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C o n g a r

Yv e s

LA c r i s e

IÉ g l i s e b v r e
e4t 8 e Lefe

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oh
LA CRISE DANS L'ÉGLISE
ET Mgr LEFEBVRE
YVES CONGAR

LA CRISE
DANS L'ÉGLISE
ET
Mgr LEFEBVRE
2° édition augmentée

LES ÉDITIONS DU CERF


29, bd Latour-Maubourg - Paris VII°
1977
© Les Editions du Cerf, 1976
ISBN 2-204-01115-0
ADRESSE
Ce petit livre, je ne l’ai écrit que par amour
pour notre Eglise et pour l'unité de sa commu-
nion. Il est devenu, par la force des choses, plus
critique, sinon plus négatif que je le voulais.
C’est la rançon du fait que j'ai pris au sérieux
les refus de Mgr Lefebvre et de ses partisans,
les gestes et les attitudes dont l'écho a rempli la
Presse et la Radio depuis huit mois.
Pour moi, les séminaristes d'Ecône, les fidèles
de la salle Wagram ou du Palais des sports de
Lille, sont des frères, mais qui se trompent sur
le Concile et sur la liturgie eucharistique pro-
mulguée par Paul VI. Les pages qui suivent
sont offertes à leur réflexion, éventuellement à
une discussion que je ne refuse pas. Ce qui leur
est reproché n'est nullement de tenir à la foi
catholique, de vouloir une dignité sacrée des
prêtres, sérieux et rigueur dans leur formation.
C’est de refuser comme entachés d'erreur un
Concile æœcuménique et des réformes sérieuse-
ment mûries, approuvés par l'autorité suprême,
et reçus et appliqués dans l'ensemble de la
catholicité. Des « sacrements bâtards », ceux
que reçoivent chaque jour des millions de
catholiques ? Des « prêtres bâtards », nous qui
les célébrons ? Cela ne peut se soutenir.
On n’en serait pas venu là, disent nombre de
fidèles qui acceptent le Concile et les réformes
actuelles, si tant d'innovations anarchiques,
tant de propos aberrants, tant d’abandons
ruineux ne s'étaient multipliés depuis le Concile
sans attirer d'autre réaction des autorités res-
ponsables que des gémissements allusifs. Il n'est
pas permis de faire comme si les fautifs étaient
seulement les autres. Je le suis aussi. Nous
sommes tous solidaires dans le drame. Ce n'est
certainement pas d'un cœur léger qu’un
Mgr Lefebvre s'oppose au Pape. Ce n'est pas
de gaieté de cœur que je le critique. Il professe
agir par amour de la vérité et de l'Eglise. Moi
aussi.
Il était impossible de tout dire, de traiter
toutes les questions, de répondre à toutes les
critiques ou interrogations. Lecteur, ne vous
irritez pas contre moi ; ouvrez ce petit livre et
lisez-le jusqu’à la fin dans l'esprit en lequel il
a été écrit : il ne veut qu'aider des frères catho-
liques à se (re)mettre ou à demeurer lucide-
ment dans la pleine et joyeuse communion de
l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique,
Eglise d'aujourd'hui, Eglise de toujours. Pour
le service et la gloire de notre Dieu qui est Père,
Fils et Saint-Esprit.
fr. Yves M.-J. CONGAR
LES REFUS
DE MR LEFEBVRE
Leurs enjeux et implications

Encore Ecône et Mgr Lefebvre ? Les brû-


lantes questions auxquelles est affrontée
l'Eglise dans le vaste monde ne sont-elles pas
autrement importantes ? Et comment, à moins
de lignorer, ne pas faire attention plutôt à ce
qui naît un peu partout d’évangélique : caté-
chètes volontaires, groupes de prière, aide à
tant de détresses ? Comment accepter que le
bruit d’une désobéissance recouvre le travail
fidèle et quotidien de dizaines de milliers de
laïcs, de prêtres et de religieuses qui, sans haut-
parleurs, font exister l'Eglise au sein d’un
monde intense et difficile?
Ecône n’en est pas moins important. En
raison des jeunes gens qui s’y préparent à servir
le Seigneur Jésus dans la prêtrise. À cause de
la blessure faite à la paix de l'Eglise par la tour-
nure que les choses ont prises depuis le prin-
temps de 1974. Par le fait, enfin, que « le drame

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d’Ecône » répercuté et parfois orchestré par les
moyens de communication, a été comme le
révélateur d’une insatisfaction ou d’un malaise
éprouvés par de nombreux fidèles. Les son-
dages valent ce qu’ils valent. Pas plus. Que
donnerait un sondage portant sur l’installation
d’une centrale nucléaire près d’une grande ville,
fait au lendemain d’un éventuel accident ? Sur-
tout si la chose se produisait pendant les
vacances d'été, quand télévision, radios et jour-
naux ont de la place à occuper. Le sondage de
l’LF.O.P. publié, le 13 août 1976, par le Progrès
de Lyon a sans doute profité d’une conjoncture
particulière. Il n’en est pas moins significatif.
D’après lui, 28 % de catholiques approuvent
les positions de Mgr Lefebvre et 48 % de pra-
tiquants pensent que l'Eglise est allée trop loin.
Ce sont des indications imprécises. « Trop
loin » sur quel point ? « Trop loin » de quoi ?
A quel degré ? « Les positions de Mgr Lefeb-
vre »: lesquelles ? Son action de formation
«traditionnelle » de prêtres ? Son rejet du
Concile ? Ce n’est pas la même chose. Et les
chiffres demanderaient à être éprouvés. Je
préfère l'appréciation de J. Gritti, un bon
sociologue religieux, qui répond à l'excellent
journaliste qu’est Jean-Claude Petit:
Un schisme se nourrit de personnes qui s’incrustent petit
à petit dans des actes notoires d'opposition. Disons qu’il
peut y en avoir au maximum quelques dizaines de milliers.

8
Au contraire, beaucoup de chrétiens traditionnels qui ont
pu souffrir, par exemple, des réformes liturgiques et qui,
cependant, sont demeurés fidèles à leur communauté, vont
souffrir encore de ce qui se passe, mais ils accepteront la
position du Pape et des évêques. A côté des 2 % en rupture
possible, je dirais donc qu’il y a 15 % de « paumés », à des
degrés divers, sans donner à ce mot aucun sens péjoratif.
(La Vie Catholique, n° 1616, 18-23 août 1976, p. 14.)

Qu'est-ce qui est en jeu exactement ? Nous


voudrions, aussi loyalement et clairement qu’il
nous est possible, le dire à nos frères dans la foi.

LE REFUS DU CONCILE ET DE CE QUI L’A SUIVI

De quoi s'agit-il? C'était la question que


posait toujours Foch.
Il ne s’agit ni du latin, ni de la soutane, ni du
régime vécu au séminaire d’Ecône. Ce régime
ressemble, au moins extérieurement, à celui
que, avec et comme tant d’autres, j'ai vécu au
séminaire des Carmes de 1921 à 1924, des
années ferventes et heureuses. Pour l'esprit, ce
serait autre chose, car nous étions ouverts, dans
la fidélité. Mais des informations sérieuses nous
font craindre qu'Ecône n’entretienne une men-
talité étroitement liée à un système d’Eglise-
forteresse et ghetto, sans ouverture soit au sens
de l’historique, soit au monde tel qu’il est : ce
qu’a été le Concile. Il s’agit donc de l’accep-
tation de Vatican II, de ses seize documents

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signés par l’ensemble de l’épiscopat catholique,
approuvés et promulgués par le Saint-Père,
puis des réformes, en particulier liturgiques,
engagées par le Concile, élaborées à Rome ou
précisées par l’autorité pastorale de chaque
pays, approuvées par le Pape. Cette acceptation
est nécessaire pour vivre pleinement, effecti-
vement, concrètement dans la communion de
l'Eglise aujourd’hui.
Mgr Lefebvre et ceux qui le suivent — mais
certainement pas les 28 % de catholiques qui
disent approuver son action — déclarent:

Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la


Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des tra-
ditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome
éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité.
Nous refusons, par contre, et avons toujours refusé de
suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protes-
tante qui s’est manifestée clairement dans le Concile Vati-
can II et après le Concile dans toutes les réformes qui en
sont issues (...).
Cette réforme étant issue du libéralisme, du modernisme,
est tout entière empoisonnée (...). Il est donc impossible à
tout catholique conscient et fidèle d’adopter cette réforme
et de s’y soumettre de quelque manière que ce soit.
La seule attitude de fidélité à l'Eglise et à la doctrine
catholique, pour notre salut, est le refus catégorique de la
réforme 1,

C’est un refus du Concile. C’est une décla-


ration d'adhésion à « Rome». On peut s’en

1. « Profession de foi» de Mgr Marcel Lefebvre, 21 novem-


bre 1974. C'est ce texte (reproduit plus loin en Appendice)
qui a déterminé le Saint-Siège à agir comme il l’a fait.

10
étonner quand on sait que Mgr Lefebvre a
obstinément refusé l’acte de soumission que le
Saint-Père lui a demandé non seulement par
lintermédiaire d’évêques et de cardinaux,
mais par une première lettre personnelle du
29 juin 1975, une seconde lettre autographe du
8 septembre 1975, une troisième du 15 août
1976, enfin lors de l’audience du 11 septem-
bre 1976 et par la lettre du 11 octobre dont
on trouvera le texte en appendice ; des exhor-
tations pressantes, fraternelles, affectueuses
même. Mgr Lefebvre a eu lui-même, à l’adresse
de Paul VI, des formules comme « ma profonde
soumission au successeur de Pierre que je re-
nouvelle entre les mains de Votre Sainteté ».
On pourrait citer encore ces textes de J’accuse
le Concile ! (Ed. S. Gabriel, CH 1920, Mar-
tigny), 1976, p. 33: «Le Souverain Pontife,
Successeur de Pierre et Vicaire du Christ. Là
où est le Vicaire du Christ, là est l'Eglise
catholique. Là où est le Vicaire du Christ, là
est l'Eglise des Apôtres » ; p. 85 : « N’oublions
pas que l'Eglise romaine est notre Mère et
notre Maîtresse, suivant l’adage: “Rome a
parlé, la cause est terminée.” » C’est qu'il dis-
tingue entre ce qui exprime «la Rome éter-
nelle » ou ce qui procède de Pierre en Paul VI,
et ce qui, dans les actes de la Rome concrète
et de Paul VI, relèverait, à son jugement, du
libéralisme ou du modernisme abhorrés. À son

11
jugement : c’est lui qui discerne ce qui est
recevable et ce qui, étant hérétique ou faux,
doit être rejeté par fidélité à « l'Eglise de tou-
jours ». Il prend comme critère de discernement
ce qu’il appelle la Tradition mais qu’il ramène
aux documents qui, de Trente et surtout de
Grégoire XVI à Pie XII, se sont opposés au
mouvement du monde moderne que Mgr Le-
febvre résume dans le « libéralisme » (cf. Un
évêque parle, pp. 170, 313 et 314, 322 et 323).
Une chose est certaine: ni Pie XII, ni Pie XI,
ni Pie X, ni Pie IX, ni Pie V, les papes auxquels
Mgr Lefebvre se réfère, n’auraient admis
pareille disjonction!
A plusieurs reprises, Mgr Lefebvre a précisé
ce qu’il rejette surtout, et pourquoi. Il en a tout
particulièrement à trois thèmes du Concile,
dans lesquels il voit une application, dans
l'Eglise, des principes de la révolution de 1789 :
liberté, égalité, fraternité.
Au sujet de la Déclaration conciliaire sur la
liberté religieuse:
La liberté religieuse correspond au terme de «liberté»
dans la Révolution française ; c’est un terme analogue, dont
le démon se sert volontiers. , |

Au sujet de la collégialité épiscopale:


La collégialité, c’est la destruction de l’autorité person-
nelle ; la démocratie, c’est la destruction de l’autorité de
Dieu, de l’autorité du pape, de l’autorité des évêques. Col-
légialité correspond à l'égalité de la révolution de quatre-
vingt-neuf.

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Au sujet du Décret sur l’œcuménisme et de
la Déclaration sur les religions non chrétiennes :

Prêtez-y attention et vous verrez que cela correspond à


la « fraternité ». On a appelé frères les hérétiques, les pro-
testants: frères séparés. Et voilà la fraternité. Nous y
sommes bien avec l’œcuménisme; c’est la fraternité avec
les communistes 2.

EN SOUS-ŒUVRE, UNE INSPIRATION POLITIQUE ?

Ce qu’on appelle l’intégrisme mais, de façon


plus générale, l’opposition à ce qui est ouver-
ture, est toujours, en France, à arrière-fond
conservateur et antidémocratique. La première
édition de Vraie et fausse réforme dans l'Eglise
(1950) avait, pp. 604-622, un Appendice sur
« Mentalité “de droite” et intégrisme », que j'ai
supprimé dans la réédition de 1969 pour faire
un geste de paix en direction des intégristes *.
Bien des indications historiques et des analyses

2. Ces trois citations sont extraites des conférences de


Mgr Lefebvre publiées par lui: Un évêque parle. Respective-
ment pp. 196, 197 et cf. p. 288. Voir aussi la lettre du 17 juil-
let 1976 à Paul VI: texte cité infra, p. 58. On trouve des
termes semblables, moins développés, dans Mgr R. GRABER,
Athanase et l'Eglise de notre temps, tr. A. Garreau, Paris,
1973, pp. 34, 68, 74.
3. Si l’on voulait pousser plus loin l’étude, on pourrait lire
J. LABASSE, Hommes de droite, hommes de gauche, Paris, 1947
(le ch. D; le n° 7-8 de 1956 de la Chronique sociale de
France ; M. GARRIGOU-LAGRANGE, Intégrisme et national-catho-
licisme, in Esprit, novembre 1959, pp. 515-543 ; J. MAÎTRE, Le
catholicisme d’extrême-droite et la croisade antisubversive, in
Revue française de sociologie, avril-juin 1961 ; enfin, les livres
d’E. POULAT.

13
gardent pourtant leur vérité. Ce qu’on nous dit
de la formation de Mgr Lefebvre :, ce que nous
avons appris sur son action à Dakar”, ce que
nous avons entendu et su de lui au Concile,
ses déclarations faites depuis lors, la cohérence
de ses textes et de son action, tout dénonce en
lui un homme de droite accordé aux positions
de l’ancienne Action française. Il y a là un
ensemble d’attitudes et de procédés caractéris-
tiques: attacher, sans se corriger jamais, une
étiquette dépréciative à ses adversaires ‘ ; amal-
4. Cf. Abbé Jean ANZEVUI, Le drame d’Ecône (Historique,
analyse et documents), Sion, Valprint, 1976, pp. 135s.
5. Par exemple, il a favorisé l’implantation de La Cité catho-
lique, avec la revue Verbe, années 1957 ss; il poussait à parler
de la propriété privée, alors qu’en Afrique elle est surtout com-
munautaire. Un article paru dans La France catholique du
18-XI1-1959 sous le titre Les Etats chrétiens vont-ils livrer
l'Afrique noire à l'Etoile ?, parlait contre le mouvement d’indé-
pendance et accusait l’Islam (le Sénégal est à 80 % musulman)
d’être le fourrier du communisme. Voir J.B. Cisse, La longue
poursuite d’un mirage intégriste, in Afrique Nouvelle, n°° 1415
du 11 au 17 août, pp. 12-16, et 1416, du 18 au 24 août 1976,
pp. 18-20.
6. Mgr Lefebvre a été un des membres actifs du « Cœtus
internationalis Patrum» qui réunissait des Pères de même
tendance et préparait éventuellement des actions concertées,
par exemple lors de la déposition de modi ou lors des votes.
Il est intervenu dans le sens de ses convictions pour critiquer
la collégialité (11-X-1963, d’un point de vue plutôt pastoral;
10-X1-1963, sur le principe) ou la liberté religieuse (24-X-1964;
20-IX-1965, puis pétition pour un délai, 17-19-X1-1964). Tous
ces textes ont été publiés par Mgr Lefebvre, J'accuse le
Concile ! (H 1920, Martigny, 1976).
7. L'expression «messe protestante», « messe de Luther »,
pour le rite rénové de l’Eucharistie. Insinuation qu’il y aurait
« peut-être, dans les organismes romains les plus élevés, des
gens qui ont perdu la foi» (Un évêque parle, p. 200), que
Mgr Bugnini serait franc-maçon… L’aurait-on alors nommé
nonce ? Cette accusation lancée par l’ignoble 1! Borghese qui

