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ÜLGA WEIJERS

QUELQUES OBSERVATIONS SUR LES DIVERS EMPLOIS DU


TERME DISPUTATIO*

La disputatio ou 'dispute' a joué un rôle imp011ant dans la vie


intellectuelle du moyen âge. Méthode d'enseignement et de recherche,
technique d'examen, forme d'exercice, la dispute semble être
omniprésente dans l'enseignement, mais aussi dans d'autres domaines.
Cependant, on a souvent confondu les divers genres de disputes, le même
terme désignant des pratiques très différentes.
Pour bien distinguer ces pratiques, il est indispensable d'étudier
l'histoire sémantique du terme disputatio 1• On passera en revue les divers
emplois de ce terme tels qu'on les rencontre dans les sources du haut
moyen âge jusqu'à l'époque universitaire. L'intention n'est pas d'être
exhaustif - chose infaisable et même injustifiée pour ce genre d'enquête -
, mais de tenter de bien cerner les sens et emplois respectifs en donnant un
certain nombre d'exemples significatifs. Du point de vue méthodologique
cette approche est contestable, car elle n'a pas défini un corpus homogène.
Cependant, elle a des avantages, parce qu'elle permet de montrer des
exemples appartenant à des époques et des genres différents 2 • Ajoutons

* Pendant de nombreuses années Maria Cândida Pacheco a représenté la Péninsule


ibérique au sein du comité directeur du CIVICIMA, pour lequel elle a également organisé
un colloque à Porto; c'est avec gratitude et amitié que je présente à cette occasion une petite
étude de vocabulaire.
Voir aussi O. WEIJERS, Terminologie des universités au XI/Je. siècle, Rome
1987, pp. 336-347; M. TEEUWEN, The Vocabulary of Intellectual Life in the Middle Ages,
Turnhout, 2003, pp. 256-259 (CIVICIMA 10). Cependant, ces études n'offrent pas une
discussion suffisamment détaillée du terme.
La documentation utilisée pour cette étude inclut naturellement celle fournie par
les instruments informatiques comme le Library of Christian Latin Texts (CLCLT-5) of the
Centre 'Traditio Litterarum Occidentalium' et la Patrologia Latina Database. Cependant,
dans le cas de termes comme celui étudié ici, un recensement quantitatif des occurrences

© Itinéraires de la raison. Études de philosophie médiévale offertes à Maria Cândida Pacheco, éditées
par J.F. Meirinhos, (Col. Textes et études du Moyen Age, 32) Fédération Internationale des Instituts
d'Études Médiévales, Louvain-la-Neuve 2005, pp. 35-48.
36 OLGA WEJJERS

qu'on parlera ici essentiellement du substantif disputatio, mais qu'on fera


parfois mention du verbe disputare, du substantif disputator, ainsi que du
terme quaestio3.
Dès l 'Antiquité, le terme disputatio a un éventail de sens très riche4 :
délibération ou dubitation d'une part, exposition ou traitement de l'autre;
cette dernière signification comprend non seulement un emploi général, en
rapport notamment avec la discussion d'un sujet ou d'un problème chez
les jurisconsultes et les philosophes, mais aussi une série d'emplois
spécifiques, dont celui d'investigation ou de question, ou celui
d'argumentation. Notons que le terme peut désigner l'exposition ou la
discussion didactique, la discussion selon l'art de la dialectique et aussi la
controverse. En résumant on peut dire que le terme correspondait à nos
concepts de traitement, discussion et dialogue.
Au moyen âge, on retrouve ces divers sens, ainsi que certains emplois
nouveaux. On donnera ici un certain nombre d'exemples, sans vouloir
présenter un schéma systématique ou diachronique.

