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Littératures

La jalousie ou les déplaisirs de l'exagération


Philippe Chardin

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Chardin Philippe. La jalousie ou les déplaisirs de l'exagération. In: Littératures 35, automne 1996. pp. 149-165;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1996.1728

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1996_num_35_1_1728

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La jalousie ou

les déplaisirs de l'exagération

Selon le sculpteur Stefano Balli, qui joue dans Senilità auprès d'Emilio
Brentani un rôle de sage conseiller en même temps que de rival, la jalousie
constitue une dangereuse « exagération sentimentale1 » qu'on doit fortement
déconseiller à des êtres « faits comme2 » son ami, une de ces «
» - son terme de prédilection quand elle souhaite blâmer telle ou telle
incongruité sociale - que la princesse des Laumes ajustement en horreur, elle
qui s'afflige et s'indigne de ce que Swann manque désormais si souvent aux
convenances pour aller épier les faits et gestes d'une personne aussi vulgaire
qu'Odette de Crécy ; et l'on sait que la mort elle-même, qu'ils tentent de
conjurer à l'aide de leurs fameux « On exagère ! » lorsque son annonce risque
de mettre en péril un de leurs divertissements, peut faire l'objet de la part des
Guermantes d'un désaveu assez comparable - la mort, cette ultime «
» dont la jalousie exacerbée fait précisément toujours planer la menace
sur ceux qui en sont les victimes - objectives ou subjectives -, l'épouse de
Pozdnychev, la sur d'Emilio Brentani et même, de manière différée, à
les premières manifestations de cette tumeur cancéreuse hautement
dont il mourra4, Charles Swann. Enfin le tollé qui accueillit la

Utalo SVEVO, Senilità, trad. de l'italien par Paul-Henri Michel, Seuil, 1996,
p. 151.
l.Ibid. p. 56.
3. Marcel PROUST, Un amour de Swann, Folio, 1996, p. 190.
4. Voir ibid. p. 173.
150 PHILIPPE CHARDIN

publication de La Sonate à Kreutzer, même dans les milieux les plus


envers son auteur, pourrait-il mieux être résumé que par le recours à ce
même champ lexical ? Aujourd'hui encore du reste, la plupart des lecteurs du
récit de Tolstoï ont tendance à trouver qu'il « exagère » vraiment, ce
qui a sous l'emprise de la jalousie fini par tuer son épouse, de prétendre
venir nous démontrer que de tels accidents sont inévitables tant que les
hommes et les femmes continueront à vivre de manière aussi impudique et
n'auront pas adopté la chasteté pour idéal ! . . .
Mais le cas-limite de La Sonate à Kreutzer n'est pas seul en cause.
Quelle que soit la perfection néo-classique de leur structure et de leur
quel que soit le plaisir esthétique qu'ils procurent, Un amour de Swann
et Senilità ont eux aussi à l'évidence des côtés « déplaisants » : déplaisir hé
d'abord à cette dangereuse propension à la démesure dont la jalousie, dans la
chronique judiciaire comme dans l'histoire littéraire - que l'on songe par
exemple aux représentations qu'en donne le théâtre de Shakespeare -, est
traditionnellement coutumière, à la violence qu'elle véhicule, à l'espèce de
guerre des sexes qu'elle instaure, à l'obscénité triste qui imprègne son
au rôle que jouent la pression sociale la plus fruste, l'obsession de la
propriété ou la crainte du ridicule, dans le comportement du jaloux ; déplaisir
lié sans doute ensuite, dans trois uvres du tournant du siècle dont certains
aspects paraissent corroborer les thèses freudiennes les plus paradoxales et
les plus choquantes sur la jalousie5, à la complexité retorse des
modernes de la jalousie qui dissocient beaucoup plus volontiers qu'à
l'âge classique6 amour et jalousie et qui ne cherchent pas à occulter le plaisir
intense que peuvent donner au jaloux sa cruauté d'inquisiteur ou même la
contemplation de ces « tableaux imaginaires7 » qui le torturent et qui
mais qui représentent aussi la projection de ses propres désirs; et enfin
dans les trois cas, à différentes stratégies narratives qui, à travers la
des techniques du point de vue restreint, du monologue intériorisé, de
la mise en abîme et du commentaire « tendancieux », semblent impliquer une
solidarité intellectuelle et affective sans faille entre le narrateur et le
(voire une confusion entre les deux) ainsi qu'une large approbation par
l'auteur lui-même des « morales » successives que le jaloux tire de son
à partir de toute une rhétorique de l'apprentissage supposé, de
et du dénigrement, de la réduction néantisante et de la généralisation.

5. Voir en particulier le célèbre article de Freud, «Sur quelques mécanismes


névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité» (1922), Névrose,
perversion, PUF, 1973.
6. Voir à ce sujet la thèse de Pierre Peyronnet, Le thème de la jalousie dans la
comédie en France au XVIIIe siècle (170 1-1789), Thèse Sorbonne, 1982, 2 vol.
7. Léon TOLSTOÏ, La Sonate à Kreutzer, trad. du russe par Sylvie Luneau,
Folio classique, p. 195.
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Nous nous demanderons tout de même si ces légers déplaisirs ne sont pas le
prix à payer pour que s'opèrent ces formes nouvelles et modernes de
sur lesquelles pourrait en fait déboucher le traditionnel récit de jalousie
chez Tolstoï, chez Italo Svevo et chez Marcel Proust.
La « guerre des sexes » - qui sévit à la même époque dans l'uvre de
Strindberg - n'est jamais bien loin dans les fables qui ont pour sujet des
jalousies exacerbées. On peut dire que La Sonate à Kreutzer en fait la théorie
dans ses chapitres les plus abstraits qui dénoncent tour à tour avec
à travers une dialectique sommaire du maître et de l'esclave,
l'effroyable condition d'esclave qui serait celle de la femme dans la société
contemporaine mais aussi « cette domination des femmes8 » qui serait l'un
des principaux fléaux dont souffrirait le monde et que d'autre part elle
montre cette guerre à l'uvre en évoquant sous un jour cauchemardesque
« l'enfer9 » que fut la vie conjugale des Pozdnychev. Le stéréotype fin-de-
siècle de la « femme- tigresse10 » auquel se conformait l'héroïne du premier
livre d'Emilio n'a pas non plus complètement disparu de Senilità puisque se
montrer plus brutal qu'Angiolina est encore censé relever de l'exploit, tour
de force que son amant se déclare fier un jour d'avoir pour une fois
accompli11 ; qu'Emilio ait été durant un temps à genoux devant Angiolina l'a
en revanche exposé à recevoir de sa part des coups de pied12, conclusion
laconiquement présentée en fin de chapitre comme une sorte de fatalité
Et dans la sombre vision proustienne de l'amour comme rapport de
forces implicite et sournois, c'est toujours inévitablement celui qui aime
moins ou celle qui n'aime plus - Odette en l'occurrence durant la majeure
partie d'Un amour de Swann - qui aura l'avantage; le « tout est permis »
dostoïevskien trouvera même là un nouveau champ d'application ; Swann
n'en demeurera que plus attaché à Odette par les liens tout-puissants de la
jalousie. Il est d'ailleurs significatif que ce soit le personnage féminin qui
dans le roman de Proust se livre à cette gesticulation belliqueuse (casser un
vase de rage en l'occurrence13) qui dans les autres romans est le fait du
jaloux lui-même (poignée de graviers qu'Emilio lance dans la direction
d' Angiolina qui s'enfuit14, presse-papiers que Poznychev prend soin de jeter
à peu de distance de l'endroit où se trouve sa femme15).

