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(1947)
Au seuil de
la Nouvelle Époque
Traduit du russe par Daria Olivier
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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 3
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composé exclusivement de bénévoles.
À partir du texte de :
[2]
TRADUITS EN FRANÇAIS
[3]
NICOLAS BERDIAEFF
AU SEUIL
DE LA NOUVELLE ÉPOQUE
[4]
[158]
Préface [5]
[5]
PRÉFACE
Les articles réunis dans le présent ouvrage forment un tout. Ils sont
tous consacrés au même sujet : la crise du monde actuel et le rôle qu’y
joue la Russie. Ma pensée est imprégnée de cette conviction que toute
une époque historique est en train de se terminer, qu’une civilisation
entière est sur le point de périr et que nous sommes à la veille de voir
surgir un monde nouveau dont les contours demeurent encore impré-
cis. La civilisation bourgeoise formée par les siècles de l’histoire mo-
derne, meurt dans les affres de l’agonie. Les siècles des lumières
s’obscurcissent. Les idées qui, il y a peu de temps encore, paraissaient
solides et aptes à durer indéfiniment, n’ont plus de force. La vieille foi
en la raison est impuissante devant les forces irrationnelles de l’his-
toire. Les idées libérales, chères encore à beaucoup, et auxquelles cha-
cun rattache pour soi l’image d’une vie moins pénible, n’ont plus
cours. La confiance dans les principes immuables de la démocratie
formelle se trouve ébranlée, la foi dans le progrès illimité, inspiratrice
du XIXe siècle, est sur le point de disparaître.
Les immenses progrès de la science, qui ont abouti à des décou-
vertes vertigineuses, ne sont plus seulement considérés comme un
heureux accroissement de la puissance de l’homme, mais aussi
comme un danger qui le mène à sa perte. Il en est ainsi des expé-
riences sur la décomposition de l’atome, de la découverte de la bombe
atomique et des possibilités d’inventions plus mortelles encore. Ce ne
sont plus seulement les âmes [6] humaines qui se désagrègent, mais le
cosmos lui-même, où l’homme a pénétré plus profondément que na-
guère. La civilisation à son faîte est parvenue à la barbarie ; l’homme
sauvage reparaît. L’aspiration vers un ordre totalitaire qui, de nos
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 12
[9]
I
L’ESPRIT ET LA FORCE
II
Quel est le rapport entre la force et la valeur ? La valeur peut être
une force mais celle-ci se présente-t-elle comme une valeur en soi,
ainsi que l’affirme l’idéologie de la force ? La force ne peut et ne doit
pas être reconnue comme une valeur. La valeur de la force est celle
d’un moyen lié à quelque but. Tout dépend de savoir de quelle force
on parle. Quand, par exemple, nous parlons de la force de Dieu, de
celle de la bonté, de la vérité, des idées supérieures, la force alors ne
représente pas une valeur en soi. Par contre, faire l’apothéose de la
force signifie reconnaître celle-ci comme une idée et une valeur su-
prêmes. On a alors un naturalisme grossier qui engendre l’idolâtrie. La
force de la vie n’est pas une valeur en soi : c’est la qualité de cette
force qui représente une valeur. Nietzsche affirme que la volonté de
puissance crée toute valeur et représente le plus haut critère de la véri-
té, mais en même temps il défend la qualité et se présente comme un
philosophe aristocratique. Là réside sa [15] contradiction fondamen-
tale, car la force de la volonté de puissance ne signifie pas par elle-
même qualité : elle peut détruire toute qualité dans le monde. On
pourrait dire que la volonté de puissance est une force plébéienne. La
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 19
qualité est placée plus haut que la force, et seule une force qualitative
représente une valeur.
Mais le plus frappant, c’est qu’il existe un conflit tragique entre la
force et la valeur, conflit qui rend inadmissible toute philosophie opti-
miste de la force : dans notre univers empirique, les plus hautes va-
leurs sont au-dessous des plus basses ; les valeurs spirituelles sont
plus faibles que les matérielles ; le prophète, le philosophe ou le poète
sont moins forts que le policier, le soldat ou le banquier. Dieu est plus
faible que la matière. N. Hartmann en parle avec justesse, encore que
cela ne soit pas très justifié par sa philosophie. Dans ce monde déchu,
la force de l’argent est incommensurablement plus grande que celle de
l’esprit dont on se gausse. Nous vivons dans un monde où la plus
haute vérité a été crucifiée. Le Christ est mort sur la Croix. Le chris-
tianisme est la religion de la vérité crucifiée. Les prophètes ont été la-
pidés et les pierres furent plus fortes que le prophète inspiré par Dieu.
Socrate fut empoisonné par son peuple, et le poison se révéla plus fort
que le sage. Combien de saints, combien de génies furent persécutés !
En général la qualité n’a pas été admise par le monde. La force infé-
rieure a triomphé. Ce que nous nommons « culte de la force » est fina-
lement celui de la force inférieure, matérielle, dénuée de qualité. La
jeunesse actuelle tend à adorer précisément la force physique, d’où
l’engouement pour le sport et le militarisme. Le matériel est dénué de
qualité. Seul le spirituel est qualitatif. C’est l’esprit qui communique
la qualité à la matière. Le culte de la force représente la non-croyance
à la force de l’esprit et à la liberté. Il est évident qu’on ne peut opposer
au culte de la force, la défense de l’impuissance et de la faiblesse. Le
prophète lapidé, le saint persécuté, le génie renié [16] et solitaire, ne
sont pas faibles mais forts. Mais c’est une force qualitative, tout autre.
Au culte de la force s’opposent la force de l’esprit et celle de la liber-
té. Dans la vie sociale, c’est la force du droit et de la justice qui ré-
siste. C’est avant tout l’opposition de divers cheminements de la
conscience. A la conscience asservie et asservissante s’oppose la
conscience libérée et libératrice. La loi de ce monde empirique, c’est
la lutte acharnée que mènent les individus, les peuples, les tribus, les
nations, les classes, les empires pour l’existence et la domination. Les
hommes sont possédés du démon de la volonté de puissance et il les
entraîne à leur perte. Mais, dans cet univers effrayant, véritablement
possédé, où tout est violence, un autre principe peut faire irruption :
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 20
[20]
III
Le génie russe a créé un enseignement contraire à celui qui prévaut
en Allemagne. À la philosophie de la puissance, à l’apothéose de la
force, s’oppose celle de la non-résistance au mal de Léon Tolstoï. On
comprend mal, d’habitude, ou tout au moins insuffisamment, cette
idée tolstoïenne de non-résistance. Il n’y a rien de plus aisé que de ré-
futer un enseignement sur la non-résistance. Il est clair pour chacun
que si l’on ne résiste pas au mal, celui-ci et les hommes mauvais vain-
cront toujours. Mais cet enseignement n’a de sens que si l’on admet
l’action de la force qu’on a tendance à oublier, à tenir pour nulle. L.