DISCOURS, TRAITEMENT

L'acception de discours ou traitement d'un sujet, d'un texte, d'un


problème, reste courante dans le latin médiéval. Citons un seul exemple,
trouvé dans un texte de Bernard de Clairvaux:

dans ces derniers instruments me semble inutile et même trompeur : peu de textes de
caractère philosophique ont été traités et les derniers siècles du moyen âge y sont mal
représentés. Outre les instruments mentionnés, j'ai utilisé principalement le fichier du
Novwn Glossarium, le Dictionary of Medieval Latin from British Sources, vol. III, le
matériel du Mittellateinisches Wbrterbuch, gracieusement envoyé par Mechthild
Pornbacher, celui du Glossaire du lati11 philosophique, conservé à la Sorbonne, ainsi que
des passages que j'ai rencontrés au gré de mes lectures. Bien entendu, cette documentation
reste très incomplète, notamment à cause du fait que les sources latines écrites en France
aux XIIIe et XIVe siècles ne sont incorporées dans aucun dictionnaire (à part le Glossaire
du latin philosophique, qui reste à létat de fiches).
À propos de quaestio, cfr. notamment P. GILBERT «Analyse lexicale des mots
quaestio et quaerere chez Anselme de Cantorbéry», Medioevo 21 (1995) pp. 1-29; A.
BARTÔLA, «Il lemma 'quaestio' nei lessicografi dei secoli XI-XIII (Papia, Uguccione da
Pisa e Giovanni Balbi)», Medioevo 22 (1996) pp. 453-461; A. DI MAIO, S. GUACCI, G.
STANCATO, «Il concetto di 'cercare' ('quaerere') in Tommaso d' Aquino», ibid. pp. 39-135.
4 Cfr. Thesaurus Linguae Latinae V, col. 1437-1441.
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DISPUTATIO 37

Sed altissima sunt hec, egentia utique et diligentiori disputatione et doctiori


disputatore, et opere prolixiori s.

Cet emploi est fréquent et peut même être pris de façon métonymique
pour ouvrage ou livre6 . Comme l'a dit H. de Lubac, nombreux étaient les
genres littéraires qui pouvaient être qualifiés de 'disputationes ',traités ou
dissertations, exposés, méditations, etc.7 .

DISCUSSION, ARGUMENTATION

Les autres emplois du te1me disputatio impliquent de façon directe ou


indirecte la discussion avec un partenaire (ou plusieurs partenaires). Cette
discussion peut avoir un but scientifique, didactique ou littéraire, amical
ou polémique, elle peut être simple ou au contraire soumise à une
réglementation stricte. Il convient de bien distinguer toutes ces différences
et nuances.
L'acception de discussion en général se trouve notamment chez Bède:
Qui cum longa disputatione habita neque precibus neque hortamentis neque
increpationibus Augustini ac sociorum eius adsensum praebere voluissent,
sed suas potius traditiones universis quae per orbem sibi in Christo
concordant ecclesiis praeferrent, ... s.

Souvent, la discussion se sert de la dialectique, qui lui donne un


caractère plus technique. On connaît bien le passage de saint Augustin qui
parle de la 'discipline' de la discussion, par laquelle on étudie les questions
que pose ! 'Ecriture sainte:
Sed disputationis disciplina ad omnia genera quaestionum, quae in litteris
sanctis sunt, penetranda et dissolvenda, plurimum valet; tantum ibi cavenda
est libido rixandi et puerilis quaedam ostentatio decipiendi adversarium9.

Bernard de Clairvaux, Liber de precepto et dispensatione, dans J. LECLERCQ et


H.M. ROCHAIS, Sancti Bernardi opera, t. III, Roma, 1963, cap. 61 p. 294.
6 Comme le fait remarquer !'article du Mittellateinisches Worterbuch (sous
presse).
7 H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de !'Ecriture, I, Paris, 1959,
p. 91.
8 Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, B. COLGRAVE et R.A.B. MYNORS
(ed.), Oxford 1991, 1. Il, ch. 2.
Augustin, De doctrina christiana, CCSL XXXII, 1. Il, 31 (48).
38 OLGA WEIJERS

Il s'agit clairement de la discussion structurée et doctrinale, qui est


basée sur la dialectique. Bien entendu, on retrouve ce passage chez les
auteurs médiévaux, notamment dans les sentences de l'école d'Anselme
de Laon, et il doit avoir été présent à l'esprit de Jean Scot, lorsqu'il
identifiait la disciplina disputandi à la dialectique:

Potest enim aliquis in disciplina verbi causa disputandi quae dicitur


dialectica peritus, quae nullo dubitante a deo homini donatur, si voluerit bene
uti, quoniam ad hoc certissime data est, dum ea ignorantes eam erudit, vera
falsaque discernit, confusa dividit, separata colligit, in omnibus veritatem
inquirit 10 •

Pour un emploi proche, l'argumentation utilisée dans ce genre de


discussion, on peut citer le même auteur :

Age, inquit, quoniam nostre disputationi obici potest, si humana ierarchia per
novissimum ordinem celestium virtutum, qui proprie angelicus vocatur,
disponitur, ut prefati sumus, quare Seraphim, unus videlicet ex numero prime
ierarchie, purgat prophetam 11?

