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Bénichou : Morales du Grand Siècle :

« Le Héros Cornélien »
Contrairement à l’approche scolaire qui y voit avant tout un défenseur du devoir, donc de la morale,
opposée aux passions, chez Corneille, conformément aux valeurs aristocratiques, c’est la passion
qui domine. Noble orgueil du héros, certes opposé à l’instinct, l’identité aristocratique se distingue
par l’audace, les outrances du geste et du verbe.
p.23 et + : revendication de leurs exploits et exaltation du Moi chez tous les héros de Corneille.
P.26 : donne au public le rôle de témoin de la gloire du héros. P.29-30 : implique aussi une victoire
morale, une façon de se placer au dessus de l’issue du combat, qui fait que l’échec n’est pas moins
glorieux que la réussite.
Mais (p.37) fixé sur un objet (comme le trône pour Cléopâtre), l’orgueil se mue en servitude alors
que la vraie grandeur est dans le dépassement de toute convoitise. D’où un désintéressement qui
réintroduit par un orgueil bien entendu les catégories morales habituelles, notamment à travers la
générosité (Cinna).
p.41 : « Retenons sur dénouement de Cinna que, dans la conception cornélienne, l’ambition du
moi n’est pas réprouvée dans son principe. Elle s’épure, se détache des intérêts palpables, prend la
forme d’une affirmation idéale de dignité ou de supériorité, elle est sublimée et non réprimée. »
p.42 et + : sur l’amour. « Corneille … attribue les mœurs de la chevaleries à toutes les nations et à
toutes les époques… » L’amour sublimé incite aussi à un dépassement de soi même puisque c’est
par sa gloire qu’on conquiert l’aimée.(« le monde féodal utilise tous les chemins qui peuvent
conduire du désir au bien par voie de simple sublimation et sans réprimer l’élan de la personne
noble, impatiente de toute contrainte trop dure. ». De même, relation à la préciosité comme
survivance de cet idéal chevaleresque : « amour idéal, tradition courtoise, esprit des romans se
confondent et se retrouvent ensemble chez Corneille. ». (p.51)
p.53-54 : pourtant, l’opposition possible entre amour et vertu reste prise en compte. Cette morale
misogyne est incarnée par les vieux personnages de Corneille : Don Diègue, le vieil Horace.
Contrairement à Lancelot, c’est en sacrifiant l’amour lui-même que Rodrigue se rend digne de
l’amour. En somme, l’amour n’est pas la première des vertus ni la source des vertus, mais est bien
venu tant qu’il est compatible avec les plus nobles sentiments. P.57-58 : pas de problème car les
personnages féminins sont en général parfaits et font passer au dessus de tout la vertu et
l’obéissance aux valeurs sociales et familiales (Camille dans Horace comme seule exception).
p.59 : en fin de compte, la morale (ou le souci de gloire) ne renvoie pas à un principe abstrait, mais
quasi familial (ainsi en est-il du « nom romain » dans Horace).

Le drame politique dans Corneille.

Pose le problème du rapport à une autorité centrale qui proscrit le duel, historiquement représentée
par Richelieu. De même, avec l’académie, tentative de contrôler l’opinion par les lettres.
Dans Horace, paradoxe, c’est l’Etat qui commande le duel, même si cet état a aussi en partie
l’aspect d’un clan (voir plus haut). Le crime d’Horace, sa désobéissance, ne se fait donc pas au
nom des valeurs familiales contre l’Etat, mais au nom des valeurs de l’Etat contre la famille, dont
l’Etat est le garant.
Pourtant, reconnaissance de la divinité de l’autorité royale (qui est en partie reconnue et un reflet de
ce que l’aristocratie revendique pour elle (« que le bras du roi soit au dessus des lois, comment les
seigneurs en seraient-ils choqués, puisqu’ils réclament pour chacun d’entre eux le même privilège
? » p.80) dans une politique qui assume pourtant son machiavélisme). D’où difficulté à critiquer
l’absolutisme royal qui fait qu’on s’en prend aux conseillers (on veut dire au Roi « régnez moins
» et on feint de lui dire « régnez tout à fait et débarrassez vous de vos mauvais conseillers. »
Toujours est-il que Corneille représente facilement les grands mal payés de leurs services.
Par ailleurs, aide du peuple aux révoltes de ces grands : « Le théâtre de Corneille est plein de
soulèvements populaires, le peuple s’émeut (…) mais évidemment il n’a pas sur la scène de
représentants ; il joue tout entier un rôle de lointain comparse. A peine ceux dont il sert la cause
parlent-ils de lui, et c’est pour le mépriser. » (p.90) et rêve d’une réconciliation finale à la Cinna
dans laquelle les grands sortent grandis et le roi pardonne.
p.92 et + : en fait, idée d’une relation contractuelle entre le Roi et les sujets, qui implique que le
Roi se soumette lui-même à des lois. Panégyrique de la monarchie comme gouvernement tempéré,
alors que la tyrannie est vue comme cause de trouble et d’instabilité, portant en germe la perte du
tyran lui-même.
p.99 : d’où utilisation du modèle romain aussi bien par certains théoriciens, pour faire l’apologie de
la centralisation impériale du pouvoir que provenant d’une nostalgie de l’ancienne aristocratie
(assimilation au patriciat) écrasée par la montée de l’absolutisme. (mais problème dans ce dernier
parallèle : distinction entre régime féodal comme collection d’absolutisme, et régime patricien dans
lequel chacun accepte la soumission à des lois communes : c’est la Révolution qui éclaircira ce
malentendu).

