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Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]

philosophe chrétien russe de langues russe et française.

(1945) [1974]

L’ESPRIT
DE DOSTOÏEVSKI
Traduction du russe par Alexis Nerville

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 2

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Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 4

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souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène, Villeneuve sur
Cher, France. Page web.

À partir du texte de :

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]

L’ESPRIT DE DOSTOÏEVSKI.

Traduit du russe par Alexis Nerville. Paris : Les Éditions Stock,


1945, 1974, 290 pp. Collection : “Le monde ouvert”.

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Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 5

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]


philosophe chrétien russe de langues russe et française.

L’ESPRIT DE DOSTOÏEVSKI

Traduit du russe par Alexis Nerville. Paris : Les Éditions Stock,


1945, 1974, 290 pp. Collection : “Le monde ouvert”.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 6

L’esprit de Dostoïevski

Quatrième de couverture

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Pour Nicolas Berdiaeff, il y a ceux qui sont des possédés par l’esprit
de Dostoïevski et les autres... C’est avec Dostoïevski, avec le Grand
Inquisiteur, que Nicolas Berdiaeff a formé sa conscience d’homme et
de philosophe. C’est pour cela qu’il a été peu à peu amené à lui
consacrer un livre qui est à la fois une exploration de la conception du
monde selon Dostoïevski, et la conception du monde selon Berdiaeff
lui-même.
Ce livre a été écrit en 1921. Son importance est apparue
immédiatement à tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de l’esprit,
de l’homme, de la liberté, du Mal, de l’Amour, de la Révolution et du
Socialisme, de la Russie, thèmes qui constituent autant de chapitres de
ce livre. L’Esprit de Dostoïevski est animé d’un souffle prophétique que
rien n’est venu démentir, bien au contraire : aujourd’hui même la
présence d’un Soljenitzyne apparaît comme une suite logique manifeste
de L’Esprit de Dostoïevski et de Nicolas Berdiaeff. Ce livre est plus
actuel que jamais. Il ne s’agit de rien moins que du destin de l’homme
dans le monde moderne.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 7

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Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 8

[5]

Nicolas Berdiaeff

L’esprit
de
Dostoïevski
TRADUIT DU RUSSE
PAR
ALEXIS NERVILLE

Stock
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 9

[6]

Tous droits réservés pour tous pays


© 1945, 1974, Éditions Stock
pour la traduction française
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 10

[289]

L’esprit de Dostoïevski

Table des matières

Quatrième de couverture
Avant-propos [7]

Chapitre 1. L’Aspect spirituel de Dostoïevski [9]


Chapitre 2. L’Homme [41]
Chapitre 3. La Liberté [77]
Chapitre 4. Le Mal [105]
Chapitre 5. L’Amour [135]
Chapitre 6. Révolution — Socialisme [163]
Chapitre 7. La Russie [197]
Chapitre 8. Le Grand Inquisiteur, Christ et Antéchrist [233]
Chapitre 9. Dostoïevski et nous [267]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 11

[7]

L’esprit de Dostoïevski

AVANT-PROPOS

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Dostoïevski a joué dans ma vie spirituelle un rôle décisif.


Adolescent encore, je reçus de lui comme une greffe. Il a exalté,
transporté mon âme plus qu’aucun autre écrivain ou philosophe. De tout
temps, les hommes se sont partagés pour moi entre les
« dostoievskiens » et ceux auxquels l’esprit de Dostoïevski était
étranger. Et si, de très bonne heure, les problèmes philosophiques se
sont posés devant ma conscience, la raison en est sûrement dans ces
« maudites questions » de Dostoïevski. Chaque fois que je l’ai vu, il
s’est révélé à moi par un aspect nouveau. La Légende du Grand
Inquisiteur, en particulier, m’avait beaucoup frappé dans ma jeunesse,
à tel point que, lorsque pour la première fois je me suis tourné vers le
Christ, c’est sous l’aspect qu’il revêt dans la Légende qu’il m’est
apparu. A la base de ma conception, de ma perception du monde, il y a
toujours eu l’idée de liberté. Or, dans cette intuition originelle de la
liberté, je retrouvais Dostoïevski [8] comme dans sa patrie d’élection.
Le désir de lui consacrer un livre s’est donc emparé de moi il y a fort
longtemps déjà : je ne le réalisai alors que partiellement en quelques
articles. Les leçons de séminaire consacrées à Dostoïevski et que j’ai
dirigées au cours de l’hiver 1920-1921 m’ont finalement incité à réunir
mes méditations sur ce sujet. C’est ainsi que j’ai écrit ce livre où non
seulement j’ai tenté de découvrir la conception du monde de
Dostoïevski, mais où encore j’ai déposé une grande part de ce qui
constitue du monde ma propre conception.

Moscou, le 23 septembre 1921.


N. BERDIAEFF.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 12

[9]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 1
L’ASPECT SPIRITUEL
DE DOSTOÏEVSKI

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[10]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 13

[11]

Ce n’est pas un essai d’histoire littéraire que je me propose d’écrire


ici ; je n’entends donner de Dostoïevski ni une biographie ni un portrait.
Mon livre appartient encore bien moins à la critique littéraire. On ne
saurait dire, d’autre part, que j’aborde mon sujet du point de vue
psychologique, que ce sont des révélations d’ordre psychologique que
je me propose de faire. Non, le problème se pose pour moi de façon
toute différente : c’est de la pneumatologie, non de la psychologie, que
relève mon travail. Dévoiler en Dostoïevski la part spirituelle, tel est
mon objet. Je voudrais pénétrer jusqu’en sa profondeur la manière dont
il a senti l’univers, et avec ces éléments reconstruire par intuition toute
sa vision du monde.
Dostoïevski n’a pas été seulement un grand artiste, il a été un grand
penseur et un grand visionnaire : un dialecticien de génie aussi, et le
plus grand métaphysicien de la Russie. Les idées jouent dans son œuvre
un rôle prépondérant et son admirable dialectique y occupe une place
égale à celle de son extraordinaire [12] psychologie. Cette dialectique
participe de la nature même de son art : c’est par l’art que Dostoïevski
pénètre jusqu’en ses fondements le monde des idées, et le monde des
idées à son tour imprègne son art. Car les idées vivent chez lui d’une
vie organique, elles ont un destin vivant et inéluctable. Existence au
plus haut point dynamique. Rien ici de statique : ni arrêt, ni sclérose.
Dostoïevski a étudié exclusivement le processus vivant de ce
dynamisme, il a soulevé dans son œuvre les idées comme des
tourbillons de feu, il les a enveloppées d’une atmosphère embrasée. Les
concepts refroidis ne l’intéressent pas. Il porte en lui un souffle de
l’esprit d’Héraclite : tout est feu et mouvement, opposition et combat.
Les idées sont des ondes de flamme, jamais des catégories figées. Toute
idée, chez Dostoïevski, est liée au destin de l’homme, au destin du
monde, au destin de Dieu. Les idées déterminent ces destins.
Ontologiques, c’est-à-dire enfermant en elles la substance même de
l’être, elles tiennent cachée à l’état latent l’énergie destructrice de la
dynamite. Dostoïevski nous montre que leur explosion répand les
ruines à l’entour. Mais elles possèdent aussi l’énergie capable de rendre
la vie. Le monde des idées, tel que le conçoit Dostoïevski, est
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 14

entièrement original, et diffère tout à fait de celui de Platon. Les idées


ne sont pas pour lui les prototypes de l’Etre, des entités premières,
encore moins des normes, mais elles sont la destinée de l’être vivant,
l’énergie de feu qui le mène. Dans une mesure aussi large que Platon,
Dostoïevski [13] reconnaît aux idées une valeur propre : en dépit de la
mode actuelle qui tend à nier cette valeur autonome des idées, et à en
méconnaître le prix chez tout écrivain, on ne peut donc comprendre
Dostoïevski — on ne saurait même l’aborder — sans se plonger
complètement dans l’univers des idées, chez lui si vaste et si original.
L’œuvre de Dostoïevski est un véritable Banquet de la Pensée. Et ceux
qui refusent d’y prendre part, et dont les réflexions sceptiques nient
l’efficacité de toute pensée, se condamnent eux-mêmes à une existence
spirituellement réduite et morne.
Dostoïevski a découvert des mondes nouveaux, des mondes en
mouvement, par lesquels seulement sont intelligibles les destins
humains. On ne peut y avoir accès tant qu’on limite sa recherche à
l’aspect formel de l’art ou à la psychologie. C’est cet univers que j’ai
voulu pénétrer jusqu’en sa profondeur pour y capter ce que j’appellerai
la conception du monde de Dostoïevski. Qu’est-ce au juste que la
conception du monde d’un écrivain, sinon sa pénétration tout intuitive
dans l’essence la plus intime de ce monde, tout ce que le créateur
découvre dans l’univers et dans la vie : il ne s’agit pas ici d’un système
abstrait, tel qu’on ne saurait en demander, du moins, à un artiste, mais,
chez Dostoïevski, d’une intuition géniale de la destinée humaine et
universelle. Intuition artistique, mais non pas exclusivement : intuition
intellectuelle aussi, philosophique, vraiment une gnose. Dans une [14]
acception particulière du mot, Dostoïevski a été un gnostique. Son
œuvre est une connaissance, une science de l’esprit. Il a eu du monde
une conception au plus haut point dynamique, et c’est comme telle que
nous essaierons de la saisir. Si l’on considère en effet les choses du
point de vue dynamique, il n’y a plus de contradiction dans son œuvre.
Il vérifie le principe des coïncidentia oppositorum. On puise dans la
lecture de Dostoïevski un savoir nouveau. Et c’est cet enseignement
que je tâcherai de dégager dans son intégrité.
On a beaucoup écrit sur Dostoïevski, et des choses vraies et
intéressantes. Personne cependant n’a su embrasser l’ensemble de sa
personnalité. Ceux qui l’ont abordé l’ont fait d’un point de vue limité
et n’ont étudié en lui que ce qui s’intégrait au cadre de leurs recherches.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 15

C’est ainsi que pour quelques-uns Dostoïevski a été le défenseur des


« humiliés et offensés » ; pour d’autres, « un talent cruel » ; pour
d’autres encore, le prophète du christianisme nouveau ; il a été celui qui
découvre « l’homme souterrain » ; il a été enfin le type de l’Orthodoxe
et le héraut de l’idée messianique russe. Mais la synthèse de tous ces
aspects divers, personne ne l’a entreprise, et moins que quiconque la
critique traditionnelle russe, à qui Dostoïevski est resté complètement
fermé, comme tous les autres grands phénomènes de la littérature russe.
Mikhaïlovski, par exemple, était organiquement incapable de le
comprendre. C’est que, pour pénétrer [15] vraiment l’auteur des
Karamazov, il est nécessaire d’avoir une âme façonnée d’une certaine
manière, une âme parente en quelque sorte de celle de Dostoïevski : et
il faut attendre le début du XXe siècle, et le mouvement spirituel et
intellectuel dont il a été marqué, pour trouver précisément de telles
âmes. De cette époque aussi date l’intérêt prodigieux qu’on porte à
l’œuvre de Dostoïevski.
Il faut citer surtout le livre de Merejkovski intitulé Léon Tolstoï et
Dostoïevski, le meilleur de ceux qui aient été écrits jusqu’ici. Le défaut
de l’auteur est de s’être trop exclusivement préoccupé de l’exposé des
théories religieuses de Dostoïevski, parallèlement à celles de Tolstoï.
Pour lui, Dostoïevski n’a été que l’instrument de sa propre propagande
de la religion de la chair, et l’originalité unique de cet esprit, il ne l’a
pas aperçue. Et, bien qu’il ait ouvert sur Dostoïevski des horizons
demeurés encore inconnus, son livre apparaît comme faux dans son
principe. Un grand écrivain est une manifestation complète de l’esprit
et comme tel il doit être pris dans son unité. Cette unité, on ne peut la
pénétrer que d’une façon intuitive, en s’incorporant à elle, en la
« vivant ». Rien ne servirait de l’analyser du dehors, pour essayer
ensuite d’en recomposer les fragments. Elle serait morte auparavant
sous le couteau du vivisecteur. En face de ce haut phénomène spirituel
qu’est un homme de génie, il faut se comporter avec une âme de
croyant. Nous n’imiterons pas beaucoup de nos [16] contemporains
toujours enclins à traiter au bistouri l’écrivain qu’ils aiment,
soupçonnant en lui quelque maladie cachée, quelque cancer secret :
nous irons vers Dostoïevski par le chemin des croyants, plongeant sans
arrière-pensée dans le monde de ses idées dynamiques, afin de pénétrer
dans le secret de sa conception fondamentale du monde.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 16

*
* *

On a dit que tout génie était national, même et surtout dans la mesure
où il est humain : cela est incontestablement vrai lorsqu’il s’agit de
Dostoïevski. Il est spécifiquement russe, russe jusqu’au fond, le plus
russe de tous les écrivains de la Russie ; et en même temps le plus
humain, à la fois par lui-même et par les sujets qu’il a choisis. « J’ai
toujours été vraiment Russe », écrit-il à Maïkov. L’œuvre de
Dostoïevski, c’est une interprétation russe de l’Universel. Voilà
pourquoi elle suscite un si vif intérêt chez les Occidentaux. Ils
cherchent en lui à la fois une révélation d’ordre général sur les questions
qui les hantent et la révélation de ce monde différent, énigmatique pour
eux, du monde oriental russe. Comprendre intégralement Dostoïevski,
c’est s’assimiler une part essentielle de l’âme russe, c’est avoir
déchiffré en partie le secret de la Russie.
Un autre grand génie russe, Tioutchev, a dit :
[17]

On ne peut comprendre la Russie par l’intelligence,


On ne peut la mesurer avec un mètre ordinaire.

Dostoïevski reflète toutes les contradictions de l’esprit russe, toutes


ses antinomies qui ont provoqué à leur tour tant de jugements
contradictoires sur la Russie et sur son peuple. L’architecture spirituelle
de ce peuple, on peut la suivre et l’étudier en lui. Les Russes se classent
eux-mêmes en « apocalyptiques » et en « nihilistes », entendant par là
qu’ils ne supportent pas un climat psychique moyen, et que leur
tempérament les mène irrésistiblement vers les extrêmes.
Apocalyptisme, nihilisme, la même tendance excessive, le même
besoin de pousser les choses jusqu’à leur terme, les entraînent vers ces
deux pôles. La structure d’âme du Russe diffère ici profondément de
celle de l’Allemand ou du Français ; l’Allemand est un mystique ou un
criticiste, le Français, un sceptique ou un dogmatique. De tous, le Russe
est le plus impropre à élaborer une culture, à se frayer une voie
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 17

historique. Un tel peuple pourra-t-il jamais être heureux dans son


histoire ? Des termes opposés où ils sont parvenus, à l’extrême de la
religion comme à celui de l’athéisme, apocalyptisme et nihilisme
détruisent également la culture et l’histoire qui occupent le milieu du
chemin. Et si le Russe est en révolte contre cette culture et cette histoire,
s’il supprime toutes les valeurs et fait table rase, il [18] est difficile de
discerner s’il agit en tant que nihiliste ou en tant qu’apocalyptique
persuadé que le monde s’engloutira dans un vaste dénouement
religieux. « Le nihilisme est apparu chez nous, écrit Dostoïevski dans
son Carnet, parce que nous sommes tous nihilistes. » C’est ce nihilisme
qu’il étudie jusqu’au fond, nihilisme qui n’est, encore une fois, qu’un
apocalyptisme renversé.
On voit combien une telle disposition d’âme entrave le travail
historique d’un peuple et l’élaboration de ses valeurs culturelles,
combien elle est défavorable à toute discipline spirituelle. C’est ce que
voulait exprimer Léontiev lorsqu’il disait que le Russe peut être un
saint, mais non pas un honnête homme. L’honnêteté, c’est une sorte de
juste milieu moral, une vertu bourgeoise qui n’intéresse pas des
extrémistes persuadés que ce monde va finir. Caractéristique fatale au
peuple russe, du reste, car les saints sont des exceptions, et le grand
nombre est voué à la malhonnêteté. Pour quelques-uns qui atteignent à
la vie spirituelle la plus élevée, la majorité reste fort au-dessous de la
moyenne cultivée des autres peuples. C’est pourquoi le contraste est si
frappant chez les Russes entre une élite parvenue au niveau spirituel le
plus parfait et la masse analphabète. Pas de culture moyenne en Russie,
pas de milieu, ni presque de tradition culturels. En cette matière,
presque tous les Russes sont des nihilistes. Pourquoi ? Parce que la
culture ne résout pas les problèmes finaux, [19] l’évasion hors du
processus terrestre ; au contraire, elle fortifie le milieu humain. Pour le
« garçon russe » (expression chère à Dostoïevski) absorbé par la
solution des questions métaphysiques, par Dieu et l’immortalité, ou par
l’organisation de l’humanité selon un statut nouveau, aussi bien que
pour l’athée, pour le socialiste, pour l’anarchiste, la culture représente
un obstacle en travers de leur mouvement impétueux vers un
dénouement. Alors que les gens d’Occident s’efforcent d’organiser
historiquement le monde, les Russes, par un bond formidable, veulent
en trouver tout de suite l’issue. De là leur antipathie pour l’élément
formel, qu’il s’agisse de droit, de souveraineté, d’art, de philosophie ou
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 18

de religion. Car la forme suppose la mesure, elle établit des bornes,


c’est-à-dire ce que rejettent dans leur révolte le nihiliste et
l’apocalyptique. Dans son intéressant ouvrage intitulé La Prusse et le
Socialisme, Spengler écrit que la Russie est un monde à part,
inintelligible et mystérieux pour l’Européen, et il révèle en elle « une
révolte apocalyptique contre l’antiquité ». Les apocalyptiques et les
nihilistes russes se tiennent aux confins extrêmes de l’âme. Dostoïevski
a poussé jusqu’au fond l’étude de cette double tendance, dénonçant le
premier cette sorte d’hystérie métaphysique de l’âme russe, son
inclination excessive vers l’obsession et l’envoûtement. Il a étudié ses
facultés révolutionnaires, si intimement liées à ses facultés de réaction,
au « centnoirisme », comme on disait [20] alors. La destinée historique
de la Russie a justifié la prophétie dostoievskienne : la Révolution a eu
lieu dans une large mesure selon Dostoïevski. Et quelque destructrice et
meurtrière qu’elle apparaisse, elle ne doit pas moins être considérée
comme russe, et comme nationale. L’autodestruction et
l’autoconsomption sont en Russie des traits nationaux.
Profondément servi par ces dispositions de sa race, Dostoïevski a
franchi les limites de la vie psychique pour révéler, au-delà des
lointains, des profondeurs spirituelles. Sous les couches déjà explorées
par le psychologue, éclairées d’une lumière rationnelle, soumises aux
normes de la raison, il découvre en chaque être un foyer volcanique :
volcans souterrains dont l’éruption remplira son œuvre. Cette force
latente, cette énergie spirituelle révolutionnaire, elle mettra longtemps
à se forger. Le sol qui l’enferme deviendra de plus en plus volcanique,
tandis qu’à la surface l’âme demeure, dans son équilibre ancien,
soumise aux anciennes lois. Et puis, tout à coup, c’est l’éclatement,
l’explosion de la dynamite. Dostoïevski a été le héraut de l’esprit
révolutionnaire en voie d’accomplissement. Il n’a rien exprimé dans
son œuvre que le dynamisme passionné et tumultueux de la nature
humaine. L’homme, à cet instant, s’arrache à l’ordre social, il cesse
d’obéir aux règles, il pénètre dans un univers à une autre dimension.
C’est, avec Dostoïevski, c’est bien une âme nouvelle, une [21] nouvelle
perception du monde qui naît. Du reste, ce dynamisme exclusif de
l’esprit, cette mobilité qui tient de la nature du feu, il les portait au fond
de lui. « Ce qui est pire que tout, écrit-il à Maïkov, c’est que ma nature
est vile et trop passionnée. En tout, je vais aux extrêmes : toute ma vie,
j’ai dépassé la mesure. » Dévoré, consumé par la passion intérieure, son
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 19

âme était toujours en flammes. Flammes infernales, dont il s’évadait


pour atteindre la lumière. Tous les héros de Dostoïevski sont en vérité
lui-même. Ils suivent le chemin qu’il a suivi ; les différents aspects de
son être, ses tourments, son inquiétude, son expérience douloureuse
sont les leurs. Et c’est pourquoi son œuvre ne comporte aucune part
épique, aucune reproduction d’un milieu objectif, d’une façon de vivre
objective, aucun don de résurrection du monde extérieur en sa diversité,
rien, en résumé, de ce qui constitue la part la plus forte de l’œuvre de
Léon Tolstoï. Les romans de Dostoïevski ne sont pas à proprement
parler des romans : ils constituent une tragédie, la tragédie intérieure du
destin humain unique, de l’esprit humain unique se révélant sous ses
différents aspects et à des étapes différentes de sa route.
Dostoïevski a eu le don de saisir l’homme dans sa mobilité
tumultueuse, passionnée, exaltée. Le lecteur lui-même se sent emporté
dans cet ouragan qui traverse toute son œuvre. Ces mouvements
tumultueux, l’homme les cache dans les régions les plus profondes de
son être : le grand art de Dostoïevski [22] aura été d’exprimer les
mouvements occultes qui agitent le sous-sol de la nature humaine.
Poussée dynamique sous laquelle toutes les choses existantes sont
perpétuellement dérangées. Inutile de se tourner vers l’ordre établi,
sanctionné par le passé, comme le fait Tolstoï, c’est vers le Devenir
inconnu qu’il faut seulement regarder. On voit combien un tel art est
prophétique. Il dévoile le secret de l’homme. Et, pour cela, il l’étudie,
non dans son milieu stable, dans sa vie sociale de chaque jour, dans les
formes normales et rationnelles de son existence, mais dans
l’inconscient, dans la folie et dans le crime. Car c’est dans la folie et
non dans la santé, dans le crime et non dans la légalité, dans les courants
obscurs, inconscients, et non dans les pratiques quotidiennes, dans les
parties de l’âme éclairées par le grand jour de la conscience qu’on peut
sonder les profondeurs de la nature humaine et toucher leurs limites.
L’œuvre de Dostoïevski est au plus haut point dionysiaque. Dionysisme
qui engendre la tragédie, car il ne peut nous montrer que la nature de
l’homme exaltée, si bien qu’auprès d’une telle peinture tout nous paraît
fade. C’est comme si, après avoir visité d’autres univers, d’autres plans,
nous revenions dans notre monde mesuré, organisé, dans notre espace
à trois dimensions. Une lecture attentive de Dostoïevski, c’est dans la
vie un événement dont l’âme reçoit comme un baptême ardent.
L’homme qui a vécu dans l’univers forgé par lui [23] en garde vraiment
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 20

la révélation de formes inédites de l’être, car Dostoïevski est avant tout


un grand révolutionnaire de l’esprit, dressé contre toutes les formes de
la stagnation et de la sclérose.
Il y a un contraste frappant entre Dostoïevski et Léon Tolstoï.
Dostoïevski, le héraut de l’esprit révolutionnaire en voie de réalisation,
la nature prodigieusement dynamique, dirigée vers le Devenir, est celui
qui se proclame attaché au sol natal, qui affirme la vertu des traditions
de l’histoire, du legs des choses sacrées, qui reconnaît le gouvernement
et l’Eglise officielle de la Russie. Tolstoï, au contraire, n’a jamais été
révolutionnaire d’esprit ; il est peintre de la matière statique, du milieu
social tel qu’il a existé et qu’il existe ; il regarde encore vers le passé,
et non vers l’avenir. Et cependant c’est lui qui se révolte contre toutes
les traditions historiques et religieuses, c’est lui qui, dans son
intransigeance sans précédent, nie l’Orthodoxie et nie l’Empire, et ne
veut pas même accepter la primauté de la culture. Dostoïevski démontre
la nature profonde du nihilisme russe. Tolstoï se déclare nihiliste lui-
même, destructeur des reliques et de toutes les valeurs. Dostoïevski sait
la révolution qui va s’accomplir et qui s’élabore dans les régions
souterraines de l’esprit. Il prévoit les chemins qu’elle suivra et les fruits
qu’elle portera. Tolstoï, lui, ne sait pas que la révolution s’élabore, il
n’en prévoit rien, mais il est lui-même happé, comme un aveugle, dans
l’engrenage de ce processus [24] révolutionnaire en mouvement.
Dostoïevski se meut dans le spirituel, et de là perçoit tout. Tolstoï se
maintient dans le domaine psychique et charnel d’où il ne peut saisir ce
qui s’accomplit en profondeur. Il est possible, du reste, que Tolstoï ait
été un artiste plus parfait que Dostoïevski, que ses romans soient
meilleurs en tant que romans. Il a été le grand peintre de ce qui est ;
Dostoïevski ne s’est occupé que du Devenir. Or, la perfection est plus
facile à atteindre sur une matière statique que sur une matière en
évolution. Mais Dostoïevski est un plus grand penseur que Tolstoï, il
est initié à plus de choses, et, tandis que l’un va droit devant lui sans
détourner la tête, l’autre connaît l’éternelle contradiction humaine qui
force à chaque pas à revenir en arrière. La vie même, Dostoïevski la
conçoit par rapport à l’esprit de l’homme ; c’est pourquoi il sait que la
révolution s’accomplira, qui gronde au fond de cet esprit. Mais, pour
Tolstoï, la vie est une émanation de la nature ; il ne voit en elle que le
fluide vital qui circule perpétuellement à travers les plantes et les
animaux ; il n’observe qu’un processus biologique contre les lois
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 21

duquel il entre en révolte. La morale unilatérale d’un Tolstoï ne saurait


en aucun cas avoir été celle de ce voyant du cœur humain qu’est
Dostoïevski. Et, si l’on répète que le premier a prêté aux formes du
passé la perfection incontestable de son art, perfection à laquelle le
second savait ne pas pouvoir atteindre dans son domaine, [25] non
encore fixé, du Devenir, on peut conclure que l’art de Tolstoï est l’art
d’Apollon ; celui de Dostoïevski, l’art de Dionysos.
Sous un autre rapport, le parallèle est curieux à poursuivre. Toute sa
vie, Tolstoï a cherché Dieu, comme le cherche le païen, l’homme
proche de la nature, qui en est, par essence, très éloigné. Son cerveau
est hanté par la théologie, et il est mauvais théologien. Au contraire,
Dostoïevski est beaucoup moins occupé de Dieu que de l’homme et de
son destin, que de l’énigme de l’esprit. C’est l’anthropologie qui le
hante et non la théologie. Ce n’est pas le problème divin qu’il a à
résoudre, comme le païen, l’homme demeuré proche de la nature, mais
comme l’homme spirituel, comme le chrétien, c’est au contraire le
problème de l’homme. Car la question de Dieu, c’est celle que se pose
l’homme. La question de l’homme, c’est celle que se pose Dieu, et peut-
être est-ce précisément au travers de l’énigme humaine qu’on pourra le
mieux s’approcher de lui. Dostoïevski n’a pas été un théologien, mais
il a été quand même plus près que Tolstoï du Dieu vivant, car Dieu se
révèle à lui dans le destin de l’homme. Il convient peut-être moins
d’être un théologien qu’un anthropologiste.

*
* *

Dostoïevski a-t-il été un réaliste ? Avant d’élucider cette question,


il faut se demander dans [26] quelle mesure un art original et grand peut
être réaliste ? Sans doute, Dostoïevski lui-même aimait à s’intituler tel,
et considérait que son réalisme était le réalisme même de la vie. Il
n’entendait certes pas ce mot au sens où le prend la critique officielle
lorsqu’elle affirme l’existence d’une école réaliste dont le chef serait
Gogol : rien de ce qu’elle couvre de cette étiquette n’a jamais existé, ni
chez Gogol, encore moins chez Dostoïevski. La vérité, c’est que tout
art original est symbolique : il est un pont jeté entre deux mondes, le
signe sous lequel s’exprime une réalité profonde, l’authentique réalité.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 22

Le but de l’art, c’est, dépassant la réalité empirique, d’exprimer la


réalité cachée, mais il ne peut jamais la restituer de façon directe, et
seulement au moyen de symboles, d’ombres portées. Nul moins que
Dostoïevski n’a été préoccupé par le monde empirique. Son art baigne
tout entier dans cette réalité profonde, dans cet univers spirituel. La
construction même de ses romans ne rappelle en rien la facture des
romans dits « réalistes ». À travers l’affabulation extérieure, relatant
quelque invraisemblable roman criminel, on sent partout la présence de
cette réalité interne, différente, plus réelle que l’autre. Car, chez
Dostoïevski, le monde empirique, les formes extérieures de la vie,
l’homme en chair et en os ne sont pas les réalités dernières. La réalité
pour lui, c’est la profondeur spirituelle de l’homme, c’est la destinée de
l’esprit humain. La réalité, ce sont les rapports [27] de l’homme avec
Dieu, de l’homme avec le diable ; la réalité, ce sont les idées par
lesquelles l’homme vit.
Le dédoublement de l’esprit, thème essentiel de tous les romans de
Dostoïevski, ne se prête pas à l’art réaliste. Comment appeler réaliste le
tableau génial des relations entre Ivan Karamazov et Smerdiakov, par
lesquelles est rendu sensible le propre dédoublement d’Ivan ? Et encore
moins le tableau des relations entre Ivan et le diable. On ne peut faire
de Dostoïevski un psychologue réaliste ; psychologue, il ne l’est pas,
mais pneumatologue, et métaphysicien symboliste. Chez lui, sous la vie
consciente, se dissimule toujours un univers inconscient, auquel sont
liés ses pressentiments de visionnaire. Et les êtres ne communiquent
pas seulement par les fils visibles au grand jour de la conscience, mais
surtout par ces liens mystérieux qui plongent dans la profondeur de leur
vie inconsciente. Liens cachés qui unissent Muichkine à Nastasia
Philippovna et à Rogojine, Raskolnikov à Svidrigaïlov, Ivan
Karamazov à Smerdiakov, Stavroguine à la Chronomojka et à Chatov.
Dostoïevski nous les montre tous rivés les uns aux autres par des
anneaux qui ne sont pas d’ici-bas. Rien de contingent, en effet, dans
leurs rapports, nulle place pour le hasard d’un réalisme empirique. Il
semble que la rencontre de ces êtres ait été déterminée de toute éternité
par une volonté supérieure ; ils portent la marque d’une fatalité qui
s’accomplit. Tous [28] leurs heurts, leurs réactions réciproques
expriment, non pas la fausse réalité objective, mais la réalité interne, le
destin intérieur des humains. C’est en eux que s’exprime vraiment la
grande « idée » de l’univers, que se résout l’énigme de l’homme et de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 23

la route qu’il suit. Tout cela ressemble fort peu à ce qu’on a coutume
d’appeler le roman « réaliste ». Mais s’il faut absolument appeler
Dostoïevski un réaliste, nous dirons un réaliste mystique.
Les historiens de la littérature et les critiques littéraires, toujours
enclins à chercher dans les auteurs des influences et des emprunts
réciproques, ont indiqué que Dostoïevski, surtout dans la première
période de sa création, aurait subi diverses influences, notamment celle
de Victor Hugo, de George Sand, de Dickens, et même d’Hoffmann.
Pourtant, la seule parenté évidente de Dostoïevski est celle qui l’unit à
l’un des plus grands écrivains occidentaux, à Balzac, lequel fut aussi
peu que lui un réaliste. Parmi les grands Russes, Dostoïevski se rattache
immédiatement à Gogol, surtout dans ses premiers romans. Mais il
traite la nature humaine d’une façon toute différente. Gogol a vu la
figure humaine en train de se dissoudre, et il n’en a fixé qu’un masque
simiesque et grimaçant : c’est l’art d’un André Biely qui est tout proche
de lui. Au contraire, pour Dostoïevski, la personnalité humaine est
inaliénable, et il a su la retrouver jusque dans ses exemplaires les plus
dégradés. [29] Du reste, à partir du moment où Dostoïevski est en pleine
possession de lui-même, où il jette sa formule neuve, il est bien au-
dessus de toutes les influences, bien au-dessus de tous les emprunts : il
représente une manifestation créatrice sans précédent.
L’Esprit souterrain divise en deux périodes l’œuvre de Dostoïevski.
Jusque-là, Dostoïevski n’était encore qu’un psychologue, original sans
doute, en même temps qu’un humanitaire, compatissant aux « pauvres
gens », aux « humiliés et offensés », aux héros de la Maison des Morts.
L’Esprit souverain inaugure la géniale dialectique de Dostoïevski. Il
cesse d’être seulement un psychologue pour devenir un métaphysicien
qui suit jusqu’au bout la tragédie de l’esprit humain. Il n’est plus
humanitaire selon la vieille formule, il n’a presque plus rien de commun
avec Hugo, George Sand, Dickens, etc. Il va rompre définitivement
avec les théories de Bielinski. S’il est humanitaire encore, son amour
de l’humanité est quelque chose de nouveau et de tragique. L’homme,
plus encore qu’auparavant, occupe le centre de son œuvre, et le destin
humain est le thème qui excite exclusivement son intérêt. Mais
l’homme n’est plus traité comme une créature superficielle, il est pris
dans sa profondeur, dans ces abîmes spirituels nouvellement
découverts. Car c’est un nouveau royaume humain qui a surgi, un
royaume tout « dostoievskien ». Dostoïevski est un écrivain tragique :
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 24

l’inquiétude [30] latente dans toute la littérature russe atteint chez lui
au plus haut degré de tension. La blessure que laisse le destin
douloureux du monde, le destin douloureux de l’homme, y est à vif.
Ici, il faut ouvrir une parenthèse et se rappeler que les Russes n’ont
jamais eu de Renaissance. Un destin malheureux les a privés de la joie
que fut pour les autres peuples ce grand réveil. Peut-être une lumière
comparable a-t-elle brillé pour eux au début du XIXe siècle, à l’époque
d’Alexandre Ier — sommet de leur culture — quand la poésie russe
jaillit avec une abondance qui répand autour d’elle une sorte
d’exaltation. Allégresse d’une création heureuse qui s’éteint bientôt :
du vivant même de Pouchkine, elle est déjà empoisonnée. La grande
littérature russe du XIXe siècle, en effet, n’a pas suivi la voie tracée par
Pouchkine : souffrant pour le salut du monde, toute en tourments, en
angoisse, il semble que quelque faute s’expie en elle. La sombre figure
de Tchadaev, si tragiquement affligée, est à l’origine du mouvement où
la pensée russe du XIXe siècle trouvera sa maturité. Lermontov, Gogol,
Tioutchev ne produiront pas selon l’esprit de la Renaissance, mais dans
l’anxiété et la souffrance. Après eux, au contraire, l’étrange figure de
Constantin Léontiev nous apparaît comme celle d’un homme de la
Renaissance, du XVIe siècle, égaré dans cette Russie du XIXe siècle, si
hostile à son esprit, et y souffrant le plus triste et désolant destin. Enfin,
voilà les sommets de la [31] littérature russe, Tolstoï et Dostoïevski.
Rien en eux qui rappelle la Renaissance. Ils sont atteints du tourment
religieux, ils cherchent le salut. Voilà qui est la caractéristique des
créateurs russes, ils cherchent le salut, ils ont soif d’expiation, ils
souffrent pour le monde. L’œuvre de Dostoïevski, qui est l’apogée de
la littérature russe, est aussi l’expression la meilleure du caractère
sérieux, religieux, tourmenté de cette littérature. Ainsi la voie de
l’affliction où s’engageait la littérature russe devait aboutir à
Dostoïevski. Toutes les ténèbres de la vie russe, de la destinée russe
s’épaississent chez lui, mais une lueur commence à briller. Une fissure
se produit dans le vieux monde, par où passe la lumière nouvelle. La
tragédie de Dostoïevski, comme toute tragédie véritable, comporte la
purification et la délivrance. Ceux-là ne le comprennent pas, qu’il
maintient dans les ténèbres inextricables, ceux qu’il attriste sans les
réjouir. La lecture de Dostoïevski donne aussi une joie, une libération
de l’esprit. Joie qu’on obtient par la souffrance. C’est le chemin que
parcourt le chrétien. Dostoïevski ressuscite la foi en l’homme, en la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 25

notion de sa profondeur, que l’humanisme avait méconnue 1. L’homme


renaît s’il croit en Dieu, et ce n’est qu’à cette condition qu’il peut croire
en lui-même. Dostoïevski ne sépare pas la foi dans [32] l’homme de la
foi dans le Christ, dans le Dieu-Homme. Toute sa vie, d’ailleurs, il a
gardé un sentiment exclusif, une sorte d’amour exalté pour son visage
divin. C’est au nom du Christ, par amour infini du Christ qu’il a rompu
avec le monde humanitaire dont le prophète était Bielinski. Cette foi, il
l’avait fondue au creuset de ses doutes, trempée par le feu. On trouve
cette phrase dans un de ses carnets : « Aucune expression de l’athéisme
n’a jamais eu en Europe une telle force. Apparemment, ce n’est pas en
enfant que j’ai cru au Christ, que j’ai confessé sa foi. C’est d’une vaste
fournaise de doutes que mon hosannah a jailli. » Dostoïevski avait
perdu sa croyance juvénile dans le schillerisme (il désignait par ce mot
tout ce qui était « beau et grand », l’humanitarisme idéaliste). Le
schillerisme, à ses yeux, n’avait pas résisté à une épreuve, sa foi dans
le Christ les avait toutes supportées. Ainsi, il avait cessé de croire en
l’homme à la façon humanitaire, mais il y croyait en chrétien,
approfondissant, fortifiant cette foi. C’est pourquoi Dostoïevski ne peut
être un écrivain pessimiste et désespéré. Une lumière brille toujours
dans les ténèbres ; pour lui, c’est la lumière du Christ. Sans doute,
Dostoïevski conduit l’homme à travers les abîmes du dédoublement (le
dédoublement est un thème fondamental de son œuvre), mais ce
dédoublement ne détruira pas finalement l’individu. A travers le Dieu-
Homme, l’image de l’homme se reconstituera.
[33]
*
* *

Dostoïevski appartient à cette race d’écrivains auxquels il a été


donné de se livrer dans leur œuvre. Il a exprimé tous les doutes, toutes
les contradictions de son esprit, et peut-être est-ce parce qu’il n’a rien
caché de ce qui se passait dans son être profond qu’il a pu faire sur
l’homme en général de si étonnantes découvertes. Le destin de ses
héros, c’est son propre destin, leurs doutes, leur dédoublement sont

1 J’emploie ici le mot humanisme dans le sens de l’auto-affirmation de l’homme,


qui ne veut connaître rien de supérieur à lui. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 26

siens, leurs tentatives criminelles sont les crimes cachés de son esprit.
La biographie de Dostoïevski présente donc beaucoup moins d’intérêt
que son œuvre, sa correspondance est moins instructive que ses romans.
Il s’est dévoilé tout entier dans son œuvre romanesque, et grâce à cette
confession, il demeure pour nous beaucoup moins énigmatique que
d’autres écrivains, Gogol, par exemple, une des figures littéraires les
plus mystérieuses de la Russie. Rien en effet ne transparaît dans l’œuvre
de Gogol de ce qui a été son être propre : il semble qu’il ait emporté
son secret avec lui. Tel a été aussi le cas de nos jours pour le philosophe
Vladimir Soloviev. L’ensemble de ses traités philosophiques et
théologiques ne porte nulle trace de ses conflits, de ses heurts
personnels ; c’est tout au plus s’il laisse échapper dans ses vers
dispersés une note plus intime.
Il en va tout autrement pour Dostoïevski. L’originalité [34] de son
génie était telle qu’il a pu, en analysant jusqu’au bout son propre destin,
exprimer en même temps le destin universel de l’homme. Il ne nous a
rien dissimulé de son double idéal : l’idéal du Mal, de Sodome, et, au
sommet, la Madone, l’idéal du Bien. Déchirement perpétuel qui est la
grande découverte de Dostoïevski. Son épilepsie même n’est pas, chez
lui, une maladie accidentelle : c’est en elle que se révèlent les
profondeurs de l’esprit.
Dostoïevski a tenu à s’affirmer « autochtone », à professer une
idéologie qui fût exclusivement de sa race. Jamais il n’a coupé les
racines qui l’attachaient au sol natal. Néanmoins, ce serait une erreur
de l’assimiler aux Slavophiles, de le ranger parmi eux : il appartient à
une autre époque. Auprès d’eux, il fait figure de vagabond ; c’est un
Russe errant dans le monde de l’esprit. Il ne possède ni terres, ni
demeure, pas même le nid confortable de quelque gentilhommière
campagnarde. Il n’est lié à aucune forme stable de l’existence : tout
dans sa nature est dynamisme, inquiétude, esprit de révolution. Il est
l’homme de l’Apocalypse. Or, la maladie apocalyptique n’a pas touché
les Slavophiles. Dostoïevski incarne avant tout le destin du nomade et
du révolté, destin qu’il jugeait hautement caractéristique de sa race. Au
contraire, les Slavophiles sont enracinés au sol sur lequel ils sont nés,
où ils ont grandi ; ils y puisent leur force. Alors que la terre sous leurs
pieds leur [35] semble inébranlable, Dostoïevski est l’homme des
souterrains mouvants ; son élément est le feu, sa position, le
mouvement. Sur tous les sujets, du reste, son attitude diffère de celle
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 27

des Slavophiles. En face de ces ennemis de l’Occident, il est le partisan


de l’Europe ; en face de ces champions du vieux Moscou, l’admirateur
de l’ère pétrovienne et de Saint-Pétersbourg. Nous verrons plus tard
combien il diffère d’eux par ses idées sur la Russie en général. Ce qu’il
fallait démontrer tout d’abord, c’est que Dostoïevski n’est pas des leurs,
de leur race. Ce qu’il représente d’ailleurs très exactement, c’est
l’écrivain de son pays, le littérateur qui vit de son travail. En dehors de
la littérature, il ne conçoit rien. Spirituellement et matériellement, il vit
d’elle. Son destin mélancolique incarne le destin des écrivains de la
Russie.

*
* *

L’intelligence de Dostoïevski est extraordinaire. Il compte parmi les


esprits les plus aigus, les plus éblouissants de tous les temps. Son
intelligence non seulement égale son don artistique, mais le surpasse
encore peut-être. Très différent en cela de Tolstoï, assurément plus
grand artiste que grand penseur, et dont les vues étonnent parfois par
leur étroitesse. Des deux, c’est Dostoïevski qui est le plus grand
penseur. Nul ne peut lui être comparé en ce domaine, si ce n’est
Shakespeare, la grande lumière [36] de la Renaissance. L’esprit de
Goethe même, grand entre les plus grands, ne possède pas cette acuité,
cette profondeur dialectique. Et cela est d’autant plus surprenant que
Dostoïevski se meut dans un courant dionysiaque, orgiaque, peu
propice à la clarté, et qui trouble habituellement la lucidité de
l’intelligence. Mais, chez lui, nous voyons que le délire orgiaque, loin
d’exclure la pensée, s’exerce sur elle, que ce sont les idées et leur
dialectique qui suivent un rythme dionysiaque. Dostoïevski est grisé par
les idées, car dans son œuvre les idées grisent ; mais, au milieu de cette
ivresse, la finesse d’esprit ne s’émousse jamais. Ceux que n’intéresse
pas cette dialectique, ce cheminement tragique de la pensée géniale de
Dostoïevski, ceux qui ne voient en lui qu’un artiste ou un psychologue,
ne le comprennent certainement pas. Car son œuvre entière est la
solution d’un vaste problème d’idées. Le héros de l’Esprit souterrain,
c’est une idée ; Raskolnikov est une idée ; une idée, Stavroguine ;
Kirilov, Chatov, Verhovenski — des idées. Ivan Karamazov est une
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 28

idée. Tous ces héros sont à la lettre engloutis par les idées ; ils en sont
ivres. Ils ne parlent que pour développer leur dialectique idéologique.
Tout tourne autour de ces « maudites questions éternelles ». Ce qui ne
veut pas dire que Dostoïevski ait écrit des romans à tendance ou à
thèse 2 pour la propagation de telle ou telle idée précise. Non, les [37]
idées sont immanentes à son art, il découvre leur existence d’une façon
purement artistique. Il est un écrivain « idéaliste » au sens platonicien
du mot, et non dans l’acception peu sympathique dans laquelle il est
pris habituellement par la critique. Dostoïevski conçoit les idées
originelles, mais il les conçoit toujours en mouvement, dynamiques,
dans leur tragique destin. Rappelons ces lignes qu’il écrivit
modestement sur lui-même : « Je suis assez faible en philosophie (mais
non pas dans mon amour pour elle, dans mon amour pour elle, je suis
fort). » Faible pour la philosophie académique qui lui convenait mal,
car son génie intuitif connaissait en ce domaine les véritables chemins.
Il fut un vrai philosophe, le plus grand philosophe russe. Il a donné
infiniment à la philosophie, et il semble que la spéculation
philosophique doive être pénétrée de ses conceptions. L’œuvre de
Dostoïevski apporte un tribut considérable à l’anthropologie
philosophique, à la philosophie de l’histoire, de la religion, à la morale.
Peut-être la philosophie lui a-t-elle peu appris, mais elle a pu beaucoup
lui prendre ; s’il lui abandonne les questions provisoires, en ce qui
concerne les choses finales, c’est elle qui vit, déjà depuis de longues
années, sous le signe de Dostoïevski.