DIALOGUE

Cependant, la discussion désignée par le terme disputatio n'a pas


toujours un caractère dialectique: le mot peut être synonyme de dialogus,
dialogue. Les rapports entre ces deux termes sont complexes. On pourrait
dire que disputatio a une connotation plus technique et concerne souvent
des questions liées à des textes, tandis que dialogus, entretien entre deux
personnes, est plus littéraire et s'applique souvent au genre littéraire du
dialogue 12 . Quoi qu'il en soit, disputatio peut désigner des dialogues ou

10 Jean Scot Erigène,De divina predestinatione, PL 122, col. 382BC; CCCM L, ch.
7, 1 p. 45, 17-22. Cfr. aussi la définition de la dialectique par Hugues de Saint-Victor:
«Dialectica, disputatio acuta verum a falso distinguens» (Didascalicon Il, 30, éd. BUTIIMER
p. 47), qui reprend plus brièvement celle d'Isidore: «Tertia dialectica, cognomento logica,
quae disputationibus subtilissimis vera secernit a falsis» (Etym. 1, 2, !).
11 Jean Scot Erigène, Expositiones in hierarchiam celestem, CCCM XXXI, ch. 13,
1. 5.
12 Cfr. Thesaurus Linguae Latinae, V, 1, col. 951, dialogus 2. Sur Je dialogue au
moyen âge, voir P. VON Moos, «Le dialogue latin au moyen âge: l'exemple d'Evrard
d'Ypres», Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 4 ( 1989) pp. 993- 1028.
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DISPUTATIO 39

des discussions sous forme de questions et réponses, notamment les


dialogues didactiques d' Alcuin 13 , tuais aussi des dialogues philosophiques
et théologiques. Parfois, les deux termes sont utilisés l'un à côté del' autre,
comme dans le passage suivant, concernant le De oratore de Cicéron:

Tulli de rhetorica liber ... , item ejusdem auctoris de rhetorica tres liber in
disputatione ac dialogo de oratore14.

«DISPUTE POEMS»

Un genre particulier de dialogues ou de disputes est constitué par ce


qu'on appelle en allemand «Streitgedichte» et en anglais «Dispute
Poems», «débats» en français. A première vue, ces textes semblent se
rapprocher de la dispute, mais en fait il s'agit d'un genre littéraire très
différent, dans la forme: ils sont presque toujours en vers, et d'objectif: ce
sont principalement des divertissements, ayant un fort élément ludiquel 5 .
En latin, ces textes sont intitulés altercatio, conjlictus, dialogus, mais aussi
disputatio. On peut citer en exemple la Disputacio inter corpus et animam
composita per magistrum Rudbertum Grossi Capitis, un poême attribué
dans plusieurs manuscrits à Robert Grosseteste, dans lequel le corps et
l'âme 'disputent' de la préséance et del 'influence de chacun d'entre euxl 6 .
Parfois, ces textes ont un caractère plus sérieux, comme par exemple les
'débats' politiques. Ainsi, dans la Disputatio inter 1nilitem et clericum
super potestate prelatis ecclesie atque prùzcipibus terrarum commissa,
datant probablement du début du XIVe siècle, l'auteur discute d'un
problème qui lui tient à cœur, d'un point de vue nationaliste françaisl7.

13 Cfr. par exemple la Pippini regalis et nobilissùni iuvenis disputatio cum Albino
scholastico, PL 101, col. 975-980, L.W. DALY et W. SuCHIER (éd.), Altercatio Hadriani
Augusti et Epicteti philosophi, Urbana, 1939, pp. 137-143; cfr. aussi H. DE LUBAC, op. cit.,
p. 92 et n. 4.
14 Loup de Ferrières, Epistulae, L. LEVILLAIN (éd.),!, Paris, 1927, 1, 1, p. 8.
15 Cfr. H. WALTHER, Das Streitgedicht in der /ateinischen Literatur des Mittelalters,
Mit einem Vorwort, Nachtragen und Registem von Paul Gerhard Schmidt, Hildesheim -
Zürich - New York 1984. Cfr. aussi P. STOTZ, «Conf/ictus. Il contrasto poetico nella
letteratura latina medievale», in M. PEDRONI et A. STii.UBLE (eds.), Il genere 'tenzone' nelle
letterature romanze delle Origini, Ravenna 1999, pp. 165-187. Pour ce genre littéraire dans
d'autres cultures, cfr. G.J. REININK, H.L.J. VANSTIPHOUT (eds.), Dispute Poems and
Dialogues in the Anciellt and Mediaeval Near East, Louvain, 1991.
16 Cfr. WALTHER, op. cit., pp. 70-71.
17 Cfr. WALTHER, op. cit., p. 171.
40 OLGA WEIJERS