Tolstoï, en effet, pensait que la résistance au mal par la force, doit
nuire à l’action de la nature divine, empêcher l’immixtion de Dieu
dans le destin de l’homme. Peut-être ne l’a-t-il pas exprimé assez clai-
rement, mais il croyait indéniablement que, dans le non-recours à la
force, Dieu intervient lui-même, entre comme force agissante détermi-
nant le monde. Il entendait Dieu d’une façon immanente, comme une
nature divine. Gandhi pense de même. Les chrétiens, à tout hasard, ar-
rangent leurs affaires de telle sorte qu’elles aillent bien au cas où il n’y
aurait pas de Dieu. Que Dieu existe ou n’existe pas, rien n’est modifié
à l’organisation de la vie humaine ! Cette organisation est une sphère
neutre. Dieu ne s’applique qu’à l’autre sphère, celle qui se trouve de
l’autre côté de toutes les affaires humaines. Or, L. Tolstoï pense que
tout se modifie si Dieu existe. L’homme vit et s’organise soit d’après
la loi du monde, soit d’après celle de Dieu. La loi du monde n’est
point neutre, mais hostile à Dieu, athée. Elle est résistance et violence,
lutte sans merci, guerre. La loi de [21] Dieu est formulée dans la pré-
dication évangélique du Christ. En tout état de cause L. Tolstoï a
énoncé un problème très important. Il contenait une audacieuse vérité,
mais complètement irrationnelle, alors qu’on a coutume de la croire
rationnelle. C’est la vérité de la folie de Dieu. Si Dieu n’existe pas, ni
son action, tout doit périr. L’Évangile nous appelle à sortir du cercle
vicieux où celui qui lutte contre le mal, se contamine au mal. Je for-
mule ce problème différemment : Dieu n’agit que dans la liberté et par
la liberté. Il n’agit pas dans la nécessité et par la nécessité. Dieu est
une liberté lucide. Mais de ce fait, le problème tolstoïen se complique
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 24
IV
Le tragique de la vie de ce monde et ses incalculables souffrances
montrent le dualisme de l’esprit et du monde, [23] de la liberté et de
l’esclavage 3. Ce dualisme n’est pas si aisé à surmonter. Le vaincre
dans le domaine de la pensée pure est sans grande valeur. L’homme
est un être appelé au commerce de ses proches, il se réalise dans la so-
ciété. Toutefois les buts de la vie humaine ne sont pas sociaux, mais
spirituels : ils sont la vie spirituelle, la culture spirituelle. L’accès de
ces buts représente conflit et lutte. La souveraineté en ce monde n’ap-
partient pas à l’esprit, à la vérité, à la liberté. Le Prince de ce monde
est une figure effrayante, opposée à Dieu, et cela se manifeste de plus
en plus. En ce monde, tout monisme est mensonger. L’optimisme de la
force est mensonger, il indigne par son indifférence envers la vérité
qui, en ce monde, est crucifiée. La force qu’on adore et qui est effecti-
vement opposée à l’esprit, autorise le sang, conduit à l’effusion du
sang. Le sang enivre l’homme qui devient soumis à la soif croissante
de sang. « Blut ist ein ganz besonderer Saft » 4, dit Mephistophélès
dans Faust. Il n’est pas une liqueur ordinaire, il est lié au mystère de la
vie et de la mort. Les cultes anciens, païens, étaient liés à l’effusion de
sang et à l’orgie sexuelle. Tel était le culte de Dionysos. Actuellement
a lieu un retour aux cultes païens antiques, mais complétés par le ter-
3 Le dualisme de type manichéen est étranger à ma conception philosophique.
Je ne reconnais pas le dualisme de l’esprit et de la matière, je ne crois pas à la
réalité autonome de la matière. La source du mal n’est pas dans la matière,
comme le pensait Plotin, mais dans l’esprit lui-même. Mon dualisme est celui
de la liberté et de la nécessité, de l’univers nouménal du libre esprit et de
l’univers phénoménal de la nécessité naturelle et de l’esclavage. (Note de l’au-
teur.)
4 « Le sang est un suc tout particulier. »
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 26
cette victoire ne peut être apparente qu’en sortant d’un univers fermé
et objectivé. La ville peut être sauvée grâce à quelques justes. Seuls
des actes de bonté qui souffrent une défaite apparente, soutiennent et
sauvent l’univers. Quant à tous les puissants royaumes qui furent
l’apanage du Prince de ce monde, ils n’ont pas été éternels et se sont
effondrés. Dans le sens le plus haut, Alexandre de Macédoine et Jules
César et Napoléon, comme Attila, Gengis-Khan et Tamerlan ont été
des « ratés ». On considérera de même Hitler 10 !
Le conflit des valeurs et de la force ne se décide pas sur le plan
universel du mal triomphant. Le dernier mot n’est pas à l’assassin.
L’homme est appelé non à assassiner mais à régénérer. Et derrière le
régénérateur se tient une force surhumaine.
Je crois à la possibilité d’une transformation de la conscience, à
une révolution de la conscience, à une réévaluation des valeurs, à la
rééducation spirituelle de l’homme. Alors à une conscience différente,
se présentera un univers différent.
[26]
II
LES VOIES
DE L’HUMANISME
11 Cf. mon livre Le destin de l’homme dans le monde actuel. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 30
lue n’avait pas encore été découvert. Pour l’Europe, l’humanisme grec
est demeuré l’image éternelle de toute culture humaine. La Renais-
sance est revenue à cette source et l’humanisme de cette époque-là,
plein de soif créatrice, s’est tourné vers l’Antiquité, cherchant en elle
son soutien. L’humanisme de la Renaissance affirmait l’autonomie de
l’homme, sa liberté dans la création culturelle, dans la science et dans
l’art, et là était sa vérité. Il fallait que la force créatrice de l’homme
surmontât les obstacles et les interdictions que le christianisme médié-
val avait dressés. Toutefois, l’humanisme de la Renaissance avait
commencé à affirmer également l’auto-suffisance de l’homme et sa
rupture avec l’éternelle vérité chrétienne. Là était son erreur. De là est
partie toute la tragédie de l’histoire moderne, la tragique dialectique
de l’humanisme où l’auto-suffisance de l’homme devient une négation
de l’homme, un anti-humanisme. Une rupture s’est produite entre
l’humanisme religieux et l’humanisme antireligieux. A l’opposé de la
divino-humanité du Christ — action simultanée des deux [30] natures
— le principe divin commença à s’opposer au principe humain, l’hu-
main au divin. Dieu est devenu comme l’ennemi de l’homme, et celui-
ci, l’ennemi de Dieu. La faute, terrible, repose sur une conception in-
humaine, anti-humaine de Dieu et sur une conception athée de
l’homme, transformé en un être uniquement naturel et social, c’est-à-
dire dépendant. Toute l’histoire moderne est pleine de la dialectique
vitale de l’humain et du divin : c’est son thème initial. L’œuvre de
Nietzsche, dont la portée est immense, implique une crise du christia-
nisme et aussi une crise de l’humanisme ; l’idée du « surhomme » et
de la nature surhumaine à laquelle aspirait Nietzsche, fait disparaître
et Dieu et l’homme. L’humanisme s’approche de l’abîme. Après l’ap-
parition de Nietzsche, il n’est plus possible, en somme, de concevoir
un humanisme optimiste, rationnel, serein. Un tel humanisme était
central et il peut se décomposer en principes limites. Le thème escha-
tologique se pose alors. L’œuvre de Dostoïevski révèle la même
chose : elle traduit la crise d’un humanisme qui se suffit à lui-même et
qui est satisfait de lui, mais par son esprit tout différent, chrétien, elle
est à l’opposé de Nietzsche bien que si proche de lui par son thème
principal. Pour comprendre ce qui se passe, il faut se tourner vers la
source chrétienne de l’humanisme.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 32
[40]
III
DEUX MORALES
teté des communistes, renferme une certaine part de vérité, ainsi que
le mot sur Lénine, ne distinguant pas le bien du mal. Si l’on veut envi-
sager la question de manière superficielle, tout ceci signifierait que les
communistes ont recours à de vilaines méthodes pour atteindre leurs
buts, qu’on ne peut jamais leur faire confiance dans un accord, que
dans leur politique ils recourent au mensonge et à la tromperie. Cela
va pourtant bien plus profond qu’on ne le croit et n’implique nulle-
ment que les communistes n’aient pas leurs notions propres sur le
bien, leur honnêteté à eux.
