Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Vincent Grégoire
VINcENT GRÉGOIRE
En mémoire à mon père
1
Nous nous référons, dans cette étude, à l’ensemble des textes de Duras inclus dans les
Œuvres complètes (Pléiade, vol. 2): le scénario et les dialogues, le synopsis, les appendices, et
divers textes publiés sous le titre “Autour d’Hiroshima mon amour.” A ces écrits s’ajoutent un
texte provenant de Les Yeux verts. Nous allons qualifier les protagonistes de “Japonais” et
“Française,” ou de “Lui” et “Elle,” ou encore de héros et héroïne.
te de détail, qui n’était pas nécessaire à l’intrigue et pouvait surprendre, pour
ne pas dire choquer, le spectateur? Etait-ce pour provoquer un “effet de réel”
à la Barthes et rendre l’histoire encore plus crédible par l’insertion d’un sen-
timent amoureux apparemment paradoxal? A moins que le but n’ait été de
refléter une nouvelle “sensibilité du cœur” anticipant la libération sexuelle et
sentimentale des années 1960?2
cette situation “d’adultère heureux” pour le moins originale et certaine-
ment de rupture, en 1958-59, par rapport à la tradition littéraire amoureuse
évoquée par Rougemont, si elle singularise les personnages principaux de
cette œuvre, ne convainc cependant pas pleinement. Simone de Beauvoir
explique, dans Le Deuxième sexe, que la femme qui tombe amoureuse “est
rarement tout à fait sincère quand elle prétend n’envisager qu’une aventure
sans lendemain tout en escomptant le plaisir, car le plaisir, loin de la délivrer,
l’attache” (615). En ce qui concerne plus précisément la relation amoureuse
adultérine, le psychiatre et psychanalyste Gérard Leleu écrit que “toute infi-
délité repose sur une insatisfaction” (Wattier et Picard 395), cependant que le
psychologue Aldo Naouri explique, lui, que “l’adultère n’est jamais, jamais
[mot qu’il répète] l’effet d’un caprice ou d’un hasard. Il s’inscrit toujours
dans un parcours existentiel dont nombre d’éléments proches ou lointains
auront rigoureusement déterminé sa survenue” (41).
Nous allons, dans cette étude, tenter de comprendre pourquoi Marguerite
Duras, défiant la morale de l’époque, a animé les deux personnages d’un
désir d’aimer “en toute infidélité” alors que ce sentiment s’oppose encore
fortement à la culture dominante et n’apparaît avoir aucun rôle fonctionnel
dans l’histoire. Est-ce l’émancipation culturelle et sexuelle en voie d’éclosion
caractérisant la fin des années 1950 qui a incité l’auteur de Hiroshima mon
amour à prêter ces sentiments aux protagonistes? Peut-on, dans un autre
mode de pensée, aller jusqu’à dire, comme le fait Jacqueline Sudaka-Bénazé-
raf, que dans “Hiroshima mon amour les deux personnages sont mariés mais
leur rencontre n’a aucun rapport avec un adultère”(95)?
Elle a le double tort de formuler ce que d’autres laissent entendre (“J’aime bien les garçons”)
[ . . . alors qu’elle a] des enfants, un métier et un avion à prendre, et appartient à ce titre à un
2
Il faut préciser que Marguerite Duras, intellectuelle à l’esprit libre, n’a jamais revendiqué
l’étiquette féministe et l’a même repoussée dans les années 1980 (Anderson 9), ce qui ne veut
pas dire qu’elle n’était pas dans la mouvance de ce courant.
AIMER EN TOUTE INFIDÉLITÉ 19
monde qui peut blâmer sa conduite. [ . . . ] La Française est encore critiquable parce que son
adultère n’est pas justifié par le poids de souffrances conjugales: “Je suis une femme qui est
heureuse avec son mari” dit-elle. (98)
Et carlier de conclure: “cette nouveauté dans la conception du personna-
ge aura sans doute compté plus que son rejet coléreux des consensus
moraux” (98). En résumé, “Elle” choque.3 Elle choque par son anticonfor-
misme et par son “libertinage” qu’elle revendique.