8. Ibid. p. 140.
9. Ibid. p. 168.
10. Senilità, p. 152.
11. Ibid. p. 177.
12. Ibid. p. 89.
13. Un amour de Swann, p. 243.
14. Senilità, p. 230.
15. La Sonate à Kreutzer, p. 186.
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C'est toujours en revanche dans l'esprit du personnage masculin en


proie à la jalousie qu'apparaît le désir de meurtre, qui est évoqué avec une
précision hallucinante dans ces trois textes, et pas seulement dans le seul
d'entre eux qui ait pour sujet un crime effectivement accompli, le genre
romanesque révélant une fois de plus lorsqu'il prend pour sujet la jalousie
son aptitude inégalée à donner forme aux pensées secrètes et mauvaises et
aussi à démontrer avec quelle facilité peut s'effectuer dans certains cas, à
partir de ces pensées, le « passage à l'acte ». Cette violence fantasmatique
couvre dans les trois romans un vaste registre, qui va des vux de mort éru-
dits (« Swann sentait bien près de son cur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu'il était devenu amoureux fou d'une
de ses femmes, la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de
retrouver sa liberté d'esprit16 ») et somme toute courtois (« Quelquefois il
espérait qu'elle mourrait sans souffrances dans un accident17 ») que forme le
héros de Proust jusqu'aux impulsions meurtrières qui « rugissent » soudain -
selon la métaphore récurrente de la « bête féroce18 » en laquelle il se serait
métamorphosé - dans le cerveau de Pozdnychev (« Pourquoi ne l'ai-je pas
étranglée l'autre jour? me dis-je19 »...) en passant par les nombreuses «
» qui n'ont parfois rien de bucolique (« En pareille circonstance, pensa-t-
il, on ne parle pas, on tue20 ») d'Emilio Brentani.
A l'instar des grandes uvres tragiques qui les ont précédés, les
romans de Proust, de Tolstoï et de Svevo mettent remarquablement en
lumière l'exceptionnel pouvoir destructeur de la jalousie. Puissance
en premier lieu : abreuvé d'humiliations, Emilio Brentani se réfugie à
maintes reprises dans une espèce de coma léthargique, de mort dans la vie
qui ne semble pas constituer un progrès bien sensible par rapport au suicide
véritable sur lequel s'achevait le premier roman de Svevo; et sa sur Amélie
meurt pour n'avoir pas supporté d'être délaissée par tous et pour avoir eu
recours à des formes de consolation plus radicales, les bouteilles d'éther
cachées dans son armoire; on remarquera d'ailleurs que la mise en
des souffrances directement ou indirectement causées par la jalousie et
de l' auto-destruction par la drogue est présente dans les trois textes, sous
forme de métaphore médicale insistante chez Proust21, et sous forme
importants chez Tolstoï et chez Svevo (absorption du contenu de toute
une fiole d'opium par l'épouse de Pozdnychev22, maladie mystérieuse de la

16. Un amour de Swann, p. 220.


11. Ibid.
18. Voir La Sonate à Kreutzer, p. 196,.200, 201, 202.
19. Ibid. p. 202.
20. Senilità, p. 97.
21. Voir en particulier Un amour de Swann, p. 161.
22. La Sonate à Kreutzer, p. 177.
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sur d'Emilio devenue morphinomane). La rumination suicidaire, fort rare


dans l'uvre de Proust qui détestait jouer avec l'idée de la mort, n'apparaît
en fait dans toute La Recherche qu'en deux endroits qui correspondent
pour Swann et pour le Narrateur à une aggravation, à une «
» de leur état de jalousie d'où naissent une « tristesse morbide, capable
de donner la fièvre du suicide23 », un désir de se soustraire au cercle vicieux
d'une vie qui semble devoir être indéfiniment et stérilement dévorée par les
mêmes souffrances. Et comme c'est généralement le cas au dernier acte des
grandes pièces du répertoire tragique fondées sur la jalousie, dans La sonate
à Kreutzer le suicide et le meurtre sont selon une alternance très rapide mis
en concurrence ou associés dans les bribes de monologues fiévreusement
« délibératifs » qui précèdent, qui accompagnent et qui suivent l'acte
de Pozdnychev24.
On s'étonne de constater que dans des récits essentiellement «
» les mots désignant des souffrances intenses et même des tortures
soient d'un usage aussi fréquent et aussi naturel qu'ils le sont dans les
uvres qui évoquent la détresse et la cruauté des hommes les uns envers les
autres durant les périodes les plus agitées et les plus sombres de leur histoire.
Un sentiment analogue d'horreur physique peut d'ailleurs naître à la lecture
des détails « abjects » qui sont donnés par Pozdnychev lorsqu'il relate le
meurtre de sa femme (la première tentative pour l'étrangler, les coups au
visage qui la défigurent, les mains qui se blessent en tentant d'agripper le
poignard) ou qui émaillent dans Senilità ce qu'Emilio appelle lui-même
« l'horrible scène25 » du délire qui exhibe, de manière obscène et pitoyable,
en même temps que le corps souffrant d'Amélie, les pauvres secrets de ses
sentiments amoureux et jaloux. Dans les deux cas l'affleurement d'une autre
forme d'horreur tragique fréquemment associée à la jalousie, celle de
l'inconduite de la figure maternelle et du matricide, est évidemment
(on insiste d'ailleurs beaucoup sur le fait que la femme de Pozdnychev
soit mère de cinq enfants ou qu'Amélie ait pour Emilio « l'abnégation d'une
mère26 », mots qu'on trouve dans les premières lignes du roman de Svevo, et
remplace au foyer des Brentani la mère disparue). Sans que le lecteur puisse
partager aussi facilement l'horreur sans limites que sont censés inspirer à
Swann les aveux gomorrhéens d'Odette, la décomposition minutieuse des
souffrances successivement éprouvées, la comparaison - qui n'a pas l'allure
d'une simple figure de rhétorique- du souvenir de chacune des paroles
par Odette avec un nouveau coup qui serait porté avec un couteau,

