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Peut-on lire Sade avec Rousseau? Prendre les textes de Rousseau comme outil pour
lire Sade? Il semble acquis que l’opposition entre Rousseau et Sade dépasse de loin
ce qui pourrait les rapprocher. Lorsque Philippe Roger (1991: 383) assure, dans un
article représentatif de cette position, qu’il y a ‘peu de pensées aussi adverses, voire
antagonistes’ que celles de ces deux auteurs, il reprend le sentiment de Foucault, de
Sollers, et de tant d’autres, selon lesquels Sade est un anti-Rousseau. D’un autre côté,
un article de Michel Delon (1972) affirme que Sade et Rousseau sont des frères
ennemis, presque comme Rousseau et Diderot. Il souligne l’importance du modèle
littéraire de La Nouvelle Héloïse pour Aline et Valcour et cite les lignes élogieuses
que Sade consacre à Rousseau philosophe, aussi bien dans l’Idée sur les romans que
dans sa correspondance. Il observe que les critiques tendent à les opposer d’un point
de vue proprement idéologique et que cette perspective seule commande l’idée selon
laquelle l’unique rapport qui puisse exister entre eux est de l’ordre du renversement,
du changement de signe, ou de la parodie.
Pour voir plus clair dans des présupposés qui mènent à des positions si tranchées,
il convient de faire un point sur la méthode. Il s’agira d’examiner d’abord quel type
De l’intertextualité sadienne
Les enquêtes sur la relation entre Rousseau et Sade, qu’elles aboutissent à la conclusion
de leur incompatibilité ou pas, sont en général fondées sur deux sortes d’éléments. La
première consiste en références explicites à Rousseau ou à ses ouvrages — c’est-à-dire
qu’il faut que le nom de Rousseau ou les titres de ses textes apparaissent dans un
texte de Sade. Le second type de données pris en compte est fourni par le dépouille-
ment de catalogues des bibliothèques privées de Sade ou de sa correspondance qui
contient des commandes de livres qu’il passait de la prison, ce qui permet de voir ce
qu’il a lu ou ce qu’il voulait lire de Rousseau. La récolte de ce genre d’indices s’avère
assez maigre. Philippe Roger (1991: 383) s’étonne que Rousseau soit ‘si peu présent
dans les textes de Sade, nommément ou par le biais de la citation’ et pense que
Rousseau bénéficie peu des ‘empiètements de la référence’ sur la fiction qu’il tient
pour caractéristique du roman sadien (Roger, 1991: 394). Il ne trouve, dans toute
l’œuvre de Sade, que trois références à un texte ou à une idée de Rousseau, deux dans
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n’inspirent pas l’action politique de manière immédiate. Sade, lui, est un auteur de la
décennie révolutionnaire, où un Rousseau différent de celui d’avant la Révolution
devient omniprésent dans les divers courants des idéologies révolutionnaires. Durant
les phases politiques de la Révolution, la lecture de Rousseau est un enjeu constant
dans le positionnement des acteurs politiques.
Selon Saint-Just, par exemple, Jean-Jacques Rousseau était révolutionnaire. Il
existe un rousseauisme de Robespierre, le Rousseau théoricien de la législation, de
la cohésion sociale, et de la formation civique, le Rousseau des thermidoriens, le
Rousseau napoléonien. Tous les révolutionnaires, presque sans exception, se ré-
clament de sa pensée. Il y a un Rousseau monarchiste ou feuillant, girondin à la mode
de Mme Roland, un Rousseau jacobin, un Rousseau communiste à la Babeuf. En
partie, l’intertexte rousseauiste chez Sade est le résultat des mêmes mécanismes de
production du sens. Pour les thermidoriens, il s’agissait de faire oublier l’utilisation
du nom de Rousseau par Robespierre, Saint-Just, Marat, et d’autres partisans de la
Terreur. La Terreur pose, entre autres, le problème du lien entre liberté et violence,
entre droit et contrainte, qui sont à la fois au cœur de la pensée politique de Rousseau
et les thèmes majeurs des textes de Sade. Contre l’union, chez Robespierre, de la
vertu et de la Terreur — union qui, dans la transposition sadienne, fonde les récits
de Justine et de Juliette —, on verra Desmoulins réclamer une vertu sans Terreur,
ou tel libertin sadien nier toute universalisation de la vertu. En bref, la présence des
rousseauismes changeants au gré des récupérations idéologiques est constante et
intense durant la période où Sade écrit ses textes majeurs qui sont, à leur tour, le fruit
du même contexte mouvementé.