*
* *

Dostoïevski a donc découvert un nouveau monde spirituel : il a


restitué à l’homme la profondeur [38] spirituelle qu’on lui avait ravie
pour la transporter sur un plan transcendant, à des hauteurs
inaccessibles pour lui. Il ne restait plus à l’homme que l’enveloppe de
son corps et les régions moyennes de son âme : il avait cessé de
percevoir la dimension de la profondeur. Amputation dont l’Eglise
avait pris l’initiative en reléguant la vie spirituelle dans un autre monde,

2 En français dans le texte.


Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 29

transcendant à celui-ci, et en créant une religion pour l’âme qui porte la


nostalgie de cette vie spirituelle perdue. Ce processus devait
nécessairement aboutir au positivisme, à l’agnosticisme et au
matérialisme, c’est-à-dire à la déspiritualisation complète de l’homme
et de l’univers. Le monde transcendant lui-même se trouva reculé
jusqu’à l’inconnaissable, toutes les voies qui y mènent furent coupées,
jusqu’à ce qu’enfin son existence même fût niée. Ainsi l’hostilité du
christianisme officiel pour tout gnosticisme devait aboutir à fortifier
l’agnosticisme ; son effort pour rendre la profondeur spirituelle
extérieure à l’homme devait avoir pour résultat de nier toute expérience
spirituelle et d’enfermer l’homme dans la réalité « matérielle » et
« psychologique ». Dostoïevski, comme porteur d’un grand message de
l’Esprit, est en réaction contre toutes ces tendances. Il ramène la vie
spirituelle au-dedans de l’homme, il le fait évader des réalités
superficielles où on l’avait enfermé. L’homme redevient avec lui une
créature spirituelle. Il proclame sans limites l’expérience de l’esprit, il
supprime toutes les bornes, tous les postes-frontière. [39] Les espaces
spirituels se révèlent dans l’immanence de leur mouvement intérieur.
C’est dans l’homme et par l’homme qu’on atteint Dieu.
Voilà donc le chemin de la liberté, tel que l’a découvert Dostoïevski.
Le Christ est au bout, dans la profondeur de l’homme. On voit que la
religion de Dostoïevski est opposée par son type même au type de la
religion autoritaire. Sa religion est la plus libre qui soit, celle qui
apparaît au monde tout imprégnée de la notion de liberté. Dans ses
conceptions religieuses, Dostoïevski n’est jamais parvenu à l’unité
totale, il n’a jamais vaincu complètement ses contradictions ; au
contraire, cet amour, cette religion inédite encore de la liberté
représente chez lui quelque chose d’absolu. Sans doute, on peut trouver
dans le Journal d’un Ecrivain des passages qui montrent que, même sur
ce sujet, la pensée de Dostoïevski comportait des contradictions. Mais,
dans le Journal d’un Ecrivain, Dostoïevski a déposé en bloc toutes ses
idées fondamentales qui sont dispersées au cours de son œuvre. Ces
mêmes idées, il les a développées avec plus de force dans ses romans.
C’est là qu’on trouve sa dialectique idéologique de la Légende du
Grand Inquisiteur, dans laquelle précisément il affirme cette religion
de la liberté. A l’encontre d’une opinion trop répandue, on ne saurait
assez énergiquement répéter que l’esprit de Dostoïevski avait une
tendance à construire et non à détruire, que son état d’âme le poussait à
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 30

l’affirmation, [40] non à la négation. Mais il concevait Dieu, l’homme


et le monde à travers toutes les angoisses du dédoublement et des
ténèbres. S’il a jusqu’au fond compris la nature du nihilisme russe, lui-
même était antinihiliste. C’est ce qui le distingue de Léon Tolstoï, que
la contagion nihiliste avait gagné. A l’heure actuelle, Dostoïevski est
plus près de nous qu’il n’a jamais été. Nous nous sommes rapprochés
de lui. Et des parties nouvelles de son œuvre s’éclairent à la lumière de
la destinée tragique que devaient connaître les Russes d’aujourd’hui.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 31

[41]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 2
L’HOMME

Retour à la table des matières

[42]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 32

[43]

La préoccupation exclusive de Dostoïevski, le thème unique auquel


il a consacré sa force créatrice, c’est l’homme et son destin. Il fut
anthropologiste et anthropocentriste à un degré qu’on ne peut exprimer.
Le problème de l’homme l’a absorbé jusqu’à la frénésie, l’a dévoré. A
ses yeux, l’homme n’est pas un simple phénomène naturel, un
phénomène du même ordre que tous les autres, encore que plus élevé :
pour lui, l’homme est un microcosme, le centre de l’être, un soleil
autour duquel tout se meut. C’est en l’homme qu’est enfermée l’énigme
de l’univers, et résoudre la question de l’homme, c’est résoudre la
question de Dieu. Toute l’œuvre de Dostoïevski représente une
intercession en faveur de l’homme et de son destin, intercession qui va
jusqu’à la lutte avec Dieu, et qui se résout enfin par la remise de ce
destin humain au Dieu-Homme, au Christ. Une conception aussi
exclusivement anthropologique n’est possible que dans un monde
chrétien, à une époque chrétienne de [44] l’histoire. Rien de tel dans le
monde antique. C’est le christianisme qui a orienté le monde vers
l’homme et a fait de ce dernier le soleil de l’univers. Dostoïevski a donc
traité de l’homme d’une façon profondément chrétienne. Par là, il est
un grand écrivain chrétien, et qui dénoncera le vice essentiel de
l’humanisme, son impuissance à trouver une solution à la tragédie du
destin humain.
Ainsi, l’œuvre de Dostoïevski ne connaît rien en dehors de l’homme,
et dans l’homme même elle ne voit rien de ce qui pourrait le rattacher
au monde extérieur, à un courant de vie objectif. L’esprit humain existe
seul, et seul il intéresse l’écrivain. Strakhov, qui connut intimement
Dostoïevski, écrit à propos de lui : « Toute son attention était dirigée
vers les gens, il cherchait exclusivement à saisir leur nature et leur
caractère. Les gens l’intéressaient, les gens uniquement, avec leur
structure d’âme, leur mode de vie, leurs sentiments et leurs pensées. »
Et, pendant un voyage que fit Dostoïevski à l’étranger : « Ni la nature,
ni les souvenirs historiques, ni les œuvres d’art ne retenaient
particulièrement Dostoïevski. » Sans doute, dans chacun de ses romans,
il a peint la ville, la ville avec ses quartiers infects, ses cabarets
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 33

répugnants, ses meublés fétides. Mais la ville n’est que l’atmosphère où


l’homme vit, un épisode de son destin tragique, la ville est imprégnée
par l’homme qui l’habite, elle est la toile de fond sur laquelle il se meut.
L’homme, en effet, s’est détourné de la nature, il a brisé ses [45]
racines, et il est venu tomber dans les antres répugnants des villes où il
s’abîme dans les tourments. Car la ville est le lieu de son tragique
destin. Pétersbourg, par exemple, Pétersbourg que Dostoïevski a sentie
et dépeinte d’une si étonnante façon, est une vision, un fantôme
engendré par l’homme errant et renégat. Au milieu des brouillards de
cette ville fantôme, des pensées folles prennent naissance, des plans
criminels vont mûrir. Dans cette atmosphère, tout se concentre et
s’accumule autour de l’homme, de l’homme arraché à ses origines
divines : et toutes les choses qui l’entourent, la ville et son atmosphère
spéciale, ses garnis et leur monstrueux ameublement, les débits sales et
puants, toute l’affabulation extérieure du roman, ne représentent que
des signes, des symboles du monde spirituel intérieur de l’homme, un
reflet de son intérieure tragédie. Rien qui soit extérieur, qui appartienne
à la nature, à la société ou aux mœurs, ne jouit chez Dostoïevski d’une
réalité en soi. Ces cabarets où les « garçons russes » s’entretiennent des
problèmes universels ne sont eux-mêmes que des projections de l’esprit
humain, de la dialectique idéologique si étroitement soudée au destin
de cet esprit. La complication de la trame, la diversité extérieure des
personnages qui s’attirent ou se repoussent éperdument dans un
ouragan de passion reflètent donc dans sa profondeur intérieure l’esprit
humain unique. Ils sont nécessaires pour amener au jour les moments
secrets [46] du destin : mais tout se meut autour de l’énigme humaine.
Les romans de Dostoïevski sont tous construits autour d’une figure
centrale, soit que les personnages secondaires convergent vers elle, ou
qu’au contraire elle rayonne vers les personnages secondaires. Cette
figure essentielle représente toujours une énigme que chacun s’efforce
de dévoiler. Voici, par exemple, l’Adolescent, une des œuvres les plus
remarquables et les moins suffisamment appréciées de Dostoïevski. Le
livre entier gravite autour de la figure centrale, extraordinairement
attachante, de Versilov : il semble que rien n’existe dans le livre qu’en
fonction de lui, en fonction de l’aversion ou de l’attachement qu’il peut
inspirer. Les autres personnages n’ont d’autre but, d’autre « affaire »
que de découvrir son secret, le secret de sa personnalité, de son étrange
destin. Aucun d’eux ne saurait trouver le repos avant d’avoir élucidé ce
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 34

mystère de la nature de Versilov. C’est l’occupation véritable, unique,


profondément humaine de leur vie. D’un point de vue usuel, les
personnages de Dostoïevski peuvent passer pour des désœuvrés. Les
rapports qu’ils ont entre eux constituent leur principale « affaire » :
mais c’est une affaire, en effet, et la plus sérieuse de toutes, que les
relations humaines, et dans le royaume humain, infiniment divers, de
l’œuvre de Dostoïevski, point n’est besoin d’en chercher d’autre. Ainsi,
autour de l’axe d’une figure centrale, se meut perpétuellement un
tourbillon [47] de passions déchaînées, tourbillon qui s’élève des
profondeurs mêmes de la nature humaine, de cette région souterraine,
volcanique, de ces abîmes humains. De quoi l’adolescent, le fils naturel
de Versilov, sera-t-il exclusivement occupé, quel sera son seul souci,
du matin au soir, sans trêve ni repos ? De courir de l’un à l’autre afin
de connaître le secret de Versilov, de découvrir l’énigme de sa
personnalité. « Affaire » sérieuse au plus haut point. Car chacun est
pénétré de l’importance de Versilov, chacun est frappé de ce que sa
nature présente de contradictoire et d’irrationnel. L’énigme de sa vie
est posée ; mais, en vérité, c’est l’énigme du destin humain tout entier.
Ce caractère complexe, contradictoire, irrationnel de Versilov contient
l’énigme de l’homme en général. C’est pourquoi rien n’existe en dehors
de lui, que pour lui et par rapport à lui : tout n’est que l’incarnation de
son propre destin intérieur.
La même construction centralisatrice est caractéristique des
Possédés ; Stavroguine est un astre autour duquel gravite toute l’action.
Tout tend vers lui, comme vers un soleil, tout sort de lui et retourne à
lui. Chatov, Verhovenski, Kirilov, ce sont autant de fragments de la
personnalité désagrégée de Stavroguine, des émanations de cette
personnalité extraordinaire, qui s’épuise en se dispersant. L’énigme de
Stavroguine, le secret de Stavroguine, tel est le thème des Possédés.
L’obsession révolutionnaire, dont le livre est plein, représente un [48]
moment dans le destin de Stavroguine, elle symbolise son activité
interne, son arbitraire. Selon Dostoïevski, le fond même de l’être ne
peut s’exprimer dans les conditions stables et quotidiennes de la vie : il
ne peut venir au jour que dans un courant de feu dans lequel se fondent
et se consument toutes les formes permanentes, tous les cadres sociaux
figés et desséchés. Dostoïevski nous fait pénétrer dans ces abîmes des
contradictions humaines, masqués, chez les artistes d’un autre type, par
le voile de la vie sociale. La découverte de ces profondeurs doit mener
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 35

l’homme jusqu’à la catastrophe, les vieilles règles établies pour


l’harmonie du monde étant dépassées. C’est ainsi que nous assistons
dans les Possédés à la dissociation d’une personnalité humaine
remarquable parce qu’elle a usé sa force dans ses aspirations sans
mesure, et qu’il ne lui reste plus aucune faculté de faire un choix ou un
sacrifice.
La conception de l’Idiot s’oppose à celle de l’Adolescent et des
Possédés. Dans l’Idiot, l’action n’est pas dirigée vers la figure centrale,
celle du prince Muichkine, mais au contraire, elle part du prince
Muichkine pour aller vers les autres personnages. C’est Muichkine qui
résout leur énigme à tous, en particulier celle des deux femmes, Aglaé
et Nastasia Philippovna. Il leur vient en aide. Il est plein de
pressentiments prophétiques et de clairvoyance intuitive. Les relations
entre humains, c’est là l’affaire unique à laquelle il est voué tout entier.
L’ouragan [49] se déchaîne autour de lui, mais lui-même vit dans une
extase silencieuse. Nous avons vu que le principe énigmatique et
irrationnel, vraiment « démoniaque », enfermé en Stavroguine et en
Versilov, embrasait l’atmosphère environnante, engendrait autour
d’eux un vertige infernal. Le principe également irrationnel, mais
« angélique », de la nature de Muichkine ne crée pas par lui-même
l’obsession, mais il est impuissant à l’exorciser autour de lui, encore
que, de toute son âme, Muichkine désire être un guérisseur. Muichkine
n’est pas un homme complet, dans l’acception que Dostoïevski donnait
à ce terme. Sans doute, sa nature est d’essence séraphique, mais
déficiente. L’homme complet, Dostoïevski tentera plus tard de le
représenter dans Aliocha. Il est très intéressant de voir que, parmi les
héros de Dostoïevski, tandis que les « ténébreux » — Stavroguine,
Versilov, Ivan Karamazov — sont ceux qu’on s’efforce de deviner, et
vers lesquels tend toute l’action, les « lumineux » — Muichkine,
Aliocha — devinent eux-mêmes les autres et servent de point de départ
à l’action. Aliocha devine Ivan (« Ivan est une énigme »), Muichkine
lit dans l’âme de Nastasia Philippovna et d’Aglaé. Alors que les
« lumineux » sont doués du don de prophétie et essaient de venir en
aide aux autres, les « ténébreux » ont en partage une nature
énigmatique, qui trouble et torture leurs semblables. Telle est la
conception d’un mouvement centrifuge et centripète [50] entre les êtres
qui anime les romans de Dostoïevski.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 36

Crime et Châtiment a été conçu différemment. Le destin humain ne


se résout pas là dans la collectivité, dans la brûlante atmosphère des
rapports humains : c’est en tête à tête avec lui-même que Raskolnikov
découvre les limites de la nature humaine, c’est sur sa propre nature
qu’il fait ses expériences. Le « ténébreux » Raskolnikov n’est pas
encore un « énigmatique » comme Stavroguine ou Ivan. Il représente
un stade moins avancé sur la route de l’arbitraire humain, où il les
précède ; il n’est pas parvenu encore à leur degré de complexité. Ce
n’est pas Raskolnikov lui-même qui nous apparaît comme énigmatique,
c’est son crime. L’homme a outrepassé ses limites. Mais le goût de
l’arbitraire n’a pas encore altéré chez lui, de façon radicale, la nature
humaine. Raskolnikov, de même que le héros de l’Esprit souterrain,
pose des problèmes et des énigmes. Versilov, Ivan Karamazov,
Stavroguine seront eux-mêmes ces problèmes et ces énigmes.

*
* *

Dostoïevski est avant tout un grand anthropologiste,


expérimentateur de la nature humaine. Il découvre une science nouvelle
de l’homme et lui applique une méthode d’investigation inconnue
jusque-là. La science artistique ou, si l’on préfère, l’art scientifique de
Dostoïevski étudie la nature humaine dans ses replis sans fond, dans
son étendue sans [51] limites, mettant à nu ses couches les plus
profondes et les mieux ensevelies. C’est une expérience spirituelle à
laquelle Dostoïevski soumet l’homme : il le place dans des conditions
exceptionnelles, écartant l’une après l’autre toutes les formations
extérieures, sapant toutes les bases sociales. Il poursuit son étude
anthropologique d’après la méthode de l’art dionysien, et en même
temps qu’il pénètre dans les profondeurs mystérieuses de la nature
humaine, y pénètrent avec lui des tourbillons emportés. Toute l’œuvre
de Dostoïevski est une anthropologie en mouvement, où les choses se
révèlent dans une atmosphère d’extase et de feu : si bien qu’elle ne sera
intelligible qu’à ceux qui sont eux-mêmes entraînés dans cet ouragan.
Rien de statique dans une telle œuvre, rien de figé, de pétrifié. Tout est
dynamisme, tout est mouvement, torrent ininterrompu de lave ardente.
Dostoïevski nous mène dans les bas-fonds obscurs, béants à l’intérieur
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 37

de l’homme, à travers les plus épaisses ténèbres. Dans ces ténèbres une
lumière doit briller. Il veut la faire jaillir. Ainsi Dostoïevski prend
l’homme complètement affranchi, soustrait aux lois, évadé de l’ordre
cosmique, et il suit son destin dans cette liberté, il dévoile où le conduira
inéluctablement ce destin. Voilà ce qui intéresse plus que tout
Dostoïevski : le destin de l’homme qui, possédant la liberté, s’égare
fatalement dans l’arbitraire. C’est alors seulement que la profondeur de
la nature humaine se manifeste. Le secret de cette profondeur [52] ne
peut se révéler au cours d’une existence normale, bien établie sur un sol
ferme. Non, ce n’est qu’au moment où l’homme se dresse contre l’ordre
objectivement établi de l’univers, s’arrache à la nature, à ses racines
organiques, et manifeste son arbitraire, que son destin intéresse
Dostoïevski. Le transfuge de la nature, de la vie organisée, se jette alors,
selon Dostoïevski, dans le purgatoire et l’enfer de la ville et là il
parcourt son chemin de souffrance, il expie sa faute.
Il est très instructif de comparer la conception de l’homme chez
Dante, Shakespeare et Dostoïevski. Pour Dante, comme pour saint
Thomas d’Aquin, l’homme est une part organique de l’ordre objectif
du monde, du cosmos divin. Il est un des degrés de l’universelle
hiérarchie. Au-dessus de lui, il y a le ciel, l’enfer au-dessous. Dieu et le
diable sont des réalités qui appartiennent à l’ordre universel, imposé à
l’homme du dehors. Et les cercles de l’enfer avec leurs tourments
horribles ne font que confirmer l’existence de cet ordre objectif divin.
Ce n’est pas dans les profondeurs de l’esprit humain, dans les abîmes
de l’expérience humaine, que se révèlent Dieu et le diable, le ciel et
l’enfer : ils sont donnés à l’homme, ils possèdent une réalité égale à la
réalité des objets du monde matériel. Cette conception médiévale du
monde, dont Dante a été le génial interprète, est en liaison étroite avec
la conception du monde qu’avait l’homme antique. L’homme [53]
sentait au-dessus de lui le ciel avec la hiérarchie céleste, et sous lui la
géhenne. Foi qui ne devait être ébranlée que par la Renaissance. De
cette époque date en effet une conception du monde absolument
nouvelle. L’ère de l’humanisme commence, par laquelle l’homme
s’affirme et se mure dans le monde de la nature. Le ciel et l’enfer se
ferment devant l’homme nouveau : mais l’infini des mondes s’ouvre à
lui. Non plus le cosmos unique avec sa hiérarchie organisée. Le ciel
astronomique, infini et vide, ne ressemble pas au ciel de Dante, au ciel
médiéval : et l’on comprend la terreur que Pascal exprime devant « les
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 38

espaces infinis ». L’homme est perdu dans ces solitudes illimitées que
n’organise plus le cosmos. C’est alors qu’il pénètre en lui-même, dans
son vaste empire psychique ; il se réfugie de plus en plus sur la terre, il
craint de se détacher d’elle, il a peur de l’infini qui lui est étranger. C’est
la période humaniste des temps modernes, au cours de laquelle les
forces créatrices de l’homme vont se dépenser. Celui-ci n’est plus
enchaîné à aucun ordre cosmique objectif, donné du dehors. Il se sent
libre. C’est la Renaissance, et Shakespeare en a été un des plus grands
génies. Son œuvre divulgue pour la première fois le monde psychique
humain, infiniment complexe et divers, le monde des passions, plein de
puissance et d’énergie, et tout bouillonnant du jeu des forces de
l’homme. Le ciel de Dante, l’enfer de Dante ont disparu déjà dans [54]
l’œuvre de Shakespeare. La conception du monde qu’ont eue les
humanistes détermine son œuvre et la place qu’y tient l’homme :
conception dirigée vers le monde psychique de l’homme et non pas vers
le monde spirituel, vers les profondeurs dernières de son esprit.
L’homme se tient à la périphérie de l’âme ; il renonce aux centres
spirituels. Shakespeare, psychologue sublime, a été le psychologue de
l’art humaniste.
Dostoïevski apparaît à une autre époque du monde, à un autre stade
de l’humanité. Chez lui aussi l’homme a cessé d’appartenir à cet ordre
cosmique objectif auquel appartenait l’homme de Dante. Au cours de
la période moderne, l’homme avait essayé de se fixer sur la surface de
la terre, de s’enfermer dans un univers purement humain. Dieu et le
diable, le ciel et l’enfer avaient été définitivement repoussés dans la
sphère de l’inconnaissable, sans communication avec ici-bas, jusqu’à
ce qu’ils eussent perdu toute réalité. L’homme était devenu une créature
plate à deux dimensions : il avait perdu la dimension de la profondeur.
Son âme lui restait seule, son esprit s’était envolé. Mais, un jour, les
forces créatrices, la joie qui avaient marqué l’époque de la Renaissance
se tarissent. L’homme sent que le sol sous ses pieds n’est pas si ferme
et si inébranlable qu’il lui semblait. De ces profondeurs scellées des
bruits montent soudain, l’existence de ce sous-sol et sa nature
volcanique commencent à se manifester. Un abîme s’est [55] ouvert au
fond de l’homme lui-même, et c’est là que de nouveau vont se révéler
Dieu et le diable, le ciel et l’enfer. Dans ces profondeurs, tout d’abord,
on ne se meut qu’à tâtons : la lumière du jour, qui éclaire le monde de
l’âme et le monde matériel à qui elle était destinée, commence à
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 39

s’éteindre, tandis que la lumière nouvelle ne s’est pas encore


brusquement allumée.
L’époque moderne a servi d’apprentissage à la liberté humaine, les
forces de l’homme s’y sont manifestées librement. Mais au terme de
cette période de l’histoire, cette épreuve de la liberté humaine se
transporte sur un autre plan, dans une autre dimension, et c’est là que
se joue le destin humain. Quittant le monde psychique éclairé par la
lumière diurne qui a lui sur toute l’époque moderne, la liberté humaine
s’engage dans les profondeurs du monde spirituel. On croirait une
descente aux enfers. Là se révéleront de nouveau à l’homme, non
seulement le diable et la géhenne, mais Dieu et le ciel ; ils se révéleront
non plus selon un ordre objectif, imposé à l’homme du dehors, mais
comme une rencontre avec les profondeurs suprêmes de l’esprit
humain, comme une réalité intérieurement dévoilée. Toute l’œuvre de
Dostoïevski est là. L’homme y occupe une place toute différente que
dans l’œuvre de Dante ou de Shakespeare. Ni il ne participe à un ordre
immuable et objectif, ni il ne demeure à la surface de la terre ou à la
surface de son âme. La vie spirituelle [56] lui est restituée, mais c’est
en lui-même qu’il la retrouve, en sa propre profondeur, à travers les
ténèbres, le purgatoire et l’enfer. Le chemin que suit Dostoïevski est
donc immanent à la vie spirituelle, et non transcendant. Ce qui ne veut
pas dire, bien entendu, qu’il ait nié toute réalité transcendante.

*
* *

L’individualisme outré, l’isolement, la révolte contre l’harmonie


extérieure du monde, telles sont les premières manifestations de
l’homme libéré. Il se développe en lui un amour-propre maladif, qui lui
fait découvrir les régions sous-jacentes de son être. De la surface de la
terre, l’homme descend dans son sous-sol. Et l’homme « souterrain »,
créature informe et sans beauté, fait son apparition et expose sa
dialectique. Dostoïevski fait, dans l’Esprit souterrain, une série de
découvertes sur la nature humaine. La nature humaine est extrême,
antinomique et irrationnelle. Il y a chez l’homme une attirance
invincible vers l’irrationalité, vers la liberté déréglée vers la souffrance.
L’homme ne tend pas nécessairement au gain. Son arbitraire lui fait à
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 40

tout moment préférer la souffrance. Il ne s’accommode pas d’une


organisation rationnelle de la vie. Il met la liberté plus haut que le
bonheur. Mais la liberté, ce n’est pas la primauté de la raison sur
l’élément psychique : non, c’est une liberté au plus haut point [57]
irrationnelle, insensée, qui entraîne l’homme au-delà des limites qui lui
sont assignées. Cette liberté illimitée le torture, le mène à la ruine.
Torture et ruine que l’homme chérit. Les découvertes faites par
Dostoïevski dans ce « sous-sol » de l’être humain déterminent le destin
de Raskolnikov, de Stavroguine, d’Ivan Karamazov, etc... Les
pérégrinations douloureuses de l’homme sur les chemins de la liberté
arbitraire commencent : elles le conduiront jusqu’aux limites extrêmes
du dédoublement.
Cette dialectique sur l’homme et son destin, ouverte dans l’Esprit
souterrain, se développera à travers tous les romans de Dostoïevski, et
trouvera sa conclusion dans la Légende du Grand Inquisiteur. Ivan
Karamazov sera la dernière étape sur le chemin de l’arbitraire et de la
révolte contre Dieu. Après cela, déjà apparaîtront la figure de Zosime
et celle d’Aliocha. Nous verrons comment cette tragique dialectique de
l’homme se résout dans la Légende par l’image du Christ. Par quoi a-t-
elle commencé ?
L’homme du « sous-sol » repousse toute organisation basée sur
l’harmonie et le bonheur universels. « Je ne serais nullement étonné, dit
le héros de l’Esprit souterrain, si tout à coup, à l’improviste, au milieu
de toute cette future Raison universelle, surgissait quelque gentleman à
la physionomie vulgaire ou, pour mieux dire, rétrograde et gouailleuse
qui, les deux poings sur les hanches, nous dirait : « Quoi donc !
Messieurs, n’allons-nous donc pas [58] réduire une fois, du pied, toute
cette raison en cendres, à seule fin d’envoyer au diable les logarithmes
et de vivre selon notre absurde volonté 3 ? Cela ne serait encore rien,
mais le plus vexant est qu’il trouverait aussitôt des adeptes ; l’homme
est ainsi fait. Et tout cela provient d’une cause si futile qu’il semble
qu’on n’en devrait même pas parler : à savoir que l’homme, quel qu’il
soit, et en quelque lieu qu’il se trouve, se plaît à agir comme il l’entend,
et non pas comme le lui dicteraient la raison et l’intérêt. On peut vouloir
contre son propre intérêt, quelquefois même on y est obligé. Le jeu de
son libre vouloir, son propre caprice, fût-il extravagant, sa fantaisie, fût-

3 C’est moi qui souligne. (Note de l’auteur.)


Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 41

elle déchaînée jusqu’à la folie, voilà le gain le plus avantageux, le gain


véritable, quintessencié, celui qu’on ne peut ranger sous aucune
classification, et auprès duquel tous les systèmes et toutes les théories
s’en vont au diable. Où donc tous ces sages ont-ils été chercher que le
vouloir de l’homme devait avant tout être normal et vertueux ?
Pourquoi ont-ils imaginé qu’il fallait à l’homme une volonté dirigée à
la fois vers la raison et vers le profit ? L’homme n’a besoin que d’une
volonté indépendante, quoi qu’il pût lui en coûter, et jusqu’où dût-elle
le mener. « Il n’y a qu’un cas, un seul, où l’homme peut à dessein,
consciemment, se souhaiter à lui-même quelque chose d’absurde, ce
qu’il y a de plus absurde même : [59] c’est pour avoir le droit de désirer
l’absurde et ne pas être lié par la nécessité de ne désirer que ce qui est
raisonnable. D’ailleurs, cette chose absurde, ce caprice, Messieurs, il
peut être pour notre prochain plus avantageux que quoi que ce soit au
monde, du moins dans certaines occasions. Profitable même s’il
procure un mal évident, s’il contredit les conclusions les plus saines de
notre jugement en ce qui concerne nos intérêts, car, en tout cas, il aura
sauvegardé ce qui nous est le plus essentiel et le plus cher, c’est-à-dire
notre personnalité et notre individualité 4 ». L’homme n’est pas un
terme d’arithmétique, c’est un être problématique et mystérieux. Sa
nature est extrême jusqu’en ses profondeurs, et contradictoire. « Que
peut-on attendre de l’homme, d’un être doué de si étranges qualités ? Il
désire la niaiserie la plus nuisible, l’absurdité la moins pratique, à seule
fin de mêler l’élément pernicieux de sa fantaisie à toute cette raison
positive. En fait, il tient à affirmer sa fantaisie et sa sottise, afin de bien
se convaincre lui-même que les gens sont des gens, et non les touches
d’un clavier. »
« ... Si vous dites que tout est réductible à des calculs, le chaos, les
ténèbres et l’anathème, que la possibilité d’un calcul préliminaire peut
tout prévenir et que la raison demeure maîtresse, l’homme alors se fera
fou volontairement, afin de ne pas avoir de jugement et d’agir à sa
guise. Je suis [60] persuadé de ceci, j’en réponds, parce que toute
l’affaire de l’homme, semble-t-il, consiste à se prouver à soi-même
qu’il est homme et non un rouage 5. » … « Que deviendra la libre
volonté quand tout se réduira à des tableaux d’arithmétique, quand rien

4 C’est moi qui souligne. (Note de l’auteur.)


5 C’est moi qui souligne. (Note de l’auteur.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 42

n’existera que la notion que 2 et 2 font 4 ? 2 et 2 feront quatre sans


l’intervention de ma volonté. La volonté consisterait-elle en cela ? »
« Si l’homme aime la destruction et le chaos, n’est-ce pas parce qu’il
redoute instinctivement d’atteindre son but et de couronner l’édifice
commencé ? Et qui sait peut-être si le but auquel l’humanité tend sur la
terre ne consiste pas en cet élan ininterrompu vers un but, autrement dit
en la vie même, plutôt que dans le but véritable qui évidemment doit
être une formule immobile dans le genre de 2 et 2 font 4 ? Car, 2 et 2
font 4, ce n’est déjà plus la vie, mais le commencement de la mort 6. »
« Et pourquoi êtes-vous si fermement, si solennellement convaincus
que seul ce qui est normal, ce qui est positif, en un mot que son seul
bien-être est profitable à l’homme ? La raison ne se trompe-t-elle pas
en fait de profit ? Il est possible, au contraire, que l’homme n’aime pas
son seul bien-être, qu’il chérisse autant la souffrance, et même jusqu’à
la passion... Je suis convaincu que l’homme ne renoncera jamais à la
véritable souffrance, [61] c’est-à-dire à la ruine et au chaos. La
souffrance, mais c’est l’unique source de conscience. »
Ces réflexions géniales, saisissantes de lucidité, sont à l’origine de
toutes les découvertes sur l’homme que Dostoïevski a faites au cours
de sa carrière de créateur. Ce ne sont pas les méthodes de l’arithmétique
qu’il faut appliquer à l’homme, mais celle des mathématiques
supérieures. Le destin humain ne repose pas sur cette vérité première
que 2 et 2 font 4. La nature humaine n’est pas réductible aux opérations
de la raison : il y aura toujours un reste, reste d’irrationalité, qui sera la
source même de la vie. Et la société humaine ne saurait non plus être
« rationalisée » ; il y demeurera toujours un principe irrationnel. Car la
société humaine n’est pas une fourmilière ; et c’est la considérer comme
telle que de ne pas admettre la liberté humaine qui pousse chacun à
vivre « selon son absurde volonté ». Le gentleman à la physionomie
gouailleuse et rétrograde représente en vérité la révolte de la
personnalité, du principe individualiste, la révolte de la liberté qui
n’admet ni le joug de la raison, ni un bien-être obligatoire. L’inimitié
profonde de Dostoïevski vis-à-vis du socialisme, vis-à-vis du Palais de
Cristal et de l’utopie d’un paradis sur la terre, se définit déjà ici. Elle se
développera à fond par la suite dans les Possédés et les Frères
Karamazov. L’homme ne saurait accepter d’être transformé en une

6 Idem.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 43

touche de clavier ou un accessoire de machine. Dostoïevski a [62]


toujours eu un sentiment exalté de la personnalité : la personnalité est à
la base de sa conception du monde. A la notion de personne, il liait le
problème, pour lui essentiel, de l’immortalité. Et s’il est le critique
génial de l’eudémonisme social, c’est qu’il en démontre
l’incompatibilité avec l’indépendance et la dignité de la personnalité.
Dostoïevski lui-même fut-il l’homme souterrain ; la dialectique de
l’homme souterrain, la fait-il sienne ? On ne peut poser cette question
et la résoudre que d’une façon dynamique. La conception du monde de
l’homme souterrain n’est pas la conception positive du monde qu’a eue
Dostoïevski. Dans cette conception religieuse positive, Dostoïevski
démontre la nocivité de ces voies de l’arbitraire et de la révolte où
l’homme souterrain s’engage. Car l’arbitraire et la révolte aboutissent
à la destruction de la liberté humaine et à la décomposition de la
personnalité. Mais l’homme souterrain, avec son étonnante dialectique
sur la liberté irrationnelle, représente un moment sur le chemin tragique
de l’homme, sur la route où il essaie, où il expérimente sa liberté. Car
la liberté est le bien suprême ; l’homme ne saurait renoncer à elle sans
renoncer à lui-même, sans cesser d’être homme. Ce que l’homme
souterrain rejette, dans sa dialectique, Dostoïevski le rejette donc dans
sa propre conception du monde. Jusqu’au bout, il se refusera à
rationaliser la société humaine, il désavouera toute tentative pour placer
le bonheur, la raison [63] et le bien-être plus haut que la liberté, il niera
le Palais de Cristal, l’harmonie future basée sur la destruction de la
personnalité humaine. Mais il conduira l’homme par les chemins les
plus extrêmes de l’arbitraire et de la révolte, afin de dévoiler que la
liberté se détruit par l’arbitraire, que l’homme s’annihile dans la révolte.
Ce chemin de la liberté, il doit conduire ou bien à la déification de
l’homme, ou bien à la découverte de Dieu. Dans le premier cas,
l’homme trouve sa fin et sa perte ; dans l’autre, son salut et la
confirmation définitive de son image terrestre. Car l’homme n’existe
que s’il est l’image et la ressemblance de Dieu, il n’existe que si Dieu
existe. Que Dieu n’existe pas, que l’homme se fasse lui-même dieu, et
non plus homme, sa propre image périra. Le problème de l’homme n’a
de solution que dans le Christ. Ainsi la dialectique existentielle de
l’homme du sous-sol n’est que le début, le point de départ de la
dialectique de Dostoïevski lui-même : dialectique qui trouvera
seulement sa conclusion dans les Frères Karamazov. Mais un point
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 44

déjà est élucidé : l’homme ne retournera pas à cette conception d’une


raison imposée, obligatoire, contre laquelle l’homme souterrain s’est
insurgé. L’homme doit passer à travers l’épreuve de la liberté. Et
Dostoïevski montre, nous l’avons vu, comment l’homme, lorsqu’on
l’introduit de force dans des cadres raisonnables et qu’on encercle sa
vie dans des calculs, « se fera fou exprès à cette occasion afin de ne pas
avoir [64] de jugement et d’agir à sa guise ». L’élément « fantastique »
est donc, selon lui, un élément essentiel de la nature humaine. Et
Stavroguine, Versilov, Ivan Karamazov seront « énigmatiques », parce
que c’est la nature humaine en général qui est énigmatique, —
énigmatique dans ses antinomies, dans son irrationalité, dans son attrait
vers la souffrance.

*
* *

Dostoïevski démontre par son anthropologie que la nature humaine


est au plus haut point dynamique, qu’un mouvement ardent occupe ses
profondeurs. Le repos, l’immobilité n’existent qu’en surface, dans ce
qui forme l’enveloppe la plus superficielle de l’homme. En lui-même,
sous le voile des coutumes, sous l’harmonie de l’âme se dissimulent des
tempêtes, s’ouvrent des abîmes obscurs. Dostoïevski ne s’intéresse à
l’homme que dans sa mobilité orageuse. Il descend dans ces abîmes
ténébreux et y fait jaillir la lumière. Car la lumière ne brille pas
seulement pour les surfaces harmonieuses, elle peut luire jusque dans
les gouffres, et c’est là la plus authentique lumière. Cette mobilité
orageuse de l’homme, elle est due à la polarité de sa nature, au choc des
contraires qui s’affrontent en lui. Polarité, antinomie, c’est là ce qui
caractérise le fond de la nature humaine. Ni unité ni repos en ces
profondeurs, rien qu’un mouvement passionné. Dostoïevski ne croit pas
que [65] le calme de l’éternité habite les profondeurs de l’esprit,
différant en cela de Platon et d’un grand nombre de mystiques. Les
heurts tumultueux des contraires n’existent pas seulement pour lui sur
le plan du corps et celui de l’âme, mais aussi sur le plan de la vie
spirituelle. L’être n’offre pas au mouvement sa seule surface, mais son
fond même. C’est là un point essentiel pour l’anthropologie et
l’ontologie de Dostoïevski. Il s’y montre opposé à la conception
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 45

esthétique du génie hellénique : il appartient au monde chrétien, dans


lequel s’est révélé le dynamisme tragique de l’être. Du reste, en sa
conception des profondeurs dernières de l’être, le génie slave, le génie
russe, diffère également du génie allemand, tel qu’il s’est exprimé dans
sa philosophie idéaliste. L’Allemand est enclin à ne voir le conflit de
Dieu et du diable, de la lumière et des ténèbres que dans les régions
superficielles, périphériques de l’esprit : dès qu’il pénètre dans les
profondeurs de la vie spirituelle, il y voit Dieu, la lumière ; toute
antinomie disparaît. Telle est la pensée de la plupart des mystiques et
des philosophes allemands. Mais, pour le Russe Dostoïevski,
l’antinomie des éléments divin et infernal, le choc orageux de la lumière
et des ténèbres, habite justement tout au fond de l’homme. C’est dans
les dernières profondeurs de l’esprit humain que se livre le combat de
Dieu et du diable. Car le mal aussi possède une nature spirituelle, et le
champ de bataille entre la Divinité et le [66] démon a toujours été
enseveli profondément dans la nature de l’homme. L’antagonisme
tragique de ces deux principes s’est montré à Dostoïevski, non pas dans
le domaine psychique où il apparaît à chacun, mais dans l’essence
même de l’être. Déchirement tragique qui pénètre jusqu’en la
profondeur de la vie divine. Ainsi les termes de « divin » et de
« diabolique » ne recouvrent pas, pour Dostoïevski, les notions tout
extérieures du « bien » et du « mal ». Si Dostoïevski avait développé
jusqu’au bout son enseignement sur Dieu et sur l’Absolu, il eût été
contraint de reconnaître une antinomie dans la nature même de Dieu,
de découvrir en Dieu un abîme obscur, se rapprochant ainsi de la théorie
de Jacob Boehme, « l’Ungrund ». Le cœur humain est antinomique en
son essence même, mais le cœur humain repose dans l’abîme sans fond
de l’être.
C’est à Dostoïevski qu’appartient cette formule étonnante que la
beauté « sauvera le monde ». Rien pour lui n’existerait au-dessus de la
beauté. La beauté est divine, mais cette beauté, expression suprême de
la perfection ontologique, elle apparaît à Dostoïevski comme
antinomique, dédoublée, contradictoire, passionnée, terrible. Il ne
conçoit pas le calme divin de la beauté selon l’idéal platonicien : il voit
au contraire en elle une mobilité brûlante et des chocs tragiques. La
beauté lui est apparue à travers l’homme. Il ne l’a pas conçue dans
l’ordre cosmique, sur le plan divin. [67] De là vient qu’il retrouve en
elle l’inquiétude éternelle de l’humanité. La beauté est emportée dans
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 46

le courant d’Héraclite. On se souvient des mots de Mitia Karamazov :


« La beauté, mais c’est une chose terrible et effrayante. Terrible, parce
qu’elle n’est pas définie, et qu’on ne peut la définir, car Dieu n’a créé
que des énigmes. En elle, les rives opposées se rejoignent, les contraires
cohabitent... La beauté ! Je ne puis supporter qu’un homme de grand
cœur et d’esprit élevé commence par l’idéal de la Madone pour finir par
celui de Sodome. Plus effrayant encore est celui qui, ayant déjà dans
l’âme l’idéal de Sodome, ne renie pas l’idéal de la Madone, qui
continue de brûler pour lui dans son cœur, et en toute vérité, comme au
temps de sa juvénile innocence. Non, l’homme est trop vaste, je
voudrais le réduire. » Et encore : « La beauté n’est pas seulement une
chose effrayante, mais une chose mystérieuse. Le diable y combat
contre Dieu, et le champ de bataille est le cœur humain. » De même
Nicolas Stavroguine « trouvait aux deux pôles opposés identité de la
beauté, égalité de la jouissance », il reconnaissait à l’idéal de la Madone
et à celui de Sodome une force d’attraction pareille. Que la beauté fût à
la fois dans ces deux idoles contraires, Dostoïevski en était
profondément tourmenté : il pressentait qu’il existe dans la beauté un
élément sombre et démoniaque. Cet élément du mal et des ténèbres,
nous verrons qu’il le trouvera jusque dans l’amour humain, tant était
[68] chez lui poussé à l’extrême le sentiment de l’antinomie de la nature
humaine.

*
* *

La conscience de ce dédoublement, de cette polarité de la nature


humaine, de ce mouvement tragique gagnant les profondeurs dernières,
les couches ultimes de l’être, n’est-elle pas liée chez Dostoïevski au fait
qu’il apparaît au moment où l’époque moderne se clôt, au seuil d’une
nouvelle période de l’histoire, afin de révéler en l’homme la lutte du
Dieu-Homme et du Surhomme 7, du Christ et de l’Antéchrist, lutte
inconnue des époques précédentes où le mal ne se manifestait que sous
sa forme la plus élémentaire et la plus simple. L’âme humaine

7 En russe, le terme Homme-Dieu (ou Surhomme) est employé dans le sens


opposé au Christ, comme incarnant l’esprit de l’Antéchrist. C’est l’homme qui
se divinise lui-même.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 47

aujourd’hui ne repose plus sur de fermes assises, tout chancelle


alentour, tout se dédouble pour l’homme qui vit dans les illusions et les
mensonges, sous l’éternelle menace du changement. Le mal se montre
sous le masque du bien, et séduit. L’image du Christ et de l’Antéchrist,
de l’homme déifié et du Dieu devenu homme, se dédouble. On en voit
un exemple dans l’œuvre de Merejkowski, qui ne peut discerner avec
précision où est le Christ et où est l’Antéchrist. Son livre, Léon Tolstoï
et Dostoïevski, remarquable à bien des points de vue, [69] est imprégné
de ce dualisme, de cette perpétuelle confusion.
L’époque contemporaine compte un grand nombre de gens « aux
pensées dédoublées » : ils appartiennent à l’espèce humaine mise à jour
par Dostoïevski. Rien ne servirait de leur appliquer le vieux catéchisme
moral : l’accès de leur âme est infiniment plus compliqué. C’est le
destin de ces âmes, traversées par les ondes d’une atmosphère
apocalyptique, que Dostoïevski a voulu étudier et sur lesquelles il a jeté
une prodigieuse lumière. Il prend l’homme au moment d’une crise
spirituelle et religieuse profonde : c’est à cet instant du destin humain
qu’on peut faire sur la nature humaine en général des découvertes
essentielles. L’apparition de Dostoïevski marque donc un stade
absolument neuf dans la connaissance anthropologique. Il n’est ni
chrétien traditionnel dans le sens des Pères de l’Eglise ni humaniste.
En quoi consiste sa découverte ? Il ne se contente pas de retrouver
la vieille et éternelle vérité chrétienne sur l’homme, déchue et oubliée
au temps de l’humanisme. L’essai d’une période humaniste de
l’histoire, l’expérience de la liberté humaine n’ont pas eu lieu en vain.
Ils n’ont pas marqué dans le destin humain une pure déficience. Une
âme neuve est née de cette expérience, avec des doutes nouveaux, une
connaissance neuve du mal, mais aussi avec de nouveaux horizons, de
nouvelles perspectives, avec la soif de nouveaux [70] rapports avec
Dieu. L’homme est parvenu à une maturité spirituelle plus avancée.
L’anthropologie chrétienne, profondément chrétienne, de Dostoïevski
va donc différer de l’anthropologie patristique. La science de l’homme
que professaient les Pères et les Docteurs de l’Eglise, la connaissance
des voies de l’humanité, telle qu’elle se dégage de l’œuvre et de la vie
des saints, ne répond plus à toutes les questions que peut poser l’homme
arrivé à son actuel degré de croissance spirituelle, ne connaît plus tous
les doutes et toutes les tentations. L’homme n’est pas devenu meilleur,
il ne s’est pas rapproché de Dieu, mais son âme s’est compliquée
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 48

infiniment, tandis que son esprit s’aigrissait. Sans doute, l’âme


chrétienne jadis connaissait le péché et se laissait tomber sous le
pouvoir du démon. Mais elle ignorait ce dédoublement de la
personnalité qu’ont connu les âmes étudiées par Dostoïevski. Le mal
alors était plus clair et plus simple. Et il serait difficile aujourd’hui de
guérir une âme contemporaine de ses maladies spirituelles avec les
seuls remèdes d’autrefois. Dostoïevski a compris cela. Il a su tout ce
que saura Nietzsche. Mais avec quelque chose en plus. Par contre, son
contemporain, Théophane l’Ermite, ascète et écrivain orthodoxe parmi
les plus autorisés de la Russie, ne savait pas ce que Dostoïevski et
Nietzsche savaient, et c’est pourquoi il ne pouvait répondre au tourment
engendré par la nouvelle expérience humaine. Et cette chose que
Dostoïevski et Nietzsche [71] ont sue, c’est que l’homme est libre
terriblement, que sa liberté est tragique et lui est un fardeau et une
souffrance. Ils ont vu se scinder en deux le chemin qui part de l’homme,
une voie allant au Dieu-Homme, c’est-à-dire au Christ, l’autre à la
déification de l’homme en dieu, au Surhomme. L’âme humaine leur est
apparue au moment où Dieu s’est complètement retiré d’elle, abandon
qui constitue une expérience religieuse d’une sorte particulière et par
lequel, après un long engloutissement dans les ténèbres, s’allumera une
lumière neuve. Voilà en quoi le christianisme de Dostoïevski diffère
profondément de celui de Théophane l’Ermite. Voilà pourquoi les
starets du monastère d’Optyne ne le reconnurent pas pleinement des
leurs, après la lecture des Frères Karamazov. Le chemin qui mène au
Christ, il le découvrait à travers la liberté illimitée. Et, sur ce même
chemin de la liberté sans limites, il démontrait la séduction mensongère
de l’Antéchrist, de toute tentative pour faire de l’homme un dieu. En
tout état de cause, il avait prononcé sur l’homme un mot nouveau.
L’œuvre de Dostoïevski ne marque pas seulement la crise, mais la
véritable déroute de l’humanisme. En cette matière, son nom doit
figurer immédiatement à côté de celui de Nietzsche. Après Dostoïevski
et après Nietzsche, il est impossible de retourner au vieil humanisme
rationaliste. L’affirmation de soi-même, le contentement de soi-même
ont vécu. Car il est prouvé qu’au-delà s’étend le [72] chemin qui mène
soit au Christ, soit au Surhomme, mais que l’homme ne peut rester lui-
même. Kirilov veut devenir Dieu. Nietzsche veut vaincre l’homme
comme étant une honte et une opprobre, et va vers le Surhomme. Ainsi
le terme extrême de ce culte de l’homme créé par l’humanisme, c’est la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 49

destruction même de l’homme, absorbé par le Surhomme. Non,


l’homme n’est pas sauvegardé dans le Surhomme, il est vaincu comme
un élément de honte, d’impuissance et de néant. Il n’a été qu’un moyen
pour susciter le Surhomme. Ce Surhomme, un fétiche, une idole, dévore
et l’homme qui tombe à genoux devant lui et tout ce qui est humain.
On peut donc dire que l’humanisme européen trouve son terme dans
Nietzsche qui fut la chair de sa chair, le sang de son sang et la victime
de son péché. Avant Nietzsche, dans sa géniale dialectique, Dostoïevski
avait révélé la fin inéluctable et fatale de l’humanisme, la perte de
l’homme sur le chemin de sa propre déification. Il y a une différence
considérable entre Nietzsche et Dostoïevski : Dostoïevski a reconnu
l’illusion de cette déification de l’homme ; il avait profondément
exploré le chemin de l’arbitraire humain. Et il possédait une autre
science ; il voyait la lumière du Christ. C’était un voyant de l’Esprit.
Nietzsche, au contraire, fut dominé par l’idée du Surhomme, qui tuait
en lui celle de l’homme. Car le christianisme seul a sauvegardé l’idée
humaine, a préservé l’image humaine pour l’éternité. L’essence
humaine suppose l’essence [73] divine. Tuer Dieu, c’est en même
temps tuer l’homme. Sur la tombe de ces deux grandes Idées, — Dieu
et l’homme, — se lève l’image d’un monstre, l’image de l’homme qui
veut être Dieu, du Surhomme en marche, de l’Antéchrist. Il n’y a, chez
Nietzsche, ni Dieu ni homme, mais seulement ce Surhomme inconnu.
Dieu et l’homme existent, au contraire, chez Dostoïevski. Ni Dieu ne
dévore l’homme, ni l’homme ne disparaît en Dieu : il reste lui-même
jusqu’à la fin et pour la consommation des siècles. C’est ici que
Dostoïevski se montre chrétien au sens le plus profond du mot.
Il est surprenant que l’extase dionysiaque ne l’ait pas conduit
précisément jusqu’à l’engloutissement de la forme humaine, jusqu’à la
destruction de l’individualisme humain. Le dionysisme païen de la
Grèce était allé jusqu’à cet excès, engloutissant l’individu dans le grand
courant impersonnel de la nature. Le délire dionysien est en général
néfaste à la personnalité. Mais aucun délire, aucune extase ne sauraient
amener Dostoïevski à la négation de l’homme. C’est là chez lui un trait
caractéristique et qui fait de son anthropologie un phénomène tout à fait
neuf et particulier. La représentation humaine, les contours de la
personnalité étaient, non sans quelque fondement, liés jusqu’à présent
à un élément formel et apollinien. Le dionysisme au contraire supposait
l’abolition du principe de l’individualité. Chez Dostoïevski, il en va
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 50

autrement. Il est exclusivement dionysiaque, tout en [74] extase et en


transports : mais l’image, la personne humaine s’affirment avec
d’autant plus de force au sein même de ce courant exalté. L’homme,
dans son dynamisme et ses contradictions, demeure lui-même jusqu’en
ses profondeurs l’homme indestructible. Dostoïevski s’écarte ici non
seulement du dionysisme grec, mais encore de beaucoup de mystiques
de l’époque chrétienne pour lesquels l’homme s’évanouissait et seul
demeurait le divin. Dostoïevski tient à pénétrer dans les profondeurs de
la vie divine en même temps que l’homme. L’homme participe pour lui
de la profondeur de l’éternité. Toute l’œuvre de Dostoïevski est un
plaidoyer en faveur de l’homme : opposé radicalement à l’esprit
monophysiste, il reconnaît non pas seulement une nature — humaine
ou divine — mais deux natures, l’humaine et la divine. Sa position sur
ce point est si nette, que, comparées à la sienne, la conception russe
orthodoxe comme la conception catholique paraissent incliner au
monophysisme, à l’absorption de la nature humaine dans la nature
divine.

