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Littératures

Formes théâtrales du délire : la folie du pouvoir


Camille Dumoulié

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Dumoulié Camille. Formes théâtrales du délire : la folie du pouvoir. In: Littératures 31, automne 1994. pp. 117-128;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1994.1672

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1994_num_31_1_1672

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Formes théâtrales du délire

la folie du pouvoir

L'HUBRIS TYRANNIQUE

La figure du père ou du roi, le genre tragique, le délire ou la fureur, tels


sont les éléments communs à Hercule furieux, au Roi Lear et au Père de
Strindberg. Entre ces éléments disparates, qui mettent en jeu des questions
d'ordre littéraire, social et psychologique, mais encore des œuvres aussi
étrangères qu'une tragédie latine et un drame « naturaliste », existe- t-il un lieu
commun, un plan sur lequel viendraient s'unifier les diverses perspectives et
les différentes époques ? Si un tel plan existe, c'est celui du politique, en ce
qu'il délimite l'espace où joue le drame du pouvoir.
Cela est inscrit dans l'origine même de la tragédie, forme créée pour
mettre en scène ce sujet de prédilection : la folie du tyran. Vhubris, même si
elle est un phénomène lié à la possession divine ou à l'expérience dionysiaque
prend, dans la tragédie, un sens immédiatement politique : la démesure du
tyran et la folie du pouvoir constituent le thème essentiel de la tragédie
grecque comme des tragédies de Sénèque.
La fureur ou la folie réelle qui saisit un héros n'est que la manifestation
extrême de cette hubris et, quels que soient les motifs occasionnels de son
déclenchement, sa signification profonde est toujours politique. Tel est ce qui
unit la figure du père et celle du roi : elles sont toutes deux des figures du
pouvoir, et c'est justement dans la pièce de Strindberg, où le père n'est plus un roi,
et où semble se jouer un drame purement familial, que l'enjeu véritable du
conflit est clairement exprimé par Laura : « Le pouvoir, oui. Quel aurait été
l'objet de cette lutte à mort sauf cette chose-là : le pouvoir ! » (p. 58).
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Qu'il s'explique par des raisons psychologiques, morales ou


mythologiques, le délire est toujours une fuite devant une vérité déniée : il l'expose au
moment même où le délirant la fuit dans l'aveuglement de la folie. Cette vérité
qui touche à la nature du pouvoir et à l'expérience de ses limites, le héros la
découvre par l'aliénation, car la vérité du pouvoir est ailleurs, elle est dans
l'Autre à qui appartient ce qui supporte tout pouvoir : la puissance. Quelle est
la puissance qui soutient et limite le pouvoir, qu'il soit du roi ou du père ?
C'est au cœur de son délire que nous lirons la vérité qui affole le discours du
puissant.
La folie est le destin du pouvoir illégitime ; mais c'est aussi un signe de
folie que de désirer usurper le pouvoir. Selon Aristote, dans le Problème XXX,
un même diagnostic explique la fureur d'Héraclès et la volonté tyrannique :
cet excès de bile noire propre à la mélancolie, qui plonge dans un état
comparable à l'ivresse. Néanmoins, le texte le plus riche reste le Livre IX de la
République1 où Platon analyse l'homme tyrannique et déclare que le tyran est
lui-même un homme « tyrannisé par l'amour » et par ses désirs les plus
violents - dans son âme, Éros règne en maître.
Le tyran est, comme le paranoïaque, un être chez qui les pulsions et
l'inconscient sont à nu ; en lui domine cette partie bestiale de l'âme qui se libère
pendant le sommeil : « Elle ne craint point d'essayer, en imagination, de s'unir
à sa mère, ou à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de
n'importe quel meurtre, et de ne s'abstenir d'aucune sorte de nourriture ; en un
mot, il n'est point de folie, point d'impudence dont elle ne soit capable. » On
reconnaît dans le motif de l'inceste une allusion au plus célèbre tyran de la
tragédie grecque, Œdipe. Le tyran est exactement défini, par Platon, comme
« une homme furieux dont l'esprit est dérangé » prêt à toutes les violences
pour satisfaire ses désirs. Dans les deux cas, chez Platon et chez Aristote,
l'analyse médico-philosophique est une rationalisation du motif tragique de
Vhubris tyrannique.
Ainsi que l'ont montré Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet2, le
héros tragique est un homme problématique. Son pouvoir est et n'est pas
légitime, il est roi et il est usurpateur. Dans Hercule furieux et Le roi Lear, les
choses sont, au premier abord, plus simples, puisque la personne du roi et celle
de l'usurpateur sont nettement distinctes. Hercule est un héros pacificateur et
civilisateur, Lycus est le plus cynique des usurpateurs, qui ne reconnaît de
valeur qu'à la force et à la violence, et identifie l'art de la cruauté à l'art d'être
tyran (p. 22). De même, dans Le Roi Lear, Edmond, le bâtard, est l'incarnation
parfaite du personnage machiavélien, la figure typique du conquérant
usurpateur qui traverse tout le théâtre baroque. Les autres spoliateurs de Lear,
Cornouailles et Albany, sont comme ses ombres atténuées.

