprobauit, ira
est, concitatio animi ad ultionem uoluntate et iudicio pergentis). Contrairement
au troisième mouvement, qui ne se soucie pas d’un rapport au méfait d’autrui,
l’impulsion de la colère est par sa nature même un produit du jugement. Pour
cette raison, il y a toujours une possibilité d’agir sur elle par des arguments
raisonnés. L’impulsion « est éliminée par le jugement » (2,4,2 iudicio tollitur),
exactement comme Sénèque a dit en 2,2 que la colère « cédera à la raison »
(2,2,1 rationi succumbet) et qu’elle « est chassée par des préceptes » (2,2,2
praeceptis fugatur).13
Certains interprètes se sont égarés à cause de la qualification du deuxième
mouvement comme « avec une volonté non réfractaire » (cum uoluntate non
contumaci). Après tout, Sénèque nous a dit en 1,9,2 que la contumacia, l’insou-
mission, est la marque distinctive de la colère, son proprium.14 Mais il n’y au-
cune contradiction réelle entre les deux passages. Cela dépend de ce qu’on
compare avec la colère. Par rapport aux impulsions ordinaires (c’est-à-dire non
émotionnelles) des agents rationnels, la colère est certainement récalcitrante :
tandis qu’elle dure, elle ne tient compte d’aucune autre décision. Mais par rapport
à la violence erratique d’une personne aliénée, la colère reste relativement docile.
L’homme en colère n’est pas devenu une bête – pas encore ; il agit toujours par
un jugement. C’est un jugement erroné, selon les stoïciens, et par rapport à d’au-
tres jugements, également extrêmement têtu. En outre, c’est un jugement dange-
reux, qui peut être nuisible à l’esprit rationnel. Mais puisqu’il est un jugement, et
non pas le hurlement d’un animal ni le délire d’un fou, il y aura des moyens phi-
losophiques de le traiter.
Surtout, il faut reconnaître ce que Sénèque ne dit pas dans la section 2,4. Il
ne désigne pas l’assentiment comme événement séparé de l’événement dans le-
quel la colère s’empare de nous. Il n’offre pas de point d’arrêt par lequel on

13 Noter aussi la similarité entre 2,4,1 tamquam oporteat me uindicari cum laesus sim aut opor-
teat hunc poenas dare cum scelus fecerit, et 2,1,4–5 speciem capere acceptae iniuriae et ultio-
nem eius concupiscere et utrumque coniungere, nec laedi se debuisse et uindicari debere.
14 Des exemples de l’usage sénéquien du terme contumacia se trouvent en cons. 12,3 et ira
2,26,5 (chevaux) ; 3,34,1 (mulets) ; clem. 16,4 (cheval) ; q.n. 3,30,6 (inondations) ; ep. 119,2–3
(faim). Pour l’application du mot à la passion, noter en particulier Marc. 8,1 ; Helu. 17,1 (cf.
Galantucci/Cassan (2019) n. 9).
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 157

accepterait le contenu de l’impression provocatrice sans être emporté.15 La ten-


dance générale à postuler une discontinuité de pensée à la fin du passage 2,4 a
nourri de telles interprétations, de même que les efforts pour trouver des signes
d’hétérodoxie qui indiqueraient des sources dans ce que l’on appelle le moyen-
stoïcisme.16 Si Sénèque avait fait de l’emportement de la colère un événement
séparé de celui de l’assentiment, il aurait été effectivement hétérodoxe et égale-
ment en désaccord avec sa propre affirmation de 1,7–8. Mais il ne le fait pas. Il
est fort possible de le lire comme offrant l’analyse standard de Chrysippe – au
moins dans la moitié première de son œuvre.

2 La thérapie prévue
Pris ensemble, ces passages des livres I et II établissent une analyse complexe
mais bien articulée de la nature de la colère. Cette vue philosophique a des
conséquences spécifiques pour le genre de thérapie que le philosophe doit es-
sayer. Le fait que la colère soit un phénomène typiquement rationnel, hors de
portée à la fois des animaux et de l’homme dément, entraîne l’assurance qu’elle
cédera d’une manière ou d’une autre à un programme bien conçu d’argumenta-
tion. En même temps, la force têtue et exceptionnellement violente de la colère
rend clair que, dans la plupart des cas, il ne sera pas possible d’avoir un effet
sur le patient qui est déjà devenu furieux. L’homme en colère n’est pas encore
incurablement fou, car il sait toujours pourquoi il fait ce qu’il fait, et lorsque
son sentiment s’est calmé, il sera encore en mesure d’entendre raison. Mais
juste au moment de la colère, il n’est pas capable de renverser la décision qu’il
a choisie. Il en résulte que les chances d’un traitement thérapeutique de la

15 Je m’oppose en particulier à l’interprétation de Sorabji (2000) 61–63, qui lit le deuxième


mouvement de 2,4,1 comme une innovation sénéquienne qui fournit un point d’arrêt entre
l’impression et la vraie colère dangereuse. D’autres qui trouvent un éloignement de l’orthodo-
xie stoïcienne incluent en particulier Holler (1934) ; Fillion-Lahille (1984) 163–169, et Donini
(1995a) 206–209 ; ce dernier conclut, avec raison, que par conséquent la vue de Sénèque est
en termes chrysippéens une « assurdità ». Inwood (2005) 23–64 soutient que Sénèque sépare
l’aspect intentionnel de la colère de l’aspect pratique. En ce faisant, il sauve l’orthodoxie de
Sénèque, mais laisse inexpliqué le fait qu’il spécifie trois événements. Vogt (2006) 57–74 et
Kaufman (2014) 119–126 cherchent de différentes façons à séparer le contenu du troisième
mouvement de celui du second, omettant l’essentiel : que le désir rationnel de vengeance en
mouvement numéro deux répond déjà au critère pour la colère.
16 En général il est important en lisant les œuvres de Sénèque de ne pas supposer que les
divisions en chapitres choisies par les premiers imprimeurs présentent la structure de la pen-
sée de Sénèque lui-même. Pour l’histoire de ces divisions cf. Cupaiuolo (1975) 78–79.
158 Margaret Graver

colère dépendent en grande partie du moment choisi pour la traiter. Un philo-


sophe qui veut que ses arguments aient un effet aura besoin de penser aux
capacités de la nature humaine en chaque moment de la genèse de l’émotion.
Pour mieux comprendre ce point, nous pouvons faire usage de l’analyse tem-
porelle qui nous a été fournie en 2,4,2. Sénèque a désigné deux moments cruciaux
dans l’histoire causale de la colère : le moment de l’impression, où la personne
potentiellement en colère conçoit l’idée « il me convient en ce moment de me ven-
ger », et le moment de l’assentiment, où l’agent décide que cette impression est
vraie. Ces deux événements délimitent deux périodes dans lesquelles les argu-
ments thérapeutiques ont une chance de succès : la période avant qu’aucune im-
pression de la sorte ait eu lieu, et la période entre l’impression et l’assentiment,
quand l’impression a eu lieu mais n’a pas encore obtenu l’approbation. Une fois
l’assentiment donné, il n’y a plus grand-chose à faire. Celui qui est en colère est
sous l’emprise de son impulsion pendant toute sa durée ; s’il en a l’occasion, il va
poursuivre d’emblée la vengeance qu’il a choisie. Même si le thérapeute réussissait
à le persuader que sa décision doit être modifiée, il serait incapable d’arrêter ce
qu’il a mis en marche.
Face à cette restriction temporelle, le conseiller peut procéder de deux fa-
çons. Tout d’abord, il peut tenter d’empêcher que l’impression ne se produise
en premier lieu. Par exemple, il peut enseigner à son patient d’éviter les types
de situations dans lesquelles les conflits surgissent, ou de rompre ses liens avec
les personnes qui sont de nature à l’offenser. On peut appeler cette méthode la
« prophylaxie ». Puis, dans les cas où une impression provocatrice se produit
tout même, le thérapeute peut tenter de dissuader son élève de lui donner son
assentiment. Si l’on peut empêcher l’assentiment, tout va bien : l’agent peut
être devenu agité dans une certaine mesure par l’impression elle-même, mais
cette agitation n’aura été que le « premier mouvement » involontaire. Une fois
que la vraie colère a commencé, le thérapeute intelligent ne perdra pas ses ef-
forts sur une cause perdue. Peut-être pourrait-il être judicieux de faire une ten-
tative, si l’offense est d’importance mineure et si le sentiment est léger, mais ce
sont là des cas de moindre importance. Avec la colère pleine et vigoureuse, le
seul recours du conseiller est d’attendre que la force de l’impulsion soit épuisée
puis de recommencer, en espérant les choses iront mieux la prochaine fois.17
Le domaine qui appartient proprement à l’argumentation philosophique est
celui dans lequel on cherche à empêcher l’agent d’approuver son impression.

17 Comme Tieleman (2003) 322 l’a remarqué, c’est exactement l’approche recommandée par
Chrysippe à propos du deuil, en avertissant celui qui console d’éviter la période d’« inflamma-
tion » (Galen. PHP 4,7,26–27 ; Cic. Tusc. 4,63 ; cf. Graver (ed. 2002) 123).
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 159

On est alors dans la zone temporelle du raisonnement pratique, entre l’impression


et l’assentiment. Mais l’analyse devient ici un peu plus compliquée, car l’assenti-
ment ne se réduit pas à la simple question de choisir ce qu’il faut croire. Nous
donnons notre assentiment à ce qui nous semble être vrai, et ce qui est vraisem-
blable à nos yeux est ce qui s’accorde bien avec nos croyances déjà établies. Pour
consentir à une impression comme « puisque j’ai été blessé, il me convient de me
venger », on a besoin de croire certaines choses même avant que l’offense ne se
produise. Par exemple, on a besoin de croire qu’une action d’un certain type
constitue un affront, qu’on n’a rien fait pour mériter d’être lésé, que la bonne ré-
ponse à une telle offense est de se venger, et ainsi de suite. Si ces croyances fon-
damentales sont modifiées, même si l’autre personne se comporte d’une manière
qui pourrait être considérée comme nuisible, on ne sera plus enclin à donner l’as-
sentiment qui donne naissance à la colère.
Encore faudra-t-il considérer une dimension temporelle. Le processus de
raisonnement pratique impliquera toujours des croyances nouvelles et d’autres
présentes de longue date. Pour illustrer ce point, supposons qu’un agent a cru
pendant longtemps que des remarques d’un certain genre seraient préjudicia-
bles à sa réputation, et aussi que si jamais sa réputation est lésée, il convient
qu’il se venge sur le coupable. S’il croit ces deux choses, une nouvelle indica-
tion que cet homme-ci a fait une telle remarque à un moment donné engen-
drera inévitablement une réaction de colère.18 Raisonner comme cela revient à
faire un lien entre la nouvelle impression et ces croyances antérieures. Il est
donc bien évident que le thérapeute doit se focaliser sur ces dernières. Il doit
apprendre à son élève à évaluer différemment la réputation, ou à se débarrasser
de la conviction qu’il lui faut se venger chaque fois qu’il est blessé. Un tel ensei-
gnement n’a en rien besoin d’être communiqué juste au moment où l’offense
est perçue ; il peut intervenir plus tôt, peut-être pendant une longue période,
pour avoir un effet lorsque le moment l’exige.
Un fragment du livre IV « Thérapeutique » du traité Sur les émotions de
Chrysippe nous indique les réflexions du scholarque stoïcien au sujet de l’adapta-
tion au moment. Chrysippe avait élaboré une analyse générale de la structure des
réponses émotionnelles en donnant un rôle important aux croyances évaluatives.
Selon cette analyse, toute émotion a, en tant que conditions nécessaires, (1) une

18 C’est cette version du syllogisme pathétique que suggère ira 2,1,4–5 speciem capere accep-
tae iniuriae et ultionem eius concupiscere et utrumque coniungere, nec laedi se debuisse et uindi-
cari debere. Elle se réduit à la version générale donnée dans la note suivante si l’on interprète
iniuria comme un terme de valeur (par exemple de la valeur de la réputation) et uindicari
comme la restitution du bien perdu. Vogt (2006) fournit une analyse plus détaillée du raison-
nement pratique qui est impliqué.
160 Margaret Graver

croyance préexistante qu’un objet d’un certain type est bon ou mauvais ; (2) une
croyance préexistante qu’une réponse d’un certain type est convenable.19 Se tour-
nant ensuite vers les approches thérapeutiques, Chrysippe a identifié la « période
critique » (kairós) de l’émotion comme particulièrement réfractaire à l’argumenta-
tion. Cette période suit l’assentiment à l’impression provocatrice, lorsque, comme
dit Chrysippe, l’esprit du passionné est « préoccupé » par certaines croyances.
Néanmoins, on doit tenter de guérir, en privilégiant la croyance la moins diffi-
cile à aborder.
Car, même s’il y a trois catégories de biens, tout de même on doit travailler pour guérir
les émotions. Mais au cours de la période critique de l’inflammation il ne faut pas perdre
ses efforts sur la croyance qui préoccupe la personne agitée par l’émotion, de peur de rui-
ner le remède qui est opportun en s’attardant au mauvais moment sur la réfutation des
croyances qui préoccupent l’esprit. Et même si le plaisir est le bien, d’après la personne
qui est vaincue par l’émotion, il faut tout de même l’aider et lui démontrer que chaque
émotion est incompatible [c.-à-d. avec leur doctrine], même pour ceux qui supposent que
le plaisir est le bien et qu’il est le but.20

Ici « la croyance qui préoccupe » ne peut être que la croyance évaluative qui sou-
tient l’émotion, étant donné que Chrysippe se soucie évidemment des remèdes
pour des personnes qui n’acceptent pas les vues stoïciennes sur la nature du bien
et du mal.21 Plutôt que contester cette croyance, Chrysippe suggère qu’il faut lut-
ter contre les autres croyances, en particulier celle qui porte sur la réponse conve-
nable aux situations de ce type. Dans le cas de la colère, il s’agirait modifier la
croyance qui définit la colère comme réponse appropriée à certaines situations.

19 La version générale du syllogisme pathétique est esquissée dans Graver (2007) 35–48
comme suit : [P1] Les objets du type T sont des biens ou des maux ; [P2] Si un bien ou un
mal m’est présent ou à venir, il me convient de répondre affectivement ; [P3] un objet O,
qui est du type T, m’est présent à ce moment-ci ; [C] Il me convient à ce moment-ci de ré-
pondre affectivement. Les témoignages se trouvent surtout dans Stobée 2,7,10b (90W) et
Cic. Tusc. 3,25 ; 3,61.
20 Orig. Cels. 8,51 = SVF 3,474 κἂν γὰρ τρία ᾖ γένη τῶν ἀγαθῶν, καὶ οὕτω θεραπευτέον τὰ
πάθη. οὐ περιεργαζόμενον ἐν τῷ καιρῷ τῆς φλεγμονῆς τῶν παθῶν τὸ προκαταλαβὸν δόγμα
τὸν ὑπὸ τοῦ πάθους ἐνοχλούμενον, μή πως τῇ ἀκαίρῳ περὶ τὴν ἀνατροπὴν τῶν προκαταλαβόν-
των τὴν ψυχὴν δογμάτων σχολῇ ἡ ἐγχωροῦσα θεραπεία παραπόληται. κἂν ἡδονὴ ᾖ τὸ ἀγαθὸν
καὶ τοῦτο φρονῇ ὁ ὑπὸ τοῦ πάθους κρατούμενος, οὐδὲν ἧττον αὐτῷ βοηθητέον καὶ παραδεικ-
τέον, ὅτι καὶ τοῖς ἡδονὴν τἀγαθὸν καὶ τέλος τιθεμένοις ἀνομολογούμενόν ἐστι πᾶν πάθος.
21 Les « trois classes de biens » comprennent ceux du corps (la santé, la force), ceux de l’es-
prit (une bonne mémoire, l’intelligence, les vertus) et ceux de la vie, c.-à-d. les biens externes
(la richesse, la réputation), la classification déjà appelée « ancienne » dans Arist. EN
1098b9–1099b8. Chrysippe fait allusion aux systèmes de valeur supposés par les philosophes
non-stoïciens, Péripatéticiens et Épicuriens ; sa thérapie cependant s’adresse sans doute à des
non-philosophes qui soutiennent des vues similaires.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 161

De là vient la méthode recommandée aussi par Cicéron comme la bonne méthode


stoïcienne : on « enseigne que les émotions sont vicieuses en elles-mêmes et n’ont
rien de naturel ou de nécessaire » (si doceas ipsas perturbationes per se esse uitio-
sas nec habere quicquam aut naturale aut necessarium).22 On peut se demander si
l’homme en colère pourrait entendre ce genre d’argumentation plus que l’autre.
Pourtant, une telle approche pourrait avoir de meilleures chances de succès que
celle qui cherche à modifier tout le système de valeurs de quelqu’un. Chrysippe
est motivé ici par le désir de fournir quelque moyen d’atténuation, même faible,
pour les moments plus difficiles de la passion. Sans aucun doute a-t-il d’autres
stratégies plus sûres du succès à utiliser avant et après la période critique.

3 La préface du livre III


Je reviens maintenant au livre III du De ira et à la question par laquelle nous
avons commencé. Sénèque suit-il effectivement le programme a priori de théra-
pie que l’on pourrait prédire à partir de ses affirmations sur la nature de la co-
lère ? Nous allons examiner ce problème en deux étapes : d’abord, la préface
au livre III, de 1,1 à 5,1 ; et ensuite, les conseils pratiques de 3,5,2 et ce qui suit.
Nous avons observé au début que la première phrase de 3,1,1 est souvent
considérée comme une répétition de la diuisio faite en 2,18,1. Sénèque constate :

Quod maxime desiderasti, Nouate, nunc facere temptabimus, iram excidere animis aut
certe refrenare et impetus eius inhibere.

Ce que tu désires surtout, Novatus, c’est ce que nous allons essayer de faire maintenant,
d’extirper la colère des âmes, ou tout au moins de la refréner et d’entraver ses assauts.23

On suppose que ces mots ne sont qu’une nouvelle version des objectifs de
2,18,1 ne incidamus in iram et ne in ira peccemus, et encore aliter iram debemus
repellere, aliter compescere. Un examen plus attentif, cependant, nous permet
de remettre cette supposition en question. Cette phrase introductive ne dresse
pas de liste des différentes sections du livre qui suit. Ce n’est pas le bon endroit
pour une telle liste et la phrase n’a pas la structure équilibrée qui caractérise
normalement une diuisio. Au lieu de cela, Sénèque indique un but principal qui

22 Cic. Tusc. 4,60; cf. 3,76 ; 3,79. Une difficulté théorique avec cette approche est discutée
dans Graver (2007) 196–206.
23 Trad. Bourgery (ed. 1922), légèrement modifiée.
162 Margaret Graver

est ce que Novatus désire plus que tout (quod maxime desiderasti),24 et puis,
avec aut certe, un but secondaire : « ou, tout au moins, de la refréner et d’entra-
ver ses assauts ». En outre, « extirper la colère des âmes » n’est assurément pas
la même chose que « ne pas tomber dans la colère ». Le premier ressemble plus
à l’élimination d’un trait de caractère, à savoir, la disposition à ressentir de la
colère. Mais si cela est l’objectif préférentiel, il nous faut également interpréter
différemment le deuxième choix. Si l’on ne peut pas éliminer tout à fait la dis-
position à la colère, alors on devrait en empêcher l’exercice actif.25 À considérer
cette seule phrase, on serait enclin à l’interpréter comme indiquant (1) l’élimi-
nation de l’irascibilité, et (2) la prévention des accès de colère actifs. Ainsi le
premier objectif de 2,18 figure ici comme but secondaire, subordonné à un ob-
jectif plus ambitieux, d’éliminer la disposition sous-jacente ; alors que le deu-
xième objectif – celui qui restait inaccompli dans le livre II – n’apparaît pas du
tout ici. Sénèque n’a pas encore promis à Novatus d’expliquer comment contrô-
ler un accès de la colère après qu’il a commencé.
Et en fait, la suite de la préface s’accorde bien avec cette manière d’énoncer
les objectifs. À ce moment, Sénèque est loin d’admettre l’existence de quelque
moyen de maîtriser un accès actif de la pleine colère. Au contraire, il soutient
son impossibilité. Si le sentiment n’est qu’un léger agacement, on pourrait être
en mesure d’y faire face et « la repousser à coup de fouet » (uerberanda et agenda
retro). Dans les cas plus sérieux, cependant, le thérapeute ne peut que se cacher
(occulto) et attendre que le sentiment s’apaise (3,1,2 mora [. . .] ad quod nouissime
descendendum est). Car de toutes les émotions, la colère est la plus réfractaire, la
moins ouverte aux arguments (3,1,3). Elle est comme une force très puissante de
la nature, comme une tempête, un incendie ou une inondation : elle nous brûle,
nous emporte, nous plonge dans l’abîme (1,1 nimium ardet omnique impedimento
exasperatur, 1,3 se ipsa rapiens uiolentia, 1,4 praecipitat, 1,5 deiectus animorum).
Il n’y a rien de progressif dans la colère : dès qu’elle commence, elle est tout en-
tière (1,3 dum incipit tota est). Elle est un monstre plein de brutalité (3,2 feritas),
dont la sauvagerie est débridée (3,6 rabies effrenata). La colère se distingue des

24 Il va sans dire que cet objectif est imparti à Novatus par l’écrivain qui garde un œil sur ses
propres buts. Au début du livre I, le vœu de Novatus était d’apaiser la colère (lenire). Si le vrai
Novatus désirait un traité sur les moyens d’apaiser les accès de la colère active, il n’a pas ob-
tenu ce qu’il voulait.
25 Des vestiges de croyances peuvent donner lieu à la colère sans qu’il s’agisse d’irascibilité
comme défini dans le stoïcisme, c.-à-d. un engagement profondément enraciné dans l’esprit.
Cf. l’analyse de Sénèque du progrès moral dans ep. 75,8–15, où il distingue trois niveaux : (1)
l’élimination de quelques défauts du caractère mais non pas des autres ; (2) l’élimination des
défauts sérieux mais avec des rechutes de temps en temps ; (3) l’élimination de tout défaut et
également de toute émotion sans avoir la confiance qui accompagne la sagesse parfaite.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 163

autres émotions par son universalité, son pouvoir destructeur, sa tendance à at-
teindre un grand nombre de personnes à la fois, mais surtout par sa véhémence.
Les autres émotions peuvent être ralenties, mais la colère s’étend très rapide-
ment, nous emportant avec elle. Elle rend les gens fous (1,5 a sanitate desciscit),
susceptibles d’agir contre leurs propres intérêts : ceux qui sont en colère perdent
le contrôle d’eux-mêmes et désirent faire mal aux autres et même à eux-mêmes
(1,3 impotentes sui cupidosque uel communis mali exagitat [. . .] furit ; 1,5 in se
ipsa morsus suos uertit ; 3,2 non sine pernicie sua). La colère nous rend esclaves :
une personne en colère n’est pas puissante, comme certains le supposent, mais
prisonnière de l’émotion (4,4 ne liber quidem dici possit irae suae captiuus).26
La raison de l’accent mis sur le caractère récalcitrant de la colère est don-
née en 3,3 : il est nécessaire pour combattre le philosophe que Sénèque appelle
« Aristote », à savoir les mêmes Péripatéticiens qui étaient les adversaires dans
les livres I et II.27 Ces philosophes nient que la colère doive être éliminée : ils
disent qu’elle est « l’éperon du courage » (3,1 calcar uirtutis) et que sa suppres-
sion nous rendrait inefficaces et donc incapables d’accomplir toute grande en-
treprise. Ils recommandent, comme Sénèque l’a indiqué au livre I, de ressentir
de la colère, mais à un degré modéré : il faut la « tempérer » et restreindre ses
excès, mais non pas la supprimer complètement (1,7,1).28 Ce que Sénèque veut
dire en mettant l’accent sur le caractère récalcitrant de la colère, c’est que cette
stratégie de limitation ne peut jamais réussir. Ce n’est pas seulement que la co-
lère soit indésirable en soi, mais elle est surtout illimitée par nature : c’est le
genre d’élan qui prend inévitablement le contrôle de l’esprit et le jette d’une
falaise. On ne peut pas le rendre utile avec une meilleure gestion, comme un
cheval fougueux dompté par la bride. Il vaut mieux s’en débarrasser.
Pourtant, alors même qu’il souligne la nature sauvage et illimitée de la colère,
Sénèque ne concède pas le point que Galien et d’autres platoniciens auraient
voulu, à savoir, que la colère est une réponse essentiellement irrationnelle, qui
provient d’une région de l’esprit autre que celle qui rend jugements et décisions.
Il veut bien établir que la colère ne peut jamais contribuer à l’action vertueuse ;

26 Sénèque indique aussi qu’il y a des moments où l’on peut s’adresser à la colère, quand
quelqu’un l’éprouve d’une façon moins grave (minor uis mali patitur 1,1) ou quand sa force a
diminué (tempestas prima desaeuit 1,1). Mais ce sont là ses manifestations les moins caractéris-
tiques et les moins adaptées à cette argumentation contre les péripatéticiens.
27 Ici et en 1,9,2 Sénèque attribue directement à Aristote la position que Cicéron donne aux
« péripatéticiens » dans Tusc. 4,43–46. Comparer aussi ira 1,12 sur Théophraste, et les argu-
ments dans ep. 85,6–16 et 116. Cf. aussi Laurenti (1979).
28 Ces philosophes invoquent le vocabulaire aristotélicien de la moyenne, mais cette stratégie
ne concorde pas en fait avec ce qu’Aristote a en vue dans EN 1105b19–1108b10. Cf. Graver (ed.
2002) 163–165.
164 Margaret Graver

cependant, il ne dira jamais qu’elle n’a pas de rapport avec la faculté de raisonne-
ment. Si tel était son avis, il serait tout à fait inutile de lui proposer des remèdes
discursifs. On ne doit pas supposer donc que la feritas qui caractérise particulière-
ment la colère dans 3,2–4 est identique à la feritas démente de 2,5. Cette dernière
était en effet dehors du domaine du raisonnement et de l’argument et pour cette
raison incurable (2,5,5 insanabile).
Il ressort qu’il y a dans le De ira deux genres de feritas. L’un est effectivement
irrationnel, caractérisant également l’animal sauvage et le dément ; l’autre est
abominable dans sa violence destructrice mais pourtant rationnel en ce qu’il est
motivé par un processus (erroné bien sûr) de raisonnement. Le sujet de ce dernier
n’entend pas raison pendant la durée de l’épisode, mais sa raison n’est pas en-
core renversée : il reste toujours la possibilité de l’aborder à un autre moment.
De tels doubles sens d’un même mot caractérisent la pensée de Sénèque. On
peut comparer De clementia 2,4, où se trouvent deux sortes de la cruauté (crudeli-
tas) : l’état bestial d’un Busiris ou un Procuste, qui tue simplement pour le plaisir
de tuer, et le vice de ceux qui ont une raison de punir mais qui excèdent toute
limite acceptable et humaine dans la punition.29 Cette seconde sorte, comme tout
vice, implique la responsabilité morale précisément parque qu’il présuppose une
capacité de jugement. C’est effectivement une métaphore : le vice ressemble à
l’état bestial tout en n’étant pas, en réalité, la condition d’un animal. De la même
façon, la feritas de la colère dans le livre III de De ira ressemble à la condition
d’une bête sauvage sans y être identique. Il y a encore de la place pour la théra-
pie – pourvu que le thérapeute ne tente pas de faire l’impossible.

29 Clem. 2,4,1–3 « Sed quidam non exigunt poenas, crudeles tamen sunt, tamquam qui ignotos
homines et obuios non in conpendium, sed occidendi causa occidunt nec interficere contenti
saeuiunt, ut Busiris ille et Procrustes et piratae, qui captos uerberant et in ignem uiuos inpo-
nunt ». Haec crudelitas quidem <uidetur>, sed quia nec ultionem sequitur (non enim laesa est)
nec peccato alicui irascitur (nullum enim antecessit crimen), extra finitionem nostram cadit : fini-
tio enim continebat in poenis exigendis intemperantiam animi. Possumus dicere non esse hanc
crudelitatem, sed feritatem, cui uoluptati saeuitia est, possumus insaniam uocare : nam uaria
sunt genera eius et nullum certius quam quod in caedis hominum et lancinationes peruenit. Illos
ergo crudelis uocabo, qui puniendi causam habent, modum non habent, sicut in Phalari, quem
aiunt non quidem in homines innocentes, sed super humanum ac probabilem modum saeuisse.
Possumus effugere cauillationem et ita finire ut sit crudelitas inclinatio animi ad asperiora. À
propos de la soif de sang comparer aussi clem. 1,25,1 et aussi ira 1,6,4, où le fait de prendre
plaisir à la punition est nommé inhumana feritas. Le changement de rôle de Phalaris entre les
deux œuvres est intéressant : en clem. 2,4 il est une instance du vice rationnel ; en ira 2,5 une
instance de la condition démente.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 165

4 Le programme thérapeutique du livre III


Nous avançons maintenant à la diuisio donnée en 3,5,2. Cette fois, la langue de
Sénèque est sans ambiguïté.

Sed cum primum sit non irasci, secundum desinere, tertium alienae quoque irae mederi,
dicam primum quemadmodum in iram non incidamus, deinde quemadmodum nos ab illa
liberemus, nouissime quemadmodum irascentem retineamus placemusque et ad sanita-
tem reducamus.

Mais puisque le premier point est de ne pas s’irriter, le second de cesser, le troisième de
porter remède à la colère d’autrui, je dirai ce qu’il faut faire d’abord pour ne pas tomber
dans la colère, puis pour s’en délivrer, en dernier lieu pour retenir un homme en colère,
l’apaiser et le ramener au bon sens.30

Ici le premier objectif est sans doute le même qu’en 2,18,1, à savoir, ne pas tom-
ber en colère ; le second, de même, offre de mettre fin à la colère après son
début (desinere ; cf. 2,18,1 compescere). Sénèque revient donc au programme
thérapeutique qu’il a commencé mais non pas conclu dans le livre II. Il ajoute
enfin un troisième objectif : le contrôle de la colère chez les autres.
On doit remarquer que ce n’est pas la série d’objectifs que le programme
théorique décrit ci-dessus avait laissé prévoir. En suivant ce programme, le théra-
peute se préoccupait d’abord d’enseigner aux gens comment éviter les impres-
sions qui donnent naissance à la colère, et en second lieu, de leur apprendre à ne
pas donner leur assentiment à de telles impressions. Ici, Sénèque propose en re-
vanche de prévenir en premier lieu l’assentiment et en second lieu d’arrêter la
colère une fois l’assentiment donné. Il se fixe ce deuxième objectif en dépit de
tout ce qu’il a dit, dans les chapitres théoriques du De ira et aussi dans la préface
au livre III, sur l’impossibilité de contrôler un accès de pleine colère. Mais la diui-
sio n’est qu’un dispositif formel pour structurer le discours et il est possible que,
comme le suggère Giovanni Cupaiuolo, les indications de structure que Sénèque
nous fournit soient un peu externes au livre qu’il a écrit.31 Il nous faut considérer
comment les objectifs donnés soutiennent la comparaison avec les conseils qu’il
donne effectivement dans le reste du livre III.
Au début, les suggestions qui suivent la diuisio sont exactement celles que
l’on pourrait attendre d’un thérapeute qui cherche à empêcher l’impression pro-

30 Trad. Bourgery (ed. 1922).


31 Cupaiuolo (1975) 71 : « Risulta evidente che questi indici sono a volte un po’ esterni al tono
generale del discorso. [. . .] come abbiamo già notato, non sempre Seneca si uniforma ad essi
nella trattazione dell’argomento ».
166 Margaret Graver

vocatrice de gagner l’assentiment. De 3,5,3 à 3,6,2, Sénèque pousse ses lecteurs à


considérer « tous les défauts de la colère » (omnia uitia irae) : les dépenses finan-
cières, la perte des élections, la ruine des mariages, et comment elle se distingue
du comportement idéal du sage. Ces éléments ressemblent à ce que nous avons vu
du projet de Chrysippe pour étouffer la colère : on s’adresse non pas à la croyance
évaluatrice, mais à la croyance qui définit la colère comme réponse appropriée à
certaines situations.32 Mais contrairement à Chrysippe, il ne s’agit alors pas,
pour Sénèque, de renverser une impression qui a déjà gagné l’assentiment de
l’agent, mais de prévenir cet assentiment par un enseignement adressé à l’a-
gent pendant les périodes plus calmes de sa vie. En cela, son approche peut
être meilleure que celle de Chrysippe (au moins ce que nous en savons d’après
le fragment cité ci-dessus).
À partir de 3,6,3, cependant, Sénèque nous surprend en abandonnant son
intérêt pour les éléments du raisonnement pratique et en revenant aux conseils
prophylactiques, à savoir, se tenir à l’abri des situations où l’on peut recevoir
une offense. En 3,6,3, par exemple, il remarque que quand l’on s’engage dans
trop d’activités, chaque jour qui passe donne lieu à quelque offense qui « prépa-
rera l’esprit à la colère » (in iras paret). En réduisant le nombre d’interactions,
on empêche la possibilité même d’un affront ; autrement dit, on s’efforce de
n’éprouver aucune impression de ce type. La même chose pourrait être dite au
sujet des conseils sur le choix de tâches qui ne dépassent pas ses aptitudes (3,7,
1–2), d’éviter les personnes gênantes (3,8,2), de se retirer de toute discussion
passionnée (3,8,8), et d’éviter toute vaine frustration, agacement, ou épuise-
ment (3,9,1–5). Aucun de ces conseils n’est problématique en soi ; en fait, ils
s’accordent bien avec l’approche générale qu’on attendrait d’un thérapeute
stoïcien.33 Néanmoins, l’inclusion de cette matière à cet endroit déstabilise la
progression temporelle que Sénèque nous a suggérée en 3,5,2. Au lieu de cher-
cher à prévenir l’assentiment, le thérapeute s’occupe maintenant de prévenir la
survenue de la moindre impression provocatrice. Les lecteurs de Sénèque sont
laissés sans idée claire de la façon dont la discussion se développe.

32 Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 11 et également Nussbaum (1994) 407–408 critiquent ce qu’ils


considèrent comme un manque d’attention à la question fondamentale, à savoir, la croyance
évaluative qu’un affront à la réputation est un mal et que la vengeance est un bien. En réalité,
une telle négligence est justifiable sur le modèle de Chrysippe.
33 Même si les stoïciens mettaient l’accent sur le rôle du système de croyances à l’origine des
passions, ils supposaient aussi que les états mentaux ont toujours une base corporelle ; par
conséquence, les conditions du corps comme la fatigue peuvent affecter nos réponses psychi-
ques. Cf. Tieleman (2003) 162–166.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 167

Il semble inévitable que Sénèque achève le premier de ses trois objectifs


pour procéder au second. Pourtant le texte ne nous fournit aucune indication
de l’endroit où la transition s’effectue. La plupart des éditions modernes indi-
quent une telle transition au début du chapitre 10, mais la marque est tout à fait
arbitraire et peu convaincante.34 La première phrase de 3,10,1 poursuit simple-
ment l’idée de 3,9,5, concernant les débuts d’une querelle,35 et le passage suivant
fait allusion à des méthodes pour empêcher la colère dès son commencement,
non pas à des méthodes pour arrêter la colère une fois qu’elle a commencé. Spéci-
fiquement, on trouve en 10,2–4 un bref résumé du traitement des sentiments pré-
liminaires de 2,2–3, avec des applications à la thérapie, lorsque 3,10,4 et 3,11,1
portent encore sur les conseils prophylactiques.36 S’il y a donc une transition, elle
doit intervenir ailleurs. Certains érudits en ont marqué une après 3,11,1, quelque
part entre les chapitres 12 et 13.37 Aucun de ces chapitres, cependant, nous ne
donne d’indication claire d’une intention de passer à un nouveau sujet, du type
de ce qu’on observe en 3,5,3 (ne irascamur praestabimus) et en 3,39,1 (uideamus
quomodo alienam iram leniamus). Il est vrai que certains ont cherché à identifier
ou à créer une phrase de transition par une interprétation intelligente ou en modi-
fiant le texte. Mais l’ajout d’un élément structurel n’est pas suffisant pour établir
l’arrangement ordonné qui a été impliqué par la diuisio. Il faut en conclure sim-
plement qu’il n’y a aucune partie majeure du livre consacrée à des méthodes
pour réfréner la colère. Le fil de la pensée va par-ci, par-là, avance et se retire,

34 Bourgery (ed. 1922) divise le texte à ce point, comme le font aussi Cooper/Procopé (ed.
1995), Wildberger (ed. 2007) 315, et avec hésitation, Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 122 n. 282.
Cupaiuolo (1975) 70 déplore le manque de clarté en ce qui concerne la transition avec le
deuxième thème. Je tiens à remercier Ermanno Malaspina pour son analyse magistrale des
interprétations modernes pendant le colloque à Lyon. Cf. aussi infra n. 35.
35 La phrase n’est pas une répétition de la diuisio. Le primum mali sensum répète l’idée du
minimis en 3,9,5, tous les deux faisant allusion aux offenses verbales mineures de la part des
autres. À celles-ci s’ajoutent les mots durs de l’agent qui provoquent des querelles. Je souligne
encore que la division usuelle des textes sénéquiens en chapitres n’arrive pas toujours à seg-
menter le texte selon la pensée. Cf. supra n. 16.
36 On peut souligner les similitudes linguistiques entre ira 3,10,2, avec ses « symptômes » et « pré-
monitions » (morborum signa [. . .] quaedam praenuntia) et des expressions spécifiques dans le
livre II : en 2,2,5 « débuts qui précèdent les émotions » (principia proludentia affectibus) ; en 2,4,1
« une préparation et un certain avertissement » (praeparatio affectus et quaedam comminatio).
37 Ramondetti (1996a) favorise 3,12,4. Cela peut être la meilleure solution d’un point de vue phi-
losophique, mais notez le manque de phrase transitoire, en plus de la formulation répétée de
3,12,2 nemo [. . .] atqui. Fillion-Lahille (1984) 288–289 plaide pour 3,13,1, en modifiant le texte.
168 Margaret Graver

parfois favorisant un critère plus rigoureux pour ce qui doit être considéré comme
un affront, parfois nous déconseillant de céder aux premiers stades de la colère,
parfois attaquant les croyances générales qui nous inclinent à l’assentiment.38
D’un autre côté, les récits saisissants des chapitres 14 à 23, bien qu’ils soient as-
sortis d’une justification spécieuse, ne donnent en réalité presque aucun conseil
pratique. On a le sentiment que l’importance du sujet a submergé les efforts de
l’auteur pour y imposer un ordre.
Il est instructif de lire les chapitres 10–38 en cherchant spécifiquement des
moyens d’arrêter ou de limiter une impulsion de pleine colère. On trouve effec-
tivement très peu de chose en ce qui concerne ce point directement. Nous ap-
prenons beaucoup sur la façon de réévaluer une situation afin de ne pas
percevoir les actions de l’autre comme un affront : si c’est un bon conseil, il ne
nous informe pas sur la manière de mettre un frein à la colère ; il s’agit plutôt
de l’empêcher de commencer. Par contraste, les anecdotes de Praexaspes, Har-
pages, et les autres dans les chapitres 14–23, nous expliquent comment réfréner
la colère – à savoir, par la peur ; mais on ne peut guère lire ce point comme une
recommandation.39 Les seuls conseils pratiques qui aient trait à la colère active
sont ceux des sections 12,4–13,6 : retarder le jugement, dissimuler le sentiment,
faire appel à d’autres gens quand vous ne pouvez pas vous aider vous-même.
Ici, et nulle part ailleurs qu’ici, Sénèque essaie de remplir sa deuxième pro-
messe faite en 3,5,2 ; ailleurs, il l’esquive.
Réfléchissons donc aux trois stratagèmes suggérés dans ces deux paragraphes.
Nous voyons, premièrement, le conseil du retardement :

Nemo se differt ; atqui maximum remedium irae dilatio est, ut primus eius feruor relan-
guescat et caligo quae premit mentem aut residat aut minus densa sit. Quaedam ex his
quae te praecipitem ferebant hora, non tantum dies molliet, quaedam ex toto euanescent ;
si nihil egerit petita aduocatio, apparebit iam iudicium esse, non iram. Quidquid uoles
quale sit scire, tempori trade : nihil diligenter in fluctu cernitur.

Personne ne s’impose un délai : or le délai est précisément le meilleur remède à la colère ; il


permet au premier accès de diminuer et aux brouillards qui obscurcissent l’esprit de tomber
ou d’être moins denses. Certaines des choses qui t’emportaient s’affaibliront, je ne dis pas

38 Critère plus rigoureux par exemple en 11,1–12,3 ; ne pas céder aux premiers stades par
exemple en 27,4–5 ; attaque aux croyances générales par exemple en 29,2.
39 Comme noté par Kaufman (2014) 111–118, Sénèque s’intéresse à l’idée qu’une passion peut
être déplacée par une autre. Cf. ira 1,10,1, ep. 13,12, et Cic. Tusc. 3,66, où la peur remplace le
deuil à cause d’un danger immédiat. En ira 3,39,4 il propose aux conseillers d’induire la honte
ou la peur pour remplacer la colère d’autrui. Mais cela ne peut jamais être une stratégie géné-
rale pour la thérapie des passions ; en particulier, la peur éprouvée par Praexaspes ou Harpages
n’est pas à recommander (noter 3,14,3–4 ; 3,15,3–4).
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 169

en un jour, mais en une heure ; certaines s’évanouiront totalement. Si l’ajournement de-


mandé ne produit aucun effet, cela prouvera dès lors que nous obéissons au jugement, non
à la colère. Chaque fois que tu voudras connaître le fond d’une chose, confie-la au temps ;
on distingue mal un objet qui flotte.40

Ce conseil est illustré par l’anecdote emblématique de Platon qui refuse de bat-
tre son esclave et demande à Speusippe de l’aider (12,5–7).41 Puis en 3,13,1–2
nous trouvons le conseil similaire de cacher la colère, « car, si on lui permet de
se révéler au dehors, elle nous maîtrise ». Puis, en 13,3–6, Sénèque suggère que
l’on exhorte ses amis pendant un moment calme et demande aux amis de repro-
cher tout comportement qui relève de la colère.
Le conseil du retardement, en particulier, nous rappelle le conseil célèbre du
stoïcien ultérieur Épictète : lorsqu’on est en proie à un désir déshonorable, on
doit dire, « Attends-moi un moment, petite impression ! Fais-moi voir ce que tu es
et ce que tu présentes ».42 Pourtant, cette ressemblance peut être mise en ques-
tion. Chez Épictète, le but du retardement est de fournir plus de temps pour le
raisonnement pratique, afin que l’impression erronée ne gagne pas l’assentiment
et que nulle action ne s’ensuive. Chez Sénèque, l’impulsion de la colère semble
déjà lancée. C’est dans sa « chaleur première » (primus feruor) ; c’est un « brouil-
lard qui obscurcit l’esprit » (caligo quae premit mentem) ; les provocations « t’em-
portaient » (3,12,4 te praecipitem ferebant). Platon aussi éprouvait sans doute une
émotion réelle quand il s’apprêtait à battre son esclave : il était « en colère » (iras-
ceretur) et « ne pouvait pas obtenir de soi-même du temps » (3,12,5 non potuit in-
petrare a se tempus). Le philosophe n’agit pas sur sa colère : il ne se permet
cependant aucune action en cet état, afin de ne pas faire plus qu’il ne faut, ou
avec plus de plaisir qu’il ne faut (plus faciam quam oportet, libentius faciam). En
conséquence, il ne peut agir du tout et se fige sur place, main en l’air (3,12,5). Et
cette immobilité est juste ce que Sénèque conseille à ses lecteurs en ces moments
de colère réelle : nihil tibi liceat cum irasceris. Quare ? Quia uis omnia licere
(3,12,7). De la même manière, le conseil de cacher sa colère implique que la colère
existe en fait. Comme Jula Wildberger me l’a fait remarquer, on ne peut pas ca-
cher ce qui n’existe pas. Mais l’agent possède le pouvoir d’empêcher cette vraie
colère de se manifester dans l’action ou sur le visage et ainsi d’empêcher la colère
de prendre le contrôle sur lui.
Il paraît donc que dans ces deux paragraphes, Sénèque conçoit la colère
d’une façon différente de ce que nous avons vu jusqu’ici. Dans ce qui précède

40 Trad. Bourgery (ed. 1922), légèrement modifiée.


41 Des versions de cette anecdote apparaissent dans plusieurs sources ; comparer celle de
Socrate en 1,15,3. Pour la dimension culturelle cf. Harris (2001) 317–336.
42 Epict. diss. 2,18,24 ; cf. Ench. 34.
170 Margaret Graver

et conformément à la théorie stoïcienne, un assentiment à l’impression du type


« il me convient de me venger de cet affront » engageait déjà l’agent à toutes
les actions excessives dont la colère est capable, sans aller jusqu’à la sauvagerie
des fous furieux. Qui n’avait pas encore choisi de passer à de tels actes n’était
pas considéré en colère mais seulement comme éprouvant le sentiment premier,
la prima agitatio de 2,3,5. Ici, en revanche, on peut éprouver la colère pleinement
et entièrement en esprit, sans permettre à cette colère de s’exprimer sur le visage,
et encore moins dans l’action. Il y a maintenant un choix ultérieur à faire : cette
colère aura-t-elle un effet nuisible ou non ? En un mot, Sénèque propose un point
d’arrêt, soit exactement ce que la théorie stoïcienne lui refusait. Mais avant la fin
du paragraphe, en 13,5–6, cela ne semble pas encore être le cas, car le conseil
d’exhorter ses amis à intervenir dans un accès de colère implique fortement que
l’on n’est pas capable de retenir sa colère soi-même. Le troisième conseil s’accorde
donc avec la théorie stoïcienne, alors que les conseils de retarder et de cacher la
colère ne s’y accordent pas.
On pourrait essayer de sauvegarder la position théorique de Sénèque en
prétendant que dans le passage de 12,4 à 13,6 il garde à l’esprit de faire allusion
à la prima agitatio. Cette interprétation pourrait s’autoriser du sens inchoatif du
verbe latin irascor : « commencer à être en colère » plutôt que « être en colère ».
Dès lors, Platon n’éprouverait que les débuts de la colère, c’est-à-dire le senti-
ment qui accompagne l’impression, de même que la personne qui réussit à ca-
cher sa colère. Mais irascor est le verbe que Sénèque utilise préférentiellement
dans tout le De ira, souvent dans des situations où l’argument exige qu’il se réfère
à la vraie colère. Insister sur un sens inchoatif ici reviendrait à accuser Sénèque
d’une équivoque très déroutante sur le terme qui constitue le sujet même de son
traité. Dans l’ensemble je crois qu’il vaut mieux admettre franchement que dans
ce passage, les exigences que Sénèque s’est imposées se révèlent en conflit. Il
cherche à remplir la promesse qu’il a faite en 3,5,2, mais il ne peut pas le faire
sans contredire sa position antérieure. Le mieux qu’on puisse en dire est de souli-
gner la brièveté de son propos, qui ne trouve aucune corroboration ultérieure. En
lieu et place, la discussion tourne à la digression anecdotique de 13,7–23,8, et,
revient, quand celle-ci est finie, non pas aux arguments de 12,4–13,6, mais à des
conseils similaires à ceux qui étaient associés au premier objectif. La section cen-
trale occupe l’espace attendu – en fait, elle remplit plus d’espace que nécessaire –
mais le remplit avec des matériaux qui ne relèvent pas du but annoncé.
Le traitement imprécis du deuxième objectif tranche avec la façon concise
et assurée dont Sénèque traite le troisième en 3,39–40. Nous trouvons là une
vraie phrase de transition et le traitement du thème reprend explicitement des
arguments déjà utilisés sur l’incapacité des gens en colère d’entendre raison.
De ira 3,1–9 La maîtrise de la colère. Théorie et pratique stoïciennes 171

Parce que la colère est « sourde et peu réfléchie » (surda est et amens), le théra-
peute « n’osera pas la caresser dans le discours » (non audebimus oratione mul-
cere); en revanche, il « lui donnera de l’espace » (3,39,2 dabimus illi spatium).
Comme l’observe l’interlocuteur, il s’agit d’une approche non interventionniste,
qui ne fait aucun effort pour traiter directement avec la colère.

Remedia in remissionibus prosunt ; nec oculos tumentis temptamus uim rigentem


mouendo incitaturi, nec cetera uitia dum feruent : initia morborum quies curat.

Les remèdes agissent dans les périodes de détente ; nous ne toucherons pas des yeux gon-
flés pour en assouplir la rigidité en les faisant mouvoir, ni les autres infirmités au plus fort
de la crise ; le meilleur remède des maladies naissantes, c’est le repos.43

En grande partie, le but du thérapeute se limite au contrôle du dommage lors-


qu’il cherche à prévenir une récidive. S’il est possible d’influencer les actions de
celui qui est en colère, c’est ou par tromperie (3,39,3–40,1), ou, si l’on est dans
une position de pouvoir, par l’exercice de l’autorité (3,40,2–5). Par exemple, on
peut simuler soi-même la colère, mais conseiller un délai tactique pour mettre en
œuvre la vengeance ; ou, si l’on est un souverain comme Auguste, on peut utili-
ser la force pour prévenir les actes de l’autre en colère. Ce qu’on ne peut jamais
faire est rechercher le soutien des ressources intérieures de l’homme en colère
lui-même. Il paraît finalement que de tels ressources n’existent pas.

5 La thérapie du livre III évaluée


Tout au long de cette étude j’ai regardé les aspects philosophiques du De ira
avec un œil charitable. Nous voulons savoir si notre auteur est un penseur co-
hérent : si sa position théorique s’accorde avec le stoïcisme qu’il professe, mais
surtout si le programme thérapeutique du livre III se conforme ou non à la psy-
chologie morale qu’il a dessinée dans la première moitié du traité. Pour cela,
on a besoin de supposer que Sénèque comprend ce qu’il dit et, quand il y a de
l’ambigu, d’interpréter ses affirmations de la façon la plus philosophiquement
satisfaisante, autant que les mots le permettent. C’est seulement quand ses
dires trahissent clairement des incohérences, qu’on doit l’accuser d’incompé-
tence philosophique.
Nous avons vu que même une lecture charitable révèle un désaccord de cer-
tains éléments du livre III avec leur soi-disant fondation théorique. Ces éléments,

43 Ira 3,39,2–3, trad. Bourgery (ed. 1922).


172 Margaret Graver

cependant, ne jouent qu’un rôle très limité dans le livre que Sénèque a écrit. La
préface du livre III, bien qu’elle soit souvent prise pour une simple répétition de
2,18,1, est formulée de telle manière qu’elle suggère des buts proprement stoï-
ciens ; l’élimination du défaut d’irascibilité, ou, sinon, la prévention des accès
actifs de la colère. Ce n’est qu’en 3,5,2 que nous trouvons un objectif déclaré qui
est en désaccord avec la position stoïcienne de Sénèque. Car le deuxième objectif
de 3,5,2 doit être lu comme un enseignement destiné à Novatus sur les moyens
d’arrêter l’impulsion émotionnelle après qu’elle a commencé, et cela suppose
que de tels moyens existent. On doit pourtant souligner un traitement de ce deu-
xième objectif beaucoup moins net et assuré que pour le premier et le troisième
objectif. La longue partie centrale du livre peut avoir son intérêt et son effectivité,
mais comme ligne de raisonnement elle est extrêmement faible. Sénèque n’in-
dique jamais où il projette d’aborder son sujet, et quand il l’entreprend enfin il
en parle brièvement et de façon peu convaincante ; puis, il fait tout ce qu’il peut
pour détourner l’attention de cette matière problématique.
Nous pouvons lire cette faiblesse comme une indication de malaise, la cons-
cience d’être parvenu à une impasse. À un certain niveau, Sénèque rend compte
du conflit entre ses propres aspirations sur ce qu’un traité sur la colère devrait
inclure et la position théorique qu’il a expliquée et qu’il prétend faire sienne. Il a
sans doute le sentiment qu’il devrait suivre l’exemple des traités précédents qui
avaient suggéré des techniques pour la maîtrise de la pleine colère.44 Mais sur le
plan intellectuel, il répugne à tenir sa promesse et en fait peu de cas.
Le résultat n’est pas entièrement satisfaisant d’un point de vue philoso-
phique. Nous ne voyons pas ici le philosophe discipliné des Epistulae Morales,
en plein contrôle de son instrument créatif, prêt à engager avec ses adversaires
péripatéticiens des débats complexes sur la nature des émotions, comme il fait
en ep. 85 and 116, ou à inventer une nouvelle approche stoïcienne de la maîtrise
d’une émotion, comme il fait dans ep. 99.45 Mais déjà dans le De ira nous voyons
comment naissent des habitudes d’esprit qui le lui permettront. C’est donc un
moment important pour la philosophie romaine.46

44 Cf. supra n. 2.
45 Pour une analyse de cette approche cf. Graver (2009).
46 Je remercie tous les participants aux Quatrièmes Rencontres de leurs interventions et en
particulier Valéry Laurand, qui m’a donné des commentaires écrits et qui a corrigé patiemment
mes erreurs de français.
Ermanno Malaspina
De ira 3,10–24
Une transition faible : de la prophylaxie au
traitement et des praecepta aux exempla
Le passage du De ira qui a été confié à mon analyse se trouve vers la fin du traité,
à cheval sur deux sections de nature très claire : les chapitres 3,10–13 constituent
une section « structurelle », qui n’est pourtant que la continuation, sans hiatus
apparent, de 3,1–9, argumentatif et visant de façon prophylactique à in iram non
incidere (3,5,2), dont les secrets ont été déjà mis en lumière par M. Graver ; la
partie centrale du livre (3,14–24), en revanche, curative dans son but et précédée
par une évidente introduction (3,13,7), n’est qu’un aperçu d’exemples histori-
ques, sur lesquels il serait plus difficile de maintenir le niveau philosophique
de la discussion tenu jusqu’à présent. La partie suivante et conclusive du De
ira III (25–43), confiée à Mme Veillard, met en revanche de nouveau au centre
de son propos la démarche structurelle et philosophique, en permettant une
certaine uariatio.
Le principal problème d’exégèse de 3,10–24 consiste dans la difficulté de
comprendre où exactement, dans la section philosophique 3,10–13, Sénèque
abandonne la prophylaxie pour se vouer au traitement de la passion, traitement
pourtant réalisé, après quelques chapitres encore argumentatifs, en ayant re-
cours à partir de 3,14,1 aux exempla historiques et en quittant l’allure théoré-
tique précédente. Ma façon d’affronter ce problème est très philologique, c’est-
à-dire que je me borne à l’analyse des extraits les plus contestés du texte, à la
recherche du point de passage entre prophylaxie et traitement (2.). Pour arriver
à cela, j’aborderai préalablement, encore une fois, quelques questions générales,
déjà bien connues, là où un renvoi à celles-ci rend l’exégèse de mon texte plus
aisée, en l’insérant dans le contexte plus ample des sources, de l’organisation et de
la structure du traité (1.). Enfin, les exempla de 3,14–24 seront étudiés plus briève-

Note : La présente version est énormément modifiée par rapport à mon exposé lyonnais : le
long travail de relecture, révision, harmonisation et correction de toutes les contributions du
livre m’a accordé une clarté de vision que j’avoue n’avoir pas encore atteinte en 2013. Par
conséquent, tous les collègues, fût-ce à leur insu, m’ont apporté une aide décisive et je les en
remercie ; avec M. Graver, A. Setaioli, C. Torre et J. Wildberger j’ai de plus discuté longtemps
per litteras et j’ai tiré d’autres enseignements de leur doctrine, même si je reste le seul res-
ponsable de ces pages et surtout d’erreurs éventuelles. Valéry Laurand a bien voulu corriger
le français de la rédaction finale, alors que Mélanie Lucciano (Université de Rouen-Normandie)
avait relu le texte de Lyon. Je les remercie tous les deux pour leur aide et leur patience.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-009
174 Ermanno Malaspina

ment (3.). Dans cette démarche, je ne fais qu’imiter M. Graver, qui elle aussi a été
contrainte à dépasser les limites officielles de sa section : je n’ai pas la prétention de
faire le visiteur indésirable chez les autres, mais c’est Sénèque lui-même, avec son
pas incertain, qui contraint ceux qui essaient de bien expliquer le contenu du livre
III à faire appel aussi à des passages qui avaient été confiés à d’autres.

1 In iram non incidere : un slogan usé


Commençons-nous par un bref résumé des résultats obtenus par A. Setaioli
et M. Graver, pour ce qui nous concerne : la diuisio tripartite de 3,5,2 réélabore
celle bipartite de 2,18,1, en proposant un premier but prophylactique (non
irasci), suivi par un curatif (desinere), avant de passer à l’aide donnée à autrui
(alienae irae mederi). Alors que le premier, qui continue ce que Sénèque nous
avait dit au livre II, est pleinement conforme au stoïcisme et que le troisième
but est figé de façon aussi nette que brève en 3,39–40,1 M. Graver, quae eius est
doctrina, note justement un problème structurel posé par le but curatif moyen,
car « Sénèque propose [. . .] d’arrêter la colère une fois l’assentiment donné. Il
se fixe ce deuxième objectif en dépit de tout ce qu’il a dit, dans les chapitres
théoriques du De ira et aussi dans la préface au livre III, sur l’impossibilité de
contrôler un accès de pleine colère ».2 La solution qu’elle propose pour l’im-
passe de ce livre est celle de reconnaître que le passage au deuxième but, an-
noncé en 3,5,2, n’est jamais ni introduit expressément3 ni reconnaissable, et
surtout « qu’il n’y a aucune partie majeure du livre consacrée à des méthodes
pour réfréner la colère. [. . .] On trouve effectivement très peu de chose en ce qui
concerne ce point directement ».4 Je n’ai rien ni à ajouter ni à mettre en cause
dans cette interprétation qui, si l’on ne veut pas prendre le parti d’une inspiration

1 Cf. infra la contribution de C. Veillard, p. 230.


2 Supra p. 165 ; cf. aussi Cupaiuolo (1975) 67–87 et Braicovich (2015) 89.
3 À différence du premier (3,5,3 ne irascamur praestabimus si . . . ) et du troisième (3,39,1 ui-
deamus quomodo alienam iram leniamus).
4 Supra p. 168 ; cet avis est partagé récemment par R. Kaster (« though §§10–15 include advice
on how to stifle anger when it arises, and historical examples to show that it can be done,
much in that section and essentially all of §§16–38 resume the topic of anger prevention »,
Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 122 n. 282) et par R. S. Braicovich (« Es significativo, a este res-
pecto, que la promesa inicial realizada en 2.18 y 3.1 – a saber : mostrar cómo contener
(compescere cf. 2.18) o eliminar (excidere cf. 3.1.2) la ira – jamás es llevada a cabo por Séneca »,
Braicovich (2015) 94 n. 22). Pour l’interprétation radicalement différente de P. Ramondetti
cf. infra n. 18.
De ira 3,10–24 Une transition faible 175

posidonienne,5 est l’unique à même de maintenir Sénèque dans l’orthodoxie de


l’ancien Portique et d’expliquer l’allure maladroite du livre III : Sénèque aurait
nagé trop loin pour pouvoir revenir, en promettant un développement hérétique,
tacitement désavoué dans la réalité de la composition par un feu de barrage rhé-
torique d’exemples historiques impressionnants pour le lecteur.6
Mais il y a plus, à mon avis : pour bien comprendre ce deuxième but curatif,
qui devrait commencer dans la section objet de mon chapitre, il faudrait préala-
blement être sûrs d’avoir bien compris le but prophylactique précédent et d’avoir
surtout bien repéré à quel moment l’on passe de la prophylaxie au traitement. Le
repérer dans le système conceptuel de Sénèque signifie recadrer ce passage sim-
ple « prophylaxie>traitement » dans le développement tripartite des motus I>II>III
de 2,4,1, que nous connaissons déjà comme l’aspect le plus discuté du De ira. En
essayant pourtant de faire un peu de clarté et en esquissant d’abord un catalogue
de possibilités théoriques, sans rapport, pour le moment, avec les affirmations ef-
fectives de Sénèque, on reste sans doute du côté prophylactique quand on essaye
de prévenir l’éclat d’ira avant tout accueil de la moindre impression désagréable,
donc avant les propatheiai du motus I. Il s’agit encore de prophylaxie au passage
suivant, quand on a déjà reçu une phantasia qui nous emmènerait à l’assentiment
fautif, donc après le motus I, mais avant le motus II. En revanche, il s’agirait certes
de traitement, si l’on essayait une intervention après l’éclat du motus III – et ce
serait justement ce que la Stoa ancienne juge impossible, comme on l’a désormais
appris dans les chapitres précédents.
Mais que dire d’une intervention entre les motus II et III ? S’agirait-il encore
d’une prophylaxie, ou déjà d’un traitement ? Selon la thèse traditionnelle,
après le motus II la volonté est non contumax et on pourrait encore éviter l’éclat
du motus III, mais d’une façon plus probablement thérapeutique qu’encore pro-
phylactique.7 Si l’on suit l’interprétation de M. Graver, si je l’ai bien comprise,
cette opération appartiendrait sans doute au traitement, car la colère est mûre
déjà après le motus II, tandis que le III n’est qu’un développement de ce vice en
direction de la feritas de 2,5,1.8

5 Comme le fait A. Setaioli pour le livre II ; cf. supra p. 127–149.


6 Cf. aussi Inwood (2005) 32 : « I believe that one reason for imputing to Seneca an ‘unortho-
dox’ philosophy of mind flows from his use of images to portray more vividly psychological
relationships and actions ». Sur une raison possible de cette démarche cf. infra mes Conclu-
sions, p. 375–377.
7 Cf. e.g. Ramondetti (1996a) 62–73. L’interprétation de C. Torre est plus nuancée à cet égard,
à cause des liens très étroits qu’elle postule entre les motus II et III, cf. supra p. 104–106.
8 Cf. le passage cité supra n. 2. J’admire personnellement la clarté des argumentations
de M. Graver, qui ont l’avantage incontestable d’éliminer d’un seul coup tous les problèmes
176 Ermanno Malaspina

J’avoue que ce schéma risque de sembler intellectualiste : c’est que


Sénèque ne nous donne jamais de réponse et semble de surcroît ne pas même
se poser cette question ; pourtant, découvrir la nature et l’endroit exact du pas-
sage logique et psychologique entre prophylaxie et traitement signifierait
comprendre non seulement la structure du livre III, mais aussi la logique des

d’exégèse et de critique des sources que les trois motus ont produits jusqu’à présent (cf. supra
p. 155–157). Je me permets pourtant d’ajouter ici quelques considérations personnelles, qui
s’adressent aussi à Konstan (2017) 232 : du point de vue de l’argumentation stylistique et rhéto-
rique, le début du paragraphe 2,5,1 (Illud etiamnunc quaerendum est) ressemble plus à l’ouver-
ture d’un nouveau chapitre qu’à l’explication du précédent : « On a parlé de la colère, passons
maintenant à un vice différent, le sadisme », plutôt que « puisqu’on parle de la colère, voyons
comment elle aboutit au sadisme » (je fais rentrer la feritas/crudelitas de 2,5 dans le concept mo-
derne de « sadisme » en suivant Mantovanelli (2014) 38 ; 43 ; cf. aussi Bäumer (1982)). M. Graver
pourrait objecter que Sénèque est à même d’établir quelques lignes auparavant un lien causal
évident entre ira et feritas/crudelitas (donc entre 2,4 et 2,5) : origo huius mali [scil. feritatis] ab ira
est, quae [. . .] nouissime in crudelitatem transit (2,5,3) : si l’on interprète cette phrase dans le sens
que la feritas/crudelitas n’est que de la colère à un stade avancé, on ne peut que souscrire à cette
objection. Pourtant, dans le même passage Sénèque voit dans le lien étroit et exclusif qui lie of-
fense et vengeance à la seule colère une différence entre ce vice et la feritas/crudelitas (2,5,2 haec
non est ira, feritas est ; non enim quia accepit iniuriam nocet), une différence qui demeure iden-
tique plusieurs années plus tard dans le De clementia (2,4,2 haec crudelitas quidem <uidetur>, sed
quia nec ultionem sequitur (non enim laesa est) nec peccato alicui irascitur (nullum enim antecessit
crimen), extra finitionem nostram cadit ; cf. aussi ma contribution infra p. 178 n. 13) et avec quel-
ques changements dans les Lettres à Lucilius (18,15 ingentis irae exitus furor est). Bref, même si
pour arriver au sadisme il faut avoir ressenti aussi de la colère et que la réaction émotive et les
effets pratiques de ces deux vices sont presque identiques sur les pauvres victimes, on peut néan-
moins objecter à la thèse de M. Graver que le troisième motus de l’ira de 2,4 et la feritas/crudelitas
de 2,5 demeurent distincts sur le plan de l’étiologie et de la pathogénèse – plan qui est exacte-
ment celui auquel Sénèque s’intéresse dans ces chapitres du livre II : le premier ne peut pas être
isolé du complexe offense-vengeance, alors que le sadisme naît de ce complexe, mais s’en est
désormais complètement dégagé : il ne vise plus à l’ultio, mais à la pure uoluptas, ce qui explique-
rait le contenu du chapitre 2,5 sans imposer un lien si étroit avec le motus III de 2,4. Les preuves à
mon avis les plus évidentes sont 2,5,3 rident [scil. ii qui uulgo saeuiunt] itaque gaudentque et uo-
luptate multa perfruuntur plurimumque ab iratorum uultu absunt, per otium saeui, et 3,41,3 inemen-
dabilis cum ex ira in odium occalluit : l’ira est une attaque, un motus, breuis par définition (1,1,2),
qui comporte une altération évidente de comportement et de physionomie (cf. infra chapitre
2.4.) ; la saeuitia/feritas, en revanche, est désormais un habitus, gangrené et machinal. Un avis
semblable au mien est présent aussi chez Kaufman (2014), 119 n. 19, Gartner (2015) 224–227 et
surtout Mantovanelli (2014) 21–46, avec un renvoi approprié au maius malum du Thyeste (ira 2,5,5
= Thy. 259) : « una considerazione almeno in parte autonoma, meno vincolata ai meccanismi
compensativi dell’ira-ultio. ‘Male più grande’, quindi in qualche misura ‘altro’ dall’ira » (38) ;
« un male che, pur avendo origine dall’ira [. . .], ne differisce spesso nelle manifestazioni, ma
anche, con ogni evidenza, nell’intima natura, che nell’ira tende alla vendetta, nel ‘sadismo’ [. . .]
al piacere » (43).
De ira 3,10–24 Une transition faible 177

trois motus d’ira 2,4,1 et donc le sens caché du De ira. L’absence, en revanche,
de cette révélation pourrait aussi signifier, tout simplement, qu’on présume
trop de la philosophie sénéquienne de ce traité.
En essayant, à présent, de transférer ce schéma dans la réalité des préceptes
des livres II–III du De ira, on tombe en premier lieu sur un obstacle de nature
terminologique : pour indiquer la dynamique psychologique de la « chute » dans
la colère (à esquiver par la prophylaxie), Sénèque utilise souvent le verbe inci-
dere,9 avec lequel il crée la formule stéréotypée pour désigner son premier but
préventif. Elle a été déjà citée plusieurs fois dans ce livre :

Dare operam ne incidamus in iram (1,8,1);10 ne incidamus in iram (2,18,1); dicam primum
quemadmodum in iram non incidamus (3,5,2).

Alors que 1,8,1 ne fait pas partie d’une diuisio, ce qui est frappant avec les passa-
ges de 2,18,1 et 3,5,2 est que Sénèque utilise la même formule pour annoncer
le même développement par deux fois, à 41 chapitres de distance, comme s’il
n’avait pas encore abordé le sujet. S’il consacre toute la seconde moitié du livre
II (18–36) à expliquer comment ne pas incidere in iram, on s’attendrait à passer à
la partie curative (2,18,1 ne in ira peccemus) au début livre III ; Sénèque, cepen-
dant, non seulement recommence en 3,5,2 par la prophylaxie (dicam primum),
mais se réfère à celle-ci en choisissant encore une fois le même syntagme incidere
in iram, comme si de rien n’était.11 En rejetant préalablement les hypothèses
dépassées d’une genèse indépendante et postérieure du livre III, qui justifieraient
ce dernier en tant que développement autonome,12 il faut admettre que le choix
de notre auteur demeure particulièrement inopportun : si la partie prophylactique
du livre III n’est que la suite et l’achèvement de 2,19–36, pourquoi la présenter,
tout au contraire, comme un nouveau début avec diuisio en 3,5,2 ? Et si, en revan-
che, les deux prophylaxies sont différentes, pourquoi utiliser la même formule ?

9 Il apparaît 14 fois dans le De ira : 1,8,1 ; 1,20,3 ; 2,14,2 ; 2,18,1 ; 2,20,1 ; 2,28,6 ; 3,2,6 ; 3,5,2 ;
3,6,4 ; 3,12,1 ; 3,12,2 ; 3,15,4 ; 3,22,3 ; 3,24,4. Intéressants pour nous sont les cas dans lesquels
le sujet est la colère qui « tombe » sur/dans nous (1,20,3 At incidit [scil. ira] et in uiros ; 3,12,1
etiam cum incidit, reiciatur), spéculaires à la construction inversée de 1,8,1 ; 2,18,1 ; 3,5,2.
10 Cf. infra n. 28.
11 Ce fait n’a pas été l’objet d’un développement autonome dans ces Lectures (cf. pourtant
supra les contributions d’A. Setaioli, p. 142, et de M. Graver, p. 168), bien qu’il soit une uexata
quaestio des études sénéquiennes du XIXè et XXè siècle, dûment résumées pas Ramondetti
(1996a) 49–50 ; 53 n. 79 ; 54, qui essaye à son tour d’en donner une explication qui acquitte
Sénèque de toute accusation d’incohérence (cf. infra n. 18).
12 Bibliographie infra p. 239–240 n. 31 et 32.
178 Ermanno Malaspina

Si nous essayons de trouver une logique à la partie prophylactique des li-


vres II–III sans Sénèque et malgré Sénèque, un appui nous est fourni immédia-
tement par ce que nous venons de dire sur la possibilité théorique d’une
prophylaxie à la fois avant et après les propatheiai du motus I :13 se peut-il que
2,18–36 présente les conseils préalables, une sorte d’exercices spirituels à prati-
quer à froid, loin de toute occasion de colère et avant le motus I, tout comme la
praemeditatio futurorum malorum doit être exercée quand les mala ne sont pas
encore à l’horizon, alors que le début du livre III14 se concentre sur les réactions
aux propatheiai, donc après le motus I ? Pour une fois, Sénèque semble justifier
implicitement cette interprétation quand il écrit (2,18,2) :

Vt uitemus,15 quaedam ad uniuersam uitam pertinentia praecipientur : ea in educationem


et in sequentia tempora diuidentur.

Même s’il faut repousser la tentation d’interpréter praecipientur comme « on anti-


cipera » – ce serait alors Sénèque lui-même qui présenterait 2,18–36 explicite-
ment comme un préambule, distinct du véritable développement prophylactique
du livre III16– l’expression ad uniuersam uitam pertinentia semble néanmoins se
référer à une approche générique, qui fait abstraction de la présence de l’ictus du
motus I. De surcroît, si le contexte semble légitimer cette impression, elle devient
bien plus solide pour la première partie prévue par Sénèque (in educationem),
car les préceptes énumérés en 2,19–21 envers les teneri adhuc animi (2,18,2) et les
pueri (2,21,1) sont par définition des conseils seulement éducatifs et préventifs.17

13 Cette hypothèse a déjà été lancée par M. Graver dans sa contribution, cf. supra p. 175–176.
14 On a dit que le point de passage entre prophylaxie et traitement dans le livre III est discuté,
d’où, pour le moment, ma réticence sur l’indication exacte des chapitres concernés.
15 L’expression brachylogique sous-entend l’objet iram et est synonymique, en 2,18,1–5, de
repellere et évidemment de ne incidamus ; il s’agit de la première occurrence du verbe uito
dans le De ira et de l’unique avec objet ira (cf. aussi 2,35,1 ; 2,36,5 uitabimus impetus animi ;
3,9,4 ; 3,10,3 ; 3,22,1 ; 3,24,4 ; 3,37,1).
16 Cf. ThlL 10,2,452,73–453,13 et Fillion-Lahille (1984) 197–199, réfuté dans le présent volume
par A. Setaioli (cf. supra p. 136). Tous les traducteurs préfèrent le sens de « prescrire », « ensei-
gner », que l’on trouve dans les autres occurrences du De ira, 2,14,3 ; 3,14,6 : cf. e.g. « nous
donnerons certains préceptes » (Bourgery (ed. 1922)) ; « there are some precepts » (Cooper/Pro-
copé (ed. 1995)) ; « si daranno precetti » (Ramondetti (ed. 1999)) ; « werden [. . .] einige Anwei-
sungen gegeben » (Wildberger (ed. 2007)) ; « I will offer some prescriptions » (Kaster/
Nussbaum (ed. 2010)).
17 Bien que, selon Sénèque, les pueri soient sujets à la colère plus encore que les adultes, à
cause de leur faiblesse de constitution, qui les rend semblables aux femmes et à certains hom-
mes : 1,20,3 ita ira muliebre maxime ac puerile uitium est. « At incidit et in uiros ». Nam uiris
quoque puerilia ac muliebria ingenia sunt ; 2,19,4 itaque puerorum feminarumque irae acres
magis quam graues sunt leuioresque dum incipiunt.
De ira 3,10–24 Une transition faible 179

Parvenus à ce point, nous serions à un pas d’une réussite harmonieuse (les


préceptes préparatoires de 2,19–36 pour ne pas incidere in iram en exerçant le
jeune et l’adulte à prévenir et à éviter le motus I ; la première partie du livre III,
en revanche, pour ne pas incidere in iram après avoir reçu une propatheia et
après avoir dépassé le motus I ;18 la seconde partie du livre, enfin, pour soigner
soi-même et autrui après avoir dépassé le motus II). Mais nous sommes contraints
à prendre immédiatement congé de notre belle solution, même avant de savoir si
notre livre III correspond réellement à ce schéma :19 ce sont déjà les chapitres
22–36 du livre II, en effet, qui s’y soustraient, en présentant des préceptes qui
postulent l’opinion fautive et le motus I comme déclenchés20 et, nous le savons
déjà, en anticipant même des aspects curatifs qui appartiendraient au livre III.21
En conclusion, il n’y a aucune particularité spécifique de la prophylaxie du
livre II (ne incidamus in iram), au moins pour les chapitres 22–36, qui puisse
valoir comme point de repère pour la distinguer correctement de la prophylaxie
du livre III, en amont et en aval du motus I, et pour évaluer ses rapports avec le
traitement qui suit (où exactement ?) dans ce livre. Une solution consensuelle
pour ce problème n’existe pas et, comme je l’ai déjà dit, on pourrait se conten-
ter de s’en prendre à la maladresse et à l’imprécision de notre auteur ; pourtant,
il était à mon avis nécessaire de faire ce rappel à propos de notre section, car
l’incertitude qui la caractérise, et qui porte notamment sur la transition de la

18 Cf. supra n. 14. Cette reconstruction est soutenue vigoureusement par Ramondetti (1996a)
47–73, mais au prix d’une profonde réélaboration structurelle, que je ne partage pas : pour
tenir Sénèque à l’abri de toute accusation d’incohérence ou d’obscurité, elle limite la prophy-
laxie au livre II ; considère le livre III comme entièrement thérapeutique, pour réaliser le but
ne in ira peccemus de 2,18,1 ; réinterprète par conséquent la tripartition de 3,5,2 comme interne
au traitement et la locution in iram non incidere comme distincte de celle prophylactique de
2,18,1, en dépit de leur identité formelle (p. 54) ; limite le champ d’application de la locution in
iram non incidere (3,5,2) aux chapitres 3,5,3–3,9,5, sous le titre de « terapia preventiva dell’at-
tacco » (p. 59 ; cf. infra chapitre 2.1.), à effectuer après avoir reçu l’ictus de la propatheia (mais
je ne saurais pas expliquer la différence entre un « traitement préventif » et une « prophylaxie ») ;
superpose enfin aux chapitres 3,10,1–3,13,5, toujours curatifs (« terapia d’urto dell’attacco »,
p. 62), les trois buts de 3,1,1 (iram excidere animis aut certe refrenare et impetus eius inhibere)
avec une partition ultérieure entre 3,12,3 et 3,12,4, que nous verrons infra aux nn. 57 et 79.
19 Cf. Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 11 : « most of the advice [du livre III] attacks the fresh im-
pression, not the underlying, ingrained cultural belief » (donc effectivement après le motus I) ;
dans le livre III le schéma est troublé plutôt par l’affaire de la transition prophylaxie-thérapie,
de laquelle nous allons nous occuper de près.
20 Cf. e.g. 2,22,2 causa autem iracundiae opinio iniuriae est, cui non facile credendum est ;
2,28,5 ; 2,30. Pour 2,22,2 cf. aussi infra n. 31 ; pour 2,22,3–4 et 2,24,1–2 cf. infra n. 47 ; pour
2,29,1 cf. infra nn. 48, 64 et 66.
21 Cf. supra la contribution d’A. Setaioli dans le présent volume (p. 124) et infra n. 66.
180 Ermanno Malaspina

prophylaxie au traitement, tire son origine de la nature, à son tour très incer-
taine, de la section prophylactique qui la précède, entre livre II et III.

2 À la recherche du point de passage


(3,10,1 – 3,13,7)
Reprenons à partir de la position à laquelle Mme Graver était arrivée : « aucune
transition claire au deuxième objectif »,22 c’est à dire qu’il n’y a nulle part, pour
le traitement de soi-même, une diuisio/propositio aussi nette que celle qui
ouvre 3,5,3 (prophylaxie) et 3,39,1 (traitement des autres), alors qu’en 3,13,7 on
lit l’annonce d’un passage explicite de l’approche théorique des praecepta à
celle pratique des exempla, ce qui présuppose qu’on se trouve désormais dans
la section du traitement.23
Cependant, l’existence d’une transition implicite du non irasci au desinere
entre 3,5,3 et 3,13,7 a été postulée par les savants en plusieurs endroits différents :

– en 3,10,1 optimum est itaque ;24


– en 3,12,4 nemo se differt ;25
– en 3,13,1 pugna tecum ipse ;26
– en 3,13,6 optimum est notis uitiis.27

22 Cf. supra p. 6. Je signale aussi la position isolée de Braicovich (2015), selon lequel en 3,
8–10 on verrait l’insertion d’une seconde stratégie, qui consisterait « en evitar aquellas cosas
que suelen despertar e incitar su naturaleza iracunda, | lo cual requiere un proceso de intros-
pección por parte del individuo, destinado a tomar conciencia respecto de qué es exactamente
aquello que suele operar como disparador de sus reacciones » (87–88). « Lo que el libro III
pareciera hacer [. . .] es proyectar las consideraciones referentes al caracter incontrolable de la
ira en cuanto que pasion desencadenada, a la naturaleza misma del individuo. Como se hace
evidente, esto equivale a un desplazamiento desde la consideración de la naturaleza singular
como causa de determinadas preemociones, a la consideración de dicha naturaleza como
causa de las pasiones en si mismas » (99). Cette stratégie serait « incompatible con una concep-
ción intelectualista de la acción humana » (103).
23 Nous reviendrons sur le contexte infra, chapitre 3.1.
24 Il s’agit de la solution la plus ancienne et commune, à la base de la subdivision originaire
de nos Lectures du De ira en 2013 ; cf. infra n. 36.
25 Cf. Huber (1973) 98 ; 104 (mais aussi en partie Ramondetti (1996a) 66–67, cf. infra chapitre 2.3.).
26 Cf. infra n. 72.
27 Cf. Cupaiuolo (1975) 12, qui pourtant reconnaît « una non chiara divisione nel l. III della
trattazione di due temi (come impedire all’ira di sorgere ; con quali mezzi possiamo combat-
tere l’ira in noi) » (70).
De ira 3,10–24 Une transition faible 181

Essayons donc, en suivant le texte et en définissant sa structure, de mettre à


l’épreuve toutes ces hypothèses, en excluant préalablement de postuler une la-
cune dans la tradition manuscrite, hypothèse trop simpliste comme méthode
et impossible à démontrer philologiquement : les paragraphes 3,10,1–3,13,7
commencent par la suite de la contribution théorétique de 3,5,2–3,9,5, sans solu-
tion de continuité, et concernent au début, à mon avis, encore des méthodes pro-
phylactiques pour éviter la colère.

2.1 Chapitre 10

Le premier précepte28 se présente en 3,10,1 et peut être résumé par le slogan ovi-
dien principiis obsta de rem. 91.29 Le contexte nous dit qu’il s’agit de repousser une
propatheia et que donc le conseil se situe après le motus I (inhibere impetum), tout
comme en 1,8,130 et surtout comme en 2,22,2.31 Malgré une ressemblance appa-
rente, la situation est bien différente de celle de 3,39,2, où le conseil opposé de ne
pas s’attaquer aux débuts concerne en toute évidence une situation succédant au
motus III : on ne parle plus de causa/opinio/impetus, mais de véritable ira : primam
iram non audebimus oratione mulcere : surda est et amens ; dabimus illi spatium.32
Pour une fois donc, une apparente incohérence sénéquienne33 se révèle comme
une démarche logique et cohérente avec les principes philosophiques proclamés.
En 3,10,2 Sénèque énonce un deuxième précepte : il existe des praenuntia,
qui rendent la méthode du principiis obsta plus facile à l’usage et qui confirment,
pour nous, la nature prophylactique de cette section, car il s’agit d’intervenir
avant l’éclat de la passion. L’exemple des procellae qui suit rappelle l’usage tech-

28 Cf. Holler (1934) 20 ; Huber (1973) 102–103 ; Fillion-Lahille (1984) 288 ; Malchov (ed. 1986)
2,434–441 ; Ramondetti (1996a) 62–64 ; Ramondetti (ed. 1999) 388 nn. 1–3.
29 Les vers 79–106 des Remedia sont dédiés à ce concept, qui est bien évidemment plus an-
cien et bien répandu, cf. e.g. Lucr. 4,1068–1072 (je remercie J. Wildberger pour ce renvoi) ;
d’autres loci similes chez Malchov (ed. 1986) 2,435.
30 Optimum est primum inritamentum irae protinus spernere ipsisque repugnare seminibus et
dare operam ne incidamus in iram. Je suis conscient qu’avec impetus Sénèque indique parfois
aussi le véritable éclat de colère : cf. Ramondetti (ed. 1999) 241 n. 8 ; 362 n. 2.
31 Contra primas itaque causas pugnare debemus ; causa autem iracundiae opinio iniuriae est,
cui non facile credendum est : une preuve ultérieure de l’absence de différences claires entre la
prophylaxie du livre II et celle du livre III (cf. supra n. 20).
32 Cf. supra nn. 7 et 8.
33 C’est-à-dire s’opposer aux débuts (2,22,2 et 3,10,1) vs. ne pas s’opposer (3,39,2). Reste pour-
tant l’embarras de la coïncidence de préceptes entre 2,22,2 et 3,10,1 (cf. supra n. 20).
182 Ermanno Malaspina

nique de pluuiarum signa en nat. 1,9 et en introduit un autre, cette fois médical,
avec le morbus comitialis (3,10,3).34 Enfin, 3,10,4 résume les deux préceptes par
un chiasme complexe.35
Si l’on suit cette lecture il est clair qu’on ne peut pas situer ici le point de
passage au traitement ; pourtant, dès lors que plusieurs savants partagent cette
interprétation traditionnelle,36 j’ai aussi la tâche de l’examiner plus en détails.
Paola Ramondetti est la savante qui s’est le plus longuement attardée sur ce
sujet, avec une interprétation très recherchée et à plusieurs facettes, que nous
retrouverons encore. Pour nous borner au chapitre 10, elle place le début du
desinere, issu de la diuisio de 3,5,2, avec sa « terapia d’urto »37 au niveau des
premiers mots de 3,10,1 ; cependant, les paragraphes 1–3 constituent encore
une sorte de charnière pour elle, de sorte que le premier composant de cette
partie curative, iram excidere animis, ne commence véritablement qu’en 3,10,4.
Mais restons en 3,10,1, où le diable se cache derrière un adverbe de temps
apparemment inoffensif, tum, auquel P. Ramondetti, me semble-t-il, est la
seule à donner un sens particulier :

Optimum est itaque ad primum mali sensum mederi sibi, tum uerbis quoque suis mini-
mum libertatis dare et inhibere impetum.

Meglio di tutto è per ciò curarsi alla prima avvisaglia del male, e poi anche alle proprie
parole dare la minore libertà possibile, e frenare l’impeto aggressivo.38

P. Ramondetti distingue ici « i due obiettivi terapeutici – ora in relazione all’at-


tacco acuto dell’ira – di 1, 1 [il s’agit d’excidere et de refrenare + inhibere] ; il
primo rientra, insieme alla già esposta terapia preventiva [scil. 3,5,3–3,9,5], nel
primo punto della diuisio di 5, 2 (= non irasci, in iram non incidere : si fa fermare

34 Déjà utilisé par Phld. ira 9,3, cf. Fillion-Lahille (1984) 232–233, Malchov (ed. 1986) 2,436,
Ramondetti (1996a) 64 n. 99 et Courtil (2015) 341.
35 Prodest morbum suum nosse (= 3,10,2–3) : et uires eius antequam spatientur oppri-
mere (= 3,10,1) : scire itaque oportet quid in te inbecillum sit (= 3,10,2–3) : ut id maxime
protegas (= 3,10,1).
36 Elle a été adoptée e.g. par Mueller (1912) 41–45, Bourgery (ed. 1922), Giusta (1967) 2,421 (en
parallèle avec Cic. Tusc. 3 et comme dérivation des Vetusta Placita d’éthique), Cooper/Procopé
(ed. 1995) 86 n. 15, Ramondetti (1996a) 62, Maurach (2000) 89, Wildberger (ed. 2007) 315 et
Kaster/Nussbaum (ed. 2010) 121 n. 267 ; contra, avec de justes raisons, Fillion-Lahille (1984)
288. Symptomatique est la démarche de Maurach (2000), 89, qui voit en 3,10,1 le Programm-
punkt II, sans noter la contradiction entre cette intitulation très exigeante et le contenu très
décevant du chapitre, que lui-même résume avec « Vorboten [. . .] Prädisposition [. . .] Fehl-
veranlagungen [. . .] Meidung der Reizquellen ».
37 Cf. supra n. 18.
38 Ramondetti (ed. 1999) 389.
De ira 3,10–24 Une transition faible 183

l’attacco nella fase che dall’opinio iniuriae conduce all’ictus, e si fa intervenire


il giudizio equo) ; il secondo costituisce il secondo punto della diuisio (= desi-
nere, se ab ira liberare : si fa fermare l’attacco tra alter e tertius motus in modo
che non si verifichi l’impetus finale dell’ira) ».39
J’accorde volontiers, comme je l’ai déjà dit, que la propatheia/opinio iniu-
40
riae soit déjà intervenue à ce point et j’avoue aussi que la coïncidence for-
melle impetus eius inhibere (3,1,1) – inhibere impetum (3,10,1) puisse porter à
chercher des rapports plus substantiels entre ces deux passages. Toutefois, en
premier lieu M. Graver a raison quand elle rappelle que 3,1,1 ne nous présente
point la « liste des différentes sections du livre » ;41 en second lieu, P. Ramon-
detti nous offre une analyse à mon avis trop intellectualiste de 3,10,1, où il est
déjà difficile pour tous de trouver la place juste pour le simple passage entre
non irasci et desinere dans la tripartition de 3,5,2. Elle y ajoute une bipartition,
provenant de 3,1,1, ultérieure et non coïncidente, entre iram 1. excidere animis
aut 2.a certe refrenare et 2.b impetus eius inhibere, à laquelle elle superpose les
trois verbes de 3,10,1.42 Enfin, tout cela se fonde nécessairement sur son inter-
prétation de tum comme « ensuite », un adverbe que tous les autres traducteurs
se contentent de traduire par « alors », voire ne traduisent pas :43

Le mieux est donc aux premiers symptômes du mal de se soigner, de laisser à ses propres
paroles le moins de liberté possible et d’en contenir le flux (trad. Bourgery).

Le sens d’« ensuite » est contraire même aux habitudes de traduction de P. Ra-
mondetti44 et, si jamais 3,10,1 avait effectivement ce rôle pivotal et cachait cette

39 Je cite par brièveté le commentaire de Ramondetti (ed. 1999) 388 n. 1, un abrégé de Ramon-
detti (1996a) 51–73, qui reste le texte qui fait autorité. J’ai essayé supra n. 18 de résumer les pha-
ses logiques envisagées par la savante. Ramondetti (1996a) 62 reconnaît justement que « l’itaque
è conclusivo », comme le fait Fillion-Lahille (1984) 288 (« le itaque du X, 1 indique un achemine-
ment vers une conclusion plutôt que le début d’un nouveau développement »), sans y reconnaî-
tre pourtant une évidente raison ultérieure pour nier en 3,10,1 la nature de nouveau début.
40 C’est le sens ici de primus mali sensus ; cf. Ramondetti (1996a) 63 n. 97.
41 Supra p. 161.
42 Mederi, dare et inhibere, presque synonymes et synchroniques, sont transformés en une
série de deux moments psychologiques différents : 1. iram excidere animis = mederi sibi ; 2 re-
frenare et impetus eius inhibere = uerbis suis minimum libertatis dare et inhibere impetum.
43 C’est le cas de Cooper/Procopé (ed. 1995) 86–87 et de Kaster/Nussbaum (ed. 2010) ainsi
que de Bourgery. L’unique savant qui a fait entrer tum = « ensuite » en ligne de compte est
Gertz (1874) 99, mais seulement pour le refuser résolument : « Et tum pro deinde acceptum
pejorem etiam rem reddet, quum haec particula ab hoc loco prorsus aliena sit » ; il proposait
plutôt l’intégration minimum <licet> libertatis dare, sans nécessité, à mon avis.
44 Tum apparaît 21 fois dans les Dialogues : Ramondetti (ed. 1999) traduit 13 fois « allora »,
deux fois « poi » ou « infine » dans une liste et seulement cinq fois « poi » ou « infine » seul,
184 Ermanno Malaspina

superposition complexe d’allusions à 3,1,1 et 3,5,2, il me semblerait franche-


ment impossible que Sénèque eût confié tout ceci à une formule si lâche. Pour
conclure sur 3,10,1, la traduction de J. Wildberger, qui est chronologiquement
postérieure, semble vouloir rendre évident le refus de cette interprétation :

Das Beste ist daher, schon dann, wenn man den ersten Anflug des Übels verspürt, mit der
Selbstheilung zu beginnen und zu diesem Zeitpunkt nicht einmal seinen Worten freien
Lauf zu lassen, sondern seinen Drang zurückzuhalten.