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gamer ce qu’on déteste dans la globalité d’un
terme qui fait l’objet d’une répulsion affective
sans nuance; maintenir qu’on a raison, au
prix parfois d’un esprit procédurier; être
convaincu qu’il existe un complot des méchants,
qu’une conspiration « judéo-maçonnique » ou
communiste s’est ouvert des accès dans l'Eglise,
y est active, y fomente une subversion interne *.
Tous les sympathisants de Mgr Lefebvre ne
vérifient pas tous ces traits, et pas au même
degré. Lui-même est trop homme d’Eglise, mat-
tre de soi et, au surplus, aimable, pour être à ce

l’étendait même au Pape et à divers cardinaux, est reprise


par le Père Bruckberger (L’Aurore du 8-VII-1976), dont telle
« chronique » de L’Aurore contre Mgr Matagrin relèverait d’un
procès en diffamation. Exemple d’association dépréciative, dans
le cas assez ignoble : Minute (n° 750, du 25-31 août 1976) ne
parle de l’abbé R. Laurentin qu’en soulignant qu’il est le frère
de Ménie Grégoire, « radio-sexe »..
8. Le baron d’Eckstein remarquait déjà, sous la Restauration :
« Quand on dit : franc-maçon, révolution, on croit être quitte
envers la saine raison et avoir expliqué toute l’histoire» (cf.
La Vie Intellectuelle, 25 juin 1936).
9. Dans une lettre à Paul VI, du 17 juillet 1976 (texte dans
Le Monde, 29-30 août 1976, p. 15), Mgr Lefebvre écrit : « Que
Votre Sainteté abandonne cette néfaste entreprise de compro-
mission avec les idées de l’homme moderne, entreprise qui
tire son origine d’une entente secrète entre de hauts dignitaires
de l'Eglise et ceux des loges maçonniques, dès avant le
concile.» Que cette conviction ne soit pas propre à l’Action
française, mais soit typiquement conservatrice, on le voit par
la brochure de Mgr R. Graber, citée supra (n. 2), passim et
surtout pp. 33-42. L'idée d’un complot organisé, d’un plan
monté d'avance pour remplacer les bons textes « tradition-
nels» préparés par les commissions préconciliaires (cf. Un
évêque parle, p. 190) par des textes libéraux et « moder-
nistes» se trouve plusieurs fois dans Un évêque parle. Deux
principales références : 1° le sentiment qu’en ont eu, au
Concile même, les amis de Mgr Lefebvre: cf. pp. 102, 191,

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point politique et sectaire, encore que son dis-
cours du 29 août 1976 à Lille, dont nous citons
plus loin un passage, ne laisse pas d’inquiéter.
D’autres opposants aux réformes conciliaires
ou à Paul VI sont formellement maurrassiens :
Jean Madiran, Georges de Nantes qui, du reste,
n’est pas d’accord avec Msr Lefebvre. En deçà
d’une position expressément politique antidé-
mocratique, une opposition plus ou moins
formelle aux réformes issues du Concile, une
réticence critique envers le mouvement présent
de l'Eglise procèdent communément d’un esprit
conservateur et d’un réflexe de défense contre
le changement en général : qu’au milieu de tant
de bouleversements ou d’innovations dérou-
tantes, l'Eglise au moins reste fixe, stable,
assurée. À Mgr Weber, évêque de Strasbourg,
partant pour le Concile, un officier général
disait : « Surtout qu’on ne change rien ! » Mais
c’est là un problème énorme, c’est le problème
actuel : nous le retrouverons plus loin.
Un catholique peut certainement être contre

193; 2° le livre du P. Wittgen, Le Rhin se jette dans le


Tibre. L'intervention des cardinaux Liénart et Frings le 13 oc-
tobre 1962 demandant de reporter le vote d'élection des
160 membres des dix commissions, afin que les Pères puissent
se connaître et se concerter, est présentée comme l’origine de
tout le mal et la voie par laquelle le complot a commencé
de triompher. Mgr Lefebvre dit que des listes étaient préparées
d’avance, faites d'hommes plus ou moins néomodernistes. Cela
est absolument faux.

16
la démocratie comme régime politique, à condi-
tion de l’être intelligemment. Il peut être « de
droite» (ou «de gauche»), sous la même
réserve et aussi à condition de faire dominer
sur les réflexes du groupe un sens de l'Eglise
et un esprit évangélique vivants. Je vois au
moins trois de mes amis qui répondent remar-
quablement à ces exigences. Notre débat n’est
donc pas politique. Je demande seulement
qu’on soit lucide sur soi-même, intelligemment
critique à l’égard de ses conditionnements, de
la part d’idéologie qui se mêle à nos plus
sincères convictions, qu’on garde enfin à
l'Evangile une transcendance, une liberté dont
le Seigneur Jésus est à jamais l’exemple et la
source.
Les témoins qui ont assisté à la messe du
29 août, au Palais des sports de Lille, les six
journaux et deux hebdomadaires que j'ai lus,
sont unanimes à dire que cette manifestation
a eu un caractère politique appuyé : journaux
vendus à l’entrée, service d’ordre, discours de
Mgr Lefebvre, applaudissements étaient signi-
ficatifs. A. Woodrow, dans Le Monde, titre
«Le masque est jeté». Cela nous était de
longue date assez clair. Cependant nous ne
voudrions pas que cela fasse manquer de recon-
naître les graves questions d’Eglise qui sont
posées, ni celles qui sont posées à l'Eglise.

17
REFUSER LE ÆCONCILE, C’EST SE METTRE EN
MARGE DE L'EGLISE CATHOLIQUE ET REFUSER
L’AUTORITÉ DU PAPE

Vatican II n’a été parfait ni selon les vœux


des éléments conservateurs, ni selon ceux des
éléments « progressistes », mais il a, et plus
qu'aucun autre concile œcuménique de l’his-
toire, toutes les garanties d’authenticité. Il a
comme nul autre réuni l’Eglise entière en la
personne de ses pasteurs. IL a été plus que
Vatican I attentif à sa minorité, qui était conser-
vatrice. J’en ai été personnellement témoin dans
les différentes Commissions dans lesquelles j’ai
travaillé. La Commission théologique doit pour
une part à l’acharnement de sa minorité la
qualité de son travail et l'équilibre de ses textes.
Le Saiïnt-Père a tout fait, jusqu’à courir le
risque d’impopularité, pour créer des conditions
telles que les inquiétudes de la minorité reçoi-
vent apaisement et que le vote final de l’assem-
blée approche au maximum de l’unanimité.
D'où, par exemple, la « Nota praevia» au
chapitre III de la Constitution dogmatique
Lumen gentium, ou les dix-neuf « modi» de
dernière heure au Décret sur l’œcuménisme.
De fait, les textes ont reçu le placet définitif
d’une majorité telle de Pères conciliaires qu’elle
approche l’unanimité. Mgr Lefebvre a dit lui-
même avoir signé tous les textes du Concile,

18
sauf la Déclaration sur la liberté religieuse et
la Constitution pastorale Gaudium et spes
(cf. conférence de presse du 15 septembre 1976,
dans J.-A. Chalet, Monseigneur Lefebvre, Paris,
Ed. Pygmalion, 1976, p. 241). Que Mgr Lefeb-
vre ait refusé précisément ces deux documents
signifie quelque chose : le refus de s’ouvrir au
monde tel qu'il est. Voici les chiffres pour les
documents dont certaines conclusions sont
contestées par quelques intégristes:

Constitution Sacrosanctum Concilium sur la litur-


gie: 2.158 oui; 19 non.
Constitution dogmatique Lumen gentium sur
l'Eglise : 2.151 oui; 5 non.
Décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio:
2.137 oui; 11 non.
Constitution pastorale Gaudium et spes sur l'Eglise
dans le monde de ce temps : 2.309 oui; 75 non.
Déclaration Dignitatis humanae personae
sur la liberté religieuse : 2.308 oui; 70 non.
Déclaration Nostra aetate sur les religions non
chrétiennes : 2.221 oui; 88 non.

Il faut noter tout particulièrement, pour ce


dernier cas, que les votes négatifs peuvent être
motivés par des raisons très différentes et même
contraires, par exemple trop/pas assez favo-
rable aux Juifs. Noter aussi que, même au
Concile de Nicée qui a dû réunir 250 évêques,
il y eut deux votes négatifs. A Vatican I,
19
70 évêques de la minorité avaient quitté Rome
la veille du vote final pour ne pas y dire Non
placet ; le vote du 18 juillet 1870 a donné
533 oui, 2 non. Mais quand un texte conciliaire
est voté, puis approuvé et promulgué par le
Pape, il devient normatif pour l'Eglise, de façon
différenciée selon son caractère : dogme formel
(Vatican II n’en a pas formulé), doctrine com-
mune, simple loi. Les catholiques, évêques en
tête, doivent se joindre au consensus ecclésial
qui est désormais en possession. Cela n’em-
pêche ni la recherche ni la discussion de ce qui
demeure discutable, mais cela détermine cer-
taines exigences de la communion catholique.
Autre chose est de discuter tel ou tel point
laissé en effet à la discussion, autre chose de
professer (et agir en conséquence) : « Nous
refusons de suivre la Rome de tendance néo-
moderniste et néo-protestante qui s’est mani-
festée clairement dans le Concile Vatican II et
après le Concile dans toutes les réformes qui
en sont issues (..). Il est impossible à tout
catholique conscient et fidèle d’adopter cette
réforme et de s’y soumettre de quelque
manière que ce soit » (« Profession de foi » de
Mgr Lefebvre, 21-XI1-1974).
A son retour du premier Concile du Vatican,
l'archevêque de Munich réunit les professeurs
de sa Faculté de théologie et les invite à tra-
vailler pour la sainte Eglise. L’un d’eux, Doel-

20
linger, répliqua sèchement : « Oui, pour l’an-
cienne Eglise. » Il n’y a qu’une Eglise, reprit
l’archevêque, il n’y en a pas de nouvelle ou
d’ancienne. «On en a fait une nouvelle »,
riposta Doellinger. Ce savant historien eut beau,
ensuite, refuser de se dire « vieux-catholique »,
voulant seulement se qualifier de catholique
excommunié, 1l compte parmi les initiateurs de
ce schisme du Vieux-catholicisme qui dure
encore.
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur le
cas de cet homme. Prêtre, il cessa dès lors de
célébrer et de pratiquer les sacrements ; il aimait
pourtant prier dans les églises. Il refusa de se
mettre sous la juridiction de l’évêque vieux-
catholique et déconseilla au ministre des cultes
de le reconnaître. Il ne voulait pas une Eglise
schismatique et, lors de la première réunion des
vieux-catholiques à Munich, 22/24-IX-1871, il
déclara : « J’ai passé ma vie à étudier l’histoire
des sectes et des séparations dans l'Eglise, et j'ai
toujours vu qu’elles finissaient mal. En accep-
tant cette proposition (fonder des paroisses),
nous renonçons à l’idée de la réforme dans
l'Eglise ;permettez, Messieurs, que j'élève ma
voix pour vous montrer le danger. »
Doellinger est demeuré au plan des idées. Il
a refusé une définition conciliaire, ce qui le
charge objectivement d’une faute personnelle

21
de schisme et d’hérésie. À quel moment, par
quel acte aurait-il fait une autre Eglise ?
Un autre cas historique est ici très instructif.
John Wesley (1703-1791) ne voulait pas se sépa-
rer de l'Eglise anglicane et il protestera encore,
l’année d’avant sa mort, en être un membre. Il
s’en est pourtant séparé et a créé une nouvelle
communauté quand, en 1784, il a ordonné
Thomas Coke comme surintendant pour l’Amé-
rique du Nord. Ce n’est pas pour rien que les
questions touchant les ministères constituent
les points de rupture les plus tenaces entre les
Eglises désunies. Nous disons cela pour expli-
quer l'importance qu’a prise, dans le drame
entre Ecône et Rome, l’ordination de 13 (14 ?)
prêtres et 13 diacres (sous - diacres ?) par
Mgr Lefebvre, le 29 juin 1976, malgré les aver-
tissements, démarches pressantes et interdic-
tion venus du Pape (il y avait eu ordination de
3 prêtres l’année précédente, mais non dans de
telles conjonctures). Un paroxysme de cassure
serait atteint si Mgr Lefebvre consacrait un .
évêque. Cela poserait même, à nos yeux, des
questions de validité.
Schisme ? C’est un mot bien redoutable et
lourd ! Nous devrons poser la question. Avant
cela, il nous faut toucher deux autres points
concernant respectivement le statut de cet
évêque et des clercs qu’il ordonne, et le rite
de célébration eucharistique.

22
EVÊQUE D'où ? CLERCS DE QUELLE EGLISE ?

De lEglise catholique, diront-ils, et même


« de l'Eglise de toujours ». Ce n’est pas rien,
certes, mais ce n’est pas si simple. L'Eglise, en
effet, est une communion : communion spiri-
tuelle par la foi et la charité que le Saint-Esprit,
l'unique et le même Esprit, met dans le cœur de
tous ; communion conditionnée et nourrie par
des moyens sensibles puisque nous sommes
corporels : sacrements, Baptême et Eucharistie,
Parole concrètement et historiquement livrée et
formulée. Puisque nous sommes Peuple de
Dieu réuni du monde entier et cheminant dans
l’histoire — dans cette «caravane humaine »
dont parlait le comte du Plessis de Grenedan —
cette communion spirituelle, pour rester telle,
a des structures concrètes qui l’alimentent,
l’expriment et la règlent selon les plans et les
dimensions de la vie réelle: espace, temps et
événements, personnes. C’est le droit canonique
(« quo sit Ecclesia Christi felix », dit une ins-
cription de la vieille université de Salamanque :
« grâce auquel l'Eglise peut vivre heureuse »),
ce sont les règles religieuses et les divers règle-
ments ; c’est, dans l’espace, la distribution en
diocèses ou circonscriptions ecclésiastiques ;
c’est la sainte liturgie, dont les formes et l’his-
toire sont aujourd’hui bien connues ; c’est, dans
le temps, la parole que l'Eglise indéfectible pro-
23
nonce en fonction des circonstances et des
questions nouvelles qui surgissent et des res-
sources dont elle dispose. Tout cela est porté
par des personnes concrètes qui sont ce qu’elles
sont mais dont Dieu veut bien se servir. L'abbé
Lacordaire écrivait, le 28 octobre 1833, à M. de
Dumas : « Je crois que l’homme ne voit qu’un
point des temps, que Dieu seul saisit leur en-
semble, et l'Eglise inspirée par lui se conduit
par rapport à cet ensemble, sans le savoir »
(Foisset, Vie, II, p. 104).

C’est ainsi que l'Eglise catholique est distri-


buée en diocèses qui, sous le pastorat d’un
évêque titulaire d’un siège, constituent chacun
une Eglise locale (on parle ici des structures
valables dans nos régions). Mgr Lefebvre est
ancien archevêque-évêque de Tulle (il a occupé
ce siège durant sept mois en 1962): tel est le
titre que lui donne le Saiïnt-Père. Il n’a pas
de diocèse. Lui qui a tant combattu l’idée que
l’épiscopat possède, comme collège, un pouvoir
sur l'Eglise universelle, il s’attribue et exerce
un tel pouvoir, lui, évêque solitaire sans diocèse
et présentement suspens a divinis par le Pape
qui a seul, répète-t-il, un pouvoir de juridiction
s'étendant au monde entier. L’évêque, à Ecône,
est Mgr Nestor Adam, évêque de Sion, qui a
fait lire, le 15 août 1976, dans toutes les églises
de son diocèse, le texte suivant:

24
Au point de vue religieux, les catholiques doivent suivre
l’évêque du diocèse aussi longtemps que ce dernier est uni
au souverain pontife. Depuis bientôt vingt-cinq ans je suis
votre pasteur et votre chef. Personne d’autre ne peut
s’immiscer dans le gouvernement spirituel du diocèse de
Sion (.…) Pour demeurer catholique, il faut de toute néces-
sité reconnaître l'autorité du pape actuel, Paul VI, et du
Concile Vatican II.

