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Dumoulié Camille. Formes théâtrales du délire : la folie du pouvoir. In: Littératures 31, automne 1994. pp. 117-128;
doi : https://doi.org/10.3406/litts.1994.1672
https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1994_num_31_1_1672
la folie du pouvoir
L'HUBRIS TYRANNIQUE
1 Nous renvoyons aux pages 333 à 356 de l'édition G-F, 1966, trad. Robert
Baccou.
2 Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Éditions La Découverte, 1986.
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ne dois avoir qu'une seule pensée, qui soit l'enfant de ma pensée ; une seule
volonté, qui soit ma volonté » (p. 77), justement parce que sa fureur n'est pas
pour autant folie, disent bien ce qui en est de l'essence et du fond véritable de
la paternité. Derrière cet amour, ce qui est en jeu, c'est bien la question du
tyran, celle du pouvoir, comme le répète Laura.
Quel est alors le rôle de la folie, sinon de donner un plein sens à ces
indices, à ces signes avant-coureurs ? Le scandale de la folie vient révéler une
vérité scandaleuse : le héros civilisateur, le vieux roi dépossédé, le père
martyrisé sont, par nature, des furieux en puissance.
LE DOUBLE MONSTRUEUX
3 Par exemple, celles que développe Stanley Cavell dans Le déni de savoir (Seuil,
1993), lorsqu'il voit dans Le roi Lear une illustration de « l'évitement de l'amour » qui
serait le propre de notre relation aux autres.
4 La violence fondamentale, Dunod, 1984.
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fut d'abord le fait de Laïos et de Jocaste, qui décidèrent la mort d' Œdipe,
avant que ce dernier ne retourne cette même violence contre ses parents.
Les personnages de la tragédie de Shakespeare semblent autant de
doubles nés du délire hallucinatoire du roi. Les deux pères (Lear et
Gloucester), les deux frères (Edmond et Edgar), les deux sœurs, les deux
prétendants (Albany et Cornouailles) ; Cordélia, seule, paraît unique. Elle a
pourtant son double, et non des moindres : le Fou, au point que l'on hésite sur le
sens de la réplique finale du roi : « Et mon pauvre fou est pendu » (p. 216), ne
sachant s'il parle de sa fille ou du bouffon, sinon des deux, puisque tout porte
à croire que le même acteur interprétait les deux rôles. Ce jeu de doubles met
en évidence la violence qui sous-tend le pouvoir, violence dont l'origine est à
chercher dans la première division, celle du royaume dont Lear est
responsable. Si l'on se réfère aux analyses de René Girard, dans La violence et le
sacré, on comprend que cette multiplication de doubles est le signe d'une crise
des différences dont l'origine est la défaillance de la loi, qui laisse place à la
réalité la plus brute et la plus nue du pouvoir. Particulièrement significatif est
le destin des deux sœurs, unies dans le crime, mais qui finissent, victimes de la
passion tyrannique d'Eros, par s'entre-tuer. La mort est toujours à l'horizon du
pouvoir comme sa vérité essentielle ; et si ce n'est la mort, c'est la bestialité
du tyran qui finit par gagner tous les hommes. Quoique feinte, la folie d'Edgar
est, ici, révélatrice : « il m'est venu l'idée / De prendre l'aspect le plus vil et le
plus pauvre / Que jamais la misère dégradant l'homme ait inventé / Pour le
rapprocher de la bête... » (p. 106). Et plus loin : « Pauvre Turlupin ! Pauvre
Tom ! / C'est encore quelque chose : moi, Edgar, ne suis rien. » Par son
déguisement, il montre ce qui en est de l'homme sous la tyrannie ; à moins que la
tyrannie ne révèle au mieux ce qui en est de l'homme : « L'homme n'est-il
rien de plus que cela ? [...] toi, dit Lear à Edgar, tu es la chose même ;
l'homme sans apprêt n'est rien de plus qu'un pauvre animal nu et fourchu »
(p. 138).