Le “libertinage” de la Française est perçu comme d’autant plus choquant
qu’il n’est pas expliqué par la traditionnelle condition de “mal mariée” de
nombre d’héroïnes de la littérature française. Le comportement du Japonais,
très semblable à celui de la Française, est, lui, essentiellement passé sous
silence par la critique de l’époque, et le protagoniste, heureux dans le maria-
ge comme “Elle,” n’est, à l’inverse de l’héroïne, pas critiqué par l’opinion
lors de la sortie du film. Deux poids, deux mesures, semble-t-il. Nous y
reviendrons. Pourquoi Resnais et Duras ont-ils donc représenté deux protago-
nistes “heureusement mariés” dans le film, et non pas deux amants d’une
semaine soumis à des relations conjugales difficiles ou placées sous le sceau
de l’indifférence?
L’homme, du point de vue du droit et d’une culture patriarcale très long-
temps dominante en Occident, a été avantagé dans sa quête amoureuse.4 Il a
donc pu concrètement, et beaucoup plus facilement que la femme, satisfaire
ses désirs sans s’attirer les foudres de la justice et l’opprobre public. Le héros
masculin de Hiroshima mon amour, quoique d’origine extrême-orientale,
n’est en réalité qu’assez peu “japonais.” Duras et Resnais inventent en effet
un personnage, certes de nationalité nippone mais très occidentalisé, qu’ils
affublent d’un accent français relativement peu prononcé, d’une solide édu-
cation française et de traits modérément orientaux. Dans un entretien,
3
Robert Harvey, l’auteur de l’appareil critique de Hiroshima mon amour publié dans la col-
lection de la Pléiade, présente ainsi le personnage de “Elle” tel que Duras l’a conçu, tout à la
fois ordinaire et sexuellement libéré: “Duras a fait de son personnage une femme somme toute
ordinaire, mais dont la sexualité directe et simple – ‘j’aime bien les garçons’ – pouvait choquer
un certain public” (Notice, OC II 1636). La romancière a pensé un moment en faire une prosti-
tuée puis s’est ravisée (OC II 117). Peut-être y a-t-elle pensé parce que, comme l’explique
l’historien Henry Rousso: “les femmes tondues [à la Libération], quels qu’aient été leurs
‘crimes’ réels, ont été souvent assimilées à des prostituées. [… Elles étaient] symboliquement
accusées d’avoir ‘trompé’ la nation et de l’avoir ‘souillée’ à travers leur propre corps” (504-05).
4
Il a eu historiquement le droit de son côté. Par exemple, avant 1975, l’infidélité féminine en
France était un délit en toute circonstance, cependant que l’infidélité masculine n’était un délit
que si elle était commise au domicile conjugal. Jusqu’à récemment encore, le code pénal frap-
pait lourdement la femme (consulter Adler: Secrets d’alcôve, chap 5: “L’adultère”; Wattier et
Picard 384; ou encore Houel 8 et 18).
20 ROMANcE NOTES
Resnais fait ainsi la description du héros: “c’est un Japonais extrêmement
tourné vers l’Occident. Ni Marguerite Duras ni moi n’avons connaissance de
l’âme japonaise. ce serait prétentieux de notre part de vouloir ‘peindre le
caractère japonais’!” (214). cette œuvre ne porte donc en rien sur la culture
japonaise, quelle que soit l’importance symbolique majeure inscrite dans la
ville d’Hiroshima, et n’y a jamais prétendu. Son but est d’universaliser l’his-
toire des deux protagonistes affectés par la mort et le malheur en estompant
au maximum les différences géographiques, historiques, raciales et cultu-
relles qui les séparent.
Marguerite Duras, tout en approfondissant le propos de Resnais, insiste,
elle, sur le caractère séduisant de l’homme:
c’est un homme d’une quarantaine d’années. Il est grand. Il a un visage assez “occidentalisé.”