Mzgr Lefebvre ne pouvait canoniquement


procéder à une ordination sans l’autorisation
de Mgr Adam (canon 1008). Les séminaristes
d’Ecône — dont je ne doute pas qu’ils vou-
lussent se consacrer au service du Seigneur
Jésus — ne pouvaient canoniquement être
ordonnés sans des « lettres dimissoriales » de
l’évêque de leur pays originaire (canons 955,
962). Ce sont des règles concrètes du bon ordre
que demande la communion. Parce qu’ils ont
transgressé ces règles, les jeunes ordonnés et
leur évêque consécrateur ont été déclarés « sus-
pens a divinis », c’est-à-dire qu’ils ne peuvent
légitimement exercer les actes publics du minis-
tère sacré : prédication, célébration des sacre-
ments. L'obligation pour les ordinands de rece-
voir et de présenter des « lettres dimissoriales »
traduit concrètement une obligation plus pro-
fonde, qui tient à la nature de l'Eglise, celle
de relever, pour le ministère, d’une Eglise locale
qui a son « presbyterium » (son corps de prê-
tres) et, pour le présider, son évêque. Dans
l'Eglise ancienne, celle du Concile de Chalcé-
Rev. Tran ngoc Bich, cssr
ASCENSION CHURCHE£S
12072 Miller Avenue
Saratoga, CA 95070
(408) 255-4695
doine (451), les ordinations d’Ecône auraient
été déclarées irritae, c’est-à-dire non reconnues,
nulles et non avenues pour l’Eglise. Selon la
doctrine et la discipline qui ont prévalu depuis,
elles sont valides mais irrégulières, illégitimes,
non conformes à l’ordre établi.
Nous souhaitons évidemment que les irrégu-
larités soient réparées, les sanctions levées, la
pleine communion honorée, et que nos jeunes
frères remplissent dans l'Eglise un ministère
plus fructueux encore que celui dont Dieu a fait
la grâce à leurs aînés (j'ai été ordonné le 25 juil-
let 1930 par le Nonce apostolique d’alors).
La limite monstrueuse d’une conception de
l’épiscopat et de la prêtrise qui isolerait complè-
tement la validité des ordinations du service
d’une Eglise locale et de la communion avec
l'Eglise, existe dans ce qu’on appelle les « epis-
copi vagantes », disons des évêques haut-le-
pied. Ils sont nombreux (nous en avons per-
sonnellement connu deux). A.J. Macdonald et
H.R.T. Brandreth leur ont consacré chacun une
étude détaillée. Ce sont des hommes sans véri-
table diocèse, à la tête tout au plus des groupes
de leurs partisans personnels, et qui vont fai-
sant des confirmations et des ordinations. Le
professeur Fr. Heïler, sacré par un évêque jaco-
bite, a ainsi ordonné environ 120 pasteurs en
Allemagne... Nous n’assimilons pas Mgr Lefeb-
vre à un « episcopus vagans ». Son cas est tout

26
à fait singulier, ses convictions et ses intentions
personnelles sont d’une qualité morale incon-
testée. Il sait l’irrégularité canonique de ses
actes. Il se justifie par le sentiment d’un devoir
qui lui impose cette espèce de nécessité qui ne
connaît pas de loi. Fausse nécessité, née d’un
devoir mal entendu, car il se trompe sur le
Concile et l'Eglise d’après 1962-65. Nous
n'avons évoqué les .« episcopi vagantes » que
pour illustrer, par leur contraire, la théologie
de l'Eglise locale et ses règles concrètes.
SUR « LA MESSE DE SAINT PIE V »
Mgr Lefebvre et ceux qui le suivent ne sont
pas seuls en cause. Les abbés Coache et Bar-
bara, Mgr Ducaud-Bourget, le Courrier de
Rome qui multiplie à ce sujet les arguties juri-
diques, d’autres encore, ont fait leur cheval de
bataille de la célébration de « la messe de saint
Pie V » et du rejet, comme hérétiques, voire
invalides, des rites eucharistiques rénovés du
Missel publié sur l’ordre de Paul VI, en 1969.
Pour Mgr Lefebvre le nouvel ordo Missae peut
ne pas être hérétique, à savoir pour les prêtres
qui célèbrent avec la doctrine et l’intention du
concile de Trente. Mais il prête par lui-même
à une croyance et une intention de ligne protes-
tante et démocratique et, alors, il est hérétique
(Un évêque parle, pp. 228-229), car il va dans
le sens de Luther (pp. 275 s.)! Les journaux

27
du 22 juillet 1976 annonçaient que 23 associa-
tions locales juraient de « défendre et de main-
tenir envers et contre tout. le saint Sacrifice
de la messe selon le rite de toujours, dit de
saint Pie V ».
Envers et contre les 2.550 évêques et les
400.000 prêtres qui, chaque jour, célèbrent l’Eu-
charistie par le monde, en communion avec
«notre pape Paul » qu’ils nomment dans cette
célébration ? Cela ne tient pas.
Cela ne tient pas davantage au regard de la
vérité historique, théologique, liturgique, cano-
nique, comme l’ont montré avec toute la préci-
sion souhaitable deux moines de Solesmes et
l'abbé André Richard *.
Redisons-le d’abord : il ne s’agit ni du latin
ni d’une exclusion du canon romain qui, tel
qu’il est, date de la fin du vi siècle (saint Gré-
goire le Grand). Pour ma part, je célèbre tous
les jours et, quand vient son tour, avec le canon
romain qui figure dans le missel de Pie V ; par-
fois en latin (ainsi quand je participe, à Rome,
à la session de la Commission internationale de
théologie). On célèbre une messe en latin cha-
10. D. Guy Oury, La Messe de saint Pie V à Paul VI,
Solesmes, 1975; D. Paul Nau, Le mystère du Corps et du
Sang du Seigneur. La messe d'après saint Thomas d'Aquin, son
rite d'après l'histoire, Solesmes, 1976 ; A. RICHARD, Le mystère
de la Messe dans le nouvel Ordo, Paris, Ed. de L'Homme
nouveau, 1970,
Depuis la rédaction de notre propre texte, excellent article
de Mgr G. MARTIMORT, dans La Croix du 26 août 1976.

28
que dimanche dans vingt paroisses de Paris. Là
n'est pas la question, pas plus qu’elle n’est dans
le chant grégorien, dont le Saint-Père a demandé
le maintien au moins dans les monastères : ce
qui se fait pour notre joie spirituelle. La ques-
tion soulevée est historique, théologique, cano-
nique, enfin pastorale.

— Historique. Parler, comme font les 23 as-


sociations locales de « la messe selon le rite de
toujours, dit de saint Pie V», ou, comme
Mgr Lefebvre, dans son homélie du 29 juin
1976, de « rite de toujours », le « rite de tou-
jours » qui remonte aux Apôtres ! (Un évêque
parle, p. 201), fait supposer qu’on ne connaît
pas l’histoire. On confond l’Eucharistie insti-
tuée par le Christ et qui est, en effet, inchan-
geable, avec son rite qui est multiple à travers
les Eglises catholiques et qui a changé au cours
des siècles ; on confond ce rite, spontanément
réduit au rite latin, et même romain (car il y a
aussi lPambrosien, le cartusien, le mozarabe,
etc.) avec le missel de saint Pie V. Le Concile de
Trente n’ayant pu réaliser par lui-même cer-
taines réformes, a chargé la papauté de les faire
aboutir et, en particulier, de publier un caté-
chisme à l’usage des curés (ce que Pie V a fait
en 1566, un beau texte !), un bréviaire, un mis-
sel (ce qu’a fait le même Pie V en 1570), une
version standard des saintes Ecritures (et c’est

29
la Vulgate de Sixte V), 1590. De la même fa-
çon, le Concile Vatican II a chargé le pape
d'appliquer la réforme liturgique dont il avait
tracé les grandes lignes dans sa Constitution
Sacrosanctum Concilium, le seul document du
Concile, pour le dire en passant, qui vient
d’une commission préconciliaire.
Si ce texte a tenu et tient encore, c’est parce
qu’il était le fruit, tout comme les réformes
liturgiques intervenues depuis, d’une science et
d’un mouvement liturgique d’une grande qua-
lité et d’une grande vitalité, science et mouve-
ment dont les origines remontent à plus d’un
siècle, et le développement à une soixantaine
d’années.
Faire du missel de saint Pie V une espèce
d’absolu comme s’il était, sans modification
possible, purement et simplement identique à
l’Eucharistie du Seigneur, est une position inte-
nable. Cela dit sans retirer rien à la sainteté de
ce texte. Je ne l’ai cependant jamais suivi
entièrement puisque Pie V, qui était domini-
cain, avait permis de garder les liturgies parti-
culières justifiant de plus de deux cents ans
d’existence, et donc celle des frères-prêcheurs...

— Théologique. Les opposants aux nou-


veaux rites eucharistiques motivent leur refus
— dans lequel entre un énorme coefficient d’op-
position irraisonnée à toute nouveauté, de pas-

30
sion, d’entêtement — par les arguments
suivants:
La messe de Paul VI n’exprimerait pas l’as-
pect de sacrifice. « Comment peut-on hésiter
entre une messe qui est un véritable Sacrifice,
et une messe qui est en définitive un culte pro-
testant, un repas, une communion, une eucha-
ristie, une cène, comme le disait déjà Lu-
ther ?» Qu'il existe présentement, dans la
conscience de nombreux catholiques, des pré-
tres même, un affaiblissement de l’idée de sacri-
fice eucharistique, c’est, je le pense, exact. A
condition de préciser que cela ne porte pas sur
l'idée d’une actualisation par l’Eglise, dans sa
célébration sacramentelle, de l’unique sacrifice
offert par Jésus sur la croix : notion biblique
(« Mémorial »), traditionnelle, thomiste *. Il est

11. Mgr Lefebvre, lors de confirmations célébrées salle


Wagram, le 4-X-1975 (Pour l'honneur de l'Eglise, p. 20). Pour
ces confirmations (pour Mgr Lefebvre le rite rénové est inva-
lide !), cf. Un évêque parle, pp. 286 s.
12. Thomiste : cf. P. NaAU, op. cit. supra. Traditionnelle:
qu’il suffise de citer saint Jean Chrysostome, docteur de l’Eglise
et père de la liturgie bien connue: «Ce n’est pas un autre
sacrifice, mais c’est le même que nous faisons toujours : ou
plutôt, nous faisons mémoire d’un sacrifice (...). Il est clair que
nous n’offrons pas un autre sacrifice mais accomplissons seule-
ment le mémorial de ce sacrifice unique et salutaire» (In
Hebr. hom., 7, n. 3; PG 63, 131). Et cf. Concile de Trente,
sess. XXII : DSch 1743 qui explique le canon 3 auquel il renvoie.
Mgr Lefebvre interprète sans cesse « Mémorial » au sens d’un
simple souvenir et le «récit» de l'institution comme si c'était
une simple narration. Il semble ignorer ce que la science
biblique et liturgique a établi sur le sens de « mémorial »
comme actualisation d’un fait de l’histoire du salut: cf.
H. Gross, «Zur Wurzel SZR», in Biblische Zeitschrift 4

31
donc bon que la foi de l'Eglise soit rappelée sur
ce point, qu’il n’est du reste pas si facile d’ex-
pliquer en plus grand détail. Mais il est tout à
fait inexact de dire que les nouvelles prières
eucharistiques écartent ou même taisent l’idée
de sacrifice. Le mot même figure deux fois dans
POffertoire ; la mention est la plus formelle
dans les Prières eucharistiques IIT et même IV.
Quant à la IL elle est prise presque à la lettre
du plus ancien texte liturgique connu, celui de
la Tradition apostolique de saint Hippolyte qui,
après s'être opposé au pape Callixte, qu'il
accusait d’être trop libéral pour les pécheurs,
s’est retrouvé avec le successeur de ce pontife,
saint Pontien, condamné comme lui, pour la
foi, à être déporté en Sardaigne !
La messe de Paul VI serait protestante.
Mgr Lefebvre a intitulé une de ses publications
La messe de Luther (cf. Un évêque parle,
p. 275 s.). Les opposants n’ont cessé de citer un
(1960), pp. 227-237; B.S. CHizps, Memory and Tradition in
Israël. Londres, 1962; W. SCHOTTROF, « Gedenken » im Alten
Orient und im Alten Testament. Die Wurzel Zakar im semi-
tischen Sprachkreis, Neukirchen, 1964.
Les opposants à la messe de Paul VI arguent avec entête-
ment du n° 7 de l’Institutio generalis placée en tête du missel
de 1969. Il a été reconnu que ce texte, tout en n'étant absolu-
ment pas faux, n’exprimait pas assez nettement ni assez com-
plètement ce que l'Eglise a conscience de faire en célébrant
l’Eucharistie. Le texte a été amélioré dans l'édition promulguée
le 26 mars 1970. C'est celui-là qui est valable. On ne peut
rien lui reprocher. Mgr Lefebvre (Un évêque parle, pp. 201,
281) dit sommairement et sans examen que «la correction
intervenue ensuite n’est nullement satisfaisante», ce qui est
faux.

32
propos du fr. Max Thurian, de Taizé, disant
que des protestants pourraient célébrer selon
le nouveau rite catholique. Ils interprètent
spontanément en ce sens qu’on aurait protes-
tantisé la croyance de l’Eglise, sans se deman-
der si certains protestants au moins n’auraient
pas ressourcé la leur au-delà du xvr° siècle et
ne l’auraient pas, pour autant et en ce sens,
catholicisée. C’est pourtant la meilleure hypo-
thèse: elle devient même certitude pour qui a
lu le livre publié par le même fr. Max Thurian
avant le Concile, L'Eucharistie, mémorial du
Seigneur, sacrifice d'action de grâce et d'’inter-
cession (Delachaux et Niestlé, 1959). Quant à
insinuer que des observateurs non catholiques
auraient eu une influence également non ca-
tholique dans le Consilium romain où s’éla-
borent les réformes liturgiques, cela rencontra
la négation la plus formelle de la part de tous
les membres dudit Consilium auxquels j'ai posé
la question. Et semblablement du Bureau de
Presse du Vatican, le 25 février 1976 (Doc.
cath., n° 1701, 1” juillet 1976, p. 649).
Que l'Eglise ait réjoui des protestants en don-
nant plus de place à la Parole de Dieu dans ses
célébrations, cela ne peut scandaliser que ceux
qui identifieraient catholicisme et antiprotes-
tantisme, comme il a existé des protestants,
dont la race heureusement s'éteint, pour iden-
tifier anticatholicisme et vrai christianisme.

33
La messe de Paul VI serait démocratique et,
comme telle, l'expression d’une nouvelle reli-
gion. L’accusation est tellement énorme que
nous devons transcrire l’expression qu’en a
donnée Mgr Lefebvre dans le discours de la
cérémonie d’ordination du 29 juin 1976:

Il est évident que ce rite nouveau est sous-tendu, si je


puis dire, suppose une autre conception de la religion
catholique, une autre religion. Ce n’est plus le prêtre qui
offre le saint sacrifice de la messe, c’est l’assemblée. Or
ceci est tout un programme. Désormais, c’est l’assemblée
aussi qui remplace l’autorité dans l'Eglise. C’est l’assemblée
épiscopale qui remplace le pouvoir des évêques. C’est le
conseil presbytéral qui remplace le pouvoir de l’évêque
dans le diocèse. C’est le nombre qui commande désormais
dans la sainte Eglise. Et ceci est exprimé dans la messe
précisément parce que l’assemblée remplace le prêtre, à tel
point que maintenant beaucoup de prêtres ne veulent plus
célébrer la sainte messe quand il n’y a pas d’assemblée.
Tout doucement, c’est la notion protestante de la messe
qui s’introduit dans la sainte Eglise. Et ceci est conforme à
la mentalité de l’homme moderne, à la mentalité de
l’homme moderniste, absolument conforme, car c’est l’idéal
démocratique qui est fondamentalement l’idée de l’homme
moderne. C'est-à-dire que le pouvoir est dans l’assemblée,
l'autorité est dans les hommes, dans la masse, et non pas
en Dieu (...). Cette messe n’est plus une messe hiérarchique,
c’est une messe démocratique...

La petite part de vérité qu’on peut trouver


dans ce texte au niveau de constatations (fort
vagues) ou de craintes formulées, y est gâtée
par un mélange avec une passion politique non
critiquée et avec une interprétation théologique
discutable. Laissons de côté le passage à la

34
limite et la généralisation abusive, comme si le
fait que l’assemblée, l’ecclesia, constitue à son
plan et à sa façon le sujet porteur de la célé-
bration, équivalait à nier que le pouvoir vient
de Dieu. Il ne s’agit pas ici de « pouvoir », mais
de communion et de l’exercice par les fidèles
de leur existence chrétienne, de leur sacerdoce
de baptisés *. La tradition, celle du moins qui
n’était pas inspirée par un antiprotestantisme,
est ici très solide *. Bien des textes l’expriment,
mais d’abord ceux de la liturgie elle-même:
« Orate fratres ut meum ac vestrum sacrifi-
cium » ; « Nos et plebs tua sancta ». Elle tient
que le sujet porteur de la célébration est
lecclesia, la communauté chrétienne structu-
rée, présidée par un de ses membres ordonné.
Il a reçu pour cela, dans son ordination, une
participation nouvelle au Sacerdoce de Jésus-
Christ : dans la ligne du ministère et pour le
ministère, et non plus seulement dans la ligne
de l’existence chrétienne personnelle (baptême).
Si bien que le prêtre est à voir non seulement
en référence au Christ qu’il représente et dont

13. Dans mon gros livre de 1953, Jalons pour une théologie
du laïcat, j'avais basé mon traitement de l’exercice par les
laïcs des fonctions classiques de prêtre, roi et prophète, sur la
distinction entre ces fonctions comme exercice de la dignité
baptismale, et ces fonctions comme office « hiérarchique» et
« pouvoir ».
14. J'en ai réuni nombre de témoignages dans une de mes
deux contributions au volume La liturgie après Vatican II
(Unam Sanctam 66), Paris, 1967 ; pp. 241-282.

35
il joue à quelque degré le rôle au plan visible,
sacramentel (« agit in persona Christi »), mais
en référence à la communauté qu’il assemble et
préside. Mgr Lefebvre ne voit que la première
référence. Il l’a même, dans le discours en
question, exprimée dans des termes bien criti-
quables mais sur lesquels nous ne reviendrons
pas, convaincu qu’ils dépassent sa pensée réelle.
Les études actuelles, très nourries de Nouveau
Testament et de tradition ancienne, mettent en
valeur la communauté chrétienne assemblée et
le rapport qu’a le prêtre avec elle comme son
« président », ce dernier terme signifiant beau-
coup plus que l’homme assis sur un fauteuil.
C’est le rassembleur, le guide, l'animateur, qua-
lifié par un acte sacramentel pour absoudre et
pour consacrer.
N'est-ce pas la doctrine du Concile de
Trente : « Après avoir célébré l’ancienne Pâque,
le Christ a institué une nouvelle Pâque, celle
de sa propre immolation à célébrer par l’eccle-
sia sous des signes visibles par le ministère des
prêtres » (session XXII ; DSch 1741) ?

