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Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]

philosophe chrétien russe de langues russe et française.

(1947)

Au seuil de
la Nouvelle Époque
Traduit du russe par Daria Olivier

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 2

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
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qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène, Villeneuve
sur Cher, France. Page web.

À partir du texte de :

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]

Au seul de la nouvelle époque.

Traduit du Russe par Daria Olivier. Neuchâtel, Suisse; Paris : Dela-


chaux & Niestlé, 1947, 158 pp. Collection : “Civilisation et christia-
nisme”.

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Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 5

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]


philosophe chrétien russe de langues russe et française.

Au seuil de la nouvelle époque

Traduit du Russe par Daria Olivier. Neuchâtel, Suisse; Paris : Dela-


chaux & Niestlé, 1947, 158 pp. Collection : “Civilisation et christia-
nisme”.
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[2]

OUVRAGES DE NICOLAS BERDIAEFF

TRADUITS EN FRANÇAIS

Un nouveau moyen âge (Plon)


Esprit et liberté (Je Sers)
L’homme et la machine (Je Sers)
Christianisme et réalité sociale (Je Sers)
De la destination de l’homme (Je Sers)
L’esprit de Dostoievski (Stock)
Destin de l’homme dans le monde actuel (Stock)
Les sources et le sens du communisme russe (Gallimard)
Problème du communisme (Desclée)
Constantin Leontieff (Desclée)
Cinq méditations sur l’existence (Aubier)
Esprit et réalité (Aubier)
De l’esclavage et de la liberté de l’homme (Aubier)
Essai de métaphysique eschatologique (Aubier)
Dialectique existentielle du divin et de l’humain (Janin)

ÉTUDE SUR LA PENSÉE DE NICOLAS BERDIAEFF :

EUGÈNE PORRET : La philosophie chrétienne en Russie : Nicolas


Berdiaeff (La Baconnière)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 8

[3]

COLLECTION « CIVILISATION ET CHRISTIANISME »

NICOLAS BERDIAEFF

AU SEUIL
DE LA NOUVELLE ÉPOQUE

Traduction de DARIA OLIVIER

DELACHAUX & NIESTLÉ S. A.


NEUCHATEL
4, RUE DE L’HOPITAL
PARIS VIIe
32, RUE DE GRENELLE
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 9

[4]

Tous droits réservés.


Copyright 1947 by Delachaux & Niestlé S. A.
Neuchâtel (Switzerland).
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[158]

Au seuil de la nouvelle époque

Table des matières

Préface [5]

I. L’esprit et la force [9]


II. Les voies de l’humanisme [26]
III. Deux morales [40]
IV. La discorde dans le monde et l’unité chrétienne [53]
V. La révolution sociale et le réveil spirituel [63]
VI. La personne et l’esprit communautaire dans la conscience russe
[76]
VII. La puissance du passé et l’avenir [99]
VIII. Des difficultés de la liberté [105]
IX. De la liberté de l’acte créateur [111]
X. De la liberté créatrice et de la fabrication des âmes [120]
XI. Sartre et le destin de l’existentialisme [129]
XI. La Russie et la nouvelle époque mondiale [141]
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[5]

Au seuil de la nouvelle époque

PRÉFACE

Retour à la table des matières

Les articles réunis dans le présent ouvrage forment un tout. Ils sont
tous consacrés au même sujet : la crise du monde actuel et le rôle qu’y
joue la Russie. Ma pensée est imprégnée de cette conviction que toute
une époque historique est en train de se terminer, qu’une civilisation
entière est sur le point de périr et que nous sommes à la veille de voir
surgir un monde nouveau dont les contours demeurent encore impré-
cis. La civilisation bourgeoise formée par les siècles de l’histoire mo-
derne, meurt dans les affres de l’agonie. Les siècles des lumières
s’obscurcissent. Les idées qui, il y a peu de temps encore, paraissaient
solides et aptes à durer indéfiniment, n’ont plus de force. La vieille foi
en la raison est impuissante devant les forces irrationnelles de l’his-
toire. Les idées libérales, chères encore à beaucoup, et auxquelles cha-
cun rattache pour soi l’image d’une vie moins pénible, n’ont plus
cours. La confiance dans les principes immuables de la démocratie
formelle se trouve ébranlée, la foi dans le progrès illimité, inspiratrice
du XIXe siècle, est sur le point de disparaître.
Les immenses progrès de la science, qui ont abouti à des décou-
vertes vertigineuses, ne sont plus seulement considérés comme un
heureux accroissement de la puissance de l’homme, mais aussi
comme un danger qui le mène à sa perte. Il en est ainsi des expé-
riences sur la décomposition de l’atome, de la découverte de la bombe
atomique et des possibilités d’inventions plus mortelles encore. Ce ne
sont plus seulement les âmes [6] humaines qui se désagrègent, mais le
cosmos lui-même, où l’homme a pénétré plus profondément que na-
guère. La civilisation à son faîte est parvenue à la barbarie ; l’homme
sauvage reparaît. L’aspiration vers un ordre totalitaire qui, de nos
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jours, épouvante tant d’hommes, n’est en somme qu’une déviation de


l’instinct religieux, la soif d’une position totalitaire en face de la vie.
Toutefois, la forme qu’a prise le totalitarisme menace de détruire com-
plètement toute liberté. Celle-ci, pourtant, a infiniment plus de valeur
que les formes passagères du libéralisme ou de la démocratie. Cette
valeur a des fondements spirituels et non politiques. On ne peut saisir
ce qui se passe dans le monde si l’on se borne à se placer d’un point
de vue politique. De même on ne peut lutter contre les éléments né-
fastes de l’univers que si l’on ne les juge pas uniquement du point de
vue des principes moraux et légalistes abstraits.
Les articles réunis dans ce livre ne sont aucunement politiques. Ils
ont été écrits du point de vue de la philosophie de l’histoire. Ils ont en
vue les perspectives historiques qui découvrent non pas la journée de
demain ou d’après-demain, mais des siècles entiers. La fin du vieux
monde et le commencement du monde nouveau comportent un pro-
cessus double où s’entremêlent le bien et le mal, la lumière et les té-
nèbres. Dans sa réincarnation, le monde doit, apparemment, traverser
la période ténébreuse, mais même au cœur des ténèbres il nous faut
défendre l’esprit et les valeurs spirituelles. Une résistance bornée qui
se dresse contre l’avenir pour défendre un passé en décomposition est
un non-sens et un mal. Il est stérile de mener la lutte en prenant appui
sur des idées qui ont perdu toute force.
Le communisme est l’une des puissances importantes qui œuvrent
au milieu des affres de l’agonie d’un monde mourant, au milieu des
douleurs non moins violentes d’un monde naissant. Le communisme
est double par sa nature, mais il est stérile et mauvais de s’opposer à
lui en s’appuyant sur des [7] idées vieillies et gangrenées. Il serait plus
juste de lui apporter un principe régénérateur. Il conviendrait particu-
lièrement aux chrétiens, plutôt que de jeter l’anathème, de prendre
conscience de leur propre culpabilité et de déceler la vérité qui se
trouve en cette force qu’ils présentent comme une force ennemie. Cela
n’implique en aucune façon qu’il faille s’adapter à cette force mena-
çante. Il faut, au contraire, mener une lutte spirituelle contre les té-
nèbres au sein desquelles s’éteignent les rayons de lumière et ne
peuvent croître les germes d’une vie meilleure. On peut dire, pour
donner un exemple, que la situation internationale du monde, lourde
de catastrophes et proche de la mort, est avant tout une question non
pas politique et économique, mais morale et spirituelle. Ce n’est pas
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 13

dans une telle atmosphère qu’on arrivera à la pacification et à l’unité


des peuples déchirés. On peut reconnaître que les représentants de la
Russie soviétique ont raison dans certaines de leurs revendications et
qu’en principe ils désirent la paix et la fédération des peuples, mais ils
ne parviennent pas à s’élever au-dessus de cette épouvantable atmo-
sphère morale et spirituelle. On était en droit d’espérer qu’après les
secousses d’une guerre héroïque, il allait se produire en Russie de
grandes modifications tant internes qu’externes, mais jusqu’ici on
n’en a point constaté. Si un accroissement du patriotisme a été un
bienfait, il faut considérer comme un mal le danger d’un nationalisme.
Le marxisme qui fut créé il y a cent ans et qui, par beaucoup d’as-
pects, a vieilli, continue à représenter une force dynamique. Il a sa
part de vérité. Il a raison dans sa critique du monde capitaliste, mais
son point de vue philosophique est faux et sa morale inacceptable
pour les consciences chrétiennes. Les chrétiens ne se sont pas placés
assez haut, moralement et spirituellement, pour se permettre de dé-
noncer et de condamner les marxistes. On s’est souvent abrité derrière
les valeurs spirituelles pour défendre le mensonge. La réorganisation
sociale du monde est inévitable et rend très difficile et angoissante la
position de la classe intellectuelle. Celle-ci a raison de défendre [8] la
liberté, créatrice de culture spirituelle, mais fait souvent preuve d’un
égoïsme intellectuel, ne veut pas consentir des sacrifices, et devient
indifférente aux souffrances du monde. Une telle élite est vouée à sa
perte.
Afin de saisir et de juger à sa juste valeur ce qui se passe, il faut
approfondir les destinées historiques, et non les juger du point de vue
des principes abstraits. Dans les destinées historiques agissent des
principes irrationnels qui, en soi, ne constituent pas le mal, mais
peuvent pourtant l’engendrer. Il est impossible de lutter contre ce mal
au moyen des seuls principes rationnels, car ils ont perdu toute force.
On ne peut lutter que par la foi qui, elle, est supra-rationnelle.

Paris-Clamart, février 1947.


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 14

[9]

Au seuil de la nouvelle époque

I
L’ESPRIT ET LA FORCE

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Croit-on à la force de l’esprit ? Les chrétiens y croient-ils ? Quelle


question troublante, particulièrement inquiétante en nos jours où règne
le culte de la force ! Il faut dire la vérité : l’écrasante majorité des
hommes, et parmi eux les chrétiens, sont des matérialistes. Non pas
matérialistes dans leur doctrine, mais dans leur vie. Ils ne croient qu’à
la force matérielle, militaire, économique, celle des armes et celle de
l’argent. Ceux qui croient trop en une force spirituelle font figure de
sots. On se rit d’eux. On a bien tort de s’indigner parce que les mar-
xistes ne croient pas à la réalité originelle de l’esprit et reconnaissent
le primat de la matière et de l’économie comme réalités premières.
Mais leurs détracteurs eux-mêmes croient-ils à la réalité, à la force de
l’esprit, la rendent-ils manifeste ? En fait, on n’oppose à une force ma-
térielle qu’une autre force matérielle. Ce n’est pas le marxisme qui a
inventé la souveraineté de l’économie sur la vie humaine ; il l’a dé-
couvert dans la vie elle-même. Lorsqu’on oppose esprit et force, on
s’exprime d’une façon conventionnelle et inexacte. Il est faux de faire
une telle opposition et de dire : « Vous êtes, dans la vie, pour la supré-
matie de la force, nous, pour celle de l’esprit. » Le concept de force
est multiple. Certains psychologues l’expliquent par une expérience
de l’effort musculaire allié à la faculté [10] qu’a la volonté de réaliser.
Il se produit comme une projection de force dans le monde extérieur.
Puis le concept de force s’objective. La philosophie de la force actuel-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 15

lement en vogue, celle de la volonté de puissance, est une forme de


métaphysique naturaliste. Elle est fondée sur un point de vue erroné :
celui de l’indépendance de la matière, soumise à sa seule loi. La philo-
sophie dite « de la vie » (Lebens-philosophie), est une philosophie
biologique, qui conduit à l’apothéose de la force. La force vitale est
reconnue comme le critère suprême des valeurs. La différenciation
entre le bien et le mal est définie selon le maximum vital. Klages,
brillant représentant de la « philosophie de la vie », voit dans l’esprit
le parasite de la vie, l’ennemi de sa force. On a voulu voir dans l’es-
prit, l’épiphénomène de la vie ; dans le supérieur, l’épiphénomène de
l’inférieur. Pour les uns, il se produit dans cet épiphénomène un ac-
croissement de vie, pour les autres, comme Klages, au contraire, un
affaiblissement, un dépérissement. Mais ce qui actuellement retient le
plus mon attention, c’est que la notion naturaliste, biologique de la
force, ait été transportée dans la vie sociale. L’aboutissement en est
l’apothéose de la force et de l’homme fort, la justification de la vio-
lence faite aux faibles. La force se révèle comme l’unique source du
droit et de la vérité. Seul l’homme fort a le droit pour lui. Il a le droit
d’obliger qu’on accomplisse sa volonté de puissance. Cela est patent
aujourd’hui et notre époque a, sur ce point, un sens révélateur. Na-
guère la foi dans la force contraignante était voilée. On couvrait du
manteau de l’esprit les actes d’une force d’ordre inférieur. L’Eglise,
qui a conscience d’être un organisme spirituel, a eu sans cesse recours
à la force de l’État, exerçant son influence au moyen d’armes maté-
rielles. Notre problème est complexe du fait qu’il existe non seule-
ment une force matérielle, mais aussi une force spirituelle. La catégo-
rie de la force s’applique aussi à l’esprit. Le Christ parlait avec autori-
té, c’est-à-dire qu’il parlait avec force. [11] Là est l’image d’une force
autre que celle qu’adore notre monde. Ne disons-nous pas : la force de
l’esprit, de la foi, de la pensée, de l’amour, de la création artistique, du
sacrifice, la force de l’élan créateur ? Nous parlons de la force de la
vérité, de la force de la liberté, de la force du miracle qui bouscule les
lois de la nature. La foi peut soulever des montagnes. Cette force-là
n’est pas aux mains des dictateurs ! Tout ceci témoigne combien est
conventionnelle l’opposition entre la force et l’esprit, la vérité et la
force. L’idéologie de la force dans la vie sociale est fortement liée à
l’importance accordée à faux à la politique. En vérité, le rôle que l’on
donne à celle-ci n’est pas seulement exagéré, mais monstrueux. La po-
litique est un vampire qui suce le sang des peuples. Ses prétentions
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 16

sont exorbitantes et toujours totalitaires. Elle a tout pouvoir sur la vie


humaine, — non seulement sur l’aspect politique de la vie, mais aussi
sur ses manifestations les moins apparentées à la politique : la vie reli-
gieuse, spirituelle, intellectuelle, et même l’œuvre créatrice de
l’homme. Le totalitarisme de l’État contemporain tient à ce rôle pré-
pondérant de la politique. Dans la vie sociale, la force c’est le pouvoir
et celui-ci possède de formidables armes de contrainte. L’apothéose de
la force est celle du pouvoir contraignant. Depuis la guerre de 1914
jusqu’à la dernière guerre, le problème du pouvoir a éclipsé tous les
autres problèmes. L’opposition réelle est celle de la force et de la vio-
lence. La violence pourtant se détermine par les rapports avec autrui.
Dans le sens contemporain, odieux, la force est une violence commise
sur autrui. La violence implique une attitude envers l’homme pris
comme objet et non comme sujet. La violence exercée par la force
matérielle tue ; la force spirituelle transfigure.
Le problème de la violence est complexe du fait qu’il existe non
seulement une violence tangible qui s’exprime matériellement, mais
aussi une violence intangible. C’est la contrainte perçue, physique, qui
suscite surtout l’indignation : [12] on tue des hommes, on les torture,
on les jette en prison, on les prive de leur liberté de mouvements, on
les brutalise. Pourtant la violence non perçue, psychique, joue un rôle
plus grand encore. L’arme des dictatures, c’est la démagogie : la pres-
sion psychique sur les masses, l’hypnose collective, la corruption, la
presse qui se trouve aux mains du pouvoir. L’homme n’est pas consi-
déré comme un être libre, spirituel, qu’il faut aider à devenir auto-
nome, mais comme une créature passible de dressage, de modelage.
La société, modelée par l’État, doit dresser l’individu, le former pour
ses buts au moyen d’une contrainte psychique méthodique. De nos
jours ce dressage s’accomplit par les soins du parti qui aspire au pou-
voir. Cela mène à la négation des droits de l’homme, de la liberté de
conscience et de pensée, de l’indépendance spirituelle. L’homme que
l’on met en prison et que l’on exécute, bien que soumis à la violence
matérielle, peut mentalement, intérieurement, demeurer un être libre
et indépendant. Le martyr est un être libre, mais l’homme qui a
consenti au dressage, au modelage de sa personnalité par le moyen de
la contrainte psychique, devient un esclave. Consentir à se soumettre à
la contrainte psychique, voilà ce qui fait de l’homme un esclave. La
violence matérielle n’exige point de consentement et peut laisser
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 17

sauve la liberté intérieure. Si la tyrannie me condamne à être fusillé, je


ne suis nullement contraint de renoncer à la liberté de mon esprit. Le
dictateur qui professe le culte de la force, veut avant tout commettre
une violence psychique sur les âmes et la violence physique n’est que
l’arme de cette contrainte psychique. C’est là l’essence du totalita-
risme contemporain. Il veut posséder les âmes, les dresser. Il exige
que l’on renonce à la liberté et, en échange, il donne le pain. C’est
précisément la tentation du Grand Inquisiteur 1, l’une des tentations du
Diable, repoussée par le Christ au désert. On oppose [13] la force au
droit, bien qu’une telle opposition soit logiquement inexacte. La force
peut être illégalité, insulte aux droits de l’homme, mais le droit peut
devenir une force. De quoi dépend la force du droit, opposée à la force
de l’illégalité et de la contrainte ? Elle dépend entièrement de la
conscience des hommes, de la croyance des hommes et des peuples,
de la suprématie de la conscience. Même l’illégalité de la dictature
faisant de la force une idole, ne peut se fonder sur la grossière force
matérielle et présuppose également une conscience chez les hommes,
des croyances chez les peuples. La dictature du national-socialisme a
commis de sanglantes violences, mais elle s’appuyait, elle aussi, sur la
croyance des peuples ; sinon elle aurait été impossible. Même lors-
qu’on nie les droits de l’esprit, la force spirituelle conserve la primau-
té sur la force physique. Dans ce sens, la conscience détermine l’être,
cependant derrière elle se tient un être plus profond, expression de la
véritable existence. Il se peut qu’un certain état de la conscience en-
traîne le droit à devenir force, non pas contrainte psychique ou phy-
sique, mais force moralement contraignante. Le droit présuppose l’ap-
plication de la force comme soutien, mais aucun régime juridique ne
peut s’en tenir à l’application de la force seule. Les diverses croyances
des hommes et des peuples ont une influence déterminante sur l’édifi-
cation de la société humaine et sur les corrélations entre la force et la
vérité, la force et le droit. Par croyances religieuses, j’entends non
seulement les croyances chrétiennes positives, quelles qu’elles soient,
ou celles des autres religions historiques. Le national-socialisme et le
communisme sont aussi, dans un certain sens, des croyances reli-
gieuses et présupposent une structure de conscience particulière.
Même l’athéisme militant est une croyance religieuse affectée d’un
signe négatif. Le culte de la force peut se transformer en culte reli-

1 Les Frères Karamazov. (N. du T.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 18

gieux. Nous l’avons vu en Allemagne. La possibilité même des mani-


festations de la force dans le mauvais sens, c’est-à-dire de la force qui
nie [14] la primauté de la vérité, du droit et de la liberté de l’homme,
représente une certaine tendance de la conscience, l’absence de
croyances positives, et la présence de pseudo-croyances. La manifes-
tation de la force mauvaise attente toujours à la liberté d’autrui. Mais
ceux qui commettent la violence ne se refusent aucune liberté. Les
dictateurs se permettent, et permettent aux leurs, une trop grande li-
berté. C’est pourquoi le vrai amour, le vrai respect de la liberté, sup-
pose l’amour et le respect de la liberté d’autrui. Il existe une dialec-
tique compliquée de la force et une dialectique compliquée de la liber-
té : il s’agit de la dialectique existentielle. C’est pourquoi sont si com-
plexes les rapports de l’esprit et de la force, de la force et de la liberté,
de la force et du droit.

II
Quel est le rapport entre la force et la valeur ? La valeur peut être
une force mais celle-ci se présente-t-elle comme une valeur en soi,
ainsi que l’affirme l’idéologie de la force ? La force ne peut et ne doit
pas être reconnue comme une valeur. La valeur de la force est celle
d’un moyen lié à quelque but. Tout dépend de savoir de quelle force
on parle. Quand, par exemple, nous parlons de la force de Dieu, de
celle de la bonté, de la vérité, des idées supérieures, la force alors ne
représente pas une valeur en soi. Par contre, faire l’apothéose de la
force signifie reconnaître celle-ci comme une idée et une valeur su-
prêmes. On a alors un naturalisme grossier qui engendre l’idolâtrie. La
force de la vie n’est pas une valeur en soi : c’est la qualité de cette
force qui représente une valeur. Nietzsche affirme que la volonté de
puissance crée toute valeur et représente le plus haut critère de la véri-
té, mais en même temps il défend la qualité et se présente comme un
philosophe aristocratique. Là réside sa [15] contradiction fondamen-
tale, car la force de la volonté de puissance ne signifie pas par elle-
même qualité : elle peut détruire toute qualité dans le monde. On
pourrait dire que la volonté de puissance est une force plébéienne. La
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 19

qualité est placée plus haut que la force, et seule une force qualitative
représente une valeur.
Mais le plus frappant, c’est qu’il existe un conflit tragique entre la
force et la valeur, conflit qui rend inadmissible toute philosophie opti-
miste de la force : dans notre univers empirique, les plus hautes va-
leurs sont au-dessous des plus basses ; les valeurs spirituelles sont
plus faibles que les matérielles ; le prophète, le philosophe ou le poète
sont moins forts que le policier, le soldat ou le banquier. Dieu est plus
faible que la matière. N. Hartmann en parle avec justesse, encore que
cela ne soit pas très justifié par sa philosophie. Dans ce monde déchu,
la force de l’argent est incommensurablement plus grande que celle de
l’esprit dont on se gausse. Nous vivons dans un monde où la plus
haute vérité a été crucifiée. Le Christ est mort sur la Croix. Le chris-
tianisme est la religion de la vérité crucifiée. Les prophètes ont été la-
pidés et les pierres furent plus fortes que le prophète inspiré par Dieu.
Socrate fut empoisonné par son peuple, et le poison se révéla plus fort
que le sage. Combien de saints, combien de génies furent persécutés !
En général la qualité n’a pas été admise par le monde. La force infé-
rieure a triomphé. Ce que nous nommons « culte de la force » est fina-
lement celui de la force inférieure, matérielle, dénuée de qualité. La
jeunesse actuelle tend à adorer précisément la force physique, d’où
l’engouement pour le sport et le militarisme. Le matériel est dénué de
qualité. Seul le spirituel est qualitatif. C’est l’esprit qui communique
la qualité à la matière. Le culte de la force représente la non-croyance
à la force de l’esprit et à la liberté. Il est évident qu’on ne peut opposer
au culte de la force, la défense de l’impuissance et de la faiblesse. Le
prophète lapidé, le saint persécuté, le génie renié [16] et solitaire, ne
sont pas faibles mais forts. Mais c’est une force qualitative, tout autre.
Au culte de la force s’opposent la force de l’esprit et celle de la liber-
té. Dans la vie sociale, c’est la force du droit et de la justice qui ré-
siste. C’est avant tout l’opposition de divers cheminements de la
conscience. A la conscience asservie et asservissante s’oppose la
conscience libérée et libératrice. La loi de ce monde empirique, c’est
la lutte acharnée que mènent les individus, les peuples, les tribus, les
nations, les classes, les empires pour l’existence et la domination. Les
hommes sont possédés du démon de la volonté de puissance et il les
entraîne à leur perte. Mais, dans cet univers effrayant, véritablement
possédé, où tout est violence, un autre principe peut faire irruption :
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 20

celui de l’esprit, de la liberté, de l’humanité, de la charité. Le christia-


nisme, dans ses racines mêmes, s’oppose au culte de la force. Dieu ne
contraint personne. Il laisse même la liberté de Le nier. Il ne cherche
qu’une libre réponse, une libre participation à Son œuvre. L’Esprit ne
fait violence à personne, en cela réside son essence. Il ne peut que
transfigurer. Le christianisme doit représenter une force autre que
celle du monde. Le Christ a dit des paroles incompréhensibles pour le
monde : les premiers (c’est-à-dire les plus forts selon la loi du monde)
seront les derniers ; donc ceux qui se présentent comme les faibles
aux yeux de ce monde, seront les premiers. C’est un retournement des
valeurs et la force n’a plus de sens. Le christianisme affirme une loi de
la vie, contraire à celle du monde. Le christianisme n’accepte pas la
sélection naturelle qui doit créer « la race des forts ». C’est toujours le
pire et non le meilleur qui triomphe et gouverne en ce monde. C’est le
Prince de ce monde qui gouverne. Certes il y a eu des exceptions, tel
saint Louis, mais cela ne fait que confirmer la règle. En Allemagne a
triomphé cette idée antichrétienne, antéchristique de la sélection des
forts, de la création d’une race de vainqueurs et de seigneurs. C’est
une idée plébéienne et non aristocratique, [17] une idée de parvenus 2,
d’arrivistes. Elle est réalisée au moyen de méthodes qui rappellent
l’élevage du bétail. Le véritable aristocratisme est originel ; l’aristo-
crate ne se pousse jamais en avant, il est propitiatoire, il condescend.
La philosophie allemande, dans la personne de quelques-uns de ses
grands philosophes, a établi les fondements du culte de la force.
Certes le moins coupable en est Kant. Sa philosophie est celle de la li-
berté, bien qu’insuffisamment conséquente, pas assez menée à son
terme. Mais les graines métaphysiques semées par Kant furent fausse-
ment cultivées par l’idéalisme allemand du début du XIX e siècle. On
trouve même, chez Fichte, la philosophie de la force allemande, mais
à un degré bien moins fort que chez Hegel qui est l’un des plus res-
ponsables, intellectuellement, de la manifestation de la force dans
l’Allemagne contemporaine. Le culte de la force dans la philosophie
du pangermanisme est une rupture avec le christianisme. Le dualisme
kantien de l’ordre de la nature et de l’ordre de la liberté, du monde des
phénomènes et du monde des noumènes, dualisme profond et de si-
gnification éternelle, fut remplacé par un monisme faux et optimiste.
Chez Hegel, l’esprit se réalise dans la force historique et étatique ; la
2 En français dans le texte. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 21

liberté est le résultat de la nécessité. Elle est une nécessité devenue


consciente. Cela nous amène au culte de la force historique de l’heure
présente, à l’apothéose des vainqueurs. Malheur aux vaincus ! Chez
les vainqueurs, l’esprit agit dans la force triomphante. La réalité est
raisonnable. La manifestation de la force est justifiée par la raison. Le
panlogisme qui nie le moment dualiste, auquel est liée la liberté,
conduit à l’opportunisme historique, au culte de ce qui est, c’est-à-dire
révèle la force ; il asservit tout à la marche du progrès dans le temps.
L’autonomie de l’élément moral disparaît. La liberté se détermine par
la réalité qui est la révélation du [18] logos universel. Cela équivaut à
dire : il n’y aura pas de liberté. Les conséquences en ont été fatales
dans le marxisme qui conduit aussi à l’apothéose de la force. Le nou-
mène fut facilement écarté et le phénomène s’est révélé comme la
seule réalité dans laquelle se manifeste la raison universelle. L’esprit
s’insère dans le phénomène, dans le processus universel. C’est en
même temps un évolutionnisme, mais fondé sur la métaphysique. Ain-
si conçue, l’histoire n’est pas la lutte de la liberté contre la nécessité,
de l’esprit contre un processus historique et naturel, mais elle est un
déroulement de l’esprit ; elle est un évolutionnisme et déterminée par
la dialectique du logos. Il n’y a point de salut pour la personne hu-
maine dans ce processus historique entièrement moniste, déterminé
par la loi de la dialectique. Hegel reconnaissait la liberté comme le
signe essentiel de l’esprit. On peut même y voir le mérite formel de sa
philosophie de l’esprit. Mais quelle étrange ironie de la pensée ! La li-
berté de Hegel, c’est l’esclavage de l’homme, et l’apothéose de la
force et de la violence. L’esprit universel de Hegel, dans sa propre
évolution vers la liberté, est le plus terrible ennemi de l’homme. Le re-
tour de Hegel à Kant est un vrai contrepoison, le moyen de sauver
l’homme de sa destruction par la force anonyme triomphante. Que
cette force anonyme toujours triomphante et humiliante pour les vain-
cus — les êtres vivants — se dénomme « esprit », que ses triomphes
se disent être ceux du logos, nous n’en sommes nullement rassurés,
mais au contraire plus accablés que si elle se dénommait « matière ».
Il fut fort aisé de transformer la philosophie de Hegel en matérialisme,
alors qu’on ne pouvait le faire avec celle de Kant. La puissante intelli-
gence de Hegel par certains aspects de sa pensée fut fatale à l’histoire
de la pensée humaine. Dans la pensée germanique, il y a eu une dia-
lectique géniale qui, partant de Kant qu’on a cru aisément dépasser, et
passant par Fichte et Hegel, par Feuerbach et Max Stirner, a conduit à
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 22

Marx d’un côté, à Nietzsche [19] d’un autre. Le malheureux


Nietzsche, solitaire, souffrant, le plus impuissant des hommes, inca-
pable de faire du mal à une mouche, aboutit à la philosophie d’une vo-
lonté dionysiaque de puissance, et ce fut l’un des confins de la pensée
humaine, le bord de l’abîme. Nietzsche lui-même ne pouvait souffrir
l’État, qu’il nommait le plus froid de tous les monstres. Sa volonté de
puissance ne pouvait créer des États puissants, commettre des usurpa-
tions et des violences. Mais, comme il arrive souvent, le destin post-
hume de Nietzsche se révéla plus tragique encore que celui de sa vie.
On l’utilisa pour le mal. On défigura sa pensée aristocratique pour jus-
tifier et faire triompher des instincts et des intérêts vils. Dans les pro-
cessus massifs de l’histoire, toutes les grandes idées ont toujours été
déformées jusqu’à les rendre méconnaissables. Même l’enseignement
de Christ fut défiguré et diffamé. La Légende du Grand Inquisiteur ra-
conte comment le Christ serait reçu par les chrétiens. Saint François
d’Assise et Luther ont été trahis par leurs disciples. Les idées de
Rousseau et de Marx ont été déformées dans le but d’enflammer les
masses. On peut se représenter l’effroi de Rousseau parmi les Jacobins
français et celui de Marx parmi les communistes russes ! Quant à
Nietzsche, on ne peut que s’étonner qu’il ait pu servir à l’impérialisme
plébéien de l’Allemagne, à la volonté hitlérienne de puissance. Mais
l’idée même de la volonté de puissance, comme explication de la vie
du monde, est le fruit du nihilisme et du désespoir, la conséquence fa-
tale d’avoir tué Dieu. La volonté de puissance est toujours un
athéisme. La volonté de puissance, c’est la volonté de tuer. Tout
homme qui aspire à un état puissant est un assassin et doit être jugé
comme tel. On ne peut réaliser la volonté de puissance que par le
meurtre.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 23

[20]
III
Le génie russe a créé un enseignement contraire à celui qui prévaut
en Allemagne. À la philosophie de la puissance, à l’apothéose de la
force, s’oppose celle de la non-résistance au mal de Léon Tolstoï. On
comprend mal, d’habitude, ou tout au moins insuffisamment, cette
idée tolstoïenne de non-résistance. Il n’y a rien de plus aisé que de ré-
futer un enseignement sur la non-résistance. Il est clair pour chacun
que si l’on ne résiste pas au mal, celui-ci et les hommes mauvais vain-
cront toujours. Mais cet enseignement n’a de sens que si l’on admet
l’action de la force qu’on a tendance à oublier, à tenir pour nulle. L.
Tolstoï, en effet, pensait que la résistance au mal par la force, doit
nuire à l’action de la nature divine, empêcher l’immixtion de Dieu
dans le destin de l’homme. Peut-être ne l’a-t-il pas exprimé assez clai-
rement, mais il croyait indéniablement que, dans le non-recours à la
force, Dieu intervient lui-même, entre comme force agissante détermi-
nant le monde. Il entendait Dieu d’une façon immanente, comme une
nature divine. Gandhi pense de même. Les chrétiens, à tout hasard, ar-
rangent leurs affaires de telle sorte qu’elles aillent bien au cas où il n’y
aurait pas de Dieu. Que Dieu existe ou n’existe pas, rien n’est modifié
à l’organisation de la vie humaine ! Cette organisation est une sphère
neutre. Dieu ne s’applique qu’à l’autre sphère, celle qui se trouve de
l’autre côté de toutes les affaires humaines. Or, L. Tolstoï pense que
tout se modifie si Dieu existe. L’homme vit et s’organise soit d’après
la loi du monde, soit d’après celle de Dieu. La loi du monde n’est
point neutre, mais hostile à Dieu, athée. Elle est résistance et violence,
lutte sans merci, guerre. La loi de [21] Dieu est formulée dans la pré-
dication évangélique du Christ. En tout état de cause L. Tolstoï a
énoncé un problème très important. Il contenait une audacieuse vérité,
mais complètement irrationnelle, alors qu’on a coutume de la croire
rationnelle. C’est la vérité de la folie de Dieu. Si Dieu n’existe pas, ni
son action, tout doit périr. L’Évangile nous appelle à sortir du cercle
vicieux où celui qui lutte contre le mal, se contamine au mal. Je for-
mule ce problème différemment : Dieu n’agit que dans la liberté et par
la liberté. Il n’agit pas dans la nécessité et par la nécessité. Dieu est
une liberté lucide. Mais de ce fait, le problème tolstoïen se complique
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 24

beaucoup. Dans la philosophie religieuse de Tolstoï il y avait un faux


monisme, et c’est pourquoi il ne saisissait pas les problèmes de la li-
berté ni ceux de la personne. Il aboutit au quiétisme. Son erreur
consista à faire semblant de ne pas s’intéresser du tout à la défense du
faible contre la violence du fort. Léon Tolstoï a raison de dire qu’on
ne peut vaincre le mal par la violence, ni extirper la racine du mal. La
victoire sur le mal ne peut être que spirituelle. Mais on peut, au moyen
de la force, limiter la manifestation du mal, de la violence sur les gens
sans défense ; on peut empêcher le meurtre, la torture, le brigandage.
A cela est liée la tradition de la chevalerie, si décriée aujourd’hui dans
le monde. Il y a une différence entre appliquer la force pour défendre
la liberté ou, au contraire, pour la détruire. L’usage de la force ne se
justifie que pour la défense des faibles, la sauvegarde de la liberté et
des valeurs spirituelles, l’extermination de la violence et de l’injustice.
Il faut défendre l’homme, la dignité de la vie humaine, contre l’inva-
sion des Huns et des Mongols, contre Attila, contre la volonté de do-
mination mondiale d’un Hitler. La volonté de puissance conduit inévi-
tablement à la négation de la chevalerie et de l’honneur. Les idéo-
logues du germanisme ont eu beau parler de « l’honneur allemand »,
Hitler, incarnant la volonté germanique de puissance, a nié les notions
les [22] plus élémentaires de l’honneur militaire. En fait, la chevalerie
pouvait dégénérer en brigandage, car tout dégénère ici-bas, mais idéo-
logiquement, elle n’était pas une manifestation de la volonté de puis-
sance : elle signifiait la défense du faible, elle était l’expression d’une
fidélité qui pouvait n’être pas avantageuse et réclamait des sacrifices.
La chevalerie fut la source des notions guerrières de l’honneur dans la
société européenne. La guerre chevaleresque était un tournoi, un duel.
La volonté de puissance fait de la guerre le contraire d’un duel. Elle
ne suit pas les traditions de la chevalerie, mais celles du machiavé-
lisme. Aucune notion d’honneur ne contrôle plus la manifestation de
la violence. La force nue se révèle, qui est opposée à l’esprit (l’hon-
neur étant déjà esprit), c’est la manifestation même du satanisme. La
volonté de puissance, l’apothéose de la force, nie la pitié et la compas-
sion. La pitié limite la volonté de puissance. Elle est esprit. Il est clair,
d’après les ouvrages de Rauschning, que dans des manifestations
telles que l’hitlérisme, l’univers sort de l’histoire purement humaine et
entre dans l’ère de l’histoire des démons. L’apothéose de la force
aboutit là, automatiquement. La complexité du problème de la vio-
lence réside en ce que les actes de l’esprit sont graduels et à mesure
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 25

qu’ils descendent dans le milieu obscur et mauvais de l’univers, ils re-


vêtent un autre caractère que dans leur pureté première. L’absence de
pouvoir ne peut être un idéal que dans une autre condition de l’uni-
vers. L’État conserve sa signification fonctionnelle, mais il est indis-
pensable d’affirmer que l’État est le serviteur de l’homme, et non pas
une valeur d’ordre supérieur.