1 Nous renvoyons aux pages 333 à 356 de l'édition G-F, 1966, trad. Robert
Baccou.
2 Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Éditions La Découverte, 1986.
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La réalité, pourtant, est plus complexe, et de nombreux indices viennent


suggérer un jeu de doubles entre le roi et le tyran, entre le bon et le méchant. A
plusieurs reprises, la tragédie de Séneque révèle qu'Hercule, comme tout héros
peut-être, est coupable df hubris. C'est Junon, bien sûr, qui rappelle la
démesure et l'excès attachés à la vie d'Hercule : elle évoque sa naissance
comme un événement hors norme qui a suscité un dérèglement de l'ordre
cosmique ; rappelle qu'il porte les emblèmes des monstres vaincus - selon le
motif du double et du mélange des contraires à la base du sacré, c'est là le
signe d'une contamination du héros par son double monstrueux, de ce que sa
puissance est elle-même monstrueuse. Pour tuer autant de monstres, il faut soi-
même receler une part de monstruosité. Plus loin, elle signale qu'il a brisé le
pacte des Enfers et révélé au jour des mystères qui devaient rester cachés, mais
aussi que son courage est démesuré, en ce qu'il outrepasse celui des dieux
mêmes. Enfin, elle lui attribue une volonté prométhéenne, celle de ravir le
sceptre de son père et de mettre le ciel en péril. On pourrait justifier ces propos
par la seule malveillance de Junon. Pourtant, ils sont relayés par ceux de
Mégare (p. 13) qui incite Hercule à « emporter les barrières du monde »,
reconnaissant tout de suite : « Mais je me laisse aller à des paroles
excessives ». Hercule lui-même, enfin, évoque la souillure qu'il introduit dans le
monde et aux yeux de Phébus par la capture de Cerbère et, encore sain
d'esprit, se vante d'avoir pu régner sur les Enfers s'il l'avait voulu (p. 26).
Quant au Roi Lear, il a souvent été dit qu'aucun des personnages n'est
vraiment pur de tout grief. Mais restons-en au roi. Lear, dès l'ouverture de la
pièce, fait preuve d'une hubris qui déclenche le drame et annonce son délire.
Elle est, à vrai dire, de deux ordres. En premier lieu, et c'est le plus connu, elle
tient à la mise en scène de cette joute amoureuse entre ses filles, qui le fait
entrer dans la catégorie de ces tyrans furieux que Platon décrit comme
dominés par la fureur amoureuse. Mais, de manière paradoxale, c'est aussi la
prévoyance même du roi qui relève de V hubris. Sa volonté de prévenir toute
dissension future, de répartir avec une justesse et une équité absolues ses
possessions est une forme de démesure : c'est le signe d'une volonté paranoïaque de
maîtrise du monde, des autres, de leurs désir et vouloir, maîtrise qui s'étendrait
au-delà de sa mort. Selon une ironie proprement tragique, cette prévoyance
effectue ce qu'elle devait prévenir : la division du royaume.
Dans le drame psychologique de Strindberg, cette dimension et ce motif
mythique sont absents. Pourtant, comme une sorte de fatalité de la tragédie
agit sur l'œuvre, qui fait in extremis recourir aux schémas mythologiques : ce
qui semblait un drame bourgeois se termine en un délire mythologique où
Athéna, Hercule, Ulysse, Ézéchiel, Omphale sont invoqués. Il existe bien une
hubris du capitaine, et elle est dans sa fureur de paternité, qui lui fait, par
exemple, refuser de laisser sa fille exprimer un avis pourtant conforme à ses
vœux, afin que personne « ni femmes, ni enfant » n'empiète sur ses
« prérogatives » (p. 39). Certes, il a été rendu fou par une machination de sa
femme ; peut-être n'est-il pas même fou au moment de sa mort, mais la
machination et la mort n'ont été possibles qu'en raison de son idée fixe. Et les
derniers cris qu'il lance à sa fille : « Mais tu ne dois aimer que moi ! [...] Tu
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ne dois avoir qu'une seule pensée, qui soit l'enfant de ma pensée ; une seule
volonté, qui soit ma volonté » (p. 77), justement parce que sa fureur n'est pas
pour autant folie, disent bien ce qui en est de l'essence et du fond véritable de
la paternité. Derrière cet amour, ce qui est en jeu, c'est bien la question du
tyran, celle du pouvoir, comme le répète Laura.
Quel est alors le rôle de la folie, sinon de donner un plein sens à ces
indices, à ces signes avant-coureurs ? Le scandale de la folie vient révéler une
vérité scandaleuse : le héros civilisateur, le vieux roi dépossédé, le père
martyrisé sont, par nature, des furieux en puissance.