[ . . . ] Il ne faut pas que le spectateur dise: “que les Japonais sont séduisants!,” mais qu’ils
disent: “Que cet homme-là est donc séduisant!” [ . . . ] Si le spectateur n’oublie jamais qu’il
s’agit d’un Japonais et d’une Française, la portée profonde du film n’existe plus. Si le specta-
teur l’oublie, cette portée profonde est atteinte. (OC II 101, italiques de l’auteur)5
5
Elle poursuit un peu plus loin: “De profil, il pourrait presque être français” (OC II 102).
AIMER EN TOUTE INFIDÉLITÉ 21
me “à la Jésus christ”: “Que celui qui n’a jamais connu l’amour d’une seule
femme est passé à côté et de l’amour et même de la virilité” (OC II 102).
Duras avec humour récrit l’Evangile.
Il est intéressant de remarquer que l’écrivain applique cette formule au
héros, comme pour atténuer, pour ne pas dire même justifier, son acte d’infi-
délité conjugale. D’une certaine manière, cet “amour de rencontre” du Japo-
nais représente l’exception à la règle que cela ne lui arrive pas. Il est
essentiellement fidèle à son épouse; et cette passion de passage ne remet pas
en cause la profondeur et authenticité de son amour pour cette dernière. cette
logique adoptée par Duras pour expliquer le comportement du Japonais relè-
ve d’une casuistique de l’amour très “durassienne.”
Autant la romancière défendait l’amour du Japonais pour son épouse
dans lequel s’inscrivait cette rencontre amoureuse exceptionnelle, autant elle
ne cherche pas à disculper la Française qui n’a rien à se faire pardonner, elle
qui vit et aime parce qu’elle n’est pas morte d’avoir aimé. Selon les mots de
la romancière, “Elle” est “davantage que les autres femmes ‘amoureuse de
l’amour même’” (OC II 103), une formule qui ne peut manquer d’évoquer la
maxime de La Rochefoucauld: “Dans les premières passions, les femmes
aiment l’amant, et dans les autres, elles aiment l’amour” (Maxime 471).
Tandis que Duras fait allusion à la morale d’un “évangile de l’amour”
pour justifier la passion du Japonais pour la Française, elle fait implicitement
référence à la Rochefoucauld pour expliquer les amours de la Française. Au
“il aime cependant les femmes” (OC II 102) du Japonais, elle oppose “J’aime
bien les garçons” (OC II 34) énoncé par “Elle.” Alors que la liaison extra-
conjugale de l’homme se doit d’être justifiée, la femme se voit, elle, accorder
par la romancière un droit d’aimer dans la plus grande liberté et infidélité.
comment expliquer cette différence de traitement?
Elaine Michalski et Maurice Gagnon écrivent, dans un article intitulé
“Marguerite Duras: vers un roman de l’ambivalence,” que “la romancière
[dans ses textes] vacille entre l’acceptation des valeurs bourgeoises et la
révolte” (376). cette phrase explique peut-être le statut différent conféré,
dans la même œuvre, au Japonais et à la Française. Tandis que la philosophie
du premier adhère essentiellement à des valeurs conservatrices, celle de la
seconde relève, d’une certaine manière, de la révolte.
Autant “Lui” est un être relativement simple, lucide, qui vit dans le pré-
sent, autant “Elle” est un être complexe, inconsciemment déchiré de l’inté-
rieur par un amour passé qu’elle s’est toujours efforcée de réprimer. cette
rencontre amoureuse, la première de cette intensité semble-t-il pour les deux
protagonistes, va permettre à la Française de révéler le secret qui la hante, et
à son interlocuteur de jouer le rôle de thérapeute, de psychanalyste, mais aus-
22 ROMANcE NOTES
si métaphoriquement d’architecte (qu’il est dans la vie), pour “reconstruire”
l’héroïne, la relever de ses “ruines sentimentales.”6
ce thème de la reconstruction de l’héroïne a déjà été souvent traité, nous
n’y reviendrons pas.7 Nous allons, dans la suite de ce développement, cher-
cher à mieux comprendre “Elle” qui dit aimer son mari et le trompe sans état
d’âme, ne lui a jamais avoué son amour de jeunesse (cf. OC II 61) et se
déclare d’une “moralité douteuse” (OC II 34). Nous allons analyser la psy-
chologie de ce personnage, voir comment cette psychologie a été diverse-
ment comprise par les critiques et étudier dans quelle mesure Duras et
Resnais ont fait de la Française l’incarnation d’une époque en mutation (une
époque que l’on fait généralement commencer à la fin des années 50).