Bien que le jeu de miroir entre le héros et le tyran que présente Hercule
furieux ne se retrouve pas dans la pièce de Shakespeare, quelques indices, au
moins, suggèrent qu'une même passion tyrannique domine Lear et Edmond,
une sorte de fureur erotique liée à la volonté de pouvoir. Curieusement, c'est
dans la bouche d'Edmond que se trouvent les paroles qu'aurait dû prononcer
Lear : « C'est qu'Edmond était aimé » (p. 212). Et tout comme dans le cas
d'Hercule, où il faut chercher dans les propos de Junon les premiers indices de
Yhubris du héros, ce sont les filles de Lear qui révèlent la nature cachée du
tyran : son emportement, son mauvais tempérament, son entêtement et son
autoritarisme (p. 55), mais surtout, ce trait proprement tyrannique : la luxure.
Goneril décrit en ces termes la suite du roi : « l'épicurisme et la luxure / En
font davantage une taverne et un bordel qu'un palais respectable » (p. 78). Plus
loin, Lear s'insurge contre Régane qui cherche à « restreindre [ses] plaisirs »
(p. 1 16). Ce motif de la luxure du père n'est pas accidentel. D'abord, personne
ne dément que son caractère et sa vie ne soient ce que disent ses filles ;
ensuite, nous retrouvons là le mythe élaboré par Freud dans Totem et Tabou,
celui du père tout jouisseur, possesseur des femmes et omnipotent - figure
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Cette passion est exactement celle que révèle le délire tragique dans nos
trois pièces. Et comme pour bien signifier que la fureur sanguinaire qui le
possédait était celle du tyran, revenu à lui, devant le cadavre de sa femme et de
ses enfants, Hercule demande : « Quelque Lycus s'est donc emparé du
trône ? » (p. 47). Dans la lignée de la tragédie grecque dont s'est inspiré
Sénèque, la fureur du héros n'est pas simple possession divine (malgré
l'insistance de l'ouverture), elle relève du destin attaché à la tyrannie et de la folie
qui sommeille en chaque tyran. Par une sorte d'ironie tragique, Mégare
annonçait à Lycus le destin d'Hercule : « Va, domine insolemment ; élève tes
orgueilleuses pensées : un dieu vengeur suit les traces des superbes. Je connais
le trône de Thèbes : pourquoi rappeler les crimes qu'y ont subis ou osés des
mères ? [...] Voilà le genre de destinée qui t'attend : tyrannise à ta guise,
pourvu que le destin habituellement lié à ce trône vienne t' appeler » (p. 17).
A l'instant de sa mort, le capitaine n'a qu'un désir : engloutir sa fille,
comme un ogre, se nourrir de son âme - et la voracité est un trait de la folie
tyrannique - ; son dernier geste : tuer sa fille - « Pourquoi ne m'as-tu pas laissé
tuer l'enfant, la vie est un enfer, et la mort est le Ciel et les enfants
appartiennent au royaume des Cieux » (p. 79).
Mais cette passion meurtrière, cette haine de la vie et de la reproduction
prend toute sa force avec la pièce de Shakespeare, lorsque, dans le contexte
apocalyptique de l'œuvre, il invoque la puissance dévastatrice de la tempête :
« Et toi, tonnerre qui ébranles, / Aplatis l'épaisse rotondité du monde ! »
(p. 127). Le Gentilhomme commente : « II donne l'ordre aux éléments
d'engloutir la terre dans la mer, / Ou de soulever les eaux bouclées au-dessus du
continent, / Afin que tout change ou périsse » (p. 125). Et devant ses filles, il
s'écrie : « Je me vengerai sur vous deux de telle sorte / Que l'univers entier...
Je ferai de ces choses, / Quoi, je ne sais pas encore, mais qui seront /
L'épouvante de cette terre » (p. 122).
Le plus significatif, enfin, est sa haine de la fécondité et du ventre de la
femme : « Le bas est tout entier au diable. / Là c'est enfer et ténèbres et
gouffre sulfureux, brûlure, feu, puanteur, consomption. Fi, fi, fi ! Pouah,
Pouah ! » (p. 177). Toutes ses imprécations contre ses filles n'ont qu'un but :
appeler sur elles la stérilité. Le ventre, pour lui, n'est que puissance de mort et
de destruction : aux éléments en fureur il crie : « Gronde à pleine ventrée !
Crache, feu ! jaillis, pluie ! » (p. 128). Nous touchons au but.