IV
Le tragique de la vie de ce monde et ses incalculables souffrances
montrent le dualisme de l’esprit et du monde, [23] de la liberté et de
l’esclavage 3. Ce dualisme n’est pas si aisé à surmonter. Le vaincre
dans le domaine de la pensée pure est sans grande valeur. L’homme
est un être appelé au commerce de ses proches, il se réalise dans la so-
ciété. Toutefois les buts de la vie humaine ne sont pas sociaux, mais
spirituels : ils sont la vie spirituelle, la culture spirituelle. L’accès de
ces buts représente conflit et lutte. La souveraineté en ce monde n’ap-
partient pas à l’esprit, à la vérité, à la liberté. Le Prince de ce monde
est une figure effrayante, opposée à Dieu, et cela se manifeste de plus
en plus. En ce monde, tout monisme est mensonger. L’optimisme de la
force est mensonger, il indigne par son indifférence envers la vérité
qui, en ce monde, est crucifiée. La force qu’on adore et qui est effecti-
vement opposée à l’esprit, autorise le sang, conduit à l’effusion du
sang. Le sang enivre l’homme qui devient soumis à la soif croissante
de sang. « Blut ist ein ganz besonderer Saft » 4, dit Mephistophélès
dans Faust. Il n’est pas une liqueur ordinaire, il est lié au mystère de la
vie et de la mort. Les cultes anciens, païens, étaient liés à l’effusion de
sang et à l’orgie sexuelle. Tel était le culte de Dionysos. Actuellement
a lieu un retour aux cultes païens antiques, mais complétés par le ter-
3 Le dualisme de type manichéen est étranger à ma conception philosophique.
Je ne reconnais pas le dualisme de l’esprit et de la matière, je ne crois pas à la
réalité autonome de la matière. La source du mal n’est pas dans la matière,
comme le pensait Plotin, mais dans l’esprit lui-même. Mon dualisme est celui
de la liberté et de la nécessité, de l’univers nouménal du libre esprit et de
l’univers phénoménal de la nécessité naturelle et de l’esclavage. (Note de l’au-
teur.)
4 « Le sang est un suc tout particulier. »
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 26

rible armement de la civilisation technique. La mystique de la force


est liée à celle du sang. C’est là le véritable satanisme. Ce qu’il y a de
plus effrayant, c’est que la jeunesse soit attirée par l’apothéose de la
force et l’autorisation de répandre le sang. Nous sommes en présence
des résultats limites de la dialectique de l’athéisme. Dostoïevski les a
prévus de façon géniale. Quelques-unes [24] des pensées d’Hitler qui
nous ont été dévoilées, semblent empruntées directement à Dostoïevs-
ki, prises à Chigalov, à Piotr Verkhovenski 5, au Grand Inquisiteur. La
négation de Dieu entraîne avec elle la négation de l’homme. Les
athées du XVIIIe siècle étaient des défenseurs de l’humanité ; ils
niaient Dieu puisque la foi en Dieu leur paraissait comme une néga-
tion de la liberté de l’homme. Pourtant ils croyaient au divin dans
l’homme. Les athées militants contemporains n’ont plus rien de com-
mun avec l’humanisme ni avec la défense de l’homme contre la
déshumanisation. Ils déshumanisent eux-mêmes. Tchernychevski 6 fut
un matérialiste naïf dans sa théorie, mais il pouvait être encore
presque saint, il était en fait proche de la sainteté. Le matérialiste
contemporain est déjà un type humain opposé : en lui l’athéisme et le
matérialisme portent d’autres fruits. Nietzsche disait que Dieu était
mort ; il le disait avec accablement. Il prêchait la volonté de puis-
sance, tout en restant un idéaliste désintéressé, un homme d’une cris-
talline pureté, comme Kirilov 7 dans Dostoïevski. Dans l’inquiétante
figure d’Hitler, on a pu voir la substitution à Dieu de la puissance de
la race germanique porter d’autres fruits. Ce ne sont pas les aristo-
crates de l’esprit qui se sont rassemblés autour d’Hitler, comme le
souhaitait Nietzsche, mais les pires, les bas-fonds, les parvenus 8, des
gens pleins de ressentiment 9, qui respiraient la haine et la vengeance.
Le culte de la force, l’autorisation du sang et de la violence qui pro-
mettent le succès, attirent les pires, souvent les criminels. Et cela si-
gnifie toujours la non-croyance à la force de la vérité, à la force de
l’esprit, à la force de Dieu. Seule la force de l’esprit n’est pas [25] chi-
mérique et la victoire finale lui appartient. La défaite de l’esprit est
illusoire. La Crucifixion fut une victoire, une source de salut. Mais
5 Les Possédés. (N. du T.)
6 Auteur du Traité sur les rapports de l’art et de la réalité (1855). Critique dont
l’influence succéda à celle de Biélinski, mais surtout un économiste éminent.
7 Les Possédés.
8 En français dans le texte. (N. du T.)
9 Idem.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 27

cette victoire ne peut être apparente qu’en sortant d’un univers fermé
et objectivé. La ville peut être sauvée grâce à quelques justes. Seuls
des actes de bonté qui souffrent une défaite apparente, soutiennent et
sauvent l’univers. Quant à tous les puissants royaumes qui furent
l’apanage du Prince de ce monde, ils n’ont pas été éternels et se sont
effondrés. Dans le sens le plus haut, Alexandre de Macédoine et Jules
César et Napoléon, comme Attila, Gengis-Khan et Tamerlan ont été
des « ratés ». On considérera de même Hitler 10 !
Le conflit des valeurs et de la force ne se décide pas sur le plan
universel du mal triomphant. Le dernier mot n’est pas à l’assassin.
L’homme est appelé non à assassiner mais à régénérer. Et derrière le
régénérateur se tient une force surhumaine.
Je crois à la possibilité d’une transformation de la conscience, à
une révolution de la conscience, à une réévaluation des valeurs, à la
rééducation spirituelle de l’homme. Alors à une conscience différente,
se présentera un univers différent.

10 J’écrivais déjà cela en 1939. (Note de l’auteur.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 28

[26]

Au seuil de la nouvelle époque

II
LES VOIES
DE L’HUMANISME

Retour à la table des matières

Le thème de l’humanisme a une signification capitale pour notre


société, parce que c’est le thème même de l’homme. L’homme est en
danger. Son image peut être ébranlée, mais en même temps il voudrait
s’élever de toute sa stature.
Le mot « humanisme » a des sens multiples. Premièrement, à
l’époque de la Renaissance, il indiquait un retour à la culture antique,
l’étude de la langue et de la littérature gréco-romaines. Les huma-
nistes florentins furent peu créateurs, au sens propre du mot, et, réha-
bilitant le passé, ils tombaient dans le pédantisme. En même temps le
mot « humanisme » signifiait le réveil de la libre création de l’homme,
la manifestation de ses immenses forces créatrices, paralysées à
l’époque médiévale. Au XIXe siècle, « humanisme » désigna une atti-
tude humaine, bienveillante envers l’homme, ce qui se définit parfois
par le mot humanitarisme. On peut cependant donner un sens général
à ce mot. J’appellerai humanisme, la reconnaissance de la plus haute
valeur de l’homme dans la vie universelle et la reconnaissance de sa
vocation créatrice. Cette prééminence de la dignité humaine peut avoir
des fondements différents. A l’heure actuelle, on tend vers un néo-hu-
manisme. C’est ce que nous voyons même dans la Russie soviétique.
Staline lui-même parle d’humanisme, de la destination particulière de
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 29

l’homme. On en fait mention également dans les revues et les jour-


naux. En Amérique, l’on aspire aussi vers un nouvel humanisme. [27]
La Russie et l’Amérique sont, sur bien des points, des pays opposés,
mais ils sont aussi les plus jeunes, les plus forts, les plus tournés vers
l’avenir. La France se considère toujours comme étant par essence la
porteuse de l’humanisme ; cependant, tout en se renouvelant, celui-ci
n’en demeure pas moins un vieil humanisme.
La faiblesse de l’humanisme se révèle quand il se trouve lié à l’in-
dividualisme. L’humanisme russe ne peut être que communautaire.
Cela tient à la tradition russe. Si la question de l’humanisme a une si
grande portée, c’est que le monde contemporain traverse une crise de
l’homme, bien plus profonde que celle de la société. J’ai écrit, il y a
bien longtemps, que le monde connaît une crise aiguë de déshumani-
sation 11. Elle s’est révélée surtout dans le fascisme et le national-so-
cialisme, mais elle est à bien plus vaste échelle et se répand dans de
nombreux courants intellectuels de notre temps. Il faut se souvenir
qu’un processus de déshumanisation a lieu, depuis longtemps déjà,
dans le régime capitaliste, bien que sous une forme voilée. Le capita-
lisme, au moyen de la terrible force anonyme de l’argent, écrase
l’homme, en fait l’arme de buts inhumains. Il n’écrase pas seulement
les classes laborieuses, mais les classes dominantes aussi, car il y défi-
gure l’image de l’homme. Mais voici le plus important : les plus
grandes conquêtes de l’homme dans la science comme dans la tech-
nique qui mate la nature, sont devenues la principale source de déshu-
manisation dans la vie humaine. L’homme n’est pas encore maître de
la machine qu’il a inventée. La civilisation contemporaine, mécanique
et technique, est mortelle pour la vie intérieure de l’homme ; elle dé-
truit son intégrité, défigure sa vie émotionnelle, fait de lui l’instrument
de procédés inhumains, lui ôte toute possibilité de contemplation par
suite de la rapidité croissante de la vie.
[28]
On caractérise parfois notre époque en disant qu’elle est celle des
masses et des collectivités au sein desquelles l’homme se perd. Cet
égarement de l’homme au milieu du monde contemporain, un monde
de quantités organisées, ne peut manquer d’éveiller dans l’être humain
le désir de se retrouver et d’affirmer sa dignité. D’où les discussions

11 Cf. mon livre Le destin de l’homme dans le monde actuel. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 30

sur l’humanisme et le néo-humanisme. Les anciennes formes d’huma-


nisme ne pourraient-elles pas aider l’homme à se sauver de la déshu-
manisation menaçante qui peut prendre des formes aussi bien gros-
sières que très raffinées ? On a fait la guerre au nom de toutes sortes
d’idées, entre autres au nom de l’idée humaniste. Pourtant, elle a prou-
vé que l’humanisme n’était que très superficiel, ne touchant que les
couches supérieures de la culture. Il ne faut pas du tout entendre cela
dans le sens des couches bourgeoises. Par contre, les croyances reli-
gieuses ont pénétré bien plus profond, se sont bien plus vastement ré-
pandues. La destinée de l’homme leur est liée bien davantage, celle de
tout homme sur la terre. Mais pas plus que l’humanisme, le christia-
nisme n’a atteint les plus grandes profondeurs, n’a embrassé la plus
grande partie de l’humanité, pas même celle qui confesse formelle-
ment la foi chrétienne. Ceux qui se prénommaient les « chrétiens alle-
mands » 12, sympathisants du nazisme, se considéraient aussi comme
des chrétiens. D’où la profonde crise de l’homme, son égarement de-
vant les événements du monde qui surpassent en proportions tout ce
que l’on a vu dans le passé. L’homme, pour se sauver, s’accroche aux
anciennes croyances religieuses ou antireligieuses (l’antireligion étant
aussi une croyance), aux vieilles tendances, aux vieux partis, mais
n’en reçoit que peu de secours. Comme l’humanisme est le thème de
l’homme et de sa crise, il est naturel de vouloir pénétrer plus à fond
dans ce thème fondamental. Il possède plusieurs sources et plusieurs
types antithétiques. L’antithèse étant parfois [29] fondée sur une er-
reur de conception, il faut tirer les choses au clair.
L’on considère que la source de l’humanisme européen est l’huma-
nisme antique, gréco-romain. En Grèce, l’on commença à découvrir
l’image de l’homme. Dans la sculpture de l’Antiquité orientale,
l’image de l’homme était encore confondue avec des forces animales.
C’est dans la sculpture grecque que, pour la première fois, apparut
l’admirable image de l’être humain. C’est dans la tragédie que se ma-
nifesta le tragique de l’existence humaine en face du visage invincible
du Destin. C’est dans la philosophie grecque que fut mise à jour de fa-
çon géniale l’indépendance de la pensée humaine en quête de vérité.
Cependant, l’indépendance spirituelle de l’homme devant la puissance
des forces cosmiques comme devant celles de l’État antique, ne pou-
vait encore s’affirmer. Le principe de la personne dans sa valeur abso-
12 Deutsche-Christen.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 31

lue n’avait pas encore été découvert. Pour l’Europe, l’humanisme grec
est demeuré l’image éternelle de toute culture humaine. La Renais-
sance est revenue à cette source et l’humanisme de cette époque-là,
plein de soif créatrice, s’est tourné vers l’Antiquité, cherchant en elle
son soutien. L’humanisme de la Renaissance affirmait l’autonomie de
l’homme, sa liberté dans la création culturelle, dans la science et dans
l’art, et là était sa vérité. Il fallait que la force créatrice de l’homme
surmontât les obstacles et les interdictions que le christianisme médié-
val avait dressés. Toutefois, l’humanisme de la Renaissance avait
commencé à affirmer également l’auto-suffisance de l’homme et sa
rupture avec l’éternelle vérité chrétienne. Là était son erreur. De là est
partie toute la tragédie de l’histoire moderne, la tragique dialectique
de l’humanisme où l’auto-suffisance de l’homme devient une négation
de l’homme, un anti-humanisme. Une rupture s’est produite entre
l’humanisme religieux et l’humanisme antireligieux. A l’opposé de la
divino-humanité du Christ — action simultanée des deux [30] natures
— le principe divin commença à s’opposer au principe humain, l’hu-
main au divin. Dieu est devenu comme l’ennemi de l’homme, et celui-
ci, l’ennemi de Dieu. La faute, terrible, repose sur une conception in-
humaine, anti-humaine de Dieu et sur une conception athée de
l’homme, transformé en un être uniquement naturel et social, c’est-à-
dire dépendant. Toute l’histoire moderne est pleine de la dialectique
vitale de l’humain et du divin : c’est son thème initial. L’œuvre de
Nietzsche, dont la portée est immense, implique une crise du christia-
nisme et aussi une crise de l’humanisme ; l’idée du « surhomme » et
de la nature surhumaine à laquelle aspirait Nietzsche, fait disparaître
et Dieu et l’homme. L’humanisme s’approche de l’abîme. Après l’ap-
parition de Nietzsche, il n’est plus possible, en somme, de concevoir
un humanisme optimiste, rationnel, serein. Un tel humanisme était
central et il peut se décomposer en principes limites. Le thème escha-
tologique se pose alors. L’œuvre de Dostoïevski révèle la même
chose : elle traduit la crise d’un humanisme qui se suffit à lui-même et
qui est satisfait de lui, mais par son esprit tout différent, chrétien, elle
est à l’opposé de Nietzsche bien que si proche de lui par son thème
principal. Pour comprendre ce qui se passe, il faut se tourner vers la
source chrétienne de l’humanisme.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 32

En Russie, on n’employait pas le mot d’humanisme chrétien, mais


tant Khomiakov 13 que Soloviev 14 pourraient être appelés des huma-
nistes chrétiens. Il y a un humanisme lié à l’idée très russe de l’huma-
nité déifiée 15. À l’Occident pourtant, le terme d’humanisme chrétien
est assez souvent employé. Brémond aime à en parler et il emploie
même le terme de « humanisme dévot. 16 » Des humanistes de la Re-
naissance tels Erasme, Thomas Moore, Pic de la Mirandole, [31]
furent des humanistes chrétiens. Sur quoi se fonde l’humanisme chré-
tien ? Le christianisme enseigne que l’homme n’est pas le produit
d’une nécessité naturelle, ni un phénomène du tourbillon cosmique,
mais une création de Dieu portant l’image et la ressemblance de Dieu.
L’homme est ainsi assuré d’une indépendance spirituelle et en prin-
cipe il se trouve au-dessus du monde naturel et social. Le christia-
nisme enseigne également que Dieu s’est fait homme, élevant ainsi la
nature humaine, que l’âme humaine a un prix infini et vaut plus que
tous les royaumes du monde. Mais dans le cours de l’histoire, l’atti-
tude chrétienne envers l’homme a été fort complexe et embrouillée.
On s’est servi de la foi chrétienne contre l’homme. L’homme fut re-
connu comme un être pécheur et c’est pourquoi on a vu dans le rachat
du péché et le salut, l’unique but de son existence. La nature humaine,
affaiblie par le péché originel et personnel, fut reconnue incapable
d’un acte créateur. Cette affirmation fut fréquente dans la pensée chré-
tienne. L’homme, élevé dans sa conscience, se trouvait en même
temps rabaissé. La question de la vocation créatrice de l’homme est
celle de la nouvelle conscience chrétienne. Et c’est sur cette base seule
que l’on peut poser la question de l’humanisme d’une façon nouvelle.
Au totalitarisme contemporain qui transforme les principes partiels
(principe national, étatique, social, scientifique, technique, etc.) en
principes prépondérants et absolus, on ne peut opposer qu’un totalita-
risme chrétien, libre et non théocratique. Dans la société contempo-
raine, le christianisme est tellement rabaissé et affaibli, qu’on l’identi-
fie même au cléricalisme alors que ce dernier est une déformation du
christianisme. Aux totalitarismes contemporains sont propres les ma-
nifestations limites de l’indépendance des diverses sphères de la vie
13 Cf. p. 84.
14 Cf. p. 54 (note 21).
15 Cette idée est basée sur la célèbre parole d’Athanase : « Dieu est devenu
homme, afin que l’homme soit divinisé ». (N. des éd.)
16 En français dans le texte. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 33

humaine ; celles-ci commencèrent comme une libération et devinrent


servitude. Un exemple : depuis la Renaissance, la sphère politique est
devenue autonome. N’étant plus soumise à [32] aucun principe reli-
gieux ou moral, il est donc naturel que triomphât en elle le machiavé-
lisme et qu’à la fin elle s’arrogeât l’hégémonie absolue qui lui asservit
l’homme. On pourrait en dire autant des autres sphères de la vie hu-
maine et en premier lieu de l’économie. Sur ces bases-là, précisément,
s’est fondé le régime capitaliste, volontairement ignorant de tout prin-
cipe supérieur de morale. Il faut dire la même chose du pouvoir de la
technique sur la vie humaine. Le mal ne résidait pas dans le processus
de libération qui, au contraire, fut un bienfait : il affirmait la dignité de
l’homme en tant que libre esprit. Le mal ne consistait pas dans ce ca-
ractère purement humain de la libération, mais dans le morcellement
de l’homme, dans son asservissement à des principes qui exigent une
attitude idolâtre. Un humanisme faussement orienté contenait déjà les
possibilités d’un anti-humanisme. Que fleurissent la politique, l’éco-
nomie, la technique, la science utilitaire et l’art, l’homme sera broyé et
perdu.
Dans le monde contemporain, il existe des courants humanistes de
plusieurs types.
L’humanisme encore lié à la « philosophie des lumières » du
XVIIIe siècle, au positivisme du XIXe, à la théorie optimiste du pro-
grès, a vieilli. Il a un air démodé. Il existe des formes plus raffinées
d’humanisme. La seule qui soit d’orientation rationaliste, qui ait gardé
un sens de nos jours, et qui même joue un grand rôle, c’est l’huma-
nisme marxiste 17.
Marx avait conservé une foi optimiste au progrès mais y affrontait
une dialectique dramatique. Le progrès est une affaire de lutte, de
choc entre des contradictions ; il n’est pas l’affaire du cours naturel
des choses, il n’est pas évolution selon une ligne sans cesse ascen-
dante. Les sources de Marx étaient humanistes. C’est particulièrement
évident lorsqu’on lit ses œuvres de jeunesse, publiées relativement
[33] tard, et inconnues des vieilles générations de marxistes. L’auteur
du Capital s’est passionnément élevé contre le capitalisme, parce qu’il
voyait dans le régime capitaliste une transformation de l’homme en

17 Voir l’ouvrage, intéressant pour l’étude du point de vue marxiste, de


GEORGES FRIEDMANN : La crise du progrès.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 34

chose (Verdinglichung), une aliénation de la nature humaine. Il exi-


geait qu’on rende la plénitude de la nature humaine à l’homme dé-
pouillé matériellement et spirituellement, ce qui était particulièrement
aigu dans la condition des ouvriers. C’est là qu’il voyait le sens du so-
cialisme. Marx se disait matérialiste par réaction contre un idéalisme
abstrait, utilisé bien souvent pour la défense de l’injustice sociale. On
pourrait cependant démontrer que son matérialisme est très douteux. Il
exige, par exemple, que tout soit examiné non seulement objective-
ment en tant que chose, mais aussi subjectivement, en tant qu’activité
humaine 18, et il voit dans l’économie, l’activité de l’homme, les rap-
ports des hommes entre eux. À cela est liée la remarquable doctrine
sur le fétichisme des marchandises. C’est une illusion de la conscience
de voir dans l’économie des réalités objectives, matérielles, existant
en dehors de l’homme et auxquelles celui-ci est servilement soumis.
Le capital, ce sont les rapports des hommes dans la production et non
des réalités matérielles extérieures à l’homme. C’est pourquoi l’activi-
té de l’homme peut vaincre les lois économiques soi-disant indispen-
sables et modifier la structure de la société. Marx dit même qu’il faut
créer des conditions où l’homme ne dépendra pas de la société mais la
société de l’homme. La vieille interprétation du marxisme considérée
comme un déterminisme sociologique extrême est fausse. Même dans
la ligne générale de la philosophie soviétique, le matérialisme dialec-
tique est interprété comme contenant un élément d’indéterminisme et
l’on admet le principe de l’auto-mouvement qui contredit le matéria-
lisme. Il est contraire au matérialisme de rendre à l’homme la pléni-
tude de sa nature, puisque le matérialisme en soi signifie le dépouille-
ment [34] et l’aliénation de la nature spirituelle de l’homme. Les mar-
xistes ne font pas preuve d’une pensée philosophique créatrice. Toute-
fois les marxistes contemporains les plus intéressants, surtout ceux
d’Occident, voient le sens du marxisme-communisme dans la victoire
de l’homme sur le Destin et sur le tragique de l’existence. Selon eux,
le christianisme triomphe du Destin à l’aide d’une mythologie, « le
mythe de la Rédemption ». Quant à eux, ils croient qu’on peut vaincre
le Destin sans aucune mythologie, au moyen d’une nouvelle organisa-
tion rationnelle de la société. Mais dans le marxisme, il y a aussi des
éléments anti-humanistes. Ils tiennent au rôle exclusif accordé à la
technique et à l’industrialisation, et aussi à l’hégémonie du collectif

18 Voir ses Thèses sur Feuerbach. (N. de l’auteur.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 35

sur l’homme, ce qu’il ne faut ni confondre, ni identifier avec la com-


munauté spirituelle, ni avec le principe même du socialisme dans la
vie économique. Le collectivisme, hostile à la personne, n’est pas un
système social, mais une pseudo-métaphysique. Il faut reconnaître
comme non humanistes l’extrême exagération du principe du pouvoir,
l’apothéose de la force. L’attitude de Marx envers les Slaves fut même
inhumaine. A l’intérieur du marxisme se produit une lutte entre les
éléments humanistes et antihumanistes. L’humanisme marxiste sera
forcé de chercher d’autres arguments car il est impuissant.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le principe tragique de la
vie humaine fut révélé d’une façon plus aiguë qu’au siècle précédent.
Cela signifia une crise interne pour l’humanisme qui, sous sa forme
ancienne, optimiste et rationaliste était dépassé, mais dans les couches
culturelles supérieures seulement, il est vrai. La crise fut liée tout par-
ticulièrement aux noms de Dostoïevski, Nietzsche et Kierkegaard. (Ce
dernier n’a été vraiment découvert qu’au XXe siècle, lorsqu’on remar-
qua qu’il répondait au caractère tragique de l’époque).
Dostoïevski riait déjà du vieil humanisme serein, « schillérien »,
[35] raillait les admirateurs « du Sublime et du Beau ». Dès lors on
quittait le domaine central de l’humanisme pour passer aux questions
dernières. Dostoïevski dévoile la tragique dialectique de l’humanisme,
l’opposition entre Dieu qui s’est fait homme et l’homme qui se fait
Dieu. Le héros des Mémoires écrits dans un sous-sol se déclare en ré-
volte contre le progrès universel, admirable aux yeux du vieil huma-
nisme, menant au bonheur et à la perfection futurs et universels. On
retrouve la même révolte chez Ivan Karamazov. La suprême insurrec-
tion contre Dieu fut aussi la suprême secousse de l’homme lui-même,
la découverte de quelque chose au delà du divin et de l’humain. De
même Kierkegaard déclara la guerre à l’esprit universaliste de Hegel,
à la domination du général sur l’individuel. Cet individuel est
l’unique, le subjectif, en lui seulement se révèlent les rapports de
l’homme avec Dieu. Ce n’est pas seulement la crise de l’humanisme,
mais aussi celle du christianisme historique.
La tragique dialectique de l’humanisme atteint son expression ex-
trême dans Nietzsche. Celui-ci aspirait aux altitudes divines, voulait,
sur ces sommets, parvenir à l’extase, mais sans croire en Dieu, et niant
son existence. Il veut hisser l’homme sur une hauteur surhumaine,
mais, pour le faire, il nie l’homme qui n’est que honte et scandale.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 36

Marx ne voulait pas voir la tragédie intérieure de l’homme, entière-


ment absorbé qu’il était non par le problème de l’homme, mais par ce-
lui de la société. Il n’était pas tourné vers la vie intérieure de l’homme
mais vers la vie des masses humaines. Son humanisme, pour cette rai-
son, demeure rationnel et optimiste. Pourtant le thème de l’huma-
nisme est au centre du mouvement lié au marxisme et dont la signifi-
cation historique est infiniment plus vaste que celle du mouvement lié
à Kierkegaard ou à Nietzsche. Nous vivons en un temps où tout prend
un aspect de crise et peut pencher dans des sens opposés. La philoso-
phie allemande, dite existentialiste, [36] avec Heidegger et Jaspers en
particulier, et l’influence de ce courant sur la pensée et la littérature
françaises, reflètent la tragédie interne de l’homme jusqu’ici assez
étrangère à la France, où prédominaient les courants optimistes et ra-
tionalistes. Il y a là, en même temps qu’une crise de l’humanisme, la
recherche d’un humanisme nouveau sur des fondements différents de
ceux du XIXe siècle. En France, l’existentialisme prend la forme
d’une philosophie de l’angoisse, de l’horreur, du désespoir, de l’ab-
surde et du néant. Le plus connu, on peut même dire le plus à la mode,
c’est Sartre, homme fort doué, philosophe, dramaturge et romancier.
Son important ouvrage philosophique L’être et le néant porte l’em-
preinte très marquée de Heidegger, mais la forme en demeure fran-
çaise. Si pour lui, l’existence n’est que nausée, s’il penche vers le
néant, il ne reflète pourtant pas le pessimisme et le tragique alle-
mands ; il tend finalement vers l’humanisme et sympathise même
avec le marxisme. Des courants plus littéraires, moins philosophiques,
ont un caractère plus tragique : Camus, Bataille, Blanchot. On sent
parfois l’influence de Léon Chestov. Camus penche résolument vers
un humanisme tragique. Le monde est absurde et dénué de sens. La
valeur de l’homme demeure cependant ; il faut qu’il crée et que la vie
soit organisée pour son bien. Chacun a soif de créer, nonobstant que
l’homme ne soit pas un esprit libre mais de la boue qui provoque la
nausée. C’est une contradiction fondamentale ! Il faut encore noter
L’heure nouvelle, rédigée par Adamov. Tous ces courants ont un sens
symptomatique. Le thème de la connaissance philosophique et celui
de la création littéraire sont l’épouvante devant l’abîme du néant, la
terreur devant l’absurdité du monde, une forme nouvelle d’athéisme
acceptée héroïquement, l’amor fati de Nietzsche. Mais en même
temps, l’homme qui ne croit en rien, même pas en des substituts
comme la religion du progrès, du socialisme ou du scientisme, vou-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 37

drait se sauver en ne s’appuyant que sur lui-même, [37] voudrait créer,


pour se consoler de la nausée, du néant et du vide. Chez Sartre, cela
prend presque la forme d’un matérialisme raffiné qui nie le mystère.
Chez d’autres, c’est lié à la recherche d’une nouvelle expérience sor-
tant des limites du commun, dépassant ce que Heidegger appelle das
Man. L’humanisme approche de ses limites.
La crise de l’homme et le thème de l’humanisme qui lui est lié, ne
peuvent être résolus que sur les bases d’un nouvel humanisme chré-
tien. Il ne s’agit pas d’un retour à l’humanisme d’Erasme et de cer-
tains hommes de la Renaissance qui eux conservaient un lien avec le
christianisme : c’est un phénomène nouveau qui présuppose que toute
l’expérience de l’histoire moderne doive être expliquée par les profon-
deurs du christianisme.
La Renaissance était issue du christianisme médiéval où les pro-
blèmes de la liberté et de l’acte créateur n’avaient été ni posés ni réso-
lus. Au cours des siècles des temps modernes, l’humanisme s’éloigna
de plus en plus des sources du christianisme. La Réforme elle-même
ne put y remédier, soumise qu’elle fut, elle aussi, à ce processus.
À présent il se produit un tournant, la fin de l’ « histoire moderne »
et le début d’une histoire plus moderne encore. Quelle est la particula-
rité de cette nouvelle époque ? C’est un processus qui, dans un certain
sens, et en ce qui concerne le thème de l’humanisme, est contraire à
celui de la Renaissance. L’humanisme des temps modernes s’est sur-
vécu. Il a atteint les limites au delà desquelles il doit disparaître. Nous
vivons une époque anti-humaine. L’humanisme, et partant la dignité
de l’homme, ne peuvent être rappelés à la vie que par les profondeurs
religieuses. L’homme contemporain a une expérience que ne possédait
pas l’homme de la Renaissance, pas même Erasme, pas plus que ne
l’avait l’homme du Moyen âge, entravé dans son œuvre créatrice. Or,
l’homme actuel, plein de nostalgie, suit ou bien la voie de la dé-
chéance, ou bien celle qui mène à une [38] nouvelle plénitude, à la li-
berté et à la création. La seconde voie n’est possible que si l’homme
est infiniment plus conscient que jadis d’être un esprit libre, non une
créature dépendante, produit de la nature et de la société seules. C’est
l’unique possibilité pour l’homme de dominer la nature et la société
au lieu d’être leur esclave.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 38

La dignité de l’homme présuppose l’existence de Dieu. C’est l’es-


sence même de toute la dialectique vitale de l’humanisme. L’homme
n’est une personne que s’il est un libre esprit, reflétant l’Etre suprême.
Du point de vue philosophique, cette conception doit porter le nom de
« personnalisme ». Il ne faut en aucun cas confondre ce dernier avec
l’individualisme qui anéantit l’homme européen. C’est un personna-
lisme communautaire et social.

Le véritable humanisme pose non seulement le problème de la per-


sonne humaine, mais aussi celui de la société, c’est-à-dire des rapports
entre hommes, le problème du « nous ». Pour cela, il faut qu’une
conscience nouvelle se fasse jour dans le christianisme, il faut que
l’anthropologie chrétienne qui, au cours de l’histoire, s’est révélée
d’une façon insuffisante, se manifeste pleinement aujourd’hui.

Le communisme russe a été une expérience formidable dans l’his-


toire de l’humanité et qui sera lourde de conséquences pour tous les
peuples. Ce n’est pas la peur de cette expérience qui pourra porter des
fruits. Il y a eu bien des contradictions dans l’expérience du commu-
nisme russe, et on peut les apprécier de diverses façons, mais elles se-
ront résolues dans l’évolution créatrice de la vie. L’expérience du
communisme russe, de même que l’extraordinaire expérience de
Nietzsche, appartiennent à la période chrétienne de l’histoire. Elles
mettent les chrétiens en face de nouveaux problèmes, mais aussi en
face de l’humanisme. La révolution communiste russe n’avait pas du
tout débuté par l’humanisme, mais elle y vient, elle doit y venir. Elle
commence déjà à le proclamer. Dans tous les cas, ceci implique une
modification [39] du fondement spirituel. L’ancien humanisme, même
aurait-il une forme marxiste, ne pourrait assurer un pareil fondement.

Tout ceci se fait jour lentement et il ne s’agit pas de montrer une


trop grande impatience envers les processus vitaux qui cheminent
dans le peuple russe. En Russie tout se passe autrement qu’en Europe
occidentale, d’où la difficulté pour les Occidentaux de comprendre ce
qui se passe là-bas. La Russie n’a pas connu l’humanisme de la Re-
naissance occidentale ; elle traverse pourtant une crise d’humanisme
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 39

particulièrement aiguë. Ce qui pourrait en sortir ne serait pas le résul-


tat d’une évolution nécessaire, ni une fatalité historique. La nouveauté
qui en découlera implique une liberté de l’homme créateur d’avenir,
un acte de l’esprit.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 40

[40]

Au seuil de la nouvelle époque

III
DEUX MORALES

Retour à la table des matières

On demanda à un socialiste français éminent comment il définis-


sait la différence entre socialistes et communistes. Il répondit : « Il ne
s’agit pas d’une divergence de programme, c’est avant tout une diffé-
rence entre gens honnêtes et gens malhonnêtes. » Cette anecdote me
rappelle que j’avais, dans les premières années de la révolution, de-
mandé à un socialiste-démocrate menchévik 19 ce qu’il pensait de Lé-
nine. Il me répondit : « J’ai rompu avec cet homme depuis 1913 : il ne
fait pas de différence entre le bien et le mal. » C’était un ancien ami
de Lénine ; ils avaient posé ensemble les fondements de la social-dé-
mocratie russe et dirigé le journal Iskra (L’Etincelle). Comment com-
prendre pareille chose ? Il est impossible de le faire de façon primaire
et à la lettre. Il ne faut absolument pas donner à de telles réponses le
sens suivant : les communistes sont des hommes mauvais et sans hon-
neur. Ce serait inexact et injuste. Il y a parmi eux des héros, des
hommes capables d’immenses sacrifices, totalement dévoués à leur
idée. Je n’aurai en vue que des communistes sincères, convaincus,
pleins de foi. Un religieux dominicain, membre de la Résistance, et
qui, sous l’occupation, s’est trouvé incarcéré avec des communistes,
me disait que c’étaient les meilleurs hommes de France. Il n’en est pas
[41] moins vrai que la réponse du socialiste français, sur la malhonnê-

19 Parti politique social-démocrate opposé aux Bolcheviks. (N. du T.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 41

teté des communistes, renferme une certaine part de vérité, ainsi que
le mot sur Lénine, ne distinguant pas le bien du mal. Si l’on veut envi-
sager la question de manière superficielle, tout ceci signifierait que les
communistes ont recours à de vilaines méthodes pour atteindre leurs
buts, qu’on ne peut jamais leur faire confiance dans un accord, que
dans leur politique ils recourent au mensonge et à la tromperie. Cela
va pourtant bien plus profond qu’on ne le croit et n’implique nulle-
ment que les communistes n’aient pas leurs notions propres sur le
bien, leur honnêteté à eux.
Les communistes, comme beaucoup de vrais révolutionnaires, sont
des manichéens, en ce sens qu’ils scindent l’univers en deux parties :
le royaume d’Ormuzd et le royaume d’Ahriman, royaumes de la lu-
mière et des ténèbres. Le royaume d’Ormuzd, celui de la lumière, ce
sont les communistes et leur mouvement. Tout le reste de l’univers re-
présente le royaume d’Ahriman, celui des ténèbres, et il est au pouvoir
du diable. Les communistes considèrent que l’état du monde est into-
lérable. On ne peut l’endurer : il est pestiféré et toutes les forces
doivent tendre à enrayer cette épidémie. Il n’y a pas à « prendre des
gants » avec le diable qui provoque l’épidémie. On peut le tromper,
l’exterminer par n’importe quel moyen, afin de vaincre les ténèbres.
Dans la lutte contre le royaume du diable, même les tortures sont jus-
tifiées. Le procès des vieux communistes russes fut, sous ce rapport,
significatif. La difficulté d’une appréciation morale des communistes
vient de ce qu’ils nient ce qu’on appelle la morale universelle, valable
pour tous les hommes, qu’on veut leur appliquer quand on tente de les
juger. C’est la pierre d’achoppement. Ils considèrent que cette morale
universelle est bourgeoise et ils la rattachent intégralement au
royaume des ténèbres et au diable. Cette morale n’est pour eux qu’une
ruse de guerre destinée à les affaiblir.
[42]
Les communistes cependant possèdent une morale à eux qui de-
viendra universelle après leur victoire définitive : c’est la morale com-
muniste qu’ils mettent plus haut, par exemple, que la morale catho-
lique, où, entre autres, l’égoïsme familial joue un tel rôle. On pourrait
dire que c’est une morale sectaire, révolutionnaire, qui deviendra
peut-être universelle, mais qui, en attendant, divise l’humanité en
deux parties irréconciliables. C’est patent dans l’enseignement mar-
xiste sur la lutte des classes. La distinction entre bourgeoisie et prolé-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 42

tariat, dans la période capitaliste de l’histoire, n’est pas seulement la


description d’une réalité historique effective que ne couvre pas cette
opposition, c’est une distinction axiologique, morale, en dépit du désir
des marxistes d’être totalement libérés de l’élément moral. Il n’en de-
meure pas moins que la distinction entre bourgeoisie et prolétariat est
bien une distinction entre le mal et le bien. Vis-à-vis de la « bourgeoi-
sie » on ne peut avoir une attitude universellement humaine, car la
soi-disant morale universaliste ne fait que nuire à la lutte et à la vic-
toire : elle est une ruse de l’adversaire bourgeois. Les socialistes sont
disposés à admettre la morale universaliste ; ils sont prêts à supporter
l’état pestiféré du monde et à remettre leurs réformes à plus tard ; de
ce fait ils deviennent des ennemis. L’incompatibilité des moyens et
des buts vient de cette division de l’univers en deux. Ainsi tout non-
communiste est considéré comme un fasciste, quand bien même il ne
se reconnaîtrait pas pour tel mais serait, par exemple, un libéral. Sans
cette épithète générale de « fascisme » appliquée à tout ce qui, dans le
monde, est hostile au communisme, il serait impossible de diviser
l’univers en deux ; le complexe pluraliste du monde serait manifeste
et la lutte s’en trouverait entravée.
[43]