23. Un amour de Swann, p. 124.


24.Voir par exemple La Sonate à Kreutzer, p. 196, 206, 207, 208.
25. Senilità, p. 207.
26. Ibid. p. 15.
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la remémoration traumatique des mêmes bribes de phrases tortionnaires,


mettent en évidence, à la fin d' Un amour de Swann21, le caractère redoutable
du lien qui unit, dans les représentations proustiennes de la jalousie (et ce
jusqu'à l' avant-dernière page de La Recherche), le langage, la mémoire, le
sexe et la mort :
Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps
humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils
tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels
pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont
il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction28
Dans ces trois textes comme déjà par exemple dans le théâtre élisabé-
thain, vénalité et bestialité hantent à tel point l'imaginaire de la jalousie qu'il
peut arriver que le dégoût qu'inspirent au jaloux l'inconduite de la femme
supposée infidèle ainsi souvent que son propre « laisser-aller » et qui
s'exprime, soit dans de grandes tirades excrémentielles dont le soliloque
de Swann dans les allées du Bois29 serait le prototype, soit par la
obsessionnelle des mêmes termes animaliers (généralement porcins dans
La Sonate à Kreutzer...), soit simplement par la mention réitérée du
« abject » de toute l'histoire, chez le dernier Tolstoï (« Oh! abjection!
mensonge!!30» ; «Toute cette époque fut abjecte, ignomineuse31 »; «
ai-je pu ne pas voir alors toute l'abjection de cela32 » etc.) ou chez Italo
Svevo (« Dans l'obscurité il étudia la grimace de dégoût qui accompagnerait
ces derniers mots33 » ; « il lui dirait : « Tu es si déshonnête que tu me
dégoûtes34 »; « Seul un acte d'énergie surhumaine le sauverait d'une telle
immondice35 » etc.), gagne à son tour le lecteur confronté à une
aussi répétitive. . .
La propension du jaloux à profaner, à prostituer dans son discours et
dans ses scénarios imaginaires l'être aimé est bien connue. « Le lieu naturel
de la jalousie est le bordel36 », résume judicieusement Alain Roger après
avoir souligné que l'hypothèse de l'existence d'un lien autre que lubrique et
« bestial » entre la femme soupçonnée d'infidélité et ses amants semblait

27. Un amour de Swann, p. 236.


28. Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, éd. Bernard Brun, Garnier
1986, p. 462.
29. Un amour de Swann, p. 134.
30 La Sonate à Kreutzer, p. 140.
31. Ibid. p. 149.
32. Ibid. p. 152.
33. Senilità, p. 98.
34. Ibid. p. 163.
35. Ibid. p. 170.
36. Alain ROGER, «Bêtise et jalousie» in La jalousie, direction Frédéric Mon-
neyron, Colloque de Cerisy, L'Harmattan 1996, p.206.
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toujours a priori exclue dans ce type de représentation. De fait l'imaginaire


de la prostitution tient une place importante chez des auteurs qui en outre,
d'un point de vue plus historique, ont tous trois vécu à une époque et dans
des sociétés exceptionnellement propices aux mythologies de la femme
entretenue, des mauvais lieux, de l'amour vénal. C'est évidemment dans Un
amour de Swann que la réalité - c'est-à-dire la « vraie vie » d'Odette dont la
« notoriété galante37 » n'est plus un secret que pour peu de personnes et qui a
du reste été de prime abord qualifiée de « cocotte38 » dès la distribution des
rôles à laquelle a procédé le narrateur dans les premières pages du roman- se
révèle la plus proche de la fiction jalouse la plus délirante (elle se rend chez
des entremetteuses, elle se donne aux femmes comme aux hommes, elle a
sans doute permis à l'un de ses amants de se cacher pour assister à ses ébats
avec Swann...). Mais ce qui peut apparaître plus contraire encore à la
tradition de « l'histoire d'amour » et déplaire même à un lecteur qui serait
pourtant tout disposé à se souvenir avec indulgence de Manon Lescaut, c'est que
Swann lui-même, comme tous les jaloux proustiens, est absolument
convaincu qu'il faut payer pour être aimé et qu'il n'y a pas entre les êtres de
lien plus solide que la vénalité. On peut dire de la même manière que dans
Senilità les obsessions tout à la fois sociales et sexuelles d'Emilio peuvent
apparaître bien plus déplaisantes à la lecture que les multiples escapades
d'Angiolina aux côtés des beaux garçons de la ville, d'un prosaïque
marchand de parapluies ou de cette dame Deluigi dont elle a inventé l'existence :
antipathique l'insistance qu'il met à souligner qu'Angiolina se vend au
tailleur Volpini39, comme il lui a d'ailleurs conseillé de le faire; antipathique
la manière qu'il a de transformer en décor de prostitution le cadre de ses
rencontres amoureuses chez la veuve Paracci métamorphosée à ses yeux, de
même que la mère d'Angiolina, en vile entremetteuse; fort antipathique
enfin l'injure trois fois proférée qui lui sert d'explication et de mot d'adieu
lors de son ultime entrevue avec « l'ange » déchu. Enfin l'obsession de la
prostitution n'est nulle part plus évidente que dans La sonate à Kreutzer dont
on pourrait dire qu'elle file avec l'obstination que d'autres ont mis à filer la
métaphore du monde comme grand livre ou comme grand théâtre la
métaphore du monde comme gigantesque maison de passe : dans la prétendue
bonne société, de jeunes débauchés font leurs choix parmi des jeunes filles
impudiques qui, chaperonnées par leurs maquerelles de mères, parent leur
corps de la manière la plus aguichante possible afin de se vendre au meilleur
prix40; durant la vie conjugale, la jalousie ronge les âmes comme la syphilis