CONTROVERSE

La controverse ou dialogue de controverse doctrinaire est, elle,


toujours sérieuse. Elle a pour but de convertir l'adversaire. Il s'agit
souvent (mais pas toujours) du reflet d'une véritable discussion orale et les
adversaires sont des personnes réelles. Ces textes de controverse portent
paifois le nom de dialogus, mais très souvent aussi ils s'appellent
disputatiols. Généralement de caractère théologique - on essaie de
convertir des payens, des hérétiques, des Juifs - ils peuvent aussi avoir un
caractère philosophique. On peut ranger dans cette catégorie certains
textes de Raymond Lull, par exemple la Disputatio Raimundi et
Averroiste, car il s'agit d'une tentative de conversion doctrinaire plutôt que
d'un dialogue philosophiqueI9.
Cependant, ici aussi le terme disputatio réserve des surprises, car il
désigne parfois un texte de controverse qui n'est ni dispute ni dialogue :
dans la Disputatio catholicorum patrum contra dogmata Petri Abailardi,
Thomas de Morigny cite Abélard et le réfute à l'aide d'autres textes, en
particulier des Pères de l 'Eglise20. Nous avons donc ici sous le titre de
disputatio un écrit polémique qui a la forme d'une opposition indirecte
entre des passages pris dans divers auteurs.

DISCUSSION POLÉMIQUE

La discussion polémique entre deux savants, fondée sur la dialectique,


était connue au moins depuis la fin du VIIIe siècle, comme en témoigne le
passage suivant:

iussi sunt, remissis disputationibus philosophicis, pacifico conloquio de fide


vera perquirere21.

18 Ce fut déjà le cas dans l' Antiquité tardive, cfr. notamment R. LIM, Public
Disputation, Power, and Social Order in Late Antiquity, University of California Press,
1995, pp. 92-94.
19 Cfr. R. IMBACH, Laien in der Philosophie des Mittelalters, Amsterdam, 1989, p.
109. Le texte a été publié dans le CCCM XXXII, pp. 1-17. Sur disputatio dans le sens de
controverse, cfr. aussi H. DE LUBAC, op. cit., pp. 92-93.
2
° Ce texte a été édité par N.M. HARING dans Studi Medievali 22, 1 (1981) pp. 299-
376.
21 Chronicon universale, M.G.H. WAITZ (éd.), Script. XIII, p. 15.
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DJSPUTATIO 41

Dès le Xe siècle, on trouve mention de disputes organisées pour


opposer des maîtres réputés dans cet ait. Ainsi, Ri cher raconte comment
Gerbert, venu à Rome dans la compagnie d'Adalbéron, se bat avec Otric,
dialecticien redouté:

Numerus quoque scolasticorum non parvus confluxerat qui imminentem


disputationis !item summopere praestolabantur22 .

Il s'agit donc d'une discussion publique, devant une assistance qui


joue le rôle de témoin et d'arbitre. Lorsque ce genre de discussion a lieu
dans une école, la situation se complique dans ce sens que les deux
disputants ne cherchent plus seulement à prouver qu'ils ont raison ; ils
veulent aussi surpasser l'adversaire dans ! 'habilité de l'argumentation et
en imposer à l'assistance. On pense naturellement à Abélard et à ses
démêlés avec Guillaume de Champeaux, décrits dans I'Historia
calamitatum. Citons seulement un passage de ce texte dans lequel le mot
disputatio renvoie à ces 'disputes' dans les écoles:

Tum ego ad eum reversus ut ab ipso rethoricam audirem, inter cetera


disputationum nostrarum conamina antiquam ejus de universalibus
sententiam patentissimis argumentorum rationibus ipsum commutare, immo
destruere compuJi23.

Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples de disputatio dans


le sens de ces discussions polémiques, qui doivent avoir été courantes dans
les écoles du XIIe siècle. D'ailleurs elles étaient l'objet de critiques sévères
de la part de certains théologiens, qui n'y voyaient qu'un jeu vaniteux et
inutile. Ainsi, un ce1tain maître Henri, rejoignant un reproche de Pierre le
Chantre, remarque dans un sermon du début du XII 0 siècle:

Huius insultationis timorem habeant seculares artium disputatores, quorum


est velle magis videri sapientes quam esse, humano favori concedere quam
communi utilitati24.

22 Richer, Historiarum libri V. R. LATOUCHE (éd.), II, Paris, 1937, 57, p. 68.
23 Pierre Abélard, Historia calamitatum, J. MONFRIN (éd.), Paris, 1962, p. 65, 80-
85. Voir aussi D.N. HASSE (ed.), Abaelards 'Historia calamitatum'. Text - Übersetzung -
literaturwissenschaftliche Modellanalysen, Berlin - New York, 2002, p. 6.
24 Ms. Paris, BnF lat. 16461, f. 24r.
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On a ici un exemple du terme disputator, désignant les 'artiens' se


livrant à des discussions dans les écoles.

«DISPUTE DIALECTIQUE»

Bien que les discussions décrites plus haut utilisent bien entendu
l'instrument de la dialectique et en suivent les règles, je propose de
réserver l'appellation de dispute dialectique pour un genre particulier de
dispute, qui a ses racines dans l 'Antiquité25. Cette dispute prend la
dialectique non seulement comme instrument, mais aussi comme objet.
Dans les écoles des philosophes grecs, les élèves s'exerçaient ainsi dans la
discussion dialectique. Il s'agit d'un duel verbal entre deux opposants
suivant certaines règles: l'un des deux défend une thèse et l'autre essaie de
le pousser à la contradiction, chacun des deux cherchant à l'emporter. La
joute dialectique a été décrite dans le huitième livre des Topiques
d'Aristote. On en trouve des traces notamment dans les Tusculanae
disputationes de Cicéron. Ce genre de disputes a probablement été
pratiqué dans les écoles des dialecticiens depuis le haut moyen âge. On
trouve des passages qui y font allusion à partir du IXe siècle,
notamment dans les Enarrationes in Epistulas Pauli de Rhaban Maur26 .
Au XIIe siècle, les références à ce genre d'exercice deviennent plus
courantes. Citons encore une fois un théologien, Hervé de Bourg-Dieu, qui
commente ainsi un passage de 1 Cor. II:

'veni non in sublimitate sermonis', id est non in rhetoricis et dialecticis


disputationibus, ut artificiose et composite praedicarem vobis secundum
logicam 27 .

A partir du XIIe siècle, la dispute dialectique a trouvé sa place dans le


domaine de la logica modema. Dans les textes de ce genre, disputatio se
réfère à la discussion entre deux opposants, qui est l'objet des artes
disputandi. On en trouve une bonne définition chez Abélard:

25
Pour ce passage, cfr. O. WEIJERS, «De la joute dialectique à la dispute
scolastique», Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances de
l'année 1999, Paris, 1999, pp. 509-518.
26 Cfr. 0. WEBERS, op. cit., p. 510.
21 PL CLXXXI, col. 830 C.
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DISPUTATIO 43

Quippe disputatio non est realis pugna vel perscrutatio unius hominis in
cognitione, sed altercatio et contentio ratiocinantium de proposita quaestione
pro banda vel improbanda28.

En effet, le but de cette dispute est l'exercice dans l'argumentation


c01Tecte, selon les règles de la dialectique. Sa structure change vers la fin
du XI1° siècle et au XIIl 0 siècle elle aboutit au genre des obligationes.
Avant d'aborder la disputatio scolastique, de caractère bien différent,
citons encore quelques exemples provenant des manuels de logique
appaitenant à la logica moderna. On y consacre nmmalement un para-
graphe à la disputatio, dont on donne une définition et une description.
Voici par exemple un passage de l'Ars Emmerana (vers 1200):

Disputatio est ratiocinativa in locutione disceptatio. Et dicitur disputatio


quasi de diversis putatio. Disputationis autem tres sunt partes : positio,
oppositio, responsio29.