Ainsi Dostoïevski est lié à l’homme comme aucun penseur ne l’a été
avant lui. Jusque dans la dernière des créatures, dans le plus effrayant
déchet humain, il sauvegarde l’image et la ressemblance de Dieu. Mais
son amour de l’homme n’a pas été l’amour des humanistes. Il unit en
cet amour une sympathie infinie avec quelque cruauté. Il prédit aux
hommes le chemin de la souffrance. Cela tient [75] à ce que dans sa
conception anthropologique est enclose l’idée de liberté. Sans liberté,
l’homme n’existe pas. Et Dostoïevski mène toute cette dialectique sur
l’homme et sur son destin, comme la dialectique du destin de la liberté.
Or, le chemin de la liberté est le chemin de la souffrance, qui, jusqu’au
bout, doit être parcouru par l’homme. Pour connaître complètement ce
que Dostoïevski a révélé sur l’homme, il est donc nécessaire d’aborder
son étude de la liberté et du mal.

[76]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 51

[77]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 3
LA LIBERTÉ

Retour à la table des matières

[78]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 52

[79]

Le thème de l’homme et de son destin, pour Dostoïevski, c’est, avant


tout, le thème de la liberté. Le destin de l’homme, ses pérégrinations
douloureuses sont déterminés par sa liberté. La liberté est placée au
centre même de la conception du monde de Dostoïevski : et son
pathétique caché est le pathétique même de la liberté. Il est étonnant
qu’on n’ait jusqu’alors marqué ce trait que d’une manière insuffisante.
Sans doute peut-on citer beaucoup de passages du Journal d’un
écrivain dans lesquels Dostoïevski semble être l’ennemi de la liberté
politique en général, où il s’affirme conservateur, réactionnaire même,
et ces caractéristiques extérieures ont empêché d’envisager la liberté
comme le noyau de son œuvre, comme la clef qui commande toute la
compréhension de sa philosophie. Ce que l’on a appelé la « cruauté »
de Dostoïevski est en liaison directe avec cette notion de la liberté. Il a
été « cruel », parce qu’il n’a pas voulu retirer à l’homme le fardeau de
sa liberté, qu’il n’a pas [80] voulu le délivrer de la souffrance au prix
de la perte de cette liberté, et qu’il lui a imposé une responsabilité
énorme, correspondant précisément à sa dignité d’être libre. Peut-être
serait-il possible d’alléger les tourments humains en privant l’homme
de la liberté. Possibilité dont Dostoïevski a exploré jusqu’au bout toutes
les avenues. Il a sur ce sujet des pensées géniales. Pour lui, la liberté est
à la fois une anthropodicée et une théodicée, il faut chercher ensemble
en elle la justification de l’homme et la justification de Dieu. Tout le
processus du monde n’existe qu’en fonction de la liberté, c’est une
tragédie dont l’issue est subordonnée au déroulement de ce thème.
Ainsi, nous l’avons vu, Dostoïevski étudie exclusivement le destin de
l’homme en liberté. Ce destin l’intéresse seul : destin de l’homme dans
la liberté et de la liberté dans l’homme. Tous ses romans — ses
tragédies — représentent l’expérience de la liberté humaine. L’homme
commence à se révolter au nom de cette liberté, prêt à toutes les
souffrances, prêt à la folie, à condition de se sentir libre. Et il recherche
en même temps la liberté extrême, finale.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 53

Il existe en effet deux sortes de libertés : la première, la liberté


initiale, et la dernière, la liberté finale. Entre les deux s’étend le chemin
de l’homme, plein de tourments et de souffrances, le chemin du
dédoublement. Saint Augustin, dans sa lutte contre le pélagianisme,
avait enseigné aussi l’existence de deux libertés : libertas minor et
libertas [81] major. La liberté mineure était la première, l’initiale, la
liberté de choisir le bien, qui suppose la possibilité du péché ; la liberté
supérieure était la dernière, la liberté finale, la liberté en Dieu, au sein
même du bien. Saint Augustin fut l’apologète de la seconde, de la
liberté majeure, et en arriva finalement à la doctrine de la
prédestination. Et, bien que l’Eglise ait adouci sa doctrine en ce qui
concerne la liberté, il n’en exerça pas moins sur le catholicisme une
influence défavorable à la liberté. Une chose demeure certaine, c’est
qu’il existe, non pas une, mais deux libertés, la première et la dernière ;
la liberté de choisir le bien et le mal, et la liberté au sein du bien ; une
liberté irrationnelle et une liberté dans la raison. Socrate ne connut que
la seconde, la liberté raisonnable. De même, les paroles évangéliques :
« Reconnaissez la Vérité et la Vérité vous fera libres », se rapportent à
la deuxième liberté, à la liberté au sein du Christ. Lorsque nous disons
que l’homme doit se libérer des courants inférieurs, de la domination
des passions, qu’il doit cesser d’être esclave de lui-même et du monde
environnant, nous avons en vue la liberté seconde. L’aspiration la plus
haute de la liberté de l’esprit se rapporte à cette seconde liberté. La
liberté du premier Adam et celle du second Adam, c’est-à-dire en
Christ, sont des libertés différentes. La vérité rend l’homme libre, mais
l’homme doit librement accueillir cette Vérité, il ne doit pas être
contraint et venir à elle par force. [82] Le Christ donne à l’homme la
liberté ultime, mais l’homme doit d’abord avoir adhéré librement au
Christ. « Tu as désiré le libre amour de l’homme, afin que, librement,
il aille à Toi, séduit et captivé par Toi. » (Ce sont les mots du Grand
Inquisiteur.) Dans cette libre adoption du Christ réside toute la dignité
du chrétien, tout le sens de l’acte de foi qui est avant tout un acte de
liberté. La dignité de l’homme, la dignité de la foi suppose la
reconnaissance de deux libertés, liberté dans le choix de la Vérité et
liberté dans la Vérité. La liberté ne peut pas être identifiée avec le bien,
avec la vérité ou avec la perfection. Elle a une nature autonome, elle est
la liberté et non le bien. Et toute confusion ou identification de la liberté
avec le bien lui-même et avec la perfection sera une négation de la
liberté, l’affermissement des voies de la contrainte. Le bien obligatoire
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 54

n’est déjà plus le bien, il plonge dans le mal. Mais le bien libre, qui est
le bien véritable, suppose la liberté du mal. C’est là que réside la
tragédie de la liberté que Dostoïevski a étudiée et saisie dans sa
profondeur. Et c’est là qu’est enfermé le mystère du christianisme. La
dialectique tragique se déroule comme il suit : le bien libre suppose la
liberté du mal. Mais la liberté du mal conduit à la destruction de la
liberté elle-même, à sa dégénérescence en une nécessité mauvaise.
D’autre part, la négation de la liberté du mal et l’affirmation de la liberté
exclusive du bien aboutissent également à la négation de la liberté, à sa
dégénérescence en [83] une nécessité bonne. Nécessité bonne qui n’est
plus le bien, puisqu’il n’est de bien que dans la liberté. Ce tragique
problème a hanté la pensée chrétienne durant tout le cours de son
histoire. On le trouve lié à la lutte de saint Augustin contre le
pélagianisme, à la doctrine sur les rapports entre la liberté et la grâce,
aux querelles suscitées par le jansénisme, à la négation par Luther de la
liberté de l’homme, au sombre enseignement de Calvin sur la
prédestination. La pensée chrétienne toujours a été opprimée par deux
fantômes, celui de la mauvaise liberté et celui de la bonne contrainte.
La liberté a succombé, soit par le mal qu’on découvrait en elle, soit par
l’obligation du bien. Les bûchers de l’Inquisition furent les témoins
effrayants de cette tragédie de la liberté et de la difficulté qu’il y avait
à la résoudre, même par la conscience chrétienne éclairée par la lumière
du Christ. La négation de la liberté première, c’est-à-dire de croire ou
de ne pas croire, d’accepter ou de rejeter la Vérité, cette négation mène
infailliblement à la doctrine de la prédestination. La Vérité attirerait à
elle sans la participation de la liberté. Dangereuse illusion. Et
l’orthodoxie, pourtant très propice à la liberté, n’a pas reconnu
suffisamment que la liberté portait en elle-même une vérité qu’il
convient de découvrir. Ce qui existe, ce n’est pas seulement la liberté
dans la Vérité, mais la Vérité sur la liberté. Et ne doit-on pas chercher
la solution de l’éternel problème de la liberté dans le fait que le Christ
n’est pas [84] seulement la Vérité, mais la Vérité sur la liberté, la Vérité
libre, que le Christ est lui-même la liberté, le libre amour ? Ici on
confond les moments formels et matériels dans la compréhension de la
liberté. Ceux qui possèdent déjà la liberté seconde, majeure, ont voulu
en effet nier la liberté première, la liberté de choisir le bien ou le mal,
comme une liberté purement formelle. Leur vérité intransigeante n’a
pas voulu tolérer à côté d’elle la possibilité de l’erreur. Pourtant cette
liberté de conscience, cette liberté du choix entre le bien et le mal, est
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 55

une liberté matérielle et Dostoïevski démontre qu’elle fait partie du


christianisme, que le christianisme comporte, embrasse la liberté tout
entière : la rejeter, ce serait renoncer à posséder cette vérité de la liberté
qui, nous l’avons vu, est la Vérité même du Christ. Le christianisme est
donc la religion de la liberté ; par son essence, par son contenu, il la
reconnaît sous toutes ses formes. Dans le christianisme, tel que l’entend
Dostoïevski, la tragédie de la liberté s’achève en victoire sur la
contrainte. La grâce du Christ elle-même est la liberté, liberté complète
qui ne saurait être détruite ni par le mal (comme la liberté première) ni
par la contrainte du bien (comme la liberté seconde). Dans la grâce de
l’amour libre, la liberté divine et la liberté humaine se réconcilient.
Mais la Vérité divine, la Vérité du Christ a jeté un rayon détourné
jusque sur cette liberté première, cette liberté du choix entre le bien et
le mal, comme sur une part [85] inaliénable d’elle-même. La liberté de
l’esprit humain, la liberté de conscience font partie de la Vérité
chrétienne : mais ceci, le christianisme lui-même ne l’avait jusqu’à
présent qu’insuffisamment révélé. Dostoïevski a fait dans cette voie un
pas immense en avant.

*
* *

Dostoïevski donne à l’homme la faculté de s’engager dans cette voie


de la Vérité qui doit le libérer définitivement. Voie frayée à travers les
ténèbres, à travers l’abîme, le dédoublement et la tragédie. Le chemin
n’est ni direct ni uni. L’homme y errera, séduit par des fantômes
d’apparitions, par la lumière trompeuse qui l’attire dans de plus grandes
ténèbres. Sans doute, cette longue route qui passe par l’expérience du
bien et du mal, on pourrait la rendre plus courte et plus aisée en limitant
ou en supprimant la liberté humaine. Mais sont-ils utiles, sont-ils chers
à Dieu, ceux qui viennent à lui autrement que par le chemin de la liberté,
après avoir éprouvé la nocivité du mal ? Est-ce que tout le sens du
processus universel et historique n’est pas inclus dans cette soif divine
de trouver en retour le libre amour de l’homme ? Mais l’homme tarde
dans ce mouvement d’amour vers Dieu. Il faut qu’il essuie d’abord
d’amères désillusions et les déconvenues de l’amour pour des objets
indignes et charnels. La grâce que Dieu lui envoie sur sa route n’est pas
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 56

une grâce imposée, mais une [86] grâce secourable et allégeante : et


chaque fois que le monde chrétien a tenté de transformer la vertu de
cette grâce en instrument de puissance et de contrainte, il a incliné vers
l’antichristianisme, vers les voies de l’Antéchrist. Cette vérité
chrétienne sur la liberté de l’esprit humain, Dostoïevski l’a dégagée
avec une acuité sans précédent.
La liberté apparaît dans le monde chrétien, pour l’homme renouvelé.
La Grèce et l’antique Orient ne la connaissaient pas ; l’homme y était
rivé à la nécessité, à l’ordre de la nature, enchaîné au destin. Le
christianisme a donné à l’homme cette liberté, la liberté initiale et la
liberté finale. Ainsi en lui s’est révélé non seulement la liberté du
second Adam, mais celle du premier, non seulement la liberté du bien,
mais aussi la liberté du mal. La pensée grecque n’admettait que la
liberté rationnelle : le christianisme découvre dans la liberté un principe
irrationnel. Elément irrationnel qui se manifeste dans le contenu même
de la vie, et dans lequel est enfermé le secret de la liberté. La conscience
hellénique redoutait ce contenu irrationnel, porteur de l’infini — de
l’apeiron peros, — et il le combattait du point de vue de la forme, du
fini. Le Grec a conçu le monde enfermé dans la forme, dans les limites,
sans en soupçonner les lointains espaces. Dans le monde chrétien,
l’homme ne redoute déjà plus cet infini, ce contenu illimité de la vie.
L’infini s’est dévoilé à lui, les lointains se sont entrouverts. D’où une
tout autre attitude [87] envers la liberté chez les chrétiens que chez
l’homme antique. La liberté s’oppose à la domination exclusive de
l’élément formel, à la pose de barrières. La liberté suppose l’infini. Pour
le Grec, c’était là le chaos. Pour le chrétien, l’infini n’est pas seulement
le chaos, mais la liberté. Aussi des aspirations humaines infinies n’ont-
elles pu se manifester que dans le monde chrétien. Faust appartient à
une période chrétienne de l’histoire, il n’eût pas été concevable dans le
monde antique : ses velléités sans bornes caractérisent l’Europe
chrétienne. Ce n’est que dans le monde chrétien qu’a pu apparaître
Byron, qu’ont pu venir au jour Manfred, Caïn, don Juan. Liberté en
révolte, aspirations tumultueuses, trépidantes, qui ne connaissent pas de
terme, contenu irrationnel de la vie, ce sont des phénomènes qui se sont
produits à l’intérieur du monde chrétien. L’insurrection de la
personnalité humaine contre l’ordre du monde et le destin est une
manifestation intérieurement chrétienne. La tragédie grecque, de même
que les sommets de la philosophie grecque, avaient montré la nécessité
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 57

de s’arracher des limites où était enfermé le monde antique, ils


menaient vers le nouveau monde chrétien. Mais ni dans la tragédie, ni
dans la philosophie grecques, ne se révélait encore l’âme de Faust, cette
nouvelle et effrayante liberté.
La liberté en révolte atteint chez les héros de Dostoïevski le degré
extrême de la tension. Dans le destin humain, tel qu’il s’est déroulé à
l’intérieur [88] du christianisme, ils incarnent un moment nouveau, un
moment plus avancé que celui de Faust. Faust est encore au milieu de
la route. Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Ivan Karamazov sont
arrivés au terme. Après Faust, on pouvait encore concevoir le XIXe
siècle s’enthousiasmant pour l’assèchement des marais. Après les héros
de Dostoïevski, c’est la découverte du XXe siècle imprévisible, du
grand inconnu qui s’annonce comme une crise de la culture, comme la
fin de toute une période de l’histoire universelle. La recherche de la
liberté humaine entre dans une nouvelle phase. La liberté chez
Dostoïevski n’est pas seulement une manifestation chrétienne, mais la
manifestation d’un esprit nouveau. Elle appartient à une nouvelle phase
du christianisme lui-même, qui passe d’une période essentiellement
transcendante à une période de pénétration plus intérieure. L’homme
s’évade des formes extérieures, et par les chemins les plus douloureux
trouve au fond de lui-même une lumière intérieure. Tout se transporte
dans les profondeurs extrêmes de l’esprit humain : c’est là que doit se
révéler un monde nouveau. La conception transcendante, en révélant
du dehors la Vérité du christianisme, comme une vérité objective, ne
pouvait divulguer jusqu’au bout la liberté chrétienne. Le Christ doit
apparaître à l’homme libre, il doit lui apparaître comme une liberté
finale, ultime, qu’il trouve dans la profondeur de lui-même, alors que,
de sa liberté initiale, il a déjà usé et abusé, qu’il l’a fait dégénérer [89]
en son contraire. Destin tragique de la liberté, que Dostoïevski a montré
chez ses héros : la liberté dégénère en arbitraire, en affirmation rebelle
de soi ; elle est désormais vaine, sans objet, elle vide l’individu. Vide
et sans objet, telle apparaît la liberté de Stavroguine et de Versilov ;
celle de Svidrigaïlov et de Fedor Pavlovitch Karamazov désagrège la
personnalité. La liberté de Raskolnikov et de Pierre Verhovenski
conduit au crime. La liberté démoniaque de Kirilov et d’Ivan
Karamazov tue l’homme. Ainsi la liberté en tant qu’arbitraire se détruit
elle-même. Avec une nécessité qui lui est immanente, une telle liberté
mène à l’esclavage, elle altère jusqu’à l’image humaine. Ce n’est pas
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 58

un châtiment extérieur qui attend l’homme, ce n’est pas une loi qui, du
dehors, fait peser sur lui sa lourde main ; intérieurement à lui, un
principe divin révélé de façon immanente frappe sa conscience, et
l’homme, parmi les ténèbres et le désert qu’il s’est lui-même choisis,
sera consumé par ce feu. Voilà le destin de l’homme et de la liberté
humaine, tels que Dostoïevski les a génialement éclairés. L’homme doit
parcourir le chemin de la liberté : la liberté dégénère en esclavage, elle
tue l’homme, parce que, dans la griserie violente de cette liberté, il ne
veut plus considérer rien au-dessus de lui-même. S’il n’existe rien au-
dessus de l’homme, l’homme n’existe pas non plus. Et si, dans la
liberté, il n’y a pas de contenu, pas d’objet, s’il n’y a pas de lien entre
la liberté humaine et la liberté divine, alors la [90] liberté n’existe pas.
Si tout est permis à l’homme, enfin, la liberté devient esclave d’elle-
même : l’homme esclave de lui-même est perdu. L’image humaine a
besoin de s’adosser à une nature supérieure, la liberté humaine atteint
son expression définitive dans une liberté suprême, la liberté dans la
Vérité. Dialectique irréfutable. Elle conduit dans le sillage du Dieu qui
se fait homme, par lequel seulement la liberté humaine s’unit à la liberté
divine, la forme humaine à la forme de Dieu. C’est par une expérience
intérieure, intérieurement vécue, que la lumière de cette Vérité jaillit.
Nul retour possible vers la tyrannie exclusive d’une loi extérieure, vers
une vie de nécessité et de contrainte. Rien n’existe plus que le
rétablissement au sein de la Vérité, c’est-à-dire au sein du Christ, de la
liberté détruite. Car le Christ n’est pas la loi extérieure, un courant de
vie extérieur. Entre son royaume et celui de ce monde, nulle commune
mesure. Et Dostoïevski dénonce avec colère toutes les tendances du
christianisme à devenir une religion de l’obligation et de la contrainte.
La lumière de la Vérité, le bienfait de la liberté définitive ne peuvent
être reçus du dehors. Et le Christ est la liberté finale, non pas la liberté
sans objet, la liberté rebelle et volontairement circonscrite, qui tue
l’homme et détruit jusqu’à son image, mais la liberté riche de contenu,
qui tout au contraire affermit l’image de l’homme pour l’éternité. Les
destins de Raskolnikov et de Stavroguine, de Kirilov et [91] d’Ivan
Karamazov doivent témoigner pour cette Vérité. Leur liberté
faussement dirigée les a perdus. Mais cela ne signifie pas qu’il eût fallu
demeurer dans la contrainte, sous la puissance exclusive d’une loi
extérieure régulière. Leur perte est pour nous un enseignement
lumineux, et leur tragédie, un hymne à la liberté.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 59

*
* *
Dostoïevski a été dominé par l’idée que l’harmonie universelle ne
pouvait être conçue sans la liberté du mal et du péché, sans l’épreuve
de la liberté. Il s’élève contre toute harmonie dont la base serait la
contrainte, qu’elle soit théocratique ou socialiste. La liberté de l’homme
ne peut être conçue comme le présent obligatoire d’un ordre de choses
donné. Cet ordre de choses, elle doit le précéder. Le chemin qui mène
vers lui, qui mène à l’union universelle des êtres, doit passer par la
liberté, et l’antipathie de Dostoïevski envers le socialisme et le
catholicisme est liée, comme on le verra plus tard, à cette impossibilité
de se plier d’abord à une organisation du monde basée sur la nécessité.
Il oppose la liberté de l’esprit humain à la fois au catholicisme et au
socialisme. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la révolte du
« gentleman à la physionomie gouailleuse et rétrograde ». Dostoïevski
n’accepte ni ce paradis où la liberté de l’esprit n’est pas encore possible
ni celui où elle [92] ne l’est déjà plus. L’homme déchu de l’ancien ordre
du monde basé sur la contrainte doit, par la liberté de l’esprit, parvenir
à l’ordre nouveau. La foi selon laquelle Dostoïevski voulait l’établir
était une foi libre, étayée sur la liberté de conscience. « C’est de la
fournaise de mes doutes que mon hosanna a jailli », écrivait
Dostoïevski de lui-même. Et il eût voulu qu’à l’exemple de la sienne
toute foi fût trempée au creuset des doutes. Le monde chrétien n’a pas
connu un défenseur plus passionné de la liberté de conscience. « La
liberté de leur foi te fut plus chère que tout », dit le Grand Inquisiteur
au Christ. Et il eût pu également le dire à Dostoïevski lui-même. Et
encore : « Tu as désiré le libre amour de l’homme. » « Au lieu de la
dure loi antique, l’homme devrait décider en lui-même, d’un cœur libre,
ce qui est le bien et ce qui est le mal, n’ayant pour guide devant les yeux
que ta seule image. » Ces mots du Grand Inquisiteur au Christ
contiennent la profession de foi de Dostoïevski lui-même. Il repousse
« le miracle, le mystère et l’autorité », comme des moyens de peser sur
la conscience humaine et de priver l’homme de la liberté de son esprit :
c’était contre cette liberté de l’esprit humain, contre la liberté de la
conscience humaine que les trois épreuves par lesquelles le Démon
tenta le Christ au désert étaient dirigées. Dans l’apparition du Christ, au
contraire, rien ne force la conscience humaine : la religion du Golgotha
est la religion de la liberté. Le Fils de Dieu, [93] apparaissant dans le
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 60

monde « sous l’aspect d’un esclave », et mis en croix, torturé par le


monde, s’adresse à la liberté de l’esprit humain. Dans l’image du Christ,
nulle contrainte, rien qui force à croire en lui comme en Dieu. Il n’était
ni la force ni la puissance dans le royaume de ce monde, et le royaume
qu’il annonçait n’était pas d’ici-bas. Voilà où réside le secret
fondamental du Christ, le secret de la liberté. Il fallait en effet une
extraordinaire liberté d’esprit, un prodige de foi libre, une
reconnaissance spontanée des « choses invisibles » pour apercevoir son
Dieu sous les traits d’esclave de Jésus. Et quand Pierre dit à Jésus : « Tu
es le Christ, le Fils du Dieu Vivant », il accomplit un acte de liberté.
Ces mots ont résonné dans les profondeurs de la libre conscience
humaine, déterminant le cours de l’histoire universelle. Et, dans le
monde chrétien, tout être, du fond de sa conscience, de son esprit libres,
doit les répéter. La dignité du christianisme est là. Dostoïevski a cru que
l’orthodoxie orientale avait davantage sauvegardé cette liberté
chrétienne que le catholicisme occidental. Il fut souvent injuste à
l’égard du catholicisme qu’on ne saurait accuser d’être envahi par
l’esprit de l’Antéchrist. Et, d’autre part, il ne voulut pas voir dans le
monde orthodoxe les failles et les déviations. La liberté chrétienne n’a
pas existé dans le byzantinisme, dans la théocratie impériale, plus que
dans la théocratie papiste. Cependant, Dostoïevski remarque avec
raison que l’orthodoxie [94] en général la respecte mieux : ce qu’il y
avait en elle d’inachevé lui vint là en aide. Dans sa propre religion de
la liberté de l’esprit, Dostoïevski dépasse infiniment les limites de
l’orthodoxie historique comme celles du catholicisme ; il se tourne vers
l’avenir, et ses découvertes ont un accent prophétique. Mais il demeure
néanmoins la chair de la chair, le sang du sang de l’orthodoxie russe. Il
a révélé que le principe de l’Antéchrist n’était rien d’autre que la
négation de la liberté de l’esprit et la contrainte exercée sur la
conscience humaine. Pour lui, le Christ était la liberté, l’Antéchrist,
l’obligation, la contrainte, l’asservissement de l’esprit. Et, analysant
jusqu’au fond ce principe anti-chrétien, il dénonce les divers aspects
qu’il a revêtus dans l’histoire, depuis la théocratie occidentale et
orientale ; depuis l’impérialisme jusqu’à l’anarchie et au socialisme
athée.
Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Versilov, Ivan Karamazov
doivent passer à travers « le creuset des doutes ». C’est du fond de
l’esprit, du fond de la libre conscience que doivent résonner les mots de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 61

Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant. » Dostoïevski sentait


que là était leur salut. Ils sont condamnés à périr, s’ils ne trouvent pas
en eux la force et la liberté d’esprit nécessaires pour reconnaître en
Jésus le Fils de Dieu. Mais s’ils le reconnaissent, la liberté de l’homme
souterrain devient la liberté des fils de Dieu. L’enquête de Dostoïevski
sur la liberté commence à la liberté de [95] « l’homme souterrain », qui
lui paraît illimitée. L’homme souterrain veut enfreindre les limites de
la nature humaine, il étudie et il expérimente ces limites. Si l’homme
est ainsi libre, n’est-il pas autorisé à tout faire ; tel crime qui lui
conviendra, voire même un parricide, ne lui sera-t-il pas permis de le
commettre, en vue de quelque principe supérieur ? L’idéal de la
Madone et celui de Sodome ne seront-ils pas sur le même plan,
l’homme ne devra-t-il pas aspirer à devenir lui-même Dieu ? L’homme
enfin n’est-il pas tenu à développer son arbitraire ? Dostoïevski a senti
que dans cette liberté de l’homme souterrain sont déposées des
semences de mort. La liberté de Raskolnikov, outrepassant les bornes
de la nature humaine, le mène à l’aveu de son propre anéantissement,
de sa faiblesse et de son asservissement. La liberté de Stavroguine
dégénère en une complète impuissance, dans l’impossibilité du
discernement, dans la destruction et l’extinction de la personnalité.
Celle de Kirilov, qui aspire à devenir dieu, aboutit à une destruction
terrible et stérile. L’exemple de Kirilov est ici le plus important : il
proclame l’arbitraire comme un devoir, comme une obligation sacrée ;
il se doit de manifester cet arbitraire, afin que l’homme atteigne à un
état supérieur. Et lui-même est un homme pur, affranchi des
entraînements et des passions, une sorte de saint sur lequel n’aurait pas
lui la grâce. Mais l’homme le plus pur, s’il a rejeté Dieu et a voulu se
substituer à lui, [96] cet homme-là est voué à la ruine. Il aliène sa propre
liberté. Il devient un possédé, tombé au pouvoir d’esprits dont il ignore
la nature. C’est cette image d’envoûtement taciturne, de possession que
Kirilov nous montre en lui. La liberté d’esprit est attaquée déjà par des
symptômes indiscutables de dégénérescence. Moins que quiconque, il
en possède les commandes. La voie où il s’est engagé, la voie où
l’homme se fait Dieu, est fatale à la liberté, est destructrice de l’homme
lui-même. Voilà la thèse fondamentale de Dostoïevski. Tous ceux de
ses héros dont il a montré le dédoublement, qu’il a dépeints errant sur
les chemins de l’arbitraire, perdent pareillement la liberté d’eux-
mêmes. Nous rencontrons chez Svidrigaïlov et chez Fedor Pavlovitch
Karamazov une ruine de la personnalité devant laquelle on ne saurait
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 62

plus même prononcer le mot de liberté. La liberté sans frein, sans limite,
donnée à la sensualité, fait de l’homme un esclave. Dégénérescence et
abâtardissement de la personnalité sous l’obsession d’une passion ou
d’une pensée mauvaise, Dostoïevski a traité magistralement ce sujet. Il
étudie les conséquences ontologiques de l’obsession : lorsque la liberté
effrénée dégénère en obsession, elle périt, elle a déjà cessé d’exister.
L’homme obsédé n’est déjà plus libre. Versilov — une des figures les
plus remarquables de Dostoïevski — est-il libre ? Sa passion pour
Catherine Nicolaïevna est bien de l’obsession. Elle a pénétré en lui. Elle
l’a détruit. Il n’a plus la faculté de faire [97] un choix entre les idées ;
aussi est-il déchiré entre leurs contradictions. Il est dédoublé. Un
homme dédoublé ne peut plus être libre. Et tout être qui n’accomplit
plus cet acte de liberté qui consiste à choisir l’objet de son amour est
voué au dédoublement.
La recherche de Dostoïevski sur ce problème de la liberté atteint son
point culminant dans les Frères Karamazov. L’arbitraire et la révolte
d’Ivan Karamazov figurent les sommets sur cette route déshéritée de la
liberté humaine. C’est là qu’il apparaît de façon géniale que la liberté
en tant qu’arbitraire et affirmation de soi doit conduire à la négation,
non seulement de Dieu, non seulement de l’homme et du monde, mais
encore de la liberté elle-même. La liberté se détruit par son propre
développement : telle est la conclusion de sa dialectique. Dostoïevski
démontre qu’à l’extrémité du chemin sombre, que la liberté n’éclaire
plus, est embusquée la destruction même de la liberté, c’est-à-dire la
contrainte mauvaise, la mauvaise nécessité. La doctrine du Grand
Inquisiteur, comme celle de Chigaliev, sont engendrées par l’arbitraire
et la lutte contre Dieu. La liberté dégénère en arbitraire, l’arbitraire
dégénère en contrainte. Tel est le processus fatal. Ce sont ceux qui
s’engagent sur ce chemin de l’arbitraire qui nient la liberté de la
conscience religieuse, la liberté de l’esprit humain.
[98]
*
* *
Sur les voies de l’arbitraire, de l’affirmation de soi-même, nul ne
peut sauver sa liberté. Parvenu là, l’homme inéluctablement renoncera
à la primauté de son esprit, à sa liberté originelle, la sacrifiant à l’empire
de la nécessité, devenant le jouet de la pire contrainte. Ceci est une des
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 63

prophéties les plus géniales de Dostoïevski. « Sortant de la liberté


illimitée, dit Chigaliev, je finis par le despotisme illimité 8. » Telle fut
toujours l’évolution de la liberté révolutionnaire. Tel fut, au cours de la
Révolution française, le passage de la « liberté illimitée » au
« despotisme illimité ». La liberté, en tant que caprice et arbitraire, la
liberté athée, ne peut qu’engendrer « le despotisme illimité ». Elle
renferme en elle une violence suprême. Aucune des garanties de la
liberté n’y figure plus. L’insurrection de cet arbitraire et de ce caprice
conduit l’homme à méconnaître le sens essentiel de la vie, à
méconnaître la Vérité. Sens vivant et vivante Vérité se transforment
alors en une organisation arbitraire de la vie, en la création d’un
bonheur humain au sein d’une fourmilière sociale. Ce processus de la
dégénérescence de la liberté en « despotisme illimité » occupe une
place très importante dans la conception du monde de Dostoïevski. Et
[99] dans l’idéologie révolutionnaire de l’aile gauche de l’intelligence
russe, en apparence très éprise de la liberté, il découvre la possibilité de
ce « despotisme illimité ». Car Dostoïevski le premier perçut des choses
que nul n’avait su voir, et en tout il vit plus loin que les autres. Il savait
que la révolution qu’il pressentait dans les courants souterrains, sous-
jacents de la Russie, ne mènerait pas à la liberté, et que le mouvement
qui s’ébauchait aboutirait à l’asservissement de l’esprit humain. Les
étonnantes réflexions de l’Esprit souterrain portent en germe ce que
développeront ensuite Verhovenski, Chigaliev et le Grand Inquisiteur.
Il s’agit là d’un seul et même système. Et l’idée que l’humanité,
échangeant la Vérité du Christ, arriverait, dans son arbitraire et sa
révolte, à ce système du « despotisme illimité » conçu par Verhovenski,
Chigaliev et le Grand Inquisiteur, oppressait et poursuivait Dostoïevski
comme un cauchemar. Dans leur doctrine, c’est au nom du bonheur des
hommes qu’on retire à l’esprit humain sa liberté. L’eudémonisme social
s’oppose à la liberté. Si la vérité n’existe pas, rien ne demeure en effet
que cette organisation obligatoire du bonheur social. La révolution ne
s’accomplit pas au nom de la liberté, mais au nom des mêmes principes
pour lesquels se sont allumés les bûchers de l’Inquisition, au nom de
ces « milliers de millions d’enfants » qui doivent être heureux.
L’homme a eu peur du fardeau douloureux de la liberté de l’esprit, il
l’a échangée, il s’est évadé [100] d’elle pour adhérer à une organisation

8 Lénine aurait dit le contraire : sortant du despotisme illimité, nous finirons par
la liberté illimitée. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 64

obligatoire de l’existence. Mais, à la base de ce reniement de la liberté,


il y a une affirmation excessive d’elle-même, l’arbitraire. Ici encore, la
dialectique se déroule inéluctablement. Et, de même que la liberté,
faussement comprise, se transforme en « despotisme illimité » et
aboutit à sa propre destruction, une égalité mensongère doit conduire à
une inégalité inouïe, à la suprématie tyrannique d’une minorité
privilégiée sur la majorité. Dostoïevski a toujours pensé que la
démocratie et le socialisme révolutionnaire, s’appuyant sur les idées
d’égalité absolue, devaient, en allant jusqu’à leurs plus extrêmes
conséquences, engendrer la suprématie d’un petit nombre sur le reste
de l’humanité. Il en est ainsi dans le système de Chigaliev et dans celui
du Grand Inquisiteur. Et Dostoïevski est revenu plus d’une fois sur cette
idée dans le Journal d’un écrivain. Idée qui le tenaillait, ne lui laissait
aucun repos. Sa conclusion était que la liberté véritable et l’égalité
véritable ne sont possibles que dans le Christ, dans le sillage du Dieu
devenu homme. Sur les voies de l’arbitraire, de l’Antéchrist, on ne
trouvera que la tyrannie. Toute idée de bonheur universel, d’union
générale des êtres, dont Dieu serait exclu, contient pour l’homme la
menace de sa perte, de la perte de sa liberté d’esprit. L’arbitraire et la
révolte contre la Pensée motrice du monde dissimulent à la conscience
humaine l’accès même à l’idée de liberté : la liberté se pose dès [101]
l’abord comme inaccessible à l’esprit qui s’est dégagé de cette Pensée.
L’esprit simplement « euclidien » (expression chère à Dostoïevski) est
en effet impuissant à la saisir, elle lui échappe comme un mystère
irrationnel. Et la révolte de « l’esprit euclidien » contre Dieu est liée à
ce reniement, à cette incompréhension de la liberté : car si la liberté
n’existe pas, comme un mystère dernier de la création, ce monde avec
ses tourments et ses souffrances, les larmes des êtres innocents et
torturés, ne peut être admis. Dieu ne peut être admis non plus, qui aurait
créé ce monde informe et horrible. L’homme, dans sa révolte et son
arbitraire, dans l’épanouissement de son « esprit euclidien », pense
qu’il pourrait créer un monde meilleur, dans lequel il n’y aurait ni mal,
ni souffrance, ni larmes d’enfants innocents. Logique de la lutte contre
Dieu au nom de l’amour du bien. On ne saurait concevoir Dieu, parce
que le monde est mauvais, parce que l’inégalité et l’injustice y règnent.
La liberté conduit ainsi à combattre Dieu et le monde. C’est là que de
nouveau se développe la dialectique de la liberté, sa tragédie intérieure.
C’est la liberté en révolte qui conduit à la négation même de l’idée de
liberté ; à l’impossibilité d’atteindre le secret du monde et le secret de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 65

Dieu dans la lumière de la vraie liberté. La présence au fond de chaque


être de cette liberté irrationnelle, par laquelle la source première du mal
est révélée, est la condition nécessaire pour comprendre ce monde, pour
garder la [102] foi dans son sens profond, pour concilier l’existence de
Dieu et celle du mal. Il n’y a dans le monde tant de mal et de souffrance
que parce que la liberté repose dans son fondement. Mais dans la liberté
reposent toute la dignité du monde et toute la dignité de l’homme. Sans
doute au prix de son reniement, on pouvait éviter le mal et la souffrance.
Le monde serait alors obligatoirement bon et heureux. Mais il aurait
perdu sa ressemblance avec Dieu. Car cette ressemblance réside avant
tout dans la liberté. Le monde qu’eût voulu créer « l’esprit euclidien »
en révolte d’Ivan Karamazov, au contraire de celui de Dieu qui est plein
de mal et de souffrance, serait un monde heureux et bon. Mais en lui il
n’y aurait point de liberté, tout y aurait été obligatoirement rationalisé.
Ceci étant donné, du premier jour existerait cette heureuse fourmilière
sociale, cette harmonie obligatoire que désirait rejeter « le gentleman à
la physionomie rétrograde et gouailleuse ». Plus de tragédie du
processus universel, plus de sens supérieur lié à la liberté. « L’esprit
euclidien » pourrait construire sur la nécessité un monde
essentiellement rationnel, dont l’irrationnel serait banni. Nulle
commune mesure entre le sens qui anime le monde divin et « l’esprit
euclidien ». Elle lui reste impénétrable, enfermé qu’il est dans un
espace à trois dimensions. Il faut pénétrer dans une quatrième
dimension pour saisir le sens divin du monde, et, la liberté, c’est
justement la Vérité de la quatrième dimension, [103] inaccessible dans
les limites de la troisième. « L’esprit euclidien » est donc impuissant à
résoudre le problème de la liberté. Et tous ceux qui, chez Dostoïevski,
manifestent leur révolte et leur arbitraire en arrivent à la négation de la
liberté, parce que leur conscience se rétrécit, rentre dans les limites de
l’espace à trois dimensions, que les autres mondes se ferment pour eux.
La révolte est issue de la liberté, et elle aboutit à l’essai de la création
d’un monde basé sur la seule nécessité. Avec une force dialectique
surprenante, Dostoïevski a étudié les conséquences du rationalisme qui
s’insurge, fatales pour la conscience humaine, et du révolutionnarisme
matérialiste qui s’insurge, fatales pour la vie humaine. La révolte, issue
de la liberté illimitée, aboutit inéluctablement à la puissance illimitée
de la nécessité, dans le domaine de la pensée, au despotisme illimité,
dans le domaine de la vie. C’est ainsi que Dostoïevski écrit une
étonnante théodicée, qui est en même temps une anthropodicée. Il
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 66

n’existe qu’un argument éternellement employé contre Dieu, celui de


l’existence du mal dans le monde. Thème qui pour Dostoïevski paraît
fondamental. Toute son œuvre est une réponse à cet argument. Et, cette
réponse, je pourrais la formuler comme il suit, d’une façon paradoxale.
Dieu existe justement parce que le mal et la souffrance existent dans le
monde, l’existence du mal est une preuve de l’existence de Dieu. Si le
monde consistait uniquement dans le bon et dans le bien, alors Dieu ne
[104] serait plus utile, le monde lui-même serait Dieu. Dieu est, parce
que le mal est. Ce qui signifie que Dieu est, parce que la liberté est.
Ainsi Dostoïevski démontre l’existence de Dieu à travers la liberté de
l’esprit humain. Ceux de ses personnages qui nient la liberté de l’esprit
nient Dieu, et inversement. Un monde où le bon et le bien régneraient
obligatoirement, un monde dont l’harmonie serait régie par une
nécessité irrécusable, serait un monde sans Dieu, un mécanisme
rationnel. En rejetant Dieu et la liberté de l’esprit humain, c’est à cet
état de mécanique rationnelle, à cette harmonie obligatoire, qu’on
s’efforce de ramener le monde. Dostoïevski traite le problème de la
liberté d’une façon dynamique et non statique ; la liberté telle qu’il la
conçoit se trouve continuellement emportée dans un mouvement
dialectique, des contradictions internes se révèlent en elle, elle passe
par des phases successives. C’est pourquoi la grande découverte de
Dostoïevski sur la liberté est difficile à comprendre pour des gens dont
le mécanisme cérébral est statique ; ils exigent un « oui » ou un « non »,
là où de telles réponses sont impossibles à donner. La liberté, c’est le
destin tragique de l’homme et du monde, le destin de Dieu lui-même :
elle réside au centre même de l’être, comme un mystère originel. Nous
verrons que cette dialectique de la liberté atteindra chez Dostoïevski
son sommet dans la Légende du Grand Inquisiteur, où sont concentrés
tous les problèmes, où sont réunis tous les fils.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 67

[105]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 4
LE MAL

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[106]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 68

[107]

Le problème du mal et celui du crime sont liés chez Dostoïevski au


problème de la liberté. Le mal est inexplicable sans la liberté. Il apparaît
sur les voies de la liberté. Sans ce lien, la responsabilité du mal
n’existerait pas : sans liberté, Dieu seul serait responsable du mal.
Dostoïevski a compris cela plus profondément que quiconque. Et il a
compris aussi que, sans liberté, le bien n’existerait pas non plus, que le
bien est pareillement l’enfant de la liberté. Tout le secret de la vie, le
secret du destin humain dépend de cette notion. La liberté est
irrationnelle, et c’est pourquoi elle peut créer à la fois le bien et le mal.
Mais rejeter la liberté, sous prétexte qu’elle peut engendrer le mal, c’est
créer le mal doublement. Car si le bien libre est seul le bien, la
contrainte et l’esclavage qui se figurent être la vertu sont l’aspect
antichrétien du mal. Voilà où réside l’antinomie, le mystère et l’énigme.
Dostoïevski ne se contente pas de poser devant nous cette énigme, il
contribue puissamment à la [108] résoudre. La conception qu’il a eue
du mal est si originale que beaucoup s’y sont trompés : il est nécessaire
de comprendre complètement la façon dont il a posé et résolu le
problème. La voie de la liberté, selon lui, dégénère en arbitraire,
l’arbitraire conduit au mal, et le mal au crime. Le problème du crime
occupe dans l’œuvre de Dostoïevski la place centrale. Il n’est pas
seulement anthropologiste, mais, à sa manière, criminaliste. Son
enquête sur les bornes et les limites extrêmes de la nature humaine l’ont
amené à enquêter sur la nature même du crime. Quel est le destin que
subit l’homme qui a outrepassé les bornes de ce qui est permis, et quelle
régénération pour son être peut-il en survenir ? Ce sont les
conséquences ontologiques du crime que dévoile Dostoïevski. Il est
démontré, nous l’avons vu, que la liberté, dégénérant en arbitraire,
conduit au mal, le mal au crime, et le crime enfin, — par une fatalité
intérieure, — au châtiment. Le châtiment guette l’homme dans les
profondeurs extrêmes de sa propre nature : c’est pourquoi toute sa vie
Dostoïevski s’est insurgé contre toute façon d’envisager le mal d’un
point de vue extérieur. Ses romans et les articles du Journal d’un
écrivain sont remplis de procès criminels. Intérêt étrange qui provient
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 69

du fait que, de toute sa nature spirituelle, Dostoïevski s’élevait contre


toute explication de ce genre, motivant le mal et le crime par l’influence
du milieu social, et niant par conséquent l’opportunité de la punition.
Dostoïevski [109] ne fait allusion qu’avec haine à cette théorie
humanitaro-positiviste. Il y voyait la négation de la profondeur de la
nature humaine, la négation de la liberté de l’esprit humain et de la
responsabilité qui lui est attachée. Si l’homme n’est que le reflet passif
de son milieu social, s’il n’est pas une créature responsable, alors il n’y
a pas d’homme et pas de Dieu, pas de liberté, pas de mal et pas de bien.
Un tel abaissement de l’homme, un tel déni de sa primogéniture,
excitait la colère de Dostoïevski. Il ne pouvait s’exprimer avec calme
au sujet de cette doctrine, alors fort répandue. Au contraire, il est prêt à
défendre les peines les plus sévères, parce que ce sont celles qui
conviennent à des êtres libres et responsables. Le mal est déposé dans
la profondeur de la nature humaine, dans sa liberté irrationnelle, dans
sa déchéance d’un principe divin. Aussi les partisans de peines très
lourdes ont-ils une vue plus juste de la nature du crime et de la nature
humaine en général que ceux qui nient le mal d’un point de vue
humanitaire. C’est au nom de la dignité de l’homme, au nom de sa
liberté, que Dostoïevski affirme la nécessité de répondre à chaque crime
par un châtiment qu’exige moins une loi extérieure que, dans les
profondeurs, la conscience libre de l’homme. Celui-ci ne peut pas
consentir lui-même à n’être pas responsable du mal et du crime, à ne
pas être une créature libre, un esprit, mais seulement un reflet de son
milieu social. La colère de Dostoïevski, sa cruauté même [110]
proclament la dignité de l’homme et sa suprématie. Il est indigne d’une
créature libre et responsable de dépouiller le fardeau de la
responsabilité pour le reporter sur des circonstances extérieures dont il
serait le jouet. Toute l’œuvre de Dostoïevski est une réfutation de cette
calomnie jetée à la nature humaine. Le mal est le signe qu’il existe chez
l’homme une profondeur interne. Il est lié à la personnalité, la
personnalité seule peut créer le mal et répond pour lui. Une force
impersonnelle ne saurait être responsable du mal, elle ne saurait être un
moteur premier. Ainsi la conception du mal chez Dostoïevski est en
liaison étroite avec sa conception de la personnalité, avec son
personnalisme. L’humanitarisme irresponsable nie le mal, parce qu’il
nie la personnalité, et Dostoïevski a lutté contre l’humanitarisme au
nom de l’homme. Si l’homme existe, si la personnalité humaine existe
en profondeur, alors le mal a une source intérieure, il ne peut être le
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 70

résultat de circonstances fortuites créées par le milieu social. Et il


convient à la dignité de l’homme et à sa filiation divine de penser que
la voie de la souffrance rachète le crime et consume le mal. La pensée
que seule la souffrance élève l’homme jusqu’à son sommet est
essentielle pour l’anthropologie de Dostoïevski. La souffrance, chez
l’homme, est l’indice de la profondeur.
Dostoïevski a traité le mal d’une façon antinomique, et la
complication de son attitude a amené certains à douter qu’elle fût
chrétienne. Dostoïevski [111] s’est refusé à envisager le mal du point
de vue de la Loi. Il a voulu reconnaître le mal, et en cela, il fut à sa
manière un gnostique. Le mal est le mal. Sa nature est intérieure et
métaphysique, non extérieure et sociale. L’homme en tant que créature
libre en est responsable, mais le néant du mal doit être proclamé, il doit
être consumé dans les flammes. Et Dostoïevski, ardemment, confond et
brûle le mal. Mais ce n’est là qu’un aspect de son attitude devant ce
problème : car le mal est aussi le chemin que l’homme doit suivre, son
chemin tragique, le destin de sa liberté, l’expérience susceptible de
l’enrichir et de l’élever à un niveau supérieur. Conception du mal
immanent à l’homme. Ce sont des êtres libres qui vivent ainsi, et non
des esclaves. L’expérience poursuivie au-dedans de lui-même
démontre à l’homme le néant du mal ; au cours de l’expérience même,
il se consume et se confond. Et l’homme alors dépouillé du mal accède
à la lumière. Mais la vérité de cette expérience est dangereuse, elle
n’existe que pour les affranchis authentiques et les voyants de l’esprit.
Elle doit demeurer cachée aux êtres encore mineurs. C’est pourquoi
Dostoïevski peut paraître un écrivain dangereux, parce qu’il est
indispensable de le lire dans l’atmosphère de l’affranchissement
spirituel. Et pourtant il faut reconnaître que nul aussi puissamment que
lui n’a lutté contre le principe du mal et contre les ténèbres. Mais la
morale de la loi ne peut servir de réponse à ceux de ses héros qui [112]
se sont engagés sur la voie du mal. Car ce n’est pas par un châtiment
extérieur que le mal s’expie, mais par les inéluctables conséquences
qu’il porte en lui. La loi qui frappe le criminel n’est que le symbole de
son intérieure destinée. Car tout ce qui est extérieur sert de symbole à
ce qui est intérieur. Les tourments de sa conscience sont plus effrayants
pour l’homme que la sévérité de toutes les lois de l’État ; et, torturé par
le remords, il attend le châtiment comme un allégement à ses tortures
morales. Il n’y a nulle commune mesure entre la loi de l’État, de ce
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 71

« monstre glacé », et l’âme de l’homme. Cette loi, dans l’instruction et


les débats du procès de Mitia Karamazov, Dostoïevski en a mis au jour
l’injustice. Pour lui, l’âme humaine a plus de signification que tous les
empires du monde : et par là il est profondément chrétien. Mais c’est
l’âme elle-même qui cherche le glaive qui tient l’État, qui se présente à
ses coups. Le châtiment est une étape sur la voie intérieure qu’elle suit.