— Du point de vue canonique, affirmons,


puisque la chose a été contestée avec un raffine-
ment d’arguties par le Courrier de Rome, la
validité de la publication d’un nouveau missel
par Paul VI, avec l’obligation, pour la France,
d’en faire usage dans les célébrations publiques

36
à partir du premier dimanche de l’Avent 1974.
Renvoyons pour cela au livre de dom Guy
Oury, déjà cité. Saint Pie V, c’est vrai, par la
bulle Quo primum tempore du 14 juillet 1570,
défendait pour l’avenir et à perpétuité qu’on
se serve d’autres formules que celles conformes
au Missel qu’il éditait; il déclarait de plus
qu’on pourrait célébrer selon ce Missel sans
encourir aucune peine, sentence ou censure, et
cela à perpétuité. Mais cette clause visait les
autorités locales qui voudraient imposer, même
par des censures, l’usage de rites particuliers de
la Messe, fussent-ils traditionnels en ce lieu.
Le Pape ne voulait certainement pas lier ainsi
ses successeurs. De fait, trente-quatre ans
après, par la bulle Cum sanctissimum du 16 juil-
let 1604, Clément VII publiait un nouveau
Missel en changeant des rubriques de celui de
Pie V et en en corrigeant les textes bibliques
selon la Vulgate; il interdisait de réimprimer
le Missel de 1570, concédant seulement aux
églises ou aux clercs pauvres de continuer à
lemployer. D’autres papes ont encore modifié,
non certes la substance de la Messe, mais cer-
taines parties du Missel, Pie XII par exemple,
pour la célébration de la vigile pascale. C’est
que les conciles et les papes ont le pouvoir de
changer des mesures prises par leurs prédéces-
seurs, pour répondre aux requêtes du temps.
Les formules de chancellerie du type « pour

37
mémoire perpétuelle» ne doivent pas être
pressées contre les faits. J’en ai sous les yeux,
de Boniface VIII, par exemple, qui sont encore
plus corsées. Et le bref de Clément XIV,
Dominus ac Redemptor, du 21 juillet 1773, sup-
primant la Compagnie de Jésus, voulait que
cette mesure demeure «perpetuo» ($ 26).
Pie VII a rétabli la Compagnie par la bulle
Sollicitudo omnium, du 7 août 1814, « nonobs-
tant le bref de Clément XIV, d’heureuse mé-
moire » ($ 12). Le pouvoir papal est égal dans
tous les pontifes qui se succèdent à la tête de
l'Eglise militante.

Le point de vue pastoral, enfin, mérite la plus


grande attention. Car les sacrements sont faits
pour les hommes ; la liturgie est la louange de
l'Eglise, Corps du Christ uni à son chef. C’est
pourquoi la loi qui guide les pasteurs respon-
sables est d’adaptation pastorale à l’utilité spi-
rituelle des hommes, étant honorée la vérité
imprescriptible de la Révélation divine, objet
et norme de la foi. C’est ce qui a commandé la
réforme liturgique, en même temps qu’une re-
prise d’inspirations et d'éléments d’une tradition
plus ancienne que celle du moyen âge et de
l’époque moderne. Tout n’est pas merveilleux,
c’est vrai, dans la liturgie rénovée. Beaucoup de
prêtres et de communautés font ce qu’ils peu-
vent, avec des moyens pauvres, dans des condi-

38
tions difficiles. Mais la liturgie rénovée de la
messe et des sacrements a permis une « parti-
cipation active» des fidèles (l'expression est
de saint Pie X), incomparablement meilleure
que celle des anciens rites latins. Les messes
télévisées du dimanche révèlent des commu-
nautés vivantes. Je pense que.mon cas n’est pas
isolé. Ce dimanche 29 août, au moment où
Mgr Lefebvre célébrait à Lille selon la forme
de saint Pie V, la T.V. diffusait ainsi une messe
toute simple depuis une chapelle de Lantic
(Côtes-du-Nord). J’ai aimé la messe latine que
j'ai célébrée pendant près de quarante ans. Mais
je ne voudrais pas y revenir. J’ai récemment
assisté (et, comme prêtre, concélébré) à une
messe dite de saint Pie V, célébrée pour l’enter-
rement d’un ami. Franchement, c'était pénible.
L’assistance n’a pas dit un mot; elle ne voyait
rien et n’entendait presque rien de ce que le
prêtre, dos au peuple, faisait à l’autel.
Mais il est clair que la messe selon le missel
de Pie V est chose très sainte. Elle n’est, du
reste, pas abolie ; elle est autorisée toujours
pour les prêtres âgés et dans la célébration dite
privée. Et quand je célèbre en usant du canon
romain, éventuellement en latin, qu'est-ce qui
différencie ma messe de celle des prêtres.
d’Ecône, de la Salle Wagram ou de Flavigny,
prêtres de la même prêtrise ? Un seul trait, mais
il est lourd de sens: ils opposent la messe dite

39
de saint Pie V à celle de Paul VI, qu’ils refusent
de célébrer; ils font de leur célébration un
moyen de manifeste et de protestation, un geste
de désobéissance et même de défi. Mon Dieu !
est-ce possible ? Est-ce une façon de « prendre
le repas du Seigneur » (cf. 1 Co 11, 16) ?

SUR LA VOIE D'UN SCHISME ?

C’est un mot terriblement grave. Le Père


G. Cottier, disciple du saint cardinal Journet,
Pécrivait cependant cet été : « Mgr Lefebvre a
pris le chemin glissant qui conduit au schisme et
peut-être à l’hérésie » (Osservatore Romano du
31 juillet 1976). Etrange pronostic, s’agissant
d’un homme qui ne s’oppose au Pape et à la
catholicité d’après Vatican II que pour garder
une fidélité absolue à l’orthodoxie « de tou-
jours » que ce Concile aurait trahie ! Cepen-
dant, on connaît l’histoire de ce solitaire
d'Egypte qui, pour trouver plus de silence,
s'était enfoncé tellement dans le désert qu’il
avait fini Per & CS et par en sortir. Mais
soyons sérieux*
Il existe deux formules classiques au sujet du

15. Nous avons étudié le schisme et l’hérésie dans le para-


graphe sur les ruptures de l’unité, in L’Eglise une, sainte, catho-
lique et apostolique (Mysterium salutis 15), Paris, Cerf, 1970,
pp. 65 ss.

40
schisme : « dresser autel contre autel », « refuser
d’agir comme partie d’un tout ».
Dans nos célébrations eucharistiques, nous
professons être en communion «avec notre
Pape Paul » et avec l’évêque du lieu. L’Eucha-
ristie est le sacrement de l’unité, qu’elle signifie
et alimente. Sacrement du corps du Christ, elle
nous accomplit comme Corps mystique (= mys-
térieux, spirituel, ecclésial), en nous faisant
participer au corps du Christ rendu sacramen-
tellement présent. Aussi l’union fraternelle
est-elle inséparable de l’union au Christ par le
sacrement. Le critère concret de l’union frater-
nelle, de la communion en Eglise, c’est l’union
à l’évêque local, lui-même uni aux autres évé-
ques et à l’évêque de Rome, centre de l’unité
catholique. Célébrer l’Eucharistie hors de ces
règles de communion, c’est dresser autel contre
autel, selon l’expression classique chez les Pères
qui avaient un sentiment si fort du lien entre
Eglise et Eucharistie. Voici, par exemple, ce que
l’évêque-martyr, saint Cyprien, écrivait en 251,
pour prévenir une menace de schisme:

De quiconque est séparé de l’Eglise, il faut se détourner,


et le fuir: c’est un pervers, un pécheur, qui se condamne
lui-même. Croit-il qu’il demeure uni au Christ, quand il
agit contre les prêtres du Christ, quand il rompt avec son
clergé et son peuple? Il tourne ses armes contre l'Eglise, il
lutte contre les ordonnances divines. Adversaire de l’autel,
rebelle au sacrifice du Christ, ennemi de la foi au lieu d'y

41
rester fidèle..., il ose, au mépris des évêques et des prêtres
de Dieu, dresser un autre autel, articuler en termes illicites
une autre prière... 16,

Quand le sens d’une unité de corps social


s’ajouta à celui du lien entre unité ecclésiale et
célébration eucharistique, un grand esprit, le
cardinal Cajetan, celui-là même devant lequel,
comme légat, Luther avait été convoqué en
1518, précisa la notion de schisme comme le
refus de se comporter comme partie d’un tout,
«sese gerere ut partem, esse partem unius
numero populi » “. Le schismatique est celui
qui veut penser, prier, agir, Vivre en un mot,
non en accord avec l'Eglise totale, comme une
partie conforme au tout et à l’autorité qui
préside au tout, mais selon sa propre règle et
comme un être autonome. Cela est à concevoir
non seulement à l’égard du tout qu'est actuel-
lement l'Eglise, mais égalcment par rapport au
tout que constitue la continuité de sa vie dans
le temps, de son histoire.
Mgr Lefebvre a bien écrit à l’abbé G. de
Nantes, le 19 mars 1975 : « Sachez que si un
évêque rompt avec Rome, ce ne sera pas moi »
(Un évêque parle, p. 273). Il entend la Rome
fidèle (selon son jugement), «la Rome éter-
æelle », non la Rome de Vatican II et du missel

16. De Catholicae Ecclesiae unitate, c. 17, trad. P. de


Labriolle.
17. Commentaire de la Somme, 22 22, q. 39, a. 1.

42
de Paul VI. Mais comment prétendre avoir
raison et se comporter comme partie d’un tout
quand on récuse l’Eucharistie que célèbrent
700 millions de catholiques, 400.000 prêtres,
° 2.550 évêques en union avec le successeur de
Pierre ? Mgr Lefebvre a dit, au micro de R.T.L.,
que la vraie Eglise catholique se trouve à
Ecône *. Ce seraient les autres, le Pape, nous
tous, qui serions schismatiques ? C’est ce que
Mgr Lefebvre affirme, par exemple, à longueur
de paragraphes, dans un texte daté d’Ecône,
2 août 1976, et publié dans le Figaro du 4 août.
Ou encore il dit, dans une interview donnée à
hebdomadaire italien Europeo : « Ce n’est pas
moi qui ai fait le schisme. C’est l'Eglise de
Rome, l'Eglise du Concile qui s’est détachée
du Christ. » Et, à Lille, le 29 août 1976 : « Nous
ne sommes pas dans le schisme, nous sommes
les continuateurs de l'Eglise catholique. Ce sont
ceux qui font les réformes qui sont dans le
schisme. »
Est-ce pensable ? Cela ne demande-t-il pas
reconsidération ?

18. Et, dans son sermon du 4 juillet 1976, au cours de la


messe célébrée à Genève par un nouvel ordonné, l’abbé Denis
Roch : « Qui sait si Ecône n’est pas ce petit David confiant
en Dieu pour abattre le Goliath confiant en l’homme, qui a
pénétré l'Eglise pour convertir le monde par des moyens
humains?» Dans la conférence de presse du 15 septem-
bre 1976 : « Dans la mesure où le pape s’écarte de la foi de
toujours c’est lui qui fait schisme, pas nous.»

43
Pour aller plus au fond de ce qui est en jeu,
nous nous proposons de revenir sur la critique
et le refus du Concile, puis de parler de la crise
présente, enfin de dire quelle issue nous souhai-
tons au drame actuel.
APPRÉCIATION
DU CONCILE

Des réformes mises en œuvre depuis le Con-


cile, c’est celle de la messe et des sacrements qui
est la plus critiquée et refusée. Nous en avons
parlé. Il faut revenir sur les documents et les
positions conciliaires également anathématisés.

LA COLLÉGIALITÉ EST-ELLE UNE EXTINCTION DE


L'AUTORITÉ ?

Qu'il existe un danger d’une diminution de


l’exercice personnel de l’autorité du fait des
conférences, commissions, centrales, aumône-
ries nationales, Mgr Lefebvre n’est pas seul à
lavoir signalé. Le cardinal Frings l'avait dit
aussi. Que la collégialité et l’institution des
synodes aient porté ombrage à l’autorité papale,
il ne le semble vraiment pas. On ne voit pas
non plus que les conseils presbytéraux et, là
où il en existe (très peu en France), les conseils
pastoraux aient porté ombrage à l’autorité de

45
l’évêque. Mais il est permis de se demander si
une désobéissance publique et opiniâtre aux
évêques locaux et au Pape ne porte aucune
atteinte à leur autorité ?
Ce qu’on met sous « collégialité » comporte
deux choses distinctes, unies seulement par la
racine profonde de la communion. Le terme
« collégial » a fait florès ; on l’emploie en un
sens large et plutôt pragmatique : telle entre-
prise a, dit-on, une direction collégiale. En
matière d’Eglise, on dit parfois qu’on a manqué
à la collégialité quand une décision a été prise
d'autorité, sans intervention de la base. C’est
un abus du mot, mais pour parler d’une réalité
authentique et traditionnelle. La tradition pro-
fonde est, en effet, que la communauté coopère
à la régulation de sa propre vie, non en usur-
pant l’autorité, car elle est structurée, différen-
ciée, mais par toute une activité de conseils,
informations, par une communication confiante
de bas en haut, de haut en bas, entre les par-
ties *. L'Eglise est un corps: il y a une tête,
mais tout le corps est vivant.
Un large système de conseils, de mise en
commun, de concertation est d’autant plus

19. J'ai donné une documentation abondante, soit dans


Jalons pour une théologie du laïcat, surtout chapitre V, soit
dans Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet,
in Rev. hist. Droit fr. et étranger, 1958/2; pp. 210-259. Voir
aussi J. NEUMANN, Synodales Prinzip. Der grôssere Spielraum
des Kirchenrechts, Herder, 1973.

46
souhaitable aujourd’hui que, d’une part, la
culture et l'information sont largement répan-
dues, ainsi que l’habitude d’avoir part aux
décisions ; d’autre part, que les problèmes sont
beaucoup plus complexes, qu’ils mettent en
cause des éléments plus étendus ; enfin que,
pour bien des problèmes nouveaux, on n’a ni
modèle ni antécédents. Or les communications
sont aujourd’hui plus faciles L'Eglise a tout
à gagner à développer sa vie conciliaire ou
collégiale en ce sens large du mot.
Le sens où le Concile a parlé du collège des
évêques — il n'emploie jamais « collégialité » —
est beaucoup plus restreint ”. Il est que les
évêques forment un corps, lui aussi structuré,
avec le successeur de Pierre à sa tête, qui a
solidairement la charge, et donc le pouvoir de
gouverner l'Eglise. Ce pouvoir s'exerce plei-
nement quand le collège pose un acte collégial,
c’est-à-dire un acte unique posé ensemble par
les membres du collège. C’est ce qui arrive au
Concile, où l’évêque de Dakar, celui de Chicago,
décide, en commun avec les autres, pour toute

20. Les meilleures explications sont celles de J. RATZINGER


(le ch. V, pp. 101 ss, reprenant un article de 1965, dans Le
nouveau peuple de Dieu; Paris, 1971); G. Puits (L'Eglise
et son mystère au Deuxième Concile de Vatican, Desclée,
1967, t. I, pp. 277ss); H. de LuBac (Les Eglises particulières
dans l'Eglise universelle, Paris 1971). Pour l’histoire, voir entre
autres J. LÉCUYER, Etudes sur la collégialité épiscopale, Le Puy
et Lyon, 1964, et Y. CONGAR, Ministères et communion ecclé-
siale, Paris, 1971; pp. 95 ss.

47
PEglise, y compris celle de Paris ou de Saïgon.
C’est une réalité profondément traditionnelle
dont saint Cyprien a donné, en 251, cette for-
mule inoubliable : « La dignité épiscopale est
une, et chaque évêque la possède pour sa part
sans division du tout (n solidum) » *.
Des actes collégiaux, au sens strict, sont rares.
Les conciles sont des événements dans la vie de
PEglise ; ils ne sont pas son ordinaire. Mais,
comme le dit Mgr G. Philips, si le collège n’est
pas toujours en acte collégial, il n’est jamais en
chômage. C’est ici qu’entre en jeu la notion plus
large de « collégialité ». Comme Paul VI la dit
au synode de 19,69, la collégialité est commu-
nion, solidarité, coresponsabilité. Elle est la
traduction, au plan des pasteurs responsables,
de la communion et de la solidarité des Eglises.
Ce n’est plus une question de « pouvoir », mais
c’est encore et toujours une question de respon-
sabilité. Nul chrétien ne peut dire : « Ai-je donc
la charge de mon frère ? » (cf. Gn 4, 9, Caïn) ;
nulle Eglise ne peut dire : « Je suis riche, je ne
manque de rien, je n’ai pas besoin des autres »
(cf. Ap 3,17). Oh! grande, sainte, admirable
communion de l'Eglise!
Les hommes imbus d’esprit conservateur et
paternaliste (« Tout pour le peuple, rien par le
peuple », disait Donoso Cortès) ont une répul-

21. De Catholicae Ecclesiae unitate, c. S.

48
sion viscérale pour les mots mêmes de « base »,
« peuple », « démocratie » — nous n’avons pas
prononcé le dernier : il s’applique trop mal à
l'Eglise et dans l'Eglise. C’est une réaction de
tempérament et d’option politiques. Mais
l'Eglise a son ordre propre, et sa nature essen-
tiellement communionelle est antérieure de plus
de dix-sept siècles à la Révolution de 89, de dix-
neuf siècles à celle de 1917 *. Il ne s’agit abso-
Jlument pas de politique, mais d’existence
chrétienne en Eglise.

L’'ŒCUMÉNISME EST-IL UNE TRAHISON


DE LA VÉRITÉ ?

« Nous refusons un œcuménisme qui trahit


notre foi et notre sainte religion, qui voudrait
unir l'Eglise catholique aux erreurs du monde
et aux hérésies protestantes *.» Moi aussi. Le
Concile aussi. À condition d’écrire « qui trahi-
rait », car le mot, au présent, exprimerait un

22. Les intégristes ont outrageusement abusé d’un mot, à vrai


dire contestable, que nous avons écrit à propos du vote sur le
collège au Concile, le 30 octobre 1963: « L'Eglise a fait,
pacifiquement, sa révolution d'octobre » (Le Concile au jour le
jour, Deuxième session, p. 215). On a voulu y voir une affir-
mation de soviétisation de l'Eglise ! Ce n’est qu’un mot d’auteur,
ni très bon ni très heureux. Lui donner une autre valeur
revient à lui attribuer un sens qu’il n’a jamais eu et que nous
récusons sans ambiguïté.
23. Mgr Lefebvre, in Lettre aux amis et bienfaiteurs, n° 7
(1° octobre 1974) cité par Anzevui, op. cit. p. 59.