LE DOUBLE MONSTRUEUX

Possession divine, tourment de l'âme, machination, quelle que soit sa


cause, en tant que symptôme, la folie est révélatrice. Et quelles que soient les
révélations psychologiques d'une tragédie3, ce qu'elle porte au jour, par sa
structure et ses thèmes essentiels, est une leçon politique sur la nature du
pouvoir. Or, l'un des motifs récurrents de la tragédie, à la fois thème et élément
structurel, qui met en jeu l'économie de la violence et du sacré (René Girard),
est celui du double.
Cela est très net dans Hercule furieux. Toute la structure de la pièce fait
apparaître que les deux figures antagonistes d'Hercule et Lycus sont en fait
des doubles ; et ce, à l'occasion de la folie. Il est vrai que le délire paranoïaque
suscite la multiplication hallucinatoire de doubles, mais ici, la folie sert plutôt
à révéler cette vérité tragique, à savoir que les ennemis sont pris dans une
violence indifférenciée et un jeu de miroir qui manifeste leur commune vérité.
Que fait Hercule furieux sinon réaliser exactement les désirs du tyran et
donner raison aux accusations de sa marâtre ? Lycus avait le projet de prendre la
place d'Hercule, y compris auprès de sa femme et de ses enfants ; éconduit, il
décide de les mettre à mort. Cette sentence, il revient à Hercule de l'exécuter,
comme s'il réalisait la volonté de Lycus ou, à l'inverse, comme si Lycus, son
double maléfique, avait formulé pour lui ses désirs inconscients. Désirs tyran-
niques qui s'exercent aussi bien dans le domaine public que privé. D'une part,
en effet, dans son délire, il prend à son compte la prophétie de Junon et
réclame le trône de Jupiter (p. 39), formulant par la même occasion un vœu de
meurtre du père qui le rend frère d'Œdipe. Mais d'autre part, il met en œuvre
un autre motif mythologique et tragique : celui de la guerre à mort entre le
père et ses enfants, ou encore de cette violence fondamentale qui oppose les
parents et les enfants, dont Léon Bergeret4 a rappelé que, dans Œdipe roi, elle

3 Par exemple, celles que développe Stanley Cavell dans Le déni de savoir (Seuil,
1993), lorsqu'il voit dans Le roi Lear une illustration de « l'évitement de l'amour » qui
serait le propre de notre relation aux autres.
4 La violence fondamentale, Dunod, 1984.
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fut d'abord le fait de Laïos et de Jocaste, qui décidèrent la mort d' Œdipe,
avant que ce dernier ne retourne cette même violence contre ses parents.
Les personnages de la tragédie de Shakespeare semblent autant de
doubles nés du délire hallucinatoire du roi. Les deux pères (Lear et
Gloucester), les deux frères (Edmond et Edgar), les deux sœurs, les deux
prétendants (Albany et Cornouailles) ; Cordélia, seule, paraît unique. Elle a
pourtant son double, et non des moindres : le Fou, au point que l'on hésite sur le
sens de la réplique finale du roi : « Et mon pauvre fou est pendu » (p. 216), ne
sachant s'il parle de sa fille ou du bouffon, sinon des deux, puisque tout porte
à croire que le même acteur interprétait les deux rôles. Ce jeu de doubles met
en évidence la violence qui sous-tend le pouvoir, violence dont l'origine est à
chercher dans la première division, celle du royaume dont Lear est
responsable. Si l'on se réfère aux analyses de René Girard, dans La violence et le
sacré, on comprend que cette multiplication de doubles est le signe d'une crise
des différences dont l'origine est la défaillance de la loi, qui laisse place à la
réalité la plus brute et la plus nue du pouvoir. Particulièrement significatif est
le destin des deux sœurs, unies dans le crime, mais qui finissent, victimes de la
passion tyrannique d'Eros, par s'entre-tuer. La mort est toujours à l'horizon du
pouvoir comme sa vérité essentielle ; et si ce n'est la mort, c'est la bestialité
du tyran qui finit par gagner tous les hommes. Quoique feinte, la folie d'Edgar
est, ici, révélatrice : « il m'est venu l'idée / De prendre l'aspect le plus vil et le
plus pauvre / Que jamais la misère dégradant l'homme ait inventé / Pour le
rapprocher de la bête... » (p. 106). Et plus loin : « Pauvre Turlupin ! Pauvre
Tom ! / C'est encore quelque chose : moi, Edgar, ne suis rien. » Par son
déguisement, il montre ce qui en est de l'homme sous la tyrannie ; à moins que la
tyrannie ne révèle au mieux ce qui en est de l'homme : « L'homme n'est-il
rien de plus que cela ? [...] toi, dit Lear à Edgar, tu es la chose même ;
l'homme sans apprêt n'est rien de plus qu'un pauvre animal nu et fourchu »
(p. 138).
Bien que le jeu de miroir entre le héros et le tyran que présente Hercule
furieux ne se retrouve pas dans la pièce de Shakespeare, quelques indices, au
moins, suggèrent qu'une même passion tyrannique domine Lear et Edmond,
une sorte de fureur erotique liée à la volonté de pouvoir. Curieusement, c'est
dans la bouche d'Edmond que se trouvent les paroles qu'aurait dû prononcer
Lear : « C'est qu'Edmond était aimé » (p. 212). Et tout comme dans le cas
d'Hercule, où il faut chercher dans les propos de Junon les premiers indices de
Yhubris du héros, ce sont les filles de Lear qui révèlent la nature cachée du
tyran : son emportement, son mauvais tempérament, son entêtement et son
autoritarisme (p. 55), mais surtout, ce trait proprement tyrannique : la luxure.
Goneril décrit en ces termes la suite du roi : « l'épicurisme et la luxure / En
font davantage une taverne et un bordel qu'un palais respectable » (p. 78). Plus
loin, Lear s'insurge contre Régane qui cherche à « restreindre [ses] plaisirs »
(p. 1 16). Ce motif de la luxure du père n'est pas accidentel. D'abord, personne
ne dément que son caractère et sa vie ne soient ce que disent ses filles ;
ensuite, nous retrouvons là le mythe élaboré par Freud dans Totem et Tabou,
celui du père tout jouisseur, possesseur des femmes et omnipotent - figure
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archétypale du tyran. Dans cet ordre d'idées s'inscrit aussi le motif de