II
Le monde antique, le monde antichrétien, connaissait une morale
universaliste, valable pour toute l’humanité : le stoïcisme. Les stoï-
ciens furent les seuls à s’élever contre l’esclavage, ce que n’avaient pu
faire ni Platon ni Aristote. Montaigne, déjà détaché du christianisme,
moraliste du début des temps modernes et l’un des prodromes de la
morale humaniste, avait en lui un fort élément de stoïcisme. On peut
en dire autant de Spinoza. En fait, cependant, la morale universaliste
fut proclamée par le christianisme, elle est tout entière contenue dans
l’Évangile et son influence s’étend également sur la partie de l’huma-
nité dont la conscience est la plus éloignée du christianisme. La Révo-
lution française, proclamant les principes de la liberté, de l’égalité et
de la fraternité, ne quittait pas encore le terrain du christianisme et
s’en nourrissait. C’est le christianisme qui a annoncé que tous les
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 43

hommes sont frères en un seul Père, que chaque homme, indépendam-


ment de toute nationalité ou classe sociale, porte en lui l’image de
Dieu. La révolution morale la plus radicale a consisté dans le com-
mandement d’amour envers ses ennemis. C’était une brèche dans le
cercle magique de la haine et de la vengeance. L’amour envers ses
amis est naturel. Il n’y a pas à l’invoquer, mais l’amour pour son en-
nemi est surnaturel, il contredit les instincts naturels de l’homme qui,
même au sommet de la civilisation, n’est pas encore complètement
sorti de l’état animal. On s’en aperçoit très particulièrement dans les
rapports internationaux ! Mais il serait inexact, et en contradiction
avec l’histoire, de dire que le caractère universaliste de la morale chré-
tienne ait été conservé dans l’histoire du christianisme. Hélas ! la divi-
sion de l’humanité en deux, la haine de l’ennemi [44] sont entrées
dans le christianisme aussi ! Au sein du christianisme, l’attitude des
chrétiens envers les « infidèles », les non-chrétiens et surtout les héré-
tiques et les schismatiques, fut pleine d’hostilité et même de haine, et
provoqua des persécutions. Mais le travail souterrain du christianisme
engendra une forme nouvelle de morale universaliste : la morale hu-
maniste. Ce fut elle qui devint le substratum émotionnel des enseigne-
ments socialistes du XIXe siècle. Le caractère universaliste de cette
morale fut exprimé en langage philosophique par Kant, dans son en-
seignement sur l’homme comme but en soi. On ne peut considérer au-
cun homme comme un moyen, c’est un principe éternel. Cependant la
morale concrète de Kant fut celle d’un petit bourgeois. L’important,
c’est que l’ennemi est aussi un homme et tout n’est pas permis envers
lui, qu’il soit un ennemi national, un ennemi de classe ou d’idéologie.
La question de l’attitude envers l’ennemi est fondamentale pour la
conscience morale de notre temps. La rupture avec la morale évangé-
lique n’a jamais été plus profonde que de nos jours. Le fascisme et le
national-socialisme sont manifestement retournés aux conceptions
pré-chrétiennes, païennes. Les hommes civilisés du XX e siècle ont,
eux aussi, une compréhension du bien et du mal à la manière des Hot-
tentots.
Quelle est l’attitude du marxisme envers cette question qui est ac-
tuellement d’un puissant intérêt ?
L’attitude de Marx envers la question de la morale universaliste a
été contradictoire et ne peut être comprise que par la dialectique.
D’une part, Marx niait la morale universaliste, ne reconnaissait que la
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 44

morale de classe. Ainsi la morale bourgeoise et la morale proléta-


rienne ne peuvent être réunies en vérité morale universelle. Le mar-
xisme affirme une relativité morale : l’appréciation se modifie selon
les classes sociales. Il y a rupture avec les traditions de la morale chré-
tienne et humaine. On semble ne point reconnaître le principe moral,
formulé par Kant, sur l’attitude envers [45] chaque homme, celui-ci
représentant la plus haute valeur et un but en soi. Mais ici se présente
une illusion à laquelle sont exposés aussi bien les marxistes que leurs
ennemis. Tout d’abord, Marx a condamné le régime capitaliste du
point de vue de la morale universelle. Il a réprouvé le régime capita-
liste parce que l’homme y est déshumanisé, devenu chose (Verdingli-
chung). Il s’est mué en instrument du processus économique, il a
changé de nature (aliénation). Marx a moralement réprouvé les bour-
geois capitalistes parce qu’ils exploitent les ouvriers. La théorie de la
plus-value, qui fut, en effet une découverte de l’exploitation, ne peut
être comprise comme théorie purement économique : elle contient un
fort élément moral et présuppose une évaluation morale. L’exploita-
tion des travailleurs était pour Marx le péché originel de l’histoire hu-
maine. Or, l’exploitation est une catégorie morale, un mal moral, et
l’on ne peut examiner ce phénomène du seul point de vue écono-
mique. Si l’on exclut la condamnation morale de l’exploitation, on ne
comprend plus du tout pourquoi il est si mal d’exploiter son prochain.
Cela peut être fort bon, diront ceux qui exploitent, avançant les be-
soins de la force nationale et étatique, de l’épanouissement culturel, de
la richesse économique du pays, etc... Il est tout à fait clair que Marx,
en condamnant sans recours l’exploitation économique et en exigeant
une structure socialiste, appliquait une morale valable pour tous, uni-
versaliste. Sa négation ôte la condamnation et fait disparaître les rai-
sons de la lutte à laquelle il appelait. Les marxistes, dans leur propa-
gande, font eux-mêmes un grand usage des réprobations morales les
plus variées, et les injures marxistes portent un caractère moralisateur.
Marx avait une compréhension dynamique et dialectique du processus
moral et voici en quoi elle consistait : le marxisme nie la morale uni-
verselle, universaliste, pour le présent et le passé d’une humanité défi-
gurée par les classes. Le passé n’est qu’une introduction à l’histoire,
[46] non l’histoire elle-même. La vraie histoire ne commence qu’avec
le triomphe du socialisme et du communisme, de même que la vraie
humanité, la vraie liberté. Jusque-là, les hommes ont vécu sous la
puissance de la nécessité. Dans la société qui se disloque en classes et
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 45

où a lieu l’exploitation d’une classe par une autre, il ne peut y avoir de


morale universelle, car l’on n’y trouve pas encore l’homme véritable,
l’homme universel, mais seulement l’homme d’une classe. Le mar-
xisme se refuse à voir l’homme derrière la classe : il voit la classe der-
rière l’homme. Il veut pourtant que l’homme apparaisse enfin, tandis
que disparaîtront les classes qui défigurent l’image de l’homme. Le
prolétariat, qui est une classe messianique, créera enfin l’humanité
unique. En tant que classe, il disparaîtra, après s’être transformé en
humanité véritable libérée du péché originel : l’exploitation. La mo-
rale révolutionnaire de la classe prolétaire se transforme en morale
universaliste, universelle. Mais, sans doute, cette morale future exis-
tait-elle déjà chez Marx, car il s’en servait pour estimer la bourgeoisie,
le capitalisme, le prolétariat et le socialisme. Dans le présent, les com-
munistes nient la morale universaliste (ce qui permet de les qualifier
de « malhonnêtes »), mais gardent la ferme conviction que la vraie
morale universaliste apparaîtra après le triomphe définitif du proléta-
riat et du communisme.
La division du monde en deux, en royaume de la lumière et
royaume des ténèbres prendra fin alors. La morale actuelle, universa-
liste, qui existe dans la société bourgeoise, est pour les communistes
une ruse « malhonnête » qui affaiblit la lutte. C’est ainsi qu’il faut
l’entendre de leur part. Toutefois comprendre, ne signifie pas approu-
ver la double morale. La morale qui vaut pour tous les hommes existe
encore : elle s’élève au-dessus de la lutte sociale et les marxistes-com-
munistes eux-mêmes s’en nourrissent. La pointe du communisme tient
cependant à cette division du monde en deux parties irréconciliables.
Les socialistes les plus [47] modérés, eux, ont le virus de l’ennui. La
presse socialiste est intolérablement ennuyeuse. La fureur sauve le
communisme de l’ennui.
On pourrait dire que Nietzsche a accompli une révolution morale,
qu’il a complètement nié la morale universaliste, la chrétienne et l’hu-
maniste. Ceux-là seuls veulent s’appuyer sur lui qui, dans la pratique,
n’admettent pas l’antique morale à sens universaliste. Mais il n’en va
pas si simplement de Nietzsche. Il veut créer de nouvelles valeurs et
au delà du bien et du mal il continue à affirmer une autre morale, celle
du surhomme, en niant la morale humaine. Il semblait à Nietzsche
qu’au nom de la divine altitude à laquelle il aspirait tant, il se devait
de nier l’homme et l’humanité. Pourtant la morale du surhomme
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 46

prend un sens universel. Nietzsche ne partage pas le monde en deux.


Toute sa problématique est ailleurs et n’a pas de rapport direct avec
notre sujet. Mais voici que le racisme germanique, le national-socia-
lisme, a présenté la forme la plus extrême de négation de la morale
universaliste. On ne peut faire ici de comparaison entre le national-so-
cialisme et le marxisme-communisme. Alors que ce dernier reconnaît
la morale universaliste pour les temps futurs, le premier la nie, même
pour l’avenir. Pour lui, la réconciliation et l’unité de l’humanité, les
relations plus fraternelles entre les hommes et les peuples, ne seront
jamais atteintes et ne doivent pas l’être : il régnera une éternelle divi-
sion entre le monde de la race des seigneurs et celui des races infé-
rieures, soumises. Il y aura une guerre éternelle. Alors que le triomphe
de la classe élue — le prolétariat — doit conduire à une humanité
unique, le triomphe de la race germanique élue doit aboutir à la divi-
sion définitive entre la morale des seigneurs et la morale des esclaves.
Il serait préférable, bien entendu, de ne reconnaître ni classe élue, ni
race élue. Il est pourtant erroné, il est même odieux d’affirmer que
seule la classe ouvrière, menée par les socialistes et les communistes,
se place à un point de vue de classe [48] et mène la lutte des classes,
alors que la bourgeoisie ne le fait pas et défend des valeurs univer-
selles. En réalité, la bourgeoisie capitaliste mène sans cesse la lutte
des classes, défend sans cesse ses intérêts de classe, mais à la diffé-
rence de la classe ouvrière plus franche, elle masque le caractère de sa
lutte. Ici la bourgeoisie de la période capitaliste se distingue de l’aris-
tocratie du passé, qui se reconnaissait ouvertement comme la race pri-
vilégiée et défendait l’inégalité. La bourgeoisie, elle, nie l’existence
de classes dans la société capitaliste et veut donner un caractère uni-
versel à ses idéaux et à sa lutte, la représentant parfois comme un
combat pour la liberté. C’est pourquoi nous vivons dans une société
des plus mensongères, dont les ressorts internes sont cachés. Le
royaume de l’argent en est cause, force impersonnelle, anonyme, in-
humaine, la plus éloignée des réalités premières de la vie. Il y a une
opinion courante : la bourgeoisie du monde capitaliste porte en elle les
valeurs universelles, et les valeurs spirituelles en particulier : elle les
défend contre les dangers qui les menacent de la part des communistes
et des socialistes. C’est un énorme mensonge, soutenu aux deux pôles
par les idéologues de la bourgeoisie, défenseurs de l’ordre capitaliste,
et par les marxistes-communistes. Ceux-ci affirment avec beaucoup
d’aisance que toutes les valeurs spirituelles existant dans le monde
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 47

contemporain : religion, philosophie, morale, etc. sont des valeurs


bourgeoises. En réalité la bourgeoisie, triomphante durant la période
capitaliste de l’histoire, a détruit ces valeurs et les a défigurées, les
transformant en armes obéissantes pour défendre sa cause. Les créa-
teurs individuels s’élèvent toujours au-dessus des classes. Dans le pas-
sé, ce furent des hommes sortis de la bourgeoisie qui créèrent des va-
leurs spirituelles. Mais la religion est moins que n’importe quoi une
création de la bourgeoisie. La bourgeoisie contemporaine est destruc-
trice de l’éternel, ce qu’a fort bien souligné Léon Bloy. Le matéria-
lisme est précisément, par privilège, une [49] création de la bourgeoi-
sie et le marxisme le lui a emprunté. La bourgeoisie n’est pas seule-
ment une catégorie sociale : elle est plus encore une catégorie spiri-
tuelle. Des marxistes peuvent, eux aussi, avoir l’esprit bourgeois.
Après ce qui a été dit de la bourgeoisie, il ne faut pas croire naïve-
ment, comme semblent le faire bien des communistes doctrinaires,
que des hommes issus des classes bourgeoises ne peuvent plus créer
aucune valeur spirituelle, ni même faire de découvertes scientifiques.
Ce sont encore, dans l’ensemble, des hommes sortis de la « bourgeoi-
sie », qui créent les valeurs culturelles, ceci étant compris dans le sens
le plus large, car jusqu’ici la classe ouvrière et ses idéologues n’ont
fait preuve que de peu d’aptitudes à la création culturelle. C’est une
constatation de fait et non de principe, puisque aussi bien tout peut se
modifier. Les valeurs religieuses, elles, toutefois, sont moins que tout
le reste un produit de la bourgeoisie contemporaine ! On ne répétera
jamais assez que les valeurs culturelles et spirituelles ne peuvent ap-
partenir à une classe, qu’elle soit bourgeoise ou prolétaire : elles sont
universelles, valables pour tous les hommes. La vérité ne peut être
l’apanage d’une classe, c’est hors de tout sens logique, et seule la dé-
formation de la vérité — le mensonge — peut être le propre d’une
classe.
La crise du christianisme et celle de l’humanisme créent également
une crise morale. Le monde est ébranlé dans ses fondements moraux.
La guerre mondiale, avec toutes ses inexprimables horreurs, a dévoilé
la crise morale de l’humanité qui existait déjà avant la catastrophe
qu’elle a rendue possible. La moralité chrétienne avait, depuis long-
temps déjà, terriblement baissé. Les chrétiens se sont montrés moins
capables de sacrifice que les révolutionnaires et particulièrement les
révolutionnaires russes du XIXe siècle. La guerre fut aussi une grande
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 48

épreuve pour la doctrine marxiste, car elle représentait non seulement


l’absence de toute unité morale universelle, mais aussi de toute unité
de classe [50] prolétaire. Le prolétariat allemand et le prolétariat russe
s’entretuaient et ne faisaient preuve d’aucune unité prolétarienne de
classe. De la même façon s’entretuaient des chrétiens de pays diffé-
rents. La vie est infiniment plus complexe que toutes les doctrines et
les éléments irrationnels y jouent un rôle énorme. Il se produit non pas
un choc entre deux morales différentes, comme le suppose la doctrine
marxiste, mais un détachement de toute morale, une explosion dans
l’homme de cet élément inhumain, primitif, bestial, tapi dans les pro-
fondeurs de son subconscient. Il suffit de penser aux camps de
concentration allemands ! La morale chrétienne et humaniste n’a pas
pénétré assez loin dans la nature humaine et n’a embrassé qu’une par-
tie comparativement petite de l’humanité. Dans l’histoire, nous
voyons un processus d’humanisation, mais également un processus de
déshumanisation. Les théories optimistes du progrès indispensable et
ininterrompu ne résistent pas à la critique. La liberté humaine n’en-
gendre pas que les choses précieuses de la vie humaine, elle peut aussi
produire l’inverse : le mauvais, l’épouvantable. Dans l’histoire,
l’épouvantable, l’abominable, tient une place bien plus grande que ne
le croyaient les hommes du XIX e siècle. Un Dostoïevski, un Kierke-
gaard, un Nietzsche ont prévu la possibilité d’explosions catastro-
phiques et d’horreurs issues du plus profond de la nature humaine.
Marx, dont la pensée était d’une acuité extraordinaire malgré toute sa
dialectique des contradictions, était encore par trop un rationaliste et
un progressiste, et bien que, dans la pratique, le marxisme joue dans le
monde contemporain un rôle immense, il n’est pourtant pas à la hau-
teur de la conscience contemporaine la plus profonde et la plus raffi-
née. C’est pourquoi le thème des deux morales, malgré sa grande si-
gnification vitale, ne va pas au cœur de la problématique morale.
L’habituelle morale marxiste est celle d’une secte révolutionnaire qui
considère comme moral tout ce qui contribue à la révolution [51] et
amoral tout ce qui lui nuit. Ainsi parlait Lénine. Au surplus, cette mo-
rale exige d’énormes sacrifices.
Cependant, en plus du sujet « la société et sa réorganisation », il y
en a encore un autre : « l’homme et sa réorganisation intérieure ». La
division de l’univers en deux : le monde de la lumière et le monde des
ténèbres, existe avant tout au dedans de chaque homme. L’ennemi est
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 49

en chacun de nous, et cette division, cette discorde intérieure, se pro-


jette à l’extérieur, vers l’univers objectif. Ceci n’implique aucunement
que le problème moral soit uniquement un problème individuel ; il est
également social, intérieurement social. L’acte individuel et l’acte so-
cial sont inséparables l’un de l’autre. On ne peut séparer le repentir du
péché individuel de celui du péché social. La lutte sociale extérieure
contre le mal est inévitable, inéluctable, mais une attitude amorale et
inhumaine envers l’ennemi (qui commence à être celle d’une impor-
tante partie de l’humanité), est le fruit des illusions d’optique d’une
conscience qui ne perçoit pas au dedans d’elle-même les forces enne-
mies. Leur conscience plus lucide, mieux fondée doit aboutir à plus
d’humanité et à une morale plus approfondie et plus universelle, enra-
cinée dans la religion. Elle ne peut être un moralisme abstrait.
Nous nous trouvons devant une question éternelle. Elle fut déjà po-
sée par Sophocle dans Antigone. On la retrouve dans la bouche de
Caïphe : il vaut mieux qu’un homme périsse, fût-ce un grand juste,
plutôt que tout un peuple coure un danger. Elle fut énoncée aussi par
Ivan Karamazov se demandant si l’on pouvait fonder un monde sur
les larmes d’un seul enfant innocent, un ordre social parfait sur les tor-
tures des hommes 20. Il serait injuste aujourd’hui de ne la poser qu’aux
communistes. Elle ne s’adresse pas moins à tous ceux qui détiennent
le pouvoir, aux créateurs et aux défenseurs de tous les royaumes et
empires. La question [52] n’est que facteur des violences admises,
puisque ce monde tient par la violence. La conscience chrétienne peut
adopter le système social du communisme et doit reconnaître que le
régime capitaliste ne tient que par une violence dissimulée ; toutefois
elle ne peut admettre que l’on rattache qui que ce soit au seul royaume
du diable, que l’on nie en quiconque l’image de Dieu. Cela s’adresse à
tous les partis en lutte dans le monde.
La conscience chrétienne est forcée de reconnaître que l’esprit est
indépendant de la société et que la conscience individuelle, dans toute
sa profondeur, ne dépend d’aucune collectivité sociale, quelle qu’elle
soit.

20 Cf. p. 81. (N. du T.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 50

[53]

Au seuil de la nouvelle époque

IV
LA DISCORDE DU MONDE
ET L’UNITÉ CHRÉTIENNE

Retour à la table des matières

La guerre mondiale a pris fin. Elle s’est terminée sur les champs de
bataille mais il n’y a point de véritable paix. La discorde continue. Le
monde est empoisonné par la haine. Le terrible ennemi avait fait
l’union contre lui. Le voici vaincu, mais tous les autres sont prêts à se
dresser les uns contre les autres. Il serait inexact de croire que c’est un
phénomène politique ou économique. C’est bien davantage un phéno-
mène moral et spirituel qui témoigne de l’état interne des sociétés hu-
maines. On ne peut arriver à une pacification par le seul truchement
des ruses de la politique internationale. Certes, une réorganisation so-
ciale de la société est indispensable, et si elle peut se faire selon des
voies diverses, aucun pays ne peut y échapper. Les sociétés ne
peuvent revenir à l’état où elles se trouvaient avant la guerre. Pourtant
des modifications sociales radicales ne suffisent pas à elles seules,
pour parvenir à la paix et à l’unité. Des modifications spirituelles sont
également indispensables. Le monde se trouve dans un état d’anarchie
spirituelle, anarchie interne qui s’est manifestée extérieurement dans
les régimes despotiques. Une foi unique n’inspire pas la société : alors
à sa place, on crée des succédanés. A la foi chrétienne, qui porte un
caractère d’universalité, est inhérente l’idée de l’unité spirituelle de
l’humanité, l’unité fraternelle en Christ. Il semblerait normal de croire
que c’est d’abord le christianisme qui devrait contribuer à vaincre la
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 51

[54] discorde et parvenir à l’unité. Mais les formes historiques du


christianisme — les Eglises des différentes confessions — peuvent-
elles jouer ce rôle pacificateur et unificateur ?
Le christianisme a subi la contagion des discordes du monde. L’hu-
manité chrétienne est déchirée. Elle-même en son propre sein connaît
une guerre souvent si âpre, qu’elle donne de gros arguments aux enne-
mis du christianisme. L’état du christianisme en Europe se présente
comme une tentation pour les populations de l’Asie, les Hindous, les
Chinois, et nuit extrêmement à la propagation de la foi chrétienne. Au-
cune des tentatives de rapprochement et d’unité des confessions chré-
tiennes, en particulier des orthodoxes et des catholiques, n’a jusqu’ici
été couronnée de succès. Les tentatives de rapprochement, venant des
têtes ecclésiastiques ont été particulièrement infructueuses. Elles rap-
pelaient trop les méthodes employées en politique internationale. Vla-
dimir Soloviev 21 a peut-être été le seul homme qui se soit élevé au-
dessus des confessions historiques. De tout son être il aspirait à l’unité
chrétienne universelle. L’intuition de l’unité universelle cherchée (All-
gemeinheit) fut l’intuition philosophique primordiale de sa vie, et il la
transporta dans sa vie religieuse. Cependant les accords formels grâce
auxquels il voulait parvenir à la réunion des Eglises orthodoxe et ca-
tholique, représentent un point de vue périmé et la grande vérité s’y
est noyée, qui rayonnait de la soif d’œcuménisme qui animait Solo-
viev.
Nous vivons en d’autres temps et le centre de gravité doit actuelle-
ment se déplacer vers la vie spirituelle. Il est certes indispensable que
s’opère avant tout un rapprochement entre les chrétiens eux-mêmes,
sur la base d’une connaissance mutuelle. Le christianisme oriental est
mal connu et n’est pas du reste si facile à connaître, parce qu’il est
moins légalisé, moins rationalisé, moins socialisé que le christianisme
occidental. Beaucoup a été déjà fait dans le sens [55] du rapproche-
ment et de la connaissance mutuelle, surtout en ce qui concerne les or-
thodoxes et les anglicans. Tout pourtant concourt à prouver que le suc-
cès de l’unité chrétienne présuppose une ère nouvelle du christia-
nisme, une spiritualité nouvelle et approfondie, en quelque sorte une
nouvelle effusion du Saint-Esprit sur le monde. Il faudrait pour cela
abattre les frontières des confessions historiques. Il y aurait alors non
pas un internationalisme, ce qui signifierait un appauvrissement et une
21 Philosophe et penseur mort en 1900. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 52

tendance vers l’abstrait, mais un superconfessionalisme, qui signifie


enrichissement et concrétisation. Dans le christianisme historique,
l’élément prophétique qui lui était inhérent s’est trouvé affaibli, et
c’est pourquoi il a cessé de jouer dans l’histoire son rôle actif et
conducteur. On ne s’est plus tourné que vers le passé, vers la lumière
du passé. Il faut que s’allume la lumière du futur. Le prophétisme pré-
suppose toujours cette lumière. C’est précisément là le christianisme
eschatologique. Un renforcement de l’eschatologie, c’est-à-dire d’une
tendance prophétique vers l’avenir, doit être la caractéristique d’une
ère nouvelle du christianisme. La faiblesse du christianisme qui est
pour nous une cause de souffrances, la faiblesse de toutes les Eglises
chrétiennes devant les mouvements impétueux, violents et souvent dé-
moniaques du monde, peuvent s’expliquer du fait que le christianisme
se trouve placé dans un entr’acte entre le christianisme historique issu
du passé, et le christianisme eschatologique tourné vers la lumière de
l’avenir. Je pense que l’Orthodoxie a eu ses limitations historiques
propres et qu’elle a besoin de devenir plus complète. Mais dans les re-
cherches religieuses russes et dans la pensée religieuse russe nées du
terrain orthodoxe, il y avait une aspiration vers l’avenir, sous le signe
du Saint-Esprit, c’est-à-dire que l’élément prophétique et eschatolo-
gique y était plus fort que dans le christianisme occidental.
Dans la nouvelle ère chrétienne il faut que s’accomplisse un double
processus. D’une part il y aura croissance de la [56] vie spirituelle in-
térieure : le principe qualitatif prendra le pas sur le principe quantita-
tif. Les formes de culte exclusivement extérieures, les institutions ec-
clésiastiques externes, ne seront plus la source principale déterminant
les caractéristiques de la vie chrétienne dans le monde. Ce sera la vic-
toire sur ce qu’on pourrait nommer le sociomorphisme de la religion
(c’est-à-dire la pression des relations sociales d’hommes qui ne sont
pas encore libérés de leur condition d’esclaves), qui étend son pouvoir
jusque sur la dogmatique elle-même. Ce sociomorphisme fut une des
causes de l’athéisme dans le monde. L’adaptation du christianisme à la
structure sociale et aux forces qui y dominaient, l’a, au cours de l’his-
toire, défiguré et a provoqué l’animosité. On cessa de voir la profon-
deur spirituelle du christianisme. Pour qu’il puisse influer sur les pro-
cessus qui se manifestent dans le monde, pour qu’il puisse apporter la
lumière dans les ténèbres de l’univers, il doit se rendre indépendant de
ces processus et de ces ténèbres, il doit s’élever au-dessus des rela-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 53

tions sociales des hommes, au sein desquelles naissent toujours de


nouvelles formes d’esclavage. Ceci est un des aspects de la question.
On peut la comprendre ainsi : le christianisme doit devenir moins so-
cial au mauvais sens du terme, c’est-à-dire qu’il doit se libérer davan-
tage, en n’étant plus défini par un « milieu » social. Mais il y a un
autre aspect. Le christianisme doit devenir plus social, c’est-à-dire
doit révéler davantage la vérité qu’il formule sur la société humaine.
Le christianisme doit, du fond de lui-même, bénir la réorganisation so-
ciale de la société, au lieu de s’y opposer sous prétexte de conserver
des liens avec la société ancienne, injuste et nullement chrétienne.
L’affaire du christianisme n’est pas de craindre les mouvements so-
ciaux dans le monde, n’est pas de lutter stérilement contre eux, mais
de les inspirer, de tenter de les délivrer des poisons qui s’y infiltrent,
du poison de la haine. Telle est sa seule vraie attitude vis-à-vis du
communisme, le phénomène le plus sérieux du monde contemporain.
[57] Il faut cesser de lutter avec lui de façon extérieure ; une telle atti-
tude concourt seulement à faire le jeu du fascisme, phénomène infini-
ment plus antichrétien. Il faut tendre vers sa transformation interne.
Elle est possible. Elle se fait peu à peu. L’Eglise chrétienne ne peut se
lier à des manifestations politiques déterminées, ni dépendre d’elles.
La formation de partis catholiques en Europe, comme en Belgique par
exemple, constitue une erreur, car ces partis penchent habituellement
vers la droite. Mais il est impossible que l’Eglise chrétienne ne prenne
pas position vis-à-vis de la vie sociale et de la lutte qui sévit en son
sein. Elle ne peut pas ne pas définir ses valeurs spirituelles et morales,
à partir de la vérité chrétienne. L’idée de la fraternité des hommes et
des peuples est inhérente au christianisme dans sa forme pure. C’est à
lui que les mouvements socialiste et communiste ont emprunté l’idée
d’une société fraternelle. Le christianisme, cependant, au cours de
l’histoire, a été contaminé par les intérêts des classes dominantes. Il a
pris la teinte des sociétés féodales ou bourgeoises, il a sanctifié les
idéologies nationalistes les plus odieuses. Bien trop de choses, dans
les confessions historiques, furent déterminées non par le fond même
de la vérité chrétienne, mais par des conditions historiques relatives et
transitoires, par les particularités nationales et les destinées historiques
des peuples, par les divergences psychiques des types populaires. Le
relatif historique se trouvait même souventes fois dogmatisé et passait
pour une vérité absolue. La dispute historique du catholicisme (chris-
tianisme essentiellement occidental) — et de l’orthodoxie — (par es-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 54

sence un christianisme oriental) — a souvent pris le caractère d’une


dispute ecclésio-dogmatique. Ces deux rameaux du christianisme sont
également séparés par une conception différente de l’organisation de
l’Eglise. Pourtant il est indiscutable qu’un rôle immense fut joué par
la divergence des voies historiques, avec tout ce qu’elles comportent
de relatif : particularités de caractères nationaux, [58] types différents
d’expérience spirituelle, qui doivent être également reconnus par les
chrétiens. Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père. Toute-
fois la dépendance des chrétiens du processus historique, leur adapta-
tion à une structure sociale cristallisée furent si importantes, que la di-
versité qui aurait dû être une richesse, devint une source de discorde et
de haine. On opposait l’unité à la diversité, alors qu’elles ne sont nul-
lement antinomiques. On accordait un sens absolu au relatif. Seul un
mouvement spirituel en profondeur peut venir à bout de cette discorde
qui est liée à une puissance historiquement relative et à des insuffi-
sances sociales.
Le monde ne traverse pas seulement une crise sociale, mais aussi
une profonde crise de culture. Nombreux sont ceux qui interprètent
cette crise comme un retour à la barbarie. Les formes se perdent, qui
sont l’élaboration d’un long processus de culture. J’en ai déjà parlé
comme de la transformation de l’univers en un état liquide. Il n’y a
plus de corps solides. Et justement on cherche à en créer par la voie
despotique de la violence. Mais on a beau amalgamer par la violence
la désagrégation intérieure, elle ne peut manquer de se manifester,
avoir le dessus sur cette unité chimérique. La véritable unité politique,
sociale, culturelle ne peut être que le résultat de l’unité spirituelle. Et
pourtant celle-ci n’existe même pas au cœur du christianisme ! C’est
pourquoi le monde contemporain traverse une période extrêmement
difficile. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de formuler cette pensée,
que le jour de l’histoire moderne se termine et que nous entrons dans
l’époque nocturne. Les forces irrationnelles de l’histoire, recouvertes
par le rationalisme des derniers siècles, commencent à se manifester et
déconcertent ceux qui ont trop cru au progrès de la raison. La culture
humaniste connaît une décadence. En France même, terre de la culture
la plus raffinée, on professe une philosophie du désespoir et du néant.
C’est particulièrement [59] sensible par contraste avec l’intellectua-
lisme français. Or, quand arrive l’époque nocturne, la question reli-
gieuse devient fondamentale. La crise de la culture ne peut être sur-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 55

montée par les seuls moyens de la culture, ébranlée dans ses bases. Il
est indispensable de se tourner vers des forces plus profondes. Le
christianisme lui-même est devenu depuis longtemps partie intégrante
de cette culture actuellement ébranlée. La crise de la culture devient
donc sa crise. Il subit toutes les discordes inhérentes à la civilisation
contemporaine. Il faut se tourner vers les profondeurs spirituelles du
christianisme qui ne peuvent être effleurées par la crise de la discorde
de ses couches superficielles. De ces profondeurs peuvent monter des
paroles nouvelles qui seront prophétiques. Le christianisme d’Orient,
l’orthodoxie, n’a pas été suffisamment actualisé. Il s’est trouvé, au
cours de longs siècles, dans un état hermétique. Il n’a pas pu partager
cette complexe destinée de la culture à laquelle se trouvaient liés et le
catholicisme et le protestantisme. Il n’a pas entamé ses forces dans
une activité extérieure.
Le centre de l’orthodoxie c’est la Russie, et le rôle immense
qu’elle va être appelée à jouer dans la période historique qui vient, ne
peut pas ne pas s’étendre à l’orthodoxie, au christianisme oriental, à la
vie religieuse russe. L’orthodoxie peut devenir un sol plus fertile pour
le rapprochement et l’unité, que ne le sont les confessions chrétiennes
d’Occident, qui ont lutté âprement dans le passé et ont conservé des
souvenirs douloureux. Mais pour cela il faut que s’éveille dans le
christianisme d’Orient un esprit œcuménique qui jusqu’ici a été faible
et insuffisamment manifeste. Pourtant le sens œcuménique régnait
dans les courants spirituels et sociaux russes : il appartient à l’idée
russe. Le peuple russe est un peuple contradictoire ; il contient en lui-
même des oppositions polaires. A l’un de ses pôles pourtant il aspire à
l’unité universelle dans le communisme. L’idée russe est polairement
opposée à l’idée germanique de domination. La [60] Russie donc, à
condition de surmonter ses tentations, peut jouer un rôle immense
dans l’unité mondiale. En 1914 déjà, au cours de la première année de
l’autre guerre, j’ai écrit un article intitulé : La fin de l’Europe. Je vou-
lais y dire que la guerre mondiale allait aboutir à ce que l’Europe ces-
sât de détenir le monopole de la culture. La sanglante discorde de la
guerre — disais-je — allait aboutir, à la fin des fins, à la naissance
d’une culture mondiale, dans laquelle la Russie, l’Asie et l’Amérique
allaient entrer comme facteurs importants. Mais la culture européenne
aurait à traverser les ténèbres. En Allemagne, nous assistons au cré-
puscule des dieux ; ainsi réalise-t-elle son idée, contenue en germe dé-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 56

jà dans l’antique mythologie germanique. Au cours de la récente


guerre, le nazisme germanique a mis en avant l’idée mensongère et in-
solente de la « nouvelle Europe ». Derrière cette idée se dissimulait la
domination mondiale de l’Allemagne ; elle fut conçue sans tenir
compte de la Russie. A présent on ne peut plus construire une nouvelle
Europe, mais seulement un univers nouveau. Peut-être que viendra
une période universelle de l’histoire, mais pour aller à la rencontre de
sa lumière, il faudra traverser les ténèbres. Notre tâche spirituelle
consiste précisément à éviter que ces ténèbres ne nous atteignent.
En notre époque obscure et angoissante, incommensurablement
grande est la responsabilité du christianisme. Auparavant, les chrétiens
vivaient dans un état bien fondé, légalisé par les siècles : ils vivaient
d’héritages transmis grâce aux traditions. Aujourd’hui le chrétien se
trouve en face d’un choix personnel et son expérience spirituelle indi-
viduelle joue un rôle infiniment plus grand. La déchristianisation du
monde, l’hégémonie d’une civilisation matérielle, technique, sur les
vies humaines, exigent de l’homme une haute spiritualité. Sans elle il
sera la proie des puissances obscures de ce monde. Mais les chrétiens
doivent reconnaître leur part de responsabilité dans la déchristianisa-
tion de [61] l’univers. Leur christianisme a souvent été tel, qu’il ne
pouvait manquer de provoquer une opposition. On a commencé à sup-
planter, à évincer les valeurs spirituelles hors de la vie, parce que trop
souvent on s’en était servi pour justifier l’injustice et l’esclavage. Rien
de plus éloigné de la vérité chrétienne que la suffisance méprisante de
ceux, qui se prétendent « dans la vérité », tandis que les autres (chré-
tiens ou antichrétiens) sont terriblement coupables et responsables de
ce qu’on demeure dans les ténèbres. Ceux qui se croient « dans la vé-
rité » sont peut-être plus coupables et responsables que ceux qui
souffrent dans les ténèbres ! Le monde se tord dans la douleur et la
souffrance et les représentants de la vérité chrétienne ne donnent pas
toujours une réponse satisfaisante aux questions de ceux qui vivent
dans le monde, un monde de ténèbres. Parfois les réponses qu’on
donne, résonnent comme une moquerie au milieu des douleurs et des
souffrances des hommes ! Parfois ceux qui gémissent dans les té-
nèbres sont meilleurs que ceux qui se disent les porteurs de la lumière.
La vérité chrétienne consiste à prendre sur soi la responsabilité des
tourments humains. L’athéisme qui règne dans le monde n’est pas
seulement un objet de scandale et de jugement de la part des chrétiens,
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 57

mais est aussi, à un degré bien plus grand, une excellente occasion de
se repentir de son propre péché. L’athéisme souffrant peut parfois être
plus plaisant au regard de Dieu qu’un culte plein de suffisance rendu
par des esclaves. Il faut qu’il y ait, au sein du christianisme, un pro-
cessus d’épuration. L’unité du monde chrétien tant souhaitée, ne peut
être une division entre sauvés et perdus. Elle ne peut être que l’unité
de « l’humanité déifiée » 22 : une fraternelle attitude envers ceux qui se
perdent. Et du reste, nul ne sait si ceux qui se sauvent ne sont pas par-
fois ceux qui se perdent le plus ! C’est une vérité morale et spirituelle,
mais il faut qu’elle ait aussi sa manifestation [62] socialo-historique.
C’est pourquoi la tactique des chrétiens doit se modifier. Elle doit cor-
respondre à l’état contemporain du monde, qui ne ressemble pas aux
temps où s’élaboraient les anciennes formules de l’apologétique et de
l’activité missionnaire. L’homme d’aujourd’hui n’est pas uniquement
devant des ténèbres de plus en plus denses : il peut aussi voir une lu-
mière jaillir dans la nuit.
Mais grandes sont les ténèbres du monde. Il faudrait une grande
clarté spirituelle. Il faudrait s’intérioriser profondément dans l’époque
de l’Esprit.