Les communistes, comme beaucoup de vrais révolutionnaires, sont
des manichéens, en ce sens qu’ils scindent l’univers en deux parties :
le royaume d’Ormuzd et le royaume d’Ahriman, royaumes de la lu-
mière et des ténèbres. Le royaume d’Ormuzd, celui de la lumière, ce
sont les communistes et leur mouvement. Tout le reste de l’univers re-
présente le royaume d’Ahriman, celui des ténèbres, et il est au pouvoir
du diable. Les communistes considèrent que l’état du monde est into-
lérable. On ne peut l’endurer : il est pestiféré et toutes les forces
doivent tendre à enrayer cette épidémie. Il n’y a pas à « prendre des
gants » avec le diable qui provoque l’épidémie. On peut le tromper,
l’exterminer par n’importe quel moyen, afin de vaincre les ténèbres.
Dans la lutte contre le royaume du diable, même les tortures sont jus-
tifiées. Le procès des vieux communistes russes fut, sous ce rapport,
significatif. La difficulté d’une appréciation morale des communistes
vient de ce qu’ils nient ce qu’on appelle la morale universelle, valable
pour tous les hommes, qu’on veut leur appliquer quand on tente de les
juger. C’est la pierre d’achoppement. Ils considèrent que cette morale
universelle est bourgeoise et ils la rattachent intégralement au
royaume des ténèbres et au diable. Cette morale n’est pour eux qu’une
ruse de guerre destinée à les affaiblir.
[42]
Les communistes cependant possèdent une morale à eux qui de-
viendra universelle après leur victoire définitive : c’est la morale com-
muniste qu’ils mettent plus haut, par exemple, que la morale catho-
lique, où, entre autres, l’égoïsme familial joue un tel rôle. On pourrait
dire que c’est une morale sectaire, révolutionnaire, qui deviendra
peut-être universelle, mais qui, en attendant, divise l’humanité en
deux parties irréconciliables. C’est patent dans l’enseignement mar-
xiste sur la lutte des classes. La distinction entre bourgeoisie et prolé-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 42
II
Le monde antique, le monde antichrétien, connaissait une morale
universaliste, valable pour toute l’humanité : le stoïcisme. Les stoï-
ciens furent les seuls à s’élever contre l’esclavage, ce que n’avaient pu
faire ni Platon ni Aristote. Montaigne, déjà détaché du christianisme,
moraliste du début des temps modernes et l’un des prodromes de la
morale humaniste, avait en lui un fort élément de stoïcisme. On peut
en dire autant de Spinoza. En fait, cependant, la morale universaliste
fut proclamée par le christianisme, elle est tout entière contenue dans
l’Évangile et son influence s’étend également sur la partie de l’huma-
nité dont la conscience est la plus éloignée du christianisme. La Révo-
lution française, proclamant les principes de la liberté, de l’égalité et
de la fraternité, ne quittait pas encore le terrain du christianisme et
s’en nourrissait. C’est le christianisme qui a annoncé que tous les
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 43
[53]
IV
LA DISCORDE DU MONDE
ET L’UNITÉ CHRÉTIENNE
La guerre mondiale a pris fin. Elle s’est terminée sur les champs de
bataille mais il n’y a point de véritable paix. La discorde continue. Le
monde est empoisonné par la haine. Le terrible ennemi avait fait
l’union contre lui. Le voici vaincu, mais tous les autres sont prêts à se
dresser les uns contre les autres. Il serait inexact de croire que c’est un
phénomène politique ou économique. C’est bien davantage un phéno-
mène moral et spirituel qui témoigne de l’état interne des sociétés hu-
maines. On ne peut arriver à une pacification par le seul truchement
des ruses de la politique internationale. Certes, une réorganisation so-
ciale de la société est indispensable, et si elle peut se faire selon des
voies diverses, aucun pays ne peut y échapper. Les sociétés ne
peuvent revenir à l’état où elles se trouvaient avant la guerre. Pourtant
des modifications sociales radicales ne suffisent pas à elles seules,
pour parvenir à la paix et à l’unité. Des modifications spirituelles sont
également indispensables. Le monde se trouve dans un état d’anarchie
spirituelle, anarchie interne qui s’est manifestée extérieurement dans
les régimes despotiques. Une foi unique n’inspire pas la société : alors
à sa place, on crée des succédanés. A la foi chrétienne, qui porte un
caractère d’universalité, est inhérente l’idée de l’unité spirituelle de
l’humanité, l’unité fraternelle en Christ. Il semblerait normal de croire
que c’est d’abord le christianisme qui devrait contribuer à vaincre la
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 51
montée par les seuls moyens de la culture, ébranlée dans ses bases. Il
est indispensable de se tourner vers des forces plus profondes. Le
christianisme lui-même est devenu depuis longtemps partie intégrante
de cette culture actuellement ébranlée. La crise de la culture devient
donc sa crise. Il subit toutes les discordes inhérentes à la civilisation
contemporaine. Il faut se tourner vers les profondeurs spirituelles du
christianisme qui ne peuvent être effleurées par la crise de la discorde
de ses couches superficielles. De ces profondeurs peuvent monter des
paroles nouvelles qui seront prophétiques. Le christianisme d’Orient,
l’orthodoxie, n’a pas été suffisamment actualisé. Il s’est trouvé, au
cours de longs siècles, dans un état hermétique. Il n’a pas pu partager
cette complexe destinée de la culture à laquelle se trouvaient liés et le
catholicisme et le protestantisme. Il n’a pas entamé ses forces dans
une activité extérieure.
Le centre de l’orthodoxie c’est la Russie, et le rôle immense
qu’elle va être appelée à jouer dans la période historique qui vient, ne
peut pas ne pas s’étendre à l’orthodoxie, au christianisme oriental, à la
vie religieuse russe. L’orthodoxie peut devenir un sol plus fertile pour
le rapprochement et l’unité, que ne le sont les confessions chrétiennes
d’Occident, qui ont lutté âprement dans le passé et ont conservé des
souvenirs douloureux. Mais pour cela il faut que s’éveille dans le
christianisme d’Orient un esprit œcuménique qui jusqu’ici a été faible
et insuffisamment manifeste. Pourtant le sens œcuménique régnait
dans les courants spirituels et sociaux russes : il appartient à l’idée
russe. Le peuple russe est un peuple contradictoire ; il contient en lui-
même des oppositions polaires. A l’un de ses pôles pourtant il aspire à
l’unité universelle dans le communisme. L’idée russe est polairement
opposée à l’idée germanique de domination. La [60] Russie donc, à
condition de surmonter ses tentations, peut jouer un rôle immense
dans l’unité mondiale. En 1914 déjà, au cours de la première année de
l’autre guerre, j’ai écrit un article intitulé : La fin de l’Europe. Je vou-
lais y dire que la guerre mondiale allait aboutir à ce que l’Europe ces-
sât de détenir le monopole de la culture. La sanglante discorde de la
guerre — disais-je — allait aboutir, à la fin des fins, à la naissance
d’une culture mondiale, dans laquelle la Russie, l’Asie et l’Amérique
allaient entrer comme facteurs importants. Mais la culture européenne
aurait à traverser les ténèbres. En Allemagne, nous assistons au cré-
puscule des dieux ; ainsi réalise-t-elle son idée, contenue en germe dé-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 56
mais est aussi, à un degré bien plus grand, une excellente occasion de
se repentir de son propre péché. L’athéisme souffrant peut parfois être
plus plaisant au regard de Dieu qu’un culte plein de suffisance rendu
par des esclaves. Il faut qu’il y ait, au sein du christianisme, un pro-
cessus d’épuration. L’unité du monde chrétien tant souhaitée, ne peut
être une division entre sauvés et perdus. Elle ne peut être que l’unité
de « l’humanité déifiée » 22 : une fraternelle attitude envers ceux qui se
perdent. Et du reste, nul ne sait si ceux qui se sauvent ne sont pas par-
fois ceux qui se perdent le plus ! C’est une vérité morale et spirituelle,
mais il faut qu’elle ait aussi sa manifestation [62] socialo-historique.