l'inceste, présent au début de la pièce, avec cette demande d'amour du roi contre
laquelle s'insurge Cordélia qui rappelle son désir propre et l'amour qu'elle
devra à son mari et, à la fin, lorsque le père et la fille sont enfermés dans cette
prison d'amour où il les voit déjà heureux « comme deux oiseaux en cage » et
où elle trouve la mort.
Dans la pièce de Strindberg, c'est le père lui-même qui se dédouble. Son
« délire » final prouve moins son aliénation mentale, car rien ne démontre sa
folie réelle, qu'il ne révèle que la figure du père est une figure aliénée. Par
essence, elle est hantée par d'autres, qui sont autant de simulacres de cet Autre
absolu qu'est le père idéal. Le père est hanté, ou plutôt, comme dans Hamlet,
le père est un spectre auquel il faut s'adresser, qu'il faut faire vivre en soi pour
incarner soi-même la paternité. Ainsi, à l'instar des personnages furieux de la
tragédie latine, le capitaine, chez Strindberg, dans sa fureur de paternité,
sollicite tous les doubles mythologiques, ressuscite par la parole leur figure et leur
destin, et dans cette exacerbation de soi comme père, possédé par ses doubles,
il énonce la vérité folle de la paternité, celle-là même de Lear : « Mais tu ne
dois aimer que moi ! ». Et derrière tous ces doubles mythiques, comme
derrière cette exigence d'amour absolu, se révèle la figure fondamentale de la
paternité et du pouvoir : Saturne.

PARANOÏA ET FOLDE MEURTRIERE

Le mythe de Saturne est le fond sur lequel se dessine l'histoire du père,


comme sur celui d' Œdipe l'histoire du fils. La manifestation extrême du délire
du père est la même dans les trois pièces : le meurtre des enfants. Effectif chez
Sénèque, où Hercule croit tuer les enfants de son double, Lycus, il est
fantasmé, puis réalisé par le biais du suicide ou de la mort de toutes les filles,
chez Shakespeare. Le seul fils qui en réchappe est Edgar, ce n'est pas tant
parce qu'il est un bon fils que dans la mesure où c'est lui qui, après la
pantomime du suicide manqué de Gloucester, cause la mort de son père lorsqu'il se
fait reconnaître, uniquement après avoir revêtu son armure. Et le capitaine,
chez Strindberg, avant d'essayer de tuer sa fille, dit clairement : « Vois-tu, je
suis un ogre, et je veux te dévorer... Je suis Saturne, qui mange ses enfants car
on lui a prédit qu'autrement c'était eux qui le mangeraient. Manger ou être
mangé ! Voilà la question ! » (p. 77). Cette dernière allusion parodique à
Hamlet nous invite à faire aussi retour au Roi Lear et à son imprécation contre
Cordélia : « Celui qui fait de son procréateur des mets / Pour assouvir son
appétit, trouvera dans mon cœur / Autant d'affection, de pitié et de réconfort /
Que toi naguère ma fille » (p. 45). Et plus loin encore, cette référence
saturnienne nous renvoie aux propos d'Hercule furieux : « Eh bien, je dépouillerai
Saturne de ses chaînes et, contre la tyrannique royauté d'un père dénaturé, je
lâcherai mon aïeul » (p. 38).
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Reste un pas à franchir pour atteindre ce cœur essentiel de la question qui