L’héroïne, quand elle rencontre le Japonais, a 32 ans.8 Resnais avance
l’hypothèse selon laquelle “[s]a rencontre avec le Japonais lui fait surtout
découvrir ce qui lui a manqué pendant dix ans de vie conjugale. Elle dit bien
avoir été heureuse, mais je pense que son mariage est surtout une union
affectueuse et tranquille. Le choc érotique la bouleverse” (Leutrat 83). Bien
qu’elle ait déjà eu des aventures amoureuses, la rencontre avec le Japonais va
avoir un effet cathartique. c’est lui qui va permettre à l’héroïne de revivre
l’épisode de son premier amour, de le lui “représenter,” soit littéralement de
le rendre à nouveau présent à ses yeux par la fusion qui va s’opérer dans l’es-
prit de la Française entre l’Allemand et le Japonais.
ce que l’amant du moment va réussir à faire, soit ouvrir les vannes à ce
réprimé amoureux et permettre ainsi à l’héroïne, dans une certaine mesure,
de se réconcilier avec elle-même en se reconstruisant sentimentalement, le
mari n’aura, lui, pas su. Heureuse en couple, alors? Oui si on imagine que la
Française est un être contradictoire, partagé entre l’adhésion à certaines insti-
tutions traditionnelles – la famille comme ancre de stabilité, le mariage com-
6
L’auteur de la Notice d’Hiroshima mon amour, dans les Œuvres complètes de Duras, écrit
ainsi au sujet de la dimension thérapeutique de la parole et de l’écoute de l’amant oriental: “Le
Japonais comprend très tôt, comme intuitivement, les possibilités thérapeutiques de cette sub-
stitution chronologique chez sa maîtresse passagère. S’il y a une chance pour que celle-ci fasse
enfin le deuil de l’Allemand, il faut l’aider à faire face à son soleil noir. Pour qu’elle puisse
commencer à l’oublier suffisamment, il faut qu’elle s’en souvienne. A cette substitution dans le
temps correspond alors une substitution des sujets parlants […] En prenant la place de l’amant
passé, l’amant présent déclenche chez la Française un flot de paroles. Le silence se mue en pro-
lixité” (OC II 1639).
7
consulter sur ce thème, entre autres études: “The Subject in/of History: Hiroshima mon
amour” par Lane, “Destruction and Reconstruction in Hiroshima mon amour” par Mercken-
Spass, “L’oubli et la répétition: Hiroshima mon amour” par Etienne, ou encore “Hiroshima mon
amour Revisited” par cismaru.
8
consulter Appendices, 103. L’histoire de Hiroshima mon amour se déroule en août 1957
(OC II 7) et l’héroïne a 19 ans en 1944 lorsqu’elle est tondue (OC II 11).
AIMER EN TOUTE INFIDÉLITÉ 23
me promesse d’une vie calme et sans remous – et la remise en cause de cette
vie bourgeoise conformiste. Il est possible d’imaginer que le mari de la Fran-
çaise a apporté à cette dernière, depuis une dizaine années, une paix de l’es-
prit au prix d’une partielle anesthésie du cœur.
Son mari, l’héroïne l’aime probablement, comme le laissent entendre ses
propos, mais pas comme elle a aimé l’Allemand à Nevers, ou à Hiroshima
par Japonais interposé. ce bonheur qu’elle évoque, cette déclaration de fem-
me “heureuse avec son mari” (OC II 46) qu’elle avance semblent authen-
tiques dans le contexte conjugal et familial qui est le sien. Etre contradictoire
qui paraît heureuse dans le mariage mais s’abandonne régulièrement à des
frasques de passage, elle redécouvre à Hiroshima l’amour-passion de sa jeu-
nesse qu’elle croyait éteint.