22 Voir p. 30.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 58

[63]

Au seuil de la nouvelle époque

V
LA RÉVOLUTION SOCIALE
ET LE RÉVEIL SPIRITUEL

Retour à la table des matières

Le temps n’est peut-être pas encore venu d’étudier les causes de la


guerre mondiale qui vient de se terminer par la formidable découverte
de la bombe atomique. Plus tard on découvrira des causes multiples :
économiques, politiques, nationales, idéologiques. Elles seront par-
tielles mais on aura raison d’en tenir compte. C’est toutefois sur le
sens de la guerre et non sur ses causes, qu’il importe surtout de médi-
ter. Il est temps, déjà, de le faire.
Cette guerre terrible et sa conclusion — conclusion désirée —
marquent une date importante de l’histoire mondiale. La guerre est fi-
nie, et l’on n’en éprouve pourtant aucune joie véritable ; à peine a-t-on
le sentiment qu’elle soit vraiment terminée ! Nous nous surprenons
parfois à attendre involontairement sirènes et bombardements. Com-
ment concevoir cela ? La guerre s’explique avant tout par l’état spiri-
tuel du monde : elle a été le symptôme de la décomposition de toute
une civilisation. La guerre est finie et néanmoins l’état spirituel du
monde demeure affreux. La guerre latente continue. La haine torture
notre société malade. Comme par le passé, comme avant la catas-
trophe de la guerre, les hommes continuent à s’attendre à des calami-
tés nouvelles. L’orage n’a pas purifié l’atmosphère et menace encore.
On ne peut pas dire : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volon-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 59

té. » D’ailleurs a-t-on jamais pu le dire ? La guerre est presque un état


normal dans la vie de ce monde. [64] La société et la civilisation hu-
maines reposent toujours sur de vieux principes. Quant à la Russie so-
viétique, si elle cherche à se baser sur des fondements nouveaux, cela
n’est vrai que pour son ordre social, mais non pour son ordre spirituel.
Il existe divers degrés de culpabilité, mais au sens le plus profond,
tous sont responsables pour tous et chaque homme doit se reconnaître
partiellement responsable de cette guerre et de la révolution. Depuis
longtemps déjà le trait caractéristique de la civilisation moderne est
l’aliénation de la vie humaine et son croissant éloignement du centre
spirituel de la vie. L’homme se perd dans la course rapide du temps.
Tout en déployant une grande activité, il devient intérieurement passif
et se laisse déterminer par des réalités mécaniques qui lui sont ex-
ternes. Le rôle croissant de la machine et de la technique dans la vie
humaine, représente la plus grande révolution dans l’histoire de l’hu-
manité. Les conséquences de ce processus sont incalculables. La vie
devient de plus en plus mécanique. Elle se rationalise toujours davan-
tage. La croissance morale et spirituelle de l’homme, ne correspond
pas à sa puissance technique. La rationalisation se trouve au service de
forces irrationnelles et c’est surtout vrai dans la guerre moderne, où
elle est même au service du démentiel. La machine est une création de
l’esprit humain, mais celui-ci n’a pas su maîtriser sa créature : il a été
asservi par elle. L’homme est intérieurement inadapté aux conditions
de vie qu’il a lui-même créées. Il se trouve dans un état de désharmo-
nie. Hommes et peuples ne sont pas tant inspirés par une volonté im-
périaliste de puissance, qu’ils sont asservis par elle, comme par une
force qui leur serait extérieure. Perdant son unité intérieure, l’homme
est d’autant plus poussé à rechercher à l’extérieur une unité d’organi-
sation. L’affaiblissement de la vie intérieure est surtout fatal ; la com-
pression et la désagrégation de l’élément émotionnel de l’homme vont
de pair avec le raffinement croissant des diverses formes de travail.
C’est ce qui, depuis [65] longtemps déjà, a été défini par moi comme
un processus de déshumanisation 23.
Les hommes s’accrochent les uns aux autres, tandis que la discorde
intérieure croît sans cesse. Les perfectionnements des moyens de com-
munication entre les hommes, les peuples et les pays, la vie humaine
23 Cf. mon ouvrage : Destin de l’homme dans le monde actuel, Stock 1936.
(Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 60

universalisée (puisque rien ne saurait plus être isolé et localisé), la ra-


dio, le cinéma, les journaux, les avions, les moyens de propagande dé-
cuplés, enfin tout ce qui fait participer l’homme à la vie mondiale, ont
eu pour résultat le sanglant conflit de la guerre. L’homme possède la
totalité du globe terrestre. Il n’y a plus d’espace sans maître. Pourtant
l’universalisation externe, l’unification des hommes, a pour contre-
partie un désaccord interne qui va croissant. Plus que jamais le monde
se trouve dans un état d’anarchie. Il ne connaît aucune unité spiri-
tuelle. Il tend à nier la morale universelle. On voudrait atteindre à
l’unité en passant par un accroissement de la discorde. Le système ca-
pitaliste qui prédomine encore dans le monde, signifie discorde et
guerre. Hommes et peuples s’entre-dévorent comme des loups.
L’industrialisation, toujours plus rationnée, constitue le destin fatal
non seulement de l’Europe, mais de la terre entière. C’est dans ce sens
qu’agit l’accroissement des besoins. Marx n’a pas inventé la prépon-
dérance de l’économie dans la vie humaine, pas plus qu’il n’a inventé
la lutte des classes : il n’a fait qu’observer la réalité des sociétés capi-
talistes du XIXe siècle. Toutefois, son tort a été de généraliser, en leur
donnant une portée universelle, l’hégémonie de l’économie et de la
lutte des classes, propres à une époque déterminée. La domination de
l’économie s’est révélée comme le destin de l’humanité, mais un des-
tin qui peut, en principe, être dépassé. Le problème de l’économie, le
problème du « pain », doit être résolu, car sans cela on ne [66] saurait
ni progresser ni s’élever, mais cela n’implique pas que l’accent doive
être mis sur le côté matériel de l’existence.
D’énormes efforts spirituels, des tentatives héroïques et pleines
d’abnégation sont consacrés à cette tâche, qui est liée aux moyens,
non aux fins de la vie humaine. Cependant c’est la vie intérieure de
l’homme qui s’appauvrit, alors que le règne de la machine et de la
technique le mettent devant l’exigence d’une vie spirituelle plus
grande. Il n’en était pas ainsi dans l’ancienne vie qui était plus orga-
nique et plus végétative. L’homme a en son pouvoir des armes des-
tructives si formidables, que l’avenir de l’humanité dépend plus que
jamais de l’état spirituel et moral des individus et des sociétés. Telle
est la contradiction fondamentale du monde moderne, tel est le danger
d’une pareille situation. Le retour à la période pré-industrielle, pré-
technique de l’histoire moderne, est absolument exclu. Des médié-
vistes tels que Carlyle et Ruskin regardent en arrière, au lieu de regar-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 61

der en avant, malgré tout ce que leurs critiques comportent de vérité.


Nous ne pouvons cependant que progresser et nous le devons. Les so-
ciétés humaines se trouvent déjà trop avancées sur cette voie pour
pouvoir reculer. L’Inde, pays d’une profondeur spirituelle très grande,
devra passer par le même processus que la civilisation occidentale, qui
se trouve spirituellement affaiblie. C’est nécessaire pour triompher de
la misère du peuple. Tout le problème est de savoir si l’Inde y perdra
sa spiritualité. La Russie, la Sainte Russie que les slavophiles op-
posent au rationalisme et au matérialisme de l’Occident, passe par une
période d’industrialisation à outrance, par l’assimilation d’une tech-
nique évoluée, par l’essor d’une civilisation matérielle qui s’accomplit
à un rythme accéléré. La Russie, en apparence, devient matérialiste :
on y constate un processus opposé à celui que préconisaient les pen-
seurs et écrivains russes du XIX e siècle, qui croyaient à la grande mis-
sion de la Russie. Pourtant ce processus est plus complexe qu’on ne le
pense. [67] Il s’accomplit tout d’abord, et contrairement à ce qui se
passe en Occident, sous le signe du socialisme, c’est-à-dire le signe de
la vieille idée russe de justice sociale. Il faut croire en outre, qu’il
existe en Russie un courant spirituel souterrain. En tous les cas, le rôle
de l’Eglise orthodoxe s’est considérablement amplifié et les croyances
religieuses du peuple russe se sont avérées puissantes. Il faudrait être
aveugle pour ne pas voir que le monde doit passer par une réforme so-
ciale radicale. Elle peut s’accomplir de diverses façons. Il faut souhai-
ter que les révolutions sociales s’accomplissent de la façon la moins
violente et la moins sanglante possible. Ceci dépend du degré de résis-
tance des forces qui, jusqu’à ce jour, ont prédominé dans le monde. La
lutte des Eglises et des groupements chrétiens contre l’avènement du
socialisme et du communisme est le pire des maux qui puissent arri-
ver. Ce n’est pas la peur du communisme qui s’impose ; ni la forma-
tion d’un front anticommuniste qui dégénérerait inévitablement en
front fasciste. Il faut la christianisation et la spiritualisation du com-
munisme, au sein duquel il faut savoir discerner les éléments positifs
de justice sociale. Il faut défendre les valeurs spirituelles suprêmes qui
sont partout opprimées et reniées. Mais il existe une façon menson-
gère de défendre les valeurs spirituelles et qui ne contribue qu’à ren-
forcer le matérialisme. On a trop souvent, afin de défendre un ordre
social injuste, invoqué les valeurs spirituelles, ce qui donnait l’impres-
sion qu’elles étaient l’apanage des classes bourgeoises et créées à cet
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 62

usage. Cela a toujours été affirmé à la fois par les conservateurs de


l’ordre bourgeois et les marxistes-communistes.
Les valeurs spirituelles authentiques, et les valeurs religieuses tout
particulièrement, se trouvent pourtant au delà des classes et de tout
ordre social. Ce n’est nullement au cours de la période bourgeoise et
capitaliste de l’histoire qu’elles ont été créées. On s’étonne de l’obsti-
nation avec [68] laquelle les catholiques bien pensants sont prêts à
proclamer que la nationalisation des trusts est contraire au catholi-
cisme et à défendre les formes bourgeoises de la propriété qui lui se-
raient, soi-disant, liées. C’est cet état d’esprit qui prépare en France
une révolution sociale particulièrement violente. La position de l’An-
gleterre est à cet égard infiniment plus saine. Il faut rappeler aux ca-
tholiques modernes, et plus particulièrement à ceux de « droite », mais
également aux protestants, ce qu’ont enseigné sur la propriété les
Pères de l’Eglise et surtout ceux d’Orient. Saint Basile le Grand consi-
dère que la propriété communautaire est l’état naturel de tous les êtres
créés par Dieu. « Enlevez les toits, dit-il, abattez les murs, montrez au
soleil le blé que vous laissez pourrir. » Il ne voit dans le propriétaire
que le gérant de la propriété et va jusqu’à qualifier de bandits ceux qui
ne partagent pas leurs biens avec les pauvres. Le pain est à celui qui a
faim, les vêtements à ceux qui sont nus. Saint Ambroise de Milan dit
que la nature a créé le droit commun et que seule l’usurpation a créé le
droit privé. « Ce n’est pas au moyen de votre bien que vous faites des
largesses au pauvre, c’est une parcelle du sien que vous lui restituez. »
La terre appartient à tout le monde. Saint Jean Chrysostome est sur-
tout intéressant : « La propriété privée tire toujours son origine de
quelque crime ou de quelque injustice. » Dieu n’a pas créé les uns
pauvres et les autres riches, et l’injustice ne pourra disparaître que
lorsque les biens passeront dans la possession de tous. Saint Jean
Chrysostome voyait le communisme intégral comme le seul ordre
économique conforme à la volonté de Dieu. Les hommes doivent jouir
en commun de tous les biens de la terre. Les Pères de l’Eglise étaient
les communistes de leur temps. Saint Jean Chrysostome, patriarche de
Constantinople, se considérait comme le représentant du prolétariat de
cette ville. L’idée du communisme est d’origine chrétienne et dans le
passé a pris le plus souvent des formes [69] religieuses. Il faut avoir
perdu toute conscience pour estimer que le capitalisme est plus
conforme au christianisme que le communisme. Le monde va vers le
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 63

socialisme sous une forme ou une autre. Selon la Constitution de


1936, en Russie soviétique le régime est plutôt socialiste que commu-
niste. Le passage à un nouvel ordre social ne doit pas s’effectuer en
présence d’un affaiblissement des forces spirituelles, mais doit s’ac-
compagner de leur approfondissement, de leur tension accrue. Depuis
longtemps déjà se manifeste un affaissement de la spiritualité, or son
accroissement serait en même temps celui d’esprit humain, ce qui sur-
tout est important dans une révolution sociale.
Le socialisme et le communisme, liés au marxisme, dépendent trop
fortement, d’une façon négative, de l’industrie capitaliste, de ses
contradictions et du mal qu’elle a engendré. Ils aboutissent à la
conclusion dialectique selon laquelle le mal fait venir le bien, la lu-
mière sort des ténèbres. C’était l’idée de Marx. L’industrie capitaliste
est cependant un phénomène provisoire et transitoire du processus his-
torique et on lui prête une signification trop universelle, trop générale.
L’esprit est conçu en tant qu’épiphénomène ou superstructure de
l’économie d’une époque donnée.
L’homme nouveau devient, dans ces conditions, le produit d’une
industrie qui façonne les âmes humaines ; il surgit des profondeurs
d’un ordre économique que l’on considère comme mauvais et inique.
Ainsi nie-t-on les sources spirituelles positives dont naît à nouveau
l’homme pour une vie nouvelle, où se crée une société humaine
meilleure. Ce n’est pas seulement une révolution sociale, mais aussi
une révolution spirituelle qui s’imposerait dans notre monde plongé
dans la souffrance et le mensonge. Le problème de l’homme, toute-
fois, est plus profond que celui de la société, bien que les deux soient
indissolublement liés. On ne pourrait, à partir de matériaux humains
mauvais, pourris, créer une société, pas plus qu’il ne serait possible
d’édifier une bonne [70] maison avec de la pierre qui s’effrite et du
bois pourri. Or, dans le monde moderne, l’homme se trouve en bien
triste état. Il a perdu sa personnalité propre et le sens de sa vie. Il est
intérieurement déchiré et devient la proie facile d’une suggestion col-
lective, l’hypnose. L’exemple du nazisme allemand est frappant à cet
égard. L’homme rejette avec une surprenante facilité les voiles de la
civilisation. Jamais comme aujourd’hui, la propagande n’a joué un
rôle aussi important. Il n’y a jamais eu de facteur aussi capital que la
presse. L’homme moderne forme ses opinions, agit, dans un état
d’aliénation mentale. Si au cours de la révolution et de la guerre le
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 64

peuple soviétique a su manifester tant d’héroïsme et d’abnégation, ce


n’est que parce qu’il vit du capital spirituel dont il est redevable à une
formation chrétienne millénaire. Même détaché de la foi chrétienne, il
en vit. Le christianisme ne saurait être remplacé par le pathos de la
structure économique. Le pathos patriotique qui s’est manifesté en
Russie au cours de la guerre, dans un moment de danger mortel, s’ali-
mentait à des sources spirituelles fort anciennes. Les peuples d’Occi-
dent, et, en particulier, le peuple français, le plus évolué et le plus raf-
finé d’entre eux, se sont trouvés considérablement affaiblis par l’expé-
rience de l’ère bourgeoise, matérialiste et liée à la soif de jouissance.
Les classes bourgeoises se trouvent dans un état de décomposition et
de décadence morales. Les classes laborieuses, elles, sont trop impré-
gnées du désir de se substituer aux bourgeois et de jouir de la vie à
leur exemple. Seuls des milieux peu nombreux forment une exception.
La question de savoir quel rôle pourrait jouer le christianisme dans
la crise, disons plutôt dans la catastrophe que nous vivons, se pose
donc d’une façon particulièrement poignante. Le christianisme lui-
même traverse une crise, aspire à un renouveau, à une renaissance.
Ses vieilles formes perdent leur puissance vitale et jouent un rôle né-
gatif, un rôle de frein. Elles sont impuissantes, centrées sur un passé
mort. [71] Mais tout au fond du christianisme existe une puissance
spirituelle inépuisable et des possibilités de renaissance. Celles-ci sont
toujours favorisées par un élément qui peut vaincre le mortel engour-
dissement : il s’agit de l’élément prophétique du christianisme, tou-
jours tourné vers l’avenir. Le christianisme ne peut contribuer à la ré-
organisation sociale des sociétés humaines, particulièrement néces-
saire de nos jours, que par son côté prophétique. L’approfondissement
spirituel qui seul pourrait permettre d’unir les fractions scindées et
hostiles du monde chrétien, forme aussi un autre élément régénérateur
du christianisme. Il faut créer, dans notre monde privé d’âme et plon-
gé dans le chaos, des centres de spiritualité plus intense et plus pro-
fonde. L’inertie des partis politiques, orientés essentiellement vers
l’activité extérieure, est vraiment terrifiante et ce n’est pas d’elles
qu’il faut attendre le salut et la renaissance.
La véritable crise profonde des temps modernes est une crise de
l’homme. C’est pour cette raison, sans doute, que l’on parle tant d’un
néo-humanisme, et plus particulièrement en Russie soviétique. Il
s’agit non seulement de sauver l’homme de la déshumanisation qui a
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 65

lieu à l’heure présente, mais d’affirmer sa vocation créatrice, son rôle


souverain dans le monde. L’affirmation du rôle créateur de l’homme
se manifeste à une époque où celui-ci est particulièrement opprimé et
humilié, où l’on parle de lui comme d’un être inférieur, fragment de
matière impure. En France il existe un courant de pensée qui rabaisse
l’homme, le tient pour rien, mais simultanément affirme l’humanisme
et l’œuvre créatrice de l’homme comme unique issue d’une existence
écœurante 24. En Russie soviétique, l’humanisme et l’activité de
l’homme sont liés au matérialisme. Il y a plus de trente ans que j’ai
consacré ma philosophie à la défense de l’homme en tant que créa-
teur 25. Je me trouve en cela, semble-t-il, [72] en accord avec le néo-
humanisme et même avec les marxistes de formation nouvelle, qui
croient que l’homme peut vaincre le destin. Mais quelle différence,
quelle opposition dans la conception même de l’homme ! Nous nous
trouvons ici en présence de la contradiction fondamentale et de la fai-
blesse de l’anthropologie humaniste, à laquelle on ne saurait opposer
l’anthropologie chrétienne traditionnelle, tout aussi impuissante à ré-
soudre cette contradiction. Si l’homme n’est que le produit du milieu
social et naturel, s’il est entièrement modelé par la société et qu’il lui
doit tout, s’il n’a en lui aucun principe qui l’élève au-dessus de la na-
ture et de la société, on ne saisit pas d’où lui vient la puissance créa-
trice, qui lui permet de maîtriser les forces naturelles et sociales et
créer du neuf ! L’inférieur ne saurait créer le supérieur s’il ne le
contient pas en puissance : c’est une vérité philosophique fondamen-
tale. Le matérialisme, sous toutes ses formes, est une philosophie qui
n’est pas créatrice, qui est passive, en fin de compte réactionnaire. Il
faut faire violence à la terminologie, si l’on veut reconnaître dans ses
adeptes des créateurs de neuf. Il faut, par suite d’une erreur initiale de
la conscience, employer les mots hors de leur sens. J’ai eu, un jour,
une discussion avec un matérialiste. Il s’écria : « Mais alors vous niez
que l’esprit existe en moi ? » — Je répondis : « Je ne le nie nullement,
bien au contraire, j’admets en vous l’existence de l’esprit, et c’est
vous qui le niez en vous-même ! » La défense du matérialisme aboutit
24 Ainsi fait Sartre, l’un des maîtres de la jeunesse française moderne.
25 Pour la première fois j’ai nettement formulé l’idée de la création humaine en
tant qu’acte religieux dans mon livre Le sens de l’acte créateur. Essai d’une
justification de l’homme, publié en 1915. Dans cet ouvrage j’avais prévu le
prochain avènement d’une ère catastrophique dans la vie de l’humanité. (Note
de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 66

toujours à ce genre d’anecdotes. Il faut pourtant expliquer encore


pourquoi en Europe des mouvements créateurs, progressifs et révolu-
tionnaires ont souvent été, au cours des derniers siècles, liés à la néga-
tion de l’esprit, c’est-à-dire de la source même de l’activité, de la créa-
tion et des plus [73] hautes conquêtes de l’humanité. En même temps,
la défense de l’esprit se trouvait liée à la passivité, à ce qui est rétro-
grade, aux tendances réactionnaires. Les torts se trouvent des deux cô-
tés et il faut croire que ce sont les faux défenseurs de l’esprit, les pseu-
do-spiritualistes, qui sont les plus coupables. Ce phénomène morbide
touche maintenant à sa fin. Une révision des valeurs s’impose partout.
Notre temps de catastrophes exige la révision des mots qui se sont
usés, ont perdu leur sens, se sont détachés des réalités. Ce ne sera pos-
sible que si le monde entre vraiment dans une ère nouvelle, et quand
l’homme aura été rétabli dans sa dignité, aura pris conscience d’être
un esprit libre et créateur. C’est seulement alors qu’il soumettra la ma-
tière, au lieu d’être asservi par elle. Mais s’il n’est qu’une fraction de
la matière, si les processus qui se déroulent en lui ne représentent que
des transformations de cette matière, la vraie création et la vie nou-
velle sont impossibles. Le monde et l’homme moderne sont étouffés
entre deux courants : d’une part la soif de créer de nouvelles valeurs et
une vie nouvelle, en même temps qu’une négation de l’homme en tant
que principe libre et créateur ; d’autre part le christianisme conserva-
teur qui nie la création humaine et oriente les forces spirituelles de
l’homme vers la contrition et le salut uniquement. C’est là le point
crucial de la crise spirituelle et sociale moderne qui exige avant tout
une modification de la conscience. La thèse marxiste, selon laquelle la
conscience est déterminée par l’être, ne saurait être opposée à la thèse
selon laquelle toute innovation a toujours été précédée d’une transfor-
mation de la conscience. En voici la raison. Derrière la conscience, et
bien plus au fond, se trouve l’Etre, si l’on veut employer cette expres-
sion conventionnelle, le principe initial de la vie, qui détermine la
conscience de l’intérieur. La conscience rationalisée, intellectualisée
est toujours seconde, non primordiale. L’avènement d’un homme nou-
veau — non seulement en apparence — est lié à une modification
structurale [74] de la conscience. L’homme nouveau ne saurait être
autre chose qu’une nouvelle manifestation de l’homme éternel. Il doit
encore devenir une personne authentique, c’est-à-dire un être libre et
créateur qui se détermine par l’intérieur. Non pas un individualiste,
mais un être communautaire, indépendant du déterminisme social ex-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 67

terne. En l’absence d’une telle transfiguration spirituelle, toute révolu-


tion sociale reste impuissante et ne provoque que le retour du vieil
homme. Mais elle implique également une modification de la
conscience chrétienne vieillie.
Je le répète : malgré la pacification extérieure, le monde se trouve
en état de guerre latente. Le conflit mondial nous a légué la haine qui
déchire les hommes et les peuples. Comment peut-on faire pour la
vaincre ? Existe-t-il une force salvatrice ? On fait des efforts pour en
venir à bout, pour trouver une issue aux conflits d’intérêts opposés, en
recourant à la politique extérieure dont les méthodes rappellent fort
d’anciennes méthodes. Il ne ressort de toutes ces tentatives qu’une im-
pression de guerre toujours plus intense, bien que ne semblant pas en-
core sur le point d’éclater en hostilités ouvertes. La guerre a engendré
toutes sortes de ressentiments dont il n’est pas facile de se débarrasser.
Aucune politique ne saurait, en tant que telle, nous guérir de la haine,
nous aider à sacrifier des intérêts opposés. Le réveil de la compassion,
de la pitié, du pardon des offenses, serait un réveil spirituel, mais ne
saurait être provoqué par le truchement d’une organisation extérieure
ou par des institutions sociales. En Europe, la révolution sociale est
imminente. Par ces mots j’entends non une effusion de sang (qui peut
sembler menaçante et qu’il serait, bien entendu, souhaitable d’éviter),
mais une modification des fondements mêmes de la société, des prin-
cipes sur lesquels elle repose. Mais ce serait folie que de vouloir sépa-
rer cette révolution de la transformation de l’homme, de sa révolution
spirituelle. Le côté spirituel de la vie ne se limite pas à la vie [75] inté-
rieure de chaque individu, mais embrasse aussi les rapports entre les
hommes et les sociétés. La vie spirituelle comprend non seulement le
« moi », mais aussi le « nous ». C’est ce qu’affirme l’idée orthodoxe
de la sobornost exprimée par Khomiakov 26.
L’aliénation de la vie de l’homme a engendré le capitalisme et la
guerre. Si l’on progresse encore dans ce sens centrifuge, on n’aboutira
qu’à de nouvelles catastrophes. Il est possible que tout le XXe siècle se
passe en guerres et en révolutions, séparées par des entractes. Il y a
déjà longtemps que j’ai formulé cette hypothèse. On ne saurait pour
cela envisager l’avenir comme une fatalité. La liberté humaine doit
faire un effort pour vaincre le destin. Le déterminisme n’est pas un
maître invincible. Il faut dépasser la crise de l’homme.
26 Voir plus loin p. 78 pour l’exposition de cette thèse. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 68

Le christianisme pourrait jouer là un rôle décisif, à condition que


de lui-même il dépasse ses formes décadentes et découvre au fond de
lui des forces créatrices éternellement jeunes.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 69

[76]

Au seuil de la nouvelle époque

VI
LA PERSONNE ET
L’ESPRIT COMMUNAUTAIRE
DANS LA CONSCIENCE RUSSE

I
Retour à la table des matières

Il y a des clichés auxquels on fait confiance, que l’on répète sans


cesse. Il y en a un notamment, qui représente la Russie comme un
pays où la personne n’existerait pas ou à peine. La Russie devient ain-
si « l’Orient impersonnel ». Cela permet aux Occidentaux, satisfaits
de leur propre civilisation, de considérer le peuple russe comme un
peuple barbare, le développement de la conscience personnelle étant
reconnu comme une marque de civilisation supérieure. Tout récem-
ment encore un écrivain aussi distingué que M. Siegfried a mentionné
l’insuffisance de la conscience personnelle en Russie. Or, il est temps
de se rendre compte que la Russie est peu connue et mal comprise.
Certes, depuis qu’elle a fait preuve d’une puissance militaire extraor-
dinaire, le désir de la connaître davantage commence à se faire sentir.
Mais l’image de la Russie soviétique tend à masquer celle de la Russie
éternelle.
D’où vient donc le malentendu au sujet de la personne en Russie ?
Je pense que cela tient à ce que le peuple russe est le plus communau-
taire du monde. Les Français, trop individualistes, ont de la peine à
comprendre cet esprit communautaire. Ils l’identifient avec l’absence
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 70

de conscience [77] personnelle. Erreur profonde ! Je voudrais même


proposer une thèse opposée à la thèse courante. La personne a tou-
jours été plus prononcée en Russie que dans les civilisations nivelées,
dépersonnalisées, mécanisées de l’Occident moderne, plus développée
que dans les démocraties bourgeoises. Je suis loin de nier, bien enten-
du, le rôle immense joué par des siècles d’humanisme occidental dans
le développement de la personne. Mais l’individualisme ne signifie
nullement l’essor de la personne. Au contraire, il peut mener vers la
dépersonnalisation, vers la perte de l’individualité originale. La civili-
sation occidentale des XIXe et XXe siècles est caractérisée par la so-
cialisation extrême de l’homme. Dans sa mentalité et ses mœurs, ce-
lui-ci est déterminé par la société. Elle est en même temps caractérisée
par son isolement individualiste, par la perte de l’esprit communau-
taire — car socialisation et communauté sont deux choses bien diffé-
rentes. L’esprit communautaire est non seulement une qualité innée du
peuple russe, mais aussi le résultat de son éducation chrétienne ortho-
doxe. Il s’est manifesté de tout temps dans les mœurs russes. On le re-
connaît dans les accueillantes maisons russes, ouvertes à tout venant,
dans l’hospitalité, dans le besoin de s’extérioriser qu’éprouve le
Russe, dans son aversion des aspects conventionnels et formalistes de
la vie sociale, dans la compassion et l’esprit de sacrifice qui le dis-
tinguent. L’aptitude au sacrifice des Russes apparut d’une façon parti-
culièrement nette au cours de la révolution et de la guerre. Elle consti-
tue le motif central de la littérature soviétique. Cet esprit de sacrifice
ne saurait exister si l’âme russe n’avait été formée par le christia-
nisme. L’esprit communautaire présuppose l’existence d’une person-
nalité capable de dépasser ses propres limites. Un esprit communau-
taire niant la personne et l’homme, existe dans le panthéisme natura-
liste des Allemands et s’est manifesté sous sa forme extrême dans le
racisme, dans la théorie et la pratique du national-socialisme.
[78]
La base religieuse qui permet de conjuguer le principe de la per-
sonne et de la liberté avec le principe communautaire, s’exprime dans
la notion de la sobornost formulée par Khomiakov, chef de l’école sla-
vophile et son théologien le plus éminent. Ce terme est difficilement
traduisible et cette notion est très mal comprise par les chrétiens de
l’Occident — catholiques ou protestants. La pensée chrétienne de
l’Occident tourne trop souvent dans un cercle vicieux créé par l’oppo-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 71

sition : autorité — liberté. Si l’on affirme le principe de l’autorité, on


tombe dans l’individualisme protestant. Si l’on affirme le principe
communautaire de l’Eglise, on tombe dans l’autoritarisme catholique.
Mais la sobornost n’entraîne ni l’un ni l’autre. Elle ne mène ni vers
l’individualisme, ni vers l’autoritarisme. La sobornost ne se trouve
pas en dehors de la personne humaine, comme une autorité imposée
de l’extérieur ; elle se trouve dans la personne humaine, elle est sa
qualité communautaire, sa vie dans l’Esprit-Saint. La doctrine de l’au-
torité présuppose l’individualisme, le caractère non communautaire de
l’individu soumis à une contrainte extérieure pour s’ouvrir à l’esprit
communautaire. La sobornost constitue un troisième principe, absolu-
ment distinct de l’individualisme et de l’autoritarisme religieux.
L’Eglise n’est pas une institution qui exige des garanties et des critères
comme l’État ou les institutions basées sur le droit. Elle est la vie dans
l’Esprit-Saint qui est pour elle une garantie et un critère. Ceci présup-
pose le principe métaphysique du communautarisme qui trouve son
expression d’une part dans la vie religieuse d’un peuple, et d’autre
part dans sa vie sociale. On ne saurait y voir une abdication de la per-
sonne, que si l’on identifie la personne avec l’individu sans com-
prendre ce qu’est l’esprit communautaire. La sobornost et l’esprit
communautaire ne peuvent être identifiés au collectivisme, bien qu’ils
puissent s’exprimer en lui. Le collectivisme est une oppression de la
personne, une oppression de l’homme par un principe collectif, par la
masse. La sobornost, l’esprit [79] communautaire, constitue un prin-
cipe qualitatif, intérieur à l’homme, inclus dans sa personne même.
On a fait remarquer souvent que dans l’Eglise orthodoxe communau-
taire, il n’y a pas eu de conciles depuis des siècles et que l’Eglise était
asservie par l’État. Ces faits sont exacts. Mais la sobornost n’est pas
liée à l’idée des conciles (sobors) dont Khomiakov ne reconnaissait
pas l’autorité extérieure. Il pensait que l’Esprit Saint agit non pas où il
y a un concile convoqué d’après des règles formelles, mais qu’il y a
concile là où agit l’Esprit Saint. Toute la question se réduit à savoir
s’il existe une communauté spirituelle en tant que réalité suprême.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 72

II
Le problème de la personne, de son destin et de son conflit avec le
monde et l’histoire a été posé d’une façon particulièrement aiguë dans
la pensée et la littérature russes du XIX e siècle. Dans une lettre remar-
quable adressée à Botkine, Biélinski 27 s’insurge au nom de la per-
sonne et de ses souffrances contre l’ « esprit universel » de Hegel et
contre toute l’histoire mondiale. Cette révolte ouvre dans la vie de
Biélinski une étape suprême, celle où il pose les fondements de son
socialisme révolutionnaire. Elle prend avant tout l’aspect d’une lutte
contre l’antipersonnalisme de Hegel. Biélinski ne consent pas à sacri-
fier la personne vivante à l’harmonie future du monde. Il anticipe sur
la dialectique d’Ivan Karamazov qui invoquera la « petite larme en-
fantine ». Lui aussi, il rend son « billet d’entrée » 28. Il renonce à l’har-
monie universelle achetée au prix d’innombrables souffrances d’êtres
vivants. Mais Biélinski se contredit, car après avoir libéré la personne
de l’asservissement à « l’esprit [80] universel », à l’élément général et
universel, il la soumet au social, c’est-à-dire une fois de plus au géné-
ral et à l’universel ! On reconnaît dans ses écrits de nombreux thèmes
développés plus tard par la pensée sociale russe de la deuxième partie
du XIXe siècle.
Non moins intéressant est Herzen, qui possédait une philosophie de
l’histoire très remarquable pour son époque, mais qu’il n’exprima ja-
mais sous une forme systématique. Herzen était un personnaliste
convaincu, sans employer ce mot. Il ne sut pas faire la distinction
entre le personnalisme et l’individualisme. Il ne partageait pas la théo-
rie optimiste du progrès, courante de son temps. Il souffrait de voir la
personne vivante victime du progrès historique. Il refusait de sacrifier
la génération présente au bonheur des générations futures. La per-
sonne humaine, à ses yeux, n’était pas seulement un moyen, un instru-
ment de l’avenir, mais une fin en soi. Herzen fut le fondateur du socia-
lisme populiste russe. Il était, comme de nombreux penseurs russes du
XIXe siècle, un ennemi du monde bourgeois. Il dénonçait l’esprit pe-
27 Célèbre critique littéraire (1811-1848).
28 Cf. Les frères Karamazov et plus loin p. 81. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 73

tit-bourgeois de l’Occident, qu’il reconnaissait aussi dans le socia-


lisme. Il croyait que le peuple russe — et avant tout l’homme du
peuple, le moujik — alliait le principe de la personne, qui disparaît de
plus en plus en Occident, avec le principe communautaire, l’obstchina
(la communauté), qui était en Russie la base même de la vie paysanne.
Par ailleurs, Herzen est complètement émancipé de la religion opti-
miste du progrès. Selon lui la loi du progrès n’existe pas ; celui-ci est
l’œuvre de l’action humaine. L’idéologie de Herzen n’est pas reli-
gieuse, mais il a posé les mêmes problèmes que les représentants de la
pensée religieuse. Herzen, comme dans les années 70 N. Mikhailovski
et Lavrov, représentait un socialisme individualiste, éminemment
russe. De tous les socialistes occidentaux c’est de Proudhon qu’il se
rapprochait le plus et il le tenait d’ailleurs en grande estime. Mais le
schème du conflit de la personne et de [81] l’ordre universel atteint
une acuité toute particulière chez Dostoïevski. (Sous ce rapport, en
Occident seul Kierkegaard, complètement inconnu alors en Russie,
pourrait lui être comparé.) Déjà dans les Mémoires écrits dans un
sous-sol l’homme souterrain se rebelle contre le monde de l’ordre,
contre « la puissance du général » 29, contre la nécessité, contre
« deux-fois-deux-font-quatre », contre la personne unique, irrempla-
çable, transformée en un « rouage infime », moyen conçu pour des
fins qui lui sont étrangères. Dostoïevski lui-même est un intercesseur
qui défend la personne vivante et n’hésite pas à exprimer sa révolte
sous la forme la plus paradoxale. La dialectique existentielle de Dos-
toïevski atteint son point culminant dans le dialogue entre Ivan Kara-
mazov et Aliocha. C’est le célèbre passage où Ivan se demande si l’on
peut accepter la création basée ne serait-ce que sur une seule petite
larme d’enfant martyr. Peut-on accepter un ordre universel basé sur la
souffrance des personnes humaines ? Ivan Karamazov rend à Dieu son
« billet d’entrée » dans l’harmonie universelle. C’est un motif très
russe, le motif de la théodicée, qui pose le problème de la personne vi-
vante, de son destin et de son conflit avec le progrès universel. La
même dialectique se retrouve dans La légende du Grand Inquisiteur
liée cette fois au problème de la liberté, central chez Dostoïevski. Le
problème de la personne a inquiété toute la pensée russe du XX e
siècle 30. Mais l’individualisme nous a toujours été étranger et nous

29 Toute la pensée de L. Chestov en découle.


30 Il est surtout central dans ma pensée philosophique. (Notes de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 74

n’avons jamais lié à l’individualisme le pathos de la personne. Dos-


toïevski n’était nullement individualiste : il affirmait que tous sont res-
ponsables pour tous.
[82]

III
Les Occidentaux peuvent apprécier grandement la littérature russe,
la musique russe, mais cela ne les empêche pas de considérer les
Russes comme des barbares ! Cependant, l’humanité exceptionnelle
des lettres russes du XIXe siècle ne saurait ne pas frapper. Elles sont
pénétrées de pitié pour l’homme, de compassion douloureuse pour le
peuple et pour toute la création qui gémit et appelle au secours. L’hu-
manité universelle de Pouchkine est étonnante. Son œuvre n’est pas
encore marquée par la souffrance qui sera plus tard inhérente à la litté-
rature russe, mais rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il y a
en lui cet universalisme vibrant qui permettra à Dostoïevski de parler
de « l’humanité universaliste des Russes ». Toute l’œuvre du grand
poète russe reflète son attitude humanitaire envers l’homme. Son hu-
manisme n’est pas moralisateur. Il ne s’agit pas d’une idée abstraite,
par exemple du bonheur de l’humanité future. L’humanité de Pouch-
kine est vivante, directe. Le culte de Pouchkine est l’un des résultats
les plus remarquables de la Révolution russe. Il est en effet devenu le
poète du peuple. Les paysans et les ouvriers le lisent et l’admirent. Il
est lu par tous les peuples de l’Union soviétique. Il a prévu prophéti-
quement son destin :

Je me suis érigé un monument qui n’est pas fait de main d’homme.