49
fait. Or nous ne nions pas qu’il existe des excès,
nous en avons nous-même critiqué, mais ce n’est
pas l’œcuménisme du Concile. Des excès sont
fatals puisque l’œcuménisme est une ouverture,
un mouvement, choses qui, par nature, invitent
au dépassement. Il faut donc être vigilant, mais
il ne faüt pas être fermé. « Fidélité et ouver-
ture », cette devise d’un mouvement animé en
particulier par notre ami Gérard Soulages,
serait une assez bonne devise pour un sain
œcuménisme.
Si l’œcuménisme était libéralisme, confusio-
nisme, entente à bon compte et syncrétisme,
comment expliquer qu’il aboutisse, au moins en
un premier temps, à raviver plutôt la conscience
confessionnelle ? On dira que c’est vrai pour
les autres, pas pour les catholiques. Le Père
Bruckberger croit pouvoir appliquer aux pro-
testants français le résumé que le Président
Kennedy faisait de la position soviétique après
sa rencontre avec Krouchtchev : « Tout ce qui
est à nous est définitivement acquis, on n’y
touche pas. Tout ce qui est à vous est négo-
ciable *.» C’est connaître bien mal la réalité
de nos rapports et du. mouvement des idées
qui est, sur la base d’un examen nouveau du
contentieux, une lente mais effective progres-
sion vers un accord. Il est possible qu'ayant

24. L'Aurore, 22 janvier 1976.

50
une histoire plus chargée de dogmatisme, les
catholiques révisent davantage. Mais, Père
Bruckberger, qu'ont trahi le Concile et le
Secrétariat pour l’Unité ? Je vous abandonne
telle démarche risquée ou même répréhensible.
Il s’agit de l’œcuménisme sérieux et respon-
sable, de celui du Concile. Il repose, à mon
avis, sur ces bases : la docilité à l’Esprit de
Dieu, l’amour de la vérité.
Qui s’est trouvé mêlé au mouvement œcumé-
nique, y a rencontré des chrétiens engagés,
donnés, ne peut douter qu’en notre siècle si
difficile à la Foi, Dieu a suscité ce mouvement
comme une immense marée qui dénonce l’at-
traction d’un astre souverain, le Saint-Esprit,
cet « Inconnu au-delà du Verbe » (H.U. von
Balthasar), dont le propre est de faire converger
des personnes, des énergies, des initiatives qui
s’ignoraient. Bien sûr, cela passe par les hom-
mes, c’est donc mêlé de scories et d’ambiguité.
Mais quelque chose vient de Dieu. C’est ce fait
du Saint-Esprit qui, en mobilisant ma docilité,
m'autorise à avoir, envers les non-catholiques
(le cardinal Journet disait «les dissidents »),
une autre attitude que celle préconisée et prati-
quée dans le passé, même par des autorités
que je révère.
Dans une conversation assez tendue que j’eus,
en février 1939, avec le cardinal Baudrillart —
les positions qu’il a prises par la suite s’y annon-

51
çaient en pointillé — il m’attaqua vivement:
« Comment vous, dominicains, qui avez été
l'Ordre de l'Inquisition, êtes-vous devenus
aujourd’hui amis des protestants et d’autres ? »
Je répondis, du fond d’une conviction qui est
toujours la mienne : C’est au nom du même
amour de la vérité mais appliqué différemment.
Ils croyaient alors la tenir toute, et ce qui ne
concordait pas avec leur orthodoxie fixée, défi-
nie, devait être éliminé (« ex-terminé », disait-on
en ce sens: banni). Je veux recueillir toute
parcelle de vérité, où qu’elle se trouve, avec un
soin analogue à celui que je mettrais à recueillir
une parcelle d’hostie consacrée. C’est l’aspect
théologique ou doctrinal de l’œcuménisme. Il y
en a d’autres, mais celui-là commande tout et
c’est à lui surtout que je suis personnellement
attaché. Il vise à gagner à la fois la pureté et
la plénitude de la vérité. Or qui pourrait nier
qu’il y ait au moins des parcelles ou des élé-
ments de vérité chez les protestants ? Qui pré-
tendrait que nous n’ayons rien à gagner ou à
récupérer ? Aïnsi, en en faisant sans cesse notre
prière — car l’œcuménisme est porté par beau-
coup de prière — nous tendons à réaliser la
prière de Jésus entre la Cène-:et la croix : « Qu'ils
soient un comme nous sommes un. »
Toutes proportions gardées et, comme on dit
en latin, positis ponendis, on peut dire quelque
chose d’analogue des religions non chrétiennes.

72
Leur cas, bien sûr, est différent, et le Concile a
été très discret dans sa déclaration Nostra
aetate, du 28 octobre 1965. Au surplus y est-il
dit — c’est un point sur lequel le Père J. Danié-
lou insistait avec raison : « L'Eglise catholique...
annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse
le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie”
(Jn 14,6), dans lequel les hommes doivent
trouver la plénitude de la vie religieuse et dans
lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses »
Là VE: D ÀÀ

LA DÉCLARATION CONCILIAIRE
SUR LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
EST-ELLE UNE CHARTE D’INDIFFÉRENTISME ?

Cela a été une grande bataille. (On trouvera


les interventions de Mgr Lefebvre dans J’accuse
le Concile !, pp. 32-49, 74-76, 95-98. Il entend
« liberté» au sens du libre choix personnel,
cf. p. 97.) La minorité, à laquelle appartenait
Mgr Lefebvre, s’est battue pied à pied; elle a
développé des arguments sérieux et proposé des
contre-projets. L’erreur, disait-elle, n’a pas de
droits. On la met indûment sur le même pied
que la vérité. On stipule le contraire du Syllabus
de Pie IX et d’autres documents solennels.
Ce ne sont pas là des arguments méprisables.
On s'étonne malgré tout que le texte — au

53
moins le dernier proposé — ait soulevé tant de
passions. Que dit-il, en effet ? Il est faux de
prétendre qu’il tait le droit de Dieu à être
écouté, obéi, et le devoir correspondant des
hommes « de chercher la vérité, surtout en ce
qui concerne Dieu et son Eglise, et, quand ils
l'ont connu, de l’embrasser et de lui être fidè-
les » (n° 1 et cf. n° 3, $ 1; n° 14). Il est faux de
prétendre que la déclaration ne parle pas de la
libertas Ecclesiae, cette liberté que l'Eglise tient
de Dieu, d’annoncer l'Evangile et de vivre sa vie
d’Eglise : cf. n°° 10, 13 et 15, $ 2. L’affirmation
de liberté religieuse est exactement celle-ci:
« que tous les hommes doivent être soustraits à
toute contrainte de la part tant des individus
que des groupes sociaux et de quelque pouvoir
humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière
religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa
conscience ni empêché d’agir, dans de justes
limites, selon sa conscience, en privé comme en
public, seul ou associé à d’autres. Le droit à la
liberté religieuse a son fondement dans la
dignité même de la personne humaine, telle
que l’ont fait connaître la parole de Dieu et la
raison elle-même » (n° 2).
On ne peut nier qu’un tel texte ne dise maté-
riellement autre chose que le Syllabus de 1864,
et même à peu près le contraire des proposi-
tions 15, 77 à 79 de ce document. Mais le
Syllabus défendait aussi un pouvoir temporel

54
auquel, prenant acte d’une situation nouvelle, la
papauté a renoncé, en 1929. Le contexte histo-
rico-social dans lequel l'Eglise est appelée à
vivre et à parler n’était plus le même, et l’on
avait appris des événements. Déjà au xrx° siècle,
des catholiques avaient compris que l'Eglise
trouverait un meilleur appui pour sa liberté
dans la conviction affirmée des fidèles que dans
la faveur des princes. Le Père John Courtney
Murray, dont j'évoque avec émotion la distinc-
tion intellectuelle et la qualité religieuse, a mon-
tré que, de Léon XIII à Pie XI, à Pie XII sur-
tout et au Jean XXTII de Pacem in terris, les
papes ont de plus en plus nettement et résolu-
ment revendiqué la dignité de la personne
humaine contre les régimes ou les moyens de
contrainte : de sorte que la Déclaration Digni-
tatis humanae personae prend la suite et repré-
sente comme le couronnement d’un mouvement
continu *. Elle était en droit de dire : « En trai-
tant de cette liberté religieuse, le saint Concile
entend développer la doctrine des Souverains
Pontifes les plus récents sur les droits inviolables
de la personne humaine et l’ordre juridique de

25. J. COURTNEY MURRAY, Vers une intelligence du dévelop-


pement de la doctrine de l'Eglise sur la liberté religieuse, in
Vatican II. La liberté religieuse (Unam Sanctam 60), Paris,
1967, pp. 111-147. On peut relire la lumineuse intervention du
cardinal JOURNET, in Doc. cathol., 1965, col. 1799-1800, qui
concluait : «L’actuelle déclaration me semble mériter une
pleine approbation. »

55
la société » (n° 1 fin). Tout est centré sur cette
valeur de la personne. « L’erreur n’a pas de
droits.» En effet, mais ce sont les personnes
qui sont sujets de droits, et celles qui sont dans
l'erreur gardent ce droit, fondé dans leur nature
même, de ne pas être contraintes en matière de
conscience.
On s’étonnerait qu’une déclaration aussi
modeste ait soulevé tant de discussions si l’on
ignorait de quel poids des siècles de chrétienté
pesaient encore sur d’excellents esprits. Tous
n’admettaient ni le mouvement de l’histoire ni
les positions de J. Maritain dans Humanisme
intégral (1936). Tout catholique, Maritain aussi
bien (il tenait même pour ce qu’on appelle le
« pouvoir indirect » de l'Eglise sur la Cité), tient
que l’ensemble de la vie humaine, sociale et
personnelle, doit être soumis à Dieu et orienté
vers son Royaume. La question est de savoir
quel type d’action ou d’influence l’Eglise doit
exercer sur la société comme telle. Elle a connu
un régime d’action par pouvoir et commande-
ment ; elle pouvait alors faire sanctionner par
des lois et des mesures policières les manque-
ments à ses règles. Cela a donné l’Inquisition
et, comme dernier épisode chez nous, sous
Charles X, la loi sur le blasphème et le procès
plaidé par Odilon Barrot. L'Eglise ne renoncera
jamais à proclamer que Jésus est Seigneur et à
faire son possible pour orienter le temporel vers

56
Dieu et selon Dieu. Mais, dans un monde
désormais pluraliste, que le brassage des hom-
mes, des informations et des idées fait fatale-
ment pluraliste, dans un monde surtout où la
valeur proprement chrétienne de la personne
s’est affirmée comme inviolable, l'Eglise veut
exercer une influence sur les personnes, par les
personnes, par la voie de leurs convictions et la
force de la vérité elle-même. « Influence », cela
signifie une action réelle sans « pouvoir ». C’est
Pheure du témoignage et des signes évangé-
liques issus d’un amour total.
Il y a un certain temps que l'Eglise est passée
à ce régime d’action, mais pas partout du même
pas. Certains esprits ont gardé la nostalgie
d’une christianisation par le Pouvoir, ce que
Etienne Gilson appelait la nostalgie d’un nou-
veau baptême de Clovis. L'Eglise de Vatican II,
par la déclaration sur la liberté religieuse, par
sa Constitution pastorale Gaudium et spes sur
l'Eglise dans le monde de ce temps — un titre
significatif ! — s’est franchement située dans
le monde pluraliste d’aujourd’hui et, sans renier
ce qu’il y a eu de grand, a coupé les chaînes qui
l’auraient maintenue sur les rives du moyen âge.
On ne peut demeurer fixé à un moment de
l’histoire.
Mgr Lefebvre parle du « règne de Notre Sei-
gneur Jésus-Christ sur les personnes, sur les
familles et sur les sociétés civiles ». On croirait

57
entendre la voix de Pie X et de Pie XI. Mais la
question est de savoir par quels moyens et sous
quelle forme ce règne doit être promu et pro-
curé. Le texte que nous venons de citer et qui est
de la lettre du 17 juillet 1976 à Paul VI, conti-
nue : «Elle (Votre Sainteté) rendra leur juste
conception aux idées falsifiées devenues les
idoles de l’homme moderne : la liberté, l'égalité,
la fraternité, la démocratie.» Nous soupçon-
nons que le règne de Jésus-Christ devra s'établir
sur l’'invalidation, la révocation de la démo-
cratie (et pourquoi pas de l’Edit de Nantes ?).
Mais le discours de Lille du 29 août traduit la
chose plus nettement et au positif. Le modèle
concret, c’est l’Argentine:

prenez l’image de la République argentine. Dans quel


état était-elle il y a seulement deux, trois mois. Une anar-
chie complète.., les brigands tuant à droite et à gauche, les
industries complètement ruinées, les patrons des usines
enfermés, et pris en otage (...).
Maintenant il y a un gouvernement d'ordre qui a des
principes, une autorité, qui met un peu d’ordre dans les
affaires, qui empêche les brigands de tuer les autres, et
voilà que l’économie revient et que les ouvriers ont du
travail et qu’ils peuvent rentrer chez eux en sachant qu'ils
ne vont pas être assommés par quelqu'un qui voudrait leur
faire faire grève alors qu'ils ne voudraient pas faire grève
(Le Monde, 31 août 1976) 26.

26. Cf. J.-A. CHALET, Monseigneur Lefebvre, p. 217. Dans


sa conférence de presse du 15 septembre 1976, Mgr Lefebvre
a dit: « J’ai parlé de l’Argentine, mais j'aurais aussi bien pu
citer l’exemple du Chili» (Chalet, p. 246).

58
Or, en Argentine, un pouvoir à la poigne
sanguinaire supprime physiquement ceux qui
le contrarient. Qui est d’accord ?

VRAIE ET FAUSSE IDÉE DE LA TRADITION

Nous sommes ici à un point décisif. Mgr


Lefebvre ne cesse d’invoquer la tradition. Il dit


au Pape : Laissez-nous simplement faire l’expé-
rience de la Tradition. Si cela signifiait seule-
ment : Laissez-nous former des prêtres selon les
règles éprouvées d’autrefois, mais dans l’accep-
tation du Concile et des réformes qu’il a mises
en route, il n’y aurait aucun problème, en tout
cas aucun problème de principe. On pourrait
même peut-être reconnaître qu’une telle forma-
tion répond bien au décret conciliaire du 28 oc-
tobre 1965, Optatam totius Ecclesiae renovatio-
nem, sur la formation des prêtres. Mais ce n’est
pas cela que réclame Mgr Lefebvre. La Tradi-
tion, pour lui, est ce qu’il appelle «la Rome
éternelle », « la messe de toujours », c’est-à-dire
Rome jusqu’à Paul VI exclusivement, jusqu’au
missel de 1969 exclusivement. Ce sont pour lui
les textes anti-Réforme et anti-monde moderne.
Il a pourtant un beau passage sur la Tradi-
tion dans son texte du 2 août 1976, qui exprime
le refus le plus dur du Concile et du Pape
(Figaro du 4 août, reproduit dans le recueil La
condamnation sauvage de Mgr Lefebvre (Itiné-
59
raires), document 41): « L'Eglise catholique,
c’est une réalité mystique qui existe non seule-
ment dans l’espace, sur la surface de la terre,
mais aussi dans le temps et dans l’éternité. Pour
que le Pape représente l'Eglise et en soit l’image,
il doit non seulement être uni à elle dans
espace mais aussi dans le temps, l'Eglise étant
essentiellement une tradition vivante.» Qu'il
soit permis à un homme qui a publié trois
volumes sur la Tradition”, de souligner ces
derniers mots et de poser ces questions :
La vie, dont le Saint-Esprit est l’auteur souve-
rain, s’est-elle arrêtée dans l'Eglise en 1962 ?
Est-elle absente de la communion catholique
sanctionnée par 2.500 évêques autour du suc-
cesseur de Pierre? «Securus iudicat orbis
terrarum », dit saint Augustin dans un texte
célèbre: l’univers entier est un bon critère.
En se référant sans cesse à la messe de saint
Pie V (1570), au catéchisme du Concile de
Trente (1566), à celui de saint Pie X (1912),
Mgr Lefebvre ne fixe-t-il pas la tradition dans
les formules du passé, certainement saintes et
valables mais qui, au plan de la formulation, ne
peuvent interdire de chercher une meilleure
adaptation aux besoins d’aujourd’hui ? Bien
sûr, cette adaptation, l’aggiornamento, ne doit

27. Tous trois chez Fayard, 1960 et 1963. Citons au moins


le plus accessible au grand public: La Tradition et la vie de
l'Eglise (coll. « Je sais - je crois»), 130 p.