*
* *

Un être esclave ou mineur peut seul déduire de la thèse de


Dostoïevski qu’il est nécessaire de suivre la route du mal afin de
s’enrichir et d’en recevoir les fruits d’une expérience nouvelle. On ne
saurait lui imputer une théorie évolutionniste du mal selon laquelle le
mal ne serait qu’un moment dans l’évolution du bien : un tel optimisme
évolutionniste [113] soutenu par beaucoup de théosophes est
entièrement opposé à l’esprit tragique de Dostoïevski. Moins que
quiconque il fut un évolutionniste, pour lequel le mal n’est que le défaut
de bien, et une étape dans son développement. Le mal pour lui était le
mal. Et il devait brûler dans les feux de l’enfer. Lui-même conduit le
mal à travers ces feux infernaux. Il enseigne qu’on ne saurait ruser avec
lui : il est insensé de croire que l’homme peut consciemment s’engager
sur ce chemin afin d’en recevoir autant de satisfaction que possible, et
de se précipiter ensuite au sein du bien. C’est là un état d’esprit sans
dignité, une argumentation dépourvue entièrement de sérieux. Sans
doute, l’expérience tragique du mal enrichit l’homme, aiguise son
savoir. Sans doute, elle ne laisse plus de retour possible vers un état
élémentaire, tel que celui qui aurait précédé cette expérience. Mais
lorsque l’homme qui s’engage sur le chemin du mal et vit son
expérience commence à penser que le mal l’enrichit, que ce n’est qu’un
moment du bien, une étape de son ascension, il tombe alors plus
complètement, son être se désagrège, s’anéantit, il se ferme à jamais
tout accès vers un enrichissement et une régénération de soi. Un tel
homme n’apprendra rien de l’expérience du mal, il ne saurait se hausser
au-dessus de lui-même. Le contentement de soi au sein du mal est le
signal de la perte. Pour s’élever au contraire jusqu’à un niveau spirituel
élevé, il faut dénoncer le mal en soi, il faut terriblement [114] en
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 72

souffrir. Dostoïevski a dépeint ces tourments. Il montre que le mal est


le chemin tragique de l’homme, son destin, l’épreuve de sa liberté. Le
mal est avant tout contradictoire. Et l’optimisme évolutionniste qui le
conçoit comme indispensable dans l’évolution du bien, et tente au nom
de la raison de le dépouiller de son antinomie, n’en montre qu’un seul
aspect. Sans doute on peut s’enrichir par l’expérience du mal, atteindre
à une acuité supérieure de connaissance, mais à condition d’en arriver
là à travers la souffrance, à travers l’angoisse de sa propre perte. Et,
ayant dénoncé le mal, l’ayant voué aux flammes de l’enfer, racheter
ainsi sa faute. Le mal est inséparable de la souffrance et doit aboutir au
rachat. Dostoïevski croit à la force rédemptrice et régénératrice de la
souffrance. Pour lui, la vie est avant tout le rachat d’une faute par la
souffrance. La liberté a conduit l’homme sur le chemin du mal. Le mal
a servi d’épreuve à la liberté. Et il doit conduire au rachat. Par le rachat,
la liberté qui s’est détruite, qui a dégénéré en son contraire, doit
ressusciter et être rendue à l’homme. C’est pourquoi le Christ
Rédempteur est la liberté même. Dans tous ses romans, Dostoïevski fait
suivre à l’homme ce processus spirituel, à travers la liberté, le mal et la
rédemption. Il dépeint le starets Zosime et Aliocha comme des êtres
qui, ayant connu le mal, sont parvenus à un état supérieur. Car Aliocha
n’est pas affranchi du trouble courant karamazovien ; son frère Ivan et
[115] Grouchenka en font tous deux la remarque, et lui-même le sent
en lui. Mais, dans la pensée de Dostoïevski, Aliocha doit être l’homme
qui est sorti victorieux de l’épreuve de la liberté. Ainsi doit s’accomplir
un destin humain.
Poser le problème du crime revient à définir ce qui est permis. Tout
est-il permis ? Voilà la question qui a toujours troublé Dostoïevski, qui
s’est présentée à lui sans cesse sous des formes renouvelées. C’est ce
sujet qui lui a inspiré Crime et Châtiment et, dans une grande mesure,
les Possédés et les Frères Karamazov. Il y expose l’épreuve de la liberté
humaine. Lorsque l’homme s’est engagé sur le chemin de la liberté, il
s’est trouvé face à face avec ce dilemme : existe-t-il à sa nature des
bornes morales, ou peut-il se risquer à tout faire ? La liberté, dégénérant
en arbitraire, ne reconnaît nulle chose sacrée, n’accepte aucune limite.
Si Dieu n’existe pas, si l’homme est lui-même Dieu, tout lui est permis.
L’homme va alors éprouver ses forces, sa puissance, sa vocation à
devenir Dieu. Et, en même temps, il se laisse obséder par une idée fixe
et, sous l’empire de cette obsession, sa liberté commence à disparaître,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 73

il se fait l’esclave de forces étrangères. Processus que Dostoïevski a


dépeint génialement. Celui qui, dans son arbitraire, méconnaît les
limites de la liberté, voit cette liberté disparaître et tombe au pouvoir
d’idées qui l’asservissent. Tel fut le cas pour Raskolnikov. Raskolnikov
ne donne plus l’impression d’être un homme libre : [116] il n’est plus
qu’un maniaque obsédé par des idées mensongères. Plus trace chez lui
de cette indépendance morale qui s’accompagne d’autopurification et
d’autolibération. Quelle est l’idée fixe de Raskolnikov ? Il expérimente
les bornes de sa propre nature, de la nature humaine en général. Lui-
même se considère comme appartenant à l’élite de l’humanité, à
l’espèce de ces gens remarquables chargés de la combler de bienfaits.
Il pense que tout est possible et veut mettre sa puissance à l’épreuve.
L’énigme humaine posée devant l’homme est simplifiée par
Dostoïevski qui la réduit à un théorème élémentaire. Un homme
extraordinaire, appelé à servir l’humanité, a-t-il le droit de tuer la plus
nulle et la plus hideuse des créatures humaines, une repoussante vieille
usurière qui n’est pour les autres êtres qu’une source de mal, afin de se
frayer par ce crime dans l’avenir un chemin vers l’amélioration de
l’humanité ? Or, il ressort, avec une force étonnante, de Crime et
Châtiment qu’une telle chose n’est pas permise, que l’homme qui s’en
fait l’auteur se perd spirituellement. Tout n’est pas permis, parce que,
comme le prouve une expérience conduite de façon immanente, la
nature humaine est créée à l’image de Dieu et parce que tout homme a
en soi une valeur absolue. Le meurtre arbitraire, même de la dernière
des créatures et de la plus nuisible, n’est pas autorisé par la nature
spirituelle de l’homme ; il perd jusqu’à son aspect humain, et sa
personnalité commence à se dissoudre. [117] Aucune « idée », aucun
but « supérieur » ne peuvent justifier le traitement criminel, fût-ce du
dernier de ses semblables. En effet, le « prochain » est plus précieux
que le « lointain », toute vie humaine, toute âme humaine vaut
davantage que l’amélioration d’une humanité en devenir, qu’une idée
abstraite. Telle est la conception chrétienne. Et c’est ce qu’a révélé
Dostoïevski. L’homme qui s’est cru lui-même Napoléon, un grand
homme, un Dieu, ayant enfreint les limites de ce qui est permis à la
nature humaine faite à la ressemblance divine, cet homme-là tombe très
bas, il se convainc qu’il n’est pas un Surhomme, mais une créature
faible, basse et chancelante. Raskolnikov reconnaît sa faiblesse
complète, son néant. L’épreuve des limites de sa liberté et de sa
puissance a abouti à un résultat désastreux. Au lieu de la vieille femme
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 74

stupide et nuisible, c’est lui-même que Raskolnikov a tué. Après le


crime, qui fut une expérience pure, il a perdu sa liberté et a été écrasé
par son impuissance. Il n’y a plus même chez lui de sentiment de fierté.
Il a compris en effet qu’il est aisé de tuer un homme, que cette
expérience n’est pas si difficile, mais que l’homme ne puise dans cet
acte aucune force pratique et qu’il y perd ses forces spirituelles. Rien
de « grand », rien d’ « extraordinaire », et d’une répercussion
mondiale, n’a surgi du fait que Raskolnikov a tué l’usurière : il a été
accablé par le néant de ce qui devait suivre. La loi éternelle est rentrée
dans ses droits, il est tombé sous sa [118] puissance. C’est pour
exécuter, non pour transgresser cette loi, que le Christ est venu. La
liberté, que le Nouveau Testament apporte, n’est pas une insurrection
contre la vieille loi de l’Ancien Testament : elle révèle seulement au-
delà un monde encore supérieur. Mais c’est l’immuable loi biblique
dont Raskolnikov doit subir l’action. Les grands et authentiques génies,
bienfaiteurs de l’humanité, n’avaient pas agi de la sorte : ils ne se
considéraient pas comme des surhommes à qui tout est permis, mais, se
sacrifiant à ce qu’ils mettaient au-dessus de l’humanité, ils purent
accomplir de grandes choses pour l’humanité. Raskolnikov est avant
tout un être dédoublé, réfracté, dont la liberté est déjà aliénée par sa
maladie intérieure. Or les êtres vraiment grands ont conservé avant tout
l’intégralité d’eux-mêmes, leur unité. Dostoïevski démontre le
mensonge de toute prétention à être un surhomme. Cette idée
mensongère tue l’homme, comme sa prétention à une force illimitée
décèle sa faiblesse et son impuissance. Car c’est dans la faiblesse la plus
pitoyable, dans une faiblesse qui n’est plus humaine, que viennent
sombrer toutes ces aspirations concomitantes de l’homme à une
puissance surhumaine. En face d’elles, la nature de la conscience
morale et religieuse s’avère éternelle. Et c’est par ses tourments, par ses
angoisses que nous sont révélés et le crime et l’impuissance de l’homme
dans sa prétention mensongère à la toute-puissance. Les tourments de
conscience de Raskolnikov n’attestent pas [119] seulement qu’il a
enfreint les limites de ce qui est permis, mais ils témoignent de sa
faiblesse et de son néant.

*
* *
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 75

Le cas de Raskolnikov marque déjà la crise de l’humanisme, le


terme de la morale humaniste, la perte de l’homme par son auto-
affirmation 9. L’apparition du rêve du surhomme et de la surhumanité,
de la morale supérieure humaine, indique que l’humanisme s’est usé et
a pris fin. Pour Raskolnikov, l’humanitarisme n’existe déjà plus, il est
cruel et sans pitié dans ses rapports avec son prochain. L’homme,
créature vivante, concrète, souffrante, doit être sacrifié à l’idée du
Surhomme. Peut-on, au nom de « lointains » extra-humains, en agir à
sa guise avec son « prochain », avec l’homme ? Dostoïevski lui-même
enseigne la religion de l’amour du prochain, et il démontre le mensonge
de ces amours pour des buts éloignés, placés en dehors ou au-dessus de
l’humanité. Il existe un principe « lointain » qui recommande d’aimer
son prochain : et c’est Dieu. Mais l’idée de Dieu est la seule idée
surhumaine qui ne détruise pas l’homme, qui ne le transforme pas en
un simple moyen, en un instrument. Dieu se révèle à travers son Fils.
Ce Fils, c’est le Dieu parfait et l’homme parfait, le Dieu-Homme en la
perfection duquel le divin [120] et l’humain s’unissent. Toute autre
conception du Surhomme tue l’homme, le ravale à l’état d’instrument.
C’est ainsi que l’idée de l’homme qui se fait Dieu porte en elle la mort
de l’homme. Cela est visible par l’exemple de Nietzsche. Et l’idée
inhumaine du collectivisme chez Marx, dans la religion du socialisme,
est également meurtrière pour l’humanité 10. Dostoïevski étudie les
conséquences fatales de l’obsession de l’homme par l’idée de sa propre
divinisation, sous les diverses formes qu’elle a pu revêtir, individuelles
ou collectivistes. À ce point, l’empire de la compassion vient finir, il
n’y a plus de merci pour l’homme. La compassion était encore un reflet
de la vérité dont le christianisme avait éclairé l’homme. En renonçant
définitivement à cette vérité, on change complètement la façon
d’envisager les rapports avec l’homme. Au nom de la grandeur du
Surhomme, au nom du bonheur d’une humanité future, lointaine, au
nom de la révolution universelle, matérialiste et athée, au nom de la
liberté illimitée pour un seul, ou de l’égalité illimitée pour tous, il est
permis de torturer ou de tuer un homme, une quantité d’hommes, de
transformer tout être en simple moyen devant servir à une grande

9 Je répète qu’on doit comprendre ici l’humanisme comme la doctrine de


l’homme qui se suffit à lui-même. (1944.)
10 Il faut dire que le jeune Marx avait encore des idées purement humanitaires.
(1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 76

« idée », à un but élevé. Tout est permis au nom de la liberté illimitée


du Surhomme (c’est l’individualisme extrême), au nom de l’égalité
illimitée de l’humanité (c’est l’extrême collectivisme). [121]
L’arbitraire humain se donne le droit d’estimer lui-même la valeur de
la vie humaine et d’en disposer. Ce n’est pas à Dieu qu’appartiennent
la vie humaine et le jugement suprême des êtres. L’homme prend cela
sur lui, se considérant comme détenteur de « l’idée » du Surhomme. Et
son jugement, à lui, est impitoyable, à la fois impie et inhumain.
Dostoïevski a étudié à fond les cheminements de cet arbitraire humain,
sous sa forme individualiste ou sous sa forme collectiviste, et en a
dégagé la dangereuse illusion. Raskolnikov est un de ces êtres possédés
par l’idée fallacieuse. La question de savoir s’il a le droit de tuer au nom
de son « idée » la dernière des créatures, il la résout selon son arbitraire
et son caprice. La solution d’une telle question n’appartient pas à
l’homme, mais à Dieu. Dieu est l’unique « idée » supérieure. Et celui
qui, ici, ne s’incline pas devant sa volonté supérieure, détruit son
prochain et se détruit lui-même. Tel est le sens de Crime et Châtiment.
Dans les Possédés 11, Dostoïevski a étudié plus longuement et plus
profondément encore ces voies de l’arbitraire humain qui mènent
jusqu’au crime. C’est là qu’apparaissent les conséquences fatales d’un
envoûtement de la conscience par les idées collectivistes et les idées
individualistes dont Dieu [122] est également absent. Pierre
Verhovenski, par l’obsession d’une idée fausse, perd jusqu’à son
apparence d’homme. La dégradation humaine est parvenue chez lui à
un degré beaucoup plus avancé que chez Raskolnikov. Il est capable de
tout, il considère qu’au nom de son idée tout lui est permis. L’homme
n’existe plus à ses yeux, et lui-même n’est plus un homme. Nous
sortons de l’empire humain pour pénétrer dans une ambiance
étouffante, extra-humaine. Le socialisme révolutionnaire athée aboutit
définitivement à l’inhumanité. L’homme perd tout critère du bien et du
mal. Il vit dans une atmosphère lourde imprégnée de sang et de meurtre.
L’assassinat de Chatov, par exemple, produit une impression
effrayante. Il se dégage de tout ce passage des Possédés quelque chose
de prophétique, d’éternel. Dostoïevski a saisi le premier les
conséquences inévitables d’une certaine catégorie d’idées. Il a vu plus

11 Les Possédés, une des œuvres les plus géniales de Dostoïevski, est quelquefois
très injuste envers les révolutionnaires russes et se rapproche d’un pamphlet.
(1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 77

loin que Vladimir Soloviev qui plaisante les nihilistes russes, leur
attribuant cette formule : l’homme est sorti du singe, voilà pourquoi il
faut nous aimer les uns les autres. Non, si les hommes sont à l’image et
à la ressemblance, non de Dieu, mais du singe, loin de s’aimer
mutuellement, ils se détruiront, ils se permettront tous les meurtres et
toutes les cruautés. Tout leur sera permis alors. « L’idée » elle-même,
le but final qui au début paraissait si élevé et si séduisant, Dostoïevski
en montre la dégénérescence et l’avilissement. C’est une idée informe,
[123] insensée, inhumaine, par laquelle la liberté périclite en
despotisme illimité, l’égalité en inégalité effrayante, enfin la déification
de l’homme, en destruction de la nature humaine. Chez Pierre
Verhovenski, qui est un des types les plus monstrueux de Dostoïevski,
la conscience humaine, qui existait encore chez Raskolnikov, est
complètement oblitérée. Il est devenu impropre au repentir, l’obsession
chez lui a fait complètement son œuvre. Il est au nombre de ces êtres
qui, d’après Dostoïevski, n’auront plus dans l’avenir de destin humain,
qui seront retranchés de l’empire des hommes pour tomber dans le
néant. Ils ne sont plus le bon grain, ils sont l’ivraie. Tels sont
Svidrigaïlov, Fedor Pavlovitch Karamazov, Smerdiakov, l’éternel mari.
Tandis que Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Versilov, Ivan
Karamazov, encore qu’empiriquement ils se soient perdus, gardent en
puissance une vie future, une part de destinée.

*
* *

Nul avant Dostoïevski n’avait étudié et dépeint comme celui-ci


devait le faire les tourments de la conscience et le repentir : il dévoile
dans les profondeurs extrêmes de l’homme, dans ses pensées secrètes,
la volonté du crime. Les angoisses de la conscience consument l’âme
humaine, alors même que l’homme n’a accompli aucun crime visible.
L’homme expie, il se dénonce, bien que sa volonté [124] criminelle
n’ait pas passé à l’acte. Ni la loi de l’État, ni l’opinion publique ne
saisissent à cette profondeur dans l’homme le crime latent. Mais
l’homme connaît les abîmes effrayants qu’il porte en lui, et se considère
comme passible du plus sévère châtiment. La conscience humaine est
ici plus impitoyable que la loi civile dans sa frigidité, elle exige
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 78

davantage de l’homme. Car nous tuons nos semblables, non pas


seulement lorsque nous mettons un terme à leur vie physique par une
arme à feu ou un couteau. La pensée secrète, qui souvent affleure à
peine jusqu’à la conscience, et par laquelle l’homme tend à supprimer
l’existence de son voisin, est déjà un meurtre par l’esprit, et dont il est
responsable. Nous sommes tous de cette façon des assassins et des
criminels, bien que la loi civile et l’opinion publique nous considèrent
comme irréprochables. Que de velléités meurtrières naissent des
profondeurs de notre âme, de la sphère de notre inconscient, combien
souvent notre volonté est dirigée vers l’amoindrissement ou la
suppression de la vie de nos semblables ! Beaucoup d’entre nous dans
le secret de leurs âmes souhaitent la mort de leur prochain. Le crime
commence avec ces désirs obscurs. Chez Dostoïevski, le travail de la
conscience s’approfondit et s’aiguise jusqu’à un point extraordinaire ;
c’est elle qui dénonce le crime qui échappe à tout tribunal. Ivan
Karamazov n’a pas tué son père Fedor Karamazov. C’est Smerdiakov
qui l’a tué. Mais Ivan Karamazov se [125] punit lui-même du crime de
parricide, le trouble de sa conscience l’amène jusqu’à la folie. Il est
parvenu au degré extrême du dédoublement de la personnalité. Le mal
intérieur lui apparaît sous la forme d’un autre « moi », et le torture. Au
fond de ses pensées secrètes, dans la sphère de son inconscient, Ivan a
désiré la mort de son père, comme d’une créature abjecte et dépravée.
Dans sa conversation, il revient constamment sur le fait que « tout est
permis ». Il a tenté Smerdiakov, il l’a affermi, fortifié dans sa résolution
criminelle. C’est lui l’auteur spirituel du parricide. Smerdiakov n’a été
que son second « moi », son « moi » inférieur. Mais ni les tribunaux
d’État, ni l’opinion publique ne soupçonnent ou n’accusent Ivan : seul
il est en proie aux tourments de sa conscience, qui consument son âme
dans les flammes infernales, qui obscurcissent son esprit. Des « idées »
mensongères, impies, l’ont mené jusqu’à ces méditations mystérieuses
par lesquelles il en est venu à justifier le parricide. Mais s’il est apte
encore à poursuivre sa destinée, il faut qu’il traverse les cycles du
repentir et de la folie. Mitia Karamazov, lui non plus, n’avait pas tué
son père, et il est tombé victime d’un jugement injuste des hommes.
Mais il avait dit : « Pourquoi un tel homme existe-t-il ? » Et par cette
phrase il avait consommé le parricide tout au fond de son esprit. Et il a
accepté la peine injuste, imméritée, infligée par une loi impassible,
comme une expiation de sa faute. [126] Toute la psychologie du
parricide dans les Frères Karamazov a un sens caché, profondément
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 79

symbolique. Le chemin de l’arbitraire et de l’athéisme doit conduire


fatalement l’homme au parricide, à la négation de toute filiation. Et
c’est ainsi que la révolution devient un parricide. Le tableau des
relations entre Ivan Karamazov et son « moi » inférieur, Smerdiakov,
compte parmi les pages les plus géniales de Dostoïevski. Le chemin de
l’arbitraire, de la vénération répréhensible devant l’idée du Surhomme,
doit amener l’homme au point où l’image de Smerdiakov lui apparaît.
Car Smerdiakov est le châtiment terrible qui guette l’homme ; c’est à
cette caricature informe et lamentable qu’aboutissent toutes les
aspirations vers une divinisation de l’homme. A cet instant,
Smerdiakov triomphe. Car Ivan doit devenir fou. Une démonstration
également profonde de la présence du crime dans les plus secrètes
pensées de l’homme, d’où elle peut ne se traduire que par sa connivence
tacite, est le rôle joué par Stavroguine dans le meurtre de sa femme
Chronomojka. Fedka Katorjnik, l’auteur de cette mort, considère que
Stavroguine l’a tenté, qu’il a été son agent. Et Stavroguine lui-même se
rend compte qu’il est coupable.
Dostoïevski a posé dans toute sa profondeur le problème du mal et
du crime. « Sans « idée supérieure », ni un homme ni une nation ne
peuvent exister. Mais il n’est sur terre d’idée supérieure qu’une seule,
à savoir l’idée d’une âme humaine [127] immortelle ; toutes les autres
« idées supérieures », par lesquelles l’homme peut vivre, découlent de
celle-là. » « Le suicide, par suite de la perte de l’idée de l’immortalité,
apparaît comme une nécessité complète et inéluctable pour chaque
homme, pour peu qu’il s’élève au-dessus du niveau de simple bétail. »
« L’idée de l’immortalité, c’est la vie même, la formule définitive et
la source initiale de la vérité et de la droiture de la conscience. »
Dostoïevski s’est exprimé ainsi sur l’immortalité dans le Journal d’un
écrivain. L’idée que, si l’immortalité n’existe pas, tout est permis, est
chez lui essentielle. Il lie par conséquent à l’immortalité le problème du
mal et du crime. Comment comprendre ce lien ? En aucun cas, il ne
faudrait penser que Dostoïevski a envisagé la question d’un point de
vue simpliste et utilitaire, indiquant que le mal serait puni dans une vie
éternelle, et le bien récompensé. Un utilitarisme céleste à ce point
primitif était très loin de lui. Mais il entendait que c’est dans la mesure
où il est une créature immortelle que l’homme a une valeur absolue et
ne peut admettre d’être transformé en moyen, en instrument d’un intérêt
quelconque. La négation de l’immortalité pour l’homme équivaut à la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 80

négation de l’homme lui-même. Ou bien l’homme est un immortel


esprit, porteur d’un destin éternel, ou bien il n’est qu’un phénomène
empirique et éphémère, le produit passif de son milieu naturel et social.
Dans le second cas, [128] l’homme n’a pas une valeur absolue. Et le
mal et le crime n’existent pas. C’est donc l’âme immortelle de l’homme
que Dostoïevski défend, l’âme immortelle, c’est-à-dire aussi l’âme
libre, possédant un but éternel et absolu, et qui est aussi une âme
responsable. La notion de l’existence intérieure du mal et de la
responsabilité de l’homme dans le crime, équivaut à la reconnaissance
de la véritable essence de la personnalité humaine. Le mal est rattaché
à l’existence de la personnalité, à l’égocentrisme humain. Mais la
personnalité humaine est immortelle. La ruine du principe personnel
éternel est précisément le mal. L’affirmation du principe personnel
éternel est le bien. Nier l’immortalité en revient donc à nier à la fois
l’existence du bien et du mal. Tout est permis à l’homme, s’il n’est pas
un être personnel, immortel et libre : alors il n’a pas de valeur absolue,
il n’est pas responsable du mal. Au centre de la théorie morale de
Dostoïevski sur le monde, il y a la notion de la valeur absolue de toute
créature humaine. La vie et le destin du dernier des êtres ont un sens
absolu au regard de l’éternité. Leur vie est la vie éternelle et l’éternel
destin. C’est pourquoi on ne saurait impunément supprimer une seule
créature humaine. Il faut considérer en elle l’image et la ressemblance
divines, que l’on retrouve encore dans la créature la plus déchue. Telle
est l’éthique de Dostoïevski. Ce n’est pas seulement ce qui est
« lointain », l’ « idée supérieure », ce ne sont pas seulement les gens
[129] « extraordinaires », tels que Raskolnikov, Stavroguine, Ivan
Karamazov, qui ont une valeur intrinsèque, mais aussi, le simple
« prochain », qu’il soit Marmeladov, Lebiadkine, Sniguirev, ou la
repoussante vieille usurière. L’homme qui tue un autre homme se tue
lui-même, il nie l’immortalité et l’éternité en un autre et en lui-même.
Cette dialectique irréfutable de Dostoïevski est purement chrétienne.
L’homme doit être écarté du crime, non par la peur utilitaire du
châtiment, mais par le fait de sa propre nature éternelle qui se dément
dans le crime. Nature immortelle dont la conscience humaine est
l’expression.

*
* *
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 81

Dostoïevski a envisagé la souffrance d’une manière double, et ce


dualisme, difficile à saisir tout d’abord, explique les jugements
contradictoires par lesquels on a fait de lui tour à tour l’écrivain le plus
compatissant qui soit, et le plus cruel. En vérité, l’œuvre de Dostoïevski
est imprégnée d’une compassion infinie envers l’homme. Il enseigne la
pitié et la charité. Nul plus que lui n’a été blessé par la souffrance de
l’homme : son cœur ruisselle éternellement de sang. Lui à qui il fut
donné de connaître le bagne, de vivre parmi les forçats, a toute sa vie
intercédé pour l’homme devant Dieu. Les souffrances des enfants
innocents le frappaient plus que tout et blessaient sa conscience. Selon
lui, [130] la condition de toute théodicée était la justification de ces
larmes d’enfants. Il comprenait qu’on se révoltât contre un ordre
universel établi au prix de douleurs terribles, de pleurs d’innocents
torturés. C’est lui qui répond par la bouche d’Aliocha à la question
d’Ivan demandant à son frère s’il consentirait à « construire l’édifice du
destin humain dans le but final de rendre les gens heureux, de leur
donner finalement la paix et le repos » si « pour cela, il fallait
nécessairement et inévitablement torturer une seule petite créature qui
se frapperait la poitrine de ses petits poings — et de fonder ainsi cet
édifice sur ces larmes inoffensives ? » — « Non, répond Aliocha, je n’y
consentirais pas. » Et toute sa vie, Dostoïevski s’est demandé, comme
dans le rêve de Mitia : « Pourquoi des pères à qui l’incendie a tout pris,
pourquoi de pauvres gens, un pauvre enfant, pourquoi la steppe nue,
pourquoi ne s’étreignent-ils pas tous, ne s’embrassent-ils pas,
n’entonnent-ils pas des chants joyeux, pourquoi sont-ils ainsi noircis
par le malheur, pourquoi ne nourrissent-ils pas l’enfant ? » Pourtant
moins que tout autre Dostoïevski pourrait être taxé de sentimentalisme,
d’humanitarisme douceâtre et affadissant. Il ne prêche pas seulement la
compassion, mais aussi la souffrance. Il exhorte à la souffrance et croit
en sa force rédemptrice. L’homme est une créature responsable. Et sa
souffrance n’est pas une souffrance innocente. Elle est liée au mal. Le
mal est lié à la liberté. C’est pourquoi [131] la liberté mène à la
souffrance. De cette liberté, Dostoïevski a été l’apologiste : c’est une
illusion, d’après lui, de débarrasser l’homme de la souffrance en le
privant de sa liberté ; il conseille à l’homme d’accepter la souffrance,
comme son inévitable conséquence. La cruauté de Dostoïevski est un
aspect de cette acceptation complète de la liberté ; on pourrait lui
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 82

adresser les mots du Grand Inquisiteur : « Tu as pris tout ce qui était


énigmatique, extraordinaire, indéterminé, tout ce qui dépassait les
forces des êtres, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas. » Or,
ce qui est extraordinaire, énigmatique, indéterminé, est lié à la liberté
irrationnelle de l’homme. Dostoïevski voit dans la souffrance l’indice
d’une dignité plus grande, le signe d’une créature libre. La souffrance
est la conséquence du mal. Mais ce n’est que par la souffrance que le
mal se consume. Les héros de Dostoïevski passent par le purgatoire et
l’enfer : il les amène jusqu’aux avant-portes du paradis, — moins
visible que l’enfer.
Le chemin de la liberté a donc conduit l’homme jusqu’au mal. C’est
dans le mal que l’homme s’est dédoublé. Dédoublement que
Dostoïevski a dépeint avec génie : c’est là que sont ses véritables
découvertes qui surprennent les psychologues et les psychiatres. Les
choses se sont révélées plus vite et plus tôt au grand artiste qu’au savant.
Une liberté illimitée et vaine, dégénérant en arbitraire, une liberté sans
Dieu, dont la grâce est absente, n’est [132] plus apte à faire un choix,
elle est tiraillée en sens contraires. C’est à ce moment que l’homme se
dédouble, que deux « moi » apparaissent en lui, que sa personnalité se
scinde. Tous les héros de Dostoïevski, aussi bien Raskolnikov que
Stavroguine, Versilov et Ivan Karamazov, sont ainsi des êtres
dédoublés, scindés. Ils ont perdu l’intégrité de leur personnalité, et la
vie qu’ils mènent est en quelque sorte double. Au terme extrême du
dédoublement, l’autre « moi » de l’homme se séparera de lui, se
personnifiera, symbolisant le mal intérieur, — le diable. Dostoïevski a
dépeint cette phase avec une force inouïe dans le cauchemar d’Ivan
Karamazov, dans son entretien avec le diable. Ivan dit au diable : « Tu
es l’incarnation de moi-même, d’un seul aspect, du reste... de mes
pensées et de mes sentiments, les plus vils et les plus stupides. » « Tu
es moi-même, moi-même, mais avec une autre tête. » « Tu n’es rien par
toi-même, tu es moi, et rien de plus. Et tu n’es qu’un rien, que ma
fantaisie. » Le diable, chez Dostoïevski, n’est pas le beau et séduisant
démon, qui apparaît « dans un rayon rouge, tonnant et étincelant, avec
des ailes de feu ». Non, c’est un gentleman grisonnant et plutôt vulgaire,
qui a une âme de laquais et qui rêve de s’incarner dans « une grosse
marchande pesant sept pouds ». Il est l’esprit du néant qui guette
l’homme. Le mal, chez Ivan Karamazov, c’est le principe
smerdiakovien. Le sens commun a empêché le diable d’adopter le
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 83

Christ et d’entonner l’hosanna. Or, [133] « l’esprit euclidien » d’Ivan


Karamazov est proche parent de ce sens commun, et ses arguments se
trouvent être très semblables aux arguments du diable. Ce diable existe
pour tous les personnages dédoublés de Dostoïevski, bien que moins
visible que pour Ivan. Le second « moi » de l’homme dédoublé est
l’esprit du non-être, il représente la perte de l’essence même de la
personnalité. Dans ce deuxième « moi » se manifeste la liberté vide,
sans contenu, la liberté du néant. L’idéal de « Sodome » n’est rien que
le « fantôme de la vie », que l’illusion du néant. Et un Svidrigaïlov,
définitivement adonné à cet idéal, est changé en un véritable fantôme.
Plus trace de personnalité en lui. Le néant immanent au mal se révèle
ici. Il n’y a de salut pour le dédoublement que dans la liberté seconde,
la liberté de grâce, la liberté dans la Vérité, au sein du Christ. Pour que
le dédoublement prenne fin, que s’évanouisse le cauchemar du diable,
il convient d’accomplir le choix définitif, le choix de l’être véritable.
Nous allons voir que l’amour jette l’homme dans le même
dédoublement, et qu’en lui les mêmes éléments vont se révéler.

[134]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 84

[135]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 5
L’AMOUR

Retour à la table des matières

[136]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 85

[137]

L’œuvre de Dostoïevski se déroule tout entière dans l’atmosphère


orageuse et brûlante de la passion. Dans le courant complexe de la
nature russe, il a dégagé et mis au jour l’élément passionnel et
voluptueux. Rien de pareil chez aucun autre écrivain de son pays.
L’obscure tendance ethnique qui s’était révélée dans les masses par la
secte mystique des « chlisty », Dostoïevski en découvre la trace jusque
dans les classes intellectuelles. C’est un courant dionysiaque. L’amour
chez Dostoïevski est exclusivement dionysien. Il déchire l’individu. Le
héros de Dostoïevski est voué fatalement à la souffrance. L’amour, pour
lui, c’est une éruption volcanique, l’éclatement de toutes les forces
passionnelles latentes dans la nature de l’homme. Cet amour-là ne
connaît pas les lois et ne connaît pas les formes. Sous sa poussée
irrésistible, les profondeurs mêmes de la nature humaine remontent à la
surface. Le dynamisme dont est marquée toute l’œuvre de Dostoïevski
nulle part n’est plus frappant qu’ici ; [138] flamme et mouvement ; feu
plastique et dévorateur ; mais feu qui se transforme ensuite en un froid
de glace. Dostoïevski nous montre parfois l’homme qui aime, ayant
épuisé toutes les ardeurs, tombé dans une insensibilité frigide : un
volcan éteint.
La littérature russe ignore les types sublimes de l’amour que
l’Europe occidentale a conçus. Elle n’a rien qui ressemble à l’amour
chanté par les troubadours, à celui de Tristan et d’Iseult, de Dante et de
Béatrix, de Roméo et de Juliette. Le lien réciproque entre deux êtres, le
culte amoureux de la femme, c’est là l’admirable fleur née de la culture
chrétienne de l’Europe. Mais la Russie n’a pas vécu la chevalerie, elle
n’a pas eu de trouvères. De là une irréparable lacune spirituelle qui
donne à toute manifestation russe de l’amour quelque chose de pénible
et de torturant, quelque chose de sombre encore et de souvent
monstrueux. Il n’y a pas en Russie de véritable romantisme de l’amour,
— le Romantisme étant un phénomène de l’Europe occidentale.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 86

L’amour occupe une place immense dans l’œuvre de Dostoïevski.


Mais ce n’est pas une place indépendante. Il n’a pas de prix en soi, il
n’a pas de type propre : il n’est là que pour révéler à l’homme sa route
tragique, pour servir de réactif à la liberté humaine. En conséquence, le
rôle que joue l’amour dans l’œuvre de Dostoïevski est tout différent,
par exemple, de celui que jouera dans [139] Pouchkine l’amour de
Tatiana, ou dans Tolstoï l’amour d’Anna Karénine. L’élément féminin
lui-même y est conçu comme un personnage indépendant. Nous verrons
qu’elle intéresse Dostoïevski exclusivement comme un moment dans la
destinée de l’homme, une étape sur son chemin. L’anthropologie de
Dostoïevski est une anthropologie masculine. Pour lui, l’âme humaine
est avant tout le principe masculin. Le principe féminin, c’est le thème
intérieur de la tragédie de l’homme, son intérieure tentation. Quelles
images de l’amour nous a donc laissées Dostoïevski ? L’amour de
Muichkine et de Rogojine pour Nastasia Philippovna, l’amour de Mitia
Karamazov pour Grouchenka, de Versilov pour Catherine Nicolaïevna,
l’amour de Stavroguine pour beaucoup de femmes. Nulle part une
figure sublime, un type féminin qui ait une valeur propre. C’est
l’homme que torture toujours le destin tragique. La femme n’est que
l’expression intérieure de ce destin.
Dostoïevski dévoile le tragique sans issue de l’amour,
l’impossibilité où sont les êtres de le réaliser, de le réaliser dans les
voies tracées par l’aménagement habituel de la vie. L’amour chez lui
est meurtrier, comme il l’est chez le poète Tioutchev.

« Oh ! comme nous aimons d’une façon meurtrière,


Comme, dans l’aveuglement impétueux des passions,
Nous détruisons le plus sûrement
Ce qui à notre cœur est le plus cher. »

[140]
Dostoïevski ne peint ni le charme des passions, ni la beauté de la vie
familiale. Il ne nous montre pas l’amour suprême qui mène à l’union
totale, à la fusion. Le mystère nuptial ne se consomme pas. Il prend
l’individu au moment précis de sa destinée où toutes les bases de son
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 87

existence se trouvent ébranlées. L’amour reste exclusivement chez lui


l’indice tragique du dédoublement humain. Elément au plus haut point
dynamique, il crée autour de lui une atmosphère de feu et soulève des
tourbillons : mais il n’est jamais une fin en soi. Rien n’est acquis par
l’amour : c’est un ouragan qui mène à la ruine. Et pourquoi ? Parce qu’il
est une manifestation de l’arbitraire humain et, comme tel, il fragmente
et scinde en deux la personne humaine. Nous touchons ici au thème
essentiel de l’œuvre de Dostoïevski, au tragique destin de l’homme, au
destin de la liberté humaine. L’amour n’est qu’un moment de cette
destinée. Destinée humaine, avons-nous dit, mais destinée de
Raskolnikov, de Stavroguine, de Kirilov, de Muichkine, de Versilov,
de Dimitri, Ivan et Aliocha Karamazov : et non pas la destinée de
Nastasia Philippovna, d’Aglaé, de Lise, d’Elisabeth Nicolaïevna, de
Grouchenka et de Catherine Nicolaïevna. Encore une fois, la femme est
une difficulté en travers du destin viril, et il ne faut pas chercher en
Dostoïevski le culte de l’éternel féminin. La vénération particulière qui
l’attache à la terre nourricière [141] et à la Vierge n’est en aucune façon
liée chez lui aux formes féminines de son imagination et à ses
représentations de l’amour. Dans le seul personnage de Marie
Timoféievna, la Boiteuse, peut-être a-t-il tenté d’exprimer quelque
chose de particulier, encore qu’on exagère habituellement à ce sujet, et
que la figure de la Boiteuse intéresse Dostoïevski bien moins que celle
de Stavroguine. En aucun cas, Dostoïevski ne fouille un caractère
féminin comme Tolstoï l’a fait pour Anna Karénine ou pour Natacha.
Anna Karénine n’est pas seulement un personnage doué d’une vie
propre, elle est la figure centrale du livre. Nastasia Philippovna et
Grouchenka ne sont que des forces, des courants qui entraînent les
hommes qui leur font face. Dostoïevski serait incapable de vivre en
compagnie de ses héroïnes, comme Tolstoï vit avec les siennes. Elles
ne l’intéressent qu’en fonction de l’homme, sur la route duquel elles
sont placées en tant que tentation et que passion. La nature démoniaque
de la femme n’intéresse Dostoïevski qu’autant qu’elle éveille cette
passion masculine, qu’elle provoque chez l’homme le dédoublement de
la personnalité. L’homme demeure muré en lui-même, il ne s’évade pas
vers un autre être, vers l’être féminin. C’est au-dedans de lui-même que
le drame de la passion se livre, et la femme n’est que l’objet de ce qu’on
peut appeler ce règlement de comptes intérieur.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 88

La destinée humaine, pour Dostoïevski, étant la [142] destinée de la


personnalité, de l’élément personnel dans la créature humaine, et cet
élément personnel étant selon lui surtout développé chez l’homme, on
ne saurait retracer la destinée de la personnalité humaine par l’histoire
d’une âme féminine. L’homme est rivé à la femme par la passion : mais
cette passion, elle demeure, si l’on peut dire, affaire entre lui et sa
propre personne, son propre tempérament passionné. Jamais sa passion
ne le réunira à la femme choisie. Et peut-être, si Dostoïevski a peint la
nature féminine toujours malade, toujours déchirée, c’est parce que,
d’après lui, elle portait le poids de cette éternelle séparation avec
l’homme. Dostoïevski affirme le tragique sans issue de l’amour. Il se
refuse à croire, comme le grand mystique Jacob Boehme, comme
d’autres aussi, que l’expression finale de la nature humaine soit
l’androgyne. Le thème qu’il a voulu mettre en lumière, c’est que la
femme représente le destin de l’homme. Lui-même demeurait étranger
à la nature féminine et reconnaissait jusqu’au fond ce dualisme. L’être
humain, pour lui, ce n’était pas l’androgyne, c’était l’homme.

*
* *

Dans la tragédie de l’esprit de l’homme, la femme incarne le


dédoublement. L’amour sexuel, la passion signifie pour la nature
humaine la perte de son intégrité. C’est pourquoi la passion est impure.
[143] La pureté ne se réalise que dans l’unité. La débauche est aussi la
désagrégation. Dostoïevski conduit l’individu à travers les méandres du
dédoublement de sa propre personnalité. L’amour, chez lui, est
décomposé en deux éléments ; et pour les rendre plus sensibles, l’amant
aime presque toujours à la fois deux objets. Amour double, dualisme
dans l’amour, Dostoïevski a rendu cela avec une force incomparable. Il
révèle dans l’amour deux principes, deux courants, deux gouffres où
vient s’abîmer l’individu, le gouffre de la sensualité et le gouffre de la
pitié. Issu à la fois de la sensualité exaltée et de la pitié exaltée, l’amour,
chez Dostoïevski, atteint toujours aux extrêmes. Et c’est par là qu’il
l’intéresse. Un amour modéré serait pour lui sans valeur. Ce qu’il a
voulu, c’est poursuivre des expériences sur la nature humaine, et en
éprouver la profondeur en plaçant l’individu dans des circonstances
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 89

exceptionnelles. L’amour se dédouble chez Dostoïevski, l’objet aimé


se dédouble aussi. Aucune unité, aucune perfection dans l’amour. Il ne
peut en être autrement sur cette voie de l’arbitraire, quand la nature
humaine, déchirée entre deux tendances contraires, risque de perdre
dans ce dédoublement jusqu’à sa figure propre. Amour-volupté et
amour-pitié, les deux termes du dédoublement, ne connaissant pas de
mesure, n’obéissant à aucun principe supérieur, consument, réduisent
en cendres le même individu. Car, dans les profondeurs mêmes de la
pitié, Dostoïevski discerne [144] une manière de sensualité. Ce n’est
pas l’être dans son intégrité que la passion mène au délire, c’est l’être
dédoublé, et ce dédoublement, ce déchirement, la passion ne lui
fournira pas les moyens de les surmonter. L’homme apporte dans
l’amour son propre dédoublement. Mais l’amour, à son tour, l’entraîne
à sa perte en le déchirant sur les pôles contraires. Par l’amour, jamais
l’homme ne retrouvera son unité, son intégrité perdues, jamais, ni par
la sensualité infinie, ni par l’infinie pitié, il n’arrivera à la communion
avec l’objet aimé, dans laquelle seulement son être pourrait se retrouver
entier. Non, il demeurera seul, jouet de ses passions antinomiques, et y
ayant épuisé ses forces.
On conçoit comment, chez Dostoïevski, l’amour, qui fait parcourir
à l’homme un tel cycle, est presque toujours démoniaque ; il engendre
l’obsession, élevant la température de l’air ambiant jusqu’à celle du fer
rouge. Non seulement ceux qui aiment deviennent fous, mais tout le
milieu environnant subit la contagion de leur folie. L’amour exalté de
Versilov pour Catherine Nicolaïevna crée une atmosphère de déraison,
il maintient tous les personnages qui l’entourent dans un état de tension
excessive. Les ondes amoureuses qui vont de Muichkine, de Rogojine
à Nastasia Philippovna et à Aglaé embrasent l’atmosphère. L’amour de
Stavroguine et de Lise suscite des tourbillons infernaux. L’amour de
Mitia Karamazov, d’Ivan, de Grouchenka et de Catherine Ivanovna
conduit au crime, dégénère en [145] folie. Et jamais et nulle part, cet
amour ne trouve en lui le repos, jamais il ne conduit à la joie de l’union
totale. Aucun rayonnement de l’amour. Toujours, au contraire, la vision
du malheur, l’élément sombre et destructeur, la torture. Nous l’avons
vu, jamais l’amour n’aide l’homme à triompher de son dédoublement,
au contraire, il l’approfondit encore. Deux femmes, toujours, comme
symbolisant deux courants passionnels, partent de leur amour pour se
livrer un combat impitoyable, se détruisent elles-mêmes en détruisant
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 90

les autres. Ainsi s’affrontent Nastasia Philippovna et Aglaé dans l’Idiot,


Grouchenka et Catherine Ivanovna dans les Frères Karamazov. Il y a
quelque chose de sans merci dans la rivalité et la lutte de ces femmes.
Lutte et rivalité qui se retrouvent aussi dans les Possédés et dans
l’Adolescent, quoique sous une forme moins accusée. La nature
masculine est dédoublée ; celle de la femme est obscure encore, elle
contient comme un abîme où l’homme peut tomber : mais il n’existe
plus trace en elle de la mère bénie, de la Vierge bienheureuse. La faute
ici repose uniquement sur l’homme. C’est lui qui s’est arraché du
principe féminin, qui a renoncé à la terre maternelle, à sa propre
virginité, c’est-à-dire à sa pureté et à son intégrité, et a pris le chemin
de l’erreur et du dédoublement. Maintenant, il se montre sans force
devant ce principe féminin. Stavroguine est sans force devant Lise et
Chromonojka ; Versilov, sans force devant Catherine Nicolaïevna ;
Muichkine est [146] sans force devant Nastasia Philippovna et Aglaé ;
Mitia Karamazov, sans force en face de Grouchenka et de Catherine
Ivanovna. Hommes et femmes demeurent tragiquement séparés et se
torturent mutuellement. L’homme est impuissant à dominer la femme,
il ne comprend pas la nature féminine, n’en pénètre pas le secret. Il la
voit seulement traverser sa vie comme l’incarnation de son propre
dédoublement.
Le thème de l’amour dédoublé occupe une grande place dans
l’œuvre de Dostoïevski. Il est particulièrement intéressant à étudier
dans l’Idiot. Muichkine aime à la fois Nastasia Philippovna et Aglaé.
Muichkine est un être pur, une nature angélique, affranchie du trouble
courant de la sensualité. Pourtant son amour est un amour malade,
frappé de dédoublement, tragiquement condamné à rester sans issue. Et
l’objet de son amour se dédouble aussi. Ce dédoublement, c’est en
vérité, au fond de lui-même, le heurt de deux principes contraires. Il est
incapable de s’unir à Nastasia Philippovna, ou à Aglaé, inapte par
essence au mariage, à l’amour conjugal. La beauté d’Aglaé le captive,
et il serait prêt à la servir comme un fidèle chevalier. Mais, si les autres
héros de Dostoïevski souffrent d’un excès de sensualité, Muichkine, lui,
souffre d’en être complètement privé. Il n’a pas les sens d’un homme
sain. Sa passion est privée de sang et de chair. Avec d’autant plus de
force se développe chez lui le pôle opposé de l’amour, la pitié. [147] Il
aime Nastasia Philippovna avec une commisération, une compassion
infinies. Compassion qui contient en soi un principe de destruction, car,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 91

par elle, Muichkine manifeste son arbitraire, il enfreint les limites de ce


qui est permis à l’homme. L’abîme de sa pitié l’engloutit et le perd. Ce
sentiment incomplet, né des conditions toutes relatives de cette terre, il
eût voulu le transporter sur le plan de la vie éternelle. Il eût voulu
imposer à Dieu sa pitié pour Nastasia Philippovna. Et au nom d’elle-
même, au nom de cette compassion, il oublie ses devoirs envers sa
propre personnalité. Car cette pitié ne réalise pas pour lui la plénitude,
il ne s’y donne pas tout entier, non, il est affaibli par le dédoublement ;
en cet instant même, il continue d’aimer Aglaé d’un tout autre amour.
Dostoïevski montre ici comment une passion malsaine, une passion qui
porte en soi la ruine, et non le salut, peut s’emparer d’un être pur, d’un
être séraphique. Aucun élan, dans l’amour de Muichkine, vers un objet
unique et complet, vers une union totale : cette pitié infinie, destructrice
de l’être, ne peut être conçue que vis-à-vis d’une créature à laquelle
jamais le destin ne vous unira. Ainsi déchirée, la nature de Muichkine
est aussi une nature dionysiaque. Dionysisme d’une espèce particulière,
taciturne, chrétien. On le voit constamment plongé dans une extase
silencieuse, comme en un ravissement angélique. Et peut-être tous ses
malheurs proviennent-ils du fait qu’il est trop pareil aux anges, [148]
qu’il est inapte à la condition humaine, qu’il n’est pas complètement un
homme. Muichkine ne doit pas être rangé au nombre des types par
lesquels Dostoïevski a voulu exprimer la condition de l’homme. Dans
Aliocha, Dostoïevski a supposé l’être accompli qui, n’ignorant rien de
ce qui est terrestre, portant en lui les passions fougueuses de l’homme,
parvient à vaincre son dédoublement et à s’évader vers la lumière : ce
caractère n’est peut-être pas, du reste, un des plus pleinement réussis de
Dostoïevski. Au contraire, la figure extra-terrestre de Muichkine, à
laquelle beaucoup de traits proprement humains sont inconnus, ne peut
pas être considérée comme ayant résolu un aspect de la tragédie
humaine. La tragédie de l’amour chez lui est transportée sur le plan
éternel, et c’est par ce qu’il y a en lui de surnaturel que cette tragédie se
perpétuera. Dostoïevski dote Muichkine d’un don étonnant de
divination. Il prédit le destin de ceux qui l’entourent, pénètre jusqu’en
leur profondeur les âmes des femmes qu’il aime, conciliant, en son être
prophétique, les notions du monde sensible et du monde surnaturel.
Mais ce don de divination est la seule emprise qu’il ait sur la nature
féminine ; il est incapable également de la posséder et de s’unir à elle.
Nous avons vu que les femmes, chez Dostoïevski, suscitent ou la
sensualité ou la pitié, il arrive que la même femme suscite chez des
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 92

hommes différents ces mouvements différents : c’est ainsi que Nastasia


Philippovna éveille [149] chez Muichkine une compassion infinie, chez
Rogojine, une furieuse sensualité. Sonia, la mère de l’adolescent,
évoque la pitié. Grouchenka, un lien sensuel. Les relations de Versilov
et de Catherine Nicolaïevna sont d’ordre sensuel, alors qu’il aime sa
femme avec sa pitié : la même sensualité existe dans les rapports de
Stavroguine et de Lise, mais sous une forme déclinante, et comme
étouffée. Ni la sensualité ni la pitié, par leur seule force, ne réuniront
celui qui aime à l’objet de son amour. Le secret de la communion
amoureuse ne réside ni en la pitié exclusive ni en l’exclusive sensualité,
bien que ces deux éléments y aient leur part. Mais la communion
amoureuse, le don nuptial, Dostoïevski ne le connaît pas : il ne connaît
pas la fusion de deux âmes en une seule, de deux chairs en une chair.
Et c’est pourquoi, chez lui, dès l’origine, l’amour est voué à la ruine.