Le problème de la Française est peut-être, comme le suggère Duras, une
certaine solitude, le prix à payer pour cette liberté dont elle est éprise mais
dont elle est aussi dépendante. Marguerite Duras, dans l’article intitulé “La
solitude,” explique: “[q]uand on parle des gens seuls, c’est aussi là, dans ces
couples qui se disent heureux, stables, qu’on les trouve. [ . . . ] La femme
d’Hiroshima est seule, elle a été rendue à la solitude par la mort du jeune
Allemand. Elle reste seule même dans le mariage, la maternité” (Les Yeux
verts 90-91). Les aventures amoureuses d’“Elle,” qui s’inscrivent dans cette
liberté empreinte d’une certaine solitude, n’ont, semble-t-il, jamais menacé la
stabilité de son mariage ni sa vie de famille, elle qui est mère de deux enfants
(OC II 8). Plutôt qu’une double vie, c’est une vie doublement pleine qu’elle
mène, une vie que ne minent en rien scrupules et états d’âme parce que la
Française ne se sent coupable d’aucune transgression particulière. comme
l’écrit Anna Ledwina, “Elle” est le modèle type de la “femme durassienne
[ . . . ] une personne audacieuse qui n’a pas peur de l’amour, qui ose vivre
pleinement sa vie telle qu’elle lui convient, y compris sa sexualité” (2).
Resnais explique dans une interview que c’est après avoir lu Moderato
Cantabile (publié en 1958) qu’il a pressenti Duras: “dans ma tête c’était un
peu une espèce de Moderato Cantabile, mais d’où l’angoisse atomique ne
serait pas absente” (“Entretien avec Alain Resnais” 215). Duras qualifie
Anne Desbaresdes de “femme adultère” (84) en dernière page de l’ouvrage,
après le seul baiser échangé entre elle et chauvin, un baiser qui conclut leur
relation. Dans Hiroshima mon amour, la relation adultérine entre “Elle” et
“Lui” est tout autre: immédiate, passionnée et pleinement cathartique pour la
femme; mais Duras ne qualifie plus la relation d’“adultère,” cette fois-ci. La
romancière va écrire que, pour l’héroïne, “c’est là l’équivalence non seule-
ment d’une possession amoureuse, mais d’un mariage” (104, italiques de
l’auteur), un mot très fort.
24 ROMANcE NOTES
9
Pour le journal catholique La Croix, “Hiroshima mon amour se signale, moralement, par
une totale confusion des valeurs” (Sellier, La Nouvelle Vague 48).
10
Sellier, évoquant le succès de l’actrice Emmanuelle Riva dans La Nouvelle Vague, écrit qu’
“elle incarne au plus haut point, depuis le film de Duras et Resnais, la femme moderne et auto-
nome” (152).
11
Siclier écrit dans La Femme dans le cinéma français que son “amoralité inquiète” (180).
AIMER EN TOUTE INFIDÉLITÉ 25
amoureuse, semble se laisser facilement entraîner par les élans de son cœur.
Le lecteur peut douter que l’héroïne, jusqu’à sa rencontre avec le Japonais,
ait conscience de son problème de refoulement de la première expérience
amoureuse qu’elle a si intensément vécue. Esprit rebelle sans en être vrai-
ment consciente, elle se révolte contre une société patriarcale qui ne l’a pas
comprise, son père aussi bien que les “patriotes français” qui l’ont tondue,
alors qu’elle venait à peine de s’épanouir à l’amour.