C’est pourquoi la tactique des chrétiens doit se modifier. Elle doit cor-
respondre à l’état contemporain du monde, qui ne ressemble pas aux
temps où s’élaboraient les anciennes formules de l’apologétique et de
l’activité missionnaire. L’homme d’aujourd’hui n’est pas uniquement
devant des ténèbres de plus en plus denses : il peut aussi voir une lu-
mière jaillir dans la nuit.
Mais grandes sont les ténèbres du monde. Il faudrait une grande
clarté spirituelle. Il faudrait s’intérioriser profondément dans l’époque
de l’Esprit.
22 Voir p. 30.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 58
[63]
V
LA RÉVOLUTION SOCIALE
ET LE RÉVEIL SPIRITUEL
[76]
VI
LA PERSONNE ET
L’ESPRIT COMMUNAUTAIRE
DANS LA CONSCIENCE RUSSE
I
Retour à la table des matières
II
Le problème de la personne, de son destin et de son conflit avec le
monde et l’histoire a été posé d’une façon particulièrement aiguë dans
la pensée et la littérature russes du XIX e siècle. Dans une lettre remar-
quable adressée à Botkine, Biélinski 27 s’insurge au nom de la per-
sonne et de ses souffrances contre l’ « esprit universel » de Hegel et
contre toute l’histoire mondiale. Cette révolte ouvre dans la vie de
Biélinski une étape suprême, celle où il pose les fondements de son
socialisme révolutionnaire. Elle prend avant tout l’aspect d’une lutte
contre l’antipersonnalisme de Hegel. Biélinski ne consent pas à sacri-
fier la personne vivante à l’harmonie future du monde. Il anticipe sur
la dialectique d’Ivan Karamazov qui invoquera la « petite larme en-
fantine ». Lui aussi, il rend son « billet d’entrée » 28. Il renonce à l’har-
monie universelle achetée au prix d’innombrables souffrances d’êtres
vivants. Mais Biélinski se contredit, car après avoir libéré la personne
de l’asservissement à « l’esprit [80] universel », à l’élément général et
universel, il la soumet au social, c’est-à-dire une fois de plus au géné-
ral et à l’universel ! On reconnaît dans ses écrits de nombreux thèmes
développés plus tard par la pensée sociale russe de la deuxième partie
du XIXe siècle.
Non moins intéressant est Herzen, qui possédait une philosophie de
l’histoire très remarquable pour son époque, mais qu’il n’exprima ja-
mais sous une forme systématique. Herzen était un personnaliste
convaincu, sans employer ce mot. Il ne sut pas faire la distinction
entre le personnalisme et l’individualisme. Il ne partageait pas la théo-
rie optimiste du progrès, courante de son temps. Il souffrait de voir la
personne vivante victime du progrès historique. Il refusait de sacrifier
la génération présente au bonheur des générations futures. La per-
sonne humaine, à ses yeux, n’était pas seulement un moyen, un instru-
ment de l’avenir, mais une fin en soi. Herzen fut le fondateur du socia-
lisme populiste russe. Il était, comme de nombreux penseurs russes du
XIXe siècle, un ennemi du monde bourgeois. Il dénonçait l’esprit pe-
27 Célèbre critique littéraire (1811-1848).
28 Cf. Les frères Karamazov et plus loin p. 81. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 73
III
Les Occidentaux peuvent apprécier grandement la littérature russe,
la musique russe, mais cela ne les empêche pas de considérer les
Russes comme des barbares ! Cependant, l’humanité exceptionnelle
des lettres russes du XIXe siècle ne saurait ne pas frapper. Elles sont
pénétrées de pitié pour l’homme, de compassion douloureuse pour le
peuple et pour toute la création qui gémit et appelle au secours. L’hu-
manité universelle de Pouchkine est étonnante. Son œuvre n’est pas
encore marquée par la souffrance qui sera plus tard inhérente à la litté-
rature russe, mais rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il y a
en lui cet universalisme vibrant qui permettra à Dostoïevski de parler
de « l’humanité universaliste des Russes ». Toute l’œuvre du grand
poète russe reflète son attitude humanitaire envers l’homme. Son hu-
manisme n’est pas moralisateur. Il ne s’agit pas d’une idée abstraite,
par exemple du bonheur de l’humanité future. L’humanité de Pouch-
kine est vivante, directe. Le culte de Pouchkine est l’un des résultats
les plus remarquables de la Révolution russe. Il est en effet devenu le
poète du peuple. Les paysans et les ouvriers le lisent et l’admirent. Il
est lu par tous les peuples de l’Union soviétique. Il a prévu prophéti-
quement son destin :
IV
Les courants les plus importants de la pensée russe du XIX e siècle
ont tous été teintés de socialisme. Même lorsqu’ils n’étaient pas fran-
chement socialistes, ils se distinguaient par leurs tendances nettement
anticapitalistes et anti-bourgeoises. Par l’organe de son élite intellec-
tuelle, de ses écrivains et de ses penseurs les plus influents, la Russie
se définissait comme un monde hostile à l’univers bourgeois. Ce motif
traditionnellement russe, fut commun au révolutionnaire Herzen et au
réactionnaire Léontiev, aux slavophiles et aux occidentalistes, aux au-
teurs religieux et anti-religieux, aux populistes et aux anarchistes, à
Dostoïevski et à L. Tolstoï. Lorsque nous manifestions de l’hostilité
envers l’Occident, c’était le plus souvent envers le monde bourgeois et
capitaliste de l’Occident, et non envers l’Occident en général. On re-
poussait un monde antihumain, écrasant la personne vivante. « Mon
âme, depuis l’enfance, est meurtrie par la souffrance humaine », écri-
vait vers la fin du XVIIIe siècle, Radistchev, ancêtre de l’intelligentzia
de gauche et précurseur du socialisme russe. Le fouriériste Pétra-
chevski, chef du groupe intellectuel auquel participa Dostoïevski (par-
ticipation qui lui valut sa condamnation aux travaux forcés), déclarait
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 79
que n’ayant trouvé rien qui soit digne d’amour chez les hommes et les
femmes, il se consacrait au service de l’humanité.