Et jamais le sentier qui y mène le peuple, ne sera envahi par les
ronces.
... Mon nom retentira à travers toute l’immense Russie
Et je serai nommé par tout peuple qui l’habite,
Et le fier descendant des Slaves, et le Finnois, et le Toungouz
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 75

Encore sauvage et le Kalmouk, ami des steppes.


Et je resterai longtemps cher au peuple
[83]
Car ma lyre l’éveillait aux nobles sentiments
Car en mon temps cruel j’ai célébré la liberté
Et appelé la clémence sur les déchus 31.

Le culte populaire de Pouchkine signifie une actualisation du sens


humaniste qui a toujours existé en puissance dans le peuple russe.
Mais le sens humaniste implique toujours un rapport avec l’homme
concret, c’est-à-dire avec la personne. Toutes les révolutions sont
cruelles et se montrent souvent impitoyables envers l’homme. Mais
après une période apparemment inhumaine peut naître une nouvelle
époque d’humanité, et celle-ci vit dans l’âme du peuple.
La première historiosophie russe vraiment originale — « l’idéolo-
gie slavophile » — était pénétrée d’humanité, malgré certaines idées
erronées qui lui étaient propres. Les slavophiles étaient partisans
d’une monarchie autocratique qu’ils distinguaient de l’absolutisme oc-
cidental. Ils y voyaient une forme de gouvernement où le rôle de
l’État se réduisait au minimum. Ils étaient les défenseurs ardents des
libertés humaines, de la liberté de conscience, de pensée, de parole.
Toute l’idéologie des slavophiles était pénétrée d’amour pour
l’homme, mais pas pour l’homme abstrait, pour une idée abstraite. Ils
étaient épris de l’idéal communautaire, ils étaient les adversaires de
cet individualisme qu’ils dénonçaient chez les Occidentaux, mais dé-
fendaient la personne humaine et reconnaissaient en elle l’image di-
vine. Ils flétrissaient le rationalisme de l’Occident où ils voyaient la
source de tous les maux. Mais ce serait une erreur de croire qu’ils mé-
connaissaient totalement l’Occident et n’y reconnaissaient rien de po-
sitif. Si dans les jugements des slavophiles sur l’Occident il y avait de
l’exagération et de la partialité, la pensée de l’Occident ne se rap-
proche-t-elle pas parfois des idées slavophiles ? On pourrait citer à
titre d’exemple, l’antirationalisme de Pascal, les conceptions théolo-
giques [84] d’Adam Moeller (théologien catholique allemand du dé-

31 Exegi monumentum (1836).


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 76

but du XIXe siècle) voisines de la sobornost, ou la philosophie de


Franz von Baader apparentée à la pensée orthodoxe. Khomiakov lui-
même avait appelé l’Europe « pays de saintes merveilles »... Les sla-
vophiles n’ont jamais accepté le nationalisme inhumain qui se mani-
festa en Russie dans certains mouvements idéologiques des années 80
et que dénonça Vl. Soloviev. La Russie fut toujours puissamment atti-
rée vers l’universalisme chrétien. Aussi étrange que cela puisse pa-
raître, la Russie soviétique revient à certaines conceptions slavophiles
en ce qui concerne la mission particulière de la Russie et du peuple
russe. Cela porte à croire qu’il y avait dans la Révolution russe, plus
d’éléments traditionnels que l’on ne le pensait généralement. La sym-
bolique marxiste sous le signe de laquelle s’est déroulée la Révolution
russe, ne possède qu’un caractère conventionnel et cache, en fait, des
idées spécifiquement russes. Les idées slavophiles ont vieilli à maints
égards, mais ce qu’il y avait d’humain en elles demeure vivant et ex-
prime le mieux l’esprit populaire. Il s’agit d’une union de liberté et
d’amour, de personnalité et d’esprit communautaire. Le messianisme
prolétarien s’identifie en quelque sorte avec le messianisme du peuple
russe.
On connaît l’humanité de Dostoïevski et de Léon Tolstoï. Ces
hommes de génie ressentaient la souffrance humaine comme une bles-
sure profonde. Ils cherchaient à délivrer l’homme de la souffrance et à
l’ouvrir à la joie. La polarité de l’âme russe est surtout manifeste chez
Dostoïevski. Son œuvre est pénétrée de compassion à un degré que
l’on ne retrouve nulle part ailleurs, dans toute la littérature mondiale.
Il s’inclinait devant la souffrance humaine. Et cependant on le désigne
non sans raison comme un « génie cruel ». Chez lui l’élément de
cruauté tenait à sa foi dans la puissance rédemptrice de la souffrance.
Il estimait que l’homme est un être contradictoire, qui a besoin de
souffrir. Il n’était [85] pas un humaniste au sens optimiste de ce terme.
Son humanisme était tragique. Au centre de toute son œuvre on trouve
l’homme et son destin douloureux. L’attention de Dostoïevski est cen-
trée sur la personne humaine. Il attaquait le mouvement révolution-
naire de l’époque car il le croyait hostile à la personne. On trouve éga-
lement beaucoup d’humanité — d’une nature très différente, il est vrai
— chez L. Tolstoï, malgré le caractère cosmique de son art. Léon Tol-
stoï — le génie le plus favorisé par le sort — était frappé par l’absur-
dité et l’injustice de l’histoire et de la civilisation humaines, par l’hor-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 77

reur de la mort. Il voulait délivrer l’homme de la souffrance. La philo-


sophie religieuse qu’il créa ne fut pas vraiment chrétienne, mais son
thème dominant était chrétien. Tolstoï était un grand chercheur de vé-
rité. Il cherchait le sens de la vie, de la vie injuste et vide de sens. L’art
de Dostoïevski et de Tolstoï sont pénétrés d’inquiétude religieuse, de
compassion chrétienne. Mais il ne faut pas oublier non plus des écri-
vains russes tels que Tourguénev et Tchékov qui apparemment
n’avaient rien de commun avec le christianisme et ne posaient pas des
problèmes religieux. Ils sont, eux aussi, des hérauts de l’humanité. On
ne la trouve pas chez les grands romanciers français du XIX e siècle :
Balzac, Stendhal, Flaubert. De tous les écrivains européens seul Di-
ckens en fait preuve peut-être. L’humanité de Tchékov surtout est
frappante. Chez lui elle ne dérive pas de quelque doctrine, mais se ma-
nifeste constamment dans son art exceptionnel. La pitié russe va non
seulement vers les représentants des hautes vertus humaines, mais
aussi vers les hommes les plus modestes, les plus petits, les derniers
des hommes. On connaît l’humanisme de Maxime Gorki, lié à sa doc-
trine révolutionnaire. La Révolution russe qui fut cruelle — moins
cruelle pourtant que la Révolution française — a caché aux yeux des
Occidentaux des qualités aussi typiquement russes que la pitié et la
compassion. Ainsi la période où triompha l’athéisme militant a, en
quelque [86] sorte masqué sa préhistoire et rendu difficile la compré-
hension de ce phénomène. Au fait, l’athéisme russe avait jailli de la
compassion et des sentiments humanitaires. Il avait une parenté inté-
rieure avec le marcionisme qui ne savait pas concilier l’existence d’un
Créateur omnipotent et bon avec le mal et la souffrance du monde 32.
Cependant dans l’ambiance intellectuelle du XIXe siècle ce sentiment
revêtit un autre aspect qu’à l’époque de Marcion. Plus tard, l’athéisme
russe perdit son caractère miséricordieux et devint agressif. De persé-
cuté, il devint persécuteur au jour de sa victoire. Sous ce rapport, la
Russie a passé par une période désormais close. On y reconnaît la fa-
tale dialectique existentielle où l’humanité peut dégénérer en inhuma-
nité. On l’a observé maintes fois dans l’histoire. Il demeure hors de
doute, que l’humanité reflétée par toute la littérature russe demeure le
trait caractéristique de l’âme populaire. Elle se manifeste de nouveau
dans la littérature soviétique et dans les tendances néo-humanistes de
32 Dans son ouvrage Marcion, Das Evangelium vom fremden Gott, Harnack sou-
ligne la parenté de l’esprit religieux russe avec le marcionisme. (Note de l’au-
teur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 78

l’U.R.S.S. Au cours du dernier congrès des Soviets, le Commissaire à


l’éducation, Potiomkine, déclara : « Le trait fondamental de l’éduca-
tion soviétique consiste dans l’humanisme, la démocratie, la foi ar-
dente dans la puissance créatrice de la science, l’éducation de la jeu-
nesse, l’esprit patriotique et national. Elle cherche à développer chez
l’enfant les qualités propres à l’esprit russe, à savoir : l’activité, la mo-
destie, le dévouement absolu à la Patrie et l’amour de la liberté. » Les
idées pédagogiques de Tolstoï exercent aujourd’hui une influence
puissante. Le retour à l’humanisme implique la reconnaissance de la
personne humaine et de sa valeur suprême. Mais pourquoi la réorgani-
sation sociale de la société passe-t-elle toujours par une période anti-
humaniste où la pensée subit une éclipse ? Question complexe et qui
demeure angoissante !
[87]

IV
Les courants les plus importants de la pensée russe du XIX e siècle
ont tous été teintés de socialisme. Même lorsqu’ils n’étaient pas fran-
chement socialistes, ils se distinguaient par leurs tendances nettement
anticapitalistes et anti-bourgeoises. Par l’organe de son élite intellec-
tuelle, de ses écrivains et de ses penseurs les plus influents, la Russie
se définissait comme un monde hostile à l’univers bourgeois. Ce motif
traditionnellement russe, fut commun au révolutionnaire Herzen et au
réactionnaire Léontiev, aux slavophiles et aux occidentalistes, aux au-
teurs religieux et anti-religieux, aux populistes et aux anarchistes, à
Dostoïevski et à L. Tolstoï. Lorsque nous manifestions de l’hostilité
envers l’Occident, c’était le plus souvent envers le monde bourgeois et
capitaliste de l’Occident, et non envers l’Occident en général. On re-
poussait un monde antihumain, écrasant la personne vivante. « Mon
âme, depuis l’enfance, est meurtrie par la souffrance humaine », écri-
vait vers la fin du XVIIIe siècle, Radistchev, ancêtre de l’intelligentzia
de gauche et précurseur du socialisme russe. Le fouriériste Pétra-
chevski, chef du groupe intellectuel auquel participa Dostoïevski (par-
ticipation qui lui valut sa condamnation aux travaux forcés), déclarait
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 79

que n’ayant trouvé rien qui soit digne d’amour chez les hommes et les
femmes, il se consacrait au service de l’humanité.
On peut distinguer quatre étapes dans l’histoire du socialisme
russe. La première est celle du socialisme utopique dans le style de
Saint-Simon et de Fourier. La deuxième est celle du socialisme « po-
puliste » qui s’apparente à Proudhon et qui est le plus spécifiquement
russe. On pourrait le définir comme un socialisme individualiste. Il fut
celui de Herzen [88] et de Mikhailovski. Mais tout en proclamant la
valeur suprême de la personne humaine, ce socialisme affirme égale-
ment le caractère communautaire du peuple russe, s’appuie sur la
classe paysanne, se base sur les formes traditionnelles de l’obstchina 33
agraire et de l’artèle 34 ouvrière et s’oppose au développement du capi-
talisme en Russie. L’homme est placé au-dessus de l’État, de la ri-
chesse nationale (à laquelle on oppose la prospérité du peuple), au-
dessus de la civilisation qui peut être antihumaine. Ces idées sont liées
à la conception russe de la propriété, très différente de celle d’Occi-
dent. Il est notoire que le peuple russe n’a pas connu la conception ro-
maine de la propriété, selon laquelle le propriétaire avait le droit non
seulement d’user de la propriété mais aussi d’en abuser — d’où la
transformation de la propriété en principe absolu, antihumain. Les
Russes sont moins attachés à la propriété que les Occidentaux en gé-
néral, et même les socialistes occidentaux. Les marchands russes, qui
avaient amassé des millions, parfois d’une façon malhonnête, ne
considéraient pas dans leur for intérieur cette propriété comme sacrée
et se montraient capables, dans un moment de lucidité, d’abandonner
toute cette fortune et de se faire moines ou pèlerins vagabonds. J’ai eu
l’occasion de dire à ce sujet que les Russes possèdent les vices bour-
geois mais non les vertus bourgeoises propres aux Occidentaux. C’est
là un trait caractéristique. Il est évident que dans ces conditions, une
bourgeoisie puissante et imbue de ses droits ne pouvait naître en Rus-
sie et qu’il n’y avait pas d’idéologie bourgeoise. Au cours de tout le
XIXe siècle les Russes ont cru que la Russie était appelée à résoudre le
problème social avant l’Occident et d’une façon plus parfaite. Cela
explique que l’expérience communiste difficilement réalisable en Oc-
cident ait été possible en Russie. L’attitude russe envers la propriété
est liée à l’attitude russe envers l’homme. [89] Celui-ci est placé au-
33 Communauté.
34 Equipe. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 80

dessus de la propriété. En revanche, dans le monde bourgeois de l’Oc-


cident, la valeur de l’homme est trop souvent estimée non pas selon ce
qu’il « est », mais selon ce qu’il « a ».
Mais la nature russe est contradictoire et polaire et, dès la fin des
années 60 et le début des années 70, l’envers antihumaniste du socia-
lisme commence à se manifester en Russie. Nous le voyons chez Nét-
chaiev — auteur d’un « catéchisme révolutionnaire » dont Bakounine
lui-même fut effrayé ! Nétchaiev justifiait les moyens les plus crimi-
nels par les fins qu’il jugeait bonnes. Dans les années 70, Tkatchev
préconisait un type de socialisme où la valeur de la personne humaine
ne comptait plus. Contrairement à la majorité des socialistes popu-
listes russes de tendance anti-étatiste et presque anarchiste, il était par-
tisan d’un État fort et dictatorial. A maints égards il se présente
comme un précurseur de Lénine. Avec Jélabov, chef du « Parti de la
volonté populaire » qui participa à l’attentat contre Alexandre II et fut
condamné à mort au cours du Procès du 1 er mars, le socialisme s’hu-
manise de nouveau et fait retentir des notes franchement chrétiennes,
malgré le terrorisme qu’il préconise. La troisième période du socia-
lisme russe est celle du socialisme marxiste introduit en Russie au dé-
but de la dernière décade du siècle passé. Il fut fondé par un groupe
d’émigrés ayant à sa tête Plékhanov, Axelrod et Véra Zassoulitch. Au
début, il fut un marxisme de type occidental, classique, conçu comme
un déterminisme sociologique, comme une théorie évolutionniste.
L’avènement du socialisme se présentait en fonction de l’essor indus-
triel, du développement des forces productrices et de la formation du
prolétariat urbain. Ce nouveau type de socialisme s’attaqua au socia-
lisme populiste et lui porta un coup dont il ne put jamais se relever
complètement. Les marxistes avaient découvert dans la classe ou-
vrière la base du mouvement révolutionnaire — base que la classe
paysanne ne pouvait constituer. [90] La valeur de la personne humaine
était estompée dans le socialisme marxiste (le plus occidental des so-
cialismes russes), quoiqu’il ne fût nullement antihumaniste. Certains
marxistes les plus évolués sur le plan philosophique devinrent même
les pionniers du mouvement idéaliste du début du XXe siècle.
Mais il y eut en Russie encore un quatrième type de socialisme qui
s’imposa au cours de la Révolution. C’est le marxisme bolchévique ou
communiste. Le marxisme occidental y a subi une russification pro-
fonde et l’on y reconnaît certains traits du populisme révolutionnaire
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 81

(la tendance à dépasser le stade capitaliste de l’évolution


économique), voire même certains éléments slavophiles (la lumière
qui vient de l’Orient). J’appelle « volontariste » ce type de socialisme,
car il exalte la volonté révolutionnaire aux dépens des éléments déter-
ministes et scientifiques du marxisme. La personne y joue un rôle plus
actif que dans le marxisme classique de l’Occident, mais c’est une
personne encadrée dans le parti, intégrée dans la communauté. Selon
cette doctrine socialiste, l’homme peut, au sein d’une collectivité or-
ganisée, transformer la face du monde. Le monde devient plastique. Il
ne s’agit plus d’attendre les résultats d’une évolution déterministe La
faculté d’ « auto-mouvement », de liberté, est attribuée à la matière
elle-même. Si l’on désigne cette théorie sous le nom de « matérialisme
dialectique », ce n’est qu’en faisant violence à la terminologie, car la
matière y acquiert les qualités de l’Esprit. Ce type de socialisme a subi
de grandes transformations et l’élément russe, national, est appelé à y
tenir une place toujours plus grande.

V
Il est tout à fait injuste de prétendre que les Russes ne possèdent
pas le sens de la liberté ni l’amour de la liberté. [91] Sous l’ancien ré-
gime russe — despotique au point de vue politique — il y avait plus
de liberté dans les mœurs que chez les autres peuples. Les Russes su-
bissaient l’action de la discipline sociale à un moindre degré que les
Occidentaux. Il y a plus de liberté dans l’orthodoxie que dans le ca-
tholicisme. Le pathos de la liberté, celui de la liberté religieuse, fut
particulièrement puissant chez Khomiakov et Dostoïevski. Khomia-
kov croyait même que le peuple russe devait révéler à ceux de l’Occi-
dent le « mystère de la liberté ». La pensée russe du XIXe siècle, op-
primée extérieurement par la censure, était étonnamment libre inté-
rieurement. La Légende du Grand Inquisiteur est en somme le mani-
feste d’une espèce d’anarchie religieuse. L’idéologie de l’anarchie a
été créée par des Russes et, aussi étrange que cela puisse paraître, par
des membres de la couche supérieure de la noblesse russe comme Ba-
kounine, le prince Kropotkine, le comte Léon Tolstoï (anarchie à base
religieuse chez ce dernier.) Mais la polarité du peuple russe, la coexis-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 82

tence dans son âme de tendances contradictoires, rendent difficiles la


compréhension du peuple russe en général et son attitude envers la li-
berté en particulier. D’une part — quoi qu’en disent les slavophiles —
le peuple russe possède l’instinct impérial. Il a créé un État puissant et
s’est montré parfois par trop docile envers les formes despotiques
d’un pouvoir. D’autre part, une tendance diamétralement opposée
s’est toujours manifestée dans l’histoire russe. Elle a connu la passion
de la liberté, l’évasion hors de l’État, la rébellion contre lui. Il y a eu
le schisme religieux à tendance apocalyptique, dont les représentants
les plus extrémistes croyaient que le pouvoir était tombé aux mains de
l’Antéchrist. Le peuple russe a toujours été insatisfait de la cité ter-
restre, il rêvait de Kitège — la cité mystérieuse engloutie sous les flots
d’un lac. Tout le long du XIXe siècle, l’ « intelligentzia » russe s’insur-
geait contre l’Empire et adhérait aux mouvements révolutionnaires.
La docilité et l’amour de la liberté [92] coexistent dans le peuple
russe, de même que la compassion et l’esprit de miséricorde co-
existent chez lui avec des manifestations de cruauté. Mais tout ceci ne
saurait signifier absence de personnalité.
Le problème de la personne et de la liberté dans la révolution com-
muniste et le régime qu’elle a créé, est particulièrement complexe.
L’esprit communautaire, l’esprit de sacrifice s’est manifesté d’une fa-
çon particulièrement frappante au cours de la Révolution russe. Mais
comme je l’ai déjà indiqué, les révolutions et les périodes de construc-
tion qui leur succèdent, sont peu propices à la personne et à la liberté.
Une révolution sociale est un mouvement de masses qui risque d’en-
gloutir la personne unique et irremplaçable. La Révolution russe, au
cours de son premier stade soviétique, ne se plaçait pas sous le signe
de l’humanisme. L’humanisme est trop raffiné, présuppose un niveau
de civilisation trop élevé pour fournir une symbolique aux mutations
sociales de caractère presque géologique, aux mouvements de masses.
Des mots d’ordre plus élémentaires sont nécessaires d’abord. Le des-
tin du peuple russe voulait qu’en cherchant à réaliser des fins supé-
rieures, il passât par une période où la personne et la liberté se trou-
vaient évincées. Mais c’est là un phénomène propre à toutes les révo-
lutions, aux grands mouvements de masses et nullement caractéris-
tique du peuple russe. Et déjà une tendance humaniste s’affirme en
Russie. N’oublions pas, d’ailleurs, que l’idéologie de Marx est elle-
même d’origine humaniste. On le reconnaît sans peine en lisant ses
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 83

œuvres de jeunesse. Il s’insurgeait contre le capitalisme, car il lui re-


prochait la dépersonnalisation, l’aliénation de la nature humaine des
travailleurs, leur transformation en « choses » (Verdinglichung) 35. Il
exigeait que l’on rendît leur nature humaine aux travailleurs et à tous
les hommes en général. Les idées de Hegel et de Feuerbach sur
l’ « aliénation » furent transposées [93] par Marx dans le domaine so-
cial. Mais au cours de l’évolution ultérieure du marxisme, ces motifs
humanistes et idéalistes furent refoulés au second plan. Quand la Rus-
sie aura dépassé les premiers stades de l’édification socialiste centrée
sur les aspects matériels de la vie, le retour aux principes et aux va-
leurs spirituelles s’accomplira, sur le terrain religieux, conformément
au tempérament russe. La valeur de la personne sera affirmée avant
tout dans le sens chrétien, c’est-à-dire dans le sens communautaire et
non individualiste.
Il faut reconnaître, cependant, que le peuple russe succombe sou-
vent à des tentations, qu’il se plonge fréquemment dans un élément
trouble. C’est peut-être une preuve de sa richesse spirituelle. Ce n’est
pas par hasard que les usurpations d’identité aient été si fréquentes
dans l’histoire russe. Le faux Dmitri 36, Pougatchov, qui se faisait pas-
ser pour Pierre III — voilà un phénomène spécifiquement russe. On a
cru à un certain moment que le pouvoir avait été usurpé par l’Anté-
christ, que Pierre le Grand était l’Antéchrist. Il arrive que le royaume
de César soit confondu avec le royaume de Dieu. La soif de la justice
sociale est inhérente à la mentalité russe, mais l’on emploie souvent
des moyens peu compatibles avec les fins que l’on poursuit. On
confond le terrestre et le céleste, l’absolu et le relatif. Il peut y avoir
des substitutions difficiles à démasquer et qui ont parfois été favori-
sées par le climat spirituel du début du XX e siècle — époque de re-
nouveau poétique et philosophique que l’on pourrait nommer une Re-
naissance russe. On substituait la Sophia au Logos. Cela signifie une
déformation du principe de la personne, car la personne est avant tout
liée au Logos, c’est-à-dire au Christ. Quel Orient veux-tu être ?
L’Orient de Xerxès ou l’Orient du Christ ? s’exclamait [94] Soloviev
en s’adressant à la Russie. La Russie, telle qu’elle est conçue par le

35 Cf. pp. 33 et 45. (N. du T.)


36 Moine défroqué qui se faisait passer pour le tsarévitch Dmitri, assassiné par
Boris Godounov pour usurper le trône. Il y eut, par la suite, deux autres « faux
Dmitri ». (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 84

Créateur, est une Russie christique et c’est seulement en incarnant


cette idée qu’elle reste fidèle à elle-même et à sa vraie vocation. Mais
la Russie est capable de perdre pied et de retomber dans l’ornière de
Xerxès. On a connu de telles déviations dans l’impérialisme russe.
Ces tentations furent puissantes à l’époque impériale, bien que très
exagérées par les Occidentaux. Contre de pareilles tendances, il s’agit
de lutter sur le plan spirituel. Les peuples — tout comme les hommes
pris individuellement — n’accèdent à un état supérieur qu’en passant
par la lutte contre les scandales et les tentations. Le Christ a été tenté
au désert et Il est sorti vainqueur de la tentation.
Le destin historique du peuple russe est de créer un ordre social
plus juste et plus humain que celui de l’Occident. Il doit réaliser la fra-
ternité des hommes et des peuples. Telle est l’idée russe. Le peuple
russe doit créer un monde nouveau, ni bourgeois, ni capitaliste. Mais
en cours de route, il peut subir toutes sortes de tentations. Rien dans
l’histoire ne se réalise simplement et sans effort. Une des plus grandes
tentations est celle du monisme : le refus d’admettre la diversité. Tout
l’avenir du peuple russe est conditionné par son essor spirituel. Nous
en distinguons déjà certains indices. Les rapports entre le pouvoir so-
viétique et l’Eglise se sont modifiés. Ce qui importe, ce n’est pas la
fin des persécutions religieuses, la faillite de l’athéisme militant,
l’émancipation extérieure de l’Eglise, mais la puissance de la foi po-
pulaire que le pouvoir n’a pu méconnaître. Le règlement des rapports
entre la personne et le principe communautaire dépend en Russie non
pas du régime soviétique en vigueur (en principe parfaitement compa-
tible avec la personne), mais de l’état spirituel du peuple russe, de
l’évolution spirituelle de la Russie. Car le principe de la personne est
un principe spirituel. Je pense qu’on pourrait en dire autant en ce qui
concerne l’Occident, où la situation de la personne n’est pas du [95]
tout aussi favorable que ne le représentent les auteurs occidentaux, en-
clins à nier l’existence de la personne en Russie. Un humanisme indi-
vidualiste ne saurait s’implanter en Russie. Seul y est possible un hu-
manisme communautaire — ou une sobornost, pour employer un
terme religieux. Cette étude est écrite pour montrer aux Occidentaux
qu’un tel humanisme n’est pas antipersonnaliste. Au contraire, c’est
l’individualisme qui conduit vers la dépersonnalisation, vers la dé-
composition de la personne. Mais comment faut-il concevoir les rap-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 85

ports entre la Russie et l’Occident ? Ce problème inquiète les Occi-


dentaux lorsqu’ils l’envisagent, au point de vue politique surtout.

VI
Je ne me propose nullement de poser le problème sur le plan de la
politique internationale des puissances. La politique d’un gouverne-
ment n’exprime pas toujours entièrement la vocation historique d’un
peuple. Toutefois, même quand il en est ainsi, elle doit se baser sur
des idées susceptibles d’inspirer le peuple et de traduire son âme. Si
l’on compare la réforme de Pierre le Grand avec les transformations
opérées en Russie soviétique, on saisit leur vrai rapport. Par la ré-
forme de Pierre Ier, l’Europe pénétra en Russie. Par la Révolution
communiste, la Russie pénètre en Europe. La Russie soviétique a
connu une époque de repliement, d’isolement, mais celle-ci pourrait
être dépassée car la Russie est de nouveau présente dans le monde.
C’est ce qui, précisément, inquiète les Occidentaux. La guerre mon-
diale a révélé la formidable puissance de la Russie et la période histo-
rique qui s’ouvre, se déroulera dans une forte mesure sous le signe de
la Russie. L’énorme potentiel du peuple russe s’actualise. Les remar-
quables dons de ce peuple, gêné naguère dans son développement,
pourront désormais [96] se manifester librement. Jusqu’à présent,
seule la couche supérieure du peuple russe avait fait ses preuves, en
créant un type supérieur de civilisation. Aujourd’hui un processus de
démocratisation s’accomplit sous nos yeux. Le niveau culturel des
couches sociales inférieures s’est élevé sensiblement ; les masses po-
pulaires reçoivent une instruction, lisent la littérature russe du XIX e
siècle, cherchent des lumières, aspirent au savoir, mais au cours de pa-
reilles périodes la qualité de la civilisation baisse inévitablement. On
ne trouve pas en Russie soviétique de représentants d’une culture raf-
finée semblables aux hommes de la Renaissance russe du début du
siècle. Mais il faut considérer les choses sous l’angle de l’évolution
dialectique qui s’accomplit par l’opposition des contraires. Sur ce
point Hegel avait vu juste. Il est hors de doute que les processus catas-
trophiques ramèneront la Russie et le peuple russe à leurs idées éter-
nelles, celles qui les traduisent le plus profondément. La Russie a
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 86

connu des tentations et des déformations impérialistes et nationalistes


qui constituent le pôle négatif de son histoire. Tous les peuples du
monde en ont connu d’analogues. Mais telle n’est pas l’idée russe et
telle n’est pas la vocation russe dans le monde. L’universalisme est
plus propre au peuple russe qu’aux autres peuples. Les Russes étaient
des patriotes de l’Europe occidentale. C’était le sentiment des slavo-
philes. Malgré leur mentalité et leur structure psychique très diffé-
rentes de celles des Occidentaux, les Russes s’ouvraient à tous les
courants spirituels de l’Occident et les assimilaient à leur façon.
L’idée russe inclut la synthèse entre l’Orient et l’Occident, entre les
deux courants de l’histoire mondiale. Elle reste vivante dans le com-
munisme russe qui, bien qu’étant d’origine occidentale, a assimilé des
éléments slavophiles. Le rôle mondial de la Russie soviétique est
avant tout lié à la transformation sociale du monde. Pour la première
fois dans l’histoire mondiale, un grand pays pose comme principe fon-
damental [97] le refus d’accepter l’exploitation de l’homme par
l’homme. La propriété personnelle est admise par la Constitution de
1936, mais sous des conditions qui ne permettent pas cette exploita-
tion. La peur du communisme russe, qui n’est le plus souvent qu’une
peur de bourgeois, la crainte de perdre ses privilèges sociaux, déforme
et affaiblit la conscience occidentale. C’est elle qui engendra le fas-
cisme — aboutissement inévitable de tout front anticommuniste. La
peur n’est jamais bonne conseillère et la victoire sur la peur est le pre-
mier devoir spirituel de l’homme. Mais chez certains Occidentaux
cette peur n’est pas intéressée et découle de considérations idéolo-
giques. Elle devient alors le plus souvent une peur pour la personne,
une aversion envers l’ « Orient impersonnel ». Il s’agit de dissiper ces
fantômes. Si l’on parle de la négation de la personne en Russie, on
peut en dire autant pour la France à l’époque de la Révolution fran-
çaise. Il ne semble pas que Marat ait tenu la personne humaine en plus
grande estime que les artisans de la Révolution russe ! En discutant
sur ce sujet, il ne faut pas perdre de vue que la civilisation technique
est en soi une force dépersonnalisante et antihumaine, bien qu’elle
puisse servir d’instrument à l’émancipation de l’homme (à condition
toutefois d’être subordonnée à l’esprit). La puissance dépersonnali-
sante de la civilisation technique atteint son plus haut degré en Europe
occidentale et en Amérique. L’industrie capitaliste est apersonnelle,
bien plus que cet Orient que redoute l’Occident. C’est pour cette rai-
son que l’Occident traverse une crise de la personne humaine. La Rus-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 87

sie pourrait l’aider à trouver une issue à cette crise que le vieil indivi-
dualisme ne saurait surmonter. On ne parviendrait à comprendre les
contradictions de la Russie soviétique qu’en se plaçant dans une pers-
pective historique, ou, plus exactement, historiosophique qui, le plus
souvent, fait défaut aux critiques russes et étrangers. La Russie a passé
par un processus d’industrialisation précipitée, processus cruel, igno-
rant [98] la personne humaine, comme la plupart des processus histo-
riques. L’industrialisation a eu lieu sous le signe du communisme. En
Angleterre, au début du XIXe siècle, elle se passa sous le signe du ca-
pitalisme individualiste. Le premier stade du développement du capi-
talisme en Angleterre, décrit par Marx, a-t-il été moins cruel et plus
humain ? L’industrie capitaliste fit son entrée dans le monde avec une
impitoyable cruauté envers l’homme. Mais voilà ce que l’Occident
doit se rappeler en jugeant la Russie soviétique : l’industrialisation de
la Russie, qui avait certes ses côtés négatifs, prépara néanmoins la vic-
toire sur l’Allemagne et sauva non seulement la Russie, mais l’Europe
tout entière de l’esclavage qui le menaçait. La Russie avait jadis sauvé
l’Europe de l’invasion tartare. Elle l’a sauvée maintenant de l’invasion
hitlérienne. Mais en considérant les choses plus à fond, on peut affir-
mer que seule une renaissance chrétienne, alliant le principe de la per-
sonne au principe communautaire, est susceptible d’assurer la victoire
sur la dépersonnalisation et la déshumanisation qui menacent le
monde.
Nous nous trouvons au seuil d’une nouvelle époque historique, à
maints égards encore énigmatique. Nous éprouvons peu de joie devant
la victoire, même celle de la juste cause, car le monde qui s’en va est
plein de discorde et de haine et ne laisse rien de stable derrière lui. Le
monde est possédé par la haine et semble abandonné de Dieu. Le nou-
veau monde sera non seulement un monde social, mais aussi spirituel.
La réforme sociale ne sera possible que si l’humanité arrive à créer
une unité spirituelle et de nouvelles formes d’universalisme chrétien.
Nous ne devons pas, pour autant, envisager l’avenir d’une façon fata-
liste : il dépend aussi de la liberté humaine.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 88

[99]

Au seuil de la nouvelle époque

VII
LA PUISSANCE
DU PASSÉ ET L’AVENIR

Retour à la table des matières

C’est une erreur de croire que les peuples et les sociétés vivent
dans le présent. Le présent est à peine saisissable. On vit bien davan-
tage dans la puissance du passé et l’attraction de l’avenir. Au jour
d’une révolution, le présent veut anéantir le passé, afin de former le
futur et procréer une vie nouvelle. A chaque fois pourtant la
conscience humaine est le jouet d’une illusion qui ensuite disparaît
peu à peu. La vie est devenue progrès, mais le passé continue à vivre.
Il ne se détruit point et si par hasard il venait à être complètement
anéanti, il ne pourrait plus y avoir de progrès. On ne peut détruire
qu’un passé mort, mensonger, pourri, nuisible à l’évolution de la vie,
mais non ce qui est vivant et précieux et acquis pour l’éternité. L’évo-
lution de la vie présuppose que continue à vivre le sujet de cette évo-
lution. Dans la question qui nous intéresse, c’est le peuple russe qui
continue à vivre, avec son histoire millénaire. La révolution qui, inévi-
tablement, doit détruire bien des choses, chante : « du passé faisons
table rase » 37, mais en réalité on ne peut faire table rase du passé.
Les révolutions sont infiniment plus traditionalistes que l’on n’est
accoutumé à le croire. On peut considérer que c’est un fait établi pour
37 En français dans le texte. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 89

la grande Révolution française. Tocqueville fut l’un des premiers à


montrer à quel point, durant [100] la Révolution, continuèrent à se
manifester de nombreuses tendances de l’Ancien régime. Il ne faut
pas en dire moins de la révolution russe : on peut en dire plus peut-
être. La puissance du passé agit de deux manières : elle transmet au
devenir de la vie nouvelle, non seulement ses conquêtes positives,
mais aussi son poids.
Dans ses débuts, une révolution est rebutée par le passé et se
trouve prête à renier non seulement ce qui en lui est mauvais, mort,
mais aussi ce qui est précieux, éternel. Quelque temps après le
triomphe de la révolution, on commence à revenir au passé. C’est ce
qui précisément se passe en Russie soviétique. Cela implique-t-il
quelque chose qui ressemblerait à une restauration ? De cette nais-
sante restauration parlent avec indignation les révolutionnaires démo-
dés du type trotskiste et avec une joie mauvaise les réactionnaires qui
regrettent de n’en être pas les artisans. En réalité pourtant, le retour au
passé est aussi impossible que l’anéantissement de celui-ci.
Dans la Russie soviétique on a remis à l’honneur l’histoire russe
qui fut totalement reniée au temps où dominait Pokrovski 38. Aujour-
d’hui il existe même un culte pour saint Alexandre Nevski 39, pour
Pierre le Grand, pour Souvorov, pour Koutouzov. On s’est tourné vers
la grande littérature du XIXe siècle et l’on vénère tout particulièrement
Pouchkine et Léon Tolstoï. Tout le peuple lit Pouchkine, pour qui
existe un véritable culte. C’est ainsi que se justifie la prophétie de ce
poète sur sa propre destinée, exprimée dans son poème Je me suis éle-
vé un monument 40. On reconnaît [101] les mérites de l’Eglise ortho-
doxe au cours de l’histoire de la Russie. Le sentiment national s’am-
plifie énormément. Sur le plan purement extérieur on rétablit les uni-
formes, les grades, les décorations et c’est ce qui séduit le plus grand
nombre. Mais tout cela signifie-t-il une trahison des principes fonda-

38 Historien russe marxiste qui niait la valeur de l’histoire russe. Ses livres sont
actuellement interdits. Voir à ce sujet La Russie évolue de F. LIEB (même col-
lection).
39 Prince de Novgorod, libéra le territoire des Suédois et des Allemands. Obtint
par une politique sage et souple la paix avec la Horde d’Or. Il fut canonisé par
l’Eglise russe et inhumé plus tard dans l’Abbaye qui porte son nom (1232-
1262). (N. du T.)
40 Cf. page 82-83. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 90

mentaux de la révolution sociale ? Je pense qu’il n’en est pas ainsi, et


que se réjouissent en vain ceux qui souhaiteraient une telle trahison.
Il ne se produit qu’un redressement de la ligne initiale du devenir,
c’est-à-dire une corrélation plus juste, plus harmonieuse, entre la puis-
sance du passé et l’attraction de l’avenir.
Les résultats de la révolution sociale en Russie demeurent
constants. La Russie soviétique reste un pays socialiste. Dans la forme
où elles existent dans les sociétés capitalistes, il n’y a là-bas plus de
classes, bien que de nouvelles formes d’inégalité pourraient fort bien
surgir. Les moyens de production, les usines, la terre, sont des proprié-
tés non pas privées mais collectives de l’État, ou bien des coopéra-
tives. La propriété personnelle a été ratifiée par la Constitution de
1936, ce qu’il faut reconnaître comme un grand progrès. Pourtant
cette propriété personnelle ne représente que des articles de consom-
mation courante mais non les moyens de production. Elle ne permet
pas l’institution d’un capitalisme et exclut toute possibilité d’exploita-
tion de l’homme par l’homme. Reste également immuable le régime
politique des Soviets, distinct de ceux des démocraties occidentales.
Ce régime se démocratisera, mais il n’y a pas de raisons de croire
qu’il évolue dans le sens des démocraties parlementaires occidentales.
La dictature, elle, est un phénomène transitoire. Quels que soient les
changements qui s’opéreront en Russie soviétique — et ils seront sans
doute nombreux — on peut rester assuré que le peuple russe ne re-
viendra pas à un régime capitaliste, même atténué, ni aux formes de la
propriété privée, telles qu’elles règnent en Occident. Et c’est ici que se
manifesteront non seulement les conquêtes [102] de la révolution,
mais aussi la puissance du passé et de ses traditions. Les conceptions
romaines sur la propriété ont toujours été étrangères à la conscience
du peuple russe.
L’esprit communautaire est infiniment plus propre au peuple russe
qu’aux peuples de l’Occident. Au cours de tout le XIXe siècle, la pen-
sée russe, dans ses courants les plus importants, fut teintée de socia-
lisme, si l’on emploie ce mot dans son sens le plus large. On retrouve
là aussi l’héritage du passé. Le communisme russe s’est assimilé la
tradition du socialisme paysan des Narodniki 41 dans ce sens qu’il a ad-

41 Mouvement d’une importance extrême entre les années 1860 et 1890. Sorte de
socialisme populiste. Cf. p. 76 de l’étude La personne et l’esprit communau-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 91

mis pour la Russie la possibilité de dépasser la période capitaliste de


son développement. Il y a toutefois cette différence, que le socialisme
des Narodniki voulait que la Russie restât un pays agraire, paysan,
alors que le communisme exigeait son industrialisation sous le signe
du socialisme. C’est ce qui a rendu possible sa victoire sur l’Alle-
magne.
Il faut se comporter avec patience envers ce qui se passe en Russie
soviétique et consentir aux sacrifices si l’on veut partager le sort du
peuple russe. Il est évident que la question de la liberté est la plus dou-
loureuse. On peut bien dire avec tristesse, que nous n’avions pas de li-
berté par le passé, qu’elle n’existe point dans le présent et qu’on ne
sait pas si elle existera dans l’avenir ! Il serait injuste d’en accuser
seulement le pouvoir. Ce dernier n’est qu’une fonction de la vie natio-
nale, une arme dans l’accomplissement de la destinée historique d’une
nation. Et la question est justement de savoir pourquoi il y a tant de
choses tristes dans notre destinée historique. Il a toujours existé en
Russie, une hypertrophie de l’État. Klioutchevski 42 disait que l’État
engraissait tandis que le peuple dépérissait. Les historiens russes ex-
pliquent ce fait par les espaces incommensurables de la [103] Russie.
Il était difficile d’organiser cette plaine immense et de la défendre
contre les ennemis de l’extérieur.
Il faut que la terre russe soit infiniment vaste : cela fait partie de
l’idée russe. La révolution communiste russe et le pouvoir établi par
elle ont hérité du passé l’idée de cette immensité. Ils lui sont fidèles.
Avant même que de l’affirmer, le pouvoir soviétique fut placé devant
ce fait. La création des Fédérations soviétiques qui embrassent bien
des tribus et bien des peuples fut un mérite énorme. Il faut se souvenir
que le moment même où une révolution vient de provoquer un énorme
bouleversement social n’est jamais un temps de liberté. Il en va ainsi
de toute révolution.
La liberté ne peut venir que plus tard. Une dictature politique et
surtout économique est parfois un moindre mal et peut devenir indis-
pensable. Mais ce qui n’est jamais justifié, c’est une dictature spiri-
tuelle et intellectuelle, la dictature sur la pensée et les croyances, ce
qui constitue précisément l’arbitraire totalitaire. Et il faut toujours es-

taire dans la conscience russe. (N. du T.)