37. Un amour de Swann, p. 167.


3S.Ibid. p. 8.
39. Voir Senilità, p. 49, p. 71 et p. 172-73.
40. Voir en particulier La Sonate à Kreutzer, p. 131 à 152.
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ronge les corps avant le mariage41; et c'est ajuste titre que certains
célibataires se vantent de n'avoir pas besoin de fréquenter les maisons de tolérance
puisqu'il est bien connu qu'on peut toujours compter sur la disponibilité des
« femmes honnêtes »42... Bien entendu dans une telle vision du monde
l'épouse de Pozdnychev n'échappera pas miraculeusement aux lois de
l'universelle impudicité : bien avant l'apparition du violoniste mondain dont le
rôle est d'ailleurs minimisé par Pozdnychev lui-même, sa beauté, sa
sensualité, son désir, encouragé par ses médecins, de ne plus avoir d'autres enfants,
auront éveillé les soupçons de son époux. Et jusqu'au moment où l'injure
« traînée43 » accompagnera les coups mortels, l'obsession sexuelle se sera
donné libre cours dans la souffrance et dans la haine.
La dimension possessive du sentiment de jalousie et les différentes
formes de légitimation sociale invoquées pour excuser les violences
commises en vue de venger son honneur ont désigné cette même jalousie à la
vindicte de la plupart des grandes utopies sociales de l'époque moderne,
depuis Rousseau jusqu'à la « pensée soixante-huit » en passant par le
fouriérisme ou par l'existentialisme. De fait le souci exacerbé de la « possession »,
la rhétorique du bon droit, la crainte du ridicule, représentent, dans La sonate
à Kreutzer et dans Senilità, quelques-unes des composantes
traditionnellement les plus « déplaisantes » de la jalousie. Emilio enrage à l'idée que tous
aient possédé Angiolina sauf lui44; il est convaincu durant un temps que cette
« possession », simple et brutale à l'inverse de ses éternelles chimères, le
guérirait45 mais, une fois la « conquête » obtenue il doit reconnaître son
erreur46 (« l'acte de la possession physique - où d'ailleurs l'on ne possède
rien47 » -, s'empresse de préciser à propos des catleyas d'Odette le narrateur
de La Recherche qui ne semble jamais avoir cru pour sa part à pareille
illusion). Ce serait à une conception plus totalitaire encore de la possession qui
ferait plus songer au Proust de La Prisonnière qu'à Un amour de Swann que
renverraient la colère et la tristesse de Pozdnychev au moment où celui-ci
s'avise soudain, lors d'une crise de jalousie, que le corps de sa femme est
distinct du sien, qu'elle a malheureusement tout loisir d'en disposer à sa
guise et qu'il ne pourra jamais s'en rendre maître48.
Le juridisme fruste du jaloux qui fait la morale à la femme présumée
coupable en arguant de son bon droit a toujours aussi quelque chose d'un peu

41. Ibid. p. 197.


42. Voix Ibid. p. 195.
43. Ibid. p. 205.
44. Senilità, p. 112.
45. Ibid. p. 161.
46. Ibid. p. 163.
47. Un amour de Swann, p. 68.
48. La Sonate à Kreutzer, p. 198.
LA JALOUSIE OU LES DÉPLAISIRS DE L' EX AGÉRATION 1 57

odieux surtout lorsque ces bribes de discours vertueux sont accompagnés


d'une gesticulation menaçante comme c'est le cas dans La Sonate à Kreutzer
ou lorsqu'ils sont en contradiction trop flagrante avec des propos antérieurs
qui préconisaient l'immoralité comme c'est le cas dans le roman de Svevo.
On remarquera que chez Proust en revanche les « laïus49 » de ce type sont
immédiatement distanciés par l'ironie conjointe d'Odette et du narrateur qui
n'entendent ni l'un ni l'autre prendre au sérieux la morale de circonstance
dont Swann se fait alors le champion.
Dans des sociétés européennes du XIXe siècle encore très rigoristes et
remplies d'indulgence pour les maris qui ont vengé leur honneur aux dépens
de leur épouse ou de leur rival comme le rappellent dans le récit de Tolstoï
l'acquittement (juridiquement assez vraisemblable) de Pozdnychev au terme
de quelques mois passés en prison et plus tard encore, à l'extrême fin du
XIXe siècle, dans Effi Briest de Theodor Fontane, la légèreté de la pénitence
infligée par l'empereur à Innstetten après le duel avec Crampas et la mort de
celui-ci, la pression sociale en matière d'adultère semble s'exercer sur le
mari de deux manières contradictoires ainsi que le déplore Pozdnychev avec
amertume : avant on se moque de ceux qui en font trop, de ces vilains jaloux
qui ne supportent pas que leur épouse assiste à des bals et fasse de la
musique d'ensemble en société; mais après on blâme sévèrement ceux qui
n'en font pas assez, ceux qui laissent passivement bafouer leur honneur
conjugal50. Or dans le récit de Tolstoï la crainte du ridicule, le souci d'obéir à
cette double injonction, sont bel et bien présentés comme l'un des principaux
ressorts du drame : c'est parce qu'il ne veut pas donner l'impression qu'il a
peur de Troukhatchevki que Pozdnychev le réinvite en grande pompe ; mais
c'est parce qu'il ne peut supporter l'idée que le musicien puisse aller chanter
partout qu'il a comme dans la chanson « baisé des lèvres de miel51 » que le
même Pozdnychev poursuit son trajet de retour qui s'achèvera par le
meurtre, non de l'amant (même s'il y songe durant quelques instants, cette
tâche ne semble pas pour lui primordiale) mais, comme dans la majorité des
cas de meurtres commis sous l'emprise de la jalousie - nous apprennent les
bons auteurs des manuels de criminologie -, de la femme jugée infidèle. Et
jusqu'au bout la hantise du ridicule sera suffisamment forte chez le meurtrier
(« je ne voulais pas être ridicule mais terrible52») pour qu'il rechigne
d'abord à poursuivre l'amant supposé de son épouse et ensuite à se rendre au
chevet de celle-ci en chaussettes (scrupule qui a évidemment toutes chances
d'apparaître à cet endroit du récit fort déplacé !). Dans un registre moins