On peut distinguer quatre étapes dans l’histoire du socialisme
russe. La première est celle du socialisme utopique dans le style de
Saint-Simon et de Fourier. La deuxième est celle du socialisme « po-
puliste » qui s’apparente à Proudhon et qui est le plus spécifiquement
russe. On pourrait le définir comme un socialisme individualiste. Il fut
celui de Herzen [88] et de Mikhailovski. Mais tout en proclamant la
valeur suprême de la personne humaine, ce socialisme affirme égale-
ment le caractère communautaire du peuple russe, s’appuie sur la
classe paysanne, se base sur les formes traditionnelles de l’obstchina 33
agraire et de l’artèle 34 ouvrière et s’oppose au développement du capi-
talisme en Russie. L’homme est placé au-dessus de l’État, de la ri-
chesse nationale (à laquelle on oppose la prospérité du peuple), au-
dessus de la civilisation qui peut être antihumaine. Ces idées sont liées
à la conception russe de la propriété, très différente de celle d’Occi-
dent. Il est notoire que le peuple russe n’a pas connu la conception ro-
maine de la propriété, selon laquelle le propriétaire avait le droit non
seulement d’user de la propriété mais aussi d’en abuser — d’où la
transformation de la propriété en principe absolu, antihumain. Les
Russes sont moins attachés à la propriété que les Occidentaux en gé-
néral, et même les socialistes occidentaux. Les marchands russes, qui
avaient amassé des millions, parfois d’une façon malhonnête, ne
considéraient pas dans leur for intérieur cette propriété comme sacrée
et se montraient capables, dans un moment de lucidité, d’abandonner
toute cette fortune et de se faire moines ou pèlerins vagabonds. J’ai eu
l’occasion de dire à ce sujet que les Russes possèdent les vices bour-
geois mais non les vertus bourgeoises propres aux Occidentaux. C’est
là un trait caractéristique. Il est évident que dans ces conditions, une
bourgeoisie puissante et imbue de ses droits ne pouvait naître en Rus-
sie et qu’il n’y avait pas d’idéologie bourgeoise. Au cours de tout le
XIXe siècle les Russes ont cru que la Russie était appelée à résoudre le
problème social avant l’Occident et d’une façon plus parfaite. Cela
explique que l’expérience communiste difficilement réalisable en Oc-
cident ait été possible en Russie. L’attitude russe envers la propriété
est liée à l’attitude russe envers l’homme. [89] Celui-ci est placé au-
33 Communauté.
34 Equipe. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 80
V
Il est tout à fait injuste de prétendre que les Russes ne possèdent
pas le sens de la liberté ni l’amour de la liberté. [91] Sous l’ancien ré-
gime russe — despotique au point de vue politique — il y avait plus
de liberté dans les mœurs que chez les autres peuples. Les Russes su-
bissaient l’action de la discipline sociale à un moindre degré que les
Occidentaux. Il y a plus de liberté dans l’orthodoxie que dans le ca-
tholicisme. Le pathos de la liberté, celui de la liberté religieuse, fut
particulièrement puissant chez Khomiakov et Dostoïevski. Khomia-
kov croyait même que le peuple russe devait révéler à ceux de l’Occi-
dent le « mystère de la liberté ». La pensée russe du XIXe siècle, op-
primée extérieurement par la censure, était étonnamment libre inté-
rieurement. La Légende du Grand Inquisiteur est en somme le mani-
feste d’une espèce d’anarchie religieuse. L’idéologie de l’anarchie a
été créée par des Russes et, aussi étrange que cela puisse paraître, par
des membres de la couche supérieure de la noblesse russe comme Ba-
kounine, le prince Kropotkine, le comte Léon Tolstoï (anarchie à base
religieuse chez ce dernier.) Mais la polarité du peuple russe, la coexis-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 82
VI
Je ne me propose nullement de poser le problème sur le plan de la
politique internationale des puissances. La politique d’un gouverne-
ment n’exprime pas toujours entièrement la vocation historique d’un
peuple. Toutefois, même quand il en est ainsi, elle doit se baser sur
des idées susceptibles d’inspirer le peuple et de traduire son âme. Si
l’on compare la réforme de Pierre le Grand avec les transformations
opérées en Russie soviétique, on saisit leur vrai rapport. Par la ré-
forme de Pierre Ier, l’Europe pénétra en Russie. Par la Révolution
communiste, la Russie pénètre en Europe. La Russie soviétique a
connu une époque de repliement, d’isolement, mais celle-ci pourrait
être dépassée car la Russie est de nouveau présente dans le monde.
C’est ce qui, précisément, inquiète les Occidentaux. La guerre mon-
diale a révélé la formidable puissance de la Russie et la période histo-
rique qui s’ouvre, se déroulera dans une forte mesure sous le signe de
la Russie. L’énorme potentiel du peuple russe s’actualise. Les remar-
quables dons de ce peuple, gêné naguère dans son développement,
pourront désormais [96] se manifester librement. Jusqu’à présent,
seule la couche supérieure du peuple russe avait fait ses preuves, en
créant un type supérieur de civilisation. Aujourd’hui un processus de
démocratisation s’accomplit sous nos yeux. Le niveau culturel des
couches sociales inférieures s’est élevé sensiblement ; les masses po-
pulaires reçoivent une instruction, lisent la littérature russe du XIX e
siècle, cherchent des lumières, aspirent au savoir, mais au cours de pa-
reilles périodes la qualité de la civilisation baisse inévitablement. On
ne trouve pas en Russie soviétique de représentants d’une culture raf-
finée semblables aux hommes de la Renaissance russe du début du
siècle. Mais il faut considérer les choses sous l’angle de l’évolution
dialectique qui s’accomplit par l’opposition des contraires. Sur ce
point Hegel avait vu juste. Il est hors de doute que les processus catas-
trophiques ramèneront la Russie et le peuple russe à leurs idées éter-
nelles, celles qui les traduisent le plus profondément. La Russie a
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 86
sie pourrait l’aider à trouver une issue à cette crise que le vieil indivi-
dualisme ne saurait surmonter. On ne parviendrait à comprendre les
contradictions de la Russie soviétique qu’en se plaçant dans une pers-
pective historique, ou, plus exactement, historiosophique qui, le plus
souvent, fait défaut aux critiques russes et étrangers. La Russie a passé
par un processus d’industrialisation précipitée, processus cruel, igno-
rant [98] la personne humaine, comme la plupart des processus histo-
riques. L’industrialisation a eu lieu sous le signe du communisme. En
Angleterre, au début du XIXe siècle, elle se passa sous le signe du ca-
pitalisme individualiste. Le premier stade du développement du capi-
talisme en Angleterre, décrit par Marx, a-t-il été moins cruel et plus
humain ? L’industrie capitaliste fit son entrée dans le monde avec une
impitoyable cruauté envers l’homme. Mais voilà ce que l’Occident
doit se rappeler en jugeant la Russie soviétique : l’industrialisation de
la Russie, qui avait certes ses côtés négatifs, prépara néanmoins la vic-
toire sur l’Allemagne et sauva non seulement la Russie, mais l’Europe
tout entière de l’esclavage qui le menaçait. La Russie avait jadis sauvé
l’Europe de l’invasion tartare. Elle l’a sauvée maintenant de l’invasion
hitlérienne. Mais en considérant les choses plus à fond, on peut affir-
mer que seule une renaissance chrétienne, alliant le principe de la per-
sonne au principe communautaire, est susceptible d’assurer la victoire
sur la dépersonnalisation et la déshumanisation qui menacent le
monde.
Nous nous trouvons au seuil d’une nouvelle époque historique, à
maints égards encore énigmatique. Nous éprouvons peu de joie devant
la victoire, même celle de la juste cause, car le monde qui s’en va est
plein de discorde et de haine et ne laisse rien de stable derrière lui. Le
monde est possédé par la haine et semble abandonné de Dieu. Le nou-
veau monde sera non seulement un monde social, mais aussi spirituel.
La réforme sociale ne sera possible que si l’humanité arrive à créer
une unité spirituelle et de nouvelles formes d’universalisme chrétien.
Nous ne devons pas, pour autant, envisager l’avenir d’une façon fata-
liste : il dépend aussi de la liberté humaine.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 88
[99]
VII
LA PUISSANCE
DU PASSÉ ET L’AVENIR
C’est une erreur de croire que les peuples et les sociétés vivent
dans le présent. Le présent est à peine saisissable. On vit bien davan-
tage dans la puissance du passé et l’attraction de l’avenir. Au jour
d’une révolution, le présent veut anéantir le passé, afin de former le
futur et procréer une vie nouvelle. A chaque fois pourtant la
conscience humaine est le jouet d’une illusion qui ensuite disparaît
peu à peu. La vie est devenue progrès, mais le passé continue à vivre.