En conclusion, je ne vois rien, ni même en 3,10,4, qui puisse justifier la pré-


sence de la transition et du début du « primo obiettivo terapeutico ».45

2.2 Chapitre 11

Dans le paragraphe 1 du chapitre 1146, Sénèque présente un troisième conseil


après le principiis obsta et les praenuntia, c’est-à-dire éviter la curiositas ; par cela,
pourtant, il semble retomber dans une démarche plutôt éducative et préventive,
comme en 2,19–21, car le comportement suggéré précède une éventuelle propa-
theia et vise à interdire son apparition : par conséquent, il n’est pas étonnant que
ce passage répète des concepts du livre II.47 Il reste qu’avec les toutes dernières
lignes de 3,11,1 et avec 3,11,2 on retourne à la phase succédant au motus I, car
Sénèque conseille d’éviter une interpretatio d’une offense (iniuria) subie qui peut
porter à la colère ; la fluctuation incessante entre les motus porte immédiatement ici
à l’autre extrême, car la phrase suivante, circumscribenda multis modis ira est, qui
ouvre 3,11,2, semble à son tour présupposer un choix passionnel volontaire et non
pas seulement une propatheia. À la place de cette ira, alia differenda48 sunt,
alia deridenda, alia donanda, dit Sénèque (3,11,1) : l’allusion au deridenda rappelle
le bref précédent de Démocrite en 2,10,549 et mérite en 3,11,2 un approfondissement

en plus de notre passage (ira 2,35,3, très discutable ; beat. 3,4 ; tranq. 14,7 ; Helu. 5,6 ; 20,2) ;
dans aucun de ces textes le sens n’est aussi engagé par le choix « alors » – « ensuite » qu’il le
serait dans 3,10,1.
45 Cf. Ramondetti (1996a) 63–64 et supra n. 39.
46 Cf. Huber (1973) 103 ; Malchov (ed. 1986) 2,441–443 ; Ramondetti (1996a) 64–65.
47 Cf. 2,22,3–4 et 2,24,1–2, avec les commentaires de Malchow (ed. 1986) 2,467 et d’A. Setaioli
(supra p. 121–122). Il faut dire que les exemples de credulitas du livre II présupposent la propa-
theia bien plus que 3,11,1 (cf. supra n. 20).
48 Le conseil du retardement vient de 2,29,1, où le terme utilisé était mora et où l’on semble
de surcroît que la colère est déjà en action, donc après le motus II : cf. supra n. 20 et infra
chapitre 2.3. et nn. 64 et 66.
49 Cf. supra p. 110.
De ira 3,10–24 Une transition faible 185

(pleraque in lusum iocumque uertantur) avec un second exemple historique, celui


de Socrate et la gifle,50 dont l’enseignement est résumé de façon très floue par une
exhortation à la moderatio, à son tour limitée, sans une raison apparente, au self-
control des tyrans (3,11,3 familiarem sibi saeuitiam repressisse), qui permet pour-
tant à Sénèque de terminer par un autre exemple historique, Pisistrate qui dîne
avec un homme ivre (3,11,4).51
Les trois catégories differenda-deridenda-donanda disparaissent dans la
suite du livre, sauf differenda, qui reviendra sans équivoque en 3,12,4 (nemo se
differt). Ce fait a causé une série d’hypothèses superflues : la reprise de deri-
denda en 3,11,2 et la résurgence de differenda en 3,12,4 a porté quelques savants
à penser que les paragraphes intermédiaires (11,3–12,3) continueraient eux
aussi la tripartition, malgré l’absence de correspondances claires. Déjà le dés-
ordre des trois catégories52 devrait laisser imaginer que Sénèque les présente
sans plan de développement rigoureux, qu’il serait oiseux de créer de force ; à
plus forte raison quand on ajoute, comme on le verra, une gradation entre les
trois, qui n’a aucun point de repère dans le texte.53

2.3 Chapitre 12

C’est enfin avec le chapitre 1254 que la transition de la prophylaxie au traitement


a lieu, à mon avis. Quelques savants ont postulé cette transition en 3,12,4 et c’est
effectivement ici que Sénèque proclame le premier précepte qui présuppose non
seulement le motus I, mais aussi le II, comme on le verra : pourtant, je crois que
déjà 3,12,1–3 constitue une charnière implicite, où la balance commence à pen-
cher vers le traitement.

50 Cité aussi par D.L. 6,41, mais avec Diogène le Cynique à la place de Socrate (cf. Malchov
(ed. 1986) 2,442). Socrate est cité encore en 3,13,3 (cf. infra n. 73).
51 Le fait est connu aussi par Val.Max. 6,1, ext. 2. Sénèque n’explicite pas dans laquelle des
trois catégories l’exemple doit être rangé, si c’est dans differenda, deridenda ou donanda.
52 Alia differenda (1), alia deridenda (2), alia donanda (3) de 3,11,1 se développe avec (2) en
3,11,2 et (1) en 3,12,4 et donc, postule-t-on, (3) au milieu.
53 C’est le cas de Fillion-Lahille (1984) 288 (qui, à vrai dire, cite cette hypothèse seulement
pour la rejeter) et de Ramondetti (1996a) 65 : cf. infra n. 67. Pour la première, 11,3–4 appartien-
drait à deridenda avec 11,2 ; pour P. Ramondetti, au contraire, les mêmes paragraphes feraient
déjà allusion à donanda ainsi que 12,1–3. Comme je l’ai dit, le texte ne donne aucun appui, ni
dans un sens ni dans l’autre.
54 Cf. Huber (1973) 103–104 ; Malchov (ed. 1986) 2,455–468 ; Ramondetti (1996a) 64–65 ; Ra-
mondetti (ed. 1999) 392–394.
186 Ermanno Malaspina

Il y a à ce propos une donnée statistique objective, c’est-à-dire les occurren-


ces des termes de la racine d’ira :

Chapitre ira iratus irascor (iracundus) (iracundia) Total

,–       ()

       ()

       ()

       ()

       ()

       ()

       ()

       ()

       ()

,–       ()

La rareté de cette racine est indéniable dans les chapitres 6–11 (13 occurrences
en 165 lignes OCT, une toutes les 12 lignes), avec un soudain56 triplement aux
chapitres 12–13 (18 occurrences en 69 lignes, presque une toutes les 4 lignes).
La linéarité de la section 9–11 démontre qu’il n’y a aucun passage conceptuel
concernant l’éclat de colère au chapitre 10, comme le voudraient la plupart des
savants ; le pic du chapitre 12, au contraire, nous montre où il serait plus consé-
quent de placer cette transition.57
Ce chapitre commence toutefois avec une reprise d’un thème prophylactique
du chapitre précédent : le refus des interprétations qui portent à la colère ;58
cette colère, pourtant, après quelques lignes apparaît comme déjà implantée, de

55 Pour un souci d’exhaustivité j’ai classé aussi les occurrences d’iracund-, mais il est clair
que ces mots ne peuvent pas être ajoutés.
56 Les chapitres suivants, de nature historique, baissent à une fréquence inférieure à celle de
3,6–11 : aucune occurrence pour 24 ; 1 (sans distinguer entre ira- et iracund-) pour les chapitres
15, 17, 18, 20, 21, 22 ; 2 pour 14, 19, 23 ; 4 pour 16.
57 Des 11 occurrences, 3 se trouvent en 3,12,1–3 (1 toutes les 4 lignes) et 8 en 3,12,4–7 (1 toutes
les 3 lignes), ce qui confirme que la véritable démarcation ne se trouve pas entre 3,12,3 et
3,12,4 (cf. supra n. 18), mais entre 3,11,4 et 3,12,1.
58 Magna pars querellas manu fecit aut falsa suspicando aut leuia adgrauando (3,12,1) = Quae-
dam interpretatio eo perducit ut uideantur iniuriae (3,11,1).
De ira 3,10–24 Une transition faible 187

façon qu’il faut la reicere (3,12,2 etiam cum incidit, [scil. ira] reiciatur) sans estimer
négativement l’offense subie, mais positivement la personne.59 Le précepte
s’achève en 3,12,3 par un bref raisonnement par l’absurde : si l’on était à la
place de la cible de notre colère, on verrait qu’elle est provoquée par une ini-
qua nostri aestimatio.
En 3,12,4 Sénèque arrive enfin à proposer une méthode de traitement, qui
consiste dans le délai, l’irae dilatio, expliquée à travers un long exemple (3,12,
5–7), qui conclut le chapitre et qui concerne Platon, lequel, sous l’effet d’un
abrupt sursaut de colère contre un esclave, mais sans être encore complètement
hors de lui (3,12,5 postquam intellexit irasci se), bloque ses réactions et demande
l’aide de Speusippe. Ce passage a été déjà étudié en profondeur par M. Graver
et je renvoie à ses conclusions,60 que je partage presque complètement, en par-
ticulier sur le fait que « le conseil de cacher sa colère implique que la colère
existe en fait ».61 Je suis également d’accord sur le refus du sens inchoatif des
occurrences d’irascor dans le passage et par conséquent sur le refus de rétrogra-
der ces émotions au niveau des propatheiai ; enfin sur l’incohérence entre ce
précepte et l’interprétation stoïcienne de la colère en tant que vice qu’on ne
peut pas arrêter une fois lancé. M. Graver résout l’incohérence en reconnaissant
que Sénèque a nagé encore une fois trop loin pour pouvoir revenir, mais que
cette licence par rapport à l’orthodoxie de l’école est de courte durée et que la
nécessité de l’aide offerte au coléreux par les amis62 démontre que l’arrêt par
soi-même est presque impossible.
La clarté et la consistance théorique du conseil de la dilatio restent précai-
res et on risque de forcer le texte pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas expressé-
ment : ce n’est pas la première fois que Sénèque a recours à ce précepte, qu’il
appelle indifféremment dilatio ou mora.63 Le passage le plus clair est 2,29,1
maximum remedium irae mora est, qui coïncide avec le nôtre dans l’évaluation
positive du délai, mais semble en contradiction ouverte avec 3,1,2–3 coepto
deiecit alios mora, lentum praecipitis mali remedium, ad quod nouissime descen-
dendum est. Ceteri enim adfectus dilationem recipiunt et curari tardius possunt,

59 La recherche des circonstances atténuantes (six cas brièvement présentés) rappelle 3,24,
2–3 (cf. infra chapitre 3.1.) et clem. 2,6–7.
60 Cf. supra sa contribution, p. 169–170, et aussi Huber (1973) 104–105 et Malchov (ed. 1986)
2,451–453, qui partage l’interprétation selon laquelle en 3,12,5–7 il y aurait deux exempla sembla-
bles concernant Platon, le premier avec un amicus, le second (après 3,12,6 itaque) avec Speusippe.
61 Le malheureux a donc déjà dépassé du moins le motus II : l’irae dilatio est curative et non
plus préventive.
62 Speusippe en 3,12,6 et plus en général infra, 3,13,3–6.
63 C’est démontré par l’usage de 3,1,3, où dilatio succède à mora dans le même sens.
188 Ermanno Malaspina

ce qui par contre correspond à ce que Sénèque nous dit d’un bout à l’autre
du traité, notamment que la colère n’a pas de phases de croissance, car dum
incipit tota est.64
Si l’on part de l’interprétation traditionnelle des trois motus de 2,4 et si l’on
en exclut d’autres,65 l’unique solution pour trouver une logique à ces préceptes
est de les attribuer à des moments psychologiques différents : le délai est bien-
venu comme prophylaxie avant le motus I et même comme traitement entre I et
II, comme le dit le livre II ;66 il semble encore possible comme traitement après
le motus II – et c’est notre passage, à la limite de l’orthodoxie, on l’a vu ;67 il est
enfin désormais impossible et inutile après le III, comme en 3,1,2–3. Dans le
chapitre suivant Sénèque nous donnera enfin les moyens pour comprendre le
sens de la différence entre ces deux types de délai.

64 3,1,3, avec Cupaiuolo (1975) 70 ; cf. aussi e.g. 1,1,7 alii adfectus apparent, hic eminet ; 1,8,1
nihil rationis est ubi semel adfectus inductus est ; 2,29,1 (avec le commentaire d’A. Setaioli dans
le présent volume, p. 142–143 ; cf. aussi supra nn. 20 et 48 et infra n. 66) ; 3,13,2 si eminere illi
extra nos licuit, supra nos est. À noter qu’en 2,22,2 on lit dandum semper est tempus, mais
dans l’accumulation des exemples explicatifs du précepte antinomique contra primas cau-
sas pugnare debemus (cf. supra n. 31). La contradiction n’est pourtant qu’apparente :
combattre la colère depuis le début signifie aussi savoir s’imposer sur ses propres réactions
émotives immédiates – et toujours irrationnelles ; comme nous le verrons, Sénèque prévoit
deux formes de mora.
65 Notamment Ramondetti (ed. 1999) 364, qui élimine 3,1,2–3, en le référant au traitement
d’autrui, car « nei confronti dell’ira altrui [. . .] già giunta all’impetus finale la mora – se non è
gestita bene, cioè se non si accompagna a tutta una serie di azioni compiute in sordina ed in-
segnate in III, 39, 2–3 – si configura come un atteggiamento di pura attesa che può essere peri-
coloso visto l’andamento travolgente dell’ira ormai scoppiata ». Mais seulement quelques-uns
des remèdes proposés en 3,1,2–3 (quosdam [. . .] preces uincunt [. . .] quosdam terrendo placa-
bimus, cf. infra n. 89) semblent s’adapter au traitement d’autrui, non nécessairement mora/di-
latio ni confessio et pudor, qui précèdent immédiatement dans la liste. De surcroît, quand
Sénèque s’occupe d’alienam iram lenire, la mora est invoquée sans précautions ou réserves
d’aucune sorte (3,39,4, cit. infra n. 78 et 89). Malheureusement, donc, la contradiction ne peut
être résolue ainsi.
66 Ramondetti (ed. 1999) 340 n. 2 ; 392 n. 4 et Setaioli (supra dans le présent volume, p. 143)
concordent – justement, à mon avis – dans l’attribution des préceptes de 2,22,2 avant le motus
I et de 2,29,1 après (cf. aussi supra nn. 20, 48 et 64).
67 Parfait est à ce propos le commentaire de Ramondetti (1996a) 66–67, alors que je ne suis
pas d’accord quand elle présuppose de mettre la dilatio de 3,12,4 en continuation de diffe-
renda – deridenda – donanda de 3,11,1 : l’évolution prophylaxie>traitement cacherait un pas-
sage de niveau entre deridenda et donanda (= non irasci de 3,5,2) et differenda (= desinere),
que pourtant le texte ne confirme pas. Fillion-Lahille (1984) 288 était arrivée aussi au même
refus à propos d’une hypothèse semblable, c’est-à-dire de situer le passage de section en
3,12,2, au milieu de donanda (cf. supra n. 53). Cf. aussi infra n. 85.
De ira 3,10–24 Une transition faible 189

2.4 Chapitre 13

La structure de ce chapitre68 est beaucoup plus simple, bien qu’il s’ouvre par une
phrase qui pour la plupart des savants n’est compréhensible qu’avec une intégra-
tion textuelle. Je crois avoir démontré ailleurs69 que l’ajout proposé par M. C. Gertz
et devenu aujourd’hui textus receptus n’est pas acceptable, pugna tecum ipse : si
<uis> uincere iram, non potest te illa. À cette étape du développement psycholo-
gique, en effet, la volonté70 est désormais au service de la colère, comme le dit
Sénèque immédiatement avant cette phrase, nihil tibi liceat dum irasceris. Quare ?
quia uis omnia licere (3,12,7), et par conséquent on ne peut pas postuler son action
en sens inverse juste une ligne après. En revanche, pugna tecum ipse. Si uincere
iram non potes, te illa <uincit>. Incipis e.q.s. évite cette impasse et donne un sens
acceptable et cohérent.71
Le chapitre poursuit l’approche curative,72 alors que ses préceptes ne visent
pas à iram excidere animis, mais au maximum à refrenare et impetus eius inhi-
bere, par rapport à 3,1,1. En premier lieu, Sénèque confirme que le conseil géné-
rique du délai doit se traduire en pratique, comme dans le chapitre précédent,
par l’action de se bloquer immédiatement après qu’on s’est aperçu que la colère

68 Cf. Huber (1973) 104–105 ; Malchov (ed. 1986) 2,455–468 ; Ramondetti (1996a) 67–69.
69 Cf. Malaspina (2020), avec discussion de toutes les conjectures et les interprétations dispo-
nibles, avancées par Madvig (1873) 2,392 ; Gertz (ed. 1886) ad loc. ; Rossbach (1888) 141–142 ;
Alexander (1943) 249 ; Stégen (1958) 737 ; Viansino (ed. 1963) ad loc. ; Reynolds (ed. 1977) ad
loc. ; Fillion-Lahille (1984) 288–289 ; Malchow (ed. 1986) 2,456 ; Ramondetti (1996a) 67–69 ;
Ramondetti (ed. 1999) 88–89 ; 394 nn. 1 et 2 ; Torre (2003) 147–149.
70 Cf. Setaioli (2014b) 293–299 et Galantucci/Cassan (2019) 283–287, avec bibliographie.
71 À noter le crétique + dichorée et la redditio en encadrement uincere . . . uincit. Pour la tour-
nure cf. const. 15,3 uincit nos fortuna, nisi tota uincitur, et surtout ep. 92,26 aut uincatur oportet
aut uincat [scil. uirtus]. La faute est justifiée par l’haplographie imparfaite de uincit avec incipis
qui suit (je laisse ouverte l’option plus expressive <uicit>, « c’est elle qui t’a déjà vaincu »).
72 Fillion-Lahille (1984) 288–289, au contraire, donne à Pugna tecum ipse la fonction d’ouver-
ture de la partie curative du desinere/quemadmodum nos ab illa liberemus de 3,5,2, en se ba-
sant sur une relecture qui entraîne une grande fidélité au texte de A et quelques changements
de ponctuation (Pugna tecum ipse, si uincere iram non potes. Te illa incipit uincere ? Si abscon-
ditur, si illi exitus non datur, signa eius obruamus e.q.s.). Pourtant, comme je l’ai expliqué en
Malaspina (2020) 63–65, cette phrase bâclée sépare au début le tecum ipse de l’ira, en générant
deux luttes comparables l’une après l’autre, ce qui est absurde, et donne, à la fin, l’ordre
d’effacer les signaux de la colère juste quand ils n’apparaissent plus. Pareillement, aussi
C. Veillard dans le présent volume (p. 204) estime que « la discussion semble évoluer à par-
tir de 3,13. Nous trouvons des conseils inédits, qui sont effectivement d’un autre ordre que
les précédents ». Les conseils sont inédits, certes, mais ils constituent le développement
pratique du point de l’irae dilatio que Sénèque vient de présenter : le passage entre les
deux sections se situe donc, comme on l’a vu, au chapitre 3,12,1.
190 Ermanno Malaspina

est désormais en marche et que iudicium et uoluntas ne sont plus disponibles. Le


discours devient immédiatement plus fonctionnel par une variation physiono-
mique et par la recommandation de maintenir la colère occulta en cachant ses
traits typiques et en reproduisant en revanche, extérieurement, le calme que l’ira
détruit (3,13,1–2)73. Par une anecdote sur Socrate74 on passe vite de son irae si-
gnum75 à la relance de la recommandation de déléguer les droits sur nous-mêmes
aux amis de confiance, recommandation qui vient de l’exemple de Platon et
Speusippe en 3,12,6 : la louange des familiares de Socrate, qui comprenaient le
risque de la situation et venaient eux aussi à son secours, rend logique le fait de
proposer la même procédure aux lecteurs (3,13,4 quanto magis hoc nobis facien-
dum est), avec le cas d’étude pratique des alcooliques ou des malades, qui char-
gent quelqu’un d’intervenir à un moment donné pour les tirer d’affaire (3,13,5).
On peut donc voir en 3,12–13 comment l’innovation des trois motus permet
la création d’un espace de manœuvre pour un traitement une fois que se dé-
clenche le motus II, qui, en étant le fruit d’un choix rationnel, si faible qu’il
soit, pouvait être contraint d’échouer de la même façon (2,4,2 alter ille motus,
qui iudicio nascitur, iudicio tollitur). Mais quand l’éclat de colère s’est désormais
produit et que la uoluntas est en proie aux vices, au lieu de respecter à la lettre
l’orthodoxie de son école, Sénèque respecte plutôt sa promesse initiale d’offrir
une aide aux irati (après le motus II) et leur donne des conseils curatifs, en
ayant recours à leurs traits rationnels résiduels (3,12,5 postquam intellexit irasci
se) et à l’auto-conscience (3,13,1 pugna tecum ipse ; 3,13,3 illum sibi obstare). En
ce faisant, Sénèque ne nie pas le dogme stoïcien de l’incurabilité de la colère,
comme de toute passion, mais il le situe après le motus III, car c’est seulement
à ce moment-là que la dernière étincelle de rationalité s’éteint définitivement
(2,4,2 rationem euicit). Ces conseils curatifs postérieurs à l’éclat du motus II, on
l’a vu, ne consistent pas dans une réaction positive, mais dans l’attente (dila-
tio/mora), que Sénèque explicite comme une sorte d’arrêt psychologique, fait
d’inaction, de blocage des éléments physionomiques et de délégation à autrui,
précisément parce que le système conceptuel et psychologique ne lui permettait
pas de faire plus, en proposant une conduite entreprenante et active. De la
sorte, cette solution pratique concède un espoir de rétablissement au malade

73 3,13,2 in contrarium omnia eius indicia flectamus : uultus remittatur, uox lenior sit, gradus
lentior ; paulatim cum exterioribus interiora formantur. Pour bloquer la colère à l’intérieur de
soi-même il faut en effacer les manifestations extérieures : cette sorte d’exercice spirituel aide
à son tour, avec le temps (paulatim), à éteindre même la source interne des symptômes physio-
nomiques (cf. infra n. 86).
74 Pour l’exemple précédent dans ma section cf. supra 3,11,2 et n. 50.
75 Le ton de voix bas et lent comme antidote à l’éclat de colère aussi chez Plut. cohib.ira 455a-b.
De ira 3,10–24 Une transition faible 191

de colère durant l’attaque76 et hors du stoïcisme rigoureux, mais sans mettre


ouvertement en discussion ou en crise les dogmes de l’école.
À ce point, on peut enfin bien distinguer les deux types de mora/dilatio pro-
posés par Sénèque au long de ce livre : d’un côté il y a une attente que nous pou-
vons appeler « résignée », qui est la solution obligée après le motus III et qui
consiste à laisser passer l’attaque, sans pouvoir en empêcher le déroulement et
les dégâts. Heureusement, la colère n’est qu’une breuis insania (1,1,2) : après l’at-
taque le sujet reprend son état normal et peut être éduqué par des moyens ration-
nels à éviter de retomber dans ce vice, pourvu qu’il ne se soit pas encore
transformé en feritas/saeuitia à cause de frequens exercitatio et satietas (2,5,3).77
De l’autre côté il y a cette mora/dilatio « combative », avec sa tactique d’étouffe-
ment et de blocage du déroulement et des dégâts de ce vice : au bout du compte,
la mora/dilatio « combative » répond au même principe du conseil de principiis
obstare et de ceux qui suivent dans la section prophylactique de 3,10–11, car

76 Après la fin de l’attaque, quand le sujet est retourné en soi et détient à nouveau non seule-
ment la bona uoluntas d’un proficiens, mais aussi ses facultés rationnelles, l’élaboration de l’ex-
périence psychologique est bien plus aisée : cf. 3,4,4 nonne reuocare se quisque ab ira uolet, cum
intellexerit illam a suo primum malo incipere ? Cet état d’âme ne coïncide plus avec celui du sujet
de 3,12–13, mais c’est plutôt la cible à laquelle 3,12–13 vise avec son irae dilatio : cf. 3,12,4 nemo
se differt ; atqui maximum remedium irae dilatio est, ut primus eius feruor relanguescat et caligo
quae premit mentem aut residat aut minus densa sit. Quaedam ex his quae te praecipitem ferebant
hora, non tantum dies molliet, quaedam ex toto euanescent ; si nihil egerit petita aduocatio, appa-
rebit iam iudicium esse, non iram (cf. aussi Cic. Tusc. 4,78 et infra n. 78). Ce changement de per-
spective pourrait rappeler de quelque façon la pensée de Chrysippe, qui conseillait de ne pas
intervenir quand la passion était ἐν τῷ καιρῷ τῆς φλεγμονῆς (Orig. Cels. 8,51 = SVF 3,474,
p. 124–125), principe confirmé par Cicéron, Tusc. 4,63 uetat Chrysippus ad recentis quasi tumores
animi remedium adhibere, cf. Graver (2007) 196–206. Toutefois, le traitement sénéquien du blo-
cage et de la délégation, fût-ce par le biais non pas de l’action, mais de l’inaction, ne peut pas
être réduit à la simple attente que la tempête se calme, comme Chrysippe semble proposer : par
conséquent, le parallèle ne me semble pas convaincant, étant aussi donné que le système des
trois motus déplacerait l’allusion chrysippéenne dans un milieu tout à fait incompatible (pour
une opinion différente de la mienne cf. la contribution de C. Veillard dans le présent volume,
infra p. 205–207 ; d’accord par contre Huber (1973) 125). Si l’on cherche un rapport avec l’ancien
portique, on regardera plutôt in imo pectoris secessu recondi (3,13,2) et in altum retrahere
(3,13,6), qui rappellent la perspective prônée par Zénon des passions en tant que « mouvements »
de l’âme (cf. Galen. PHP 5,1,4–5, p. 292,17–25 = SVF 3,461, p. 112–113, avec Veillard infra, p. 207
n. 33). Un parallèle, plus qu’une véritable source, peut être repéré dans les conseils pythagori-
ciens reportés par Aristoxène, fr. 30 W. λέγεται δὲ καὶ τάδε περὶ τῶν Πυθαγορείων, ὡς οὔτε οἰκέ-
την ἐκόλασεν οὐθεὶς αὐτῶν ὑπὸ ὀργῆς ἐχόμενος, οὔτε τῶν ἐλευθέρων ἐνουθέτησέ τινα,
ἀλλ’ἀνέμενεν ἕκαστος τὴν τῆς διανοίας ἀποκατάστασιν [. . .]. ἐποιοῦντο γὰρ τὴν ἀναμονὴν
σιωπῇ χρώμενοι καὶ ἡσυχίᾳ (cf. Cooper/Procopé (ed. 1995) 87 n. 15).
77 Cf. supra n. 8.
192 Ermanno Malaspina

commune est l’attitude agressive, visant à empêcher la colère de prendre pied,


dans toutes les phases croissantes des motus.78
Pour terminer avec ce chapitre, un bref interlude récapitulatif des avanta-
ges de l’irae dilatio (3,13,6) mêle à l’improviste prophylaxie et traitement pour
la énième fois : le côté préventif est de notis uitiis inpedimenta prospicere (par
lequel on reprend à peu près le précepte de 10,1–2), mais son dernier but, de ita
componere animum ut [. . .] iram [. . .] in altum retrahat nec dolorem suum profi-
teatur, est curatif et son effet est pratique, même s’il est apparemment équiva-
lent dans une perspective de metriopatheia et d’apatheia.79 Enfin, Sénèque
introduit la liste des exempla de 3,14–24.

3 Les exemples historiques (3,14–24)


Comme on l’a dit, cette seconde partie, plus longue, est aussi philosophiquement
moins intéressante ;80 pourtant, comme nous le verrons, elle s’intègre parfaite-
ment dans la réflexion sur le traitement à suivre après le déclenchement du
motus II, que nous sommes en train d’examiner depuis le chapitre 3,12. De sur-
croît, cette partie nous ouvre à la dimension politique du traité,81 à côté des inter-
prétations théorétique (le concept d’ira) et moralo-éducative (le traitement de la
maladie de l’ira) qui nous accompagnent depuis le début de notre discussion.

78 Cf. Malchow (ed. 1986) 2,459 : « Es wäre dann von Seneca pädagogisch falsch, die These von
der Unkontrollierbarkeit des Zorns zu vertreten, dem Betroffenen zu sagen, daß er dem Zorn
nun verfallen und jede Gegenmaßnahme zwecklos sei, da sich dieser dann keine Mühe mehr
geben würde, gegen den Zorn anzukämpfen und vor ihm resignieren würde » ; Cooper/Procopé
(ed. 1995) 86 n. 15 : « A precaution against making mistakes under the influence of anger, it is
also itself a form of emotional therapy: by denying your anger an outlet, you extinguish it ».
L’entrelacement des versions « résignée » et « combative » est souvent difficile à dénouer : en
3,39,2–3, par exemple, quand Sénèque propose ses recettes pour soigner autrui, il utilise la ver-
sion « résignée » juste après l’éclat du motus III (3,39,2 primam iram non audebimus oratione
mulcere : surda est et amens ; dabimus illi spatium) ; mais quand la maladie est in remissionibus
(cf. supra n. 76), voilà que la mora retourne parmi les remedia dans sa version « agressive »
(3,39,3 ut [. . .] moras nectet et, dum maiorem poenam quaerit, praesentem differet).
79 Je renvoie ici à l’analyse de Malchow (ed. 1986) 2,460–461 et de Ramondetti (1996a) 54–56,
qui reconstruit de façon convaincante un réseau d’allusions à 3,1,1 et 3,5,2 (même trop fixe et
symétrique : cf. supra n. 18), par lequel 3,13,6 devient une charnière ultérieure récapitulative
des buts à la fois prophylactiques et curatifs de cette première partie du livre III.
80 Cf. Malchow (ed. 1986) 2,468 : « Allgemein ist zu diesen Beispielen vorauszuschicken, daß
sie gedanklich nichts Neues bringen. [. . .] Dem Leser soll anhand krasser Beispiele veran-
schaulicht werden, daß es möglich ist, den Zorn zu unterdrücken ».
81 J’ai consacré à cet aspect particulier un approfondissement infra p. 240–248.
De ira 3,10–24 Une transition faible 193

Je m’occuperai tout d’abord du sens et de la fonction de cet excursus histo-


rique (3.1.), pour terminer plus rapidement sur la structure et le contenu événe-
mentiel (3.2.).

3.1 Pourquoi les praepotentes ? Pourquoi le metus maior ?

Les exempla de 3,14–24 sont présentés en 3,13,7 comme un développement lo-


gique et une explication pratique du traitement de délai « agressif » énoncé
juste avant, qui consistait jusque-là, nous le savons déjà, dans l’inaction, le blo-
cage psychologique et physionomique et la délégation à autrui, tout cela dans
le cadre de la dilatio/mora. De prime abord, pourtant, l’indication du sujet his-
torique semble très distante du but proposé :82

Id fieri posse apparebit, si pauca ex turba ingenti exempla protulero, ex quibus utrumque
discere licet, quantum mali habeat ira ubi hominum praepotentium potestate tota utitur,
quantum sibi imperare possit ubi metu maiore compressa est (3,13,7).

C’est en effet la première fois dans le livre que Sénèque propose des exemples
d’hommes puissants et par cela les enjeux politiques entrent soudain dans un
discours qui semblait pouvoir se passer de rois et de tyrans.83 Sénèque reste ef-
fectivement fidèle à sa promesse et tous les personnages cités en 3,14–24 ne se-
ront que des praepotentes. Encore moins intégré semble l’ajout d’un metus
maior, auquel Sénèque n’avait pas encore eu recours dans les chapitres 3,12–13
sur le traitement.
Pour une fois, pourtant, Sénèque se propose un plan cohérent, si ce n’est
immédiatement clair : retournons pour un instant à notre iratus après le motus
II et aux conseils pour éviter le passage définitif au motus III. Il s’agit d’un
homme contraint à mettre des bornes à ses émotions et même à se soumettre à
d’autres, au cas où il n’ait pas, tout seul, la force suffisante pour s’imposer. Si
Sénèque choisit ici des exempla royaux, ce n’est pas par intérêt politique, à
mon avis, mais parce que le roi/tyran lui offre l’antithèse exemplaire à son ira-
tus en combat intérieur : c’est l’homme qui n’a pas de bornes, qui ni ne peut ni
ne veut en avoir et qui ne se soumet à personne, pas même au service de son
propre bien. La fonction didactique de ce type humain est donc semblable à

82 C’est à dire ut etiam grauissimis rebus subitisque concussus iram aut non sentiat aut magni-
tudine inopinatae iniuriae exortam in altum retrahat nec dolorem suum profiteatur (3,13,7).
83 Avec la seule exception de Pisistrate en 3,11,4 (cf. supra chapitre 2.2. et n. 51).
194 Ermanno Malaspina

celle du furor84 dans les tragédies : c’est le contre-exemple de la sapientia et la


description attentive et minutieuse de ses mauvaises actions devrait susciter la ré-
pulsion du lecteur et le convaincre de la nécessité de suivre un parcours opposé.
Pour montrer immédiatement ce parcours, avec une savante uariatio Sénèque in-
tègre aussi dans sa liste quelques praepotentes, qui, malgré leur puissance, ont su
se contrôler et qui donnent l’exemple du bon roi, à ranger dans la case des vertus
à la fois stoïciennes et politiques de temperantia et de clementia.85
À l’opposé de la liberté absolue du souverain Sénèque place les sujets de
celui-ci, mais, pour rendre le contrepoint rhétoriquement encore plus efficace,
il choisit des catégories sociales (le courtisan, le soldat, le prisonnier) marquées
par des liens et obligations très forts envers le pouvoir. Cette soumission, pour-
tant, en théorie laisserait encore l’espace pour la liberté intérieure du sujet (et
donc pour un éventuel éclat de colère, malgré la pression sociale et politique),
espace qui est à son tour effacé par le second élément caractéristique de cette
partie du traité, c’est-à-dire la présence d’un metus maior, qui ajoute une pres-
sion aussi psychologique et comble tous les trous : dans ce cas l’ira est vrai-
ment obligée à imperare sibi (3,13,7), à in imo pectoris secessu recondi (3,13,2), à
rester occulta secretaque (3,13,1), car elle est sans issue.86
Voici donc le maximum de liberté, la licentia87 tyrannique, opposé au maxi-
mum de contrainte politique, sociale et psychologique. La liste des exempla ré-
pond donc selon moi à une stratégie d’ordre didactique et rhétorique, non certes
d’ordre politique – et il faut avouer qu’elle s’accomplit au détriment même de la
cohérence philosophique, comme cela a été le cas déjà plusieurs fois : nous avons
déjà trouvé au livre I et II cette méthode « aristotélicienne » et « posidonienne »,88

84 Ce mot est rare dans le De ira : deux occurrences au livre I (1,13,3 ; 1,18,6), une, triple, au
livre II (2,36,5 multi itaque continuauerunt irae furorem nec quam expulerant mentem umquam
receperunt : Aiacem in mortem egit furor, in furorem ira), enfin trois au livre III (3,21,5 : cf. infra
n. 117 ; 3,28,1 ; 3,39,4). Furiosus est encore plus rare (2,34,1 ; 2,36,5) et furia est seulement poé-
tique chez Sénèque.
85 Cf. Malaspina (ed. 2009), 42–44, et l’article de C. Veillard dans le présent volume,
infra p. 211–214.
86 Sénèque nous a déjà appris que, dans la thérapie de l’irae dilatio, si l’on réussit pour quel-
ques temps à bloquer la colère, elle va s’éteindre pour manque d’alimentation, tout comme
une bougie en vase clos (cf. supra chapitre 2.3. et nn. 73, 76 et 78).
87 Le mot est rare dans le De ira, avec cinq occurrences, dont deux en référence aux rois :
2,31,3 regis quisque intra se animum habet, ut licentiam sibi dari uelit, in se nolit ; 3,11,3 tyranno-
rum [. . .] tumida et fortuna et licentia ingenia.
88 En 1,10,1 elle est expressément refusée, ideo numquam adsumet ratio in adiutorium inproui-
dos et uiolentos impetus apud quos nihil ipsa auctoritatis habeat, quos numquam comprimere
possit nisi pares illis similisque opposuerit, ut irae metum, inertiae iram, timori cupiditatem. En
2,14,1 aliquando incutiendus est iis metus apud quos ratio non proficit, elle est en revanche ac-
De ira 3,10–24 Une transition faible 195

qui réapparaît isolément au début et vers la fin du livre III89 et qui consiste à ré-
fréner une émotion par une autre plus grande. Une telle méthode par définition
ne s’applique pas au sapiens, qui n’est pas atteint par les passions, et n’a pas de
place dans le rigorisme rationnel de l’Ancien Portique, mais le penchant de
Sénèque pour l’antithèse rhétorique et pour le succès pédagogique l’emporte ici
sur la fidélité aux préceptes de l’école.90 De surcroît, quand il parviendra à ses
conclusions au chapitre 24, à la fin des exempla, il ne fera plus mention ni du
metus maior ni des conseils proposés après le déclenchement du motus II,91 mais
il mettra en évidence,92 comme enseignements des exempla pour ses lecteurs, à la
fois la recherche des circonstances atténuantes,93 qui revient de 3,12,2,94 et le rap-
pel de la culpabilité générale, qui fait écho à 2,28.95 Cette perte de cohérence,
cette difficulté de maintenir longtemps une même approche philosophique ne de-
vrait plus nous étonner dans le De ira, d’autant plus que la suite des exempla en

ceptée (cf. les commentaires de Malchow (ed. 1986) 2,465 ; supra d’A. Setaioli ad loc., p. 147 ;
infra de C. Veillard, p. 211–214), tout comme à ep. 13,12 et chez Cic. Tusc. 3,66.
89 Ira 3,1,2 quosdam terrendo placabimus (cf. supra n. 65) ; 3,32,1 aliud in alio nos deterreat :
quibusdam timeamus irasci, quibusdam uereamur, quibusdam fastidiamus (avec le commen-
taire de C. Veillard dans le présent volume, infra p. 211–214) ; 3,39,4 si [scil. furor] uehementior
erit, aut [scil. remedium] pudorem illi cui non resistat incutiet aut metum (ce conseil se trouve
pourtant dans la section finale concernant le alienam iram lenire et là aussi n’est qu’un corol-
laire supplémentaire du remède principal, la dilatio/mora).
90 C. Veillard dans le présent volume, infra p. 213, rappelle justement le refus de faire jouer
des passions contraires chez Cic. Tusc. 4,61 inter omnis enim conuenire oportet commotiones
animorum a recta ratione auersas esse uitiosas, ut, etiamsi uel mala sint illa, quae metum aegri-
tudinemue, uel bona, quae cupiditatem laetitiamue moueant, tamen sit uitiosa ipsa commotio
(notre cas correspond à mala sint illa quae metum moueant) ; cette méthode est l’objet de l’ana-
lyse de Kaufman (2014) 112–118, qui examine tous les passages sénéquiens concernés pour es-
quisser une stratégie curative particulière, pourtant sans aboutir à des résultats convaincants,
à mon avis : comme on l’a vu, il ne s’agit pas d’une recette philosophique harmonieuse, mais
plutôt d’un expédient pratique et épisodique sans cohérence structurelle, pris avec noncha-
lance du médio-stoïcisme (ou même de l’épicurisme selon ce savant, ibid., 126–131). De sur-
croît, un usage flou de la terminologie philosophique est attesté dans cette section par 3,24,4
pro quocumque illud nobis respondeamus, sapientissimos quoque uiros multa delinquere, où les
uiri qui commettent un crime ne sont certes pas des sapientissimi au sens stoïcien.
91 Notamment l’inaction, l’attente, le blocage des éléments physionomiques et la délégation à
autrui (cf. supra chapitre 2.4.).
92 Après un raisonnement a fortiori que nous examinerons à la fin de ce chapitre.
93 Ira 3,24,3 puerum aetas excuset, feminam sexus, extraneum libertas, domesticum familiari-
tas e.q.s.
94 Cf. supra n. 59.
95 Cf. supra le commentaire d’A. Setaioli ad loc., p. 124.
196 Ermanno Malaspina

3,14–23 et la transition aux conclusions de 3,24 se déroulent de façon rhétorique-


ment très soignée et bien menée.
Pourtant, la perte de cohérence est bien ici majeure, car le chapitre 3,24
commence par ces mots :

Dicat itaque sibi quisque, quotiens lacessitur e.q.s.

L’usage du verbe lacesso, « provoquer », « stimuler », « harceler »,96 nous dé-


montre que Sénèque utilise les exempla historiques – ou au moins les dernières
actions louables de Philippe et d’Auguste (citées en 3,23) – pour retourner à la
phase prophylactique (que ce soit avant ou après le motus I n’importe pas), an-
térieure au déclenchement de la passion,97 quand l’âme humaine n’est pas en-
core contrainte à l’inaction, au blocage et à la délégation, et peut réfléchir et
choisir si donner son assentiment stimule la colère ou non.
On peut alors conclure l’examen du sens et de la fonction des exempla avec
quatre réflexions : la première est qu’il faut ajouter à la liste des recettes séné-
quiennes de 3,12–13 une thérapie ultérieure, celle du metus maior. Elle se distin-
gue pourtant des précédentes, qui provenaient toutes du combat intérieur
(3,13,1 pugna tecum ipse) du sujet, y compris la délégation à autrui, alors que le
metus maior est un accident extrinsèque que le sujet ne peut pas produire et
que le philosophe ne peut ni enseigner ni provoquer lui-même, n’ayant pas les
moyens coercitifs des praepotentes.

96 Six occurrences dans le De ira : 2,14,2 causae quae iram lacessant ; 2,33,6 ; 2,34,1 ergo ira
abstinendum est, siue par est qui lacessendus est siue superior siue inferior ; 3,24,1 ; 3,25,3 illud
non ueniet in dubium, quin se exemerit turbae et altius steterit quisquis despexit lacessentis ;
3,43,2 aliquem nobiscum adligatum lacessimus.
97 Ramondetti (ed. 1999) 422 : « Dopo la lunga serie (capp. 14–23) di exempla storici che pro-
vano la necessità e la possibilità di soffocare il tertius motus dell’ira, la terapia del male viene
di nuovo affrontata, ma da un nuovo punto di vista : l’attenzione si concentra ora (capp.
24–35) sul momento centrale dell’attacco d’ira in atto, allorché il malato e l’ira sono al limite
iniziale dell’alter motus e la lotta tra il giudizio equo e l’iniquo giudizio di assenso, tra il iudi-
care l’irasci, è in pieno svolgimento. L’equa valutazione, se aiutata dai remedia che già conos-
ciamo, appare ora in tutta evidenza come la forza vincente, capace di disintegrare la forza
avversa dell’affezione scardinandola nel suo punto di articolazione tra primus e alter motus ».
Elle confirme mon interprétation, selon laquelle 3,24 ne se réfère plus au moment curatif suc-
cedant au motus II, mais elle relie ce chapitre à ce qui suit, qui est effectivement bien plus pro-
phylactique, comme le confirme C. Veillard dans sa contribution infra (cf. aussi Huber (1973)
108, qui sépare les deux sections au passage de 3,23,2 à 3,23,3). De cette façon, on redonnerait
un certain ordre à la compositio sénéquienne, mais 3,24 contient en toute évidence les conclu-
sions concernant les exempla antérieurs et n’est pas un nouveau début. La composition de-
meure donc, à mon avis, philosophiquement peu cohérente.
De ira 3,10–24 Une transition faible 197

À vrai dire, le philosophe ne devrait pas même en souhaiter l’application,


car le metus maior ne se produit qu’en des cas extrêmes de cruauté et de sa-
disme98 inouïs de la part des praepotentes.
Cela nous porte à notre deuxième considération : l’insertion du metus maior
comme traitement ne se comprend qu’en tant que pendant obligatoire des prae-
potentes, car l’annulation complète de la liberté des sujets, qui arrive jusqu’à in-
terdire leurs émotions (la colère) pour en instiller d’autres (la peur), ne peut être
causée que par un pouvoir absolu et une liberté incontrôlable. Praepotentes et
metus maior ne sont que deux faces de la même médaille.99
En troisième lieu, la présence de cet utrumque (3,13,7) indissoluble ouvrirait
un espace pour une réflexion politique, car la cour est pour Sénèque le seul endroit
où l’on peut trouver ces situations limites d’abus d’un côté et de peur de l’autre.
Pourtant – et par cela nous concluons – Sénèque n’exploite pas jusqu’au
bout le potentiel politique de ce discours, dont l’enseignement pour les praepo-
tentes reste implicite sur le fond, ce qui est une constante du De ira.100 Ce que
Sénèque tire, en revanche, de ces exemples, au chapitre 24, dont on a déjà
parlé, est un raisonnement a fortiori visant la véritable cible du traité, non pas
les rois, mais l’élite dirigeante de l’empire.101

3.2 Tyrans et bon rois, de l’Orient à Rome

Une analyse minutieuse consacrée à la structure, au contenu événementiel et


surtout aux sources, aux variantes et aux allusions des exempla de 3,14–23 pren-
drait trop d’espace et ne présenterait aucune nouveauté par rapport à ce qu’on lit

98 Cf. supra n. 8.
99 D’ici vient à mon avis le choix lexical de la figure étymologique praepotentes + potestas
tota en 3,13,7, où prae- et tota encadrent et renforcent le redoublement de la racine. Setaioli
(1988) 490–491 note à juste titre que l’entrelacement est si fort que quelques cas historiques
(3,14,1–3, Cambyse vs. Praexaspes, et 3,15,1, Astyage vs. Harpagus) valent à la fois comme né-
gatifs (l’exemplum d’ira déchaînée du tyran) et positifs (la réponse du sujet, guidée par le
metus maior).
100 Cf. infra n. 112 et p. 249–250.
101 Ce raisonnement procède par une accumulation de questions rhétoriques prenant à partie
le lecteur à propos de Philippe et d’Auguste : le lecteur y est invité à réfléchir en suivant le
schéma « Si Philippe/Auguste . . . alors à plus forte raison je . . . » (cf. aussi 3,15,3–16,2 et
Malchow (ed. 1986) 2,516). Comme on a déjà dit, les conseils de 3,24 sont prophylactiques et
non curatifs.
198 Ermanno Malaspina

dans les commentaires érudits102 et dans quelques articles saillants,103 en parti-


culier un des appendices de Seneca e i Greci d’Aldo Setaioli,104 auquel nous de-
vons l’analyse de l’élaboration rhétorique des six épisodes issus d’Hérodote.105
Je me borne par conséquent à un résumé qui reviendra plus sur les réflexions
sénéquiennes d’ordre moral que sur le contenu historique des exempla.106
Sénèque alterne 19 récits, dont les deux premiers présentent à la fois un
comportement à blâmer et un à louer,107 suivis par 12 exempla négatifs et par 5
positifs, pour terminer ; la localisation spatiale mêle la Perse (ex. 1–4), le royaume
de Macédoine (5–7), Rome (8–10), encore la Perse (11–13), Rome (14), la Macé-
doine (15–18) et Rome (19) ; sans compter les deux premiers, de nature double et
situés en Perse, les 5 récits persans sont tous des exempla négatifs, les 7 macédo-
niens sont 4 positifs et 3 négatifs, enfin les 5 romains sont négatifs sauf un, le
dernier, qui concerne Auguste (3,23,4–8)108. Parmi les personnages historiques
cités, il y en a quelques-uns qui réapparaissent plus d’une fois.109
Les cas les plus sanglants et cruels sont les premiers (3,14,1–15,2), où
Sénèque met en scène Cambyse et Astyage qui tuent presque sans raison les
enfants de deux de leurs courtisans, qui réussissent à maintenir le calme et à
bloquer leur colère, en donnant une réponse apparemment nonchalante. Nous
notons ici que Sénèque est dégoûté, tout comme le lecteur, non seulement par

102 Cf. surtout Ramondetti (ed. 1999) 396–423, le plus complet et fiable, et aussi Huber (1973)
105–108 ; Malchow (ed. 1986) 2,468–516 ; Wildberger (ed. 2007) 289–292 ; Kaster/Nussbaum
(ed. 2010) 123–126.
103 Cf. Mayer (1991) 144–146 pour le « moral role of exempla in Roman culture » (aussi p. 155) ;
Lavery (1987) 279–283 et Garbarino (1996) 263–285 pour les cas de Cambyse et d’Astyage ; Man-
tovanelli (1984) 81–82 et Mantovanelli (2014) 65–71 pour les rapports avec le Thyeste ; encore
Berno (2013) pour Auguste, enfin Ramondetti (1996b) et Costa (2013).
104 Setaioli (1988) 485–503.
105 Ira 3,14,1–6 = Her. 3,34–35 ; 3,15,1–2 = 1,108–119 ; 3,16,3 = 4,83–84 ; 3,16,3 = 7,38–39 ; 20,
2–4 = 3,20–25 ; 21,1–4 = 1,189–190. Cf. Setaioli (1988) 502 : « Seneca sopprime quanto non gli
serve, come ad esempio i dati di informazione obiettiva, quella che abbiamo chiamato la ‘sce-
neggiatura’ erodotea, il dialogo [. . .] ; al contrario sviluppa quanto si presta al suo scopo ser-
vendosi delle risorse della retorica contemporanea e dando nel contempo alla narrazione un
tono moralistico e predicatorio ».
106 Pour une liste des exempla cf. supra le Schéma récapitulatif, p. 7–8.
107 Cf. supra n. 99.
108 Cf. Malaspina (ed. 2005) 293 ; Berno (2013) ; Schimmenti (2020) 82–88.
109 Cambyse (3,14,1–6, exemple 1, et 3,20,2–4, ex. 12), Alexandre (3,17,1–2, ex. 5–6), Lysimaque
(3,17,2–4, ex. 6–7), Caligula (3,18,3–19,5, ex. 10, et 3,21,5, ex. 14), enfin Antigonos (3,22,
1–5, ex. 15–17).
De ira 3,10–24 Une transition faible 199

le sadisme des rois, mais aussi par la servilité des courtisans ;110 le côté positif
de ces exempla réside exclusivement dans la preuve qu’iram supprimi posse
(3,14,4) ou que posse etiam ex ingentibus malis nascentem111 iram abscondi et ad
uerba contraria sibi cogi (3,15,2).
Cette longue partie donne l’occasion d’une aussi longue digression (3,15,
3–16,2), concernant la colère chez les praepotentes et surtout le triste destin des
courtisans, qui doivent tout dissimuler pour survivre (funeribus suis adridendum
est) : dans ces cas, la solution la meilleure pour échapper à ses miseriae reste le
suicide (3,15,4), alors qu’avant d’arriver à cet extrême Sénèque conseille de
contenir sa colère, ce qui est utile à la fois aux seruientes (3,16,1) et encore plus
aux rois (3,16,2).112
La section 3,16,3–21,5 contient sans interruption douze personnages négatifs,
une liste qui passe de l’Orient à Rome113 avec Sulla, Catilina et Caligula. Ce dernier
est traité bien plus longuement (3,18,3–19,5), du fait qu’il est l’une des cibles pré-
férées de Sénèque,114 et, dans ce cas, permet un excursus sur sa saeuitia, un vice
qui dépasse l’ira, de façon cohérente avec la définition de saeuitia/feritas de 2,5,
1–5. Sénèque semble toutefois conscient d’être allé hors de propos115 et recom-
mence par trois exempla de colère chez les rois d’Orient (3,20,1–21,4),116 qui
s’achèvent avec un bref rappel du furor117 de Caligula, dernier représentant de la
liste négative.
Le roi Antigone (3,22)118 ouvre la série finale des « bons rois » avec trois
exemples de tempérance envers ses soldats et les prisonniers, qui permettent

110 Ces deux cas rappellent l’épisode du chevalier romain Pastor en 2,33,3–4, avec la diffé-
rence que son comportement servile avait là une noble justification, la tentative de sauver au
moins l’autre fils (cf. le commentaire d’A. Setaioli, supra p. 125–126). Je signale que Sénèque
ne nomme pas expressément le roi du second exemple en 3,15,1 : c’est Hérodote 1,108–119 qui
fait le nom du mède Astyage.
111 Le participe présent confirme la nature encore dynamique de la colère, qui n’a pas encore
atteint le motus III.
112 Cf. aussi 2,33,2. À noter que le discours vise les membres de la cour et cite les souverains
seulement à la fin et brièvement : une autre preuve que le De ira ne fut pas conçu comme traité
politique (cf. infra p. 240–248).
113 Cf. 3,18,1 utinam ista saeuitia intra peregrina exempla mansisset nec in Romanos mores cum
aliis aduenticiis uitiis etiam suppliciorum irarumque barbaria transisset!
114 Cf. en général Pierini (1990).
115 3,19,5 non enim Gai saeuitiam, sed irae propositum est describere.
116 Issus de Diodore (1,60,4–5) et d’Hérodote (3,20–25 ; 1,189–190).
117 Cf. supra n. 84.
118 Cf. ad loc. Malchow (ed. 1986) 2,512 et Ramondetti (ed. 1999) 416 pour l’identification, très
discuté entre Antigone II Gonatas, Antigone le Borgne ou Antigone III Doson. Sources parallè-
les en Plut. cohib.ir. 457e ; 458f (cf. Fillion-Lahille (1984) 264–265). En 3,23,1 Sénèque appelle
200 Ermanno Malaspina

de faire une comparaison entre la famille des rois de Macédoine et celle d’Auguste
(3,23–24), qui comprend à son tour la reprise des exemples négatifs d’Alexandre
de 3,17,1–2 et enfin deux exemples de modération, le roi Philippe et Auguste.
Le chapitre 3,24, comme on a déjà dit,119 forme la conclusion des exempla
de 3,14–23, avec son raisonnement a fortiori sur Philippe et Auguste et avec la
reprise du concept de la faiblesse générale de l’humanité (3,12,2) ; toutefois, en
mettant l’accent à nouveau sur les fonctions prophylactiques, Sénèque ouvre
aussi une nouvelle réflexion qui va se développer à partir du chapitre 25.

Alexandre le Grand par erreur nepos de cet Antigone, ce qui est impossible, puisqu’Alexandre
fut chronologiquement antérieur à la maison des Antigonides (cf. ad loc. Malchow (ed. 1986) 2,
512–513 et Ramondetti (ed. 1999) 418).
119 Cf. supra n. 97.
Christelle Veillard
De ira 3,25–43
Faire face à la colère : réponse logique
et traitement comportemental
1 Introduction
« Que n’arranges-tu plutôt cette courte vie pour la rendre paisible à toi et aux
autres ! Que ne te rends-tu digne d’être aimé de ton vivant, regretté quand tu
seras parti ! ».1 Ainsi nous exhorte Sénèque, dans la conclusion de son traité De
ira. Vivre heureux en effet, c’est vivre en accord avec soi-même et en bonne in-
telligence avec les autres. La recette en est toute simple : éviter de devenir ce
triste individu qui, désordonné et incohérent en lui-même, se rend odieux aux
autres en cultivant haine et méchanceté. La cause de tout ceci ? Cette passion
funeste et néanmoins humaine, trop humaine, qu’est la colère :

Pudore calcato caedibus inquinauit manus, membra liberorum dispersit, nihil uacuum re-
liquit a scelere, non gloriae memor, non infamiae metuens, inemendabilis cum ex ira in
odium occalluit.

Foulant toute pudeur, elle souille ses mains de sang, disperse les membres des enfants, ne
laisse rien en dehors du crime, oublieuse de la gloire, insoucieuse de l’infamie, incorrigible
quand, endurcie, de colère elle devient haine.2

Passion humaine, certes, mais dévastatrice au point d’abolir toute humanité


en l’homme qui la reçoit et la cultive : des petites colères quotidiennes et anodines,
pour une porte claquée ou un fâcheux rencontré sur sa route, nous basculons
aisément dans un caractère violent et haineux, passant ainsi d’un simple
accès de colère à la passion proprement dite qu’est la colère (ira), puis à la
maladie qu’est la haine (odium). Il faut donc bannir totalement la colère, en
usant de tous les moyens possibles. Au premier chef, nous dit Sénèque : la
pensée de notre condition mortelle.3 La mort est là, qui, nous menaçant de sa
faux définitive, nous presse de nous réformer : est-ce à dire qu’il faille avoir peur
de la mort pour pouvoir se mettre en marche contre la colère ? C’est-à-dire jouer

1 Ira 3,43,1 quin potius uitam breuem colligis placidamque et tibi et ceteris praestas ? Quin po-
tius amabilem te dum uiuis omnibus, desiderabilem cum excesseris reddis ? (trad. Bourgery).
Sauf indications contraires, les traductions sont nôtres.
2 Ira 3,41,3 (trad. Bourgery).
3 Ira 3,42,2.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-010
202 Christelle Veillard

une autre passion, la peur, pour contrer celle de la colère ? La passion fondamen-
tale, radicale, qu’est la colère, constituerait alors la mise à l’épreuve ultime du stoï-
cisme, qui se trouverait en l’espèce dépourvu de tout moyen réellement efficace
pour combattre ce qui menace, de manière tout aussi radicale, notre humanité.
Pour les besoins de la cause, Sénèque s’écarterait ainsi du dogme stoïcien, selon
lequel on doit combattre la passion par des moyens logiques, au vu de sa
définition même : parce que la passion est d’abord une erreur de jugement, il suffit
pour s’en débarrasser de supprimer cette erreur, de redresser le jugement sur le-
quel la passion s’est construite4. La passion est en effet une raison retournée contre
elle-même, « un mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature »5 : elle
signale une discordance dans l’âme, un écart par rapport au fonctionnement rai-
sonnable auquel l’homme est par nature appelé. Sénèque ne méconnaît pas du
tout cet aspect. Il va toutefois en souligner les insuffisances, notamment dans le
cas de cette passion principielle qu’est la colère. C’est en effet de manière exhaus-
tive qu’il entend traiter du phénomène en question, ce qui le conduit à organiser
son traité selon deux parties principales. Une première partie, théorique, est consa-
crée à la nature et à la légitimité de cette passion (1,1–2,17). Une seconde partie,
thérapeutique, énonce quels sont les remèdes (remedia) à lui opposer, ce qui s’en-
tend de deux manières :6 tout d’abord, comment éviter son apparition, ce que l’on
peut appeler, à la suite de Fillion-Lahille, l’« hygiène préventive » :7 en second
lieu, comment faire une fois qu’elle est là, c’est-à-dire, comment la faire disparaître
et comment éviter de commettre des fautes, ce qui correspond à la thérapeutique
proprement dite. De même qu’il y a des prescriptions d’hygiène pour acquérir et
conserver la santé, et d’autres pour la recouvrer une fois qu’elle est perdue, il y a
des moyens de ne pas acquérir la colère, et d’autres qui permettent de la réfréner
lorsqu’elle est là. Deux groupes de principes sont ainsi formulés : des principes
d’évitement (appelons-les A) et des principes de bonne gestion (appelons-les B).
C’est au sein de ces derniers que l’on verra apparaître, en particulier à la fin du
traité, des moyens non théoriques, une fois que l’on a pris acte du fait qu’il ne
s’agit plus de redresser une erreur de jugement – mouvement qui est devenu im-
possible – mais de réduire physiquement le gonflement qu’est la passion déployée,

4 DL 7,110–116 ; Cic. Tusc. 4,11–15. Les quatre passions principales sont ainsi : peine (λύπη),
crainte (φόβος), désir (ἐπιϑυμία), plaisir (ἡδονή). Elles se comprennent par rapport à leurs ob-
jets : la peine est une impulsion excessive née d’un jugement erroné sur un mal présent ; la
crainte, sur un mal futur ; le désir, sur un bien futur ; le plaisir, sur un bien présent.
5 DL 7,110 (ἡ ἄλογος καὶ παρὰ φύσιν ψυχῆς κίνησις). Cf. également Tusc. 4,59 : la passion est
« un refus de la raison ou un élan excessif » (aspernatio rationis aut adpetitus uehementior).
6 Ira 2,18,1 : (A) ne incidamus in iram ; (B) ne in ira peccemus.
7 Fillion Lahille (1984) 286.
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 203

voire, de contraindre physiquement l’individu qui l’éprouve. Ces recommandations


viennent fragiliser la définition de la passion comme erreur de jugement, ce qui
explique probablement le traitement embarrassé dont elles font l’objet. Elles souli-
gnent par ailleurs l’insuffisance du traitement rationnel préconisé par les stoïciens,
lequel doit par définition être frontal : parce qu’une âme passionnée est une ratio-
nalité qui se trompe, il convient de la traiter selon la vérité et de manière directe,
en lui démontrant ses errements. Les conseils énoncés ici consistent au contraire à
contourner le problème, à le prendre de biais, voire à le déplacer vers une passion
moins dangereuse, éventuellement à l’insu de celui qui en est l’objet.
Rappelons brièvement comment s’ordonne la partie thérapeutique, qui
commence en 2,18. La première partie A est traitée en deux points, entre 2,19 et
2,36. Elle concerne les principes d’éducation à appliquer (2,19–21), puis les
principes à proposer aux adultes, c’est-à-dire, aux individus capables d’enten-
dre raison (2,22–36). On peut donc s’attendre à ce que le livre III soit tout entier
consacré au point B. Pourtant, le préambule du livre III oscille entre deux objec-
tifs : continuer à traiter du point A ;8 commencer à traiter du point B.9 La divi-
sion du livre III, proposée à partir de 3,5,1, confirme bien cet objectif :

Sed cum primum sit non irasci, secundum desinere, tertium alienae quoque irae mederi,
dicam primum quemadmodum in iram non incidamus, deinde quemadmodum nos ab illa
liberemus, nouissime quemadmodum irascentem retineamus placemusque et ad sanita-
tem reducamus.

Mais puisque le premier point est de ne pas s’irriter, le second de cesser, le troisième de
porter remède à la colère d’autrui, je dirai ce qu’il faut faire d’abord pour ne pas tomber
dans la colère, puis pour s’en délivrer, en dernier lieu pour retenir un homme en colère,
l’apaiser et le ramener au bon sens.10

L’explication proposée par Sénèque lui-même est la suivante :11 c’est le caractère
particulier de la colère qui impose ce retour en arrière. En effet, contrairement
aux autres passions, la colère ne connaît aucune limite : dès qu’elle commence,
elle est là tout entière ; elle n’épargne par ailleurs personne, étant le pire des
vices. C’est ce statut éminent de la colère, parmi tous les vices, qui rend particu-
lièrement problématique cette partie B, c’est-à-dire le traitement de la colère une
fois qu’elle est entrée dans l’âme. Ma suggestion est alors la suivante : au mo-
ment où il doit commencer à traiter ce point proprement thérapeutique, Sénèque

8 Ira 3,5,2 : (A) non irasci ; quemadmodum in iram non incidamus.


9 Ira 3,3,1 : (B) sanari debeat monstra ; 3,5,2 : (B) desinere ; ab illa liberemus ; irascentem
retineamus.
10 Ira 3,5,2 (trad. Bourgery).
11 Ira 3,3,1–5.
204 Christelle Veillard

tergiverse ; conscient des limites de ce qu’il va proposer, il rappelle le caractère


dévastateur et exceptionnel de l’affection en question. Ainsi, et contrairement à
la lecture proposée par Fillion Lahille,12 Sénèque ne serait pas en train d’expli-
quer comment combattre un mal déjà entré en nous (ce qui correspond pour elle
au premier point de la partie B) : il revient au contraire sur les principes qui per-
mettent de bloquer la naissance de la colère.13
La discussion semble évoluer à partir de 3,13. Nous trouvons des conseils
inédits, qui sont effectivement d’un autre ordre que les précédents et qui sem-
blent ouvrir à la partie B proprement dite.14 Pourtant, la suite va montrer que
l’on en revient à un traitement de type A à partir de 3,24 :15 les principes formu-
lés entre 3,24 et 3,31 ont en effet déjà été énoncés à l’occasion du traitement de
A dans le livre II et le début du livre III. C’est à partir de 32, et jusqu’à 3,35, que
la thématique B refait surface, avec l’énonciation de principes nouveaux, ou,
parfois, l’explication nouvelle de principes auxquels Sénèque avait déjà fait al-
lusion précédemment. Entre 36 et 38, nous retrouvons d’anciens principes de
type A. La section 39–40 est de type B : elle concerne cette fois la colère de l’au-
tre que nous aurions à enrayer. Ainsi, pour résumer, la partie B est effective-
ment traitée, mais de manière discontinue, c’est-à-dire de 3,13 à 3,24,2 (retour
de A, de 3,24,3 à 3,31) ; de 3,32 à 3,35 (retour de A en 3,36–38) ; de 3,39 à 3,40.
Une fois ces passages identifiés, il convient de comprendre tout d’abord
comment fonctionnent les principes de type B et comment ils se distinguent
des principes de type A ; il s’agit ultimement de saisir ce qu’essaie de faire
Sénèque dans la dernière partie du traité (à savoir, 3,25–43), partie pour le moins

12 Selon Fillion Lahille (1984) 288, le livre III n’est pas un retour en arrière (à la partie A),
puisqu’il ne s’agit pas de traiter d’un mal éventuel, mais au contraire d’un mal en train de
sévir. Sénèque proposerait donc des principes pour ne pas laisser au mal entré en nous une
emprise totale (3,1–12) ; pour se libérer par un effort de réflexion (3,13–39) ; pour combattre la
colère entrée en autrui (39–40).
13 Par exemple : l’équilibre d’une âme tranquille est le meilleur remède contre l’apparition de
la colère (3,6–9) ; il faut l’étouffer dans l’œuf, avant qu’elle n’apparaisse (3,10) ; il faut ignorer
les offenses (3,11), éviter les configurations propices à l’apparition de la colère, toujours se
comporter en juge équitable (3,12).
14 Selon Fillion-Lahille (1984) 288, Sénèque passe ici au second point de cette partie B : « se
libérer de la colère présente, par un effort de réflexion ». Pourtant, ce n’est pas non plus ce
qu’il fait, puisqu’il souligne que l’on ne peut plus réfléchir et qu’il faut donc trouver d’autres
moyens. Selon moi, ce n’est pas le second point de la partie B, mais le commencement de cette
partie ; cf. aussi Malaspina dans le présent volume, p. 173–192.
15 Pour Fillion-Lahille (1984) 289, les redites présentes dans les chapitres 25–38 s’expliquent
par le recours à des sources contemporaines (Sextius, Fabianus, Sotion), par le parallèle avec
Cicéron, Tusc. 4,62–64, et par un retour à Chrysippe, dont Sénèque n’aurait pas exploité tous
les éléments.
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 205

désordonnée et confuse, mais qui recèle, si on y regarde de tout près, des élé-
ments nouveaux et particulièrement édifiants.16 Il s’agit en particulier de voir si
Sénèque s’écarte des principes stoïciens habituels, c’est-à-dire essentiellement
démonstratifs, ou s’il innove en quelque façon.

2 Énonciation des principes thérapeutiques


Pour essayer de débrouiller la première question, j’ai dressé un tableau des ar-
guments à partir de 2,17, en essayant de les classer dans A ou B.17 La lettre P
dans les paragraphes qui suivent renvoie au principe identifié dans chaque ar-
gument et numéroté dans le tableau.
En toute logique, les règles formulées pour A et B doivent être différentes
en nature, étant entendu qu’elles relèvent de situations différentes. En effet, les
règles A visent à empêcher la naissance d’une passion, laquelle est ou repose
sur un jugement. On s’attend donc plutôt à trouver des démonstrations, à des
rappels de définition. Les règles B, au contraire, s’appliquent lorsque la passion
est là, c’est-à-dire sur une âme qui est déjà retournée contre elle-même. Pour-
tant, si l’on essaie de classer les arguments, ce n’est pas véritablement ce qui se
produit. Les règles utilisées s’ordonnent en réalité en trois catégories, lesquelles
suivent les prescriptions stoïciennes démonstratives habituelles, telles qu’elles
sont rappelées par Cicéron.18
La première méthode consiste à démontrer que la cause de la passion n’est ni
un bien ni un mal. On applique un principe stoïcien strict, en travaillant sur les
origines des passions, combattues comme des erreurs de jugement. Cette méthode,
dit Cicéron, est assez inefficace sur les gens du commun, puisqu’elle repose essen-
tiellement sur l’identification du bien à la vertu, du mal au vice, et de tout le reste
(prisé par l’homme du commun, justement), à un indifférent.19 Elle est par ailleurs
inefficace sur certaines passions particulières, notamment celle qui naît lorsque
l’on se désole de notre manque manifeste de vertu : la démonstration ne pourrait
que renforcer notre peine, en nous démontrant que nous manquons effectivement
du seul bien qui existe.

16 Mon objectif n’est pas d’identifier quelles sources utilise Sénèque ni quelles influences il a
subies, qu’il s’agisse de Posidonius, Chrysippe, Philodème, Plutarque, etc. (sur ce point, cf.
Fillion-Lahille (1984), qui conclut finalement au caractère aventureux voire indécidable de
ces questions).
17 Cf. l’Annexe infra p. 226–230.
18 Tusc. 4,60–61.
19 DL 7,101–103.
206 Christelle Veillard

La deuxième méthode vise à démontrer que la passion est un mal en elle-


même, ce qui peut se faire même si l’on n’a pas adopté la tripartition stoïcienne
classique « biens-maux-indifférents », et qui constitue de ce fait un argument géné-
ralement plus efficace sur les hommes du commun. La passion est combattue
comme un phénomène plus global, c’est-à-dire une impulsion excessive adossée à
une erreur de jugement. Il s’agit moins de travailler sur l’objet qui cause la passion
que sur la passion elle-même. Selon Cicéron, trois arguments étaient utilisables :
a. travailler sur la passion elle-même ; b. considérer la nature humaine comme la
source de tout apaisement moral, en faisant ressortir la condition générale de l’hu-
manité et la loi de l’existence ; c. passer en revue ceux qui supportèrent ces pas-
sions vaillamment. Sénèque reprend la liste de ces arguments en montrant par
exemple que les passions sont vicieuses en elles-mêmes ;20 qu’elles ne sont pas
conformes à la nature humaine car elles ne renferment rien de naturel ni de néces-
saire21 et qu’elles contredisent la nature douce et aimante de l’homme ;22 qu’il est
des exemples à fuir et des exemples à suivre.23 Il convoque bien d’autres argu-
ments encore, sur lesquels nous ne pouvons revenir en détail. Il va reprendre ce-
pendant de manière assez massive une troisième méthode, indiquée par Cicéron.
Elle consiste à ne pas travailler à chaud sur une passion, mais à différer
la médication.24 Elle correspond au traitement de la passion une fois qu’elle est en-
trée dans l’âme (traitement de type B), et se doit par conséquent d’être, contraire-
ment aux deux premières, non démonstrative. Elle prend acte, en quelque sorte,
de l’inefficacité, sur une âme en proie aux passions, de ces trois moyens que sont
la démonstration, le rappel des principes, la convocation des définitions. Cicéron
dit en effet la chose suivante :

Quodque uetat Chrysippus, ad recentis quasi tumores animi remedium adhibere, id nos fe-
cimus naturaeque uim attulimus, ut magnitudini medicinae doloris magnitudo concederet.

Oui, ce que Chrysippe interdit de faire, médicamenter ce que j’appellerai les ulcères de
l’âme quand ils sont récents, je le fis pour mon compte, et je violentai la nature pour que la
puissance du remède fît lâcher prise à la puissance de la douleur.25

20 Ira 3,5,3–8 (P13) : comparer la colère aux autres vices et conclure qu’il s’agit du pire de tous.
21 Ira 2,32,1 (P9) : la vengeance n’est ni douce ni agréable ; ira 2,36,1–5 (P12) : elle fait courir
bien des dangers.
22 Ira 2,31,6 et 3,5,6 (P8) : se rappeler la nature sociable et aimante de l’homme ; ira 2,32,1 et
2,31,5 (P10) : inonder l’autre de bienfaits, rendre l’amour à la haine ; ira 2,28 (P5) : argument de
l’imperfection des hommes qui nous offensent ; ira 3,29 (P18) : nécessité d’avoir pitié des autres.
23 Ira 3,14–21 : les exemples hideux à se donner comme contre-modèles ; 3,22–23 : les exem-
ples de douceur et de mansuétude sur lesquels se régler.
24 Tusc 4,62–64 ; cf. aussi Malaspina dans le présent volume, p. 173–192.
25 Tusc. 4,63 (trad. Humbert).
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 207

Chrysippe justifie cette méthode ainsi : il faut attendre que le gonflement de la pas-
sion cesse pour pouvoir user de démonstration.26 Cette voie, qui se distingue assez
nettement des deux premières, considère la passion comme un déséquilibre phy-
sique de l’âme, que l’on doit combattre comme tel, c’est-à-dire par des outils eux
aussi physiques. Elle est particulièrement développée par Sénèque, mais à la fois
pour des arguments de type A comme de type B. Pour les premiers, par exemple,
Sénèque recommande de ne pas fatiguer son âme par des tâches trop ardues,27 de
la reposer en écoutant une musique douce ou en regardant du vert, de fuir le
forum,28 de détourner les signes avant-coureurs de la colère par le silence, le rire,
le jeu ou la plaisanterie.29 Pour les seconds, il recommande de cacher sa colère en
faisant le contraire de ce que l’on ressent, en baissant la voix, en demandant l’aide
de nos amis, en la tenant secrète ;30 ou encore, de faire jouer les motifs contraires
que sont crainte, respect et dédain ;31 ou bien encore, de laisser agir le temps.32 On
use ainsi de techniques comportementales plutôt que de démonstrations, d’argu-
ments ou encore de préceptes. Notre hypothèse est que la troisième méthode indi-
quée n’implique pas l’usage du logos au sens strict, c’est-à-dire qu’elle est distincte
de la méthode du conseil, du précepte ou de l’exhortation, qui s’adresse toujours
d’une certaine façon à notre capacité raisonnante. Il s’agit au contraire de dévelop-
per des techniques intervenant sur l’affectivité de manière directe, indépendam-
ment du caractère vrai ou faux des contenus intellectuels mobilisés.
Notons que cette troisième méthode est loin d’être hétérodoxe, puisqu’elle est
préconisée par Chrysippe lui-même d’une part, et qu’elle est appelée par la défini-
tion double que Zénon et Chrysippe donnaient de la passion : elle est à la fois un
phénomène intellectuel (un jugement erroné) et une qualité ou manière d’être de
l’âme, c’est-à-dire un gonflement ou un resserrement.33 Pour Zénon, la passion est

26 Tusc. 4,78.
27 Ira 3,6,6 (P14).
28 Ira 3,9,1 (P14).
29 Ira 3,10,1 (P15) et 3,11,2 (P16).
30 Ira 3,13,3–6 (P17).
31 Ira 3,32,1 (P19).
32 Ira 3,39–40 (P21).
33 Galen. PHP 5,1,4–5, pp. 292,18–20 De Lacy : « Chrysippe, dans le premier livre de son traité
Des passions, essaie de prouver que les passions sont certains jugements de la partie raison-
nante. Zénon estimait pour sa part que ce n’est pas dans les jugements même mais dans les
resserrements et les effusions, les soulèvements et les retombées de l’âme qui en résultent,
que résident les passions » (Χρύσιππος μὲν οὖν ἐν τῷ πρώτῳ περὶ παθῶν ἀποδεικνύναι πειρᾶ-
ται κρίσεις τινὰς εἶναι τοῦ λογιστικοῦ τὰ πάθη, Ζήνων δ’ οὐ τὰς κρίσεις αὐτάς, ἀλλὰ τὰς ἐπιγι-
γνομένας αὐταῖς συστολὰς καὶ χύσεις ἐπάρσεις τε καὶ ταπεινώσεις τῆς ψυχῆς ἐνόμιζεν εἶναι τὰ
πάθη). D’après le même texte (5,1,5–6, pp. 292,20–25 De Lacy), Posidonius s’opposait à cette
208 Christelle Veillard

à la fois une déficience intellectuelle, et une modification violente du pneuma


qu’est l’âme (« une impulsion exagérée », ὁρμὴ πλεονάζουσα).34 Cette double ca-
ractéristique est confirmée par Galien, qui rapporte que selon Zénon les passions
ne résident pas tant dans les jugements que dans les mouvements pneumatiques
qui les accompagnent : resserrements, effusions, soulèvements et retombées de
l’âme.35 Il y aura donc deux manières de saper une passion : d’une part, en
attaquant le jugement erroné qui la fonde ; d’autre part, en essayant de modi-
fier la tension qui la caractérise.36 De même, la vertu, qui est le contraire de la
passion, est à la fois l’acquisition de la science ou d’un raisonnement droit, et
une certaine tension de l’âme. Cette tension, selon qu’elle est équilibre ou désé-
quilibre, se nomme vertu ou passion. Elle s’exprime notamment en termes de
chaud et de froid :

Juste est donc le raisonnement de Zénon : la maladie de l’âme est tout à fait semblable à
un trouble physique. La maladie du corps se définit comme une disproportion, dans le
corps, entre le chaud et le froid, le sec et l’humide ». Et un peu plus loin [Chrysippe] dit :
« La santé dans le corps est un certain heureux mélange et une juste proportion de ce qui
a été distingué » [. . .] Et il dit encore : « Il n’est pas impropre de dire la même chose à
propos du corps, puisque c’est la proportion ou la disproportion qui se produit entre le
chaud, le froid, l’humide et le sec qui fait la santé ou la maladie ; la proportion ou la dis-
proportion dans les nerfs fait la force ou la faiblesse, l’eutonie ou l’atonie ; la proportion
ou la disproportion dans les membres fait la beauté ou la laideur.37

représentation de la passion, soulignant que les passions « ne sont ni des jugements ni le ré-
sultat de jugements, mais qu’elles sont certains mouvements d’autres facultés irrationnelles,
que Platon appelait désidérative et colérique » (οὔτε κρίσεις εἶναι τὰ πάθη δεικνύων οὔτε ἐπι-
γιγνόμενα κρίσεσιν, ἀλλὰ κινήσεις τινὰς ἑτέρων δυνάμεων ἀλόγων ἃς ὁ Πλάτων ὠνόμασεν ἐπι-
θυμητικήν τε καὶ θυμοειδῆ). Là n’est pas le lieu de discuter du dualisme psychologique
supposé de Posidonius. Sur ce point, cf. Tieleman (2003) ; Inwood (2005) ; Veillard (2015) 167 ;
Setaioli dans le présent volume, p. 119–149.
34 DL 7,110.
35 Galen. PHP 5,1,4, p. 292,18–20 De Lacy.
36 Sedley (1993) 329 souligne que si les termes de tension et d’équilibre (eukrasia : « good
blending ») sont d’ordinaire utilisés métaphoriquement pour décrire des états psychiques, la
prédilection des Stoïciens pour cette terminologie reflète indubitablement leur analyse
physique du pneuma comme conditionné par sa tension variable. D’autre part, il ne faut
pas penser un élément purement physique lié à son correspondant purement psychique,
puisqu’ils sont, selon nos propres termes cette fois, comme les deux descriptions possibles
d’un unique phénomène.
37 Zénon, cité par Chrysippe, ap. Galen. PHP 5,2,31–34, p. 300,26–36 De Lacy : « διὸ καὶ κατὰ
τρόπον προῆκται Ζήνωνι λόγος. ἡ δὲ τῆς ψυχῆς νόσος ὁμοιοτάτη ἐστὶ τῇ τοῦ σώματος ἀκατασ-
τασίᾳ. λέγεται δὲ εἶναι σώματος νόσος ἡ ἀσυμμετρία τῶν ἐν αὐτῷ, θερμοῦ καὶ ψυχροῦ, ξηροῦ
καὶ ὑγροῦ ». Καὶ μετ’ ὀλίγα, « ἡ δ’ ἐν τῷ σώματι ὑγίεια εὐκρασία τις καὶ συμμετρία τῶν διειρη-
μένων » [. . .] καὶ πάλιν ἐφεξῆς, « λέγεται δὲ καὶ ταῦτα οὐκ ἄπο τρόπου ἐπὶ τοῦ σώματος, διότι
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 209

Selon Galien, Chrysippe maintenait cette analogie, ce qui apparaît effective-


ment un peu plus haut dans le texte.38 De manière plus précise :

Quelques-unes des mauvaises actions des hommes sont rapportées par Chrysippe à des
jugements fautifs, d’autres au manque de tension et à la faiblesse, tout comme leurs bon-
nes actions sont guidées par une bonne tension de l’âme.39

On pourrait dire cependant qu’il existe une différence radicale entre les deux
classements : il convient d’ajouter pour la passion une sorte de degré d’intensité,
qui n’existe pas pour la vertu. On trouve en effet trois degrés de passions, qui
définissent les infirmités (maladies accompagnées de faiblesse), la maladie pro-
prement dite (la passion, qui est en réalité un jugement erroné), et la propension
à la maladie.40 La vertu en revanche ne semble pas admettre de degré, quoi-
qu’elle puisse être momentanément perdue selon Chrysippe, en désaccord sur ce
point avec Cléanthe. Pour le premier, elle peut être perdue à cause de l’ivresse et
de la mélancolie. Pour le second, cette perte est impossible en raison des repré-
sentations fermes sur lesquelles elle repose.41 Les deux solutions proposées mo-
bilisent une même compréhension de la vertu. Elle est une eutonie, un souffle
harmonieux qui, dit Cléanthe, repose sur une mise en cohérence dans l’âme de

ἡ ἐν θερμοῖς καὶ ψυχροῖς καὶ ὑγροῖς καὶ ξηροῖς γενομένη συμμετρία ἢ ἀσυμμετρία ἐστὶν ὑγίεια
ἢ νόσος, ἡ δ’ ἐν νεύροις συμμετρία ἢ ἀσυμμετρία ἰσχὺς ἢ ἀσθένεια καὶ εὐτονία ἢ ἀτονία, ἡ δ’ ἐν
τοῖς μέλεσι συμμετρία ἢ ἀσυμμετρία κάλλος ἢ αἶσχος ». Notons qu’Aristote faisait déjà le lien
entre la passion et les modifications thermiques dans MA 8,701b 33–702a 21 : « Ainsi donc,
comme nous l’avons dit, le principe du mouvement est dans ce qui est à poursuivre ou à fuir
dans la sphère de l’activité. Par ailleurs la chaleur et le froid accompagnent nécessairement la
pensée et l’image qui s’y rapportent – ce qui est pénible on le fuit, et ce qui est agréable on le
poursuit (bien que nous ne nous apercevions de rien quand cela concerne les petites parties
de l’organisme) – et, généralement, ce qui est pénible et ce qui est agréable s’accompagnent
de froid et de chaleur. Les passions le montrent clairement : les états de hardiesse, de crainte,
les excitations sexuelles et les autres états corporels qui sont pénibles ou agréables s’accom-
pagnent de chaleur ou de froid, soit dans une partie, soit dans le corps tout entier. D’autre
part, les souvenirs et les attentes, en se servant de ce genre d’états comme de représenta-
tions, sont causes des mêmes effets à des degrés variables » (trad. Morel (ed. 2013)). Cf. éga-
lement MA 6,700a 4–11.
38 Chrysippe, apud Galen. PHP 5,2,26–27, p. 300,2–7 De Lacy : « En effet, de même que l’on
observe dans le corps force et faiblesse (ἰσχύς τε καὶ ἀσθένεια), eutonie et atonie, et en plus de
cela, santé et maladie, bonne et mauvaise constitution, [. . .], de la même façon, dans l’âme
rationnelle, existent et sont nommées des choses semblables ».
39 Chrysippe, apud Galen. PHP 4,6,2 p. 270,15–18 De Lacy : ὅσα γὰρ οὐκ ὀρθῶς πράττουσιν
ἄνθρωποι, τὰ μὲν εἰς μοχθηρὰν κρίσιν ἀναφέρει, τὰ δ’ εἰς ἀτονίαν καὶ ἀσθένειαν τῆς ψυχῆς,
ὥσπερ γε καὶ ὧν κατοροῦσιν ἡ ὀρθὴ κρίσις ἐξηγεῖται μετὰ τῆς κατὰ τὴν ψυχὴν εὐτονίας.
40 DL 7,115.
41 DL 7,127.
210 Christelle Veillard

contenus propositionnels vrais.42 Le souffle harmonieux peut alors être compris


comme le support corporel de l’incorporel qu’est la proposition vraie, cette der-
nière étant la condition nécessaire préalable à l’existence d’une vertu qui est elle-
même la disposition du souffle qui en résulte, soit, la tension adéquate produite
par la proposition vraie. Là où Chrysippe et Cléanthe diffèrent, c’est que l’un dit
qu’un choc physique peut conséquemment détruire cet agencement donc détruire
la vertu elle-même, tandis que l’autre soutient que le système théorique produit de
facto un souffle inébranlable, même lorsqu’un choc physique violent se produit.43
Notons que pour Chrysippe toutefois l’ivresse par exemple ne fait que déranger
momentanément le souffle, mais ne supprime pas les propositions théoriques
sous-jacentes : ainsi, une fois le calme physiquement rétabli, les propositions
jouent à nouveau leur rôle et la vertu réapparaît. Si la vertu est une eutonie ou un
heureux mélange, gage de la tranquillité de l’âme et de l’égalité d’humeur de l’indi-
vidu, analogue à l’eutonie dans le corps, qui est l’heureux mélange du froid, du
chaud, du sec et de l’humide, elle est aussi l’heureux mélange des représentations,
qui s’ordonnent pour donner une compréhension droite du réel. La question est
précisément de savoir si l’eutonie du corps peut produire également l’eutonie dans
l’âme. Dans le Portique, l’âme est mélangée au corps sur le mode de la crase, de
telle sorte que toute modification dans l’un entraîne une modification dans l’autre.
Dans ce cas, avoir un corps bien ordonné, réussir à produire l’eutonie corporelle,
c’est aussi se donner les moyens de réaliser l’eutonie de l’âme, par contamination
de la tension, pourrait-on dire. Zénon dit implicitement, par son portrait du disci-
ple idéal,44 que la vertu (donc l’eutonie de l’âme) produit un effet corporel visible,
la posture décente et adéquate. La réciproque en revanche n’est jamais suggérée,
c’est-à-dire qu’il n’est nulle part affirmé que la mise en ordre corporelle serait sus-
ceptible de mettre en ordre, par contamination, les représentations. En revanche,
ce que suggère Zénon, c’est que l’individu qui a une telle posture manifeste ainsi
des prédispositions plus favorables que d’ordinaire à la vertu : l’ordre visible dans
le corps indique déjà que l’âme est favorablement disposée à accueillir l’enseigne-
ment de la vertu. On peut ainsi penser que le mécanisme est, si ce n’est réversible,

42 Il est étrange ici que ce soit Cléanthe qui rappelle l’enracinement épistémique de la vertu,
et non Chrysippe. Pour ce dernier, la puissance épistémique de la vertu est momentanément
rendue inopérante par l’état physique dans lequel se trouve l’âme, dont les fonctions sont
troublées (voire totalement suspendues) par l’abus de vin.
43 C’est le sens de la comparaison zénonienne entre l’âme du sage et l’outre gonflée
d’air (SVF 1,218).
44 SVF 1,246.
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 211

du moins relativement symétrique, et c’est déjà ce que semble suggérer Diogène


de Babylonie dans ses écrits sur la musique :45 il est possible d’acquérir cette ten-
sion en écoutant une musique douce ou grave, laquelle peut apparaître comme un
moyen non strictement rationnel de travailler sur la qualité de l’âme.46 De façon
similaire, Sénèque préconise de retrouver un équilibre interne susceptible de ren-
dre notre âme apte à accueillir à nouveau des démonstrations. C’est manifestement
le sens des conseils donnés dans cette troisième méthode, et qui concerne donc les
principes qui vont m’occuper plus particulièrement, à savoir les principes nou-
veaux qui apparaissent à la toute fin du traité. Tournons-nous à présent vers
l’étude de ces principes : faire jouer des motifs contraires (P19) ; éviter tout élément
de la culture propre à exciter la colère (P20) ; laisser agir le temps en trompant les
premiers mouvements (P21) ; pratiquer la méditation (PG).

3 Faire jouer des passions contraires : crainte,


honte et amour
Le plus intéressant, et peut-être celui qui apparaît comme le moins orthodoxe,
est formulé de la manière suivante :

Aliud in alio nos deterreat : quibusdam timeamus irasci, quibusdam uereamur, quibus-
dam fastidiamus.

Choisissons suivant les personnes des motifs différents de nous abstenir : évitons la colère
contre les uns par la crainte, contre d’autres par la honte, contre d’autres par le dédain.47

Il s’agit d’opposer un obstacle à notre passion, au plus fort de la crise, c’est-à-


dire au moment où l’âme, en proie à cette passion, ne parvient plus à raisonner
correctement. Ainsi que le disait déjà Chrysippe, et comme le rappelait Cicéron,
les raisonnements n’ont plus prise sur le passionné : il faut attendre qu’il retrouve
une assiette de l’âme suffisante. C’est pourquoi le moyen proposé ici est d’opposer
un obstacle irrationnel à cette âme irrationnelle : en l’occurrence, de jouer une

45 Delattre (ed. 2007). Sur ce point, cf. Veillard (2016).


46 La musique n’est pas irrationnelle, puisqu’elle contient en elle-même des définitions et
des nombres ; elle agit cependant de manière non strictement rationnelle, au sens où elle n’est
pas articulée et où l’auditeur n’a pas nécessairement une claire conscience des contenus ra-
tionnels transmis par la musique. Cette dernière peut donc être dite rationnelle mais non rai-
sonnante, et l’âme de l’auditeur est informée par l’écoute répétée de la musique plus que par
une compréhension directe de sa rationalité.
47 Ira 3,32,1 (P19).
212 Christelle Veillard

passion contre une autre. De fait, la crainte est bien définie par les stoïciens
comme une passion, plus exactement comme l’une des passions principales,
caractérisée comme un jugement erroné qui anticipe sur un mal à venir. Sé-
nèque lui-même rappelle que la crainte n’est pas un mobile recommandable :

Nec hoc sapienti dici uelim : « quod ferae, sapientis quoque telum est, timeri ». Quid ?
non timetur febris, podagra, ulcus malum ?

Je ne voudrais pas qu’on fît remarquer au sage : ‘votre arme, c’est celle des bêtes, la
crainte’. Eh quoi ! Ne craint-on pas la fièvre, la goutte, le cancer ?48

La crainte est une erreur de jugement, puisque l’on craint des choses qui ne
sont que des indifférents non préférables, par principe échappant à notre pou-
voir, et l’on déploie ainsi une affection sans objet légitime. En toute rigueur, on
ne saurait recommander l’erreur de jugement, quoique l’on puisse légitimement
revendiquer le jugement faux, c’est-à-dire la pratique du mensonge par exem-
ple.49 De la même façon, la révérence ou la honte sont préconisées dans l’édu-
cation des enfants, c’est-à-dire des êtres qui par définition ne sont pas capables
d’agir par des moyens strictement rationnels ; de même que pour les passion-
nés, leur raison est partielle ou momentanément inopérante. Sénèque dit alors :

L’enfance doit entendre la vérité et parfois craindre, toujours respecter, rendre hommage
à ses aînés.