Les rousseauismes concurrents qui se dégagent de ces luttes pour le sens sont donc
le matériau premier de Sade. Lorsque Sade travaille à ses textes les plus élaborés, les
idées de Rousseau ont déjà fait leur entrée dans le champ intellectuel depuis une
trentaine d’années. Elles se sont disséminées dans le monde discursif et ont bénéficié
de très nombreux relais, polémiques, idéologiques, encyclopédiques, romanesques,
théâtraux, et ainsi de suite. Il s’agissait sans doute pour Sade tout autant de se référer
aux idées et arguments glanés dans ses lectures que d’intégrer dans ses textes des
rousseauismes répandus dans de multiples discours du temps. Ce qui s’incorpore au
texte sadien est une collection d’idées rousseauistes disparates dont la récupération
idéologique contemporaine montre clairement la maniabilité. L’intertexte rousseauiste
se manifeste moins chez Sade comme le rapport précis avec les textes de Rousseau ou
les références transparentes à ces textes que comme la dissémination d’un imaginaire
rousseauiste conceptuel et représentationnel à la fois.
Intertexte et dystopie
C’est surtout dans l’anthropologie du libertin sadien et dans la représentation du
monde social, économique, et politique dont ce libertin incarne les traits essentiels
qu’on reconnaît la trace des aspects dystopiques de la pensée de Rousseau. Les per-
sonnages sadiens incarnent des valeurs qui tiennent lieu d’argument. Justine illustre
les malheurs de la vertu, Juliette les prospérités du vice. De manière analogue, l’aspect
argumentatif du personnage de libertin se réfère à l’empreinte laissée par les idées du
premier Discours de Rousseau sur la structuration du personnage sadien. Le libertin
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sadien achevé, grand seigneur, ministre, aux mœurs détestables, meurtrier, débauché,
cruel, incarne l’idée selon laquelle la culture et la sophistication dont il témoigne
vont de pair avec le dernier degré de corruption morale. Les sciences — dans le sens
rousseauiste des connaissances — et les arts qui l’ont façonné n’ont rien fait pour
améliorer ses mœurs, tout au contraire. Il matérialise les effets néfastes de l’accumu-
lation des sciences et des arts inutiles selon Rousseau, qui se manifestent par des
prestiges culturels masquant l’hypocrisie et le vice. Tous les libertins sadiens aisés,
riches, cultivés, éduqués, maniant la langue et l’argumentation à la perfection,
capables de tenir de longs discours bien organisés, démontrent les effets funestes de
l’acquisition des arts et des sciences qui ne sont bons qu’à ‘corrompre les mœurs’
comme l’écrit Rousseau (1992: 53) dans le premier Discours.
On sait que cet aspect du personnage sadien est tellement dominant qu’il défie la
vraisemblance romanesque, puisque même le libertin brigand, bandit et voleur de
grand chemin du bas de l’échelle sociale, est philosophe; il manie la rhétorique et
possède un réservoir important d’idées dont il nourrit ses arguments. L’abus des
sciences et des arts est essentiel à son caractère. Dans ce sens, il n’y pas de libertin
sadien qui ne porte l’empreinte d’un rousseauisme qu’on ne reconnaît pas tout de
suite pour tel, tant on a perdu l’habitude de souligner ce que la pensée de Rousseau
suppose de dystopique pour se déployer. Il s’agit pourtant bien de la transformation
romanesque d’une idée de Rousseau qui change de registre chez Sade. Mais ce
changement de registre est en phase non seulement avec les hantises de Rousseau,
mais aussi avec celles de son temps. Les censeurs qui voulaient empêcher la publication
du premier Discours pensaient que le texte de Rousseau allait pousser ses lecteurs
à vouloir devenir ‘[d]es hommes bruts qui ne connaissent ni religion ni morale’
(Bouchardy, 1964: xxxv). Ces hommes-là, Sade les met en scène dans ses romans
libertins, alors que le second Discours de Rousseau fournit de quoi façonner le
monde fictionnel dans lequel ils se meuvent.