*
* *

L’interprétation de l’amour que donne Dostoïevski dans


l’Adolescent, sous les espèces de l’amour de Versilov pour Catherine
Nicolaïevna, est particulièrement intéressante. L’amour de Versilov est
lié au dédoublement de sa personnalité. Il y a également en lui
dédoublement de l’amour : d’une part, l’amour passion qu’il éprouve
pour Catherine Nicolaïevna, de l’autre, l’amour pitié envers la mère de
l’adolescent. Cet amour ne sera pas pour [150] lui un moyen de
s’échapper hors des limites de son « moi », de se tourner vers un autre
« lui-même » et de s’unir à lui ; non, il apparaît comme une affaire
intérieure entre Versilov et lui-même, comme un compte à régler avec
son propre destin. La personnalité de Versilov est énigmatique pour
tous ; il y a un secret dans sa vie. Dans l’Adolescent comme dans les
Possédés, comme dans beaucoup d’autres œuvres, le procédé littéraire
de Dostoïevski consiste à faire commencer l’action seulement après que
s’est déroulé dans la vie de ses héros un fait particulièrement important,
et qui doit influer sur une longue suite d’événements. L’événement
important du roman de Versilov a eu lieu dans le passé, à l’étranger, et
sous nos yeux s’en déroulent seulement les conséquences. La femme
joue un rôle considérable dans la vie de Versilov. On le traite de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 93

« prophète pour femmes ». Mais il n’en demeure pas moins aussi inapte
à l’amour conjugal que Stavroguine lui-même ; en vérité, c’est un
proche parent de Stavroguine, un Stavroguine adouci et en pleine
maturité. De l’extérieur, il paraît calme ; le volcan, semble-t-il, est
refroidi. Mais sous ce masque de tranquillité, presque d’indifférence à
l’égard de toute chose, se cachent en réalité des passions exaltées.
L’amour secret de Versilov, impuissant à trouver une issue, voué au
désastre, embrase l’atmosphère tout à l’entour, soulève des tourbillons.
Cette passion celée plonge tous les autres personnages dans le délire.
Ainsi, comme toujours chez Dostoïevski, [151] la disposition intérieure
d’un être, fût-elle même inexprimée, corrompt le milieu environnant.
Les personnages qui entourent Versilov subissent dans leur inconscient
l’influence de cette prodigieuse vie intérieure. Ce n’est que tout près du
dénouement qu’éclate la passion de Versilov ; il accomplit alors une
série d’actes insensés où se révèle le trouble de sa vie intérieure. La
rencontre et l’explication de Versilov et de Catherine Nicolaïevna à la
fin du livre comptent parmi les représentations les plus remarquables
de la passion amoureuse. Non, le volcan n’était pas définitivement
éteint. La lave de feu qui, sous-jacente au sol, avait créé dans toute
l’œuvre une atmosphère étouffante, se précipite enfin. « Je vous
perdrai », dit Versilov à Catherine Nicolaïevna, révélant ainsi l’élément
démoniaque de son amour. Cet amour de Versilov est sans espérance et
sans issue. Jamais il ne connaîtra les secrets et le mystère de l’union.
L’homme restera éternellement séparé de la femme. Non que son
sentiment ne soit pas réciproque : Catherine Nicolaïevna aime Versilov.
Si cet amour est sans espérance, sans issue possible, il faut en chercher
la cause seulement dans l’impénétrabilité de la nature masculine, dans
son incapacité à s’évader vers un autre « lui », dans son dédoublement.
La personnalité prodigieuse de Stavroguine, elle aussi, s’abîmera et se
perdra définitivement par cette solitude et ce dédoublement.
Dostoïevski a étudié à fond le problème de la [152] sensualité. La
sensualité conduit à la débauche, qui est un phénomène d’ordre
métaphysique, et non d’ordre physique. L’arbitraire de la volonté a
engendré le dédoublement qui engendre cette débauche, où la
personnalité humaine perd son unité. La débauche est en même temps
le morcellement. L’homme dédoublé, morcelé, dépravé, s’enferme
dans son « moi », perd toute faculté de s’unir à un autre objet ; le moi
lui-même commence à se dissoudre ; ce n’est plus un être différent de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 94

lui-même qu’il cherche dans l’amour, mais l’amour seul. L’amour réel
est celui qu’on éprouve pour un autre ; la débauche est l’amour de soi.
La débauche est l’affirmation de soi. Et cette affirmation de soi conduit
à la destruction de soi. Car c’est dans l’élan vers un autre être, dans la
communion avec un autre être que la personnalité humaine se fortifie.
La débauche au contraire est l’isolement le plus profond où la créature
humaine puisse se plonger, l’isolement avec son froid mortel. C’est
l’attirance du néant, la pente qui mène au néant. La sensualité est un
fleuve de feu. Mais lorsque la sensualité devient luxure, le courant
enflammé s’éteint, la passion se change en un froid de glace.
Dostoïevski a montré ce processus avec une force stupéfiante. Dans le
personnage de Svidrigaïlov, nous assistons à la dégénérescence
ontologique d’une personnalité humaine, à la destruction de cette
personnalité par une sensualité effrénée qui aboutit à une effrénée
débauche. Svidrigaïlov [153] appartient déjà au monde illusoire du non-
être, il y a en lui quelque chose qui n’est plus humain. Mais la
dépravation toujours est née de l’arbitraire, de la menteuse affirmation
de soi, du fait que l’homme se mure en lui-même et ne cherche pas à
comprendre un autre être. La sensualité de Mitia Karamazov comporte
encore une certaine chaleur, un cœur humain et ardent bat encore en
lui : la luxure des Karamazov n’a pas encore atteint ici à cette région de
froid glacial qui est un des cercles de l’enfer dantesque. Mais chez
Stavroguine la sensualité a perdu toute ardeur, le feu s’est éteint,
remplacé par un froid mortel. La tragédie de Stavroguine, c’est la
tragédie d’une personnalité remarquable, et douée exceptionnellement,
qui se dépense en folles aspirations, sans frein, sans choix et sans règle.
Livré à l’arbitraire de sa volonté, il a perdu toute faculté de
discernement. Et ces mots qu’il adresse à Dacha, dans une lettre qu’elle
trouvera après sa mort, ont une résonance angoissante.
« J’ai essayé partout ma force, écrit-il... Quand je l’ai mise à
l’épreuve, soit pour moi, soit que j’aie voulu en faire étalage, en toute
occasion, et aujourd’hui comme autrefois, je l’ai toujours trouvée
illimitée... Mais à quoi employer cette force, c’est ce que je n’ai jamais
vu et ce que je ne vois pas encore... Je suis encore capable, comme cela
m’est arrivé déjà, de vouloir accomplir une bonne action et d’en
éprouver du contentement... J’ai pratiqué la débauche dans de vastes
proportions, et [154] j’y ai épuisé ma force ; mais je n’aime pas la
débauche, et ne l’ai pas désirée... Jamais je ne pourrai renoncer à mon
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 95

jugement, croire en une idée au point où lui (Kirilov) peut y croire. Je


ne puis pas même être occupé à ce degré par les idées. »
L’idéal du Bien et du Mal, l’image de la Madone et le gouffre de
Sodome sont pour lui également attirants : cette impuissance à faire un
choix, c’est précisément l’indice de cette aliénation de la liberté, de
cette destruction de la personnalité qu’ont provoquées l’arbitraire et le
dédoublement humain. La destinée de Stavroguine nous enseigne que
désirer toute chose sans discernement, sans souci des limites qui
définissent le contour de la personne humaine, équivaut à ne rien désirer
du tout, et qu’une force démesurée, mais qui n’est tendue vers aucun
but, équivaut à une faiblesse totale. Par son érotisme exaspéré et sans
objet, Stavroguine aboutit à une véritable impuissance sexuelle, à
l’incapacité absolue d’aimer une femme. Le dédoublement ne peut être
vaincu que par le choix, que par un amour d’élection, un amour tendu
vers un but défini, que ce soit Dieu, en écartant le diable, que ce soit
l’image de la Madone, en rejetant Sodome, que ce soit enfin une femme
donnée, unique, en écartant l’innombrable et mauvais troupeau des
autres. La débauche, c’est l’impossibilité absolue de faire un choix
entre les tentations qui vous sollicitent ; c’est le résultat de l’aliénation
de la liberté et de l’équilibre de la volonté, la chute dans le [155] néant
par manque du courage nécessaire pour maintenir la réalité de son être.
La débauche pour l’être humain représente la ligne de moindre
résistance. Il convient de l’envisager, non du point de vue moral, mais
du point de vue ontologique. C’est ce qu’a fait Dostoïevski.
L’empire des Karamazov est celui de la sensualité. Non pas cette
sensualité concentrée sur un objet unique qui fait partie de tout véritable
amour. Non, une sensualité dédoublée, qui est débauche, et en quoi
s’incarne l’idéal du Mal. Chez les Karamazov, la personnalité humaine
est annihilée ; Aliocha seul peut la retrouver, par le Christ. Livré à ses
propres forces, l’homme ne serait pas capable de se sauver du néant.
Le vieux Fedor Pavlovitch Karamazov a définitivement perdu la
possibilité de choisir librement. Le principe féminin, dans ses
innombrables incarnations, le possède tout entier, le tient sous sa
domination. Pour lui, il n’est plus de « femmes monstrueuses » ni de
« laiderons » : à ses yeux, Elisabeth Smerdiatchaïa représente une
femme... A ce degré extrême, le principe de l’individualité a
définitivement disparu, la personnalité est anéantie. Mais la débauche
qui tue la personnalité n’est pas un principe premier ; elle suppose avant
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 96

elle une altération profonde dans l’édifice de cette personnalité. Elle est
déjà l’expression de la désagrégation, le fruit de l’arbitraire et de
l’affirmation de soi. Afin de les sauvegarder l’une et l’autre, [156]
l’homme doit nécessairement s’humilier devant un principe supérieur à
son « moi ». La personnalité est liée à l’amour, mais à l’amour qui tend
vers la communion avec un autre être. Au contraire, l’amour qui ne
dépasse pas les limites du « moi » propre est l’amour qui engendre la
débauche : en vain s’ouvrira l’abîme de la compassion, — l’autre pôle
de l’amour — cette compassion-là ne sauvera pas la personne humaine,
elle ne la délivrera pas du démon de la sensualité, car elle est elle-même
sensualité. Sentiment incomplet, fragment mutilé de l’amour dédoublé,
elle n’est pas cet élan total vers un autre où la personnalité pourrait
retrouver son unité. Sans doute, la sensualité comme la compassion sont
les deux courants éternels sans lesquels l’amour n’existe pas : la passion
comme la pitié dispensées avec mesure et justifiées par l’objet aimé. Et
surtout ces deux courants doivent être illuminés par la perception du
visage aimé en Dieu, par la communion en Dieu avec l’être aimé. C’est
là l’amour véritable. Mais Dostoïevski ne nous a jamais montré une
réalisation heureuse de l’amour : le couple que forment Aliocha et Lise,
le seul qu’il ait conçu dans un esprit optimiste, ne nous satisfait guère.
Non, il ne faut pas chercher en lui l’idéal de la Madone, l’idéal du Bien.
Mais il a apporté un tribut formidable à l’étude de la nature tragique de
l’amour : c’est en cela qu’il a été vraiment un initiateur.
[157]
*
* *
Le christianisme est la religion de l’amour. C’est essentiellement
comme tel que Dostoïevski l’a compris. Dans les enseignements du
starets Zosime, comme dans les autres considérations religieuses
dispersées au long de son œuvre, on respire comme un souffle du
christianisme de saint Jean. Le Christ russe, pour Dostoïevski, est avant
tout le messager de l’amour infini. Mais la tragique antinomie que
Dostoïevski avait révélée au fond de l’amour sexuel, il montre qu’elle
existe aussi dans l’amour humanitaire, dans l’amour social. L’amour de
l’homme pour son semblable et pour l’humanité peut être un amour
impie, complètement étranger au christianisme. Dans l’étonnante vue
de l’avenir que Dostoïevski met dans la bouche de Versilov, les
humains se serrent les uns contre les autres et s’aiment mutuellement,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 97

parce que la grande idée de Dieu et de la vie éternelle qui les soutenait
s’est obscurcie. « J’imagine, mon cher ami, dit Versilov à l’adolescent,
le combat terminé. Après les malédictions, les sifflets et la boue, le
silence est revenu ; et les hommes sont demeurés seuls, comme ils
l’avaient désiré : la grande idée d’autrefois les a quittés ; le grand
dispensateur de force, où si longtemps ils avaient puisé la nourriture et
la chaleur, a disparu, comme disparaît un soleil immense au fond des
toiles de Claude Lorrain : et l’on eût dit [158] le dernier jour de
l’humanité. Tout à coup, les hommes ont compris qu’ils demeuraient
seuls, ils se sont sentis tout à coup complètement orphelins. Cher
enfant, je n’ai jamais pu m’imaginer les gens comme des êtres ingrats
et abêtis. Les hommes abandonnés se serreront aussitôt les uns contre
les autres plus étroitement et plus tendrement ; ils se prendront par la
main, comprenant que désormais ils représentent les uns pour les autres
tout l’univers. Car la grande idée de l’immortalité aura disparu et, pour
la remplacer, les hommes reporteront sur le monde, sur la nature, sur
leurs semblables, sur chaque brin d’herbe, le trop-plein d’amour qu’ils
consacraient jadis à la vision de la vie éternelle. Ils chériront la terre et
la vie avec frénésie et dans la mesure où, graduellement, ils
s’habitueront à y voir leur origine et leur fin ; ils les chériront d’un
amour particulier, non plus le même qu’autrefois. Ils observeront et
découvriront dans la nature des phénomènes et des mystères jusque-là
insoupçonnés, car ils regarderont le monde avec des yeux neufs, comme
l’amant regarde sa bien-aimée. Ils s’éveilleront et se hâteront de
s’étreindre les uns les autres, sachant que leurs jours sont comptés, et
que c’est tout ce qu’ils ont. Ils travailleront les uns pour les autres,
chacun donnant à tous son salaire et n’étant heureux que par ce don.
Tout enfant saura que dans toute créature terrestre il peut trouver un
père ou une mère. Car chacun pensera, contemplant le soleil couchant :
Demain [159] peut-être sera mon dernier jour. Mais qu’importe ?
D’autres resteront lorsque je ne serai plus, et après eux leurs enfants.
Ainsi ils seront soutenus, non plus par l’espoir d’une rencontre d’outre-
tombe, mais par la pensée qu’après eux d’autres créatures les
remplaceront sur cette terre, toujours s’aimant et frémissant les uns pour
les autres. Oh ! ils se hâteront d’aimer pour étouffer au fond de leur
cœur leur chagrin profond. Pour eux-mêmes, ils seront fiers et hardis,
mais se feront timides les uns pour les autres. Chacun tremblera pour la
vie et le bonheur de son prochain. Ils seront tendres mutuellement sans
en éprouver de gêne, et se caresseront comme des enfants. Et, en se
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 98

rencontrant, ils se jetteront l’un l’autre un regard profond et chargé de


sens, un regard rempli à la fois d’amour et de douleur. »
Versilov a voulu tracer, dans cet étonnant passage, le tableau de
l’amour sans Dieu, aux antipodes de l’amour chrétien, de l’amour qui
ne procède pas de l’essence de l’Etre, mais d’une dérision de l’Etre, non
d’une affirmation de la vie éternelle, mais de l’utilisation de l’instant
éphémère de l’existence. Ce n’est qu’une fantasmagorie. Car
l’humanité sans Dieu ne connaîtrait pas un tel amour, son sort serait
plutôt celui que Dostoïevski a décrit dans les Possédés. Mais, telle
qu’elle est, l’utopie de Versilov est intéressante en ce qu’elle développe
les idées de Dostoïevski sur l’amour. L’humanité athée doit aboutir à la
férocité, à l’entr’égorgement ; [160] elle doit ramener l’homme à l’état
de simple moyen. On aime son semblable en Dieu : un tel amour
affermit en chaque être la notion de l’éternité ; seul il est l’amour
véritable, l’amour chrétien, lié à l’immortalité de l’âme, affirmation de
cette immortalité. Voilà la pensée essentielle de Dostoïevski. L’amour
véritable est lié à la personnalité, la personnalité est liée à l’immortalité
de l’âme. Cela est vrai pour l’amour sexuel comme pour toute autre
forme de l’amour humain. Il existe un autre amour qui s’adresse à
l’homme en dehors de Dieu, qui méconnaît en l’homme l’aspect
éternel, seul perceptible en Dieu, enfin qui n’est pas dirigé vers la vie
éternelle. C’est un amour impersonnel, collectif, qui pousse les êtres à
s’agréger les uns aux autres, afin qu’il leur soit moins effrayant de
vivre, ayant perdu la foi en Dieu et en l’immortalité, c’est-à-dire dans
le sens de la vie. Cet amour-là est le dernier terme de l’arbitraire humain
et de l’affirmation de soi. Par un tel amour, où Dieu n’a pas de part,
l’homme renie sa nature spirituelle, la primauté de son origine, il trahit
la liberté et l’immortalité. Sa compassion envers son semblable, comme
envers une créature faible et pitoyable, jouet de la nécessité aveugle,
c’est encore le dernier refuge de son idéalisme, au-delà duquel toute
idée est abolie, la Raison même se perd. Mais cette compassion n’est
déjà plus une compassion chrétienne. Dans l’amour chrétien, tous les
hommes sont frères en Christ. Et l’amour en Christ, c’est la perception
de la filiation [161] divine de chaque individu, fait à l’image et à la
ressemblance de Dieu. L’homme doit avant tout aimer Dieu. Voilà le
premier commandement. Le second est d’aimer son prochain. Il n’est
possible à deux créatures de s’entr’aimer que parce que Dieu existe,
leur Père commun. C’est la forme et la ressemblance divine qu’on
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 99

chérit en son semblable. Aimer l’homme, si Dieu n’existe pas, signifie


qu’on déifie l’homme, qu’on le vénère comme Dieu. Dangereuse
conception de l’Homme-Dieu qui nous guette, et qui doit dévorer
l’individu, l’asservir. Aimer l’homme en dehors de Dieu est donc
impossible : c’est pourquoi Ivan Karamazov déclare qu’on ne peut
aimer son prochain. La notion du Surhomme, de l’homme divinisé est
fatale à l’humanité : l’idée contraire, l’idée du Dieu qui descend parmi
les hommes, qui devient homme, lui est seule secourable, et l’affermit
en vue de la vie éternelle.
L’amour athée, antichrétien, forme le thème principal de la Légende
du Grand Inquisiteur. Nous y reviendrons. Dostoïevski a abordé
plusieurs fois ce sujet : la négation de Dieu au nom de l’eudémonisme
social, au nom de l’humanitarisme, au nom du bonheur des hommes en
cette courte vie terrestre. Et chaque fois il a proclamé comme nécessaire
l’union de l’amour et de la liberté. Or, pour lui, cette union n’est réalisée
que dans la figure du Christ. L’amour de l’homme et de la femme,
l’amour de tout homme envers son prochain devient [162] un amour
impie sitôt qu’il s’est dépouillé de sa liberté spirituelle, sitôt que s’est
obscurcie en lui la vision de l’immortalité et de l’éternité. L’amour
véritable est l’affirmation de l’éternité.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 100

[163]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 6
RÉVOLUTION - SOCIALISME

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[164]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 101

[165]

Dostoïevski est le peintre et le philosophe de cette époque où


commence la révolution souterraine au fond de l’esprit des hommes, de
l’esprit du peuple. À la surface, rien ne paraît changé. L’ancien mode
de vie, sous Alexandre III, essaie une dernière fois de se consolider en
donnant aux hommes un bien-être apparent. Mais, dans les couches
inférieures, tout était déjà en tumultueux mouvement. Les idéologues
et les hommes d’action qui conduisaient ce mouvement ne
comprenaient pas eux-mêmes jusqu’au fond le processus qui
s’accomplissait. Ce n’est pas eux qui le créaient, mais ils étaient créés
par lui. Sans doute, par leurs gestes extérieurs, ils étaient actifs ; mais
en ce qui concerne l’esprit, ils étaient passifs, et se laissaient guider par
les courants conducteurs. Dostoïevski comprit mieux le mouvement qui
s’élaborait et le but vers quoi il tendait. Avec une prescience géniale, il
perçut les assises idéologiques et le caractère de la révolution russe —
et peut-être universelle — qui [166] se préparait. Il a été le prophète de
la révolution russe, dans le sens le plus indiscutable du mot. Et la
révolution s’est accomplie selon Dostoïevski : il a révélé sa dialectique
intérieure et lui a donné une forme. C’est dans la profondeur de l’esprit,
dans son évolution intérieure qu’il a saisi son caractère, et non dans les
circonstances extérieures que créait autour de lui une réalité empirique.
Le roman des Possédés est écrit non sur le présent, mais sur le devenir.
Dans la réalité russe des années 60 et 70, il n’existait pas encore de
Stavroguine, de Kirilov, de Chatov, de Pierre Verhovenski ou de
Chigaliev. Ces types sont apparus plus tard, au XXe siècle seulement,
lorsque l’âme humaine fut devenue plus complexe et que passèrent sur
la Russie des souffles religieux. L’affaire Netchaiev, qui servit de
prétexte à l’affabulation des Possédés n’a ressemblé en rien, dans sa
réalité effective, à ce qu’en a fait le roman. Pierre Verhovenski ne
ressemble pas du tout au fanatique, au terrible, mais héroïque
Netchaiev. Car Dostoïevski ne s’intéresse pas aux choses superficielles,
ce sont les profondeurs qu’il dévoile, il met au jour les principes
derniers. Or, c’est dans le devenir qu’on peut les saisir. Et Dostoïevski
est en effet tourné tout entier vers ce qui vient, vers ce que le
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 102

mouvement tumultueux et intérieur pressenti par lui doit engendrer. Le


caractère même d’un don artistique tel que le sien peut être considéré
comme prophétique. Comme dans son attitude envers le mal, il y a une
[167] antinomie profonde dans le point de vue de Dostoïevski sur la
révolution. Le mensonge et l’injustice de l’esprit qui fait les
révolutions, nul ne les a dénoncés plus que lui, il y a discerné en
puissance l’esprit de l’Antéchrist, la prétention à ériger l’homme en
Dieu. Mais on ne saurait le traiter de conservateur ou de réactionnaire,
au sens courant du mot. Il était révolutionnaire d’esprit dans une
acception autrement profonde. Pour lui, pas de retour possible vers
l’ancienne conception de la vie, telle qu’elle existait avant l’avènement
de l’esprit révolutionnaire, vers une forme de vie statique, immuable.
Dostoïevski a une mentalité trop apocalyptique pour imaginer un tel
recul, une telle restauration de l’ancien et tranquille mode de vie. Le
premier, il a senti combien chaque mouvement s’accélère dans le
monde, comment tout va vers une fin. « La fin du monde » arrive, écrit-
il dans son carnet de notes. Ces dispositions ne sont pas celles d’un
conservateur 12. L’hostilité de Dostoïevski envers la révolution n’était
pas celle d’un homme rassis, gardant un intérêt quelconque à l’ancienne
organisation de la vie. C’était l’hostilité d’un être apocalyptique qui se
range aux côtés du Christ dans sa lutte suprême avec l’Antéchrist. Or,
celui qui est tourné vers le Christ en marche et vers le combat [168]
dernier au terme des temps est homme de l’avenir et non du passé, au
même titre que celui qui est tourné vers l’Antéchrist en marche, et qui
dans le combat final s’est rangé à son côté. En général, la lutte entre
révolutionnaires et contre-révolutionnaires a lieu en surface. Ce sont
des intérêts opposés qui s’affrontent : les intérêts de ceux qu’on relègue
dans le passé et qu’on supplante, contre les intérêts de ceux qui les ont
supplantés et qui prennent les premières places au festin. Dostoïevski
se tient en dehors de ce combat pour les premières places ici-bas,
comme l’ont fait presque tous les grands esprits qu’on ne saurait
habituellement ranger dans un camp ou dans un autre. Peut-on dire, par
exemple, de Carlyle ou de Nietzsche, qu’ils furent, l’un ou l’autre,
« révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » ? Probablement,
comme Dostoïevski lui-même, on les rangerait parmi les contre-

12 Dostoïevski était un révolutionnaire de l’esprit mais ses points de vue


politiques, superficiels et extérieurs faisaient l’impression d’être
réactionnaires : c’est une contradiction chez lui. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 103

révolutionnaires du point de vue de la démagogie, pour cette raison que


tout esprit doit être ennemi de ce qui, en surface, porte le nom de
« révolution », et que la révolution de l’esprit, en général, nie l’esprit
de révolution. Dostoïevski fut à un degré très fort cet homme
apocalyptique. Les critères usuels de révolutionnaire ou de contre-
révolutionnaire ne peuvent lui convenir. Pour lui, la révolution était
autant que possible une réaction.
Nous avons vu que Dostoïevski révèle que la liberté, dégénérant en
arbitraire, doit conduire à la révolte et à la révolution. La révolution
représente [169] le destin fatal de l’homme qui est déchu de ses origines
divines, qui a fait de sa liberté un arbitraire vain et rebelle. La révolution
ne se définit pas par des causes et des conditions extérieures, elle est
déterminée intérieurement. Elle est l’indice d’un changement
désastreux dans les rapports originels de l’homme avec Dieu, avec le
monde et avec les êtres. Jusqu’au fond, Dostoïevski étudie les voies qui
entraînent l’homme à la révolution, il découvre sa dialectique intérieure
fatale. C’est une étude anthropologique des limites de la nature
humaine, et des voies de la vie humaine. Ce que Dostoïevski découvre
aussi dans les destinées d’un peuple, d’une société. La question de
savoir si « tout est permis » se pose devant la société entière comme
devant l’homme particulier. Et les mêmes chemins, qui mènent
l’individu au crime, mènent la société à la révolution sanglante. C’est
là une expérience analogue, un même moment du destin. L’homme et
le peuple, ayant outrepassé pareillement les bornes de ce qui est permis,
perdent pareillement leur liberté. La liberté se transforme en esclavage.
La liberté sans Dieu se détruit elle-même. Dostoïevski a prédit d’une
façon prophétique ce processus fatal qui dans la révolution aboutit à la
perte de la liberté, à la chute dans un esclavage inouï, et il l’a
génialement tracé à l’avance dans ses moindres sinuosités. Il n’aimait
pas la « révolution », parce qu’elle conduit à l’esclavage de l’homme,
à la négation de la liberté [170] de l’esprit. C’est là chez lui le motif
essentiel. Par amour de la liberté, il s’est dressé contre la « révolution »,
dénonçant ses principes fondamentaux qui doivent avoir pour résultat
l’esclavage, aboutir à la négation de l’égalité et de la fraternité des êtres,
— jusqu’à une inégalité inouïe. Jamais la révolution n’atteint au but
qu’elle a promis. En elle, l’Antéchrist a remplacé le Christ. Et les
hommes qui ont refusé de s’unir librement au Christ s’unissent, dans la
contrainte, à l’esprit contraire.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 104

*
* *

La question de la nature de la « révolution » était avant tout pour


Dostoïevski la question du socialisme. Le problème du socialisme a
toujours joué un rôle central dans ses préoccupations. Il comprenait que
la question du socialisme est une question religieuse, rien autre que la
question de Dieu et de l’immortalité. « Le socialisme n’est pas
seulement une question ouvrière ou de ce qu’on appelle la quatrième
classe, mais c’est surtout la question de l’athéisme, d’une réincarnation
moderne de l’athéisme, la question de la tour de Babel édifiée sans
Dieu, non pour s’élever de la terre vers le ciel, mais pour faire descendre
le ciel sur la terre. » Le socialisme résout l’éternelle question de l’union
universelle des êtres, de l’organisation du royaume terrestre ; et c’est
dans le socialisme russe que cette nature religieuse du socialisme est
[171] particulièrement visible. Le socialisme russe est tout entier
apocalyptique et tourné vers une issue catastrophique de l’histoire.
Jamais, en Russie, le socialisme révolutionnaire ne s’est considéré
comme une forme passagère de l’organisation économique et politique
de la société. Il s’est toujours considéré comme un état définitif et
absolu, une solution des destins de l’humanité, et l’approche de
l’établissement du royaume de Dieu sur la terre. « Comment, jusqu’à
présent, se conduisent les garçons russes ? dit Ivan Karamazov.
Certains d’entre eux, du moins. Prenons, par exemple, ce cabaret puant,
ils s’y rassemblent, s’installent dans un coin. Ils ne se connaissaient pas
auparavant, et, en sortant du cabaret, ils resteront de nouveau quarante
ans sans se retrouver. Mais de quoi parleront-ils pendant la minute où
ils sont réunis ? Des problèmes universels exclusivement : Dieu, l’âme
immortelle existent-ils ? Ceux qui ne croient pas en Dieu discourent sur
le socialisme et sur l’anarchisme, sur la réorganisation de l’humanité
selon un statut nouveau, questions qui reviennent au même, avec des
points de départ différents. » Ici se manifeste la nature apocalyptique
de ces « garçons russes ». C’est dans ces entretiens au fond des cabarets
puants qu’ont débuté et le socialisme russe et la révolution russe.
Dostoïevski a prévu jusqu’où ces entretiens devaient mener.
« Chigaliev regardait, comme s’il s’attendait à la destruction du monde,
non pas d’après les prophéties qui peuvent ne pas [172] s’accomplir,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 105

mais d’une manière définie, pour après-demain matin, exactement à dix


heures vingt-cinq. » Tous les révolutionnaires russes maximalistes ont
regardé comme regardait Chigaliev, de ce regard apocalyptique ou
nihiliste, qui nie les voies historiques, l’effort de la culture et sa marche
graduelle. A la base du socialisme russe est déposé le levain nihiliste,
ennemi des valeurs culturelles et des reliques de l’histoire. Mais, sous
la forme extrême de ce socialisme russe, il sera plus facile de déterminer
la nature du socialisme en général que sous les formes plus mesurées et
plus cultivées des socialismes européens.
Le socialisme en tant qu’élément éternel, le socialisme intégral
résolvant le destin de la société humaine, ne saurait être assimilé à telle
ou telle organisation matérielle économique. Le socialisme est une
manifestation de l’esprit. Il prétend s’occuper des choses finales et non
pré-finales. Il veut être une religion nouvelle et répondre aux besoins
religieux de l’homme.
Il n’entend pas remplacer le capitalisme. Au contraire, il se tient sur
le même terrain, il est la chair de la chair et le sang du sang du
capitalisme. Mais le socialisme veut remplacer le christianisme, le
remplacer par lui-même. Comme lui, il est imprégné de l’esprit
messianique et prétend apporter la bonne nouvelle d’une humanité
sauvée de ses misères et de ses souffrances. Et le socialisme a surgi du
sol juif. Il est la forme séculaire de l’antique [173] millénarisme hébreu,
de l’espoir d’Israël dans un miraculeux royaume terrestre, dans une
terrestre félicité. Ce n’est pas le hasard qui a fait de Karl Marx un Juif.
Il gardait l’espérance dans l’apparition d’un Messie futur, l’inverse de
Jésus que le peuple hébreu avait rejeté. Mais pour lui le peuple élu de
Dieu, le peuple messianique était le prolétariat. Il revêtait cette classe
des traits du peuple choisi. Dostoïevski ne connaissait pas Marx, il n’eut
pas devant les yeux les formes théoriquement les plus parfaites du
socialisme, et ne connut, en fait, que le socialisme français ; mais avec
une prévision géniale, il pressentit dans le socialisme tout ce qui devait
se manifester chez Karl Marx et dans tout le mouvement qui se rattache
à lui. Le socialisme marxiste est construit de telle sorte qu’en tout il
apparaît comme l’antipode du christianisme : il y a entre les deux
doctrines la ressemblance qui naît des contraires. Cependant, le
socialisme marxiste, même le plus conscient, ne connaît pas jusqu’en
profondeur sa propre nature, ne sait pas lui-même quel est son esprit,
tant il demeure à la surface. Dostoïevski va plus loin et plus
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 106

profondément dans la découverte de la nature cachée du socialisme et,


au fond du socialisme révolutionnaire, athée, discerne le principe de
l’Antéchrist, l’esprit de l’Antéchrist. Non qu’il se maintienne sur le
terrain des principes bourgeois. Au contraire, il est plus radicalement
hostile à l’esprit « bourgeois » que les socialistes eux-mêmes qui, au
fond, [174] en sont prisonniers. Il est socialiste lui-même, d’une
certaine façon, socialiste chrétien orthodoxe, qui s’oppose au
socialisme révolutionnaire, — tourné entièrement vers la Cité divine, et
non vers l’édification d’une tour de Babel. Pour lutter avec succès
contre le socialisme, il faut se placer sur le terrain de l’esprit, comme
l’a fait Dostoïevski, et non sur celui des « intérêts bourgeois » contre
lesquels il garde tous ses droits.
Le principe intérieur du socialisme matérialiste est l’incroyance en
Dieu, en l’immortalité et en la liberté de l’esprit humain. C’est pourquoi
la religion socialiste accueille les trois tentations rejetées par le Christ
dans le désert, la tentation de la transformation des pierres en pain, la
tentation du miracle social et la tentation du royaume de ce monde. Elle
n’est pas la religion des libres fils de Dieu, non, elle arrache à l’homme
sa primauté spirituelle, elle veut être la religion des esclaves de la
nécessité, des enfants de la poussière. S’il n’existe ni sens profond à la
vie ni éternité, il ne reste aux hommes qu’à s’agréger les uns aux autres,
comme dans l’utopie de Versilov, et à organiser le bonheur sur la terre.
La religion socialiste s’exprime dans ces mots du Grand Inquisiteur :
« Tous seront heureux, les millions d’êtres humains... » « Nous les
ferons travailler, mais dans leurs loisirs nous organiserons leur
existence comme un jeu d’enfant, avec des chansons enfantines, des
chœurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons jusqu’au
[175] péché, ils sont si faibles et désarmés... » « Nous leur donnerons
le bonheur des créatures débiles telles qu’ils le sont. »
La religion socialiste dit encore à la religion du Christ : « Tu
t’enorgueillis de tes élus, mais tu n’as que des élus, et nous, nous
consolerons tous les êtres... Avec nous, il n’y aura que des heureux.
Nous les convaincrons qu’ils ne deviendront libres que quand ils auront
renoncé à leur liberté. » La religion du pain céleste est une religion
aristocratique. C’est la religion des élus, « de dizaines de mille de
grands et de forts ». La religion des « millions d’autres, des faibles
innombrables, comme le sable des mers », c’est la religion du pain
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 107

terrestre 13. Elle a écrit sur son drapeau : « Nourris-les, et alors


seulement demande-leur d’être vertueux. » Et l’homme, séduit par cette
religion socialiste, a vendu sa liberté spirituelle pour l’illusion du pain
de ce monde. Les représentants de la religion du socialisme « présentent
comme un mérite pour eux et les leurs d’avoir vaincu la liberté à seule
fin de rendre les gens heureux ». « ... Rien en aucun lieu et aucun temps
ne fut pour les hommes et pour la société humaine plus insupportable
que la liberté. Mais tu vois ces pierres dans ce désert aride et brûlé ?
Transforme-les en [176] pain, et l’humanité se précipitera derrière toi,
ainsi qu’un troupeau reconnaissant et docile, quoique éternellement
tremblant. » Et la religion socialiste dit enfin au Christ : « Tu as refusé
le seul drapeau absolu qui t’était offert et sous lequel tous seraient venus
s’incliner devant toi sans discussion, le drapeau du pain de ce monde ;
tu l’as repoussé au nom de la liberté et du pain céleste... Je te dis qu’il
n’y a pas pour l’homme de souci plus pénible que de trouver contre
quoi échanger cette liberté avec laquelle cette malheureuse créature est
née. » Ainsi elle expose avant tout son but qui est de combattre la
liberté, cette liberté de l’esprit humain, qui engendre dans la vie un
principe irrationnel et d’innombrables souffrances. D’après elle, la vie
doit être réduite à une opération nette, qui ne laisse pas de reste, elle
veut la soumettre à la raison collective. Pour cela, il n’est d’autre
ressource que d’en finir avec la liberté. Mais, pour leur arracher cette
liberté, il faut séduire les êtres par la transformation des pierres en pain.
L’homme est malheureux, son destin est tragique, parce qu’il est investi
de la liberté de l’esprit. Forcez-le à renoncer à cette liberté, gagnez-le
par l’illusion du pain terrestre, et il sera possible d’édifier le bonheur
terrestre des hommes. Déjà dans l’Esprit souterrain, le gentleman « à
la physionomie rétrograde et gouailleuse » se donnait comme le
représentant de l’élément irrationnel de la vie qui trouble l’organisation
de l’harmonie et du bonheur sociaux, parce que c’est en lui [177] que
fermente cette liberté initiale de l’homme, qui lui est plus chère que son
pain quotidien. Dostoïevski fait là une découverte extrêmement
importante pour la philosophie sociale. La souffrance des êtres, et pour
beaucoup d’entre eux l’absence de ce pain quotidien, d’après
Dostoïevski, ne provient pas du fait que l’homme est exploité par

13 Dostoïevski n’a pas assez démontré que la question du pain terrestre doit être
résolue pour les sociétés humaines. L’homme ne peut pas vivre sur terre
seulement du pain céleste. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 108

l’homme, ou une classe par une autre classe, mais du fait que l’homme
est né créature libre, libre esprit. Une créature libre préfère souffrir et
manquer du pain quotidien plutôt que de perdre la liberté de l’esprit et
d’être asservie par le pain terrestre. La liberté de l’esprit humain
suppose la liberté du choix, la liberté du bien et du mal, mais, en
conséquence, la nécessité de la souffrance dans la vie, l’irrationnalité,
la tragédie de la vie. Ici, comme toujours chez Dostoïevski, se dévoile
une dialectique cachée. La liberté de l’esprit humain est la liberté du
mal, et non du bien seul. Mais la liberté du mal conduit à l’arbitraire et
à l’auto-affirmation de l’homme, l’arbitraire engendre la révolte,
l’insurrection contre la source même de la liberté spirituelle.
L’arbitraire sans frein en arrive à nier la liberté et à se séparer d’elle.
Cet arbitraire, cette affirmation de soi, qui met un terme à sa liberté, le
socialisme les incarne. La liberté est un fardeau, la route de la liberté,
un chemin de croix. L’homme dans sa révolte débile s’insurge contre
ce fardeau. Ainsi la liberté dégénère en esclavage, en contrainte.
Comment sortir de cette antinomie, de cette inextricable contradiction ?
[178] Dostoïevski ne connaît qu’une issue : le Christ. En Christ la
liberté reçoit la grâce, elle s’allie à l’amour infini, elle ne peut plus
dégénérer en son contraire, c’est-à-dire devenir contrainte. En
revanche, l’utopie du bonheur social et de la perfection sociale, chez
Dostoïevski, réduit la liberté humaine, exige sa limitation. Il en va ainsi
dans le système de Chigaliev, dans les plans de Pierre Verhovenski et
dans la doctrine du Grand Inquisiteur qui, sous le masque extérieur du
catholicisme, enseigne en vérité la religion socialiste, la religion du pain
terrestre, de la fourmilière sociale. Dostoïevski est un puissant critique
de l’eudémonisme social, il démontre en quoi il est fatal à la liberté.
Il est une idée sur laquelle Dostoïevski revient à maintes reprises,
c’est celle du lien qui existe entre le socialisme et le catholicisme. Il
voit dans le catholicisme, dans la théocratie papiste, la même séduction
que dans le socialisme. Le socialisme n’est pour lui qu’un catholicisme
sécularisé. C’est pourquoi la Légende du Grand Inquisiteur, à laquelle
nous reviendrons dans un chapitre spécial, a été écrite à la fois contre
le socialisme et contre le catholicisme. J’incline à croire qu’elle a été
écrite davantage contre le socialisme que contre le catholicisme, qui
apparaît seulement sous sa forme extérieure. Les idées du Grand
Inquisiteur coïncident d’une façon surprenante avec celles de
Verhovenski, de Chigaliev et des autres représentants du socialisme
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 109

révolutionnaire dans l’œuvre dostoievskienne. Dostoïevski [179] était


persuadé que le pape s’allierait finalement au communisme, parce que
l’idée papale et l’idée socialiste sont une seule et même conception de
l’organisation obligatoire du royaume terrestre. Et, à ses yeux, la
religion catholique et la religion socialiste nient pareillement la liberté
de la conscience humaine. Le catholicisme a saisi le glaive de César, il
s’est enivré d’une puissance terrestre et d’un terrestre royaume. Il a
poussé ainsi les peuples de l’Europe sur la voie qui devait les conduire
au socialisme. Dostoïevski note dans le Journal d’un écrivain : « La
France, à travers les révolutionnaires de la Convention, ses athées, ses
socialistes, et actuellement ses communistes, est toujours et continue à
être le pays par excellence du catholicisme, contaminé par la lettre et
par l’esprit du catholicisme, proclamant par la bouche de ses athées les
plus déclarés Liberté, Egalité, Fraternité ou la mort, exactement
comme aurait pu le proclamer le pape lui-même, s’il était contraint de
proclamer et de formuler une liberté, — égalité, — fraternité
catholique ; ce sont ses mots, son esprit, les mots et l’esprit authentiques
des papes du Moyen Age. Le socialisme français actuel n’est rien autre
que la suite la plus fidèle et la plus directe de l’idée catholique, son
expression complète et définitive, sa conclusion fatale, élaborée par les
siècles. Car le socialisme français est essentiellement pour l’homme
l’union obligatoire, idée héritée de l’ancienne Rome et que le
catholicisme avait [180] ensuite conservée intégralement. » Selon
Dostoïevski, le catholicisme (qu’il ne connaissait du reste pas à fond),
était le porteur de l’idée romaine d’une universalité basée sur la
contrainte, d’une union mondiale obligatoire entre les êtres, d’une
organisation de leur vie terrestre. Idée qui repose également dans les
fondements du socialisme et qui, ici comme là, nie la liberté de l’esprit
humain. Chaque fois qu’on prêche la religion du royaume terrestre et
du pain terrestre, la liberté est mise en échec. Pour Dostoïevski, la
Révolution française était une variante et une réincarnation de l’antique
formule romaine de « l’union » universelle. Et cette formule devait
régner aussi sur la révolution sociale, qu’il pressentait et prédisait. Si,
dans la lutte qui s’allumait en Europe, Dostoïevski était prêt à prendre
parti pour l’Allemagne protestante, c’était afin de mieux vaincre le
catholicisme et le socialisme, l’idée romaine de la fusion nécessaire des
êtres. A son époque, le socialisme était surtout développé en France ;
nous avons vu que Dostoïevski ne connaissait pas encore la social-
démocratie qui se développait en Allemagne et qu’il ignorait tout du
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 110

marxisme. Ce qui fait qu’en ces matières, beaucoup de ses jugements


ont vieilli. On ne saurait, d’autre part, identifier le grand univers
catholique, extraordinairement riche et divers, avec les illusions et les
tendances de l’idée théocratique. Ce monde catholique a produit saint
François d’Assise, les grands saints et les mystiques ; il a connu [181]
une pensée religieuse infiniment complexe, et l’authentique vie
chrétienne. Et l’orthodoxie orientale n’a pas évité non plus les
déformations de l’idée césarienne byzantine ; on ne trouverait pas non
plus en elle cette liberté de l’esprit que Dostoïevski décèle dans le
christianisme. Quoi qu’il en soit, il a voulu montrer une analogie
frappante entre ces deux principes contraires, catholicisme et
socialisme. L’état socialiste, selon lui, n’est pas un état séculier, mais
un état confessionnel, comme l’état catholique, avec une religion
dominante : seuls jouissent de l’étendue illimitée de leurs droits ceux
qui appartiennent à cette confession. L’état socialiste ne connaît qu’une
vérité à laquelle il veut rallier obligatoirement les êtres, il ne laisse
aucune faculté de choix. Mais dans l’empire byzantin orthodoxe, il en
a été de même. Les contraires se rejoignent. Et la liberté de l’esprit
humain est niée pareillement à ces pôles contraires. Déni inévitable,
lorsque les buts temporels sont mis plus haut que les buts du ciel.
*
* *
C’est dans le système de Chigaliev que Dostoïevski a étudié la
nature du socialisme révolutionnaire et ses conséquences inévitables.
On y trouve déjà le principe que plus tard développera le Grand
Inquisiteur, mais sans la tristesse romantique de ce dernier, et la
grandeur toute spéciale de sa figure. Dans le « chigalievisme »
révolutionnaire [182] se révèle un élément de platitude infinie. Pierre
Verhovenski explique à Stavroguine l’essentiel de ce système :
« Aplanir les montagnes, dit-il, c’est une idée belle, et nullement
ridicule. Il n’est pas besoin de l’instruction, il y a assez de science. Sans
le secours de la science, on peut amasser des matériaux pour des
milliers d’années, mais il faut organiser l’obéissance... La soif
d’instruction est en vérité une soif aristocratique. A peine apparaissent
la famille ou l’amour, que voilà déjà le désir de la propriété. Nous
tuerons ce désir, nous laisserons libre cours à l’ivrognerie, aux
calomnies, aux délations ; nous autoriserons une débauche inouïe ;
nous étoufferons dès l’enfance tout génie. Que tout soit réduit au même
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 111

dénominateur : égalité complète... Le nécessaire seul est nécessaire,


telle est désormais la devise du globe terrestre. Mais il faut aussi des
crises, des convulsions ; nous, gouvernants, nous y pourvoirons. Car les
esclaves ont besoin d’être gouvernés. Obéissance complète,
impersonnalité complète, — mais, une fois en trente ans, Chigaliev
autorisera une émeute, tous les hommes commenceront à
s’entredévorer, — mais seulement jusqu’à un point donné, et à la seule
fin de ne pas s’ennuyer. L’ennui est une sensation aristocratique. »
« Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous les esclaves sont
égaux dans l’esclavage... La première chose à faire est d’abaisser le
niveau de l’instruction, des sciences et des talents. Un niveau élevé de
science et de talent n’est [183] accessible qu’aux facultés supérieures
et exige ces facultés. » Mais ce nivellement général obligatoire, ce
triomphe de la loi meurtrière de l’entropie (accroissement et répartition
égale de la chaleur par le monde) transportée dans la sphère sociale, ne
signifie pas le triomphe de la démocratie. Il n’y aura pas de liberté
démocratique. Jamais la démocratie n’a triomphé dans les révolutions.
Sur la base de ce nivellement général obligatoire et de cette
dépersonnalisation, ce sera une minorité tyrannique qui gouvernera.
« Sortant de la liberté illimitée, dit Chigaliev, je conclus au despotisme
illimité. J’ajoute pourtant qu’il n’existe, en dehors de la mienne, aucune
solution du problème général. » On sent ici le fanatisme de
l’envoûtement par une idée fausse, envoûtement qui conduit jusqu’à la
dégradation essentielle de la personnalité humaine, jusqu’à la perte de
l’aspect humain. Dostoïevski étudie comment la rêverie déréglée des
révolutionnaires russes, de la jeunesse russe, conduit jusqu’à la
destruction même de l’être avec toutes ses richesses, aboutit aux
extrêmes du non-être. Cette conviction était chez lui profondément
enracinée. Il pensait que les rêveries sociales ne sont pas des choses
innocentes. Elles constituent la maladie de l’âme russe, maladie que
Dostoïevski a mise au jour, et a suivie à la fois par diagnose et par
prognose.
Ceux qui, dans leur arbitraire et leur suffisance téméraire, prétendent
aimer et plaindre l’homme [184] plus que ne le plaint et ne l’aime Dieu,
ceux qui rejettent le monde de Dieu et voudraient eux-mêmes créer un
monde meilleur d’où seraient bannis le mal et la souffrance, ceux-là
inéluctablement vont vers le royaume de Chigaliev. Ce n’est que dans
cette voie qu’ils peuvent corriger l’ouvrage divin. Le starets Zosime
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 112

dit : « En vérité, il y a en eux plus de fantaisie imaginative qu’en nous.