On distingue d'ailleurs quatre types de disputatio, suivant les quatre


formes de raisonnement distinguées par Aristote dans son De sophisticis
Elenchis30. Citons la suite du passage de l' Ars Emmerana cité plus haut:

Disputationis quatuor sunt species: demonstrativa, temptativa, dialetica,


sophistica. Demonstrativa disputatio est que fit ex principiis proposite
discipline ad scientiam. Dialetica disputatio est que fit ex probabilibus ad
fidem, alteram colligens partem contradictionis. Temptativa est que fit ad
experientiam ex his <que> videntur respondenti. Sophistica est que fit ex eis
que videntur esse probabilia et non sunt31.

28 Pierre Abélard, Super Topica Glossae, M. DAL PRA (éd.), Scrittifilosofici, Rome
- Milan, 1954, p. 305.
29 Ars Emmerana, L.M. DE RUK (éd.), Logica Modernorum, II, 2, Assen, 1967, p.
148.
30 Sur ces quatre types de disputatio, cfr. L.M. DE RUK, Logica Modernorum, l,
Assen, 1962, pp. 91-92. Cfr. ibid., pp. 269-280, la Swnma Sophisticorum Elenchorum. Ce
dernier texte note d'ailleurs que le mot disputatio peut être pris dans un sens large, pour la
discussion avec soi-même ou avec quelqu'un d'autre, ou dans un sens spécifique (p. 272
«'Disputatio' enim accipitur largo et stricto modo. Laxo, cum aliquis disputat sive secum
sive cum alio, stricto, cum est disputatio inter opponentem et respondentem» ).
31 Ars Emmerana, /oc. cit.
44 OLGA WEJJERS

C'est une division de la disputatio que l'on retrouve souvent dans les
sources des XIIe et XIIIe siècles, notamment dans le traité de logique de
Pierre d'Espagne.
Cependant, ce1tains proposent une tripartition, comme par exemple
Adam du Petit Pont:

Quoniam igitur in diversis disputationum generibus diversis principiorum


generibus utendum, que et quot disputationum genera premonstrandum. Sunt
autem tria: primum exercitativum, secundum contentiosum, tertium
inquisitivum. Est autem inquisitivum quod ad sciendum, contentiosum quod
ad vincendum, exercitativum quod ad utriusque dictorum usu
abundandum 32.

C'est une division très différente, qui ne se réfère pas au modèle


aristotélicien, mais qui signale la différence entre la dispute qui se1t à
gagner un débat et celle qui cherche à savoir (la bonne réponse à une
question). Elle ajoute l'exercice nécessaire pour le maniement des deux
formes de disputes. Il me semble qu'on peut prendre le genre contentiosum
pour la 'dispute dialectique' et le genre inquisitivwn dans le sens de la
'dispute scolastique' , celle qui recherche la vérité d'un problème, comme
on le verra ci-dessous.

LA «DISPUTE SCOLASTIQU E»

En effet, la forme de disputatfo que j'ai appelée la 'dispute


scolastique' 33 et qui fut 1'une des principales méthodes d'enseignem ent
dans les universités médiévales, est très différente de la dispute
dialectique. Elle s'est développée à partir de la questio, dans le courant du
XIIe siècle. La dispute scolastique, qui concerne toutes les disciplines,
n'est pas un duel entre deux opposants, mais la discussion d'une question,
au moyen d'outils dialectiques, qui se déroule entre le maître et ses
étudiants ou entre plusieurs maîtres et bacheliers. Au début, cette question
était suggérée par la lecture des textes de base, plus tard on disputait aussi
de questions indépendantes. L'objectif de la dispute est de trouver la bonne