En effet, dans le second Discours, Rousseau présente une narration cyclique qui
décrit le passage de l’état de nature primitif et de la guerre de tous contre tous à ce
qu’il appelle ‘un nouvel état de nature’ qui est le résultat du despotisme, celui-ci étant
le symptôme du dernier degré de l’inégalité:
C’est ici le dernier terme de l’inégalité, et le point extrême qui ferme le cercle et touche
au point d’où nous sommes partis. [. . .] Les sujets n’ayant plus d’autre loi que la volonté
du maître, ni le maître d’autre règle que ses passions, les notions du bien et les principes
de la justice s’évanouissent. C’est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort et par
conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé,
en ce que l’un était l’état de nature dans sa pureté et que ce dernier est le fruit d’un excès
de la corruption. (Rousseau, 1992: 254)
Selon Rousseau, il est probable qu’une femme devienne prostituée si elle est
comédienne. La continuité entre les deux états est pleinement réalisée dans la fiction
sadienne. Le sous-titre des Cent Vingt Journées de Sodome est ‘l’école du libertinage’.
Le moyen pédagogique essentiel de cette école est le théâtre. Notons au passage
que le château de Silling des Cent Vingt Journées de Sodome se trouve en Suisse, et
que le roman de Sade, malicieusement, s’il n’installe pas son théâtre à Genève, ne
l’installe pas non plus très loin.3 Comme dans la critique rousseauiste, la scène du
théâtre de Silling communique le vice à son public. Les quatre libertins des Cent Vingt
Journées de Sodome projettent de se faire raconter toutes les ‘branches, toutes les
attenances, de ce qu’on appelle, en langue de libertinage, les passions’. Il s’agit, pour
les maîtres du château, ‘de trouver des sujets en état de rendre compte de tous ces
excès’, et ils choisissent quatre femmes qui sont bien appelées ‘actrices’, et qui, ‘ayant
passé leur vie dans la débauche la plus excessive, se trouvaient en état de rendre un
compte exact de toutes ces recherches’ (Sade, 1990: 39–40). Toutes les quatre ont été
prostituées ou maquerelles ou le sont toujours au moment où elles apparaissent
sur la scène de Silling. Entre les narrations, elles s’emploient aussi à ‘satisfaire des
désirs qu’elle[s] [ont pris] tant de soin d’exciter’, pour reprendre la formulation de
Rousseau.
À quoi sert le théâtre de Silling? Selon la Lettre à d’Alembert, ‘l’effet général du
spectacle est de [. . .] donner une nouvelle énergie à toutes les passions’ du public
(Rousseau, 1990: 71). Loin de ‘purger les passions en les excitant’ (Rousseau, 1990:
71), comme le voudraient les poétiques classiques, le théâtre éveille les passions. C’est
même le point essentiel de l’art dramatique. Rousseau affirme que ‘la scène est un
tableau des passions humaines’ — définition parfaitement applicable à la scène
sadienne — ‘dont l’original est dans tous les cœurs; mais si le peintre n’avait soin de
flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés’ (Rousseau, 1990: 68–69).
Sade attribue au salon de Silling l’effet que Rousseau craint tout en y voyant le
mécanisme essentiel de tout spectacle. Les actrices que les quatre libertins de Silling
installent sur la scène du château doivent flatter les passions de leurs maîtres. Au
château de Silling, le théâtre a pour objet ‘l’irritation des sens’ du public, il doit
enflammer l’imagination (Sade, 1990: 56 et 40).