Un sceptre qui passe de main en main, selon des voies légitimes ou usurpées,
peu importe, et dont la marotte du bouffon est le double grotesque. Ce sceptre
n'est rien sans l'assise de la puissance ; mais la puissance n'est pas une assise.
Elle est ce qui donne assise, sans être elle-même fondée. La puissance est,
mais elle ne se justifie que d'elle-même et se passe de fondement, de légitimité
ou d'insignes du pouvoir. Ils sont ses leurres, ses simulacres, ses marottes.
Qui détient la puissance ? Si tant est qu'elle puisse se détenir. Nos trois
pièces sont, sur ce point, en accord : elle est du côté du féminin. Les hommes,
les pères, les rois ont le pouvoir ; les femmes n'ont rien, mais elles sont. Et
c'est l'être de la puissance féminine que rencontre le tyran, à la limite de son
pouvoir.
Pourquoi la puissance du féminin ? C'est qu'elle n'est ni de la mère, ni
de la femme, ni de la fille, mais qu'elle peut bien être de chacune à la fois, ou
bien prendre la figure mythique de la Nature, celle que Hôlderlin, dans Comme
au jour de fête..., appelle, justement, « la puissante », elle qui recueille tout
dans « ses bras légers » et permet à l'homme de vivre selon « un ferme
statut ». Allons à l'essentiel. Celle qui domine, fantasmatiquement, nos trois
pièces, est la grande Déesse Mère. En retrait, bafouée, comme dans Hercule
furieux ; morte, comme dans Le roi Lear (« Je voudrais divorcer d'avec la
tombe de ta mère » (p. 1 14)) ; réincarnée en toutes les femmes comme dans Le
père ; elle est toujours, dans la tragédie, l'absente en l'honneur de qui se
jouent le drame et le destin de héros. N'est-ce pas de la Sphinge et de sa mère
qu'Œdipe tirait son pouvoir, en même temps que l'illégitimité de sa
puissance ?
Héraclès signifie, selon les diverses versions étymologiques : gloire
d'Héra, ou gloire par Héra. Junon, la première, le reconnaît, sa haine contre
Hercule a contribué à la gloire de ce dernier. Elle est, bien malgré elle,
l'origine de son pouvoir ; elle est sa puissance ; aussi décide-t-elle de retourner
cette puissance contre lui en devenant elle-même furieuse : « Mais pour
qu'Alcide puisse être mené, l'âme captive, égaré par une immense folie, c'est
moi qui dois tout d'abord délirer. Junon, pourquoi tardes-tu à être prise de
folie ? » (p. 6). Le pouvoir et le délire d'Hercule ont une seule et même source
de puissance : Junon. (On pourrait rappeler, ici, les analyses de Robert Graves
qui retrouve, derrière l'histoire d'Héraclès, la figure du roi sacré de l'année,
associé au culte de la Grande Déesse ; à propos de la folie meurtrière
d'Héraclès, il écrit : « L'époque classique grecque considérait la folie comme
l'excuse des sacrifices d'enfants ; la vérité était que les enfants, qui étaient les
substituts du roi, étaient brûlés vifs après que le roi, caché pendant vingt
heures dans une tombe en simulant la mort, réapparaissait pour réclamer le
trône à nouveau », Les Mythes grecs, Fayard, 1967, p. 365.)
Non seulement la folie du roi Lear est traversée par cette obsession de la
puissance féminine mais, par nature, elle est féminine : « Hysterica passio ! »,
ainsi désigne-t-il lui-même l'origine de sa folie (p. 110). Le fantasme de
Schreber était de devenir une femme pour séduire Dieu ; le fantasme du roi
Lear est la haine de la puissance reproductrice de la femme - mais cela revient
126 CAMILLE DUMOULIÉ
12 Régane et Goneril, prises d'une fureur erotique pour Edmond, qui les pousse au
crime et au suicide, sont des exemples parmi tant d'autres.
13 « La nature est femme; il est indispensable, pour la dominer, de la battre, de la
bousculer. Elle cède plus volontiers aux hommes de cette trempe qu'aux froids
calculateurs; c'est aussi pourquoi, en tant que femme, elle préfère les jeunes gens, qui la
traitent avec moins de respect, avec plus de feu et d'audace » (Le Prince, chap. XXV,
« Pouvoir de la fortune dans les choses humaines et comment lui résister »).