32
Adam du Petit Pont, Ars disserendi, L. MINIO-PALUELLO (éd.), Roma, 1956, p.
19.
33 Cfr. O. WEIJERS, op. cit. (n. 25).
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DISPUTATIO 45

réponse à la question, de déterminer ou d'enseigner la vérité, tout en


prenant en compte les diverses facettes du problème, les diverses réponses
possibles. Sa structure de base, bien connue (formulation de la question,
arguments préliminaires pour la réponse affirmative et la réponse négative,
solution du maître et réfutation des arguments contraires) est également
très différente de celle de la dispute dialectique. De plus, sous sa forme
pleinement développée, elle implique la pai1icipation d'au moins trois
personnes: le maître, qui propose la question, préside la discussion et
présente sa determinatio, le respondens qui donne une solution provisoire,
et l 'opponens qui attaque les arguments avancés. La dispute scolastique est
non seulement une méthode d'enseignemen t, mais aussi une méthode de
recherche, lorsqu'il s'agit des disputes solennelles qui réunissaient tous les
maîtres et étudiants de la faculté et durant lesquelles on débattait de
problèmes réels.
A l'intérieur de ce champs, il faut également distinguer plusieurs
nuances du terme disputatio. Ainsi, le mot désigne la discussion de
questiones durant la lectio, mais aussi, dès 1200 environ, la discussion de
questions séparée dans le temps. En témoignent les Disputationes de
Simon de Tournai: on pose au maître une série de questions (le nombre
varie par jour), unies par un lien thématique; celui-ci élabore les arguments
ou reprend ceux des autres assistants et donne sa solution; parfois, un
opponens est chargé de fournir les arguments opposés à la thèse qui sera
soutenue par le maître34. Nous avons ici un exemple précoce de la
disputatio universitaire, les séances de dispute qui avaient généralement
lieu dans l'après-midi dans les écoles des maîtres et dont on trouve
mention dans les statuts universitaires. Ainsi, les anciens statuts de
Cambridge, datant de 1236-1254, interdisent l'organisation de disputes
ordinaires trop matinales:

Ante terciam pulsatam nullus logicus vel theologus ordinariam presumat


facere disputacionem35.

34 Simon de Tournai, Disputationes, .T. WARICHEZ (éd.), Les disputationes de Simon


de Tournai. Texte inédit, Louvain 1932. Cfr. B.C. BAZÀN, Les questions disputées,
principalement dans les Facultés de théologie, in B.C. BAZÀN, et al., Les questions
disputées et les questions quodlibétiques dans les Facultés de théologie, de droit et de
médecine, Turnhout, 1985, pp. 38-40.
35 M .B. HACKETI, The Original Statutes of Cambridge University. The Text and its
History, Cambridge, 1970, p. 201.
46 OLGA WEIJERS

D'autre part, les disputes solennelles de toute la faculté, qui se


déroulent tout au plus une fois par semaine et dans lesquelles des bache-
liers sont censés faire leurs preuves, s'appellent disputatio magistrorum ou
disputatio sollemnis:

Item det fidem quod per duos annos diligenter disputaciones magistrorum in
studio solempni frequentaverit et per idem tempus de sophismatibus in scolis
requisitus responderit36.

quod bis responderint de questione in scolis duorum magistrorum, sic


intelligendo, in disputatione sollempni et non in lectione, vel saltem semel in
disputatione generaJi37.

Ces disputes faisaient partie de l'enseignement dans toutes les


facultés et disputatio peut donc désigner aussi la dispute juridique, sem-
blable mais non identique à la dispute théologique, parce qu'elle était
construite autour d'un 'cas' (casus, thema, causa, materia), formulé par le
professeur et suivi de la position du problème (la questio). C'était pour
ainsi dire un procès imaginaire, présidé par le professeur, dans lequel deux
étudiants jouaient le rôle du actor et du reus. Dans le droit canon, on avait
également l'obligation d'organiser des disputes plusieurs fois par an,
comme l'indiquent notamment les statuts de l'université de Toulouse:

quod quilibet tam in jure civili quam in jure canonico regens seu legens actu
in hoc studio ordinarie, disputet seu disputare teneatur sub virtute juramenti
bis in anno38.

Outre les disputes ordinaires et solennelles, il y avait, comme partie


de l'enseignement régulier, la disputatio de quolibet, forme de dispute
particulière durant laquelle n'importe quel auditeur pouvait poser une
question sur n'impmte quel sujet. Pour la Faculté de théologie, ce phéno-
mène est bien connu. A la Faculté des arts, la disputatio de quolibet était

36 Chartularium Universitatis Parisiensis, H. DENIFLE et A. CHATELAIN (éd.), I,


Paris, 1889, n° 201 (1252); réglement concernant les bacheliers de la Faculté des arts.
37 Ibid., n" 452 ( 1270-74), concernant la Faculté de médecine.
38 M. FOURNIER, Les statuts et privilèges des universités françaises depuis leur
fondationjusqu'en 1789, l, Paris, 1890 (réimpr. anast. Bologne 1969), n° 535 (1280-1320).
LES DIVERS EMPLOIS DU TERME DISPUTATIO 47