Chaque jour agrandit le désir et diminue la honte de mal faire.

Celui-là guérira par la honte, celui-là par un voyage, celui-là par la douleur, celui-là par
la pauvreté, celui-là par le glaive.50

La révérence est liée à la honte que l’on ressentira à décevoir celui que l’on ré-
vère. La honte apparaît alors comme un motif d’action positif. On pourrait voir
en elle la quatrième eupathie, manquante dans la classification stoïcienne,
c’est-à-dire le correspondant positif de la passion qu’est la peine.51 Or, comme

48 Ira 2,11,2.
49 Il est possible de mentir, c’est-à-dire d’user volontairement d’un jugement faux, par exem-
ple dans le cas du grammairien qui fait un solécisme pour l’exemple, ou du médecin pour gué-
rir plus efficacement. Si induire l’autre en erreur peut être efficace, il n’est jamais licite en
revanche d’errer soi-même.
50 Respectivement : ira 2,21,8 et timeat interim, uereatur semper, maioribus adsurgat ; 2,9,1
maior cotidie peccandi cupiditas, minor uerecundia est ; 1,16,4 hunc sanet uerecundia, hunc per-
egrinatio, hunc dolor, hunc egestas, hunc ferrum.
51 Cf. DL 7,111–114 et Tusc. 4,11. Aux passions principales que sont peine, crainte, plaisir et
désir correspondent les affections positives (eupatheiai) que sont précaution (jugement droit
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 213

le rappelait Cicéron, même si l’objet sur lequel porte la passion est le bien, il ne
peut être recommandé de l’éprouver :

Si quis aegre ferat nihil in se esse uirtutis, nihil animi, nihil offici, nihil honestatis, prop-
ter mala is quidem angatur [. . .] ; etiamsi uel mala sint illa quae metum aegritudinemue,
uel bona quae cupiditatem laetitiamue moueant, tamen sit uitiosa ipsa commotio.

Dans le cas où l’on serait chagriné de n’avoir nulle trace de vertu, de courage, de sens du
devoir, de moralité, ce sont bien des maux qui causeraient notre tourment [. . .] ; à
supposer même que les objets qui provoquent la crainte ou le chagrin fussent des maux, et
ceux qui provoquent le désir ou la joie des biens, l’état de trouble n’en est pas moins vi-
cieux en lui-même.52

Une disposition violente reposant sur un jugement droit n’en serait pas pour
autant une bonne disposition : quand bien même l’objet d’un appétit trop vio-
lent serait la pure vertu, cet appétit n’en laisserait pas d’être un déséquilibre,
comme tel à éradiquer.53 C’est pourquoi il faut traiter non de la valeur de l’objet
sur quoi porte le trouble dans l’âme, mais du trouble lui-même. Sénèque
semble s’écarter de ce principe, lorsqu’il présente la crainte, la honte et l’amour
comme des ressorts possibles. Il précise en effet qu’il faut traiter avec bonté ce
qui n’est pas bon, autrement dit, aimer ceux qui nous haïssent, être utiles à
ceux qui nous sont nuisibles.54 De manière plus significative encore, il nous
crie : « Ah malheureux, quand donc aimeras-tu (ecquando amabis) ? ».55 Nous
trouvons un écho de cet appel dans le principe suivant : « Quelqu’un s’irrite ;
réponds-lui en le provoquant par des bienfaits ».56
Sénèque est parfaitement au fait de la place habituelle accordée à ce type
d’affects : pitié, amour et honte (misericordia, amor, uerecundia) sont bien iden-
tifiés comme des vices.57 Pourquoi préconiser des moyens aussi dangereux,
pourquoi encourager la présence en nous de déséquilibres ? Sans doute pour
contrer un affect par un affect d’égale puissance. En cela, Sénèque a tiré les le-
çons des objections que Posidonius avait faites à Chrysippe, incapable d’expli-

sur un mal à venir), joie (jugement droit sur un bien présent), souhait rationnel (jugement
droit sur un bien à venir). La peine n’a pas de correspondant positif, puisque l’on ne peut pas
bien se disposer à l’endroit d’un mal véritable présent. L’un des correspondants possibles en
serait alors la honte, qui est la souffrance ressentie face à un échec moral. Sur ce point cf. éga-
lement Tusc. 3,77–78 et Graver (2007) 191–196.
52 Tusc. 4,60–61 (trad. Humbert).
53 Tusc. 4,62.
54 Ira 3,27,3.
55 Ira 3,28,1 (trad. Bourgery).
56 Ira 3,34,5 (P10), irascetur aliquis : tu contra beneficiis prouoca (trad. Bourgery).
57 Ira 3,15,3.
214 Christelle Veillard

quer pourquoi la passion survient et s’éteint, alors même qu’un jugement droit
était présent dans l’âme. La solution de Posidonius consiste à redéfinir la passion
comme le résultat d’un jugement, articulé à un mouvement pathétique premier58
qui peut neutraliser ce jugement ou bien le laisser s’exprimer. La thérapeutique
de Posidonius comme de Sénèque consiste alors à travailler sur ce fonds passion-
nel premier, y compris par des affects passionnels.59 En tout état de cause, cette
thérapeutique repose sur une idée préalable de ce qu’un homme doit être, et,
comme nous l’avons évoqué très brièvement, sur la théorie des bienfaits dévelop-
pée par Sénèque. Si la honte apparaît comme l’affect de prédilection, c’est parce
qu’elle est liée au sentiment de la dignité de l’homme. Cette hypothèse permet de
redonner de la cohérence à ce que l’on appelle « la digression sur l’argent »,60
qui va nous occuper à présent.

4 Le sentiment de la dignité humaine : montrer


ce que l’homme ne doit pas être
Sénèque présente l’argent comme une cause principale dans la production de la
colère : « C’est autour de l’argent que l’on entend le plus de vociférations ». Il uti-
lise une série d’exemples pour le montrer : l’argent dissout tous les liens possibles,
qu’il s’agisse des liens entre parents et enfants, entre concitoyens, entre mari et
femme, etc. ; il est teint de notre sang, car cause d’affrontements sanglants entre
les hommes. Sénèque énonce alors la règle de comportement suivante : il faut en
rire et ne pas s’en soucier, plutôt que d’en faire le moteur principal de nos actions.
En réalité, ce que veut montrer Sénèque, c’est que la colère prend naissance dans
tout ce qui est contraire à la nature humaine véritable, et il tente de nous faire
honte en nous dépeignant l’état de délabrement dans lequel nous sommes.

58 C’est ce que Posidonius appelle des « mouvements passionnels » (pathêtikai kinêseis), qui
forment le soubassement non rationnel des passions. Nous suivons ici l’interprétation de
Cooper/Procopé (ed. 1995) 466–467.
59 Sur ce point, cf. Tieleman (2003) ; Veillard (2015) 168–176.
60 Ira 3,33–35. Cette digression n’en est pas une, si l’on considère qu’elle suit P19, qui marque
une différence très nette dans le traitement réservé à la colère : il faut utiliser un affect, en parti-
culier la honte, parce qu’il faut jouer sur le dogme particulier qui est à l’origine de cet affect, la
conscience de la dignité éminente de l’homme. Sénèque ne fait ainsi que reformuler autrement
ce que disait déjà Cicéron dans son traité Des devoirs, dont la source principale est Panétius. Le
passage sur l’argent est ainsi l’occasion d’énoncer P20 (éviter tout élément de la culture propre à
exciter la colère) lequel sert en réalité à énoncer PG (pratiquer la méditation). La fin du traité,
qui paraissait chaotique, reprend de ce fait une cohérence démonstrative forte.
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 215

Cette diatribe contre l’argent se retrouve dans les Questions Naturelles, dans
la même position un peu étrange d’aparté, avec la même fonction démonstrative
et dans des termes tout à fait similaires. Traitant de la nature des vents, en parti-
culier des vents qui sortent des cavernes, Sénèque interrompt sa description des
différentes cavités par une anecdote concernant Philippe, qui a assis son pouvoir
en faisant creuser des mines, ce qui est l’occasion pour le philosophe de tirer
cette leçon : « J’ai vu par là que les vices de notre siècle ne sont pas d’hier, mais
remontent, par une déplorable tradition, aux temps les plus reculés »61. La tradi-
tion en question est de fouiller les entrailles de la terre pour y chercher des ri-
chesses. Il commente alors :
Quae tanta necessitas hominem ad sidera erectum incuruauit et defodit et in fundum tel-
luris intimae mersit, ut erueret aurum non minore periculo quaerendum quam possiden-
dum ? Propter hoc cuniculos egit et circa praedam lutulentam incertamque reptauit
oblitus dierum, oblitus rerum naturae melioris, a qua se auertit.

Quelle impérieuse nécessité a courbé l’homme, fait pour regarder les cieux, et l’a enfoui
sous le sol, et plongé dans les profondeurs intimes de la terre, afin d’en tirer de l’or, qu’il est
tout aussi dangereux de rechercher que de posséder ? C’est pour de l’or qu’il a creusé ces
longues galeries, qu’il a rampé à l’affût d’une proie boueuse et incertaine, oublieux de la
lumière du jour, oublieux de cette nature plus noble, à laquelle il tourne le dos.62

L’objectif de notre passage est identique : montrer que la nature humaine n’est
pas faite pour le luxe et les richesses, mais pour la vertu et la simplicité. De l’ar-
gent, la réflexion s’élargit à tous les éléments de la civilisation, qui sont propres
à exciter de la même façon la colère : la nourriture recherchée, les vins, la parure,
le fait de posséder des esclaves, sont des thèmes prisés de Sénèque pour souli-
gner que la vie luxueuse et raffinée de ses contemporains est un véritable nid
pour la formation des vices.63 Cicéron disait déjà des choses analogues :

Si considerare uolemus quae sit in natura excellentia et dignitas, intellegemus quam sit
turpe diffluere luxuria et delicate ac molliter uiuere quamque honestum parce, continen-
ter, seuere, sobrie.

61 Sen. nat. 5,15,2 intellexi enim saeculum nostrum non nouis uitiis sed iam inde antiquitus tra-
ditis laborare (trad. Oltramare).
62 Sen. nat. 5,15,3–4 (trad. Oltramare modifiée).
63 Ce thème est particulièrement développé en ep. 95,24–35. L’antique sagesse, la simplicité,
est opposée à la subtilitas des arts, laquelle entraîne déchéance physique (par la multiplication
des maladies), déchéance intellectuelle et morale, perversion des mœurs.
216 Christelle Veillard

Si nous voulons considérer quelle est, en la nature humaine, sa supériorité et sa dignité,


nous comprendrons combien il est laid de se dissoudre dans le luxe, de vivre douillette-
ment et mollement, et combien il est beau de vivre avec économie, retenue, austérité,
frugalité.64

Nos deux philosophes romains adoptent ici un principe traditionnel du stoïcisme :

διαστρέφεσθαι δὲ τὸ λογικὸν ζῷον, ποτὲ μὲν διὰ τὰς τῶν ἔξωθεν πραγματειῶν πι-
θανότητας, ποτὲ δὲ διὰ τὴν κατήχησιν τῶν συνόντων· ἐπεὶ ἡ φύσις ἀφορμὰς δίδωσιν
ἀδιαστρόφους.

L’animal raisonnable est perverti, tantôt par les vraisemblances des réalités du monde exté-
rieur, tantôt par l’influence de ceux qui partagent notre vie, puisque la nature nous fournit
des points de départ exempts de toute perversion.65

Sénèque accuse plus précisément nos parents de nous avoir instillé le culte ad-
miratif de l’or et de l’argent.66 Avec sa verve habituelle, il moque les comporte-
ments absurdes de ses contemporains, qui sursautent pour une porte claquée,
qui sont devenus délicats, mous, efféminés et qui ont perdu, pour ainsi dire, le
droit d’être appelés hommes. Sa conclusion est la suivante :

Omnes sensus perducendi sunt ad firmitatem ; natura patientes sunt, si animus illos desit
corrumpere, qui cotidie ad rationem reddendam uocandus est.

Tous les sens doivent être entraînés à l’endurance ; ils sont résistants par nature, si l’âme
cesse de les corrompre, elle qui chaque jour doit être appelée à reddition de comptes.67

Ainsi, tous nos vices sont volontaires, ils sont des choix de l’âme. Ce n’est pas
notre nature qui est viciée, c’est l’éducation, la civilisation et la fréquentation
des hommes qui la rendent vicieuse. Quelles sont les caractéristiques de cette
nature humaine première, exempte de perversion ? L’homme véritable s’abs-
tient de pratiquer la vengeance, qui est dite inhumaine ;68 elle est même une
impiété,69 une faute contre les dieux et contre la place de l’homme dans la na-
ture ; de la même façon, la colère abdique la nature humaine, qui excite à
l’amour et non à la haine.70 De manière moins classique cette fois, Sénèque pose
que la possession du logos est non pas une perfection assimilable à l’étincelle

64 Off. 1,106 (trad. Testard).


65 DL 7,89.
66 Ep. 115,11–12.
67 Ira 3,36 (trad. Bourgery).
68 Ira 2,32,1.
69 Ira 2,31,6–7.
70 Ira 3,5,6 (P8, P10).
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 217

divine, non pas même l’outil par excellence de progrès vers la vertu, mais un
moyen à utiliser avec précaution. Pour preuve,

et suspiciones et interpretationes malignas uocis alienae, quibus efficitur ut inter iniurias


naturae numeretur sermo homini datus.

Les soupçons et les interprétations malveillantes de la voix d’autrui, qui font compter le don
de la parole à l’homme parmi les disgrâces de la nature.71

Le monde latin veille à scinder ratio et oratio, logos et discours, éloquence et


rationalité, audibilité du langage et énonciation du vrai.72 Si le moteur principal
réside dans les affections (honte et amour) liées à une certaine conception de la
nature humaine (dignitas), c’est qu’il s’agit bien de coupler une méditation des
préceptes à un exercice d’ordre physique. L’une des manières de faire est d’ac-
quérir une disposition de l’âme particulière, en usant de la méditation. C’est ce
qui nous est indiqué dans les paragraphes 36 à 38, et qui forme le principe gé-
néral d’appel à la méditation, appelé PG.

5 La technique de la méditation
5.1 Ce que préconise Sénèque

Nous avons, en 3,36–38, l’énoncé des règles générales de la méditation, ainsi que
des exemples de méditation proprement dite. Sénèque annonce qu’il prend exem-
ple sur le stoïcien Q. Sextius, fondateur d’une école stoïcienne à Rome. Il interroge
son âme, dans un processus de dédoublement de soi : de même que l’on interroge
sa représentation pour déterminer si elle est compréhensive ou pas, de même, on
interrogera son âme sur ce qu’elle a fait dans une journée. Il s’agit de se poser en
juge (iudex), en espion et en censeur secret de ses propres mœurs (speculator sui
censorque secretus de moribus suis), c’est-à-dire en instance de jugement extérieur,
mais également en défenseur de ses propres actes : il faut plaider sa propre cause,
en assumant ses actes mais aussi en admettant éventuellement qu’ils ne sont pas
défendables.73 Nous prenons connaissance, à l’occasion de ce paragraphe, du petit
rituel institué par Sénèque : couché dans son lit à côté de sa femme silencieuse,

71 Ira 3,34,1 (trad. Bourgery).


72 C’est pourquoi, par exemple, le discours de Caton, quoique vrai, est resté inefficace, car sa
démonstration était sans éloquence (fin. 4,2).
73 Cf. Inwood (2005) 210–211, qui insiste sur ce modèle du procès intérieur et renvoie p. 219 à
ep. 28,10 ; oti. 1,2–3.
218 Christelle Veillard

dans le noir, il examine sa journée dans ses moindres détails. Il nous conseille de
prendre le temps de la réflexion, pour revenir sur ses actions en identifiant les
réussites mais surtout les occasions manquées, les échecs, éventuellement les ac-
tions vicieuses. Se morigéner, s’exhorter à ne pas recommencer : l’étape préalable
à ce travail d’évaluation est une étape de récapitulation des erreurs passées, afin
de mesurer le chemin qui reste à parcourir vers la vertu, mais aussi se pardonner à
soi-même. Il ne s’agit pas en effet de s’absoudre, mais de faire en sorte que les
échecs passés ne soient pas ruminés comme des blessures et ne fassent pas poids
contraire dans mon effort vers la vertu : à chaque jour nouveau, un nouvel effort,
libre et net de tout passif, est ainsi possible. Cet exercice, à proprement parler ra-
tionnel, est un exercice de mémoire à visée démonstrative. Il forme des plis dans
l’âme, afin qu’elle trouve plus facilement les conduites à adopter à l’avenir.
Concernant la colère, les exemples proposés dans ce passage (3,37–38) re-
prennent des principes déjà énoncés : il faut éviter les configurations propices
au développement de la colère, tels les convives vulgaires, la sollicitation des
patrons, ce qui impose de se mettre à l’écart (P14) ; il faut se livrer à la praeme-
ditatio futuri mali, en se figurant à l’avance que nous aurons beaucoup à souf-
frir (P7) ; il faut également faire un travail sur l’appréciation des situations
propices à la colère et les juger à leur juste valeur afin d’en rire et non de s’en
irriter (P3 et P16).

5.2 Origine pythagoricienne de cet exercice

Cet exercice de méditation est particulièrement répandu au sein du stoïcisme


impérial, chez Épictète74 et Marc Aurèle.75 Sénèque, qui est le premier de l’école

74 Épictète cite le Vers d’Or en diss. 3,10,1–3 pour se rappeler qu’il faut juger en adéquation
avec la situation : « Il faut toujours avoir sous la main le jugement dont le besoin se fait sentir :
à table, celui qui concerne la table, au bain, celui qui concerne le bain, au lit, celui qui
concerne le lit » (trad. Souilhé). Suit la citation des vers d’or, citée plus bas. Ce principe est
repris en 3,10,4 pour souligner qu’il faut être préparé à tout événement ; en 4,6,32 et 4,6,34 de
manière extensive dans une perspective d’interrogation de ce que je suis : « Mais toi, si tu n’as
en vérité d’autre souci que d’user des représentations comme tu le dois, le matin, aussitôt
levé, demande-toi : ‘que me reste-t-il à faire du point de vue de l’impassibilité, du point de vue
de l’ataraxie ? Qui suis-je ?’ » etc. (σὺ δ’ εἴπερ ταῖς ἀληθείαις οὐδενὸς ἄλλου πεφρόντικας <ἢ>
χρήσεως οἵας δεῖ φαντασιῶν, εὐθὺς ἀναστὰς ἕωθεν ἐνθυμοῦ « τίνα μοι λείπει πρὸς ἀπάθειαν ;
τίνα πρὸς ἀταραξίαν ; τίς εἰμι ; », trad. Souilhé). La thématique du jugement de soi-même se
trouve également en 4,6,11.
75 Cf. en particulier Newman (1989) ; Giavatto (2008).
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 219

stoïcienne à l’instituer comme pratique rituelle,76 dit qu’il l’emprunte à Sextius.


On peut cependant en trouver une anticipation dans les Vers d’or, c’est-à-dire
dans la mouvance pythagoricienne :

μηδ’ ὕπνον μαλακοῖσιν ἐπ’ ὄμμασι προσδέξασθαι, πρὶν τῶν ἡμερι<ν>ῶν ἔργων λογίσασθαι
ἕκαστα « πῇ παρέβην ; τί δ’ ἔρεξα ; τί μοι δέον οὐ τετέλεσται ; » ἀρξάμενος δ’ ἀπὸ τοῦδε †
ἐπέξιθι· καὶ μετέπειτα δειλὰ μὲν † ῥέξας ἐπιπλήσσεο, χρηστὰ δὲ τέρπου.

Ne laisse jamais tes paupières céder au sommeil avant d’avoir soumis à ta raison toutes tes
actions de la journée : « En quoi ai-je manqué ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je omis de faire de ce
qui est ordonné ? » Ayant jugé de la première de tes actions, prends-les toutes ainsi l’une
après l’autre. Si tu as commis des fautes, sois-en mortifié ; si tu as bien fait, réjouis-toi.77

On trouve deux interprétations de cette consigne. La première en fait un simple


exercice de mémoire, lié à la méfiance des pythagoriciens pour l’écrit et à la
consigne corollaire d’entraîner sa mémoire le plus qu’il est possible.78 La se-
conde y voit un examen de conscience, un exercice moral dont l’étape préalable
est la récapitulation des faits. C’est de ce second sens que s’empare Sénèque,
pour ériger la conscience individuelle en juge de soi-même.
La méditation se décrit bien comme un exercice, compris sur le modèle de
l’exercice physique : le méditant est un athlète qui se prépare au combat.79

76 D’après Aulu-Gelle, NA 6,2,2, Chrysippe cite les Vers d’Or pour en tirer la leçon suivante :
les hommes ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour leurs maux. Cette citation implique
que Chrysippe connaissait ces vers, mais non qu’il en ait fait un usage méditatif particulier.
Sénèque semble de fait être le premier à le faire.
77 Vers d’or 40–44, cités par Epict. diss. 3,10,1–3 (trad. Souilhé). On en trouve une citation
dans la Vie de Pythagore de Diogène Laërce (DL 8,22) : « On dit qu’il prescrivait à ses disciples,
chaque fois qu’il rentraient chez eux, de dire la chose suivante : ‘où ai-je commis une faute ?
Qu’ai-je fait ? Que n’ai-je pas accompli qui aurait dû l’être ?’ » (Λέγεται παρεγγυᾶν αὐτὸν ἑκάσ-
τοτε τοῖς μαθηταῖς τάδε λέγειν εἰς τὸν οἶκον εἰσιοῦσι, « πῆ παρέβην ; τί δ’ ἔρεξα ; τί μοι δέον
οὐκ ἐτελέσθη ; », trad. Balaudé).
78 Selon Diodore de Sicile (Fragments 1,10), les pythagoriciens exerçaient leur mémoire avec
le plus grand soin, et ne sortaient jamais du lit sans avoir repassé dans leur esprit tout ce
qu’ils avaient fait la veille, du matin au soir. Ils considéraient cet exercice comme propre à
fortifier la mémoire et à pourvoir l’esprit de connaissances. De manière analogue, dans Por-
phyre, Vie de Pythagore 40 et Jamblique, Vie de Pythagore 165 : un pythagoricien ne sort ja-
mais de son lit sans avoir récapitulé tout ce qu’il a fait la veille, dans les moindres détails,
puisque pour acquérir la prudence et la science, il faut la fermeté des souvenirs. Ou encore
Cic. sen. 11 : Caton l’Ancien suit le précepte des pythagoriciens et se rappelle tous les soirs tout
ce qu’il a fait ou entendu dans la journée, à seule fin d’exercer sa mémoire.
79 Μελέταω signifie « s’exercer » ; ce verbe est synonyme de γυμνάζω, ou ἀσκέω, dans les-
quels nous reconnaissons l’exercice gymnique et l’ascèse du philosophe. La métaphore de
l’athlète se rencontre par exemple dans Sénèque, ep. 69,6 ; 70,18 ; 71,30 ; 78,16 ; dans Epict.
diss. 1,1,25 ; 3,8,1 ; 4,4,26 ; 2,18,27.
220 Christelle Veillard

Le philosophe qui médite se prépare à affronter un combat particulier : d’abord,


celui qui l’oppose à la Fortune, c’est-à-dire aux événements qui lui échoient et
avec lesquels il a à composer pour mener son existence ; en second lieu, celui
qui l’oppose à lui-même, puisqu’il lui apparaît assez vite que l’un des obstacles
qui lui rendent la vie difficile, c’est sa résistance intérieure face à des événe-
ments inéluctables. C’est donc cet élément de préparation au combat qui distin-
gue la méditation, à la fois d’un exercice normal de réflexion (dont l’objectif
n’est pas en soi spécifié), et à la fois de la contemplation (qui n’a pas d’autre
objectif qu’elle-même et qui par définition est déconnectée de la pratique).
La méditation exige alors une préparation régulière, quotidienne, accomplie si
possible au même moment de la journée. Délaisser l’exercice, même ponctuelle-
ment, c’est prendre le risque d’une rechute : on médite pour acquérir une dispo-
sition d’âme qui, telle un muscle, nécessite d’être entretenue.80 La méditation est
donc un exercice intellectuel assez particulier, c’est pourquoi Pierre Hadot avait
parlé d’« exercice spirituel » :81 comprendre une démonstration mathématique se
fait une fois pour toutes ; l’objectif ici est tout différent, puisqu’il s’agit de faire
de ses connaissances une partie intégrante de soi-même. C’est ce qu’indique une
seconde métaphore, la métaphore de la digestion, employée par Sénèque82
comme par Épictète.83 Ce dernier souligne que la philosophie n’est pas une ques-
tion de mots, d’exercice verbal ou de savoir livresque, mais qu’elle est un exer-
cice de l’âme ; si les phrases restent vides, l’exercice est manqué et les principes
appris peuvent aisément être vomis :

Ὅτι τὰ θεωρήματα ἀναλαβόντες ψιλὰ εὐθὺς αὐτὰ ἐξεμέσαι θέλουσιν ὡς οἱ στομαχικοὶ τὴν
τροφήν. πρῶτον αὐτὸ πέψον, εἶθ’ οὕτω μὴ ἐξεμέσῃς· εἰ δὲ μή, ἔμετος τῷ ὄντι γίνεται,
πρᾶγμ’ ἀκάθαρ<τ>ον καὶ ἄβρωτον. ἀλλ’ ἀπ’ αὐτῶν ἀναδοθέντων δεῖξόν τινα ἡμῖν μεταβο-
λὴν τοῦ ἡγεμονικοῦ τοῦ σεαυτοῦ, ὡς οἱ ἀθληταὶ τοὺς ὤμους.

Ceux qui ont reçus les purs principes, sans rien de plus, veulent aussitôt les vomir, comme
font pour la nourriture ceux qui souffrent de l’estomac. Commence par les digérer, puis, ne
les dégorge pas de cette façon. Sinon, une chose propre devient un vrai vomissement, et ce
n’est pas mangeable. Mais après les avoir digérés, montre-nous quelque changement dans
la partie maîtresse de ton âme, de même que les athlètes montrent leurs épaules.84

80 Marc Aurèle souligne que « jour après jour » des émotions diverses viennent effacer nos
principes (P. 10,9 καθ’ ἡμέραν), et qu’il faut donc s’y appliquer et s’y exercer constamment
(P. 10,11 ; 6,47), et notamment, « sitôt réveillé », se poser la question de la valeur des choses
(P. 10,13 εὐθὺς ἐξ ὕπνου γενόμενον).
81 Cf. Hadot (2002).
82 Ep. 82,8.
83 Diss. 2,1,31.
84 Diss. 3,21,1–3 (trad. Souilhé).
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 221

Pour intégrer ces principes à son âme, il faut en avoir une compréhension
nette, une fréquentation régulière, et surtout leur donner sens de sorte que
notre vie en soit modifiée. La méditation nous permet d’atteindre un objectif
bien précis : réformer son âme pour la tenir prête à toute éventualité. C’est
pourquoi elle se décrit également comme praemeditatio futuri mali, une prévi-
sion du mal futur, une anticipation de toutes les situations potentiellement fâ-
cheuses qui pourraient nous arriver, afin que nous disposions immédiatement
de la réaction adaptée85. Parce que l’effet de surprise est ce qui est susceptible
d’ébranler nos principes, il faut s’entraîner à neutraliser toute surprise possible.
Le philosophe doit être capable de mobiliser immédiatement ses ressources
psychiques (et pas uniquement ses connaissances) pour affronter les événe-
ments. L’objectif de la méditation est alors double. Il s’agit dans un premier
temps d’une attitude défensive, qui consiste à développer des techniques de ri-
poste, des parades, pour contrecarrer l’impact des événements sur nous et sup-
primer, en premier lieu, l’effet de surprise. Encaisser les coups, certes, mais
surtout minimiser l’impact de ces coups sur nous par une parade adaptée, tel
est le premier objectif. Il faut se fortifier comme une cité se dote de remparts et
s’apprête à résister à l’assaillant.86 Cette métaphore de la cité fortifiée est à
l’origine de l’image de la citadelle intérieure, image aurélienne devenue très cé-
lèbre.87 Le second objectif est offensif : il ne faut pas se contenter de parer les
coups, il faut se préparer à tout ce qui peut arriver, les devancer, chercher les
occasions de combattre, afin de mettre à l’épreuve notre disposition intérieure
en l’exerçant concrètement, sur des cas d’abord triviaux, puis de plus en plus
complexes.88 C’est ainsi que procède Sénèque lui-même : « Plaçons-nous d’avance

85 Cf. P7 ; Cic. Tusc. 3,52 ; cf. également Épictète, dans la note 74.
86 Ep. 13.3 ; 113,27 ; Helu. 5,3.
87 Cf. P. 4,3 οὐδαμοῦ γὰρ οὔτε ἡσυχιώτερον οὔτε ἀπραγμονέστερον ἄνθρωπος ἀναχωρεῖ ἢ εἰς
τὴν ἑαυτοῦ ψυχήν, « Nulle part en effet l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme
retraite que dans son âme » ; 4,49 Ὅμοιον εἶναι τῇ ἄκρᾳ, ᾗ διηνεκῶς τὰ κύματα προσρήσσεται,
« Ressembler au promontoire contre lequel incessamment se brisent les flots » ; 8,48 Μέμνησο
ὅτι ἀκαταμάχητον γίνεται τὸ ἡγεμονικόν, ὅταν εἰς ἑαυτὸ συστραφὲν ἀρκεσθῇ ἑαυτῷ, μὴ
ποιοῦν τι ὃ μὴ θέλει, κἂν ἀλόγως παρατάξηται. Τί οὖν, ὅταν καὶ μετὰ λόγου καὶ περιεσκεμμέ-
νως κρίνῃ περί τινος ; διὰ τοῦτο ἀκρόπολίς ἐστιν ἡ ἐλευθέρα παθῶν διάνοια· οὐδὲν γὰρ
ὀχυρώτερον ἔχει ἄνθρωπος, ἐφ’ ὃ καταφυγὼν ἀνάλωτος λοιπὸν ἂν εἴη, « Souviens-toi que ton
principe directeur devient inexpugnable, lorsque, rassemblé sur lui-même, il se contente de ne
pas faire ce qu’il ne veut pas, même si la résistance est irraisonnée. Que sera-ce donc lorsqu’il
se prononcera sur un objet avec raison et mûr examen ! Voilà pourquoi c’est une citadelle que
l’intelligence libérée des passions. L’homme n’a pas de position plus solide où se réfugier et
rester désormais imprenable » (trad. Meunier).
88 Encheiridion 12,2 et 26.
222 Christelle Veillard

dans toutes les conjonctures imaginables et méditons, non sur les événements
habituels mais sur tous les événements possibles ».89 Il est particulièrement
intéressant de remarquer que Marc Aurèle reprend la double technique mise
en place par Sénèque pour lutter contre la colère, et qu’il l’étend à la totalité
des phénomènes de l’âme. En effet, Marc Aurèle explique que l’on peut tra-
vailler sur la maîtrise de ses représentations de deux manières : d’une manière
rationnelle et démonstrative ; d’une manière plus stratégique, en opposant par
exemple à une représentation passionnelle une image aussi forte. Se produit
alors l’épochê, la suspension de jugement dans l’âme qui, ayant été ébranlée
dans un sens par la première image, puis de manière égale dans le sens contraire
par la seconde, retrouve ainsi une position d’équilibre relatif. Marc Aurèle préco-
nise ainsi de provoquer un choc qui fasse sortir du sommeil qu’est ce trouble :
« Recouvre ton bon sens, reviens à toi et, une fois sorti de ton sommeil, rends-toi
compte que c’étaient des songes qui te troublaient : regarde les choses à nou-
veau, les yeux bien éveillés, comme tu les regardais naguère ».90 L’usage d’ex-
pressions brutales remplit cet objectif :
ἐχθὲς μὲν μυξάριον, αὔριον δὲ τάριχος ἢ τέφρα
Hier un peu de glaire, demain momie ou cendre. (P. 4,48)

Παιδίων ὀργαὶ καὶ παίγνια, καὶ « πνευμάτια νεκροὺς βαστάζοντα »


Colères et jeux d’enfants, « frêles âmes soulevant des cadavres » (P. 9,24)

Ἐγγὺς μὲν ἡ σὴ περὶ πάντων λήθη, ἐγγὺς δὲ ἡ πάντων περὶ σοῦ λήθη
Bientôt tu auras oublié, bientôt tous t’auront oublié (P. 7,21).

Ἄριστος τρόπος τοῦ ἀμύνεσθαι τὸ μὴ ἐξομοιοῦσθαι.


Le meilleur moyen de t’en défendre : ne pas leur ressembler (P. 6,6)

La méditation est donc à la fois un exercice intellectuel de remémoration et d’in-


tégration des dogmes, et un exercice comportemental. Sous ce dernier aspect,
elle place l’individu dans une structure mentale redondante qui lui permet d’ac-
quérir puis de renforcer une disposition appropriée à toutes les situations.

89 Ep. 91,4 in omnia praemittendus animus cogitandumque non quicquid solet, sed quicquid po-
test fieri (trad. Noblot).
90 P. 6,31 ἀνάνηφε καὶ ἀνακαλοῦ σεαυτὸν καὶ ἐξυπνισθεὶς πάλιν καὶ ἐννοήσας ὅτι ὄνειροί σοι
ἠνώχλουν, πάλιν ἐγρηγορὼς βλέπε ταῦτα, ὡς ἐκεῖνα ἔβλεπες (trad. Meunier).
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 223

6 Les outils physiques pour travailler le souffle


physique qu’est l’âme
La dernière partie concerne les remèdes à la colère d’autrui. Le traitement de ce
point était annoncé en 3,1 : « Essayer d’extirper la colère des âmes, ou tout au
moins la réfréner et en contenir l’élan » (iram excidere animis aut certe refrenare et
impetus eius inhibere). Cet objectif est impossible, si l’on en croit les paragraphes
hésitants de 3,1,3–5 : dès qu’elle commence, la colère est là tout entière et on ne
peut lui fixer de limite. De fait, les conseils qui vont être prodigués par Sénèque
dans la dernière partie du traité sont essentiellement des conseils pour limiter les
dégâts extérieurs que la colère pourrait engendrer. Autrement dit, il ne s’agit pas
véritablement de conseils thérapeutiques : supposons un homme atteint de la jau-
nisse et qui voit tout en jaune ; on ne prodiguera aucun conseil pour le guérir ; on
donnera simplement des conseils pratiques pour qu’il évite de peindre sa maison
de manière délirante. Il convient en effet de : 1°. laisser agir le temps, ce qui suggère
qu’aucun remède n’est efficace contre la passion de la colère et que nous sommes
contraints de respecter son économie propre en jouant la carte de la temporalité ;
2°. tromper les premiers mouvements (P17) ; 3°. contenir ses effets, empêcher l’indi-
vidu en proie à la colère de passer à l’action, éventuellement en lui opposant honte
ou crainte (P19) ; 4°. faire diversion, en agissant ouvertement ou secrètement.
Les conseils véritablement thérapeutiques sont indiqués de manière extrême-
ment ténue, en raison, sans doute, du point que nous venons de rappeler, et qui
explique très probablement le traitement trop court réservé à cette partie. De ce
point de vue, les principes énoncés en 39–40 sont très en deçà de ce que l’on
pouvait attendre de l’annonce faite en 3,1–2 et ils sont parfois contradictoires :

Id aliquando palam aperteque faciendum est, ubi minor uis mali patitur, aliquando ex oc-
culto, ubi nimium ardet omnique inpedimento exasperatur et crescit ; refert quantas uires
quamque integras habeat, utrum reuerberanda et agenda retro sit an cedere ei debeamus dum
tempestas prima desaeuit, ne remedia ipsa secum ferat. Consilium pro moribus cuiusque ca-
piendum erit ; quosdam enim preces uincunt, quidam insultant instantque summissis, quos-
dam terrendo placabimus ; alios obiurgatio, alios confessio, alios pudor coepto deiecit, alios
mora, lentum praecipitis mali remedium, ad quod nouissime descendendum est.

Ceci doit être fait parfois publiquement et ouvertement, quand la faiblesse du mal le permet,
parfois secrètement quand il a trop d’ardeur, que tout obstacle l’exaspère et l’accroît ; il
faut voir si son énergie est grande et intacte, s’il faut la heurter de front et la refouler, ou si
nous devons céder au premier déchaînement de la tempête pour qu’elle n’emporte pas les
remèdes avec elle. Il faut prendre conseil du caractère de chacun : certains en effet se lais-
sent vaincre par des prières, certains insultent et bousculent les humbles, certains s’apai-
sent par la terreur ; pour les uns les objurgations, pour d’autres l’aveu, pour d’autres la
224 Christelle Veillard

honte les fera dévier de leur entreprise, chez d’autres le temps, remède lent pour un mal si
rapide, auquel il faut se résigner en dernier lieu.91

Il faut donc traiter le gonflement qu’est la passion, sa face physique, laquelle


est une manière d’être de l’âme indépendante du contenu cognitif qu’elle porte.
Autrement dit, il faut reconnaître que si la passion est causée par un jugement,
elle ne se réduit pas à lui et conquiert son autonomie propre, ainsi que le disait
déjà Chrysippe avec l’exemple du coureur emporté par son élan. Sur ce point,
Chrysippe avouait lui-même la chose suivante :

Δοκεῖ δέ μοι ἡ μὲν τοιαύτη δόξα διαμένειν, ὅτι κακὸν αὐτό, ὃ δὴ πάρεστιν, ἐγχρονιζομένης
δ’ ἀνίεσθαι ἡ συστολὴ καί, ὡς οἶμαι, ἡ ἐπὶ τὴν συστολὴν ὁρμή.

Je pense, disait Chrysippe, que l’opinion reste ce qu’elle est, à savoir que l’on est en pré-
sence d’un mal, mais qu’avec le temps, se relâche la contraction et avec elle il me semble, la
tendance à se contracter.92

Cela revient à déconnecter doublement la passion du jugement : le jugement en est


une cause nécessaire, mais pas suffisante, puisque le jugement peut être présent
sans que se déploie la passion d’une part, et qu’il peut avoir disparu sans que la
passion s’éteigne d’autre part ; en second lieu, le même jugement peut provoquer
une passion, puis, restant présent, devenir inefficace, la passion s’éteignant d’elle-
même, comme lorsque nous continuons de penser que la mort de notre enfant est
une injustice, mais que nous avons cessé de pleurer. C’est donc le temps, les circons-
tances de l’événement, le caractère de l’affecté qui sont déterminants. Quant au
temps, Sénèque semble avoir adopté une position ambivalente : tout en admet-
tant le principe chrysippéen rappelé ci-dessus,93 il souligne simultanément que
le temps est un remède trop lent pour un mal si rapide et qu’il ne faut s’y résigner
qu’en dernier recours.94 Tout ensemble, il admet qu’intervenir sur une passion
récente par une démonstration peut avoir un effet contraire : tenter de l’adoucir
par des mots ne fera que la renforcer, il faut donc plutôt aller dans son sens, ou
bien attendre sans rien dire. Le raisonnement est donc à la fois écarté comme
solution possible, et identifié comme occasionnellement contre-productif. Ainsi,
l’on combattra les premiers mouvements d’une colère que l’on n’ose pas apaiser
immédiatement par des moyens détournés : en écartant loin de l’autre les instru-
ments de vengeance ; en simulant soi-même la colère, pour faire croire à l’autre
que nous partageons son indignation et en espérant ainsi contrôler son affect,

91 Ira 3,1,1 (trad. Bourgery).


92 Chrysippe, apud Galen. PHP 4,7,14–15 p. 284,7–9 De Lacy (ma trad.).
93 Ira 2,22,3 ; 3,1,2 ; 3,12,4 ; 3,39,2.
94 Ira 3,1,2.
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 225

sans pour autant voir notre disposition interne contaminée ; en usant de honte et de
crainte, si la passion est très violente ; en usant éventuellement de son pouvoir, si
l’on est plus puissant que le passionné. Sénèque complète ainsi les conseils prodi-
gués par Chrysippe, conseils jugés insuffisants ou à double tranchant.

7 Conclusion
Ainsi que nous l’avons constaté, Sénèque utilise très manifestement un attirail
d’arguments bien établis, dont nous trouvons la trace chez Cicéron. Le philo-
sophe de Cordoue endosse les thèses de Chrysippe, qui n’est pas particulière-
ment convaincu de l’efficacité de sa thérapeutique et qui concède que sa
théorie est lacunaire. Sur ce point, Sénèque admet sans doute les thèses de
Posidonius, qui tentait de parer aux inconvénients chrysippéens en expliquant
que la passion possède son économie propre, indépendante des raisonnements.
Quant à savoir s’il adopte la psychologie posidonienne, c’est finalement une
question que Sénèque ne semble pas se poser ouvertement, parce qu’il est at-
tentif avant tout à l’exercice de l’âme et à l’efficacité des remèdes employés.
Ce que Sénèque entendrait montrer par conséquent, c’est qu’il faut combattre
les passions au moyen de deux procédés complémentaires. Le premier, proprement
logique, consiste à travailler sur le contenu cognitif des passions, en revenant sur
leurs définitions et sur la valeur de leurs objets. Le second, que l’on pourrait dire
comportemental, garantit l’efficacité du premier, en installant dans l’âme une ten-
sion suffisamment équilibrée pour que les contenus cognitifs puissent jouer leur
rôle pratique. Dans certaines situations, ce procédé comportemental peut même se
substituer au procédé logique, rendu inopérant par le désordre qu’introduit la pas-
sion. C’est dans ce cadre que se comprend l’exercice particulier qu’est la méditation
quotidienne. C’est dans ce cadre également que sont rendus licites des procédures
étranges, telles que l’usage de passions contraires ou la contrainte physique. L’ob-
jectif est alors de provoquer un choc capable de faire pièce, par sa puissance, à la
violence de la passion combattue. Par ces conseils, Sénèque était manifestement
plus soucieux d’énoncer des moyens efficaces que de rester dans le cadre strict de
la psychologie formulée par Chrysippe. Il est sans aucun doute l’héritier des doutes
comme des préconisations de Posidonius, lequel n’hésitait pas à emprunter à
Platon des moyens thérapeutiques de type strictement physiques, tels l’usage de la
gymnastique et du vin, afin de former dès la naissance – voire avant cette dernière –
l’âme des enfants. Ces éléments se retrouvent sous la plume de Sénèque, lorsqu’il
conseille de regarder du vert pour se calmer, ou encore de s’enivrer de temps à
autre, afin de délasser son âme, c’est-à-dire de lui faire prendre, tel un ressort
226 Christelle Veillard

détendu, une tonicité moindre, ponctuelle, condition nécessaire à sa reprise ulté-


rieure de fermeté. L’exercice méditatif prend dans ce cadre une importance toute
nouvelle, considérant l’âme comme un support physique de contenus intellectuels,
lesquels doivent à la musculature de ce support leur ferme présence dans l’âme.

Appendice

II. Programme thérapeutique complet


, – fin du traité

A. Hygiène préventive : éviter le mal (,–)

Division proposée en ,, A) éviter de se mettre en colère (repousser la colère) :


hygiène préventive
B) éviter quand on y est de commettre des fautes (la
réfréner quand elle est là) : thérapeutique
proprement dite

A) Chez les enfants : l’éducation ,–

A) Chez les adultes ,,– ,, principe : combattre les causes les
premières. Division a) nous croyons être offensés ;
b) nous croyons l’être injustement.

a) nous croyons être offensés ,, (P) se donner un délai ,,–,, ; ,
–
(P) n’être ni naïf ni soupçonneux ,

(P) disjonctive « ou injure ou non » ,

(P) les dieux veulent notre bien ,

(P) imperfection des hommes ,

(P) considérer qui a agi , ; ,


De ira 3,25–43 Faire face à la colère 227

(continue)

b) nous croyons être injustement (P) se préparer à tout ,,–


offensés ,–
(P) se rappeler la nature sociable et aimante de
l’homme ,, ; ,,

(P) ne pas y prendre plaisir ,,

(P) inonder l’autre de bienfaits : rendre l’amour à


la haine ,, ; ,,

(P) regarder la laideur physique qu’elle entraîne


,

(P) regarder les dangers qu’elle fait courir ,,


–

Conclusion : transition vers le livre III , la colère est le pire des maux, elle soumet à
son pouvoir tous les autres vices : annonce du
préambule du livre III

Zone d’hésitation

Préambule : rappel de l’objectif et des effets désastreux de la colère. Oscillation entre A et B ;


,, : rappel de la division : A) ne pas s’irriter (non irasci) ; B) cesser (desinere) ; B’) porter
remède à celle d’autrui. On dira d’abord (A) comment ne pas y tomber (quemadmodum in
iram non incidamus) ; B) s’en libérer (ab illa liberemus) ; B’) retenir l’homme en colère
(irascentem retineamus . . . )

Retour à (A) comment ne pas s’irriter (ne irascamur) ,, suite des principes utiles pour (A)

Argument théorique (P) comparer la colère aux autres vices : le pire de


tous ,,–.

Conseils pratiques (P) il faut rendre son âme tranquille par


la mégalopsychia ,,
-ne pas la fatiguer de tâches trop ardues ,, ;
l’échec est cause de colère ,,
-éviter le contact de la colère ,, prendre exemples
et bonnes habitudes ; pratiquer les vertus ; fuir les
colériques ,,
-reposer l’âme par les arts d’agrément (musique
douce et vert) ,,
-fuir le forum
-ne pas être fatigué
228 Christelle Veillard

(continue)

éviter la colère en en évitant les causes (P) ,, combattre les signes avant-coureurs
et les occasions -se taire ,,
-comparaison avec l’épileptique ,,
-connaître ses points faibles

(P) fermer les yeux sur bien des offenses ,,;


,; différer, rire, pardonner
-circonscrire la colère par le jeu, la plaisanterie
,, même le tyran sait le faire

Ne pas multiplier les occasions de colère ,– :


-ne pas l’appeler et quand elle se présente la rejeter
,,
-(P) considérer l’auteur et non l’acte ,, ; ,
-se mettre à la place de celui qui nous fâche ,,
- (P) s’imposer un délai ,,. Exemple de Platon
irrité ,,– = transition vers B

B. Comment traiter le mal quand il est là et s’en guérir (sanari) (traitement du point annoncé
en ,,)

(P) Cacher sa colère en réprimant ses


manifestations extérieures :
-faire le contraire de ce qu’on ressent
-baisser la voix : exemple de Socrate ,,
-demander l’aide de nos amis ,,
-dresser des obstacles contre nos vices ,,
disposer notre âme de sorte qu’elle n’éprouve pas
de colère ou qu’elle la refoule au fond d’elle-même
et ne l’avoue pas : la tenir secrète ,,

Il faut montrer que P est possible Exemples de colère étouffée par une autre passion,
la peur de la mort ,–
Exemples de colère étouffée par une vertu, la
douceur et la modération ,–
Règle générale : les exemples sont là
pour m’enjoindre de faire de même (si x l’a fait, je
peux le faire aussi ,)
De ira 3,25–43 Faire face à la colère 229

(continue)

Retour à A) (P) Il faut pardonner, en considérant qui a agi


contre moi ,,

(P) Relativiser en considérant la nature humaine


commune , ; ,,– ; ,,

(P) la vengeance est trop coûteuse, il faut


pardonner , ; ,

(P) il faut opposer l’amour à la haine ,

(P) Il faut avoir pitié ,

(P) Les origines de la colère sont insignifiantes ou


inoffensives ,

(P) il faut remercier et non accuser la fortune ,

Retour à B) (P) faire jouer des motifs contraires ,, :


crainte, respect, dédain, en fonction des personnes
concernées
(P) se donner un délai , ; élever son âme
,,, considérer l’offense comme négligeable

Retour à A) (P) Eviter tous les éléments de la culture, propres


Tous les éléments de la culture sont à exciter la colère ,–
propres à exciter la colère ,–
L’argent comme cause principale des colères ,

Le langage ,

La position sociale ,

Il faut donc s’entraîner à la simplicité et (PG) La technique de la méditation Exemple de


à l’endurance , Sextius
pratiquer la méditation quotidienne ,,–
pratiquer l’interrogation (P, P); la définition,
l’indifférence à l’offense (P), la praemeditatio
futuri mali (P)
, et ,, Diogène et Caton : ils ne sont pas en
colère

Transition ,, Tout cela a pu montrer que soit nous


n’éprouvons pas de colère, soit nous en
triomphons. Il faut à présent apaiser la colère
d’autrui
230 Christelle Veillard

(continue)

B’ Comment porter remède à la colère d’autrui ? ,– (// ,–)

(P) laisser agir le temps ; tromper les premiers


mouvements (P) ; contenir ses effets, l’empêcher
de passer à l’action ; lui opposer honte ou crainte
(P) ; faire diversion ; agir ouvertement ou
secrètement.
IIIème partie : Thématiques transversales
Ermanno Malaspina
Les lectures politiques du De ira
1 Date et portée politique
La portée politique du De ira varie notablement selon que le traité a été publié
avant, durant ou après l’exil,1 étant donné que Claude avait publiquement re-
connu souffrir de ce vice.2 En règle générale, il est plausible de soutenir que c’est
seulement avant son exil que Sénèque aurait pu donner au De ira un but poli-
tique et viser l’empereur : les arguments avancés par Italo Lana me semblent sur-
monter toute réfutation.3 Ces arguments, par ailleurs, ne donnent pas la preuve
chronologique sûre de la datation avant l’exil, car ils se fondent à leur tour sur
l’interprétation politique du De ira : il se crée de cette façon chez maints savants
un cercle vicieux entre la fonction politique envisagée ou non pour le traité et la
situation chronologique qui convient mieux, toujours à l’intérieur de la période

1 Pour la datation cf. supra p. XV–XVII.


2 Suet. Claud. 38,1 irae atque iracundiae conscius sibi, utramque excusauit edicto distinxitque,
pollicitus alteram quidem breuem et innoxiam, alteram non iniustam fore. La date de l’édit est
inconnue et peut être aussi postérieure à l’an 52 et n’avoir donc aucun rapport avec Sénèque ; si
l’acte de Claude était antérieur, nous n’aurions en revanche pas d’éléments pour établir s’il fut
la cause et le prétexte qui conduisirent Sénèque à écrire le De ira ou si au contraire il fut la
réponse et la justification de l’empereur aux critiques contenues dans le traité. Toutes ces hypo-
thèses ont été présentées, défendues et critiquées à satiété : cf. la bibliographie supra p. XVI
n. 32; en particulier, Fillion-Lahille (1984) 273–274 ; 288 prône une datation de l’édit en 41, juste
avant la publication du De ira (juste après selon Grimal (1978) 273, et Schimmenti (2020) 91–92).
3 Lana (2010) 133 : « E chi non vede la assoluta inopportunità, per Seneca, che ritorna dall’esilio,
di completare e pubblicare un’opera che è tutta rivolta contro l’ira, cioè contro la passione domi-
nante del principe ? E come avrebbe osato pubblicare un’opera in cui è frequentemente ripetuto
il rimprovero, contro gli irascibili, di condannare senza ascoltare gli accusati ? All’inizio del prin-
cipato di Claudio, prima che tale sciagura lo colpisse personalmente, Seneca poteva prudente-
mente e copertamente ammonire il principe di non aver fretta nel condannare, di ascoltare tutt’e
due le parti in causa, di dar tempo alla difesa di esporre le sue ragioni, ecc. : ma dopo il richiamo
dall’esilio, ciò avrebbe avuto sapore di recriminazione e rimprovero acerbo e sarebbe stata una
provocazione aperta ed inutile ». Même opinion chez Bourgery (ed. 1922) XXI–XXII ; Cupaiuolo
(1975) 47 n. 33 ; Grimal (1975) 61 ; Grimal (1978) 270 ; 273 ; 458 ; Fillion-Lahille (1984) 273–274 ;
Letta (1998) 58–59 ; bibliographie ultérieure dans Huber (1973) 139–141. Veyne (ed. 1993) 107 et
Harris (2001) 113 n. 132 ; 251 sont bien moins convaincants.

Note : Je remercie A. Setaioli pour ses commentaires savants et profonds à ces pages et Mélanie
Lucciano (Université de Rouen-Normandie), qui a relu et corrigé le texte français.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-011
234 Ermanno Malaspina

41–51 ; le fait, de surcroît, que l’interprétation politique ait été prônée par des
savants de renommée internationale en a énormément renforcé l’autorité.4
Pour éclaircir ces points, je me propose de commencer par une réflexion
sur le concept même de « politique » chez Sénèque, pour passer aux enjeux po-
litiques spécifiques du De ira, comme ils ont été interprétés par les savants.
Enfin, une liste des véritables allusions politiques dans le traité nous permettra
quelques considérations conclusives.

2 Sénèque et la politique
La « dimension politique » de Sénèque5 a été réduite, de la part de certains éru-
dits, aux allusions présumées pour ou contre l’empereur lui-même et/ou cer-
tains personnages de la maison impériale – allusions politiques, certes, mais
dépourvues de profondeur et destinées à un usage immédiat. Pour ces cher-
cheurs, surtout allemands (in primis Eckhard Lefèvre)6 et anglo-saxons, Sé-
nèque se situerait toujours sur le plan de la tactique, sans stratégie politique de
fond. Je crois qu’il est nécessaire de refuser cette interprétation, qui est d’ail-
leurs d’autant plus virulente qu’on s’éloigne des œuvres les plus politiques et
qu’on s’approche des tragédies,7 ou bien qu’on s’approche de Néron et des œu-
vres des dernières années de la vie du philosophe.
Une autre démarche, tout aussi réductrice, consiste à nier ou à minimiser son
apport politique, en le faisant disparaître dans l’éthique, étant donné que notre au-
teur n’envisage pas la politique sous son aspect constitutionnel, mais sous son as-
pect moral, afin d’étudier les effets des vices ou des vertus lorsqu’ils agissent dans

4 E.g. mon révéré maître I. Lana en Italie (cf. supra n. 3 et infra n. 29) et P. Grimal en France :
« Il est assez étonnant, a priori, qu’un bon nombre des exemples de colère apportés par Sé-
nèque s’applique à des rois [. . .]. Le dédicataire étant Novatus, il eût été naturel que Sénèque
évoquât des situations applicables à son frère. Or nous avons, très souvent, un tableau de la
colère du tyran. Sans doute certains des conseils donnés par Sénèque peuvent s’appliquer à la
conduite d’un gouverneur [. . .], mais certaines expressions prouvent bientôt que le philo-
sophe pense en réalité à un juge suprême » (Grimal (1978) 271). L’affirmation de Letta (1998) 59
me semble en revanche une pétition de principe : « il fatto stesso che l’opera si concentri non
sull’ira del privato, ma su quella di chi giudica e quindi ha il potere di punire o perdonare,
indica che si riferisce essenzialmente al principe, anche quando parla in termini astratti di
ciuitatis . . . rector (I,6,3) o di res publica (I,19,2) » (pour le ciuitatis rector cf. infra n. 57).
5 Je reprends ici brièvement quelques considérations publiées en Malaspina (2009), texte au-
quel je renvoie pour les données bibliographiques.
6 Cf. en général Lefèvre (2008).
7 Cf. e.g. Marshall (2014) 37–41.
Les lectures politiques du De ira 235

le cadre d’une magna aula,8 c’est-à-dire lorsque leur puissance est absolue. La ré-
flexion de Sénèque reste par conséquent toujours fixée sur le plan éthique : même
quand il parle de rois et qu’il se consacre apparemment à la politique, il ne s’agit
de rien d’autre que d’éthique appliquée à un domaine particulier, tout comme
dans les Naturales quaestiones la physique aboutit à la morale.
Pourtant, s’il est vrai que la politique renvoie à la morale, il faut faire attention
à ne pas aller trop loin dans cette reductio ad philosophiam moralem, puisque l’é-
thique n’efface pas la spécificité des catégories politiques, pas plus qu’elle n’efface
le véritable intérêt naturaliste et physique des Naturales quaestiones.
Par conséquent, à mon avis, il existe bien chez Sénèque – au-delà des éven-
tuelles allusions « tactiques » – aussi une place pour la dimension proprement
politique de l’activité philosophique, qui n’est pas simplement réductible à l’é-
thique générale : la politique est, pour ainsi dire, un sous-ensemble de l’é-
thique, un milieu particulier avec des catégories précises auxquelles la morale
ne peut pas se dispenser de se confronter.

3 La politique dans le De ira selon les savants


3.1 L’éthique de la politique

Nous pouvons dès lors nous occuper en connaissance de cause de la « dimension


politique » de notre traité : elle comprend un certain nombre d’allusions histori-
ques et propose une éthique de l’activité de gouvernement. Ce deuxième aspect est
beaucoup moins problématique et par conséquent a suscité un intérêt plus limité :
l’œuvre à laquelle, comme on le sait, Sénèque confie, 5–15 ans après le De ira, sa
véritable pensée politique reste le De clementia et les savants ont déjà noté « that
De ira already contains the theoretical basis of Seneca’s later work De clementia ».9

8 Phoen. 1–2.
9 Monteleone (2014) 130, avec renvoi à Nikolova-Bourova (1975), Fillion-Lahille (1984)
274–278 (essentiellement 274–275) et Viansino (ed. 1988) 120. Cf. aussi Bellincioni (1984),
Bäumer (1982) 74; 122–126; Letta (1998) 59, Wildberger (ed. 2007) 301 (« Wie De clementia
und De beneficiis ist auch De ira ein Werk, das sich der Frage nach dem richtigen Sozialver-
halten in einer menschlichen Gemeinschaft widmet und damit einem Thema, das eine politi-
sche Dimension hat ») et Kaster (2010) 134–136. L’article le plus complet et convaincant reste
pourtant Mazzoli (2003). Récemment, Flamerie (2017) est revenu sur le sujet de façon bril-
lante, mais sa tentative de voir dans irasci en clem. 1,12,3 un usage contraire à la doctrine
stoïcienne du De ira me semble hyper-rationaliste (à mon avis le verbe apparaît dans le pas-
sage « d’une façon banale, sans contenu philosophique fort », explication que Flamerie
236 Ermanno Malaspina

Bien que le concept de clementia soit presque sans importance dans le De ira 10 et
que, parallèlement, dans les sections doctrinales du De clementia, le rôle de l’ira
reste limité,11 la base éthique des deux traités est effectivement la même, au-delà
des contraintes imposées par la nature de l’objet et par celle du destinataire12 et
par la rigueur terminologique du livre II du De clementia.13 Je cite ici l’hésitation
entre la référence à l’homme commun ou au sapiens comme sujet de la réflexion
politique;14 la reconnaissance de la nature faible et imparfaite de l’être humain,
qui de toute manière exige pardon;15 la présence d’images récurrentes, comme cel-
les du iudex et du speculum,16 ou du schéma utile-honestum ;17 surtout la convic-
tion que le secret du bon gouvernement ne se cache pas dans la forme
constitutionnelle, la collaboration ou le balancement des pouvoirs, la bonté des
lois, bref, dans n’importe quel élément pratique ou procédural,18 mais exclusive-
ment dans l’éducation et les qualités morales des administrateurs. En ce sens, le
passage du De ira au De clementia, dans le cadre de l’orthodoxie stoïcienne, n’est
qu’un affinage du destinataire, réduit au seul Néron, et des moyens éthiques, pas-
sés de la pars destruens de la lutte contre la colère, un malheur qui frappe toute
l’humanité, à la pars construens de la clementia comme unique vertu qui récapitule
en soi-même toutes les qualités du bon prince.

(2017) 87 formule pour la rejeter comme insuffisante). Pour une synthèse de la pensée poli-
tique du De clementia cf. Malaspina (ed. 2009) 35–65.
10 Le mot n’est attesté qu’au livre II : 2,5,3 (cit. infra n. 13) ; 2,13,2 ; 2,23,4 ; 2,34,2.
11 Ira, iracundus et irasci apparaissent vingt fois dans les deux livres (18+2) du De clementia.
12 Cf. Kaster (2010) 134–135, « with due adjustments made for the difference between attack-
ing a | vice and promoting a virtue – and for the difference between addressing one’s peers
(in On Anger) and addressing one’s prince » ; cf. aussi infra n. 47.
13 En clem. 2,4,1 le vice opposé à clementia est crudelitas, non ira. Cependant, le De ira pré-
sente souvent la crudelitas comme une conséquence obligée de l’ira, opposant cette dernière
aussi à la clementia (1,17,5 ; 1,20,2 ; 2,12,4 ; 2,13,2 et surtout 2,5,3 origo huius mali ab ira est,
quae ubi frequenti exercitatione et satietate in obliuionem clementiae uenit et omne foedus hu-
manum eiecit animo, nouissime in crudelitatem transit); cf. aussi Mazzoli (2003) 137 et ma
contribution supra p. 175–176 n. 8.
14 Cf. Mazzoli (2003) 135–136, Malaspina (ed. 2009) 63–64 et C. Torre dans le présent volume
(p. 108–112).
15 Ira 2,6,4+2,28,1–8+2,31,8+3,24,4+3,26,3–4 = clem. 1,6,1–4.
16 Cf. encore Mazzoli (2003).
17 Cf. Kaster (2010) 135.
18 Cf. Bäumer (1982) 122–123; Malaspina (ed. 2009) 35–37.
Les lectures politiques du De ira 237

3.2 Allusions historiques

Cela dit brièvement à propos de l’« éthique politique » du De ira, passons aux
allusions historiques, dont le cadre est bien plus controversé : pour réduire la
question à l’essentiel et en rappelant aussi le lien objectif entre Claude et la co-
lère,19 l’enjeu est de savoir si Sénèque composa le De ira en visant cet empereur,
avec le but de l’aider à se soustraire à ce vice et donc de se présenter à lui comme
un conseiller ou un précepteur valable, ou non ; on a déjà dit que ce problème a
des retombées significatives aussi sur la datation exacte entre 41 et 51.20
Alors que le De clementia porte la dédicace à Néron et que par conséquent sa
portée politique est indéniable, le De ira fut écrit, nous le savons déjà, pour le
frère de Sénèque, Novatus, un homme que les rares données bibliographiques
que nous possédons ne dépeignent jamais comme colérique.21 Cette apparente
incohérence entre le sujet du traité et les mœurs du destinataire a été utilisée
comme preuve du caractère fictif de la dédicace à Novatus et de sa question ini-
tiale (1,1,1 exegisti a me, Nouate, ut scriberem quemadmodum posset ira leniri), de
sorte que le De ira « peut certes s’adresser à Novatus, mais s’applique bien mieux
à Claude ».22 Mais soutenir cette thèse signifie oublier que la maîtrise des pas-
sions et la retenue envers ses sujets étaient depuis la Cyropédie un lieu commun
pédagogique pour les Romains qui suivaient le cursus honorum et pouvaient être
envoyés gouverner des provinces :23 ces avertissements, toujours publics, bien
qu’amicaux, convenaient à tout caractère et furent de fait dispensés à la fois à un
esprit colérique comme Quintus Cicéron24 et à un gouverneur expérimenté et irré-
prochable comme Maximus, l’ami de Pline le Jeune.25 En première conclusion
partielle, le manque de preuves du caractère colérique de Novatus ne suffit pas à

19 Cf. supra n. 2.
20 Cf. supra n. 3.
21 Discussion minutieuse dans Cupaiuolo (1975) 7–10 ; 18–24.
22 Fillion-Lahille (1984) 280; cf. aussi Letta (1998) 61 : « di fatto Seneca sembra proporsi come
consigliere del principe : parlando al fratello Novato dei difetti del tiranno e delle virtù del
buon principe, nella realtà si rivolge a Claudio appena salito al potere » et P. Grimal cit. supra
n. 4 (qui pensait aussi à Caligula comme cible polémique du traité, à côté de Claude ; cf. Ra-
mondetti (1996b) et infra n. 60).
23 C’est notamment le cas de Novatus – déjà devenu Gallion – en Achaïe (act. Apost. 18,12).
24 Cic. Q. fr. 1,1, avec le commentaire de Prost (ed. 2017) XVI–XXI.
25 Plin. ep. 8,24 (e.g. 1 Amor in te meus cogit, non ut praecipiam (neque enim praeceptore
eges), admoneam tamen, ut quae scis teneas et obserues, aut nescire melius).
238 Ermanno Malaspina

juger la dédicace du De ira comme une couverture factice des véritables visées
politiques de Sénèque envers l’empereur.26
La même conclusion négative doit être tirée à propos de la présence dans le
texte du De ira d’allusions ponctuelles à des faits ou à des personnages contem-
porains : on peut aisément les rejeter, en se fondant sur le travail méticuleux de
Giovanni Cupaiuolo, qui a relevé tous les passages suspects.27
Ainsi arrivons-nous au dernier aspect, le plus controversé mais aussi le plus
intéressant du côté historico-politique : Sénèque, tout en évitant, comme nous ve-
nons de le voir, de faire des allusions directes à ses contemporains, organise-t-il sa
matière de façon telle qu’à la fois ses réflexions théoriques et ses préceptes théra-
peutiques visent en particulier la colère des rois (et donc de Claude) ? Ou bien le
De ira est-il un traité sans enjeux de politique impériale, écrit pour aider l’huma-
nité entière, dès que tous, et pas seulement les souverains absolus, peuvent tom-
ber malades d’ira ?

3.3 Les rapports entre De ira I-II et De ira III

Les tenants d’une adresse directe à Claude, dans laquelle tiendraient les intentions
politiques de notre traité, divergent sur sa localisation : pour certains, c’est le De
ira tout entier qui correspond à ce tableau et, dans ce cas, la publication du De ira

26 Rien n’empêche de penser que Novatus, comme le dit justement V. Laurand, « devant la
colère, se sent fragile. [. . .] Novatus se sent lui-même sujet à la colère ou du moins en redoute
fortement chez lui les effets : en somme, Sénèque écrit pour son frère qui craint d’être malade
et un malade pressé, pressé par une passion que le lecteur du dialogue découvre dévorante, et
en particulier dans le domaine de la politique » (supra p. 33).
27 Cupaiuolo (1975) 31–32. Seulement pour en avoir une idée, je cite 1,1,4, où la description de
l’homme en proie à la colère (flagrant ac micant oculi, multus ore toto rubor exaestuante ab imis
praecordiis sanguine, labra quatiuntur, dentes comprimuntur e.q.s., avec le commentaire ad loc. de
Ramondetti (ed. 1999) 222–223) devrait évoquer le portrait de Claude selon Suet. Claud. 30 (risus
indecens, ira turpior spumante rictu, umentibus naribus, praeterea linguae titubantia caputque cum
semper tum in quantulocumque actu uel maxime tremulum). De même, 1,21,3 (libido [. . .] sub gla-
dium mariti uenit morte contempta, cf. Ramondetti (ed. 1999) 276) ferait allusion au meurtre de
Messaline. La conclusion de Cupaiuolo (1975) 32, apparemment inconnue à Veyne (ed. 1993) 107,
est que « si tratta di semplici ipotesi, e come tali, di dubbio fondamento, dotate inoltre di una
polivalenza, se è vero che su nessuna di esse gli studiosi si sono trovati d’accordo (talora anzi
un’allusione viene confutata da un’altra), per non parlare di casi in cui anche la mancanza di pre-
sunte allusioni viene utilizzata ai fini della collocazione cronologica. [. . .] Concludendo, quindi,
nessun aiuto ci può venire dal campo delle allusioni ».
Les lectures politiques du De ira 239

est datée en 41, avant l’exil, pour beaucoup de bonnes raisons :28 « Indeed, it is
the tyrant whom Seneca most frequently portrays as the representative par excel-
lence of angry people, the one displaying most evidently what dangers may be en-
gendered by this passion to the human race. The emphasis on the figure of the
king who, blinded by anger, cannot make the punishments he inflicts on his sub-
jects fit the gravity of their crimes and is therefore unable to administer justice in a
rational way, has led some scholars to think that the work may actually be addres-
sed to Claudius, or to rulers in general : Seneca warns them not to yield to passion
as did Caligula, who turned himself into a bloodthirsty tyrant of the ‘oriental’
fashion and an example of how a Roman emperor should not behave ».29
De l’autre côté, on a voulu découvrir une nuance, voire un objectif politique
de la part de Sénèque seulement dans le livre III, en supposant, comme on a déjà
dit,30 un intervalle chronologique, qui correspond normalement aux années de
l’exil. On a proposé dès lors pour ce livre une (ré)élaboration et une publication
entre 49 et 51.
À vrai dire, cette idée de distance entre De ira I–II et III naquit du fait de per-
plexités sur la composition du livre III par rapport aux précédents, plutôt que pour
ses contenus « politiques ».31 Les analyses exposées dans le présent volume confir-

28 J’ai déjà cité les plus contraignantes supra n. 3.


29 Monteleone (2014) 130, avec référence à Cupaiuolo (1975) 7–17, Fillion-Lahille (1984)
278–282 et Viansino (ed. 1988) 119–120. J’ajouterais encore surtout Lana (2010) 120–129 :
« pensò [scil. Sénèque] di offrirsi quale maestro di buon governo, quale ‘precettore’ di principi
e figli di principi. Il difetto più grave di Claudio come sommo reggitore dello stato era certa-
mente la propensione all’ira. L’ira si oppone alla clemenza » (120) ; « il trattato fu certamente
composto e ultimato in fretta (e ciò spiega, ma solo in parte, le contraddizioni) : causa della
fretta fu il desiderio di Seneca di non lasciarsi precedere da altri nel richiamare l’attenzione di
Claudio su di sé » (121); « principio basilare è questo : un potente, un civitatis rector non deve
assolutamente lasciarsi dominare dall’ira [. . .]. Tanto meno, poi, bisogna lasciarsi trascinare
dall’ira nell’amministrare la giustizia, che è il compito più alto di chi governa » (122); « l’autore
vuol convincere i potenti a seguire i dettami della ragione e non dell’ira » (124); « è evidente
che egli pensa all’educazione di figli di famiglie nobilissime e molto potenti. Nella casa di
Claudio era nato da pochi mesi Britannico [Britannicus naquit le 12 février de l’an 41] ; ed il
futuro imperatore Nerone aveva quasi quattro anni, quando Seneca scriveva il de ira : il filo-
sofo intendeva, probabilmente, offrirsi quale rector o dell’uno o dell’altro principe, o, forse, di
entrambi » (126) ; « in ciascun libro è il ritratto dell’uomo irato : qui, nell’ultimo libro, a tale
ritratto segue il chiaro ammonimento ai potenti, agli eruditi, a Claudio, insomma » (129).
30 Cf. supra chapitre 1.
31 Examen complet dans Cupaiuolo (1975) 73–74 et Huber (1973) 141–143 ; cf. aussi Gercke
(1895), Giancotti (1957) 137–150 et Schimmenti (2020). Très brièvement, Pfennig (1887) 34 fut le
premier qui jugea le livre III peculiaris atque in se absolutus libellus à cause des répétitions (e.g.
entre 1,1,3–6 et 3,4,1–3) ; Rabbow (1914) voyait le livre III comme une nouvelle rédaction du livre
II ; Albertini (1923) 16–19 ; 176–177 avait formulé l’hypothèse d’une distance de presque dix ans
240 Ermanno Malaspina

ment au contraire la cohérence globale du traité et l’absence de fondement de ces


perplexités :32 en laissant donc de côté la thèse d’une faiblesse de composition en
tant que « Kompositionseigenart des jüngeren Seneca »,33 pour en venir à un ni-
veau plus proprement politique, A. Bäumer notait que, s’il est vrai que les répéti-
tions du style de Sénèque lui permettent dans le livre III de présenter encore une
fois presque tous les arguments des livres I et II, le dernier livre manifesterait pour-
tant un progrès (neue Gedanken), une propriété de la colère qui n’était pas pré-
sente auparavant et qui a une nature éminemment politique : la colère, parmi tous
les vices, est le seul qui ait aussi une dimension « collective », le seul qui puisse
exciter les masses et qui porte même aux guerres entre les peuples.34

4 La politique dans le De ira selon le texte


4.1 Un fichage du De ira à la lumière du De clementia

Essayons à travers une indexation du De ira, de voir si vraiment les interpréta-


tions politiques que nous avons examinées ci-dessus sont possibles, pour le
traité entier ou bien, à titre subsidiaire, seulement pour le livre III. Comme sou-
vent chez Sénèque, la prose du De ira est si complexe et nuancée que l’on peut
y repérer aisément des passages confirmant une hypothèse et d’autres qui attes-
tent le contraire : c’est de ce fait aussi qu’on peut expliquer une telle richesse

entre le livre II et III (cf. Grimal (1978) 270 n. 78). Plus récemment, Maurach (2000) 89 n. 90 voyait,
dans la tripartition formelle du De ira, une véritable bipartition (Zweiteilung), car le livre III se pré-
sente comme un « nouveau commencement » (Neuansatz), dont les effets ne sont pas particulière-
ment heureux sur la composition générale du traité, déjà en soi bipartite (théorie 1,1–2,17;
préceptes pratiques 2,18–3,43, cf. supra p. 4) et tripartite (trois livres). Pourtant, ce Neuansatz a un
parallèle frappant avec le De clementia, dont le livre II reprend toute la question abordée au livre I
sous une autre forme – une bipartition qui, je l’avoue, est moins compliquée si elle se trouve au
livre II, comme dans le De clementia, qu’au livre III, comme dans le De ira, sans tenir compte de la
nature fragmentaire du livre II du De clementia et de la probable présence d’un livre III ou du
moins de sa planification en clem. 1,3,1 (cf. Malaspina (ed. 2009) 11–13).
32 La nature unitaire du De ira avait été déjà prônée par la plupart des savants, cf. e.g. Bour-
gery (ed. 1922) XXI, Coccia (1958) ; Giusta (1967) 2,303 ; Fillion-Lahille (1984) 276–278 ; 288
(« Le livre III du De ira n’est pas une nouvelle rédaction faisant double emploi avec les livres
précédents ») ; Lana (2010) 120–129. Hésitant par contre Huber (1973) 149–152.
33 Maurach (2000) 82 n. 87 ; pareillement Cupaiuolo (1975) 73 : « Seneca, quasi all’inizio della
sua carriera di scrittore, non è ancora in grado di valutare le difficoltà che si incontrano nell’a-
malgamare elementi diversi e eterogenei, e nell’organizzazione della materia ».
34 Bäumer (1982) 109 : cf. ira 3,2,2–5.
Les lectures politiques du De ira 241

d’interprétations différentes.35 Pour en venir à bout, il ne faut pas prendre en


compte seulement les passages qui donnent raison à une thèse donnée, mais
justement rédiger un index complet des affirmations lato sensu « politiques ».
Le De clementia, un traité expressément politique, nous servira comme point de
référence pour voir comment les argumentations, les images, les exemples, les
comparaisons sont exploités par Sénèque quand la cible du discours est l’empe-
reur : je renvoie au chapitre 2. ci-dessus pour rappeler que le caractère spéci-
fique de l’« éthique de la politique » sénéquienne consiste exactement dans
l’effort d’intégrer les catégories historiques précises de la politique impériale ro-
maine dans une réflexion proprement stoïcienne. Ce passage logique est bien
montré dans le texte suivant (clem. 1,3,2–3) :
2. Nullam ex omnibus uirtutibus homini magis conuenire, cum sit nulla humanior, cons-
tet necesse est non solum inter nos, qui hominem, sociale animal, communi bono geni-
tum uideri uolumus, sed etiam inter illos qui hominem uoluptati donant [. . .] 3. Nullum
tamen clementia ex omnibus magis quam regem aut principem decet.

Comme on le voit, le Sénèque du De clementia intègre la spécificité du discours


monarchique (et flatteur) dans le dogme stoïcien de l’antakolouthía tôn aretôn,
une démarche qui – il faut le dire immédiatement – ne se retrouve nulle part
dans le De ira avec la même clarté, du fait que la colère est un vice plus « démo-
cratique », pour ainsi dire, duquel tout le monde peut souffrir36 et que l’on peut
exercer dans tous les rapports sociaux.37

4.2 La polarisation homo-potens

Ce qu’en revanche le traité nous offre plus fréquemment est à mon avis une pola-
risation verticale moins nette, non pas homo vs. rex,38 mais plutôt homo vs. po-
tens (en tant que diues ou nobilis ou magistratus) :39 en particulier dans le livre I,

35 Cf. infra n. 49.


36 Ira 3,2,1–6 ; 3,4,5–5,1.
37 Ira 2,34,1 ergo ira abstinendum est, siue par est qui lacessendus est siue superior siue infe-
rior. Cum pare contendere anceps est, cum superiore furiosum, cum inferiore sordidum ; cf. aussi
3,1,2 ; 3,43,1.
38 Rex ou imperator ont un usage neutre et technique au long des trois livres; princeps n’ap-
paraît en revanche que deux fois (1,2,1 ; 3,2,3).
39 On reviendra sur potens au chapitre 4.3. Cf. ira 1,3,2 (cit. infra n. 47) et surtout 2,21,7 non
uides ut maiorem quamque fortunam maior ira comitetur ? In diuitibus et nobilibus et magistrati-
bus praecipue apparet, cum quidquid leue et inane in animo erat secunda se aura sustulit. Felici-
tas iracundiam nutrit e.q.s. ; 2,33,1 potentiorum iniuriae hilari uultu, non patienter tantum
242 Ermanno Malaspina

abondent par exemple les allusions au thème de la punition et à la profession


judiciaire40 (jusqu’à la condamnation à mort),41 activités qui n’étaient pas l’apa-
nage exclusif de l’empereur, d’autant plus que parfois elles apparaissent en rela-
tion avec des personnages qui n’étaient que des généraux ou des magistrats,42
voire de simples citoyens.43 En outre, la comparaison fréquente avec l’activité
du médecin44 fait écho au contexte impérial du De clementia, mais reste aussi un
élément topique qu’on aurait du mal à rattacher à un message centré exclusive-
ment sur la royauté.45
Cette polarisation affaiblie homo vs. potens permet donc de caractériser la
colère comme vice humain duquel personne ne doit se sentir à l’abri,46 mais
parallèlement souligne aussi que les risques les plus grands sont courus par

ferendae sunt : facient iterum, si se fecisse crediderint. Hoc habent pessimum animi magna for-
tuna insolentes : quos laeserunt et oderunt ; 3,4,4 non uis ergo admoneam eos qui iram <in>
summa potentia exercent ; 3,5,6.
40 1,6,1 castigatio ; 1,6,3 poena ; 1,9,4 poena ; 1,15,1 corrigere, admonitio, castigatio, corrigi ;
1,16,1 coercitio errantium sceleratorumque, poena ; 1,16,5 tribunal, lex (add. Pincianus) ; 1,16,6
iudex ; 1,19,2 iudex ; 1,19,3 tribunal ; 1,19,5 poena, inpunitas ; 1,19,6 compescere, delictum ;
2,22,3 criminantibus ; 2,27,3 magistratus, iudices ; 2,30,1 iudex ; 2,31,8 puniendus, poena ; 3,9,3
iudicia ; 3,33,2 tribunalia magistratuum.
41 1,1,1 supplicia ; 1,2,2 parricidium, crux ; 1,6,3 supplicia ; 1,8,7 dimittere incolumes et intactos ;
1,15,1 tollantur a coetu mortalium ; 1,16,1 latro, ueneficus ; 1,16,2 uincula publica, carcer ; 1,16,3
supplicia, mors ; 1,16,5 ceruicem praecidi, parricidae, supplicium militare ; 1,18,3 duci iubere, sup-
plicium, duci (bis), innocentia, damnare, damnatio ; 1,19,2 domus tollere, familias perdere, tecta
diruere, nomina exstirpare ; 1,19,7 animaduersio, occidere ; 1,19,8 potestas uitae necisque ; 2,2,4
supplicia ; 3,3,6 eculei, fidiculae, ergastula e.q.s. ; 3,32,2 capitalia supplicia ; 3,43,4 exilium.
42 1,18,3 Cn. Piso ; 1,19,3 proconsul, lictor ; 2,2,3 Clodius, Theodotus, Achillas ; 2,2,5 Hannibal ;
2,5,4 Hannibal ; 2,5,5 Volesus ; 2,10,4 imperator vs. exercitus ; 2,31,4 imperator ; 3,2,3 principes ;
3,2,4 imperator vs. legiones, patres, senatus ; 3,40,2–4 Vedius Pollio ; 3,31,2 praetura, consulatus,
fasces. Il va du même pour les exemples tirés de la vie familiale et sociale (1,12,1 ; 1,15,2 ; 2,7,3 ;
2,24,1 ; 2,25,3–4 ; 2,27,3 ; 2,28,8 ; 2,31,3 ; 2,31,5 ; 2,31,7 ; 2,34,3 ; 3,5,4 ; 3,7,1 ; 3,8,5 ; 3,28,1 ; 3,35,
1–2) ou des rapports avec les esclaves (1,12,4 ; 2,21,4 ; 2,25,1 ; 3,5,4 ; 3,16,1 ; 3,28,2 ; 3,35,1 ; 3,35,3 ;
3,37,2 ; 3,37,4 ; 3,29,1).
43 2,23,1 tyrannicida ; 2,33,3–6 Pastor eques Romanus.
44 1,6,2 medicus ; 1,15,1 medetur ; 1,16,1 sanguinem mittere ; 1,16,4 ualetudinarius, aegrotantes ;
1,16,7 cicatrix ; 1,20,1 morbus ; 1,20,3 exulcerata et aegra corpora ; 2,1,2 in corpore nostro ; 2,10,7
medicus ; 2,18,1 in corporum cura.
45 Cf. clem. 1,5,1 ; 1,14,3 ; 1,17,1–2 avec le commentaire d’Armisen-Marchetti (1989) 136–137;
347 et de Malaspina (ed. 2009) 50; 235.
46 Cf. la contribution de A. Setaioli dans le présent volume (supra p. 119 ; cf. aussi p. 146–147) :
« Telle est bien la mission à laquelle Sénèque s’est consacré pendant toute sa vie : l’amélioration
morale de lui-même et de ses destinataires, qui, par-delà ceux à qui il s’adresse sur le moment –
son frère Novatus dans le cas du De ira – sont l’ensemble des hommes, postérité comprise ».
Les lectures politiques du De ira 243

ceux qui, en étant en position hiérarchique supérieure, peuvent exercer leur co-
lère sans limites et avec des effets proportionnellement plus graves sur leurs
sujets ; en revanche, l’appartenance à un bas niveau social n’exclut pas la pos-
sibilité de ressentir de la colère envers les potentes.47 L’empereur fait certaine-
ment partie de cette catégorie plus floue, ou plutôt, il est au faîte de l’échelle,48
mais l’analyse et la prophylaxie du vice ne prévoient chez le Sénèque du De ira
aucun espace réservé au souverain et distinct de ce qu’il dit à propos de l’homo
en général et du potens en particulier.49

4.3 Allusions directes aux rois ?

Dans ce cadre général, notre traité s’ouvre néanmoins avec des allusions aux
rois, moins claires dans l’incipit,50 mais incontestables dans la partie qui pré-
cède la longue lacune initiale (1,2,1–3) :51 il s’agit d’une tirade rhétorique dans

47 Il est intéressant que l’occurrence la plus explicite de la polarisation infirmissimi vs. poten-
tissimi se trouve dans un passage dans lequel c’est l’infirmissimus qui désire exercer sa colère
contre le potentissimus et non l’inverse : ira 1,3,2 infirmissimi saepe potentissimis irascuntur nec
poenam concupiscunt quam non sperant. Cf. aussi 2,30,1 (cit. infra n. 58) ; 3,5,8 aut potentior te
aut inbecillior laesit : si inbecillior, parce illi, si potentior, tibi ; 3,5,6 ; 3,43,1. Notons en passant
que Sénèque confirme ailleurs que les puissants sont toujours à la merci des inférieurs, alors
que les actes de pardon procèdent exclusivement du haut en bas ; cf. clem. 1,21,1 regem et ser-
uos occidit et serpens et sagitta ; seruauit quidem nemo nisi maior eo quem seruabat. La clé-
mence, en d’autres termes, ne prévoyant pas que quelqu’un puisse rendre la pareille et en
étant d’autant plus parfaite qu’elle vient d’une plus haute autorité, se différencie nettement de
la colère, qui peut être exercée même par des pairs ou des inférieurs (cf. supra p. 241 et infra
chapitre 5.).
48 Même si la forme du passage peut se ressentir de la réélaboration de Martin de Braga (cf.
supra p. 28), le climax est nette dans 1,3,3b, da eam patri, inimicus est ; da filio, parricida est;
da matri, nouerca est ; da ciui, hostis est ; da regi, tyrannus est.
49 Cf. aussi Bäumer (1982) 112 (qui utilise principes à la place de notre potentes, « Menschen,
deren Stellung die Verwirklichung aller ihrer zerstörerischen und grausamen Wünsche ermö-
glicht »). Pour refuser cette argumentation il faut avoir recours à la pétition de principe en
forme de synecdoque totum pro parte selon laquelle parler de potentes voudrait dire en réalité
parler seulement de l’empereur : deux exemples supra, n. 3 et infra n. 57.
50 Ira 1,1,1 hic [scil. adfectus] totus concitatus et in impetu est, doloris armorum, sanguinis sup-
pliciorum minime humana furens cupiditate. Arma et supplicia sont en effet sous le pouvoir
d’un roi, mais aussi d’un général, d’un gouverneur ou d’un peuple entier, comme c’est le cas
en 3,2,5 sine more, sine auspiciis populus ductu irae suae egressus fortuita raptaque pro armis
gessit, deinde magna clade temeritatem audacis irae luit et en 3,5,6.
51 Sur ce point, cf. supra p. 23–26.
244 Ermanno Malaspina

laquelle les dégâts causés par la colère sont décrits hyperboliquement comme
la plus grande catastrophe pour le genre humain. Meurtres, destructions, guer-
res, massacres ne peuvent qu’être perpétrés par les potentes – et donc aussi par
les rois – en proie à l’ira ; mais il est révélateur que, quand ces derniers sont
explicitement cités, ils ne sont pas les auteurs des gestes de fureur, mais les vic-
times : principum sub ciuili hasta capita uenalia (1,2,1) ; alium seruili manu rega-
lem aperire iugulum (1,2,2).52 Cela sert non pas à esquisser une théorie de la
royauté, mais à démontrer la thèse initiale du livre, c’est-à-dire que la colère se
retourne contre elle-même,53 un avertissement pour tous les potentes plus
qu’un morceau d’éthique impériale. Analogue me semble la teneur de l’allusion
aux regna dans la tirade de 2,9,3, qui part d’une citation de Virgile.54
Même en 1,6,3, dans une série d’exemples sur la nécessité de recourir aux
châtiments de façon progressive et impassible, Sénèque s’adresse aux rois :
comme le médecin55 commence par le régime et aboutit à la chirurgie seule-
ment si une série d’interventions précédentes, graduellement plus invasives,
ont échoué, ita legum praesidem ciuitatisque rectorem decet, quam diu potest,
uerbis et his mollioribus ingenia curare [. . .] ; transeat deinde ad tristiorem ora-
tionem [. . .] ; nouissime ad poenas [. . .] ; ultima supplicia sceleribus ultimis
ponat. Toutefois, la circonlocution inhabituellement approximative legum prae-
ses ciuitatisque rector est un indice du fait qu’ici Sénèque ne pense pas à don-
ner des conseils pratiques à des rois en chair et en os, mais à évoquer l’idéal
philosophique du rex iustus, le seul qui garantit l’optimus ciuitatis status pour
les Stoïciens.56 La preuve à mon avis décisive n’est pas la citation de Platon qui
suit peu après (1,6,4–5), mais la façon dont Sénèque conclut son discours sur le
legum praeses ciuitatisque rector, en justifiant l’âpreté de ses ultima supplicia
(1,6,4) : le sujet de la phrase n’est plus alors le rector de la cité, mais du coup le
sapiens stoïcien.57

52 Scil. ira iussit : c’est l’unique exemple de la liste (aspice tot memoriae proditos duces mali
exempla fati) où le dux soit expressément un roi et non un potens générique.
53 Ira 1,1,1 dum alteri noceat sui neglegens.
54 Regnorum publicorumque exitiorum clandestina consilia.
55 Cf. supra n. 44.
56 Cf. ben. 2,20,2 avec le commentaire de Letta (1997–1998) 231–232.
57 Damnatos cum dedecore et traductione uita exigit, non quia delectetur ullius poena – procul
est enim a sapiente tam inhumana feritas – sed ut documentum omnium sint, et quia uiui nolue-
runt prodesse, morte certe eorum res publica utatur. Ciuitatis rector vient de Cicéron (rep. 2,51),
mais serait aussi une « formule platonicienne » selon Fillion-Lahille (1984) 275. Le passage in-
attendu et inexpliqué du souverain au sage fait problème aussi dans le De clementia (cf. Mala-
spina (ed. 2009) 36–37 ; 62–65) et se retrouve tel quel dans la première partie du livre II du De
ira (cf. supra n. 14).
Les lectures politiques du De ira 245

Le point de vue de 2,30,158 est en revanche inversé : le rex est pris à partie
comme une des causes de l’offense qui pourrait déchaîner la colère de la part du
sujet, dans une série d’exemples sans ordre progressif ou régressif apparent.59 L’in-
térêt de Sénèque est fixé sur la cible de l’offense et sur les moyens rationnels d’ai-
der l’inférieur à élaborer et justifier l’offense subie de la part d’un supérieur, sans
laisser au mécanisme pervers de la colère l’occasion de se déclencher ; même
chose quelques pages plus en bas (2,33,2)60 et au livre III.61 S’il y a donc dans ces
trois passages une fonction politique, elle semble tenir plus du conseil aux courti-
sans qu’à l’éducation de l’empereur ; de même, 3,25,1 vise à soulager l’homme
commun grâce à la réflexion sur les malheurs des rois.62
Encore au livre II, enfin, les commentaires de Sénèque sur l’exclamation de
Messalla Volésus après avoir tué trois cents provinciaux (2,5,5),63 sur la faible
modération des rois (2,23,3)64 et sur le regis animus de ceux qui appliquent
deux poids et deux mesures à soi-même et au prochain (2,31,3)65 correspondent
à mon avis plus à un lieu commun de moralité populaire66 sur l’hybris des puis-
sants qu’à un élément de philosophie politique.