met en jeu, au-delà du drame familial, la tragédie politique du pouvoir. Rien
ne nous y aidera mieux que les pages de Masse et puissance où Elias Canetti
propose une analyse du cas Schreber5. Sa thèse est la suivante : « Son délire,
sous le travesti d'une conception du monde surannée supposant l'existence
d'esprits, est en réalité le modèle précis de la puissance politique qui se nourrit
et se constitue de la masse » (p. 168). Parmi les traits caractéristiques du
paranoïaque ou « ce qui revient au même. . . du despote » (car « la paranoïa est au
sens littéral du mot une maladie de la puissance » (p. 475), relevons les
suivants.
- « La tendance la plus extrême de la paranoïa est peut-être une saisie
totale du monde par les mots, comme si la langue était un poing et que le
monde y fût pris » (p. 480). Telle est la pulsion qui meut le furieux de la
tragédie latine lorsqu'il se constitue par la parole, convoque les divinités
meurtrières et prépare son scelus nefas, c'est-à-dire ce crime abominable qui le jette
hors des normes humaines. Tel est le sens des imprécations de Lear ou du père
de Strindberg lorsqu'ils appellent la mort et la vengeance sur leurs ennemis.
- La perspective du complot. « II sera peut-être utile de signaler dès à
présent l'importance des complots pour le paranoïaque. Conspirations et
conjurations sont chez lui à l'ordre du jour, on est sûr de trouver tout ce qui y
ressemble de près ou de loin. Le paranoïaque se sent cerné. » (p. 465). Qu'il
soit le fait d'un usurpateur, de filles ingrates ou du milieu familial, le complot
accompagne le roi ou le père comme sa suite ; qu'il le suscite, qu'il le
fantasme ou qu'il en soit la victime, cela importe peu : il est indispensable à la
structure du pouvoir et à l'économie de la folie.
- De là vient que le paranoïaque, ou le despote, « retrouve son ennemi
dans les figures les plus diverses. Quelque masque qu'il arrache, c'est son
ennemi qui est dessous. Pour les besoins du secret qu'il suppose partout, pour
lui permettre de le démasquer, tout se change pour lui en masque » (p. 481).
De sorte que le monde du paranoïaque est celui de la catastrophe imminente
(p. 468). Univers de masques et d'acteurs, complot, catastrophe, voilà qui fait
du monde, pour le paranoïaque ou le despote, une scène tragique.
- Tout cela nous conduit au trait le plus significatif du délire paranoïaque
et de la folie du pouvoir : être le seul survivant, car « l'instant de survivre est
instant de puissance » (p. 241). Tel est le fond meurtrier du délire de
Schreber : « Toute l'humanité est punie et exterminée parce que l'on s'est
permis d'être contre lui. » Et Canetti précise : « En cela, il ne se montre pas
seulement paranoïaque ; rester le dernier en vie est la tendance la plus
profonde de tout souverain «idéal». Le souverain envoie les autres à la mort pour
que la mort l'épargne, lui : il la détourne de lui [...] Dès qu'il se sent menacé,
sa passion veut les voir tous morts » (p. 470).

5 Gallimard, « Tel », 1966, p. 461-491.


124 CAMILLE DUMOULIÉ

Cette passion est exactement celle que révèle le délire tragique dans nos
trois pièces. Et comme pour bien signifier que la fureur sanguinaire qui le
possédait était celle du tyran, revenu à lui, devant le cadavre de sa femme et de
ses enfants, Hercule demande : « Quelque Lycus s'est donc emparé du
trône ? » (p. 47). Dans la lignée de la tragédie grecque dont s'est inspiré
Sénèque, la fureur du héros n'est pas simple possession divine (malgré
l'insistance de l'ouverture), elle relève du destin attaché à la tyrannie et de la folie
qui sommeille en chaque tyran. Par une sorte d'ironie tragique, Mégare
annonçait à Lycus le destin d'Hercule : « Va, domine insolemment ; élève tes
orgueilleuses pensées : un dieu vengeur suit les traces des superbes. Je connais
le trône de Thèbes : pourquoi rappeler les crimes qu'y ont subis ou osés des
mères ? [...] Voilà le genre de destinée qui t'attend : tyrannise à ta guise,
pourvu que le destin habituellement lié à ce trône vienne t' appeler » (p. 17).
A l'instant de sa mort, le capitaine n'a qu'un désir : engloutir sa fille,
comme un ogre, se nourrir de son âme - et la voracité est un trait de la folie
tyrannique - ; son dernier geste : tuer sa fille - « Pourquoi ne m'as-tu pas laissé
tuer l'enfant, la vie est un enfer, et la mort est le Ciel et les enfants
appartiennent au royaume des Cieux » (p. 79).
Mais cette passion meurtrière, cette haine de la vie et de la reproduction
prend toute sa force avec la pièce de Shakespeare, lorsque, dans le contexte
apocalyptique de l'œuvre, il invoque la puissance dévastatrice de la tempête :
« Et toi, tonnerre qui ébranles, / Aplatis l'épaisse rotondité du monde ! »
(p. 127). Le Gentilhomme commente : « II donne l'ordre aux éléments
d'engloutir la terre dans la mer, / Ou de soulever les eaux bouclées au-dessus du
continent, / Afin que tout change ou périsse » (p. 125). Et devant ses filles, il
s'écrie : « Je me vengerai sur vous deux de telle sorte / Que l'univers entier...
Je ferai de ces choses, / Quoi, je ne sais pas encore, mais qui seront /
L'épouvante de cette terre » (p. 122).
Le plus significatif, enfin, est sa haine de la fécondité et du ventre de la
femme : « Le bas est tout entier au diable. / Là c'est enfer et ténèbres et
gouffre sulfureux, brûlure, feu, puanteur, consomption. Fi, fi, fi ! Pouah,
Pouah ! » (p. 177). Toutes ses imprécations contre ses filles n'ont qu'un but :
appeler sur elles la stérilité. Le ventre, pour lui, n'est que puissance de mort et
de destruction : aux éléments en fureur il crie : « Gronde à pleine ventrée !
Crache, feu ! jaillis, pluie ! » (p. 128). Nous touchons au but.