49. Un amour de Swann, p. 139.


50. La Sonate à Kreutzer, p. 183.
51. Ibid. p. 198.
52. Ibid. p. 204.
158 PHILIPPE CHARDIN

extrême le désir d'éviter ou de laver le ridicule, soit en dissimulant sa


jalousie derrière un sourire hypocrite et figé, exercice musculaire qui est du reste
familier à tous ces personnages de jaloux, soit en recouvrant par quelque
beau discours ou par quelque geste orgueilleux sa dignité bafouée, est tout
aussi obnubilant chez Emilio Brentani et sur le mode mineur chez sa sœur
Amélie qui pour chasser le ridicule espère à l'opéra une intervention
salvatrice de la musique elle-même.53
Même si les moralistes de l'âge classique avaient déjà débusqué
« l' amour-propre » à l'œuvre dans la jalousie, c'est donc la littérature de
l'époque moderne qui, au même titre que la psychanalyse, a fait justice de
ces lieux communs lénifiants qui proclamaient depuis des temps
immémoriaux qu'une vive jalousie était la rançon inévitable du véritable amour et
que les plus jaloux étaient ceux qui aimaient le plus. C'est bien la jalousie
sans amour -ce sujet qu'on a pendant longtemps évité de traiter parce que sa
bizarrerie morbide semblait contraire à toutes les bienséances - qui est au
cœur de La Sonate à Kreutzer. Et ce n'est pas seulement la légitimité
conjugale dont on sait qu'elle n'attire pas forcément la sympathie (mais refuser
sans raison bien définie d'épouser l'être aimé comme le fait le héros de
Senilità et lui conseiller à la place de contracter plutôt mariage avec le premier
venu est a priori encore moins de nature à se concilier les bonnes grâces du
lecteur...), c'est aussi le prestige romantique dont on a toujours bénéficié
dans la littérature la jalousie de celui qui aime passionnément qui fait défaut
aux amours tortueuses d'Emilio et de Swann. Et il n'est guère conforme non
plus à « l'horizon d'attente » habituel du lecteur qu'amour ait pour
synonymes exclusifs asservissement ou dépendance.
Les thèses de Freud relatives à la jalousie apportaient de l'eau au
moulin de tous ceux qui pensaient qu'il « exagérait » décidément lui aussi : et
Freud lui-même a reconnu qu'il avait sans doute surestimé, dans ses
premiers textes sur la paranoïa, le rôle que jouait la composante homosexuelle
dans toute jalousie : on remarquera toutefois - sans insister outre mesure... -
qu'aussi bien dans Senilità que dans La Sonate à Kreutzer, au détour d'une
phrase qui ne risque pas de passer inaperçue, dans un cas le jaloux et dans
l'autre le rival se trouvent soudain étrangement féminisés (« Balli, en vrai
mâle, ne se laissait pas entamer et, auprès d'Emilio, il pouvait garder
l'illusion d'avoir à ses côtés une des nombreuses femmes qu'il avait
soumises54 »; « il [Troukhatchevski]' n'était pas mal', comme disent les
femmes; de complexion faible, mais point difforme, avec un arrière-train
particulièrement développé comme chez les femmes55 ») et que c'est bien sûr

53. Senilità, p. 148.


54. Ibid. p. 24.
55. La Sonate à Kreutzer, p. 172-73.
LA JALOUSIE OU LES DÉPLAISIRS DE L'EXAGÉRATION 159

en lien étroit avec la jalousie la plus vive que le thème homosexuel fait
irruption de manière inattendue et fracassante dans les dernières pages d'Un
amour de Swann...
Les deux autres grandes thèses freudiennes relatives au sujet qui nous
intéresse, celle de la projection et celle du plaisir masochiste, brouillent
presque tout autant les repères réconfortants que fournissent les visions
benoîtement normales des tourments de la jalousie. Elles ne peuvent pas être
négligées si l'on veut - ce qui est notre propos ici - rendre compte du
sentiment de déplaisir, c'est-à-dire souvent de non conformité avec le lieu
commun mais de conformité diffuse avec un certain savoir de l'inconscient, que
donne la psychologie du jaloux dans ces œuvres. Projection sur « l'accusée »
de son propre désir de multiplier les conquêtes ?. . . Assurément une certaine
forme de « donjuanisme » hante le passé de tous ces personnages de jaloux :
Pozdnychev se blâme d'avoir mené dans sa jeunesse la vie de tous ces jeunes
gens de bonne famille qui, dit-il, comme Don Juan se marient dix fois ou
cent fois ou mille fois56. Les premières pages du roman de Proust détaillent
de manière humoristique les innombrables stratégies que Swann mettait
auparavant en œuvre afin de mener à bien la séduction de femmes qui
appartenaient aux milieux les plus divers de la société (l'un de ces importants
personnages muets que contient de La Recherche, surnommé la « petite
ouvrière », continue du reste à meubler le début de ses soirées dans toute la
première partie du roman et c'est justement parce qu'il s'est trop attardé
auprès d'elle que Swann est arrivé chez les Verdurin après le départ d'Odette
ce fameux soir qui a vu naître son amour et sa jalousie). Dans Senilità Emilio
envie l'assurance que donnent au sculpteur Balli, pourtant lui aussi
malheureux dans son art, ses multiples succès auprès des femmes. La référence à ce
« beau destin57 » de séducteur est d'ailleurs présente durant tous les épisodes
de sa liaison avec Angiolina : l'idée qu'il marche sur les traces de Balli grise
d'abord Emilio mais la suite fera ressortir toute la différence qui sépare le
tranquille savoir-faire d'un Dom Juan expérimenté et la maladresse, la
vulnérabilité - « Si ce n'était pas si triste, ce serait lisible58 » comme dit Balli - du
Dom Juan raté qui a voulu l'imiter. Plaisir masochiste pervers, comme le
suggère encore Freud?... On est en tout cas frappé par le contraste qui
oppose dans ces textes le caractère expéditif des évocations de l'union
« réelle » avec la femme qui inspire de la jalousie au héros (vive déception
du voyage de noces avouée par Pozdnychev à travers l'étrange comparaison
de la lune de miel avec l' attrape-nigauds d'une baraque de foires : on est
déçu mais on se tait pour ne pas enlever à ceux qui ne sont pas encore entrés
leurs illusions59; signes d'insatisfaction manifeste que donne Angiolina et