60
pas trahir la foi. Il est possible que ce soit le cas
de telle initiative désordonnée — nous y revien-
drons — mais aucun argument sérieux ne per-
met d'affirmer cela du Concile lui-même ni du
Missel de Paul VI.
On comprend que, l'Eglise étant tradition,
transmission de ce qui a été donné une fois pour
toutes Révélation, sacrements, ministère —
une fidélité catholique sincère s’attache à telle
ou telle forme de cette tradition. Des tempéra-
ments amis des énoncés catégoriques, tran-
chants, privilégieront les formes qui répondent
à ce besoin. Mais le grand fleuve de la Tradition
est plus large qu’un canal rectiligne aux berges
cimentées. La tradition des Pères est plus riche
que celle dont le saint Concile de Trente (le
curé de mon enfance employait toujours ce
terme) a fixé le contenu en face de la Réforme.
Le Saint-Esprit n’a pas déserté l'Eglise à partir
de 1962 ou 1965! Soyons « catholiques » en
plénitude avec, vraiment, l’Eglise de toujours,
celle de Vatican II comme celle de Trente et de
Nicée, celle de Paul VI comme celle de Pie V
et du pape saint Marcel (f 309) !

61
LA CRISE PRÉSENTE

Elle est réelle. Nous le savions. Un abondant


courrier reçu à la suite d’un article sur Ecône
(La Croix du 20 août 1976), nous a fait mieux
réaliser qu’il existe un malaise assez profond
dans de larges zones du laïcat fidèle. Nous ne
sommes certainement pas le seul pour qui laf-
faire Ecône-Lefebvre aura eu au moins ce béné-
fice d’une prise de conscience mieux éclairée et
plus aiguë de ces aspects d’une crise à laquelle,
cependant, nous avions déjà réfléchi.

LE CONCILE EN EST-IL RESPONSABLE ?

A la question posée dans cette généralité, il


faut répondre résolument non. Si l’on suivait le
Concile, sa Constitution Dei Verbum sur la
Révélation divine, ses décrets sur la formation,
la vie et le ministère des prêtres, sur l’apostolat
des laïcs, bref l’ensemble de ses règles, il n’y
aurait pas cette crise. On nous oppose et on
nous donne en exemple l'Eglise de Pologne:

62
elle serait bien fâchée d’être soupçonnée de ne
pas appliquer le Concile. Mais elle n’abuse pas,
comme nous, des facilités et de la liberté. Peut-
être étions-nous trop optimistes en faisant nos
bagages de retour. Peut-être certains documents
ne répondaient-ils déjà plus à la réalité ? Mais
ne devraient-ils pas être modestes dans leurs
reproches, ces parents qui, après avoir donné
à leurs enfants une éducation chrétienne,
ouverte, sociale, généreuse, les voient refuser
le mariage religieux, ne pas faire baptiser leur
bébé, suivre un itinéraire que Bernard Besret
appellerait de déviance ?
« On juge un arbre à ses fruits »... Mais ne se
trompe-t-on pas d’arbre ? Sont-ce les fruits du
Concile ? Ne doit-on pas, par contre, créditer
celui-ci de quelques beaux résultats ? Pensons
à tant de belles célébrations, à la diffusion de
la Parole de Dieu, à la vitalité des Eglises
locales, à la conscience renouvelée des respon-
sabilités sociales, à l’ouverture missionnaire à
« ceux qui sont loin », à l’effort pour se rendre
compréhensible aux hommes de ce temps...

Nous ne nions cependant pas que le Concile


ait eu un rôle dans ce qui est devenu la crise,
et cela sous quatre aspects:

1° Il y a eu discussion. C’est le fait de tous


les conciles, mais elles ont, cette fois, été ébrui-

3 63
tées, répercutées, amplifiées. On a perdu l’idée
passablement fictive d’une Eglise monolithique,
assurée, ayant réponse à tout. René Rémond
la noté : « Ce ne sont pas les positions prises
par le Concile qui ont engendré la crise. C’est
le fait même qu’un Concile soit tenu qui a
déclenché une profonde mutation dans l’orga-
nisation interne de l'Eglise et dans le système
de ses relations avec l’extérieur » (Vivre notre
histoire, Paris, 1976, p. 144).

2° L’Eglise a ouvert ses portes et fenêtres.


Un air nouveau a pénétré. Cela est très impor-
tant mais nous n’y insistons pas ici, devant y
revenir un peu plus loin.

3° Par la franchise et l’ouverture de ses


débats, le Concile a mis fin à ce qu’on peut
appeler l’inconditionnalité du système. Nous
entendons par «système » un ensemble cohé-
rent d'enseignements codifiés, de règles d’action
précisées dans une casuistique, d’organisation
détaillée et très hiérarchisée, de procédés de
contrôle et de surveillance, de rubriques réglant
le culte ; tout cela hérité de la scolastique, de ia
Contre-réforme, de la restauration catholique
du xix° siècle et soumis à une régulation
romaine efficace. On a rapporté que Pie XII
aurait dit : Je serai le dernier pape à tout main-
tenir. De fait, Jean XXIII, prêtre d’une piété

64
classique, a donné de la papauté une tout
autre image. Le grand brassage conciliaire, les
rencontres, information sur bien des questions,
la nécessaire poursuite d’un « aggiornamento »,
ont amené cette fin de ce que nous avons
appelé linconditionnalité du système. Celui-ci,
par contre, a ses nostalgiques...
4° Il est malhonnête d’abuser du fait que le
Concile s’est voulu et s’est déclaré « pastoral »
pour l’accuser de n’avoir pas été doctrinal.
Justice a été faite de cette fausse imputation,
et au Concile même, dès sa première période.
Mais il y a quelque chose de juste dans la
remarque de Mgr Graber * ; par son caractère
« pastoral», son style de larges vues sans
canons précis affectés d’Anathema sit, le
Concile a pu favoriser des mouvements qui le
dépassent. On parle justement d’un « dyna-
misme du Concile »; on s’en réclame parfois
avec une excessive facilité.

LA CRISE COMME IMPACT, DANS L'EGLISE,


D'UNE FANTASTIQUE MUTATION DE CIVILISATION
ET DE QUESTIONS CRITIQUES TROP LONGTEMPS
NÉGLIGÉES

C’est, à mes yeux, le principal. En un mot,


des ferments de culture et de vie sociale se

28. Athanase et l'Eglise de notre temps, Paris, 1973, p. 68.

65
sont développés dans le monde moderne qui,
trop longtemps laissés hors des murs par une
Eglise en état de défense, sont entrés en trombe
par les portes ouvertes et, cela, au moment où
s’opérait dans le monde une fantastique muta-
tion que personne ne peut présentement maïi-
triser. Nous donnerons bientôt ailleurs les jus-
tifications documentaires souhaitables. Ici, nous
reprendrons seulement les articulations de cette
longue et lourde proposition, pour les rendre
compréhensibles.
On dira ce qu’on voudra, il existe un monde
moderne : qu’on le date du xvr siècle (Renais-
sance, Réforme qui serait à considérer à part),
des années 1680 (ainsi Paul Hazard dans des
livres toujours éclairants), du xvIr° siècle avec
«les Lumières », peu importe. Entre ces
moments, le mouvement est continu, cohérent
en tout cas. Kant définissait les Lumières, en
1784 : « La sortie de l’homme de sa minorité
dont il est lui-même responsable. Minorité,
c’est-à-dire incapacité de se servir de son enten-
dement sans la direction d’autrui. » Sur la base
de toute une suite de recherches, de mises en
question, d'œuvres marquantes, l'explication
des choses a été cherchée, souvent trouvée, non
plus en haut, dans le ciel, maïs en bas, dans les
choses elles-mêmes et dans l’homme. Oui,
l’homme est devenu le centre et la mesure de
tout. Avec et après la Révolution, le mouve-

66
ment, qui ne touchait d’abord que les classes
cultivées, a eu son expression sociale. Daniel-
Rops intitule son livre consacré à cette époque
(après L'ère des grands craquements), L'Eglise
des révolutions. De fait, c’est 1830, 1848, le
Manifeste communiste de Marx, la Commune
de 71, le mouvement ouvrier, réponse à une
industrialisation inhumaine.
Il est clair que l'Eglise ne pouvait pas accepter
que l’homme soit la mesure de l’homme, ni le
rejet rationnel de toute intervention transcen-
dante et surnaturelle. Elle a donc mené un dur
«combat pour Dieu» (encore un titre de
Daniel-Rops). Mise en cause, parfois jusque
dans les conditions de son existence physique,
par de redoutables assauts, par les sociétés
secrètes, l'Eglise s’est enfermée comme dans
une forteresse assiégée, toutes portes closes et
ponts-levis dressés, tout en poursuivant une
puissante restauration de ses forces internes et
une exceptionnelle expansion missionnaire. Elle
ne s’est pas fermée seulement à l’anthropocen-
trisme antithéiste, mais à de réels problèmes, à
d’authentiques conquêtes de l'esprit. Quelle
parole Pie IX, qui a connu le plus long pontificat
de l’histoire, a-t-il eue sur tant de questions qui
ont marqué l’époque: mouvement ouvrier,
communisme, colonialisme, critique historique
et biblique, etc. ? Il y a bien eu Léon XIIT, mais
son ouverture, si réelle en certains domaines,

67
n’a pas été aussi grande qu’on l’a parfois pré-
sentée. Le modernisme, qui s’annonçait à la fin
de son pontificat, était certainement à réprou-
ver, mais il posait de vraies questions, qui n’ont
pas été résolues, et on lui a, dans une certaine
mesure, associé des courants, comme la philo-
sophie de Blondel ou la recherche biblique du
Père Lagrange, qui n’avaient rien à voir avec
lui, sinon d’être contemporains. Citadelle assié-
gée, fermée et sur la défensive, l'Eglise ne
risquait-elle pas d’être comme les Indiens dans
la civilisation américaine, une réserve protégée,
mais séparée ? Le risque n’apparaissait pas du
fait que l'Eglise connaissait une grande vitalité
interne et que, par ses écoles et ses œuvres, par
son laïcat (A.C.J.F. d'Albert de Mun, « l’ac-
tion des catholiques» sous Pie X, l’Action
catholique de Pie XT), elle avait une expression
dans la société. Mais l'Eglise restait à part,
réglée par le système dont nous avons parlé.
Les vannes se sont levées et l’eau est entrée
en trombe. La glace a fondu et cela a été la
débâcle d’un dégel précipité. Portes et fenêtres
ont été ouvertes, et le vent s’est engouffré. Ce
ne sont là que des images, sans doute trop
simples et excessives. Nous pourrions montrer
— nous avons un petit dossier là-dessus —
que beaucoup des mouvements plus ou moins
préoccupants d’aujourd’hui s’annonçaient dans
les années 50 : baisse du nombre des vocations,

68
petits groupes spontanés, réformes liturgi-
ques, interrogations philosophiques, soi-disant
« théologie nouvelle », œcuménisme, diffusion
croissante d’attitudes existentielles privilégiant
Pautonomie et la spontanéité de l’individu, etc.
Mais tout cela était, vaille que vaille, contenu
dans une Eglise disciplinée. Il y avait trop de
vrai et de nécessaire, trop de valeurs exigées par
le développement général, pour que les nou-
veaux courants ne fassent pas leur chemin.
Quand, après le feu rouge puis le clignotant, le
feu vert fut donné par le Concile de Jean XXIIT,
les courants grossirent dans l'Eglise. Le Rhin
n’avait pas à se jeter dans le Tibre, comme l’a
titré Ralph M. Wiltgen. Il suffisait qu’au lieu de
se constituer en ghetto, l'Eglise, peuple de Dieu
en marche dans l'itinéraire des hommes,
reprenne un plein dialogue avec le monde.
Et quel monde ? Il est en pleine mutation.
L’Eglise en concile l’a senti : l’Introduction de
la Constitution pastorale Gaudium et spes
décrit brièvement cette mutation, mais elle est
de 1965. Depuis, nous avons assisté à une urba-
nisation galopante et folle, et il y a eu Mai 68,
la révolte de la jeunesse. Comme le dit
J.-L. Barrault, l’orage, ce mois-là, est tombé
sur Paris, mais il venait de loin et il continue à
rôder autour de la terre. C’est un fait mondial
qui, avec un décalage de quelques mois, s’est
produit aussi bien à Tokyo, Los Angeles, San-

69
tiago qu’à Paris, à Rome et jusqu’à Varsovie.
Il est critique de tout ce qui est institution,
«establishment », de tout ce qui veut s’impo-
ser aux hommes sans que ceux-ci l’aient eux-
mêmes déterminé. Il est bien autre chose
encore : besoin de se retrouver, primauté don-
née à l’avenir surle passé, frénésie du bonheur
sans besoin de transcendance, libération
sexuelle, présence des drames du monde à la
conscience, dégoût et critique des structures
de domination. Et que dire de l’impact des
sciences humaines sur la réflexion religieuse ?
Il y a de vraies questions qu’on ne résout pas
avec un haussement d’épaules. Nous ne cher-
chons pas à donner une analyse ordonnée et
complète. Mais c’est à ce monde-là que nous
avons affaire. Souvent, après des conférences,
parmi les questions du public, ce genre de cri-
tique est venu: Il paraît que les séminaristes
sont, font. Je demandais: Monsieur, Ma-
dame, vos enfants, que font-ils ? — Ah! nos
enfants, ils contestent ! — Hélas! Nous n’en
avons pas d’autres ; votre garçon pourrait être
séminariste..
Le résultat s’est soldé assez souvent par une
rupture avec le passé, qui risque d’être une
rupture avec la Tradition. Cela, nous ne pou-
vons l’accepter. Un historien comme Pierre
Chaunu ne cesse d’affirmer que l’homme ne
peut affronter son avenir que s’il assume son

70
passé. C’est très juste, exprimé en termes d’his-
toire. En termes théologiques, c’est de Tradi-
tion qu’il doit être question. La Tradition n’est
pas le passé, d'anciennes habitudes maintenues
par esprit de corps. Elle est actualité, à la fois
transmission, réception et créativité. Elle est
la présence d’un principe à tous les moments
de son développement. Nous n'acceptons pas
la rupture. L’Eglise innove sans cesse, par la
grâce du Saint-Esprit, mais en prenant dans
ses racines et par la présence constante de la
sève qui vient d'elles. Ah! le beau mot de
Gertrud von Le Fort: « L'homme doit avoir
un sol sous les pieds, autrement son cœur se
dessèche *. »

MALFAÇONS REGRETTABLES.
INADMISSIBLE ANARCHIE

Nous pensons toujours que la cause princi-


pale de la crise présente réside dans l’impact
qu'ont, dans le peuplede Dieu, les questions,
les luttes et les mutations qui marquent la
société globale. Des amis comme, par exemple,
Gérard Soulages ou André Piettre, nous ont
représenté que nous minimisons les abus et
manquements aux règles catholiques en matière

29. Le Pape du Ghetto, p. 82.

71
de célébration, catéchèse, prédication et pasto-
rale. Notre réaction venait d’un refus de géné-
ralisation. Nous ne nïiions nullement qu’il
existât des malfaçons maïs, connaissant tant
d'efforts loyaux, tant de prêtres irréprochables,
nous refusions les formules globales du type
« les prêtres ne croient plus à... », « on ne pré-
che plus le péché, la grâce... », « on détruit la
foi de nos enfants... » De telles accusations, par
leur vague et leur généralisation, nous parais-
saient et nous paraissent encore gravement
injustes ®. De plus, il nous semblait qu’elles
évitaient de reconnaître l'influence décisive,
dans la crise actuelle, de la crise globale de civi-
lisation et de société, de même que de vraies
questions et de difficultés objectives qui pèsent
sur la foi des croyants.
- L’insistance de nos amis, le courrier reçu à
la suite de notre article de /a Croix ou publié
dans ce journal, nous ont amené à prendre une
meilleure conscience du malaise suscité chez de
nombreux catholiques par certaines fantaisies
discutables, le niveau des célébrations, des ser-

30. Exemple de généralisation : « Dix ans après sa clôture


(du Concile), que reste-t-il de notre liturgie que des guenilles ?
Que reste-t-il de notre théologie qu’un infâme ragoût relevé
de marxisme, de freudisme, de scientisme et de sociolo-
gie ? (...). Que reste-t-il de notre prédication qu’une démagogie
puérile à décourager un vieux parlementaire radical-socialiste ? »
(P. BRUCKBERGER, L’Aurore du 8-I1-1976). Est-ce sérieux ? Non.
Je pourrais citer également tel passage de J.M. PAUPERT, dans
son papier Nous sommes des misérables, Le Monde, 1-IX-1976.

72
mons, de la catéchèse. Le drame de cet été
entre Mgr Lefebvre d’un côté, le Pape et les
évêques de l’autre, pourrait avoir le bénéfice
de faire prendre plus au sérieux ce malaise
ressenti par nombre de fidèles. Mgr Lefebvre
leur a, en quelque sorte, donné une voix, même
si sa voix ne rend pas vraiment le son de leur
pensée. Tout n’est pas de la même gravité dans
leurs doléances. Il semble qu’on puisse les clas-
ser en trois catégories.

1° Chez certains, c’est une allergie à tout


changement. Déjà, quand Pie XII a réformé la
célébration des jours saints et restauré la Vigile
pascale, ils ont dit: On nous change la reli-
gion ! Le besoin naturel et, de soi, respectable,
de chercher une sécurité dans la religion se
traduit ici en aspiration à garder ses habitudes :
cela tient chaud. Ou bien il peut s’agir de cho-
ses en elles-mêmes louables mais qui heurtent
une sensibilité affective mal éclairée: tel se
plaint, par exemple, qu’on cite avec éloge Mar-
tin Luther King, « cet hérétique ! » ou qu’une
femme, tête non couverte, lise un texte à l’am-
bon, ou encore que des jeunes accompagnent
une messe avec une batterie de jazz...