Amorale donc, la Française d’Hiroshima mon amour, elle qui se déclare
de “moralité douteuse” (OC II 34) mais rêve ainsi de l’Allemand dont elle
s’est éprise en plein conflit mondial: “dans mes rêves l’immoralité et la
morale se mélangèrent de façon telle que l’une ne fut bientôt plus discernable
de l’autre” (OC II 94)? Oui, d’une certaine façon, mais selon nous pas immo-
rale. A-t-elle en l’occurrence conscience de tromper son mari, de lui être infi-
dèle? Le professeur Leleu, auteur de La Fidélité et le couple, un ouvrage
publié en 1999 aux réflexions appropriées pour l’étude que nous menons,
avance l’explication suivante sur le silence de dissimulation d’un époux à
l’égard de son conjoint: “Est-ce une infidélité de confier à un tiers ses peines
ou ses secrets, spécialement quand on ne les a pas dits à son partenaire? Mais
si on ne l’a pas fait, c’est que peut-être celui-ci ne s’est pas montré
accueillant; il se peut aussi qu’on ait voulu éviter de l’inquiéter, ou de le faire
souffrir” (62). certes la Française tombe amoureuse du Japonais parce que
c’est tout d’abord son “type d’homme,” éduqué, charmant, très bon connais-
seur de la culture française, et qu’il ressemble (par ses mains, entre autre
aspect physique) à l’Allemand. Or, il s’avère que ce Japonais est doué d’une
sensibilité très développée et d’une perspicacité aigüe, des qualités qui lui
permettent d’identifier le mal amoureux de l’héroïne et de se glisser momen-
tanément dans la peau de l’amant allemand pour faire revivre ce dernier dans
la “scène de confession” au café.
Le protagoniste japonais, écrit très justement Geneviève Sellier dans
“Images de femmes,” est impliqué, à ce moment, comme “instance de légiti-
mation: de là l’abstraction du personnage qui est tour à tour un corps qui
réveille des sensations/souvenirs, un regard qui interroge, le lieu d’une pro-
jection, une écoute emphatique” (15). “Lui” n’est alors pas sujet amoureux
mais objet médiateur permettant l’ “accouchement” du souvenir refoulé de la
Française, un souvenir plus vrai que vrai pour cette dernière. Le Japonais a
accepté de jouer le rôle de médium, d’intermédiaire-acteur en favorisant puis
recevant la “confession” qui va permettre à l’héroïne de “panser” sa blessure
amoureuse passée et de se reconstruire sentimentalement. Vu sous cet angle,
le propos ambigu de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf selon lequel, dans Hiro-
shima mon amour, les deux personnages sont mariés mais “leur rencontre n’a
26 ROMANcE NOTES
aucun rapport avec un adultère” (95) est compréhensible pour ne pas dire
approprié.
Les deux héros – ou “antihéros,” comme les appellent Nathan Weinstock
(241) – d’Hiroshima mon amour, quoiqu’aimant leur conjoint, en viennent à
vivre une brève mais intense liaison extraconjugale “en toute infidélité.”
Duras et Resnais, par ce film, anticipent les années soixante qui vont remettre
en cause les valeurs établies et précisément la morale. cette œuvre, fonda-
mentalement une expression du triomphe de la vie sur la mort et une célébra-
tion de l’amour, redéfinit en fait et l’amour et la morale. Resnais, à la
question: “Y a-t-il chez vous [dans Hiroshima mon amour] conscience d’in-
troduire certaines idées qui attaquent la morale?,” répond: “S’il y a une
morale au film, elle doit être implicite. ce n’est pas un film à thèse, c’est un
film de sentiment” (“Interview avec Resnais” 214).
Pour la Française d’Hiroshima mon amour, porte-parole implicite de
Duras, aimer tout à la fois mari et amant, certes de deux amours différents
(respectivement “amour raison” et “amour passion”), c’est vivre l’amour
doublement. cependant, la double relation amoureuse que mène, de son côté,
le Japonais n’a que peu en commun avec la double relation (triple même
quand on inclut l’aventure passionnée avec l’Allemand à laquelle l’amant de
passage a temporairement redonné vie) de la Française. Le héros sait que
l’aventure qu’il vit avec “Elle” ne va probablement pas durer, même s’il fait
tout son possible pour qu’elle se poursuive, parce qu’il a essentiellement
accepté, en provoquant la confession qui permet à l’héroïne de se reconstrui-
re sentimentalement, de se sacrifier, de disparaître. Pour l’un comme pour
l’autre, cette rencontre amoureuse est “vouée à l’impasse” car tous deux doi-
vent désormais rejoindre l’ordre conjugal établi. Ils sont “heureusement
mariés,” après tout.
BERRY cOLLEGE
OUVRAGES cITÉS
Adler, Laure. Marguerite Duras. Gallimard, 1998.