58 Rex est : si nocentem punit, cede iustitiae, si innocentem, cede fortunae.


59 Puer ; pater ; mulier ; iussus ; laesus ; iudex ; rex ; mutum animal ; morbus ; deus ; bonus
uir ; malus.
60 Notissima uox est eius qui in cultu regum consenuerat : cum illum quidam interrogaret quo-
modo rarissimam rem in aula consecutus esset, senectutem, « iniurias – inquit – accipiendo et
gratias agendo ». Tout le chapitre 2,33, avec le long et terrible exemple du chevalier Pastor
avec Caligula et de Priam avec Achille (cf. supra n. 43 et infra nn. 67 et 68) élabore cette réfle-
xion. L’affirmation de Grimal (1978) 272, selon laquelle « il est indéniable que la figure de Cali-
gula domine l’ensemble des trois livres », me semble loin d’être « indéniable ».
61 3,15,3 necessaria ista est doloris refrenatio, utique hoc sortitis uitae genus et ad regiam adhi-
bitis mensam : sic estur apud illos, sic bibitur, sic respondetur ; funeribus suis adridendum est,
avec la note ad loc. de Ramondetti (ed. 1999) 400.
62 Quomodo homini pusillo solacium in malis fuit etiam magnorum uirorum titubare fortunam
et aequiore animo filium in angulo fleuit qui uidit acerba funera etiam ex regia duci, sic animo
aequiore fert ab aliquo laedi, ab aliquo contemni, cuicumque uenit in mentem nullam esse tan-
tam potentiam in quam non occurrat iniuria.
63 Graece proclamauit « o rem regiam! ». Quid hic rex fecisset ? Non fuit haec ira sed maius
malum et insanabile.
64 En passant de l’exemple d’Alexandre à celui de Jules César : hoc eo magis in Alexandro
laudo quia nemo tam obnoxius irae fuit ; quo rarior autem moderatio in regibus, hoc laudanda
magis est. 4. Fecit hoc et C. Caesar e.q.s.
65 Regis quisque intra se animum habet ut licentiam sibi dari uelit, in se nolit ; concept iden-
tique en ep. 47,20.
66 Cf. Morgan (2007) 37 ; 63–68 ; 97–98. Pour la présence d’autres images de moralité popu-
laire dans le De ira cf. supra la contribution d’A. Setaioli dans le présent volume, p. 120–127.
246 Ermanno Malaspina

4.4 Une spécificité du livre III ?

Un traitement particulier doit être réservé aux exemples historiques concernant


tyrans et souverains, au sommet de l’échelle sociale, et les conséquences de
leur colère contre des personnes de différent niveau : presque absents dans le
livre I,67 plus communs dans le livre II,68 ils occupent une grande partie du
livre III, avec la liste de 19 références historiques de 3,14–23 :69 le fait, de sur-
croît, que cette réflexion politique sur la colère des « puissants » soit confiée
non pas à une tirade argumentative, mais à une liste d’exemples, donne encore
plus de poids au discours, selon les habitudes de Sénèque.70 Pourtant, si leur
présence dans un texte sénéquien prouvait que celui-ci porte un message poli-
tique qui s’adresse exclusivement ou principalement aux souverains, force en
serait de conclure que toute la production de notre auteur serait de telle sorte,
étant donnée l’omniprésence de cet outil rhétorique chez lui. Dans le De ira,
l’explication de cette emphase dépend plutôt du lien idéologique sous-entendu
colère>violence>tyran, comme l’explique J.-C. Courtil : étant donné que « le
plus grand nombre d’occurrences de la torture se trouve dans le De ira : le fait
de torturer est intrinsèquement lié à la passion colérique », la conséquence lo-
gique est que « la torture, et surtout celle de l’homme libre, est donc, chez Sé-
nèque, étroitement liée à la figure-type du tyran ».71
Notons plutôt que les exemples des rois sont soit positifs soit négatifs et
que quelques-uns visent plus à analyser le comportement du courtisan que
celui du souverain, dans une dialectique colère vs. patience ou supérieur vs.
inférieur qui est omniprésente. Celle-ci induit comme enseignement politique le

67 1,20,4 Sulla ; 1,20,8 C. Caesar (= Caligula).


68 2,2,3 Antonius, Marius, Sulla, Ptolémée XIII ; 2,5,1 Apollodorus, Phalaris ; 2,23,1 Hippias ;
2,23,2 Alexander ; 2,23,4 C. Caesar; 2,28,8 tyrannus ; 2,33,3–6 C. Caesar (= Caligula) ; 2,33,5 Pria-
mus et Achilles ; 2,34,3 Sulla.
69 Cf. en outre 3,11,3 Pisistratus ; 3,40,2–4 Augustus ; 3,29,3–5 Diuus Iulius. Il ne vaut pas la
peine de répéter ici tous les noms de 3,14–23, qui se trouvent dans le schéma récapitulatif du
traité, supra p. 7–8 et 197–200.
70 Bäumer (1982) 73 : « neu und typisch römischem Praxisdenken verpflichtet ist bei Seneca
der Zug zur Aktualisierung der Theorie durch Beispiele »; Mayer (1991) 158 : « the writer’s deci-
sion to illustrate his point by referring to historical figures indicates to the reader that the
topic is important, since it receives this reinforcement. It is not enough to establish a truth, it
must also be rammed home ».
71 Courtil (2015) 58 ; 54 ; 70 ; cf. aussi Mantovanelli (2014) 21–46.
Les lectures politiques du De ira 247

principe selon lequel la patientia/continentia renforce les règnes, alors que l’ira
du souverain le conduit tôt ou tard à la catastrophe :

Sed cum utilis sit seruientibus adfectuum suorum et huius praecipue rabidi atque effreni
continentia, utilior est regibus : perierunt omnia ubi quantum ira suadet fortuna permittit,
nec diu potest quae multorum malo exercetur potentia stare; periclitatur enim ubi eos qui
separatim gemunt communis metus iunxit. Plerosque itaque modo singuli mactauerunt,
modo uniuersi, cum illos conferre in unum iras publicus dolor coegisset (3,16,2).
Si qua alia in Philippo uirtus, fuit et contumeliarum patientia, ingens instrumentum ad
tutelam regni (3,23,2).

Voici, au bout de compte, les deux seules recommandations politiques du De ira


concernant les souverains spécifiquement : elles concordent à prôner dans le livre
III un comportement qui devient à son tour aussi un modèle pour les sujets,72 un
cercle vertueux que Sénèque recommande aussi dans le livre I du De clementia.73
En somme, notre indexation ne révèle que quatorze passages, plus fré-
quents au livre II,74 où l’analyse et la prophylaxie de la colère chez l’homme et/
ou le puissant concernent le souverain. Pourtant, nous avons vu que, sauf les
deux derniers (3,16,2 et 3,23,2), ils ne constituent pas les tesselles d’une mo-
saïque de philosophie politique, mais ils renvoient plutôt à l’instruction des
courtisans, à la moralité populaire ou à l’état idéal du sapiens.
En revanche, les références historiques de 3,14–23 et les affirmations de 3,16,2
et 3,23,2 sont-elles suffisantes pour attribuer une spécificité politique du moins au
livre III ? Je ne vois aucune raison pour une différenciation politique de cette sorte :
nous devons renoncer entre autres à l’argument, présenté par A. Bäumer,75 selon
lequel la dimension « collective » de la colère serait un ajout introduit seulement
dans ce dernier livre. Le morceau rhétorique auquel elle se réfère (3,2,2) présente
effectivement cette dimension, qui n’est pourtant qu’une variation d’un thème
déjà introduit au début du traité (1,2,1–3), juste avant la lacune dont on a déjà
parlé, même avec une reprise linguistique éloquente.76 D’ailleurs, une « dimension
collective » n’implique pas forcément un discours adressé à l’empereur.

72 3,24,1 dicat itaque sibi quisque, quotiens lacessitur : « numquid potentior sum Philippo ? illi
tamen inpune male dictum est. Numquid in domo mea plus possum quam toto orbe terrarum
diuus Augustus potuit ? ille tamen contentus fuit a conuiciatore suo secedere ».
73 1,3,5 ; 1,5,1 ; 1,12,4–5 ; 1,16,1–17,3 ; 1,19,5–9 ; 1,25,3–26,1.
74 1,1,1 ; 1,2,1 ; 1,2,2 ; 1,6,3 ; 2,5,5 ; 2,9,3 ; 2,23,3 ; 2,30,1 ; 2,31,3 ; 2,33,2 ; 3,15,3 ; 3,16,2 ;
3,23,2 ; 3,25,1.
75 Cf. supra n. 34.
76 Ira 1,2,3 et adhuc singulorum supplicia narro : quid si tibi libuerit, relictis in quos ira uiritim
exarsit, aspicere caesas gladio contiones e.q.s. = 3,2,2 cetera singulos corripiunt, hic unus adfec-
tus est qui interdum publice concipitur ; cf. supra n. 51.
248 Ermanno Malaspina

L’unique indice linguistique d’une diversité « politique » du livre III se pour-


rait repérer dans l’usage du champ sémantique de potens (potentia-praepotens-
impotens) dont on a déjà parlé. Il apparaît six fois au livre I,77 deux au livre II78 et
enfin dix-sept fois au livre III :79 certes, les occurrences ne sont pas toutes « politi-
ques »,80 mais il me semble évident que Sénèque choisit ce concept générique, et
abstrait, qui vise à désigner le rapport de force entre dominant et dominé sans
les connotations historiques que pourraient avoir d’autres termes, pour mettre
encore plus au centre du livre III la dialectique homo vs. potens. Sénèque travaille
ici, pour la première fois de façon évidente et continuée, à esquisser une éthique
de la classe dirigeante romaine, une tâche qui trouvera à la fois son apogée et sa
crise durant les cinq heureuses années du jeune Néron, mais dans la forme
concentrée de l’éthique du bon souverain, une éthique qui par contre n’a pas de
place dans le De ira, ni même au livre III.81

5 Conclusions
Ce tableau, issu d’un examen systématique du texte, ne semble pas consolider
les thèses selon lesquelles le De ira aurait été écrit pour Claude et non pas pour
Novatus ; et je crois aussi que les jugements des savants qui, tout en défen-
dant – avec raison – l’interprétation unitaire du De ira, y voyaient une intention
politique constante et fixée sur l’empereur, sont excessifs et injustifiés.82

77 Potens 1,3,2 (bis) ; 1,7,2; 1,7,3 ; 1,8,7 ; inpotens 1,1,2.


78 Potens 2,33,1 (cit. supra n. 39) ; inpotens 2,4,1.
79 Potentia 3,4,4 (cit. supra n. 39) ; 3,16,2 ; 3,25,1 ; 3,40,5 ; potens 3,2,1 ; 3,4,4 ; 3,5,6 ; 3,5,8
(bis) ; 3,13,4 (texte incertain : cf. supra p. 30) ; 3,15,4 ; 3,24,1 ; 3,37,3 ; inpotens 3,1,3 ; 3,2,2 ;
3,38,2 ; praepotens 3,13,7.
80 Cf. par exemple J. Wildberger pour potens de 1,7,3, supra p. 71–72.
81 Cf. Malaspina (ed. 2009) 59–65. De ce point de vue, l’attitude correcte reste celle de Mazzoli
(2003) 129–130 : « È inevitabile che, diffratto negli specchi della morale, il quadro politico
perda autonomia e riconoscibilità ; ed è difficile attribuire al dialogo una precisa cifra politica
anche sul piano delle specifiche intenzioni (magari riconoscendolo quale effetto, invero poco
plausibile, del singolare editto di Claudio contro l’ira di cui dà notizia Svetonio : Claud. 38,1).
Fin dai tempi del de ira, insomma, quando il filosofo è ancora estraneo a un rapporto diretto
col potere, si profilano aporie da cui discenderanno, in ultima analisi, il suo secessus e la sua
stessa tragica fine ».
82 Cf. supra nn. 4, 22 et 29. Bien évidemment, tous ces discours – le mien et ceux des savants
que je cite – reposent sur les postulats que derrière le texte il y a un auteur; que cet auteur
avait des intentions, des buts (politiques, littéraires, philosophiques etc.) qu’il voulait trans-
mettre à son public à travers son texte; que ces aspects sont présents dans les textes; enfin que
Les lectures politiques du De ira 249

Au contraire, les analyses et surtout les conseils thérapeutiques du traité


visent en général l’humanité entière, mais plus particulièrement les membres
de l’élite romaine, ceux potentes/potentissimi qui, comme patrons, juges, ma-
gistrats, gouverneurs, couraient le risque de se laisser guider par la haine en-
vers les esclaves, les accusés, les citoyens, les provinciaux. Le destinataire
officiel, Novatus, et le lecteur idéal du traité, le public romain cultivé, corres-
pondent donc exactement à la cible du De ira.83 Bien évidemment, parmi ces
lecteurs idéaux, parmi ces Romains potentes, il y avait aussi le plus puissant de
tous, l’empereur, mais les indices pour soutenir que Sénèque visait en réalité
celui-ci ne se révèlent pas suffisants.
Pour revenir brièvement sur la date, dans ce contexte, je suis personnelle-
ment persuadé que le De ira précède l’exil et que donc il doit être attribué à l’an
41 : à l’impression générale d’une rédaction hâtive et d’une clarté d’explication
philosophique encore en devenir, qui ressort de plusieurs contributions dans ce
volume,84 j’ajoute pour le côté politique l’embarras qu’aurait causé à Sénèque
une publication durant ou après l’exil, même si le De ira n’était pas un traité de
politique impériale visant Claude : au-delà des motifs déjà cités supra,85 d’au-
tres ont été présentés par les savants depuis longtemps.86
En conclusion, le De ira est-il un traité politique ? Le parallèle avec le De cle-
mentia est-il justifié ? À mon avis, si l’on borne la politique aux activités de l’em-
pereur, la réponse aux deux questions ne peut qu’être négative. Si, cela dit, on

le lecteur moderne, grâce aux pratiques rigoureuses de la philologie, peut légitimement (es-
sayer de) les saisir et les reconstruire. Je suis conscient que tout cela peut pour quelques-uns
apparaître dépassé.
83 Cf. supra J. Wildberger dans le présent volume, p. 60 : « le lecteur auquel Sénèque entend
s’adresser est un homme qui occupe une place élevée dans l’appareil de l’État, tout comme
son frère Novatus, le destinataire du traité » ; moins bien Harris (2001) 251 (« Seneca wrote
De ira with various purposes in mind, but much of it is concerned with absolute rulers and
their courtiers »).
84 Cf. infra p. 370–371.
85 Cf. supra n. 3.
86 Résumés dans Grimal (1978) 275 et Letta (1998) 58–59 : « il senso di speranza in una svolta
positiva del principato che si coglie nell’opera sembra possibile, all’interno del regno | di Clau-
dio, solo nelle fasi iniziali, caratterizzate da provvedimenti di clemenza, dalla cessazione dei
processi di maiestas e dall’insistenza della propaganda dell’imperatore sui temi della libertas e
sul vanto di aver scongiurato la guerra civile. La manifestazione di una tale speranza sembra
invece improbabile durante l’esilio, a cui del resto non si fa alcuna allusione [cf. supra p. 00
n. 00], e del tutto inopportuna dopo il ritorno di Seneca a Roma, cioè negli anni tra il 49 e il
52, considerato il gran numero di processi e condanne di oppositori che si registrano in quel
periodo. Si può dunque considerare sicura la datazione del De ira ai primi mesi del 41 ».
250 Ermanno Malaspina

entend comme « politique » l’activité de tout « puissant » et des gouverneurs,


alors le De ira est pleinement politique, d’une façon plus sociale qu’impériale.87
Quant aux rapports, enfin, avec les autres documents de la pensée poli-
tique de Sénèque, on serait tenté de songer plutôt au De beneficiis, au-delà du
De clementia, dont on a ici essayé de montrer les similitudes, mais aussi les dis-
tances avec le De ira : comme la colère est un désir irrationnel de faire du mal à
autrui sans prêter attention aux conséquences néfastes pour celui-ci et pour
soi-même,88 la politique des bienfaits est une démarche rationnelle parfaite en
soi-même et indépendante des conséquences, c’est-à-dire du contre-don ou de
l’ingratitude de la part du bénéficiaire.89 De surcroît, alors que Sénèque ima-
gine la clémence comme une vertu qui, à la différence de l’ira, est l’apanage
presque exclusif du souverain et qu’on ne peut exercer que de haut en bas,
comme on l’a dit,90 l’attitude du bienfaiteur, tout en restant diamétralement op-
posée, se rapproche en ce sens de celle du coléreux, car les bienfaits sont égale-
ment « démocratiques » :91 bien que le flux de haut en bas reste le plus
commun, ils ne sont l’apanage de personne et peuvent s’échanger entre pairs
et même de bas en haut, jusqu’au cas extrême de l’esclave qui offre un bienfait
à son patron.92

87 Cf. Bäumer (1982) 73–74; Griffin (1996) 282 : « In de Clementia Seneca describes the work-
ings of Roman society in terms of the position of the absolute ruler and his relation to judicial
institutions, but in de Beneficiis that same society, including rulers and judges, is surveyed in
terms of social exchange relationships. Is one vision really more political than the other ? ». Ce
que M. Griffin dit du De beneficiis vaut aussi pour le De ira, bien évidemment en inversant le
signe des vertus aux vices, et introduit parfaitement les considérations qui suivent sur le De
beneficiis.
88 Cf. supra n. 53.
89 C’est Sénèque lui-même qui constitue l’opposition spéculaire ira-beneficium : « At enim ira
habet aliquam uoluptatem et dulce est dolorem reddere ». Minime; non enim ut in beneficiis ho-
nestum est merita meritis repensare, ita iniurias iniuriis. Illic uinci turpe est, hic uincere (ira
2,32,1 ; cf. aussi C. Veillard dans le présent volume, p. 206).
90 Cf. supra n. 47 et Malaspina (ed. 2009) 35–37.
91 Cf. supra n. 37.
92 Ben. 3,18–28. Un autre point de coïncidence avec le De ira est que le De beneficiis, bien que
son objet soit manifestement sociologique et non politique, a été lui aussi l’objet d’une série
d’hypothèses concernant ses prétendues allusions politiques et impériales, plus ou moins ca-
chées, tout comme le De ira : cf. Letta (1997–1998).
Francesca Romana Berno
Ferarum minus taetra facies est quam
hominis ira flagrantis (ira 3,4,3)
L’imaginaire animal dans le De ira de Sénèque

In Peace there’s nothing so becomes a man,


As modest stillness and humility;
But when the blast of war blows in our ears,
Then imitate the action of the tiger:
Stiffen the sinews, conjure up the blood, [. . .]
Then lend the eye a terrible aspect; [. . .]
Now set the teeth, and stretch the nostril wide,
Hold hard the breath, and bend up every spirit
To his full weight! On, on, you noblest English.
W. Shakespeare, Henry V., act 3 sc. 1

1 Introduction
Dans le De ira, l’objectif principal pour Sénèque, comme on le sait, est de dé-
montrer le caractère absolument négatif de la colère, et donc de démolir l’assise
éthique exposée en particulier dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, selon la-
quelle les passions peuvent dans une certaine mesure, si elles sont maintenues
dans certaines limites, être utiles à l’homme :1 la colère donne en particulier du
courage au guerrier (1,7,1 ; 1,17,1). La position stoïcienne se veut l’antithèse de
cette conception :2 l’âme est de façon monolithique rationnelle, les passions
équivalent à la chute volontaire dans l’irrationalité, donc doivent être éradi-
quées complètement. Parmi les nombreuses stratégies rhétoriques mises en
œuvre par Sénèque à cette fin,3 se distinguent les comparaisons et les métaphores
tirées des domaines les plus divers, de la médecine aux jeux de gladiateurs.

1 Cf. Konstan (2003) 99–120 et 303–335 dans le présent volume ; Merckel (2013) 264–269 ;
infra n. 7.
2 Pour une récente synthèse, cf. Sorabji (2000) 181–193. Sur le De ira, Fillion-Lahille (1984)
17–199 ; 203–220 ; (1989) 1616–1638 ; supra n. 1.
3 Cf. Cupaiuolo (1975) 118–176 et le texte de F. Prost dans le présent volume (p. 47–55).

Note : Je remercie infiniment F. Prost pour la traduction de ce travail.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-012
252 Francesca Romana Berno

Celles-ci ont toutefois en commun le privilège accordé au domaine visuel,4 étant


donné la place prise par la facies dans ce vice caractérisé par une altération du
visage difficile à dissimuler, à la différence des autres vices (1,1,5). Ce tableau est
dominé par les tonalités fortes de la rougeur et des gestes de violence, comme il
va de soi s’agissant de la passion par excellence propre au tempérament san-
guin,5 et y pèsent d’un poids significatif, plus grand que dans les autres Dialo-
gues, les images des animaux,6 sur lesquelles je voudrais me concentrer. Une
lecture intégrale du traité permet d’un côté d’apprécier la variété des références
et des symboliques, de l’autre de s’interroger sur les motivations d’un tel privi-
lège dans l’économie du traité, à première vue en contradiction avec l’éthologie
stoïcienne, selon laquelle les animaux ne possèdent pas la capacité d’éprouver
des passions comme la colère,7 dans la mesure où les passions ne se peuvent
concevoir sinon comme abdication de la raison face à elle-même, alors que les
animaux sont privés de raison (1,3,3–8).8 Si les animaux ne peuvent pas
éprouver d’ira, leur présence dans le traité comme éléments de comparaison
semble contradictoire, comme aussi bien le lexique sénéquien des passions,
qui définit à plusieurs reprises l’ira comme feritas. Résoudre cette aporie sera
l’intention principale de mon travail.
Afin de donner une idée le plus possible complète et claire de la probléma-
tique examinée, j’ai considéré l’imaginaire animal dans toute la gamme de ses
possibles usages rhétoriques, de la métaphore au sens strict aux diverses typo-
logies de comparaisons ou d’exempla ; toutefois j’ai laissé de côté les cas
d’usage métaphoriques de termes particuliers originellement propres au do-
maine animal, comme par exemple indomitus, iugum ou le verbe freno : dans
ces cas l’usage métaphorique peut être un fait acquis au point de rendre pres-

4 Cf. Solimano (1991), en particulier 9–29.


5 Ira 2,19,2 iracundos feruida animi natura faciet. À propos du sang : 1,1,4 ; 2,5,1–4 ; 3,4,1 ;
3,14,6 ; 3,18,2. Cf. aussi Courtil (2015) 271.
6 Cf. Armisen-Marchetti (1989) 73–74 ; Tutrone (2012) 228–244.
7 SVF 3,426 ; 476. Cf. Arist. EN 1145a,25–26 ; 1149b,31–34 ; Cic. Tusc. 4,31 ; Dierauer (1977)
199–252 ; Bäumer (1982) ; Inwood (2004) 72–73 ; Labarrière (2005) 121–174 ; Li Causi (2018)
96–105 ; infra n. 27 et la contribution d’A. Setaioli dans le présent volume (p. 119–149). Le le-
xème ira semblerait également correspondre, comme ὀργή, à quelques acceptions de θυμóς.
Pour la distinction entre les deux termes, cf. la contribution de O. Renaut dans le présent
volume, p. 295–302.
8 Sénèque montre aussi une préoccupation linguistique : il prend soin de qualifier
comme métaphorique l’usage du verbe irascor à propos des animaux, par exemple dans un
vers d’Ovide (met. 7,545–546) cité en 1,3,5 « irasci » dicit incitari, inpingi ; irasci quidem non
magis sciunt [ferae] quam ignoscere (« S’irriter veut dire s’exciter, se précipiter, mais ils ne sa-
vent pas plus s’irriter que pardonner »).
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 253

que insensible l’allusion au référent originel. Pour commencer je proposerai un


panorama de la distribution et de la typologie des images ; je me concentrerai
ensuite sur certaines images récurrentes et sur les espèces animales considé-
rées, pour conclure sur quelques considérations générales.

2 Distribution de l’imaginaire animal


La présence des comparaisons animales dans le De ira estarticulée et diffuse,
distribuée dans l’ensemble des trois livres du traité :

Tableau n° 1 : Imaginaire animal dans le De ira.

De ira Argument Type d’animal considéré Autres références


éventuelles

Livre I , Aspect de l’homme en Omnia animalia :


– colère sangliers, taureaux, lions,
serpents, chiens

, Les animaux n’éprouvent Ferae : sanglier (biche), Citation : Ov. met. ,


– pas de passions ours –

, La punition juste doit Serpentes et animalia


être infligée sans colère uenenata (frappés à mort)

, Brève durée de la colère Serpentium uenena

Livre II , Agressivité des groupes Ferarum . . . conuentus Palestre des


gladiateurs (,) ;
citation : Ov. met. ,
– (,)

, Vanité des peurs Lions, acerrimae ferae, Enfants (, ; ,)
– humaines animaux venimeux,
éléphants

, Férocité des barbares Lions, loups


–
254 Francesca Romana Berno

Tableau n° 1 (continue )

De ira Argument Type d’animal considéré Autres références


éventuelles

, Fausse noblesse de la Animalia generosissima :


– colère lions (cerfs, épervier,
colombe); ferae (bœufs,
chevaux)

, Absurdité de la colère Muta animalia : chevaux Objets (,–),


– contre des êtres non enfants (,)
rationnels

, Absurdité de la colère Mutum animal . . . aut


contre diverses simile muto
catégories d’êtres

, Efficacité du dressage Saeua : éléphants,


– taureau, serpents, ours,
lions, ferae – non
domesticables : vipères et
animaux nuisibles

, Grandeur de la Magnae ferae – petits


mansuétude chiens

, Mesquinerie des gens en Rats, fourmis


colère

, Aspect de l’homme en Aspectus ferarum caede Ennemis cruels,


colère madentium monstres infernaux ;
citation : Verg. Aen.
,– (,–)

Livre III , Aspect de l’homme en Sangliers, ferae


– colère

, Efficacité du dressage Ferae

, Dangerosité de la colère Fera, oiseaux pris au piège Esclaves, puissants


(,)
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 255

Tableau n° 1 (continue )

De ira Argument Type d’animal considéré Autres références


éventuelles

, Mutilation de Animal Monstre


Télésphoros de Rhodes (,)

, Cruauté de Caligula Belua Exemples


historiques
, Cruauté de Cambyse Oiseaux, chameaux

, Cruauté d’Alexandre Fera

, Grandeur de la Inmanis fera


mansuétude

, Absurdité du fait de se Mulet, chien


mettre en colère contre /
comme des êtres non
rationnels

, Vanité des peurs Animalia muta (taureau,


humaines aspic, ours, lions)

, Vanité de la colère Jeux du cirque : taureau


contre ours

D’emblée frappent certaines caractéristiques et certaines constantes de


l’imaginaire animal. En premier lieu, concernant la distribution, la fréquence
des images dans le livre II et III (dix par livre), face aux quatre occurrences
dans le premier, contrebalancées toutefois par le relief donné au traitement de
la nature animale dans l’exorde.
Ensuite, la récurrence en plusieurs endroits du même élément argumenta-
tif, autant dans un sens négatif (l’aspect de l’homme en colère, la vanité de la
peur, l’absurdité de la colère contre des êtres irrationnels), que dans un sens
positif : la grandeur de la mansuétude, l’efficacité du dressage. Il convient en
effet de noter la polyvalence de l’imaginaire animal :10 il se prête non seule-
ment à l’exemplification des manifestations excessives de la colère, mais four-
nit aussi des exemples complémentaires de mansuétude et de magnanimité.
Dans cette multiplicité d’images, il ne faut pas voir un signe d’ambiguïté, mais

9 Cette image reparaît en clem. 1,25,1, en référence spécifique au lion.


10 Tutrone (2010) 224–228, insiste sur l’ambiguïté de telles images.
256 Francesca Romana Berno

simplement une modalité de l’usage rhétorique de toutes les possibilités of-


fertes à chaque occasion par une figure emblématique.
Je m’arrêterai maintenant brièvement sur certaines images récurrentes parmi
les plus significatives.
La comparaison la plus emblématique du traité est sans doute l’affinité
entre l’aspect des bêtes féroces et celui de l’homme en colère, qui reparaît en
trois passages clés du traité : le début du livre I, celui du III, et la fin du II.11
Dans la première caractérisation, Sénèque note comment la feritas innée des
bêtes, même si elle est naturelle, se trouve déformée (1,1,5 exaspero) par l’élan
agressif. Suit une liste des animaux les plus connus pour leur férocité, avec un
accent mis sur les caractéristiques et modalités du comportement agressif les
plus évidentes, et très semblables à celles qui viennent d’être décrites chez
l’homme : sangliers (museau et dents : 1,1,6 dentes acuuntur attritu, « frottent
leurs défenses pour les aiguiser » ; cf. pour les hommes 1,1,4 dentes comprimun-
tur, « les dents se serrent »), taureaux (cornes, sabots : 1,1,6 arena pulsu pedum
spargitur, « battent le sol de leur sabot » ; cf. pour les hommes 1,1,4 pulsata
humus pedibus) ; lions (rugissement : 1,1,6 fremunt ; pour les hommes, cf. infra) ;
serpents (gonflement du cou : cf. pour les hommes 1,1,4 horrenda facies [. . .]
intumescentium ; plus loin, Sénèque insistera sur la colère comme tumor :
cf. 3,4,1 uenis tumentibus, « veines gonflées ») ; chiens enragés (tristis adspec-
tus, « aspect sombre »). L’homme en colère apparaît donc pour ainsi dire
comme une summa de la férocité de tous les animaux.
À la fin du livre II, les comparaisons partent des aspectus ferarum caede
madentium aut ad caedem euntium (2,35,4 « l’aspect des ennemis ou des bêtes
sauvages dégouttant de sang ou allant en verser »), mais elles ne s’arrêtent pas
là, poussant jusqu’aux monstres infernaux et aux prosopopées tragiques de
Bellona et de la Discorde, images toutes caractérisées par l’omniprésence du
sang versé. Ce tableau exemplifie une idée qui l’encadre de façon significative,
répétée avant et après lui : l’insistance sur la deformitas et le manque de dignité
du visage de l’homme en colère, claire allusion au caractère socialement inop-
portun de cette passion (2,35,1 ; 2,36,1).
L’exemplification du livre III reprend et amplifie celle du premier : d’abord,
comme renvoyant à l’exorde du traité, elle explicite l’analogie entre les dents
grinçantes de l’homme en colère et la gueule du sanglier (3,4,2 adice dentium
inter se arietatorum ut aliquem esse cupientium, non alium sonum quam est apris

11 Selon Fillion-Lahille (1984) 117–118, 229–236, ces descriptions sont inspirées du Περì ὀργῆς
de Philodème, à son tour dérivé de l’œuvre homonyme de Bion de Borysthène. Cf. aussi Aygon
(2016) 81–94.
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 257

tela sua adtritu acuentibus, « ajoute les dents qui s’entrechoquent et cherchent à
dévorer quelqu’un, avec un grincement semblable à celui du sanglier aiguisant
ses défenses ») ; ensuite, elle généralise le propos, avec la phrase que j’ai choisie
comme titre : l’aspect des bêtes est moins terrible que le nôtre quand nous som-
mes en colère, même quand elles se débattent mortellement blessées dans un ul-
time assaut. Les hommes en colère sont plus bestiaux que les bêtes.12 L’homme
qui chute volontairement dans la colère renie sa propre raison, donc ses compor-
tements et ses aspects deviennent analogues à ceux d’une bête, mais pires, parce
que la bête agit selon sa nature, l’homme en revanche par une faute consciente.
À propos du fait qu’il est inopportun de se mettre en colère contre des créa-
tures non rationnelles,13 me semble intéressante l’insistance sur la caractérisation
des animalia comme muta. Dès lors que le logos constitue la marque principale de
l’homme comme être rationnel, le fait de souligner l’affinité de l’homme en colère
avec les animaux qui émettent des sons inarticulés rend manifeste le caractère in-
humain de cette passion, qui naturellement, dans la première description du
traité, fait perdre la capacité de parler, en déformant la voix jusqu’à la réduire à
un fatras de cris et de phonèmes indistincts, exprimés également au moyen de ter-
mes propres au monde animal (1,1,4 gemitus mugitusque et parum explanatis uoci-
bus sermo praeruptus, « gémissements, mugissements . . . lambeaux de phrases
indistinctes »). Si la marque visuelle de la colère est la couleur du sang, la marque
auditive est un ensemble de sons inarticulés et désagréables : le grincement des
dents, le claquement des articulations, les gémissements et la respiration ha-
letante (1,1,3–4 ; 2,35,4 ; 3,4,2).14 Nous en trouvons la confirmation dans une
sentence : mutum animal est aut simile muto : imitaris illud si irasceris (2,30,2).
L’insistance sur cet aspect dénonce de façon répétée la dégradation volontaire
de l’homme livré à la passion, à travers la perte du sermo. À ce sujet, il faut

12 Cf. Courtil (2015) 57–62. Les descriptions du livres II et III se retrouvent dans l’Œdipe de
Sénèque, lorsque le roi a un accès de rage à la suite de la révélation (915–926 ; 957–969 ; cf.
Berno (2017) 357–362).
13 Parmi les être « non rationnels » Sénèque compte aussi les enfants, les barbares, les ennemis
fous, les monstres, les femmes. Une chaîne d’affinités qui rappelle de près le raisonnement aris-
totélicien (EN 1149a,10–15), lequel distinguait l’être humain doué de raison (mâle, libre, adulte)
de l’être qui n’en était pas doué, à titre provisoire comme les enfants, ou de façon pathologique
comme les fous. Les femmes et les barbares, mais aussi les esclaves, devraient eux aussi entrer
dans le compte des êtres doués de raison, mais Aristote, en la leur niant, se trouve contredire
son propre système anthropologique, dans son désir de ne pas aller contre la structure sociale
contemporaine. Et Sénèque, qui toutefois n’approfondit pas la question, sous-entend de fait une
vision du monde identique. Cf. Inwood (2004) 66–91 ; Vegetti (1987) 104–139 ; Tutrone (2012)
184–195. Sur la diffusion de ce paradigme dans la culture romaine, cf. Dauge (1981).
14 Cf. Courtil (2015) 260–261 ; Graziano (2017) 137–138.
258 Francesca Romana Berno

relever que la phénoménologie de la colère chez Sénèque rapporte dans les


exempla historiques de nombreux cas de dialogue chez les personnes en co-
lère, mais dans les sections purement descriptives se concentre exclusivement
sur la phase extrême de la passion, précisément celle où il n’y a plus place
pour la parole, mais seulement pour les cris bestiaux. Et ce n’est pas un ha-
sard si c’est précisément à ce point extrême que se concentrent les comparai-
sons animales, absentes des références aux stades initiaux de cette passion.
La démolition de la thèse d’origine aristotélicienne selon laquelle la colère
est opportune s’appuie également sur la contestation d’un corollaire de celle-ci :
l’idée que la colère inspirerait de la peur aux ennemis. Au-delà des critiques au
plan théorique, que je laisse ici de côté, Sénèque insiste à plusieurs reprises sur
le fait que celui qui inspire le plus la peur est celui qui l’éprouve le plus facile-
ment : les exemples15 considèrent les animaux les plus forts et les plus féroces
(2,11,4 le lion est défini comme pauidus). Dans ces images se trouve sous-entendu
ce qu’explicitent les exemples historiques dans des contextes identiques, à savoir
la référence à la condition du tyran.
Passons aux exemples positifs. Les magnae ferae expriment leur grandeur
d’âme dans le fait de ne pas se laisser troubler par l’insolence des petits animaux
(2,32,3 ; 3,25,3 ; cf. clem. 1,5,5). Dans les deux cas, Sénèque souligne comme cette
indifférence affichée peut constituer un trait qui distingue le magnanime face à
la foule. La formulation du livre II est particulièrement intéressante, aussi parce
qu’elle est rapportée explicitement au sapiens par excellence, Caton : Multi leues
iniurias altius sibi demisere dum uindicant : ille magnus et nobilis, qui more ma-
gnae ferae latratus minutorum canum securus exaudit.16 En ressort l’antithèse
entre les multi, hommes en colère qui demeurent indistincts, et ille, caractérisé
par trois attributs disposés selon une progression qui, à partir de la distinction
générique humaine (magnus) et sociale (nobilis), aboutit à la condition exclusive
du sage (securus) ; l’analogie animale, elle aussi fondée sur l’antithèse un/nom-
breux, grand/petit, se dédouble, postulant non seulement l’équivalence magna
fera = ille, mais aussi l’équivalence minuti canes = multi.
Autre élément significatif et fréquent dans les œuvres postérieures, la possi-
bilité d’apprivoiser les bêtes (2,31,6–8 ; 3,8,3), pratique connue et courante dans
la noblesse romaine.17 Les animaux apprivoisés par l’homme offrent un modèle
de férocité innée mais vaincue par l’habitude, pour lequel on peut remonter à un

15 3,30,1 ; cf. aussi epist. 66,23 ; 85,26.


16 « Beaucoup ont retourné le poignard dans la plaie, en tirant satisfaction d’une légère bles-
sure ; l’homme grand et noble est celui qui, comme le lion, écoute sans s’émouvoir l’aboie-
ment des roquets ». Cf. aussi const. 14,3.
17 Cf. Bodson (1995) 9–43 ; Goguey (1995) 51–66 ; Amat (2002) 191–197.
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 259

antécédent platonicien : dans le Gorgias, on lit en effet que « chez nous, les
êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur
plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions » (ὥσπερ λέοντας [. . .]
καταδουλούμεθα, 483e). Dans la première occurrence de cette image, souli-
gnant la différence entre l’homme en colère irréductible et les bêtes féroces qui
se soumettent au dompteur, Sénèque conclut : pudebit cum animalibus permu-
tasse mores (2,31,6 « tu rougiras de changer de mœurs avec des bêtes »).18 Les
animaux, dont la nature est féroce, peuvent devenir doux ; au contraire les hom-
mes, naturellement bons, choisissent de devenir cruels. De façon significative,
Sénèque fait la liste de tous les animaux à l’aspect redoutable (2,31,8). Le second
exemple, tout en recourant à la même image, en souligne un aspect opposé : il
insiste en effet sur la façon dont les animaux féroces peuvent se laisser apprivoi-
ser par le fait de vivre au milieu des hommes (3,8,3, cf. tranq. 3,2), cela pour mon-
trer l’efficacité des exemples positifs sur les gens en colère. Ces deux images sont
à relier aux nombreuses occurrences qui, surtout dans les lettres, nous montrent
le sage en « dompteur des passions (et / ou de l’adversité) » ;19 mais d’autre part,
elles s’en distinguent par un aspect essentiel. Dans les occurrences ultérieures,
émerge l’équivalence ferae/adfectus : les passions comme bêtes féroces, que la rai-
son doit vaincre ; un cas exemplaire en ce sens se trouve dans la lettre 85,8–9.20
Des images ainsi composées ne peuvent pas ne pas suggérer implicitement le ren-
voi à une psychologie dualiste, c’est-à-dire qui comprend une partie rationnelle de
l’âme opposée à une partie irrationnelle – en un mot, une psychologie de type pla-
tonicien, mais aussi aristotélicien, précisément celle qui dans le De ira se trouve
critiquée sur la base du strict monisme stoïcien. Si dans les lettres les images de ce
genre peuvent être fonctionnelles pour représenter de façon imagée des argu-
mentations déterminées, sans préoccupations théoriques particulières, au
contraire dans un contexte plus étroitement philosophique et ancré dans la
psychologie stoïcienne comme le De ira, il était opportun d’éviter de sem-
blables risques de dérive dualiste.

3 Typologies animales considérées


Si nous regardons les espèces animales prises en considération, la place d’hon-
neur, avec sept occurrences, revient au lion, fauve qui depuis les comparaisons

18 Cf. Bäumer (1982) 104–105.


19 Cf. Armisen-Marchetti (1989) 74; Torre (1995) 349–369 ; Tutrone (2012) 174–184.
20 Cf. Marino (ed. 2005) 25–31.
260 Francesca Romana Berno

homériques s’impose comme emblématique pour la colère, comme aussi pour


la noblesse, l’orgueil et la grandeur d’âme.21 La mémoire littéraire en fait donc
un exemple positif. Sénèque revisite partiellement ce lieu commun : il le consi-
dère presque toujours en couple avec d’autre animaux, le privant ainsi d’un sta-
tut privilégié, et souligne au contraire chez lui la possibilité d’être apprivoisé ;
ainsi de même des taureaux22 et des ours, eux aussi présences constantes dans
les comparaisons épiques. Une telle réduction répond sans doute à l’exigence
de priver la colère de quelque aspect positif ou noble que ce soit, en insistant
sur les ressemblances nettement négatives ; mais peut-être aussi à une orienta-
tion philosophique. Dans le De ira, Sénèque insiste sur le monisme de l’âme,
niant résolument la possibilité d’un élément irrationnel en celle-ci. La cible de
la polémique, comme on sait, est Aristote ; toutefois, ne se pouvait pas oublier
le plus illustre précédent en ce qui concerne la tripartition de l’âme, Platon.23
Ce dernier distinguait dans l’âme une partie rationnelle, tout à fait positive ;
une partie concupiscible, monstrueuse, à tenir le plus possible sous contrôle ;
et une partie impulsive, tantôt stimulant, tantôt entrave pour l’homme (puis-
qu’elle implique αὐθάδεια καὶ δυσχολία, rep. 9,590a), et comparée précisément
au lion (rep. 9,588c – 590b).
Un relief particulier, notamment en ce qui concerne l’aspect de l’homme en
colère, est accordé au sanglier, chose d’autant plus significative que, à la diffé-
rence du lion, il ne se retrouve pas ailleurs dans la prose de Sénèque.24 La prédi-
lection marquée ici par ce dernier est probablement due à des motifs esthétiques.
Il s’agit d’un animal tout à fait familier du lecteur, du fait de la pratique de la
chasse et des jeux ; un animal non moins dangereux que le lion, mais privé du
charme exotique et de l’aspect noble et majestueux de celui-ci, avec une férocité
concentrée dans les défenses et le museau davantage que dans les pattes et la
masse corporelle, donc particulièrement propre à la comparaison avec l’expres-
sion bouleversée et congestionnée de l’homme en colère.

21 Par exemple Il. 20,164–175 ; 21,571–575. Le référent privilégié est Ajax, qui dans le mythe d’Er
veut se réincarner en lion (Plat. rep. 10,620b) ; cf. Raina (2003) 53–61. Dans l’Énéide, le comparant
privilégié du lion est Turnus (9,339–341 ; 9,792–798 ; 10,454–456), suivi par Mézence (10,723–728).
Dans les tragédies de Sénèque nous le retrouvons rapporté à Œdipe (915–926) et Atrée (avec le
tigre, Thy. 707–713 ; 732–743) emportés par la colère (aussi Ag. 738–740). Cf. Armisen-Marchetti
(1989) 357; Braund/Gilbert (2003) 256–268 ; Schiesaro (2003) 123–127.
22 Cf. Tutrone (2012) 163–165 (concernant les Lettres à Lucilius).
23 Cf. Frère (1997) 427–428.
24 Ag. 892–896 (Agamemnon mourant/sanglier pris au filet) ; cf. Armisen-Marchetti (1989) 161.
Dans l’épopée grecque, cet animal apparaît également à propos d’Hector (Il. 12,41–48), et chez
Virgile à propos de Mézence (Aen. 10,707–713). Cf. Franco (2006) 12–31 ; Camerotto (2009)
141–168, qui souligne l’importance des défenses dans la caractérisation de cet animal (147–149).
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 261

Moins fréquent mais objet d’une codification analogue sur le plan symbo-
lique, le serpent. En ce cas, plus que sur l’animal, Sénèque se concentre sur le
venin, emblème de l’effet toxique de la colère sur l’âme humaine. On peut égale-
ment citer les chiens enragés et les éléphants, ici considérés uniquement pour
leur masse et leur dangerosité, à l’exclusion des considérations fréquentes dans
l’antiquité sur leur intelligence.25 D’autres animaux sont cités, toujours suivant la
tradition littéraire, en opposition traditionnelle aux emblèmes de la colère.
De manière générale, on peut dire que l’usage des images animales chez
Sénèque reprend le socle de la tradition, avec quelques exceptions toutefois
pas trop divergentes des conventions littéraires. Ce choix rejoint les goûts et
préconceptions du lecteur, qui trouve l’argumentation philosophique tissée
d’images familières et d’une clarté immédiate.

4 Note lexicale et philosophique : fera et feritas


entre Aristote et Sénèque
La majorité des occurrences de l’imaginaire animal, au niveau des comparai-
sons et métaphores, est caractérisée par le lexème fera, qui ne manque pas d’al-
terner avec animal, uox media employée de préférence dans les argumentations
théoriques. Il s’agit d’une préférence lexicale qui n’est pas absente des autres
œuvres de Sénèque, et à laquelle n’auront pas été étrangères des considéra-
tions stylistiques (face au registre vulgaire de bestia, et à celui poétique de
belua, ce dernier plus souvent réservé aux créatures monstrueuses).26 Toute-
fois, il faut noter que souvent dans le De ira nous sommes confrontés à un
usage redondant, là où aurait suffi le terme leo, aper ou autre semblable, par
ailleurs plus efficaces du point de vue de l’euidentia rhétorique. La fréquence
du lexème fera est sans doute à mettre en relation avec la feritas, la bestialité
de l’homme en colère, qui en cédant à l’impulsion de l’agressivité perd les
connotations humaines pour dégénérer en bête irrationnelle. Ce choix lexical
souligne la perversité d’une telle dégradation : chaque fera concrète, dont
l’image déplaisante ou terrible est bien claire aux yeux du lecteur, renvoie à la
condition psychologique abstraite de feritas qui fait que les hommes agissent et

25 Mastrorosa (2003) 125–146.


26 Cossarini (1983), concernant fera/feritas, note l’usage, en particulier virgilien, en antithèse
à la sphère de l’humanitas (149–157). Dans le De ira, nous trouvons une seule occurrence de
belua, rapportée à Caligula (3,19,3 : sur la monstruosité du tyran dans le De ira cf. Cros (2012)
189–205), et deux de bestia (3,3,6 ; 3,8,3), face à 14 occurrences de fera et 18 d’animal.
262 Francesca Romana Berno

paraissent physiquement comme des bêtes féroces, les rendant encore pires
qu’elles. Jusqu’au cœur de l’argumentation théorique évoquée plus haut, lors-
qu’il démontre que les bêtes ne peuvent pas se mettre en colère, Sénèque leur
attribue la feritas, avec un jeu étymologique intentionnel: impetus habent ferae,
rabiem, feritatem, incursum (1,3,4 : « Les bêtes ont de l’emportement, de la
rage, de la bestialité, des dispositions agressives »). C’est donc le philosophe
lui-même, de surcroît en ouverture du traité, qui montre d’emblée le lien étymo-
logique qui relie la férocité humaine à la condition des animaux sauvages, révé-
lant à travers l’identité lexicale la correspondance de gestes et d’aspect, sinon
de nature, entre les deux pôles de la comparaison.
Feritas, en outre, est le calque sémantique de θηριότης, concept dont Aristote
traité précisément dans l’œuvre qui constitue un point de référence pour le De ira,
c’est-à-dire l’Éthique à Nicomaque (1145a,15–33 ; 1149b,31–1150a,8).27 Mais pour
une fois, il semble que le philosophe grec systématique par excellence tombe dans
une aporie, tandis que le maître romain de la contradiction se montre cohérent. En
effet, comme beaucoup de savants n’ont pas manqué de le relever,28 Aristote, qui
de fait ne recourt jamais à l’imaginaire animal à propos des passions, lorsqu’il
parle de bestialité se trouve contraint de circonscrire cette condition à des cas très
limités, définis irrémédiables : la perte complète de la raison est incompatible avec
son éthique, dans laquelle les passions sont le fruit d’un choix où l’élément ration-
nel ne disparaît jamais tout à fait, sinon du fait de pathologies ou de conditions
extrêmes. Paradoxalement, la bestialité, au lieu de résulter du vice de la colère
porté à d’extrêmes conséquences, se place en position d’antithèse par rapport à
lui : tandis que la colère tire son origine d’un choix erroné de la raison, la bestialité
dérive de la perte complète de cette dernière. Le philosophe ne peut nier l’exi-
stence de cas de θηριότης, mais se trouve contraint de les considérer comme des
exceptions, volontairement situées dans un espace ou un temps éloigné (les terres
des barbares, le mythe), étrangères à l’humanité (la folie), donc incompatibles
avec une évaluation éthique.29 De son côté, Sénèque étant stoïcien, conçoit au
contraire l’âme comme rationnelle de façon monolithique : et le fait que la perver-
sion de la raison la précipite dans une aveugle bestialité est parfaitement cohérent
avec la théorie stoïcienne. La feritas est non seulement compatible avec l’éthique
stoïcienne, mais elle en est une conséquence évidente et nécessaire : si la raison

27 Cf. Bäumer (1982) 96–99, supra n. 7 et dans le présent volume la contribution de J. Wildberger
(qui souligne comment Sénèque a eu accès à Aristote à travers des médiations stoïciennes,
p. 57–64).
28 Vegetti (1991) 29–36 ; Bodéüs (1997) 247–258 ; Soardi (2010) 79–88.
29 EN 1148b,19–24 ; 1149a,9–12.
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 263

choisit d’accepter l’impulsion de la colère, alors elle choisit de chuter dans la folie
des passions, donc de se renier elle-même, se rendant en cela semblable aux bêtes.

5 Conclusion
Il reste toutefois une contradiction de fond sans solution, à savoir l’incompati-
bilité entre l’exclusion des animaux de la sphère de la colère d’un côté, et leur
usage pour la description et l’exemplification de cette même colère, de l’autre
côté. Sénèque lui-même semble s’en rendre compte, lorsque, aussitôt après une
série de comparaisons animales, il conclut : Quid est autem cur hominem ad
tam infelicia exempla euoces, cum habeas mundum deumque, quem ex omnibus
animalibus, ut solus imitetur, solus intellegit ? (2,16,2 « pourquoi renvoyer
l’homme à des exemples aussi malheureux, quand tu as l’univers et Dieu, que
seul de tous les êtres il comprend, seul il peut donc imiter ? »). Infelicia exem-
pla : infelix veut dire malheureux, mais aussi stérile, improductif. La comparai-
son avec les animaux n’est pas opportune parce qu’elle ne convient pas à
l’homme sur le plan ontologique : l’homme en effet est l’unique être en mesure
de comprendre le monde et Dieu, et de ressembler à ce dernier. La solution à
cette apparente aporie est de nature esthétique et rhétorique, avant d’être de
nature éthique et philosophique. Dans l’articulation du traité sont simultané-
ment présents et entrelacés deux plans, celui de l’ossature stoïcienne et celui
de l’argumentation rhétorique, en un amalgame visant à envoûter le lecteur
avant de l’instruire. Ou plutôt à l’envoûter pour l’instruire.
Au stoïcisme, le traité doit la théorie des passions et la théorie éthologique.
À la rhétorique et à la pratique oratoire30 il doit le lexique et la batterie d’images
littéraires et populaires, selon lesquelles la colère se trouve décrite comme une
divinité guerrière, l’homme en colère comme un sanglier féroce, et ainsi de suite.
Une batterie d’images bien connue du lecteur, qui pour aborder de subtiles réfle-
xions philosophiques trouve l’appui d’un répertoire expressif immédiatement
compréhensible, même s’il n’est pas théoriquement exact.31 Le lion, qui selon les
Stoïciens ne peut se mettre en colère, en vient dans son propre discours à figurer
l’emblème de la colère que la tradition populaire et la littérature avaient cons-
truit. L’affinité entre celui-ci ou d’autres animaux féroces et l’homme en colère
n’est ni ne peut être intérieure, mais se résout dans l’extériorité : c’est la facies de

30 Cf. supra n. 3.
31 Sur la diffusion de ce paradigme dans la culture romaine, cf. Tutrone (2010) 209–233.
264 Francesca Romana Berno

l’homme en colère, non pas son âme, qui se trouve constamment comparée,
par exemple, aux crocs grinçants des bêtes.32 La forme, l’aspect extérieur de
l’homme, tout comme les expédients rhétoriques du traité, permettent au philo-
sophe de récupérer ce fonds d’images littéraires qui constituaient un référent pri-
vilégié pour exprimer les manifestations de la passion. L’homme qui a abdiqué la
raison perd avec elle sa beauté, et la difformité de son visage correspond parfai-
tement au caractère répugnant de son âme : une telle correspondance justifie
aussi sur le plan philosophique l’insistance sur l’aspect de l’homme en colère.
Une confirmation inattendue de l’opportunité du choix de Sénèque nous
vient d’un texte qui s’appuie sur des observations expérimentales : The Expres-
sion of the Emotions in Man and Animals de Charles Darwin (London 1872).33 À
propos de la colère, la thèse du savant est que ces manifestations expressives
chez l’homme, singulièrement proches de celles des animaux, témoignent de
l’origine animale de l’homme lui-même. Mais rapprochons le passage déjà étu-
dié sur l’aspect de l’homme en colère des observations de Darwin :

Tableau n° 2 : Manifestations expressives de la colère chez Sénèque et Darwin.

Manifestations Sénèque, De ira Darwin () chapitre  :


de la colère Hatred and Anger

Rougeur multus ore toto rubor exaestuante ab « The face reddens or becomes
(/pâleur) imis praecordiis sanguine (,,) purple, with the veins on the
uultus, quem [. . .] nunc subducto forehead and neck distended [. . .]
retrorsus sanguine fugatoque the action of the heart is sometimes
pallentem, nunc [. . .] simile cruento so much impeded [. . .] that the
(,,) countenance becomes pallid or
uenis tumentibus (,,) livid » ()

Respiration Spiritus coactus ac stridens (,,) « The respiration is likewise


haletante Anhelitus crebros tractosque altius affected; the chest heaves, and the
gemitus (,,) dilatated nostrils quiver » ()

Dents Adice dentium inter se arietatorum ut « and the teeth are clenched or
aliquem esse cupientium (,,) ground together [. . .] the
appearance is as if the teeth were
uncovered, ready for seizing or
tearing an enemy » ()

32 Aristote aussi affirme que la comparaison éthique entre homme et animal est possible seu-
lement kata metaphoran (EN 1149b,32). Cf. HA 8,1,588a,25–31 ; Bodéüs (1997).
33 Cf. Ekman (1999) 268–273 ; 276–280; Eibl-Eibesfeldt (1971) 34–35 ; 211.
Ferarum minus taetra facies est quam hominis ira flagrantis (ira 3,4,3) 265

Darwin s’intéresse particulièrement au mouvement des lèvres et des dents, de


l’attitude qui simule la préparation jusqu’à la morsure, et étant donné l’absolue
rareté de cette modalité de combat chez un homme adulte sain d’esprit, il inter-
prète cet élément comme la marque la plus significative de notre origine ani-
male.34 Comme on l’a vu, Sénèque également accorde un privilège particulier
au grincement des dents dans ses comparaisons (d’où la prédilection pour le
sanglier, dont les défenses sont particulièrement évidentes).
Au fond, donc, Sénèque avait raison au-delà de ce qu’il en croyait lui-même :
notre affinité avec les bêtes n’était pas seulement rhétorique.

34 Darwin (1872) 243–246 : « This retraction of the lips and uncovering of the teeth during
paroxysms of rage, as if to bite the offender, is so remarkable, considering how seldom the
teeth are used by men in fighting, that I inquired [. . .] whether the habit was common in the
insane whose passions are unbridled » (244) ; « Dr. Maudsley [(1871) 51], after detailing various
strange animal-like traits in idiots, asks whether these are not due to the reappearance of pri-
mitive instincts – ‘a faint echo from a far-distant past, testifying to a kinship which man has
almost outgrown’ » (245).
Teun Tieleman
Sénèque et les pré-passions
1 « Pré-passions » : à la recherche de l’origine du
terme et de la notion
Le concept de « pré-passions » (προπάθεια) est une composante distinctive de la
théorie générale des passions sur laquelle est fondé le traité De ira de Sénèque,
cela même si le terme (ou un équivalent exact en latin) ne saurait être trouvé au
long de ces pages. Sénèque utilise différentes expressions : « choc premier de
l’esprit » (2,2,2 et 2,4,2 primus ille ictus animi), « le premier mouvement » (2,4,1
primus motus), « premier trouble de l’âme induit par la représentation d’une in-
justice » (2,3,5 prima illa agitatio animi quam species inuriae incussit), et ajoute
de nombreux exemples de ce genre de phénomène mental sur lequel il désire at-
tirer notre attention. Mais d’après ce qu’il dit à l’ouverture du livre II (1,1–4), il
semble assurément parler de sentiments qui n’ont pas reçu d’assentiment, dis-
tincts comme tels de la passion (πάθος) au sens propre, sentiments appelés
« pré-passions » (προπάθεια) par quelques autres sources, grecques. Le terme fait
sa première apparition dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie (c. 25 av. – c. 50 ap.
J.-C.) et figure chez des auteurs chrétiens postérieurs, liés à Alexandrie, comme
Origène (c. 185 – c. 253 ap. J.-C.) et Didyme l’Aveugle (c. 313–398).1 Les auteurs
juif et chrétiens sollicitent ce concept stoïcien dans le cadre de leur exégèse scrip-
turale : lorsque les Écritures attribuent des passions comme la colère, le chagrin
ou la joie à une personne vertueuse ou même à Jésus et à Dieu lui-même, il
convient de ne pas l’entendre dans le sens d’une passion à part entière, ni d’une
passion au sens strict du terme. Cette distinction technique se retrouve dans une
de leurs opinions, celle selon laquelle on peut avoir une mauvaise pensée sans
pour autant commettre un péché – même si les mauvaises pensées peuvent nous
induire à commettre un péché et doivent être expurgées par le progrès moral. Ce
point d’exégèse renvoie à des notions stoïciennes voisines telles que l’idéal d’im-

1 Philo, Q.Gen. 1,79, avec Graver (1999). Sur Origène et son héritage, Sorabji (2000) 343–371.

Note : Texte traduit par V. Laurand.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-013
Sénèque et les pré-passions 267

passibilité (ἀπάθεια) et celle du sage, qui, comme tous les autres humains, de-
meure soumis à l’expérience des pré-passions, mais non à la passion.2
Les témoignages chez Philon et dans cette tradition chrétienne ultérieure ont
poussé à une comparaison avec les passages qui leur font écho chez Sénèque. Plu-
sieurs propositions ont été avancées pour déterminer l’origine et le développement
de la notion de pré-passions. Nous pouvons avec certitude écarter la possibilité que
Philon aurait pris l’idée chez Sénèque lors de son unique visite à Rome en 39
ap. J.-C.3 De fait, l’idée, sinon le terme, se trouve également chez Cicéron, dans les
Tusculanes, 3,83, qui parle alors de « morsure et contraction » dans le même sens
que ce que Philon appelle une pré-passion et Sénèque un « premier mouvement ».4
Le compte rendu cicéronien de la théorie stoïcienne des passions, en Tusc. III–IV,
remonte au traité de Chrysippe Sur les Passions, sans doute, cependant, au travers
d’une source intermédiaire, à savoir un épitomé du traitement classique par
Chrysippe de la doctrine stoïcienne.5 Philon lui aussi a dès lors tiré la notion d’une
source stoïcienne antérieure, qui peut avoir été une œuvre de Chrysippe lui-
même ; mais, comme nous l’avons déjà remarqué, le terme προπάθεια se trouve
pour la première fois chez Philon : en d’autres termes, il ne figure pas dans ce qui
nous reste du Sur les Passions de Chrysippe ni dans aucun autre traité, et aucune
autre source ne l’associe avec le nom de Chrysippe. En fait, le compte rendu cicéro-
nien comme les fragments du Sur les Passions indiquent qu’alors qu’il ne saurait y
avoir aucun doute que Chrysippe distinguait bien une étape préliminaire à une ré-
ponse passionnelle (et étape qui l’initiait), il utilisait un autre langage, physique.6
Il semble en fait que προπάθεια soit un terme technique forgé par des stoïciens
postérieurs à Chrysippe dans le contexte de l’élaboration d’une systématisation,
fondée sur des innovations définitionnelles et terminologiques, à partir des déve-
loppements originaux de Chrysippe. Comme on peut s’y attendre, le fantôme de

2 Cf. Sen. ira 2,2,2 ; 1,16,7 (= SVF 1,215), avec la référence à Zénon (l’âme du sage est guérie
mais la cicatrice de la blessure demeure), autre indication de ce que la complexité de ces idées
remonte aux premiers stoïciens.
3 Graver (1999) 300 ; cf. Graver (2002) et (2007) 88 (pace Sorabji (2000) 66–69) and passim.
Comme Gill (2005) 458 le note, Sénèque ne revendique aucune originalité sur ce point. En fa-
veur d’une origine stoïcienne ancienne de la notion de pré-passion (sinon du terme προπά-
θεια) : Bonhoeffer (1890), Abel (1983), Graver (1999), Inwood (2004) 180, Graver (2007) 89–93 ;
D’Jeranian (2014) ; Pinedo Cantillo/Yáñez Canal (2018), 33–34.
4 Sur le fait de céder à une représentation à cause de la faiblesse de l’âme, cf. Chrys. ap.
Galen. PHP 4,6 (= SVF 3,476). Cf. Plut. uirt.mor. 9,449a (= SVF 3,439).
5 Cf. Tieleman (2003) 288–320.
6 Cf. supra n. 4.
268 Teun Tieleman

Posidonius dut régner sur les discussions. On lui a attribué l’introduction des pré-
passions, tout autant la notion que le terme, conformes à une idée plus générale de
ce stoïcien tout à fait capable d’innovations comme d’écarts doctrinaux.7 Aujour-
d’hui, la tendance à voir en Posidonius un dissident avéré semble appartenir au
passé et, plus encore même, la tendance à le voir derrière les auteurs romains
comme Cicéron ou Sénèque. Son influence générale semble plutôt correspondre
à l’idée d’une systématisation post-chrysippéenne, incluant l’introduction d’une
terminologie. On en trouverait un bon exemple dans le terme « propension »
(εὐεμπτωσία, τὸ εὐέμπτωτον), à savoir à telle passion particulière. Ce n’est pas
comme si l’idée manquait chez les prédécesseurs de Posidonius, et plus particu-
lièrement chez Chrysippe,8 mais, en tant que terme technique, il semble avoir été
introduit par Posidonius.9 De manière certaine, cette introduction a pu répondre
à une accentuation particulière de la part de Posidonius. À partir des fragments
de son propre Sur les Passions, nous savons qu’il portait un intérêt spécifique à
l’explication des phénomènes irrationnels tels que le fait de pleurer ou de rire
contre son gré, phénomènes que Sénèque aussi compte parmi ses exemples de
premiers mouvements.10 Mais en fait, Posidonius ne parle pas de pré-passion
(προπάθεια), mais de « traction passionnelle » au sens strict, comme le montre le
témoignage suivant de Galien :
Posidonius [. . .] tente de montrer que les causes de toutes les suppositions fausses survien-
nent <dans l’ordre théorique par ignorance, mais dans l’ordre pratique> par une traction af-
fective, mais que les opinions fausses précèdent (ou « sont antérieures ») lorsque la faculté
rationnelle est devenue faible à propos du jugement.
(Galen. PHP 5,5,21 De Lacy = Posidonius F 169,78–82)11

7 Holler (1934), Rist (1969) 37–41, suivi par Griffin (1992) 180 n. 4.
8 Cf. PHP 4,2,3, p. 294,34–36 De Lacy (= SVF 3.465).
9 Cicéron, Tusc. 4,27 donne une brève explication du fait d’être enclin (procliuis) à une pas-
sion particulière dans son compte rendu de la théorie stoïcienne des passions (ibid. 11–33), qui
est fondé sur (un épitomé de passages de) Sur les passions de Chrysippe : cf. Tieleman (2003)
296–306. Mais Kidd (1983) 108 souligne la remarque de Galen. PHP 4,2,5, p. 296,6 De Lacy =
Posid. F 163 que l’expression τὸ εὐέμπτωτον εἰς νόσον (« être enclin à la maladie ») est une
expression de Posidonius. En ce qui concerne la terminologie, Kidd semble avoir raison.
10 Cf. Galen. PHP 4,7,12–24 (= SVF 3,466, Posid. T 101, F 150a), d’où cependant il est clair que Chry-
sippe a discuté le phénomène en premier et que Posidonius est revenu à la question de la cause du
phénomène concerné ; cf. Tieleman (2003) 250–264 ; Graver (2007) 90 ; Sen. ira 2,2,5 ; 2,4,2.
11 ὁ Ποσειδώνιος [. . .] δεικνύναι πειρᾶται πασῶν τῶν ψευδῶν ὑπολήψεων τὰς αἰτίας ἐν μὲν
τῷ θεωρητικῷ <γίγνεσθαι δι’ ἀμαθίας, ἐν δὲ τῷ πρακτικῷ> διὰ τῆς παθητικῆς ὁλκῆς, προ-
ηγεῖσθαι δ’ αὐτῆς τὰς ψευδεῖς δόξας ἀσθενήσαντος περὶ τὴν κρίσιν [τὴν] τοῦ λογιστικοῦ.
Sénèque et les pré-passions 269

Nous trouvons ici l’idée stoïcienne selon laquelle l’intellect peut se trouver in-
fluencé sous l’impact d’une représentation particulière (qui fonctionne, ou plu-
tôt l’objet qu’elle représente, comme cause externe et antécédente) ; mais le fait
qu’il cède et réponde avec passion est déterminé par la faiblesse de l’intellect
en termes de jugements de valeur et de tension physique. Ici, comme ailleurs,
le mental et le physique forment deux aspects d’un même phénomène.
Sur l’origine précise du terme nous devons nous résigner à l’obscurité. On
peut supposer qu’il a été forgé par Philon lui-même et ne serait ainsi aucune-
ment d’origine stoïcienne. Mais cette hypothèse semble peu probable, en soi
et du fait de sa présence dans Plutarque, qui par ailleurs l’utilise pour parler
des symptômes annonçant une maladie.12 Les stoïciens ont établi une analo-
gie bien connue entre la maladie du corps et celle de l’âme, jouant sur les
sens de πάθος, à la fois passion et maladie. Mais on ne saurait dire si cet
usage par Plutarque trahit une influence stoïcienne. Il vaut la peine de noter
que Plutarque, dans un passage traitant de la doctrine stoïcienne des pré-
passions, profite de termes descriptifs qui rappellent les termes physiques
dans lesquels le phénomène est décrit par Chrysippe et, dans son sillage, par
Cicéron.13 De la même manière, le fragment 9 Schenkl d’Épictète (= Aulu-
Gelle NA 19,1), un autre des passages-clefs sur les pré-passions, montre que ce
stoïcien connaissait la doctrine, sans utiliser le terme, lequel, comme l’a pro-
posé Margaret Graver, semble avoir été géographiquement confiné à la tradi-
tion de l’école d’Alexandrie.14

12 Anticipations de la souffrance : Plut. quaest. coniu. 666d ; symptômes annonçant une mala-
die : tuen.sanit. 127d ; cf. 128b ; 129a.
13 Plut. uirt.mor. 9,449 (= SVF 3,439) : Οἷς καὶ αὐτοὶ [scil. Stoici] τρόπον τινὰ διὰ τὴν ἐνάργειαν ὑπεί-
κοντες αἰδεῖσθαι τὸ αἰσχύνεσθαι καλοῦσι καὶ τὸ ἥδεσθαι χαίρειν καὶ τοὺς φόβους εὐλαβείας, ταύτην
μὲν οὐδενὸς ἂν αἰτιασαμένου τὴν εὐφημίαν, εἰ τὰ αὐτὰ πάθη προστιθέμενα μὲν τῷ λογισμῷ τούτοις
καλοῦσι τοῖς ὀνόμασι, μαχόμενα δὲ καὶ βιαζόμενα τὸν λογισμὸν ἐκείνοις· ὅταν δὲ δακρύοις
ἐλεγχόμενοι καὶ τρόμοις καὶ χρόας μεταβολαῖς ἀντὶ λύπης καὶ φόβου δηγμούς τινας καὶ συνεόρσεις
λέγωσι καὶ προθυμίας τὰς ἐπιθυμίας ὑποκορίζωνται, σοφιστικὰς δοκοῦσιν οὐ φιλοσόφους δικαιώσεις
καὶ ἀποδράσεις ἐκ τῶν πραγμάτων μηχανᾶσθαι διὰ τῶν ὀνομάτων. καίτοι πάλιν αὐτοὶ τάς τε χαρὰς
ἐκείνας καὶ τὰς βουλήσεις καὶ τὰς εὐλαβείας εὐπαθείας καλοῦσιν, οὐκ ἀπαθείας, ὀρθῶς ἐνλήσεις καὶ
τὰς εὐλαβείας εὐπαθείας καλοῦσιν, οὐκ ἀπαθείας, ὀρθῶς ἐνταῦθα χρώμενοι τοῖς ὀνόμασι. Notez les
« morsures », « troubles », « excitation ». Cf. Plut. uirt.mor. 449d (= SVF 3,468), chez Cicéron : « mor-
sures et contractions » (Tusc. 3,83), Galen. PHP 4,3,2, en référence à Zénon (SVF 1,209) : « contrac-
tions, humiliations et morsures, soulèvements et expansions ».
14 Graver (1999) 303.
270 Teun Tieleman

2 Le compte rendu de Sénèque dans le De ira 2,1–3


Ce qui suit concernera à présent la notion de pré-passion telle que l’expose
Sénèque au début du livre II du De ira.15 En accord avec la psychologie stoï-
cienne, Sénèque commence par l’idée qu’une représentation humaine inclut
non seulement une conception spécifique de notre situation (la marque d’une
représentation rationnelle) mais également un impact particulier sur l’âme cor-
porelle, qui s’exprime dans des mouvements psychiques ressentis (notamment
les contractions et expansions dont nos sources témoignent) aussi bien que
dans des effets corporels concomitants, comme le fait de trembler ou de devenir
pâle.16 Cette expérience appartient à la nature humaine et à la manière dont elle
interagit avec son environnement. Comme telle, elle est involontaire.17 Nous ne
pouvons nous empêcher d’avoir des représentations incluant le choc psychique
ici en question : elles sont subies, non causées, par l’esprit (2,3,1).
Les pré-passions sont rationnelles au sens stoïcien : elles incluent un plus
ou moins grand degré de conceptualisation. Après tout, chacune d’elles est fon-
dée sur une représentation humaine, c’est-à-dire rationnelle et donc exprimable
dans la langue parlée. Considérons le cas de la colère. Elle ne suppose pas seu-
lement la perception d’un adversaire, mais aussi le fait de penser qu’il nous a
fait du mal, que cela était injustifié et que la vengeance est appropriée. Cela
suppose déjà un haut degré de conceptualisation. En fait, Sénèque souligne la
complexité ici en cause, laquelle, dit-il, ne peut pas se limiter à une simple im-
pulsion de l’esprit (2,1,4 ; cf. 2,3,4).
Mais la représentation rationnelle n’est pas encore une croyance assumée.
Le problème crucial tient dans la manière dont nous répondons à de telles pen-
sées. Aussi Sénèque insiste-t-il sur la nécessité, pour qu’une passion advienne,
que nous donnions notre assentiment à la représentation, ce qui revient à ac-
cepter l’état de faits qui nous est présenté comme il paraît être. Comme le dit

15 D’autres passages chez Sénèque sur les « premiers mouvements » et les phénomènes qui
leur sont liés se trouvent en ira 1,7–8 ; 2,4,2 ; ep. 11 ; 57 ; 71,27 ; 99,15.
16 Cf. supra n. 13.
17 À côté de termes latins comme adsentire (« donner son assentiment ») qui traduisent l’u-
sage stoïcien ancien et général, Sénèque comme Cicéron parlent de la « volonté » (uoluntas) et
de « volontaire » (uoluntarius), ce qui ne correspond exactement à aucun mot grec. Quand
bien même, cela n’implique pas un écart significatif par rapport à la psychologie stoïcienne.
Sur le concept sénéquien de volonté et l’apport en celui-ci d’éléments nouveaux, cf. Inwood
(2000) ; Wildberger (2006) 338–341 ; 923–924 (= n. 1496), qui avec raison souligne que le
terme renvoie à l’assentiment de l’intellect à une représentation et non pas à une faculté ou à
un pouvoir psychique séparés, comme on l’a souvent supposé.
Sénèque et les pré-passions 271

Épictète, on ajoute créance18 à la représentation. Donner ou ôter son assenti-


ment est en notre pouvoir ou « volontaire ». Cela nous rend responsables de
nos réponses passionnelles. En même temps, cela rend possible pour nous de
les contrôler par la raison (2,2,1). La question reste toutefois de connaître l’éten-
due de ce contrôle. Sénèque voit ce problème et y retourne à la fin de la section
sur les premiers mouvements (cf. infra chapitre 3).
Le mécanisme psychologique que je viens de décrire est expliqué dans les
termes de la théorie des causes prônée par l’ancien Portique, selon laquelle nos
représentations fonctionnent comme la cause antécédente, indispensable et qui,
extérieure, émarge au royaume du Destin, d’une part ; et notre intellect, comme la
cause « principale » ou « complète », à qui revient de décider s’il donne son assenti-
ment à la représentation ou bien le lui refuse (cf. Cic. fat. 41–42, où se trouve
l’image chrysippéenne du cylindre, qui reçoit une impulsion de l’extérieur mais
descend la pente en roulant du fait de sa forme particulière).19 C’est là le schème
causal que nous trouvons également dans le fragment sur les pré-passions et le
sage dans le passage d’Aulu-Gelle (NA 19,1) que j’ai mentionné, comme un moyen
d’expliquer comment le sage peut présenter des effets physiques sans avoir suc-
combé à la passion elle-même. Sénèque, dans les Lettres à Lucilius 87,31 (31–40 =
Posidonius F 170), fait appel à Posidonius pour expliquer que la richesse matérielle
peut s’avérer nuisible en tant que cause antécédente (praecedens causa) qui peut
exciter notre désir, mais non pas nocive ni un mal en elle-même. Qu’elle soit nui-
sible dépend bien entendu de notre réponse psychique, qui est liée par Sénèque à
la cause efficiente (efficiens causa). Malgré la différence terminologique, il semble
clair que Sénèque opère ici avec la même distinction. Ainsi, conformément à la doc-
trine des anciens stoïciens, des représentations peuvent nous induire à mal agir :
c’est là le pouvoir de persuasion des choses extérieures, lequel compte parmi les
deux sources principales des maux.20 Mais cela ne doit pas nous exempter de notre
responsabilité de réagir correctement à elles.
Comme nous l’avons vu, la notion de pré-passion semble avoir des référen-
ces chez les anciens stoïciens, même si des stoïciens plus récents peuvent avoir
contribué à son sujet à une plus grande précision terminologique et technique.
Sénèque, lui aussi, semble greffer son compte rendu du De ira 2,1–4 sur la doc-

18 19,1,18–19 προσεπιδοξάζει ; cf. Sen. ep. 113,18, cf. infra n. 24.


19 Chrysippus ap. Plut. Stoic.rep. 47,1055f-1056b (= SVF 2,997) ; sur les divisions stoïciennes
des genres de causes, cf. Clem. strom. 8,9,25 (= SVF 2,345) ; Plut. comm.not. 28,1072b (= SVF
3,719). Toutes les sources ne présentent pas la même terminologie ou les mêmes divisions sur
ce sujet : cf. Hankinson (1998) 244–247.
20 Galen. PHP 5,5,1–26 (= SVF 3,229a) ; Calc. Tim. 165–167 (= SVF 3,228) ; D.L. 7,89. Cf. Tiele-
man (2003) 132–139 ; Graver (2007) 154–158.
272 Teun Tieleman

trine telle qu’elle peut être reconstruite d’après des sources stoïciennes ancien-
nes complétées par Posidonius et Épictète (fr. 9). Aussi souligne-t-il le fait que
la passion est volontaire et doit ainsi être distinguée d’une variété de phénomè-
nes s’étendant depuis des réflexes corporels comme le fait de frissonner ou de
rougir, le vertige dont nous faisons l’expérience à la vue d’un précipice, le fait
de s’agiter au rythme de la musique, de pleurer avec d’autres sans raison per-
sonnelle particulière, à l’expérience de sentiments semblables à la peur ou à la
colère à l’évocation d’exemples historiques ou lorsque nous regardons jouer
une pièce sur scène (ira 2,2,1–6 ; cf. 2,3,3). Sénèque semble ici réunir des phé-
nomènes assez disparates, au moins dans la mesure où ils impliquent une
conception de ce qui cause le « premier mouvement ». Margaret Graver a sans
doute raison de souligner le fait qu’on ne saurait espérer de Sénèque qu’il s’en-
gage dans une différenciation précise de ces phénomènes entre eux parce que,
dans le contexte, l’accent est porté sur le tracé d’une frontière claire entre ce
qui est une passion et ce qui n’en est pas une.21 Ce que tous ces sentiments et
effets ont en commun est qu’ils ne reçoivent pas d’assentiment et sont involon-
taires. De ce point de vue, Sénèque se conforme à la ligne de l’École.

3 La pré-passion comme le premier de trois


mouvements : De ira 2,4
On a crédité Sénèque d’une innovation étonnante dans l’analyse de la passion,
lorsqu’il ajoute une étape dans laquelle la réponse émotionnelle, qui a déjà
commencé, se trouve intensifiée.22 Ce passage, crucial, se développe ainsi :

Voici comment les passions naissent, se développent et s’exagèrent. Il y a un premier mouve-


ment involontaire, sorte de préparation et de menace de la passion ; un second mouvement
accompagné d’un désir qu’on peut dompter : c’est l’idée qu’il m’est approprié de me venger,

21 Graver (2007) 93–99.


22 Pour d’autres comptes rendus, cf. Graver (2007) 125–132 (avec qui je me sens fondamentalement
en accord, même si je diffère dans mon explication de la différence entre le deuxième et le troisième
mouvements et de son arrière-plan historique) ; Sorabji (2000) 55–75, qui soutient que le schéma
sénéquien en trois étapes constitue de sa part une tentative originale de concilier les différentes théo-
ries qui ont été avancées respectivement par Zénon, Chrysippe et Posidonius. Il faudrait souligner
que Sorabji, en posant des différences entre les prédécesseurs stoïciens de Sénèque, se montre large-
ment dépendant du compte rendu donné par Galen. PHP IV–V. Si l’on ne fait pas crédit à la présen-
tation par Galien de ces désaccords entre stoïciens, il devient alors impossible de suivre la lecture de
Sorabji du De ira 2,1–4 : cf. Stephens (2000) 155–165 ; Tieleman (2003) ; Donini (2007) 432–438.
Sénèque et les pré-passions 273

puisque j’ai été lésé, ou qu’il est approprié qu’un tel soit puni parce qu’il a commis un crime ;
le troisième est alors désordonné : il veut se venger non pas si c’est approprié, mais de toute
façon : il triomphe de la raison. Le premier choc ne se peut éviter avec l’aide de la raison, pas
plus que les réflexes dont nous avons parlé : ainsi le bâillement se gagne, les yeux se ferment
quand on dirige brusquement les doigts contre eux ; la raison n’y peut rien, l’habitude peut-
être et une attention continuelle les atténuent. Le second mouvement, que la réflexion fait
naître, disparaît à la réflexion. (ira 2,4,1–2, trad. A. Bourgery, modifiée)23

Ce processus en trois temps ne connaît aucun parallèle. Mais quant au premier


mouvement ou premier choc, il n’y a aucune divergence avec d’autres comptes
rendus stoïciens : il fait référence à la représentation que l’on reçoit, à l’impact
qu’elle cause sur notre âme corporelle, qui implique souvent des effets corpo-
rels. Ainsi dans ce qui précède Sénèque insiste-t-il sur le fait que le premier
trouble de l’âme (agitatio animi) est la représentation (species), qui, dans le cas
de la colère, est la représentation de l’injustice. Mais ce n’est pas encore de la
colère : la colère en elle-même tient dans l’impulsion qui présuppose l’accepta-
tion et l’approbation de la représentation (ira 2,3,5). Mais la représentation et
l’impact physique qu’elle génère ne peuvent être évités. Même si Sénèque, à la
fin du passage, laisse entrevoir la possibilité de les atténuer, au moins dans
une certaine mesure, à travers l’habitude, tout comme les auteurs chrétiens
(ainsi Didyme l’Aveugle) considèrent qu’il est possible et désirable de se débar-
rasser soi-même des mauvaises pensées. Cela dit, la division principale distin-
gue ici ce qui peut être contrôlé et ce qui ne peut pas l’être. Les premiers
mouvements peuvent nous inciter à mal juger notre situation et la réponse ap-
propriée à celle-ci, mais restant en dehors de notre contrôle, ils sont eux-
mêmes moralement neutres.
La distinction par Sénèque entre le deuxième et le troisième mouvements
n’a, semble-t-il, aucun correspondant exact dans d’autres sources. Le deuxième
mouvement est provoqué lorsque l’intellect donne son assentiment à la repré-
sentation.24 C’est pourquoi il dépend de nous, il est volontaire, comme Sénèque

23 Et ut scias quemadmodum incipiant adfectus aut crescant aut efferantur, est primus motus
non uoluntarius, quasi praeparatio adfectus et quaedam comminatio ; alter cum uoluntate non
contumaci, tamquam oporteat me uindicari cum laesus sim, aut oporteat hunc poenas dare cum
scelus fecerit ; tertius motus est iam inpotens, qui non si oportet ulcisci uult sed utique, qui ratio-
nem euicit. Primum illum animi ictum effugere ratione non possumus, sicut ne illa quidem quae
diximus accidere corporibus, ne nos oscitatio aliena sollicitet, ne oculi ad intentationem subitam
digitorum comprimantur : ista non potest ratio uincere, consuetudo fortasse et adsidua obserua-
tio extenuat. Alter ille motus, qui iudicio nascitur, iudicio tollitur.
24 Le concept technique stoïcien d’assentiment (συγκατάθεσις, latin adsensio) va également dans
le même sens que les idées d’approbation ou de confirmation dans Sen. ep. 113,18 ; sur l’idée de
confirmation, cf. aussi Epict. ap. Aulu-Gelle NA 19,1,18–19 (= Epict. fr. 9 : cf. supra p. 269). Ep.
274 Teun Tieleman

l’établit. C’est là le point crucial de sa différence avec le premier mouvement et


Sénèque le répète à la fin de la section. De fait, Sénèque veut aussi concentrer
son attention sur la colère du point de vue de la possibilité de son contrôle. Si
une passion comme la colère dépend de notre assentiment, elle peut être évitée,
contrairement aux premiers mouvements. Mais, dès lors qu’une réponse émo-
tionnelle a été admise, est-elle toujours soumise à notre volonté ou à notre
contrôle rationnel ? D’autres sources stoïciennes semblent la regarder d’un plus
mauvais œil : l’âme, dans l’état de passion, a « tourné le dos » à la droite rai-
son, c’est-à-dire est typiquement non-réceptive à la raison, au conseil, que
celui-ci vienne d’elle-même ou d’un autre.25 Mais évidemment Chrysippe et les
autres ont pris en compte le fait indéniable que les passions varient en intensité
et qu’en outre le cours normal d’une réponse passionnelle montre qu’elle peut
rapidement atteindre son acmé puis diminuer après un certain temps, rendant
l’âme à nouveau réceptive à la raison.26 Comment et pourquoi l’âme passe-t-
elle par ces trois étapes, cela résiste à l’explication, précisément parce que les
passions sont irrationnelles : Chrysippe décrivait leur cours en termes physi-
ques et médicaux de gonflements et d’oscillations de l’âme corporelle. Dans

113,18 explique la psychologie de l’action d’une manière qui montre que la représentation qu’on a
peut inclure des propositions sur les actions appropriées, qui, par ailleurs, prennent effet seule-
ment après l’assentiment ou la confirmation. Ce passage semble placer l’impulsion ou conatus
(impetus, i.e. ce que les stoïciens nomment techniquement ὁρμή) avant l’assentiment, en disant
que l’impulsion est confirmée par l’acte d’assentiment. Quoi qu’il en soit, il vaut mieux semble-t-il
prendre impetus ici comme une inclination psychique, non une ὁρμή, laquelle est présupposée
dans les actions (par exemple « marcher »), qu’il mentionne dans ce qui suit. Sénèque montre
clairement qu’on ne marche pas tant que l’assentiment n’a pas été donné. Si impetus revient à
ὁρμή dans le sens technique du terme, il est difficile de voir comment on peut l’avoir sans être
déjà en train de marcher. Mais même si impetus est compris dans ce sens, le passage ne peut pas
correspondre à ira 2,4,1–2, qui concerne autre chose, à savoir deux types de passion, c’est-à-dire à
différents degrés des ὁρμαί excessives. Cf. les idées sur la disposition, l’inclination ou le penchant :
Arius Didyme distingue un sens plus spécifique d’ὁρμή comme ἕξις ὁρμητική (« disposition hor-
métique ») : Stob. 2,86,17 (= SVF 3,169) et l’excitation à laquelle se réfère Plutarque en liaison avec
la psychologie stoïcienne : cf. supra n. 13. Sur Sen. ep. 113,18 : Bonhoeffer (1890) 252 n. 1 ; Inwood
(2004) 179 ; 282 n. 193 (aucun des deux ne voit ici un écart significatif par rapport à l’orthodoxie
stoïcienne). Dans Cic. fat. 40, également, l’option que l’impulsion précède l’assentiment est aussi
mentionnée (mais résolue de la part de Chrysippe dans ce qui suit, c’est-à-dire en référence à sa
vision opposée de leur succession). Cf. Yon (ed. 1933) 39–41 ad loc. ; XXVIII n. 3 avec Inwood
(2004) 176 ; 307 n. 228. Inwood (2000) 59, avec Wildberger (2006) 925 (n. 1497) ; cf. Stephens
(2000) qui accepte une « impulsion préliminaire » chez les anciens stoïciens, en se fondant sur ep.
113 et d’autres passages et en soutenant que l’idée reçut plus tard des développements plus pous-
sés par les stoïciens tardifs qui parlèrent de προπάθεια.
25 Cf. Tieleman (2003) pour des passages pertinents (surtout chrysippéens) et leur discussion.
26 Tieleman (2003) 122–132.
Sénèque et les pré-passions 275

le même temps, son analyse de la passion comme impliquant deux types de ju-
gements trouvait également son application ici : il distinguait les jugements sur
la valeur des choses, à savoir que quelque chose de bon ou mauvais est présent
ou à portée de main (type 1), et les jugements sur le caractère approprié de la
réponse passionnelle (type 2). Le seul fait d’avoir de mauvais jugements de va-
leur ne rend pas une personne passionnée (à savoir, lorsqu’elle est confrontée à
une représentation particulière, disons, celle d’une injustice subie).27 Nous de-
vons aussi trouver appropriée la réponse passionnelle (disons la colère), c’est-
à-dire prendre une mauvaise décision sur le caractère approprié ou raisonnable
de l’action selon les circonstances, c’est-à-dire encore ce que les stoïciens
appellent techniquement un acte approprié (καθῆκον).28 Ainsi peut-on être
convaincu que l’on a fait l’expérience d’une chose mauvaise (par exemple
quelque chose qui dépend des autres, comme une injustice), mais ressentir que
la colère n’a rien d’approprié, par exemple parce que trop de temps s’est écoulé
depuis. On peut juger la mort d’une personne aimée comme une chose mau-
vaise mais cesser de pleurer parce qu’on ne juge plus cela approprié, sous l’in-
fluence ou non de l’entourage. Chrysippe semble avoir envisagé la possibilité
qu’une personne passionnée puisse être amenée à réaliser que sa réponse pas-
sionnelle n’est pas appropriée alors même que le système de valeurs de quel-
qu’un peut seulement s’améliorer avec beaucoup de temps. La thérapie a plus
de chance d’être efficace lorsqu’elle s’attaque aux jugements de type 2 plutôt
qu’à ceux du type 1. L’un des exemples de Chrysippe (sans doute une sorte de
plaisanterie d’école) était ce cas d’un épicurien passionné, qu’on pouvait cal-
mer en lui faisant apercevoir que sa réponse colérique était inappropriée à ses
propres principes mêmes. En revanche, tenter de le hisser à la hauteur des prin-
cipes stoïciens serait resté vain.29
Des jugements des deux mêmes types sont également en cause dans le
compte rendu de Sénèque et en particulier dans l’explication de la différence
entre le deuxième et le troisième mouvements : ainsi le deuxième trouve-t-il
une explication en termes de jugements aussi bien de type 1 (avoir été blessé,
une mauvaise chose a donc été perpétrée) que de type 2 (il est approprié de vou-
loir se venger, il est approprié de punir). Mais Sénèque suggère que le deuxième

27 Cf. Chrysippus ap. Origène Cels. 8,51 (2,266,18 Koetschau, p. 566,16–28 Marcovich = SVF
3,474, second texte ; cf. la paraphrase d’Origène en 1,64 (1,117,16 Koetschau, p. 67,5–11 Marcovich)
édité comme SVF 3,474, premier texte ; Cic. Tusc. 3,76–77 avec Donini (1995b) ; Tieleman
(2003) 166–170.
28 Semblablement Donini (2007) 436.
29 Cf. supra n. 27.
276 Teun Tieleman

type de mouvement a moins de véhémence et reste réactif à la raison.30 C’est le


troisième mouvement qui est incontrôlable, celui qui a « triomphé de la raison »
(qui rationem euicit). La différence entre le troisième et le deuxième mouvements
se trouve expliquée non en termes (chrysippéens) de jugements de type 1 mais
en ceux des jugements de type 2. La raison en est que le caractère incontrôlable
de l’évaluation de la personne en colère au sujet de ce qui lui arrive ou de ce
qu’a fait l’autre est le même que dans le cas du deuxième mouvement. La diffé-
rence trouve son fondement dans le fait que le caractère approprié de la réponse
passionnelle n’est plus ouvert à reconsidération. Il est hors de contrôle et « veut
se venger non si cela est approprié, mais de toute façon ; il triomphe de la rai-
son » (2,4,1). Ainsi, dans notre passage, Sénèque semble non seulement rappeler
la distinction entre deux types de jugements qu’on peut retrouver chez Chrysippe,
mais aussi employer cette distinction pour expliquer la différence d’intensité et
donc de contrôlabilité entre les deuxième et troisième types de passion. Ce que les
passions ont en commun et ce qui les distingue des pré-passions tient dans ce
qu’elles viennent d’un acte de la volonté et peuvent ainsi être prévenues. De fait,
si la division formelle entre trois mouvements correspondant à trois étapes du dé-
veloppement de la passion peut avoir été une contribution spécifique de Sénèque,
elle doit être plus entendue comme une manière d’ordonner les idées stoïciennes
que comme une réelle innovation doctrinale.