Ils pensent organiser selon la justice, mais, ayant rejeté le Christ, ils
aboutissent à inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang, et
le glaive tiré sera frappé par le glaive. S’il n’y avait pas la promesse du
Christ, les hommes se seraient détruits mutuellement jusqu’au dernier
couple sur la terre. » Paroles étonnantes par leur force prophétique.
Dostoïevski dit que le manque d’honneur et de sentimentalité sont à
la base du socialisme révolutionnaire russe. « Le socialisme chez nous
s’est propagé principalement par le sentimentalisme. » Mais le
sentimentalisme est une sensibilité et une compassion mensongères. Et
souvent il aboutit à la cruauté. Pierre Verhovenski dit à Stavroguine :
« Au fond, notre enseignement est la négation de l’honneur, et, en
admettant ouvertement le déshonneur, on peut attirer à soi facilement
tout homme russe. » Stavroguine lui répond : « Le droit au déshonneur :
pour cela, tous accourront vers nous, il n’en restera pas un seul. »
Verhovenski définit aussi l’importance pour la chose révolutionnaire de
Fedka Katorjnik [185] et autres « beaux coquins » : « C’est là, voyez-
vous, du joli monde, qui peut à l’occasion être très utile, mais qui fait
perdre beaucoup de temps, en exigeant une surveillance constante. »
Analysant plus avant les facteurs de la révolution, Verhovenski dit
encore : « La force la plus importante, le ciment qui lie tout ensemble,
c’est la honte d’avoir une opinion à soi. Cela, c’est une force. Une force
qui travaille, qui s’efforce d’arriver à ce but que personne ne garde en
tête une idée particulière à soi. Ils tiennent cela pour une honte. » Ainsi
tous les facteurs psychiques de la révolution témoignent que, jusqu’en
ses fondements et sa source première, elle nie la personnalité
individuelle, sa qualité, sa responsabilité, sa valeur absolue. La morale
révolutionnaire ne connaît pas la personnalité, comme base de toute
estimation, de tout jugement moral. C’est une morale impersonnelle, et
qui nie toute valeur morale à la personnalité, aux qualités personnelles,
qui nie l’autonomie morale. Elle admet qu’on se serve de toute
personnalité humaine comme d’un simple moyen, d’un simple
matériau, elle permet l’usage de tel moyen qui semble bon pour le
triomphe de la chose révolutionnaire. La révolution est amorale par
nature, elle se place au-delà du bien et du mal. Et en cela, la contre-
révolution extérieurement lui ressemble beaucoup. C’est au nom de la
dignité de la personnalité humaine et de sa valeur morale que
Dostoïevski s’élève contre la révolution et contre la morale
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 113

révolutionnaire. [186] Car dans le courant révolutionnaire, la


personnalité ne joue jamais un rôle moral actif. La révolution est
obsession, folie. Obsession, folie qui attaquent la personnalité,
paralysent sa liberté, entraînent une soumission complète à un courant
impersonnel et inhumain. Les dirigeants de la révolution ne savent pas
eux-mêmes quel est l’esprit qui les conduit. Apparemment actifs, en
vérité ils sont passifs, leur esprit est au pouvoir de démons qu’ils ont
déchaînés au fond d’eux-mêmes. Joseph de Maistre, dans son livre des
Considérations sur la France, a fait ressortir, à propos de la Révolution
française, ce caractère passif des meneurs de révolution. L’image
humaine s’altère dans la révolution. L’homme perd sa liberté, il devient
l’esclave des esprits élémentaires. L’homme se révolte, mais il n’a plus
son autonomie. Il est au pouvoir d’un maître étranger, inhumain et
impersonnel. Le secret de la révolution est là. Et c’est en cela
qu’apparaît son manque d’humanité. L’homme qui se laisserait guider
par sa liberté spirituelle, par sa force créatrice de qualité individuelle,
ne pourrait se trouver dominé par des courants révolutionnaires. C’est
de là que viennent le déshonneur, l’absence d’opinion particulière, le
despotisme des uns et l’esclavage des autres. Par le caractère même de
sa conception du monde, Dostoïevski oppose à la révolution le principe
personnel, la valeur qualitative et le prix absolu de la personnalité. Il
dénonce le mensonge antichrétien du collectivisme impersonnel et
inhumain, [187] la fausse universalité de la religion du socialisme.
Mais dans la révolution, ce n’est pas seulement le « chigalievisme »
qui triomphe, c’est aussi le « smerdiakovisme ». Ivan Karamazov et
Smerdiakov sont deux phénomènes du nihilisme russe, deux formes de
l’insurrection russe, deux aspects d’une seule et même réalité. Ivan
Karamazov est une manifestation évoluée, philosophique, de la révolte
nihiliste ; Smerdiakov est sa manifestation basse et subalterne. Ivan
Karamazov agit au sommet de la vie intellectuelle comme Smerdiakov
dans les lieux bas de la vie. Smerdiakov mettra en action la dialectique
athée de son demi-frère. Il incarne son châtiment intérieur. Dans les
masses humaines, dans les masses populaires, il y a plus de
Smerdiakovs que d’Ivans. Et de même dans les révolutions qui sont des
mouvements de masses et de collectivités. La déduction selon laquelle
tout est permis, Smerdiakov la fait passer dans la pratique. Ivan
accomplit le crime en esprit, en pensée ; Smerdiakov le perpètre
effectivement, donnant un corps à l’idée d’Ivan. Le parricide que celui-
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 114

ci accomplit en pensée, Smerdiakov l’accomplit physiquement. La


révolution athée accomplit de même inévitablement un parricide, elle
nie tout lien filial et sépare violemment le fils du père, justifiant le crime
par le fait que le père était un homme vicieux et mauvais. Ce rapport
meurtrier du fils au père constitue le smerdiakovisme. Et, ayant
accompli en action [188] ce qu’Ivan accomplit en pensée, ce qu’il
décida dans son esprit, Smerdiakov demande à Ivan : « Vous-même
disiez alors que tout était permis, et maintenant, pourquoi vous alarmez-
vous de la sorte ? » Ainsi les Smerdiakovs de la révolution, ayant
effectivement réalisé le principe selon lequel tout est permis, sont en
droit de demander aux Ivans révolutionnaires : « Et maintenant,
pourquoi vous alarmez-vous ? » Smerdiakov haïssait Ivan, qui lui avait
enseigné l’athéisme et le nihilisme. En temps de révolution, leurs
rapports réciproques peuvent symboliser les rapports entre le « peuple »
et « l’intelligenzia ». La tragédie de la révolution russe en a été témoin
et a confirmé l’étendue de la prophétie de Dostoïevski. Le laquais
Smerdiakov se soulèvera et montrera par ses actes que « tout est
permis ». A l’heure du danger mortel pour sa patrie, il dira : « Je hais
toute la Russie. » Car, ce que la révolution nie, ce n’est pas seulement
la personnalité, mais aussi tout lien avec le passé, avec les aïeux, elle
proclame la religion du meurtre, et non de la résurrection. L’assassinat
de Chatov est le résultat tangible de la révolution. C’est pourquoi
Dostoïevski s’est fait l’adversaire de la révolution 14.
[189]
*
* *
Il y a trois solutions possibles à la question de l’harmonie future du
monde, du paradis, du triomphe définitif du bien : 1° l’harmonie, le
paradis, la vie au sein du bien, donnés sans liberté du choix, sans
tragédie universelle, sans souffrance et effort créateur ; 2° l’harmonie,
le paradis, la vie au sein du bien, placés au sommet de l’histoire
terrestre, achetés au prix des souffrances sans nombre et des larmes de
toutes les générations humaines vouées à la mort, et qui n’ont servi que
d’instruments pour les heureux futurs ; 3° l’harmonie, le paradis, la vie
au sein du bien, auxquels l’homme parvient par la liberté et par la

14 Du point de vue de la révolution de l’esprit il serait plus logique de voir aussi


le côté positif de la révolution. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 115

souffrance, sur un plan où parviennent tous les êtres à quelque moment


qu’ils aient vécu et souffert, c’est-à-dire dans le royaume de Dieu.
Dostoïevski écarte résolument les deux premières solutions pour
accepter seulement la troisième. Il y a là dans la dialectique de
Dostoïevski une complexité qui rend parfois difficile de comprendre de
quel côté il se place lui-même. Quelle part prend-il aux étonnantes
réflexions du héros de l’Esprit souterrain ou d’Ivan Karamazov ?
Comment envisage-t-il, finalement, le paradis terrestre dans le « Songe
d’un homme ridicule » ou dans le tableau tracé par Versilov ? La vie
des idées chez Dostoïevski est au plus haut point dynamique et
contradictoire : on ne saurait [190] la saisir d’une façon arrêtée et
statique, et lui demander simplement un oui ou un non. Dans cette
révolte de l’homme souterrain ou d’Ivan Karamazov contre l’harmonie
universelle future, contre la religion du progrès, Dostoïevski a vu une
vérité effective, il est à leurs côtés et se révolte avec eux. Dans sa
dialectique géniale, il découvre des contradictions fondamentales à la
doctrine du progrès. Le chemin du progrès mène à l’harmonie future,
au bonheur universel, à la félicité paradisiaque ceux qui sont portés sur
son sommet. Mais il apporte la mort à ces générations infinies qui par
leurs efforts et leurs souffrances ont préparé cette harmonie. Peut-on
moralement accepter une harmonie achetée à un tel prix, la conscience
religieuse et morale peut-elle s’accommoder à cette condition de l’idée
du progrès ? C’est la voix de Dostoïevski lui-même qui retentit dans ces
mots d’Ivan Karamazov, sa propre pensée passionnée : « En définitive,
ce monde divin, je ne l’accepte pas et, bien que je sache qu’il existe, je
refuse de l’admettre. Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, je
n’accepte pas le monde créé par lui, le monde divin, et je ne saurais
consentir à l’accepter. Je m’explique : je suis convaincu, comme un
enfant, que les souffrances s’useront, s’aplaniront, que tout le comique
offensant des contradictions humaines disparaîtra comme un pitoyable
mirage, comme une abominable conception de mesquins et de faibles,
comme un atome de « l’esprit euclidien », et qu’à la fin, au [191] terme
du monde, à l’instant de l’harmonie éternelle, une chose apparaîtra, si
précieuse qu’elle saisira tous les cœurs, qu’elle calmera toutes les
indignations, qu’elle rachètera tous les crimes des hommes et tout le
sang par eux versé, si bien que non seulement on pardonnera, mais
encore on justifiera tout ce que les hommes ont subi : que tout cela
doive arriver, soit, mais malgré cela, je ne l’admets pas et je ne veux
pas l’admettre. » « Je n’ai pas souffert dans le but d’engraisser moi-
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 116

même de mes souffrances et de mes crimes quelque future harmonie. »


« Si tous les êtres doivent souffrir afin d’acheter, au prix de leurs
souffrances, l’harmonie éternelle, quel rôle jouent là-dedans les
enfants, s’il te plaît ? Il est absolument incompréhensible qu’ils doivent
souffrir et acheter de leur souffrance cette future harmonie ? Pourquoi,
eux aussi, lui ont-ils servi d’instrument et d’engrais 15 ? » « … Je me
refuse absolument à une harmonie supérieure. Elle ne vaut pas les
larmes, ne serait-ce que d’un seul enfant torturé, qui se frappe la
poitrine de son petit poing et, du fond de son taudis infect, prie « le bon
Dieu » avec ses larmes innocentes. Elle ne les vaut pas, parce que ces
larmes ne seront pas rachetées. Or, elles devraient l’être, faute de quoi
il ne peut y avoir d’harmonie. » Et Ivan Karamazov refuse d’être
l’architecte du destin humain, si pour l’édifier il est nécessaire de
torturer, [192] fût-ce une seule créature innocente. Il rejette aussi la
distinction du bien et du mal. Il en coûte trop de peine. Il rend à Dieu
« son billet d’entrée » pour son harmonie universelle. Dostoïevski
participe-t-il sans restrictions au raisonnement d’Ivan Karamazov ? ÀA
la fois oui et non. La dialectique d’Ivan est celle de « l’esprit
euclidien », c’est la dialectique d’un athée, qui refuse de reconnaître
une pensée supérieure à la vie. Mais dans sa révolte, Ivan divulgue une
vérité qui est celle de Dostoïevski lui-même. Si Dieu n’existe pas, s’il
n’y a pas de Rédempteur et pas de rachat, s’il n’y a pas dans le processus
historique un Sens fermé à l’esprit euclidien, le monde doit être rejeté,
il faut se refuser à l’harmonie en marche et considérer l’idée du progrès
comme détestable. Dans sa révolte, Ivan Karamazov dépasse les
prophètes habituels de la religion du progrès et du socialisme
révolutionnaire. Car il repousse, non pas seulement Dieu, mais le
monde même. Prévision géniale. Ordinairement, la notion d’athéisme
s’accompagne d’une exaltation du monde ; le monde s’affirme avec une
force particulière précisément du fait que Dieu n’existe pas, que rien
n’existe hormis le monde d’ici-bas. Cette Pensée supérieure qu’il dénie
à la vie, l’homme la reporte sur cette harmonie future. Mais, ce que
Dostoïevski nous montre, c’est le terme extrême de la révolte, où elle
rejette non seulement Dieu, mais le Sens divin de la vie. L’athéisme de
« l’esprit euclidien » doit repousser même le monde, [193] s’insurger
contre l’harmonie future, abandonner la religion dernière, la religion du

15 Ici, Dostoïevski dit presque la même chose qu’a dit Bielinski dans sa
remarquable Lettre à Botkine. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 117

progrès. Ce moment suprême de la révolte vient, d’après Dostoïevski,


coïncider avec une vérité positive. La révolte a conduit au non-être, à
l’anéantissement du monde, faisant apparaître l’illusion de la religion
révolutionnaire du progrès : il ne reste plus alors qu’un seul chemin, le
chemin qui mène au Christ. Il nous conduit au Christ à travers sa
dialectique. Et c’est pourquoi Dostoïevski est à demi avec Ivan
Karamazov. Car s’il existe un Sens divin, caché à « l’esprit euclidien »,
s’il y a un Rédempteur, si la vie en ce monde est un rachat, si l’harmonie
définitive du monde amène au Royaume divin, et non au royaume de
cette terre, alors le monde peut être admis, et le progrès historique, avec
les innombrables souffrances qu’il comporte, peut être justifié.
Le développement de l’arbitraire et de la révolte constitue donc un
suicide, puisqu’il en arrive à nier les résultats qu’il avait d’abord
suscités. La voie révolutionnaire de l’arbitraire a mené à la religion du
progrès et du socialisme. Et, à son terme, il les écarte inéluctablement.
La révolte contre le patrimoine de l’histoire doit dégénérer en révolte
contre ses résultats derniers, contre ses buts finaux. Pour justifier et
admettre ce qui doit être, il faut justifier et admettre ce qui a été. Le
passé et le futur ont un destin unique. Il est indispensable de vaincre le
temps fragmentaire et d’unir passé, présent et futur dans l’éternité.
C’est alors seulement [194] que le processus du monde peut être
justifié, que l’on peut admettre les « pleurs d’enfant ». Si l’immortalité
existe, on peut accepter le cours du monde. Mais, s’il n’y a pas
d’immortalité, il doit être rejeté. Telle était l’idée fondamentale de
Dostoïevski. C’est pourquoi il se dresse contre la deuxième des
solutions envisagées, celle qui donne comme seule clef à l’harmonie
universelle la religion du progrès. Il ne saurait non plus admettre une
harmonie future basée sur la perte de la liberté, sur la non-distinction
du bien et du mal, et que n’aurait pas imprégnée de souffrance la
tragédie du monde. Il n’est pas de retour vers le paradis perdu.
L’homme doit arriver à l’harmonie future par la liberté du choix, et par
une libre victoire sur le mal. Une harmonie obligatoire ne saurait être
justifiée et n’est pas utile, elle ne correspond pas à la dignité d’une race
divine. Voilà ce que démontre la description du paradis dans le Songe
d’un homme ridicule. L’homme doit jusqu’au bout parcourir la voie
douloureuse de la liberté, et Dostoïevski révèle les résultats ultimes de
ce parcours. L’exaltation du monde et l’exaltation de l’homme
conduisent à la ruine et au non-être. Le passage est inéluctable alors
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 118

vers le Dieu-Homme. C’est en Christ que se réconcilient la liberté


humaine et l’harmonie divine. Et voilà qu’apparaît la possibilité de la
troisième solution du problème universel : la question de l’harmonie
finale et du paradis se résout d’après Dostoïevski par l’Eglise.
Dostoïevski [195] a eu son utopie théocratique, qu’il opposait non
seulement à l’utopie socialiste du paradis terrestre, mais à l’utopie de la
théocratie catholique. L’Eglise est appelée à régner sur le monde.
« L’Eglise ne doit pas se transformer en État, dit le Père Païsius. C’est
là Rome et son rêve. C’est la troisième tentation du démon. Au
contraire, c’est l’État qui doit se convertir en Eglise, s’élever jusqu’à
elle et devenir une Eglise sur la terre. Idée diamétralement opposée à
l’ultramontanisme et à Rome, et qui constitue la haute mission de
l’orthodoxie sur la terre. C’est de l’Orient que la lumière doit
rayonner. » L’Eglise n’est pas encore un royaume, le royaume de Dieu,
comme, à la suite de saint Augustin, l’enseigne le catholicisme. Mais,
dans l’Eglise, un royaume doit se révéler. Nouvelle révélation au sein
de l’Eglise, vers laquelle Dostoïevski s’était tourné, comme vers la
réalisation de la partie prophétique du christianisme. Et c’est dans le
peuple russe, en tant que peuple apocalyptique, que cette nouveauté
religieuse doit apparaître. Cette période neuve du christianisme vers
laquelle regardait Dostoïevski devait être marquée par une liberté et une
fraternité en Christ. Dostoïevski opposait l’amour social à la haine
sociale. Comme tous les philosophes religieux russes, il était hostile à
la civilisation « bourgeoise » ; et il fut l’ennemi de l’Europe occidentale
dans la mesure où cette civilisation bourgeoise triomphait en elle. Dans
les propres utopies théocratiques de Dostoïevski, on [196] peut
discerner les éléments d’un anarchisme et d’un socialisme chrétiens
particuliers, du reste très différents de l’anarchisme et du socialisme
athées. Sa conception de l’État n’avait pas été élaborée à fond, et son
monarchisme gardait une nature anarchique. Ces constatations nous
amènent à l’idée d’un messianisme religieux, avec lequel la partie
effective des théories sociales religieuses de Dostoïevski sont en
liaison, et au « populisme » religieux des Russes.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 119

[197]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 7
LA RUSSIE

Retour à la table des matières

[198]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 120

[199]

Dostoïevski fut jusqu’au fond un Russe et un écrivain de la Russie.


Il ne faut pas l’imaginer en dehors d’elle. L’énigme de l’âme russe, on
peut la déchiffrer en lui ; lui-même il est cette énigme, et en concentre
les contradictions. Les Occidentaux aperçoivent la Russie d’après
Dostoïevski. Mais il ne fit pas que refléter le fluide de l’âme russe et
l’exprimer : il fut aussi le héraut de l’idée russe et de la conscience
nationale russe, marqué de toutes les antinomies et de tous les malaises
de cette conscience nationale : d’humilité comme de présomption, de
compassion universelle comme d’exclusivisme patriotique. Lorsque,
dans le discours fameux qu’il prononça sur Pouchkine, Dostoïevski,
s’adressant à ses concitoyens, employait ces mots : « Humilie-toi,
homme fier », l’humilité qu’il préconisait n’était pas simplement
l’humilité. Il considérait le peuple russe comme le peuple le plus
humble de la terre, mais il était fier de cette humilité. Et, en effet, ce
serait là l’orgueil des Russes. [200] Pour Dostoïevski, le peuple russe
était le peuple « porteur de Dieu », unique de son espèce. La conscience
de ce messianisme exclusif n’est pas compatible avec l’humilité. C’est
le sentiment et la mentalité du peuple hébreu qui ressuscitent en elle.
L’attitude de Dostoïevski envers l’Europe est pareillement traversée
de contradictions. Nous verrons que Dostoïevski fut un véritable
patriote européen, respectueux de ses monuments et de ses choses
saintes, qu’il a dit sur l’Europe des choses étonnantes et telles qu’aucun
Occidental n’en a prononcées. Par cette attitude s’exprime
l’universalisme de l’âme russe, la faculté du Russe à vivre par lui-même
et à faire sien tout ce qui est grand dans le monde. Mais, d’autre part,
Dostoïevski niait que les peuples d’Europe fussent des peuples
chrétiens, et il prononçait contre l’Europe une sentence de mort. Il était
foncièrement chauvin, et il y a beaucoup d’injustice dans ses jugements
sur les autres peuples, Français et Polonais, par exemple, ainsi que sur
les Juifs en général. Le sentiment et la conscience que les Russes ont
eu d’eux-mêmes les ont toujours amenés, soit à nier violemment tout
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 121

ce qui était russe et à consommer le divorce avec la patrie, avec le sol


natal, ou au contraire à l’affirmer violemment, et avec un tel
exclusivisme qu’il semble que les autres peuples appartiennent à une
race inférieure. Le sentiment national chez nous n’a jamais été pondéré,
empreint de certitude tranquille, [201] sans déchirement, sans hystérie.
Constatons qu’il en est de même chez notre plus grand génie : en
Dostoïevski, la conscience nationale n’a pas atteint à la virilité
spirituelle, à la sérénité ; il est au contraire frappé de maladie, de la
maladie nationale russe.
Il faut comprendre que la structure de l’âme russe est très
particulière, et complètement différente de celle de l’Occidental. Un
monde immense se révèle dans l’Orient russe, qui peut être opposé à
tout l’Occident, à tous les peuples européens. Les plus subtils parmi les
Occidentaux le comprennent fort bien, et cette énigme de l’Orient russe
les attire. La Russie est une grande plaine aux étendues infinies : sur le
visage de cette terre, aucun contour fortement tracé, aucune borne ; on
ne trouve en elle ni la complexité des montagnes et des vallées, ni
aucune limite définissant la forme particulière de chaque région. Le
fluide russe s’est déversé le long de la plaine, il s’écoule dans l’infini.
Et la géographie de la terre russe coïncide avec la géographie de son
âme. Ainsi la nature géographique n’est que l’expression symbolique
de l’état d’âme d’un peuple : comme tout ce qui est extérieur n’est que
le symbole de ce qui est intérieur, le symbole de l’esprit. L’égalité de
la terre russe, son étendue illimitée, ses lointains infinis, l’imprécision
de ses éléments symbolisent dans l’âme russe une égalité, un infini
pareils, une soumission identique à un courant national imprécis. Tout
cela incarne la nature [202] de l’homme russe. Car ce n’est pas le hasard
qui veut qu’un peuple vive sur telle ou telle terre, au milieu de telle ou
telle nature. Il y a entre eux un lien intérieur. La nature et la terre mêmes
sont déterminées par les tendances fondamentales de l’âme nationale.
Les plaines russes, comme les ravins russes, sont des symboles de l’âme
russe. Dans toute la structure de cette terre, on sent la difficulté qu’a
l’homme à la vaincre, à lui donner une forme, à la soumettre à la culture.
L’homme russe est sous la domination de sa nature, sous la domination
de sa terre, de ses éléments. Ainsi dans son âme, la forme ne maîtrise
pas le contenu, l’élément charnel et sensible ne l’emporte pas sur
l’esprit. La difficulté de se trouver à soi-même une discipline
caractérise à la fois l’homme et le sol. L’âme se disperse dans la plaine
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 122

sans limites, se perd dans les lointains infinis. Infinis, lointains qui
l’attirent. Elle ne pourrait vivre dans des frontières, entourée de
contours précis, dans des régions de culture différenciée ; et si elle
aspire ainsi à ce qui est extrême, ultime, c’est qu’elle ignore ces limites,
ces contours, qu’elle ne rencontre pas les barrières de la discipline, ni
dans sa vie, ni dans ses éléments. C’est une âme apocalyptique par
inclination et par structure, sensible exclusivement au fluide mystique
et apocalyptique. Elle ne constitue pas une forteresse comme celle de
l’Européen, cuirassée par une discipline religieuse et culturelle. Elle
flotte vers les horizons qui la sollicitent, surtout [203] vers cet horizon
lointain où elle croit voir la fin du monde. Nulle âme plus aisément ne
se déracine, ne se laisse emporter par d’irrésistibles tourbillons. Il y a
en elle un besoin d’errer par la plaine du pays russe. Le défaut de forme,
la faiblesse de la discipline ont eu pour résultat d’abolir chez les Russes
tout véritable instinct de conservation ; ils se détruisent, se consument
eux-mêmes pour un rien, ils disparaissent dans l’espace. Le poète A.
Biely a dit dans d’admirables vers consacrés à la Russie :

Tu disparaîtras dans l’espace, tu disparaîtras, Russie, ô ma Russie.

L’âme russe est capable d’arriver à l’ivresse par sa propre perte. Il y


a peu de choses qu’elle vénère, à quoi elle soit fortement attachée. Elle
n’est pas reliée à la culture, façonnée par la tradition et par la coutume,
comme l’âme occidento-européenne. Le Russe traverse sans peine
toute crise de culture, il n’a pas encore fixé sa culture véritable. C’est
en cela que le nihilisme est hautement caractéristique du Russe. Il
renonce d’un cœur léger à la science et à l’art, à l’État et à la maison, il
se révolte contre les liens qu’on lui a transmis et aspire au royaume de
l’inconnaissable, dans les invisibles lointains. L’âme russe est prête à
des expériences radicales dont serait incapable l’âme européenne plus
formée, plus différenciée, et précisément façonnée par les limites,
enchaînée par les traditions de sa race. Les expériences spirituelles
telles que les a [204] menées Dostoïevski ne pouvaient avoir lieu que
sur l’âme russe. Il avait étudié ses possibilités infinies. Au contraire, les
limites de l’âme européenne, ses liens culturels, son endurcissement
rationaliste eussent été un obstacle à un tel genre de recherches. C’est
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 123

pourquoi Dostoïevski n’est concevable qu’en Russie et l’âme russe


pouvait seule servir d’instrument à ses découvertes.

*
* *

Dostoïevski fut à sa manière un « populiste » (narodnik) : il


confessait et préconisait un populisme religieux. Cet amour du peuple
— ce populisme — est un produit de l’esprit russe, un pur phénomène
russe qui n’existe pas en Occident. Il n’y a qu’en Russie en effet que
l’on peut rencontrer ces oppositions éternelles de « l’intelligenzia » et
du « peuple », l’idéalisation de ce peuple, allant jusqu’à s’incliner
devant lui, jusqu’à chercher en lui la vérité et Dieu. Populisme qui fut
toujours en Russie l’indice de la faiblesse du courant culturel, de
l’absence d’une conscience de sa mission. La Russie, dans l’immense
et obscur royaume des moujiks, dont le tsar était la tête, se décomposait
en un nombre très restreint de classes, avec une élite cultivée peu
nombreuse et relativement faible, et une hypertrophie de l’appareil
conservateur de l’État. Cette structure de la société russe, très différente
de la société européenne, a eu [205] pour résultat de faire sentir à la
classe intellectuelle son impuissance devant le courant populaire,
devant le sombre océan du peuple, et le danger d’être englouti par cet
océan. La puissance impériale sanctionnée religieusement dans la
conscience du peuple, tout ensemble sauva la classe intellectuelle des
ténèbres populaires, et la persécuta. Elle se trouvait enfermée dans un
étau. La conscience que prend d’elle-même, au XIXe siècle, la classe
cultivée qui, à un moment donné, se nommera « l’intelligenzia », est
tragique. L’élite cultivée, ne trouvant pas dans l’histoire russe de fortes
traditions culturelles, ne se sentant pas de liens organiques avec une
société différenciée, avec des classes fortes et fières de leur passé
fameux, se voyait placée entre deux courants mystérieux de l’histoire
russe, le courant de la puissance tsariste, et celui de la vie du peuple.
Alors, par un instinct de conservation spirituelle, elle commença à
idéaliser tantôt l’un, tantôt l’autre de ces éléments, ou tous les deux à la
fois et à chercher en eux un point d’appui. Au-dessus des sombres
abîmes populaires, immenses comme l’océan, les intellectuels
éprouvaient donc leur impuissance et l’oppressant danger d’être
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 124

engloutis dans cet abîme. Et voilà que cette classe cultivée change son
nom en celui d’ « intelligenzia », capitule devant le courant populaire,
encense l’élément qui menaçait de l’engloutir. Le « peuple » représente
pour l’ « intelligenzia » une force mystérieuse, étrange et attirante. En
lui est enfermé le [206] secret de la vie véritable, en lui réside quelque
vérité particulière, Dieu lui-même, que les intellectuels ont perdu.
L’ « intelligenzia » ne se sentait pas une couche organique de la vie
russe, elle avait perdu son unité, brisé ses racines. L’unité, l’intégrité,
c’est le peuple qui l’a gardée, seul il vit de la vie organique, il connaît
la vérité immédiate de la vie. La classe intellectuelle ne s’est pas
montrée de force à affirmer devant le peuple sa mission culturelle, le
devoir qu’elle avait d’apporter la lumière dans les ténèbres des couches
inférieures. Elle a douté de son rôle spécifique d’éclaireuse, elle n’a pas
cru en sa vérité, elle a jeté le doute sur la valeur intrinsèque de la culture.
Ce sont de mauvaises conditions pour remplir la véritable mission
dévolue à la culture : c’est d’un point de vue à la fois moral, religieux
et social qu’on jette sur elle la suspicion. La culture serait issue d’une
injustice, achetée à un prix trop élevé, elle signifierait la rupture avec la
vie du peuple, la violation de l’intégrité organique. La culture est une
faute vis-à-vis du « peuple », l’exode hors du « peuple » et l’oubli du
« peuple ». Ce sentiment de sa faute a poursuivi l’ « intelligenzia »
russe dans tout le cours du XIXe siècle et a sapé son énergie créatrice.
Sentiment qui est né, encore une fois, du fait que les classes cultivées
n’ont pas eu suffisamment conscience de la valeur de la culture et
qu’elles ont laissé peser sur elle un doute moral, un soupçon. Ceci est
très caractéristique de ce « populisme » [207] russe. Ce n’est pas dans
la culture qu’on cherche la vérité, dans ses aspirations objectives, mais
dans le peuple, dans un courant de vie organique. Courant de vie
organique où réside aussi la vie religieuse, et non dans la culture et dans
l’esprit. Je donne ici la caractéristique des principes premiers du
populisme russe, indépendants de ses tendances et de ses nuances
diverses. En réalité, le populisme en Russie s’est décomposé en deux
tendances, matérialiste et religieuse. Et sous sa forme matérialiste, qui
marque la dégénérescence de la classe cultivée, s’exprime la même
psychologie que sous sa forme religieuse. Il y a une ressemblance entre
les socialistes populistes athées et les populistes slavophiles. La même
idéalisation du peuple, la même défiance de la culture. L’extrême
« droite » et l’extrême « gauche » présentent en Russie des traits de
ressemblance frappantes ; le même courant réactionnaire hostile à la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 125

culture y est inclus. La même maladie de l’âme nationale russe


s’exprime à ces pôles contraires. Une semblable inhibition du principe
personnel, de la culture et de la personnalité, de la culture de la
responsabilité et de l’honneur personnels. Et aussi une semblable
incapacité d’autonomie spirituelle, une semblable intolérance, la
recherche de la vérité non en soi, mais hors de soi. L’absence de
chevalerie dans l’histoire russe a eu de grandes conséquences. Le
collectivisme russe a montré plus d’une fois que la personnalité, l’esprit
personnel étaient insuffisamment éveillés dans [208] le peuple russe,
que la personnalité était encore absorbée par le courant naturel de la vie
du peuple. C’est pourquoi la théorie populiste chercha la vérité et Dieu,
non dans la personnalité, mais dans le peuple.
Qu’était-ce donc au juste que le « peuple » pour cette théorie
populiste, de quelle force mystérieuse s’agissait-il ? La définition
même du peuple demeure extrêmement confuse et trouble. Le
« peuple », pour la majorité des populistes, n’était pas la nation, prise
comme un organisme entier, comprenant toutes les classes, toutes les
couches de la société, toutes les générations historiques, l’intellectuel
et le noble, comme le paysan, le marchand et l’artisan, comme l’ouvrier.
Le mot « peuple » n’a pas ici ce sens ontologique et mesuré, il a avant
tout un sens social et une signification de classe. Le « peuple », ce sont
en majorité les paysans et les ouvriers, les classes inférieures de la
société, vivant de leur effort physique. C’est pourquoi le noble, le
fabricant ou le marchand, le savant, l’écrivain ou l’artiste ne
constitueront pas le « peuple », n’en seront pas une part organique ; au
contraire, ils lui seront opposés en tant que « bourgeoisie » et
« intelligenzia ». Dans le populisme révolutionnaire et matérialiste de
gauche, c’est finalement cette conception de classe qui prédomine. Et
ce qui est surprenant, c’est qu’elle prédomine aussi dans le populisme
religieux et dans le slavophilisme, bien qu’elle soit en contradiction
absolue avec les tendances [209] de la conscience slavophile. Pour le
slavophile, comme pour Dostoïevski, « le peuple » est avant tout le
simple peuple, les paysans, les moujiks. Pour eux, la classe
intellectuelle s’est arrachée du peuple, elle s’oppose à lui et à sa vérité.
La vérité est chez les moujiks, non pas chez les nobles, dans
l’ « intelligenzia ». Les moujiks gardent la foi véritable. On retire à la
classe cultivée le droit de se sentir part intégrante du peuple, de
retrouver dans son propre fonds le courant populaire. Si je suis noble
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 126

ou négociant, si je suis savant ou écrivain, ingénieur ou médecin, je ne


puis me sentir « peuple », je dois considérer le peuple comme un
courant mystérieux opposé à moi, devant lequel il faut m’incliner
comme devant un porteur de vérités supérieures. Tout rapport
immanent avec le « peuple » et ce qui est « populaire » est impossible,
il ne peut exister là qu’un rapport transcendant. Le « peuple », ce serait
avant tout le « non-moi », opposé à moi-même, devant lequel je
m’incline, renfermant en soi une vérité qui est en dehors de moi et
devant laquelle je me sens coupable. Mais cela, c’est une conception
d’esclave, d’où toute liberté d’esprit, toute conscience d’une liberté
spirituelle particulière est exclue. Ce « populisme » illusoire, qui a été
celui de Dostoïevski, se trouve d’ailleurs en opposition avec les mots
étonnants qu’il met dans la bouche de Versilov, au sujet de la noblesse
russe : « Je ne peux pas ne pas respecter ma noblesse. Il s’est créé chez
nous, au cours des siècles, un certain [210] type de haute culture tel
qu’il n’en existe pas de pareil au monde, un type qui prend sur lui pour
tous la souffrance universelle. C’est un type russe, et, comme il est pris
dans la classe cultivée supérieure du peuple russe, il peut se faire que
j’aie l’honneur de lui appartenir. Ce groupe garde en lui la Russie
future. Peut-être sont-ils mille (peut-être plus, peut-être moins), mais
toute la Russie a vécu à seule fin de produire ce millier. »
Les plus grands génies russes au sommet de leur vie spirituelle ou
de leur création culturelle n’ont pas supporté l’épreuve des cimes et de
la liberté altière de l’esprit, ils ont eu peur de la solitude et se sont
précipités en bas, dans les lieux plats de la vie du peuple, espérant, grâce
à cette fusion, arriver à une vérité supérieure. Les Russes les plus
remarquables n’ont pas eu le lyrisme de l’altitude, des sommets : ils ont
redouté l’isolement, l’abandon, le froid, ils ont cherché la tiédeur de la
vie populaire et collective. Ici le génie russe — Dostoïevski — diffère
absolument du génie européen — Nietzsche. Ni Tolstoï ni Dostoïevski
n’ont supporté les hauteurs ; le courant sombre, immense, mystérieux
de la vie populaire les a fascinés. Ils espéraient y trouver la vérité mieux
qu’en gravissant les sommets. Et ceux qui exprimèrent les premiers la
conscience nationale russe, les Slavophiles, agirent de même. Sans
doute, ils étaient à la cime de la culture européenne, et les plus cultivés
parmi les Russes ; ils comprenaient que la culture ne peut [211] qu’être
nationale et ils se rapprochaient par là des Occidentaux plus que les
« Occidentaux » russes eux-mêmes. Mais ils capitulaient devant
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 127

l’empire des moujiks, ils plongeaient dans ses mystérieux abîmes, ne


trouvant pas en eux la force de défendre leur vérité, comme une vérité
nationale, commune à tous ; eux aussi concevaient le « peuple », en tant
que simple peuple, opposé à la classe cultivée. La gauche irréligieuse
du populisme russe a cueilli les fruits de cette compréhension du peuple
comme une classe. Une conscience nationale est désormais impossible,
l’abîme entre l’ « intelligenzia » et le « peuple » était approfondi et
confirmé, seule la notion populiste était maintenue. Et cependant au
cœur du slavophilisme étaient déposés des éléments d’une
compréhension plus large, plus vivante du peuple, en tant que nation,
en tant qu’organisme mystique. Mais les slavophiles sont tombés
victimes de la maladie de la classe intellectuelle. Maladie qui a frappé
la conscience de Dostoïevski. Le marxisme, théoriquement, a
décomposé la notion du peuple en classes et, par là, il a porté un coup
au populisme ; mais par la suite, il s’est soumis lui-même à la
résurrection de ce principe.

*
* *

Le populisme de Dostoïevski est d’une espèce particulière, c’est un


populisme religieux. Sans doute les Slavophiles confessaient aussi un
populisme [212] de ce genre. Kocheliëv disait que le peuple russe n’est
bon qu’avec l’orthodoxie, et que sans elle « il n’est qu’une saleté ». Les
Slavophiles croyaient le peuple russe le plus chrétien et le seul chrétien
sur la terre. Mais la foi religieuse de Dostoïevski dans le peuple russe
appartient déjà à une autre époque. Les Slavophiles se sentaient
fortement implantés sur le sol, et, ce sol, ils le sentaient solide sous leurs
pieds. Ils avaient une longue tradition de mœurs confortables, la
placidité de ces propriétaires russes qui ont grandi dans leur
gentilhommière natale et toute la vie en resteront possesseurs. On ne
saurait trouver en eux rien de catastrophique, aucun pressentiment du
futur apocalyptique et inconnu. Dostoïevski, au contraire, appartient
tout entier à cette époque d’aperception catastrophique du monde, à
cette époque tournée religieusement vers l’Apocalypse. Sa conception
messianique du peuple était universelle, mondiale, dirigée vers le destin
du monde entier. Les Slavophiles étaient encore des provinciaux en
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 128

comparaison de Dostoïevski. L’attitude de ce dernier vis-à-vis de


l’Europe est toute différente de la leur, infiniment plus complexe et plus
tendue. Et vis-à-vis de l’histoire russe, il a diverses attitudes. Ainsi, il
n’est pas porté à idéaliser l’ancienne Russie antépétrovienne. Il donne
au contraire une valeur énorme à Pétersbourg, à la période pétrovienne
de l’histoire russe. Dostoïevski est l’écrivain de cette période. Ce qui
l’intéresse, c’est le destin de l’homme dans [213] la Russie
pétersbourgeoise, pétrovienne, l’épreuve tragique et compliquée du
nomade russe qui se déracine à cette époque. Et en cela il prend la suite
de Pouchkine. Ce que ce dernier a vu et décrit de fantomatique en
Pétersbourg attire Dostoïevski. Les mœurs foncières et paysannes de
Moscou au contraire lui sont étrangères ; il n’est occupé que de
l’ « intelligentzia » russe dans la période pétersbourgeoise de l’histoire
de la Russie : il est tout entier à la catastrophe en marche, l’écrivain
d’une époque où s’ébauche la révolution intérieure. Dans le sens
traditionnel du mot, Dostoïevski ne fut donc pas un Slavophile, de
même que Constantin Léontiev ne le fut pas non plus. Ce sont des
hommes d’une nouvelle formation, animés d’un dynamisme qu’on
chercherait en vain chez les Slavophiles.
On trouve, du reste, dans le Journal d’un écrivain une série
d’allusions hostiles, et souvent injustes, à l’égard des Slavophiles :
« Les Slavophiles ont une capacité rare pour méconnaître les leurs et
pour ne rien comprendre aux réalités de leur temps. » Il défend les
« Occidentaux » en face d’eux. « Est-ce que vraiment les Occidentaux
auraient moins l’instinct de l’esprit russe que les Slavophiles ? » « Nous
voulions seulement faire ressortir un élément quelque peu chimérique
des Slavophiles, qui les mène à méconnaître absolument les leurs, et à
vivre en complet désaccord avec la réalité. Si bien qu’en tout cas
l’occidentalisme était tout au moins plus réaliste que le slavophilisme,
et qu’en [214] dépit de toutes ses erreurs il est allé plus loin, il est resté
du côté du mouvement, alors que les Slavophiles demeuraient
éternellement sur place et en tiraient même grand honneur. Hardiment,
l’occidentalisme s’est posé les questions finales, les a résolues dans la
douleur, à travers la conscience de soi, a su retourner au terroir
populaire, retrouver l’union avec les éléments populaires et le salut dans
le sol. Nous, de notre côté, avançons comme un fait, que nous croyons
irrévocable, que dans le retour actuel (qui, du reste, n’est pas général)
conscient ou inconscient, à la terre, l’influence des Slavophiles a eu
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 129

beaucoup moins de part, une part infime et peut-être nulle. »


Dostoïevski estime les Occidentaux pour leurs recherches, la
complexité de leur conscience, le dynamisme de leur volonté. Ce qui le
troublait, par contre, c’est que les Slavophiles, en tant qu’aristocratie,
se plaçaient en dehors d’un processus difficile de vie, en dehors du
mouvement littéraire, et regardaient tout de haut. Pour Dostoïevski, le
« garçon russe », les athées, les socialistes et les anarchistes, étaient des
manifestations de l’esprit russe. Et la littérature « occidentale » est aussi
une manifestation de cet esprit. Dostoïevski oppose le réalisme, le
réalisme tragique de la vie, à l’idéalisme des Slavophiles. Il comprenait
le mouvement d’esprit qui s’accomplissait en Russie. Par une notion
prophétique, il découvrait la nature de ce mouvement et montrait le
terme effrayant auquel il devait parvenir. Il se tenait [215] sur le terrain
de l’expérience spirituelle, comme expérience nécessaire. Mais les
Slavophiles, à cette époque, arrivés à la seconde génération, se
refusaient à comprendre tout mouvement, redoutaient toute expérience.
Ce sont là des attitudes complètement différentes en face de la vie.
L’attachement de Dostoïevski au sol n’est pas le même que celui des
Slavophiles. Il contemple le sol russe jusque dans ses couches les plus
profondes, dont l’existence doit se manifester seulement par des
tremblements de terre et des éboulements. Ce n’est pas un enracinement
ontologique, une connaissance de l’esprit du peuple dans la profondeur
même de son essence.

*
* *

L’attitude de Dostoïevski vis-à-vis de l’Europe est étonnante.