Il ne se détruit point et si par hasard il venait à être complètement
anéanti, il ne pourrait plus y avoir de progrès. On ne peut détruire
qu’un passé mort, mensonger, pourri, nuisible à l’évolution de la vie,
mais non ce qui est vivant et précieux et acquis pour l’éternité. L’évo-
lution de la vie présuppose que continue à vivre le sujet de cette évo-
lution. Dans la question qui nous intéresse, c’est le peuple russe qui
continue à vivre, avec son histoire millénaire. La révolution qui, inévi-
tablement, doit détruire bien des choses, chante : « du passé faisons
table rase » 37, mais en réalité on ne peut faire table rase du passé.
Les révolutions sont infiniment plus traditionalistes que l’on n’est
accoutumé à le croire. On peut considérer que c’est un fait établi pour
37 En français dans le texte. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 89
38 Historien russe marxiste qui niait la valeur de l’histoire russe. Ses livres sont
actuellement interdits. Voir à ce sujet La Russie évolue de F. LIEB (même col-
lection).
39 Prince de Novgorod, libéra le territoire des Suédois et des Allemands. Obtint
par une politique sage et souple la paix avec la Horde d’Or. Il fut canonisé par
l’Eglise russe et inhumé plus tard dans l’Abbaye qui porte son nom (1232-
1262). (N. du T.)
40 Cf. page 82-83. (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 90
41 Mouvement d’une importance extrême entre les années 1860 et 1890. Sorte de
socialisme populiste. Cf. p. 76 de l’étude La personne et l’esprit communau-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 91
[105]
VIII
DES DIFFICULTÉS
DE LA LIBERTÉ
[106] l’enfer ! Une anecdote, contée, je crois, par Louis Blanc, nous
indique à quel point peuvent être contradictoires les conséquences de
la liberté dans la vie économique. Un riche bourgeois se promène dans
Paris et voit un fiacre qui stationne au coin d’une rue. Il lui demande :
« Cocher, es-tu libre ? » L’autre répond : « Oui, je suis libre ! » Alors
le riche bourgeois de s’écrier : « Vive la liberté ! » et de poursuivre
son chemin. C’est justement cette liberté du cocher libre, qui existe
dans la société libérale capitaliste. L’ouvrier est libre mais il ne peut
réaliser sa liberté, en profiter, et elle demeure formelle. Il y a long-
temps que les socialistes ont dénoncé cette liberté-là et se sont acquis,
de ce fait, une réputation d’ennemis de la liberté. Dans les démocra-
ties capitalistes, la liberté est parfois fictive pour toute une couche de
la société.
Il existe deux grands symboles dans la vie sociale des hommes : le
symbole du pain, auquel est liée la possibilité même de la vie, et le
symbole de la liberté, auquel est liée la dignité de la vie. Le plus ardu,
c’est la réunion du pain et de la liberté. Comment nourrir les hommes
sans leur retirer leur liberté ? Dans la structure capitaliste, les démo-
craties affirment une liberté formelle, sans donner de pain. D’autre
part, on est incité à suivre la tentation du Grand Inquisiteur de Dos-
toïevski : donner le pain à l’homme en lui retirant sa liberté.
La question sociale qui torture les sociétés humaines n’est pas ré-
solue de façon réelle et se noie dans d’interminables discours, ou bien
se trouve résolue sans la liberté et contre elle. La puissance de l’éco-
nomie déborde aussi sur la vie spirituelle des hommes, sur leur
conscience et leur pensée, reconnues seulement comme épiphéno-
mènes. Dans l’économie capitaliste, il n’y avait qu’esclavage. Dans
l’économie planifiée, il peut exister une autre forme d’esclavage.
Nous nous trouvons ici en présence d’une question angoissante : pour-
quoi n’y a-t-il toujours pas de liberté en Russie soviétique ? [107] Qui
en est responsable ? Le plus simple c’est de dire : le pouvoir en est
coupable, mais c’est aussi la réponse la plus superficielle. Le pouvoir
n’a qu’une signification fonctionnelle dans la vie d’un peuple et il ne
faut pas trop en exagérer l’importance ni dans le bon, ni dans le mau-
vais sens.
Marx ne croyait nullement que la société humaine allait toujours se
trouver au pouvoir de l’économie. Il ne voyait dans ce pouvoir que le
mal du passé et la faiblesse de l’homme pas encore maître des forces
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 96
[111]
IX
DE LA LIBERTÉ
DE L’ACTE CRÉATEUR
[120]
X
DE LA LIBERTÉ CRÉATRICE
ET LA FABRICATION
DES ÂMES
l’économie qu’il ne l’a jamais été. Nous faisons face ici à la question
fondamentale, celle de la hiérarchie des valeurs. La culture spirituelle
est une valeur plus haute que la politique ou l’économie, qui ne de-
vraient être que des moyens obéissants. Le grand problème consiste à
ne pas admettre que le moyen devienne but ; et c’est surtout difficile à
l’époque d’une révolution. Mais c’est [126] pourquoi il est essentiel
de le reconnaître. L’âme russe au cours de millénaires, a été modelée
par la foi orthodoxe. Au XIXe siècle, elle s’est formée à l’école de la
grande littérature russe, grâce à Pouchkine, Léon Tolstoï, Dostoïevski.
Par le prophétisme de cette littérature, elle s’est également exprimée
dans les courants de la pensée sociale russe du XIX e siècle, qui cher-
chait la vérité sociale et qui a rendu possible aussi le communisme.
Elle s’est exprimée également dans la pensée slavophile et dans la
philosophie russe du début du XIXe siècle, et l’on trouve son reflet
dans la poésie d’un A. Blok et dans l’inquiétude de la Renaissance
russe du début du siècle. Elle n’a guère été modelée par quelque éco-
nomie politique ou au moyen d’une ordonnance quelconque des auto-
rités. C’est pourquoi elle est restée une âme libre malgré la pression
exercée d’en-haut. Une âme libre peut créer un régime socialiste, mais
cela présuppose à la fois une libre critique et l’admission de la diversi-
té. On peut reconnaître le sens de la révolution. On peut se féliciter
des résultats sociaux acquis. On peut croire que la Russie et le peuple
russe soient appelés à réaliser la vérité sociale dans le monde. On peut
défendre le principe même de la structure politique des Soviets, dé-
fendre la politique internationale de la Russie en ce dur moment de
son existence, mais on peut en même temps n’éprouver aucune sym-
pathie pour les résultats spirituels et culturels de la révolution et voir
le danger que représente la formation d’âmes asservies. C’est précisé-
ment à un tel point de vue que je me place, et c’est dans ce sens que je
demeure fidèle à l’orientation dite « soviétique ».