Une fois la salle de théâtre de Silling décrite et son fonctionnement précisé, ce
dispositif théâtral configure non seulement le déroulement du récit mais aussi la
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rhétorique narrative. On décèle en effet dans Les Cent Vingt Journées de Sodome un
aspect important de la pensée de l’isolement commune à Rousseau et à Sade. Rous-
seau (1990: 66) observe, dans la Lettre à d’Alembert, que ‘l’on croit s’assembler au
spectacle, et c’est là que chacun s’isole, c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins,
ses proches’. Chez Sade, cette idée de l’isolement par le théâtre est le mécanisme
central de la structure d’appel des Cent Vingt Journées de Sodome. Dans la mesure
où le lecteur sadien, sollicité par le tableau narratif, est construit comme spectateur
des scènes romanesques, il est soumis au même mécanisme auquel est soumis l’obser-
vateur intradiégétique des scènes orgiaques ou du théâtre sadien. L’introduction aux
Cent Vingt Journées de Sodome se clôt sur l’injonction suivante:
Ami lecteur, [. . .] [s]ans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te
déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de
te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout
analysé, comment voudrais-tu que nous eûssions pu deviner ce qui te convient? C’est à
toi à le prendre et à laisser le reste, un autre en fera autant; et petit à petit tout aura
trouvé sa place. C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cent plats divers s’offrent
à ton appétit. Les manges-tu tous? Non, sans doute [. . .] choisis et laisse le reste, sans
déclamer contre ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il
plaira aux autres, et sois philosophe. (Sade, 1990: 69)
Cette adresse au lecteur suggère que chacun devrait se servir selon sa préférence de
ce qui lui plaît, sans porter préjudice à des goûts différents du sien. Le roman entend
mettre en œuvre le souci du bien du destinataire à travers une pédagogie de la
tolérance, gage du bonheur collectif. Le lecteur modèle des Cent Vingt Journées
de Sodome est présenté comme philosophe — un philosophe qui ne se préoccupe
pas des bonnes mœurs, pourtant — soucieux autant de son propre plaisir que de
l’inviolabilité et de l’irréductibilité de celui des autres.
En réalité, cet appel à la communauté des lecteurs est un leurre. L’exorde de Sade
y insiste: chaque lecteur ne prendra que ce qui lui convient. Contrairement aux
apparences, cette restriction ne procède pas d’un choix laissé au lecteur, mais d’une
interdiction qui lui est faite d’accéder à la totalité des significations déductibles de la
connaissance des passions. Autrement dit, le récit isolera chacun dans son propre
monde passionnel. Chaque lecteur se trouve donc exclu de tout assentiment intersub-
jectif, comme de tout recoupement des désirs individuels. L’élimination de tout ce qui
est autre que ses passions propres revient à renvoyer chaque lecteur à une solitude
absolue. Chez Sade comme chez Rousseau, la passion mise en scène suscite chez son
destinataire une passion qui l’isole des autres.
propriété. Celle-ci est consolidée par l’instauration de la loi qui est toujours celle du
plus riche et du plus fort parce qu’elle a pour rôle de garantir la position dominante
des possédants. Comme le riche a tout gagné par la force, il peut tout perdre par la
force aussi. Pour l’éviter, il s’ingénie à donner aux autres des institutions ‘qui lui sont
aussi favorables que le droit naturel lui était contraire’ (Rousseau, 1992: 238). ‘Telle
fut’, écrit Rousseau,
l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nou-
velles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la
loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable.
(Rousseau, 1992: 239)
C’est une idée forte dont on sait l’importance pour la théorie révolutionnaire et
pour la pensée politique de gauche depuis plus de deux siècles. Suivant les traces de
Rousseau, dans les années 1840, Pierre-Joseph Proudhon identifiera la propriété
au vol. Sade retient l’idée de Rousseau de l’illégitimité foncière de la loi et de son
caractère arbitraire. Lorsque dans Justine ou les Malheurs de la vertu, Justine réfute
l’utilité du crime, la Dubois réplique:
La dureté des riches légitime la mauvaise conduite des pauvres; [. . .] tant que notre infor-
tune, notre patience à la supporter, notre bonne foi, notre asservissement, ne serviront
qu’à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage, et nous serions bien dupes de
nous les refuser quand ils peuvent amoindrir le joug dont leur cruauté nous surcharge.