2° Parmi les faits qu’on nous cite et qu’on


vitupère, certains ne sont que regrettables et
n’ont pas en eux-mêmes une vraie gravité. Soit,

73
par exemple, ce prêtre qui, avant de célébrer,
donne des explications dans la nef en col roulé
ou en chemisette à manches courtes. Je ne dis
pas que ce soit bien, mais il n’y a pas de quoi
fouetter un page ! Nous attachons de l’impor-
tance, par contre, à ce que le prêtre, pour célé-
brer, même dans une maison privée, revête un
vêtement qui signifie qu’on n’a plus devant soi
seulement Monsieur X., mais un ministre du
Christ et de l'Eglise. Le minimum du signe de
fonction est l’étole.
Autre exemple : ce prêtre, cet évêque même
qui déclare sans plus: l’Eglise, aujourd’hui,
n’est plus juridique, mais mystique. C’est une
affirmation trop simple, qui demande en toute
hypothèse explication et qui pourrait, mal
interprétée, favoriser des idées fausses.
3° Restent les malfaçons objectivement re-
grettables et blâmables. Elles concernent sur-
tout : a) la liturgie; b) la théologie ou la caté-
chèse; c) une certaine politisation.
a) On signale une certaine anarchie liturgi-
que. Notre confrère, le P. Auvray, analyse cinq
publications où l’on trouve en tout 103 Canons
(= Prières eucharistiques) dont l’un ou l’autre
n’exprimeraient pas pleinement, dit-il, la foi de
YEglise *. Notre autre confrère, le P. Bruck-

31. D.-P. AUVRAY, Où va la messe? in Carrefour du


14 juillet 1976, p. 4.

74
berger, reprend le même reproche dans /’Au-
rore du 29-VII-1976 ; dans sa chronique du
19-VIII-1976, cela devient même 300 Canons.
Cest vraiment trop. Il est vrai que, dans
l'Eglise des origines, la prière eucharistique
n'était pas rédigée dans un texte fixe: saint
Justin, vers l’an 150, dit que le président de
l'assemblée (en grec, le proestôs) « adresse des
prières et actions de grâce autant qu'il le
peut » ”; mais le P. Louis Bouyer a montré
que la créativité liturgique ancienne suivait des
modèles assez déterminés *. En toute hypo-
thèse, une Prière eucharistique doit exprimer
la foi de l'Eglise et comporter, selon la tradi-
tion la mieux établie, une action de grâces pour
les bienfaits de la création et de la rédemption,
une épiclèse (invocation du Saint-Esprit), le
récit de l'institution, l’anamnèse (rappel des
actes rédempteurs, de la Passion à la glorifica-
tion du Christ). S’il s’agit de célébration parois-
siale, les fidèles ont le droit d’y trouver ce qu’ils
attendent, sans être surpris, et encore moins
traumatisés par une innovation indue.
Plusieurs correspondants mettent particuliè-
rement en cause les célébrations de l’A.C.O. à
la Porte de Versailles, ou, plus récente, celle des

32. Apologie 1 à Antonin le Pieux, 617, 5. ;


33. L. BouyER, L'improvisation liturgique dans l'Eglise
ancienne, in La Maison-Dieu, n° 111 (1972/3); pp. 7-19. Tout
le fascicule est sur « Créativité et Liturgie ».

75
apprentis J.O.C. Je ne veux pas défendre ce qui
pourrait être indéfendable. Je n’ai assisté à
aucune de ces célébrations. Maïs je ne suis pas
non plus dans la condition ouvrière. Devant
telle position, telle déclaration, je me suis sou-
vent interdit de juger, me disant que, si j'étais
dans cette situation, je ferais ou dirais proba-
blement de même...

b) La supplique adressée au Saint-Père, le


8 août 1976, par quelques écrivains (Michel
Ciry, Michel Droit, Gustave Thibon) dit:
« Les fidèles ne reconnaissent plus leur religion
dans certaine liturgie et certaine pastorale nou-
velles. Ils ne la reconnaissent pas davantage
dans le catéchisme qu’on enseigne maïntenant
à leurs enfants, dans le mépris de la morale
élémentaire, dans les hérésies professées par des
théologiens écoutés, dans la politisation de
l'Evangile.» Quelles hérésies ? Quels théolo-
giens écoutés ? Parlant, non de la catéchèse où
nous sommes trop incompétent *, mais de la

34. Je regrette de n’en point parler mais je suis vraiment


incompétent. J'ai recueilli souvent des plaintes. Un correspon-
dant ajoute: «La catéchèse a d’ailleurs été critiquée, par
exemple par le cardinal Daniélou (Pourquoi l'Eglise ? p. 64),
Mgr Elchinger (La liberté d'un évêque, pp. 144-172), et le
Souverain Pontife lui-même (Allocution au Consistoire du
24 mai 1976: Doc. cath., n° 1700, 20 juin 1976, p. 558): il a
demandé, d’autre part, une base catéchétique solide, exacte,
facile à retenir (Doc. cath., n° 1676, 18 mai 1975, p. 454). Il
sous-entendait donc, semblerait-il, que la catéchèse actuelle ne
présente pas ces qualités ? »

76
théologie que nous suivons d’assez près, nous
dirons trois choses : 1° Il y a eu des excès, des
publications critiquables et même répréhensi-
bles. Franchement, en petit nombre. 2° Elles
ont été critiquées, soit par d’autres théologiens,
soit par les évêques responsables #, Personnel-
lement, nous attachons une grande importance
à la critique faite de leurs collègues par les
théologiens, nous la pratiquons et nous lui
sommes également soumis! 3° Il existe de
vraies et difficiles questions que les théologiens
doivent avoir le courage d’aborder. Ainsi tou-
chant la science et conscience du Christ, la
façon de parler de sa résurrection, ou touchant
les problèmes de la sexualité, pour lesquels il
ne suffit pas de répéter simplement les anciens
propos. Des théologiens s’expriment sous leur
propre responsabilité. Une critique de leur
discours est non seulement légitime, mais utile.
Elle ne doit pas être hâtive, tendancieuse, exces-
sive, car elle risquerait alors de casser une

35. Exemple : le livre de l’abbé J. KaMpP, Credo sans foi et


Foi sans credo, 1974, a été sévèrement critiqué par le cardinal
Suenens (cf. Doc. cath., n° 1669, du 2 février 1975 ; pp. 143-
144). Nous-même en avons rendu compte. Rev. Sciences phil.
et théol. 59 (1975), p. 213. Mais voir aussi les discussions
menées avec l’auteur par des professeurs de Louvain, in Rev.
théol. de Louvain, 6 (1975), pp. 267-272 et 388-401. La discus-
sion des livres de Hans Küng a été également très active,
voire plus radicale. Une brochure de Léopold Charlot, « Jésus
est-il dans l’hostie ? » a fait l’objet d’une mise au point critique
de Mgr Orchampt, évêque d’Angers (La Semaine religieuse
d'Angers, 21 novembre 1976, pp. 683-686).

77
recherche nécessaire et de n’en pas comprendre
la réelle visée. Il arrive aussi qu’une pensée
imparfaite contienne de grandes richesses qu’il
serait très dommageable d’étouffer : exemple
Teilhard de Chardin.
c) Quant à la politisation, elle est réelle ; nous
l’estimons pleine de risques, mais on ne peut
en parler sans y regarder de plus près.
Un reproche souvent articulé est que «les
prêtres » — encore une généralisation ! — ne
prêcheraient plus les mystères de la foi, mais
parleraient du Vietnam, du Chili, des grèves,
des syndicats. Les mouvements naguère d’Ac-
tion catholique ou, en tout cas, d’Eglise, se-
raient devenus des succursales du P.S.U. ou du
P.S. De fait, on voit les Equipes enseignantes,
par exemple, prendre comme telles « l'option
socialiste », pour ne rien dire de Vie Nouvelle
qui n’est pas (ou plus) un mouvement d’Eglise,
ni du M.R.J.C. dont certains membres adop-
tent le marxisme comme outil d’analyse so-
ciale. Il nous paraît incontestable qu’un certain
nombre de catholiques ont adopté des éléments
du marxisme, soit comme méthode d’analyse
sociale ou d’explication historique, soit comme
indication de praxis révolutionnaire. Un curé
de paroisse, un curé-doyen nous ont bien dit
que c’est le fait d’intellectuels, de gens qui écri-
vent et qui parlent, non de la base. Mais ceux

78
qui écrivent et qui parlent ne sont-ils pas aussi
meneurs ?
Indépendamment de cela, on accuse l'Eglise
d’après le Concile de s’être convertie au monde.
La voix de Jacques Maritain (Le paysan de la
Garonne, 1966) est maintenant relayée, mais
sur un registre plus aigu, par celle de Maurice
Clavel. Celui-ci ne se lasse pas de citer, comme
venant d’un Père conciliaire, un passage du dis-
cours de Paul VI à la clôture de la quatrième
période du Concile (7 décembre 1965), en l’iso-
lant de tout le contexte et des aliusions qui en
précisent le sens : « La religion de Dieu qui s’est
fait homme s’est rencontrée avec la religion
(car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu.
Qu'est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un ana-
thème ? Cela pouvait arriver, mais cela n’a pas
eu lieu (...). Nous aussi, nous plus que quicon-
que, nous avons le culte de l’homme... » A par-
tir de là, un abbé G. de Nantes, formé à la
pensée de Maurras, veut intenter au pape
Paul VI un procès en hérésie. Pour ce qui est
de Paul VI, le contexte est celui d’'Humanisme
intégral, du Maritain de 1935. Le Saint-Père
parle de l’homme fait à l’image de Dieu et
appelé à la communion avec Dieu. Mais nous
ne nions pas qu’il existe aujourd’hui, chez des
catholiques, un danger de ramener les dimen-
sions transcendantes à du terrestre, à l’homme
en son existence historique. Cela se traduit

79
quelquefois jusque dans la liturgie : nous avons
connu naguère un Gloria in excelsis transposé
en louange pour cette merveille que nous
sommes !
Si déviance il y a, cela n’est pas venu d’une
trahison mais d’une volonté de vivre l’exigence
évangélique d’amour et de service des hommes,
dans la ligne de Matthieu 25, 21-46: « J’avais
faim..., j'étais nu... » Les chrétiens ont fait, avec
d’autres, la découverte des exigences effectives
et pratiques de ce que André Neher, commen-
tant Amos, appelle la justice de l’Alliance. Un
laïcat invité à porter la mission de l’Eglise dans
le temporel, fatalement pose des questions et
veut parler la langue de ses engagements. Aïnsi
une partie du peuple de Dieu, fidèles et prêtres,
ne conçoit pas son christianisme sans militance
syndicale et politique, pratiquement orientée à
gauche. Mais toute une partie du même peuple
de Dieu récuse cette orientation et accuse les
autres de « faire de la politique ».
L’expérience montre qu’on articule ce grief
contre les autres quand ils ont une option
contraire à la sienne, ou différente. Le grand
slogan, aujourd’hui, est que tout le monde fait
de la politique ; ceux qui prétendent n’en pas
faire en font, en ce sens au moins qu’ils sont
pour le statu quo *… On dit parfois : tous les
36. Soit. L’allégation nous paraît cependant ambiguë. Car
cela peut signifier: y compris avec les désordres et injustices

80
hommes sont égaux, mais il y en a qui le sont
plus que d’autres! Pourrait-on dire: tout le
monde fait de la politique, mais il y en a qui
en font plus que d’autres ? Le fait est là, en
tout cas : de même que la crise de l'Eglise est
due principalement à l’impact en elle de la crise
générale de civilisation et de société, de même
lopposition entre une droite et une gauche se
répercute dans l'Eglise. A la limite, il y aurait
deux Eglises, car il existerait deux conceptions
de la foi et du culte à rendre à Dieu : une foi
dogmatique, une foi d’orthodoxie et une foi
d’action dans l’histoire, une foi d’orthopraxie;
un culte cérémoniel, sacerdotal, et un culte de
la justice terrestre, dans l'esprit des pro-
phètes *’..
Bien sûr, nous ne pouvons accepter une telle
division. Le fait qu’elle affecterait également
les Communions protestantes, qu’elle établirait
dans le mouvement œcuménique une différen-
ciation entre un œcuménisme théologique et un
œcuménisme séculier souvent désigné comme
« post-œcuménisme », ne retire rien à la vérité
d’une transcendance de Jésus-Christ, de son

actuellement existants. Cela peut signifier : sans renverser le


gouvernement ou la constitution, mais en promouvant les
réformes nécessaires. Cependant on insistera: c’est le système,
c’est l’ordre des choses qu’il faut remettre en question pour
effectuer vraiment les réformes que la justice appelle.
37. Cf. Am 2,65ss (avec la note de la Bible de Jérusalem);
8, 5-6: Is 1,17 ; 58, 3-12. Comparer avec Jc 1,20; 2,1-9; 4,13
à 5,6.

81
Evangile et de son Corps qui est l'Eglise. D’où
la nécessité d’un statut de pluralisme et la faus-
seté de la revendication d’une Eglise « parti-
sane » “ : sauf qu’elle doit en effet défendre et
promouvoir le parti de l’homme et que, dans
l'éventail des analyses ou options possibles,
toutes ne sont pas de même valeur au regard
de l’Evangile. En prenant le parti de la per-
sonne humaine, ce qu’elle fait aujourd’hui de
façon très souvent onéreuse, l'Eglise la plus
engagée rencontrera fatalement l’opposition de
ceux qui maintiennent des structures d’exploi-
tation et d’oppression, et celle même de ses fils
qui, de fait, sont d’accord avec ces tendances.
Les antagonismes de la société globale se
retrouvent ainsi dans l'Eglise: signe qu’elle ne
forme plus un ghetto à part. Mais comment
préserver son unité ? Deux conditions au moins
s'imposent : 1° que l'Eglise soit l'Eglise; rien
d’autre, mais vraiment et pleinement. Ce doit
être l’œuvre de tous, mais elle pèse plus parti-
culièrement sur les clercs. 2° Que, dans le peu-
ple de Dieu, les conditions du pluralisme poli-

38. Nous renvoyons à la lettre de Paul VI, Octogesima


adveniens, du 14 mai 1971 (Doc. cath. 68, n° 1587, 6-VI-1971,
pp. 502-513), qu’il est indispensable de relire attentivement;
à Lourdes 1972. Politique, Eglise et Foi, Paris, Centurion, 1972.
Citons aussi notre Ministères et communion ecclésiale, Paris,
1971, pp. 229-259 (« Unité et Pluralisme ») et Un peuple mes-
sianique. Salut et libération, Paris, 1975. — Pour une Eglise
partisane est le titre d’un livre de notre confrère Alain Durand,
qui critique le texte de Lourdes 1972.

82
tique soient vraiment honorées. Certains se
plaignent à ce sujet *.
Nous n'avons pu donner ici qu’une sèche
épure d’un ensemble de problèmes très diffi-
ciles et complexes. Nous ne prétendons pas les
épuiser. Simplement situer sans trop de sim-
plisme la question et le reproche de politisa-
tion, qui jouent leur rôle dans la crise actuelle.
Une correspondante nous écrit : « L'Eglise fait
lapprentissage du prix des options politiques
ou même liturgiques et sociales qui promeu-
vent d’authentiques changements selon l’Evan-
gile. » Ce n’est pas si mal vu!

39. Voir, par exemple, Jacques TESSIER, Une très grande


question, La Croix, 18 août 1976, contre une sorte de monopole
exercé par des mouvements « d'option marxiste ».

83
VERS UNE ISSUE

Il semble que personne ne puisse maîtriser


la situation actuelle, ni nos évêques ni le Saint-
Père qui mène pourtant, face aux tempêtes
d’Est et d'Ouest, le combat de la fidélité et
de l’unité. Jésus seul peut apaiser la tempête,
ni les apôtres ni Pierre ne le pouvaient
(cf. Mt 8, 23-27 et par.). Que peut signifier pour
nous, dans la conjoncture présente, cet appel
au secours adressé au Seigneur Jésus-Christ ?
D'abord, nous semble-t-il, que l'Eglise soit
l'Eglise, et qu’elle le soit par une attention
renouvelée à la Parole de Dieu.

QUE L'EGLISE SOIT L'EGLISE!

L'Eglise, c’est d’abord la foi : une foi vécue,


confessée, liturgiquement célébrée (les sacre-
ments), prêchée. Cette foi est inséparablement
attitude foncière d’ouverture à Dieu — « credo
in Deum », on croit vers Dieu — et credo, c’est-
à-dire détermination d’un contenu. Elle de-

84
mande à vérifier les deux qualités, entre les-
quelles peut exister une tension, de pureté et de
plénitude. La pureté se vérifie par un retour aux
origines normatives ; la plénitude veut une
fidélité lucide au développement authentique
pris par la foi dans la vie de l'Eglise à travers
l’espace et le temps. C’est ici que se situe la
Tradition. Les Pères y ont une place de choix.
Vatican II, sans avoir produit de dogmes pro-
prement dits, a exprimé la fidélité de l'Eglise
à ce moment de son histoire assistée par le
Saint-Esprit.
On demande donc plus de rigueur dans la
conformité de la catéchèse, de la prédication,
de l’enseignement, en référence aux normes de
la foi de l'Eglise. Cela ne peut pas être la
charge des seules autorités. Aujourd’hui où le
principe de conviction personnelle est mieux
reconnu, tous sont et doivent se sentir respon-
sables d'eux-mêmes et de leurs frères. De plus,
le souci de pureté doit accueillir la recherche
de plénitude, qui englobe celle de nouvelles
voies, l’ouverture à des apports culturels iné-
dits, à ceux du dialogue œcuménique.
L'Eglise, c’est l’amour, que l'Esprit de Dieu
met en nos cœurs. Un amour qui cherche la
réconciliation et l’unité. Un amour actif, inven-
tif en initiatives de service. Un amour profond,
qui assume la peine des hommes dans la ten-
dresse de Dieu par la prière et l’intercession.