HYSTERICA PASSIO. L'AFFOLEMENT DU POUVOIR ET LA


PUISSANCE DU FÉMININ

Le délire n'est, dans la tragédie, qu'une exacerbation du discours du


pouvoir, le moment où il dit sa vérité dans un passage à la limite où la parole
s'affole. A la limite, le pouvoir rencontre ce qui le fonde et dans quoi il
s'effondre : la puissance. Au regard de la puissance, le pouvoir est un simulacre.
FORMES THÉÂTRALES DU DÉLIRE : LA FOLIE DU POUVOIR 125

Un sceptre qui passe de main en main, selon des voies légitimes ou usurpées,
peu importe, et dont la marotte du bouffon est le double grotesque. Ce sceptre
n'est rien sans l'assise de la puissance ; mais la puissance n'est pas une assise.
Elle est ce qui donne assise, sans être elle-même fondée. La puissance est,
mais elle ne se justifie que d'elle-même et se passe de fondement, de légitimité
ou d'insignes du pouvoir. Ils sont ses leurres, ses simulacres, ses marottes.
Qui détient la puissance ? Si tant est qu'elle puisse se détenir. Nos trois
pièces sont, sur ce point, en accord : elle est du côté du féminin. Les hommes,
les pères, les rois ont le pouvoir ; les femmes n'ont rien, mais elles sont. Et
c'est l'être de la puissance féminine que rencontre le tyran, à la limite de son
pouvoir.
Pourquoi la puissance du féminin ? C'est qu'elle n'est ni de la mère, ni
de la femme, ni de la fille, mais qu'elle peut bien être de chacune à la fois, ou
bien prendre la figure mythique de la Nature, celle que Hôlderlin, dans Comme
au jour de fête..., appelle, justement, « la puissante », elle qui recueille tout
dans « ses bras légers » et permet à l'homme de vivre selon « un ferme
statut ». Allons à l'essentiel. Celle qui domine, fantasmatiquement, nos trois
pièces, est la grande Déesse Mère. En retrait, bafouée, comme dans Hercule
furieux ; morte, comme dans Le roi Lear (« Je voudrais divorcer d'avec la
tombe de ta mère » (p. 1 14)) ; réincarnée en toutes les femmes comme dans Le
père ; elle est toujours, dans la tragédie, l'absente en l'honneur de qui se
jouent le drame et le destin de héros. N'est-ce pas de la Sphinge et de sa mère
qu'Œdipe tirait son pouvoir, en même temps que l'illégitimité de sa
puissance ?
Héraclès signifie, selon les diverses versions étymologiques : gloire
d'Héra, ou gloire par Héra. Junon, la première, le reconnaît, sa haine contre
Hercule a contribué à la gloire de ce dernier. Elle est, bien malgré elle,
l'origine de son pouvoir ; elle est sa puissance ; aussi décide-t-elle de retourner
cette puissance contre lui en devenant elle-même furieuse : « Mais pour
qu'Alcide puisse être mené, l'âme captive, égaré par une immense folie, c'est
moi qui dois tout d'abord délirer. Junon, pourquoi tardes-tu à être prise de
folie ? » (p. 6). Le pouvoir et le délire d'Hercule ont une seule et même source
de puissance : Junon. (On pourrait rappeler, ici, les analyses de Robert Graves
qui retrouve, derrière l'histoire d'Héraclès, la figure du roi sacré de l'année,
associé au culte de la Grande Déesse ; à propos de la folie meurtrière
d'Héraclès, il écrit : « L'époque classique grecque considérait la folie comme
l'excuse des sacrifices d'enfants ; la vérité était que les enfants, qui étaient les
substituts du roi, étaient brûlés vifs après que le roi, caché pendant vingt
heures dans une tombe en simulant la mort, réapparaissait pour réclamer le
trône à nouveau », Les Mythes grecs, Fayard, 1967, p. 365.)
Non seulement la folie du roi Lear est traversée par cette obsession de la
puissance féminine mais, par nature, elle est féminine : « Hysterica passio ! »,
ainsi désigne-t-il lui-même l'origine de sa folie (p. 110). Le fantasme de
Schreber était de devenir une femme pour séduire Dieu ; le fantasme du roi
Lear est la haine de la puissance reproductrice de la femme - mais cela revient
126 CAMILLE DUMOULIÉ