(Sade, 1995: 153)
Soulignons deux idées dans cette réplique de la Dubois. La première: le crime est le
fait des institutions qui imposent l’inégalité. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point,
autour duquel on pourrait encore faire de nombreux rapprochements entre le discours
des personnages sadiens, les réflexions de Rousseau, y compris dans sa correspon-
dance, et le foisonnement de discours politiques au début de la décennie révolution-
naire. La deuxième idée est que le faible a plus à perdre en renonçant à sa liberté
d’action que les riches, et là, la Dubois suit de près le second Discours, où Rousseau
(1992: 241) écrit que ‘les pauvres n’ayant rien à perdre que leur liberté, c’eût été une
grande folie à eux de s’ôter volontairement le seul bien qui leur restait pour ne rien
gagner en échange’. La position de la Dubois est parfaitement rousseauiste. Elle
dénonce le faux contrat comme le fait Rousseau dans le second Discours, où il nie ‘la
validité d’un contrat qui n’obligerait qu’une des parties, où l’on mettrait tout d’un
côté et rien de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de celui qui s’engage’
(Rousseau, 1992: 244–45). La Dubois enchaîne avec l’idée centrale du Contrat social
et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789: ‘La nature nous
a fait naître tous égaux, Thérèse; si le sort se plaît à déranger ce premier plan des lois
générales, c’est à nous de réparer les usurpations du plus fort’ (Sade, 1995: 153).
Au cours de cette discussion entre Justine, la Dubois, et Cœur-de-Fer, Sade
explore la contradiction entre la loi comme moyen par lequel le riche légitime l’usur-
pation que représente la propriété, du second Discours d’une part, et la loi comme
base d’une organisation sociale équitable du Contrat social d’autre part. Justine
défend le contrat social, les bandits lui opposent les éléments du second Discours.
Dans un livre consacré à la réception mouvementée du Contrat social entre 1762 et
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la Révolution, Jean-Jacques Tatin-Gourier (1986: surtout 80–86) signale les textes sur
lesquels Sade aurait pu s’appuyer pour réfuter la théorie rousseauiste du Contrat
social et pour élaborer celle à laquelle adhèrent ses libertins. Il a également identifié
les textes de la fin des années 1780 qui combinent les idées du second Discours et du
Contrat social soit pour les opposer soit pour les accorder. On retrouve chez Sade les
tensions créées par la réception de ces deux textes de Rousseau. Justine objecte que
les faibles doivent être les premiers à se soumettre au pacte social parce qu’ils ont le
plus à y gagner:
Comment voulez-vous que ne périsse pas celui qui, par un aveugle égoïsme, voudra lutter
seul contre les intérêts des autres? La société n’est-elle pas autorisée à ne jamais souffrir
dans son sein celui qui se déclare contre elle? L’individu qui s’isole, peut-il se flatter d’être
heureux et tranquille, si, n’acceptant pas le pacte social, il ne consent à céder un peu de
son bonheur pour en assurer le reste? (Sade, 1995: 164)
Cœur-de-Fer répond en faisant jouer les arguments du second Discours contre ceux
du Contrat social, avancés par Justine:
Ce qu’on appelle l’intérêt de la société n’est que la masse des intérêts particuliers réunis,
mais ce n’est jamais qu’en cédant que cet intérêt particulier peut s’accorder aux intérêts
généraux; or, que voulez-vous que cède celui qui n’a rien? Je ne blâme point la position
de ce pacte, mais je soutiens que deux espèces d’individus ne durent jamais s’y soumettre;
ceux qui, se sentant les plus forts, n’avaient pas besoin de rien céder pour être heureux,
et ceux qui, étant les plus faibles, se trouvaient céder infiniment plus qu’on ne leur
assurait. Cependant la société n’est composée que d’êtres faibles et d’êtres forts, or, si le
pacte dut déplaire aux forts et aux faibles, il s’en fallait donc de beaucoup qu’il ne convînt
à la société, puisqu’il enlève toujours trop à l’un et n’accorde jamais assez à l’autre. (Sade,
1995: 165)
L’échange des arguments est entièrement placé sur le terrain balisé par Rousseau.