42 Klioutchevski : éminent historien russe de la fin du XIXe siècle. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 92

pérer que dans cette période d’après-guerre, à la suite de l’affermisse-


ment du régime social soviétique, que ne peut plus menacer aucun
danger sérieux, on proclamera en Russie la liberté d’esprit, de
conscience, de pensée et de parole. J’ai en vue non pas la reconnais-
sance formelle des libertés, mais leur acquisition réelle. Il s’agit en ce
moment non pas des soi-disant libertés politiques, qui sont secon-
daires et qui, dans les sociétés capitalistes, ont été profondément faus-
sées, mais de la liberté de l’esprit qui est une vérité éternelle. La ga-
rantie des droits du citoyen a une grande importance.
Au XIXe siècle, la pensée russe était serrée dans l’étau d’une cen-
sure absurde, mais à l’intérieur elle était extraordinairement libre. La
liberté de l’esprit n’est pas seulement attraction de l’avenir, mais aussi
héritage du passé, de la grande culture russe qui a pu exister malgré un
régime autoritaire. En Russie soviétique, la liberté est comprise non
pas dans le sens de l’individu indépendant de la société, [104] non pas
comme une liberté de choisir ou de discuter une vérité, mais exclusi-
vement comme une activité dans l’édification collective et sociale,
une fois le choix fait et la discussion terminée. Une telle conception
de la liberté est cependant préjudiciable, parce que n’étant pas appli-
cable à la pensée, à la connaissance, à la création artistique.
Le passé et l’avenir doivent se fondre dans les valeurs éternelles,
dans ce qui n’est pas transitoire. Cette union mystérieuse du passé et
de l’avenir se produit constamment dans l’histoire qui, sans elle, n’au-
rait pas de cohésion. Les siècles passeront. La révolution sociale
russe, grandiose par son ampleur, deviendra un passé lointain. Elle
continuera pourtant à vivre dans le présent de l’avenir. Il y aura alors
quelque chose de nouveau, que nous ne pouvons prévoir, et ce nou-
veau, sans aucun doute, se dressera contre le passé immédiat, mais
n’en pourra pas anéantir la puissance. Le passé et l’avenir se fondront
à nouveau. Tel est le mystère du temps, tel est celui de l’histoire. Une
attitude exclusivement conservatrice envers le passé est fausse et nui-
sible. C’est très précisément une trahison de ce qui, naguère, fut créa-
teur et dynamique. Le processus créateur du présent ne peut qu’être fi-
dèle au meilleur du passé. L’indéracinable puissance du passé doit être
transmuée en futur créateur, devenir son facteur. La Russie soviétique
entre dans cette heure de son existence, où le passé et l’avenir
s’unissent pour accomplir la grande vocation de la Russie et du peuple
russe dans le monde, car il y a bien des raisons de croire qu’approche
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 93

la « période russe » de l’histoire universelle. Dans cette conscience de


la vocation de la Russie, l’idée révolutionnaire, socialiste, soviétique
s’allie à l’idée messianique, slavophile, héritée du passé. Il y a tou-
jours un danger qui guette : celui de la tentation impérialiste reçue,
elle aussi, du passé. Nous croyons fermement, cependant, que l’idée
russe, qui veut réaliser la réunion fraternelle des hommes et des na-
tions, saura triompher de cette tentation.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 94

[105]

Au seuil de la nouvelle époque

VIII
DES DIFFICULTÉS
DE LA LIBERTÉ

Retour à la table des matières

Seul un coup d’œil superficiel et inattentif peut faire paraître


simple et claire la question de la liberté. Elle est pourtant, en réalité,
extrêmement difficile et complexe. Et d’abord parce qu’il n’est pas
possible de comprendre la liberté d’un point de vue statique et d’une
façon abstraite : elle ne se peut comprendre que d’une façon dyna-
mique et concrète. La liberté a des destins contradictoires selon les
différentes conditions d’existence. Il ne m’est pas possible ici de me
plonger dans le problème métaphysique de la liberté et je dirai seule-
ment qu’on peut en parler dans diverses acceptions du terme. Il y a la
liberté intérieure et la liberté extérieure ; la liberté formelle et la liber-
té réelle ; il y a la liberté en tant que choix et la liberté en tant que
force créatrice. C’est dans la vie économique que le thème de la liber-
té prend son sens le plus ardu, parce qu’elle s’y trouve plus proche de
la matière et plus liée à l’homme qui dépend du travail sur la matière.
La liberté est esprit. Elle possède une source spirituelle et elle s’ame-
nuise à mesure qu’elle quitte l’aspect spirituel de la vie, pour se dépla-
cer vers son aspect matériel. A mesure que l’on se rapproche de la ma-
tière, naît la nécessité, cette lourde nécessité qui n’existera plus dans
l’économie paradisiaque, quand l’esprit se sera définitivement emparé
de la matière et l’aura soumise. Nous sommes fort loin de cette écono-
mie paradisiaque, et notre vie économique ressemble bien plutôt à
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 95

[106] l’enfer ! Une anecdote, contée, je crois, par Louis Blanc, nous
indique à quel point peuvent être contradictoires les conséquences de
la liberté dans la vie économique. Un riche bourgeois se promène dans
Paris et voit un fiacre qui stationne au coin d’une rue. Il lui demande :
« Cocher, es-tu libre ? » L’autre répond : « Oui, je suis libre ! » Alors
le riche bourgeois de s’écrier : « Vive la liberté ! » et de poursuivre
son chemin. C’est justement cette liberté du cocher libre, qui existe
dans la société libérale capitaliste. L’ouvrier est libre mais il ne peut
réaliser sa liberté, en profiter, et elle demeure formelle. Il y a long-
temps que les socialistes ont dénoncé cette liberté-là et se sont acquis,
de ce fait, une réputation d’ennemis de la liberté. Dans les démocra-
ties capitalistes, la liberté est parfois fictive pour toute une couche de
la société.
Il existe deux grands symboles dans la vie sociale des hommes : le
symbole du pain, auquel est liée la possibilité même de la vie, et le
symbole de la liberté, auquel est liée la dignité de la vie. Le plus ardu,
c’est la réunion du pain et de la liberté. Comment nourrir les hommes
sans leur retirer leur liberté ? Dans la structure capitaliste, les démo-
craties affirment une liberté formelle, sans donner de pain. D’autre
part, on est incité à suivre la tentation du Grand Inquisiteur de Dos-
toïevski : donner le pain à l’homme en lui retirant sa liberté.
La question sociale qui torture les sociétés humaines n’est pas ré-
solue de façon réelle et se noie dans d’interminables discours, ou bien
se trouve résolue sans la liberté et contre elle. La puissance de l’éco-
nomie déborde aussi sur la vie spirituelle des hommes, sur leur
conscience et leur pensée, reconnues seulement comme épiphéno-
mènes. Dans l’économie capitaliste, il n’y avait qu’esclavage. Dans
l’économie planifiée, il peut exister une autre forme d’esclavage.
Nous nous trouvons ici en présence d’une question angoissante : pour-
quoi n’y a-t-il toujours pas de liberté en Russie soviétique ? [107] Qui
en est responsable ? Le plus simple c’est de dire : le pouvoir en est
coupable, mais c’est aussi la réponse la plus superficielle. Le pouvoir
n’a qu’une signification fonctionnelle dans la vie d’un peuple et il ne
faut pas trop en exagérer l’importance ni dans le bon, ni dans le mau-
vais sens.
Marx ne croyait nullement que la société humaine allait toujours se
trouver au pouvoir de l’économie. Il ne voyait dans ce pouvoir que le
mal du passé et la faiblesse de l’homme pas encore maître des forces
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 96

spontanées de la nature et d’une société se désagrégeant en classes


hostiles. Mais selon le rêve de Marx, l’heure de la libération sonnerait
un jour et l’on « sauterait alors hors du royaume de la nécessité dans
celui de la liberté ». La révolution communiste russe, qui s’est accom-
plie non pas tant selon Marx qu’au nom de Marx, ne signifie nulle-
ment que l’heure de cette libération ait sonné. Le peuple russe vit en-
core dans le « royaume de la nécessité », sous la double puissance de
l’économie. La Russie était un pays économiquement arriéré, et de
plus, ruiné par la guerre et par les premières années de la révolution.
Une industrialisation forcenée lui était nécessaire, non seulement pour
sa prospérité future et non présente, mais aussi pour la préparation
d’une guerre éventuelle qui menaçait du côté de l’Allemagne. Ce pro-
cessus d’industrialisation de la Russie avait lieu en même temps que
se dessinait, sans être établi encore, le régime socialiste. Le processus
fut très pénible, douloureux, et ses victimes furent des êtres humains.
Ici s’est révélée l’habituelle cruauté de l’histoire de la personne hu-
maine souffrante. L’on sait maintenant que, grâce à ce douloureux
processus, la Russie a pu vaincre l’Allemagne. La nécessité écono-
mique n’accordait guère au peuple russe la liberté de respirer, celle de
se mouvoir. Le rôle exceptionnel que joue l’économie en Russie a une
autre source qui découle de la couche dirigeante, inspirée par une
idéologie déterminée. En Russie soviétique sévit une cruelle nécessité
économique, mais il y règne aussi une idéologie qui voit dans l’écono-
mie [108] la réalité première de la vie humaine, tout le reste étant épi-
phénomène et superstructure. C’est la théorie du matérialisme écono-
mique ou, comme on préfère la nommer aujourd’hui, du matérialisme
dialectique. A elle est liée en Russie la cause non pas économique,
mais bien idéologique qui entrave la liberté. C’est précisément ce que
l’on appelle le totalitarisme, qui est toujours une idéologie, une
conception du monde. C’est une forme de marxisme qui correspond à
une époque où le « saut hors du royaume de la nécessité dans celui de
la liberté », n’est point encore possible. Il faut toutefois avouer que ce
n’est pas seulement la nécessité économique qui exerce son influence
sur la vie russe, mais également l’idéologie qui fait dépendre de l’éco-
nomie la vie spirituelle et la pensée. Les marxistes-communistes
russes pensent, d’après Hegel, que la liberté serait le produit de la né-
cessité. La nécessité cependant n’engendre toujours pas la liberté. Je
ne pense pas qu’il y ait chez les dirigeants de la Russie soviétique une
idée de domination despotique sur les peuples, une volonté impérieuse
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 97

de puissance, comme c’était le cas en Allemagne. Ils ont toutefois la


conviction, qu’avant de faire le « saut dans le royaume de la liberté »,
il faut passer par une dure et cruelle nécessité qui embrasse toute la
vie sans exception. C’est elle qui constitue le totalitarisme nuisible à
la liberté d’esprit, de conscience, de pensée et de parole. On peut, dans
un régime socialiste, imaginer une nécessité économique puissante,
sans la prépondérance d’une semblable idéologie. Il faut donc espérer
que cette puissance de l’idéologie totalitaire sera intérieurement sur-
montée sous l’influence des processus créateurs de vie. On pourra
alors conquérir une liberté non pas absolue, mais relative, en attendant
ce « saut dans le royaume de la liberté » prévu par la pensée dialec-
tique de Marx. Même devant les très lourdes exigences de l’industria-
lisation d’un pays, la liberté de pensée est fort possible. Sans elle, la
science elle-même ne peut se développer normalement.
[109]
En Russie soviétique, on ne conçoit la liberté que comme une pos-
sibilité d’activité collective modifiant l’univers. Mais si une telle
conception convient à une structure économique terriblement liée en-
core au « royaume de la nécessité », elle convient peu à la création
d’une culture ou d’une vie spirituelle, plus proches du « royaume de la
liberté ». La liberté a encore un autre sens : elle est l’expression de
l’indépendance de l’homme vis-à-vis de la puissance absolue de la so-
ciété et de l’État, des puissances spontanées de l’univers. Cette liberté
n’avait pas encore été découverte dans toute sa profondeur par l’an-
tique monde gréco-romain. Il ne connaissait qu’une religion liée à la
tribu, à la nationalité, à la cité-État. Le système moniste totalitaire ra-
mène inévitablement à l’attitude païenne envers la société et l’État. La
liberté d’esprit fut en principe conquise par les martyrs chrétiens, qui
refusèrent de rendre les honneurs divins à César. En fait, le christia-
nisme historique s’est trop souvent dérobé à ces conquêtes de la liber-
té. Il n’empêche que la Déclaration des Droits de l’Homme a une
source chrétienne. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affran-
chira : c’est dans l’Évangile. Toutefois il ne s’agit pas de la vérité im-
posée de force, mais seulement de celle qui est librement connue et li-
brement acceptée : vérité de la libération spirituelle qui ne naît pas de
la nécessité. À notre époque, la liberté est rendue difficile du fait que
les remaniements sociaux du monde devant lesquels nous nous trou-
vons l’amoindrissent et la restreignent inévitablement, en exigeant une
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 98

concentration sur le travail de la matière en pleine organisation. Or,


dans ce travail, la part de nécessité est plus grande que la part de liber-
té. Le plus grand problème de l’esprit consiste à conserver en même
temps la liberté spirituelle intérieure. Il faut dire aussi que la crainte
obsédante de l’ennemi entrave beaucoup la liberté. On la promet pour
le jour où l’ennemi sera vaincu. Mais celui-ci reparaît toujours sous
des aspects nouveaux, et l’heure de la liberté se trouve de plus en plus
[110] reculée ! On nous dit qu’il faut une pacification des peuples et
des sociétés afin qu’advienne la liberté. Il ne s’agit pourtant pas de la
liberté absolue, mais de la liberté relative ; il s’agit pour l’homme
d’une possibilité de discussion dans sa recherche de la vérité. La liber-
té relative est nécessaire, même quand on n’a point encore franchi le
pas entre le royaume de la nécessité et le royaume absolu de la liberté.
Elle n’est pas moins nécessaire que le pain.
La liberté n’est pas chose aisée. Elle est difficile. Et l’homme ne
peut s’offrir la légèreté de refuser la liberté. Dire que la liberté soit un
droit, qu’elle soit ce que l’homme exige pour lui-même, représente
une conscience encore superficielle. On va bien plus au fond en disant
que la liberté est l’obligation de l’homme, qu’elle est ce qui est exigé
de l’homme, parce qu’en elle réside sa dignité. L’homme est un être
qui vit naturellement dans le royaume de la nécessité naturelle et so-
ciale. Mais il est appelé à la libération et en elle il accédera à sa com-
plète humanité. Ce n’est pourtant pas pour lui seul qu’il doit recher-
cher la liberté. La liberté pour soi a été aimée par tous les tyrans du
monde. Il doit la rechercher pour les autres, pour ses frères humains. Il
doit chercher non seulement la liberté formelle, mais aussi la liberté
réelle. Sur cette voie s’amoncellent bien des obstacles, car elle est dif-
ficile, la liberté !
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 99

[111]

Au seuil de la nouvelle époque

IX
DE LA LIBERTÉ
DE L’ACTE CRÉATEUR

Retour à la table des matières

Il va s’agir ici non de liberté dans la vie politique, mais de liberté


dans l’acte créateur, dans la culture spirituelle, la pensée, la littérature
et l’art.
La question peut sembler élémentaire. L’acte créateur est impos-
sible sans la liberté. Sans elle, il se flétrit. Le travail peut être obliga-
toire. Il l’a trop souvent été, et l’on voudrait le libérer de ce caractère
contraignant. Mais « création obligatoire » est un assemblage de mots
dérisoire.
En fait, ici comme ailleurs, la question de la liberté est plus com-
plexe qu’on n’est accoutumé de le croire. Elle est liée, avant tout, à la
difficulté d’une définition rationnelle de la liberté. La pensée philoso-
phique en vient à constater qu’une telle définition est impossible, car
de son fait même la liberté disparaît et se subordonne au détermi-
nisme.
Bergson en parle fort bien, mais il est cependant contraint de for-
muler par des mots, sa pensée sur la liberté. Une connaissance néga-
tive n’en demeure pas moins une connaissance.
En reconnaissant la liberté comme élément indispensable de toute
création, nous sommes amenés à voir que la culture spirituelle, à la
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 100

différence de la vie sociale extérieure, ne peut être complètement ra-


tionalisée, organisée, soumise à quelque structure sociale que ce soit.
Elle perce toujours au delà des limites rationnelles préétablies. Ces
percées sont les plus géniales, les plus créatrices, celles qui portent en
elles la nouveauté. De la liberté sort le [112] totalement neuf. Hors de
cette liberté créatrice, il n’y a que répartition nouvelle de la matière du
monde.
C’est une erreur de faire coïncider « liberté de création » et « indi-
vidualisme ». Le véritable acte créateur est personnel, c’est-à-dire in-
dividuel, mais ce n’est pas du tout l’individualisme en soi. Cela ne si-
gnifie en aucune façon que le créateur s’absorbe en lui-même ou
s’isole de la vie nationale et universelle. Un individualisme raffiné est
un phénomène de décadence et il a été moins que tout le propre des
génies créateurs.
L’acte créateur ne peut être entièrement expliqué par la société.
L’homme ne se détermine que partiellement par un milieu social et
non au sens le plus profond de ce terme. Le mystère de l’acte créateur
dans tous les domaines — non seulement dans la création des valeurs
culturelles, mais aussi dans l’amour créateur de l’individu pour l’indi-
vidu — reste toujours le mystère de la naissance d’une nouveauté
dans le monde. C’est le mystère de la naissance de ce qui, jusqu’alors,
n’avait pas d’existence 43.
L’acte créateur présuppose la matière du monde, la matière de la
nature, de la société et de l’âme ; il leur est lié. Il ne peut cependant
être expliqué exclusivement par cette matière, ni engendré par la seule
nécessité. Aucun déterminisme ne peut expliquer le mystère de l’acte
créateur.
On peut tenter d’expliquer les courants de l’art, avec une plus ou
moins grande vraisemblance. Cela a été fait par Taine, déterministe lo-
gique, mais toutes ses explications passent à côté du mystère de l’acte
créateur. Il en sera de même pour tout déterminisme, parce que nous
nous trouvons en face du mystère de la liberté, présente dans tout acte
43 Cf. l’intéressant ouvrage récemment paru de RAYMOND POLIN, La créa-
tion des valeurs. L’auteur est un représentant de la philosophie existentialiste
contemporaine. Il pose d’une façon aiguë le thème de la création des valeurs.
Mais sa conclusion philosophique, qui en partie le rapproche de Sartre, de-
meure stérile et révèle l’impuissance d’une certaine tendance de l’existentia-
lisme. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 101

[113] créateur. Sans doute les artistes de la Renaissance italienne se


tournaient-ils vers la nature et vers l’art antique ; sans doute peut-on,
de ce fait, expliquer bien des choses, mais restera toujours inexpli-
cable le mystère de l’acte créateur d’un Léonard de Vinci ou d’un Mi-
chel-Ange, le mystère de la liberté interne de cet acte, procréateur de
nouveauté. On peut aussi trouver quelques raisons dans l’imitation,
l’emprunt, le reflet d’un milieu social, mais on n’expliquera pas le pri-
mordial, l’essentiel. L’acte créateur n’existe que lorsque tout ne vient
pas du dehors ; il lui faut un apport intérieur. Etouffez ce qui est issu
de la liberté intérieure, et la création disparaîtra.
Les philosophies officielles, l’art officiel sont donc impossibles,
bien qu’ils aient existé. Il y a toutefois un lien entre le créateur indivi-
duel et le milieu spirituel interne où il pense et crée. A l’époque du
Romantisme, tous les créateurs les plus importants étaient des roman-
tiques. Au temps du Symbolisme russe, tous les poètes étaient des
symbolistes. Cela n’implique pas, pour autant, un emprunt ou une imi-
tation superficiels. La mode joue un rôle assez grand dans la littéra-
ture, mais la création d’un style suppose quelque chose de plus pro-
fond. Le style baroque prédomina longtemps en Europe. Il était vrai-
ment une mode, mais point dans ses prémices créatrices. Les plus ori-
ginaux d’entre les romantiques et les symbolistes furent des promo-
teurs. Ce qu’il y avait en eux de nouveau naissait de la liberté.
Il en est ainsi de toutes choses. Le philosophe dépend de toute
l’histoire de la pensée philosophique, ainsi que du milieu culturel d’un
peuple, mais dans la philosophie il y a eu nouveauté, prodromes, tous
issus de la liberté intérieure du philosophe. Le plus grand mystère de
l’existence humaine se trouve dans la possibilité de la liberté créatrice
et non seulement dans le domaine de la culture, mais aussi dans la vie
individuelle des hommes qui, elle aussi, doit être créatrice. La culture
présuppose un lien avec la perspective [114] historique dans laquelle
elle se trouve toujours insérée. Pourtant elle se flétrit et meurt si elle
ne porte en elle les prémices de la libre création.
Dans la culture il y a, par conséquent, toujours deux principes : ce-
lui de la tradition et celui de la liberté créatrice. Sans la tradition, il
n’y a ni lien ni sens à la destinée historique. Du reste, la tradition n’est
nullement un conservatisme ce qui nuirait au développement créateur :
elle est le lien interne avec la création du passé et avec ses valeurs
culturelles. Sans la liberté de création il n’y a pas de nouveauté, pas de
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 102

vie croissante qui s’épanouit, il n’y a que mort. L’histoire de la créa-


tion artistique connaît des ruptures avec le passé, des soulèvements
orageux et plus particulièrement contre un passé tout proche. La révo-
lution est nécessaire non seulement dans la vie politique, mais dans la
vie culturelle. Cependant le grand passé des valeurs éternelles de-
meure toujours au plus profond et l’on y revient toujours. Dans la
Russie soviétique on a repoussé la renaissance culturelle russe du XX e
siècle mais on est revenu à la magnifique littérature russe du XIX e
siècle. Plus tard, les valeurs de la Renaissance culturelle du début de
notre siècle reviendront elles aussi, et entreront dans les créations fu-
tures. La culture ne peut pas plus exister sans liens avec le passé, sans
souvenirs, qu’elle ne le peut sans liberté.
Peut-il y avoir en art, de même qu’en philosophie, des « com-
mandes sociales » ? Cela ne tue-t-il pas la création ? On ne peut exa-
miner cette question de façon formelle. Evidemment la commande so-
ciale extérieure, issue du pouvoir de l’État, ne peut être que mortelle.
Elle peut, toutefois, avoir un sens différent.
Il est tout à fait inexact, par exemple, de croire qu’il existait en
Grèce un soi-disant art « pur » et que ses grands créateurs aient été des
individualistes. La tragédie grecque était un art national, et avait une
signification religieuse. Jusqu’à un certain point, Eschyle exécutait la
« commande [115] sociale » de la cité-État athénienne et il en était
conscient. Cela correspondait cependant à sa conception interne du
monde, à sa croyance personnelle, et ne ressemblait nullement à une
commande officielle. C’est pour cette raison seulement que la tragédie
grecque a pu être un grand art. Il n’y avait pas, de la part de la société,
violation de la personnalité créatrice, mais une permanence organique
dans la société, le peuple ou l’organisme spirituel.
Il en a été ainsi de tout art religieux. Tels furent les bâtisseurs des
sanctuaires médiévaux. Tel fut Dante et aussi l’art de la Renaissance,
lié encore au moyen âge. D’après l’ancienne terminologie, les
époques « organiques » se distinguent ainsi des époques « critiques ».
Mais voici un exemple qui peut donner l’impression d’une « com-
mande sociale » provenant d’en haut, alors qu’il s’agit de grand art.
Lorsque Virgile écrivait l’Enéide, il exécutait une commande officielle
de César Auguste. Le régime de cet empereur était totalitaire. Auguste
aspirait à relever Rome, à la sauver de la décomposition. Il était donc
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 103

désireux, au premier chef, de faire renaître la religion romaine comme


base de tout son ordre nouveau. Il trouva un poète de génie dont la foi
et le sentiment patriotique répondaient à ses projets. Virgile créait en
toute liberté, du fond de son être, du fond de sa foi religieuse et patrio-
tique. Pourtant, en apparence, il porte le sceau du siècle d’Auguste et
de son régime totalitaire. En soi le projet de renaissance de la religion
romaine était sans espoir ; ce n’est point à cette religion-là qu’apparte-
nait l’avenir. Virgile, pourtant, sera reconnu comme un précurseur du
christianisme, le plus proche de lui parmi tous les païens. C’est lui qui
va escorter Dante dans son voyage à travers le monde de l’au-delà.
L’art créateur de Virgile n’était point de l’individualisme, au sens nou-
veau, au sens européen, à la fois vieux et nouveau. C’était un art libre.
Un art ayant un sens pour tout le peuple ne peut être [116] obtenu
sur la base d’une conception matérialiste du monde. Celle-ci ne donne
pas la culture mais une instruction superficielle, et elle est l’œuvre des
couches supérieures de la bourgeoisie du XVIIIe siècle. Elle fut, au
XIXe siècle, vulgarisée sur la base des sciences naturelles. Marx, qui
ne ressemble en rien à Büchner ni à Moleschott, n’était pas, au fond,
un matérialiste. Il est bien plus complexe. Il est sorti des profondeurs
de l’idéalisme germanique dont il a, pour toujours, conservé quelque
chose. Le matérialisme est lié à ce qui est superficiel, mais le caractère
national d’un art ne s’acquiert qu’en profondeur, alors que l’individu
créateur s’unit aux destinées de son peuple et de toute l’humanité.
C’est pourquoi tradition et liberté se trouvent toujours liées dans les
grandes œuvres créatrices. Il faut se garder de comprendre le mot
« tradition » dans un sens conservateur : il faut l’entendre comme un
lien créateur, comme la victoire du souvenir sur la puissance du
temps.
On a beaucoup discuté pour savoir si l’œuvre créatrice se présente
comme individuelle ou bien nationale et collective. La façon dont la
question est posée n’est pas moins importante que sa réponse.
Dans le cas donné, la question a été posée d’une façon inexacte. Il
faut avant tout écarter totalement le terme de création collective. Une
telle création n’existe pas, n’existera jamais. La question de l’œuvre
créatrice nationale a pourtant une grande signification si l’on prend
garde de ne pas faire une opposition erronée entre la création indivi-
duelle et la création nationale. L’œuvre créatrice d’un Pouchkine ou
d’un Léon Tolstoï fut individuelle. Il serait dérisoire de parler du
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 104

« collectivisme » de leur création. Et en même temps, leur œuvre était


profondément nationale, polyvalente, elle exprimait l’esprit du peuple
russe.
Le caractère national de l’œuvre de Pouchkine et de Tolstoï se ré-
vèle pleinement dans la Russie soviétique contemporaine : tout le
peuple la lit et la révère. Il existe [117] même un véritable culte de
Pouchkine. Au caractère national de leur œuvre ne nuit nullement le
fait que Pouchkine comme Tolstoï furent d’authentiques gentils-
hommes, issus des couches supérieures, et que leur origine se reflète
dans leurs créations. Ceci ne sert qu’à démontrer combien superfi-
cielles sont les stratifications sociales, dès qu’il s’agit de créations gé-
niales. La Fille du Capitaine et Guerre et Paix sont des œuvres natio-
nales dont le héros est le peuple russe. Le caractère national se révèle
dans la profondeur de l’acte créateur, et n’existe point à sa surface.
Dans l’œuvre géniale, l’individuel devient en même temps national,
alors que le national devient à la portée de tous, prend un sens univer-
sel.
Ce caractère national ne vient en aucun cas d’une commande exté-
rieure et ne signifie jamais que la liberté de la création individuelle
soit entravée et délimitée. Seul l’acte créateur libre, toujours profon-
dément individuel, peut découvrir toute la profondeur du caractère na-
tional. Et ce caractère ne doit être ni voulu ni artificiel.
L’histoire de la littérature russe n’a peut-être pas connu un homme
d’une culture plus raffinée et plus vaste que Viatcheslav Ivanov 44. Il
exigeait un art national, une culture nationale et n’était pas tout à fait
libéré d’une certaine influence de Richard Wagner. Pourtant son
œuvre, pour très intéressante qu’elle puisse paraître à quelques-uns,
n’était guère nationale. Il ne sentait pas assez le sol sous ses pieds,
s’était arraché aux profondeurs de la vie nationale et recherchait la
commande officielle qu’il ne reçut jamais. Il pouvait être à peu près
sûr de ne jamais la recevoir et de ne jamais voir limitée la liberté de sa
création. Or, la nostalgie d’œuvres nationales qui tourmentait les
poètes symbolistes de la Renaissance russe du début du XX e siècle est
à cet égard significative. Elle témoigne du dualisme profond, des dou-

44 Ecrivain, poète, polémiste et critique russe de la fin du XIX e siècle et début du


XXe. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 105

loureux déchirements qui avaient atteint la [118] vie russe. A. Blok 45


était moins que d’autres enclin à bâtir des théories préconçues, mais il
est parvenu à devenir un poète national dans ses vers sur la Russie.
L’âme humaine n’est point une monade fermée, sans portes ni fe-
nêtres, comme le croyait jadis Leibnitz. Elle est propre à la réflexion
et peut, à des degrés divers, refléter l’univers. L’homme a des liens ex-
ternes avec la société, qui exerce sur lui une pression terrible et sou-
vent entrave sa liberté. Mais selon sa nature métaphysique et sa desti-
nation, l’homme est un être social. Son lien authentique avec la vie so-
ciale, avec la société (dans le sens d’une association d’êtres), avec la
vie nationale et la vie universelle, ne se détermine pas de l’extérieur
mais de l’intérieur, du fond de l’être humain plongé dans une vie su-
pra-personnelle, tout en ne cessant pas d’être une personnalité libre.
Nous sommes ici devant le thème fondamental de la liberté créa-
trice et cela se rapporte à toute la culture spirituelle. La peinture ita-
lienne a jailli d’un acte créateur libre et individuel, d’un acte libre de
l’esprit sur la matière du monde, mais elle était populaire, ou comme
on préfère le dire aujourd’hui, « nationale », italienne. Elle avait en
même temps un sens universel. La philosophie allemande fut l’œuvre
d’un acte créateur libre et individuel, d’un libre acte de l’esprit, et
pourtant elle était typiquement germanique tout en ayant un sens uni-
versel. L’œuvre tout à fait nationale, russe, d’un Dostoïevski ou d’un
L. Tolstoï prend une signification universelle. Il est connu que Gœthe
écrivait toujours pour des raisons personnelles. Dans sa création il
était subjectif, bien qu’on le considère comme le parangon de la créa-
tion objective. Mais le subjectif et le personnel acquièrent chez lui un
sens universel, polyvalent.
Il en a toujours été, il en sera toujours ainsi. La personnalité ne
peut être considérée hors de toute qualité. Les [119] qualités de natio-
nalité et d’universalité lui sont inhérentes. L’univers entre dans une
ère socialiste et communautaire, mais cela ne signifie pas pour autant
que doive lui être propre la mensongère métaphysique du collecti-
visme, qui nie le caractère personnel et libre de l’acte créateur. Il y a,
dans l’acte créateur, un mystère qui ne peut être rationalisé, ni réduit à
aucun déterminisme, à rien de ce qui vient du dehors.