Particulièrement caractéristiques de cette attitude sont les paroles de
Versilov dans lesquelles Dostoïevski a exprimé ses pensées les plus
tendres à l’égard de l’Europe : il a d’ailleurs mis dans la bouche de
Versilov beaucoup de ses pensées propres. L’homme russe est
universel, et l’homme le plus libre du monde. « Eux (les Européens) ne
sont pas libres, mais nous le sommes. Avec ma tristesse russe, j’étais
seul alors à être libre... Tout Français est capable de servir non
seulement sa France, mais l’humanité, mais ceci à une condition, c’est
qu’il reste davantage Français ; il en est de même pour l’Anglais et pour
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 130

l’Allemand. [216] Il n’y a que le Russe qui, à notre époque, ait reçu la
faculté de demeurer d’autant plus Russe qu’il se fait plus Européen.
C’est là la différence la plus essentielle entre nous et tous les autres, et
« chez nous », à ce compte-là c’est comme nulle part. En France je suis
Français ; avec un Allemand, Allemand ; avec un Grec ancien, Grec, et
je n’en reste pas moins Russe authentique, et sers la Russie d’autant
mieux, puisque je représente sa pensée principale. » « L’Europe est
aussi précieuse au Russe que la Russie : chacune de ses pierres est
précieuse et douce. L’Europe a été notre patrie, autant que la Russie.
Oh ! davantage. On ne peut aimer la Russie mieux que je ne l’aime,
mais je ne me suis jamais reproché le fait que Venise, Rome, Paris, les
trésors de leur science et de leur art, toute leur histoire, m’aient été plus
doux que la Russie. Oh ! comme ils sont chers au Russe, ces vieilles
pierres étrangères, ces merveilles du vieux monde de Dieu, ces
fragments de merveilles saintes ; ils nous sont même plus chers qu’à
eux... Il n’y a que la Russie qui ne vive pas pour elle-même, mais pour
la pensée, et le fait remarquable est que, depuis près d’un siècle, la
Russie vit non pour elle, mais seulement pour l’Europe. » Un
Slavophile n’eût pu prononcer ces mots. Le même motif, du reste,
reparaîtra dans la bouche d’Ivan Karamazov : « Je veux voyager en
Europe ; je sais que je ne trouverai là qu’un cimetière, mais le plus cher
cimetière, voilà tout. Les morts chers sont couchés là, la pierre qui [217]
les recouvre témoigne d’une si brûlante vie écoulée, d’une foi si
passionnée en son action, en sa vérité, en son combat et en sa science
que, je le sais d’avance, je tomberai à terre, embrasserai ces pierres et
pleurerai sur elles, tout en étant au même moment persuadé dans mon
cœur que tout cela depuis longtemps n’est qu’un cimetière, et rien de
plus. » Et la même chose encore dans le Journal d’un écrivain :
« L’Europe, mais c’est une chose terrible et sainte, l’Europe. Oh !
savez-vous, messieurs, combien à nous, rêveurs slavophiles, qui, selon
vous, la haïssons, l’Europe est chère, cette même Europe, « patrie des
merveilles saintes » ? Savez-vous combien ces merveilles nous sont
chères, combien nous aimons et estimons plus que fraternellement les
grandes tribus qui l’habitent et tout ce qu’elles ont accompli de grand,
de noble et d’élevé ? Savez-vous de combien de larmes et de serrements
de cœur nous oppresse le destin cher et proche de ces pays, combien
nous effraient ces sombres nuées qui se pressent toujours davantage à
leur horizon ? Jamais vous, messieurs, vous, nos Européens et nos
Occidentaux, vous n’aimerez l’Europe autant que nous, les rêveurs
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 131

slavophiles que vous voulez faire passer pour ses ennemis


traditionnels. » Ni les Slavophiles ni les Occidentaux n’avaient parlé
ainsi. Seul Constantin Léontiev, qui n’était ni l’un ni l’autre, eût pu
s’exprimer sur le passé de l’Europe en des termes pareils. Les penseurs
religieux russes du type de Dostoïevski et de [218] Constantin Léontiev
n’ont pas nié la haute culture de l’Europe occidentale. Ils estimaient
cette culture plus haut que les Européens actuels. Ce qu’ils niaient,
c’était la civilisation européenne contemporaine, son esprit
« bourgeois », mercantile, où ils dénonçaient une trahison envers la
haute tradition et le legs de la culture passée de l’Europe.
Pour beaucoup d’écrivains et de penseurs russes, l’opposition entre
la Russie et l’Europe n’a été que l’opposition de deux esprits, de deux
types de culture ; qu’une forme de la lutte contre les tendances de la
civilisation actuelle, extinctrice de l’esprit. Le slavophilisme,
l’orientalisme était une aberration particulière de la conscience. Deux
esprits combattent dans le monde, et l’esprit de la civilisation
mercantile commence à vaincre, par suite d’une trahison au principe
chrétien de la culture. L’esprit matérialiste a triomphé de l’esprit
religieux, l’attachement au bonheur terrestre a caché les cieux. Telle est
la tendance mondiale de la civilisation contemporaine. C’est chez les
peuples européens qu’elle s’est manifestée le plus clairement. Les
Russes en ont été sauvés par leur « retardement ». Mais ce serait une
illusion de déduire de ce retard que cette tendance mondiale de la
civilisation contemporaine n’a pas de prise sur la Russie et sur le peuple
russe, qu’ils en sont éloignés par la nature de leur esprit, et que cette
tendance appartient exclusivement à l’Occident. Les tendances
religieuses de la pensée et de la littérature [219] russe ont été colorées
à la nuance du slavophilisme, de l’Orient. Couleur défensive.
L’Allemagne du début du XIXe siècle, à l’époque de la grande poussée
créatrice de l’idéalisme allemand et du mouvement romantique, a
connu une semblable cristallisation de ses tendances et une semblable
conscience d’elle-même. L’esprit idéaliste, les tendances romantiques,
la prédominance des intérêts spirituels supérieurs s’affirmèrent en tant
qu’esprit germain, que tendance germanique, intérêts germaniques, en
face des tendances non spirituelles de la France et de l’Angleterre. La
notion d’un messianisme germain date de la même époque. Ce qui
n’empêcha pas, par la suite, l’Allemagne de s’engager sur le chemin du
matérialisme et de faillir à la haute mission de son esprit. La lutte entre
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 132

deux esprits, deux types de culture religieux et irréligieux de la


civilisation, fut toujours immanente à l’Europe occidentale elle-même,
et se livra sur son sol. Les romantiques français, les symbolistes et les
catholiques français du XIXe siècle, comme Barbey d’Aurevilly,
Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Léon Bloy, de tout leur être et de
tout leur douloureux destin s’opposèrent à l’esprit régnant du siècle,
c’est-à-dire à la civilisation européenne et française du XIXe siècle, qui
ne les blessait pas moins qu’elle ne blessait les Slavophiles, Dostoïevski
et Léontiev. Eux aussi étaient tournés vers le Moyen Age, comme vers
leur patrie spirituelle. L’apparition de Nietzsche, avec son rêve
passionné d’une culture [220] dionysiaque tragique, a été tout entière
une protestation passionnée et maladive contre l’esprit triomphant de la
civilisation européenne. C’est là un thème universel et qui ne peut être
conçu sous les espèces d’une opposition entre la Russie et l’Europe,
entre l’Orient et l’Occident. Il s’agit de l’opposition entre deux esprits,
deux types de culture à l’intérieur même de l’Europe comme à
l’intérieur de la Russie, en Occident comme en Orient. Il fut donné aux
Russes, aux plus grands parmi les écrivains et les penseurs russes, de la
ressentir plus vivement que les Occidentaux. Herzen même en a eu
davantage conscience que les Européens des années 40. Mais il ne faut
pas déduire de là qu’en Russie la tendance mondiale de la civilisation
contemporaine ne doive pas triompher, ainsi que l’esprit irréligieux, et
que l’esprit en Russie ne subira pas une éclipse. Les marxistes sont
apparus en Russie et y ont réussi. Et maintenant s’y déroule le combat
de deux esprits, de deux types de culture, ou plus exactement le combat
contre l’extinction ou l’affaiblissement de l’esprit, de la culture et de la
civilisation. Il se peut qu’en Russie l’esprit et la culture ne triomphent
pas. Esprit et culture, il faut non seulement les rapprocher, mais les
identifier, car, alors que la civilisation peut ne pas l’être, la culture est
toujours esprit ; par sa nature propre, elle est liée à une tradition sacrée,
au culte des aïeux. Mieux que tous, d’une façon plus aiguë, Dostoïevski
a perçu le dédoublement du mouvement en marche, et la [221]
naissance en lui de l’esprit de l’Antéchrist. Il a révélé les mouvements
de cet esprit en Russie, et en Russie avant tout. Quant à Léontiev, il
désespéra à la fin de sa vie de voir apparaître un type neuf et florissant
de culture qui s’opposerait à la civilisation flétrie de l’Europe, et serait
semblable à ses fleurs passées. Il sombra dans le désespoir, voyant dans
son pays le triomphe de ce processus général égalitaire qu’il avait en
haine et il alla jusqu’à prononcer ces paroles d’angoisse : la Russie était
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 133

appelée peut-être à une seule mission religieuse, celle de voir naître en


son sein l’Antéchrist. C’est ainsi que l’idée du populisme religieux,
dont l’évolution porta à l’histoire russe des coups si terribles, tomba
elle-même en décomposition. La destinée de l’idée messianique russe
est aussi une destinée tragique.

*
* *

« Tout grand peuple doit croire, s’il veut demeurer longtemps


vivant, qu’en lui, et en lui seul, réside le salut du monde, qu’il vit pour
se tenir à la tête des peuples, les associer à lui tous ensemble et les
conduire en une troupe unie vers un but final qu’il leur aura à tous
assigné. » Dostoïevski exprime ainsi, dans le Journal d’un écrivain, le
besoin qu’il a d’une conscience nationale messianique. Une telle
notion, tout d’abord, ne contient aucun exclusivisme national, aucun
particularisme. La conscience messianique d’un peuple est générale
[222] et universelle. Le peuple messianique est appelé à servir la cause
du salut de tous les peuples, du monde entier. Tâche que Dostoïevski
propose au peuple russe, au peuple qui porte Dieu. Le messianisme
n’est pas le nationalisme. Il vise infiniment plus haut, mais il ne contient
aucune affirmation nationale. En revanche, les Slavophiles, qui étaient
par leur définition même à un très haut degré des nationalistes,
persuadés que le peuple russe représente le type supérieur de la culture
chrétienne, ne prétendaient pas que le peuple russe dût sauver tous les
autres peuples et découvrir l’universelle vérité. L’universalisme de
l’esprit populaire russe, c’est dans le vaste génie de Pouchkine que
Dostoïevski le découvre. Ce qui frappe chez Pouchkine, c’est la
« faculté de sympathie universelle, et la réincarnation la plus complète
dans le génie des peuples étrangers, réincarnation presque parfaite ».
« Cette faculté est essentiellement une faculté russe, et Pouchkine la
partage en vérité avec tout notre peuple. » Il dit, contrairement aux
Slavophiles, que « notre aspiration vers l’Europe, même avec toute sa
part d’entraînement et d’exagération, n’a pas été seulement officielle et
raisonnable, mais encore populaire, qu’elle a coïncidé pleinement avec
les aspirations de l’esprit populaire lui-même, et qu’elle a eu sans
contredit le but final le plus élevé ». « L’âme russe, le génie du peuple
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 134

russe est peut-être le plus capable parmi tous les autres peuples d’abriter
en lui l’idée de l’union universelle et de [223] la fraternité. » Avec son
instinct génial, Dostoïevski révèle que le vagabondage inquiet et rebelle
des Russes, le nomadisme de leur esprit, est une manifestation
profondément nationale. « Dans Aleko, Pouchkine a recherché et a
merveilleusement dépeint le vagabond malheureux sur sa terre natale,
le martyr russe historique. » Toute l’œuvre de Dostoïevski est
consacrée aux destinées les plus lointaines de ce vagabond. Il l’intéresse
plus que tout. « C’est le bonheur universel qui est nécessaire au
vagabond russe, pour qu’il s’apaise ; il ne fera pas sa paix à un moindre
prix. » Ainsi dans le vagabond, dans le déraciné russe, nous découvrons
l’esprit universaliste de tout un peuple. Ici, la pensée de Dostoïevski,
par son dynamisme même qui n’accepte rien de ce qui est statique et
stable, contient une contradiction. Le vagabond russe s’est arraché au
sol natal. Là est son péché, et la stérilité de sa vie créatrice. Mais le
déraciné russe que Dostoïevski considérait comme un produit de la
classe seigneuriale russe, celui-ci, il le traitait dédaigneusement de
« gentilhomme russe et citoyen du monde ». C’était pourtant aussi une
manifestation de l’esprit national. Jugement contradictoire qu’on ne
saurait trouver chez les Slavophiles, dont la pensée a plus d’unité.
Dostoïevski aimait donc en général ce déraciné, ce vagabond, et était
prodigieusement intéressé par son destin. Il considérait
l’ « intelligenzia » russe, coupée du peuple, comme hautement
caractéristique, témoignant ainsi que son [224] populisme religieux
était une juxtaposition de pensées antinomiques. En vérité, lorsqu’il
exhortait à s’incliner devant le peuple, à chercher « la vérité populaire »
et la « vérité dans le peuple », sous ce vocable de « peuple », il
comprenait un organisme mystique, l’âme de la nation conçue comme
un tout vaste et mystérieux, l’immense majorité du « simple » peuple,
des moujiks. Ici on touche du doigt l’habituel malentendu de cette
notion populiste. Il n’est pas besoin d’aller au peuple pour le rejoindre.
Coupé de ses racines, le Russe errant, solitaire, peut dans sa propre
profondeur découvrir et reconnaître le courant populaire, devenir
peuple par le fait seul qu’il manifeste cette profondeur. Car tout Russe,
au fond de lui-même, trouve les éléments profonds du peuple.
L’élément « populaire », il n’est pas en dehors de moi, dans le moujik,
mais en moi, dans la couche profonde de mon être propre, dans lequel
je ne suis pas comme une monade fermée. L’unique rapport véritable
qui existe vis-à-vis de ce qui est « peuple », séparé du « peuple », oui,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 135

je le trouve en surface, mais non en profondeur. Et, pour devenir


populaire, il ne m’est pas besoin des moujiks, ni du simple peuple, je
n’ai qu’à me tourner vers mes propres profondeurs. En quoi consiste
cette « vérité populaire », ainsi découverte en profondeur ? Ce n’est pas
aux moujiks que Dostoïevski l’emprunte, à qui empiriquement elle est
étrangère ; elle apparaît dans la profondeur de son esprit. Car
Dostoïevski est « peuple » [225] plus que le peuple même, plus que
toute la classe paysanne de la Russie. « La destination du Russe est
indiscutablement paneuropéenne et pan-mondiale. Etre un vrai Russe,
un Russe complet, cela signifie peut-être seulement être le frère de tous
les hommes, l’homme universel. Oh ! tout ce slavophilisme et cet
occidentalisme ne sont chez nous qu’un vaste malentendu, encore
qu’historique et nécessaire. Pour le Russe authentique, l’Europe en tant
que fief de la grande tribu aryenne est aussi chère que la Russie elle-
même, l’apanage de la terre natale, parce que notre apanage à nous est
universel. » Par cette conception du rôle prédestiné du Russe,
Dostoïevski se rapproche infiniment plus de Vladimir Soloviev que des
Slavophiles ou des nationalistes russes ultérieurs. Mais, dans cette
conception messianique de Dostoïevski, on peut découvrir des
contradictions, et le danger que contient toute conception messianique.

*
* *

L’idée messianique a été apportée au monde par l’ancien peuple


hébreu, le peuple élu de Dieu, parmi lequel devait naître le Messie. Et
aucun autre messianisme n’existe que le messianisme hébreu.
Messianisme qui a trouvé sa justification dans l’apparition du Christ.
Mais après l’apparition du Christ et dans les limites du monde chrétien,
toute notion messianique nationale était impossible chez aucun [226]
peuple. Toute l’humanité chrétienne dès lors est le peuple choisi de
Dieu. Les peuples ont leur mission, leur vocation, mais la conscience
missionnaire n’est pas la conscience messianique. Le messianisme
hébreu était basé sur le rapprochement et l’identification essentielle des
éléments religieux et national. La conscience messianique n’est pas une
conscience nationaliste — toujours particulariste, — c’est une
conscience universelle. Le peuple hébreu n’était pas un peuple parmi
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 136

les peuples, c’était l’unique peuple de Dieu, appelé à la tâche du salut


du monde, à la préparation du royaume de Dieu sur la terre. Et la
conscience messianique à l’intérieur du monde chrétien est toujours une
rejudaïsation du christianisme, un retour à la vieille identification
judaïque du religieux universel avec le national. Dans la vieille
prétention que la Russie fût la troisième Rome, il y avait des éléments
indiscutables de judaïsme transposés sur le terrain chrétien. Et ce même
judaïsme se fait jour sous une forme encore plus éclatante dans le
messianisme polonais. Partie de l’idée de la troisième Rome, la
conscience russe messianique traversa tout le XIXe siècle, et s’épanouit
chez les grands penseurs et les grands écrivains russes. Elle atteignit le
XXe siècle, et c’est alors que se manifesta le tragique destin de cette
idée. La Russie impériale ressemblait peu à la troisième Rome ; en elle,
selon le mot de Dostoïevski, « l’Eglise était une paralytique », dans un
état de soumission humiliante à [227] César. Les messianistes russes
étaient tournés vers la Cité future, ils ne possédaient pas encore leur
Cité à eux. Ils espéraient qu’en Russie apparaîtrait un royaume
nouveau, le Royaume millénaire du Christ. Or, la Russie impériale
tomba, la révolution arriva, détruisant la chaîne qui liait l’Eglise russe
à l’État russe. Le peuple russe fit alors l’expérience de la réalisation
d’un nouveau royaume de ce monde. Mais, au lieu de la troisième
Rome, il réalisa la troisième Internationale. Et la conscience de ceux
qui réalisèrent cette troisième Internationale se révéla aussi, à sa
manière, une conscience messianique. Ils se reconnaissaient eux-
mêmes porteurs de la lumière venue d’Orient, la lumière qui doit
éclairer les peuples d’Occident, encore plongés dans les ténèbres de la
« bourgeoisie ». Tel fut le destin de la conscience messianique russe :
elle n’existe pas seulement dans les écrits du moine Philothée, mais
chez Bakounine et chez Lénine. Le péché de l’adoration du peuple
réside dans les fondements de la conscience messianique, péché suivi
d’un inévitable châtiment.
Les contradictions, les tentations et le péché de l’idée messianique
russe sont résumés dans le personnage de Chatov. Mais Dostoïevski lui-
même est-il complètement libéré de Chatov ? Naturellement, il n’est
pas Chatov, mais il aimait Chatov et quelque chose de Chatov était en
lui. D’ailleurs, tous les héros de Dostoïevski sont des parties de son âme
propre, des étapes de sa propre route. Chatov [228] dit à Stavroguine :
« Savez-vous qui, à présent, sur toute la terre, est le seul peuple porteur
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 137

de Dieu, se préparant à renouveler et à sauver le monde au nom du dieu


nouveau et à qui sont données les clefs de la vie et de la parole
nouvelle ? » « Chaque peuple jusqu’à présent n’était qu’un peuple, il
est temps qu’il ait son dieu particulier et que tous les autres dieux
existant au monde soient exclus par lui sans rémission. » C’est là le
retour au particularisme païen. Mais, plus loin, Chatov revient au
judaïsme avec ses prétentions universelles. « Si un grand peuple ne
croit pas qu’en lui seul est la vérité, s’il ne croit pas qu’il est seul
capable de ressusciter et de sauver tout, et qu’il est désigné pour cela,
alors il n’est plus qu’un instrument ethnographique, et non un grand
peuple... Mais la Vérité est une, et il se peut qu’un seul peuple puisse
détenir la Vérité divine, tandis que les autres ont leurs dieux particuliers
et grands. Cet unique peuple porteur de Dieu, c’est le peuple russe. »
Alors Stavroguine pose à Chatov la question fatale : « Croyez-vous
vous-même en Dieu, ou non ? » Et Chatov bégaie avec exaltation : « Je
crois en la Russie, je crois en son orthodoxie... je crois dans le corps du
Christ... je crois qu’un avènement nouveau s’accomplira en Russie... —
Mais en Dieu ? en Dieu ? » insiste Stavroguine. « Je... je croirai en
Dieu. » Par cet étonnant dialogue, Dostoïevski fait ressortir le
mensonge de ce populisme religieux, de l’adoration religieuse devant
[229] le peuple, le danger de la conscience messianique populiste.
Beaucoup de Russes croient dans le peuple plutôt qu’ils ne croient en
Dieu, ont cru dans le peuple plus qu’ils n’ont cru en Dieu et veulent
aller à Dieu à travers le peuple. L’illusion de l’adoration du peuple est
une illusion russe. Et dans la conscience russe les éléments religieux et
populaires sont tellement confondus qu’il est difficile de les distinguer.
Dans l’orthodoxie russe, cette confusion va quelquefois jusqu’à
l’identification. Le peuple russe croit dans le Christ russe. Le Christ est
le dieu national, le dieu des paysans russes, dessiné avec des traits
russes. C’est là une tendance païenne au sein de l’orthodoxie. Ce
nationalisme religieux, exclusif et étroit, qui reste étranger au
christianisme occidental et n’a, envers le monde catholique, qu’une
attitude négative, tout cela se trouve en complet désaccord avec l’esprit
universel du christianisme. Chaque peuple, comme chaque
individualité, reflète et exprime à sa manière le christianisme. Et le
christianisme du peuple russe doit être un christianisme particulier,
avec ses traits individuels et originaux. Cela ne contredit en rien le
caractère universel du christianisme, dont l’unité totale est une unité
concrète, et non pas abstraite. Mais le christianisme russe enfermait un
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 138

danger, celui de voir prédominer l’élément populaire sur le Logos


universel, l’élément viril, l’âme sur l’esprit. Danger qu’on perçoit chez
Dostoïevski lui-même. C’est le Dieu russe qu’il proclame souvent, et
non le Dieu [230] universel. Son intolérance est le trait judaïque de sa
religiosité.
Le personnage de Chatov est remarquable en ceci qu’il réunit en lui
les courants révolutionnaire et « cent-noiriste », qu’il témoigne de la
parenté de ces deux courants. Le révolutionnaire maximaliste russe et
le « cent-noiriste » sont parfois à peine différents, leurs traits de
ressemblance en tout cas sont frappants. Tous deux pareillement sont
abusés par l’adoration devant le peuple : l’élément populaire trouble
leur raison, paralyse et dissocie leur personnalité. Et l’un comme l’autre
sont des obsédés. Voilà ce que Dostoïevski met en lumière, lui qui
sentait au fond de lui-même à la fois cette tendance révolutionnaire et
cette tendance « cent-noiriste ». Il a perçu dans le peuple russe des
ondes d’angoisse, de passion et de volupté que les écrivains russes
« populistes » n’y discernèrent pas. Ce n’est pas fortuitement que la
secte des « Chlisty » est née au sein du peuple russe, dont elle est une
manifestation extrêmement caractéristique : en elle en effet se
rejoignent l’orthodoxie et l’ancien paganisme de la Russie. La
religiosité russe, lorsqu’elle prend la forme de l’extase, apparaît
presque toujours sous les traits du « chlistysme ». L’élément populaire
naturel se montre plus fort que la lumière universelle du Logos.
Le rapport nécessaire entre les éléments masculin et féminin, entre
l’esprit et l’âme, est rompu en Russie : c’est là la source de tous les
malaises de [231] sa conscience religieuse et nationale. Le courant
d’angoisse qui circule à travers le peuple russe est décrit avec une
étonnante force de pénétration intuitive dans le roman d’André Biely
intitulé le Pigeon d’argent. La Russie n’est pas l’Occident, mais elle
n’est pas l’Orient. Elle est l’immense Orient occidental soumis à
l’influence des courants de l’est et de l’ouest. Voilà où résident sa
complication et son énigme.
Dostoïevski a eu un don prophétique, que l’histoire a vérifié. On a
pu s’en rendre compte avec une acuité toute particulière au moment où
l’on a commémoré le quarantième anniversaire de sa mort. Mais c’est
la part négative, et non affirmative, de ses prophéties sur la Russie et le
peuple russe qui s’est trouvée vérifiée. Les Possédés sont un livre
prophétique. A présent, cela saute aux yeux. Mais les affirmations
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 139

prophétiques de Dostoïevski, si nombreuses au long du Journal d’un


écrivain, ne se sont pas réalisées. Il est pénible à présent de lire celles
de ses pages qui se rapportent à la Constantinople russe, au Tsar blanc,
au peuple russe en tant que peuple chrétien par excellence. Sur un point,
Dostoïevski s’est trompé radicalement et a été mauvais prophète. Il
pensait que 1’ « intelligenzia » est contaminée par l’athéisme et le
socialisme. Mais il croyait que le peuple, qui n’accueille pas ces
tentations, resterait attaché à la vérité du Christ. C’était là une
aberration de son « populisme » ; et le populisme religieux de
Dostoïevski [232] a affaibli en lui le don prophétique. Ce populisme, la
révolution russe en a été la réfutation, elle en a montré l’illusion et les
mensonges. Le « peuple » a abandonné le christianisme,
l’ « intelligenzia » au contraire commence à y revenir. Il est très
important que la vie religieuse d’un peuple ne soit pas subordonnée
désormais à un point de vue de classe, dont les Slavophiles, de même
que Dostoïevski, n’étaient pas suffisamment libérés. Il est nécessaire au
contraire de faire appel à la personnalité et de chercher le salut dans ses
profondeurs spirituelles. Solution qui est parfaitement en accord avec
la tournure d’esprit fondamentale de Dostoïevski lui-même. Le
slavophilisme a pris fin, ainsi que l’occidentalisme. Les Russes
connaissent maintenant une nouvelle dimension de l’être : il leur est
indispensable d’élaborer une conscience religieuse et nationale neuve
et plus virile. Dostoïevski a apporté infiniment pour l’élaboration de
cette conscience nouvelle. Mais en lui les Russes peuvent reconnaître
leurs tentations et leurs péchés. Sur la voie qui accède à la vie nouvelle,
à la renaissance spirituelle, il faut au peuple russe cheminer à travers
l’humiliation et le désespoir, à travers aussi la plus sévère autodiscipline
de l’esprit. C’est alors seulement qu’il recouvrera sa force spirituelle.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 140

[233]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 8
LE GRAND INQUISITEUR
CHRIST ET ANTÉCHRITS

Retour à la table des matières

[234]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 141

[235]

La Légende du Grand Inquisiteur représente le sommet de l’œuvre


de Dostoïevski, le couronnement de sa dialectique. C’est là qu’il faut
chercher ses vues constructives sur la religion. Tous les fils s’y
dénouent, et le problème essentiel — le problème de la liberté humaine
— y est résolu. Sujet qui d’une façon voilée occupe toute la Légende,
et il est frappant que cette légende, qui représente, avec une force sans
précédent, une apologie du Christ, soit mise dans la bouche de l’athée
Ivan Karamazov. En vérité, c’est une énigme, et l’on n’élucide pas bien
de quel côté est celui qui raconte, de quel côté est l’auteur lui-même.
La liberté humaine peut se donner cours pour interpréter et pour
deviner. Aussi bien, la légende a pour thème la liberté et doit s’adresser
à la Liberté. C’est dans les ténèbres que la lumière doit jaillir. Dans
l’âme de l’athée révolté Ivan Karamazov est enclose la louange du
Christ. Le destin de l’homme, inéluctablement, l’entraînera ou vers le
Grand Inquisiteur [236] ou vers le Christ. Il est indispensable de choisir,
car il n’existe pas de solution tierce. La solution tierce, ce ne serait
qu’un état transitoire, la méconnaissance des extrêmes. Dans le système
du Grand Inquisiteur, l’arbitraire conduit à la perte et à la négation de
la liberté de l’esprit. Cette liberté peut seule être retrouvée dans le
Christ. Le procédé artistique auquel Dostoïevski a recours dans son
récit est admirable : son Christ reste tout le temps silencieux, il demeure
dans l’ombre. L’idée religieuse efficiente ne s’exprime par aucun mot.
La vérité sur la liberté est inexpressible. Mais la vérité sur la contrainte
s’exprime facilement. Finalement, c’est par les contradictions des idées
du Grand Inquisiteur que la vérité sur la liberté jaillira : elle ressort
d’une façon éblouissante de tous les propos qu’il tient contre elle. Cet
effacement du Christ et de sa Vérité donnent une impression artistique
particulièrement forte. Le Grand Inquisiteur augmente, il convainc : il
a en partage une forte logique, une forte volonté tendue vers la
réalisation d’un plan infini. Mais le silence du Christ, son mutisme doux
persuadent et influencent plus décisivement que toute la force
d’argumentation du Grand Inquisiteur.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 142

Dans la Légende, deux principes universels sont en présence et


s’affrontent : la liberté et la contrainte, la croyance dans le sens de la
Vie et la compassion purement humaine, le Christ et l’Antéchrist.
L’idée opposée à celle du Christ, Dostoïevski [237] la prend à l’état
pur. Il dessine du Grand Inquisiteur une figure élevée. Il fait partie des
« martyrs, tourmentés d’un noble chagrin et amoureux de l’humanité ».
C’est un ascète, libre de tout désir bassement matériel. C’est l’homme
d’une idée. Il possède son secret : et ce secret, c’est son incroyance en
Dieu, son incroyance dans un sens de la Vie qui seul vaudrait la peine
que les gens souffrent en son nom. Ayant perdu cette foi, le Grand
Inquisiteur s’est rendu compte qu’un nombre considérable de gens
n’était pas de force à supporter le fardeau de la liberté révélée par le
Christ. Le chemin de la liberté est un chemin difficile, douloureux,
tragique, qui exige de l’héroïsme. Il n’est pas proportionné aux forces
d’une créature aussi fragile, aussi pitoyable que l’homme. Le Grand
Inquisiteur ne croit pas en Dieu, il ne croit pas non plus en l’homme,
car ce sont là les deux aspects d’une seule et même croyance. C’est
pourquoi le christianisme n’exige pas seulement la foi en Dieu, mais la
foi dans l’homme : le christianisme est la religion du Dieu-Homme.
Mais l’idée du Dieu-Homme, c’est précisément l’idée que rejette le
Grand Inquisiteur, l’idée du rapprochement et de la fusion des principes
divin et humain au sein de la liberté. L’homme ne peut supporter
l’épreuve de ses forces spirituelles, de sa liberté spirituelle, de son
élection à une vie supérieure. En lui imposant cette épreuve, on estimait
très haut sa force : on exigeait beaucoup de lui, le jugeant appelé à [238]
une haute dignité. Mais l’homme s’est dérobé à la liberté chrétienne, à
la discrimination du bien et du mal. « Pourquoi distinguer ces
diaboliques principes du bien et du mal, lorsqu’il en coûte tant de
peine ? » L’homme ne peut supporter sa propre souffrance ni celle des
autres ; mais, sans souffrance, la liberté est impossible, et impossible
aussi la distinction du bien et du mal. L’homme se trouve donc en face
d’un dilemme : d’un côté, la liberté ; de l’autre, le bonheur, le bien-être,
l’organisation rationnelle de la vie. La liberté avec la souffrance, ou le
bonheur sans la liberté. Et une immense majorité de gens prennent le
deuxième chemin, — le premier n’étant que celui d’une toute petite
élite. L’homme renonce aux grandes idées de Dieu, de l’immortalité,
de la liberté, et se laisse dominer par un amour fallacieux pour son
prochain, amour où Dieu n’a pas de part, sympathie mensongère, soif
d’une organisation terrestre dont Dieu serait absent. Le Grand
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 143

Inquisiteur s’est élevé contre Dieu au nom de l’homme, au nom du plus


minime des individus, de ces individus dans lesquels il ne croit pas plus
qu’il ne croit en Dieu. Cela est particulièrement profond. Ceux qui se
vouent au bien-être terrestre de l’humanité ne croient pas, en effet, le
plus souvent que l’homme soit prédestiné à une vie supérieure, à une
vie divine. L’esprit « euclidien », tout de révolte et de limitation de soi-
même, essaie d’organiser l’harmonie universelle mieux que ne l’a fait
Dieu. [239] Dieu a créé un ordre universel plein de souffrance ; il a
imposé à l’homme le fardeau insupportable de la liberté et de la
responsabilité. Tandis que l’esprit « euclidien » construit un ordre du
monde dans lequel n’existeront ni ces souffrances ni cette
responsabilité, mais dont la liberté sera bannie. L’esprit « euclidien »
doit aboutir fatalement au système du Grand Inquisiteur, c’est-à-dire à
la création d’une fourmilière régie par la nécessité, à l’extinction de la
liberté de l’esprit. Ce thème apparaît déjà dans l’esprit souterrain, dans
les Possédés, exprimé par Chigaliev et Verhovenski, et trouve sa
conclusion dans la Légende du Grand Inquisiteur. Si le monde n’a pas
un sens supérieur, s’il n’y a pas de Dieu et pas d’immortalité, il ne reste
alors que l’organisation de la vie terrestre selon Chigaliev et le Grand
Inquisiteur. La révolte contre Dieu mène inéluctablement à la
destruction de la liberté. La révolution, ayant l’athéisme à sa base, doit
conduire fatalement à un despotisme illimité. Le Grand Inquisiteur,
c’est l’incroyance en la liberté de l’esprit, en Dieu et en l’homme, dans
le Dieu-Homme, dans l’humanisation de Dieu. Le point de vue de
l’eudémonisme est nécessairement opposé à la liberté.
La liberté de l’esprit humain est incompatible avec le bonheur. La
liberté est aristocratique, elle n’existe que pour quelques élus. Et le
Grand Inquisiteur accuse le Christ d’avoir imposé aux hommes une
liberté qui dépassait leur force, d’avoir agi [240] ainsi comme s’il ne
les aimait pas. « Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as
encore amplifiée. Avais-tu oublié que l’homme préfère le repos, la mort
même, à la liberté de distinguer le bien et le mal ? Rien n’est plus
séduisant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien non
plus n’est plus douloureux. Et voilà qu’au lieu des solides principes qui
eussent tranquillisé une fois pour toutes la conscience humaine, tu n’as
suscité que ce qui était étrange, énigmatique, imprécis, et par là tu as
agi comme si tu n’aimais pas l’humanité. » Pour assurer le bonheur des
hommes, il est indispensable de mettre leur conscience en repos, c’est-
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 144

à-dire de leur enlever la liberté du choix. Car ils sont peu nombreux,
ceux qui sont en état de porter le fardeau de la liberté, et d’aller vers
celui « qui a désiré le libre amour de l’homme ».
Le Grand Inquisiteur prend soin de la masse, innombrable comme
le sable des mers, qui ne peut supporter l’épreuve de la liberté. D’après
lui, l’homme « cherche moins Dieu que le miracle ». Par ces mots
s’exprime la médiocre opinion qu’il a de la nature humaine, son
manque de foi en l’homme. Et il continue à faire des reproches au
Christ : « Tu n’es pas descendu de la Croix... parce que tu ne voulais
pas conquérir l’homme par un miracle, tu avais soif d’une foi libre, qui
ne naisse pas du miracle. Ce que tu désirais, c’était un amour volontaire,
et non pas des transports d’esclaves [241] devant la puissance qui les a
terrifiés une fois pour toutes. Mais tu estimais les hommes trop haut :
ce ne sont que des esclaves, encore que révoltés. » « Parce que tu
l’estimais (l’homme) trop haut, tu as agi sans pitié pour lui, tu as exigé
trop de lui. Le plaçant plus bas, tu eusses aussi été moins exigeant. Et
cela eût ressemblé davantage à de l’amour, de lui imposer un fardeau
plus léger. Il est faible et vil. » L’aristocratisme de la religion du Christ
trouble le Grand Inquisiteur.
« Tu peux être fier de ces enfants de la liberté, de leur libre amour,
du libre et sublime sacrifice qu’ils ont accompli en ton nom. Mais
rappelle-toi qu’ils n’ont été que quelques milliers — et encore étaient-
ils des dieux — et les autres ? Est-ce leur faute, aux autres, faibles
humains, s’ils n’ont pu supporter ce que supportent les forts ? Est-ce la
faute de l’âme faible si elle ne peut abriter tes dons terribles ? N’es-tu
venu vraiment que vers les élus et pour les élus ? » Ainsi le Grand
Inquisiteur prend la défense de l’humanité débile, c’est au nom de
l’amour des hommes qu’il leur enlève ce présent de la liberté qui les
accable de souffrances. « N’aimions-nous pas l’humanité, parce que,
humblement, nous nous rendions compte de sa faiblesse, parce que
nous voulions avec amour alléger son fardeau ? » Le Grand Inquisiteur
dit au Christ ce que les socialistes disent habituellement aux chrétiens :
« La liberté et le pain de la terre distribué à discrétion sont
inconciliables, [242] car jamais, jamais les hommes ne sauront le
répartir entre eux. Ils se convaincront aussi de leur impuissance à être
libres, parce qu’ils sont faibles, vicieux, nuls et révoltés. Tu leur as
promis le pain céleste : mais peut-il se comparer au pain de la terre aux
yeux de cette faible race humaine, éternellement vicieuse et
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 145

éternellement ingrate ? Et si, au nom du pain céleste, des milliers, des


dizaines de milliers d’êtres vont vers toi, qu’adviendra-t-il pourtant des
millions et des dizaines de millions d’autres qui n’auront pas la force
suffisante pour mépriser le pain de la terre au nom de celui du ciel ?
Faut-il croire que seuls te sont chers les dizaines de milliers de puissants
et de forts, et que les millions d’autres, innombrables comme le sable
de la mer, les faibles qui cependant t’adorent, doivent uniquement
servir d’instrument aux puissants et aux forts ? Nous, ce sont les faibles
qui nous sont chers... » « Au nom de ce même pain terrestre, l’esprit de
la terre se lèvera contre toi, te vaincra et tous alors iront à lui... A la
place de ton temple s’élèvera un édifice nouveau, une nouvelle et
effrayante tour de Babel. » Le socialisme athée a toujours reproché au
christianisme de ne pas rendre les hommes heureux, de ne pas leur avoir
donné le repos, de ne pas les avoir nourris. Et le socialisme athée a
prêché la religion du pain terrestre, qui attire des millions et des millions
d’êtres, contre celle du pain du ciel à laquelle ne va que le petit nombre.
Mais si le christianisme n’a [243] pas rendu les hommes heureux, ne
les a pas nourris, c’est qu’il n’a pas voulu faire violence à la liberté de
l’esprit humain, c’est qu’il s’adresse à la liberté humaine, et que c’est
d’elle qu’il attend l’accomplissement de la parole du Christ. La faute
n’en est pas au christianisme, si l’humanité n’a pas voulu que cette
parole s’accomplît et si elle l’a trahie. C’est là la faute de l’homme, non
du Dieu-Homme. Pour le socialisme athée et matérialiste, ce tragique
problème de la liberté n’existe pas. Il attend sa réalisation et la
délivrance de l’humanité d’une organisation matérielle et déterminée
de la vie. Il veut vaincre la liberté, exterminer l’élément irrationnel de
la vie au nom du bonheur, de la satiété et du repos. Les hommes
« deviendront libres lorsqu’ils renonceront à leur liberté ». « Nous leur
donnerons un bonheur silencieux, humble, le bonheur qui convient aux
créatures faibles qu’ils sont. Oh ! nous les persuaderons, à la fin, de ne
plus s’enorgueillir, car Tu les as élevés et Tu leur as appris l’orgueil...
Certes, nous les ferons travailler, mais durant leurs heures de loisir,
nous organiserons leur vie à la manière d’un jeu d’enfant, avec des
chansons enfantines, des chœurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur
permettrons même le péché, sachant qu’ils sont faibles et désarmés. »
Le Grand Inquisiteur promet de délivrer les gens « du grand souci et
des terribles angoisses actuelles qui consistent à choisir librement soi-
même. Et tous seront heureux, des millions et des [244] millions de
créatures ». Le Grand Inquisiteur « a quitté les orgueilleux et s’est
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 146

tourné vers les humbles pour le bonheur de ces humbles ». Et, pour se
justifier, il fait allusion « aux dizaines de millions d’êtres qui n’auront
pas connu le péché ». Il accuse le Christ d’orgueil. C’est là un motif qui
revient souvent chez Dostoïevski. Ainsi, dans l’Adolescent, on dit de
Versilov : « C’est un homme extrêmement orgueilleux, et beaucoup de
ces hommes très orgueilleux croient en Dieu, en particulier ceux qui
sont le plus méprisants. La cause en est simple : ils choisissent Dieu
afin de ne pas s’incliner devant les hommes : s’incliner devant Dieu est
moins offensant. » La foi en Dieu, c’est le signe de hauteur d’esprit ;
l’incroyance, le symptôme d’un esprit qui reste en surface. Ivan
Karamazov comprend la sublimité étourdissante de l’idée de Dieu. « Ce
qui est étonnant, c’est que cette pensée — la pensée de la nécessité de
Dieu — ait pu se glisser dans la tête d’un animal si sauvage et si
méchant que l’homme, tant elle est sainte et touchante, tant elle est
avisée et fait honneur à l’individu. » S’il existe dans l’homme une
nature supérieure, s’il est appelé à un but plus haut, c’est que Dieu
existe, et il faut avoir foi en lui. Mais si Dieu n’existe pas, il n’y a pas
non plus en l’homme de nature supérieure, il ne reste rien qu’une
fourmilière sociale basée sur la contrainte. Dans sa Légende,
Dostoïevski donne le tableau de l’utopie sociale, tableau qui se trouve
exposé aussi par [245] Chigaliev, et partout où l’homme rêve de la
future harmonie de la société.
Dans les trois épreuves repoussées par le Christ « est prédite toute
la future histoire de l’humanité ; ce sont les trois formes dans lesquelles
se réconcilient toutes les contradictions historiques insolubles de la
nature humaine sur la terre ». C’est au nom de la liberté de l’esprit
humain que le Christ a écarté les tentations, ne voulant pas que l’esprit
humain fût gagné par le pain, le miracle et le royaume terrestre. Le
Grand Inquisiteur, au contraire, accueille ces trois tentations au nom du
bonheur et de l’apaisement des hommes. Les ayant accueillies, il
renonce à la liberté. Avant tout, il approuve la proposition de l’esprit
tentateur de transformer les pierres en pain. « Tu as repoussé l’unique
drapeau absolu qu’on t’offrait, qui eût infailliblement courbé les
hommes devant toi, — le drapeau du pain terrestre, et tu l’as repoussé
au nom de la liberté et du pain céleste. » La victoire des trois tentations
marquerait définitivement l’apaisement de l’homme sur la terre. « Tu
aurais appris aux hommes tout ce qu’ils veulent savoir sur la terre, c’est-
à-dire : devant qui ils doivent s’incliner, à qui confier leur conscience,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 147

et de quelle façon, finalement, ils peuvent s’unir pour fonder une


fourmilière commune, indiscutée, unie, — car le désir d’une fusion
universelle est le troisième et dernier tourment des hommes. » Le
système du Grand Inquisiteur [246] résout toutes les questions d’une
organisation terrestre humaine.

*
* *

Le secret du Grand Inquisiteur réside en ceci qu’il est non avec le


Christ, mais avec « l’autre ». « Nous ne sommes pas avec Toi, mais
avec "l’autre", voilà notre secret. » L’esprit du Grand Inquisiteur —
l’esprit qui change le Christ en l’Antéchrist — est apparu sous divers
aspects dans l’histoire. La théocratie catholique était pour Dostoïevski
un de ces aspects. On pourrait découvrir la même tendance dans
l’orthodoxie byzantine, dans tout césarisme et dans tout impérialisme.
L’État conscient de ses limites n’exprime pas encore les conceptions du
Grand Inquisiteur, il ne pèse pas sur la liberté de l’esprit. Le
christianisme au cours de son destin historique semble s’être
constamment trouvé devant la tentation de renier cette liberté de
l’esprit. Et rien n’a été plus difficile pour l’humanité chrétienne que
d’en sauvegarder l’intégrité. En vérité, rien n’est plus douloureux et
plus insupportable pour l’homme que la liberté. Pour la renier, pour
jeter loin de lui ce fardeau, il trouve toutes sortes de possibilités, et ceci
en restant à l’intérieur même du christianisme. La théorie de l’autorité,
qui joue un tel rôle dans l’histoire du christianisme, peut facilement être
transformée en un reniement du mystère de la liberté chrétienne, du
mystère du Dieu crucifié. Le mystère de la liberté [247] chrétienne est
en fait celui du Golgotha, le mystère de la Crucifixion. La Vérité, mise
en croix, ne contraint personne, ne pèse sur personne. On ne peut la
confesser et l’étreindre que librement. La Vérité crucifiée s’adresse à la
liberté de l’esprit humain. Le Crucifié n’est pas descendu de la croix
comme l’exigeaient les incroyants, et comme on l’exige jusqu’en notre
temps, parce qu’il « avait soif d’amour libre, et non des transports
serviles de l’esclavage devant une puissance qui une fois pour toutes l’a
terrorisé ». Ainsi la Vérité divine est apparue au monde, humiliée,
déchirée et crucifiée par les forces de ce monde, mais de ce fait la liberté
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 148

de l’esprit a été raffermie. Une vérité divine éclatante de puissance,


triomphant dans le monde et s’emparant par la force des âmes humaines
n’eût pas exigé pour être comprise la liberté de l’esprit. C’est en cela
que le mystère du Golgotha est le mystère de la liberté. Le Fils de Dieu
devait être mis en croix par les puissances de ce monde afin que soit
affirmée la liberté de l’esprit humain. L’acte de foi est un acte de liberté,
la libre reconnaissance du monde des choses invisibles. Le Christ,
comme le Fils de Dieu, assis à la droite du Père, est visible seulement
par un acte de foi libre. L’esprit qui croit librement verra la résurrection
du Crucifié dans la Gloire. Mais l’incroyant, obsédé uniquement par le
monde des choses visibles, ne verra que le supplice infamant du
charpentier Jésus, l’effondrement et la perte de ce [248] qui a cru être
la Vérité divine. Tout le secret du christianisme est enfermé là. Et
chaque fois que, dans l’histoire du christianisme, on a essayé de
convertir la Vérité crucifiée, et qui s’adresse à la liberté de l’esprit, en
Vérité faisant pression sur cet esprit, on a trahi le secret fondamental du
christianisme. Agissant ainsi, l’Eglise a toujours pris le masque de la
souveraineté, elle s’est emparée du glaive de César. D’une part,
l’organisation de l’Eglise revêt un caractère juridique, la vie de l’Eglise
se soumet aux règles de la contrainte juridique. De l’autre, le système
dogmatique de l’Eglise revêt un caractère rationaliste, la Vérité du
Christ se soumet aux règles de la contrainte logique. Est-ce que cela ne
veut pas dire qu’il eût fallu que le Christ descendît de la Croix pour
qu’on crût en lui ? Dans l’acte tout spontané de la Croix, dans le
mystère de la Vérité crucifiée, il n’y a pas trace d’affirmation ni de
nécessité logique ou juridique. Rendre la Vérité du Christ juridique et
rationnelle, c’est passer du chemin de la liberté à celui de la contrainte.
Dostoïevski reste convaincu de la Vérité crucifiée, de la religion du
Golgotha, c’est-à-dire de la religion de la liberté. Et la destinée
historique du christianisme a été telle que cette foi retentit comme une
formule neuve du christianisme. Le christianisme de Dostoïevski
apparaît donc comme un christianisme neuf, bien qu’il reste fidèle à la
vérité ancienne, traditionnelle du christianisme. Dans sa conception de
la liberté chrétienne, [249] il semble que Dostoïevski dépasse les limites
de l’orthodoxie historique. Ses théories n’en restent pas moins
beaucoup plus acceptables pour la conception orthodoxe que pour la
conception catholique, mais le conservatisme orthodoxe devait être
effrayé par sa liberté d’esprit illimité, par ce qu’il y avait en lui de
révolutionnaire sur le plan de l’esprit. Comme c’est le cas pour tout
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 149

grand génie, Dostoïevski se tient sur un sommet. Les doctrines


religieuses moyennes sont des doctrines superficielles. L’universalité
d’une doctrine religieuse est une notion toute qualitative sans aucun
rapport avec le nombre : elle peut se manifester plus fortement dans un
petit groupe que chez des millions d’individus. Un génie religieux peut
s’exprimer par sa qualité plus que la foule par sa pluralité. Et c’est
toujours le cas. Dostoïevski était seul à soutenir sa conception de la
liberté chrétienne, le nombre était contre lui. Mais il possédait
justement ce don d’universalité. Ses théories de la liberté sont voisines
de celles de Khomiakov, lequel s’éleva toujours au-dessus de la théorie
officielle orthodoxe. L’orthodoxie de Khomiakov et de Dostoïevski
n’est pas, en effet, celle du métropolite Philarète et de Théophane
l’Ermite.
L’esprit du Grand Inquisiteur peut se manifester aussi bien à
l’extrême « droite » qu’à l’extrême « gauche ». Ses idées ont été
reprises par les révolutionnaires et les socialistes, par Verhovenski et
par Chigaliev. Chigaliev « suppose — en vue [250] d’une solution
finale de la question — le partage de l’humanité en deux parties
inégales. Un dixième reçoit la liberté personnelle et le droit illimité sur
les neuf dixièmes restant. Ceux-ci doivent être dépouillés de leur
personnalité, ramenés à l’état de troupeau et, par leur obéissance
illimitée, en même temps qu’ils verront renaître leur innocence
primitive, atteindre à une sorte de paradis originel, où cependant il leur
faudra travailler ». Chigaliev, comme le Grand Inquisiteur, était un
fanatique de « l’amour humain ». Pour ce révolutionnaire, comme pour
le Grand Inquisiteur, « les esclaves doivent être égaux ; sans
despotisme, ni la liberté ni l’égalité n’existeraient, mais, dans un
troupeau, c’est l’égalité qui doit régner ». Oui, l’égalité n’est possible
que sous le despotisme. Et dans la tendance à l’égalité, c’est vers le
despotisme que la société marche fatalement. Les tendances égalitaires
doivent aboutir en fait à la plus criante inégalité, à la tyrannie d’une
minorité insignifiante sur la majorité. Dostoïevski a compris cela et l’a
démontré d’une façon supérieure. Dans sa Légende du Grand
Inquisiteur, c’est le socialisme qu’il a en vue, plus encore que le
catholicisme, qu’il ne connaissait que superficiellement et du dehors.
Et le futur royaume du Grand Inquisiteur s’accorde moins avec le
catholicisme qu’avec le socialisme athée et matérialiste. Le socialisme
admet les trois tentations, repoussées par le Christ dans le désert, il
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 150

désavoue la liberté de l’esprit au nom du bonheur [251] et de la


tranquillité des masses. Avant tout, il est séduit par l’utopie de changer
les pierres en pain. Si les pierres peuvent être changées en pain, à quel
terrible prix cela sera, — au prix de la liberté humaine. Le socialisme
croit au royaume de ce monde, il s’incline devant lui. Mais le royaume
de ce monde ne peut être atteint qu’au prix du reniement de la liberté
spirituelle. Ainsi le système socialiste, religion qui s’oppose à la
religion chrétienne, est semblable au système du Grand Inquisiteur :
tous deux sont basés sur un manque de foi dans la Vérité et dans la
Pensée. S’il n’y a pas de Vérité, pas de Pensée, il ne reste plus qu’un
seul concept élevé, la sympathie à l’égard de la masse des hommes, le
désir de leur faire goûter un bonheur irréfléchi dans le court instant de
la vie terrestre. Il est ici question, bien entendu, du socialisme envisagé
comme une religion nouvelle, et non comme système de réformes
sociales, comme une organisation économique, où il peut trouver sa
justification.
Le Grand Inquisiteur est plein de compassion envers les hommes, il
est démocrate et socialiste. Il est séduit par le mal qui a emprunté le
masque du bien. Car le principe de l’Antéchrist n’est pas le principe du
mal immédiatement visible, un principe vieilli et grossier. Non, c’est
un principe nouveau, raffiné et séduisant où il apparaît toujours sous
l’aspect du bien. Entre le principe antichrétien du mal et le principe
chrétien du bien, il y a une [252] ressemblance, d’où le danger d’une
confusion et d’une substitution. L’image du bien commence à se
dédoubler. L’image du Christ cesse d’être clairement perçue, elle tend
à se confondre avec l’image de l’Antéchrist. Des hommes apparaissent,
aux pensées doubles. Nous avons vu que toute l’œuvre de Merejkovski
reflétait en elle cette confusion, cette constante substitution.
Dostoïevski avait prévu cet état d’esprit, il nous l’a décrit
prophétiquement. La séduction de l’Antéchrist se manifeste à l’homme
lorsqu’il est parvenu à l’étape extrême du dédoublement. Ses assises
psychiques sont ébranlées. Les critères anciens, coutumiers, sont
effacés, et il n’en est pas encore né de nouveaux. La coïncidence est
frappante entre la description de l’esprit antichrétien chez Dostoïevski,
dans la Légende du Grand Inquisiteur, ou ailleurs, et chez Vladimir
Soloviev dans son livre De l’Antéchrist. Chez Vladimir Soloviev aussi,
l’Antéchrist est un humanitaire, il accepte les trois tentations, il veut
rendre les hommes heureux, leur aménager un paradis terrestre, tout
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 151

comme le Grand Inquisiteur et Chigaliev. Une description analogue de


l’esprit de l’Antéchrist a été donnée par l’écrivain catholique anglais
Benson dans son remarquable roman intitulé le Maître du monde. Le
roman de Benson, du reste, eût dû prouver à Dostoïevski que tous les
catholiques ne sont pas contaminés par l’esprit du Grand Inquisiteur.
On trouve chez Benson les mêmes pressentiments et les mêmes
prophéties que [253] chez Dostoïevski et chez Vladimir Soloviev.
L’épanouissement de la dialectique dostoievskienne repose sur
l’antithèse du Dieu-Homme et du Surhomme, du Christ et de
l’Antéchrist. C’est dans le heurt de ces éléments contradictoires que se
réalise le destin humain. La découverte de l’idée de l’homme qui s’érige
en Dieu appartient à Dostoïevski, idée qui atteint à un degré particulier
d’acuité dans le personnage de Kirilov. C’est là que nous plongeons
irrémédiablement dans une atmosphère d’apocalypse. Le problème
dernier du destin humain est posé. « L’homme nouveau viendra,
heureux et fier, dit Kirilov comme en délire. Il lui sera indifférent de
vivre ou de ne pas vivre, il sera l’homme nouveau. Il vaincra le mal et
la passion, il sera Dieu lui-même. Car il n’y aura plus de Dieu. » « ...
Dieu est la douleur que donne la peur de la mort. Celui qui vaincra la
douleur et la peur, celui-là sera lui-même Dieu. Alors il y aura une vie
nouvelle, des hommes neufs, tout sera nouveau. » « L’homme sera
Dieu et changera d’aspect physique. Le monde entier se transformera,
les choses changeront, et les pensées, et tous les sentiments... » « Celui
qui ose se tuer, celui-là est Dieu. Ainsi chacun peut faire qu’il n’y ait
pas de Dieu, et que rien ne soit. » Kirilov ne croit pas en l’éternité de
l’avenir, mais il croit à une vie présente éternelle, lorsque « le temps
brusquement s’arrêtera et sera éternité ». Le temps « s’absorbera dans
l’esprit ». Celui-là « mettra un terme au [254] monde » dont le nom sera
« Surhomme ». « Le dieu-homme ? » demande Stavroguine. « Non,
répond Kirilov, l’homme-Dieu, le Surhomme. La différence est là. » Le
chemin qui conduit à la déification de l’homme est celui qui, d’une
façon générale, aboutit au système de Chigaliev et du Grand
Inquisiteur. Individuellement il mène à l’expérience spirituelle de
Kirilov. Kirilov veut être le sauveur de l’homme, lui donner
l’immortalité. Pour cela, par un acte d’arbitraire, il s’offre lui-même en
sacrifice, se tue. Mais la mort de Kirilov n’est pas une mort chrétienne,
ce n’est pas un Golgotha apportant le salut. Sa mort est opposée en tous
points à la mort du Christ. Le Christ a accompli la volonté du Père.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 152

Kirilov a accompli sa propre volonté, il a manifesté son arbitraire. C’est


« ce monde » qui a mis le Christ en croix. Kirilov se tue lui-même. Le
Christ révèle dans un autre monde une vie éternelle. Kirilov veut
affirmer l’éternité de la vie présente. Le chemin du Christ va du
Golgotha à la Résurrection et à la victoire sur la mort. Le chemin de
Kirilov aboutit à la mort et ignore la résurrection. C’est la mort qui
triomphe sur le chemin de l’homme déifié. Le seul homme changé en
Dieu qui ne fut pas mortel a été le Dieu-Homme, le Christ. Mais
l’homme veut être l’antipode du Dieu-Homme, il veut lui être opposé,
et en même temps lui ressembler. Dostoïevski nous montre dans Kirilov
le terme extrême de cette idée de la déification de l’homme et son
intérieure faillite. [255] Il a choisi en Kirilov un être pur, un ascète, tout
comme était le Grand Inquisiteur. C’est dans une atmosphère de
parfaite pureté que l’expérience se développe. Mais toute la route que
l’homme parcourt dans l’œuvre de Dostoïevski, cette route du
dédoublement conduit à ce Surhomme et manifeste finalement à quel
point sa conception est destructrice de la forme humaine.