Sade installe Cœur-de-Fer dans un contexte social à partir duquel il peut s’approprier
les arguments basés sur ce que Rousseau pose dans le second Discours comme un
hypothétique pis-aller. On lit en effet dans le second Discours que, dans ce deuxième
état de nature qui réinstalle la guerre de tous contre tous comme résultat ultime de
l’inégalité qu’amène la propriété privée, ‘les plus puissants et les plus misérables, se
font de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent,
selon eux, à celui de la propriété’ (Rousseau, 1992: 236). À ce moment-là, écrit Rous-
seau (1992: 237), ‘l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre: les usurpations
des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la
pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares,
ambitieux et méchants’. Sade fait parler et agir sur la scène de ses romans ces hommes
avares, ambitieux, et méchants qui sont, pour Rousseau, les produits nécessaires des
conditions sociales qu’il pose comme présupposés de sa réflexion. Rousseau décrit la
société rongée par les méfaits de l’inégalité qui résulte de la propriété privée; Sade
s’approprie la vision rousseauiste et en fait le modèle de base de la société qu’il décrit
dans ses romans.
Revenons, pour finir, au fonctionnement de l’intertextualité sadienne. Les études
des sources sadiennes sont assez nombreuses pour permettre de constater que celle-ci
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est spécifique dans sa capacité à articuler entre eux des textes et des discours dispa-
rates. Les textes sont par principe ouverts, traversés par des discours et des enjeux
qui façonnent leur sens et leur portée. Cela est tout aussi vrai pour ceux de Rousseau
que pour ceux de Sade dans leur contexte historique spécifique. Chercher les éléments
des textes de Rousseau chez Sade par le biais du renvoi nominal et de la citation
directe est utile mais insuffisant pour comprendre comment ils interagissent. Les
échos et les fragments des textes de Rousseau sont disséminés dans les discours
dont Sade se sert. Dans le roman sadien, l’intertexte rousseauiste affecte de multiples
couches de signification, des idées précises utilisées dans les répliques des personnages
aux coordonnées générales de l’anthropologie sadienne.
L’une des spécificités de l’écriture sadienne est l’étroite dépendance de la narration
fictionnelle et du discours analytique. Non seulement le texte romanesque de Sade se
fait en les renversant l’un en l’autre, mais tout porte à penser que cette perspective
qui soupçonne dans chaque discours et type de parole ses multiples potentialités
fictionnelles et analytiques à la fois fait partie de la manière dont Sade s’approprie
aussi bien les idées de Rousseau que les rousseauismes de la seconde partie du XVIIIe
siècle.
Notes
1
Pour la théorisation de la parole du dominant d’Alembert a été discutée dans la famille Sade dès
comme imposture, voir Rousseau, 1992: 222 et 235. 1758. Voir la lettre du 11 novembre 1758 de Mme
2
Dans une dissertation de l’Histoire de Juliette, de Longeville au comte de Sade (Lever, 1993: 804).
Noirceuil renvoie à La Logique ou l’Art de Penser 3
Même si le chemin vers Silling passe par la Forêt-
de Nicole dont Sade possédait un exemplaire (Sade,
Noire (Sade, 1990: 54), le narrateur situe explicite-
1998: 412; Seifert, 1983: 252). La Lettre à d’Alembert
ment le château de Durcet ‘en Suisse’ (Sade, 1990:
figurait dans la bibliothèque de l’abbé de Sade
dans une édition de 1761 dont les deux volumes 43). L’ambigüité de la référence géographique
regroupent les deux Discours, la Lettre à d’Alembert renforce la légitimité d’une lecture métaphorique ou
et Du Contrat social (Roger, 1991: 386). La Lettre à polémique de la situation du château.
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182 MLADEN KOZUL
Seifert, H.-U. 1983. Sade, Leser und Autor: Quellenstudien, Kommentare und Interpretationen zu Romanen und
Romantheorie von D. A. F. de Sade. Francfort-sur-le-Main et Bern: Peter Lang.
Tatin-Gourier, J.-J. 1986. Le Contrat social en question. Échos et interprétations du Contrat social de 1762 à la
Révolution. Lille: Presses Universitaires de Lille.
Notes on contributor
Correspondence to: Prof. Mladen Kozul, The University of Montana, College of
Arts and Sciences, Liberal Arts 136, Missoula, MT 59812, USA. Email:
mladen.kozul@mso.umt.edu