Racine
Quand Racine commence, héroïsme de la tragédie, on en attend de grands élans d’élévation morale,
voué au sublime. Racine oscille, en introduisant la nature dans la tragédie, entre le sublime
traditionnel et une psychologie qui le contredit.
La Thébaïde, Alexandre : goût de la gloire et du pouvoir. Alexandre apparaît presque comme un
épisode galant de roman précieux. Vers 1650, tendance à substituer la religion de l’amour aux
grands intérêts. Notion de tendresse qui est à doser avec l’héroïsme sans le contredire frontalement.
Mais la vraie révolution racinienne se fera dans le rejet simultané de l’héroïsme et de la tendresse au
nom de l’amour.
Andromaque innove : reprend certes l’orgueil des héros anciens , le parfait amant, l’opposition
entre Troie et la Grèce, mais introduit une psychologie de l’amour violente, incompatible avec une
logique chevaleresque que seule la littérature satirique avait attaquée. L’amour n’est plus
dévouement mais désir jaloux et avide, s’attachant à l’objet aimé comme à une proie, lié à une
insatisfaction profonde, réversible en haine. Roxane ou Néron : amour pour sa victime qui peut se
muer en persécution, aboutir à la destruction de celui qui aime (Phèdre).
L’horreur existe chez Corneille, mais reste au dessus de la nature. Chez Racine, l’instinct ballote le
moi au lieu de l’exalter. La passion est négation de la liberté et réfutation vivante de l’orgueil. A la
différence de Corneille, le personnage passionné n’est pas transparent à lui-même, s’illusionne en
croyant raisonner, c’est au spectateur à le décrypter (Hermione prétendant rester auprès de Pyrrhus
par haine). Faux usage de la raison qui constitue une caricature d’héroïsme, qui n’est plus qu’une
façade verbale dont nous entrevoyons le peu brillant revers.
Il ne pouvait pourtant que laisser une place, en raison des attentes du public, à la peinture de la
grandeur, mais le sublime héroïque est altéré. L’orgueil perdure, y compris dans l’amour, mais il
n’est plus exaltant, il est une blessure. Confusément perçu à l’époque : en fait l’orgueil et
l’ambition ont cessé de s’exprimer sentencieusement, de se connaître et de se décrire, ils ne sont
plus soutenus par une conscience de soi. L’orgueil ne s’exprime plus en maximes glorieuses mais il
éclate en gestes imprudents. Ce n’est qu’au XIXe que, contre les enthousiasmes romantiques, on
redécouvre le « réalisme » classique, mais la violence racinienne a été peu perçue à l’époque où on
y voyait plutôt équilibre et bon goût.
Racine fait définitivement triompher la règle classique sur le héros, passage doux de l’héroïsme aux
mouvements du sentiment, modération, accord des vertus héroïques à l’atmosphère de la Cour, où
rien ne doit trop s’élever.
Motif du touchant, dans la femme ou jeune fille contrainte dans son amour par une puissance
supérieure, comme Bérénice (d’abord, amour, puis résignation « Bérénice, Seigneur, ne vaut point
tant d’alarmes »), tendresse triste et « courbe adoucissante de la plainte ». Lié au motif de la
cruauté : la victime se substitue à l’héroïne hautaine. Inversement faiblesse voire fadeur des
hommes qui sont dans cette situation, conséquence de l’affaiblissement de l’idéal chevaleresque.
Peu de place pour la politique dans la Cour, donc dans Racine (l’honnête homme ou l’intriguant
sont peu tragiques ; le comploteur date de la fronde. La politique chez Racine n’a plus d’ampleur
possible, s’assimile aux passions personnelles, politique de cour et de conseil royal, sans gloire, liée
aux intérêts privés. L’opposition au despotisme (notamment à travers la référence à Rome) est plus
gémissement, fondé sur un passé perdu, que proclamation glorieuse. Bref, la politique est annexe
(un peu moins dans les tragédies religieuses, fondement sur la Loi).
Pourtant, prestige de la Cour, mais on passe de l’idée de grandeur héroïque à celle de majesté , qui
combine puissance et bonheur, et que l’on regrette d’avoir perdu (Bérénice, tableau de l’apothéose
de Vespasien = tableau de ce qu’elle doit perdre). Le statut royal des héros ne correspond plus à une
excellence de la conduite, mais les grandit, dans le bonheur comme dans le malheur, « elle projette
leur triomphe ou leur infortune à l’étage des dieux et des rois. » L’aristocrate est plus dépendant du
jugement du public. Le roi et les nobles n’ont de valeur qu’en tant qu’ils sont en situation, qu’ils
participent à l’éclat de la royauté, qui va avec le beau. N’empêche que cette élévation est
indispensable à la tragédie, projection au-delà du domaine de la vie ordinaire qui se cumule avec
l’idée, chez Racine, de vérité des passions.
Sur la « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » : la plainte racinienne
correspond toujours à une grandeur perdue, indissociable de la condition royale, « fusion de la
divinité et du néant ».
p.207 d’un point de vue janséniste, cette grandeur est toujours proche du sacrilège, d’où la menace
permanente d’une sanction et d’une ruine.
Alliance inédite entre inspiration janséniste et goût de la jeune cour de Versailles, coulée dans le
moule de Corneille.

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