30 Cf. ep. 116,3.


Chiara Torre
Sur les passions et la tragédie
En analysant la partie du deuxième livre du De ira qui comprend les dix-sept
premiers chapitres, j’ai voulu adopter une lecture de type esthétique.1 Plusieurs
indices m’incitaient à faire ce choix : la présence d’allusions à l’Ars poetica
d’Horace ; le recours fréquent à l’imagery du spectacle ; pour finir, une réfé-
rence plutôt claire à la doctrine du πρέπον que Sénèque semble avoir considé-
rée ici comme le pivot du passage de la description de la natura de la colère à
celle de son habitus et adoptée comme instrument argumentatif pour l’analyse
de la phénoménologie comportementale de l’homme victime de la colère.
Or, si, dans le passé, d’autres chercheurs identifièrent déjà dans le De ira
les foyers d’incubation de l’imaginaire tragique de Sénèque,2 je serais quant à
moi plus encline à y identifier, notamment dans les quatre premiers chapitres
du deuxième livre, le noyau générateur d’une théorie poétique qui connaîtra
des développements plus mûrs dans les œuvres suivantes.
Du reste, que le lien entre poésie et passions ait été attesté dans la réflexion
stoïcienne est un fait que l’on peut difficilement contester : comme en témoi-
gnent les sources antiques, la conception stoïcienne de la poésie fut toujours
étroitement liée à la psychologie des émotions et tous les plus grands représen-
tants de l’école reconnurent, parfois avec des accents différents, les effets de la
poésie sur les passions de l’âme. Je souscris donc à l’insistance avec laquelle
Martha Nussbaum affirme à plusieurs reprises la nécessité de fonder toute ana-
lyse consacrée à la relation des Stoïciens avec la poésie sur l’examen des princi-
paux modèles psychologiques élaborés par les différents courants du stoïcisme
concernant la genèse des passions.3
Ne soyons donc pas surpris que l’incipit du deuxième livre du De ira, qui,
comme nous l’avons vu, joue le rôle d’un Περὶ παθῶν en miniature, soit spécia-
lement impliqué dans cette question. De plus, si l’introduction d’une théorie
poétique au sein d’un Περὶ παθῶν semble être l’aboutissement cohérent d’un
parcours de réflexion commun aux Stoïciens, Sénèque pouvait aussi trouver
une suggestion immédiate en ce sens dans l’utilisation systématique par Cicé-
ron, dans les Tusculanes, de la tragédie républicaine comme source d’exemples

1 Cf. supra p. 108–118.


2 Mazzoli (1997b) et Mazzoli (2003) 126 ; cf. aussi Aygon (2016).
3 Nussbaum (1993) ; cf. infra p. 279–280.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-014
278 Chiara Torre

pour le diagnostic de la passion au sens stoïcien du terme : un tic expressif


qu’il doit, je ne sais pas jusqu’à quel point, aux Stoïciens eux-mêmes.4
Les pages qui suivent entendent approfondir brièvement la question et ana-
lyser de certains aspects de la poésie sénéquienne pouvant être liés à sa pro-
duction tragique.

1 Sénèque tragique vs Sénèque philosophe


Mettre en relation les deux aspects de l’œuvre de Sénèque est en soi une petitio
principii : nous nous demandons si les tragédies peuvent être compatibles avec
la philosophie de son auteur, après avoir décidé qu’elles doivent forcément
l’être parce qu’elles sont écrites de la même main. Il est de toute façon difficile
d’échapper à la fascination d’une telle relation : d’une part, en raison de l’inévi-
table complexité de pensée que comporte l’écriture tragique ; d’autre part,
parce que l’imaginaire des œuvres philosophiques de Sénèque, avec sa richesse
et sa verve, porte à chercher en lui les racines de l’imaginaire poétique de leur
auteur.5 Il n’est donc pas étonnant que la relation entre les œuvres philosophi-
ques et les tragédies constitue depuis longtemps l’un des points les plus débat-
tus de l’exégèse sénéquienne et que les regards posés sur cette question aient
été (et soient encore) très nombreux et multiples.6

4 On connaît l’intérêt de Chrysippe pour la Médée d’Euripide qu’il prit dans le Περὶ παθῶν
comme sujet d’étude pour analyser les mécanismes de formation de la passion : cf. Gill (1983).
Il est aussi plausible que la pratique stoïcienne des citations poétiques insérées dans les argu-
mentations philosophiques plonge ses racines dans les théories épistémologiques de l’école :
Tieleman (1996) 225 ; Staley (2010) 67–70.
5 Armisen Marchetti (1989).
6 Je me limite à rappeler brièvement que la relation entre philosophie et poésie chez Sénèque
fut l’un des sujets d’étude privilégiés de Giancarlo Mazzoli depuis 1970 (année de publication
du « classique » Seneca e la poesia) jusqu’à des études plus récentes : Mazzoli (1990), (1991),
(1997) et (2016). Le noyau des thèses de Mazzoli (qui a toujours admis une « sereine distance »
entre les œuvres en prose et les tragédies) réside dans l’idée que la dramaturgie du philosophe
ressemble à des fouilles au plus profond de l’âme humaine visant à éliminer toute la pourri-
ture du sous-sol sur lequel reposeront les bases du grand monument moral des œuvres en
prose. Sur le front opposé (minoritaire mais combatif) des séparatistes l’étude originelle fut,
comme nous savons, Dingel (1974). Pour une vision méthodologique du problème, Hine (2004)
est essentiel. Nous pouvons lire de récentes mises à jour sur la question chez Staley (2010),
Chaumartin (2014), Fischer (2014), Liebermann (2014) 414–416, Trinacty (2015) 36–38. Signa-
lons enfin le numéro monographique de la revue Pallas 95 (2014) entièrement consacré à cette
Sur les passions et la tragédie 279

Sans vouloir entrer dans un débat aussi complexe, je me limiterai à déve-


lopper une brève note, complémentaire à mon analyse précédente, sur l’as-
pect cognitif de la mimésis tragique, auquel Sénèque ne semble pas avoir été
indifférent et qui représente d’une certaine manière un élément philosophique
de son théâtre.7
Comme nous l’avons dit plus haut, Martha Nussbaum a justement souligné
comment les plus grands partisans du stoïcisme eurent conscience de l’évi-
dence du lien existant entre le processus de formation des passions et la jouis-
sance de l’œuvre poétique, dans ses deux aspects, parfaitement distincts entre
eux : l’aspect conceptuel, se référant aux composantes structurelles (dans le
cas de l’œuvre littéraire, par exemple, la cohésion de la trame ou la cohérence
des personnages), et l’aspect, d’ordre irrationnel, relatif aux éléments immédia-
tement psycho-agogiques (comme la composante musicale). Chrysippe et les
Stoïciens qui se réclamaient de lui connaissaient les risques inhérents au pro-
cessus d’identification du public aux actions et aux rôles représentés sur la
scène : selon eux, cette identification favorisait l’apparition de faux jugements
sur les bienfaits et les maux supposés de la vie humaine, impliqués, à leur tour,
dans la formation des passions.
D’autre part, la valeur précisément paradigmatique, sur le plan éthique, des
histoires tragiques, qui s’exprime dans ses éléments structuraux (ceux que nous
pouvons définir, avec Aristote, comme le mythe, les caractères et les discours)
semble avoir conduit les Stoïciens orthodoxes à élaborer une série de stratégies
pour contenir les risques et relancer les bienfaits d’une sorte de partenariat
entre philosophie et poésie. Une de ces stratégies consisterait justement à
faire une réforme du théâtre, centrée sur la formation d’un « spectateur critique »,
que Nussbaum décrit en termes intentionnellement anachroniques comme
« spectateur brechtien ». Tout en reconnaissant qu’il s’agissait essentielle-
ment d’une velléité de réforme, Nussbaum reconnaît que le théâtre sénéquien a
pu, d’une certaine manière, promouvoir l’avènement du « spectateur critique » :
sa structure dramatique, si différente de celle de la tradition grecque, semble en

question (https://pallas.revues.org/1640 : en particulier la deuxième section intitulée Esthé-


tique, philosophie, psychanalyse. Entre théorie et émotions, proposant des articles de
G. Mazzoli, A. Schiesaro, G.A. Staley, G. Mader et une introduction de J.-P. Aygon).
7 Le noyau de cette réflexion, avec la proposition d’une lecture aristotélicienne du théâtre sé-
néquien, a été présenté pour la première fois lors d’un colloque interdisciplinaire (intitulé La
filosofia a teatro), qui s’est tenu à Milan en 2009, et dont les actes furent publiés l’année sui-
vante : cf. Torre (2010). Je repropose ici mon hypothèse, en l’approfondissant à la lumière des
thèses publiées entretemps (de manière tout à fait personnelle) par Staley (2010), dont le
noyau était en partie déjà présent dans sa thèse de doctorat (Princeton1975). Pour les points de
contact et de divergence entre les deux « lectures aristotéliciennes », cf. infra p. 280–282.
280 Chiara Torre

effet contredire l’identification sympathétique du public et stimuler, à l’inverse,


une réflexion critique sur la genèse des passions, représentées sur scène comme
des jugements erronés face aux événements qui se succèdent. Cela inciterait le
spectateur à développer une attitude diagnostique, comme celle d’un médecin
qui, tout en étant attentif aux mécanismes pathologiques, ne participe pas à la
souffrance de son patient.8
Si la lecture de Martha Nussbaum mérite une grande attention, il faudrait,
avant d’invoquer Brecht, rechercher plus profondément ce qui reste chez
Sénèque de la leçon aristotélicienne, – non seulement de la leçon essentiellement
rhétorique, filtrée par l’Ars poetica d’Horace par l’intermédiaire de Néoptolème
de Parion – mais aussi de la leçon la plus philosophique de la Poetica.

2 Un théâtre aristotélicien ?
Si Martha Nussbaum était déjà encline à reconnaître l’influence aristotélicienne
sur le débat stoïcien relatif à la connexion entre poétique et théorie des émo-
tions, Gregory Staley a plus récemment voulu attribuer à Aristote un rôle géné-
rateur dans la formation de l’idée spécifiquement sénéquienne de tragédie.
La lecture de Staley, qui a de grandes affinités avec la mienne, s’en éloigne
sur certains points. D’abord, elle se fonde de manière directe et explicite sur des
interprétations du théâtre sénéquien qui relèvent de théories poétiques élaborées
à l’époque moderne.9 Ensuite, Sénèque est considéré comme le représentant ma-
jeur d’une tradition stoïcienne qui, partant de la leçon aristotélicienne, parvient
à l’élaboration théorique de la fonction de la poésie dramatique comme exercice
d’épistémologie stoïcienne.
Jouant sur une espèce de syllogisme, suggéré par la métaphore aristotéli-
cienne de la trame (mythos) comme « âme » de la tragédie, Staley suppose que
les Stoïciens ont été conduits par la leçon de la Poétique à concevoir la tragédie

8 À la lumière des thèses de Nussbaum, tous les aspects apparemment incongrus de la tech-
nique dramatique sénéquienne – l’indépendance de chaque scène, la structure répétitive et
régressive de l’action dramatique, la suspension du temps dramatique, le traitement rhéto-
rique des rheseis – devraient être interprétés comme des instruments de distanciation au ser-
vice de la formation d’un spectateur critique. Cf. contra Schiesaro (2003) 243–251.
9 Plus précisément, Staley reprend l’interprétation que Sir Philip Sidney (1554–1586) donna
des tragédies sénéquiennes dans son Apology for Poetry, en la fondant dans une théorie géné-
rale du théâtre d’ascendance clairement aristotélicienne, mais greffée à son tour sur la théorie
esthétique de l’idea ou exemplar que l’artiste a en tête pendant qu’il crée, dont on trouve trace
précisément dans les lettres de Sénèque (ep. 58,19–21 ; 65,7)
Sur les passions et la tragédie 281

comme « trame de l’âme ». La fonction mimétique des tragédies sénéquiennes


est donc réinterprétée comme la réalisation d’un véritable modèle, dynamique
et participatif, du processus en trois parties (impression, approbation et juge-
ment) qui conduit à la formation des passions comme des jugements erronés.10
Pour ce qui concerne la question de la participation, Staley pense que les
spectateurs seraient appelés, en utilisant les preuves fournies par les vivantes
images poétiques, à reconnaître (dans le sens aristotélicien du terme) le proces-
sus épistémologique et les dynamiques psychologiques qui s’y rattachent,11 en
reproduisant en eux-mêmes les phases successives de ce processus avec, en
plus, la possibilité d’un résultat émotionnel différent : ils éviteront de devenir
victimes des passions et recevront au contraire d’abord un choc salutaire et dis-
suasif (une sorte de purification de ces mêmes passions), et pourront donc les
analyser à fond et les évaluer en toute connaissance de cause.
La lecture de Staley utilise deux instruments de fond : d’une part, le concept
de catharsis, de l’autre la doctrine des propatheiai.
Pour ce qui concerne la catharsis, Staley tente d’abord de reconstruire, sur
la base d’un témoignage antique controversé, la présence d’une version stoï-
cienne de la doctrine aristotélicienne.12 Selon moi, la tentative n’est pas totale-
ment claire et Staley admet lui-même que les traces présumées d’une catharsis
stoïcienne chez Sénèque ne semblent de toute façon pas pouvoir se référer à
la tragédie en tant que telle.13 Staley préfère donc se réclamer du concept néo-
stoïcien de « catharsis moraliste », élaboré au XVIIe siècle sur la base de la lec-
ture des tragédies de Sénèque et défini comme un processus de purification qui
conduit le spectateur, grâce à la terreur suscitée par le drame, à résister aux
approches des passions, de peur que celles-ci, dépassant sa faculté de raisonne-
ment, ne le conduisent en enfer. La tragédie sénéquienne serait donc une dé-
monstration in fieri, sur un mode interjectif spécifique et à des fins dissuasives,
des dangers inhérents aux actions inspirées par les passions.
Staley, en particulier, applique le concept de catharsis au premier effet du
processus cognitif déclenché par la tragédie sénéquienne, comme réponse émo-

10 Staley utilise ici le modèle structurel en trois parties des trames sénéquiennes, proposé en
son temps par C. J. Herington, et la notion de « mirror of the self » récemment élaborée par
Shadi Bartsch : cf. Ker (2010).
11 Pour le « spectacle de l’intériorité » produit par les images poétiques des tragédies, aux-
quelles Sénèque semble avoir attribué la fonction de décrire des phénomènes psychiques avec
une remarquable précision physiologique, cf. Armisen Marchetti (1989) 351–366.
12 Staley (2010) 72–81. Il s’agit d’un passage d’Olympiodore le Jeune lié, semble-t-il, à la thé-
rapie posidonienne des émotions (F 168,1–8).
13 Selon Staley (2010) 75–77 (cf. également 37–38), des traces de la catharsis stoïcienne de ma-
trice posidonienne se retrouveraient dans Sen. ira 3,9,1–3.
282 Chiara Torre

tionnelle fictive (propatheiai) aux histoires qui se jouent sur la scène (selon la
formulation adoptée par Sénèque dans ira 2,2) : une expérience substitutive
qui, à travers la mimésis, non seulement produit une sorte de passion, mais
en même temps l’épuise.14
À l’encontre de Staley, je pense que le cadre théorique dans lequel explorer
la possibilité d’une lecture aristotélicienne du théâtre de Sénèque exige avant
tout l’exclusion de la catharsis non seulement de l’horizon stoïcien et séné-
quien, mais des frontières mêmes de la Poétique d’Aristote ; et d’autre part, que
ce cadre comporte (d’une manière plus décidée que ne le pense Staley) la pleine
valorisation au sens esthétique de la réflexion sénéquienne sur les propatheiai.

3 Une tragédie sans catharsis


Selon la thèse provocatrice avancée par Pierluigi Donini,15 ce n’est que dans la
Politique16 qu’Aristote aurait donné la définition de la catharsis, comme phéno-
mène thérapeutique et musical utile au programme d’éducation des citoyens
d’une ville bien gouvernée. Dans ce contexte, elle est traitée comme une sorte
de cure homéopathique, destinée à produire l’« évacuation » (dans le sens nor-
mal du terme κάθαρσις chez Aristote, surtout dans les ouvrages biologiques) de
certaines passions (pitié, peur et enthousiasme) par l’adoption de mélodies et
d’harmonies adaptées à chaque catégorie d’affection et pouvant soulager les
âmes en produisant quelque plaisir. Pour ce qui concerne la brève référence à
la catharsis dans la Poétique17, qu’Aristote présente comme le résultat de choses
déjà dites, il s’agirait d’une invitation au couronnement du processus décrit
dans la Politique, à savoir l’exhortation à terminer (περαίνειν) l’iter précédent,
que le philosophe aurait conçu comme préliminaire à la jouissance de la tragé-
die.18 Une continuité cohérente se dessinerait donc entre ces deux ouvrages :

Parlando di catarsi la Politica prevede una serie di operazioni preliminari da eseguire


sulle facoltà irrazionali dell’anima : i canti sacri sono capaci di produrre [. . .] una catarsi
‘simile a una cura medica’ [. . .]. La Poetica porterebbe poi queste persone [. . .] che
hanno già conseguito la catarsi dai canti sacri e provano perciò solo passioni ormai depu-

14 Staley (2010) 74–78.


15 Pour la proposition provocatrice d’une « tragédie sans la catharsis », cf. Donini (2004)
53–66 ; Donini (ed. 2008) LXII–LXIX ; XCII–XCV.
16 Pol. 8,7,1341b,32–42a,15.
17 Poet. 6,1449b,24–28.
18 Donini (2004) 60.
Sur les passions et la tragédie 283

rate dei loro effetti patologici, ad assistere alla tragedia o almeno a leggerla : a questo punto
allora, mediante la pietà e il terrore ancora evocati dalle vicende del dramma, ma già sostan-
zialmente purificati di ogni eccesso morboso grazie alle precedenti esperienze di significato
catartico, la mimesi tragica ‘completerebbe e coronerebbe’ la catarsi delle passioni.

La mimésis réaliserait donc cette convergence parfaite entre acquisition cogni-


tive et effets émotionnels propres au genre tragique.
La thèse de Donini va singulièrement dans le sens de notre propos parce que,
en libérant le champ de la réflexion sur la tragédie du problème de la catharsis (un
concept controversé et guère compatible, à dire la vérité, avec l’horizon stoïcien),
elle nous permet de dégager avec rigueur et clarté un des concepts de la Poétique
les plus à même de s’adapter au contexte sénéquien. Ce concept consiste à attri-
buer à l’imitation artistique la capacité d’opérer une transformation radicale des
émotions ainsi qu’à reconnaître à l’expérience tragique la possibilité d’offrir un
plaisir de type cognitif des passions que sont la pitié et la peur. Selon Aristote, ce
phénomène s’opère dans la mesure où ces passions sont mêlées aux faits, dans le
respect de la vraisemblance et de la nécessité, en tant que liens du mythos, procu-
rant la compréhension rationnelle de leurs motivations et l’intelligence des situ-
ations.19 Et c’est justement en cela, dans cette parfaite intégration entre la fonction
cognitive de la mimésis et ses effets émotionnels, que l’on peut selon moi trouver
les racines de la récupération de la réflexion aristotélicienne par Sénèque.

4 L’interprétation esthétique des propatheiai


Comme nous l’avons vu, Sénèque nous offre au début du deuxième livre du De
ira une lecture critique stimulante de la doctrine des propatheiai.20 L’interven-
tion sénéquienne la plus incisive et la plus originale, sur laquelle les exégètes
ont attiré notre attention, concerne le type de relation qui s’établit entre les pro-
patheiai et la ratio: Sénèque réduit le critère de rationalité à la seule condition
que les réactions affectives, qui semblent naître spontanément dans l’âme de
l’homme face à des stimuli soudains et de différente nature, soient approuvées
par un jugement conscient et volontaire de la raison ; il exclut donc de cette
sphère un ensemble très vaste de phénomènes de nature et d’intensité variées,
regroupés sous la définition unique de fortuiti motus: des mouvements non vo-
lontaires (et donc pas des « passions »), qui ne sont pas pour autant dénués de
consistance sur le plan psychologique.

19 Donini (ed. 2008) CI-CV.


20 Ira 2,2,1–2,3,3 ; cf. dans le présent volume p. 95–96.
284 Chiara Torre

La définition sénéquienne des propatheiai offre un autre point original, qui


lui non plus n’a pas échappé aux exégètes.21 Dans le deuxième chapitre, après
avoir identifié le primus ictus (§§ 1–2), Sénèque nous présente (§§ 3–5) un deu-
xième bloc de motus non volontaires, dont les caractéristiques diffèrent de
celles du premier groupe (§ 1). Il s’agit de motus de nature plus homogène liés à
la jouissance de l’œuvre d’art, dans ses deux aspects, conceptuel (se référant
aux composantes structurelles) et irrationnel (relatif aux éléments immédiate-
ment psychagogiques).
Malgré cette homogénéité, les motus mentionnés dans le deuxième groupe
révèlent cependant une certaine poikilia de genres et de formes (du théâtre à
l’histoire, ou peut-être vaudrait-il mieux dire aux recitationes à sujet historique,
en passant par le cantus et d’autres formes musicales, le mime et la pictura) : à
la poikilia des formes d’art semble correspondre une poikilia de ictus animi, ou
plutôt on observe de multiples manifestations de l’ictus animi en fonction de la
passion qui est sollicitée.
Nous observons en outre que les passions que nous évoquons ici sont les
émotions tragiques par excellence, c’est-à-dire la terreur et la pitié,22 auxquelles
s’ajoute la colère, que ce soit à cause du contexte ou parce que, dans l’imagi-
naire sénéquien, cette passion tend à acquérir le statut de dimension patholo-
gique de tout adfectus et devient pour ainsi dire la transcription morale du
furor tragique.
Sénèque détermine donc une véritable réaction de sympathie qui vient
s’établir entre l’action représentée sur la scène (mais également la narration
de faits historiques particulièrement touchants ou la peinture) et la situation
émotionnelle du spectateur, sous l’effet de laquelle ce dernier répond analo-
giquement aux différentes composantes affectives du mythos au sens aristo-
télicien du terme.23
À ce propos, il convient de souligner la valeur cognitive, même si elle n’est
pas rationnelle, du primus ictus et de ses différentes manifestations : au début
du deuxième chapitre, Sénèque suggère (par l’utilisation impropre mais non
fortuite du mot opinio au lieu de species) que la propatheia porte déjà en elle
les germes de l’empreinte de ce même schéma originel (dont l’opinio est une
composante essentielle) sur lequel se développera le pathos, de la même ma-
nière que l’ombre reproduit la forme du corps bien qu’elle n’en possède ni la
consistance ni la réalité.24

21 Sorabji (2000) 76–92 ; Inwood (2005) 57–58.


22 Mazzoli (1970) 126–130 ; Inwood (2005) 57–58 ; Staley (2010) 74–75.
23 Ira 2,2.
24 Cf. supra p. 96–97.
Sur les passions et la tragédie 285

C’est dans cette sorte de mimésis de la passion réalisée par la propatheia


correspondante (mimésis qui se produit dans l’âme des acteurs puis dans celle
des spectateurs) que pourrait résider le noyau de la poétique sénéquienne : l’ar-
tificialité de l’expérience émotionnelle produite par l’enfermement des mêmes
émotions tragiques à l’intérieur d’une structure cohérente et prédéterminée
dans ses causes comme la fabula (mythos) dramatique25 garantit, à ces der-
nières, le statut de « schémas des passions » et permet donc de les affranchir
de toute condamnation morale, sans les rendre moins puissantes sur le plan
cognitif et esthétique.26

25 Sur la tragédie comme scelus contextum (cf. Sen. nat. 4a praef. 19), c’est-à-dire comme « ar-
chitecture » du chaos moral (scelus) et ontologique (nefas) ou « espace eidétique, homologue
et antithétique au kosmos », je renvoie à la fine analyse de Mazzoli (2014) e (2016) 417–451.
Dans l’adoption du genre tragique et de son statut hautement formel, Mazzoli identifie la stra-
tégie avec laquelle Sénèque viserait « à mettre sous le contrôle de grilles textuelles toujours
plus solides la représentation du chaos organisé qui gouverne les régions mythiques du mal ».
À travers la structuration tragique du mal, selon Mazzoli, Sénèque entendrait donc démasquer
« l’antisystème du mal » et construire ensuite, sur de bonnes bases, un édifice moral stoïcien
cohérent. Ce cadre théorique me semble parfaitement compatible avec cette dynamique d’em-
brigadement des émotions tragiques, que j’ai tenté de reconstruire en me basant sur la doc-
trine sénéquienne des propatheiai (dans lesquelles nous pourrions donc reconnaître les
instruments de précision raffinés, contrôlés par la poète, de la construction de l’espace
eidétique tragique).
26 Ma propre interprétation des « premiers mouvements » sénéquiens comme mimeseis des
passions (dont ils partagent le « schéma ») présente quelques points de contact avec la thèse
de R. Sorabji (2000) 76–81 ; 89. Ce spécialiste considère les propatheiai comme des réponses
émotionnelles de courte durée, qui ne se développent pas en vrais jugements (et donc ne de-
viennent pas passions) tant que le sujet qui les expérimente a la perception du caractère fictif
du contexte dans lequel elles se produisent. A la différence de Sorabji, cependant, je résisterais
à l’idée de retrouver la matrice de la relecture sénéquienne des propatheiai dans la volonté de
polémiquer contre la catharsis aristotélicienne (ou plutôt, comme je l’ai dit plus haut, j’exclu-
rais tout court la catharsis de l’horizon de la question), et à reconnaître une faille dans
l’argumentation même de Sénèque : Sorabji indique en effet une aporie présumée dans le fait
que Sénèque aurait sous-évalué ou ignoré le cas, pas si rare, dans lequel les prépassions se
font passions réelles suscitées par – ou visant des – personnages de fiction, parce que la mime-
sis est si convaincante qu’elle entraîne la suspension du mécanisme de sécurité (« stumbling-
block ») qui empêche l’évolution du premier mouvement en vrai jugement à proprement parler
(une telle « sécurité », comme on vient de le voir, serait précisément garantie par la perception
du contexte fictif dans lequel se développent ces émotions particulières et tragiques). Au
contraire, mon opinion est que, précisément, dans la nature de la mimesis tragique, on doit
reconnaître la trace la plus authentique de l’héritage aristotélicien chez Sénèque et, en même
temps, le pivot de la relecture esthétique des propatheiai de la part du philosophe latin. Il me
semble que les « premiers mouvements » suscités par la représentation d’une tragédie sont
des réponses émotionnelles qui ne se développent pas en jugements erronés (et donc ne se
286 Chiara Torre

Comme nous le savons, il n’existe aucun témoignage ailleurs (ni dans les
sources antiques ni dans les autres passages de Sénèque traitant de la même
doctrine) que nous puissions confronter avec la version esthétique des propa-
theiai fournie par Sénèque au début du livre II du De ira.
Cet aspect, si original, ne peut être réduit à une pure stratégie rhétorique
destinée à communiquer plus efficacement une théorie d’école,27 mais repré-
sente au contraire, selon moi, une nouveauté de grande portée théorique et
culturelle. Le Περὶ παθῶν synthétique du début du livre II a aussi cette fonction
sur le plan esthétique : la reconnaissance d’un espace aux très grandes poten-
tialités sur le plan psychagogique (l’espace des propatheiai), comprenant une
gamme vaste et variée de réactions affectives et de modalités communicatives
en relation avec elles. Un espace exigu mais précieux, dans lequel s’ouvre la
possibilité de trouver une intégration de connaissances et d’émotions comme
effet global et unitaire de l’œuvre théâtrale, en recueillant l’héritage aristotéli-
cien sans sortir des limites de l’orthodoxie stoïcienne.

5 Comment écouter les poètes


Pour retrouver les pièces d’une réflexion sénéquienne sur le plaisir cognitif de
la mimésis tragique, nous pouvons relire certains extraits très connus, qui pour-
raient suggérer de nouvelles données, à condition d’être considérés à partir de
ce point de vue précis.
Examinons la lettre 108, qui se présente comme le specimen d’un de audien-
dis philosophis, construit sur l’exemple d’un de audiendis poetis.
Sénèque y passe en revue, avec une certaine veine polémique, les différentes
attitudes de ceux qui fréquentent l’école du philosophe, en les comparant
avec les dispositions des spectateurs au théâtre.28 Dans le développement de
cette vaste comparaison, selon la dynamique typique des images sénéquien-
nes, on passe sans cesse, comme par osmose, du comparatum au comparan-
dum et vice-versa.

transforment pas en passions), précisément parce qu’elle sont freinées dans l’intrigue rigide
de la vraisemblance et la nécessité du mythe : c’est à l’intrigue solide du texte dramatique de
garantir l’intelligence des situations, la compréhension de la chaîne des causes et des effets et
la connaissance des raisons mêmes de la genèse de ces émotions. Plus la mimêsis est réussie,
donc, mieux s’accomplit la parfaite intégration et transfiguration des émotions dans le proces-
sus cognitif, dont dépend de fait le plaisir tragique.
27 Comme semble le suggérer Graver (2007) 93, 96 et (2017).
28 Ep. 108,6–13.
Sur les passions et la tragédie 287

La plupart des hommes, affirme Sénèque, sont les locataires et non les dis-
ciples des écoles philosophiques ; ils s’y rendent pour écouter et non pour ap-
prendre, pour le plaisir, donc, et non pour la connaissance, exactement comme
les gens se rendent au théâtre parce qu’ils aiment qu’une belle voix ou une
belle histoire charment leurs oreilles par un beau discours.29 Dans la rigide
trame moraliste, nous voyons se dessiner ici une sorte de distinction des
plaisirs correspondant à différents niveaux de la représentation théâtrale :
l’oratio semble renvoyer à la lexis, la uox aux effets de la recitatio alors que la
fabula est la trame.
Plus loin dans ce même passage, Sénèque distingue différentes classes de
spectateurs selon le plaisir qu’ils éprouvent (ce sont justement les « specta-
teurs » des philosophes, mais nous pouvons considérer que cette observation
s’applique aussi aux spectateurs de théâtre, en considérant l’osmose précédem-
ment évoquée) : même si, pour tous, l’expérience est surtout de type émotion-
nel, on y cueille une sorte de climax qui va de la superficielle et lascive flatterie
des sens (ut oblectamento aurium perfruantur) liée non pas aux aspects du récit,
mais exclusivement à ceux de la lexis (non ut res excipiant, sed ut uerba), jus-
qu’à une plus profonde implication, presque un transfert émotif, et même à la
conception d’un enthousiasme sublime (quidam ad magnificas uoces excitantur
et transeunt in adfectum dicentium).30 Bien sûr, la comparaison avec l’exaltation
des prêtres eunuques de Cybèle fait penser à une expérience extatique et irra-
tionnelle (furentes) ; mais l’aspect cognitif n’y est pas non plus étranger dans la
mesure où Sénèque précise que c’est la beauté des res, et non le son des mots
qui les ravit (un renversement, donc, par rapport à la situation des spectateurs

29 Ep. 108,6 quidam ueniunt ut audiant, non ut discant, sicut in theatrum uoluptatis causa ad
delectandas aures oratione uel uoce uel fabulis ducimur.
30 Ep. 108,7 magnam hanc auditorum partem uidebis cui philosophi schola deuersorium otii sit.
Non id agunt ut aliqua illo uitia deponant, ut aliquam legem uitae accipiant qua mores suos exi-
gant, sed ut oblectamento aurium perfruantur. Aliqui tamen et cum pugillaribus ueniunt, non ut
res excipiant, sed ut uerba, quae tam sine profectu alieno dicant quam sine suo audiunt.
Quidam ad magnificas uoces excitantur et transeunt in adfectum dicentium alacres uultu et
animo, nec aliter concitantur quam solent Phrygii tibicinis sono semiuiri et ex imperio furentes.
Rapit illos instigatque rerum pulchritudo, non uerborum inanium sonitus. Si quid acriter contra
mortem dictum est, si quid contra fortunam contumaciter, iuuat protinus quae audias facere. Ad-
ficiuntur illis et sunt quales iubentur, si illa animo forma permaneat, si non impetum insignem
protinus populus, honesti dissuasor, excipiat : pauci illam quam conceperant mentem domum
perferre potuerunt. Certains termes ici présents (magnificae uoces, excitari, concitari, rapere,
impetus insignis) renvoient à la sphère du sublime ; de même, l’expression concipere mentem a
été utilisée ailleurs par Sénèque en référence à l’acte de la création artistique inspirée par les
principes esthétiques du sublime : cf. Torre (2007).
288 Chiara Torre

précédemment nommés) : cette exaltation, ajoute le philosophe, pourrait se


transformer en un état d’âme plus durable, presque un habitus, si seulement la
fin du spectacle et le retour au quotidien de la vie n’en empêchaient presque
toujours l’enracinement.
Le climax ainsi défini culmine au point le plus haut du plaisir, qui arrache
aux spectateurs l’applaudissement final et se configure comme une expérience
émotionnelle et cognitive.31 Le plaisir majeur, en effet, consiste en ce que le pu-
blic reconnaisse (publice adgnoscimus) les mots prononcés sur la scène comme
universellement valables, en atteste la vérité par l’intermédiaire du consensus,
c’est-à-dire la correspondance avec la réalité de la vie de tous et de chacun.
Cette correspondance est si agréable que même ce qui devrait nous déplaire ou
franchement nous offusquer (comme la dénonciation de nos vices), engendre
au contraire du plaisir (et uitiis suis fieri conuicium gaudet), justement parce
que nous en reconnaissons la vérité. Transféré sur le plan moral, c’est un plaisir
analogue à celui que l’on a dans la représentation du laid dans la mesure où
l’on en perçoit l’adhérence mimétique comme l’enseignait déjà Aristote.32
Certainement, le raisonnement sénéquien est réintégré à l’intérieur de la
trame du moralisme stoïcien, où le uerum finit par coïncider avec le rectum, et
l’enthousiasmos sublime être mis au service de la doctrine des semina uirtutum,
présents dans l’âme de chacun de nous.33 La citation des paroles de Cléanthe34

31 Ep. 108,8–11 (passim), non uides quemadmodum theatra consonent quotiens aliqua dicta
sunt quae publice adgnoscimus et consensu uera esse testamur ? « Desunt inopiae multa, auari-
tiae omnia ». « In nullum auarus bonus est, in se pessimus ». Ad hos uersus ille sordidissimus
plaudit et uitiis suis fieri conuicium gaudet : quanto magis hoc iudicas euenire cum a philosopho
ista dicuntur, cum salutaribus praeceptis uersus inseruntur, efficacius eadem illa demissuri in
animum inperitorum ? [. . .] De contemptu pecuniae multa dicuntur et longissimis orationibus
hoc praecipitur, ut homines in animo, non in patrimonio putent esse diuitias, eum esse locuple-
tem qui paupertati suae aptatus est et paruo se diuitem fecit ; magis tamen feriuntur animi
cum carmina eiusmodi dicta sunt : « Is minimo eget mortalis qui minimum cupit ». « Quod uult
habet qui uelle quod satis est potest ». Cum haec atque eiusmodi audimus, ad confessionem ueri-
tatis adducimur.
32 Arist. poet. 4,1448b,9–13.
33 Ep. 108,8 facile est auditorem concitare ad cupidinem recti ; omnibus enim natura funda-
menta dedit semenque uirtutum. Omnes ad omnia ista nati sumus : cum inritator accessit, tunc
illa animi bona ueluti sopita excitantur.
34 Ep. 108,10 nam ut dicebat Cleanthes, « quemadmodum spiritus noster clariorem sonum red-
dit cum illum tuba per longi canalis angustias tractum patentiore nouissime exitu effudit, sic sen-
sus nostros clariores carminis arta necessitas efficit ». Eadem neglegentius audiuntur minusque
percutiunt quamdiu soluta oratione dicuntur : ubi accessere numeri et egregium sensum adstrin-
xere certi pedes, eadem illa sententia uelut lacerto excussiore torquetur. Ce n’est pas un hasard
si, dans ce contexte, on cite Cléanthe, qui fut un philosophe stoïcien et un poète.
Sur les passions et la tragédie 289

selon lesquelles nos sens et notre âme sont plus limpides et réceptifs à la leçon
morale si celle-ci est exprimée sous une forme métrique, rythmique et concise,
offre aussi une garantie supplémentaire d’orthodoxie stoïcienne, au détriment
de la cohérence de l’ensemble. Cette citation, en effet, introduit un aspect non
cognitif de la réception poétique, parce qu’elle déplace le discours de la mimé-
sis dramatique vers une forme de poésie sentencieuse qui semble appartenir ex-
clusivement au philosophe.
Pourtant, dans ce même passage, véritable pastiche où confluent des allu-
sions à différentes sources, il me semble reconnaître l’idée d’une expérience dra-
matique différenciée en fonction de la réalisation des différents types de plaisir
qu’elle véhicule et hiérarchiquement ordonnés selon le niveau du public.
Si on le considère sous cette optique, le passage de la lettre 108 nous incite
alors à nous demander quel type de public requiert Sénèque et quel niveau de
maturité il demande à son spectateur comme garantie de la destination éthique
de sa tragédie. Il s’agit probablement d’un niveau élevé et raffiné, confirmé
d’ailleurs par la dépréciation des aspects liés à l’appareil scénographique que
l’on lit dans un passage de la lettre 88 :35 un art dramatique confié seulement
aux machinatores s’adresse aux ignorants parce qu’il nie la possibilité de co-
gnoscere causas, non seulement de connaître les « causes » des mouvements
subits agencés par les machinae – ce qui produit un effet de merveille et donc
un plaisir vulgaire (destiné aux yeux et aux oreilles mais pas à l’intelligence) –,
mais aussi de connaître les rapports de cause et de conséquence des événe-
ments représentés par la fabula. Un art confié à la scénographie finirait donc
par étouffer dans l’œuf le processus cognitif qui est le noyau central de l’expé-
rience dramatique.

6 Conclusions
Concluons par une dernière suggestion d’Aristote, légèrement différente des
précédentes, mais toujours liée aux modalités de construction de la tragédie.
Aristote ouvrait le chapitre 14 de sa Poétique en déterminant dans la
composition des faits, c’est-à-dire dans la construction du récit, l’origine des

35 Ep. 88,22 ludicrae [scil. artes] sunt quae ad uoluptatem oculorum atque aurium tendunt ; his
adnumeres licet machinatores qui pegmata per se surgentia excogitant et tabulata tacite in sub-
lime crescentia et alias ex inopinato uarietates, aut dehiscentibus quae cohaerebant aut his quae
distabant sua sponte coeuntibus aut his quae eminebant paulatim in se residentibus. His inperi-
torum feriuntur oculi, omnia subita quia causas non nouere mirantium.
290 Chiara Torre

passions à travers lesquelles se réalise la mimésis tragique (la peur et la pitié).


Tout de suite après, le philosophe précise le type de relation qui doit lier de pré-
férence les personnages qui accomplissent ou subissent les actions tragiques,
pour que ces dernières soient plus efficacement compassionnelles ou effrayan-
tes. Il conclut en affirmant que

quand des événements pathétiques se produisent dans les rapports affectifs, par exemple
si un frère tue son frère ou s’apprête à le faire ou accomplit quelque autre acte semblable
contre lui – ou un fils contre son père, une mère contre son fils, un fils contre sa mère –
là sont les situations à rechercher. Or il n’est pas possible d’altérer les mythes transmis
[. . .] mais c’est le poète même qui doit trouver la manière de bien utiliser aussi les histoi-
res transmises.36

Chez Aristote, le pathos issu de la violation des relations consanguines, en tant


que noyau théorique et conceptuel, se traduit au niveau textuel par l’adoption
d’une forme stylistique particulière : le concept est alors énoncé par une série
de polyptotes et un double chiasme, pour exprimer de manière incisive la res-
semblance, ou mieux la symétrie des personnages concernés et rendre plus
grave la violation de ce type de relations.
Dans le prologue de son Thyeste, Sénèque utilise un module stylistique très
proche (composé de polyptotes et de parallélismes) qui a pour objet d’exprimer,
en insistant sur la correspondance affective et la ressemblance, la gravité de la
violation des liens sacrés de parenté, consanguins ou acquis, mais qui surtout,
en tant qu’énoncé du mythos qui va se déployer, devient véritablement le ma-
nifeste poétique de l’hallucinante fabula que la Furie veut mettre en scène en
réveillant Tantale des Enfers et qu’elle confiera bientôt à la créativité du sub-
lime Atrée.37
Nous pourrions donc suggérer que dans ce passage, à travers le filtre
du même intertexte ovidien que l’on trouve aussi dans le neuvième chapitre du

36 Arist. poet. 14,1453b,19–22 ὅταν δ’ ἐν ταῖς φιλίαις ἐγγένηται τὰ πάθη, οἷον ἢ ἀδελφὸς
ἀδελφὸν ἢ υἱὸς πατέρα ἢ μήτηρ υἱὸν ἢ υἱὸς μητέρα ἀποκτείνῃ ἢ μέλλῃ ἤ τι ἄλλο τοιοῦτον δρᾷ,
ταῦτα ζητητέον. Τοὺς μὲν οὖν παρειλημμένους μύθους λύειν οὐκ ἔστιν [. . .] αὐτὸν δὲ εὑρίσ-
κειν δεῖ καὶ τοῖς παραδεδομένοις χρῆσθαι καλῶς.
37 Thy. 39–51 nihil sit ira quod uetitum putet : / fratrem expauescat frater et gnatum parens /
gnatusque patrem, liberi pereant male, / peius tamen nascantur ; immineat uiro / infesta con-
iunx, bella trans pontum uehant, / effusus omnis irriget terras cruor, / supraque magnos gentium
exultet duces / Libido uictrix : impia stuprum in domo / leuissimum sit fratris ; et fas et fides /
iusque omne pereat. Non sit a uestris malis / immune caelum – cur micant stellae polo / flam-
maeque seruant debitum mundo decus ? / nox alta fiat, excidat caelo dies.
Sur les passions et la tragédie 291

livre II du De ira,38 Sénèque fait allusion sous une forme méta-dramatique pré-
cisément à la leçon donnée par Aristote sur la manière de susciter les passions
tragiques. Qui en effet mieux qu’une Furie dans un prologue – qui s’apprête à
construire et à entamer le récit de crimes familiaux et qui est donc hypotypose
à la fois du pathos et de l’inspiration poétique – pourrait être chargée d’énoncer
la théorie aristotélicienne sur la source du parfait pathos tragique ? En outre, le
fantôme de Tantale tout comme Atrée, dans l’impossibilité de changer le mythe
familial, c’est-à-dire la malédiction du banquet de Tantale, ont vraiment su ex-
ploiter en bons « poètes » les histoires transmises, pour construire une tragédie
parfaitement conforme aux recommandations d’Aristote.
Par cette voie méta-dramatique, donc, une lecture aristotélicienne du thé-
âtre de Sénèque pourrait se révéler, au-delà de toute attente, moins insensée
qu’il n’y paraît.
Pour étayer sa lecture aristotélicienne, Staley39 suggère aussi un indice méta-
dramatique très intéressant : l’utilisation fréquente, dans le théâtre de Sénèque,
du verbe agnoscere pour indiquer la reconnaissance du potentiel destructeur et
violent de la passion humaine.40 Staley propose d’y lire une référence spécifique
à l’anagnorisis, qu’Aristote définit comme un des trois éléments du mythos, avec
la péripétie et le pathos.41 Sur la base de cette suggestion, nous pourrions affir-
mer que, dans la réédition sénéquienne de l’anagnorisis comme reconnaissance
du « visage » de la passion, le pathos est pour ainsi dire réabsorbé, presque
condensé, à l’intérieur des deux autres éléments aristotéliciens du récit, au point
de se substituer aux événements et à l’action. S’il en était ainsi, alors, le trait le
plus typique du théâtre de Sénèque, à savoir son caractère « congestionné »,42
pourrait s’avérer être comme le fruit d’une attentive et originale réflexion séné-
quienne sur la leçon d’Aristote.

38 Ov. met. 1,144–150 : cf. supra p. 109 n. 63.


39 Staley (2010) 93–95.
40 Choisissons, comme exemple pour tous, Med. 1021 coniugem agnosce tuam ? (la question
que pose Médée à Jason après le meurtre de ses enfants).
41 Arist. poet. 11,1452a,30 ss.
42 Selon la définition incisive de Biondi (1989) 23.
IVème partie : Regards philosophiques
sur la colère dans l’Antiquité
Olivier Renaut
La colère chez Platon
La colère est une affection qui, avec la honte, retient particulièrement l’attention
de Platon dans l’ensemble de ses dialogues, au point d’en faire le paradigme d’un
certain nombre d’affections psychiques pour en cerner le fonctionnement, la va-
leur morale et politique, et aussi pour élaborer les moyens de les supprimer, ou du
moins d’endiguer leurs effets, la plupart du temps délétères.1 On aurait pourtant
tort de réduire la pensée de Platon à l’égard de la colère à une condamnation pure
et simple : la colère est un événement psychique qui permet à Platon d’élabo-
rer une psychologie morale inédite qui fait de la colère une affection psy-
chique intermédiaire, dont le rapport à la raison ou à la rationalité conditionne la
valeur et l’usage.

1 Lexique platonicien de la colère


Le champ lexical utilisé par Platon pour désigner la colère est singulier. En plus de
ὀργή et des verbes de la même racine, que l’on trouve habituellement à la période
classique, Platon convoque le terme épique θυμός en lui donnant la plupart du
temps le sens de colère – ce qu’il n’a que très rarement dans l’épopée – et forge
également le terme τὸ θυμοειδές pour signifier la partie ardente de l’âme, dans le
cadre de la tripartition de l’âme dans la République où l’on distingue les fonctions
rationnelle, désirante et ardente, laquelle est intermédiaire (μεταξύ) entre les
deux.2 On peut dire que l’ὀργή est une manifestation de colère tandis que θυμός
désigne davantage, et de manière plus neutre, une énergie psychique, l’ardeur,
qui constitue un certain genre d’actions et de passions dont la colère est une mo-
dalité fréquente3. Il faut ajouter à ce lexique ce qui se rapporte à la colère comme
l’irritation (ἀγανάκτησις), l’indignation ou ressentiment (νέμεσις), le vocabulaire
de la violence bestiale (τὸ θηρίον), et d’autres termes plus archaïques (ἐρεθίζω,

1 Pour une première approche de la notion de colère dans l’Antiquité classique, on peut se
reporter à Harris (2001) et chez Platon à Hobbs (2000) et Lorenz (2006).
2 Sur la signification de la reprise de ce terme surdéterminé par sa résonance épique et tra-
gique, je me permets de renvoyer à Renaut (2014).
3 Le terme θυμοειδές pour désigner la fonction « ardente » de l’âme sera remplacé par celui
de τὸ θυμικόν chez Aristote et les platoniciens. Le terme θυμός quant à lui persiste dans la
tradition philosophique, comme en atteste l’usage qu’en fait Plutarque. Cf. V. Laurand dans le
présent volume, p. 339–349.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-015
296 Olivier Renaut

μένος, χολή, ὀξυθυμός), le plus souvent dans le cadre de citations homériques,


poétiques, ou d’emprunts plus ou moins attestés à la tradition pythagoricienne et
hippocratique. La diversité des sources platoniciennes est un élément important
dans son analyse de la colère, qui demeure dans certains textes l’attribut ar-
chaïque d’Achille (Phlb. 47e), mais qui peut aussi bien caractériser le jury athénien
condamnant Socrate (Apol. 34b-c), l’attitude hostile d’un interlocuteur comme Cal-
liclès (Grg. 482d) ou Thrasymaque (Resp. 336b), un citoyen honnête (Resp. 440c),
ou encore un citoyen des Lois dont la sagesse ne doit pas pour autant faire cesser
sa colère dans certains cas (731c-d).

2 Psycho-physiologie de la colère
La colère est d’abord un mouvement, une force, qui la plupart du temps engage
l’agent corps et âme. Platon exploite dans le Cratyle (419e) une étymologie de
θυμός en accréditant les représentations archaïques de la colère : le corps et l’esprit
s’échauffent, le cœur palpite, on transpire, le sang bout. C’est surtout dans le
Timée (69c-70d) que la colère reçoit une explication psycho-physiologique raffinée :
la colère est définie comme un πάθημα du corps au sens où il s’agit d’une affection
causée par un mouvement extérieur d’augmentation ou de diminution, donnant
lieu à une certaine perception de l’âme incarnée (44a), suscitant alors une réaction
physique violente et incontrôlée. Mais parce que la colère est causée par la percep-
tion d’une injustice (c’est-à-dire d’une brèche dans ce qui est considéré comme un
équilibre ou une certaine harmonie de répartition), elle est aussi un πάθημα de
l’âme (69d) au même titre que le plaisir et la douleur, la témérité et la peur, l’espoir
et l’amour.

Celle-ci [scil. l’âme mortelle] porte en elle des affections redoutables et inévitables : d’abord
le plaisir, ce grand appât du mal ; puis les douleurs, qui nous font fuir le bien ; puis encore
l’audace et la peur, conseillers imprudents ; l’emportement, sourd aux avis ; l’espérance, fa-
cile à séduire. Avec la sensation irraisonnée et le désir prêt à toute entreprise, mélangeant
tout cela, en sa nécessaire condition ils ont composé l’âme mortelle.4

Une des spécificités de la colère comme affection dans le Timée, pourtant, est
d’être une affection potentiellement positive, en ce qu’elle est un moyen pour
le composé vivant de mettre à disposition le corps en le soumettant à l’âme, et

4 Tim., 69c8–d6 δεινὰ καὶ ἀναγκαῖα ἐν ἑαυτῷ παθήματα ἔχον, πρῶτον μὲν ἡδονήν, μέγιστον
κακοῦ δέλεαρ, ἔπειτα λύπας, ἀγαθῶν φυγάς, ἔτι δ’ αὖ θάρρος καὶ φόβον, ἄφρονε συμβούλῳ,
θυμὸν δὲ δυσπαραμύθητον, ἐλπίδα δ’ εὐπαράγωγον : αἰσθήσει δὲ ἀλόγῳ καὶ ἐπιχειρητῇ παντὸς
ἔρωτι συγκερασάμενοι ταῦτα, ἀναγκαίως τὸ θνητὸν γένος συνέθεσαν (trad. L. Brisson).
La colère chez Platon 297

plus particulièrement à la partie rationnelle de l’âme grâce aux actions conjointes


du cœur qui palpite, du sang qui circule dans les veines, et du poumon (70a-d),
afin de lutter soit contre un ennemi extérieur soit contre la partie désirante de
l’âme. Cette description psycho-physiologique de la colère, dont certains élé-
ments sont empruntés à la tradition hippocratique et mêlés à des références ho-
mériques, fait donc de la colère une affection du vivant, c’est-à-dire du composé
âme-corps. De nombreuses caractéristiques physiques de la colère sont men-
tionnées dans les dialogues : frissons, échauffement, transpiration, raidisse-
ment, agressivité (cf. par exemple Resp. 411a-e sur les modifications possibles du
θυμός). Platon prépare en un certain sens le traitement naturaliste des παθή
conçues comme une certaine classe d’affections (que nous appelons sans doute
improprement émotions) chez Aristote dans le De anima,5 et inspire sans doute
également le traitement psycho-physiologique de cette émotion chez Sénèque ;6
mais cette piste demeure relativement peu exploitée par Platon, que son dua-
lisme conduit à porter davantage l’analyse sur la dimension psychologique de la
colère, et son rapport à la rationalité dans l’âme seule.

3 La colère contre la raison


Il est tout d’abord évident que Platon considère la colère (ὀργή ou θυμός) comme
une affection irrationnelle, et d’abord au sens où elle implique des caractères, des
dispositions et des actions qui menacent la rationalité. Cette affection est donc
considérée dans les premiers dialogues d’abord comme une force psychique, aux
côtés d’autres « passions » comme le plaisir, la peine, erôs, la crainte, qui sont au-
tant de forces qui soumettent la raison à leurs fins (Prt. 352b). La colère occulte
l’exercice de la raison notamment dans l’élaboration du calcul des plaisirs et des
peines et porte l’agent directement vers la satisfaction d’un désir de vengeance et
de victoire ou de désirs plus complexes encore comme l’envie jalouse (Phlb.
47d-50e). L’opposition entre la colère et la raison, d’ailleurs thématisée chez
Thucydide,7 est ainsi soulignée à plusieurs reprises dans les dialogues, par-
fois par les interlocuteurs de Socrate eux-mêmes, rejetant la colère au rang
des affections bestiales et violentes et risquant de contaminer les décisions ré-
fléchies (cf. par ex. Prt. 324a-c). C’est ce spectre de la bestialité étrangère à

5 Cf. sur ce point l’analyse de Price (2009).


6 Cf. V. Laurand dans le présent volume, p. 33–46.
7 Sur l’opposition entre ce qui relève des « passions » et ce qui est conduit par la raison chez
Thucydide, cf. Huart (1968).
298 Olivier Renaut

notre nature rationnelle, à l’image d’un Thrasymaque bouillant et prêt à bondir


comme un lion dans la République (336b) que Sénèque emprunte à Platon.8
Un argument supplémentaire est à prendre en compte pour opposer colère et
raison. À plusieurs reprises dans les dialogues, la colère est un des effets possibles
chez les interlocuteurs de l’exercice de la réfutation (ἔλεγχoς) socratique.9 La réfu-
tation fait en effet se lever, selon le Sophiste (230b-d), alternativement ou simulta-
nément deux émotions chez ses interlocuteurs : la colère et la honte. La colère
signale chez l’interlocuteur son attachement à l’honneur qui est entamé à l’idée
d’être réfuté (la honte est en ce sens aussi une cause et un moteur de la colère), et
constitue ainsi une force de résistance à la réfutation qui conduit l’interlocuteur à
rompre l’engagement de sincérité impliqué par la réfutation socratique, ou la plu-
part du temps à cesser toute forme de discussion pour en venir à la menace miso-
logue, du fait qu’une forme de confiance a été trahie (Phd. 89d). La colère apparaît
incompatible avec l’exigence de connaissance de soi et d’humilité impliquée dans
la réfutation. Elle est ainsi condamnée sans fard dans le Théétète (167e-168c) lors-
qu’il s’agit de présenter les conditions d’un bon dialogue – apaisé. Le risque de la
colère et de la mauvaise honte de l’interlocuteur est ainsi donné comme l’une des
raisons d’un relatif abandon de la réfutation socratique dans les dialogues de la
maturité, dont la violence a trop souvent des conséquences contre-productives sur
l’âme des jeunes interlocuteurs. C’est à cette colère rétive à la discussion socra-
tique, et que Socrate a pourtant produite chez ses interlocuteurs, que Platon attri-
bue, dans l’Apologie, le Gorgias ou encore l’Euthyphron, la cause de la mise à mort
de Socrate. Il n’en faut pas beaucoup plus, semble-t-il, pour faire de la colère une
émotion absolument incompatible avec la philosophie, et les philosophes, comme
en témoigne sa mise au ban en même temps que les poètes sont congédiés au livre
X de la République (Resp. 606d).10

8 Cf. le rappel qu’en fait F. Prost dans le présent volume, p. 47–55, ainsi que A. Setaioli,
p. 129–130 et 137–142.
9 Sur le lien entre émotions (en particulier la colère et la honte) et réfutation chez Platon, cf.
Candiotto (2012).
10 Brickhouse/Smith (2010) tentent de réintroduire une certaine attention aux émotions dans
(leur interprétation de) l’intellectualisme socratique. Mais les émotions demeurent seulement
dans ce cadre des affections toxiques, et anti-rationnelles, bien qu’elles puissent être utilisées
dans le cadre de certaines réfutations.
La colère chez Platon 299

4 La colère et la fonction « ardente » de l’âme


Comment alors caractériser l’irrationalité de la colère ? C’est au livre IV de la Ré-
publique que Platon la décrit de la manière la plus précise (439d-441c). La colère
intervient à travers plusieurs exemples de situations d’agents en proie à un
conflit psychique où s’opposent des élans (ὁρμαί) contradictoires, chacun étant
rapporté à une « fonction » de l’âme tripartite. La colère est convoquée par Platon
pour rendre raison de conflits psychiques que l’opposition traditionnelle entre
raison et désir ne suffit pas à expliquer ; c’est pourquoi une troisième « partie »
doit être établie dans l’âme, en plus de la raison et du désir, à savoir le τὸ
θυμοειδές ou θυμός, terme qui signifie tantôt l’affection de colère, tantôt la partie
intermédiaire de l’âme entre la raison et le désir, et que l’on traduit par « ardeur »,
« partie irascible » ou encore « partie colérique » de l’âme. Un premier exemple
met en scène Léontios, dont la colère se déchaîne, mais pourtant sans succès,
sur le désir qu’il ressent à contempler des cadavres sur la place d’exécution pu-
blique. Un second exemple étaye le premier, celui d’un honnête homme que
meut sa colère contre une injustice qui vient d’être commise, le rendant ainsi ca-
pable d’une endurance décuplée devant des épreuves, avant que sa raison ne
l’apaise. Une série d’exemples clôt le passage avec la mention des enfants et des
bêtes sauvages dont l’impulsivité les porte souvent à des actions spontanées et
irrationnelles, comme en témoigne a contrario Ulysse dont la raison condamne
sa colère (ou plus précisément en reporte le déchaînement) devant le spectacle
des prétendants dépouillant sa demeure.11
De ce passage du livre IV de la République, il faut retenir que a) la colère
est le paradigme des affections et actions du θυμός entendu comme fonction de
l’âme ; b) la colère est naturellement portée à soutenir les avis et jugements de
la raison, bien qu’elle puisse lui être, en certaines occasions, contraire ; et cor-
rélativement elle constitue une force capable d’endiguer et de contrecarrer des
désirs dont la faim, la soif et les désirs sexuels sont les modèles ; c) sans être à
proprement parler un « jugement », la colère apparaît néanmoins sensible à
des jugements et engage l’agent, sans qu’il le formule nécessairement, à faire
respecter les valeurs du juste, du beau, du bien. De ce point de vue, la colère
peut se rapporter tout autant à une situation extérieure d’injustice qu’à une dis-
position interne à l’agent (le désir morbide de Léontios par exemple, ou la
crainte), faisant dans certains cas de la colère une affection de second ordre,
ou ce qu’on pourrait appeler une fonction réflexive (la colère portant sur une
autre affection).

11 Sur ces conflits psychiques cf. Renaut (2007).


300 Olivier Renaut

5 La colère comme auxiliaire de la raison ?


Nous observons de manière assez nette une évolution des descriptions de la co-
lère qui, dans les premiers dialogues apparaissait comme une affection dange-
reuse et opposée à la raison, alors qu’elle est à plusieurs reprises dite soutenir
l’activité de la raison ou du moins « à son écoute », dans les dialogues de la
maturité. Alors que les colériques comme Calliclès, Thrasymaque ou même
Alcibiade déploient leur colère directement à l’encontre de la philosophie, les
passages de la République, du Timée, du Phèdre ou des Lois qui mentionnent
une colère ou une ardeur (θυμός) à l’écoute de la raison insistent au contraire
sur la possibilité d’éduquer, de canaliser et peut-être même de faire usage de
cette propension à la colère à des fins justes, par exemple dans la cité en en
faisant l’auxiliaire du courage militaire.
Comment expliquer cette apparente ambiguïté ? La colère est bien, dans la
République, une affection intermédiaire entre la raison et le désir. En ce sens, il
faut concéder que tout en étant irrationnelle dans la mesure où elle désigne
une affection que la perception de l’injustice met en branle (et non l’évaluation
rationnelle de l’injustice), elle est rationnelle en tant qu’elle ne prend sens et
existence que dans la mesure où l’agent souscrit à certaines valeurs et juge-
ments (qu’ils soient simplement doxastiques, ou encore légaux, à défaut de
provenir de la raison elle-même). Contrairement à Aristote, Platon ne dit jamais
explicitement que la colère en elle-même contient une forme de jugement, le-
quel relève selon la République d’une faculté distincte. Cependant, on peut dire
que la colère repose sur un jugement, en ce que c’est toujours ce qui semble à
l’individu être le bien, le juste et le beau qui motive a contrario la réaction de
colère qui vise leur rétablissement lorsqu’ils sont battus en brèche.
Comment l’agent, et plus particulièrement la fonction intermédiaire de
l’âme reçoit-elle ce jugement, si on lui dément une faculté doxastique ? Plu-
sieurs pistes ont été proposées pour en rendre raison, et le Timée et le Philèbe
permettraient peut-être de faire de la perception d’images (de l’injustice, du
laid, du mal) la cause prochaine de la colère.12 La sensibilité du θυμός à la mu-
sique et à certains modèles de gestes physiques, décrite au livre III de la Répu-
blique à l’occasion de l’éducation préliminaire des gardiens, ainsi que la
modalité d’appréhension de discours rationnels par la partie désirante sous la
forme d’images effrayantes (où le foie joue un rôle fonctionnel important), ac-
créditent cette hypothèse.

12 Les analyses les plus précises se trouvent dans Moss (2012), Lorenz (2012) et sont discutées
par Wilburn (2014).
La colère chez Platon 301

Mais pourquoi la colère serait-elle plus à l’écoute de la raison que des dé-
sirs et des plaisirs ? Là encore, il n’existe que des hypothèses, mais on peut ad-
mettre que du fait que l’âme (même méchante) est naturellement portée vers
l’obtention de ce qu’elle considère comme un bien, la colère apparaît comme
un adjuvant naturel à la raison qui évalue et juge ce bien, en réagissant par
exemple à une mauvaise répartition de ces biens, qu’il s’agisse de fonctions,
d’honneurs, de richesses. Il est donc également possible, selon la République
ou le Phèdre, d’adopter une lecture plus fonctionnaliste de l’âme, où la colère
serait une modalité d’un jugement concernant l’injustice, ce qui fait d’elle à la
fois une peine (en ce qu’elle révèle un manque à combler et à satisfaire), et un
potentiel plaisir (à la représentation de la satisfaction de la vengeance).13 Ces
deux lectures, qui font de la colère tantôt l’effet passionnel d’un jugement tan-
tôt une modalité (dégradée) du jugement, ne sont d’ailleurs pas antithétiques
et, en dépit de leur différence, constituent des points d’appui possibles des ana-
lyses aristotéliciennes et stoïciennes de la colère.

6 Juger les actions commises par colère


Cette ambivalence de la colère, qui tient donc de sa nature même, explique
sans doute pourquoi la question des crimes commis sous le coup de la colère
requiert la compétence du juge.14 La pénologie platonicienne relativement aux
crimes commis par colère, décrite minutieusement au livre IX des Lois (866d-
869e), constitue un défi dialectique pour l’Athénien face aux catégories draco-
niennes du droit en vigueur, qui ne rend pas compte du caractère intermédiaire
de la colère en classant les crimes selon qu’ils sont commis malgré soi ou de
plein gré.15 La colère représente un cas à part.

Dès lors, il faut, d’une part, admettre semble-t-il bien, l’existence de deux sortes de meur-
tres, ayant quasiment l’un et l’autre leur principe dans l’emportement, et l’on dirait d’au-
tre part à très juste titre qu’elles tiennent le milieu entre le volontaire et l’involontaire. La
vérité est cependant que chacune de ces deux sortes de meurtre n’est qu’une image de
l’un et de l’autre : l’un des cas ressemble à ce qui est volontaire puisqu’on contient sa
colère et que, au lieu de se venger sur-le-champ, soudainement, on le fait plus tard et
avec préméditation ; l’autre cas est semblable à l’involontaire, puisque, au lieu de faire
provision de sa colère, on y cède sur-le-champ, tout aussitôt, sans rien préméditer. Mais,

13 C’est l’hypothèse que je présente dans les chapitres 5 et 6 de Renaut (2014).


14 Sur le statut ambigu de la colère dans les Lois, cf. Sassi (2008) et Wilburn (2013).
15 Sur ce passage du livre IX des Lois, cf. Woozley (1972) et Saunders (1973).
302 Olivier Renaut

d’un autre côté, dans ce cas même, l’acte n’est pas non plus complètement involontaire
quoiqu’il en soit cependant une image. (trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau)16

En un sens, on comprend que, du fait de son intermédiarité et de sa sensibilité


à des valeurs qui sont nécessairement ce qui apparaît à l’agent comme juste,
beau et bon, la colère est une affection qui est incontestablement plus noble
que la haine froide et calculatrice, et qui relève d’une intention malicieuse, au
contraire de la colère par exemple d’un Achille, qui a l’avantage de sa fran-
chise, à défaut de son intelligence (Hipp. Min. 371e). La colère révèle donc dans
toute sa spontanéité l’attachement du citoyen aux valeurs auxquelles il tient.
Néanmoins, la colère n’est jamais présentée par Platon comme intrinsèquement
juste. Elle ne peut être justifiée que dans des cas exceptionnels, par exemple
lorsque celui envers qui on se met en colère est incurable et insensible à l’ex-
hortation verbale (Leg. 717c-d et 731c-d). La colère est malgré tout présentée
comme une affection dangereuse et trop prompte à vouloir sauver l’honneur
plutôt que la justice en elle-même. S’il existe donc des expédients pour rendre
la colère et l’indignation plus acceptables dans les limites d’une cité raison-
nable, elles demeurent des affections potentiellement délétères pour les liens
sociaux et les institutions.

16 Leg. 9,866e6–867b1 διττοὺς μὲν δὴ τοὺς φόνους, ὡς ἔοικε, θετέον, καὶ σχεδὸν ἀμφοτέρους
θυμῷ γεγονότας, μεταξὺ δέ που τοῦ τε ἑκουσίου καὶ ἀκουσίου δικαιότατ’ ἂν λεγομένους. οὐ
μὴν ἀλλ’εἰκών ἐσθ’ ἑκάτερος·ὁ μὲν τὸν θυμὸν φυλάττων καὶ οὐκ ἐκ τοῦ παραχρῆμα ἐξαίφνης
ἀλλὰ μετὰ ἐπιβουλῆς ὕστερον χρόνῳ τιμωρούμενος ἑκουσίῳ ἔοικεν, ὁ δὲ ἀταμιεύτως ταῖς ὀρ-
γαῖς καὶ ἐκ τοῦ παραχρῆμα εὐθὺς χρώμενος ἀπροβουλεύτως ὅμοιος μὲν ἀκουσίῳ, ἔστι δὲ οὐ-
δ’οὗτος αὖ παντάπασιν ἀκούσιος ἀλλ’εἰκὼν ἀκουσίου.
David Konstan
La colère chez Aristote
Dans le livre I de son De ira, Sénèque propose une définition préliminaire de
l’émotion et explique : « La définition d’Aristote n’est pas très éloignée de la
nôtre : il dit que la colère est un désir de rendre le mal pour le mal ».1 La défini-
tion personnelle de Sénèque est perdue, car une page ou plus du De ira manque
vers le début du traité, comme nous le savons.2 Mais on peut la reconstituer, du
moins en partie, à partir d’une citation trouvée chez Lactance, De ira Dei 17,3, qui
devait se placer juste avant la référence faite par Sénèque à Aristote : « C’est le
désir de se venger d’une injustice ou, comme dit Posidonius, le désir de punir
celui par qui on croit avoir été injustement lésé ».3 Sénèque indique qu’il y a des
différences entre les définitions stoïcienne et péripatéticienne, mais qu’il serait
vain, dit-il, de les passer toutes en revue. Sénèque poursuit : « On objecte aux
deux définitions que les bêtes se mettent en colère, sans pour cela être excitées
par une offense ni chercher à en punir quelqu’un ou à lui faire du mal ; car si
elles en font, elles n’y songent pas ».4 À cela, il réplique : « Ce qu’il faut dire, c’est
que la colère est inconnue des bêtes sauvages et de tous les êtres à l’exception de
l’homme. En effet, quoiqu’elle soit l’ennemie de la raison, elle ne peut naître
pourtant que là où il y a place pour la raison. Les bêtes ont de l’emportement, de
la rage, de la sauvagerie, des dispositions agressives, mais elles ne sont pas plus
susceptibles de colère que de luxure [. . .]. La bête est étrangère aux passions ;
mais elle a des instincts qui leur ressemblent » (1,3,3–6).5 Sénèque poursuit en
observant que les animaux peuvent émettre des sons, mais n’ont pas de langage ;
en outre, leurs perceptions sont vagues et confuses : « Les animaux ont des
élans, des agitations violentes ; mais ils ne ressentent point la peur, les soucis, la

1 1,3,3 Aristotelis finitio non multum a nostra abest ; ait enim iram esse cupiditatem doloris re-
ponendi. Les traductions du De ira sont celles d’A. Bourgery (ed. 1922) ; celles d’Aristote (Rhé-
torique) et de Plutarque sont de F. Prost, sauf indication contraire.
2 Cf. supra p. 23–26.
3 Ira est, inquit, cupiditas ulciscendae iniuriae aut, ut ait Posidonius, cupiditas puniendi eius a
quo te inique putes laesum.
4 1,3,3 contra utramque dicitur feras irasci nec iniuria inritatas nec poenae dolorisue alieni
causa ; nam etiam si haec efficiunt, non haec petunt.
5 Sed dicendum est feras ira carere et omnia praeter hominem ; nam cum sit inimica rationi,
nusquam tamen nascitur nisi ubi rationi locus est. Impetus habent ferae, rabiem feritatem incur-
sum, iram quidem non magis quam luxuriam [. . .]. Muta animalia humanis adfectibus carent,
habent autem similes illis quosdam inpulsus.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-016
304 David Konstan

tristesse, la colère, ils n’en ont que les semblants » (1,3,8).6 De même, dans la
Consolation à Marcia (5,1), Sénèque affirme que les animaux n’éprouvent pas da-
vantage la tristesse et la peur que ne le font les pierres.7 Les véritables émotions,
au contraire, requièrent un assentiment rationnel, et dès lors que les animaux,
selon les stoïciens du moins, ne possèdent pas la raison, ils ne peuvent éprouver
d’émotions au sens strict du terme.
Sénèque propose plus loin (dans le livre II) une discussion plus détaillée de
l’ira, mais le passage ici cité offre un bon point de départ pour considérer la
conception aristotélicienne de la colère, et ce en quoi elle peut diverger de celle
de Sénèque.8 La colère, ou plutôt l’ὀργή, est la première émotion dont traite
Aristote dans la Rhétorique au livre II (2,2). Aristote la définit ainsi : « Définis-
sons la colère comme le désir, accompagné de souffrance, d’une vengeance
sensible à cause d’un acte sensible d’offense émanant d’une personne qui n’est
pas en position de nous offenser nous-même ou nos proches » (1378a31–33).9
La référence à la souffrance est due en partie à la définition aristotélicienne de
l’émotion (πάθος dans le lexique aristotélicien) au livre II (2,1) : « Définissons
comme émotions toutes ces choses en raison desquelles on change d’opinion et
diverge dans ses jugements, et qu’accompagnent souffrance et plaisir, par
exemple la colère, la pitié, la peur, et toutes autres choses du même genre et
leurs contraires » (1378a20–23).10 On peut noter qu’Aristote ne répartit pas ici
les émotions en émotions positives et émotions négatives, selon qu’elles sont
plaisantes ou douloureuses ; il parle de plaisir et souffrance, et de fait la colère
est un exemple d’émotion accompagnée par l’un et l’autre. Dans le cas de la
colère, le plaisir dérive, observe Aristote, de l’attente ou de l’anticipation de la
vengeance, ce qui explique que souvent nous entretenions la rage ou le ressen-
timent plutôt que de les laisser s’apaiser.

6 Procursus illorum tumultusque uehementes sunt, metus autem sollicitudinesque et tristitia et


ira non sunt, sed his quaedam similia.
7 Cf. Tutrone (2012) 228–234.
8 Sur la conception d’Aristote, cf. Konstan (2006a) 41–76.
9 Ἔστω δὴ ὀργὴ ὄρεξις μετὰ λύπης τιμωρίας φαινομένης διὰ φαινομένην ὀλιγωρίαν εἰς αὐτὸν
ἤ τι τῶν αὐτοῦ, τοῦ ὀλιγωρεῖν μὴ προσήκοντος.
10 Ἔστι δὲ τὰ πάθη δι᾽ ὅσα μεταβάλλοντες διαφέρουσι πρὸς τὰς κρίσεις οἷς ἕπεται λύπη καὶ
ἡδονή, οἷον ὀργὴ ἔλεος φόβος καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα, καὶ τὰ τούτοις ἐναντία. Une différence
essentielle entre la définition de Sénèque et celle d’Aristote est que Sénèque et les stoïciens ne
mentionnent pas la souffrance (ni d’ailleurs le plaisir), sans aucun doute parce que plaisir et
souffrance forment eux-mêmes des catégories sous lesquelles étaient rangées les émotions
concernées ; cf. Volk (2006). Dans le schéma bien connu par lequel les stoïciens ordonnaient
les émotions en quatre classes générales (plaisir, souffrance, peur et désir ou appétit), la colère
entre dans la quatrième classe du « désir » (ἐπιθυμία).
La colère chez Aristote 305

La définition aristotélicienne de la colère présente plusieurs traits remar-


quables. Tout d’abord, la colère est fondamentalement un désir de vengeance. À
cet égard, la définition s’accorde avec l’affirmation de Sénèque selon laquelle la
colère serait pour Aristote « un désir de rendre le mal pour le mal »,11 et c’est sans
doute la principale similitude que Sénèque voit entre la définition stoïcienne et
celle d’Aristote. Deuxièmement, Aristote affirme que ce désir est provoqué par une
offense ou une dépréciation – et par cela seul. Ici encore, Sénèque peut avoir vu
dans la conception qu’il attribue à Aristote12 une analogie avec la sienne propre,
dans la mesure où iniuria peut être pris dans le sens d’une offense morale plutôt
que d’une blessure ou d’une souffrance de n’importe quel genre. Assurément les
animaux réagissent à la blessure qui leur est portée, mais ils ne sont pas motivés
par le sentiment qu’on leur a fait tort, c’est-à-dire qu’on les a traités injustement ;
car Aristote aussi bien que les stoïciens tomberaient d’accord que seuls les êtres
humains possèdent le sens de la justice, et par conséquent du tort porté. Enfin,
Aristote soutient que certaines personnes, mais seulement certaines, ne sont pas
en position d’offenser autrui. Une offense est un fait social, et requiert un juge-
ment complexe pour être reconnue – non pas précisément le complexe assenti-
ment supposé par les stoïciens (cf. Sénèque, ira 2,1,4 hic compositus et plura
continens ; intellexit aliquid, indignatus est, damnauit, ulciscitur), mais une évalua-
tion rationnelle des intentions d’autrui, à tout le moins. Entre autres choses, il
faut avoir conscience des rôles sociaux, afin de savoir qui est et qui n’est pas en
position d’infliger une insulte, et en conséquence de déterminer si on est tenu de
réagir avec colère, c’est-à-dire avec le désir d’exercer une vengeance ou d’infliger
une souffrance en retour de la souffrance particulière inspirée par l’insulte.
On peut aussi observer que dans la description aristotélicienne, la colère ne
peut être provoquée par des objets inanimés, puisque ceux-ci ne sont pas capa-
bles d’infliger une offense, et qu’il n’est pas possible d’exercer sur eux une ven-
geance, ou en tout cas pas de telle sorte qu’ils puissent la percevoir. Il est permis
de se demander ce qu’Aristote pensait que nous éprouvons quand nous frappons
une chaise d’irritation après nous être cogné l’orteil contre elle. Aristote ne donne
pas de réponse précise, mais son raisonnement peut avoir été que nous personni-
fions inconsciemment la chaise et imaginons qu’elle se sent de quelque ma-
nière humiliée par notre action et donc que nous nous sommes vengés de son
insolence – une réaction plutôt puérile, mais qui n’en est pas pour autant

11 Ira 1,3,3, cit. supra n. 1.


12 Pour plus de précisions sur la transmission d’Aristote à Sénèque, cf. les articles de
J. Wildberger et A. Setaioli dans le présent volume, p. 56–82 et 119–149.
306 David Konstan

moins familière.13 Une autre possibilité est que notre réaction envers la chaise
ne constitue pas un cas authentique de colère, mais quelque chose qui est
plutôt de l’ordre du réflexe ; cela peut être éprouvé comme de la colère à cer-
tains égards, mais il y manque la dimension cognitive ou rationnelle suivant
laquelle nous estimons que nous nous vengeons d’une offense délibérée.
Théophraste, dans son portrait de l’homme αὐθάδης ou bourru, dit qu’il est
assez sauvage (δεινός) pour maudire une pierre s’il trébuche contre elle sur la
route (caract. 15), un signe certain de comportement irrationnel.
Bien qu’Aristote ne s’attarde pas sur cet aspect, il y a peut-être lieu de penser
qu’une telle réaction puisse compter comme un exemple de ce que les stoïciens appe-
laient une propatheia, c’est-à-dire une « pré-émotion » ou « proto-émotion » (2,2,5).
Sénèque appelle ces phénomènes « les points de départ préliminaires des émo-
tions »,14 et la liste qu’il propose de telles réactions inclut le frisson sous l’effet du
froid, le dégoût de certains contacts, les cheveux qui se dressent sur la tête en réponse
à de mauvaises nouvelles, la rougeur qui monte au visage, le vertige causé par la
hauteur, et les sentiments que nous éprouvons quand nous assistons à des représen-
tations, lisons des livres, écoutons de la musique ou regardons des tableaux terri-
fiants, ou encore quand nous voyons des gens sévèrement punis même s’ils
le méritent (2,2,1–6). Ce que toutes ces réactions ont en commun est qu’elles sont in-
volontaires et ne dépendent pas du jugement ou de l’assentiment.15 La rage instinc-
tive, bien qu’immotivée (selon les termes d’Aristote), que nous ressentons en réaction
à une atteinte, hors de toute intention de nous blesser ou de nous déprécier, peut
entrer dans la catégorie définie par Sénèque des phénomènes préliminaires à
l’émotion : c’est la sorte de réaction agressive qu’un animal est capable de
manifester. S’il en est ainsi, Sénèque peut bien avoir supposé qu’Aristote éga-
lement aurait vu dans une telle réaction moins qu’un pathos au sens strict qu’il
donne à ce terme dans la Rhétorique.
Comme on l’a vu, dans le passage où Sénèque reconnaît que la conception
stoïcienne de la colère n’est pas très différente de celle d’Aristote, il poursuit en
distinguant le comportement agressif des animaux de la colère proprement
dite. Il est implicite dans la conception d’Aristote que, tout comme les animaux
ne peuvent pas nourrir l’intention d’une insulte et par conséquent ne peuvent
pas être cause de colère, de même ils ne peuvent pas reconnaître qu’ils ont été
l’objet d’une offense ou d’un tort, et donc ils ne cherchent pas à se venger – or

13 Cf. Nussbaum (2015) 44 : « We irrationally think that we have a right to expect ‘respect’ and
cooperation from the inanimate objects that assist us. So we react as if they were bad people ».
14 Principia proludentia adfectibus (traduction F. Prost).
15 Sur les pré-émotions, cf. Graver (1999) ; Graver (2007) 85–108 ; D’Jeranian (2014) ; Verde
(2020c) 23–26 ; p. 95–102, 152–157 et 266–276 dans le présent volume.
La colère chez Aristote 307

le désir de la vengeance est précisément ce qu’est la colère, tant pour Aristote


que pour Sénèque. Aristote n’explicite pas ce point dans la Rhétorique, mais il
est clairement implicite. Comme le dit William Fortenbaugh : « Humans have
the capacity to think and therefore can believe that an insult has occurred and
that some danger threatens. Animals lack this cognitive capacity and therefore
cannot experience emotions as analyzed by Aristotle. Of course, animals can be
said to experience πάθη, for this word has multiple meanings and can be used
inclusively to cover both the emotional responses of human beings and the re-
actions of animals. In addition, emotion words like ὀργή and φόβος, ‘anger’
and ‘fear,’ can be used to describe the behavior of animals, but this is analogi-
cal usage ».16 Ici encore, la conception d’Aristote s’accorde tout à fait avec
celle de Sénèque.17
On a vu qu’Aristote limite les causes de colère aux atteintes intentionnelles
d’une espèce unique, comprises sous le terme d’« offense », bien que les mo-
dernes tendent à identifier un éventail plus large de causes de colère, incluant des
stimuli tels que la frustration, le bruit ou la cohue. Qu’est-ce donc qu’une offense ?
Aristote la définit comme « la croyance active que quelque chose semble sans va-
leur ».18 Aristote poursuit en énumérant trois classes d’offense. La première est le
« mépris » (καταφρόνησις), qu’il définit comme la croyance qu’une chose n’a pas
de valeur. La seconde catégorie est la « brimade » (ἐπηρεασμός), qu’Aristote définit
comme le fait d’« entraver les volontés d’autrui, non pour en tirer un bénéfice per-
sonnel, mais pour en priver l’autre ».19 Dans ce cas, explique Aristote, l’offense
consiste précisément en ce que l’offenseur ne cherche aucun avantage personnel :
la seule explication pour une telle entrave mise aux volontés d’autrui est que l’on
ne craint pas l’autre ni ne cherche son amitié ; l’autre est ainsi inutile tant pour le
bien que pour le mal, ce en quoi consiste justement le fait d’être sans valeur. Si le
motif était l’intérêt personnel (par exemple, dans le fait d’entraver l’investissement

16 Fortenbaugh (2002) 94.


17 Un exemple de réponse instinctive que les hommes partagent avec les animaux est l’affec-
tion maternelle pour la progéniture, comme l’écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque
1155a16–18, lorsqu’il introduit le thème de la philia : « L’amitié s’instaure de façon apparem-
ment naturelle chez les parents envers leur progéniture [. . .] non seulement parmi les hom-
mes, mais encore parmi les oiseaux et la grosse majorité des animaux » (traduction
R. Bodéüs) ; φύσει τ᾽ ἐνυπάρχειν ἔοικε πρὸς τὸ γεγεννημένον τῷ γεννήσαντι [. . .] οὐ μόνον ἐν
ἀνθρώποις ἀλλὰ καὶ ἐν ὄρνισι καὶ τοῖς πλείστοις τῶν ζῴων. Cette sorte de philia, caractérisée
comme « naturelle », est différente de l’affection qui naît de l’appréciation du caractère de ou
de l’utilité d’autrui, que les animaux ne sont pas censés connaître.
18 Rhet. 2,1378b10–11 ἡ ὀλιγωρία ἐστὶν ἐνέργεια δόξης περὶ τὸ μηδενὸς ἄξιον φαινόμενον.
19 Rhet. 2,1378b18–20 ἔστι γὰρ ὁ ἐπηρεασμὸς ἐμποδισμὸς ταῖς βουλήσεσιν μὴ ἵνα τι αὑτῷ ἀλλ᾽
ἵνα μὴ ἐκείνῳ (traduction P. Chiron).
308 David Konstan

fructueux d’autrui qui pourrait nuire à son propre portefeuille), ce ne serait pas un
cas patent de dépréciation, car on peut faire obstacle aux plans d’autrui par égoïsme
tout en respectant cette personne. Et si tel était le cas, alors l’acte, selon Aristote, ne
susciterait pas la colère, car la colère résulte d’une offense et de rien d’autre. Il en va
de même avec la troisième catégorie d’offense selon Aristote, à savoir l’ὕβρις ou l’ou-
trage, qui est défini comme le fait de parler ou d’agir de manière à inspirer de la
honte à autrui, non pas pour en recevoir quelque chose ou bien parce que quelque
chose s’est passé, mais pour le seul plaisir d’agir ainsi. Si l’outrage répond à une
atteinte, il ne compte pas comme une insolence mais comme une vengeance. La
sorte d’affront qui provoque la colère, explique Aristote, ne doit intervenir ni
en représailles d’une offense ni au bénéfice de l’agent, mais strictement
comme exercice de l’arrogance – c’est-à-dire une forme de dépréciation.
Pour mesurer combien la colère d’Aristote diffère des conceptions modernes,
on peut citer certaines de ses observations sur le fonctionnement de cette colère,
ou plutôt de l’ὀργή. Aristote note que personne n’outrage celui qu’il craint
(2,3,1380a,32–34), parce que la crainte est le signe de sa propre faiblesse, et cela
est incompatible avec le fait de manifester du mépris pour l’autre. Bien sûr, on
peut certainement haïr une telle personne, et c’est ce qu’on fait normalement.
Comme le dit Aristote, « personne n’aime celui qu’il craint » (2,4,1381b33).20 Mais
la haine, selon Aristote, est une émotion distincte de la colère. Pour la même rai-
son nous ne nous mettons pas en colère contre ceux qui nous craignent, car leur
crainte témoigne de leur respect pour nous (ils ne peuvent donc pas nous offen-
ser), tandis que nous pouvons certainement les détester. De plus, Aristote dit
qu’« il est impossible d’éprouver de la peur et de la colère à l’égard d’un autre
en même temps ».21 La raison, semble-t-il clairement, en est que nous reconnais-
sons par notre crainte le statut supérieur de l’autre, qui est donc l’une de ces per-
sonnes en position de nous infliger une offense. Aristote soutient que les esclaves,
par exemples, qui typiquement craignent leur maître, se soumettent passivement
à des offenses dont un citoyen libre prendrait ombrage ; dès lors que la vengeance
est impossible et que personne, affirme Aristote, ne peut désirer activement ce qui
ne peut pas être, les esclaves n’éprouvent pas de colère à l’égard de leur maître.
Enfin, on ne peut pas répondre à la colère par la colère, selon Aristote, puisque
ceux qui sont en colère contre nous ne peuvent, suivant la théorie d’Aristote,
qu’avoir réagi à la manifestation antérieure de notre propre dédain pour eux ;
dans ce cas, ils ne manifestent pas du tout de mépris à notre égard, mais montrent
plutôt combien notre comportement envers eux les a piqués, et ils ne peuvent

20 Οὐδεὶς γὰρ ὃν φοβεῖται φιλεῖ.