––––––. Secrets d’alcôve. Hachette, 1983.
Anderson, Stéphanie. Le Discours féminin de Marguerite Duras. Un Désir pervers et ses méta-
morphoses. Droz, 1995.
Barthes Roland. “L’effet de réel.” Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV. Seuil,
1984, pp. 167-74.
Beauvoir, Simone de. Le Deuxième sexe. Vol. 2: L’Expérience vécue. Gallimard, 1949.
carlier, christophe. Marguerite Duras - Alain Resnais. Hiroshima mon amour. PUF, 1994.
AIMER EN TOUTE INFIDÉLITÉ 27
cismaru, Alfred. “Hiroshima mon Amour Revisited.” Hartford Studies in Literature, vol. 3,
1972, pp. 39-44.
Domarchi, Jean, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette et
Eric Rohmer. “Hiroshima notre amour.” Cahiers du cinéma, vol. 17, n. 97, juillet 1959, pp.
1-18.
Duras, Marguerite. Œuvres complètes. Vol. 2. Edition de Gilles Philippe. Gallimard, 2011.
––––––. Les Yeux verts. Editions cahiers du cinéma, 1987.
Etienne, Marie-France. “L’oubli et la répétition: Hiroshima mon amour.” Romanic Review, vol.
78, no. 4, Novembre 1987, pp. 508-14.
Houel, Annik. L’Adultère au féminin et son roman. Armand colin, 1999.
Lane, Nancy. “The Subject in/of History: Hiroshima mon amour.” Literature and Film in the
Historical Dimension, edited by John D. Simons. U Florida P, 1994, pp. 89-100.
La Rochefoucauld, François de. Maximes. Garnier-Flammarion, 1977.
Ledwina, Anna. “Désir féminin, folie et écriture: la transgression chez Marguerite Duras.”
centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille http://cielam.univ-
amu.fr/node/1139
Leleu, Gérard. La Fidélité et le couple. Flammarion, 1999.
Leutrat, Jean-Louis. Hiroshima mon amour. colin, 2008.
Mercken-Spass, Godelieve. “Destruction and Reconstruction in Hiroshima mon amour.” Lite-
rature/Film Quarterly, vol 8, no. 4, 1980, 244-50.
Michalski, Elaine et Maurice Gagnon. “Marguerite Duras: vers un roman de l’ambivalence.”
The French Review, vol. 60, no. 3, February 1978, pp. 368-76.
Morin, Edgar. “La femme. Un nouveau type féminin.” Tu n’as rien vu à Hiroshima! Edition de
Raymond Ravar. Editions de l’Institut de Sociologie, 1968.
Naouri, Aldo. Adultères. Odile Jacob, 2006.
Resnais, Alain. “Entretien avec Alain Resnais.” Tu n’as rien vu à Hiroshima! Edition de Ray-
mond Ravar. Editions de l’Institut de Sociologie, 1968, pp. 207-19.
Rougemont, Denis de. L’Amour en Occident. Plon, 1972.
Rousso, Henry. Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire. Gallimard, 1992.
Sellier, Geneviève. “Images de femmes dans le cinéma de la Nouvelle Vague.” Femmes traves-
ties: un ‘mauvais’ genre. Clio, vol. 10, 1999, pp. 1-18.
––––––. La Nouvelle Vague. Un cinéma au féminin singulier. cNRS Editions, 2005.
Siclier, Jacques. La Femme dans le cinéma français. cerf, 1957.
––––––. Nouvelle vague? cerf, 1961.
Sudaka-Bénazéraf, Jacqueline. La Douleur suivi de Hiroshima mon amour. Nathan, 1995.
Vallier, Jean. C’était Marguerite Duras. Vol. 2: Années 1946-1996. Fayard, 2010.
Wattier, Pascal et Olivier Picard. Mariage, sexe et tradition. Plon, 2002.
Weinsock, Nathan. “Une vision synthétique.” Tu n’as rien vu à Hiroshima! Edition de Ray-
mond Ravar. Editions de l’Institut de Sociologie, 1968, pp. 239-45.