au même. Cette puissance de vie - et de mort, comme l'a montré Freud à


propos de Cordélia - est insupportable au despote et au paranoïaque. Ce n'est pas
un hasard si ses imprécations contre le ventre de la femme sont précédées par
ces exclamations : « Que la copulation prospère ! [...] Vas-y, Luxure, pêle-
mêle î / Car il me faut des soldats » (p. 177). Sous couvert d'humour noir, à
travers son ressentiment, ce père, dont ses filles disent qu'il a mené une vie de
luxure, énonce le fantasme dernier du tyran, la volonté la plus folle du
pouvoir : posséder la puissance féminine de reproduction pour nourrir réellement,
à l'infini, ses rêves d'hécatombe.
Toute la pièce de Strindberg est une démonstration de cette idée : le père,
capitaine, homme de pouvoir, n'est rien devant la puissance de ses femmes qui
le possèdent, sa fille par le besoin d'« amour » (« Regarde-moi, que je puisse
voir mon âme dans tes yeux ![...] Tu ne dois avoir qu'une seule âme » (p. 77),
la nourrice qui le tient enchaîné au monde de l'enfance et lui raconte des
histoires ensorceleuses, sa femme dont il croit qu'elle a fait de lui un homme
lorsqu'elle en a fait un esclave. Et alors que toutes, inconscientes (comme se
plaît à le croire le capitaine), vivent dans un monde de superstition et de foi,
parlent de Dieu et d'esprits à ce libre penseur, lui découvre ce qui en est de
Dieu et de sa puissance : Dieu est une femme. « Dieu seul règne... », dit
Laura ; et le capitaine répond : « Le dieu de la guerre, alors ! Ou plutôt la
déesse ! » (p. 83). Et plus loin, lorsque la nourrice dit : « Écoutez, il prie
Dieu ! », il lui répond : « Non, je te prie, toi » (p. 84). Enfin, au plus profond,
toujours nous retrouvons la puissance maternelle, le désir et l'amour de sa
mère, qui lui ont manqué (« Ma mère qui ne voulait pas que je vienne au
monde » (p. 81)), et ont fait de lui un être malade, sans force ni volonté,
impuissant.
Mais, pour conclure, revenons à Platon, selon qui le pouvoir fonctionne
suivant le schéma métaphysique du monde, le rapport du modèle à la copie,
autrement dit, aussi, suivant le rapport père/fils. Ainsi, la dégradation du
pouvoir politique, de l'oligarchie à la démocratie, puis à la tyrannie, s'explique par
l'éloignement progressif du fils qui s'écarte de la conduite de son père. Le
tyran est à ce point éloigné du modèle qu'il excède le rapport modèle/copie,
tout comme le rapport filial : il appartient à un troisième genre, qui fait de lui
un bâtard, un simulacre. Son existence n'est que semblant, ses plaisirs faux
vont jusqu'à « franchir la limite des plaisirs bâtards »6, ce puissant est un
esclave, son être n'est qu'un « appareil de théâtre »7, à l'état de veille, il est
comme « l'homme en état de songe », etc. D'où tire-t-il donc sa puissance et
de quelle catégorie ontologique peut bien relever un être si peu inscrit dans
l'Etre, un bâtard dont l'existence est un attentat permanent contre son père et
contre tout modèle ? Un rapprochement entre le livre IX de la République et
un passage du Timée permet de faire, nous en resterons à cela, une hypothèse.
Ayant distingué dans la création deux espèces essentielles - « l'une intelligible
et toujours la même, était supposée être le modèle, la deuxième, soumise au