56. Ibid ; p. 135.


57. Senilità,p. 81.
58. Ibid. p. 123.
59. La Sonate à Kreutzer, p. 145.
160 PHILIPPE CHARDIN

qui mortifient son amant lorsqu' arrive enfin pour Emilio le moment de la
« possession » ; et même chez Proust faible importance ostensiblement
accordée par Swann à la dimension « catleyenne » de ses rapports avec
Odette dont celle-ci s'est d'ailleurs étonnée qu'ils aient tant tardé à venir...)
et l'intensité extraordinaire des scénarios fantasmatiques qui donnent à voir
au jaloux l'union de l'être aimé et détesté avec les rivaux heureux
(« tableaux enflammés60 » qui précipitent Pozdnychev sur le chemin du
retour ; évocation, « saisissante par son relief, sa couleur, son
mouvement61 », constate Emilio, d'Angiolina dans les bras de Leardi qui, pour sa
part, songe encore Emilio - et pour une fois on ne sait pas trop s'il s'agit à
ses yeux d'une marque d'infériorité ou de supériorité -, aurait sûrement été
incapable de se représenter aussi intensément le tableau inverse ; surgisse-
ment instantané dans l'esprit de Swann des détails visuels et auditifs
essentiels de la scène gomorrhéenne du Bois de Boulogne dont Odette vient de lui
faire le semi-aveu :
Swann, haletant, voyait tout : le bâillement d'Odette, le petit rocher. Il
l'entendait répondre - gaiement, hélas ! - : « Cette blague ! » 62).
Une certaine dose de jubilation masochiste est assurément aussi une
composante paradoxalement essentielle de l'état de jalousie dans ces textes :
plaisir de mener des investigations, de tendre des pièges, de montrer que l'on
sait, d'inspirer de l'effroi ou tout simplement, même chez Pozdnychev
invitant aimablement son hôte pour le dimanche suivant (ce dont il s'étonne lui-
même), de « voir ce qui va se passer ». D'étranges oxymores révèlent dans
les trois cas cette intrusion, qui peut apparaître à la lecture plus déplaisante -
parce que d'ordre plus pervers que la seule douleur attendue dans le récit de
jalousie -, du plaisir dans la souffrance :
Je me rappelle l'expression de leurs visages. Si je m'en souviens, c'est parce
qu'elle me procura une joie torturante. C'était une expression d'effroi. C'était
précisément ce qu'il me fallait [...] J'éprouvais de nouveau ce besoin de
destruction, de violence, d'exaltation au sein de ma furie.63
Tout prétexte lui était bon pour [...] consacrer un instant de plus à bercer, à
caresser sa douleur. Son esprit ne semblait plus avoir que cette fonction. Dès
qu'il le pouvait, il abandonnait toute autre pensée pour revenir à sa douleur
chérie. Il la répandait en lui comme sur une terre ardente; [...] Et quand enfin
sonnait l'heure de partir, il se sentait réellement heureux.64
Et peut-être, ce qu'il ressentait en ce moment de presque agréable, c'était autre
chose aussi que l'apaisement d'un doute et d'une douleur : un plaisir de l'intel-

60. Ibid. p. 195-96.


61. Senilità,p. 117.
62. Un amour de Swann, p. 235.
63. La Sonate à Kreutzer, p. 202-203.
64. Senilità, p. 124-25.
LA JALOUSIE OU LES DÉPLAISIRS DE L'EXAGÉRATION 1 61

ligence.65 [...] Parfois le nom, aperçu dans un journal, d'un des hommes qu'il
supposait avoir pu être les amants d'Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais
elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu'il n'était pas encore
complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert - mais aussi où il avait connu
une manière de sentir si voluptueuse - [...] cette jalousie lui procurait plutôt
une excitation agréable66
Quelques-uns des principaux procédés qui impliquent une sorte de
solidarité presque forcée d'un texte narratif avec la pensée du personnage
principal de l'histoire narrée tiennent une grande place dans ces trois récits de
jalousie : technique du champ restreint par exemple (le point de vue de la
femme qui inspire de la jalousie au héros étant à l'inverse remarquablement
absent) ou monologue narrativisé (et narrativisé dans La Sonate à Kreutzer
par le meurtrier lui-même). A ces grands choix narratifs s'ajoutent ces effets
de mise en abîme qui peuvent laisser penser que le personnage principal (du
reste écrivain dans Senilità, critique d'art dans Un amour de Swann et
apparemment quelque peu philosophe et théoricien dans La Sonate à Kreutzer) a
en quelque sorte contresigné le texte qui raconte l'histoire d'un « épisode »
marquant de sa vie (un mot qui est malencontreusement employé, comme on
le sait, par un des voyageurs du compartiment de Pozdnychev et dans lequel
celui-ci ne peut voir qu'un trait involontaire d'humour noir étant donné la
nature de « l'épisode » en question... 67). L'intrigue du premier roman
d'Emilio Brentani ressemble de fort près à celle du premier livre de Svevo
Une vie ; et la trame du second roman d'inspiration plus autobiographique et
plus réaliste auquel Emilio tente de s'atteler au cours de Senilità fait
étonnamment songer à celle du roman que l'on est en train de lire68. Comme on
l'a souvent remarqué les laborieuses justifications que donne le Narrateur de
La Recherche à la fin de Combray pour expliquer comment il a pu avoir
connaissance dans ses moindres détails du déroulement de la liaison de
Swann et d'Odette manquent de vraisemblance mais l'ambiguïté se dissipe
dès lors qu'on admet ou bien que Swann a très bien pu raconter l'histoire de
sa vie au Narrateur - à l'instar en somme du héros de Tolstoï qui prend pour
confident durant toute une nuit dans un wagon de chemin de fer le narrateur
de La Sonate à Kreutzer - ou bien que l'empathie est telle entre Swann et
son double fraternel (« quand je commençai à m'intéresser à son caractère à
cause des ressemblances [...] qu'il offrait avec le mien69 ») que le Narrateur
peut intuitivement deviner comment tout s'est passé et raconter les amours
de Swann comme si c'était Swann lui-même qui tenait la plume. Enfin, cas
de figure encore différent, chez Tolstoï l'auteur ajoute à son texte quelque