*
* *

C’est dans la Légende du Grand Inquisiteur qu’il faut chercher la


partie constructive des idées religieuses de Dostoïevski, son
interprétation originale du christianisme. Dostoïevski s’y est montré
plus génial, plus cohérent que par la bouche de Zosime ou d’Aliocha,
que dans les enseignements du Journal d’un écrivain. L’image voilée
du Christ est apparentée à celle du Zarathoustra de Nietzsche. C’est le
même esprit de liberté altière, la même hauteur étourdissante, le même
esprit aristocratique. Et ceci est un trait original de la compréhension
qu’a eue Dostoïevski du Christ, et sur lequel on n’a point encore insisté.
Jamais avant lui on n’avait identifié à ce point l’image du Christ avec
la liberté de l’esprit, accessible seulement au petit nombre. Cette liberté
d’esprit n’est possible que parce que le Christ a renoncé à toute
puissance temporelle. Car la volonté de puissance prive de la liberté et
celui qui détient le pouvoir et ceux [256] sur qui il l’exerce. Le Christ
connaît uniquement la puissance de l’amour, seule compatible avec la
liberté. La religion du Christ est la religion de l’amour et de la liberté,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 153

de l’amour libre entre Dieu et les hommes. Combien une telle


conception diffère des voies par lesquelles on a tenté, au cours de
l’histoire, de réaliser le christianisme dans le monde ! Ce n’est pas
seulement le catholicisme conservateur, mais aussi l’orthodoxie
conservatrice qui doit trouver de grandes difficultés à reconnaître
Dostoïevski comme sien. Par l’élément prophétique qui était en lui, par
son orientation vers une nouvelle révélation dans le christianisme, il
dépassa les limites du christianisme historique. Les idées effectives
apportées par Dostoïevski dans le Journal d’un écrivain ne reflètent pas
toute la profondeur et la nouveauté de ses vues d’ensemble sur la
religion. C’est un ésotérique qui essaie de se mettre au niveau de la
compréhension moyenne. Pour connaître jusqu’au bout ses idées
religieuses, il faut se placer dans la lumière de la connaissance
apocalyptique. Le christianisme de Dostoïevski est un christianisme
apocalyptique, et non pas historique. Il pose un problème
apocalyptique, dont il est impossible de comprimer la solution dans le
cadre du christianisme historique. Les figures de Zosime et d’Aliocha
auxquelles Dostoïevski a lié la partie positive de ses théories religieuses
ne peuvent être considérées comme particulièrement réussies
artistiquement. Le personnage d’Ivan Karamazov [257] est infiniment
plus fort et plus persuasif ; au travers même de ses ténèbres se dégage
une lumière plus vive. Ce n’est pas par hasard que Dostoïevski a éloigné
son Zosime dès le début du livre. Il n’eût pu le suivre à travers tout le
roman. Quoi qu’il en soit, il a réussi à lui prêter quelques traits de son
christianisme nouveau. Zosime ne représente pas le starets traditionnel ;
il n’est pas semblable au Père (starets) Ambroise du monastère
d’Optyne qui ne le reconnut pas comme sien. Zosime s’engage déjà
dans le chemin tragique où Dostoïevski conduit l’homme. Il a saisi
merveilleusement dans l’homme ce qu’on peut appeler le courant
karamazovien. Et il est capable de répondre à ce nouveau tourment de
l’humanité auquel les starets de formation ancienne n’entendent rien. Il
est tourné déjà vers la joie de la résurrection. Le Père du monastère
d’Optyne n’eût pu, vraisemblablement, dire : « Frères, ne vous effrayez
pas du péché de l’homme, mais aimez-le jusque dans son péché, car
c’est là déjà la ressemblance de l’amour divin, et c’est plus que l’amour
terrestre. Aimez toute la création de Dieu, l’ensemble et chaque petit
grain de sable. Aimez chaque petite feuille, chaque rayon divin, aimez
les animaux, aimez les plantes, aimez chaque chose. Vous aimerez
toutes les choses et, dans les choses, vous atteindrez le secret de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 154

Dieu... » « Aime te jeter contre la terre et l’étreindre. Embrasse la terre,


aime-la d’un amour infatigable, insatiable, aime tous les hommes [258]
et toutes les choses, cherche ce transport et cette extase. Mouille la terre
des larmes de ta joie et aime ces larmes que tu as versées. Ne rougis pas
de ces transports, chéris-les au contraire car ils sont un don divin et
accordé non pas à tous, mais à quelques seuls élus. » Cette extase était
certes complètement inconnue au starets Ambroise. Il n’y avait en lui
aucun élan vers la terre mystique, vers une nouvelle compréhension de
la nature. On pourrait chercher là un trait de ressemblance avec saint
François d’Assise, dont le génie religieux avait dépassé, lui aussi, les
bornes de la sainteté officielle. Mais la terre d’Ombrie diffère beaucoup
de la terre russe, et les fleurs qui y ont poussé ne sont pas semblables.
Cette fleur de sainteté universelle, éclose sur la terre ombrienne, n’a pas
d’égale. Zosime n’est que l’expression des visions prophétiques de
Dostoïevski, visions qui ne peuvent s’exprimer sous une forme
pleinement heureuse artistiquement. La sainteté nouvelle doit
apparaître après que l’homme a parcouru sa route tragique. Zosime
apparaît à l’esprit de 1’ « homme souterrain », de Raskolnikov,
Stavroguine, Kirilov, Versilov, après l’empire des Karamazov. Mais
c’est du sein même de l’empire des Karamazov que doit apparaître
l’homme nouveau, que doit naître l’âme nouvelle.
Cette naissance d’une âme neuve est dépeinte dans le chapitre des
Frères Karamazov intitulé Cana de Galilée. Il y passe encore une fois
un souffle du [259] christianisme de saint Jean. La lumière de ce
christianisme de saint Jean a rayonné pour Aliocha après que son âme
a été envahie par l’angoisse des ténèbres. La vérité aveuglante de la
religion de la résurrection s’est présentée à lui, après qu’il eut éprouvé
l’amertume infinie de la mort et de la décomposition. Il est appelé au
festin nuptial. Il ne voit déjà plus le starets Zosime dans la tombe, il ne
sent plus l’odeur illusoire de la décomposition. « Il vint vers lui, le petit
vieillard desséché, avec de nombreuses rides sur le visage, riant
joyeusement et silencieusement. La tombe n’était plus là, et il était vêtu
comme la veille lorsqu’il était assis avec eux et que les hôtes
s’assemblaient autour de lui. Son visage était complètement découvert,
ses yeux brillaient, sans doute il était aussi du festin, appelé aussi aux
noces de Cana de Galilée. » Et le petit vieillard lui dit : « Buvons le vin
nouveau, le vin de la joie nouvelle, grande. » Et dans l’âme d’Aliocha
la résurrection a vaincu la mort et la décomposition. Il a passé par une
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 155

seconde naissance. « Son âme pleine de transport avait soif de liberté,


d’espace, de largeur. » « Le silence terrestre semblait se confondre avec
le silence des cieux, le mystère terrestre rejoignait le mystère des
étoiles… Aliocha était debout, il regardait, et tout à coup, comme si ses
jambes se dérobaient sous lui, il se jeta contre la terre. Il ne savait pas
pourquoi il l’étreignait, il ne se rendait pas compte pourquoi il avait une
envie si irrésistible de l’embrasser [260] tout entière ; mais il
l’embrassait en pleurant, en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et
il jura avec transport de l’aimer, de l’aimer jusqu’à la consommation
des siècles... Mais à chaque instant il sentait clairement, et d’une façon
pour ainsi dire palpable, que quelque chose de ferme et d’inébranlable,
comme le cours des astres, pénétrait dans son âme. Il était dominé par
une idée, et pour toute la vie, et jusqu’à la consommation des siècles.
C’est comme un faible enfant qu’il était tombé sur la terre, et il se
relevait ferme lutteur pour toute la vie, et cela il l’avait senti et reconnu
tout de suite, dans la minute même de son extase. »
Ainsi se termine chez Dostoïevski le chemin des errements humains.
S’étant arraché à la nature, à la terre, l’homme a été précipité en enfer.
Au terme de sa course, l’homme revient à la terre, à la nature, il s’unit
de nouveau au grand tout cosmique. Mais pour celui qui a suivi le
chemin de l’arbitraire et de la révolte, ce retour naturel à la terre n’existe
pas. Le retour n’est possible que par le Christ, que par Cana. A travers
le Christ, l’homme retourne à la terre mystique, à sa patrie, à l’Eden de
la nature divine. Terre et nature transfigurées. La vieille terre, la nature
antique sont fermées à présent pour l’homme qui a connu l’arbitraire et
le dédoublement. Pas de retour vers le paradis perdu. L’homme doit
aller vers un paradis nouveau. Le heurt du christianisme ancien,
« noir », pétrifié, superstitieux, avec le nouveau christianisme [261]
« blanc » s’incarne dans la figure du Père Théraponte, l’ennemi de
Zosime. Théraponte représente l’engourdissement et la mort pour la
religion orthodoxe, son engloutissement dans les ténèbres. Au
contraire, Zosime est la résurrection de l’orthodoxie, la manifestation
en elle d’un esprit nouveau. La confusion de l’Esprit-Saint avec le saint
esprit (ou inspiration sainte) 16 marque l’absorption définitive par les
ténèbres de la théorie de Théraponte. Ce dernier est plein de mauvais
sentiments à l’égard de Zosime. Mais le christianisme que comprend

16 Cette distinction est intraduisible dans la langue française. (1944.)


Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 156

Aliocha, c’est le christianisme de Zosime et non celui de Théraponte.


Par là il appartient à l’esprit nouveau. Zosime dit : « Car ceux qui se
sont arrachés du christianisme et se sont révoltés contre lui ne sont pas
moins dans leur essence des personnifications du Christ lui-même et
tels ils resteront. » Ces mots, extraordinaires pour Théraponte,
témoignent que l’image et la ressemblance divines ne sont pas
définitivement perdues en Raskolnikov, en Stavroguine, en Kirilov, en
Ivan Karamazov, mais qu’il y a pour eux la possibilité d’un retour vers
le Christ. Ce retour vers le Christ, vers la patrie perdue, ils
l’accompliront par Aliocha.

*
* *

Dostoïevski a été un écrivain profondément chrétien. Je n’en


connais pas qui le soit davantage. [262] Et les discussions à propos du
christianisme de Dostoïevski portent en surface plutôt qu’en
profondeur. Chatov dit à Stavroguine : « Ne me disiez-vous pas que, si
l’on vous prouvait mathématiquement que la Vérité est en dehors du
Christ, vous préféreriez rester avec le Christ qu’avec la Vérité ? » Ces
mots qui s’adressent à Stavroguine auraient pu être prononcés par
Dostoïevski, et certainement l’ont été plus d’une fois. Durant toute sa
vie, il garda un attachement exclusif, unique envers le Christ. Et il fut
de ceux qui auraient préféré renoncer à la Vérité au nom du Christ qu’au
Christ lui-même. Pour lui, la Vérité n’existait pas en dehors du Christ.
Son sentiment était passionné et profondément intime. La profondeur
de ce christianisme de Dostoïevski, il faut la chercher avant tout dans
le lien qui l’attache à l’homme et au destin humain. Un tel lien n’est
possible que dans une conception chrétienne. Il marque chez
Dostoïevski le triomphe intérieur du christianisme. Enseignement qui
se dégage de son œuvre avec plus de force que des enseignements de
Zosime et du Journal d’un écrivain : il y a là quelque chose qui n’a de
précédent dans aucune littérature. Dostoïevski pousse jusqu’à ses
conséquences extrêmes l’anthropocentrisme chrétien. La religion
pénètre définitivement dans la profondeur spirituelle de l’homme.
Profondeur spirituelle qui lui est rendue. Et non pas selon la conception
allemande, selon la mystique et l’idéalisme allemands, où la [263]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 157

forme même de l’homme disparaît dans l’abîme de l’esprit, s’évanouit


au sein de la Divinité. Chez Dostoïevski, au contraire, jusque dans les
dernières profondeurs, la forme humaine persiste. C’est en cela qu’il est
exclusivement chrétien. La métaphysique chrétienne de Dostoïevski, il
faut la chercher avant tout dans la Légende du Grand Inquisiteur, dont
la profondeur vraiment insondable n’a pas encore été suffisamment
éclairée. La Légende constitue la véritable révélation de la liberté
chrétienne.

*
* *

Dostoïevski a été le prophète de l’idée théocratique proprement


russo-orthodoxe, de la lumière religieuse venue d’Orient. Cette
idéologie théocratique est exprimée dans les Frères Karamazov, et
différentes pensées y ayant trait sont dispersées dans maints endroits du
Journal d’un écrivain : elle a paru à quelques-uns essentielle parmi les
idées de Dostoïevski. On ne saurait s’accorder avec eux. Au contraire,
elle ne semble pas particulièrement originale, et contredit souvent les
idées religieuses de Dostoïevski qui sont, elles, si profondément
personnelles. L’idée théocratique appartient par essence à l’Ancien
Testament, c’est une idée judaïque qui s’est réfractée ensuite dans
l’esprit romain. Elle est inséparable de la conception de Dieu selon
l’Ancien Testament. La théocratie ne peut pas ne pas être une
contrainte. Une « théocratie [264] libre » (expression de Vladimir
Soloviev) est une contradictio in adjecto. Du reste, toutes les
théocraties historiques, pré-chrétiennes et chrétiennes, ont été
tyranniques, elles ont confondu les deux plans de l’être, les deux ordres,
celui du ciel et celui de la terre, celui de l’esprit et celui de la matière,
celui de l’Eglise et celui de l’État. L’idée théocratique se heurte
inéluctablement à la liberté chrétienne. D’ailleurs, Dostoïevski, dans la
Légende du Grand Inquisiteur, porte les derniers coups, les coups les
plus violents, à cette menteuse idée théocratique d’un paradis terrestre,
comme à une déformation d’elle-même. La liberté du Christ n’est
possible qu’au prix de la renonciation à toute prétention à la puissance
terrestre. Mais, dans l’idée théocratique de Dostoïevski lui-même, se
mêlent des éléments hétérogènes, des choses anciennes et nouvelles.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 158

On y trouve encore la prétention mensongère, judéo-romaine, de


l’Eglise à être un royaume temporel. On y trouve encore les idées de
saint Augustin. A cette idée théocratique fausse est liée chez
Dostoïevski une conception également fausse de l’État, notion
insuffisante de sa valeur indépendante, de la valeur d’un État, non pas
théocratique, mais temporel, qui reçoit sa propre justification religieuse
de lui-même et non de l’extérieur, d’une façon immanente et non
transcendante. La théocratie doit inéluctablement dégénérer en
contrainte, elle doit arriver à nier la liberté de l’esprit, la liberté de
conscience ; en ce qui concerne [265] l’État, elle contient une tendance
anarchique, qui existe aussi chez Dostoïevski, et constitue un trait
proprement russe, révélateur peut-être d’une maladie russe.
L’originalité de cet esprit russe vit dans son inclination apocalyptique,
dans son intuition de l’avenir. Apocalyptisme qui porte en lui quelque
chose de malsain, un défaut de virilité spirituelle. L’apocalyptisme
russe, en dépit des prophéties dostoievskiennes, n’a pas su se garder de
la séduction de l’esprit de l’Antéchrist. Non seulement
l’ « intelligenzia », mais le « peuple » ont cédé d’un cœur léger aux
« trois tentations » et ont rompu avec l’originelle liberté de l’esprit.
Dostoïevski représente l’initiale source spirituelle du courant
apocalypto-religieux en Russie. Toutes les formes du néo-christianisme
se rattachent à lui. Il découvre toutes les tentations nouvelles qui
guettent les tendances apocalyptiques de la pensée russe, il prévoit
l’apparition d’un mal raffiné, qu’on ne discerne qu’avec effort. Mais
lui-même n’a pas toujours été exempt de ces illusions. Cependant la
vérité qu’il a enseignée sur l’homme, sur la liberté humaine, sur le
destin humain, demeure la part éternelle et éblouissante de son œuvre.

[266]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 159

[267]

L’esprit de Dostoïevski

Chapitre 9
DOSTOÏEVSKI
ET NOUS

Retour à la table des matières

[268]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 160

[269]

L’histoire intellectuelle et spirituelle de la Russie du XIXe siècle est


scindée en deux par l’apparition de Dostoïevski qui incarne en Russie
la naissance d’une âme nouvelle. Entre les Slavophiles et les idéalistes
des années 40, d’une part, et de l’autre, les courants spirituels du XXe
siècle, se place une révolution de l’esprit, — et c’est l’œuvre de
Dostoïevski. La Russie contemporaine est séparée par une catastrophe
intérieure de la Russie des années 40, elle a une dimension nouvelle,
que les gens qui vivaient à cette époque plus heureuse et plus tranquille
n’ont pas soupçonnée. Ce n’est pas seulement à une autre période
historique qu’appartient la Russie contemporaine, mais encore à une
autre ère spirituelle sur laquelle pèse le sentiment d’une catastrophe
universelle : et cela, c’est Dostoïevski qui le lui a inoculé. Kirievski,
Chomiakov, Axsakov qui eurent en commun avec Dostoïevski, et aussi
avec les Russes d’aujourd’hui, quelques croyances et quelques idées
générales, ignoraient [270] encore cette perception catastrophique du
monde qui devait hanter plus tard des êtres relativement stables et
quiets, comme le prince E. Troubetzkoï, par exemple. Les hommes des
années 40 vivaient selon un rythme établi, ils sentaient la terre ferme
sous leurs pieds, même dans les circonstances où ils professaient un
idéalisme rêveur et romantique. Dans le courant de leur vie psychique,
des précipices ne s’ouvraient pas encore. Odoievski et Stankievitch ne
ressemblent pas aux êtres dostoievskiens, non plus que les Slavophiles.
Et bien qu’ils fussent en guerre, il eût été plus facile aux Slavophiles et
aux Occidentaux de se comprendre entre eux qu’aux hommes de leur
époque de comprendre ceux de l’époque révélée ensuite par
Dostoïevski. Un homme peut croire en Dieu, et l’autre n’y croire pas,
l’un peut être patriote russe, l’autre patriote d’Occident, et néanmoins
l’un et l’autre peuvent appartenir à une même formation psychique, être
tissés de la même trame. Mais, après Dostoïevski, c’est la trame même
de l’âme qui est changée chez ceux qui adoptent son esprit. Ces âmes-
là, celles qui vivront son expérience, seront désormais tendues vers
l’avenir inconnu et angoissant, traversées de courants apocalyptiques,
jetées à leurs pôles extrêmes. Surtout elles connaîtront le dédoublement
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 161

que les hommes des années 40 n’avaient pas eu à subir ; sans doute, ils
connaissent la mélancolie et le spleen, mais, mieux équilibrés, ils ne se
heurtaient pas à leur propre double, ne voyaient pas le diable [271] et
ne s’appesantissaient pas sur le problème de l’Antéchrist. Les hommes
des années 40, de même que ceux des années 60, ne vivaient pas dans
une atmosphère apocalyptique, n’étaient pas obsédés par la fin des
choses. Le mot « apocalyptique » est susceptible de prendre un sens
psychologique et, par conséquent, d’être accepté par ceux-là mêmes qui
repoussent son acception dogmatique et religieuse. Personne ne niera
donc que l’œuvre de Dostoïevski soit plongée dans une atmosphère
d’apocalypse et que, par cette atmosphère, Dostoïevski ait rendu un des
traits fondamentaux de l’esprit russe.
Idéologiquement, les gens des années 40 ont été façonnés par
l’humanisme ; et l’orthodoxie des Slavophiles en est imprégnée.
Chomiakov, avec la remarquable conception qu’il a eue de l’Eglise, fut
un humaniste chrétien. Dostoïevski symbolise la crise de l’humanisme
idéologiste et matérialiste. Il prend par là une valeur non seulement
russe, mais universelle. L’homme, dont l’humanisme a traité comme
d’une créature à trois dimensions, devient pour Dostoïevski une
créature à quatre dimensions : et c’est dans cette dimension nouvelle
qu’apparaissent les éléments irrationnels qui renverseront les vérités de
l’humanisme. Des mondes nouveaux se dévoilent au fond de l’homme.
Toute la perspective change de ce fait. Car les profondeurs de la nature
humaine n’avaient pas été sondées par l’humanisme, non seulement par
l’humanisme matérialiste, [272] superficiel, mais encore par
l’humanisme idéaliste, infiniment plus profond, et même par
l’humanisme chrétien. Il y avait dans l’humanisme une part trop grande
de rêverie et d’illusion. Le réalisme de la vie réelle, comme aimait à
dire Dostoïevski, la réalité de la nature humaine sont plus tragiques, ils
enferment en eux des contradictions telles qu’il ne s’en est pas présenté
à la conscience humaniste. Après Dostoïevski, il ne peut plus y avoir
d’humanistes au sens ancien du mot, plus de « schillerisme », — nous
sommes fatalement condamnés à être de tragiques réalistes. Ce réalisme
tragique, c’est l’indice de l’époque qui impose une lourde
responsabilité, si lourde que les hommes de la génération précédente
n’eussent pu la supporter sans effort. C’est alors que « les questions
maudites » deviennent des questions vitales, réelles, des questions de
vie ou de mort où sont en jeu le destin particulier comme le destin
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 162

général. Tout est devenu plus sérieux. Et si la génération littéraire du


début du XXe siècle, qui a reflété ces recherches et ces courants
spirituels, paraît parfois faillir à sa tâche spirituelle, si l’on est frappé
parfois de son défaut de caractère moral, c’est précisément parce que
tout est devenu si sérieux, si réel au sens ontologique du mot. On n’eût
pas eu à l’égard des écrivains et des penseurs des années 40 d’aussi
sévères exigences.
[273]
*
* *

Lorsqu’au début du XXe siècle pénétrèrent en Russie des courants


nouveaux d’idéalisme et de religion, qui rompaient avec le positivisme
et le matérialisme de la pensée traditionnelle de l’intelligenzia russe, ils
se placèrent sous le signe de Dostoïevski. Rosanov, Merejkovski, les
néo-idéalistes, Léon Chestov, André Biely, Venceslas Ivanov, tous sont
liés à Dostoïevski, ils sont nés de son esprit, ils s’attachent à résoudre
les problèmes par lui posés. Dostoïevski a été le premier de ces hommes
à l’esprit nouveau. Monde immense ainsi révélé que les générations
précédentes n’avaient pas connu. C’est l’ère du dostoievskisme qui
s’ouvre dans la pensée et dans la littérature russes. L’influence de
Dostoïevski fut plus forte et plus profonde que celle de Léon Tolstoï,
encore que cette dernière saute peut-être davantage aux yeux. Tolstoï
est infiniment plus accessible que Dostoïevski, et il est plus aisé de le
prendre pour maître. Il est plus moraliste aussi. Mais, dans le sillon tracé
par Dostoïevski, c’est la pensée métaphysique russe, compliquée et
aiguë, qui circule et d’où tout sort. Il serait possible d’établir deux
structures, deux types d’âmes, l’un étant disposé à accueillir l’esprit de
Tolstoï, l’autre, celui de Dostoïevski. On verrait ainsi que les êtres
véritablement épris de la tournure d’esprit tolstoïenne, des voies du
tolstoïsme, [274] comprennent difficilement Dostoïevski. Non
seulement ils le comprennent mal, mais le plus souvent ils l’ont en
aversion. Les contradictions tragiques de l’auteur des Possédés
échappent en effet aux âmes que satisfont le rationalisme de Tolstoï et
son monisme tout uni. L’esprit de Dostoïevski les effraie, il leur
apparaît comme antichrétien. C’est Tolstoï qui représente pour eux le
chrétien authentique, fidèle à la parole évangélique, ce même Tolstoï
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 163

auquel l’idée de la Rédemption était plus étrangère qu’à quiconque, et


à qui tout sentiment intime à l’égard du Christ fit complètement défaut :
et Dostoïevski, au contraire, qui posséda exclusivement le sentiment,
l’amour du Christ, qui plongeait tout entier dans le mystère de la
Rédemption, passe pour un écrivain sombre, pénible, antichrétien,
divulgateur des abîmes sataniques. C’est là une controverse insoluble
où s’affrontent deux partis pris, deux conceptions fondamentales de
l’existence. En tout cas, en ce qui concerne la pensée religieuse
créatrice, Tolstoï est demeuré à peu près stérile, alors que l’œuvre de
Dostoïevski fut extrêmement féconde. Tous ces Chatov, Kirilov,
Verhovenski, Stavroguine, Ivan Karamazov sont apparus au XXe
siècle. Au temps de Dostoïevski, ils n’appartenaient pas à la réalité,
mais au monde des prévisions et des prophéties. Dans la première — et
petite — comme dans la seconde et grande révolution russe, les motifs
essentiels de Dostoïevski, qui n’existaient encore que d’une façon
latente dans [275] les années 70, sont apparus en plein jour. C’est là
qu’on a pu toucher les limites religieuses du « révolutionnarisme » de
la Russie, qu’on a sondé le manque de caractère politique de ses
meneurs. La Révolution russe a rapproché Dostoïevski de ses
concitoyens. Et alors que les autres grands écrivains de ce pays
apparaissent comme pré-révolutionnaires, Dostoïevski pourrait être
appelé un écrivain de la période révolutionnaire. Il a constamment parlé
de la révolution comme d’une manifestation de l’esprit. Lui-même est
une manifestation de l’esprit, qui a prédit que la Russie volerait à
l’abîme. Cet abîme, dans son œuvre, attire et séduit. L’ère des
« questions maudites » s’est ouvert, l’ère de la « psychologie »
approfondie, l’ère à la fois de la révolte de l’individualisme souterrain,
qui nie tout mode de vie stable, et de son contraire, prévu par lui, de la
révolte du collectivisme impersonnel. Tout cela est déposé au fond de
ces courants révolutionnaires où se rejoignent Chatov et Verhovenski,
Stavroguine et Kirilov, Ivan Karamazov et Smerdiakov. Dostoïevski a
créé des prototypes idéaux. Sa psychologie ne s’arrête jamais à la
surface psycho-physique de la vie, et c’est pourquoi, au sens étroit et
précis du mot, Tolstoï a été meilleur psychologue. Dostoïevski est un
pneumatologue, dont la science s’approfondit jusqu’à la vie, non de
l’âme, mais de l’esprit, jusqu’à la rencontre avec Dieu et avec le diable.
Ce sont ces questions-là, ces questions finales, qui depuis longtemps
intéressent la [276] Russie, et non plus les seules questions
psychologiques. Les destinées de la vie sociale et de sa révolution sont
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 164

subordonnées à la solution des questions de Dieu et du diable. La


psychologie n’est donc qu’un caractère superficiel de l’œuvre de
Dostoïevski : il nous fait sortir du cercle sans issue des recherches
psychologiques pour diriger notre conscience vers les questions
ultimes. C’est donc à tort que Léon Chestov veut considérer
exclusivement Dostoïevski comme un psychologue de l’âme
souterraine : les régions, même souterraines, de l’âme ne sont pour lui
qu’un moment, une étape sur la route spirituelle de l’homme, étape au-
delà de laquelle il nous mènera.
Dostoïevski n’est pas seulement un grand artiste, un grand artiste
psychologue : il faut chercher ailleurs l’origine de sa figure créatrice. Il
est avant tout un grand penseur. C’est ce que j’ai essayé de montrer tout
au long de ce livre. Il est le plus grand métaphysicien de la Russie, et
toutes les idées métaphysiques des Russes sont issues de lui. Il vit dans
une atmosphère brûlante, flamboyante d’idées. Il les répand, les
propage autour de lui. Elles deviennent pour l’esprit un pain quotidien,
sans lequel on ne saurait vivre : on ne saurait vivre si l’on n’a résolu les
questions de Dieu et du diable, de l’immortalité, de la liberté, du mal,
du destin de l’homme et de l’humanité. Ce n’est pas du superflu, c’est
l’essentiel, car, si l’immortalité n’existe pas, cela ne vaut pas la peine
de vivre. Les [277] idées sont vivantes chez Dostoïevski et, de même,
sa métaphysique n’est pas abstraite. Il nous a enseigné le caractère
vivant, concret, substantiel des idées : tous les Russes sont des enfants
spirituels désireux de poser et de résoudre les questions
« métaphysiques » dans l’esprit où elles ont été posées et résolues par
lui. La « métaphysique » de Dostoïevski leur est plus proche que celle
de Vladimir Soloviev : peut-être même la seule acception selon laquelle
la métaphysique peut exister encore est-elle celle que lui a donnée
Dostoïevski. Soloviev n’atteint jamais au concret ; c’est d’une façon
abstraite qu’il combat une métaphysique abstraite. Sans doute, il est très
proche de Dostoïevski, et parfois même le rejoint, en particulier dans
son Antéchrist, — mais il est lui-même une manifestation parallèle à
Dostoïevski, il n’est pas pétri par son esprit. Rosanov, au contraire, un
des écrivains russes les plus remarquables du début de ce siècle, est né
de l’imagination créatrice de Dostoïevski ; son style seul est déjà
étonnant, en ce qu’il est sorti directement du style de certains
personnages de Dostoïevski. Il y a en lui le même sens du concret que
chez son maître, de la substance vivante de la métaphysique. Ce sont
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 165

ses thèmes qu’il a traités. Mais l’apparition de Rosanov est l’indice de


ces périls qui étaient enclos dans la pensée de Dostoïevski : on entend
parfois parler par sa bouche Fedor Pavlovitch Karamazov — qui se
hausse jusqu’au génie. Chez lui, l’absence [278] complète de toute
discipline de l’esprit sur lui-même prouve que l’influence de
Dostoïevski peut être une cause d’affaiblissement. L’idéologie de
Merejkovski est née pareillement de l’esprit dostoievskien : elle était
incluse déjà dans l’épisode de « Cana en Galilée » et dans les pensées
de Dostoïevski sur le Dieu-Homme et sur le Surhomme. Influence qui
n’a pas servi à Merejkovski pour trouver le critère par lequel
différencier Christ et Antéchrist. Sa pensée est restée dédoublée. Et cela
pose une dernière question : Dostoïevski peut-il être un maître ?

*
* *

Dostoïevski nous a beaucoup appris, il nous a révélé beaucoup de


choses. Nous avons reçu son héritage spirituel. Mais il n’enseigne pas
à vivre, au sens strict du mot : on ne saurait suivre ses voies, vivre selon
lui. Tirer de lui une leçon d’existence serait malaisé. Le
« dostoievskisme » n’enferme pas seulement pour les Russes de grands
trésors spirituels, mais aussi de spirituels dangers. Il y a dans l’âme
russe une soif d’autoconsomption, l’enivrement dangereux de sa propre
perte : l’instinct de conservation spirituelle y est très peu développé. On
ne saurait donc impunément l’exhorter à la tragédie, préconiser cette
tragédie comme un chemin parmi le dédoublement et les ténèbres. Sans
doute, on peut vivre cette tragédie humaine révélée par Dostoïevski, on
peut vivre et en être enrichi : [279] mais il ne faut pas la désigner à
l’homme comme une voie ouverte devant lui. Ce courant exalté et
dionysien qui engendre le tragique doit être conçu comme une donnée
originelle, comme un des fondements de l’être, comme l’atmosphère
où notre destin humain s’accomplit : mais en aucun cas, il ne faut y
amener les êtres, faire de cette atmosphère excessive une atmosphère
normale. Du reste, interpréter Dostoïevski sous un aspect normal serait
à la fois difficile et dangereux. Je l’ai déjà noté, au sujet de la conception
qu’il eut du Mal. Il est donc extrêmement important de préciser l’aspect
sous lequel on doit envisager cette œuvre. Elle ne témoigne pas
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 166

seulement du fait que d’immenses possibilités spirituelles sont latentes


dans le peuple russe, mais aussi que ce peuple est malade par l’esprit.
Doué extraordinairement sous le rapport spirituel, il lui est aussi plus
difficile qu’à aucun peuple occidental de discipliner cet esprit.
Dostoïevski ne le mettra pas sur la voie de l’autodiscipline, de la
prédominance de l’élément viril de l’esprit sur l’élément féminin de
l’âme. Le défaut de caractère peut être considéré comme un défaut
national des Russes ; et l’élaboration d’un caractère moral,
l’élaboration d’une virilité spirituelle représente pour eux un problème
vital des plus importants. Dostoïevski les a-t-il aidés dans un semblable
travail ? Les a-t-il aidés à se créer une autonomie spirituelle véritable,
à se délivrer de tous les esclavages ? J’ai essayé de montrer combien
[280] avait été fort chez Dostoïevski le sentiment de la liberté. Mais
cette liberté de l’esprit, il n’a pas enseigné comment on l’acquiert,
comment on acquiert l’autonomie spirituelle et morale, comment on
s’affranchit, soi-même et son peuple, de la domination des courants
inférieurs. Et bien que son enseignement ait roulé sur la liberté, en tant
que principe premier de vie, il n’a pas été à proprement parler un
professeur de liberté. La tragédie dionysienne, le dédoublement,
l’abîme constituaient à ses yeux le chemin unique de l’homme. C’est
par les ténèbres qu’on parvient à la lumière : et la grandeur de
Dostoïevski réside en ceci qu’il a montré précisément cette lumière
jaillissant de ces ténèbres. Mais l’âme russe incline à se plonger dans
ce courant obscur et à y demeurer le plus longtemps possible ; il lui est
difficile de s’en dégager, de surmonter cette impulsion passionnée vers
ce qui est sombre. En même temps qu’il possède un sentiment exclusif
de la personnalité et de son destin personnel, il semble que le Russe soit
impuissant à sauvegarder cette personnalité des déchirements des
passions dionysiennes, et à maintenir sa forme. L’esprit, en Russie,
baigne encore dans les courants élémentaires de l’âme et c’est ce qui se
reflète en Dostoïevski : on trouve chez lui des découvertes immenses
sur l’esprit russe et sur l’esprit universel ; mais ce qu’il n’exprime pas,
c’est la maturité spirituelle, le point où l’esprit domine les courants
chaotiques de l’âme, la discipline, et [281] la soumet à des fins plus
élevées. La pensée, en ce qui concerne le problème de la personnalité,
n’échappe pas à ce dédoublement fatal auquel nous avons assisté déjà.
Si, d’une part, il donne à la personnalité une valeur exclusive, de l’autre
il croit à l’universel et au collectif. Son populisme religieux, illusion du
collectivisme, paralyse chez lui l’élément personnel de la personnalité,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 167

de la discipline spirituelle. L’idée de l’universalité religieuse s’est


trouvée souvent ainsi être chez les Russes une fausse idéalisation du
peuple, une idéalisation de la masse populaire en tant que détentrice de
l’esprit. Depuis l’apparition de Dostoïevski, qui était celle de leur plus
grand génie national, il ne semble pas qu’ils aient acquis encore une
conscience nationale parvenue à la santé et à la maturité : c’est ce que
la Révolution a montré d’une façon cruelle. Ce que Fichte et les
hommes animés de son esprit ont fait pour le peuple allemand reste
encore à accomplir pour le peuple russe : il reste à lui donner l’idée de
sa responsabilité, l’idée de l’autodiscipline et de l’autonomie
spirituelle. Une réforme spirituelle dirigée dans ce sens pourrait le
rendre à la santé. Le dédoublement de sa pensée a empêché Dostoïevski
d’être ce réformateur : par une moitié seulement de son être, il adhérait
à cette tâche, par l’autre, au contraire, abusé par le populisme et le
collectivisme, il était un obstacle à sa réalisation.
L’aversion des Russes pour la culture moyenne [282] a trouvé son
expression dans la figure de Dostoïevski. Lui-même était une haute
expression de cette culture russe, son sommet. Mais il n’en symbolisait
pas moins la crise universelle de la culture. Crise qui est
particulièrement sensible sur les sommets. Avec ses hautes valeurs, la
culture en effet n’en est pas moins un milieu, il n’y a en elle ni fin ni
terme à ses aspirations. Elle n’atteint ni ne réalise l’être véritable. Elle
n’est pas ontologique, mais symboliste. Et la crise de la culture est en
vérité la crise du symbolisme de la culture, que mènent avec une force
particulière précisément les symbolistes. On pourrait avancer ce
paradoxe : le symbolisme est le désir de vaincre le symbolisme, de
transformer la culture symbolique en une culture ontologique dans
laquelle on pourrait saisir, non seulement les symboles de l’extrême
réalité, mais encore cette réalité elle-même. Les symbolistes sont donc
les véritables réalistes, puisqu’ils comprennent que la culture, dans
laquelle les « réalistes » demeurent naïvement enfermés, n’apporte que
des symboles derrière lesquels l’esprit doit saisir les véritables réalités.
La crise de la culture est aussi la soif de s’évader d’un milieu moyen
jusqu’à quelque issue destructrice : il y a en elle une tendance
apocalyptique. Tendance qui existe chez Nietzsche mais qui parvient à
un degré beaucoup plus fort chez Dostoïevski. Les dispositions
apocalyptiques, le besoin d’une fin extrême, l’attitude défiante et même
hostile à l’égard de la culture moyenne, ce [283] sont là des traits
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 168

proprement russes, une forme d’esprit propre aux Russes, où il faut


chercher la source à la fois de leur originalité et de leurs malaises
spirituels. La négation de toute culture moyenne constitue chez eux un
trait dangereux, la marque du nihiliste. En effet, la faillite de la culture,
lorsqu’elle se produit sur une cime intellectuelle, comme ce fut le cas
pour Dostoïevski, a une tout autre signification que lorsqu’elle se
manifeste chez ceux de ses concitoyens qui ne possèdent pas une
culture authentique, mais une sous-culture ou une demi-culture. Chez
ces derniers — alors que, parmi l’élite, Dostoïevski éveillera le désir de
sortir de la culture en tant que symbole pour atteindre aux réalités
véritables, — il peut simplement paralyser toute inclination vers la
culture et fortifier à cet égard le point de vue nihiliste. Apocalyptisme
et nihilisme se rejoignent, en Russie, nous l’avons vu, d’une
surprenante façon. Il importe donc de les distinguer clairement. Le
Russe dépouille bien volontiers tous les ornements culturels, afin qu’à
l’état de nature, l’être véritable se révèle. Mais la réalité de l’être
n’apparaît pas, du fait que sont ruinées les valeurs culturelles. Il est au
contraire une notion indispensable, celle qui montre que la culture est
le chemin qui mène à cette réalité, que la vie divine elle-même est la
culture suprême de l’esprit. L’influence de Dostoïevski fut double :
c’est là le destin de tous les grands écrivains russes. De toute façon, il
faut se souvenir que si [284] Dostoïevski a marqué la crise de la culture,
il ne fut pas, comme Tolstoï, un ennemi de la culture. Ses tendances
apocalyptiques se conciliaient avec le sentiment de l’histoire, de ses
reliques et de ses valeurs, de la continuité historique. C’est en cela que
les Russes devraient se sentir particulièrement les héritiers de son esprit.
*
* *
Si Dostoïevski ne peut être un maître de discipline spirituelle, si
nous devons vaincre en nous, après le « psychologisme », le
« dostoievskisme », du moins il est un point sur lequel son
enseignement reste très précis : il veut montrer que, par le Christ, on
retrouve la lumière au sein des ténèbres, que la forme et la ressemblance
divine existent encore chez l’individu le plus déchu, qu’il faut aimer
son prochain, par respect pour sa liberté. Dostoïevski nous a conduit à
travers les ténèbres, mais ce ne sera pas aux ténèbres qu’appartiendra
le dernier mot. Son œuvre ne nous laisse en aucune sorte une impression
de pessimisme sombre et désespéré, puisque ces ténèbres comportent
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 169

la lumière. La lumière du Christ a conquis le monde, elle éclaire tous


les points obscurs. Le christianisme de Dostoïevski n’est pas un
christianisme sombre, c’est un christianisme lumineux, le christianisme
de saint Jean. Il apporte des éléments au christianisme futur, au
triomphe de l’Evangile éternel, à la religion [285] de la libération et de
l’amour. Beaucoup de choses sont mortes dans le christianisme : d’où
le développement en lui de miasmes cadavériques qui viennent
empoisonner les sources mêmes de la vie. Le christianisme historique,
sur bien des points, ressemble plus à un minéral qu’à un organisme
vivant : il s’est pétrifié. Nous prononçons d’une bouche sans vie des
paroles mortes, d’où l’esprit s’est envolé. L’esprit souffle où il veut : et
il ne veut pas souffler dans les âmes religieusement pétrifiées et
desséchées. Il faudra les refondre, les soumettre à nouveau à un
flamboyant baptême pour que l’esprit consente à les animer. La victoire
dans le monde de l’esprit antichrétien, la perte de la foi, le progrès du
matérialisme, ne sont que des résultats seconds, des conséquences de
ces phénomènes d’ossification et de mort qui se sont produits à
l’intérieur même du christianisme et de la vie religieuse. Le
christianisme transformé en rhétorique morte, en une confession de
rites abstraits et sans âme, abâtardi par le cléricalisme, ne peut plus être
une force régénératrice. Pourtant c’est de lui que doit sortir la
régénération et le renouvellement de l’esprit. Il doit devenir la religion
du temps nouveau qui se lève, s’il est vraiment la religion éternelle. Un
mouvement créateur doit encore sortir de lui, tel que depuis longtemps
le monde n’en a point connu. Cette refonte, ce baptême ardent,
Dostoïevski l’imprime aux âmes. Il purifie le sol en vue de cette
renaissance de [286] l’esprit, de ce mouvement religieux dans lequel se
manifestera le christianisme neuf et éternel, vivant. Ainsi Dostoïevski
mérite bien plus que Tolstoï le nom de réformateur religieux. Tolstoï a
détruit les reliques et les valeurs du christianisme et a tenté d’établir sa
religion propre. Les services qu’il a pu rendre sont négatifs et du
domaine de la critique. Dostoïevski, au contraire, n’a pas inventé une
religion nouvelle, il est demeuré fidèle à la vérité, à la tradition éternelle
du christianisme. Mais, au sein de ce christianisme, il a suscité un esprit
nouveau, un élan créateur qui ne devait rien détruire et rien supprimer.
Il était prêt à reconnaître toutes les anciennes formules : il déposait
seulement en elles un esprit nouveau. A une époque où le christianisme
vit trop exclusivement dans le passé, il se tourne vers l’avenir. Il évoque
l’Apocalypse, qui est demeurée lettre morte pour le christianisme
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 170

historique. L’œuvre de Dostoïevski a donc été extraordinairement


féconde pour la renaissance chrétienne, en tant qu’apparition
prophétique et qui témoigne des plus hautes possibilités spirituelles.
Mais, nous l’avons déjà vu, cette grande œuvre est frappée du
dédoublement propre au caractère russe, en elle sont empreints à la fois
et les hautes facultés du Russe et ses dangers profonds. Les Russes
doivent donc travailler spirituellement sur ses traces et se connaître et
se purifier par l’expérience qu’il leur a fait faire.
Aujourd’hui, l’Europe occidentale, précipitée [287] dans le rythme
d’un processus catastrophique, se tourne vers Dostoïevski ; elle est plus
capable de le comprendre. Par la volonté du destin, elle est sortie de cet
état de contentement de soi, d’essence bourgeoise, où, jusqu’à la
catastrophe de la guerre mondiale, elle espérait visiblement demeurer
toujours. La société européenne s’est maintenue très longtemps aux
lisières de l’être et s’est contentée d’une existence extérieure. Elle
voulait s’établir jusqu’à la consommation des siècles à la surface de la
terre. Mais, dans cette Europe ainsi bourgeoisement organisée, le sous-
sol de la terre s’est révélé volcanique : les peuples européens se sont
découvert une profondeur spirituelle. Découverte qui a été le signal
d’un mouvement de la surface vers la profondeur, encore que d’autres
mouvements terribles qui, eux, avaient lieu sur la surface, à l’extérieur,
tels que la guerre et la révolution, dussent le précéder. Au milieu de ces
catastrophes et de ces bouleversements, percevant le son de cette
profondeur spirituelle qui s’ouvrait en eux, les peuples d’Occident,
avec une compréhension très sûre et une irrésistible impulsion, se sont
portés vers le grand génie russe et universel qui le premier avait
découvert en l’homme des abîmes intérieurs et avait prophétisé au
monde une catastrophe inévitable. Ainsi la valeur de Dostoïevski est si
grande qu’il suffit au peuple russe de le nommer pour justifier son
existence dans le monde. Dostoïevski témoignera pour lui au Jugement
Dernier des peuples.
[288]
Fin du texte

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