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C'est en me donnant ce sujet de réflexion, et ce beau titre, que Pierre Manent m'a
la colère par ma propre expérience, celle que j'ai faite de la colère des autres et des accès
(depuis Aristote et Sénèque jusqu'à William James et Sartre).Mais l'Iliade m'a fait entrer
dans le domaine propre de la colère, là où elle peut occuper toute la place, se déployer:
l'épopée est justement le domaine de diction fait pour elle, et c'est elle, la mènis, que
l'aède demande à la Muse, dès le premier vers du poème, de chanter, aeidein: "Chante,
Muse, la colère d'Achille fils de Pélée..." Il est vrai que, comme l'a souligné Simone
l'assujettissement pitoyable des hommes et de leur écrasement par la violence qui blesse
et qui tue1 ; mais le poète a organisé sa matière autour de la colère d'Achille et de celles
orientation.
La première leçon que je tire de cette lecture, c'est que la colère épique n'est pas
ce qui arrive à un individu isolé, à un "sujet", comme dit la psychologie moderne, sujet
que l'on pourrait observer seul: elle saisit un individu qui a un certain statut dans son
monde, qui en est persuadé ou conscient, qui pense avoir droit à ce statut et qui réagit
aux atteintes qui y sont portées: Achille fait partie d'une compagnie ou d'une assemblée
de rois (basileis), même si l'un d'entre eux (Agamemnon) est plus roi que les autres
(chez Homère en tout cas basileus a un comparatif: basileuteros , chant IX, v. 160) et
1 Simone Weil, "L'Iliade ou le poème de la force", in La Source grecque, Gallimard, 1953 (article publié
d'abord dans Les Cahiers du Sud en 1940-41).
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s'il est donc le plus roi de tous (au superlatif: basileutatos , v. 69). La colère est ce qui
serviteur ou un esclave n'y ont droit, ne s'en sentiraient même dignes, n'imagineraient de
s'y livrer. On peut ainsi penser que c'est en lecteur de l'Iliade que réagit Sénèque, tout
autant qu'en observateur des hommes (des hommes de son temps par exemple), en
caractériser ainsi tout homme: "regis quisque intra se animum habet", "chacun a à
l'intérieur de soi un cœur de roi". La colère est en chacun l'aptitude à se conduire en roi:
subir, à faire face à l'ennemi, à défier l'ordre du monde. Chacun a en soi le sentiment de
ne pas être n'importe qui; plus: être quelqu'un, c'est pour une part sentir que, comme un
roi, on n'a personne au-dessus de soi. Achille, exceptionnel, tend ce miroir à chacun.
Mais c'est d'une autre façon encore que la colère de l'Iliade n'est pas circonscrite à un
individu : les colères s'y engendrent les unes les autres, il y a une chaîne des colères
sensible en particulier dans le premier chant, qui décrit cet enchaînement. Agamemnon
a renvoyé brutalement Chrysès, prêtre d'Apollon, venu devant le roi racheter sa fille
enlevée. Face au roi des rois, Chrysès n'a pas droit à la colère; il implore donc son dieu
Apollon de faire payer ses pleurs aux Achéens. Apollon descend de l'Olympe "en
courroux", et sème la mort parmi les Achéens: d'où l'assemblée des chefs au cours de
Achille, qu'en en prenant une autre à la place, "la tienne, ou celle d'Ajax, ou celle
d'Ulysse..." Ce sera Briséis, la captive d'Achille, sa part du butin. Ainsi la colère a-t-elle
occasion de s'approfondir et à partir de qui rayonner : car Achille est nemesètos (chant
De même qu'elle requiert une société avec ses statuts différenciés, la colère telle
qu'Homère enseigne à la reconnaître suppose aussi l'existence d'un vaste espace dans
lequel elle puisse se déployer et exercer ses ravages, ou menacer de les exercer. Cet
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espace est celui, proprement épique, de la guerre : celui de la terrible violence qui écrase
tous les personnages sans leur réserver d'asile, mais aussi un vaste espace qui confronte
Comme les autres données de la guerre (le combat singulier, la mêlée confuse, la
aux réalités naturelles ou pacifiques qu'elle rappelle, ou auxquelles elle se mesure. Deux
exemples antithétiques: celui de la colère contenue, celle que l'on "fait cuire
(katapessein)" en soi, que l'on fait mijoter en attendant le moment propice pour la
alors parmi ses ennemis des victimes assez nombreuses et une souffrance assez forte
rage à travers les vallées profondes d'une montagne desséchée; la forêt profonde
brûle..." (chant XX, v. 490 et s.); et quand il massacre les Troyens en déroute dans le
fleuve Xanthe (fleuve qui est un dieu), et que le fleuve ne peut plus absorber tout ce
sang et s'irrite à son tour et fait appel aux dieux (chant XXI): la colère alors fait voir ce
qui est en elle, qui n'est pas une simple procédure, un montage instinctuel dont est
pourvu l'individu, mais une réserve de puissance qui a pour vocation de s'élargir aux
exprimer la démesure.
Dans l'Iliade, la colère finit par s'apaiser, Achille renonce à sa colère contre
Agamemnon, puis à sa colère contre Priam (et ce dernier aussi renonce à sa colère
contre le meurtrier de son fils). Mais la lumière ne vient pas que de ce dernier moment
du poème. Au plus fort du déchaînement de la colère, le poème y voit clair et fait voir;
d'ailleurs la pacification finale, si amère, et qui n'est qu'une trêve provisoire, n'a pu venir
qu'après les horribles combats. L'Iliade fait comprendre que la colère non seulement
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n'obscurcit pas tout, mais qu'on peut voir en elle, et même qu'elle éclaire. Elle illumine
un monde dans lequel la coexistence des hommes est faite de divisions et de violences
autant de que de liens et de coopération. Ainsi reconnue dans toute son horrible
puissance, la colère épique oblige à reconnaître comment le monde humain aspire aussi
à se déverser dans l'inhumain. "Telle est la nature de la force, écrit Simone Weil. Le
pouvoir qu'elle possède de transformer les hommes en choses est double et s'exerce de
deux côtés: elle pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la
subissent et de ceux qui la manient." Voir ainsi les choses telles qu'elles sont, sans pour
autant s'y résigner, est sans doute un acte important de la vie éthique.
Pierre Pachet