45 Grand poète symboliste russe mort en 1920. (N. du T.)


Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 106

C’est précisément là que réside le mystère de la liberté, le mystère


le plus grand de la vie universelle. Contre lui se brise tout système dé-
terministe, naturaliste ou social. Il n’y a pas de forces mondiales qui
puissent vaincre ou éteindre cette liberté initiale, sa flamme créatrice.
Et il faut toujours se souvenir que ce qui est le plus individuel, person-
nel, est en même temps le plus universel, général. La véritable liberté
dépasse justement les frontières de tout hermétisme, surmonte la mé-
diocrité où l’homme s’enfonce avec tant de naturel. La liberté créa-
trice tend toujours vers la création d’une vie nouvelle, vers de nou-
velles valeurs. Elle ne laisse jamais l’homme dans son petit univers.
Elle le tourne vers le vaste monde. La violence faite à la liberté créa-
trice ne peut l’anéantir, mais peut créer soit de misérables opportu-
nistes, soit des martyrs de la résistance.
L’esprit est liberté et ne peut être éteint.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 107

[120]

Au seuil de la nouvelle époque

X
DE LA LIBERTÉ CRÉATRICE
ET LA FABRICATION
DES ÂMES

L’arme des hommes libres


C’est la libre parole.
CONSTANTIN AKSAKOV

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Tous les écrivains russes, créateurs de la grande littérature russe,


ceux qui ont plus contribué à la grandeur de leur patrie que toute la
puissance et l’éclat de l’empire, ont pensé exactement comme
Constantin Aksakov 46, dans son célèbre poème sur la liberté de parole.
Sous le règne de Nicolas I er sévissait une censure passablement féroce,
encore que fort sotte, ce qui fut un grand bienfait. Un Biélinski put
passer au travers de cette censure. La puissance impériale ne pouvait
diriger les pensées, parce que depuis l’époque pétrovienne, tout le ré-
gime n’était déjà plus aussi solide et totalitaire. Il commençait à se
désagréger. Et déjà, à l’intérieur, se préparait la révolution. La littéra-
ture officielle, qui reflétait le point de vue du pouvoir, était dépourvue
de talent et ne méritait même pas le nom de littérature. La structure de

46 Constantin Aksakov, qu’il ne faut pas confondre avec le romancier S. T. Aksa-


kov, était un slavophile éminent. En 1855 il présenta à l’empereur Alexandre
II un mémoire exigeant la liberté de parole pour la nation.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 108

la Russie moscovite 47 était entière et totalitaire, mais on [121] n’y


trouvait ni pensée, ni parole. La pensée et la parole n’ont pris nais-
sance qu’au temps de Pierre Ier, époque déjà ébranlée, déjà critique.
L’histoire ne connaît pas de vraie littérature, d’art véritable nés des di-
rectives d’un pouvoir qui exige de reproduire dans l’œuvre d’art un
point de vue déterminé et par surcroît officiel. Cela s’est, en effet, tou-
jours révélé mortel pour tout acte créateur. Il est périlleux, même im-
pensable, de vouloir faire de la création artistique un moyen utilitaire
pour la construction d’usines et la fabrication des armes d’une guerre
éventuelle.
L’affaire d’Achmatova et de Zochtchenko 48, avec toutes ses consé-
quences pour l’Union des écrivains, représente l’interdiction de la
poésie lyrique et de la littérature satirico-humoristique. La soi-disant
« épuration » s’étend partout et même jusqu’aux musiciens. Il est dif-
ficile d’admettre que la poésie lyrique d’Achmatova puisse nuire à
l’organisation fût-ce d’une seule usine, à la construction fût-ce d’un
seul char, mais il est non moins difficile de concevoir qu’Achmatova
puisse écrire des poèmes qui contribueraient à la multiplication des
usines et des chars d’assaut. Elle écrivait cependant des vers patrio-
tiques.
Le point de vue officiel sur l’art, dont on trouve un reflet dans la
lettre aux Nouvelles russes 49, constitue un retour de quatre-vingts ans
en arrière, un retour aux idées de Tchernychevski 50 et de Pissarev 51.
Ce dernier, partant en guerre contre « l’art pour l’art », exigeait de
Chtédrine 52 qu’il écrivît des articles populaires de vulgarisation sur les
sciences [122] naturelles. Aujourd’hui on exige de l’art qu’il soit une
47 La Russie moscovite ou Moscovie correspond à l’époque historique qui
s’étend du XIe au XVIIe siècle, exactement jusqu’à l’avènement, en 1613, du
premier Romanov. (N. du T.)
48 Anna Achmatova, poétesse d’un très beau lyrisme, et Zochtchenko, écrivain
satirique de la Russie soviétique, sont, depuis peu de temps, tombés en dis-
grâce à la suite de la grande « épuration » qui a eu lieu dans les milieux litté-
raires et artistiques soviétiques. (N. du T.)
49 Lettre du porte-parole de l’Ambassade, datant de septembre 1946, et justifiant
l’épuration.
50 Voir p. 24 (note 6).
51 Critique du milieu du XIXe siècle, apôtre de l’utilitarisme dans l’art.
52 Ecrivain de grande valeur, auteur de satires, de romans à thèse sociale. (Notes
du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 109

vulgarisation de l’idéologie marxiste. Entre les années 60 de l’autre


siècle, où régnait un point de vue utilitaire et matérialiste sur l’art, et
nos jours, a eu lieu la renaissance culturelle du début du XX e siècle.
Alors ont fleuri la poésie et la philosophie, et cette renaissance a affir-
mé l’autonomie des valeurs artistiques et des valeurs spirituelles en
général. Il y avait alors en Russie bien des talents créateurs. La qualité
primait sur la quantité. Aujourd’hui la Russie connaît un grand pro-
grès dans le domaine social et celui de l’instruction élémentaire des
masses, mais elle connaît aussi une grande régression dans le sens de
la création d’une culture spirituelle. C’est un des résultats inévitables
de la réorganisation sociale et massive de la société. Il en sera de
même dans le monde entier. On peut et l’on doit saluer les résultats
sociaux de la révolution, sans pour cela se féliciter de la diminution de
la liberté et de la régression culturelle.
C’est une vérité élémentaire : aucune création n’est possible sans la
liberté. L’acte créateur est très précisément un acte libre. Il ne peut,
dans la culture spirituelle, être organisé sur le modèle de la vie écono-
mique du pays ou sur celui d’une caserne : c’en serait fait de l’acte
créateur. La pensée philosophique ne peut plus se développer en Rus-
sie, car seule est admise la philosophie officielle : la dialectique maté-
rialiste. Le totalitarisme communiste, qu’il faut distinguer de l’état to-
talitaire fasciste, est formellement copié sur la théocratie catholique et
sur l’ordre des Jésuites ; il rappelle également la théocratie calviniste
de Genève. Pourtant, même le totalitarisme du catholicisme médiéval
admettait la diversité de pensée plus que ne le fait le totalitarisme de
la Russie soviétique. Il existait de nombreuses écoles. Les thomistes,
les scotistes discutaient âprement. Il existait aussi des formes variées
de mystique. Mais le catholicisme n’admettait pas la véritable liberté
de pensée et de création : il y avait, il y a encore l’Index. C’est pour-
quoi [123] les catholiques contemporains, qui ne constituent plus la
majorité dominante, ne sont pas sincères lorsqu’ils parlent de liberté.
L’aspiration vers l’unité ne peut exclure la diversité et l’individualisa-
tion, qu’au risque d’arriver à une unité abstraite et contraignante qui
étouffe toute vie, car celle-ci présuppose toujours l’individualité. On
ne peut implanter la vertu contraignante, comme le voudrait, apparem-
ment, l’auteur de la lettre aux Nouvelles Russes, une vertu, par sur-
croît, dont le centre vital serait déterminé par l’économie. La vertu
obligatoire ne peut que mutiler la vie. Une telle attitude vis-à-vis de
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 110

l’acte créateur peut conduire à ce héros des Possédés qui disait :


« Nous étoufferons tout génie dès le berceau. » Sous l’ancien régime,
on enseignait obligatoirement un catéchisme sans élévation et qui dé-
figurait le christianisme. Cela ne contribuait pas à créer des âmes
chrétiennes, mais plutôt à détacher les hommes du christianisme. La
Polit grammota 53 peut avoir la même signification. L’homme est ainsi
fait, qu’il ne peut, sans la liberté d’esprit, se plier à certaines idées qui
sont tenues pour des vérités : ou bien il tombe dans une soumission
servile ou bien il se révolte.
Le point de vue communiste officiel sur l’art confond deux ques-
tions différentes. Il faut, en premier lieu, écarter complètement la dis-
cussion périmée sur « l’art pur », « l’art pour l’art ». Celui-ci n’a ja-
mais existé : c’est une fiction. Le génie, le talent créateur libre ne se
trouve pas dans le vide. Ses actes créateurs sont liés à l’univers, à la
société humaine. Il est un microcosme. Si un artiste créateur désire ex-
primer le destin de son peuple et le partager, c’est parce qu’il lui est
lié intérieurement. Peut-être même lui est-il plus attaché, est-il davan-
tage la vraie nation, que la masse populaire inerte. Nous jugeons une
nation avant tout par ses génies, par ses sommets, et non d’après la vie
ordinaire de ses masses humaines. Nous la jugeons d’après sa [124]
qualité et non sa quantité. Eschyle, dans un certain sens, exécutait les
commandes sociales de la démocratie athénienne, non parce qu’il re-
cevait des directives de l’extérieur, mais parce qu’il personnifiait la
nature profonde du peuple grec. Virgile, jusqu’à un certain point, exé-
cutait la commande sociale de l’empire romain de César Auguste. Ce
n’était pas parce qu’il était l’objet d’une contrainte externe et devait
écrire sur des thèmes imposés, mais parce que du fond de sa liberté
créatrice, il cherchait à exprimer la Renaissance romaine qui était aus-
si le but de César Auguste. Il en a toujours été ainsi. Il est inadmissible
de confondre la liberté créatrice de l’artiste ou du penseur avec l’isole-
ment, avec une absorption individualiste en soi-même, avec l’indiffé-
rence envers le destin du monde et de la nation. Il n’est pas plus ad-
missible de confondre le lien interne indispensable qui existe entre
l’artiste et la vie de sa nation, avec l’esclavage, la violence faite à l’ar-
tiste créateur, l’ordre d’écrire sur des thèmes donnés. Un poème pa-
triotique ne peut être créé que parce que le poète brûle d’amour pour
sa patrie et non parce qu’à un moment donné, la ligne générale du
53 Enseignement politique élémentaire. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 111

pouvoir exige de tels poèmes. C’est tellement élémentaire, qu’il est


quasiment gênant d’en parler !
L’erreur initiale consiste à admettre la possibilité de fabriquer des
âmes au moyen d’une organisation contraignante, à supposer possible
une production industrielle d’êtres humains. La volonté est dirigée
vers l’affirmation d’une unité, d’un monolithe. Pourtant l’unité
contraignante qui n’embrasse pas la diversité, qui n’admet pas l’indi-
vidualité, n’est qu’une unité abstraite, morte. C’est de la géométrie et
non de la vie. Les Soviets veulent créer une société où n’existera plus
l’exploitation de l’homme par l’homme, et ils ont beaucoup fait dans
ce sens. Le but est excellent et l’on ne peut que l’approuver. Il est ce-
pendant impossible de créer une structure sociale nouvelle sans la
libre critique. Il est utile de se rappeler que Lénine a dénoncé violem-
ment le [125] Komtchvanstvo et le komvranio 54. Les Soviets vou-
draient créer non seulement une société nouvelle mais un homme nou-
veau, et c’est ici qu’ils font fausse route. Ils oublient qu’on a affaire
avec des âmes vivantes et non avec des lignes géométriques. L’âme
humaine est complexe, multiforme, multi-corde. Si vous voulez inter-
dire à un homme d’éprouver de la tristesse ou de la nostalgie et de tra-
duire en paroles ses sentiments lyriques, vous créerez non un homme
nouveau, mais un automate !
Tel est le résultat fatal du point de vue marxiste totalitaire. Marx
voulait démasquer les illusions de la conscience, les illusions reli-
gieuses, philosophiques, morales, esthétiques, nées d’une structure
économique, fondée sur l’exploitation d’une classe par une autre. Il l’a
parfois fait d’une façon géniale et n’a été ni trop étroit ni trop élémen-
taire. Il a même été jusqu’à dire une fois : « Je ne suis pas marxiste. »
De même Tolstoï n’était pas « tolstoïen ». Cela n’empêchait pas Marx
de penser que l’économie soit la substance de la vie humaine, en
quelque sorte une réalité première déterminant tout le reste de la vie
des hommes, leur psychologie, et leur superstructure. Il s’est souvent
contredit lui-même et son matérialisme est discutable. Mais il a posé
le principe de l’économie déterminant toute la vie, par conséquent
aussi la création artistique, la pensée créatrice, c’est-à-dire toute la
culture. On peut, il est vrai, comprendre qu’il veut ainsi libérer
l’homme de la puissance économique, mais cela ne se rapporte qu’à la
société future. En attendant, en Russie, l’homme est plus soumis à
54 « Vantardise communiste » et « sornettes communistes ». (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 112

l’économie qu’il ne l’a jamais été. Nous faisons face ici à la question
fondamentale, celle de la hiérarchie des valeurs. La culture spirituelle
est une valeur plus haute que la politique ou l’économie, qui ne de-
vraient être que des moyens obéissants. Le grand problème consiste à
ne pas admettre que le moyen devienne but ; et c’est surtout difficile à
l’époque d’une révolution. Mais c’est [126] pourquoi il est essentiel
de le reconnaître. L’âme russe au cours de millénaires, a été modelée
par la foi orthodoxe. Au XIXe siècle, elle s’est formée à l’école de la
grande littérature russe, grâce à Pouchkine, Léon Tolstoï, Dostoïevski.
Par le prophétisme de cette littérature, elle s’est également exprimée
dans les courants de la pensée sociale russe du XIX e siècle, qui cher-
chait la vérité sociale et qui a rendu possible aussi le communisme.
Elle s’est exprimée également dans la pensée slavophile et dans la
philosophie russe du début du XIXe siècle, et l’on trouve son reflet
dans la poésie d’un A. Blok et dans l’inquiétude de la Renaissance
russe du début du siècle. Elle n’a guère été modelée par quelque éco-
nomie politique ou au moyen d’une ordonnance quelconque des auto-
rités. C’est pourquoi elle est restée une âme libre malgré la pression
exercée d’en-haut. Une âme libre peut créer un régime socialiste, mais
cela présuppose à la fois une libre critique et l’admission de la diversi-
té. On peut reconnaître le sens de la révolution. On peut se féliciter
des résultats sociaux acquis. On peut croire que la Russie et le peuple
russe soient appelés à réaliser la vérité sociale dans le monde. On peut
défendre le principe même de la structure politique des Soviets, dé-
fendre la politique internationale de la Russie en ce dur moment de
son existence, mais on peut en même temps n’éprouver aucune sym-
pathie pour les résultats spirituels et culturels de la révolution et voir
le danger que représente la formation d’âmes asservies. C’est précisé-
ment à un tel point de vue que je me place, et c’est dans ce sens que je
demeure fidèle à l’orientation dite « soviétique ».
La situation internationale et économique de la Russie soviétique
est très difficile. Elle est entourée d’ennemis à l’Occident et les pays
anglo-saxons lui sont particulièrement hostiles. La Russie a besoin
d’une unité interne ; or, dans un pays, la liberté spirituelle non seule-
ment ne nuit pas à l’unité, mais justement y contribue, alors que l’ab-
sence [127] de liberté amène la division et provoque l’animosité. Le
front anticommuniste à l’ouest nuit au développement de la liberté en
Russie. On commence à y considérer le totalitarisme et l’isolation-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 113

nisme comme une défense. Il ne faudrait pourtant pas s’attirer des en-
nemis de cette façon, pas plus qu’il ne faudrait trop s’en exagérer le
nombre. Il vaut mieux se déterminer librement. Les faits de la persé-
cution contre la liberté de création artistique ne font qu’augmenter
l’animosité de l’Occident à l’égard de la Russie soviétique. Cette ani-
mosité ne vient pas des cercles capitalistes ou des trusts, qui seraient
mal venus de défendre la liberté de l’esprit, mais de l’intelligentzia
cultivée des pays d’Occident qui, évidemment, tient à la liberté de la
pensée et de l’art. Elle vient aussi des mouvements chrétiens plus à
gauche et des classes laborieuses elles-mêmes. L’affaire Achmatova et
Zochtchenko, l’oppression du cinématographe, du théâtre et de la mu-
sique, se transforment en propagande anti-soviétique, du fait des So-
viets eux-mêmes ; elles sèment la dissension intérieure, et donnent des
armes aux ennemis. Il est actuellement indispensable à la Russie d’ac-
corder, en même temps que la liberté de l’Eglise et de la vie reli-
gieuse, la liberté de la pensée et de la littérature. Aucune puissance au
monde, serait-ce la puissance des Saints, n’a le droit, en quelque cir-
constance que ce soit, d’exercer la dictature sur l’esprit. Cela ne se
peut pas, même s’il existe une dictature économique et politique qui
n’est pas un ordre normal et souhaitable, mais se révèle parfois
comme une fatale nécessité. La dictature sur l’esprit, sur l’acte créa-
teur, la pensée et la parole, n’est pas une nécessité, mais un mal, né
d’une fausse perspective et d’une fausse tendance de la volonté avide
de domination. Il ne peut en naître que l’esclavage, et c’est là la tragé-
die principale de la Russie. Pour en parler, il faut dire la vérité, et cette
vérité n’est pas exprimée contre la Russie soviétique, mais à sa dé-
fense. La dictature sur l’esprit est un manque de foi en son peuple, ce
même manque [128] de foi dont font preuve les irréconciliables enne-
mis de la Russie soviétique, qui ne voient en elle que le mal et mettent
une croix sur le peuple russe. Bien des Russes en Amérique ont cette
attitude. Au nom de la foi dans le peuple russe, dans sa vocation, qui
est de réaliser une structure sociale plus juste que celle des démocra-
ties bourgeoises de l’Occident, il faut exiger la liberté d’esprit, de
conscience, de pensée, de parole, de création, protester contre l’im-
mixtion du pouvoir dans les libres œuvres de l’esprit. Que le pouvoir
concoure au développement économique de la Russie et prépare sa dé-
fense militaire en cas de besoin, mais ne se mêle pas de la culture spi-
rituelle !
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 114

Rien ne change en principe, si l’on dit que tout ceci n’est pas le fait
du pouvoir, mais celui du Parti. Aucun parti, aucun pouvoir, serait-ce
dans un moment de difficile transition, ne peut prétendre à l’expres-
sion plénière de l’âme d’un peuple, de sa volonté et de ses recherches
spirituelles et créatrices. Tout pouvoir est toujours partiel et non totali-
taire ; il doit toujours être soumis à des buts supérieurs.
Je ne pense pas que la Russie s’oriente vers la démocratie du type
occidental. Elle créera son propre type de démocratie sociale sovié-
tique, mais il faut qu’elle aille vers la liberté, vers la liberté réelle. Il
faut aussi que le peuple russe demeure fidèle à l’universalisme russe.
Ce serait trahir l’idée russe que de s’enfermer dans le nationalisme.
Les prétentions monistes et monolithiques du pouvoir et du parti sont
des tentations, une fausse religion, une hérésie.
Il faut croire à la qualité vivifiante de la liberté. C’est cela la foi en
des forces spirituelles créatrices et non en une nécessité uniquement
matérielle.
Je crois que ces forces sont vivantes dans le peuple russe.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 115

[129]

Au seuil de la nouvelle époque

XI
SARTRE ET LE DESTIN
DE L’EXISTENTIALISME

Retour à la table des matières

L’extraordinaire popularité de Sartre ainsi que la mode de l’exis-


tentialisme sont des faits symptomatiques. La philosophie existen-
tielle, sérieuse et ardue, court le danger de se transformer en philoso-
phie du Das Man de Heidegger. L’existentialisme risque d’y rencon-
trer une triste fin. Aujourd’hui nous sommes étonnés à la pensée que
des hommes comme Pascal ou Kierkegaard aient été des philosophes
existentiels.
Sartre est un homme doué de multiples talents : il est philosophe,
romancier, dramaturge, journaliste. Son meilleur ouvrage est sans
doute La nausée. Il y pose déjà le problème de l’activité créatrice de
l’homme, issue d’une existence basse et écœurante. Son roman en
trois volumes, Les Chemins de la Liberté, n’est pas réussi ; le second
volume, surtout, en est faible. On y trouve pourtant quelques idées re-
marquables, qui révèlent une perception originale du monde. Son
énorme ouvrage philosophique, L’Etre et le Néant, dépend très forte-
ment de Heidegger. En ce qui concerne la méthode, Sartre voudrait
rester fidèle à la phénoménologie, mais intérieurement il se trouve lié
surtout à Freud et à la psychanalyse. Tout en ne voulant pas nier les
grands dons de Sartre, on ne peut manquer de déceler en lui une trop
grande légèreté, un élément de jeu intellectuel. Il ne possède pas la
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 116

profondeur métaphysique propre à Heidegger [130] et aux Allemands.


Un danger menace l’élite française : le raffinement risque de se substi-
tuer à l’approfondissement ; or, le raffinement peut se présenter
comme un indice de décadence. Sartre est un fin psychologue plutôt
qu’un métaphysicien. Il ne peut d’ailleurs y avoir chez lui de profon-
deur : il commence sa philosophie par une négation radicale du mys-
tère. En dehors du monde des phénomènes, il n’y aurait rien, et,
Sartre, on ne sait trop pourquoi, considère que c’est prouvé. Le monde
est plat et vil, l’homme aussi. L’état du monde provoque la nausée. En
fin de compte, Sartre doit aboutir au naturalisme, voire à un matéria-
lisme raffiné. Pour lui l’esprit, la spiritualité, n’existe pas. L’expé-
rience n’est qu’une illusion. Le naturalisme est limité par la seule idée
de la liberté de l’homme, idée qui joue chez Sartre un rôle important.
Toutefois, avant de passer aux actes libres qu’il promet pour l’avenir,
il se plonge dans les bas-fonds de l’existence. Il faut protester contre
l’abus du terme « transcendance », tel qu’il est employé par les exis-
tentialistes modernes. Une terminologie nouvelle risque d’être plus
originale que la pensée. Cependant le mot « transcendance », qui est
traditionnel, est de plus en plus employé dans un sens très différent de
celui qu’on admet généralement. Il est possible que « transcendance »
signifie simplement « dépassement », mais la « transcendance » n’est
pas un dépassement dans le monde, mais un dépassement du monde.
Jaspers, que je préfère à tous les philosophes de cette orientation, celui
qui m’est le plus proche, use de ce terme à meilleur escient. On per-
çoit clairement chez Sartre, malgré l’influence de Heidegger, celle du
rationalisme français : son ancêtre est plutôt Descartes le rationaliste,
que Pascal l’existentialiste. Il semble résulter des discussions très ré-
vélatrices de Sartre avec les marxistes, qu’il est tout de même un idéa-
liste 55. Pour lui l’homme est sujet et non objet comme pour les mar-
xistes.

55 La plaquette de SARTRE, L’existentialisme est un humanisme est fort intéres-


sante. Là, les idées de l’existentialisme sartrien se trouvent exposées avec le
plus de clarté et de simplicité. Sa polémique avec le marxiste Naville est très
édifiante.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 117

[131]
Sartre ne devrait nullement être considéré comme le représentant
de la philosophie existentielle, pas plus que Heidegger, qui le
confirme de lui-même, lorsqu’il distingue la philosophie existentielle
de la philosophie existentiale 56. L’un et l’autre veulent construire une
ontologie en recourant à la méthode phénoménologique. Cependant
une vraie philosophie existentielle ne saurait être une ontologie, celle-
ci étant toujours une doctrine de l’être, construite au moyen de
concepts. L’ontologie est toujours connaissance objectivante, mais
l’existence ne saurait devenir objet sans être détruite. L’être n’est pas
une réalité première, une existence première : il est déjà le produit
d’une connaissance rationnelle et objective, un produit de la pensée.
La philosophie de Heidegger et de Sartre construit une ontologie, ou
du moins prétend le faire, mais ce n’est jamais que la vieille ontologie
rationnelle ; elle reste dans la ligne de Parménide de qui elle est issue.
Sartre convient lui-même que la caractéristique de la philosophie exis-
tentielle est d’affirmer la primauté de l’existence sur l’essence ; c’est
l’existence qui crée l’essence. Or l’ontologie est une doctrine des es-
sences. Jaspers est infiniment plus dans le vrai lorsqu’il n’admet pas
une connaissance ontologique au moyen de concepts. Il n’admet que
la possibilité d’une métaphysique en tant que connaissance symbo-
lique, lecture de chiffres 57. Il est sans nul doute un existentialiste bien
plus authentique que Heidegger et Sartre, plus fidèle au sens que Kier-
kegaard donnait à l’existentialisme. Chez lui, le mot « transcendance »
prend un sens plus direct. La philosophie existentielle ne peut être
qu’une connaissance de Dieu, du monde, de l’homme dans la pro-
fonde subjectivité [132] de l’existence humaine et non pas dans l’ob-
jectivisme de la pensée. Ce serait une erreur de croire que la phéno-
ménologie de Hüsserl soit favorable à la philosophie existentielle :
elle n’aboutit qu’à une fausse ontologie. Kant, par contre, est beau-
coup plus favorable à cette philosophie. Sans être nullement existen-
tialiste lui-même, il ouvre la voie en critiquant toutes les ontologies
qui sont, selon lui, basées sur un usage erroné de la raison et qui
tombent au pouvoir de l’apparence transcendantale. La liberté de
56 Voir : de WAELHENS, La philosophie de Martin Heidegger. (Note de l’au-
teur.)
57 Voir KARL JASPERS : Metaphysik, 3e volume de sa « Philosophie ». (Note
de l’Auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 118

Kant, précisément, est existence. Elle est opposée à la nature, produit


de l’objectivation. Kant ne tombe pas dans le naturalisme, comme y
tombent Heidegger et Sartre. L’ontologie est toujours une métaphy-
sique naturaliste. L’être n’existe pas : il n’y a que l’existence et l’exis-
tant. La philosophie existentielle reflète avant tout l’existentialisme du
philosophe ; elle est expressive ; elle n’objective pas mais exprime sa
participation à l’existence, qui précède la division en sujet et objet. Sa
nouveauté réside justement dans le fait qu’elle doit être une connais-
sance intégrale et vitale qui précède l’objectivation, et la scission en
sujet et objet. Autrement dit, la philosophie existentielle reste dans la
subjectivité. Simone de Beauvoir dans Temps modernes défend en
vain les existentialistes accusés d’être subjectifs et non objectifs. On
aurait pu, au contraire, accuser Heidegger et Sartre de vouloir être ob-
jectifs et, par conséquent, de n’être point existentialistes. L’objectivité
n’est pas du tout identique à la vérité ; celle-ci ne se trouve que dans
la subjectivité, elle n’est nullement une psychologie. L’existence, dit
Jaspers, est l’auto-affirmation d’une personne libre. La philosophie
existentielle ne peut être que l’expression symboliste d’une expérience
existentielle ; celle-ci peut ne pas comprendre l’expérience spirituelle
dont la négation représente une chute vers le naturalisme et le matéria-
lisme. Dans son roman 58, Sartre décrit Chamberlain qui dort, Daladier
qui suce une cigarette, [133] ou bien des personnages qui accom-
plissent des actes d’ordre sexuel ou boivent du whisky au café. Il croit
apparemment décrire l’existence. En réalité, il ne s’agit là que de
l’aliénation et de l’objectivation de l’existence. Ce Chamberlain nanti
de son parapluie ridicule, ce héros de Sartre qui plonge dans les bas-
fonds de l’existence, ont pourtant une profondeur inaliénable par la-
quelle ils touchent au transcendant. L’existence, c’est cela. Quant à
Sartre, il demeure toujours dans le monde des objets et c’est pourquoi
il n’est pas un philosophe existentialiste. Le marxiste n’a pas tort de
dire que l’existence devient une autre forme de la nature humaine.
Dans le grand ouvrage philosophique de Sartre, le mot « néant »
reste ambigu. On peut comprendre « néant » comme ce qui précède
l’être ou bien comme ce qui le suit. Le sens du terme change en
conséquence. Le « néant », chez Sartre, signifie la corruption de l’être.
De là, semble-t-il, la nausée. Il recourt à une image qui compare le
néant au ver qui ronge une pomme ou une poire. Le terme a pourtant
58 Les Chemins de la Liberté.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 119

un autre sens aussi. Au néant est liée la possibilité de créer le neuf. On


ne saurait déduire la liberté de l’être, car elle serait alors déterminée,
comme je l’ai à maintes reprises écrit. Dans La nausée, Sartre voyait
déjà en l’activité créatrice de l’homme une issue à l’existence écœu-
rante. Cependant dans son œuvre il a rabaissé l’homme, l’a traîné dans
la boue. Il affirme un nouvel humanisme, dans Temps modernes en
particulier, mais son idée de l’homme est vile ; à ses yeux l’homme
n’est que de la boue. Il est à craindre dès lors que son œuvre créatrice
ne découle d’un être déjà pourri et non de la liberté du néant. D’où
viendra la puissance créatrice de l’homme ? Comment l’inférieur
pourrait-il créer le supérieur ? C’est la thèse matérialiste. L’homme de
Pascal, de Dostoïevski est dédoublé et polarisé : il est à la fois éléva-
tion et bassesse. L’homme de Sartre, comme celui de Freud, est seule-
ment bassesse. Il existe une différence entre la conception du néant
[134] de Heidegger et celle de Sartre. Chez le premier, on perçoit de
temps en temps des réminiscences de la vieille mystique allemande,
de l’indéterminé (Ungrund), de Boehme. Le néant prend alors un sens
profond. Rien de semblable chez Sartre. Il montre plutôt la corruption
et la déchéance de l’être, tout en voulant le sauver et affirmer la liber-
té. Le monde n’a pas de sens, il est incohérent, absurde ; la nature hu-
maine est basse, mais l’homme possède la liberté qu’il peut opposer à
tout ceci. Il peut faire un choix, assumer une responsabilité, se créer
pour lui-même et créer en général une vie meilleure. La bassesse de la
métaphysique sartrienne se trouve de la sorte limitée, mais on ne voit
pas d’où vient alors cette liberté et comment, pour Sartre, elle se rap-
porte à la nécessité universelle. Il semble qu’il n’y ait pas dans le
monde de lien causal nécessaire.
On a parfois l’impression que Sartre dit quelque chose d’original
sur l’homme. Celui-ci n’est pas définissable ; il n’est d’abord rien du
tout, puis il se crée lui-même. Il est ce qu’il fait de lui-même, son
propre sujet. Il est responsable de lui-même et de tous les hommes. Il
ne doit pas compter sur sa nature. L’homme est acte. Il arrive qu’il soit
ignoble, non par suite d’une hérédité ou de l’influence d’un milieu,
mais parce qu’il s’est créé tel. L’homme se dépasse toujours lui-
même. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Que l’homme n’est pas
seulement nature, mais aussi liberté. C’est ce que pense Sartre. On ex-
primerait toutefois cette vérité d’une façon plus exacte, en disant que
l’homme est esprit. L’esprit n’est pas l’être objectif, il est plus pro-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 120

fond. Il est liberté et acte, non substance. Voilà le règne de la liberté, si


précieuse pour Sartre.
Le problème de la liberté est un problème central. Répétons-le
pourtant ; si l’on ne déduit pas la liberté de la nature, on doit admettre
qu’elle présuppose l’existence d’un principe spirituel dans l’homme.
La terminologie de Sartre voile la difficulté du problème ; cette re-
marque s’applique en [135] général à toute sa terminologie. Ses « en
soi », ses « pour soi », composés sur le modèle de Hegel, dissimulent
de vieux problèmes traditionnels de la philosophie, sans contribuer à
leur solution. D’un point de vue psychologique cependant, Sartre dit
beaucoup de choses intéressantes et justes sur la liberté. Il est exact,
dans un certain sens, que l’homme soit condamné à la liberté, qu’elle
soit son fatum. Un acte est toujours une expression de la liberté : celle-
ci est un principe en dehors de l’essence, elle est contenue dans le
néant, non dans l’être. La liberté est une possibilité de rupture avec le
monde. Dans les profondeurs de l’homme, elle coïncide avec le néant.
L’homme choisit toujours lui-même. Ce choix est totalitaire, c’est
l’instant d’un choix. Rien d’extérieur ne doit le déterminer. La liberté
n’est pas liée à la raison. Je pense que tout ceci est très juste, mais cela
présuppose une liberté en dehors du monde, de source extra-naturelle.
La liberté ne saurait se trouver dans la catégorie de l’être, ne saurait
être rationalisée, ne dépend pas de ma nature, sans quoi elle ne serait
pas une liberté. Elle n’est pas le fondement, elle est le choix de l’exis-
tant. La liberté est une liberté d’action. Pour Sartre, elle n’existe ja-
mais que dans une certaine situation, dans certaines conditions de
l’homme. Elle est toujours un risque. La personne est liberté ; la liber-
té rend l’homme responsable. La revue de Sartre insiste tout particu-
lièrement là-dessus. On y parle constamment de liberté, de choix,
d’engagement. N’en demeure pas moins obscure la possibilité de
conjuguer le rôle de la liberté dans la vie humaine — possibilité de
créer une vie nouvelle et meilleure — avec la philosophie de Sartre,
qui rabaisse l’homme et nie en lui tout principe supérieur. Il ne faut
pas d’ailleurs comprendre ce principe supérieur comme étant la nature
de l’homme. Chez Sartre la liberté revêt surtout un caractère négatif.
On ne comprend pas davantage comment l’homme de Heidegger est
capable de s’élever au-dessus du Das Man, sortir du règne de la [136]
banalité. Pourquoi le monde est-il déchu (verfallen), si l’on ne peut
tomber de nulle part ? Chez Heidegger, on décèle les dernières traces
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 121

de la théologie catholique par laquelle il a passé. Rien de pareil chez


Sartre, mais une contradiction propre à toute l’orientation de la
conscience moderne.
La revue de Sartre, Temps modernes, et ses livres, ne portent pas le
même accent. La revue ne veut pas demeurer dans la pourriture où
nagent les romans de Sartre, elle ne veut plus de la nausée. Elle, et ses
amis, prêchent une littérature engagée et une action sociale. Il y a là
peu d’originalité, surtout pour nous autres Russes. Sartre exige que
l’on se plonge dans l’époque, dans le présent. Défense de l’autonomie
et des droits de la personne, voilà les buts de la revue. L’homme est
déclaré absolu, mais dans son milieu et dans son temps. Les articles de
Simone de Beauvoir, intelligents et assez clairs, sont supérieurs à ceux
de Sartre, mais l’on n’y décèle pas non plus quoi que ce soit d’origi-
nal. Si l’on rejette la terminologie philosophique, les sujets appa-
raissent très vieux, presque banaux. La revue se pose des tâches d’ac-
tualité ; il n’en demeure pas moins que le sens dans lequel est dirigée
la liberté de Sartre, reste inexpliqué. A quoi aspire-t-elle ? On souhai-
terait savoir non pas de quoi elle veut nous libérer, mais pour quoi.
Fait caractéristique : Sartre et ses amis ne veulent pas être des pessi-
mistes. Heidegger en est un, mais Sartre est un optimiste et c’est pire.
Dans un pessimisme sérieux on trouve de la noblesse. Le monde,
l’homme qui s’y trouve, sont absurdes, bas et malpropres. Mais grâce
à la liberté et ne comptant que sur lui-même, l’homme peut s’élever
au-dessus de ce monde et, de lui-même, se délivrer de la nausée, créer
quelque chose de meilleur. L’homme avili, plongé dans la boue, se
hausse et se transforme presque en divinité. A ceci est lié l’athéisme
de Sartre (il faudrait peut-être y chercher son pathos), et aussi son
conflit avec le marxisme. Aucune valeur n’existe a priori dans le fir-
mament intellectuel. S’il n’y a pas de Dieu, l’homme [137] est libre.
Nicolas Hartmann dit la même chose dans son Ethique. Sartre a tenté
de se rapprocher du marxisme, avec lequel, semble-t-il, il n’avait au-
trefois rien de commun. Les marxistes, toutefois, l’ont reçu de façon
fort peu polie et ont refusé catégoriquement tout contact avec les exis-
tentialistes. A leurs yeux, la philosophie de Sartre est celle de la bour-
geoisie en décomposition. Une pensée qui n’est pas liée à l’action de
la lutte de la classe ouvrière, est toujours une maladie. On voudrait no-
ter, à propos de cette polémique, que le matérialisme de Marx lui-
même est discutable, et qu’il a été engendré par une réaction contre
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 122

l’idéalisme abstrait de son temps, exploité pour soutenir un ordre so-


cial injuste. Il y avait certainement chez Marx des éléments existentia-
listes : toute sa doctrine économique est existentialiste. Dans sa thèse
sur Feuerbach, Marx déclare que l’erreur fondamentale de l’ancien
matérialisme consistait à juger tout objectivement comme des choses,
non subjectivement comme une activité humaine. Marx a démoli les
conceptions de l’économie politique bourgeoise qui considérait l’éco-
nomie comme une réalité objective, alors que lui n’y voyait qu’activi-
té, travail des hommes et leur rapport dans la production. C’est pour
cette raison qu’il niait les lois économiques. La remarquable doctrine
du fétichisme des marchandises et des illusions qu’il crée est une doc-
trine existentialiste. Toutefois les marxistes n’aiment guère admettre
l’explication existentialiste de nombreux points de la doctrine de
Marx.
Voici ce qu’il y a, selon moi, de plus important dans le conflit de
Sartre et des marxistes : Sartre tient beaucoup à son athéisme ; il en
est fier. Il accuse les marxistes de n’aller pas jusqu’au bout sur ce
point et se croit plus conséquent qu’eux. Il ne compte que sur
l’homme et sur la liberté ; dans ce monde insensé et absurde, nous
n’avons pas d’autre point d’appui. Et il a raison : les marxistes ne
considèrent pas le processus cosmique et historique comme dénué de
sens et absurde ; ils veulent s’appuyer sur lui car il doit les [138]
conduire vers un but suprême : une société socialiste équitable. Ils
croient au progrès. Ils croient non seulement à la raison humaine, mais
aussi à celle du processus historique. C’est là un héritage de cet idéa-
lisme allemand dont Marx est issu, héritage de Hegel et de sa philoso-
phie de l’histoire. Sous ce rapport, les marxistes demeurent idéalistes,
tout en se refusant à l’admettre. Ce sont des croyants, des héritiers de
l’idée messianique. Ils sont rebutés par l’absurdité du processus cos-
mique et historique ; ils estiment que c’est une idée réactionnaire
condamnée à mourir, privée d’avenir. On ne comprend cependant tou-
jours pas pourquoi un processus purement matériel doive aboutir à
quelque chose de positif et de bon, plutôt qu’au chaos et à la désagré-
gation. L’entropie, deuxième loi de la thermodynamique, ne laisse pas
beaucoup d’espoir en ce qui concerne les résultats du processus cos-
mique.
Les marxistes tournent la difficulté, en attribuant à la matière et à
l’économie, l’idée, la raison, la liberté, la puissance créatrice, c’est-à-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 123

dire des facultés spirituelles. Sartre se croit tout à fait émancipé de ces
résidus de l’idéalisme, imagine voir le monde tel qu’il est, dans sa
bassesse et son absurdité. Voulant être conséquent dans son athéisme,
il ne reconnaît rien de divin dans le monde, alors que pour les mar-
xistes hégéliens ce divin existe encore. Sartre est intéressant en tant
que représentant d’une nouvelle structure psychique de l’homme, pour
qui le monde et l’homme lui-même sont complètement dépourvus de
divin, privés de tout principe spirituel. Les matérialistes de l’ancien
type ne percevaient pas la vie de cette façon nouvelle. Leur matéria-
lisme était naïf. Mais Sartre lui non plus ne va pas jusqu’au bout de
son athéisme : celui-ci se trouve limité précisément par la liberté et les
possibilités qui s’ouvrent devant elles. Les étincelles divines se re-
trouvent soudain dans l’homme. Un athéisme plus conséquent encore,
aurait dû reconnaître l’absurdité, l’irrémédiable de l’existence hu-
maine, [139] l’absence de toute issue, de toute possibilité. L’immense
avantage des marxistes a été de posséder une philosophie de l’histoire,
héritée de l’idéalisme allemand et, en fin de compte, du messianisme
hébreu et chrétien. D’où le dynamisme et l’actualisme des thèses mar-
xistes. Chez Sartre il n’existe pas de philosophie de l’histoire et ne
peut en exister. Elle est absente, en général, de la philosophie fran-
çaise moderne, malgré la grande fécondité philosophique des der-
nières années. Sartre a beau parler d’action, de responsabilités, de
choix, etc., sa philosophie n’en demeure pas moins décadente, sa li-
berté impuissante, qui n’est pas tournée vers le lendemain, vers l’ave-
nir historique. Les marxistes ne sont pas des nihilistes comme Sartre.
Tout le mouvement sartrien est froid et ne possède pas la flamme qui
seule permet de créer l’avenir. La morale de ce mouvement 59 est une
vertu froide, privée de toute trace de charité. C’est la liberté d’un raffi-
nement agonisant qui, chose étrange, affecte une forme grossière.
C’est une philosophie crépusculaire mais qui est encore appelée à
jouer un certain rôle comme expérience humaine.
Plus faible et plus rudimentaire que celle de Sartre, la philosophie
marxiste n’en possède pas moins une vérité que l’autre n’a pas. La li-
berté de Sartre n’est pas liée à la vérité et ne peut l’être ; elle en est af-
franchie. C’est pourquoi cette liberté est dépourvue d’objet, vide, sans
aucune aspiration. D’elle découle la morale de la liberté sans objet :
59 Voir SIMONE DE BEAUVOIR : « Œil pour œil » , Les Temps Modernes
(n° 5). (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 124

l’homme est vide. Il y a dans Le Sursis un passage remarquable de la


lettre de Daniel à Matthieu : Daniel se prouve à lui-même sa propre
existence, en rencontrant le regard de la nuit, le néant. Cela ne se com-
prend pas rationnellement mais signifie quand même que le principe
dernier de l’existence de l’homme et de sa liberté, c’est le néant. Dans
le langage de la vieille mystique, la nuit et le néant possèdent [140] un
autre sens que celui que lui donne Sartre, qui, semble-t-il, refuse toute
mystique. Pour J. Boehme les ténèbres ne sont pas une absence de lu-
mière, mais l’effroi causé par l’éclat de la lumière. L’acte moral est
une invention créatrice 60 mais faite au nom du Suprême. Sartre ne
réussit pas à être un athée conséquent, allant jusqu’au bout de son
athéisme : cela ne réussit à personne, ne réussira jamais. Il n’en ap-
porte pas moins beaucoup de bonne, ou plutôt de mauvaise volonté à
être un athée. C’est l’un des résultats de l’existentialisme. Pourtant
l’existentialisme religieux demeure possible : c’est celui de Pascal, de
Kierkegaard, ainsi que de L. Chestov et de Gabriel Marcel 61. Il ne sau-
rait y avoir, dans la pensée russe, un existentialisme du type de Hei-
degger et de Sartre. Nous sommes enfants de Dostoïevski. La pensée
russe est historiosophique, car l’attente messianique demeure en nous
vivante et notamment dans le communisme russe, quelles que soient
les déformations qu’il lui fasse subir.
Pour la France, l’existentialisme de Sartre est une maladie depuis
longtemps déjà manifeste dans la littérature. Cependant, avec le mar-
xisme et le christianisme, c’est le seul mouvement d’idées vivant.