21 2,3,1380a33 ἀδύνατον γὰρ ἅμα φοβεῖσθαι καὶ ὀργίζεσθαι.
La colère chez Aristote 309

donc pas nous inspirer à nous de la colère. Le résultat d’une offense est que nous
nous trouvons diminués en estime, que ce soit à nos propres yeux ou à ceux d’au-
trui, et afin de retourner la situation aux dépens de l’offenseur, nous devons d’a-
bord rétablir l’équilibre premier par un acte de vengeance. Tant que cela n’a pas
eu lieu, nous ne sommes pas en position de déprécier l’autre, et donc de lui inspi-
rer de la colère.
Le sens de l’ὕβρις, par exemple, est de manifester sa supériorité sur autrui ;
elle est donc caractéristique des riches et aussi des jeunes gens (2,2,1378b28), qui
sont physiquement forts et en même temps ont besoin de faire leurs preuves. C’est
pourquoi ceux qui manquent de confiance en soi, concernant l’apparence phy-
sique, l’activité ou toute autre chose qui leur tienne à cœur, sont particulièrement
portés à la colère, tandis que ceux qui sont convaincus d’exceller (ὑπερέχειν) ne le
sont pas (Rhétorique 2,2,1379a36 – 1379b2). Toutefois, ceux qui excellent véritable-
ment, que ce soit par leur famille, leur pouvoir, leur richesse ou bien encore tel
talent particulier comme l’éloquence (qui est ici étroitement liée à la capacité à
gouverner), attendent de la déférence (πολυωρεῖσθαι) de leurs inférieurs (ἥττονες)
en raison de leur supériorité (2,2,1378b34 – 1379a6), et sont particulièrement sus-
ceptibles de se mettre en colère s’ils subissent au contraire une offense. De même,
nous tendons à nous mettre en colère contre ceux qui s’opposent à nous, s’ils sont
nos inférieurs, ou bien ne s’acquittent pas de leur dû envers nous, comme si nous
étions leurs inférieurs, et en particulier en réaction à une offense reçue de per-
sonnes insignifiantes (ἐν μηδενὶ λόγῳ), car, comme le dit Aristote, « nous avons
posé que la colère en réaction à une offense vise ceux à qui il ne convient pas
d’agir ainsi, or il ne convient pas aux inférieurs d’offenser [leurs supérieurs] ».22
On peut décrire les situations sociales dans lesquelles la colère est suscitée
ou apaisée dans l’exposé d’Aristote comme informées par un sens aigu de
l’honneur, avec un souci intense du statut, des protocoles de conduite et de
l’opinion d’autrui. Aristote précise, par exemple, que nous sommes plus dispo-
sés à la colère si une offense est infligée en présence de ceux avec qui on riva-
lise, ceux qu’on admire ou par qui on souhaite être admiré, et ceux devant qui
on éprouve de la honte ou qui en éprouvent devant nous (2,2,1379b24–26). Aris-
tote dit lui-même que le déshonneur (ἀτιμία) relève de l’ὕβρις, et que déshono-
rer quelqu’un c’est l’offenser, car ce qui est privé d’honneur n’a pas de valeur
(τιμή) ni en bien ni en mal (2,2,1378b29–31). Il donne en exemple le ressenti-
ment d’Achille à l’égard d’Agamemnon : « Il m’a déshonoré » et m’a traité

22 2,2,1379b11–13 ὑπόκειται γὰρ ἡ ὀργὴ τῆς ὀλιγωρίας πρὸς τοὺς μὴ προσήκοντας, προσήκει
δὲ τοῖς ἥττοσι μὴ ὀλιγωρεῖν.
310 David Konstan

comme si j’étais « un vagabond privé d’honneur ».23 L’allusion à Homère sug-


gère, à mon avis, que l’emploi du mot τιμή dans le contexte de l’offense et de la
colère pouvait avoir une connotation poétique, alors qu’en prose le terme ren-
voyait en premier lieu aux droits et aux charges politiques ou bien à la valeur
économique. Mais l’idée d’honneur saisit bien l’extrême sensibilité évoquée par
Aristote aux offenses portées contre la dignité et l’estime de l’individu aux yeux
de ses concitoyens.
Aristote a plus à dire sur les conditions sous lesquelles on est plus ou moins
porté à la colère, mais le premier point de divergence avec Sénèque et les stoïciens
est que, pour Aristote, la colère n’est pas entièrement à condamner, mais est plu-
tôt vue comme la réponse appropriée à la dépréciation ; de fait, ne pas ressentir
du tout de colère en de telles circonstances est le signe d’un caractère servile, et
non d’un sage, comme le pensent les stoïciens (EN 1126a5). Étant donné que
Sénèque reconnaît la similitude entre les définitions stoïcienne et péripatéticienne
de la colère (évidente d’après d’autres sources également), la différence entre les
deux attitudes réside dans leur évaluation de ce qui constitue un tort et de la ma-
nière dont la colère nous conduit à agir.24 Pour un stoïcien, le seul véritable mal
est la perte de la vertu : aucune autre sorte de souffrance ne mérite qu’on y réa-
gisse par la colère, tandis qu’Aristote reconnaît de nombreuses valeurs dans la
vie, dont la dignité et la réputation ou δόξα. D’autre part, tandis que pour Sénèque
la colère conduit nécessairement à un excès irrationnel de violence, Aristote place
la colère dans un continuum, depuis le manque complet de passion, qui est un
défaut, jusqu’à la sorte de réaction exagérée qui pour Sénèque correspond à la
vraie nature de l’émotion. Pour Aristote, celui dont l’honneur ou l’intégrité ont été
atteints souhaite voir l’offenseur éprouver la même chose – le terme aristotélicien
est ἀντιπαθεῖν ; cela en effet vaut mieux que de tuer celui qui nous a fait tort, dès
lors que la mort de l’autre nous empêche d’exercer des représailles comparables.
Les stoïciens ont repris l’analyse aristotélicienne de la colère, comme Sénèque a
l’honnêteté de le reconnaître. Toutefois, ils ont mis ensemble la colère et tous les
autres πάθη comme essentiellement irrationnels ; selon les termes de Sénèque,

23 Iliade 9,648 ὡς εἴ τιν᾽ ἀτίμητον μετανάστην.


24 Cf. la caractérisation par Chrysippe de la colère comme « le désir de se venger de quelqu’un
qu’on croit nous avoir porté un tort immérité » (Stob. 2,91,10 = SVF 3,395 ὀργὴ δ᾽ ἐπιθυμία τιμωρίας
τοῦ δοκοῦντος ἠδικηκέναι οὐ προσηκόντως ; D.L. 7,113 ; également Posidonius fr. 155 Edelstein-
Kidd = Lact. ira 17,13). Aristote lui-même affirme que « la colère réside dans une injustice perçue »
(EN 1135b25–29 ἐπὶ φαινομένῃ γὰρ ἀδικίᾳ ἡ ὀργή ἐστιν) et Théophraste fait de l’injustice la cause
première de la colère (Stob. 3,19,12 = fr. 526,4 dans Fortenbaugh et al. (ed 1992)). Sur la définition
stoïcienne de la colère, cf. infra.
La colère chez Aristote 311

« la colère est contraire à la raison » (ira 1,3,4 cum [scil. ira] sit inimica rationi).
Aristote, au contraire, considérait la colère comme reposant sur l’appréciation ra-
tionnelle d’une insulte délibérée de la part d’autrui. C’est précisément la raison
pour laquelle Aristote passe ensuite, dans la Rhétorique, à la discussion de ce qu’il
regarde comme le pathos opposé de la colère, c’est-à-dire le retour au calme ou
πράυνσις. Même en colère, une personne peut répondre à la raison, selon Aristote ;
en cela, plus qu’en toute autre chose peut-être, il diffère de Sénèque qui affirme
que, quand une personne est en proie à la colère, celle-ci peut seulement être rem-
placée par une autre émotion, tout autant irrationnelle.
Aristote propose diverses stratégies pour réduire la colère chez autrui,
comme de montrer que ce qui semble une insulte n’était pas intentionnel ou a
été perçu de façon erronée. Ce qui est peut-être plus surprenant est qu’Aristote
traite du retour au calme comme d’un πάθος en soi. Le calme semblerait être
une absence d’émotion, plutôt que l’émotion contraire de la colère, comme l’ex-
plique Aristote. Le grand commentateur de la Rhétorique au 19ème siècle, Edward
Meredith Cope, argumente clairement contre l’idée que le calme soit une
émotion. Praotês, écrit-il,
is introduced no doubt for the purpose of giving the opposite side to the topics of anger,
because the student of Rhetoric is in every case required to be acquainted with both sides
of a question. And this purpose it may answer very well without being a real opposite of
orgê or indeed a pathos at all. If we compare praotês with the other pathê analysed in
this second book, we find that it differs from all of them in this respect – that the rest are
emotions, instinctive and active, and tend to some positive result; wheareas praotês is inac-
tive and leads to nothing but the allaying, subduing, lowering, of the angry passion [. . .].
It seems plain therefore that it is in reality, what it is stated to be in the Ethics, a hexis, not
a pathos, of the temper [. . .]. It is accordingly represented in the Ethics as a virtue, the
mean between irascibility and insensibility [. . .]. The true pathos is the orgê, the instinctive
capacity of angry feeling.25

En revanche George Kennedy, dans sa traduction de la Rhétorique, a défendu


l’idée du calme comme une émotion dans le chapitre qu’il intitule « Praotês, or
Calmness ». Kennedy traduit ainsi la proposition qui ouvre le chapitre en ques-
tion (2,3) :26 « Since becoming calm is the opposite of becoming angry, and anger
the opposite of calmness ». Dans sa note de tête de chapitre, toutefois, Kennedy
avait mis en question la traduction du terme par « calmness », et expliqué :

Aristotle regards praotês as the emotion opposite to anger. It is often translated ‘mild-
ness’, which seems rather a trait of character or absence of an emotion, while Aristotle
views it as a positive attitude toward others and experience, involving an emotional

25 Cope (ed. 1877) 42.


26 Ἐπεὶ δὲ τὸ ὀργίζεσθαι ἐναντίον τῷ πραΰνεσθαι καὶ ὀργὴ πραότητι.
312 David Konstan

change toward a tolerant understanding: in colloquial English, ‘calming down’ is per-


haps the closest translation, but there is no single English word that quite captures
the meaning.27

Le problème peut sembler n’être que terminologique, mais à y regarder de plus


près, je crois que la conception qu’Aristote a de la praotês éclaire sa conception de
la colère elle-même, et par conséquent la différence entre son point de vue et celui
des stoïciens. J’ai suggéré ailleurs que la praotês pourrait être mieux comprise
comme une forme d’allégresse ou de fierté résultant des marques de déférence ou
de respect reçues d’autrui ; en ce sens il s’agirait bien du contraire de la colère, qui
est une réaction aux insultes ou aux offenses qui rabaissent le statut social de l’in-
dividu.28 Dans le contexte présent, je mettrais l’accent plutôt sur le fait que le
calme n’est pas tant un état qu’une réaction au comportement d’autrui : Aristote
ne recommande pas l’insensibilité à la dépréciation ou une tranquillité purement
intérieure, mais indique comment une personne en colère peut être calmée ou
apaisée. Πράυνσις, dans le schéma d’Aristote, est tout autant que la colère elle-
même un phénomène social. Ainsi comprise, elle se conforme à la définition aristo-
télicienne du πάθος tout autant que le fait la colère, puisque, lorsqu’une personne
est apaisée ou calmée, il en résulte un changement de jugement : cette disposition
est sans aucun doute accompagnée au moins de plaisir et vraisemblablement
aussi de souffrance au souvenir de la dépréciation précédemment subie.
Cependant, il faut garder à l’esprit qu’Aristote traite des passions dans le
cadre de son traité sur la rhétorique, c’est-à-dire un manuel enseignant comme
être le plus persuasif, et à cette fin l’une des techniques est de susciter ou d’apai-
ser les émotions de l’auditoire. Aristote n’écrit pas un manuel sur le contrôle de
soi, ni n’offre des conseils sur la manière de conduire sa vie. Le contexte de l’ana-
lyse de la colère par Sénèque est entièrement différent. Il est toutefois peu pro-
bable qu’un stoïcien eût recommandé d’insuffler des passions même à titre
d’instrument rhétorique ; de fait, Cicéron critique les stoïciens précisément sur ce
point, en faisant valoir que la personne qui s’en tiendrait à leurs interdits ne sau-
rait en aucune manière être un bon orateur (cf. de or. 3,65). De façon plus surpre-
nante peut-être, Aristote lui-même semble avoir entretenu des doutes, au moins
dans une certaine mesure, sur la question de savoir si exciter des émotions est
une technique légitime dans le domaine oratoire. En effet, au livre I de la Rhéto-
rique, il écrit : « il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la

27 Kennedy (ed. 1991) 130.


28 Cf. Konstan (2006a) 77–90.
La colère chez Aristote 313

colère, de l’envie ou de la pitié ».29 Aristote affirme ensuite que « chaque partie
n’a rien d’autre à faire sinon démontrer que le fait est ou n’est pas avéré, s’est
produit ou ne s’est pas produit ».30 Ce point de vue est celui que les stoïciens
devaient développer avec une rigueur et une cohérence caractéristiques, dans le
cadre de leur critique des passions en général. Ainsi Chrysippe a affirmé que « la
colère est aveugle ; souvent elle ne nous permet pas de voir des choses qui sont
évidentes, et souvent aussi elle fait entrave à des choses qui ont <déjà> fait l’objet
d’une compréhension [. . .]. Car les passions, une fois qu’elles ont pris naissance,
mettent en déroute le raisonnement et l’évidence qui les contredit, et poussent
avec violence vers des actions contraires à la raison ».31
Qu’est-ce qui a amené Aristote à changer d’avis concernant l’appel aux pas-
sions en contexte rhétorique ? Je crois que la réponse se trouve au deuxième
chapitre du livre I, où Aristote pose ceci : « parmi les preuves, certaines sont
non-techniques et d’autres sont techniques ».32 Aristote place dans la catégorie
non-technique les sortes de preuves qui ne dépendent pas de la rhétorique
comme art, telles que les témoignages et les dépositions obtenues par la tor-
ture. « Des preuves produites par les discours, on compte trois espèces : certai-
nes résident dans le caractère de celui qui parle, d’autres dans la manière dont
est disposé l’auditeur, et d’autres encore dans le discours lui-même »,33 Aristote
désignant ainsi les techniques de démonstration. Pour ce qui concerne les audi-
teurs, l’objectif, dit Aristote, est de les amener à éprouver des émotions au

29 1,1,1354a24–25 οὐ γὰρ δεῖ τὸν δικαστὴν διαστρέφειν εἰς ὀργὴν προάγοντας ἢ φθόνον ἢ
ἔλεον. Sur la contradiction apparente entre cette mise en garde et les conseils donnés par Aris-
tote au livre II de la Rhétorique sur la manière de susciter l’émotion, cf. Konstan (2001) 44–45.
30 1354a27–28 ἔτι δὲ φανερὸν ὅτι τοῦ μὲν ἀμφισβητοῦντος οὐδέν ἐστιν ἔξω τοῦ δεῖξαι τὸ
πρᾶγμα ὅτι ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν, ἢ γέγονεν ἢ οὐ γέγονεν (traduction P. Chiron).
31 Plut. uirt.mor. 10,450c = SVF 3,390 ἐν δὲ τοῖς περὶ Ἀνωμαλίας ὁ Χρύσιππος εἰπών, ὅτι
τυφλόν ἐστιν ἡ ὀργὴ καὶ πολλάκις μὲν οὐκ ἐᾷ ὁρᾶν τὰ ἐκφανῆ πολλάκις δὲ τοῖς καταλαμβανο-
μένοις ἐπιπροσθεῖ, μικρὸν προελθών « τὰ γὰρ ἐπιγιγνόμενα – φησὶ – πάθη ἐκκρούει τοὺς λογισ-
μούς, καὶ τὰ ὡς ἑτέρως φαινόμενα βιαίως προωθοῦντα ἐπὶ τὰς ἐναντίας πράξεις ». Cf. Woolf
(2015) 237–239 ; Bartsch (2014) : « While rhetoric aimed at persuasion, the Stoics felt that phi-
losophical teachings demanded a language stripped of ornament. Where rhetoric sought to
move, the Stoic sought to teach without appeal to the emotions » (citation du résumé).
32 1,2,1355b35–36 τῶν δὲ πίστεων αἱ μὲν ἄτεχνοί εἰσιν αἱ δ᾽ ἔντεχνοι. Barnes (1995) 262–263
suggère que le deuxième chapitre était censé remplacer le premier ; Kennedy (ed. 1991) 28 ex-
plique la contradiction comme due plutôt à un effort d’Aristote pour concilier les visées de la
dialectique avec celles de la rhétorique.
33 1356a1–4 τῶν δὲ διὰ τοῦ λόγου ποριζομένων πίστεων τρία εἴδη ἔστιν : αἱ μὲν γάρ εἰσιν ἐν
τῷ ἤθει τοῦ λέγοντος, αἱ δὲ ἐν τῷ τὸν ἀκροατὴν διαθεῖναί πως, αἱ δὲ ἐν αὐτῷ τῷ λόγῳ.
314 David Konstan

moyen de son discours ou logos, « car nous rendons des jugements différents
selon que nous éprouvons de la souffrance ou de la joie, de l’affection ou de la
haine ».34 Cette dernière notation est très proche de la définition par Aristote du
πάθος comme précisément ce en vertu de quoi nous changeons nos opinions et
qui s’accompagne de plaisir ou de souffrance. Ce qui suscite l’émotion, toutefois,
est l’argument rationnel ou logos – c’est cette dimension essentiellement cogni-
tive des πάθη qui les rend susceptibles de céder à la persuasion raisonnée.
De même qu’il est possible d’amener autrui à éprouver l’affection ou la détesta-
tion, de même un orateur habile peut conduire son auditoire à éprouver de la
colère ou à adopter une disposition d’esprit plus pacifique qui peut être considé-
rée comme le contraire de la colère, de la même manière que l’amour et la haine
sont tenues pour des passions contraires. De ce point de vue, l’apaisement n’est
pas simplement l’élimination d’une émotion, en l’occurrence de la colère, mais
est en soi-même un πάθος qui prend la place de la colère tout comme la haine
peut prendre la place de l’amour. Mais il ne s’agit pas alors d’une émotion chas-
sant l’autre, ce qui, selon Sénèque, est la seule manière dont une passion, une
fois pleinement engagée, peut être supprimée (ira 1,8,7) ; parce que les émotions
sont contraires, les arguments qui portent à l’une invalident simultanément le
raisonnement qui soutient l’autre. Tant les sentiments favorables que les senti-
ments antagonistes sont sujets à la persuasion.
Les stoïciens étaient hostiles aux émotions d’après l’idée que celles-ci, une fois
amorcées, ne sont plus accessibles à la raison. Le fondement exact de cette convic-
tion n’est pas totalement clair ; pour ma part, je crois que l’impulsion initiale irra-
tionnelle qui conduit à l’émotion – cet élément précisément que les hommes
partagent avec les autres animaux – était tenu pour persister et même être
confirmé quand l’esprit donne son assentiment aux propositions qui définissent
l’émotion proprement dite.35 Les stoïciens affirmaient que « les πάθη sont des juge-
ments »36 et sont localisés dans l’hêgemonikon ou « faculté directrice », c’est-à-dire
l’esprit, tandis que pour Aristote ils comptent parmi les causes de changement du
jugement plutôt que d’être des jugements en tant que tels. Assurément, aussi bien
Aristote que les stoïciens considéraient que les émotions sont accompagnées de
symptômes physiques, mais leurs définitions reposaient sur l’évaluation cognitive

34 1356a15–16 οὐ γὰρ ὁμοίως ἀποδίδομεν τὰς κρίσεις λυπούμενοι καὶ χαίροντες, ἢ φιλοῦντες
καὶ μισοῦντες.
35 Cf. Konstan (2017).
36 D.L. 7,111 δοκεῖ δ᾽ αὐτοῖς τὰ πάθη κρίσεις εἶναι, καθά φησι Χρύσιππος ἐν τῷ Περὶ παθῶν ;
cf. Graver (2007) 39.
La colère chez Aristote 315

du comportement réel ou vraisemblable d’autrui, et de la conscience qu’a chacun


de ses propres valeurs. En dépit de toute l’importance donnée à la rationalité par
la tradition stoïcienne, c’est dans la conception d’Aristote, plutôt que dans celle
des stoïciens, que la colère et les émotions en général sont le plus susceptibles de
céder à la raison.
Emidio Spinelli, Francesco Verde
« La rage du sage ». Philodème
et la conception épicurienne de la colère

1 La colère selon Épicure


Il peut paraître plutôt singulier que dans les textes d’Épicure qui nous sont par-
venus, on ne trouve aucun traitement clairement dédié à la question de la co-
lère. Épicure, en effet, est d’avis que la fin de la philosophie consiste dans
l’obtention durable de l’imperturbabilité (ἀταραξία) de l’âme et de l’absence de
douleur (ἀπονία) du corps.1 Sa philosophie étant eudémoniste et orientée vers
l’éthique, il est surprenant que, même dans les rares œuvres que nous possé-
dons, il ne se préoccupe pas de la colère. Si nous laissons de côté l’occurrence
du terme ὀργή (colère) dans la Sentence Vaticane 62 (qui n’est vraisemblable-
ment pas d’Épicure mais d’un épicurien plus tardif, puisqu’elle présuppose la
doctrine stoïcienne des vices),2 Épicure use d’un tel substantif dans des contex-
tes toujours éminemment théologiques. Dans la Lettre à Hérodote (77) et contre
une solide tradition qui en trouve l’un des exemples plus les plus éclatants
dans l’incipit de l’Iliade, qui s’ouvre, comme on le sait, sur la description de la
colère du fulgurant Apollon et la peste qui en résulte sur le camp achéen,3

1 Epic. ep.Men. 131.


2 Cf. Arrighetti (ed. 1973) 569.
3 Ce n’est pas un hasard si Philodème dans son traité sur la colère (29,23–24) cite précisément
le second vers de l’Iliade : μυρί’ Ἀχαιοῖς ἄλγε’ ἔθηκε. La dernière édition critique du De ira de
Philodème est celle d’Indelli (ed. 1988) qui contient aussi un commentaire détaillé de l’œuvre.
Avant le travail d’Indelli, le texte de Philodème pouvait se lire dans Wilke (ed. 1914). En 2020
est parue une nouvelle édition critique du De ira de Philodème, accompagnée d’une traduction
anglaise et d’une ample introduction, sous la direction de Michael McOsker pour la Society for
Biblical Literature (Atlanta, Series: Writings from the Greco-Roman World, volume 45). Cette
édition est riche en nouveautés du point de vue textuel mais aussi exégétique. Malheureuse-

Note : Dans la rédaction finale de cette contribution, les §§1–3 ont été écrits par Emidio Spi-
nelli, tandis que les §§ 4–6 l’ont été par Francesco Verde, étant entendu que l’idée directrice
de la contribution est le fruit d’une élaboration et de discussions communes. Les deux auteurs
tiennent à remercier Giovanni Indelli, Valéry Laurand, Ermanno Malaspina et particulièrement
Tiziano Dorandi pour avoir lu une version de cet article et avoir fourni de précieuses observa-
tions et d’utiles suggestions. Enfin un grand merci encore à Valéry Laurand pour la traduction
française du texte original en italien.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-017
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 317

Épicure nie que l’on puisse attribuer des ὀργαί aux dieux.4 Plus précisément, la co-
lère est inconciliable avec la béatitude (μακαριότης) qui, avec l’incorruptibilité
(ἀφθαρσία),5 constitue le caractère fondamental de l’être divin.6 Ce n’est pas un
hasard si le même concept se trouve exprimé dans la première Maxime Capitale,
consacrée à la description de l’être divin : l’être heureux et immortel ne possède ni
ne procure aux autres de πράγματα, comme il ne fait rien ni de bon ni de mauvais
pour ou contre les hommes (ou même des autres dieux).7 La divinité n’est sujette
ni à la colère ni à la bienveillance, lesquelles, en effet, sont propres à l’être faible,
mou lorsque l’être divin, par essence, ne peut être tel. À lui ne peuvent appartenir
ni la colère, ni la χάρις, qui indique un sentiment de reconnaissance, mais aussi de
« joie » ou d’allégresse, dû au fait d’avoir accompli une certaine action : le dieu,
étant donné son inactivité, ne peut être sujet ni à la colère ni à la bienveillance, et
donc ne peut pas même être mû par la gratitude que, par pure hypothèse, les éven-
tuels destinataires de son action pourraient avoir à son égard. La colère et la χάρις
sont propres à l’être faible, mais, de fait, la divinité ne l’est pas.
Étant entendu que nous n’avons conservé que peu de restes de sa production,
Épicure, en tous les cas, semble ne se préoccuper de la colère que dans un
contexte purement théologique, un champ qui paraît ne pas intéresser direc-
tement le De ira (Περὶ ὀργῆς) de Philodème de Gadara.8 Néanmoins, dans ce
traité, Philodème (ou bien déjà sa source, qu’il faut vraisemblablement faire
remonter à son maître Zénon de Sidon),9 se livre précisément à l’exégèse de
la première Maxime Capitale, fournissant un exemple de cette « philologie
philosophique » dont les épicuriens (comme Zénon lui-même et surtout Dé-

ment, pour des raisons liées à la publication de cet article, nous n’avons pas pu tenir compte
de cette importante étude (pour un aperçu de cette nouvelle édition, cf. McOsker 2020).
4 Cf. aussi Cic. nat.deor. 1,42.
5 Epic. ep.Men. 123.
6 Sur la théologie d’Épicure, cf. Essler (ed. 2011) 33–147 et 188–245, Piergiacomi (2017) 49–115
et Spinelli/Verde (2020).
7 Τὸ μακάριον καὶ ἄφθαρτον οὔτε αὐτὸ πράγματα ἔχει οὔτε ἄλλῳ παρέχει ὥστε οὔτε ὀργαῖς
οὔτε χάρισι συνέχεται· ἐν ἀσθενεῖ γὰρ πᾶν τὸ τοιοῦτον. Cicéron, dans le premier livre du De
natura deorum (1,45) reprend et traduit quasiment littéralement la maxime épicurienne : Quod
si ita est, uere exposita illa sententia est ab Epicuro, quod beatum aeternumque sit, id nec habere
ipsum negotii quicquam nec exhibere alteri, itaque neque ira neque gratia teneri, quod, quae
talia essent, inbecilla essent omnia.
8 On doit toutefois tenir compte du fait que l’intérêt épicurien pour les passions en général
demeure important si, par exemple, l’on considère que l’épicurien (inconnu par ailleurs)
Antonios écrivit un Περὶ τῆς τοῖς ἰδίοις πάθεσιν ἐφεδρείας, dont les thèses furent discutées par
Galien dans le De propriorum animi cuiuslibet affectuum dignotione et curatione (1,1–2). Il est
très probable que l’un des thèmes principaux de l’œuvre d’Antonios fut précisément la colère.
9 Sur Zénon et son rapport à Philodème, cf. Del Mastro (2014b).
318 Emidio Spinelli, Francesco Verde

métrius Lacon)10 étaient d’importants représentants. La raison pour laquelle


Philodème fournit une interprétation particulière de ce texte tient dans le
fait que si la colère et la χάρις sont le fait de l’être faible, les critiques et les
adversaires (à l’intérieur comme à l’extérieur du Jardin) auraient objecté qu’alors,
le sage aussi, s’il est affecté de ces deux dispositions ou de l’une d’entre elles,
sera un être faible, ce qui, pour les épicuriens « orthodoxes » (et pour Philodème
lui-même), pouvait créer certaines difficultés.11 Pour remédier à un tel problème,
Philodème adopte une stratégie interprétative très claire:

[En outre, parler de la colère comme] d’une [faiblesse] et l’attribuer au sage en sorte de
l’affaiblir lui aussi, cela ne le dérangera pas comme cela a dérangé certaines personnes
qui, estimant l’affaire tout à fait terrible, s’en sont prises dans leurs écrits aux Maximes
capitales – quelqu’un avait osé dire que la faiblesse englobe colère, complaisance et tout
ce qui y ressemble –, parce que Alexandre, qui fut [l’être] le plus puissant du monde,
avait eu de nombreux accès de colère et avait été complaisant envers des dizaines de mil-
liers de gens. En réalité, ce qui est tenu pour faiblesse dans ce raisonnement, ce n’est pas
la condition opposée à celle des athlètes et des rois, mais la condition naturelle de l’être
sujet à la mort et aux douleurs, à laquelle Alexandre assurément avait part, comme tout
homme sans exception – à moins que ce ne soit surtout le cas de ceux qu’on dit être les
plus puissants sous ce rapport, ce qui était son cas.12

D’après ce texte on voit comment Philodème (ou sa source) répond ici nette-
ment à certains critiques, pas plus précisément identifiés, des Maximes Capi-
tales d’Épicure, lesquelles, grâce notamment à ce témoignage philodémien,
semblent une véritable œuvre à part entière et non une collection de maximes
éparses et collectées ultérieurement.13 En tout cas, dans la rédaction qui nous est

10 Sur la « philologie épicurienne », cf. Puglia (1982), Puglia (ed. 1988) 49–104, Erler (1996) et
Ferrario (2000).
11 Du reste, non seulement Épicure a écrit un Περὶ δώρων καὶ χάριτος (D.L. 10,28), mais dans
le dixième livre des Vies des philosophes (118) Diogène Laërce témoigne que seul le sage saura
montrer de la χάρις envers les amis, présents ou absents. Philodème aussi a écrit un Περὶ
χάριτος ; l’œuvre est contenue dans le PHerc. 1414 édité par Tepedino Guerra (1977).
12 Phld. ira 43,14–41 [τὸ δ’ ἀσθενές] |15 τι [λέγειν ὀργὴν] γ̣[ί]ν[εσ]|θαι καὶ τῶι σοφῶι περιά|
πτειν, ὥστε καὶ τοῦτον|ἀσθενῆ ποιεῖν, οὐ παρενο|χλήσει, καθάπερ ἐν[ί]οις, οἳ |20 πάνδεινον
ἡγήσαντο, ταῖς | Κυρίαις Δόξαις ἀντιγρά|φοντες, εἰ τετόλμηκέ τις | ἐν ἀσθενείαι λέγειν ὀ̣ργὴν |
καὶ χάριτα καὶ πᾶν τὸ τοι|25οῦτον, Ἀλεξάνδρο[υ] τοῦ | πάντων πλεῖστον ἰσχύσαν|τος ὀργαῖς τε
πολλαῖς συν|εσχημένου καὶ κεχαρισ|μένου μυρίοις. οὐ γὰρ ἡ {Ι} τῆι |30 τῶν ἀθλητῶν καὶ βασι|
λέων ἀντίθετος ἀ[σ]θε|νεια λαμβάνεται κατὰ | τὸν λόγον, ἀλλ’ ἡ δεκτικὴ | κατασκευὴ καὶ φύσις
θανά|35του καὶ ἀλγηδόνων ἧς καὶ | Ἀλέξανδρος δήπου καὶ | πᾶς ὅλως ἄνθρωπος με|τέσχηκεν, εἰ
μὴ καὶ μάλισ|θ’ οἱ κατ’ ἐκεῖνο δυνατώ|40τατοι λεγόμενοι, καθά|περ οὗτος. La traduction fran-
çaise du De ira de Philodème reste celle de Delattre/Monet (ed. 2010) – qui parfois modifient le
texte établi par Indelli – in Delattre-Pigeaud (ed. 2010).
13 Cf. Essler (2016).
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 319

parvenue à travers Diogène Laërce, il est possible (sinon probable) que des omis-
sions, des ajouts et/ou des interpolations, aient été introduites entre-temps.
Philodème défend le Maître en soulignant comment la faiblesse dont parle Épicure
ne devait pas être entendue dans le sens de la simple constitution physique :
Alexandre le Grand lui-même, devenu le paradigme de l’héroïsme et de la force,
eut des accès de colère et exerça la gratitude, et cependant on ne peut dire qu’il
fut un faible. La faiblesse est à entendre, en revanche, comme une « ouverture
naturelle », une « disponibilité » à l’égard des douleurs et de la mort auxquelles,
évidemment, Alexandre aussi devait faire face. Par conséquent, lorsque Épicure af-
firme que la colère et la χάρις appartiennent à l’homme faible, il veut dire qu’elles
sont des « sentiments », des « émotions » propres à tout être naturellement exposé
aux douleurs et à la mort, c’est-à-dire tout homme (Alexandre le Grand, Épicure et
les sages épicuriens compris) mais non pas tout être vivant : les dieux, de fait, bien
qu’étant des dieux vivants, sont heureux précisément parce qu’ils ne perçoivent
aucune douleur ni trouble et parce qu’ils ne sont pas soumis à la mort, c’est-à-dire
à la dissolution atomique.

2 Épicure et Philodème sur la colère


Au moins sur la base des rares textes que nous possédons, il apparaît donc
que, chez Épicure, la question de la colère soit essentiellement marginale ;
comme on le verra, on ne peut dire la même chose de Philodème qui, du fait de
son implication dans ce thème qui devait très certainement intéresser aussi la
société romaine de son temps, représente sans aucun doute la source la plus
complète et la plus autorisée pour comprendre les grands traits de la concep-
tion épicurienne de la colère.14 Malgré cela, ce même texte de Philodème
conserve sur ce sujet un témoignage extrêmement important. Épicure, dans ses
Proclamations (ἐν ταῖς ’Αναφωνήσεσιν),15 écrit qu’on ne connaît que par cette
citation, traite de la survenue du θυμός (« rage ») et de la possibilité d’en être
sujet, mais avec modération (μέτριος). Cette information de Philodème est très
significative tant elle confirme que le noyau théorique central de son traité –
qui concerne, comme on va le voir, la modération de la colère et son caractère

14 Pour une présentation complète du contenu du traité, cf. Indelli (ed. 1988) 17–31, Procopé
(1993) et Tsouna (2007) 195–238.
15 Phld. ira 45,5–8. Pour approfondir le contenu de cette œuvre, cf. Indelli (ed. 1988) 241.
320 Emidio Spinelli, Francesco Verde

« naturel »16– peut, en dernière analyse, remonter à Épicure lui-même.17 Cela


ne signifie pas du tout, évidemment, que la position de Philodème ait été exac-
tement celle d’Épicure : dans son Περὶ ὀργῆς, le philosophe de Gadara entend
délibérément présenter la position épicurienne « orthodoxe » sur la colère,
d’une part pour prendre ses distances avec des doctrines également épicurien-
nes mais qu’il considérait (comme sa source) cependant « hétérodoxes » ou
« dissidentes », d’autre part pour entrer dans le débat soulevé sur le sujet par
les Péripatéticiens et les Stoïciens.
Il est indéniable que, chez Philodème, l’intérêt pour les thématiques à carac-
tère éthico-moral joue un rôle décisif. Il suffit de penser, pour nous limiter à un
seul exemple, au Περὶ κακιῶν καὶ τῶν ἀντικειμένων ἀρετῶν, ouvrage qui
comportait au moins dix livres, dans lequel Philodème, suivant probablement
une structure littéraire typique des péripatéticiens, consacre chaque livre à l’exa-
men d’un vice (ou bien aussi de plusieurs vices) et de la vertu qui lui est opposée.
L’écrit de Philodème sur la colère est préservé dans une source d’Herculanum
(comme, du reste, le déjà cité Περὶ κακιῶν), le PHerc. 182, datant de l’époque de
Philodème.18 On ne sait pas si le texte contenu dans le papyrus était un traité
destiné à la publication (soit un ὑπόμνημα) ou bien un ὑπoμνηματικόν, c’est-à-
dire une rédaction provisoire, non (ou pas encore) destinée à la publication pro-
prement dite, mais à une circulation restreinte au cercle de l’école ou du « centre
d’études ».19 Cette seconde option, dans le cas du Περὶ ὀργῆς, pourrait expliquer
sa circulation limitée et son influence modérée sur le traité homonyme de
Sénèque, du fait d’une diffusion plus réduite et « spécialisée », interne à l’épicu-
risme.20 La première difficulté dans l’examen de cet écrit est d’établir s’il s’agit
d’une œuvre en soi ou si elle appartient à un traité plus ample ; il a été prudem-
ment soutenu que, du moment que la colère n’est ni un vice ni un ἦθος mais un
πάθος, le PHerc. 182 pourrait contenir une section d’une œuvre plus vaste dédiée
aux passions, un Περὶ παθῶν, sur lequel toutefois aucune source ne donne

16 Cf. infra p. 327.


17 Cf. Ranocchia (2007) 157–158.
18 Sur le style et la langue de l’écrit philodémien, cf. Indelli (2014).
19 La place manque pour entrer dans les détails de cette question. Dans tous les cas, d’après
Del Mastro (2014a) 84–87, le mot ὑπόμνημα apparaît dans le titre de l’œuvre contenue dans le
PHerc. 182 (qui, selon la subdivision des typologies d’écriture établie par Cavallo (1983) 33,
appartiendrait au groupe F avec les PHerc. 1506, 1674, 1021, 1570). Dorandi (2015) exprime des
doutes – de même Puglia (2013) 239 – surtout en référence à l’ordo uerborum du titre proposé
par Del Mastro pour qui ὑπόμνημα précèderait Περὶ ὀργῆς (ΦΙΛΟΔ]Η̣[ΜΟΥ ΥΠΟ]Μ̣[ΝΗΜΑ ΠΕ]
Ρ̣Ι ΟΡΓΗΣ). Pour de plus amples approfondissements, cf. Dorandi (2007) 70–76, Del Mastro
(2014a) 30–34 et encore Dorandi (2016) 30–32.
20 Cf. Tsouna (2011) 209.
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 321

d’information.21 De l’écrit de Philodème, il reste dix-sept fragments et cin-


quante colonnes, outre quelques fragments épars et essentiellement illisibles.
Bien qu’il soit l’un des mieux conservés, le Περὶ ὀργῆς n’est pas un écrit sim-
ple, mais soulève un certain nombre de difficultés exégétiques ; comme il n’y
a pas lieu, pour ce qui nous concerne, d’entrer dans les détails complexes de
l’œuvre, on procédera à une présentation générale de son contenu, surtout
pour examiner de manière plus approfondie la possibilité (à vrai dire plutôt
faible) que Sénèque ait eu présente à l’esprit, dans son De ira, la position épi-
curienne, ou, plus précisément, philodémienne.22

3 Le Perì orgês de Philodème : thérapie,


pseudodoxía et communauté philosophique
Il n’y a pas de doute que, comme d’autres philosophes antiques (et en premier
lieu les péripatéticiens et les stoïciens), les épicuriens aient eux aussi estimé
que la colère fût un obstacle notable à dépasser. La colère est considérée
comme un pathos23 à part entière et donc, au moins sur ce point, les épicuriens
ne se sont pas différenciés des autres courants de pensée antiques. De larges
sections du Περὶ ὀργῆς sont consacrées à la représentation, pour ainsi dire
« phénoménologique » des effets évidents de la colère : dans les accès de co-
lère, par exemple, certains voient leur visage devenir rouge, le cou et les veines
se gonfler.24 La colère est, par conséquent, un mal et, pour la vaincre ou, au
moins, pour la modérer, il ne suffit cependant pas de la blâmer. Sur ce point
précisément, Philodème – polémiquant en fait contre l’un de ses adversaires,

21 Cf. Indelli (ed. 1988) 37 et Longo Auricchio/Indelli/Del Mastro (2011) 353.


22 Pour une première approche, cf. Indelli (ed. 1988) 26, Viansino (ed. 1988) 130–132, Delat-
tre-Monet (ed. 2010) 1248 et n. 5 et Tsouna (2011). La question du rapport entre Sénèque et
Épicure est très large et complexe : nous nous limitons ici à renvoyer à Fillion-Lahille (1984),
Maso (1999) 83–105 et à Schiesaro (2015) pour une première analyse du problème et pour les
références bibliographiques.
23 Dans ce cas au moins, pathos a une acception essentiellement négative, alors que les πάθη
(le plaisir et la douleur) constituent le troisième critère de la canonique épicurienne (D.L. 10,34)
et ont donc un statut « neutre » vu leur fonction : cf. Konstan (2006b) 203–204, et, plus géné-
ralement, Diano (1974) 253–280, Prost (2012), Verde (2013) 72 et Verde (2018).
24 Phld. ira fr. 6.
322 Emidio Spinelli, Francesco Verde

probablement l’épicurien Timasagoras (qu’on a pu souvent croire péripatéti-


cien)25– critique l’écrit du cynicisant Bion de Borysthène Sur la colère et la sec-
tion thérapeutique de l’écrit sur les passions du stoïcien Chrysippe (1,7–27 = T
10 et 25 Kindstrand = SVF 3,470).26 Bion et Chrysippe sont accusés de se limiter
au blâme de la colère et, dès lors, de ne pas trouver de solutions concrètes
pour éliminer ou modérer effectivement ce sentiment. Pour cette raison, Philodème
(3,5–4,17), prenant ses distances avec Bion, Chrysippe mais également Timasa-
goras, propose une importante modalité thérapeutique fondée sur la description
phénoménologique des effets de la colère, mais veille à fournir une solution
concrète pour soigner ce πάθος : il s’agit de la « technique » du « mettre sous
les yeux » (1,23 τιθέναι πρὸ ὀμμάτων).27 En deux mots, la description vive des effets
(dévastateurs) de la colère constitue déjà en soi une excellente thérapie, dans la
mesure où celui qui pense à de telles conséquences « en les mettant sous ses
yeux », précisément, ne peut qu’en être troublé et intimidé : c’est la raison pour
laquelle il tentera par tous les moyens d’écarter de lui le risque périlleux de se fâ-
cher. Il ne suffit pas, par conséquent, de se limiter à blâmer les accès de colère, si
on veut la vaincre véritablement : il faut, plutôt, les décrire et « les mettre sous les
yeux » afin de susciter une grande terreur et de rendre plus immédiat et rapide
leur éloignement.28
Malgré une telle intervention thérapeutique, la colère est un mal à part en-
tière (ὅλον [. . .] κακόν ; cf. 6,27–29), elle est une affection à laquelle il est diffi-
cile de se soustraire : elle n’est pas une maladie du corps, à laquelle il n’est pas
impossible d’échapper, mais une maladie de l’âme. C’est la raison pour laquelle

25 Sur ce philosophe, cf. Verde (2016) et surtout infra p. 330.


26 Sur le rapport de Bion à l’épicurisme, cf. Indelli/Gigante (1978) qui, à la différence d’autres
études (Usener (ed. 1887) 402 et, avec la plus grande prudence, Kindstrand (ed. 1976) 78, par
exemple), soulignent comment les épicuriens ne furent aucunement hostiles à Bion, qu’ils consi-
déraient, au contraire, comme un philosophe « utile », en particulier pour l’efficacité de son
« style philosophique » (on pense à la diatribe cynico-stoïcienne : cf. aussi Indelli (ed. 1988) 24–26
e 142 et Gigante (1992) 106–113). Cf. Tieleman (2003) 140–197 pour la reconstruction minutieuse et
l’interprétation du Θεραπευτικόν de Chrysippe (cité, de fait, par Philodème), qui constitue le qua-
trième livre d’une œuvre plus ample que le philosophe consacre aux passions (Περὶ παθῶν).
27 Pour approfondir cette « technique thérapeutique », cf. Tsouna (2003) et McConnell
(2015) 121–125.
28 La méthode suggérée par Philodème semble en tout cas déjà d’ascendance épicurienne :
on voit la double « thérapie » de l’auocatio et de la reuocatio décrite dans Cic. Tusc. 3,33 (= 444
Usener) : auocatione a cogitanda molestia et reuocatione ad contemplandas uoluptates. Cf.
Diano (1974) 268 et Knuuttila (2004) 86.
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 323

Philodème, déplaçant l’axe du discours sur un plan clairement rationnel (du-


quel le meilleur soin de la colère ne peut que provenir), est tout à fait résolu à
soutenir que les maladies de l’âme sont une conséquence de notre opinion
fausse (6,14–15 ψευδο̣δοξ[ία]ν).29 La ψευδοδοξία dont il parle est sans aucun
doute une variante de la κενοδοξία dont Épicure traite dans la Maxime Capitale
30, qui concerne, non sans raison, les désirs (immodérés) liés aux passions :

Parmi les désirs naturels qui ne reconduisent pas à la douleur s’ils ne sont pas satisfaits,
ceux dans lesquels il y a une tension intense proviennent d’une opinion sans fondement,
et ils ne se dissipent pas, non pas du fait de leur propre nature, mais du fait de l’opinion
sans fondement de l’homme.30

Les désirs liés aux passions proviennent d’opinions vides et c’est pour cela
qu’ils sont difficiles à extirper. Épicure, comme ensuite Philodème, justifie la
difficulté de l’élimination des passions en faisant référence aux opinions
vides, c’est-à-dire à de faux contenus de la pensée, de fausses croyances, qui
ne sont aucunement confirmées par l’évidence sensible et qui, par consé-
quent, ne trouvent pas de correspondance dans la réalité des choses. C’est
pourquoi seule l’étude attentive de la nature, la φυσιολογία, peut libérer de la
κενοδοξία qui est à la base des désirs immodérés, des passions (de l’âme) et,
donc, de la colère.
Mais quelle est la véritable raison d’un intérêt aussi intense, de la part
de Philodème, pour la colère ? En bon épicurien, le philosophe de Gadara a
parfaitement conscience du fait que la présence de ce sentiment rend parti-
culièrement difficile – sinon impossible – l’atteinte de la félicité, de cette im-
perturbabilité ou ἀταραξία que seules la compréhension et la mise en œuvre
pratique de la philosophie d’Épicure peuvent fournir. Outre cela – et il s’agit
là d’une autre raison décisive – le fait de se mettre en colère fréquemment et
de manière incontrôlée met en grand danger l’existence même de la commu-
nauté philosophique. Philodème (18,35–19,27) écrit que ceux qui se mettent
en colère n’arrivent pas à progresser en philosophie, parce qu’ils ne supportent

29 Sur ce point, cf. en particulier Sanders (2008) 364–365. Cf. aussi Chandler (2018).
30 Epic. RS 30 Ἐν αἷς τῶν φυσικῶν ἐπιθυμιῶν μὴ ἐπ’ ἀλγοῦν δὲ ἐπαναγουσῶν ἐὰν μὴ συντε-
λεσθῶσιν, ὑπάρχει ἡ σπουδὴ σύντονος, παρὰ κενὴν δόξαν αὗται γίνονται, καὶ οὐ παρὰ τὴν ἑαυ-
τῶν φύσιν οὐ διαχέονται ἀλλὰ παρὰ τὴν τοῦ ἀνθρώπου κενοδοξίαν (trad. Morel (ed. 2011)).
324 Emidio Spinelli, Francesco Verde

ni maître ni compagnon d’école, du moment que ceux-ci leur font des reproches
et les corrigent. La colère porte atteinte à la συζήτησις (19,26), à la παρρησία31
(35,39) et aux liens de φιλία (20,30), qui sont à la base de la communauté philo-
sophique épicurienne ;32 la colère, par conséquent, constitue un obstacle impor-
tant, également au point de vue pédagogique : celui qui est en proie à la colère
non seulement rencontrera de sérieuses difficultés à suivre avec constance et sé-
rénité les « préceptes » épicuriens, mais également dans le cercle de la commu-
nauté philosophique, et, plus généralement, dans la communauté politique ;33
son caractère réfractaire le conduira au complet isolement. S’isoler signifie alors
ne pas nouer de liens d’amitié et cela, comme on le sait, s’avère absolument in-
compatible avec l’enseignement d’Épicure pour qui le rapport direct et « franc »
avec un disciple et la pratique de la φιλία 34 forment le socle de la communauté
philosophique, dont la recherche en commun (συζήτησις) reste la finalité exclu-
sive, grâce à laquelle s’obtient et se vit concrètement la félicité durable.

4 Le Perì orgês de Philodème : la critique


des péripatéticiens
Dans le livre 4 de l’Éthique à Nicomaque (5,1125b,26), Aristote écrit que la dou-
ceur est une médiété par rapport à la colère (μεσότης περὶ ὀργάς) ; nombreuses
et diverses sont les causes de la colère qu’Aristote ne condamne cependant pas
entièrement. Il justifie au contraire le fait que se fâcher pour de justes motifs
amène de justes louanges (1125b,31–32). La πρᾳότης constitue le juste milieu
entre l’irascibilité (1125b,29 ὀργιλότης) et le manque complet de colère (1126a,3
ἀοργησία) : de là découle que ceux qui ne se mettent pas en colère pour des
motifs justes sont considérés comme des fous, tout comme ceux qui ne s’irritent
pas de la façon qu’il faut, au bon moment et contre les personnes contre qui il
est opportun de se fâcher (1126a,3–6 ; cf. également Rhet., 1378a,30–32).

31 De manière opportune, Philodème cite son Περὶ παρρησίας (PHerc. 1471,36,24–25).


32 Sur la communauté philosophique épicurienne, cf. au moins Clay (1983) et Spinelli (2019).
33 Cf. l’usage du terme homérique ἀφρήτωρ (Il. 9,63) à 44,23 en référence à celui qui est en
proie à la fureur, dans le sens de « privé de compagnons », « exempt de relations sociales »,
qui peut prendre également une connotation socio-politique plus large.
34 Cf., pour une première approche de ce thème, Mitsis (2014) 145–177.
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 325

Avec en tête cet arrière-plan, Philodème (31,24–32,9) cite quelques-uns des


péripatéticiens :35

Ils sectionnent les nerfs de l’âme,36 ceux qui en retranchent la colère et la rage, sans les-
quelles il n’y a ni punition ni vengeance.37

Sans colère, pas de punition ni de défense ; la colère, dès lors, est non seule-
ment utile mais aussi nécessaire, en particulier dans les circonstances où l’on
peut, et, de fait, on doit, s’irriter, quand, par exemple, on est injustement of-
fensé. Selon Cicéron,38 pour les péripatéticiens, la colère – celle qu’ils louent
largement – est métaphoriquement39 la cos fortitudinis, la pierre, le roc du cou-
rage. La colère est considérée, en substance, comme un « stimulant », qui incite
à accomplir des actions importantes et magnifiques à la guerre, elle est l’« im-
pulsion » qui rend audacieux, qui permet, dans la bataille, de résister jusqu’à

35 En passant on signale que dans le premier livre du De ira (1,9,2 = fr. 3 Ross = R2 94–95, R3
80 du Politique d’Aristote ; 104 Gigon du Περὶ παθῶν <ἢ Περὶ> ὀργῆς d’Aristote : cf. la note
suivante) Sénèque attribue au seul Aristote (et, donc, non aux péripatéticiens) la thèse selon
laquelle ira [. . .] necessaria est, nec quicquam sine illa expugnari potest, nisi illa implet animum
et spiritum accendit : utendum autem illa est non ut duce sed ut milite (sur ce passage cf. supra
p. 56 la contribution de J. Wildberger). Sur la notion aristotélicienne de colère cf. supra p. 303
la contribution de D. Konstan et, en particulier sur le rôle joué par la matière pour l’apparition
de ce πάθος, Viano (2016).
36 Plutarque parle également des nerfs de l’âme (cohib.ir. 454b,3–6) en référence à Platon
(resp. 411b,1–4).
37 Phld. ira 31,24–32 ἔνιοι γοῦν τῶν |25 Περιπατητικῶν, ὥς που | καὶ πρότερον παρεμνήσ-|
θημεν διὰ προσώπων, | ἐκτέμνειν τὰ νεῦρα τῆς | ψυχῆς φασι τοὺς τὴν ὀργὴν |30 καὶ τὸν θυμὸν
αὐτῆς ἐξαι|ροῦντας, ὧν χωρὶς οὔτε κό|λασιν οὔτ’ ἄμυναν εἶναι ; ces lignes (avec 38,34 ss.) ont
été beaucoup discutées dans la mesure où on hésite à les attribuer au Politique d’Aristote
(dont le texte de la col. 31 de Philodème coïncide avec le Fr. 3 Ross = R2 94–95, R3 80 du dialo-
gue perdu) ou bien à l’écrit Περὶ παθῶν <ἢ Περὶ> ὀργῆς αʹ (on suit le titre établi dans l’édition
de Diogène Laërce par Dorandi (ed. 2013), qui reprend la conjecture de Rose) cité par Diogène
Laërce (5,23). Dans l’édition des fragments des œuvres perdues d’Aristote dirigée par O. Gigon
le passage de Philodème est le fr. 102 du Περὶ παθῶν <ἢ Περὶ> ὀργῆς (37) ; ce spécialiste attri-
bue donc plus plausiblement ce texte au Περὶ παθῶν, plutôt qu’au Politique. Il reste en tous les
cas la difficulté que Philodème fait référence aux péripatéticiens, comme le fait, du reste, éga-
lement Cicéron (Tusc. 4,43). Pour approfondir la question (et pour une bibliographie supplé-
mentaire), cf. Laurenti (ed. 1987) 337–359, Bloch (1986), Harris (2001) 93 n. 25 et Zanatta (ed.
2008) 481–485.
38 Cic. Tusc. 4,43 (= Fr. 3 Ross = R2 94–95, R3 80 du Politique d’Aristote ; le passage cicéronien
est le fr. 834 Gigon ; l’éditeur classe ce texte entre les Fragmente ohne Buchangabe ; il semble
toutefois plutôt difficile de comprendre les raisons précises pour lesquelles le passage des Tus-
culanes ne pourrait pas être un autre témoignage du Περὶ παθῶν <ἢ Περὶ> ὀργῆς).
39 Pour d’autres occurrences de cette image, cf. Cic. Luc. 135 (il se réfère aux académiciens) et
Tusc. 4,43 (il se réfère aux péripatéticiens).
326 Emidio Spinelli, Francesco Verde

la mort, en chassant toute lâcheté et toute hésitation, comme on le lit sans


grandes différences tant chez Philodème (33,15–23 ; cf. aussi 42,21–39) que chez
Sénèque.40 Philodème réfute cette position et, pour démentir les péripatéti-
ciens, se réfère même à l’autorité d’un stoïcien, Antipater de Tarse (33,34 ss.),
dont on sait qu’il avait écrit un Περὶ ὀργῆς (Ath. 14,643 s. = Antip. Tars. en SVF
3,65) ; on ne peut exclure la possibilité que Philodème rapporte ici une polé-
mique entre stoïciens et péripatéticiens sur la colère. Antipater, du reste, tire de
la position péripatéticienne sur l’utilité/nécessité de la colère la conséquence
que, si les péripatéticiens ont raison, alors la colère sera indispensable aussi
pour ceux qui se protègent des bêtes féroces et des adversaires, ce qui est très
peu crédible. Naturellement, Philodème ne peut se contenter de s’en remettre à
un stoïcien comme Antipater pour infirmer la position aristotélicienne et, de
fait, dans les colonnes suivantes, il prendra soin de présenter en détails et avec
clarté le point de vue authentiquement épicurien.

5 Le Perì orgês de Philodème : le thymós


du sage (épicurien)
Le fondateur du Jardin, écrit Philodème (35,2 ss.), lui même, qui sans aucun
doute était sage (σοφός), a donné à certains l’impression d’être un homme iras-
cible ; cela évidemment troublait tous ceux qui pensaient inaltérable (ἀκίνητος)
le σπουδαῖος – vraisemblablement une référence directe aux stoïciens (cf. 39,
21–25). Pour comprendre dans quelle mesure la position épicurienne se distin-
gue nettement de celles des péripatéticiens et des stoïciens, il faut garder à l’es-
prit le mot-clef « disposition » ou διάθεσις.41 Si l’on prend la colère en elle-
même, comme affection séparée de tout le reste, elle ne pourra pas être un mal
(37,24–25 τὸ |25 μὲν πάθος αὐτὸ κατὰ δι|άληψιν) ; si, en revanche, on la relie à
une certaine διάθεσις, c’est-à-dire à la bonne disposition d’âme, elle peut appa-
raître aussi comme un bien (37,20 ss.). En ce sens, la colère vide (la κενὴ ὀργή
de 38,1) est un mal lorsqu’elle naît d’une mauvaise διάθεσις, mais n’est pas en-
tièrement un mal la colère naturelle (la φυσικὴ ὀργή de 38,6) admise par les

40 Sen. ira 1,7,1 ; ce passage de Sénèque, comme celui de Cicéron dans les Tusculanes
(cf. supra nn. 37 et 38), appartiendrait aussi au Politique d’Aristote. Le passage de Sénèque
constitue le fr. 104 Gigon du Περὶ παθῶν <ἢ Περὶ> ὀργῆς.
41 Sur la signification (fondamentalement atomique) de ce terme, cf. Grilli (1983).
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 327

épicuriens.42 On peut dire que la notion de colère naturelle se révèle être le


concept-clef et le plus original du traitement épicurien de la colère. Il est évi-
dent que la colère naturelle ne naît pas d’une mauvaise διάθεσις : du reste, le
sage lui aussi peut être affecté de ce type de colère. Philodème (38,18–22) en
vient à dire que n’être pas sujet à la colère naturelle est mal, tandis qu’est un
bien le fait d’y être sujet.
Mais que signifie « colère naturelle » et quels en sont les caractéristiques ?
Philodème est très clair sur ce point : la colère est naturelle seulement parce
qu’elle est inévitable, en substance, on ne peut l’éviter (39,29 ἀνέκφευκτον) :
d’où sa nécessité.43 La colère est considérée avec réalisme comme un sentiment
qu’on ne peut éviter dans certaines circonstances et, parce qu’il est un être
humain, même un sage peut présenter des accès de colère qui, s’ils sont cepen-
dant brefs et motivés, n’altéreront pas sa condition de σοφός. Spécifiquement
dans le cas du sage, Philodème qualifie la colère naturelle en termes de tempo-
ralité : elle doit, si elle est véritablement naturelle et, de fait, inévitable, être
momentanée (40,2 ἀκαριαῖον). De ce point de vue, vu la base essentiellement
réaliste qui soutient et légitime le discours philodémien et considérée l’huma-
nité du sage, la colère ne peut être vue comme un indifférent (41,1 ἀδιάφορον). Si
c’était le cas, en effet, la distinction entre diverses διαθέσεις et celle entre la co-
lère vaine et la colère naturelle n’auraient plus aucun sens : la φυσικὴ ὀργή,
de fait, sera considérée comme un moment inévitable pour tous, et aussi pour
le sage qui, étant un être humain, peut connaître de brefs accès de colère
que lui, par rapport aux autres, sait cependant contrôler et, le cas échéant,
freiner et stopper.
Contre les stoïciens, donc, Philodème observe que l’image du sage n’est
nullement dévalorisée du fait des accès de colère (naturelle) qu’il connaît briè-
vement ; le sage épicurien ne possède pas ces caractères d’absolu propres au
sage de l’ancien stoïcisme, dont l’existence effective a été, non sans raison, am-
plement discutée et débattue à l’intérieur du Portique tandis que Panétius et

42 Annas (1989) 154 est d’avis que « we can best understand natural and empty anger as
kinds of anger that rest upon natural and empty desires respectively ». Pour une position diffé-
rente, cf. Fowler (1997) 25–26, qui critique le point de vue exclusivement cognitif d’Annas, ob-
servant (avec raison) que, si la distinction entre φυσικὴ et κενὴ ὀργή est relative aux désirs
respectivement naturels et vains, ne peut être négligée « the physiological basis of the Epicu-
rean analysis » (25). À ce sujet, cf. aussi Angeli (2000) 49–63 et la note suivante.
43 Sur ce point, cf. Asmis (2011) spec. 176–182 qui considère avec vraisemblance la colère na-
turelle comme réaction nécessaire aux dommages causés par autrui, tels que mettre la vie en
danger, la santé du corps et la félicité elle-même.
328 Emidio Spinelli, Francesco Verde

Posidonius en modéraient le caractère absolu.44 Pour ce qui concerne les péri-


patéticiens, Philodème ne se limite pas à parler de la colère en termes géné-
raux, mais avance plus dans le détail, et, d’une part, désigne la colère en
bonne ou en mauvaise part sur la base de la διάθεσις de qui l’éprouve, d’autre
part différencie la colère naturelle de la colère vaine, admettant la première et
condamnant la seconde. Seule la colère naturelle est inévitable, mais la même
chose ne peut se dire de la colère considérée en termes généraux. Si pour les
péripatéticiens, la colère est un stimulant important pour l’action courageuse
et, ainsi, se trouve au fondement du courage en augmentant la résistance et
en réduisant l’hésitation, Philodème leur oppose une version pour ainsi dire
plus modérée de la colère : celle-ci, si elle est naturelle, ne sert ni d’aiguillon
pour les actions ni fondamentalement pour les vertus, mais est simplement
un sentiment ressenti inévitablement pour un moment bref et pour de justes
(et humaines) raisons.45
Pas même le sage n’en est exempt, mais cela n’entame en rien son imper-
turbabilité : la colère naturelle ne peut être prise pour une affection négative et
incontrôlée telle qu’elle ferait courir un risque sérieux à la condition d’ataraxie
atteinte par le sage épicurien :

Par conséquent, si l’irritation découle communément de suppositions46 et que le sage qui


est victime d’un tort suppose qu’on cherche à lui causer volontairement un tort – tort
qu’il apprécie d’ailleurs à son exacte mesure –, il se mettra en colère dans tous les cas,
mais pour un court moment ; car il ne se représente jamais, précisément, un tort comme
grand, étant donné qu’il considère que rien de ce qui vient de l’extérieur n’a une grande
importance.47

44 Est significatif, de ce point de vue, pour se limiter à un seul exemple, le rejet, par Panétius
(cf. e.g. Gell. NA 12,5,10 = 84 Alesse) de l’impassibilité (ἀπάθεια) du sage : cf. Alesse (1994)
156–162, Veillard (2015) 112–116 et, pour Posidonius, les observations pionnières de Schmekel
(1892) 278–281. Dans ce contexte s’est constituée la célèbre doctrine de la metriopatheia de la
première Académie et du Lycée (plus que celle du scepticisme néopyrhonnien : cf. Sext. Emp.
PH 1,25) ; il suffit ici de citer le témoignage d’Aulu-Gelle sur Taurus (NA 1,26,1–11 = 16 T. Gioè =
T20 Petrucci, spec. 1,26,11), avec le commentaire de Gioè (ed. 2002) 323–328. Enfin, sur le sage
stoïcien, cf. l’étude récente de Brouwer (2014).
45 Cf. n. 43.
46 Sur la signification de ὑπόληψις chez Épicure, cf. Verde (2013) 76–79 et (2020b) 33 ; dans
le De ira spécifiquement, cf. surtout Angeli (2000) 21–40.
47 47,29–41 ὥστ’ εἰ |30 τὸ διερεθί[ζε]σθαι κοινῶς | ὑπολήψε[σι]ν̣ ἐπακολουθεῖ, | βλαπτόμ̣[ενος]
δ’ ὁ σοφὸς ὑ|πό τινος [ἑκου]σίως ὑπο|λαμβάνει βλάπτεσθαι, τη|35λικοῦτο δὲ μόνον ὅσον βέ|
βλαπται, πάντως μὲν ὀργισ|θή̣σεται, βραχέως δὲ διὰ | τὸ μηδέποτε μεγάλης ἔμ|φασιν βλάβης
λαμβάνειν, οὐ|40δὲν εἶναι παρὰ μέγα τῶν ἔ|ξωθεν ἡγού[με]νος.
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 329

Une lecture attentive des colonnes du Περὶ ὀργῆς montre clairement comment
sur ce point les épicuriens furent objets d’attaques polémiques intenses de la
part de ceux que Philodème considérait comme des adversaires, qui pouvaient
certes être externes, mais aussi (sinon surtout) internes à l’école. C’est là le
motif principal qui pousse Philodème à éclaircir une donnée linguistique qui
avait créé de redoutables malentendus : comme nous l’avons vu,48 Épicure déjà
dans les Proclamations se serait consacré au θυμός et à sa modération. Outre le
Maître, d’autres καθηγεμόνες (45,1) ou ἄνδρες49 du Jardin admettaient aussi le
θυμός : Métrodore50 parle explicitement de la rage du sage (τ[οῦ δὲ] σοφοῦ
θυμός), de courte durée, tandis qu’Hermarque51 ne rejette pas l’idée que le sage
pourrait être sujet à cette rage (θυμωθή̣[σ]εται).52 L’équivoque réside précisé-
ment dans le terme θυμός, d’origine homérique53 (mais on ne peut pas négliger
le précédent platonicien de la République),54 que les adversaires des épicuriens
interprétaient comme synonyme de colère intense et effrénée ; en conséquence,
selon eux, les ἄνδρες du Jardin (Épicure compris) auraient été convaincus que
le sage pouvait se trouver aux prises avec la colère la plus furieuse. En réalité,
poursuit Philodème (44,41–45,22), il est évident qu’en grandeur et en qualité, le

48 Cf. supra p. 319.


49 Cf. Longo Auricchio (1978).
50 Phld. ira 45,9–10 (= fr. 64 Koerte). Sur ce passage cf. Verde (2017).
51 Phld. ira 45,12–13 (= fr. 43 Longo Auricchio = 55 Krohn).
52 Cf. également Phld. ira 48,38–39, où est discutée l’hypothèse que le sage puisse s’enivrer.
Comme le font remarquer Delattre-Monet (ed. 2010) 1260 (cf. déjà Delattre (2009) 80–82),
Philodème utilise dans ce cas le futur μεθυσθήσεσθαι, lequel rappelle l’usage de ce même
temps dans les dites « maximes » concernant le sage épicurien conservées par Diogène Laërce
(10,119, dans le Banquet d’Épicure). Le futur contient une nuance d’éventualité qui comme
telle élimine la nécessité que le sage doive s’enivrer à tout prix et sans justification, comme on
le lit dans le passage de Philodème. Une telle éventualité est strictement liée à une doctrine
spécifique des circonstances qui joue un rôle notable dans l’épicurisme : dans le contexte de
la colère, même le sage pourra s’irriter mais, de fait, selon des circonstances spécifiques dans
lesquelles éprouver ce pathos devient possible et quasiment de l’ordre du devoir. Naturelle-
ment, la διάθεσις du sage, à la différence de tous les autres hommes, connaît parfaitement les
limites de ces πάθη : comme l’écrit Delattre (2009), dans le cas de l’ébriété, le sage « connaît la
juste mesure de l’alcoolisation » (81).
53 En bref, le θυμός homérique indique, d’un côté, l’organe dans lequel se tient le siège des
émotions, la force vitale, d’un autre côté, une réalité similaire (sinon identique) à la ψυχή. Il
est clair, en tous les cas, qu’ici Philodème emploie le terme comme synonyme de la fureur,
émotion d’une colère enragée et incontrôlée, non sans lien avec un plaisir de la vengeance (cf.
Indelli (2004) 104–106). Pour approfondir, cf., entre autres, Snell (2002) 30–35, qui défend la
distinction chez Homère entre θυμός et ψυχή (de même, déjà, Rohde (2006) 383 n. 295 ; contra
Cantarella (2013) 47–60). Cf. aussi Onians (2011) 69–89 et encore Delattre (2009).
54 La référence est naturellement à la partie colérique de l’âme – 4,441a,2 τὸ θυμοειδές.
330 Emidio Spinelli, Francesco Verde

θυμός se différencie de l’ὀργή ; toutefois, il est tout aussi clair que ni Épicure ni
les épicuriens ne distinguaient vraiment le θυμός de l’ὀργή : de sorte que les
adversaires non seulement n’interprétaient pas correctement la pensée des ka-
thegemones, mais se méprenaient totalement sur elle, en croyant que la signifi-
cation du θυμός était différente de celle de l’ὀργή, à laquelle naturellement,
pour des motifs légitimes et un temps bref, le sage aussi pouvait être exposé.
Ira furor breuis est, écrivait Horace au jeune Lollius Maximus (ep. 1,2,62) :
au moins dans ce cas, nous sommes certains que le poète ne suivait pas la
leçon épicurienne.55

6 Des dissidents épicuriens ?


Il n’est pas possible ici d’entrer dans le fond du problème complexe de la dis-
sidence épicurienne, dont le De ira de Philodème constitue l’un des témoignages
les plus significatifs ; en conséquence, sera présenté seulement un rapide pano-
rama des positions des deux philosophes cités par Philodème : Timasagoras et
Nicasicrates. Vu l’aspect fragmentaire du texte, il n’est pas possible de compren-
dre dans le détail quelles furent les doctrines de ces penseurs sur lesquels il y
a beaucoup de débats, et d’abord pour établir leur « appartenance philoso-
phique ».56 L’analyse du De ira porte à croire que Timasagoras et Nicasicrates
(qui ont vécu peut-être au IIè siècle av. J.-C., donc une centaine d’années
avant Philodème) furent non des péripatéticiens ni des stoïciens, mais, selon
toute probabilité, deux épicuriens (probablement de Rhodes) que Philodème
paraît considérer comme non-orthodoxes, et donc absolument pas alignés à
l’école-mère d’Athènes. Cela pourrait être inféré soit à partir de 5,17 ss., où
Philodème semble faire référence à Timasagoras polémiquant contre Basilides
et Thespis, scholarques du Kêpos,57 soit à partir de 45,16, section dans la-
quelle Philodème, après avoir rapporté l’opinion des Maîtres, s’en prend aux
βιβλιακοί, c’est-à-dire, dans un sens ironique et dépréciatif, aux « spécialistes des

55 Sur Horace et l’épicurisme, cf., pour une première approche, Diano (1968) et particulière-
ment Yona (2018).
56 À ce sujet, cf. Armstrong (2008) 110–115, Verde (2010) et (2016).
57 Même si en réalité le scholarcat de Thespis est douteux : pour approfondir, cf. Verde (2010)
289 et n. 9–10.
« La rage du sage ». Philodème et la conception épicurienne de la colère 331

livres », les lecteurs attentifs des livres (des épicuriens), qui vraisemblablement
se limitaient à lire la doctrine d’Épicure, sans en pratiquer concrètement la philo-
sophie salvatrice :58 il pourrait s’agir des adversaires externes au Kêpos, mais il
est plus raisonnable de penser qu’il s’agissait d’autres épicuriens qui interpré-
taient les œuvres des Maîtres. Évidemment, le concept de « dissidence » reste
une notion pour ainsi dire « glissante » : il faudrait en effet établir contre qui ou
contre quoi s’établit cette dissidence.59 Il est clair, en effet, que Philodème (ou sa
source) considère comme dissidents deux philosophes rhodiens qui, à leur tour,
n’auraient sans aucun doute pas admis la position philodémienne.
Quoi qu’il en soit de cette question, autant qu’on puisse comprendre l’œu-
vre, Timasagoras et Nicasicrates n’avaient pas, sur la colère, la même position.
Timasagoras est très vraisemblablement mis dans le même sac que Bion et
Chrysippe, objets d’accusation de la part de Philodème : ceux-là, en effet, se
limitent à blâmer la colère, mais ne sont pas en mesure d’identifier des solutions
thérapeutiques concrètes pour chercher à véritablement l’éradiquer.60 Ce qu’on
trouve dans la colonne 7,6 ss. (dans la mesure où on peut lire cette colonne), dans
laquelle Timasagoras semble condamner ceux qui sont en colère à l’incurabilité
de leur mal, lorsque Philodème apparaît toujours moins drastique et réaffirme
que les irascibles s’irritent parce que leurs actions dépendent de raisonne-
ments faux61 qui, donc, nécessitent d’être « soignés » – et c’est précisément
l’objet de la philosophie. Plus définie est, en revanche, la position de Nicasicrates,
pour qui le sage lui aussi peut se mettre en colère (37,5–7), mais cette position
ne constitue pas une bonne raison pour admettre la colère naturelle défendue
par Philodème. Nicasicrates condamne radicalement et sans atermoiements la
φυσικὴ ὀργή, l’estimant même préjudiciable, puisqu’elle cause une douleur,
obscurcit la faculté intellective et, enfin, élimine la possibilité d’un lien avec
les amis (38,34 ss.).
On comprend aisément comment les positions de Timasagoras et de
Nicasicrates, pour différentes qu’elles fussent, furent toutes deux très rigoureuses
et extrêmes par rapport à la thèse soutenue par Philodème qui, il convient de le

58 Le terme βιβλιακοί pourrait renvoyer au titre d’une autre œuvre de Philodème, le Πρὸς
τοὺς φασκοβυβλιακούς (Contre ceux qui se proclament connaisseurs des livres) dans le PHerc.
1005/862 et 1485, établi par Del Mastro (2014a) 184–187 et 324–325. Sur ce titre, voir aussi
Dorandi (2015) et Puglia (2015) qui propose Πρὸς τοὺς φαυλοβυβλιακούς (Contre les mauvais
connaisseurs des livres).
59 Sur la dissidence épicurienne, et aussi pour les références bibliographiques, cf. encore
Verde (2010) et Erbì (2011).
60 Cf. aussi supra p. 322.
61 Cf. supra p. 323.
332 Emidio Spinelli, Francesco Verde

rappeler, se réfère à une polémique qui eut lieu au moins un siècle avant lui, très
probablement entre deux épicuriens « dissidents » et les épicuriens athéniens.
L’extrémisme réside dans le fait que et Timasagoras et Nicasicrates considéraient
la colère comme un mal absolu et, surtout Timasagoras, incurable. Aussi la co-
lère naturelle, brève, momentanée et causée par de justes raisons, est refusée en
bloc par Nicasicrates, parce que considérée comme cause de ces mêmes maux et
désagréments que, au contraire, Philodème attribuait à la colère vide (κενὴ
ὀργή), c’est-à-dire à un type de colère qui ne pourrait jamais appartenir au sage
épicurien, dans la mesure où son humanité réelle ne pouvait se trouver annulée
au nom d’un absolu cognitif fantasmatique et d’un rigorisme moral imaginaire
(et inhumain) d’allure essentiellement stoïcienne (ancien stoïcisme).62

62 Sur ce point, l’étude d’Armstrong (2008) est importante. De manière générale, sur le sage
épicurien et sa capacité à contrôler les passions, cf. Verde (2020a).
Margaret Graver
Le De ira de Sénèque et les Tusculanes
de Cicéron
En considérant le traité de Sénèque sur la colère, il est naturel de chercher une
comparaison chez son principal prédécesseur dans la prose latine. Des parallèles
avec la terminologie et les arguments qui concernent la colère se trouvent surtout
dans les livres III et IV des Tusculanes, qui sont consacrés au chagrin et aux au-
tres émotions.1 J’ai l’intention ici d’identifier quelques-unes des convergences les
plus évidentes, comme une aide aux lecteurs qui s’intéressent principalement au
De ira ; puis, de réfléchir brièvement à ce que ces similitudes peuvent nous ap-
prendre sur la place de Sénèque dans la tradition philosophique.
Dans ces livres centraux des Tusculanes, Cicéron s’écarte de sa pratique nor-
male d’accorder une présentation équilibrée aux points de vue philosophiques.
En insistant sur l’importance des émotions dans l’éthique, il introduit un person-
nage principal qui plaidera sans opposition la position stoïcienne et combattra
ses adversaires. Le livre III traite spécifiquement du chagrin et propose aussi une
explication générale des origines de toute émotion. Le maître donne d’abord
quelques exemples de ce qu’il appelle la « manière stoïcienne » (Stoicorum more)
de présenter le cas, avec de brefs arguments compressés (3,13). Il procède ensuite
à l’exposé de la position stoïcienne d’une façon plus étendue. La douleur n’est
pas une réaction involontaire aux circonstances ; au contraire, elle se produit
lorsqu’on forme un certain jugement. Plus précisément, sa cause est l’associa-
tion de deux croyances : la conviction que quelque chose de mauvais se pro-
duit et la conviction que la tristesse constitue la bonne réponse (3,61). Si l’on
éliminait cette croyance complexe, on se débarrasserait de l’émotion : on pourrait
encore sentir une « morsure » (morsus) ou une « petite contraction » (contrac-
tiuncula), mais on n’éprouverait pas ce qui est correctement appelé la douleur
(3,83). La dernière partie du livre III traite des arguments qui peuvent être efficaces
dans la consolation.
Le livre IV considère toutes les émotions ensemble, donnant un rôle important
à la colère. Cette fois, la présentation de la manière de « Chrysippe et les stoïciens »
(4,9) est élargie pour inclure une série de définitions, d’abord pour les sentiments
rationnels du sage, puis pour chacune des émotions, suivie d’une description
détaillée des caractéristiques émotionnelles comme l’irascibilité. Cicéron présente

1 Je fournis une introduction, une traduction et un commentaire étendu dans Graver (ed. 2002).

https://doi.org/10.1515/9783110711547-018
334 Margaret Graver

ensuite ses arguments pour éliminer les émotions ordinaires. Il rejette l’idée péri-
patéticienne que les émotions sont naturelles et devraient seulement être modérées
(Tusc. 4,46 mediocritas). Étant donné qu’une émotion est intrinsèquement patho-
logique, dit-il, une plus petite quantité d’émotion peut difficilement être une
amélioration. Il affirme, également contre les péripatéticiens, que les émotions
ne peuvent pas être utiles ; ici encore, ses arguments concernent principalement
la colère (4,48–55). Dans la dernière section du livre, il présente encore une fois
des arguments pour lutter contre les émotions, y compris une section sur la co-
lère de 4,77 à 4,79.
Au niveau de la théorie psychologique, il existe une similitude remarquable
entre la position avancée par Cicéron et le modèle principal de la colère que
Sénèque présente dans le De ira. L’analyse sous-jacente de Sénèque est tout à
fait en termes des jugements qui en sont responsables ; en particulier, il ex-
prime la cause de la colère comme la conjonction de deux opinions : que l’on
ne doit pas être lésé et que l’on doit se venger (ira 2,1,4 ; cf. Tusc. 3,61). Il res-
semble à Cicéron également dans les affirmations qu’il attribue à ses principaux
adversaires, même si Cicéron appelle ces adversaires Peripatetici, tandis que
Sénèque se réfère plutôt à Aristote et Théophraste.2 En outre, ses arguments contre
ces péripatéticiens rappellent fortement ceux de Cicéron : que les émotions devien-
nent incontrôlables une fois que l’assentiment est donné ; que si l’émotion est
par nature mauvaise, elle est également mauvaise dans un degré modéré ; et
qu’une personne vertueuse peut agir au besoin sans l’aide d’émotion.3
Mais les similitudes entre les deux œuvres s’étendent aussi à des observa-
tions, des exemples et des images spécifiques. Les correspondances les plus
proches que j’ai identifiées sont les suivantes :
– Selon le rapport de Lactance inclus dans le texte de Reynolds comme ira
1,2,3b, la définition de Sénèque pour la colère était cupiditas ulciscendae iniu-
riae ou, suivant Posidonius, cupiditas puniendi eius a quo te inique putes lae-
sum. La définition de Cicéron en Tusc. 4,21 est libido poeniendi eius qui
uideatur laesisse iniuria.
– Sénèque en ira 1,3,6 nie que les réactions des animaux soient des émotions,
mais il admet que les animaux peuvent avoir des élans similaires : muta
animalia humanis adfectibus carent, habent autem similes illis quosdam in-
pulsus. Cicéron prend la même position concernant les animaux en Tusc.

2 Aristote dans ira 1,3,3 ; 1,9,2 ; 1,17,1 ; 3,3,1 ; Theophraste dans 1,12,3 et 1,14,1. Dans ep. 85,3 et
116,1 Sénèque attribue la même position aux Peripatetici.
3 Ira 1,7,2–8,3 ; 1,10,4 ; 1,9,1–12,2 ; cf. Tusc. 4,48–51.
Le De ira de Sénèque et les Tusculanes de Cicéron 335

4,31 : itaque in hominibus solum existunt ; nam bestiae simile quiddam fa-
ciunt, sed in perturbationes non incidunt.
– Sénèque distingue la colère de l’irascibilité en ira 1,4,1, en notant que la
distinction ressemble à celle entre l’ivresse et l’ivrognerie : quid esset ira
satis explicitum est. Quo distet ab iracundia apparet : quo ebrius ab ebrioso
et timens a timido. Iratus potest non esse iracundus : iracundus potest ali-
quando iratus non esse. Cicéron fait la distinction de la même manière en
Tusc. 4,27 : quae [scil. iracundia] ab ira differt, estque aliud iracundum esse,
aliud iratum, ut differt anxietas ab angore (neque enim omnes anxii, qui an-
guntur aliquando, nec, qui anxii, semper anguntur), ut inter ebrietatem <et
ebriositatem> interest, aliudque est amatorem esse, aliud amantem.
– Sénèque en ira 1,7,4 compare la perte du contrôle rationnel dans la colère à
la chute d’une falaise : ut in praeceps datis corporibus nullum sui arbitrium
est nec resistere morariue deiecta potuerunt, sed consilium omne et paeniten-
tiam inreuocabilis praecipitatio abscidit et non licet eo non peruenire quo
non ire licuisset, ita animus, si in iram amorem aliosque se proiecit adfectus,
non permittitur reprimere impetum ; rapiat illum oportet et ad imum agat
pondus suum et uitiorum natura procliuis. On trouve la même comparaison
en Tusc. 4,41 qui modum igitur uitio quaerit, similiter facit, ut si posse putet
eum qui se e Leucata praecipitauerit sustinere se, cum uelit. Vt enim id non
potest, sic animus perturbatus et incitatus nec cohibere se potest nec, quo
loco uult, insistere.
– En ira 1,15,3, Sénèque relate un incident dans lequel Socrate refuse de bat-
tre son esclave simplement parce qu’il est en colère contre lui : inde est
quod Socrates seruo ait « caederem te, nisi irascerer ». Cicéron raconte une
histoire très similaire en Tusc. 4,78, mais il nomme Archytas au lieu de
Socrate : ex quo illud laudatur Archytae, qui cum uilico factus esset iratior,
« Quo te modo – inquit – accepissem, nisi iratus essem! ».
– Socrate apparaît encore une fois comme un exemple en ira 2,7,1, où il au-
rait gardé le même visage en rentrant chez lui après une journée dans la
ville qu’en partant : desinet ille Socrates posse eundem uultum domum re-
ferre quem domo extulerat ? Cicéron mentionne le même détail en Tusc.
3,31 hic est enim ille uoltus semper idem, quem dicitur Xanthippe praedicare
solita in uiro suo fuisse Socrate : eodem semper se uidisse exeuntem illum
domo et reuertentem.
– Lorsqu’il conteste la position aristotélicienne (ou péripatéticienne), Sénèque
affirme en ira 2,17,1 que ni le soldat ni l’orateur n’ont besoin de la colère.
L’orateur, dit-il, peut faire la même impression sur son public simplement en
la simulant : « orator – inquit – iratus aliquando melior est ». Immo imitatus
336 Margaret Graver

iratum. Cicéron exprime la même pensée en Tusc. 4,55 oratorem uero irasci
minime decet, simulare non dedecet.
– Sénèque fait remarquer en ira 3,3,1 qu’aux yeux d’Aristote, la colère est un
aiguillon pour la vertu et est nécessaire pour une action vigoureuse : stat
Aristoteles defensor irae et uetat illam nobis exsecari : calcar ait esse uirtu-
tis, hac erepta inermem animum et ad conatus magnos pigrum inertemque
fieri. Cicéron en Tusc. 4,43 rapporte que les péripatéticiens désignent la
colère comme pierre à aiguiser le courage : cotem fortitudinis esse dicunt,
multoque et in hostem et in improbum ciuem uehementioris iratorum im-
petus esse.
– En ira 3,17,1, Sénèque fournit le récit édifiant d’Alexandre qui tue son ami
proche Clitus : dabo tibi ex Aristotelis sinu regem Alexandrum, qui Clitum
carissimum sibi et una educatum inter epulas transfodit manu quidem sua,
parum adulantem et pigre ex Macedone ac libero in Persicam seruitutem
transeuntem. Cicéron utilise la même histoire à une fin similaire dans Tusc.
4,79 ut Alexandrum regem uidemus, qui cum interemisset Clitum familiarem
suum, uix a se manus abstinuit ; tanta uis fuit paenitendi.

Compte tenu de ces similitudes, la question se pose naturellement de savoir si


Sénèque avait une connaissance directe du texte de Cicéron et l’a utilisé comme
une source pour le De ira. Il faut être prudent, cependant, car une autre explication
est également disponible : le matériel qu’il y a en commun peut avoir été tiré dans
les deux cas de la tradition grecque, peut-être du même traité stoïcien. S’il y avait
des similitudes très proches dans l’expression des deux textes latins, trop proches
pour avoir résulté de traductions indépendantes du matériau identique en grec, on
pourrait en effet dire que Sénèque a tiré ses formulations directement de son pré-
décesseur romain. Mais ce n’est pas le cas : si les idées sont identiques, à l’excep-
tion de quelques termes plus ou moins évidents, l’expression ne l’est pas.
L’analyse serait différente si nous avions des raisons extérieures de croire
que Sénèque était un lecteur familier des Tusculanes. Mais en fait, bien qu’il
soit clair que Sénèque connaît certaines des œuvres de Cicéron et qu’il est assez
susceptible d’avoir été influencé par ce qu’il sait, il n’y a aucune raison de
croire qu’il a lu le corpus cicéronien en entier.4 Il connaît de manière certaine

4 Setaioli, dans une étude approfondie (2003) soutient que Sénèque était familier de l’en-
semble du corpus au moins à partir de son exil corse (cf. aussi Pierini (2008), 41–45 et (2018),
13). Sa preuve n’est concluante, cependant, que pour certains travaux cicéroniens, et parmi les
Philosophica seulement pour le De re publica. Parmi les études plus anciennes cf. Gambet
(1970), qui souligne le manque de citations spécifiques, et Moreschini (1977), qui suggère, sur
la base des parallèles similaires à ceux que je cite ici, que Sénèque aurait pu lire et réfléchir
Le De ira de Sénèque et les Tusculanes de Cicéron 337

le De re publica et au moins un volume des Lettres à Atticus ; auxquels on peut


ajouter le Brutus, qu’il cite dans une lettre vers la fin de sa vie.5 Mais en dehors
de ces références explicites, il parle de Cicéron en tant qu’auteur seulement en
termes très généraux, le nommant comme prédécesseur dans la philosophie ro-
maine, mais ne fournissant aucune indication spécifique de familiarité.6 L’ab-
sence de toute référence aux œuvres philosophiques de Cicéron composées en
45–44 me semble tout à fait significative, car Sénèque en général n’a aucune
réticence à citer les auteurs précédents qui ont traité sa matière. Et en effet, en
ce qui concerne le De finibus (qui est le travail le plus proche des Tusculanes
tant en date qu’en matière), nous avons des raisons de douter que Sénèque ait
lu ce que Cicéron a écrit, parce qu’il y a au moins deux thèmes soulignés par
Cicéron qui sont très proches des intérêts de Sénèque, mais que ce dernier ne
mentionne jamais : les deuxième et troisième analyses épicuriennes de l’amitié
et la position d’Antiochus d’Ascalon.7 Bien entendu, un argument a silentio ne

sur le travail de Cicéron sans l’utiliser comme source directe. Pour les raisons données dans
les nn. 6 et 7 infra, je suis encline à supposer une origine commune, plutôt qu’une influence
directe, pour expliquer la similitude d’expression notée dans Inwood (2005) 289 ; d’ailleurs,
Inwood s’appuie seulement sur les similitudes de contenu. Comme noté dans Graver/Long
(2015) 18, le syllogisme stoïcien traité par Sénèque dans ep. 85,2–3 et par Cicéron dans Tusc.
3,18 est un exemple démontrable de dépendance commune d’une source grecque, parce que
Sénèque en donne aussi des réfutations péripatéticiennes qui ne se trouvent pas chez Cicéron.
5 Sénèque donne les mots exacts du De re publica, les citant par auteur et par titre, dans la
lettre 108 et dans le fragment cité par Aulu-Gelle (NA 12,2). De ce dernier on peut inférer aussi
qu’il a eu connaissance du Brutus, puisqu’il sait quelles lignes d’Ennius Cicéron y cita. Comme
noté par Griffin (1988) 135–137 entre autres, les lettres de Cicéron servirent de modèle pour la
forme littéraire des Epistulae Morales – mais elles n’étaient pas le seul modèle, et les senti-
ments de Sénèque étaient mitigés : cf. ep. 21,4, 118,1 et breu. 5,2.
6 L’ep. 100,9 observe que les livres philosophiques de Cicéron sont à peu près aussi nombreux
que ceux de Fabianus ; un paragraphe avant, Sénèque donne son évaluation générale de la
prose cicéronienne, vraisemblablement dans les mêmes œuvres (ep. 100,7 compositio eius una
est, pedem curuat lenta et sine infamia mollis; cf. 114,16). Dans ep. 107,10 il cite l’exemple de
Cicéron pour fournir une traduction latine d’un passage en vers, le qualifiant de disertissimus uir.
Compte tenu du contexte, la référence doit être à la pratique de Cicéron de traduire des mor-
ceaux de poésie au sein de ses traités philosophiques. Un point d’une importance considérable,
souligné aussi par Setaioli (2003) 68–69, est l’habitude de Sénèque de citer Cicéron comme son
précédent pour le choix de certains termes : essentia dans ep. 58,6, cauillatio dans ep. 111,1 et cf.
aussi opitulatur avec le sujet philosophia dans ep. 17,2. C’est un fait curieux, cependant, que,
dans aucun de ces cas, le mot en question ne puisse être retrouvé chez Cicéron dans le sens
requis. Soit Sénèque se souvient très imparfaitement de ce qu’il a lu, soit les œuvres cicéronien-
nes auxquelles il pense sont perdues. Cf. en outre Graver/Long (2015) 514 ; 532 ; 571.
7 L’insistance de Sénèque dans ep. 9,8–10 sur la base égoïste de l’amitié épicurienne constitue
une omission flagrante s’il a lu De finibus I et II. Antiochus, qui joue un rôle important non
338 Margaret Graver

peut jamais être conclusif, mais on ne peut pas non plus considérer comme
donné que Sénèque a eu connaissance des Tusculanes.
Nous devons donc choisir par défaut l’explication la plus facile : les éléments
de recoupement que nous trouvons entre les œuvres de Sénèque et les écrits de
Cicéron viennent de leur intérêt commun pour les classiques de la littérature philo-
sophique hellénistique. Les deux auteurs nous disent qu’ils tirent leurs idées des
sources grecques, nommant en particulier comme autorités pour le modèle théo-
rique de l’émotion les fondateurs de l’école stoïcienne. Peu importe si ces Romains
avaient consulté les œuvres de Zénon et Chrysippe directement, car il y avait de
nombreux traités stoïciens sur la colère et les autres émotions, qui doivent tous
avoir cité les fondateurs.8 Il reste qu’un héritage partagé explique parfaitement les
similitudes qui existent et est la seule raison plausible des différences restantes.
Les deux Romains traduisent indépendamment des œuvres identiques ou similai-
res dans le canon grec, comme des peintres qui dessinent d’après le même modèle,
en conservant certaines caractéristiques de leur original, mais conférant leur pro-
pre style aux rendus respectifs.

seulement dans De finibus V mais aussi dans Tusculanes V et tout au long des Académiques,
n’est jamais mentionné par Sénèque, malgré l’intérêt qu’il montre pour la position de l’Acadé-
mie Ancienne dans ep. 71,18 et nat. 7,32.
8 J’offre quelques observations concernant les sources grecques des livres III et IV des Tuscu-
lanes dans Graver (ed. 2002) 187–224. Pour les sources du De ira le travail le plus approfondi
est Fillion-Lahille (1984) ; cf. aussi Cupaiuolo (1975) 88–106.
Valéry Laurand
Le Perì aorgēsías de Plutarque
1 Une expérience personnelle
Il vaut la peine de remarquer que la traduction latine du traité de Plutarque
porte le titre De cohibenda ira (« Du contrôle de la colère »), lorsque le titre grec
mentionne simplement l’absence de colère, le calme d’une âme sans emporte-
ment : ἀοργησία. Il reste que Plutarque n’utilise jamais dans le texte ce mot, et
ne mentionne qu’une seule fois seulement, vers la fin du traité, l’adjectif ἀόργη-
τος (464c3, « qui ne se fâche pas », « doux », « calme »), lorsque Fundanus1
résume son parcours et l’entraînement spirituel qu’il a accompli pour se débar-
rasser de son caractère colérique. Car là est bien le but de sa réponse à Sylla,
qui loue sa conversion, puisque lui, le « violent et ardent à la colère » (σφοδρὸν
[. . .] καὶ διάπυρον πρὸς ὀργὴν), est devenu « si doux et docile au raisonne-
ment » (453b2 πρᾶον οὕτως καὶ χειρόηθες τῷ λογισμῷ). Le traité constitue l’his-
toire raisonnée de cette conversion-guérison2 et sans doute faut-il, pour rendre
compte d’une sorte d’hésitation entre les titres grec et latin du traité, distinguer
le but (l’absence de colère) et le moyen de traiter, qui consiste principalement à
réprimer, contenir les premiers élans de la passion.
De ce point de vue, Plutarque et Sénèque (les multiples échos – et les diver-
gences – entre l’œuvre de Plutarque et le De ira de Sénèque ont été mainte fois
soulignés)3 s’entendraient sur la guérison de la colère : c’est son extirpation. D’où
le titre grec, même si Plutarque prend garde de ne pas généraliser en faisant adop-
ter par Fundanus l’hypothèse, elle-même problématique nous le verrons, d’une
juste indignation issue de la haine contre le vice, qu’il faut alors tâcher de modé-
rer.4 Les deux ouvrages cependant d’une part n’ont pas la même structure (Sé-
nèque propose une thérapie pour ainsi dire « en direct »,5 Plutarque propose le

1 Sur le personnage, cf. Russel (2008), 11.


2 Sur la notion de changement de caractère et ses difficultés, mais hélas pas spécifiquement
sur la colère, voir Swain (1989).
3 Voir en dernier lieu van Hoof (2007).
4 Plut. cohib.ir. 463b7–10 οὐ μὴν ἀλλ’ ὅσοις γε συμβαίνει διὰ μισοπονηρίαν ἀληθῶς ἁλίσκεσθαι
πολλάκις ὑπ’ ὀργῆς, τὸ ἄγαν ἀφαιρετέον αὐτῆς καὶ τὸ ἄκρατον ἅμα τῇ σφοδρᾷ πίστει περὶ τῶν
συνόντων, « Mais quant à ceux à qui il arrive souvent d’être pris, à cause d’une véritable haine du
mal, par la colère, ils doivent en ôter l’excès et la violence en même temps qu’une trop grande
confiance dans ceux qui les entourent » (toutes les traductions de Plutarque sont de V. Laurand).
5 Cf. Nussbaum (1994) 402–438 (chapitre 11 « Anger in Public Life »).

https://doi.org/10.1515/9783110711547-019
340 Valéry Laurand

compte rendu théorisé d’une expérience singulière), d’autre part ne s’appuient


pas sur le même fond théorique, même s’il leur arrive de partager certains
présupposés.6 Plutarque ne s’interdit pas, on va le voir, d’user de certaines idées
stoïciennes, tout en conservant pleinement son platonisme, particulièrement une
topique de l’âme (entre éléments irrationnels et raison7– évidemment fort loin du
monisme stoïcien), qui lui permet de garder, dans l’exemple de traitement qu’il
propose, une souplesse psychologique qui sied au scénario de son traité : il s’agit
bien d’une expérience personnelle (qui a exigé un entraînement) de Fundanus,
qui ne vaut que par sa réussite, et ne saurait être abusivement généralisée dans
une reprise théorique.8

2 La tyrannie du thymós – aspects economiques


de la topique plutarquienne
Or cette expérience tend à montrer que la colère est cette passion spécifique
dont il vaut mieux se débarrasser, parce qu’elle seule correspond à ce que les
stoïciens généralisent à toute passion – elle se ferme totalement à tout raison-
nement. Plutarque met en cause une instance spécifique de l’âme, le θυμός, par
nature irrationnelle :

Mais si les autres [scil. passions] au moment où elles sont les plus fortes cèdent d’une
certaine manière et permettent à la raison de leur porter secours, depuis l’extérieur, dans
l’âme, le θυμός, non pas « commet des choses terribles ayant congédié l’intelligence »,
comme le dit Mélanthios, mais l’ayant bannie totalement en se fermant à elle, comme
ceux qui brûlent avec leurs maisons, il remplit tout l’intérieur de trouble, de fumée et de
bruit, de sorte qu’il ne voie ni n’entende rien de profitable.9

6 Voir à ce titre la mise au point particulièrement claire de Babut (1969), p. 94 : « a) Plutarque


utilise certains matériaux stoïciens ; b) mais ceux-ci ne couvrent pas l’ensemble de son texte
et, surtout, leur emploi n’entraîne aucune concession majeure au stoïcisme, qui permette d’as-
signer l’ensemble du traité à l’influence du portique ».
7 Cf. Plut. uirt. moral. 442a : la partie rationnelle, νοερὸν καὶ λογιστικόν d’une part, de l’autre,
la partie irrationnelle, παθητικὸν καὶ ἄλογον, divisée elle-même en deux parties : ἐπιθυμητικὸν
et θυμοειδές.
8 Voir van Hoof (2007), 63. On ignore ce que pouvait comporter le traité sur la colère, attesté
pourtant dans le catalogue de Lamprias, n°83. Cf. sur cette question Guerrier (2006).
9 Plutarque, cohib.ir. 453e3 – f3 ὅμως δὲ τὰ μὲν ἄλλα καὶ παρ’ ὃν ἀκμάζει καιρὸν ἁμωσγέπως
ὑπείκει καὶ παρίησι βοηθοῦντα λόγον ἔξωθεν εἰς τὴν ψυχήν, ὁ δὲ θυμὸς οὐχ ᾗ φησιν ὁ Με-
λάνθιος « τὰ δεινὰ πράσσει τὰς φρένας μετοικίσας », ἀλλ’ ἐξοικίσας τελείως καὶ ἀποκλείσας,
Le Perì aorgēsías de Plutarque 341

On sait combien il peut être difficile de distinguer les usages, chez les philoso-
phes antiques, des notions d’ὀργή et de θυμός.10 Il ne semble cependant pas
souhaitable, dans ce passage comme dans tout le traité, de rendre le second
par « colère ».11 Il s’agit plutôt d’une instance de cette passion, conforme à la
topique générale admise par Plutarque, instance qui pour ainsi dire prend le
pouvoir pour instaurer une tyrannie12 en l’âme. Le θυμός constitue en quelque
sorte l’acteur psychique de la colère, celui qui, en l’âme, fait sécession et lui
impose son régime.
Il y a donc une originalité de la colère : elle est l’unique passion qui exclut
ainsi la raison – celle d’autrui, mais également celle de l’individu considéré.
Dans la colère, les conseils et admonestations que l’on peut toujours tenter
d’opposer, pour les soigner, aux autres passions n’ont pas cours : non seule-
ment le coléreux est seul dans sa colère (aucune aide extérieure ne saurait lui
porter secours), mais il s’est en plus enfermé dans la partie irrationnelle de son
âme : le θυμός, cet élément irascible qui pourrait cependant se rendre obéissant
aux arguments rationnels, a pris le pouvoir, s’est coupé de toute raison, y
compris celle de l’individu touché. En résulte une tyrannie où bruit et fureur
font écran à tout raisonnement :

Et en effet le θυμός étant méprisant, arrogant, et totalement rigide par rapport à autrui,
comme une tyrannie solide, il doit tenir de lui-même ce qui, voisin, parent, le renversera.13

Or, si le salut doit advenir, comme dans une tyrannie, ce sera par l’écroulement
intérieur du régime – la défection, la trahison d’un proche – là encore, autant
dire que la raison ne peut opérer. Paradoxalement, c’est dans la partie la plus
faible de l’âme que le θυμός tient son siège :

Ainsi est-ce de la partie de l’âme la plus chagrine et la plus souffrante que se dresse, jus-
tement à cause de sa faiblesse, le θυμός, qui ne ressemble pas aux nerfs, comme on l’a

ὥσπερ οἱ συνεμπιπράντες ἑαυτοὺς ταῖς οἰκίαις, πάντα ταραχῆς καὶ καπνοῦ καὶ ψόφου μεστὰ
ποιεῖ τὰ ἐντός, ὥστε μήτ’ ἰδεῖν μήτ’ ἀκοῦσαι τῶν ὠφελούντων.
10 Voir Harris (2001), Ch. 3 « The Greek and Latin Terminology ».
11 C’est le cas notamment de Dumortier/Defradas (ed. 1975), auparavant de D. Ricard et de
V. Bétolaud. En anglais, W. C. Helmbold traduit par « temper ».
12 La notion de tyrannie est associée par Plutarque trois fois au θυμός : outre notre passage,
voir 455b4 et 457a5 (exemple pour montrer combien le θυμός faible peut devenir violent).
13 Cohib.ir. 454b3–6 καὶ γὰρ ὑπερήφανος καὶ αὐθάδης καὶ ὅλως ὑφ’ ἑτέρου δυσκίνητος ὁ
θυμὸς ὢν ὥσπερ ὀχυρὰ τυραννὶς ἐξ ἑαυτῆς ἔχειν ὀφείλει σύνοικον καὶ συγγενὲς τὸ καταλῦον.
342 Valéry Laurand

dit, de l’âme, mais à des extensions et des spasmes de l’âme qui se retranche trop forte-
ment dans les pulsions de défense.14

Par-delà une critique discrète adressée à son maître (puisque le τις n’est autre
que Platon,15 dans la République 411b1–4, où le gardien qui s’adonne trop à la
musique de la flûte risque de « faire fondre » son θυμός « comme on couperait
un nerf de l’âme »), Plutarque passe d’un modèle physique (dynamique) à un
modèle économique du θυμός, en faisant de lui l’expression des impulsions de
l’âme assiégée (extensions, spasmes) : le θυμός est en quelque sorte le système
perturbé de défense de l’âme – se défendant trop, elle se défend mal, cette dé-
fense revenant à une retraite tapageuse et anarchique, alors même qu’il s’agi-
rait plutôt de se préserver (ἀμυντικός).
On peut dès lors s’étonner de la faiblesse structurelle de cette défense : si
l’âme, dans la colère, ne se dresse (ἐξανισταμένης) que pour mieux se retran-
cher dans ses pulsions, le θυμός, lui, ne se dresse (ἀνίσταται) que par asthénie.
La colère, pour ainsi dire, révèle la force du faible, mais cette force révèle elle-
même une blessure bien plus grande. Le premier pas d’un traitement possible
reste donc de savoir estimer cette faiblesse intrinsèque de la colère :

Mais pour le plus grand nombre, ce qui fait son agitation passe pour encourager à l’ac-
tion, ce qui en lui [le θυμός] respire la menace passe pour du courage, ce qui désobéit
pour de la vigueur. Quelques-uns même tiennent sa cruauté pour de la générosité, son
inflexibilité pour de la souplesse, et pour haine contre le vice sa disposition chagrine – ils
ont tort. Car ses actes, ses mouvements, ses attitudes accusent sa petitesse complète et
son manque de vigueur.16

La critique semble ici viser des positions plus (vaguement cependant) aristotéli-
ciennes :17 même ce qui pourrait motiver une intention droite,18 la haine contre

14 Cohib.ir. 457b9 – c3 οὕτως ἐκ τοῦ λυπουμένου μάλιστα τῆς ψυχῆς καὶ πάσχοντος ἀνίσταται
μάλιστα δι’ ἀσθένειαν ὁ θυμός, οὐχὶ νεύροις, ὥς τις εἶπε, τῆς ψυχῆς ἐοικώς, ἀλλ’ ἐπιτάμασι καὶ
σπάσμασιν ἐν ταῖς ἀμυντικαῖς ὁρμαῖς σφοδρότερον ἐξανισταμένης.
15 Cf. dans le présent volume, la contribution d’E. Spinelli et F. Verde, p. 325.
16 Cohib.ir. 456f2 – 457a1 ἀλλὰ δοκεῖ τοῖς πολλοῖς τὸ ταρακτικὸν αὐτοῦ πρακτικὸν καὶ τὸ ἀπει-
λητικὸν εὐθαρσὲς εἶναι καὶ τὸ ἀπειθὲς ἰσχυρόν. ἔνιοι δὲ καὶ τὴν ὠμότητα μεγαλουργίαν καὶ τὸ
δυσπαραίτητον εὐτονίαν καὶ μισοπονηρίαν τὸ δύσκολον οὐκ ὀρθῶς τίθενται· τὰ γὰρ ἔργα καὶ
τὰ κινήματα καὶ τὰ σχήματα μικρότητα πολλὴν καὶ ἀσθένειαν κατηγορεῖ.
17 Par exemple, Arist. EN 1116b31. Pour une approche globale du thème de la colère, voir
Mathieu-Castellani (2001).
18 EN 1117a5 φυσικωτάτη δ’ ἔοικεν ἡ διὰ τὸν θυμὸν εἶναι, καὶ προσλαβοῦσα προαίρεσιν καὶ τὸ
οὗ ἕνεκα ἀνδρεία εἶναι. On notera que la μισοπονηρία apparaît dans une liste des vertus dans
le traité aristotélicien Des vertus et des vices 1250b24.
Le Perì aorgēsías de Plutarque 343

le vice (μισοπονηρία), se trouve, dans la colère, défiguré (de fait, si le plus grand
nombre appelle ainsi la disposition chagrine, nous-mêmes, dit Fundanus, pris
par la colère, nous la justifions ainsi) :19 l’agitation n’est pas l’action, la désobéis-
sance est faible.