6 République, op. cit., p. 351.


7 Ibid., p. 339.
FORMES THÉÂTRALES DU DÉLIRE : LA FOLIE DU POUVOIR 127

devenir et visible, était la copie de ce modèle »8 -, Timée reconnaît la


nécessité de faire intervenir une troisième espèce, celle du lieu ou du réceptacle,
« espèce difficile et obscure », « elle est le réceptacle et pour ainsi dire la
nourrice de tout ce qui naît », et il la nomme Chôra. Plus loin, il précise : « En
outre, on peut justement assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un
père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant »9. Ce lieu, qui existe
antérieurement à la formation du monde par Dieu, est d'une espèce si
excentrique qu'il n'est perceptible qu'à la faveur d'un « raisonnement bâtard » ;
« c'est à peine si l'on peut y croire. Nous l'entrevoyons comme dans un
songe »10. Cette « nourrice de tout ce qui naît », où les éléments sont secoués
comme dans un crible, est bien, ainsi que le dit Hôlderlin de la Nature, un
« chaos sacré », « la puissante » et celle qui donnera à tout « un ferme statut ».
Faisons donc cette hypothèse que le tyran, qui vit comme en état de rêve, qui
relève d'un troisième genre ontologico-politique, dont la puissance bâtarde ne
tient ni du modèle ni de la copie, appartient à la même espèce que Chôra, est,
pour ainsi dire, son fils naturel.
Au moment extrême du délire, à limite de son être, ce que le père ou le
roi sentent monter en eux, c'est la puissance du féminin - le devenir féminin de
la puissance. La folie d'Hercule, c'est Junon ; et comme l'a montré Nicole
Loraux11, en diverses occasions, il manifeste une nature féminine : dans
l'épisode d'Omphale, par exemple, ou encore au moment de sa mort. Sophocle,
dans Les Trachiniennes, le montre qui « crie et pleure comme une fille », et
qui « sous pareil coup se révèle une simple femme ». « Quant à la folie du
héros, mania ou lussa que lui envoie Héra, elle peut bien, par-delà le destin
d'Héraclès, être interprétée comme le lot générique du guerrier indo-européen
dont le trop-plein de ménos se convertit en fureur délirante ; reste que le
meurtre des enfants est un crime de femme et, dans le délire de rage où il a tué
ses fils, Héraclès a égalé son malheur à celui des mères meurtrières, ce
qu'Euripide souligne par la voix du chœur », écrit Nicole Loraux, qui conclut :
« avec Héraclès nous tenons l'une des figures de la féminité dans l'homme »
(p. 706).
La terreur de Lear, ce sont les larmes : « Et que ces armes de femme, les
gouttes d'eau, / Ne souillent pas mes joues d'homme ! » (p. 122). Le père,
chez Strindberg, finit par admettre que, dans cette guerre des sexes dont il est
la victime, la femme est la puissante. Lui s'abandonne aux larmes, et dit à sa
femme étonnée : « Pourquoi un homme n'aurait-il pas le droit de gémir, un
soldat le droit de pleurer ? Parce que ce n'est pas viril ? Pourquoi n'est-ce pas
viril ?» (p. 60). Et après avoir admis son manque de virilité, il demande :
« Quand les femmes vieillissent et cessent d'être femmes, la barbe leur pousse

8 Timée, traduction Emile Chambry, G-F, 1969, p. 427.


9 Ibid., p. 429.
10 Ibid., p. 431.
1 1 « Héraclès : le surmâle et le féminin », Revue Française de psychanalyse , n° 4,
1982, p. 697-729.
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au menton ; j'aimerais savoir ce qu'il advient aux hommes quand ils


vieillissent et cessent d'être hommes » (p. 62).
Hysterica passio est le nom que prend la folie du pouvoir qui rencontre
sa vérité. Sur quoi se fondent la légitimité du pouvoir royal et l'autorité du
père ? Sur « rien » - le mot qui traverse toute la pièce de Shakespeare. Ce rien
n'est pas insignifiant, car il est l'autre face du Non à l'envahissement par la
puissance maternelle sur quoi se fonde la loi. Aussi le comble de la subversion
est-il atteint lorsque Goneril affirme : « la loi, ici, c'est moi » (p. 207). Le
pouvoir est alors entièrement englouti par la puissance, l'arbitraire règne en
maître - et c'est anarchie pure ou pure tyrannie.
Lorsque le pouvoir croit revendiquer un être propre, c'est là qu'il
s'effondre dans le rien, et ne se découvre d'autre « assise » que cette Autre
puissance du féminin. Devant cette révélation, le roi et le père s'affolent, la parole
de la loi est prise de délire. Mais pas le tyran véritable ; peut-être, dans la
mesure où il est déjà fou, n'est-il pas affolé par la vérité de la puissance ?
Peut-être, parce qu'il appartient à ce troisième genre excentrique du simulacre
ou de Chôra, en sait-il plus long sur le féminin et la puissance ?
Est-ce pourquoi, chez Shakespeare12 et selon Machiavel13, les femmes
sont folles des tyrans et des usurpateurs ?
Loin de nous l'idée de répondre à une question qui affole si justement
Edgar et le fait s'exclamer : « Ô champ illimité du désir féminin ! » (p. 186).
Camille DUMOULIÉ
Université de Strasbourg

12 Régane et Goneril, prises d'une fureur erotique pour Edmond, qui les pousse au
crime et au suicide, sont des exemples parmi tant d'autres.
13 « La nature est femme; il est indispensable, pour la dominer, de la battre, de la
bousculer. Elle cède plus volontiers aux hommes de cette trempe qu'aux froids
calculateurs; c'est aussi pourquoi, en tant que femme, elle préfère les jeunes gens, qui la
traitent avec moins de respect, avec plus de feu et d'audace » (Le Prince, chap. XXV,
« Pouvoir de la fortune dans les choses humaines et comment lui résister »).

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