60 Voir mon livre De la destination de l’homme. Essai d’une éthique paradoxale.


J’y défends l’idée que la morale est une invention créatrice. (Note de l’auteur.)
61 Je me considère moi-même comme un représentant de l’existentialisme reli-
gieux et spiritualiste. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 125

[141]

Au seuil de la nouvelle époque

XII
LA RUSSIE
ET LA NOUVELLE ÉPOQUE
MONDIALE

I
Retour à la table des matières

A de rares exceptions près, tous sont d’accord pour constater que le


monde entre dans une nouvelle époque. En outre, nombreux sont ceux
qui conviendront que cette époque sera universaliste, comme le fut
l’époque hellénistique. Cependant, jamais encore le monde ne s’est
trouvé dans un pareil état de peur et de discorde universelles. La Rus-
sie soviétique et le monde occidental, l’Europe et l’Amérique, se sus-
pectent mutuellement et sont engagés dans une lutte sourde. L’Occi-
dent est frappé par deux maladies : la crainte du communisme et celle
du puissant Empire russe. Voilà les convulsions du vieux monde ago-
nisant. Le schéma marxiste qui montre les pays capitalistes de l’Occi-
dent n’est exact qu’en partie et se rapporte surtout à la structure éco-
nomique et à la psychologie de certaines classes. Il y a en Occident
des mouvements intellectuels et spirituels qui ne sont liés ni à l’ordre
capitaliste ni à la psychologie bourgeoise. Mais la plupart des nou-
veaux mouvements, très intéressants et raffinés parfois, frappent par
leur impuissance. Nous posons ici le problème de savoir ce que la
Russie peut apporter d’original et de fécond à la nouvelle époque.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 126

Lorsque je dis « Russie », j’ai en vue non seulement la Russie sovié-


tique, la Russie post-révolutionnaire, mais aussi la Russie éternelle.
[142]
En la personne de ses écrivains, de ses poètes, de ses penseurs reli-
gieux et sociaux les plus remarquables, la Russie du XIX e siècle et du
début du XXe siècle fut animée d’un esprit prophétique orienté vers le
monde nouveau de l’avenir. Il n’existe pas au monde de littérature
plus prophétique que la littérature russe. L’hostilité envers l’esprit
bourgeois de l’Occident, la certitude que la Russie ne sera jamais
bourgeoise, caractérisent la pensée russe du XIX e siècle. Le révolu-
tionnaire Herzen et le réactionnaire Léontiev tombaient d’accord sur
ce point. Non seulement les socialistes russes, représentants de l’intel-
ligentzia de gauche, mais aussi Tchaadaïev 62, les slavophiles, un
homme de droite comme N. Danilevski 63 et enfin Dostoïevski,
croyaient que la Russie allait résoudre le problème social et réaliser la
justice sociale mieux et plus tôt que les peuples de l’Occident. Le ca-
ractère arriéré de la Russie dans le domaine économique et social,
l’état embryonnaire de son industrie capitaliste, l’absence d’une bour-
geoisie et d’un prolétariat tant soit peu importants, étaient considérés
comme des arguments en faveur de cette thèse. Le peuple russe ne
porte pas un fardeau de passé historique aussi lourd que les peuples
d’Occident ; il serait, par conséquent, plus libre de ses mouvements, et
créateur d’avenir. Le prophétisme russe avait prévu le caractère parti-
culier de la Révolution russe, qui sauta le stade bourgeois et capita-
liste. Elle s’accomplit non pas conformément au schéma classique de
Marx, mais à la manière russe. La Révolution russe, cependant, portait
un double caractère et cette dualité est liée au fait que les prophéties
russes elles-mêmes avaient une double origine, l’une religieuse et
l’autre sociale. Ces deux éléments se trouvèrent dissociés dans la Ré-
volution russe. Mais les prophéties religieuses [143] n’ont pas été dé-
menties par la Révolution ; elles ne furent que déformées ; l’énergie
religieuse a été déviée et orientée dans un autre sens. Il serait erroné
de croire que ce que l’on appelle communément le totalitarisme ait été
une invention des bolchéviks, imitée ensuite à d’autres fins par leurs
62 Tchaadaïev (1794-1856) fut le premier représentant, en Russie, de la philoso-
phie de l’histoire.
63 Danilevski fut un panslaviste des années 1870. Auteur de La Russie et l’Eu-
rope. Prédécesseur de Spengler. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 127

ennemis jurés : les fascistes. Le totalitarisme est une vieille tradition


russe. Il est conforme aux besoins de l’intelligentzia de gauche et tout
particulièrement de l’intelligentzia révolutionnaire qui aspirait à une
doctrine totalitaire résolvant tous les problèmes de la vie, et indissolu-
blement liée à une politique avide de créer un monde nouveau. Cette
attitude totalitaire envers la vie englobait aussi la vie morale, détermi-
nant toutes les valeurs vitales jusqu’en leur moindre détail. Les vieux
révolutionnaires socialistes russes n’admettaient pas la politique
comme sphère autonome de la vie ; elle était leur religion. Le totalita-
risme est toujours un substitut de la religion. Le christianisme mo-
derne dégénère parce qu’il a été relégué dans un recoin de l’âme hu-
maine et a cessé d’être une attitude totalitaire envers la vie, comme il
aurait dû l’être. Mais le totalitarisme a été aussi propre à d’autres cou-
rants russes : il existait chez les slavophiles, il existait chez W. Solo-
viev et, bien entendu, chez Fédorov 64, c’est-à-dire chez des penseurs
carrément religieux. Tous, ils voulaient lier leur politique à une doc-
trine totalitaire englobant toute la vie : ils aspiraient tous à la transfi-
guration totale de la vie. Mais le totalitarisme russe s’est aussi mani-
festé dans un passé beaucoup plus lointain, dans de tout autres condi-
tions. Le royaume de Moscovie 65 était totalitaire et l’État soviétique
lui ressemble d’une façon formelle, morphologiquement. Ivan le Ter-
rible était convaincu qu’il avait le devoir non seulement de régner sur
la Russie, mais aussi de sauver les âmes. L’appartenance au [144]
royaume de Moscovie était conditionnée par la foi orthodoxe : y ap-
partenaient tous ceux qui avaient cette foi. C’était un royaume isolé,
sans liens avec le reste du monde. Même la foi grecque ne paraissait
pas tout à fait orthodoxe. On considérait tout l’Occident comme héré-
tique, ayant trahi la vraie foi. Le mot « latinité » avait un sens presque
injurieux. L’État soviétique est également basé sur une doctrine obli-
gatoire au caractère quasi religieux. L’orthodoxie, en Russie sovié-
tique, possède presque la même importance que dans le vieux
royaume de Moscovie ; l’hérésie y est poursuivie aussi. Le matéria-
lisme dialectique n’est pas une science, mais une foi. L’État commu-
niste est également isolé et se protège du reste du monde. L’Occident
y est aussi considéré comme hérétique ; l’hérésie est identifiée à

64 Fédorov fut, en Russie, l’un des penseurs les plus remarquables de la fin du
XIXe siècle. Auteur de La philosophie de l’œuvre commune. (N. du T.)
65 Cf. p. 120 (note 47). (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 128

l’ordre capitaliste. Le totalitarisme a toujours été dans les mœurs


russes, car les Russes ne supportent pas le partage de la vie et de la ci-
vilisation en sphères séparées, ni l’affirmation de l’autonomie de ces
sphères. L’intelligentzia révolutionnaire a su se protéger par son totali-
tarisme intolérant dans des conditions très difficiles, au cours de per-
sécutions incessantes. Si elle n’avait pas affirmé son exclusivisme et
n’avait pas opposé son caractère totalitaire au monde hostile, elle eût
été écrasée.
Tout ceci est lié au fait que l’idée russe (et tous les grands peuples
possèdent leur idée propre) n’aspire pas à la création d’une civilisation
au sens occidental, différent, mais affirme la transfiguration totale de
la vie. « La civilisation est-elle justifiée ? » Ce doute est spécifique-
ment russe, et les peuples de l’Occident ne le connaissent pas au
même degré ; il fut propre aux plus grands créateurs russes. On voyait
volontiers dans la culture et la civilisation — j’emploie à dessein ces
deux mots — une injustice et même un péché, un péché envers le
peuple. La culture a été achetée à un prix trop élevé, au prix de souf-
frances humaines trop grandes. Déjà Lermontov 66, dans un poème
prophétique, parle de l’opposition [145] entre le « don de la poésie »
et la voie qui mène à Dieu. On connaît suffisamment le drame vécu
par Gogol et surtout par Tolstoï qui renia son œuvre géniale. Les
mêmes motifs tourmentaient Dostoïevski et, au début du XX e siècle,
A. Blok 67. N. Fédorov, penseur éminemment russe, exigeait que l’on
passât de la civilisation, de la pensée privée, à l’œuvre commune, à la
résurrection universelle et au salut. Les narodnikis 68 — socialistes
« populistes » des années 70, comme P. Lavrov, considéraient la
couche cultivée comme une débitrice insolvable du peuple et lui récla-
maient le paiement de sa dette et le renoncement à la satisfaction que
lui inspirait son œuvre culturelle. Ce thème typiquement russe pourrait
être formulé de la façon suivante : il faut passer de la création
d’œuvres parfaites (c’est-à-dire des valeurs culturelles) à la création
de la vie parfaite, à la purification et à la transfiguration de la vie. Le
moment religieux et social acquiert par conséquent une importance
particulière. La philosophie de l’histoire et la philosophie morale
(c’est-à-dire la liaison de la pensée avec le destin de l’homme, de la
66 Grand poète romantique russe.
67 Cf. p. 118 (note 45).
68 Cf. p. 102 (note 41). L’étude de La Puissance du Passé et l’Avenir. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 129

société, du peuple, du monde) occupent dans la philosophie russe une


place prépondérante. C’est le totalitarisme de l’État qui est le plus vi-
cié. Le totalitarisme russe n’est pas le totalitarisme spécifique de
l’État, mais il peut prendre des formes viciées et même cosmiques.
Pourtant il faut constater qu’il cache la douleur russe et la recherche
de la vérité intégrale. Il s’oppose à la fragmentation, à la dispersion du
monde occidental et de la civilisation occidentale. I. Kirevski et
d’autres slavophiles l’avaient bien deviné, tout en l’exprimant sous
une forme aujourd’hui vieillie. Cela ne veut pas dire, évidemment,
qu’il n’ait pas existé en Occident des mouvements analogues, orientés
vers l’intégral : c’est un monde riche, il y a des courants [146] variés ;
des processus importants pour les destins de l’homme s’y déroulent.
En cherchant à pénétrer intuitivement le type spirituel du peuple
russe, on arrive à la conclusion que la vocation du peuple russe est
principalement religieuse et sociale, et non spécialement créatrice
d’une civilisation qui serait un domaine autonome. Ce qui est tra-
gique, c’est que ces deux vocations aient été dissociées et se soient
trouvées souvent en lutte, par suite des particularités du destin histo-
rique de la Russie. Vers l’époque de la Révolution, l’élément religieux
et l’élément social se trouvaient en un conflit aigu que maintenant
seulement on commence à dépasser. Mais il faut se rappeler que le
problème de la société chrétienne était posé d’une façon totalement
nouvelle par la pensée religieuse russe, philosophique et sociale. Cela
se passait conformément à l’esprit communautaire du peuple russe et
prenait souvent un aspect d’attente d’une nouvelle révélation au sein
du christianisme, d’une effusion du Saint-Esprit. Le christianisme trop
souvent compris comme une religion de salut personnel uniquement,
c’est-à-dire d’une façon individualiste, a besoin d’une révolution so-
ciale. A maints égards, elle s’est préparée par en bas dans le mouve-
ment révolutionnaire et socialiste qui, tout en ne se considérant pas
comme religieux, portait inconsciemment des éléments religieux. Ce
problème a été posé au cours des réunions de philosophie qui ont eu
lieu en 1903-1904 à Saint-Petersbourg, sous la présidence de l’évêque
Serge, devenu plus tard patriarche de toutes les Russies. C’est là que
les représentants de la culture russe, les écrivains russes, se rencon-
traient avec les évêques et les prêtres de l’Eglise russe. Ce même pro-
blème a été posé sous une forme encore imprécise, par Tchaadaiev,
par les slavophiles (dans la doctrine de la sobornost de Khomiakov),
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 130

d’une façon plus nette par Boukharev, par Dostoïevski et par W. Solo-
viev et surtout par N. Fédorov dans sa doctrine de l’œuvre commune,
[147] ainsi que par les mouvements de philosophie religieuse du début
du XXe siècle. Mais malheureusement pour les deux mouvements
russes — (le mouvement religieux et le mouvement social) — le pre-
mier ne reconnaissait pas d’une manière suffisante les éléments de sa
propre vérité, inclus dans l’autre mouvement, et le second ne recon-
naissait aucune vérité dans le mouvement adverse. La tragédie de la
Révolution russe et de l’athéisme militant de ses débuts sont liés à ce
fait. Voilà pourquoi les apports, dont la Russie et le peuple russe
peuvent enrichir le monde, sont restés dans l’ombre. Le peuple russe a
fait par-dessus l’abîme un saut qui entraînait nécessairement des frac-
tures et des mutilations. Seul le peuple russe pouvait faire ce saut
grâce à ses qualités chrétiennes : en effet, il attache moins de prix aux
biens de cette terre que ne le font les peuples de l’Occident, plus liés
par leurs conceptions de la propriété, leur peur du risque, leur instinct
de conservation, par tout le poids de leur civilisation bourgeoise. Ce
qui est propre aux Russes, ce n’est pas seulement le totalitarisme,
c’est-à-dire l’aspiration vers l’intégral, vers la transfiguration intégrale
de la vie, mais aussi l’eschatologie, c’est-à-dire l’aspiration vers les
fins dernières. Cette eschatologie était propre aux mouvements popu-
laires russes et en particulier à l’aile gauche du Raskol 69 et aux sectes.
Elle l’était aussi à l’intelligentzia révolutionnaire, inconsciente du ca-
ractère eschatologique de ses aspirations, et à la philosophie religieuse
russe du XIXe et du XXe siècle. Dans la conscience chrétienne occi-
dentale, catholique aussi bien que protestante, le côté prophétique du
christianisme a été complètement refoulé, à de rares exceptions près.
L’Occident, très cultivé et très civilisé, se sentait à l’aise à mi-chemin ;
il n’était pas douloureusement tendu vers les fins dernières, il ne vivait
pas dans l’attente d’une nouvelle époque du christianisme, d’une
époque eschatologique qui connaîtrait la révélation finale [148] du
Saint-Esprit. Le christianisme social de l’Occident n’attendait pas une
nouvelle époque du christianisme, une nouvelle révélation de la vérité
sur la société ; il n’était pas empreint du nouvel esprit communau-
taire 70. La philosophie religieuse russe — produit original de sa pen-

69 Secte schismatique russe. (N. du T.)


70 Le mouvement le plus intéressant est celui d’Esprit. Sur le terrain protestant,
le plus remarquable, c’est Blumhardt. (N. de l’A.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 131

sée — a élaboré la notion du théandrisme, mal comprise par la pensée


chrétienne de l’Occident et difficilement exprimable en français. C’est
l’idée de l’union et de l’interaction des deux natures, la divine et l’hu-
maine, réunies en la personne de Jésus-Christ, union réalisée dans
l’homme et l’humanité, dans la société, dans la nouvelle période de
l’histoire. La nature humaine est consubstantielle à la nature humaine
de Jésus-Christ. Ce fait doit avoir non seulement une expression indi-
viduelle, mais aussi communautaire. L’idée du théandrisme et le terme
même sont particulièrement liés à W. Soloviev, mais ils ne lui sont pas
spécifiques, étant propres à tous les courants religieux originaux de la
philosophie religieuse russe. Cela présuppose l’activité créatrice parti-
culière de l’homme — une activité qui possède non seulement un sens
culturel, mais aussi un sens religieux. L’idée de la purification et de la
transfiguration sociale et cosmique y est liée. La conscience créatrice
russe peut alors fournir un apport important à la conscience religieuse
et sociale de l’Occident, placée devant une nouvelle époque mondiale.
Les manifestations de la Révolution russe peuvent provoquer diverses
objections morales, mais le fait de ne pas accepter le sens fondamental
de la Révolution équivaudrait à la négation de la mission russe dans le
monde.
[149]

II
Lorsqu’on parle d’une nouvelle époque de l’Occident et de tout le
monde moderne, deux traits distinctifs sautent aux yeux. D’une part
l’essor extraordinaire, quasi fantastique de la technique, la domination
de l’homme sur les forces élémentaires de la nature, sa pénétration
dans la vie cosmique ; d’autre part, l’entrée active dans l’histoire
d’énormes masses humaines. La croissance spirituelle de l’homme ne
correspond nullement à ces processus dynamiques. De là le caractère
tourmenté de notre temps. L’homme se trouve sans défense devant ce
qui se passe dans le monde. Il est projeté en dehors, fractionné, il a
perdu son centre interne. Si en Russie une révolution sociale radicale a
déjà eu lieu, l’Occident doit encore s’attendre à des transformations
sociales qui, dans chaque pays, suivront des voies différentes. L’in-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 132

fluence de la Russie soviétique est énorme sous ce rapport. Les


peuples de l’Occident ne connaîtront sans doute pas le communisme
sous ses formes russes, soviétiques, mais un mouvement dans ce sens
aura lieu sans nul doute. Le monde occidental a beaucoup changé par
rapport à l’état où il se trouvait avant la récente guerre mondiale et
surtout avant la guerre de 1914-1918. Le XXe siècle aime à s’opposer
au XIXe, dont on a coutume de parler avec mépris. Mais quels nou-
veaux courants intellectuels et spirituels connaît-on en Occident ?
Nous rencontrons ici un phénomène qui pourrait sembler étrange.
Quels sont les maîtres de la pensée occidentale qui ont aujourd’hui le
plus d’actualité ? Ce sont avant tout Marx, Nietzsche, Kierkegaard —
tous des hommes de ce XIXe siècle, intellectuellement si riche. Le
marxisme est une doctrine élaborée il y a cent ans, dans des conditions
sociales très différentes des nôtres. Il a vieilli à maints égards. [150]
Les deux guerres mondiales, où les prolétaires de diverses nationalités
se sont entretués, ont porté un coup terrible à l’idée du prolétariat in-
ternational. Et cependant la doctrine marxiste domine non seulement
en Russie où, il est vrai, elle a subi une russification profonde, mais
aussi en Europe occidentale. Le marxisme était autrefois étranger aux
Français qui le connaissaient mal. Dans le socialisme français les élé-
ments marxistes étaient faibles. Le marxisme a été principalement un
phénomène allemand et russe. Actuellement il apparaît en France
comme une nouveauté, presque comme le dernier mot de la pensée
humaine. Cela tient à la formation du parti communiste. La nouveauté
du marxisme peut paraître singulière aux Russes qui, comme moi-
même, ont été marxistes vers la fin du XIX e siècle 71. La pensée créa-
trice de Nietzsche, qui exerce encore une grande influence sur notre
époque, s’est formée dans les années 60 et 70 du siècle dernier. Le
marxisme influa sur le mouvement social des masses. Quant à
Nietzsche, il exerce une influence sur les couches cultivées plus raffi-
nées. L’existentialisme est en partie lié à son influence. Kierkegaard
appartient aux années 50 du XIXe siècle, mais ne fut pas apprécié de
son temps. Depuis la première guerre mondiale, son influence sur les
courants théologiques et philosophiques est devenue énorme. On la re-
connaît dans la théologie dialectique de Karl Barth. Il est directement
lié à l’existentialisme. L’angoisse ressentie par l’homme européen en-

71 J’ai été marxiste dans ma jeunesse mais je n’ai jamais été matérialiste. (Note
de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 133

trant dans une période de catastrophes correspond à ce qu’a vécu per-


sonnellement Kierkegaard, solitaire et méconnu. C’est de Nietzsche et
de Kierkegaard que vient le sens tragique de la vie, assez étranger ja-
dis à l’homme européen, qui, dans sa foi optimiste, croyait au
triomphe de la raison et du progrès. Le rationalisme européen dénoncé
par les penseurs russes est aujourd’hui ébranlé. Il faut également noter
l’influence de Dostoïevski [151] en Europe. Au XX e siècle, des pen-
seurs prophétiques ont devancé leur temps et ils exercent une in-
fluence sur notre époque qui n’a pas produit des penseurs d’une égale
puissance. Mais tout ceci ne signifie pas encore l’entrée créatrice dans
une époque nouvelle.
La révolution qui s’accomplit en physique et en chimie, depuis la
théorie des « quantas » de Planck et la théorie de la relativité d’Ein-
stein, est très caractéristique de la nouvelle époque. Et voici ce qui est
particulièrement important : dans la deuxième moitié du XIXe siècle,
la physique, comme toutes les sciences naturelles, était liée à des théo-
ries philosophiques qui n’avaient pas une valeur scientifique spéciale,
tels le matérialisme et le positivisme. Le déterminisme était roi. Mais
le « scientisme » n’est nullement lié aux découvertes scientifiques. Il
n’était pas une science, mais une mauvaise philosophie. La physique
du XXe siècle a fait des découvertes capitales et s’est affranchie de
tout lien obligatoire avec la philosophie matérialiste. Elle a mis en
doute l’existence même de la matière qui dans la deuxième moitié du
XIXe siècle lui paraissait certaine. Un Eddington n’est certes pas non
plus un matérialiste. Mais la nouvelle physique qui donne une image
neuve du monde naturel, qui n’est pas liée à une philosophie détermi-
née, tout en ayant pour celle-ci une grande importance, a définitive-
ment ébranlé la vieille conception du cosmos et ne tient plus au déter-
minisme du XIXe siècle. (Heysenberg surtout est caractéristique à cet
égard.) C’est très significatif pour une époque où l’on décompose ce
qui paraissait éternel. Si l’on poursuit les découvertes dans le domaine
de la désagrégation de l’atome, un coup terrible sera porté à l’antique
et stable cosmos. L’homme pénètre plus profondément dans la vie
cosmique. La période tellurique de son existence prend fin. La
conscience planétaire de la terre augmente considérablement. Il en ré-
sulte pour l’homme une nouvelle puissance et une nouvelle servitude.
Dans son livre La nature du monde [152] physique, Eddington for-
mule de la façon suivante les conclusions de la science moderne :
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 134

« Quelque chose d’inconnu opère, on ne sait quoi. » Freud et la psy-


chanalyse appartiennent aussi au XXe siècle, mais celle-ci ne se borne
pas aux découvertes de la vie psychique, de la vie de l’inconscient
surtout. Elle reflète également la désagrégation de l’unité psychique
de l’homme. Elle n’est pas uniquement une découverte scientifique,
mais peut devenir aussi une force qui décompose la personne. Le
même phénomène se reflète dans le roman français de Proust, de
Gide, de Sartre 72. La philosophie existentielle constitue un phénomène
nouveau dans la pensée philosophique de la nouvelle époque ; elle en-
globe plusieurs courants qui parfois s’opposent. On sait que la termi-
nologie existentielle remonte à Kierkegaard, bien que l’existentialisme
français moderne du type sartrien s’en éloigne tout à fait. Heidegger et
Jaspers ont la plus grande importance. La philosophie existentielle
veut refléter la nouvelle situation de l’homme dans un monde catastro-
phique : situation instable, menacée, qui est celle de l’homme projeté
dans un monde effrayant et étranger. La philosophie devient plus
concrète, elle étudie l’angoisse humaine, la peur, le souci, le désespoir,
la mort, la position limite de l’homme, etc. Elle ne veut pas être une
connaissance rationnelle au moyen de concepts, elle veut connaître le
mystère du monde dans l’existence humaine, exprimer l’existentia-
lisme du connaissant. C’est une philosophie actualiste ; elle reconnaît
la primauté de l’existence sur l’essence. Elle montre à la philosophie
une autre voie que celle de Parménide et de Platon, une voie distincte
aussi de celle du vieil empirisme rationalisé. Mais l’existentialisme
peut revêtir deux formes différentes : une forme religieuse et une
forme athée.

72 Une importance particulièrement symptomatique doit être accordée à l’un des


plus remarquables écrivains de notre temps : l’Américain Henri Miller. Son
œuvre créatrice reflète l’irruption du chaos dans la vie du monde. Ce chaos ne
se trouve pas seulement dans la vie du monde mais dans Henri Miller lui-
même. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 135

[153]
Dans le monde moderne apparaissent de nouvelles formes
d’athéisme, différentes de celles du XIXe siècle. Au siècle passé, les
formes dominantes de l’athéisme étaient plus élémentaires ; celui-ci
était habituellement lié au matérialisme, au culte des sciences natu-
relles, à la foi optimiste au progrès. Chez Nietzsche seulement,
l’athéisme est plus profond, plus tragique et l’on ressent aujourd’hui
encore son influence latente. Les nouvelles formes de l’athéisme mo-
derne ne sont nullement liées au matérialisme, à la foi optimiste au
progrès ; il ne se base pas sur la croyance naïve en la toute-puissance
des sciences naturelles. Heidegger et Nicolas Hartmann en Allemagne,
Sartre en France, sont à ce point de vue caractéristiques. Il est intéres-
sant de noter que N. Hartmann fonde son athéisme exactement comme
Kant fonde sa foi en Dieu. Kant pensait que l’on ne peut pas prouver
l’existence de Dieu ni en faire un objet de connaissance ; l’existence
de Dieu est un postulat moral de la raison pratique. Si Dieu n’existe
pas, la vie morale s’écroule, il n’y a plus de liberté ni de responsabilité
morale. N. Hartmann raisonne de la même façon, mais sous le signe
contraire. Il ne dit pas que l’on puisse prouver la non-existence de
Dieu. Mais il faut postuler que Dieu n’existe pas, car s’il existe, la vie
morale s’écroule, il n’y a plus de liberté humaine, plus de responsabi-
lité humaine, tout est déterminé par Dieu. Ajoutons que Hartmann
n’est nullement matérialiste : il reconnaît les valeurs idéales que
l’homme est appelé à réaliser. Heidegger ne prend que la partie néga-
tive de Kierkegaard et représente l’existentialisme athée. Sartre, qui
suit Heidegger, considère que son athéisme est plus conséquent que
celui des marxistes. Les marxistes croient encore que le processus his-
torique a un sens, que la raison existe dans le processus matériel qui
mène à la société socialiste parfaite. Aux yeux des marxistes, le
monde n’est pas absurde, c’est un résidu de la foi non pas en Dieu,
mais dans le divin ; ils sont encore idéalistes. L’athéisme de Sartre
part de [154] l’idée que le monde est absurde, dénué de sens.
L’homme ne saurait s’appuyer sur le processus historique, il doit créer
lui-même la nouvelle vie et les valeurs nouvelles, en ne s’appuyant
que sur lui-même et sur sa propre liberté. Contrairement aux marxistes
et aux athées, de l’ancien type, Sartre n’accepte pas le déterminisme.
Pourtant pas plus qu’un autre il ne réussit à être un athée conséquent.
Sa doctrine de la liberté reconnaît dans l’homme un principe idéal,
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 136

sortant de l’ordre naturel. L’homme doit passer par de nouvelles


formes d’athéisme, cela peut avoir un effet purifiant. C’est le moment
où le monde moderne passe par une époque où il se sent abandonné
par Dieu : il traverse les ténèbres qui précèdent la nouvelle lumière re-
ligieuse. Celle-ci va réserver une autre place à l’homme et à son acti-
vité créatrice.
La façon douloureuse dont se pose le problème de la liberté est ca-
ractéristique du monde moderne et des transformations qu’il subit. Les
processus qui se déroulent dans le monde, aboutissent à l’asservisse-
ment plutôt qu’à l’émancipation 73. La réorganisation sociale du monde
doit libérer les classes laborieuses de l’exploitation et d’une situation
humiliante. Mais cette libération ne s’accomplit pas par des voies libé-
rales, elle présuppose la limitation de la liberté et la violence. Le
« saut hors du royaume de la nécessité dans celui de la liberté », dont
parlent Marx et Engels, est ajourné pour un temps indéfini. Le thème
de la liberté est tragique, particulièrement pour l’élite culturelle qui
traverse une crise sérieuse. Si cette élite ne se pénètre pas de l’idée de
service, si elle se raidit dans un état d’auto-satisfaction et de mépris
envers les inférieurs, elle sera condamnée à disparaître. Quoi qu’il en
soit, le libéralisme du XVIIIe et du XIXe siècle est fini, il est désor-
mais impuissant. Et l’individualisme [155] qui, jadis, a pu être révolu-
tionnaire, se transforme en stériles regrets du passé. Le libéralisme
économique surtout devient une force réactionnaire, qui soutient le ca-
pitalisme agonisant. La démocratie libérale s’achève également ; on
cherche encore à la soutenir, mais elle empêche la réforme sociale de
la société. L’avenir appartient à une nouvelle forme de démocratie : la
démocratie sociale. Le mot d’ordre de la liberté peut devenir faux et
réactionnaire ; on le proclame non par amour de la liberté, mais par
peur, par haine du socialisme et du communisme qui paraissent mena-
çants. La liberté est défendue par ceux qui étaient naguère ses enne-
mis, tenant à leur propre liberté, non à celle d’autrui. Les catholiques
de gauche, comme de droite, défendent aujourd’hui la liberté, faisant
semblant de l’avoir toujours fait. Mais en réalité, lorsque jadis ils do-
minaient, ils n’étaient pas les défenseurs de la liberté et luttaient
contre le mouvement émancipateur. On ne saurait poser le problème
de la liberté d’une façon abstraite, en partant de principes doctrinaux.
73 Je l’ai noté dans mon ouvrage Un nouveau Moyen âge, écrit il y a vingt-trois
ans ! (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 137

Il faut le poser de façon concrète, il faut comprendre la dialectique


complexe de la liberté et sa dynamique. La liberté, dans un sens plus
profond, n’est pas tellement un droit qu’un devoir de l’homme. Ce qui
rend ce problème tragique, c’est le fait que la limitation de la liberté,
et notamment de la liberté économique (limitation nécessaire pour la
réorganisation sociale de la société et la solution du problème du
« pain »), se trouve accompagnée d’une limitation, voire d’une néga-
tion, de la liberté d’esprit et de la création spirituelle. C’est là un tota-
litarisme mal orienté. La liberté d’esprit, de conscience, de pensée, de
parole, de création, possède un caractère absolu ; elle est du royaume
de Dieu et non du royaume de César. Mais l’humanité pécheresse dis-
tingue difficilement ce qui appartient à Dieu de ce qui appartient à Cé-
sar et n’a jamais pu faire cette distinction d’une façon vraie et consé-
quente. L’esprit a toujours été opprimé par le monde et continue à
l’être sous des [156] formes nouvelles. C’est la projection au dehors
de l’existence humaine qui en est la cause. Si le communisme menace
l’esprit de son totalitarisme, le socialisme le menace de son ennui et
de son prosaïsme. Le problème de l’ennui est un problème sérieux. Le
virus de l’ennui existe dans les paroisses chrétiennes de toutes confes-
sions, ainsi que dans la littérature chrétienne traditionnelle, qui, à cet
égard, peut concourir avec la presse socialiste. L’antidote de l’ennui
est la puissance créatrice ou la puissance de la haine. Mais notre
monde finissant connaît peu de mouvements créateurs.
On ne saurait imaginer l’avenir comme entier et uni ; il y aura tou-
jours dualité, lutte spirituelle. Elle sera sans doute particulièrement ai-
guë quand s’apaisera la lutte sociale. Alors le problème spirituel, voilé
par les désordres sociaux et les contradictions sociales, apparaîtra à
l’état pur. On ne saurait se figurer l’avenir de la Russie comme déter-
miné et fatal ; il dépend de la liberté humaine. On peut prévoir un es-
sor extraordinaire de la puissance économique et politique russes et la
naissance d’une nouvelle civilisation de type américain dominée par
la technique et par la soif des biens terrestres auxquels autrefois le
peuple russe tenait moins. Mais la volonté doit être tendue vers la
création d’un autre avenir, où le problème social sera équitablement
résolu, où se manifestera la vocation religieuse du peuple russe et où
celui-ci restera fidèle à sa nature spirituelle. L’avenir dépend aussi de
notre volonté et de nos efforts spirituels. On doit dire la même chose
de l’avenir du monde entier. Le rôle du christianisme y sera certaine-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 138

ment énorme, à la condition que ses formes vieillies et figées soient


dépassées et que se révèle son côté prophétique, source d’une attitude
différente envers le problème social. Le christianisme, au cours de
l’histoire, s’est trop souvent incliné devant la force de fait ; les chefs
des Eglises se sont trop souvent adaptés aux divers régimes politiques
et sociaux ; le jugement de l’Eglise ne s’est révélé que post-factum.
[157] Il en est résulté une perte de la conscience messianique, une
conversion exclusive vers le passé. Une nouvelle conscience, une nou-
velle activité chrétienne entre dans la nouvelle époque. Cette nouvelle
conscience chrétienne a été préparée en Russie.

__________

Fin du texte

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