3 La faiblesse de la force du thymós


D’où vient cette faiblesse d’un θυμός qui pourtant se croit puissant ? L’observa-
tion de cette faiblesse n’a pas que des fondements éthiques et, si la vision du
coléreux peut faire peur tant sa laideur morale s’exprime dans les traits et les
attitudes,20 elle résulte également d’un calcul vicié, puisque la colère rate im-
manquablement son but :

Mais même dans un but de défense, je trouve que la plupart du temps le recours à la co-
lère n’aboutit à rien, il se consume en morsures des lèvres, en grincements de dents, en
attaques vaines, en médisances comportant des menaces imbéciles ; c’est comme dans
les courses : les enfants, du fait de leur non-maîtrise, s’effondrent avant le but vers lequel
ils se pressent – c’est ridicule.21

Le θυμός n’est rien d’autre que ce qu’il exprime : le vide de ses attaques, la bê-
tise de ses menaces, et s’épuise dans cette expression. Là où Sénèque insiste
sur les borborygmes incompréhensibles de la voix,22 Plutarque insiste sur la sa-
leté et la violence des mots23 et de la langue, qui devient « rêche et sale »,24 des
mots sans esprit (ἀνοήτους), qui découvrent tout un infantile bafoué – on se
moque de l’enfant qui, malgré des efforts insensés, rate son but, précisément
parce qu’il ne se maîtrise pas, ne sait pas doser ses efforts. L’image pourrait

19 Plut. cohib.ir. 462e11 οὐ καλῶς ὑποκοριζόμενοι μισοπονηρίαν.


20 Au point que Fundanus aimerait, quand la colère menace, qu’un serviteur lui tende un mi-
roir – cette physiognomonie de la colère lui est à bien des égards commune avec Sénèque.
Voir cohib.ir. 455b1 et Sen. ira 2,36,1 ; 2,36,3.
21 Cohib.ir. 458c10 – d5 οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ πρὸς ἄμυναν ἅμα σκοπῶν τὸν δι’ ὀργῆς τρόπον
ἄπρακτον εὑρίσκω τὰ πολλά, δήγμασι χειλῶν καὶ πρίσεσιν ὀδόντων καὶ κεναῖς ἐπιδρομαῖς καὶ
βλασφημίαις ἀπειλὰς ἀνοήτους ἐχούσαις καταναλισκόμενον, εἶθ’ ὥσπερ ἐν τοῖς δρόμοις τὰ παι-
δία τῷ μὴ κρατεῖν ἑαυτῶν προκαταπίπτοντα τοῦ τέλους ἐφ’ ὃ σπεύδει γελοίως.
22 Sen. ira 1,1,4.
23 Cohib.ir. 456c11–13 : « Mais ce que le θυμός jette à la mer, lorsque l’âme chavire, ce sont
des mots sans retenue, bavards, odieux : ils salissent d’abord ceux qui les disent et les cou-
vrent d’infamie » (ἃ δ’ ὁ θυμὸς ἐκβράσσει τῆς ψυχῆς περιτρεπομένης ἀκόλαστα καὶ πικρὰ καὶ
σπερμολόγα ῥήματα, τοὺς λέγοντας πρώτους καταρρυπαίνει καὶ καταπίμπλησιν ἀδοξίας).
24 Cohib.ir. 456e1.
344 Valéry Laurand

rappeler celle, célèbre, de Chrysippe à propos de l’absence de limite de la pas-


sion en général : celle d’un coureur qui ne peut s’arrêter, pris dans son élan,25
mais c’est moins l’absence de limite qui se trouve soulignée que le fait que
l’énergie projetée par le θυμός se retourne contre lui – paradoxalement, lorsqu’il
se dresse, le θυμός s’effondre, ne parvient pas à ses fins, c’est-à-dire ne parvient
pas à défendre l’âme, puisque bien au contraire, il l’expose, dans tous les sens
de ce terme : au danger, aux regards.
Contre quoi le θυμός se défend-il ? et pourquoi est-il si faible ? Si la colère
fait figure d’exception au sein des passions, c’est que le θυμός en constitue
pour ainsi dire la quintessence – étant le mélange de toutes, il en rassemble
toutes les faiblesses :
En vérité, comme Zénon disait que la semence était le résultat d’une association et
d’un mélange extraits des puissances de l’âme, de même il semble que le θυμός soit
quelque mélange de toutes les semences des passions, car il est extrait du chagrin, du
plaisir et de l’insolence, et s’il tient de la jalousie la joie du malheur d’autrui, il est bien
pire que la peur : il lutte en effet non pas pour ne pas souffrir lui-même, mais pour souf-
frir en écrasant méchamment autrui. Du désir sans frein, il a naturellement ce qu’il a de
plus triste, si vraiment il est le désir de chagriner autrui.26

La référence à Zénon n’a rien d’anodin : cette allusion tend à légitimer moins la
doctrine que la thérapeutique générale des passions selon les stoïciens. Le
θυμός tient son être d’un mélange de toutes les passions, mélange donc, on l’a
vu, de toutes les puissances de la partie de l’âme « la plus chagrine et la plus
souffrante », mélange de chagrin, plaisir, insolence, jalousie, peur, désir sans
frein (ἐπιθυμία) – dans ce type de mélange (la κρᾶσις) dont les stoïciens assu-
raient qu’il gardait toutes les propriétés des éléments ainsi mélangés.27 Ainsi, le
θυμός, que l’on a déjà défini comme pulsion, se découvre τοῦ λυπεῖν ἕτερον
ὄρεξις, une sorte de désir spécifique,28 qui cherche à nuire, à chagriner autrui,

25 Chrysippe ap. Galen. Plac. 4,2 (= SVF 3,462 = LS 65 J). Trad. LS.
26 Cohib.ir. 462f4 – 463a6 καίτοι, καθάπερ ὁ Ζήνων ἔλεγε τὸ σπέρμα σύμμιγμα καὶ κέρασμα
τῶν τῆς ψυχῆς δυνάμεων ὑπάρχειν ἀπεσπασμένον, οὕτως ἔοικε τῶν παθῶν πανσπερμία | τις ὁ
θυμὸς εἶναι. καὶ γὰρ λύπης ἀπέσπασται καὶ ἡδονῆς καὶ ὕβρεως, καὶ φθόνου μὲν ἔχει τὴν ἐπιχαι-
ρεκακίαν, φόβου δὲ καὶ χείρων ἐστίν· ἀγωνίζεται γὰρ οὐχὶ μὴ παθεῖν αὐτὸς ἀλλὰ παθεῖν κακῶς
ἐπιτρίψας ἕτερον· ἐπιθυμίας δ’ αὐτῷ τὸ ἀτερπέστατον ἐμπέφυκεν, εἴ γε δὴ τοῦ λυπεῖν ἕτερον
ὄρεξίς ἐστι.
27 Cf. SVF 2,471 (= LS 48D). Plutarque, même s’il la critique ouvertement (comm. not. 1078b-d ;
1078e = LS 48D), fait plusieurs fois usage d’une telle conception du mélange pour sa pensée pro-
pre : coni. praec., 142f9 ; adul. 74d1–4 (cf. Laurand (2012), 76–81).
28 De ce point de vue, Plutarque s’accorde avec les stoïciens (contrairement à ce qu’écrit
Babut (1969), 97), qui faisaient de la colère une espèce d’ἐπιθυμία (SVF 3,394) – il reste évi-
Le Perì aorgēsías de Plutarque 345

et qui, au fond, projette sur autrui son propre chagrin. Or, cette projection dé-
fensive n’a qu’un seul but : l’agression d’autrui, but pour lequel le θυμός est
prêt à souffrir – étrange défense qui se consume dans l’attaque et dont le but
est « souffrir en écrasant l’autre ».
C’est en fait (et là aussi nous retrouvons comme des échos de Sénèque) dans
un narcissisme blessé que se trouve la cause de ce paradoxe – le coléreux s’aime
trop, s’aime mal, ou plutôt (retournement classique) ne s’aime pas assez :

Et, de fait, les colères continuelles, fréquentes, qui peu à peu s’assemblent dans l’âme,
c’est le plus souvent l’amour-propre et la morosité, joints au dédain et à la mollesse, qui
leur donnent naissance en nous, comme une ruche ou un nid de guêpes.29

Soulignons ici qu’il ne s’agit alors plus du θυμός, mais bien de l’ὀργή – le
θυμός est l’expression pulsionnelle de ce narcissisme blessé, la φιλαυτία,
l’amour-propre,30 si fragile qu’il se sent menacé, méprisé (la colère consiste
dans le mépris et l’agression de celui dont on croit qu’il nous méprise) :

Mais, de fait, en considérant à nouveau la naissance de la colère elle-même, j’observais


que si les uns et les autres y succombent pour des causes différentes, pour tous, probable-
ment, survient l’opinion d’être méprisés et négligés.31

Plutarque n’insiste pas sur un sentiment d’injustice, ni véritablement sur le désir


de se venger (il s’agit plutôt d’agresser autrui, l’attaquer, sans que cette attaque ne
relève fondamentalement d’un calcul rationnel) de ce qu’on croit être une injustice
(c’est la définition qu’on trouve chez Sénèque), il souligne en revanche le senti-
ment (il s’agit bien d’une opinion) d’abaissement, d’indifférence de la part d’au-
trui, opinion qui, elle-même, précisément du fait d’un narcissisme fragile (ou mal
orienté), semble bien être plus projetée que réelle – on trouverait un tel dispo-
sitif (qui mène du reste à la colère) dans le De adulatore.32 Comme chez
Sénèque, ce défaut premier mène à la destruction des autres liens. Nous nous

dent que Plutarque ne vise pas, dans ce traité, une définition précise de la colère (van Hoof
(2007), 63–65).
29 Cohib.ir. 461a5–8 καὶ μὴν τάς γε συνεχεῖς καὶ πυκνὰς καὶ κατὰ μικρὸν ἐν τῇ ψυχῇ συλλεγο-
μένας ὀργὰς μάλιστα φιλαυτία καὶ δυσκολία μετὰ τρυφῆς καὶ μαλακίας οἷον σμῆνος ἢ σφηκιὰν
ἡμῖν ἐντίκτουσι.
30 Sur la φιλαυτία et des rapprochements plus précis avec Platon, cf. Opsomer (2009), 102–108.
Cf. également adul.48f8 et 66e5 – sur ces points, cf. également Laurand (2012), 88–89.
31 Cohib.ir. 460d1–3 ἀλλ’ αὐτῆς γε τῆς ὀργῆς ἀναθεωρῶν τὴν γένεσιν ἄλλους ὑπ’ ἄλλων αἰ-
τιῶν ἐμπίπτοντας εἰς αὐτὴν ἑώρων, οἷς ἐπιεικῶς ἅπασι δόξα τοῦ καταφρονεῖσθαι καὶ ἀμε-
λεῖσθαι παραγίνεται.
32 Plut. adul. 66e3–7.
346 Valéry Laurand

irritons contre les ennemis, amis, enfants, parents, dieux, mais aussi animaux et
objets inanimés,33 dans une colère qui rend insupportables amis et conjoints.34

4 Thérapeutique de la colère
Dès lors, que faire ? On peut dans un premier temps tenter d’aider le coléreux
repenti, en confrontant son sentiment d’être méprisé à d’autres possibilités,
tout aussi probables :

C’est pourquoi il faut aider ceux qui renoncent à la colère en éloignant le plus loin pos-
sible l’acte de la négligence et de la hardiesse, en le mettant sur le compte de l’ignorance,
de la fatalité, de la passion ou de la mauvaise fortune.35

C’est l’acte qu’il faut analyser, non le surplus d’intention qu’on peut lui prêter,
et pour en venir là, à partir de l’état du coléreux, Plutarque propose en somme
d’épouser son point de vue, mais en l’enrichissant d’une variation de perspecti-
ves : ce que le coléreux met sur le compte du mépris pourrait tout aussi bien
relever de l’ignorance, cette intention mauvaise qu’il croit déceler peut tout
simplement provenir non de lui (c’est, on l’a compris, le grand souci du colé-
reux), mais de l’état lui-même passionné de l’interlocuteur, voire même du
mauvais hasard : un acte, une parole, qui blessent, sans intention mauvaise.
Il faut alors souligner que cette aide ne saurait s’adresser qu’à un individu
qui, déjà, a manifesté sa volonté d’en finir avec sa colère, quelqu’un qui s’est
rendu capable de la congédier. Le verbe παραιτέομαι (« renoncer », « refuser »,
« demander », « fléchir par des prières ») a ceci d’intéressant qu’il souligne une
disposition essentielle à toute tentative thérapeutique : le patient doit s’y enga-
ger volontairement, doit pouvoir demander qu’on l’aide :

De sorte qu’il m’est venu à l’esprit que cette passion n’était pas absolument incurable
pour ceux, certes, qui le veulent. En effet, elle n’a pas toujours des débuts grands et forts,
mais un sarcasme, un badinage, quelqu’un qui rit, un signe de tête, et tout un tas de
choses comme cela mettent beaucoup en colère.36

33 Cohib.ir. 455d.
34 Cohib.ir. 462b.
35 Cohib.ir. 460d3–7 διὸ καὶ τοῖς παραιτουμένοις ὀργὴν δεῖ βοηθεῖν πορρωτάτω τὴν πρᾶξιν
ὀλιγωρίας ἀπάγοντας καὶ θρασύτητος, εἰς ἄγνοιαν ἢ ἀνάγκην ἢ πάθος ἢ δυστυχίαν τιθεμένους.
36 Cohib.ir. 454d3–6 ὥστε μοι παρίστατο μὴ παντελῶς ἀβοήθητον εἶναι τοῖς γε βουλομένοις
τὸ πάθος. Οὐδὲ γὰρ ἀρχὰς ἔχει μεγάλας ἀεὶ καὶ ἰσχυράς, ἀλλὰ καὶ σκῶμμα καὶ παιδιὰ καὶ τὸ
γελάσαι τινὰ καὶ τὸ διανεῦσαι καὶ πολλὰ τοιαῦτα πολλοὺς εἰς ὀργὴν καθίστησιν.
Le Perì aorgēsías de Plutarque 347

S’il est une question épineuse, dans toute philosophie du reste, c’est bien celle
des causes de la conversion philosophique : comment un insensé, un pas-
sionné, un ignorant etc., en vient-il, un jour, à philosopher, à prendre en charge
sa vie psychique ? L’exemple de la colère chez Plutarque renforce encore la dif-
ficulté, puisqu’il l’a définie, on l’a vu, comme sourde aux paroles raisonnables
d’autrui. C’est dès lors dans des observations très empiriques qu’il trouve une
solution, qui converge du reste avec sa description de la tyrannie de la colère :
une aspersion d’eau froide (ψῡχρός) calme la colère (observation que Plutarque
prête à Aristote), la peur (φόβος) peut l’éteindre, mais également la joie (χαρά)
qui survient.37 L’ordre de l’énumération n’a rien d’anodin : l’eau froide est un
élément non-rationnel extérieur, une sorte de fait opposé à l’illusion passion-
nelle ; la peur et la joie sont, pour Plutarque, deux passions, la première plus
irrationnelle que l’autre. Dans le De uirtute, Plutarque loue ironiquement les
stoïciens d’avoir su comprendre que ce qu’ils appellent les eupatheiai (dont la
joie, la volonté et la circonspection) sont précisément de bonnes passions :
Pourtant quand ils nomment ces joies, ces volitions, cette circonspection passions légi-
times et non absence de passions, ils usent bien d’un vocabulaire correct. Car la passion
légitime naît quand la raison ne détruit pas la passion, mais l’apaise et la règle dans les
âmes tempérantes.38

La solution, qui fait partie de celles que propose Sénèque,39 vient de l’opposition
entre passions. De fait, c’est avec ce qui est « voisin », « parent », qu’on peut
renverser le θυμός, en s’appuyant en somme sur sa nature pulsionnelle – d’où
l’intérêt pour Plutarque de proposer un tel modèle économique du θυμός. Mais
peu à peu, c’est aussi vers une passion plus empreinte de rationalité qu’oriente
le discours de Fundanus. De fait, celui qui veut réprimer sa colère commencera
par se faire peur,40 en observant les déformations du visage qu’impose la colère,
comme une grave maladie, cette peur amenant la honte devant les proches. Puis
vient le temps de l’élaboration de cette peur : l’observation, chez les autres, de
ses symptômes, des causes qu’ils peuvent révéler, des réflexions auxquelles cette
observation porte. La passion – la peur, la honte, la joie, en son temps (on ne la
provoque guère, il suffit, pour ainsi dire, de se laisser travailler par elle), permet
une prise de conscience par le coléreux de son état. C’est alors qu’il veut s’en

37 Cohib.ir. 454c10 – d1.


38 Cf. Plut. uirt. moral. 449b2–7 καίτοι πάλιν αὐτοὶ τάς τε χαρὰς ἐκείνας καὶ τὰς βουλήσεις καὶ
τὰς εὐλαβείας εὐπαθείας καλοῦσιν οὐκ ἀπαθείας, ὀρθῶς ἐνταῦθα χρώμενοι τοῖς ὀνόμασι· γίνε-
ται γὰρ εὐπάθεια τοῦ λογισμοῦ τὸ πάθος οὐκ ἀναιροῦντος ἀλλὰ κοσμοῦντος καὶ τάττοντος ἐν
τοῖς σωφρονοῦσιν (trad. Dumortier/Defradas (ed. 1975)).
39 Cf. Kaufman (2014).
40 Cohib.ir. 455e3 – 456d4.
348 Valéry Laurand

sortir (la volonté est également une de ces « bonnes passions » du catalogue stoï-
cien). Vient alors le moment favorable pour la décision (κρίσις) :

Certes, la persévérance de la colère et le fait de se froisser souvent produisent une dispo-


sition mauvaise en l’âme, qu’on appelle l’irritabilité, qui s’accomplit dans l’emportement,
dans l’aigreur et dans la morosité, quand le θυμός se couvre d’ulcères et devient suscep-
tible, querelleur pour des vétilles, comme se dresse et s’agite un fer faible et mince ; mais
la décision qui, à l’instant même, s’oppose aux colères et les réprime ne soigne pas seule-
ment le trouble présent mais également rend l’âme désormais vigoureuse et impassible.41

Face à la faiblesse du θυμός, que la chronicité de la colère ne fait qu’augmenter,


il faut le temps de la κρίσις, ce moment où la maladie entre dans sa phase déci-
sive, le moment, pour celui qui veut s’en sortir, de choisir sa voie.
Dès lors, il faut au coléreux repenti d’une part retrouver en lui-même ce qu’il
ne voulait pas, dans la colère, savoir (c’est tout le sens de la référence inaugu-
rale, au début du traité, à Musonius Rufus).42 Il lui faut d’autre part élaborer suf-
fisamment son expérience du fonctionnement de la colère pour comprendre qu’il
faut agir sur le θυμός dès le début de son irritation. La colère « n’a pas toujours
des débuts grands et forts » comme on l’a vu : c’est donc à sa naissance qu’il faut
la réprimer. Dans une optique à la fois cliniquement assez proche de celle de
Sénèque mais théoriquement très lointaine, Plutarque voit bien, sans que s’en
suive chez lui une réflexion sur les pré-passions,43 que c’est dès les premiers
mouvements de la colère qu’il faut agir :

Ainsi celui qui considère le θυμός au début et qui voit que peu à peu, à partir de quelque
bavardage, une plaisanterie vulgaire, il fume et s’échauffe n’a pas besoin de beaucoup de
peine : souvent, il y met fin par le silence et le mépris.44

On ne pouvait pas beaucoup mieux trouver pour justifier à la fois du titre grec
Περὶ ἀοργησίας, de l’absence d’une colère à laquelle on a opposé la décision

41 Cohib.ir. 454b7 – c5 ἡ μὲν οὖν συνέχεια τῆς ὀργῆς καὶ τὸ προσκρούειν πολλάκις ἕξιν ἐμποιεῖ
πονηρὰν τῇ ψυχῇ, ἣν ὀργιλότητα καλοῦσιν, εἰς ἀκραχολίαν καὶ πικρίαν καὶ δυσκολίαν τελευτῶ-
σαν, ὅταν ἑλκώδης καὶ μικρόλυπος ὁ θυμὸς γένηται καὶ φιλαίτιος ὑπὸ τῶν τυχόντων ὡς σί-
δηρος ἀσθενὴς καὶ λεπτὸς ἀναχαρασσόμενος, ἡ δὲ παραχρῆμα ταῖς ὀργαῖς ἐνισταμένη καὶ
πιέζουσα κρίσις οὐ τὸ παρὸν ἰᾶται μόνον, ἀλλὰ καὶ πρὸς τὸ λοιπὸν εὔτονον ποιεῖ καὶ
δυσπαθῆ τὴν ψυχήν.
42 Cohib.ir. 453d8–9 τὸ δεῖν ἀεὶ θεραπευομένους βιοῦν τοὺς σῴζεσθαι μέλλοντας, « il leur faut
se soigner sans cesse, ceux qui veulent sauver leur vie » (citation que Plutarque attribue à
Musonius).
43 Voir dans le présent volume l’article de T. Tieleman, p. 266–276.
44 Cohib.ir. 454e6–10 οὕτως ὁ τῷ θυμῷ προσέχων ἐν ἀρχῇ καὶ κατὰ μικρὸν ἔκ τινος λαλιᾶς καὶ
βωμολοχίας συρφετώδους ὁρῶν καπνιῶντα καὶ διακαιόμενον οὐ μεγάλης δεῖται πραγματείας,
ἀλλὰ πολλάκις αὐτῷ τῷ σιωπῆσαι καὶ καταμελῆσαι κατέπαυσε.
Le Perì aorgēsías de Plutarque 349

d’y mettre fin, et du titre latin, De cohibenda ira, « du contrôle de la colère »,


parce qu’une telle fin ne s’atteint que par une vigilance continuelle aux pre-
miers signes de l’affection et, comme d’habitude chez Plutarque, sur ce point
aristotélicien convaincu, par un entraînement continu. C’est ainsi qu’on obser-
vera la colère, mais encore qu’on élaborera sa propre psychopathologie de cette
affection, pour enfin l’affronter, en s’entraînant à la combattre. Là encore, c’est
« sous son toit » que le θυμός peut trouver quelqu’un pour mettre fin à sa tyran-
nie : Plutarque, non sans quelque humour, propose en effet de s’entraîner à lut-
ter contre la colère grâce aux esclaves de la maison :

Mais puisque toutes les passions ont besoin d’une accoutumance telle qu’elle soumette et
vainque par l’exercice la partie irrationnelle et indocile, aucune autre que le θυμός ne
peut mieux s’exercer avec nos serviteurs.45

On ne craint pas le mépris de ses esclaves, ils craignent en revanche la colère


du maître. Devant ces êtres plus craintifs que réellement menaçants, ce n’est
pas la jalousie, ni la peur, ni la rivalité46 qui motivent la colère : c’est le pouvoir
(ἐξουσία) que donne la liberté du maître par rapport à l’esclave. Dans un geste
platonicien, Plutarque propose donc d’apprendre à limiter ce pouvoir, à lui
donner un contour rationnel. Le pouvoir de punir les fautes constitue de ce
point de vue un terrain de choix :

Le temps en effet donne à la passion une pause et un délai qui la relâchent et la décision
trouve une manière convenable de punir et d’une sévérité adaptée.47

Donner le temps à la décision, donner du temps à la colère : voici encore un


point commun avec le traité De ira de Sénèque. Mais il s’agit pour Plutarque de
jouer sur l’un des ressorts du narcissisme et de ses failles : l’illusion de la toute-
puissance, lorsque le vrai pouvoir prend le temps de s’analyser.

45 Cohib.ir. 459b3–6 Πάντων δὲ τῶν παθῶν ἐθισμοῦ δεομένων οἷον δαμάζοντος καὶ κα-
ταθλοῦντος ἀσκήσει τὸ ἄλογον καὶ δυσπειθὲς οὐ πρὸς ἄλλο μᾶλλον ἔστιν ἐγγυμνάσασθαι τοῖς
οἰκέταις ἢ πρὸς τὸν θυμόν.
46 Cohib.ir. 459b6–7 οὔτε γὰρ φθόνος οὔτε φόβος οὔτε φιλοτιμία τις ἐγγίνεται πρὸς αὐτούς.
47 Cohib.ir. 459e2–4 ὅ τε γὰρ χρόνος ἐμποιεῖ τῷ πάθει διατριβὴν καὶ μέλλησιν ἐκλύουσαν ἥ τε
κρίσις εὑρίσκει καὶ τρόπον πρέποντα καὶ μέγεθος ἁρμόττον κολάσεως.
Julie Giovacchini
Galien. La place de la colère
dans la psycho-pathologie galénique
1 Colère et passions de l’âme chez Galien :
cartographie philosophique du problème
Galien, si l’on en croit la liste de ses ouvrages dressée par ses propres soins, aurait
été l’auteur de 26 traités éthiques. Sur cette somme, fort peu nous est resté ; il y a
bien entendu le célèbre texte en deux parties intitulé « Sur le diagnostic des pas-
sions et des erreurs propres à chacun en deux volumes » : Περὶ τῶν ἰδίων ἑκάστῳ
παθῶν καὶ ἁμαρτημάτων τῆς διαγνώσεως δύο ;1 et plus récemment a été redécou-
vert par A. Pietrobelli le Περὶ ἀλυπησίας : « Ne pas se chagriner » ou De indolentia,2
qui porte de façon spécifique sur une des questions abordées dans le Aff.dig. La
lecture de ces deux textes majeurs, auxquels on peut adjoindre le Quod animi
mores corporis temperamenta sequantur3 donne une idée assez précise, d’une part
du traitement par Galien de la problématique des passions de l’âme et notamment
de la colère, à laquelle il accorde une place importante, d’autre part du cadre phi-
losophique original dans lequel ce développement prend place, et que nous quali-
fierons faute de mieux de psycho-pathologie matérialiste.
Galien comme la plupart des auteurs anciens suppose que les émotions, ou
πάθη, sont des affections qui nous atteignent depuis l’extérieur avec plus ou
moins de violence ;4 leur étude suppose une approche éthique au sens où elle im-
plique une connaissance de l’ethos, c’est à dire une appréhension théorique et cli-
nique d’un caractère ou d’un tempérament, associée dans le cas de Galien à une
perspective thérapeutique. La colère offre un cas particulièrement intéressant dans
la mesure où ses manifestations extérieures sont spectaculaires ; elle est ainsi facile
à observer et susceptibles de très nombreuses variations. C’est pour cette raison

1 Les deux parties de ce traité sont connues respectivement sous les titres De propriorum
animi cuiuslibet affectuum dignotione et curatione (aff.dig.) et De animi cuiuslibet peccatorum
dignotione et curatione (pecc.dig.); nous renverrons à l’édition De Boer (ed. 1937) = CMG 5,4,1.
2 Cf. Boudon-Millot/Jouanna/Pietrobelli (ed. 2010).
3 Kühn (ed. 1822) 767–822.
4 Hankinson (1993) 187 : « Emotions, for the Greeks, are pathe, affections: things that happen to
us. Their very name suggests that they are somehow beyond our control – and the literary history
of eros, the most powerful emotion of them all, tells strongly in favour of this cultural donné: it is
an alien force ».

https://doi.org/10.1515/9783110711547-020
Galien. La place de la colère dans la psycho-pathologie galénique 351

notamment (mais pas uniquement, comme nous le verrons) que le Aff.dig. utilise
la colère comme source de la plupart de ses exemples.
Sur la question initiale de la définition de la colère, Galien propose une ter-
minologie quelque peu différente de celle des stoïciens, et puise notamment chez
Posidonius une référence importante destinée à amender les hypothèses de son
principal adversaire en la matière : Chrysippe. Là où le Portique isole quatre caté-
gories fondamentales ou quatre genres de passions : chagrin, crainte, plaisir et
désir5 (la colère prenant place au sein de cette dernière catégorie), Galien élimine
le plaisir, considéré non comme une passion mais comme un principe d’action
opposé à la vertu et ressortissant à la partie concupiscible de l’âme, et énumère
pour sa part en plus du reste l’emportement, la colère et l’envie :

Ainsi, les passions de l’âme, – tout le monde le sait – sont l’emportement, la colère, la
crainte, le chagrin, l’envie et le désir excessif.6

Il donne donc à la colère une place spécifique et vaste. Il la détaille de plus


selon les deux termes de l’ὀργή et du θυμóς, et l’associe à une partie de l’âme
dite irascible et ayant son siège dans le coeur. L’ὀργή sera parfois isolée comme
la forme de la colère que l’on peut le plus spontanément associer à la rage ou à
la folie ; mais dans certains passages au contraire c’est bien le θυμóς qui sera
décrit comme menant à « des actes de fous » ou de « bêtes sauvages ».7
Au sein de cette division, Galien procède à un premier classement des émo-
tions qui est fonction de la violence des manifestations – du trouble modéré au
trouble très violent allant jusqu’à la sauvagerie, de celui qui « mord ou frappe
du pied les pierres, les portes et les clefs » à « celui qui inflige un mal irrémé-
diable à un homme ».8 Ce classement détermine lui-même une thérapie pro-
gressive, de la dissimulation à la maîtrise complète des passions. Galien appuie
toutes ses démonstrations sur des observations très fines, une clinique parfaite-
ment détaillée qui lui permet de faire émerger empiriquement, à partir de véri-
tables inférences par signes, une cartographie des passions. Le colérique est
ainsi décrit dans ses postures physiques et ses comportements, avec un recours
abondant à l’anecdote personnelle.
Cette cartographie a pour objectif explicite de récuser l’identification propo-
sée par les stoïciens, et notamment Chrysippe, entre les passions et les erreurs,
qui pour Galien repose sur l’ambiguïté fondamentale du terme ἁμάρτημα. Galien

5 SVF 3,386.
6 Aff.dig. 3,2–4 ἔστι δὲ πάθη ψυχῆς ἅπερ ἅπαντες γινώσκουσι, θυμὸς καὶ ὀργὴ καὶ φόβος καὶ
λύπη καὶ φθόνος καὶ ἐπιθυμία σφοδρά, trad. Barras/Birchler/Morand (ed. 1995).
7 Aff.dig. 5,1–3.
8 Aff.dig. 5,4.
352 Julie Giovacchini

attribue à Chrysippe, notamment dans le De placitis Hippocratis et Platonis9 l’idée


que les émotions seraient de simples altérations de la partie rationnelle de l’âme.
En effet, les πάθη étant ressentis dans la poitrine, et l’âme, réalité une, devant se
tenir tout entière en un seul lieu, il faudrait supposer que l’hégémonikon lui-même
se tient également dans la poitrine et que donc c’est par un même mécanisme qu’a
lieu l’ébranlement affectif ou l’ébranlement intellectuel. Ce que Galien réfute, car :

Aucun mouvement spécifique dans le cœur n’accompagne avec évidence l’acte de penser,
d’apprendre et d’enseigner, quand bien même un mouvement du cœur apparaît claire-
ment dans le cas des pathè.10

Galien s’inspire quant à lui de la tripartition platonicienne de l’âme pour distin-


guer l’âme rationnelle, située dans le cerveau, de l’âme irrationnelle située
dans les viscères ; elle-même étant divisée en âme irascible siégeant dans le
cœur et âme concupiscible siégeant dans le foie. S’il s’accorde avec Chrysippe
pour considérer les émotions comme ἄλογα, c’est alors en un sens tout à fait
distinct ; alors qu’elles représentent pour Chrysippe des défaillances de la rai-
son, elles n’ont pour Galien aucun rapport, même négatif, avec la raison – elles
sont aloga comme des pierres ou des plantes le sont. Ainsi les passions sont-
elles décrites comme provenant « d’une force irrationnelle en nous qui désobéit
à la raison » (κατὰ τιν᾿ἄλογον ἐν ἡμῖν δύναμιν ἀπειθοῦσαν τῷ λόγῳ).11
L’application de cette distinction au cas de la colère conduit Galien à des
analyses originales. Ainsi, à propos de la rage de Médée, meurtrière de ses pro-
pres enfants, Galien s’applique à montrer qu’il y a bien dans une telle situation
un conflit entre pathos et logos, ce conflit étant à proprement parler impensable
dans le cadre de la terminologie stoïcienne. Médée sait qu’il est criminel de tuer
ses enfants ; mais son discernement est selon Galien supplanté par la violence de
sa colère. Galien reprend à son compte dans le PHP l’analogie platonicienne du
Phèdre avec le meneur de char pour faire valoir l’idée d’une autonomie de l’émo-
tion, susceptible de ne pas se soumettre aux injonctions de la raison parce qu’elle
est elle-même gouvernée par une faculté autonome de l’âme.12 Pour Chrysippe,
le crime de Médée est l’expression d’une raison devenue folle, pervertie par la
rage ; pour Galien, il résulte d’un abandon à l’émotion dans une situation où elle
est suffisamment violente pour couvrir la voix de la raison et la faire oublier.13

9 Pour le PHP cf. De Lacy (ed. 1978–1984) = CMG 5,4,1,2.


10 PHP 2,7,18 εἰ γὰρ ἐν μὲν τῷ διανοεῖσθαι τε καὶ μανθάνειν ἤ διδάσκειν οὐδεμία κίνησις ἐξαί-
ρετος ἐμφαίνεται κατὰ τήν καρδίαν, ἐν ἄπασι δὲ τοῖς πάθεσιν ἐναργῶς φαίνεται (je traduis).
11 Aff.dig. 1,3–4, trad. Barras/Birchler/Morand (ed. 1995).
12 PHP 4,2,26–27.
13 Cf. Gill (1983).
Galien. La place de la colère dans la psycho-pathologie galénique 353

Dans un cas extrême comme celui de Médée, on observe même un effet inverse à
celui décrit par Chrysippe : la passion n’est en effet plus la résultante d’une er-
reur de jugement, mais sa cause : elle provoque des altérations de la raison qui
vont entraîner une impossibilité d’apprécier les situations correctement.
Il y a malgré tout un point de contact important entre Galien et Chrysippe :
l’idée que les passions de l’âme sont comme les maladies du corps, à la fois
structurellement et du point de vue de leur traitement. Galien relie ainsi la dis-
position à la colère ou au chagrin à la faiblesse du corps qui le rend plus vulné-
rable aux maladies ; cette faiblesse ne s’identifie pas à la maladie elle-même,
mais elle y prédispose. Cette hypothèse s’appuie sur une seconde distinction,
peut-être plus importante encore que celle du pathos et de l’erreur : celle du
pathos et de l’energeia.

Ce n’est pas surprenant qu’une même chose puisse être appelée à la fois un pathos et une
energeia (par exemple un pouls plus faible qu’à l’ordinaire), mais pas dans le même sens.
C’est une energeia en ce que le mouvement de cette pulsation est aussi quelque chose
d’actif ; mais c’est non pas une energeia mais un pathos puisque le mouvement n’est pas
en accord avec la nature. On peut dire la même chose de la colère et des autres pathè: ils
sont tous des energeiai de la partie affective de l’âme ; mais en tant qu’ils sont des mouve-
ments débridés et immodérés, contraires à la nature, ils ne devraient pas être appelés des
energeiai, mais des pathè.14

La colère est en elle-même la manifestation naturelle d’une faculté de l’âme – et


donc l’expression d’une fonction normale du corps. En ce sens elle est energeia
non pathologique. Mais elle devient pathos lorsqu’elle déborde le cadre de ce qui
est tracé par la nature comme une amplitude normale de l’émotion, comme si le
terme de pathos devait être réservé aux manifestations proprement pathologi-
ques de l’affectivité. Cette distinction fait émerger un paradoxe fondateur de la
psychopathologie galénique : le médecin de l’âme est en effet appelé à traiter
comme une pathologie ce qui s’apparente au premier abord à une dimension
physiologique de l’être humain, partie prenante de sa définition même.

14 PHP 6,1,13 ὥστ’ εἰ οὕτως ἔτυχεν, οὐδὲν εἶναι θαυμαστὸν ἓν πρᾶγμα καὶ πάθος ὀνομάζεσθαι
καὶ ἐνέργειαν, ὥσπερ τὸν μικρότερον τοῦ κατὰ φύσιν σφυγμόν, οὐ μὴν κατά γε ταὐτὸν σημαι-
νόμενον, ἀλλὰ κατὰ μὲν τὸ πρότερον ῥηθὲν ἐνέργειαν, ἔστι [μὲν] Hὰρ καὶ ἡ κατὰ τοῦτον τὸν
σφυγμὸν κίνησις δραστική, κατὰ δὲ τὸ δεύτερον οὐκ ἐνέργειαν ἀλλὰ πάθος, ὅτι μὴ κατὰ φύσιν
ἐστὶν ἡ κίνησις. οὕτως οὖν ἔχει κἀπὶ τοῦ θυμοῦ καὶ τῶν ἄλλων παθῶν. ἅπαντα γὰρ ἐνέργειαί
τινές εἰσι τοῦ παθητικοῦ τῆς ψυχῆς κατά γε τὸ πρῶτον τῆς ἐνεργείας σημαινόμενον, καθ’ ὅσον
δ’ ἔκφοροί τε καὶ ἄμετροι κινήσεις εἰσὶ καὶ οὐ κατὰ φύσιν, οὐκ ἐνέργειαι λέγοιντ’ ἂν ὑπάρχειν,
ἀλλὰ πάθη κατὰ τὸ δεύτερον σημαινόμενον (je traduis).
354 Julie Giovacchini

Les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps.15

Le tempérament étant ici défini par le mélange humoral qui détermine la constitu-
tion idiosyncrasique de l’individu, il correspond à un état supposé stable de l’orga-
nisme, et non d’emblée à une situation de maladie. Une faculté déréglée provient
alors d’un tempérament lui-même déréglé, c’est à dire d’un accident de la crase
humorale qu’il est du devoir du thérapeute de rectifier. L’enjeu du travail
du médecin consistera ainsi à évaluer le degré de perturbation du tempérament,
pour établir la frontière, mouvante et fine, entre un tempérament physiologique et
un tempérament pathologique. Il n’y a dans une telle perspective aucun rapport
d’analogie entre l’âme et le corps, mais bien un rapport d’identité : l’être humain
est un, et la médecine qui le soigne également ; aucune rupture entre médecine de
l’âme et médecine du corps. Ainsi la crase des humeurs, elles-mêmes produites
par mélange des quatre qualités élémentaires (chaud, froid, sec et humide), consti-
tue selon son équilibre ou son déséquilibre le tempérament du corps, duquel à
leur tour dépendront les différentes facultés de l’âme et leur éventuelle mauvaise
santé. On se trouve, avec une telle hypothèse, à mi-chemin entre une approche
rationaliste et une approche empiriste de la psychologie ; il s’agit de ménager une
voie entre la prise en compte de l’expérience de la colère, dans toutes ses nuances
et ses inflexions, telle que tout un chacun peut la faire en puisant dans ses obser-
vations les plus banales et les plus immédiates, et l’insertion de cette expérience
dans une conception générale du corps et de l’humain qui puisse faire intervenir
les acquis de la physiopathologie. Ce qui semble mener Galien à mettre en place
les fondements d’une psychologie au moins en partie matérialiste, dans laquelle le
fonctionnement des organes influe de façon directe sur l’identité et les décisions et
volitions de la personne. Il devient alors possible d’altérer ou de renforcer le carac-
tère et l’intelligence à partir du traitement du corps, du régime et de l’exercice au-
quel il est soumis. Le motif de la thérapie de l’âme prend alors une dimension
technique tout à fait inédite.

2 Le traitement de la colère
Car Galien ne pose pas la question des passions de façon gratuite. Il a toujours en
vue de façon explicite l’hypothèse de leur traitement. Peut-on soigner la colère ?
Répondre à cette interrogation implique d’interroger à la fois le rapport entre la

15 Quod animi mores 4,767 Kühn ταῖς τοῦ σώματος κράσεσιν ἕπεσθαι τὰς δυνάμεις τῆς ψυχῆς,
trad. Barras/Birchler/Morand (ed. 1995).
Galien. La place de la colère dans la psycho-pathologie galénique 355

prédisposition à la maladie et son existence réelle, et le rapport entre nature


et exercice ou éducation. Galien envisage à plusieurs reprises la succession
anthropologique de la nature et de la culture (paideia) comme une continuité,
sans rupture franche.

Car c’est en toute chose la nature, ainsi que je l’ai dit, qui est très puissante dans la pé-
riode de l’enfance, et avec elle la capacité à imiter les proches ; en revanche dans
un second temps c’est au tour des enseignements et des exercices.16

Qu’est-ce qui est naturel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un tempérament colérique
est naturel, de même que l’est son contraire, à l’exemple du père de Galien qui
était naturellement doux et bienveillant. C’est pourquoi Galien se félicite réguliè-
rement, aussi bien de l’éducation qu’il a reçue que de son hérédité :

Songe donc que moi-même, qui par nature suis semblable à mes ancêtres, je suis né tel ;
et certes, ayant reçu de plus la même éducation qu’eux, la disposition de mon âme est
semblable à la leur.17

Dans un retournement étonnant, Galien semble prendre le contre-pied de l’argu-


ment des berceaux. Les enfants tels qu’il les observe, et qui suivent par nature
leur tempérament, ne sont ni tous bons ni tous mauvais, mais plus ou moins
bien dotés au commencement de leur vie ; l’éducation vient alors adoucir et ren-
forcer ou rectifier le donné naturel, elle ne peut ni s’y substituer totalement ni
s’en remettre à une évolution spontanément favorable. Ce qui conduit à postuler,
au rebours de la croyance en une bonté native pervertie, l’idée de germes néfas-
tes ou vicieux présents dès l’origine dans la nature humaine, et renforcés ou au
contraire affaiblis par le régime auquel sera par la suite soumis l’individu :

Quant aux tempéraments, ils dépendent de l’origine première et des régimes dotés de
bonnes humeurs, de manière que les deux se développent de pair. Aussi, à cause de leur
tempérament chaud, ceux qui sont prompts à l’emportement brûlent-ils une fois encore
leur chaleur innée lors des emportements ; au contraire, ceux qui sont bien proportionnés
dans leurs tempéraments, ayant de ce fait des mouvements bien proportionnés de l’âme,
en tirent profit pour leur contentement.18

16 Aff.dig. 7,21–24 καὶ γὰρ καὶ τὴν φύσιν ἐν ἅπασιν ἔφην [εἰ] δύνασθαι μέγα ἐν τῇ τῶν παιδίων
ἡλικίᾳ <καὶ τὴν> τοῖς συζῶσιν ὁμοίωσιν, εἶθ᾿ὕστερον τά τε δόγματα καὶ τὴν ἄσκησιν, trad. Bar-
ras/Birchler/Morand (ed. 1995).
17 Ne pas se chagriner 60,19,10–13 νόμιζε δὴ οὖν κἀμὲ καὶ φύσει μὲν ὅμοιον τοῖς προγόνοις
ὄντα γενέσθαι τοιοῦτον καὶ μέντοι καὶ παιδευθέντα τὴν αὐτὴν αὐτοῖς παιδείαν ὁμοίαν ἐκείνοις
σχεῖν διάθεσιν τῆς ψυχῆς, trad. Boudon-Millot/Jouanna/Pietrobelli (ed. 2010).
18 Quod animi mores 4,821 Kühn αἱ κράσεις δ’αὐταὶ τῇ τε πρώτῃ γενέσει καὶ ταῖς εὐχύμοις διαίταις
ἀκολουθοῦσιν, ὥστε συναυξάνειν ἄλληλα ταῦτα. διὰ γοῦν τὴν θερμὴν κρᾶσιν <οἱ> ὀξύθυμοι γιγνό-
μενοι ταύταις πάλιν ταῖςὀξυθυμίαις ἐκπυροῦσι τὴν ἔμφυτον θερμασίαν· ἔμπαλιν δ’ οἱ σύμμετροι ταῖς
356 Julie Giovacchini

S’opposent ainsi, dans un chassé-croisé d’exemples, le modèle et le contre-modèle


du père et de la mère de Galien : le doux et la colérique à l’excès.19Contre la nature
qui s’exprime dans le tempérament, il est difficile de lutter, à moins que cette
influence du corps ne soit elle-même tempérée par un ensemble de pratiques sus-
ceptibles de recréer un équilibre. Galien recense ainsi trois types de techniques
efficaces dans le traitement des passions hypertrophiées : l’exercice spirituel,
l’apprentissage des dogmata, le recours à un éducateur.20
L’exercice spirituel est apparenté aux méditations sur la mort ou les mal-
heurs ; il est supposé fortifier l’âme, notamment contre le chagrin ou l’envie.21
Les dogmata ou enseignements s’adressent quant à eux au jugement, qu’il
s’agit de rectifier pour renforcer la faculté intellectuelle contre l’affect – et évi-
ter ainsi de se retrouver dans la situation de Médée, emportée par sa colère et
incapable d’obéir à la raison.22 L’éducateur enfin, témoin vertueux capable
aussi bien d’admonester que d’indiquer le chemin à suivre, joue un rôle à la
fois magistral et critique, indispensable en ce qu’il offre le regard extérieur et
dépassionné qui fait justement défaut au tempérament déséquilibré. La colère
étant décrite comme une exhibition obscène dont la laideur saute aux yeux,23
on lui oppose la pudeur de l’homme de bien, pudeur garantie par le regard
sans concession du témoin choisi pour sa probité et sa sévérité.24
Cette méthode systématique permet de façon graduelle d’évoluer d’une impas-
sibilité extérieure à une sagesse réelle ; ainsi progressivement, on passe d’une ab-
sence de manifestation de la colère à une colère si atrophiée qu’elle n’est même
plus ressentie. Ainsi Galien défend-il, plutôt qu’une éradication, l’idée d’une do-
mestication de la colère qui, bien dirigée, pourrait retrouver son statut d’energeia
et être employée comme une véritable source positive d’énergie et d’impulsion.
L’image des chevaux sauvages ou des chiens est utilisée en ce sens – et évoque à
nouveau de façon sensible le char platonicien : à la manière du dompteur, le thé-
rapeute de l’âme cherche à « la rendre meilleure, sans pour autant réprimer sa
force ».25 Une telle entreprise de domestication est d’ailleurs spécifiquement appro-

κράσεσι συμμέτρους τὰς τῆς ψυχῆς κινήσεις ἔχοντες εἰς εὐθυμίαν ὠφελοῦνται, trad. Barras/
Birchler/Morand (ed. 1995).
19 Derrière ce témoignage, et l’association par Galien de sa mère à Xantippe, on peut lire
aussi en filigrane la transmission d’un lieu commun sur l’irascibilité supposée supérieure de
la femme, par exemple chez Lucien (Abdicatus 28) ou Plutarque (Marius 38).
20 Aff.dig. 5,6–27.
21 PHP 4,7,10.
22 Ne pas se chagriner 66.
23 Aff.dig. 5,7.
24 Aff.dig. 5,9–10.
25 Aff.dig. 6,1–2.
Galien. La place de la colère dans la psycho-pathologie galénique 357

priée à la faculté irascible ; il est en effet impossible de canaliser de façon posi-


tive les appétits de la partie concupiscible qui pour leur part n’ont aucune positi-
vité reconnue ni noblesse, et ne sont pas susceptibles de réforme, mais seulement
de dressage par le châtiment.26 La partie irascible sera même en dernier re-
cours utilisée contre la partie concupiscible, sa puissance étant mise à profit
pour éteindre par frustration extrême et intimidation les appétits déréglés de
l’esprit de jouissance.27

3 La thérapie de l’âme à l’épreuve de la liberté


La liberté de l’individu en ce sens apparaît comme une liberté négative ; la thé-
rapie de l’âme nous libère d’une colère démesurée considérée comme un obsta-
cle au sain exercice des facultés. Mais cette liberté s’exerce dans le cadre étroit
des limites physiologiques du tempérament individuel ; de plus, sa possibilité
repose en dernière instance sur un nouveau paradoxe. En effet la thérapie de
l’âme, si elle peut être aidée par le regard du témoin bienveillant mais intransi-
geant que Galien recommande, ne peut être pratiquée que par celui même à qui
elle s’adresse ; pour soigner notre colère, il nous est demandé d’être notre
propre médecin. Comment donc envisager que l’homme puisse devenir son pro-
pre libérateur, en domestiquant lui-même son âme, et ce d’autant plus qu’il est
en cette matière servi ou desservi par un tempérament propre dont il doit s’ac-
commoder, et qui détermine dans une large part ses capacités à la réforme ?
« La nature de l’âme n’est pas la même pour tous » ;28 et si « le cultivateur ne
saurait jamais faire pousser une grappe sur une ronce »,29 force est de constater
que la possibilité même d’échapper à la colère, ou du moins d’en atténuer les
effets inconvenants, résulte pour une part de l’endurance du malade, mais éga-
lement et pour une part non moins importante, du hasard de sa constitution. Si
donc chacun est invité fermement par Galien à lutter contre la colère et à « s’exer-
cer presque toute sa vie pour devenir un homme parfait »,30 cet exercice per-
manent provient nécessairement d’une décision volontaire et personnelle qui

26 Aff.dig. 6,3.
27 Aff.dig. 6,2.
28 Quod animi mores 5,768 Kühn μὴ τὴν αὐτὴν ἅπασι φύσιν εἶναι ψυχῆς, trad. Barras/
Birchler/Morand (ed. 1995).
29 Aff.dig. 7,9 κατ’ ἐκείνην γοῦν ὁ γεωργὸς οὐκ ἄν ποτε δυνήσαιτο ποιῆσαι τὸν βάτον
ἐκφέρειν βότρυν, trad. Barras/Birchler/Morand (ed. 1995).
30 Aff.dig. 4,1 δεῖται γὰρ ἀσκήσεως ἕκαστος ἡμῶν σχεδὸν <δι’> ὅλου τοῦ βίου πρὸς τὸ γενέσθαι
τέλειος ἀνήρ, trad. Barras/Birchler/Morand (ed. 1995).
358 Julie Giovacchini

dépend d’une part d’une aspiration naturelle à la vertu qui n’est pas partagée
par tous, d’autre part de rencontres fortuites avec des modèles susceptibles
d’inspirer par admiration ou dégoût le désir de sa propre réforme. Cette appa-
rente contradiction n’est pas résolue par Galien, et même, à peine soulignée ;
sans doute n’est-elle en réalité qu’une nouvelle expression de ce qui reste le
paradoxe fondateur de toute pratique médicale – l’application d’une tech-
nique rationnellement fondée à une réalité corporelle définie d’office comme
largement contingente et singulière.
Sophie Van der Meeren
La colère divine, expression nécessaire
de la providence : le De ira dei de Lactance
1 Le De ira dei dei dans l’œuvre de Lactance
Rhéteur de formation,1 converti au christianisme2 et devenu ensuite, à la de-
mande de Constantin, précepteur de son fils Crispus, Lactance est l’auteur de
l’unique traité de l’Antiquité entièrement consacré à la colère divine qui soit
parvenu jusqu’à nous : le De ira dei. L’auteur aborde également la question en
plusieurs endroits des Institutions Divines et dans l’Épitomé de celles-ci. Mais
parce que la rédaction des Institutions s’échelonne vraisemblablement sur plu-
sieurs années et que le De ira dei ne comporte aucun critère interne de datation,
les renvois explicites, dans le De ira dei, à plusieurs passages des Institutions3
et l’annonce, au livre II de celles-ci, d’un traité sur la colère divine, ne permet-
tent pas d’établir à eux seuls la chronologie relative des deux ouvrages. D’autre
part, même si le traité est adressé, comme le De mortibus persecutorum, à un
certain Donat, on ne peut en tirer de critère de datation. Le De ira dei ne fournit
en effet aucune information précise sur le dédicataire et il n’est pas sûr, non
plus, qu’il s’agisse dans les deux cas du même personnage.4 En fin de compte,
le seul indice dont nous disposions est le silence concernant les persécutions :
il laisse penser que la composition du De ira dei est postérieure à 311.5

1 Il fut appelé entre 290 et 300 par l’empereur Dioclétien pour enseigner la rhétorique latine
à Nicomédie, à un moment où la Grande Persécution (qui durera de 303 à 311 environ) est
déjà en marche.
2 À une date et dans des conditions que nous ignorons.
3 Ira 2,4 renvoie au livre II des Institutions Divines ; ira 2,6 au livre IV ; ira 17,12 au livre VI ; et
ira 11,2 aux Institutions sans autre précision. Sans compter les très nombreuses parentés du De
ira dei avec les Institutions et l’Épitomé, résumées par Ingremeau (ed. 1982) 30–36.
4 Voir Ingremeau (ed. 1982) 26–28 ; tout ce que l’on peut dire, c’est que dans le De ira dei, le
ton de Lactance est plutôt celui d’un maître s’adressant à un disciple appelé à abandonner son
jugement erroné sur la nature de Dieu (1,2) et à pénétrer dans le dessein de la providence
(19,6). Sur le public visé, cf. en outre infra n. 13.
5 Ingremeau (ed. 1982) 25–30.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-021
360 Sophie Van der Meeren

2 La question de l’ira dei : entre théologie


et philosophie
Au cours des 24 chapitres du traité, dont l’argumentation n’est pas toujours li-
néaire, Lactance aborde un problème jugé épineux par plusieurs écrivains chré-
tiens de l’Antiquité. D’après la Genèse,6 l’histoire de l’humanité a pour origine le
courroux de Dieu contre Adam, et tout au long de l’Ancien Testament se succè-
dent, sous forme souvent spectaculaire, les manifestations de l’ira dei.7 Même si de
tels épisodes sont plus rares dans le Nouveau Testament, il arrive aussi au Christ
de se mettre en colère.8 En face, les philosophes – au premier rang desquels les
Stoïciens et les Épicuriens – s’accordent pour faire de l’apatheia l’un des princi-
paux attributs des dieux, car la passion est liée à la souffrance, à la passivité, à
l’entrave de la liberté, à la mutabilité, à la perte de maîtrise de soi, à l’irrationalité
également, lesquelles sont incompatibles avec la nature d’un dieu tout-puissant.
Cicéron rappelle dans le De officiis l’unanimité des philosophes sur le sujet :
« Craint-on par hasard la colère de Jupiter ? Mais tous les philosophes sont au
moins d’accord sur ce point [. . .] que jamais Dieu ne s’irrite ni ne nuit ».9 Or parce
qu’ils ont recours, pour définir la nature de Dieu, à la terminologie philosophique,
plusieurs auteurs chrétiens ont été confrontés aux divergences entre les traditions
théologique et philosophique. Pour résoudre le problème, ils ont en général mis
l’accent sur des formes de conciliation et cherché à « purifier » Dieu de toute
forme réelle de colère. À l’inverse, Lactance entreprend de démontrer un véritable
paradoxe10 en « revendiquant le droit »,11 pour Dieu, de ressentir des adfectus12 et,
en particulier, de manifester sa colère. Cette réponse, originale et isolée, n’aura
semble-t-il, disons-le d’emblée, que peu d’influence sur les développements ulté-
rieurs de la théologie chrétienne.
Pour comprendre l’approche de Lactance et la solution qu’il propose, il
convient d’éclairer l’arrière-plan culturel du problème. Or la contradiction entre
l’approche biblique et l’approche philosophique de la colère divine n’est

6 Gen. 3,17.
7 On trouvera de nombreuses références dans Micka (1943) 2–6 et Ingremeau (ed. 1982) 13–16.
8 On pensera à l’épisode des marchands du temple (voir par exemple en Mc 11,15–19).
9 Cic. off. 3,102 num iratum timemus Iouem ? At hoc quidem commune est omnium philosopho-
rum [. . .] numquam nec irasci Deum nec nocere. Cf. Pohlenz (1909) 5.
10 Sur la nature en partie « paradoxale » du propos de Lactance et sur des rapprochements
possibles avec la littérature paradoxographique, cf. Ingremeau (ed. 1982) 16 et 47–50; Kraft/
Wlosok (ed. 1957) XIX.
11 Nous empruntons l’expression à Fredouille (1968) 8.
12 La revendication de Lactance est explicite par exemple en ira 15,12 et 16,7.
La colère divine, expression nécessaire de la providence 361

qu’apparente car les deux traditions sont en réalité hétérogènes. Dans la


Bible, la colère divine n’est jamais présentée, en effet, comme une passion ou
un manque, mais elle est l’expression de la volonté divine de punir le mal et
de la sollicitude de Dieu qui désire remettre les hommes dans le droit chemin
et éprouver leurs vertus. D’autre part, la Bible décrit les manifestations de
Dieu dans l’Histoire. C’est à cet aspect théologique que les Juifs se sont inté-
ressés, sans spéculer pour autant sur la nature de Dieu. En face, la perspective
philosophique est bien différente : anhistorique, elle s’accompagne à la fois
de spéculations sur la nature de Dieu et d’analyses psychologiques assez éla-
borées. Les deux approches n’étaient donc pas destinées a priori à se croiser,
mais la situation change avec l’Incarnation qui pose de façon désormais iné-
luctable la question des passions de Dieu.
On remarque cependant que les premiers écrivains chrétiens ont passé
sous silence la contradiction et qu’ils ne semblaient pas gênés par les évoca-
tions de la colère divine.13 La question est véritablement traitée pour la pre-
mière fois par un auteur pétri de culture hébraïque et de philosophie grecque,
Philon d’Alexandrie, qui la résout dans la perspective d’un anthropomorphisme
revêtant une fonction politique et pédagogique. La position de Philon déter-
mina en grande partie les termes du débat, lequel fut repris par des auteurs
païens, ou par des gnostiques comme Marcion. Se fondant sur les contradic-
tions entre le Dieu farouche de l’Ancien Testament et celui, beaucoup plus clé-
ment, du Nouveau Testament, Marcion supposa un dithéisme permettant de
résoudre à la fois l’opposition entre les deux courants de pensée et une contra-
diction interne à la Bible. Dans une large mesure, les auteurs chrétiens qui
abordent par la suite le problème de la colère divine le font en réaction à l’héré-
sie de Marcion : c’est le cas d’Irénée et de Tertullien qui chercheront une solu-
tion préservant l’unité de Dieu. Irénée avance l’idée, qui figurera aussi chez
Tertullien et Lactance, selon laquelle la bonté du Dieu de l’Ancien comme du
Nouveau Testament suppose en elle-même la nécessité du juste châtiment.14
Pour Tertullien, dont les écrits étaient sans doute connus de Lactance,15 il faut
respecter ce que dit la Bible, à savoir que Dieu est animé de motus et de sensus.16
Il ne recule pas même à lui attribuer des adfectus en précisant cependant que

13 Remarquons aussi qu’aucun des écrivains que nous mentionnons n’est cité par Lactance,
lequel s’en tient à un exposé d’allure didactique et facilement compréhensible pour un public
profane.
14 Voir en particulier, chez Irénée, haer. 3,25,2.
15 Kutsch (1933) 37–43 a établi un tableau de lieux parallèles qui prouveraient la dépendance
de Lactance à l’égard de l’Aduersus Marcionem.
16 Marc. 1,25–26 et 2,16.
362 Sophie Van der Meeren

Dieu éprouve ceux-ci de manière « divine », c’est-à-dire comme des manifesta-


tions libres.17 En outre, Tertullien tend à réserver les manifestations de colère au
Fils plutôt qu’au Père, en revenant à une forme de dualisme.18 Enfin, il insiste
sur l’affect propre au Fils qu’est la miséricorde : s’il est vrai que le Fils éprouve
cette passion particulière, pourquoi alors lui refuser la colère ? Cet argument re-
joint la justification donnée par Irénée,19 et il sera en partie celui de Lactance. Il
consiste à dire que la justice divine se manifeste à la fois sous une forme bien-
veillante et une forme punitive. Novatien soutient à son tour que les affects de
Dieu ne sont pas de même nature que ceux des hommes et il attribue lui aussi
une fonction pédagogique et ordonnatrice à la colère de Dieu, dans laquelle il
voit une forme d’expression positive de sa bonté envers les hommes.20 Quant à la
solution de l’auteur des Recognitiones Clementinae, elle est proche de celle
qu’adoptera Lactance, et elle se rencontrera encore au IVe siècle chez Augustin.21
La colère divine n’est pas une perturbatio, mais elle permet à la justice univer-
selle de s’exercer et émane du même sentiment qui distribue aux bons la récom-
pense.22 D’après les passages de l’Aduersus nationes dans lesquels est traitée la
question, il est clair, en revanche, qu’Arnobe n’a pas cherché à réconcilier les
deux approches et qu’il s’en est tenu, en somme, à la position des philosophes.
Car l’insignifiance de l’homme exclut que Dieu s’intéresse à lui et s’en prenne à
lui. De plus, la colère est une perturbatio qui ravale l’homme au rang de bête et
qui est par conséquent incompatible avec la nature divine : Dieu ne peut donc
être en colère, ou bien, s’il l’est, il ne peut être Dieu.23 Lactance suivra une direc-
tion opposée à celle de son maître. Entre-temps, en orient, les grecs Clément
d’Alexandrie24 et Origène25 firent de l’imperturbabilité l’idéal du gnostique et in-
terprétèrent les colères divines en un sens figuré adapté au point de vue anthro-
pocentrique de leur public.
Ce bref passage en revue26 ne doit pas être lu, toutefois, comme une succes-
sion de tentatives pour résoudre un problème qui aurait été abordé de manière
univoque par les différents auteurs cités et par d’autres encore. Car les raisons qui
ont conduit ceux-ci à s’intéresser à la question reflètent des intérêts intellectuels et

17 Marc. 2,16.
18 Aduersus Praxean 16.
19 Iren. haer. 3,25,2.
20 Trin. 5.
21 Voir par exemple trin. 13,16,21 et ciu. 15,25.
22 Recogn. 10,48.
23 Formule de Micka (1943) 77.
24 Clem. Alex. strom. 6,9.
25 Orig. Cels. 4,71.
26 Qui s’inspire en grande partie de Micka (1943) 17–35.
La colère divine, expression nécessaire de la providence 363

culturels spécifiques et des intentions propres à chaque auteur. Dans toute son
œuvre, Lactance s’est montré soucieux de dialoguer avec la culture païenne,27 ce
qui explique pourquoi il s’est penché sur la contradiction que nous avons mise en
évidence et pourquoi, aussi, les textes des philosophes tiennent tant de place dans
ses écrits et dans le De ira dei en particulier, qui ne cite que très rarement la
Bible,28 mais convoque Cicéron et Sénèque au premier plan, Lucrèce également,29
les écrits hermétiques et pythagoriciens et les oracles sibyllins.30 De cette confron-
tation, la philosophie – surtout les Épicuriens et les Stoïciens – ressort largement
discréditée. Car l’auteur s’efforce de lui opposer la « vraie » philosophie qu’est le
christianisme. Avec le De ira dei, il tente donc de fournir d’un point de vue chrétien
une réponse argumentée au problème de la colère divine qui soit toutefois compré-
hensible et acceptable pour des lecteurs païens. Si, pour Lactance, les témoignages
des prophètes suffisent à justifier la colère de Dieu contre les impies, en revanche
il devait réfuter les philosophes ratione quoque et argumentis.31

3 La providence divine au fondement


de l’argumentation lactancienne
Contrairement aux philosophes, Lactance ne s’intéresse pas tant à la nature des
passions, et à celle de la colère en particulier, qu’à la fonction de la colère di-
vine. Or la théologie de Lactance et sa conception de la colère divine sont fon-
dées sur le concept de providence,32 dont nous trouvons les illustrations les
plus détaillées au livre VII des Institutions et dans le De opificio dei. Au départ,
Dieu a créé le monde pour le bien de l’homme et, par la suite, il continue de
gouverner le monde de façon providentielle. Quant à l’homme, il a été créé

27 C’est sans aucun doute sa formation de rhéteur et les rapports, souvent conflictuels, entre rhé-
torique et philosophie, qui expliquent l’ouverture – polémique – de Lactance à la philosophie.
28 On remarquera aussi que dans le traité, Lactance passe sous silence, sans doute par choix
plus que par ignorance, ses prédécesseurs Marcion, Clément et Origène.
29 C’est par le De rerum natura que Lactance connaît Épicure.
30 Pour un passage en revue précis des sources de Lactance (Écritures saintes, auteurs païens
et chrétiens), cf. en particulier Kutsch (1933) 29–81. Il faut ajouter aussi les loci communes (re-
levés par Kutsch (1933) 14–28). Lactance ne mentionne pas toujours ses sources, et il s’agit le
plus souvent de citations libres.
31 Ira 22,3.
32 Voir Micka (1943) 83–112. Cf. ira 9,5 si est deus, utique prouidens est, ut deus.
364 Sophie Van der Meeren

pour rendre un culte à Dieu auquel il est lié par la religio33 dont il fait preuve en
reconnaissant la providence par laquelle Dieu régit le monde.34 Sur cette idée
fondamentale, Lactance construit sa thèse principale dont nous allons éclairer
quelques aspects en suivant l’ordre du traité et qui rejoint certaines réponses
données par des prédécesseurs de Lactance : la colère de Dieu est, à l’égal de
sa bienveillance, une preuve de sa caritas providentielle.
En niant que Dieu éprouve de la colère envers les hommes, la philosophie nie
d’une double manière l’action providentielle de Dieu.35 Selon les Épicuriens, Dieu
ne peut éprouver de colère parce qu’il n’éprouve aucun adfectus ; pour la même
raison, il ne peut non plus éprouver de l’amour pour les hommes, ce qui le rend
incapable d’ordonner le monde de manière providentielle. À l’inverse, les Stoï-
ciens reconnaissent la bienveillance de Dieu à l’égard de l’homme, mais ils refu-
sent de lui attribuer la colère, sans voir que les deux manifestations représentent
les deux aspects inséparables de la religio. Car il ne saurait exister de bienveil-
lance sans colère. Malgré leurs erreurs, les uns et les autres ont entrevu deux véri-
tés : d’un côté, le raisonnement des Épicuriens repose sur l’interdépendance,
dans la nature de Dieu, de la bienveillance providentielle et de la colère, de l’au-
tre, les Stoïciens ont bien vu que l’amour est inhérent à la nature de Dieu.36
Après avoir posé les enjeux du débat et exposé l’erreur des Stoïciens et des
Épicuriens, Lactance réfute ces derniers dans les chapitres 8 à 1037 en montrant
que la providence divine qui a présidé à la création se manifeste par la suite
constamment,38 et en retraçant le dessein divin. Il critique ainsi longuement, au
chapitre 10, la théorie atomiste qui s’oppose à l’idée d’une raison transcendante
présidant à la création du monde. Pour réfuter les Stoïciens et clore définitive-
ment le débat, Lactance se livre à un véritable tour de force en montrant que la
colère divine est non seulement possible, mais aussi logique39 et nécessaire.40

33 Sur religare, voir inst. 4,28,2.


34 Ira 14,1 sicut mundum propter hominem machinatus est, ita ipsum propter se tamquam diuini
templi antistitem, spectatorem operum rerumque caelestium. Cf. inst. 7,5,3 et 7,6,1.
35 Les deux théories sont résumées très brièvement d’abord en 1,1 et 2,8, puis Lactance mon-
tre au chapitre 4 comment la doctrine épicurienne s’oppose à la providence et, au chapitre 5,
comment il en va de même pour le stoïcisme.
36 Sur ce sujet, comme sur d’autres, Lactance « dialogue » avec la philosophie et cherche à
mettre en valeur « la continuité et la rupture qu’apporte la foi nouvelle » (Goulon (2001) 22).
37 L’épicurisme reste la cible principale de Lactance, parce qu’il représente un matérialisme
et un athéisme.
38 Ce double aspect de la providence est clairement exprimé en ira 2,2.
39 Cf. ira 6,1 consequens esse ut irascatur deus, quoniam gratia commouetur.
40 Ira 15,7; cf. aussi 15,5.
La colère divine, expression nécessaire de la providence 365

Cette démonstration, qui constitue le noyau dur du traité, est développée dans
les chapitres 12 à 21. Nous mettrons en valeur les points les plus importants.

4 La justification de la colère divine : la vision


dualiste du monde
4.1 Une correspondance de dualismes

La réponse de Lactance au problème de la colère divine se fonde sur une dichoto-


mie41 se manifestant d’abord au niveau cosmologique, par la présence, conjointe,
des biens et des maux physiques, puisque ces derniers collaborent, comme les pre-
miers, au dessein divin.42 Cette vision téléologique et providentialiste rapproche
étroitement Lactance des Stoïciens, mais Lactance se distingue toutefois de ceux-ci
en supposant que Dieu réagit de manière permanente à ce qui se passe dans le
monde. À côté du dualisme cosmologique, Lactance suppose un dualisme anthro-
pologique et un dualisme moral. Car l’homme est composé, comme l’univers, d’élé-
ments contraires : l’âme, tournée vers le ciel, et le corps, qui rattache l’homme à la
terre.43 La nature de l’homme comprend aussi les passions au nombre desquelles
on compte la colère, située dans le foie.44 Parce qu’il est ainsi constitué, l’homme
peut s’orienter en deux sens contraires, les vertus et les vices, ce qui ouvre la voie
au dualisme éthique. Or du point de vue de la providence, même le mal moral est
tout aussi nécessaire que le mal physique, car si n’existait ni le mal ni le vice dont
il faut triompher, alors la vertu et la sagesse n’auraient pas matière à s’exercer.
Lactance reconnaît donc, chez l’homme, la possibilité de se déterminer morale-
ment et de choisir le bien ou le mal par la sapientia, ouvrière de discernement45

41 La question du « dualisme » de Lactance n’entre pas dans le cadre de cet exposé : rappe-
lons simplement qu’en certains passages des Institutions considérés généralement comme des
« additions dualistes », Lactance soutient que Dieu a institué deux esprits contraires, l’un in-
venteur du mal, l’autre défenseur du bien, de telle sorte que tout ce qui est bon se retrouve en
opposition avec son contraire (voir en part. inst. 5,7,5–6) : pour les rapprochements entre le De
ira dei et les « additions dualistes », cf. Ingremeau (ed. 1982) 34 ; Heck (1972) 106–111.
42 Ira 13,9. La conception téléologique des maux au sein du dessein providentiel est au centre
du De ira dei : cf. Van der Meeren (2017) 468–471.
43 Ira 15.
44 Ira 21,4 : c’est la seule allusion, dans le De ira dei, à la théorie philosophique de la localisa-
tion des passions.
45 Ira 13,13–24.
366 Sophie Van der Meeren

et, s’il choisit le bien, de se rapprocher de Dieu et de gagner l’immortalité.46 Cette


solution, qui repose sur une complémentarité du bien et du mal, est présentée,
dans le De ira dei, comme une avancée par rapport au stoïcisme.47
Face au bien et au mal provoqués par l’homme, Dieu lui-même réagit, mû
par ses adfectus qui lui sont propres et qui sont dénués de toute souffrance ou
passion :48 miséricorde, bonté, et colère. La réponse de Dieu s’exerce par consé-
quent elle aussi en deux sens : in rebus enim diuersis aut in utramque partem
moueri necesse est aut in neutram.49

4.2 La réponse duelle de Dieu, expression d’un même amour

La démonstration de Lactance trouve toutefois son point culminant dans l’affir-


mation selon laquelle les deux attitudes apparemment contraires de Dieu sont
les deux expressions d’un même amour à l’égard des hommes. Car la colère, en
rappelant la loi de Dieu, collabore au gouvernement de l’univers50 et entre
dans le projet eschatologique du salut.51 Animée d’une intention correctrice
bienveillante, elle « fait disparaître les délits et réfrène la licence ».52 Mais cette
colère est aussi providentielle car, en faisant preuve de patientia, Dieu laisse la
possibilité aux hommes de s’amender.53

5 L’homme à l’image de Dieu


5.1 Théologie et anthropologie en correspondance

Le reste de nos remarques sera guidé par le constat suivant : la conception de la


colère est le lieu où s’expriment la ressemblance de l’homme au Dieu providentiel

46 Ira 19,2 et 21,10. Sur la justification du mal comme instrument permettant à la vertu de
s’exercer et sur la conception téléologique de l’existence humaine chez Lactance, et en parti-
culier dans le De ira dei, cf. Van der Meeren (2017) 468–471.
47 Ira 13,13–20, alors que, dans Épitomé 24, il reconnaît que les Stoïciens ont bien vu l’inter-
dépendance des biens et des maux.
48 Contrairement au concept de perturbatio.
49 Ira 5,9. Cf. aussi 15,5.
50 Ira 7,4–5.
51 Ira 7,8–1.
52 Ira 17,12 auferuntur enim delicta et refrenatur licentia.
53 Ira 20,4–13.
La colère divine, expression nécessaire de la providence 367

et le rapport étroit unissant celui-ci à sa créature. Cette ressemblance se déploie en


trois directions : dans une ébauche d’anthropologie et de psychologie, dans une
éthique et, enfin, dans une perspective juridico-politique.

5.2 Une esquisse de Περὶ παθῶν

Certes, on ne trouve pas, dans le De ira dei, de théorie psychologique propre-


ment dite de la colère.54 Toutefois nous pouvons mettre en valeur certains élé-
ments saillants de l’ouvrage qui, sans être approfondis, rapprochent le De ira
dei d’un Περὶ παθῶν dans lequel la nature et l’usage des affects divins et des
affects humains s’éclairent réciproquement, à ceci près que, chez Dieu, les pas-
sions sont des manifestations actives fondées sur des déterminations libres, en
relation avec l’idée de gouvernement. Par sa nature, l’homme, en effet, s’appa-
rente au divin parce que, comme lui, il est doté de ratio et de sapientia.55 Ce
lien, voulu par la providence, est illustré par le topos du status rectus.56 Ainsi
se justifie l’un des aspects les plus paradoxaux de cette théorie, qui dissocie la
colère de l’irrationalité dans laquelle l’ont enfermée les philosophes : parce que
la colère de Dieu est correctrice et qu’elle n’exprime pas, comme le voulait
Sénèque, un désir de vengeance, elle est « le propre de la raison ».57 De même,
la colère des hommes doit servir à corriger leurs semblables. La conception lac-
tancienne s’éloigne donc aussi bien d’une théologie privant Dieu de tout affect
que de l’idéal de l’apatheia :58 la colère est naturelle et utile59 et, partant, elle
ne doit pas être systématiquement réprimée ou extirpée.
D’autre part, la théorie de Lactance suppose un relativisme des affects, chez
l’homme comme chez Dieu, car de même que les hommes réagissent en fonc-
tion des événements, de même les manifestations de Dieu sont des réponses
aux actions contrastées des hommes. Dans le De ira dei, la nature de Dieu ne
serait donc pas absolue, mais comporterait des traces d’anthropomorphisme et

54 Même si en ira 5,3–4, Lactance sacrifie aux conventions du « genre » en décrivant les effets
physiologiques de la colère.
55 Ira 7,2–15 ; 10,41 ; 13,13. Sur la sapientia comme attribut essentiel du Christ chez Lactance,
voir Wlosok (1960) 210–215 ; sur la parenté de Dieu avec les hommes, voir récemment Colot
(2016) 150–158.
56 Ira 7,4–6 et 20,9–11. Cf. Van der Meeren (2017) 466–471.
57 Ira 17,12 irasci ergo rationis est. Lactance ne désigne jamais la colère de Dieu comme un
« emportement » irrationnel ôtant au sujet le contrôle de soi-même.
58 La récusation de l’apatheia divine occupe tout le chapitre 16. Quant à l’utilité de la colère
humaine, elle est affirmée notamment en ira 18,1–4.
59 Sur l’affirmation, paradoxale, de l’utilité de la colère, voir en particulier ira 21,4–8.
368 Sophie Van der Meeren

de relativisme qui tranchent sur certaines déclarations des Institutions selon


lesquelles Dieu serait inmutabilis.60

5.3 Au fondement de l’éthique du De ira dei : l’ira iusta

L’aspect le plus important que revêt, dans le domaine de l’éthique, la théorie


des affects, est représenté par l’idée de « colère juste ». La place accordée à
celle-ci dans le traité est la preuve que Lactance s’intéresse plus à l’usage et à
la fonction de la colère qu’aux aspects psychologiques de celle-ci. L’homme res-
semble à Dieu par la dualité de ses affects, et c’est précisément par un certain
usage de la colère qu’il cultive cette parenté avec le Christ, envoyé aux hommes
par la providence de Dieu afin de servir d’exemple par ses paroles et surtout
par ses actes :61 « Voilà la colère juste ; et de même qu’elle est nécessaire en
l’homme pour redresser ce qui est faussé, de même elle l’est absolument en
Dieu, et c’est de lui que l’exemple en est parvenu jusqu’à l’homme ».62 L’imita-
tion de Dieu, à travers la colère juste et rationnelle, est la preuve de la supério-
rité de l’homme sur les autres animaux. Comme pour Dieu, la colère sera donc,
pour les hommes, « le mouvement de l’âme qui se dresse pour corriger les fau-
tes ».63 En définitive, la colère juste de l’homme « prend, dans l’histoire, le re-
lais de la colère que Dieu diffère ».64

5.4 L’interprétation impérialiste et romaine

Un dernier aspect de la théorie lactancienne mérite d’être souligné.65 La juste


colère s’inscrit dans une vision impérialiste du monde, dans laquelle Dieu fait
figure de paterfamilias en exerçant la double fonction de pater et de dominus.66

60 Sur le sujet, cf. Kendeffy (2000) 122–127.


61 Voir essentiellement Epit. 38,8 ; 45 ; 46,2–3 ; 55,1–4.
62 Ira 17,18 haec est ira iusta ; quae sicut in homine necessaria est ad prauitatis correctionem,
sic utique in deo, a quo ad hominem peruenit exemplum (trad. de C. Ingremeau).
63 Ira 17,20 motus animi ad coercenda peccata insurgentis : il s’agit de la définition la plus
synthétique du traité : le thème est développé en particulier en 18,9–13 et 21,1–6.
64 Ingremeau (ed. 1982) 54. Iustitia fait partie de ces concepts romains que Lactance réélabore
complètement : cf. Colot (2016) ; il en va de même pour foedus par exemple (cf. infra n. 69).
65 Il a été remarqué par la plupart des commentateurs, en particulier par Kraft/Wlosok (ed.
1957) XXIII-XXV.
66 Cf. ira 24,1.
La colère divine, expression nécessaire de la providence 369

Son rôle rejoint ainsi celui de l’imperator.67 Parce qu’elle est facteur d’ordre et
de pouvoir (imperium),68 la colère se révèle donc être un élément de cohésion
dans les différents niveaux de la réalité69 qui se répondent harmonieusement :
dans la famille, dans la cité, dans le monde, et au sein de la religio unissant
Dieu et l’humanité.
Une telle conception de l’ira iusta serait alors à rapprocher d’un autre
concept typiquement romain, celui du bellum iustum, objet de réflexion de Cicé-
ron,70 et elle illustre parfaitement la stratégie apologétique de Lactance consis-
tant à transposer les enseignements bibliques dans des catégories typiquement
romaines, immédiatement accessibles pour ses lecteurs païens.

67 Et en cela elle rejoint aussi la conception de Dieu comme imperator typique du stoïcisme
romain : cf. Kraft/Wlosok (ed. 1957) XXIV.
68 Sur la colère repose aussi la maiestas, autre catégorie romaine, cf. ira 23,9–11.
69 Cf. ira 24,12, où Lactance recourt à une terminologie politique typiquement romaine : à
cause des discordes et des dissensions est détruite « l’alliance voulue par Dieu qu’est la société
humaine, le pacte collectif » (humanae societatis et publici foederis diuina coniunctio). La fonc-
tion politique et ordonnatrice de la colère semble être, bien plus que l’analyse psychologique,
le point décisif du traité.
70 Cf. off. 1,34–37 ; de rep. 3,34–36.
Ermanno Malaspina
Conclusions
Une fois terminé notre parcours pluriel, dans le De ira et autour du De ira, tâchons
de résumer ici les quelques points de repère que nous pensons avoir dégagés dans
le traité. Au-delà des divergences esquissées dans l’introduction, sur bien plus de
questions les contributeurs, heureusement, sont arrivés, chacun en suivant son
propre parcours, à des conclusions à mon avis semblables, voir identiques.
Les voici, présentées d’une façon dont seulement l’auteur de ces Conclu-
sions est responsable.
Les Lectures plurielles nous offrent du De ira l’image d’un traité non pas certes
complètement cohérent, mais pourtant unitaire, publié (et composé ?) très vite
dans l’année 41 par un philosophe qui n’est pas encore expérimenté, a recours à
plusieurs sources différentes, mais surtout de seconde main et sans un soin parti-
culier dans la reconnaissance de la paternité des contributions utilisées, mais qui
cependant distingue soigneusement entre propatheiai et véritables passions, sans
toutefois avoir encore recours à la catégorie du proficiens. Le De ira fut conçu pour
Novatus, pour la classe dirigeante romaine et pour toute l’humanité, par un rhé-
teur déjà accompli, qui montre aussi déjà un faible pour le théâtre.
En particulier :
– Un traité non complètement cohérent – Comme l’écrit C. Veillard, Sénèque
« tergiverse »1 et M. Graver renchérit en disant qu’« on a le sentiment que
l’importance du sujet a submergé les efforts de l’auteur pour y imposer un
ordre ».2 On peut vraiment dire que du moins quelques-unes des incohé-
rences signalées tout au long de ce volume et sur lesquelles on reviendra3
découlent de l’auteur lui-même et de ses difficultés à maitriser son sujet –
pour des raisons de hâte et d’inexpérience que nous verrons ci-dessous.
– mais pourtant unitaire – Aucun des contributeurs ne reprend nulle part les
thèses anciennes d’une composition du traité en étapes éloignées dans le
temps, en particulier entre les livres I–II et III.4 En fait, on peut bien présen-
ter cet accord général comme la confirmation définitive du caractère unitaire

1 Cf. supra p. 204.


2 Cf. supra p. 168 et aussi Cupaiuolo (1975) 69–77.
3 Pour ne rappeler que les cas les plus importants, le biais stoïcisant des renvois à « Aristote »
au livre I (J. Wildberger), les trois motus de 2,4 (C. Torre, M. Graver, T. Tieleman), la source
posidonienne au livre II (A. Setaioli), la structure insaisissable du livre III (M. Graver,
E. Malaspina, C. Veillard).
4 Bibliographie supra p. 239–240, n. 31 et 32.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-022
Conclusions 371

du De ira, dont les incohérences et les répétitions doivent être expliquées


d’une autre façon.5
– publié (et composé ?) très vite dans l’année 41 – Les deux points précédents,
entre autres,6 nous portent à préférer pour la publication du traité, entre
les deux termini de 41 et de 51, fixés préalablement,7 la courte période de
l’année 41, qui suit la fin du règne de Caligula et précède le procès et l’exil
en Corse. Rien ne nous permet ni d’affirmer ni de nier que le De ira ait été
déjà esquissé et (partiellement ?) rédigé sous le règne précédent, mais la
forme sous laquelle il se présente ne peut avoir été conçue qu’après la
mort de Caligula : voici donc une première raison qui peut expliquer les
faiblesses et le manque de cohérence qui ont été mis en lumière par ces
Lectures plurielles.
– par un philosophe qui n’est pas encore expérimenté, – La vitesse de composi-
tion/publication seule ne suffit pas à tout expliquer, avec un génie rhéto-
rique du calibre de Sénèque. Il faut reconnaître de surcroît qu’il en était à sa
première entreprise incontestablement philosophique :8 son attitude démon-
tre que beaucoup d’années devront encore passer avant de voir la parfaite
maîtrise qui caractérise les œuvres philosophiques d’époque néronienne.