La situation internationale et économique de la Russie soviétique
est très difficile. Elle est entourée d’ennemis à l’Occident et les pays
anglo-saxons lui sont particulièrement hostiles. La Russie a besoin
d’une unité interne ; or, dans un pays, la liberté spirituelle non seule-
ment ne nuit pas à l’unité, mais justement y contribue, alors que l’ab-
sence [127] de liberté amène la division et provoque l’animosité. Le
front anticommuniste à l’ouest nuit au développement de la liberté en
Russie. On commence à y considérer le totalitarisme et l’isolation-
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 113
nisme comme une défense. Il ne faudrait pourtant pas s’attirer des en-
nemis de cette façon, pas plus qu’il ne faudrait trop s’en exagérer le
nombre. Il vaut mieux se déterminer librement. Les faits de la persé-
cution contre la liberté de création artistique ne font qu’augmenter
l’animosité de l’Occident à l’égard de la Russie soviétique. Cette ani-
mosité ne vient pas des cercles capitalistes ou des trusts, qui seraient
mal venus de défendre la liberté de l’esprit, mais de l’intelligentzia
cultivée des pays d’Occident qui, évidemment, tient à la liberté de la
pensée et de l’art. Elle vient aussi des mouvements chrétiens plus à
gauche et des classes laborieuses elles-mêmes. L’affaire Achmatova et
Zochtchenko, l’oppression du cinématographe, du théâtre et de la mu-
sique, se transforment en propagande anti-soviétique, du fait des So-
viets eux-mêmes ; elles sèment la dissension intérieure, et donnent des
armes aux ennemis. Il est actuellement indispensable à la Russie d’ac-
corder, en même temps que la liberté de l’Eglise et de la vie reli-
gieuse, la liberté de la pensée et de la littérature. Aucune puissance au
monde, serait-ce la puissance des Saints, n’a le droit, en quelque cir-
constance que ce soit, d’exercer la dictature sur l’esprit. Cela ne se
peut pas, même s’il existe une dictature économique et politique qui
n’est pas un ordre normal et souhaitable, mais se révèle parfois
comme une fatale nécessité. La dictature sur l’esprit, sur l’acte créa-
teur, la pensée et la parole, n’est pas une nécessité, mais un mal, né
d’une fausse perspective et d’une fausse tendance de la volonté avide
de domination. Il ne peut en naître que l’esclavage, et c’est là la tragé-
die principale de la Russie. Pour en parler, il faut dire la vérité, et cette
vérité n’est pas exprimée contre la Russie soviétique, mais à sa dé-
fense. La dictature sur l’esprit est un manque de foi en son peuple, ce
même manque [128] de foi dont font preuve les irréconciliables enne-
mis de la Russie soviétique, qui ne voient en elle que le mal et mettent
une croix sur le peuple russe. Bien des Russes en Amérique ont cette
attitude. Au nom de la foi dans le peuple russe, dans sa vocation, qui
est de réaliser une structure sociale plus juste que celle des démocra-
ties bourgeoises de l’Occident, il faut exiger la liberté d’esprit, de
conscience, de pensée, de parole, de création, protester contre l’im-
mixtion du pouvoir dans les libres œuvres de l’esprit. Que le pouvoir
concoure au développement économique de la Russie et prépare sa dé-
fense militaire en cas de besoin, mais ne se mêle pas de la culture spi-
rituelle !
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 114
Rien ne change en principe, si l’on dit que tout ceci n’est pas le fait
du pouvoir, mais celui du Parti. Aucun parti, aucun pouvoir, serait-ce
dans un moment de difficile transition, ne peut prétendre à l’expres-
sion plénière de l’âme d’un peuple, de sa volonté et de ses recherches
spirituelles et créatrices. Tout pouvoir est toujours partiel et non totali-
taire ; il doit toujours être soumis à des buts supérieurs.
Je ne pense pas que la Russie s’oriente vers la démocratie du type
occidental. Elle créera son propre type de démocratie sociale sovié-
tique, mais il faut qu’elle aille vers la liberté, vers la liberté réelle. Il
faut aussi que le peuple russe demeure fidèle à l’universalisme russe.
Ce serait trahir l’idée russe que de s’enfermer dans le nationalisme.
Les prétentions monistes et monolithiques du pouvoir et du parti sont
des tentations, une fausse religion, une hérésie.
Il faut croire à la qualité vivifiante de la liberté. C’est cela la foi en
des forces spirituelles créatrices et non en une nécessité uniquement
matérielle.
Je crois que ces forces sont vivantes dans le peuple russe.
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 115
[129]
XI
SARTRE ET LE DESTIN
DE L’EXISTENTIALISME
[131]
Sartre ne devrait nullement être considéré comme le représentant
de la philosophie existentielle, pas plus que Heidegger, qui le
confirme de lui-même, lorsqu’il distingue la philosophie existentielle
de la philosophie existentiale 56. L’un et l’autre veulent construire une
ontologie en recourant à la méthode phénoménologique. Cependant
une vraie philosophie existentielle ne saurait être une ontologie, celle-
ci étant toujours une doctrine de l’être, construite au moyen de
concepts. L’ontologie est toujours connaissance objectivante, mais
l’existence ne saurait devenir objet sans être détruite. L’être n’est pas
une réalité première, une existence première : il est déjà le produit
d’une connaissance rationnelle et objective, un produit de la pensée.
La philosophie de Heidegger et de Sartre construit une ontologie, ou
du moins prétend le faire, mais ce n’est jamais que la vieille ontologie
rationnelle ; elle reste dans la ligne de Parménide de qui elle est issue.
Sartre convient lui-même que la caractéristique de la philosophie exis-
tentielle est d’affirmer la primauté de l’existence sur l’essence ; c’est
l’existence qui crée l’essence. Or l’ontologie est une doctrine des es-
sences. Jaspers est infiniment plus dans le vrai lorsqu’il n’admet pas
une connaissance ontologique au moyen de concepts. Il n’admet que
la possibilité d’une métaphysique en tant que connaissance symbo-
lique, lecture de chiffres 57. Il est sans nul doute un existentialiste bien
plus authentique que Heidegger et Sartre, plus fidèle au sens que Kier-
kegaard donnait à l’existentialisme. Chez lui, le mot « transcendance »
prend un sens plus direct. La philosophie existentielle ne peut être
qu’une connaissance de Dieu, du monde, de l’homme dans la pro-
fonde subjectivité [132] de l’existence humaine et non pas dans l’ob-
jectivisme de la pensée. Ce serait une erreur de croire que la phéno-
ménologie de Hüsserl soit favorable à la philosophie existentielle :
elle n’aboutit qu’à une fausse ontologie. Kant, par contre, est beau-
coup plus favorable à cette philosophie. Sans être nullement existen-
tialiste lui-même, il ouvre la voie en critiquant toutes les ontologies
qui sont, selon lui, basées sur un usage erroné de la raison et qui
tombent au pouvoir de l’apparence transcendantale. La liberté de
56 Voir : de WAELHENS, La philosophie de Martin Heidegger. (Note de l’au-
teur.)
57 Voir KARL JASPERS : Metaphysik, 3e volume de sa « Philosophie ». (Note
de l’Auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 118
dire des facultés spirituelles. Sartre se croit tout à fait émancipé de ces
résidus de l’idéalisme, imagine voir le monde tel qu’il est, dans sa
bassesse et son absurdité. Voulant être conséquent dans son athéisme,
il ne reconnaît rien de divin dans le monde, alors que pour les mar-
xistes hégéliens ce divin existe encore. Sartre est intéressant en tant
que représentant d’une nouvelle structure psychique de l’homme, pour
qui le monde et l’homme lui-même sont complètement dépourvus de
divin, privés de tout principe spirituel. Les matérialistes de l’ancien
type ne percevaient pas la vie de cette façon nouvelle. Leur matéria-
lisme était naïf. Mais Sartre lui non plus ne va pas jusqu’au bout de
son athéisme : celui-ci se trouve limité précisément par la liberté et les
possibilités qui s’ouvrent devant elles. Les étincelles divines se re-
trouvent soudain dans l’homme. Un athéisme plus conséquent encore,
aurait dû reconnaître l’absurdité, l’irrémédiable de l’existence hu-
maine, [139] l’absence de toute issue, de toute possibilité. L’immense
avantage des marxistes a été de posséder une philosophie de l’histoire,
héritée de l’idéalisme allemand et, en fin de compte, du messianisme
hébreu et chrétien. D’où le dynamisme et l’actualisme des thèses mar-
xistes. Chez Sartre il n’existe pas de philosophie de l’histoire et ne
peut en exister. Elle est absente, en général, de la philosophie fran-
çaise moderne, malgré la grande fécondité philosophique des der-
nières années. Sartre a beau parler d’action, de responsabilités, de
choix, etc., sa philosophie n’en demeure pas moins décadente, sa li-
berté impuissante, qui n’est pas tournée vers le lendemain, vers l’ave-
nir historique. Les marxistes ne sont pas des nihilistes comme Sartre.