65. Un amour de Swann, p. 117.


66. Ibid. p. 249.
67. La Sonate à Kreutzer, p. 127.
68. Senilità, p. 152.
69. Un amour de Swann, p. 14.
162 PHILIPPE CHARDIN

temps après sa rédaction, une postface véhémente70 au cours de laquelle se


trouvent reprises et approuvées quelques-unes des thèses les plus
intransigeantes développées par son héros, lesquelles semblaient du reste déjà fort
intéresser par leur « nouveauté71 » le narrateur de La Sonate à Kreutzer, en
dépit de quelques rares et timides protestations de sa part. Chez Proust et
chez Svevo enfin on ne peut manquer d'être frappé par la convergence de
vues presque complète - il faudrait vraiment un de ces microscopes auquel
dans Le Temps retrouvé Proust ne semble guère apprécier qu'on se réfère
pour déceler d'infimes écarts éventuels ! - entre le « point de vue » (en un
sens plus « idéologique » que narratif à présent)) du narrateur, tel qu'il se fait
jour à travers ses différentes interventions d'ordre psychologique,
sociologique, philosophique etc. et le point de vue qu'exprime le héros dès que
« l'observateur » reprend en lui le dessus, ce qui ne manque jamais de se
produire très vite comme le remarque dans Senilità cette voix que l'on a
précisément du mal à identifier et qui est à la fois celle du narrateur et celle
d'Emilio72. L'ensemble de ces procédés qui n'ont rien de polyphonique
aboutit donc à ce que soient paradoxalement présentées comme des
évidences « consensuelles » des thèses qui peuvent pourtant apparaître à bien
des égards comme d'abominables « exagérations » : d'où peut-être à
nouveau, chez certains, un léger déplaisir. . .
On pense d'abord, naturellement, à ce qu'on pourrait appeler « le grand
air de la calomnie » qui est si souvent entonné dans ces trois œuvres. Le
bien-fondé des attaques « privées » contre des personnages fictifs est
évidemment un peu difficile à évaluer... mais l'on ne peut manquer d'observer
qu'en tout cas « on y va fort » dans les évocations de ces personnages de
femmes apparemment si peu estimables qui inspirent tant de jalousie :
prodigieuse bêtise d'Odette (auprès de laquelle la légendaire sottise d'Emma, l'un
de ses principaux modèles, fait en somme pâle figure), snobisme consternant,
extrême vénalité, vulgarité patente et chœur - auquel se joint parfois la voix
intérieure de Swann - qui met sans relâche toutes ces belles qualités en
relief : « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement
bête!!! 73 » ; banalité, médiocrité, nullité sans cesse proclamée, d'Angiolina,
une « pas grand chose » à laquelle il est censé être vraiment stupéfiant
qu'Emilio ait pu attacher tant d'importance (« Comme Amélie aurait été
surprise d'apprendre ce qu'était le grand amour de son frère74 »); méchanceté,
perfidie, mesquinerie, de l'épouse de Pozdnychev, sur lesquelles insiste
beaucoup le récit de Tolstoï. Et le compte du rival est réglé de manière

70. Postface à La Sonate à Kreutzer, p. 212 à 228.


71. La Sonate à Kreutzer, p. 154.
72. Senilità, p. 164 et 166.
73. Un amour de Swann, p. 134.
74. Senilità, p. 84.
LA JALOUSIE OU LES DÉPLAISIRS DE L'EXAGÉRATION 1 63

encore plus expéditive ; quelques lignes suffiront pour brosser de lui un


portrait qui ne semble pas susceptible d'être démenti par quiconque (« il était
réellement tel que je vous le dis75 ») : c'est toujours décidément un bien
« vulgaire », un bien « piètre personnage76 » qu'on a donné pour rival
indigne au jaloux, un marchand de parapluies, un stupide noblaillon, un
bellâtre peureux. Ces êtres « immondes77 » sont du reste jugés plus parfaitement
interchangeables encore que les femmes qui inspirent une jalousie tellement
disproportionnée à leurs mérites intrinsèques (« Si cela n'avait pas été lui,
c'aurait été un autre78, » répète-t-on à l'envi dans toutes ces œuvres). A cette
rhétorique du dénigrement fait écho une rhétorique plus discrète de
l'apitoiement sur le caractère injuste des souffrances qu'infligent à un
« malheureux79 » comme on dit dans Un amour de Swann des êtres indignes
de lui. Certes de manière générale la pitié est une composante importante de
trois des œuvres les plus authentiquement schopenhauriennes80 de la
littérature européenne, il n'en reste pas moins que c'est toujours le jaloux qui est à
cet égard le premier servi et le mieux loti («...sa pitié pour lui-même, pour
Angiolina, pour Amélie81 »...) et que la légère pointe d'auto-ironie que l'on
peut parfois déceler dans l'évocation de cet auto-apitoiement ne remet pas
fondamentalement en cause le droit imprescriptible qui, dans chacun de ces
trois textes, semble reconnu au jaloux - fût-il de surcroît meurtrier - de se
plaindre amèrement et de se prendre en pitié :
une telle pitié de moi-même m'envahit à cette pensée que je ne pus retenir mes
larmes ;[...] Moi un honnête homme, moi, le fils de mes parents, moi qui toute
ma vie ai rêvé au bonheur de la vie de famille, moi qui ne l'ai jamais
trompée.82

«Digne de pitié et non coupable en somme », comme Tolstoï disait à


propos d'Anna Karénine... ce qui n'est pas forcément l'avis du lecteur qui
peut, lui, fort bien après tout juger avec une pointe d'agacement le héros
« coupable » (entre autres de son propre malheur) et le trouver beaucoup
moins digne de compassion que d'autres personnages plus effacés - en
particulier féminins - de la triste histoire qu'on vient de lui raconter en prétendant
lui suggérer avec insistance ce qu'il convient d'en penser.
Mais dans des textes qui à bien des égards restent d'inspiration
classique, ce sont des illusions, des vices, des ridicules - le paradoxe étant que ce