5 Déjà Fillion-Lahille (1984) 288 réfutait l’interprétation ancienne du livre III comme « une
nouvelle rédaction faisant double emploi avec les livres précédents » (p. 288). En effet, l’unité
du traité est indéniable : la démontrent la présence de Novatus en dédicace au commencement
de chaque livre (ce qui prouve de surcroît que la subdivision actuelle remonte à l’auteur et
non pas à quelque édition de l’Antiquité tardive, une donnée qui ne doit pas sembler attendue
ou trop évidente, dans un recueil comme celui des Dialogi) ; la claire division de la partie théo-
rique et de la partie pratique en 2,18,1 ; la subdivision entre prophylaxie et thérapeutique pour
la seconde partie du traité ; la correspondance, en gros, de la seconde partie du livre II avec la
prophylaxie et du livre III avec la thérapie entraînerait le fait que le livre III soit incomplet, si
on envisage ce même livre comme une unité absolue. Cf. entre autres Fillion-Lahille (1984)
238–243 ; 273–278 ; Ramondetti (1996a) 57.
6 Cette chronologie s’accorde par ailleurs parfaitement à d’autres indices négatifs, qui décon-
seillent une datation plus tardive, durant ou après l’exil : cf. supra la Préface, p. XV–XVII.
7 Cf. supra p. XVI.
8 En 41 Sénèque avait au moins 41 ans accomplis et n’était donc plus un jeune homme qui
faisait ses premières armes. Pourtant, sous Caligula il s’était fait un nom non en tant que phi-
losophe, mais en tant qu’orateur doué (Sen. ep. 49,2 ; Suet. Cal. 53,2), malgré ses études philo-
sophiques de jeunesse (ep. 49,2). De surcroît, jusqu’à cette année il avait écrit des opuscules
de nature géographique et scientifique comme le De situ et sacris Aegyptiorum et le De situ In-
diae (des années 17–19, en suivant la chronologie de Vottero (ed.) 1998) et deux textes de mo-
rale pratique stoïcienne comme la Consolatio ad Marciam et le traité perdu De matrimonio
(38–39), œuvres dans lesquelles il se présentait déjà lui-même comme un adepte reconnu du
Portique. La complexité philosophique du De ira est néanmoins bien supérieure.
372 Ermanno Malaspina

– (un philosophe qui) a recours à plusieurs sources différentes – Platon,


Aristote, les Péripatéticiens, les Stoïciens, Posidonius, même Épicure et
son école9 sont cités dans ce volume presque à chaque page : malgré son
manque de maturité philosophique, Sénèque connaît et a recours à toute la
tradition grecque sur (le traitement de) la colère et n’hésite pas même à polé-
miquer en se mettant au même niveau que ces maîtres reconnus. Il le fait en
endossant le masque du stoïcien rigoureux,10 abstraction faite de toute in-
fluence posidonienne.11
– mais surtout de seconde main et sans un soin particulier dans la reconnaissance
de la paternité des contributions utilisées, – Après les travaux, entre autres, de
Giusta et de Setaioli,12 personne ne devrait plus s’étonner de lire que les an-
ciens – et Sénèque en particulier – recouraient habituellement à des antholo-
gies doxographiques, desquelles ils citaient les originaux sans jamais rendre
compte de la source intermédiaire, qui était par contre rarement neutre. En ce
sens, la pointe maligne de Quintilien sur le manque de soin dans l’obtention
et le triage des sources, multa rerum cognitio, in qua tamen aliquando ab iis
quibus inquirenda quaedam mandabat deceptus est (10,1,128), trouve une
confirmation ultérieure dans le De ira, comme l’ont démontré supra en parti-
culier les contributions de J. Wildberger et A. Setaioli.
– (un philosophe) qui cependant distingue soigneusement entre propatheiai et
véritables passions, – La contribution philosophique la plus nette et claire
du De ira concerne les propatheiai, dont plusieurs de nos Lectures se sont

9 À vrai dire, la thèse de Fillion-Lahille (1970) et (1984) portant sur la centralité d’Épicure
dans le système polémique du De ira est celle qui en général est la moins prise en considéra-
tion dans ces Lectures plurielles.
10 R. Kaster est par contre sceptique sur la nature réellement stoïcienne de l’approche de Sé-
nèque : « beyond its firmly cognitive starting point [. . .] scarcely any of it is specifically Stoic.
Much the largest part seeks in various commonsense ways to moderate the way we respond to
impressions, while it fights shy of what a Stoic should regard as the fundamental issue and
the real evil: the deeply ingrained cultural belief that vengeance is a good » (Kaster/Nussbaum
(ed. 2010) 11). Le mot Stoicus n’apparaît qu’une seule fois, vers la fin du traité, à propos d’un
exemplum historique concernant le philosophe Diogène (3,38,1) ; cependant, les définitions de
l’ira perdues dans la lacune initiale ne pouvaient qu’être présentées par Sénèque comme ap-
partenant à cette école : quand il dit Aristotelis finitio non multum a nostra abest (1,3,3) il n’y a
aucun doute que nostra signifie « stoïcienne » plus que « la mienne » ; cf. aussi 1,6,5 et Plato-
nis argumentum adferam – quid enim nocet alienis uti ea parte qua nostra sunt ?, et 2,19,3 uo-
lunt itaque quidam ex nostris.
11 Cf. supra la Préface, p. XIV–XV.
12 Giusta (1967) et Setaioli (1988).
Conclusions 373

occupées :13 on ne peut pas démonter assurément, même si c’est fort pro-
bable, que le mot προπάθεια, aujourd’hui devenu le terminus technicus par
excellence, était déjà en usage chez les anciens Stoïciens ;14 cependant,
Sénèque traite ce concept dans le De ira15 comme une partie intégrante et
nécessaire du système stoïcien des passions (plus précisément de l’Ancienne
Stoa), sans les fluctuations conceptuelles remarquables dans sa production
littéraire plus mûre jusqu’aux Lettres à Lucilius.16 Le premier à proposer
cette exégèse fut Adolf Bonhöffer, il y a plus d’un siècle,17 mais elle ne fut
acceptée ni par von Arnim18 ni par d’autres savants influents,19 et resta mi-
noritaire jusqu’aux contributions de K. Abel et surtout de M. Graver.20 Nos
Lectures acceptent cette interprétation et confirment – peut-être définitive-
ment – l’appartenance des προπάθειαι (comme notion psychologique plus
que comme terminus technicus) au patrimoine conceptuel du stoïcisme an-
cien, que Sénèque accueille et sait utiliser – pour une fois – avec clarté, co-
hérence et peut-être aussi de façon innovante.21
– sans toutefois avoir recours à la catégorie du proficiens. – Alors que la figure
du sapiens est souvent esquissée ou évoquée dans notre dialogue,22 le profi-
ciens, si important dans la vision morale des œuvres de la maturité de Sé-
nèque, est absent du De ira23 et par conséquent de ces Lectures. Seul l’examen

13 Cf. supra C. Torre (p. 95–102), M. Graver (p. 152–157) et T. Tieleman (p. 266–276).
14 Il paraît notamment pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, cf. Graver (1999) 300,
Graver (2007) 88 et dans le présent volume la contribution de T. Tieleman, p. 266–268 et n. 1.
15 En l’indiquant avec plusieurs périphrases, notamment praeparatio adfectus (2,2,1) ou prin-
cipia proludentia adfectibus (2,2,5), ou encore ictus (2,2,5).
16 Cf. l’examen minutieux d’Abel (1983) 79–86.
17 Bonhöffer (1890) 307–311 (« Gefühle, welche scheinbar Affekte, in Wahrheit aber naturge-
mäss und unvermeidlich sind »), sans avoir recours au mot προπάθεια, mais en identifiant
déjà toutes les sources nécessaires, sauf Philon : Cic. Tusc. 3,83 ; Sen. ira; Plut. uirt.mor.
9,449a = SVF 3,439 ; Gell. NA 19,1,18–19 = Epict. fr. 9.
18 D’où l’absence de Sénèque et de Gell. NA 19,1,18–19 dans les SVF: cf. Abel (1983) 88.
19 Comme Hadot (1969) 131–133, Rist (1969) 37–41 et M. Pohlenz, entre autres : ceux-ci préfé-
raient attribuer les προπάθειαι à quelques phases successives du Stoïcisme, de Posidonius à
l’école des Sextii, à Épictète et même à Cicéron ou Sénèque ; cf. Abel (1983) 78–79 et Graver
(1999) 300–301 pour un compte rendu complet.
20 Abel (1983) et Graver (1999), étude avec laquelle Philon fut définitivement intégré dans
le dossier.
21 Cf. infra n. 30.
22 Cf. e.g. 1,6,4 ; 1,16,7; 2,10,6 ; 2,17,2.
23 Mots de la racine de proficio sont bien présents dans le traité (cf. 1,6,2 ; 1,11,2 ; 1,15,3 ;
2,14,1 ; 3,10,3 ; 3,15,1 ; 3,16,1 ; 3,19,2), mais sans rapport avec le personnage du προκόπτων.
374 Ermanno Malaspina

de conscience de ira 3,36,324 semble aller dans cette direction, même si c’est
d’une façon encore non complètement exploitée, ce qui, comme on le verra à
la fin de ces Conclusions, est probablement une occasion manquée de la part
de Sénèque.
– Le De ira fut conçu pour Novatus, pour la classe dirigeante romaine et pour
toute l’humanité, – Les interprétations politiques du De ira, selon lesquelles
le traité viserait Claude en particulier et l’éducation du prince en général,
ont heureusement été très peu suivies dans ces Lectures, un indice du déclin
d’une mode interprétative très commune depuis la seconde guerre mon-
diale.25 Le Sénèque du De ira est un philosophe bien plus qu’un politicien :
il se déclare prêt à soigner en premier lieu les faiblesses de son frère, derrière
lequel se cache la seconde couche de destinataires, les romains puissants,
appartenant à la même classe sociale que l’écrivain et le dédicataire, qui ris-
quaient de se trouver en proie à la colère dans l’exercice de leur pouvoir fa-
milial, social et politique. Mais tout aussi importante est la troisième couche,
formée par l’humanité entière, car la colère est endémique et contagieuse, et
l’élan philanthropique et égalitaire ne peut pas être nié sur la base de la pré-
sence d’exempla historiques portant sur les puissants, ou même les rois : les
deux aspects sont indissociables dans le De ira.
– par un rhéteur déjà accompli, – Si philosophiquement la composition peut
laisser à désirer, du point de vue artistique et rhétorique on voit à l’œuvre la
maturité d’un avocat à succès, qui a déjà élaboré sa prose particulière, desti-
née à faire de lui l’idole des jeunes générations. En particulier, ces Lectures
ont mis en évidence dans le De ira, entre autres, l’usage avisé des sententiae,26
le rôle de l’imaginaire animal27 et le grand effet des exemples historiques.28
– qui montre aussi avoir déjà un faible pour le théâtre. – Ce sont les nombreu-
ses descriptions des conséquences physiques et physiognomoniques de la
colère sur les hommes qui semblent devancer certains personnages des
Tragédies, comme nos Lectures l’attestent.29 Pourtant, le rapport étroit avec
le monde du théâtre pourrait être repéré non seulement à un niveau formel
et stylistique, mais, selon la thèse innovante de C. Torre, bien plus profon-

24 Cf. supra le paragraphe 5.2. de la contribution de C. Veillard, p. 218–222.


25 Cf. supra la contribution d’E. Malaspina, p. 235–238. Très semblable est le cas déjà cité de
la présence d’Épicure : cf. supra n. 9.
26 Cf. supra la contribution de F. Prost, p. 35–55.
27 Cf. supra la contribution de F. R. Berno, p. 251–265.
28 Cf. supra les contributions d’E. Malaspina et de C. Veillard, p. 192–217.
29 Cf. supra la contribution de F. Prost, p. 49–55.
Conclusions 375

dément, au centre de la conception morale, psychologique et esthétique de


Sénèque, grâce à son usage de la théorie stoïcienne des προπάθειαι.30

Voici quelques éléments exégétiques partagés par ces Lectures – et d’autres en-
core pourront être repérés par les lecteurs curieux de notre livre. Cependant,
cette consonance interprétative n’efface pas les points de désaccord qui avaient
été annoncés tout au début, notamment sur la nature des trois motus d’ira 2,4 et
la présence de la psychologie posidonienne, surtout dans la seconde partie du
livre II : les incohérences théorétiques et la controverse entre les savants demeu-
rent hélas intactes.31 Plutôt, les consonances ici résumées nous aident, du moins
à mon avis, à envisager non la solution du problème, mais la cause éthique la
plus profonde : si on accepte la lecture qui suit, très personnelle, alors les inco-
hérences, tout en restant intactes, trouveront leur herméneutique.32
Le De ira se présente dès le début comme une tentative de soigner ration-
nellement les émotions/passions dans le cadre de la psychologie et de l’éthique
stoïciennes. Or, la présence simultanée de ces trois bornes idéologiques – la vo-
lonté non seulement de décrire et expliquer les mouvements psychiques, mais
de soigner l’humanité qui souffre; l’acceptation de la dogmatique stoïcienne;
par conséquent, enfin, l’autolimitation aux traitements rationnels – crée une
sorte de camisole de force qui rend la tentative désespérée dès l’origine et qui
oblige à abandonner du moins une des trois bornes idéologiques pour procéder.
En effet, pour les Stoïciens, où la raison régit il n’y a pas encore la passion et,
inversement, où la passion s’est déjà installée, la raison a perdu son sceptre : il
s’agit d’un postulat implicite, nécessaire dans toute analyse des textes qui se
réfèrent au stoïcisme ancien et qui a été souvent explicité dans nos Lectures
plurielles.33 Chercher un traitement rationnel de la passion risque donc d’être
une contradictio in terminis, car pour les Stoïciens l’enjeu est limité à la phase
antérieure à la passion, c’est-à-dire au bref instant de la décision entre raison et
passion, entre logos et ὁρμή, entre évaluation impartiale des impressions et ef-
fondrement devant les pulsions qui suivent les προπάθειαι.
Cet affrontement entre pathogénèse stoïcienne et thérapie était déjà un pro-
blème pour Cléanthe et Chrysippe à propos de la consolation du deuil, selon ce
que Cic. Tusc. 3,76–79 nous dit ;34 en bon stoïcien, Sénèque s’efforce d’utiliser

30 Cf. supra p. 108–118.


31 Cf. supra p. XII–XV.
32 Je développe ici de façon personnelle quelques idées d’A. Setaioli (cf. supra p. 148–149) ; je
remercie ce collègue et C. Torre d’avoir bien voulu discuter avec moi sur ce sujet.
33 Cf. e.g. p. 56 ; 133 ; 153 ; 190 ; Fillion-Lahille (1984) 39–47.
34 Cf. à ce propos le commentaire de Graver (ed. 2002) ad loc.
376 Ermanno Malaspina

contre la colère dans le cours du De ira ces mêmes instruments rationnels,


c’est-à-dire qu’il essaie de convaincre l’autre que a) il n’a souffert d’aucun mal,
car recevoir une offense (tout comme perdre un être cher) n’est pas un mal véri-
table ; et/ou bien que b) la réaction émotionnelle n’est pas la juste façon de
répondre aux iniuriae. Mais cela conduit au même parcours sans issue : si l’on
utilise l’un de ces traitements avant l’assentiment, on peut certes espérer obte-
nir le résultat et éviter le choix émotionnel, mais on ne soigne pas encore, car
on n’est pas encore en proie à la colère ou au deuil ; si, en revanche, on essaye
de suivre la même procédure après un assentiment faible, et donc quand le
sujet a déjà perdu sa raison, on ne soigne non plus, car l’ὁρμὴ πλεονάζουσα dé-
sormais ne le permettra pas.
La solution adoptée par l’ancienne Stoa est celle de reléguer à l’arrière-plan
la borne du traitement, pour sauver le cadre de l’école et la démarche ration-
nelle :35 en ce sens, son approche est seulement ou éminemment prophylac-
tique (envers les sains) et non thérapeutique (envers les malades), ce qui de
surcroît s’accorde à la perfection avec l’emphase de l’école sur la figure du
sage, qui par définition ni ne doit ni ne peut être traité ou soigné.
Sénèque, lui, réinterprète l’ancien stoïcisme après Posidonius et l’école des
Sextii, mais surtout en tant que noble romain qui se charge de sa patrie et de ses
concitoyens : il ne peut pas accepter la mise de côté de la borne des aspects thé-
rapeutiques et, par conséquent, il est disposé ou, mieux, contraint, par les rai-
sons d’inexpérience que nous venons de montrer dans les pages précédentes, à
être plus malléable à propos du cadre théorétique de l’école et de la démarche
exclusivement rationnelle. Si cette lecture est correcte, on ne fera que reconnaître
dans la structure idéologique du De ira et dans ses faiblesses les effets de l’affron-
tement entre « intériorité » et « prédication » que, comme tout le monde le sait,
Alfonso Traina a établi en tant que noyau du style de Sénèque.36
S’il n’y avait que de l’« intériorité », le discours thérapeutique ne serait pas
si central et si exigeant : c’est à mon avis à cause de la « prédication » que
Sénèque a recours ci et là à des moyens non rationnels dans le De ira ;37 c’est
pour cela que quelques apports posidoniens sont acceptés du moins au livre II ;
c’est pour cela que la partie prophylactique se mêle et se confond avec la théra-
peutique sans divisions claires au livre III ; c’est enfin pour cela que Sénèque

35 Il ne faut pas oublier que l’intérêt effectif de l’ancienne Stoa envers le traitement fait débat.
Il y avait bien un traité « thérapeutique » de Chrysippe (cf. Tielman (2003)), mais son contenu
peut paraître pauvre. Je remercie V. Laurand d’avoir discuté avec moi sur ce problème.
36 Cf. Traina (2011).
37 Comme le fait d’opposer passion à passion, cf. supra p. 193–197 et Kaufman (2013).
Conclusions 377

décide de doubler le moment de l’assentiment avec deux motus après les προ-
πάθειαι en 2,4, abstraction faite de la façon d’interpréter ce passage.
Un Sénèque plus mûr aurait probablement confirmé la même position idéo-
logique, mais aurait atteint son but d’une façon plus claire : comme on l’a déjà
dit, on ressent particulièrement dans le De ira l’absence de la figure du profi-
ciens des Lettres: celui-ci, à la différence du sage, a besoin à la fois de traitement
moral continu et de thérapie psychologique ciblée, tout comme le coléreux, et
Sénèque, en écrivant à Lucilius, saura lui offrir cela sans rencontrer tous les pro-
blèmes que nos Lectures plurielles du De ira ont mis en lumière.38

38 J’avoue qu’on pourrait entrevoir quelques coïncidences entre cette lecture du De ira et l’in-
terprétation de l’« échec » du De clementia proposée par Malaspina (ed. 2009) 59–65 ; cepen-
dant, le De ira n’est absolument pas un échec, comme l’est peut-être le livre II du De
clementia : les exigences du traitement thérapeutique des coléreux, nécessaire à l’impératif de
la « prédication », bouleversent certes, comme on l’a vu, la composition des trois livres, mais
ne suffisent pas pour faire échouer le traité, qui garde jusqu’aux yeux du lecteur contemporain
à la fois son message éthique, sa validité pédagogique et surtout ses qualités littéraires (je suis
débiteur de cette réflexion à C. Torre, que je remercie).
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No
N te: La bibliographie unitaire de l’ouvrage a été assemblée par E. Malaspina, en intégrant
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Notices des auteurs

F. R. Berno Sapienza Università di Roma


J. Giovacchini CNRS – UMR 8230, Centre Jean Pépin
M. Graver Dartmouth College
D. Konstan New York University
V. Laurand Université Bordeaux Montaigne, EA 4574 SPH
E. Malaspina Pontificia Academia Latinitatis – Société Internationale des Amis
de Cicéron
F. Prost Sorbonne Université
O. Renaut Université Paris Nanterre –IUF
A. Setaioli Université de Pérouse
E. Spinelli Sapienza Università di Roma
T. Tieleman Université d’Utrecht
C. Torre Università degli Studi di Milano
S. Van der Meeren Université Rennes 2 – CELLAM
C. Veillard Université de Paris Nanterre
F. Verde Sapienza Università di Roma
J. Wildberger The American University of Paris

https://doi.org/10.1515/9783110711547-024
Index locorum
Accius 1150a 1–8 : 107n.
Eurysaces 1155a 16–18 : 307n.
7 (4) : 110n. 1098b 9–1099b 8 : 160n.
12 (20) : 110n. 1105b 19–1108b 10 : 163n.
1145a 15–b 22 : 155n.
Aelien 1150a 9–1150b 28 : 155n.
Varia Historia
9,24 : 123n. Historia animalium
8,1,588a 25–31 : 264n.
Aristote
De anima Poetica
1,1,403, 29‒31 : 128n. 4,1448b 9–13 : 288n.
6,1449b 24–28 : 282n.
De motu animalium 11,1452a 30 : 291n.
6,700a 4‒11 : 209n. 14,1453b 19–22 : 290n.
8,701b 33‒702a 21 : 209n.
Politica
De uirtutibus et uitiis (apocryphe) 8,7,1341b 32–42a 15 : 282n.
1250b 24 : 342n.
Rhetorica
Ethica Eudemea 1354a 24–25 : 313n.
1229b 31‒33 : 140n. 1354a 27–28 : 313n.
1355b 35–36 : 313n.
Ethica Nicomachea 1356a 1–4 : 313n.
1114a 11–22 : 70n. 1356a 15–16 : 314n.
1116b 31 : 342n. 1370b 9–14 : 140n.
1117a 5–6 : 140n. 1374a 26–28 : 140n.
1123a 34–1125a 35 : 53n. 1378a 20–23 : 304
1125b 26 : 324 1378a 30–32 : 324
1125b 29 : 324 1378a 31–33 : 304
1125b 31–32 : 324 1378b 1–2 : 140n.
1126a 3 : 324 1378b 10–11 : 307n.
1126a 3–6 : 324 1378b 18–20 : 307n.
1126a 5 : 310 1378b 25–26 : 140n.
1126a 21–23 : 140 1378b 28 : 309
1135b 25–29 : 310 1378b 29–31 : 309
1145a 1–30 : 262 1378b 34–1379a 6 : 309
1145a 25–26 : 252n. 1379a 25 : 130n., 140n.
1148b 19–24 : 262n. 1379a 36–1379b 2 : 309
1149a 9–12 : 262n. 1379b 2–6 : 130n.
1149a 10–15 : 257n. 1379b 11–13 : 309n.
1149b 31–34 : 252n. 1379b 24–26 : 309
1149b 32 : 264n. 1379b 27–28 : 140n.
1149b 35–1150a 8 : 262 1379b 33–36 : 141n.

https://doi.org/10.1515/9783110711547-025
402 Index locorum

1380a 10–12 : 140n. De natura deorum


1380a 26–31 : 140n. 1,42 : 317n.
1380a 33 : 308n. 1,45 : 317n.
1380b 5–6 : 140n. 2,138 : 135n.
1380b 16–17 : 140n., 130n.
1381b 33 : 308 De officiis
1419b 23–26 : 147n. 1,34–37 : 369n.
1,81 : 125n.
Augustin 1,106 : 216n.
De ciuitate Dei 1,136 : 117n., 147
15,25 : 362n. 3,102 : 360n.

De Trinitate De oratore
13,16,21 : 362n. 2,189 : 116n., 118n.
3,65 : 312
Aulu-Gelle 3,214–223 : 116n.
Noctes Atticae 3,215–220 : 147n.
1,26,1–11 : 328n.
6,2,2 : 219n. De republica
12,5,10 : 328n. 3,34–36 : 369n.
19,1 : 95n., 269, 271
19,1,18–19 : 271n., 273n., 373n. De senectute
11 : 219n.
Biblia Sacra
Liber Genesis Lucullus
3,17 : 360n. 135 : 60n., 325n.

Catulle Tusculanae disputationes


22,21 : 124n. 3 : 182n.
3,11 : 42n., 154n.
Cicéron 3,12 : 30n.
Ad Quintum 3,13 : 333
1,1 : 237n. 3,18 : 337n.
3,25 : 160n.
De diuinatione 3,31 : 112n., 335
2,80 : 116n. 3,33 : 322n.
3,52 : 243n.
De fato 3,61 : 160n., 333–334
40 : 274n. 3,62 : 34
41–42 : 271 3,64 : 154n.
3,66 : 154n., 168n., 195n.
De finibus 3,67 : 110n.
4,2 : 217n. 3,76 : 161n.
4,3–7 : 86n. 3,76–77 : 275n.
Index locorum 403

3,76–79 : 375 Clément d’Alexandrie


3,77–78 : 213n. Stromata
3,79 : 161n. 6,9 : 362n.
3,83 : 95n., 154n., 267, 269n., 333, 373n.
4,9 : XVIn., 333 Diodore de Sicile
4,9–10 : 88n. Fragments
4,11 : 66n., 212n. 1,10 : 219n.
4,11–15 : 202n.
4,11–33 : 268n. Diogène Laërce
4,12–14 : 67 De clarorum philosophorum uitis
4,14 : 89n. 2,118 : 318n.
4,15 : 78n., 103n. 3,39 : 127n.
4,21 : 43n., 334 5,23 : 151n., 325n.
4,27 : 268n. 6,41 : 185n.
4,31 : 154n., 252n., 334 7,24 : 43n.
4,33 : 88n. 7,89 : 216n., 271n.
4,34 : 70n. 7,101-103 : 205n.
4,34–38 : 67n. 7,110 : 42n., 202n., 208n.
4,38 : 61, 63 7,110-116 : 202n.
4,38–57 : 59, 67n. 7,111 : 314n.
4,39 : 61n. 7,111-114 : 212n.
4,39–42 : 67 7,113 : 43n., 310n.
4,41 : 70, 335 7,115 : 209n.
4,42 : 70 7,127 : 155n., 209n.
4,43 : 61, 65, 116n., 325n., 336 7,173 : 43n.
4,43–46 : 60, 163n. 7,188 : 135n.
4,43–53 : 88n. 8,22 : 219n.
4,44 : 42n. 10,28 : 318n.
4,46 : 63, 334 10,34 : 321n.
4,48–51 : 334n. 10,119 : 329n.
4,48–55 : 334
4,55 : 116n.–117n., 147n., 336 Dion Cassius
4,57 : 67 41,63,5–6 : 122n.
4,59 : 202n.
4,60 : 161n.
Épictète
4,60–61 : 205n., 213n.
Dissertationes
4,61 : 195n.
1,1,25 : 219n.
4,62 : 213n.
2,1,31 : 220n.
4,62–64 : 204n., 206n.
2,18,24 : 169n.
4,63 : 158n., 191n., 206n.
2,18,27 : 219n.
4,72 : 70n.
3,8,1 : 219n.
4,77–79 : 334
3,10,1-3 : 218n.
4,78 : 191n., 207n., 335
3,10,4 : 218n.
4,79 : 88n., 336
3,21,1–3 : 220n.
4,80 : 113n.
4,4,26 : 219n.
4,83 : 110n.
404 Index locorum

4,6,11 : 218n. 1,4,16, p. 14 : 134n.


4,6,32 : 218n. 1,4,20–21, pp. 15,17–16,4 : 142
4,6,34 : 218n. 1,5,21, p. 16,10–11 : 137n.
1,5,22, pp. 16,25–17,3 : 141
Encheiridion 1,5,23, p. 17,12–13 : 134n.
12,2 : 221n. 1,5,25, p. 19,8–9 : 145n.
26 : 221n. 1,6,27, p. 21,1–4 : 133n.
34 : 169n. 1,6,28–29, pp. 21,25–22,3 : 132n.

Fragmenta De Placitis Hippocratis et Platonis


9 : 272–273n., 373n. (éd. De Lacy)
2,7,18 : 352n.
Épicure 4,2,5, p. 296,6 : 268n.
Ad Herodotum 4,2,11 : 68n.
77 : 316 4,2,12 : 68n.
4,2,26–27 : 352n.
Ad Menoeceum 4,2,31 : 70n.
123 : 317n. 4,3,2 : 269n.
131 : 316 4,3,5 : 70n.
4,4,17 : 68n.
Kyriai doxai 4,5,12 : 70n.
1 : 317 4,6,2, p. 270,15–18 : 209n.
30 : 323 4,6,29,6 : 76n.
4,6,43 : 68n.
4,7,10 : 356n.
Sententiae Vaticanae
4,7,14–15, p. 284,7–9 : 224n.
62 : 316
4,7,26–27 : 158n.
5,1,4, p. 292,18–20 : 208n.
Ésope
5,1, 4–5, pp. 292,18–20 : 207n.
303 : 124n.
5,1, 5–6, pp. 292,20–25 : 207n.
5,2,26–27, p. 300,2–7 : 209n.
Galien
5,2,31–34, p. 300,26–36 : 208n.
De indolentia
5,5,21 : 268
60,19,10–13 : 355n.
5,6,37 : 154n.
66 : 356n.
6,1,13 : 353n.
6,8,73 : 128
De passionibus et erroribus animae 7,3,2 : 128–129n.
(éd. Marquardt)
1,2,6, p. 4,11–15 : 124n., 141
De propriorum animi cuiuslibet affectuum
1,3,4, pp. 10,23–11,2 : 141
dignotione et curatione
1,4,15, p. 11,15–17 : 145n.
1,1–2 : 317n.
1,4,15, p. 11,16 : 145n.
1,3–4 : 352n.
1,4,16, p. 12,8–9 : 141
3,2–4 : 351n.
1,4,16, p. 12,14–15 : 141
4,1 : 357n.
1,4,16, p. 12,9 : 134n.
5,1–3 : 351n.
1,4,16, p. 12,13 : 145n.
5,4 : 351n.
1,4,16, p. 12,19–22 : 142
5,6–27 : 356n.
Index locorum 405

6,1–2 : 356n. Jamblique


6,2–3 : 357n. Vita Pythagorica
7,9 : 357n. 165 : 219n.
7,21–24 : 355n.
Justin
Quod animi mores corporis temperamenta 2,9,1–5 : 122n.
sequantur (éd. Kühn)
4,767 : 354n. Lactance
4,814 : 137n. De ira Dei
4,821 : 355n. 1,1 : 364n.
5,768 : 357n. 1,2 : 359n.
2,2 : 364n.
Hérodote 2,4 : 359n.
1,108–119 : 198n.–199n. 2,6 : 2,6n.
1,189 : 20n. 2,8 : 364n.
1,189–190 : 198n.–199n. 4 : 364n.
3,20–25 : 198n.–199n. 5 : 364n.
3,34–35 : 198n. 5,3–4 : 367n.
4,83–84 : 198n. 5,9 : 366n.
7,38–39 : 198n. 6,1 : 364n.
7,2–15 : 367n.
Homère 7,4–5 : 366n.
Ilias 7,4–6 : 367n.
1,2 : 316n. 7,8–1 : 366n.
9,63 : 324n. 8–10 : 364
9,648 : 310n. 9,5 : 363n.
12,41–48 : 260n. 10 : 164
20,164–175 : 260n. 10,41 : 367n.
21,571–575 : 260n. 11,2 : 359n.
23,724 : 54 12–21 : 365
13,9 : 365n.
Horace 13,13 : 367n.
Epistulae 13,13–20 : 366n.
1,2,62 : 330 13,13–24 : 365n.
2,3,1–13 : 112n. 14,1 : 364n.
2,3,99–119 : 111n. 15 : 365n.
2,3,101–102 : 98n. 15,5 : 364n., 366n.
2,3,117–119 : 112n. 15,7 : 364n.
2,3,119–120 : 113n. 15,12 : 360n.
2,3,125–127 : 113n. 16 : 367n.
2,3,295–308 : 114n. 16,7 : 360n.
2,3,408–418 : 114n. 17,3 : 303
17,12 : 359n., 366n.–367n.
Irénée 17,13 : 28n., 42n., 310n.
Aduersus haereses 17,18 : 368n.
3,25,2 : 361n.–362n. 17,20 : 368n.
406 Index locorum

18,1–4 : 367n. 7 : 221n.


18,9–13 : 368n. 7,21 : 222
19,2 : 366n. 9,24 : 222
19,6 : 359n. 10,9 : 220n.
20,4–13 : 366n. 10,11 : 220n.
20,9–11 : 367n. 10,13 : 220n.
21,1-6 : 368n.
21,4 : 365n. Martin de Braga
21,4–8 : 367n. De ira
21,10 : 366n. 1,3,3b : 243n.
22,3 : 363n.
23,9–11 : Musonius Rufus
24,1 : 368n. 20, p. 113,5–15 : 35n.
24,12 : 369n.
Novatien
Epitomae De Trinitate
24 : 366n. 5 : 362n.
38,8 : 368n.
45 : 368n. Nouum Testamentum
46,2–3 : 368n. Acta apostolorum
55,1–4 : 368n. 18,12 : 237n.

Institutiones Marc
4,28,2 : 364n. 1,25–26 : 361n.
5,7,5–6 : 365n. 2,16 : 361n.–362n.
7,5,3 : 364n. 11, 15–19 : 360n.
7,6,1 : 364n.
Origène
Lucain Contra Celsum
7,568 : 126n. 4,71 : 362n.

Lucien Ovide
Abdicatus Ars Amatoria
28 : 356n. 3,503–504 : 127n.
3,506–507 : 127n.
Lucrèce
De rerum natura Metamorphoseon Libri
4,1068–1072 : 181n. 1,144–148 : 109n., 253
1,144–150 : 291
Marc Aurèle 7,545–546 : 252–253
Eis heauton
4,3 : 221n. Remedia
4,48 : 222 79–106 : 181n.
6,6 : 222
6,31 : 222
Perse
6,47 : 220n.
4,23–24 : 124n.
Index locorum 407

Phèdre 44,41–45,22 :
4,10 : 124n. 42,21–39 : 326
43,14–41 : 329
Philodème 44,23 : 324n.
De Ira 45,1 : 329
1,23 : 322 45,5–8 : 319n.
3,5–4,17 : 322 45,9–10 : 329n.
5,17 : 330 45,12–13 : 329n.
6 : 321n. 45,16 : 330
6,3–6 : 146n. 47,29–41 : 328n.
6,13–20 : 146n. 48,38–39 : 329n.
6,14–15 : 323
6,27–29 : 322 Papyri Herculanenses
6,31 : 63 182 : 320
7,6 : 331 1005/862 : 331n.
8,35–38 : 146n. 1021 : 320n.
9,3 : 182n. 1414 : 318
9,18–20 : 146n. 1471,36,24–25 : 324n.
12,17–21 : 141n. 1485 : 331n.
16,30–32 : 141n. 1506 : 320n.
17,18–23 : 141n. 1570 : 320n.
18,35–19,27 : 323 1674 : 320n.
19,26 : 324
20,30 : 324 Philon d’Alexandrie
25,29–35 : 141n. Quaestiones in Genesim
26,1–5 : 141n. 1,79 : 266n.
27,39–28,5 : 141n.
29,23–24 : 316n. Platon
31 : 325n. Apologia Socratis
31,24–32 : 325n. 34b–c : 296
31,24–32,9 : 325
31,28–32 : 63n. Cratylus
33,15–23 : 326 419e : 296
33,34 : 326
35,2 : 326
Gorgias
35,39 : 324
482d : 296
37,5–7 : 331
483e : 259
37,20 : 326
37,24–25 : 326
Hippias Minor
38,1 : 326
371e : 302
38,6 : 326
38,18–22 : 327
Leges
38,34 : 331, 325n.
666a : 121, 138n.
39,21–25 : 326
694d–695e : 139n., 141n.
39,29 : 327
717c–d : 302
40,2 : 327
731c–d : 296, 302
41,1 : 327
408 Index locorum

791d : 139n., 141n. 69c8–d6 : 296


793e : 139n. 69d : 296
866d–869e : 301 70a–d : 297
866e6–867b1 : 302n.
903b–d : 135n. Plaute
934a–b : 138 Bacchides
fr. 1 : 110n.
Phaedo
89d : 298 Epidicus
559 : 110n.
Philebus
47d–50e : 297 Pline l’Ancien
47e : 296 Naturalis historia
7,94 : 122n.
Protagoras
324a–c : 297 Pline le Jeune
324b : 138 Epistulae
352b : 297 8,24 : 237n.

Respublica Plutarque
335d : 28, 138 Coniugalia praecepta
336b : 296, 298 142f9 : 344n.
411a–e : 297
411b : 63, 140 De adulatore
411b,1–4 : 325n., 342 48f8 : 345n.
439d–441c : 299 66e3–7 : 345n.
440c : 129n., 296 66e5 : 345n.
441a2 : 329n. 74d1–4 : 344n.
588c–590b : 260
590a : 260 De cohibenda ira
606d : 298 453b2 : 339
620b : 260n. 453d8–9 : 348n.
730d : 138 453e3–f3 : 340n.
731b : 138 454b3–6 : 325n., 341n.
731d : 138 454b7–c5 : 348n.
454c10–d1 : 347n.
Sophista 454d : 141n.
230b–d : 298 454d3–6 : 346n.
454e6–10 : 348n.
Theaetetus 455a–b : 190n.
167e–168c : 298 455b1 : 343n.
455b4 : 341n.
Timaeus 455c–d : 141n.
44a : 296 455d : 346n.
69c–70d : 296 455e3–456d4 : 347n.
Index locorum 409

456a–b : 127 Porphyre


456c11–13 : 343n. Vita Pythagorae
456e1 : 343n. 40 : 219n.
456f2–457a1 : 342n.
457a : 141n. Posidonius
457a5 : 341n. (éd. Edelstein-Kidd)
457b9–c3 : 342n. 31,6–11 : 137n.
457e : 199n. 31,19–24 : 132n., 139n., 144n.
458c : 126n. 33 : 132n.
458c10–d5 : 343n. 33,4–10 : 133n.
458f : 199n. 36 : 128n., 150n.
459b3–6 : 349n. 158,5–12 : 132n.
459b6–7 : 349n. 159 : 132n.
459f : 141n. 165,23–32 : 142n.
459e2–4 : 349n. 165,88–94 : 144n.
460d1–3 : 345n. 165,89–95 : 136n.
460d3–7 : 346n. 165,143–150 : 132n.
461a : 141n. 166 : 144n.
461a5–8 : 345n. 166,9–10 : 140n.
462b : 346n. 166,9–14 : 133n.
462e11 : 343n. 168,1–8 : 281n.
462f4–463a6 : 344n. 169,1–20 : 132n.
463b7–10 : 339n. 169,82–84 : 144n.
464b : 141n. 169,82–88 : 132n.
464c3 : 339 169,85–96 : 131n.
169,111–113 : 148n.
De communibus notitiis aduersus Stoicos 169,111–117 : 131n.
1078b–d : 344n. 169,115–116 : 137, 144n.
1078e : 344n. 169,117 : 146

De tuenda sanitate Quinte-Curce Rufus


127d : 269n. 3,6 : 122n.
128b : 269n.
129a : 269n. Quintilien
Intitutio Oratoria
De uirtute morali 6,2,25–35 : 116n.
442a : 340n. 8,3,56–57 : 144n.
446f–447a : 152n. 9,2,39 : 147n.
449b2–7 : 347n. 10,1,128 : 372
456e : 60n. 10,1,128–129 : 10n.

Marius Recognitiones Clementinae


38 : 356n. 10,48 : 362n.

Quaestiones coniugales Sénèque


666d : 269n. Agamemnon
410 Index locorum

738–740 : 260n. 1,25,1 : 164n., 255n.


892–896 : 260n. 1,25,3–26,1 : 247n.
1,26 : 109n.
Consolatio ad Marciam 2,4 : 164
5,1 : 304 2,4,1–3 : 164n.
8,1 : 104n., 156n. 2,6–7 : 187n.
11,1,4 : 142n.
De Constantia Sapientis
Consolatio ad Heluiam 5,6 : 16n.–17n.
1,2 : 78n. 12,3 : 156n.
5,6 : 184n. 14,3 : 258n.
5,13 : 221n.
17,1 : 104n., 156n. De Ira
18,4 : 78n. 1,1,1 : XVIn., 36n., 51, 57n., 145–146, 237,
20,2 : 184n. 242–244n., 247n.
1,1–2,17 : 202, 240n.
De Beneficiis 1,1,2 : 176n., 191, 248n.
2,18,4 : 104n. 1,1,3–4 : 85n., 126, 146n., 257
2,20,2 : 244n. 1,1,3–6 : 239n.
3,18–28 : 250n. 1,1,4 : 39, 238, 252n., 256–257, 343
6,20–23 : 135n 1,1,5 : 27n., 252, 256
6,20,1 : 135n. 1,1,5-6 : 253
6,21,3 : 123n. 1,1,6 : 38n.–39, 131, 256
6,22 : 135n. 1,1,7 : 27, 39, 188n.
6,23 : 123n. 1,2 : 37
6,23,3 : 135n. 1,2,1 : 40, 241n., 244, 247n.
1,2,1–3 : 243, 247
De Breuitate Vitae 1,2,2 : 242n., 244, 247n.
2,3 : 25n. 1,2,3 : 28, 40, 64, 80, 129, 247n., 334
5,2 : 337n. 1,2,4 : 24, 28, 40
1,3,2 : 44, 241n., 243n., 248n.
De Clementia 1,3,3 : 44n., 150, 303n., 305n., 334n., 372n.
1,3,1 : 240n. 1,3,3–6 : 303
1,3,2-3 : 241 1,3,3–8 : 252–253
1,3,5 : 247n. 1,3,4 : 154n., 262, 311
1,5,1 : 242n., 247n. 1,3,4–8 : 131
1,5,5 : 258 1,3,5 : 252n.
1,6,1–4 : 236 1,3,6 : 39, 334
1,12,4–5 : 247n. 1,3,6–8 : 38n.
1,13,2 : 110n. 1,3,8 : 304
1,14,3 : 242n. 1,4,1 : 335
1,16,1–17,3 : 247n. 1,4,7 : 18n.
1,16,4 : 156n. 1,5 : 64
1,17,1–2 : 242n. 1,5–6 : 48, 57, 61, 144, 253
1,19,5–9 : 247n. 1,5–12 : XVIIIn., 83
1,21,1 : 243n. 1,5–20 : 80
Index locorum 411

1,5–21 : XVIIIn., 56, 59 1,12,1–3 : 67n.


1,5,1 : 48, 61n., 63–65 1,12,1–5 : 50n.
1,5,2 : 20n., 28, 57, 61 1,12,2 : 79
1,5,3 : 80n. 1,12,3 : 235n.
1,6,1 : 28, 66, 242n. 1,12,4 : 78, 122n., 242n.
1,6,1–4 : 79n. 1,12,5 : 79–80n.
1,6,2 : 242n., 373n. 1,12,6–14 : 50
1,6,3 : 242n., 244, 247n. 1,13–21 : XVIIIn.
1,6,4 : 80n., 164n., 373n. 1,13,1 : 62n.
1,6,4–5 : 244 1,13,3 : 54n., 194n.
1,6,5 : 28, 80n., 138, 372n. 1,13,4–5 : 67n.
1,7 : 49, 71 1,13,5 : 78n.
1,7–8 : 70–71n., 151–152, 157, 270 1,14–16 : 79n.
1,7–11 : 67 1,14–19 : 60
1,7–13 : 60 1,14,1 : 67n., 334n.
1,7–19 : 66, 68, 80 1,14,2–3 : 51
1,7–21 : 48, 57, 68, 82 1,14,3 : 28, 54
1,7,1 : 61–64, 66–67, 163, 251, 326 1,15 : 53n.
1,7,2 : 72–73, 248n. 1,15–16 : 117n.
1,7,2–8,3 : 334n. 1,15–16,3 : 51
1,7,3 : 48, 71–74n., 152–153, 248n. 1,15,1 : 53n., 242n.
1,7,4 : 71–72n., 152–153, 335 1,15,2 : 242n.
1,8 : 71 1,15,3 : 28, 169, 335, 373n.
1,8–12,5 : 49–50 1,16 : 53n.
1,8,1 : 27n., 62n., 66n., 71n.–74, 120, 1,16,1 : 62n., 242n.
152–153, 177, 181, 188n. 1,16,2 : XVIIn., 242n.
1,8,2 : 73–75, 152 1,16,3 : 50, 154n., 242n.
1,8,2–3 : 48, 74, 101 1,16,4 : 28, 212n., 242n.
1,8,3 : 71, 73–75 1,16,4–7 : 51
1,8,7 : 242n., 248n., 314 1,16,5 : 20n., 242n., 253
1,9–20 : 140n. 1,16,6 : 62n., 242n.
1,9,1 : 67n., 76 1,16,7 : 98n., 242n., 373n.
1,9,1–12,2 : 334n. 1,17–18,1-2 : 52
1,9,2 : 62n., 69, 80, 104n., 156, 163n., 1,17,1 : 52–53n., 67n., 251, 334n.
325n., 334n. 1,17,2 : 62n.
1,9,4 : XIIIn., 69, 79–80, 242 1,17,3 : 78
1,10,1 : 168n., 194n. 1,17,4 : 53n.
1,10,2 : 67n. 1,17,4–7 : 78
1,10,3 : 79n. 1,17,5 : 28, 80n., 236n.
1,10,4 : 62, 69, 334n. 1,17,6 : 253
1,11,1 : 58n., 62n., 69 1,17,6–7 : 77
1,11,2 : 58n., 62n., 373n. 1,17,7 : 78
1,11,4 : 58 1,17,7–19,1 : 79
1,11,8 : 58, 67n., 79 1,18,1–2 : 79n.
1,12 : 163n. 1,18,3 : 27n.–28, 52, 242n.
1,12-19 : 68 1,18,6 : 194n.
1,12,1 : 242n. 1,19,1–3 : 53
412 Index locorum

1,19,2 : 27n., 60, 242n. 2,3,1–5 : 99


1,19,3 : 62n., 242n. 2,3,2–3 : 99
1,19,4 : 27n.–28, 62n. 2,3,3 : 272
1,19,5 : 51n., 242n. 2,3,4 : XIIIn., 80n., 143, 270
1,19,5–8 : 53, 79n. 2,3,4–5 : 100–101, 103, 105
1,19,6 : 242n. 2,3,5 : XIIIn., 27n., 106, 131, 153, 156, 170,
1,19,7 : 138, 242n. 266, 273
1,19,8 : 52, 242n. 2,4 : XII–XIII, 29n., 142, 156–>157, 176n.,
1,20–21 : 60, 68 188, 370n., 375, 377
1,20,1 : 53, 242n. 2,4,1 : 29, 57, 74, 79–81, 92n., 130, 132n.,
1,20,1–3 : 54 143, 155–157, 167n., 175, 177, 248n.,
1,20,2 : 54, 236n. 266, 276
1,20,3 : 28, 54, 68n., 78n., 177n.–178n., 2,4,1–2 : 103, 105–106, 273–274n.
242n. 2,4,2 : XIIIn., 91n., 147, 158, 190, 266,
1,20,4 : 114n., 246n. 268n., 270n.
1,20,4–21 : 54 2,5 : 108, 115, 176n., 155, 164, 176n.
1,20,5 : 27n., 54 2,5–17 : 83, 107
1,20,8 : XVIn., 27n., 54, 246n. 2,5,1 : 175, 246n.
1,21,3 : 20n., 238n. 2,5,1–4 : 252n.
2,1 : 88, 97 2,5,1–5 : 199
2,1–4 : 68, 71, 83, 89, 132, 271–272 2,5,2 : 154
2,1–5 : 58, 151 2,5,3 : 109n., 115n., 191, 236n.
2,1–17 : XVIII 2,5,4 : 108n., 242n.
2,1,1 : 27n.–29, 91 2,5,5 : 108n., 242n., 245, 247n.
2,1,1–2 : 85n. 2,6 : 110–111, 115, 140n.
2,1,1–4 : 266 2,6–10 : 58, 110
2,1,2 : 242n. 2,6–17 : 108, 112
2,1,3 : XIIIn., 29n., 91, 180 2,6,1 : 58n., 111n.
2,1,4 : XIIIn., 91–92, 94, 100–101, 130, 270, 2,6,2 : 20n., 115n., 146n.
305, 334 2,6,3–4 : 113n.
2,1,4–5 : 156n., 159n. 2,6,4 : 236n.
2,2 : 95–98, 156 2,7 : 110
2,2–3 : 91n., 155, 167 2,7,1 : 112n., 335
2,2,1 : 83, 97–98, 147, 153, 156, 271, 284, 2,7,2 : 45n.
373n. 2,7,3 : 17n., 27n., 29, 242n.
2,2,1–2 : 284 2,8,1 : 108n.
2,2,1–6 : 272, 306 2,8,2 : 108n., 253
2,2,1–2,3,3 : 283n. 2,8,3 : 253
2,2,2 : XIIIn., 96n.–97, 131, 156, 266–267 2,9 : 109, 113
2,2,3 : 242n., 246n. 2,9,1 : 108n., 212n.
2,2,3–5 : 97–98, 284 2,9,3 : 27n., 244, 247
2,2,4 : 242n. 2,9,4 : 20n.
2,2,5 : XIIIn., 98n., 111n., 132n., 155, 167n., 2,10,1 : 25n.
242n., 268n., 306, 373n. 2,10,4 : 242n.
2,2,6 : 132 2,10,5 : 110n., 184
2,3–5 : 97 2,10,6 : 373n.
2,3,1 : XIIIn., 105, 270 2,10,7 : 242n.
Index locorum 413

2,11 : 58n., 113 2,20 : 121, 129, 139


2,11,1-2 : 114n. 2,20,1 : 177n.
2,11,2 : 109n., 212n., 253 2,20,2 : 131, 137–138
2,11,4 : 258 2,20,3 : 137, 139, 146
2,11,4–6 : 253 2,20,4 : 29, 145–146
2,12–15 : 58 2,21 : 120–121, 129, 139
2,12–16 : 114 2,21,1 : 178
2,12,1 : 29 2,21,4 : 242n.
2,12,2 : 45n. 2,21,5 : 139, 146
2,12,3 : 109n., 115n. 2,21,7 : 241n.
2,12,4 : 18n., 236n. 2,21,8 : 212n.
2,12,4–6 : 115n. 2,21,10 : 137n.
2,12,5 : 109n. 2,22 : 121, 124, 128–129, 140
2,13 : 142 2,22–36 : 203
2,13,1 : 58 2,22,2 : 130, 179n., 181, 188n.
2,13,2 : 236n. 2,22,2–3 : 143
2,14 : 117n., 136, 147 2,22,3 : 242n., 224n.
2,14–42 : XV 2,22,3–4 : 179n., 184n.
2,14,1 : 59n., 109n.–110n., 147, 194n., 373n. 2,22,4 : 148
2,14,2 : 177n., 196n. 2,23 : 121
2,14,3 : 178n. 2,23,1 : 242n., 246n.
2,14,4 : XVIIn. 2,23,2 : 246n.
2,15 : 59n., 131, 136 2,23,3 : 245n., 247n.
2,15,3 : 145–146 2,23,4 : 236n., 246n.
2,15,4–5 : 253 2,24 : 122
2,15,5 : 121 2,24,1 : 242n.
2,16 : 59n., 131–132 2,24,1–2 : 179n., 184n.
2,16,1–2 : 133, 254 2,24,2 : 148
2,16,2 : 58, 115n., 263 2,25 : 122, 140
2,17 : 59n., 115, 131, 205 2,25,1 : 140, 242n.
2,17,1 : 60, 109n.–111n., 115n., 147, 335 2,25,2 : 27n., 29, 123
2,17,2 : 59, 139, 373 2,25,3–4 : 242n.
2,18 : 83, 142, 162, 174n., 203 2,25,4 : 148
2,18–36 : XVIII, 177–178, 226–227 2,26 : 123–124, 141
2,18–3,43 : 240n. 2,26–28 : 134
2,18,1 : 83n., 119–120, 127, 136, 151, 161, 2,26,1–3 : 254
165, 172, 174, 177, 179, 202, 228, 2,26,3 : 123
242, 371 2,26,3–4 : 141
2,18,1–5 : 178n. 2,26,4 : 133
2,18,2 : 178 2,26,4–5 : 254
2,19 : 121, 128–129, 131 2,26,5 : 156n.
2,19–21 : 178, 184, 203 2,26,6 : 254
2,19–36 : 177, 179 2,27 : 123–124
2,19,2 : 131, 252n. 2,27,1–2 : 134, 141n.
2,19,3 : XVn., 372n. 2,27,2 : 135
2,19,4 : 178n. 2,27,3 : 242n.
2,19,5 : 27n. 2,28 : 124, 195, 206n.
414 Index locorum

2,28,1 : 140n. 2,35,1–2 : 126


2,28,1–3 : 141 2,35,2 : 70n.
2,28,1–8 : 236n. 2,35,3 : 126–127n., 146n., 184n.
2,28,2 : 140n. 2,35,3–6 : 85n.
2,28,3 : 138 2,35,4 : 126, 145n., 254, 256–257
2,28,4 : 27n., 29, 134, 142 2,35,5 : 126–127n.
2,28,5 : 179n., 140n. 2,35,5–6 : 254
2,28,6 : 177n. 2,36 : 127, 145–146, 203
2,28,7 : 140 2,36,1 : 343n., 256
2,28,8 : 141–242n., 246 2,36,1–3 : 140
2,29 : 124 2,36,1–5 : 206n.
2,29–30 : 134n. 2,36,3 : 146, 343n.
2,29,1 : 27n., 29, 140n., 142–143, 179n., 2,36,5 : 178n., 194n.
184n., 187–188n. 2,36,6 : 145, 227
2,29,2 : 27n., 29, 144 3,1 : 174n.
2,30 : 124, 134, 179n. 3,1–2 : 223, 230
2,30,1 : 140n..–243n., 245, 247 3,1–9 : 173
2,30,2 : 254, 257 3,1–12 : 204n.
2,31 : 125 3,1–40 : 204
2,31–36 : 227 3,1,1 : 143, 162–163n., 179n., 183–184, 189,
2,31,1 : 27n., 129, 140n. 192, 224n.
2,31,3 : 130, 194n., 242n., 245, 247n. 3,1,1–5,1 : 161
2,31,4 : 29, 242n. 3,1,2 : 162, 195n., 224n., 241n.
2,31,4–5 : 148 3,1,2–3 : 187–188
2,31,5 : 206n., 242n. 3,1,3 : 58n., 143, 162, 248n.
2,31,6 : 27n., 206n., 259 3,1,3–5 : 223
2,31,6–7 : 216n. 3,1,4–5 : 70n.
2,31,6–8 : 254, 258 3,1,4 : 162
2,31,7 : 242n. 3,1,5 : 58n., 162–163
2,31,8 : 138, 236n., 242n., 259 3,2–4 : 164
2,32 : 138n. 3,2,1 : 248n.
2,32–34 : 140 3,2,1–6 : 241n.
2,32,1 : 206n., 216n., 250n. 3,2,2 : 30, 247–248n.
2,32,3 : 125, 254, 258 3,2,2–5 : 240n.
2,33 : 125, 142, 245n. 3,2,3 : 241n.–242n.
2,33,1 : 138, 199n., 248n. 3,2,4 : 242n.
2,33,2 : 199n., 245, 247n. 3,2,5 : 243n.
2,33,3–4 : XVIn., 199n. 3,2,6 : 58n., 70n., 177n.
2,33,3–6 : 242n., 246n. 3,3,1 : 57, 140n., 150, 334n., 336
2,33,6 : 196n. 3,3,1–5 : 203n.
2,34 : 126 3,3,2 : 57–58n., 162–163
2,34,1 : 194n., 196n., 241n., 254 3,3,3 : 57–58n., 163
2,34,2 : 140n., 236n. 3,3,4 : 57–58n.
2,34,3 : 242n., 246n. 3,3,5 : 57, 140n.
2,35 : 142n. 3,3,6 : 57, 162, 242n., 261n.
2,35–36 : 58, 145 3,4,1 : 57n., 252n., 256
2,35,1 : 27n., 178n., 256 3,4,1–2 : 126
Index locorum 415

3,4,1–3 : 239n. 3,10–38 : 168


3,4,2 : 256–257 3,10,1 : 167, 180, 183–184, 207, 228
3,4,2–3 : 254 3,10,1–3,13,7 : 181
3,4,4 : 191n., 242n., 248n. 3,10,1–2 : 192
3,4,5–5,1 : 241n. 3,10,1–3 : 218n.
3,5,1 : 203 3,10,1–3,13,5 : 179n.
3,5,2 : 27n., 120, 144, 151, 161, 165–166, 3,10,1–3,13,7 : 181
168, 170, 172–174, 177, 179n., 182–184, 3,10,2–3 : 182n.
188n.–189n., 192n., 203, 227 3,10,3 : 178n., 182, 228, 373n.
3,5,2–3,9,5 : 181 3,10,4 : 30, 182, 184, 218n.
3,5,3 : 167, 174n., 180, 227 3,11 : 143, 204n.
3,5,3–3,6,2 : 166 3,11,1 : 167, 184–185n., 188, 228
3,5,3–3,9,5 : 179n., 182 3,11,2 : XVn., 184–185, 190n., 207n.
3,5,3–8 : 206n., 227 3,11,3 : 194n., 246n.
3,5,3–13 : 186 3,11,3–12,3 : 185
3,5,4 : 242n. 3,11,4 : 193n.
3,5,6 : 206n., 216n., 227, 242n.–243, 248 3,12 : 185, 192, 204n.
3,5,6–7 : 37n. 3,12–13 : XVIII, 167, 190–191n., 193, 196, 228
3,5,8 : 243n., 248n. 3,12,1 : 177n., 189n.
3,6 : 162 3,12,1–3 : 185–186n.
3,6–9 : 204n. 3,12,2 : 30, 167n., 177n., 187–188n., 195, 200
3,6–11 : 186n. 3,12,3 : 179n., 187
3,6,1 : 27n., 227 3,12,4 : 167n., 169, 179n.–180, 187–188n.,
3,6,3 : 166 191n., 224n.
3,6,4 : 177n. 3,12,4–7 : 186n.
3,6,6 : 207n. 3,12,4–13,6 : 168, 170
3,7,1 : 17n., 242n. 3,12,5 : 169, 190
3,7,1–2 : 166 3,12,5–7 : 137n., 169, 187
3,7,2 : 227 3,12,6 : 190
3,8 : 227 3,12,7 : 189
3,8–10 : 180n. 3,13 : 143, 189n.
3,8,1 : 27n., 30, 219n. 3,13,1 : XVn., 30, 148, 167n., 180, 194, 196
3,8,2 : 166 3,13,1–2 : 169, 190
3,8,3 : 254, 258–259, 261 3,13,2 : 188n., 191n., 194
3,8,5 : 242n. 3,13,3 : 185n., 190
3,8,6 : 227 3,13,3–6 : 169, 187n., 207n.
3,8,8 : 20n., 23n., 30, 166 3,13,4 : 30, 190, 248n.
3,9,1 : 207n., 227 3,13,5 : 190
3,9,1–3 : 281n. 3,13,6 : 180, 191n.–192
3,9,1–5 : 166 3,13,7 : 173, 180, 193–194, 197, 248n.
3,9,3 : 242n. 3,13,7–23,8 : 170
3,9,4 : 178n. 3,14 : 126
3,9,5 : 122n., 141, 167 3,14–21 : 206n., 228
3,10 : 167, 228, 182 3,14–23 : 196–197, 200, 246–247
3,10–11 : 191 3,14–24 : 173, 192–193
3,10–15 : 174n. 3,14,1–15,2 : 198
3,10–24 : 173 3,14,1–3 : 197n.
416 Index locorum

3,14,3–4 : 168n. 3,25,1 : 27n., 245, 247n.–248n.


3,14,4 : 198 3,25,3 : 196n., 255, 258
3,14,6 : 178n., 252n. 3,26 : 228
3,15 : 126 3,26,3–4 : 229, 236n.
3,15,1 : 197n., 199n., 373n. 3,27 : 229
3,15,1–2 : 198n. 3,27,1 : 255
3,15,2 : 199 3,28 : 229
3,15,3 : 30, 213n., 245n., 247n. 3,28,1 : 194n., 213n., 242n.
3,15,3–4 : 168n. 3,28,2 : 242n.
3,15,3–16,2 : 197n. 3,29 : 206n., 229
3,15,4 : 70n., 177n., 199, 248n. 3,29,1 : 242n.
3,16–38 : 174n. 3,29,2 : 168n.
3,16,1 : 199, 242n., 254, 373n. 3,29,3–5 : 246n.
3,16,2 : 199, 247–248n., 254 3,30,1 : 255
3,16,3 : 198n. 3,30,4 : 27n.
3,16,3–21,5 : 199 3,31 : 229
3,17,1 : 122, 336 3,31,1 : 27n.
3,17,1–2 : 198n., 200 3,31,2 : 242n.
3,17,2–4 : 198n. 3,32 : 122n., 229
3,17,3 : 255 3,32,1 : 195n., 207n., 211n.
3,17,4 : 255 3,32,2 : 242n.
3,18,2 : 252n. 3,33–35 : 229
3,18,3–19,5 : 198n. 3,33,2 : 242n.
3,19,2 : 373n. 3,34,1 : 156n., 217n.
3,19,3 : XVIn., 255, 261n. 3,34,5 : 213n.
3,20,2–4 : 198n. 3,35,1 : 122n.
3,20,4 : 255 3,35,1–2 : 242n.
3,21,1–4 : 198n. 3,35,3 : 242n.
3,21,5 : 194n., 198n. 3,36 : 216n.
3,22 : 199 3,36–37 : 148
3,22–23 : 206n., 228 3,36–38 : 217
3,22,1 : 178n. 3,36,1–4 : 229
3,22,1–5 : 198n. 3,36,3 : 374
3,22,3 : 177n. 3,37–38 : 229
3,23 : 196 3,37,1 : 178n.
3,23–24 : 200 3,37,2 : 242n.
3,23,1 : 199n., 255 3,37,3 : 248n.
3,23,2 : 247 3,37,4 : 242n.
3,23,4–8 : 198 3,38,1 : 372n.
3,24 : 148, 195–197n., 200, 228 3,38,2 : 30, 248n.
3,24,1 : 247n.–248n. 3,39–40 : 120, 170, 174, 207n., 223, 230
3,24,2 : 122n. 3,39,1 : 148, 167, 180, 229
3,24,2–3 : 187n. 3,39,2 : 181, 224n.
3,24,3 : 229 3,39,2–3 : 171, 188n., 192n.
3,24,4 : 177n.–178n., 236n. 3,39,3 : 148
3,25 : 200, 229 3,39,3–40,1 : 171
3,25–43 : 173 3,39,4 : 168n., 188n., 194n.–195n.
Index locorum 417

3,40,1 : 30 45,8 : 87n.


3,40,2–4 : 242n., 246n. 47,20 : 245n.
3,40,2–5 : 171 48,5 : 87n.
3,40,5 : 248n. 49,1 : 78n.
3,41,3 : 176n., 201n. 49,2 : 371n.
3,42 : 144 52,12 : 38n.
3,42–43 : 148 57 : 270n.
3,42,2 : 201n. 57,3–6 : 95n.–96n.
3,43,1 : 27n., 201n., 241n., 243n. 58 : 136n.
3,43,2 : 196n., 255 58,6 : 337n.
3,43,4 : XVIIn., 146, 242n. 58,19–21 : 280n.
3,43,5 : 37, 51 59,2 : 146
65 : 136n.
De Otio 65,7 : 280n.
1,2–3 : 217n. 66 : 38
66,23 : 258n.
De Prouidentia 69,6 : 219n.
3,4 : 104n. 70,18 : 219n.
6,6 : 135n. 71,18 : 219n., 338n.
71,27 : 95n., 153n., 270n.
De Tranquillitate Animi 71,29 : 95n.–96n.
12,5 : 154n. 71,30 : 219n.
14,7 : 184n. 71,32 : 153n.
73,6 : 135n.
De Vita Beata 75,8–15 : 162n.
1,1 : XIIn. 75,11–12 : 107n.
3,4 : 184n. 75,19 : 123n.
78,16 : 219n.
82,8 : 220n.
Epistulae ad Lucilium
83,24 : 29n.
1 : 25
84,9–10 : 75n.
2 : 25
85 : 63–64n.
7,2 : 73
85,2–3 : 337n.
8,2 : XI
85,3 : 334n.
8,3 : 148
85,6–16 : 163n.
9,8–10 : 337n.
85,8–9 : 259
11 : 270n.
85,10 : 107n.
11,1–7 : 95n.
85,25 : 64n.
13,12 : 168n., 195n.
85,26 : 258n.
13,3 : 221n.
87,31 : 271
17,2 : 337n.
88 : 289
21,4 : 337n.
88,22 : 289n.
26,5 : 104n.
91,4 : 222n.
28,10 : 217n.
92,1 : 133n.
30,2 : 142n.
92,10 : 142n.
40,7 : 70n.
94,36 : 25n.
45,5 : 87n.
418 Index locorum

94,38 : 139n. 4a praef. 19 : 285n.


95,24–35 : 215n. 5,15,2 : 215n.
95,49 : 123n. 5,15, 3–4 : 215n.
95,50 : 135n. 7,32 : 338n.
99 : 172
99,14–15 : 153n. Oedipus
99,15 : 270n. 915–926 : 257n., 260n.
100,7 : 337n. 957–969 : 257n.
100,9 : 337n.
102,20 : 87n. Phoenissae
107,10 : 337n. 1–2 : 235n.
108 : 286, 289, 337n. 206 : 29n.
108,6 : 287n.
108,6–13 : 286n. Thyestes
108,7 : 104n., 287n. 39–51 : 290n.
108,8–11 : 288n. 259 : 176n.
108,12 : 87n. 707–713 : 260n.
109,16 : 25n. 732–743 : 260n.
111,1 : 337n.
111,1–2 : 87n.
Sénèque l’Ancien
113 : 75n. 274n.
Controuersiae
113,1 : 87n.
1,7,16 : 71n.
113,18 : 81n., 153n., 271n., 273n.
113,27 : 221n.
Sextus Empiricus
114,3 : 39n.
Pyrrhoniae hypotyposes
114,22–24 : 110n.
I, 25 : 328n.
115,11–12 : 216n.
116 : 63–64, 163n.
Simplicius
116,1 : 334n.
In Categorias
116,1–7 : 153n.
8,235 : 155n.
116,2 : 65n.
116,3 : 276n.
116,6 : 69 Stobée
117,13 : 81n. Eclogae
118,1 : 337n. 2,7,10 : 68n., 78n.
119,2–3 : 156n. 3,20,53 : 151n.
120,17 : 142n.
121,5–13 : 154n. Suétone
121,17–24 : 154n. Caligula
22,9 : 54n.
Naturales Quaestiones 30 : 54
1 praef. 3 : 123n. 53,2 : 371n.
1,9 : 182
2,6,5–6 : 86n. Claudius
3 praef. 13 : 104 30 : 238n.
3,30,6 : 156n. 38,1 : 233n., 248n.
Index locorum 419

SVF 3,461 : 87n., 191n.


(Stoicorum Veterum Fragmenta) 3,462 : 69n., 76n., 90n., 152n., 344n.
1,205 : 66 3,465 : 268n.
1,209 : 269n. 3,466 : 268n.
1,215 : 267n. 3,468 : 269n.
1,218 : 210n. 3,470 : 322
1,246 : 210n. 3,473 : 86n.
2,56 : 75n. 3,474 : 34, 160n., 191n., 275n.
2,1151 : 135n. 3,476 : 69n., 252n., 267n.
2,345 : 271n. 3,478 : 69n., 152n.
2,471 : 344n. 3,479 : 76n.
2,479 : 66n. 3,65 : 326
2,527 : 135n. 3,658 : 134n.
2,997 : 271n. 3,677–681 : 107n.
2,1041 : 134n. 3,719 : 271n.
2,1149 : 134n.–135n.
2,1150 : 135n. Tertullien
2,1152-1167 : 134n. Aduersus Praxean
3,169 : 81n., 274n. 16 : 362n.
3,228 : 271n.
3,229a : 271n. Théophraste
3,238 : 155n. Characteres
3,257 : 150n. 15 : 306
3,263 : 44n.
3,265 : 76n. Valerius Maximus
3,266 : 76n. Memorabilia
3,274 : 76n. 6,1 : 185n.
3,275 : 76n. 7,2,2 : 125n.
3,371 : 135n.
3,377 : 66n., 76n., 94n.
Virgile
3,386 : 351n.
Aeneis
3,390 : 313n.
7,324 : 126
3,394 : 344n.
8,702–703 : 126
3,395 : 42n., 310n.
8,782–783 : 254
3,395-396 : 129
9,339–341 : 260n.
3,398 : 129
9,792–798 : 260n.
3,424 : 107n.
10,454–456 : 260n.
3,426 : 252n.
10,707–713 : 260n.
3,439 : 267n., 269n., 373n.
10,723–728 : 260n.
3,459 : 75n.
Index nominum antiquorum
Accius 54, 114 César 122, 245
Achaïe 237 n. 23 Chrysippe XIII, 34–35, 49, 59, 66–71,
Achille 245–246, 296, 302, 309 74–76, 87–88, 90, 95, 97, 104–105,
Agamemnon 260, 309 107, 127, 132, 137, 142, 144, 150, 152,
Agrippine XVII, 52 154, 157–161, 166, 191, 204, 205–211,
Ajax 260 213, 219, 224–225, 267–269, 271–272,
Alcibiade 300 274–276, 278–279, 310, 313, 322, 331,
Alexandre 122, 198, 200, 245, 255, 333, 338, 344, 351–353, 375–376
318–319, 336 Cicéron XX, 60, 95, 107, 115, 125, 211,
Allecto 126 214–215, 225, 237, 267, 270, 277, 326,
Antigonos 198–200 363, 373
Antiochus d’Ascalon 337 Claranus 38
Antipater de Tarse 150, 326 Claude XVI–XIX, 233, 237–238, 248–249,
Antipatros 133 374
Antonios 317 Cléanthe 43, 50, 209–210, 288, 375
Antonius 116–118, 246 Clément d’Alexandrie 76, 362
Apollodore 154 Clitus 336
Apollon 316 Clodius 242
Archytas 335 Constantin 359
Aristote XX, 44, 48–49, 52, 57, 59–60, 62, Crantor 60
65–66, 129, 138–139, 146, 150–151, 194, Crassus 116
251, 258–260, 279–286, 295, 297, Crispus 359
300–301, 325–326, 334–336, 347, 349, Cybèle 287
370, 372 Cyrus 139
Aristoxène 191
Arius Didyme 274 Darius 139
Arnobe 362 Démétrius Lacon 317
Astyage 197–199 Démocrite 110, 113, 184
Atrée 260, 290–291 Didyme l’Aveugle 266, 273
Auguste 171, 196–198, 200 Dioclétien 359
Augustin 362 Diodore 199, 219
Aulu Gelle 269, 273 Diogène Laërce 319
Diogène de Sinope 185 n. 50
Basilides 330 Discorde 126, 256
Bellona 126, 256 Diuus Iulius 246
Bion de Borysthène 151, 256, 322
Busiris 164 Épictète 221, 271, 373
Épicure 318–321, 324, 328–331, 363,
Caligula XVI, 125, 199, 239, 371 372, 374
Calliclès 296, 300 Ennius 337
Cambyse 139, 198 Euripide 110, 278
Cassius Dion 122
Catilina 199 Fabianus 204, 337
Caton 125, 217, 219, 229, 258 Fabius 49

https://doi.org/10.1515/9783110711547-026
422 Index nominum antiquorum

Fabius Maximus 125 Nicasicrates 330–332


Fundanus 339–340, 343, 347 Nicomédie 359
Novatien 362
Gallion 237 Novatus XVI, XIX, 33, 43, 60, 119, 151,
Germanicus 52 161–162, 172, 234, 237–238, 242,
248–249, 370–371, 374
Hannibal 154, 242
Harpagus 126, 197 Œdipe 260 n. 21
Hector 260 Olympiodore le Jeune 281
Héraclite 110, 113 Oribasius 128
Hermarque 329 Origène 266, 363
Hérodote 126, 198
Hiéroclès IX Panétius 145, 147, 214, 327–328
Hiéronyme de Rhodes 53, 151 Pastor 125–126, 199, 242, 245
Hippias 121–122, 246 Paul 10, 25–26
Homère 310, 329 Phalaris 154, 164, 246
Horace 277, 280 Philippe 196–197, 200, 215
Philodème de Gadara XX, 59–60, 122, 140,
Iulia Livilla XVI 151, 205, 256
Philon d’Alexandrie 44, 95, 266, 361, 373
Jason 291 Pisistrate 185, 193
Jérôme 26 Pison 52
Jupiter 54, 360 Platon XV, XX–XXI, 48, 66, 125, 127,
132–133, 136–137, 140, 144, 163,
Laberius 114 169–170, 187, 190, 208, 225, 228, 244,
Lactance 40–41, 43, 128–129, 334 340, 345, 349, 352, 356, 372
Léontios 299 Pline l’Ancien 122
Lollius Maximus 330 Pline le Jeune 237
Lucrèce 363 Plutarque XXI, 59, 122, 140, 274, 205,
Lysimaque 198 295, 303
Pompée 122
Marc Aurèle 218 Posidonius XIV–XV, XIX, 28, 42, 70, 80, 90,
Marcion 361, 363 124, 127, 129–130, 134, 138, 141, 145,
Marius 246 147, 153, 205, 207–208, 213–214, 225,
Maximus 237 268, 271–272, 303, 310, 328, 334, 351,
Médée 291, 352–353, 356 372–373, 376
Mélanthios 340 Praexaspes 126, 168, 197
Messaline XVI, 238 Priam 245–246
Messalla Volésus 242, 245 Procuste 164
Métrodore 329 Ptolémée XIII 246
Mézence 260
Mindyridès 122–123 Quintilien 10, 54, 372
Musonius Rufus 35, 348
Sappho 70
Néoptolème de Parion 280 Scipion 49
Néron XVII, 234, 236–237, 239, 248 Scipion l’Africain 125
Index nominum antiquorum 423

Sextius 127, 146, 204, 217, 219, 229 Tibère 52


Socrate 109, 112–113, 169, 185, 190, Timasagoras 322, 330–332
228, 296–298, 335 Turnus 260
Sotion 124, 132, 145–146, 150, 204
Speusippe 169, 187, 190 Ulysse 299
Stobée 42, 132
Sulla 54, 199, 246 Vedius Pollio 242
Virgile 126, 146, 244
Tantale 290–291
Taurus 328 Xanthippe 335
Tertullien 361–362 Xerxès 139
Theodotus 242
Théophraste 50, 65, 78, 155, 163, 306, Zénon 43, 51, 56, 66–68, 154, 191,
310, 334 207–208, 210, 267, 269, 272, 317,
Thespis 330 338, 344
Thrasymaque 296, 298, 300 Zopyre 113
Thucydide 297
Index nominum recentiorum
Abel K. XII, XVI–XVII, 11, 16, 19, 29, 30, Braicovich R. S. 174, 180
267, 373 Branca G. B. 15–16
Albertini E. XVI–XVII, 239 Braund S. 67, 260
Alesse F. 328 Brennan T. 152
Alexander W. H. 27, 189 Brickhouse T. C. 298
Allers G. XI, 146 Brink C. O. 114
Amat J. 258 Brouwer R. 328
Angeli A. 327–328 Brunhölzl F. 13
Annas J. 56, 327 Bugati G. 15–16
Armisen-Marchetti M. XII, 49, 119, 242, 252,
259–260, 278, 281 Camerotto A. 260
Armstrong D. 330, 332 Candiotto L. 298
Arrighetti G. 316 Cantarella E. 329
Asmis E. 327 Caracciolo A. F. 13
Aygon J.-P. 256, 277, 279 Cassan M. XIII, 156, 189
Castiglioni L. [A.] 14, 16, 20–21, 26,
Babut D. 340, 344 28–30
Bacon R. 13 Cavallo G. 13, 320
Balbo A. X, 54 Cavarzere A. 116
Barlow C. W. 26, 28 Cervellera M. A. 14
Barnes J. 313 Chandler C. 323
Barriera A. 14, 18, 28–30 Chaumartin F. R. 278
Bartsch S. 12, 281, 313 Citti F. 51
Bäumer A. 107, 176, 235–236, 240, 243, Classen C. J. 56
246–247, 250, 252, 259, 262 Clay D. 324
Bellincioni M. 135, 235 Coccia M. XVI, 122, 240
Bénatouïl T. 70 Colot B. 367–368
Berno F. R. XIX, 38, 198, 257, 374 Cooper J. XII, 12, 27, 167, 178, 182–183,
Bétolaud V. 341 191–192, 214
Bickel E. 27–28 Cope E. M. 311
Billanovich G. 13 Cossarini A. 261
Biondi G. G. 291 Courtil J.-C. 130, 182, 246, 252, 257
Bloch O. 325 Cresci Marrone G. 122
Bocchi G. 130 Crisp R. 53
Bodéüs R. 262, 264 Cros N. 261
Bodson L. 258 Cupaiuolo G. XI, XVI–XVII, 11, 151, 157, 165,
Bonhöffer A. 267, 373–374 167, 174, 180, 188, 233, 237–240, 251,
Borgo A. 12 338, 370
Borromeo F. 13 Curzer H. J. 53
Bortone Poli A. XI
Boudon-Millot V. 350 D’Angelo R. M. 27, 29, 122–123
Bourbon M. 96 D’Jeranian O. 95, 267, 306
Bourgery A. XVI–XVII, XXI, 12, 14, 18, 21, Damschen G. 12
27–30, 167, 178, 182–183, 233, 240 Darwin C. 264–265

https://doi.org/10.1515/9783110711547-027
426 Index nominum recentiorum

Dauge Y. A. 257 Galantucci F. XIII, 156, 189


de Boer W. 350 Gambet D. G. 336
De Robertis T. 10 Garbarino G. (I.) 151, 198
Defradas J. 341 Gartner C. 104, 176
Degli’Innocenti Pierini R. 199, 336 Gercke A. XVI–XVII, 91, 239
Del Mastro G. 317, 320–321, 331 Gertz M. C. 10–22, 24, 26–30, 143, 183, 189
Delattre D. 63, 211, 318, 321, 329 Giancotti F. XVI–XVII, 239
Diano C. 321–322, 330 Giavatto A. 218
Diderot D. 115 Gigante M. 322
Dierauer U. 252 Gigon O. 325–326
Dingel J. 278 Gilbert de Tournai 13
Donini P. XIV, 92, 103–105, 157, 272, 275, Gilbert G. 67, 260
282–283 Gill C. 267, 278, 352
Dorandi T. 320, 325, 331 Gioè A. 328
Dumortier J. 341 Giovacchini J. XV, XXI, 128
Giusta M. XI, 28, 182, 240, 372
Eibl-Eibesfeld I. 264 Goguey D. 258
Ekman P. 264 Görler W. 78
Érasme 14, 20, 28 Goulet R. 43
Erbì M. 331 Goulet-Cazé M.-O. 43
Erler M. 318 Goulon A. 364
Essler H. 317–318 Gourinat J.-B. 76
Graver M. XIV–XV, XVIII, XX, 29, 38, 44–45,
Ferrario M. 318 56, 60, 67, 70–71, 78, 80–81, 88, 95,
Ferri R. 12 96, 98, 104, 112, 152–155, 158, 160–161,
Feßler I. A. 15 163, 172–178, 180, 183, 187, 191, 213,
Fickert C. R. 10, 14–17, 21–22, 30 266–269, 271–272, 286, 306, 314, 333,
Fillion-Lahille J. XI, XIV, XVI–XVII, 41, 56, 337–338, 370, 373, 375
59–60, 125, 128–129, 132, 134, 136, Griffin M. XVI–XVII, 250, 268, 337
139–141, 145, 151, 157, 167, 178, Grilli A. 326
181–183, 185, 188–189, 199, 202, Grimal P. XII, XVI–XVII, 11, 233–234, 237,
204–205, 233, 235, 237, 239–240, 240, 245, 249
244, 251, 256, 321, 338, 371–372, Guerrier O. 340
375 Guillemin A.-M. 119
Fischer S. E. 278
Flamerie G. 235 Haase F. 10, 21, 29
Fohlen H. 60 Hadot I. XII, 373
Fontán A. 21 Hadot P. 220
Forder M. P. 19–22 Hankinson J. 350
Fortenbaugh W. W. 66, 307, 310 Hankinson R. J. 271
Foucault M. 148 Harris W. V. XVI–XVII, 60, 150, 169, 233,
Fowler D. P. 327 249, 295, 325, 341
Franco C. 260 Heck E. 365
Frasso G. 15 Heil A. 12
Fredouille J.-C. 360 Herington C. J. 281
Frère J. 260 Hermes E. 10, 12, 16, 27–30
Index nominum recentiorum 427

Herrmann L. XVI–XVII Laurand V. 44, 49, 141, 238, 295, 297,


Hijmans B. L. XII, 19–22 344–345
Hine H. 278 Laurenti R. 163, 325
Hobbs A. 295 Lavery G. B. 198
Høgel C. 54 Lefèvre E. 67, 234
Holler E. XI, 157, 181, 268 Lehmann H. XVI–XVII
Huart P. 297 Letta C. XVI–XVII, 233–235, 237, 244,
Huber R. XI, 131, 180–181, 184–185, 187, 249–250
189, 191, 196, 198, 233, 239–240 Liebermann W.-L. 278
Humbert J. 60 Long A. A. 152, 337
Longo Auricchio F. 321, 329
Indelli G. 59, 63, 66, 141, 146, 316, Lorenz H. 295, 300
318–322, 329 Lund A. A. 27
Ingremeau C. 359–360, 365, 368
Inwood B. XIV, 37, 56, 59–60, 65–66, 70–71, Mader G. 279
95–96, 102, 105, 119, 132, 152, 154, 157, Madvig I. N. 10, 16–19, 24, 26–30, 123,
175, 208, 217, 252, 257, 267, 270, 274, 135, 189
284, 337 Magnaldi G. 26, 28, 30
Malaspina E. IX–X, XV, XVIII–XIX, 6, 10, 14,
Jean de Galles 13 18, 33, 80, 110, 143, 151, 189, 194, 198,
Jonas F. XVI 204, 206, 234, 236, 240, 242, 244, 248,
Jouanna J. 350, 355 250, 374, 377
Juste Lipse XVI, 14, 28 Malchow R. XI, 12, 26–27, 29, 121, 124, 184,
189, 192, 195, 197–200
Kalimtzis K. 66 Mantovanelli P. 176, 198, 246
Karsten H. T. 29 Mare (de la) A. 13
Kaster R. A. 12, 27, 29, 47, 62, 69, 72, 77, Marino R. 259
151, 166–167, 174, 178–179, 182–183, Marouzeau J. 21
198, 235–236, 372 Marshall C. W. XVI, 11, 234
Kaufman D. H. XIII–XIV, 35, 57, 70, 75, 81, Maso S. 321
104, 106, 157, 168, 176, 195, 347, 376 Mastrorosa I. 261
Kendeffy G. 368 Mathieu-Castellani G. 342
Kennedy G. A. 311–313 Maudsley H. 265
Kidd I. G. 151, 268 Maurach G. 182, 240
Kindstrand J. F. 322 Mayer R. G. 198, 246
Knuuttila S. 322 Mazzoli G. XII, 11, 13, 15–16, 20, 22, 83, 98,
Koch H. A. 10, 15–16, 110 111, 115, 126, 147, 235–236, 248,
Konstan D. XX, 51, 60, 66, 176, 251, 304, 277–279, 284–285
312–314, 321, 325 McConnell S. 322
Kraft H. 360, 368–369 McOsker M. 316
Kühn K. G. 350 Merckel C. 251
Kutsch G. 361, 363 Micka E. F. 360, 362–363
Migliorini P. 130
Labarrière J.-L. 252 Mitsis P. 324
Lana I. X, XVI–XVII, 233–234, 239–240 Monet A. 63, 321, 329
Lanzarone N. 21 Monteleone M. XVI, 12, 25, 235, 239
Lassandro D. 122 Morel P.-M. IX
428 Index nominum recentiorum

Moreschini C. 336 Ranocchia G. 59, 320


Morgan T. 245 Renaut O. 252, 295, 299, 301
Moss J. 300 Resta G. 10
Mueller H. G. XI, 182 Reynolds L. D. XXI, 10–30, 91, 123, 126,
Müller J. 74–75 189, 334
Munk Olsen B. 10 Ricard D. 341
Muret M. A. 14–15, 28–30 Ricci C. XI, 12
Musio A. 27 Rist M. 268, 373
Rodella M. 15
Nardo D. 12–13, 15–18, 20–25, 27–28 Rohde E. 329
Narducci E. 115–116 Roller M. 11
Navoni M. 10, 12 Rossbach O. 10, 14, 16, 18–20, 22,
Newman E. 218 24, 189
Nikolova-Bourova A. 235 Russel D. A. 339
Nussbaum M. 12, 27, 33–35, 44, 56, 60, Russell D. C. 53
62, 67, 70, 72, 80, 151, 166–167, 174,
178–179, 182–183, 198, 277, 279–280, Sanders K. R. 323
306, 339, 372 Sassi M. M. 301
Saunders T. 301
Olgiati A. 13–14 Schiesaro A. 12, 108, 260, 279–280, 321
Oltramare P. 127, 215 Schimmenti P. XVI, 198, 233, 239
Onians R. B. 329 Schmekel A. 328
Opsomer I. 345 Schmidt E. G. 11
Sedley D. N. 208
Pellegrin É. 19–20 Setaioli A. XII, XIV–XV, 27–29, 56, 65, 80,
Petrone G. 116–117 88, 111, 119–120, 123, 125, 127, 130,
Pfennig R. XI, 239 133, 135, 138, 147–148, 150–151, 175,
Piergiacomi E. 317 177–179, 184, 188–189, 195, 197–199,
Pietrobelli A. 350, 355 208, 242, 245, 252, 298, 305, 336–337,
Pigeaud J. 63, 318 372, 375
Pinedo Cantillo I. A. 267 Sidney P. 280
Pohlenz M. XI, 28, 70, 128–129, 136, 138, Snell B. 329
360, 373 Soardi M. 262
Price A. 297 Solimano G. 86, 109, 252
Procopé J. 12, 27, 167, 178, 182–183, Sorabji R. XIV, 56–57, 74, 80–81, 157, 251,
191–192, 214, 319 266–267, 272, 284–285
Prost F. 40, 51, 54, 237, 251, 298, 321, 374 Spinelli E. 317, 324, 342
Puglia E. 318, 320, 331 Staley G. A. 278–282, 284, 291
Stégen G. 189
Rabbow P. XI, 124, 128–129, 131, 134, 136, Swain S. 339
141, 145, 239
Raina G. 260 Tepedino Guerra A. 318
Ramondetti P. XI, XIII–XIV, 11–12, 26–30, Tieleman T. XIX, 59, 81, 95, 132, 152,
56, 59, 65, 81, 84–85, 91, 94, 97, 158, 166, 208, 214, 267–268, 271–272,
103–104, 109, 130, 151, 167, 174–175, 274–275, 278, 322, 348, 373, 376
177–185, 188–189, 192, 196, 198–200, Torre C. XIII–XIV, 27, 29, 81, 147, 175, 189,
237–238, 245, 371 236, 259, 279, 287, 373–374
Index nominum recentiorum 429

Traina A. XII, 148, 376 Wagenvoort H. 16, 21


Trinacty C. 278 Watt W. S. 27–30
Tsouna V. 59, 319–322 Weisser S. 95
Tutrone F. 107, 252, 255, 257, 259–260, Wilburn J. 300–301
263, 304 Wildberger J. XI, XIII–XIV, XVIII, 12, 27–30,
75, 80, 83, 102, 104–105, 138, 154, 167,
Usener H. 322 178, 182, 184, 198, 235, 248–249, 262,
270, 274, 305, 325
Vahlen J. 10, 15–16, 30 Wilke K. 316
Van der Meeren S. 365–367 Williams G. XII
Van Hoof L. 339–340, 345 Wlosok A. 360, 367–369
Vegetti M. 257, 262 Woolf R. 313
Veillard C. IX, XVIII, 8, 173–174, 189, 191, Woozley A. D. 301
194–196, 208, 211, 214, 250, 328, 374 Wright J. R. G. XII
Verde F. XX, 95, 306, 316–317, 321–322, Wycislo W. E. XI
328–332, 342
Veyne P. XVI–XVII, 52, 64, 233, 238 Yáñez Canal J. Y. 267
Viansino G. 12, 16, 18–22, 26–30, 189, 235, Yon A. 274
239, 321 Yona S. 330
Voelke A.-J. 34
Vogt K. M. XIV, 80, 82, 92, 104, 157, 159 Zaggia M. 13
Volk K. 304 Zanatta M. 325
Vottero D. 371

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