également prescrite par les statuts: un statut de 1445 stipule quel 'ancienne
pratique doit être rétablie39. Cependant, elle semble avoir été peu
pratiquée, car on ne trouve pratiquement pas de textes qui y correspondent.
Au XVe siècle, par contre, dans les Facultés des arts de l'Europe centrale,
en paiticulier à Prague, une forme de disputatio de quolibet, différente de
celle de la Faculté de théologie, s'est établie et occupait une place
imp01tante dans la vie universitaire40. Plusieurs textes en ont été conservés
et les statuts de ces universités parlent longuement de l'organisation de
ces disputes, qui avaient lieu une fois par an, et de la difficulté de trouver
un maître prêt à en prendre la responsabilité. Voici un passage des statuts
de l'université de Prague:

De modo disputandi de quolibet, et de disputaturi electione.


Item anno 1379, 29 die mensis Octobris, in plena congregatione magistrorum
de concilio statutum fuit, quod decanus facultatis artium ... teneatur facere
generalem magistrorum omnium congregationem ... et in ista congregatione
decanus informabit se, quis sit senior magister in facultate, qui de quolibet in
artibus juxta huiusmodi statuti tenorem et post eius publicationem non
disputaverit nec disputavit, ...
quod tertia die Januarii .. . incipiat disputare de quolibet, et illam
disputationem iuxta morem consuetum continuet diligenter singulis
magistris de Facultate presentibus in studio, quaestiones per tres vel quatuor
dies ante initium sue disputationis in scripto, ut consuetum est, dirigendo4 1.

On le voit, l'expression disputatio de quolibet désigne ici une dispute


bien différente de celle du même nom dans les Facultés de théologie du
XIIIe siècle: les questions sont annoncées trois ou quatre jours auparavant
et par écrit.

39 Cfr. O. WEIJERS, La 'disputatio' à la Faculté des arts de Paris (1200 - 1350


environ), Turnhout, 1995, p. 106.
4° Cfr. O. WEIJERS, La 'disputatio' dans les Facultés des arts au moyen âge,
Turnhout, 2002, pp. 298-312.
41 Liber decanorum facultatis philosophicae Universitatis Pragensis ab anno
Christi 1367 us que ad annum 1585, Pars 1, Prague, 1830, pp. 65-67 (Monumenta historica
Univers. Carolo-Ferdin. Pragensis 1, 1).
48 OLGA WEBERS

TRAITÉ POLÉMIQUE

Plus haut, on a signalé divers emplois du tenne disputatio dans le sens


de dispute scolastique. Dans tous ces cas, il s'agissait d'une véritable
séance de discussion, selon ce1taines règles. Cependant, on pouvait aussi
écrire un traité sous forme de disputatio, puisant sans doute dans des
rapp01ts ou des notes de disputes antérieures, mais sans que le texte
corresponde à une dispute réelle. Ce genre de textes, qui gardent de la
dispute la structure et le raisonnement et qui sont souvent rédigés dans des
buts polémiques, porte généralement le titre de questio disputata (comme
d'ailleurs les rapports de séances réelles), mais ils peuvent aussi être
intitulés disputatio. C'est encore le cas au XVIe siècle, lorsque Luther, en
1517, publia sa Disputatio contra scholasticam theologiam, dans laquelle
il polémiqua avec Gabriel Biel42.

Dans le cours de cette étude brève et incomplète on n'a glané que


quelques graines paimi une moisson abondante; en conclusion on ne peut
que constater que le terme disputatio avait un éventail de sens très riche et
qu'il mériterait une recherche plus approfondie et plus ample. Espérons
que la génération suivante sera convaincue de l'intérêt d'une telle
entreprise, qui aurait sans aucun doute un grand intérêt pour compléter
notre compréhension de l'histoire intellectuelle du moyen âge.

Constantijn Huygens Institut, La Haye

41 Cfr. L. GRANE, Contra Gabrielem: Luthers Auseinandersetzung mit Gabriel Bief


in der Disputatio contra Scholasticam Theologiam, Gyldendal, 1962.

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