Tout le mouvement sartrien est froid et ne possède pas la flamme qui
seule permet de créer l’avenir. La morale de ce mouvement 59 est une
vertu froide, privée de toute trace de charité. C’est la liberté d’un raffi-
nement agonisant qui, chose étrange, affecte une forme grossière.
C’est une philosophie crépusculaire mais qui est encore appelée à
jouer un certain rôle comme expérience humaine.
Plus faible et plus rudimentaire que celle de Sartre, la philosophie
marxiste n’en possède pas moins une vérité que l’autre n’a pas. La li-
berté de Sartre n’est pas liée à la vérité et ne peut l’être ; elle en est af-
franchie. C’est pourquoi cette liberté est dépourvue d’objet, vide, sans
aucune aspiration. D’elle découle la morale de la liberté sans objet :
59 Voir SIMONE DE BEAUVOIR : « Œil pour œil » , Les Temps Modernes
(n° 5). (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 124
[141]
XII
LA RUSSIE
ET LA NOUVELLE ÉPOQUE
MONDIALE
I
Retour à la table des matières
64 Fédorov fut, en Russie, l’un des penseurs les plus remarquables de la fin du
XIXe siècle. Auteur de La philosophie de l’œuvre commune. (N. du T.)
65 Cf. p. 120 (note 47). (N. du T.)
Nicolas Berdiaeff, Au seuil de la nouvelle époque. (1947) 128
d’une façon plus nette par Boukharev, par Dostoïevski et par W. Solo-
viev et surtout par N. Fédorov dans sa doctrine de l’œuvre commune,
[147] ainsi que par les mouvements de philosophie religieuse du début
du XXe siècle. Mais malheureusement pour les deux mouvements
russes — (le mouvement religieux et le mouvement social) — le pre-
mier ne reconnaissait pas d’une manière suffisante les éléments de sa
propre vérité, inclus dans l’autre mouvement, et le second ne recon-
naissait aucune vérité dans le mouvement adverse. La tragédie de la
Révolution russe et de l’athéisme militant de ses débuts sont liés à ce
fait. Voilà pourquoi les apports, dont la Russie et le peuple russe
peuvent enrichir le monde, sont restés dans l’ombre. Le peuple russe a
fait par-dessus l’abîme un saut qui entraînait nécessairement des frac-
tures et des mutilations. Seul le peuple russe pouvait faire ce saut
grâce à ses qualités chrétiennes : en effet, il attache moins de prix aux
biens de cette terre que ne le font les peuples de l’Occident, plus liés
par leurs conceptions de la propriété, leur peur du risque, leur instinct
de conservation, par tout le poids de leur civilisation bourgeoise. Ce
qui est propre aux Russes, ce n’est pas seulement le totalitarisme,
c’est-à-dire l’aspiration vers l’intégral, vers la transfiguration intégrale
de la vie, mais aussi l’eschatologie, c’est-à-dire l’aspiration vers les
fins dernières. Cette eschatologie était propre aux mouvements popu-
laires russes et en particulier à l’aile gauche du Raskol 69 et aux sectes.
Elle l’était aussi à l’intelligentzia révolutionnaire, inconsciente du ca-
ractère eschatologique de ses aspirations, et à la philosophie religieuse
russe du XIXe et du XXe siècle. Dans la conscience chrétienne occi-
dentale, catholique aussi bien que protestante, le côté prophétique du
christianisme a été complètement refoulé, à de rares exceptions près.
L’Occident, très cultivé et très civilisé, se sentait à l’aise à mi-chemin ;
il n’était pas douloureusement tendu vers les fins dernières, il ne vivait
pas dans l’attente d’une nouvelle époque du christianisme, d’une
époque eschatologique qui connaîtrait la révélation finale [148] du
Saint-Esprit. Le christianisme social de l’Occident n’attendait pas une
nouvelle époque du christianisme, une nouvelle révélation de la vérité
sur la société ; il n’était pas empreint du nouvel esprit communau-
taire 70. La philosophie religieuse russe — produit original de sa pen-
II
Lorsqu’on parle d’une nouvelle époque de l’Occident et de tout le
monde moderne, deux traits distinctifs sautent aux yeux. D’une part
l’essor extraordinaire, quasi fantastique de la technique, la domination
de l’homme sur les forces élémentaires de la nature, sa pénétration
dans la vie cosmique ; d’autre part, l’entrée active dans l’histoire
d’énormes masses humaines. La croissance spirituelle de l’homme ne
correspond nullement à ces processus dynamiques. De là le caractère
tourmenté de notre temps. L’homme se trouve sans défense devant ce
qui se passe dans le monde. Il est projeté en dehors, fractionné, il a
perdu son centre interne. Si en Russie une révolution sociale radicale a
déjà eu lieu, l’Occident doit encore s’attendre à des transformations
sociales qui, dans chaque pays, suivront des voies différentes. L’in-
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71 J’ai été marxiste dans ma jeunesse mais je n’ai jamais été matérialiste. (Note
de l’auteur.)
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[153]
Dans le monde moderne apparaissent de nouvelles formes
d’athéisme, différentes de celles du XIXe siècle. Au siècle passé, les
formes dominantes de l’athéisme étaient plus élémentaires ; celui-ci
était habituellement lié au matérialisme, au culte des sciences natu-
relles, à la foi optimiste au progrès. Chez Nietzsche seulement,
l’athéisme est plus profond, plus tragique et l’on ressent aujourd’hui
encore son influence latente. Les nouvelles formes de l’athéisme mo-
derne ne sont nullement liées au matérialisme, à la foi optimiste au
progrès ; il ne se base pas sur la croyance naïve en la toute-puissance
des sciences naturelles. Heidegger et Nicolas Hartmann en Allemagne,
Sartre en France, sont à ce point de vue caractéristiques. Il est intéres-
sant de noter que N. Hartmann fonde son athéisme exactement comme
Kant fonde sa foi en Dieu. Kant pensait que l’on ne peut pas prouver
l’existence de Dieu ni en faire un objet de connaissance ; l’existence
de Dieu est un postulat moral de la raison pratique. Si Dieu n’existe
pas, la vie morale s’écroule, il n’y a plus de liberté ni de responsabilité
morale. N. Hartmann raisonne de la même façon, mais sous le signe
contraire. Il ne dit pas que l’on puisse prouver la non-existence de
Dieu. Mais il faut postuler que Dieu n’existe pas, car s’il existe, la vie
morale s’écroule, il n’y a plus de liberté humaine, plus de responsabi-
lité humaine, tout est déterminé par Dieu. Ajoutons que Hartmann
n’est nullement matérialiste : il reconnaît les valeurs idéales que
l’homme est appelé à réaliser. Heidegger ne prend que la partie néga-
tive de Kierkegaard et représente l’existentialisme athée. Sartre, qui
suit Heidegger, considère que son athéisme est plus conséquent que
celui des marxistes. Les marxistes croient encore que le processus his-
torique a un sens, que la raison existe dans le processus matériel qui
mène à la société socialiste parfaite. Aux yeux des marxistes, le
monde n’est pas absurde, c’est un résidu de la foi non pas en Dieu,
mais dans le divin ; ils sont encore idéalistes. L’athéisme de Sartre
part de [154] l’idée que le monde est absurde, dénué de sens.
L’homme ne saurait s’appuyer sur le processus historique, il doit créer
lui-même la nouvelle vie et les valeurs nouvelles, en ne s’appuyant
que sur lui-même et sur sa propre liberté. Contrairement aux marxistes
et aux athées, de l’ancien type, Sartre n’accepte pas le déterminisme.
Pourtant pas plus qu’un autre il ne réussit à être un athée conséquent.
Sa doctrine de la liberté reconnaît dans l’homme un principe idéal,
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Fin du texte