75. La Sonate à Kreutzer, p. 172.


76. Voir Senilità, p. 98 et La Sonate à Kreutzer p. 172.
77. Un amour de Swann, p. 92.
78. La Sonate à Kreutzer, p. 172.
79. Un amour de Swann, p. 210.
80. Voir à cet égard Anne Henry, (direction), Schopenhauer et la création
littéraire en Europe, Méridiens Klincksieck, 1989.
81. Senilità, p. 149
82. La Sonate à Kreutzer, p. 201.
164 PHILIPPE CHARDIN

soit ici l'amour lui-même qui semble le mieux correspondre à ces définitions
et avoir le plus besoin d'être « châtié » ! - qui sont visés plus encore que des
personnes et, même en matière de jalousie frénétique, c'est à des lois et non
à des « études de cas » - bien que le Tolstoï de La Puissance des ténèbres ou
le Svevo d'Une vie aient pu donner l'impression peu auparavant de flirter
avec la psycho-pathologie naturaliste - que s'efforce d'aboutir la sagesse de
ces récits. Ce n'est donc pas Swann qui est un « névropathe », ce sont
l'amour ou la jalousie - les deux mots peuvent presque être employés
indifféremment chez Proust - qui sont un mal aussi absurde que l'est une grave
maladie causée par un microbe insignifiant83; ce n'est pas Pozdnychev qui
est un dangereux paranoïaque, c'est le prétendu amour dès qu'il a une
dimension sexuelle qui constitue un fléau pour 999 pour 1 000 des hommes
(la fameuse formule de la généralisation statistique qu'affectionne tant le
héros de Tolstoï) ; existe-t-il vraiment des êtres humains moins «
incapables » - le premier titre que Svevo avait songé à donner à son roman -
qu'Emilio Brentani si ce sont la cruauté de la nature, l'injustice de la société,
l'absurdité du vouloir-vivre (on a étudié le rôle d'alibi que jouaient chez
Svevo ces habituelles généralisations éclectiques, au cours desquelles sont
convoqués indifféremment Schopenhauer, Darwin ou Marx84) qui font de
tout liaison un piège? Rarement dans l'histoire de la littérature, l'amour,
réduit à la « fornication », à « quelque chose de sordide85 » chez Tolstoï, aux
illusions de l'imagination et à l'anxiété chez Proust, au « divertissement »
chez Svevo (« Certes Angiolina gardait de l'importance à ses yeux. Du
moins en comparaison de ce qui n'était pas elle. Tout était si insignifiant
qu'elle dominait tout86 ») aura été soumis à aussi rude épreuve, dans des
romans qui à cet égard, malgré l'aversion que Proust avait pour ce genre
d'écrit, apparaissent bel et bien comme des espèces de « romans à thèse »
excessifs et provocants. On sait qu'en outre chez Tolstoï la musique elle-
même, à son tour réduite à la sensualité, est entraînée dans le même discrédit
au lieu de permettie, comme elle le fait à la fin d' Un amour de Swann et plus
brièvement pour Amélie dans Senilità, l'apaisement et déjà une certaine
forme de dépassement de la douleur amoureuse et de la jalousie.
Mais, comme tout grand texte littéraire, les romans de la jalousie de
Tolstoï, de Svevo et de Proust laissent sans doute plus de « jeu » au lecteur
que leur didactisme parfois ostensible pourrait le laisser croire ; et contester
le bien-fondé des « thèses » de ces romanciers, comme on l'a parfois fait trop
volontiers, n'a sans doute pas grand sens. Il serait peut-être judicieux de
s'interroger en revanche plus souvent sur les liens complexes qui se tissent

83. Un amour de Swann, p. 206.


84. Voir André Bouissy, «Les fondements idéologiques de l'œuvre de Svevo»,
in Revue des études italiennes, 1966 (t. XII) et 1967 (t. XII).
85. La sonate à Kreutzer, p. 152.
86. Senilità, p. 154.
LA JALOUSIE OU LES DÉPLAISIRS DE L'EXAGÉRATION 165

au sein de ces récits entre l'histoire et son interprétation, la théorie et l'affect,


la « volonté » et la « représentation ». Même dans La Sonate à Kreutzer en
effet, la détresse, le double « pardon » final de Pozdnychev, au narrateur à
qui il se confie et à la femme qu'il a tuée, laisse ouverte la possibilité d'une
lecture du texte qui ferait des discours du meurtrier une tentative désespérée
de légitimation et de banalisation assez comparable en somme à celle de
Raskolnikov dans Crime et Châtiment, la seule différence étant alors que
chez Dostoïevski ces diatribes précèdent le meurtre au lieu de le suivre.
Quant à la grande notoriété du « mot de la fin » dans Un amour de Swann,
relatif à l'étrangeté de toutes ces souffrances endurées du fait de personnes
qui « ne sont pas votre genre », elle tient probablement en partie au fait que
l'auteur de La Recherche ne prétend plus alors enseigner quoi que ce soit
mais se contente de constater avec humour l'irréductible « bizarrerie de la
vie », comme on dit chez Svevo87 dans un roman postérieur à Senilità (mais
dans ce roman déjà, il arrivait que le héros lui-même doute de son bon
droit88, se proclame tout simplement « malade » 89 et, comme cela se produit
d'ailleurs aussi chez Tolstoï et chez Proust90, admette pour une fois que,
contrairement à ce que pouvaient laisser entendre tant de réquisitoires
antérieurs de sa part, aucune « faute » individuelle ou collective ne pouvait
expliquer la « grandeur du désastre91 »).
En reprenant, au tournant du siècle de tous les mélanges de genres, ce
sujet déjà depuis toujours difficilement classifiable qu'est la jalousie, les
œuvres qui nous intéressent déconcertaient peut-être surtout parce qu'elles
proposaient des modèles de tragique moderne ambigu, sans dignité, sans
simplicité, sans stabilité des identifications et des sympathies. Tragédies de
la servitude volontaire, de la manipulation par des pensées irrationnelles, du
passage abrupt de l'idéalisation à la profanation, de la lucidité à
l'aveuglement, de la haine à l'acte violent ou tragi-comique, de l'éternelle rumination
qui ne débouche que sur une désespérante aboulie. Mais tant de confusion
n'en était pas moins orchestrée par toute une rhétorique des lois et de la
hiérarchie des valeurs ; de quoi peut-être apprendre au lecteur comment opérer
la catharsis de sa propre jalousie à partir d'un mélange original de terreur, de
pitié, de rire et de courroux devant d'aussi belles et d'aussi déplaisantes
« exagérations »...
Philippe Chardin
Université de Reims

87. Italo SVEVO, La Conscience de Zeno, trad. de l'italien par Paul-Henri


Michel, édition Mario Fusco, Folio, 1986, p. 410.
88. Voir Senilità, p. 56 ou p. 107.
S9. Ibid. p. 101.
90. Voir par exemple la Sonate à Kreutzer, p. 156 ou Un amour de Swann,
p. 236.
91. Senilità, p. 226.

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