85
L’Eglise est invitée, pour être l'Eglise, à sans
cesse revenir au cœur, à cette intériorité qui ne
l’éloigne pas des hommes mais la fait être avec
eux d’une autre façon que celle d’une sécula-
risation facile et superficielle.
L'Eglise, c’est enfin la mission. Autre chose
que de la propagande ou du prosélytisme.
Il s’agit d'étendre à tous les hommes, en leur
vie personnelle et sociale, les bienfaits de
l'Evangile et de la grâce dont l'Eglise est comme
le sacrement. Au regard de l’immensité de cette
tâche missionnaire et des générosités qui s’y
emploient, que nos querelles sont mesquines,
anachroniques, stériles !
Oui, que l'Eglise soit l'Eglise: rien d’autre,
rien de plus mais rien de moins. « Je ne rougis
pas de l’Evangile », dit saint Paul (Rm 1, 16),
« je me glorifie dans la croix de notre Seigneur
Jésus-Christ » (Ga 6, 14). Quel plus grand tré-
sor pouvons-nous apporter au monde ? Mais
ce n’est pas une tâche facile. Ce trésor dépasse
nos forces, et nous le portons, dit encore saint
Paul, dans des vases de terre : cela signifie dans
la précarité mais aussi en usant de toutes les
formes qu'offre cette terre et que l’histoire
réclame en les mettant à notre disposition.
L'Eglise est l'Eglise de Dieu parmi les hommes
et dans l'itinéraire des hommes. Ni divinisme
ni sécularisme, mais incarnation ! C’est l'Eglise
du Verbe fait chair.

86
PRIMAUTÉ ET FÉCONDITÉ DE LA PAROLE DE DIEU

L'Eglise du Verbe! Le Concile a produit


deux constitutions dogmatiques, Lumen gen-
ttum sur l'Eglise et Dei verbum sur la Révéla-
tion divine, Ecriture et Tradition. Or, si la pre-
mière est lue et commentée, la seconde est
insuffisamment connue et suivie. Certes nous
pouvons louer la vitalité des sciences bibliques.
L’enseignement de l’Ecriture est incomparable-
ment supérieur à ce qu’il était encore avant la
dernière guerre. Nous avons en abondance
d'excellentes traductions. La liturgie rénovée
offre une grande richesse de lectures et les
homélies, souvent, en sont une bonne exposi-
tion. Nombre de fidèles fréquentent les saintes
Ecritures. Bref, le bilan est nettement positif
et, pourtant, il y a encore manque.
En effet, la Parole de Dieu, comprise dans le
fil de son progrès historique, est-elle, comme le
demande Dei verbum, n° 24, l’âme de la théo-
logie ? Est-elle, comme le demande le n° 21, la
nourriture et la règle de toute la prédication
ecclésiastique ? Dans cette prédication, nous
comptons évidemment les documents du magis-
tère. Or, si les allocutions du Saint-Père, à l’au-
dience générale du mercredi, sont spirituelle-
ment profondes et nourries de sainte Ecriture,
bien des enseignements officiels gagneraient en
force et sans doute en audience à suivre davan-
87
tage, dans le fil de son progrès historique, la
pédagogie divine dont témoignent les Ecritures.
Péguy disait : dans la Bible, il n’y a pas un
mot abstrait. On ne peut certainement pas faire
l’économie de l’acquisition des siècles : Pères,
conciles, grande scolastique. Mais, à suivre
=:

l'Ecriture, on évite tout relent d’idéologie. Elle


est concrète. Elle enseigne souvent par récits
et paraboles.
Jean XXIITI avait, dès les premiers jours de
son bref pontificat, et plusieurs fois par la suite,
pressé les ministres de l'Eglise à être des minis-
tres du Livre divin (c'était son vocabulaire) :

N'est-ce pas la tâche primordiale du sacerdoce catho-


lique : communiquer la grande doctrine des deux Testa-
ments et la faire pénétrer dans les âmes et dans la vie? (...)
Si toutes les préoccupations du ministère pastoral nous
- sont à cœur et nous pressent, nous sentons cependant qu’il
nous incombe particulièrement de susciter partout et cons-
tamment l’enthousiasme pour toutes les révélations du Livre
divin, dont la fonction est d'éclairer, depuis l'enfance
jusqu’à l’âge le plus avancé, le chemin de la vie #,

40. Sermon de Jean XXIII lors de son intronisation dans


sa cathédrale Saint-Jean de Latran, 23 novembre 1958. Doc.
cath., 21-X-1958, col. 1604-1605. Le Père H.-M. FÉRET, qui cite
ce texte (La théologie concrète et historique et son importance
pastorale présente, in Le service théologique dans l'Eglise, Paris,
Cerf, 1974; pp. 193-247), cite aussi un discours du 27-XI-1958
pour l'ouverture de l’année universitaire au Séminaire du
Latran: «lire le Livre, le grand livre divin exalté par les
voix en prière des siècles chrétiens (..). Il s’agit non pas d’une
simple contemplation de la vérité religieuse ou d’une vérité se
rattachant à la doctrine théologique ou philosophique, mais
aussi de déductions et de directives pratiques pour l’apostolat
des âmes.» (ibid, col. 1624-1625).

88
En effet, nous pouvons, nous devons nous
retrouver tous, dociles et comblés, à l’école de
la Parole de Dieu. Elle dépasse souverainement
toutes les déclarations que nous avons citées et
les médiocres discussions de ce livre ! Sémina-
ristes d’Ecône, assistants de la messe de Lille,
tout comme les pèlerins de Rome et les fidèles
de toutes nos célébrations, nous sommes en-
semble et pareillement soumis à la Parole de
Dieu, jugés par elle. Elle, du moins, élucidée
dans la Tradition catholique, est indiscutable.
Elle est une voie d’unité. Qu’en faisons-nous ?

ENSEIGNER, EXPLIQUER

Plusieurs correspondants nous ont écrit : on


n’a pas assez expliqué le Concile ni les réfor-
mes liturgiques, catéchétiques, pastorales qui
Pont suivi... Sans doute faut-il ajouter quelque
chose. Nous avons connu personnellement plu-
sieurs cas où les fidèles disaient qu’on ne leur
avait parlé de rien alors que plusieurs sermons
ou instructions avaient été donnés. Mais nous
connaissons aussi des cas où les réformes litur-
giques ont été annoncées brutalement, comme
une mesure prise, applicable dès le lendemain
et à laquelle il fallait obtempérer, sans prépara-
tion des esprits ni suffisante explication.
Le Concile reste peu connu. On peut lire la
brochure éditée par Bayard-Presse, Les grandes

89
orientations du Concile (3 F - 20 F les dix exem-
plaires). Le Concile n’est pas seul en déshérence.
Malgré tant d’efforts, malgré de bons services
d’édition et de presse, l’ignorance en matière de
religion est encore étendue et profonde. Et qui
connaît, au moins sous un jour authentique, les
paroles du Pape ? Un immense effort est encore
à entreprendre pour informer, éclairer, instruire.
Mais une des connaissances qui manquent le
plus est celle de l’histoire. Avec un peu de cul-
ture historique, l’incompréhensible querelle sur
la messe n’aurait pas pu avoir lieu. L’histoire
est une grande école d’intelligence et de sagesse.
Sa connaissance permet de ne pas absolutiser
le relatif, de mettre les choses à leur place,
d’apurer de vieilles querelles et des contentieux
mal fondés. Elle fait connaître les contextes en
dehors desquels les textes ne sont pas authen-
tiquement compris. La crise même dont nous
souffrons peut être éclairée par l’histoire. On
ne peut évidemment pas demander à tout le
monde d’avoir les connaissances d’un spécia-
liste, mais on peut souhaiter que, dans l'effort
d’enseignement nécessaire, une place soit faite
à la dimension historique des questions.

EVITER L'ESPRIT SECTAIRE

Il sévit, dans la France actuelle, sous la


forme d’un solide manichéisme. Ce terme dési-

90
gne, on le sait, l’hérésie qui admettait à l’ori-
gine des choses deux principes, un bon et un
mauvais. De même, il existe d’un côté les bons,
et tout est bon de leur part, de l’autre côté, les
mauvais, et tout est chez eux mauvais. Les
hommes sont aussi toujours un peu animistes.
Ils aiment expliquer ce qui leur fait mal, ou
simplement leur déplaît, par un principe mau-
vais occulte : pour Hitler, c’étaient les Juifs et
un complot judéo-maçonnique. Les opposants
au Concile croient volontiers à quelque conspi-
ration : « cheval de Troie », groupe de pression
organisé, franc-maçonnerie. Le petit livre de
Mgr Graber, cité note 2, peut leur servir
d’arsenal.
Ai-je noirci ceux que je critiquais ? Toute
discussion prête au danger de ne pas rendre
justice à la partie opposée, à ses raisons, au
sens exact de ses dires. Si j'ai fait cela, je de-
mande pardon, je suis prêt à me corriger.
Mgr Lefebvre et ses partisans sont pour moi
des frères. Nous sommes en désaccord et je
crois qu’ils se trompent, mais j'estime leurs
intentions et leur volonté de fidélité. Je crains
cependant qu’ils arrivent à un moment où une
telle volonté s’accompagne d’un entêtement à
ne pas céder, à avoir raison contre tout. S'ils
écoutaient, si je n'étais pas, à leurs yeux, irré-
médiablement du mauvais côté, je les supplie-
rais de se dépassionner. Il arrive si souvent,

91
dans les brouilles de famille, ou entre amis, que
la brouille se nourrisse de sa propre durée ! Le
motif premier est toujours là, mais il s’est durci
d’opiniâtreté, il est devenu irrémédiable.
Or, il faut trouver un remède. Ne pourrait-
on décider une sorte de moratoire ? Le cardi-
nal Suenens demandait à l’abbé J. Kamp,
« prêtre dévoué, généreux, dont la sincérité
n'est pas contestable », de «se remettre lui-
même en question devant le Seigneur ». Des
confrères l’y ont aidé dans un dialogue qui est
un modèle de bienveillance et d’intelligence
(cf. supra n. 35). Quelque chose d’analogue ne
serait-il pas possible ? On a souvent dit qu’il
faudrait aujourd’hui, dans l'Eglise, un œcu-
ménisme interne. Objectivement, il serait moins
difficile que l’autre, puisque nous avons bien
plus de références normatives communes. Oui,
nous avons (presque) tout en commun! Mais
il faudrait se décrisper et s’armer, par la grâce
de Dieu, d’une patience très longanime. Cela
dépasse-t-il les limites du possible ?
Je sais que les partisans de Mgr Lefebvre:
m'objecteront : vous mettez d’emblée le bon
droit de votre côté. Vous partez du présupposé
que le Concile est catholiquement sain et la
messe de Paul VI valide. J’accepterais, dans un
dialogue, une discussion sur ce point, à condi-
tion que mes partenaires n’excluent pas
d'avance comme une possibilité ce qui est la

92
conviction de 2.500 évêques, de 400.000 pré-
tres et de centaines de millions de fidèles.

VOTRE PLACE, FRÈRES, DANS L'EGLISE

Elle est dans l’immense armée de ceux qui,


de leur mieux, servent le Seigneur Jésus en
vue de son règne, à la gloire du Père. Le monde
a besoin d’autre chose que de nos querelles
intestines. Frères, travaillons ensemble ! La ri-
gueur même de vos exigences peut nous être
bénéfique. Si la Commission théologique du
Concile a fourni un travail au total si remar-
quable, elle le doit, pour une part, à une
minorité tenace qui a obligé à mieux préciser.
Exemple : la Note explicative préalable au
ch. IIT de Lumen gentium. Vous pouvez jouer
un rôle analogue dans une Eglise réconciliée.
À condition, bien sûr, de n’y apporter aucun
esprit de hargne, d’agressivité, d’intransigeance
inintelligente.
Vous arguez souvent du fait que le Concile
a été pastoral pour conclure qu’il n’a pas été
doctrinal et qu’on peut donc le récuser. Cela
ne tient pas. Il est vrai qu’on peut discuter ou
mieux éclairer tel point particulier, mais il
existe un enseignement du Concile ; le refuser
en bloc, ou même en refuser des parties

93
importantes, reviendrait à se mettre en position
douteuse par rapport à la communion catholi-
que. Refuser de reconnaître la messe du missel
de Paul VI et d’autres sacrements, la confirma-
tion par exemple, comme valides et catholi-
ques, serait se placer hors de cette communion.
Pesez, je vous en supplie, la gravité que serait
Pacte de schisme. Si vous constituiez des
paroisses, des monastères séparés de la grande
Eglise, vous deviendriez quelque chose comme
les Vieux-catholiques, ou peut-être, plus exacte-
ment, la Petite Eglise, à cela près qu’elle aurait
son clergé. Vous êtes convaincus de maintenir
« l'Eglise de toujours ». Mais on ne peut pas
être l'Eglise contre l'Eglise*.

Ce sont là des questions d’Eglise, d’une


exceptionnelle gravité. Mais la messe du 29 août
à Lille amène à poser une question subsidiaire.
De quoi, de qui feriez-vous le jeu ? Qui risque-

41. L'exemple, parfois évoqué, de saint Athanase ne vaut


pas. Il faut d’abord en rabattre du mot de saint Jérôme sur
le monde qui se serait réveillé arien. Il y a eu des évêques
fidèles, il y a eu le laïcat, comme Newman l’a montré. Les
papes, sauf un moment le pauvre Libère, terrorisé, ont soutenu
Athanase. Mais si, après tout, l’exemple d’un évêque fidèle
pouvait être invoqué au plan formel, la situation de l'Eglise
actuelle n’est absolument pas comparable à celle des années
325-362. Il existe des malfaçons dans l'Eglise, nous en avons
parlé. Mais où sont les évêques hérétiques ? Où sont les
Conciles ou conciliabules prévaricateurs ? Il y a place pour
une imitation de la foi et du courage d’Athanase. Il n’y a pas
place pour un parallèle de situations.

94
rait de vous utiliser et de rendre ainsi votre
cause impure ? Je pose la question parce que
je l’ai entendu poser. Dans sa conférence de
presse du 15 septembre 1976, Mgr Lefebvre a
laissé entendre que des membres du Gouverne-
ment favoriseraient son action.
La messe que vous voulez célébrer selon le
missel de saint Pie V (modifié sur quelques
points par d’autres papes, ses successeurs), on
devrait vous reconnaître la possibilité de la
célébrer publiquement si vous ne lui donniez
pas le sens d’un refus, comme non catholique,
de l’'Eucharistie que nous célébrons selon le
missel de Paul VI, qui comprend d’ailleurs le
Canon romain et qu’on peut célébrer en latin.
Elle est sainte en elle-même, cette messe de
saint Pie V, mais en faire un moyen de division
et de défi est objectivement une perversion de
l'Eucharistie.
Vous avez été durement frappés. Beaucoup
s’étonnent, certains se scandalisent qu’on
s’acharne à vous poursuivre, alors qu’on laisse
tant de fauteurs d’irrégularités liturgiques et
théologiques faire librement leur mauvais tra-
vail. Dans son entretien du 15 janvier 1976 avec
M. Louis Salleron, Mgr Lefebvre remarque :
« Tandis que la recherche théologique autori-
sée met en cause de véritables dogmes de notre
foi, je ne puis comprendre comment on me
condamne pour discuter certains textes d’un

95
Concile non dogmatique.. On m’accuse pour
cela d’infidélité à l'Eglise, alors qu'aucun de ces
théologiens en recherche n’est condamné. Il y a
vraiment deux poids et deux mesures “.» Je
pense qu’on peut dire ceci. D’abord, Mgr Le-
febvre fait beaucoup plus que « discuter cer-
tains textes d’un Concile non dogmatique ». Il
pose des actes comme s’il était d’une autre
Eglise (il dirait : parce que le Pape et l’ensem-
ble des évêques avec leurs prêtres et leurs fidè-
les sont d’une autre Eglise, libérale, démocra-
tique et moderniste..). Ensuite, il se situe au
plan du système canonique et hiérarchique de
l'Eglise catholique. Il est beaucoup plus saisis-
sable. Enfin, hélas! telles que les choses ont
tourné et selon ce qu’à cette date il annonce
comme projet, on peut penser qu’un schisme
est en voie de s’accomplir. Rome veut l’arrêter
avant qu’il ne s’installe, avec ses ministères
propres.
Quant aux séminaristes d’Ecône, ils ne font
l’objet d’aucune sanction, excepté ceux qui ont
été ordonnés en contravention des règles cano-
niques et qui tombent, de ce fait, sous les cen-
sures portées depuis 1917 par le droit pour
ceux qui n’observeraient pas ces règles. Que
application de ces censures aient abouti à des
situations extrêmement regrettables et pénibles,
42. Cet entretien forme le document n° 23 de J. ANZEVUI,
Le drame d'Ecône, Sion, 1976 ; ce passage, p. 132.

96
nous n'avons pu, hélas ! que le déplorer, sans
être en mesure de rien faire.
L’œuvre d’'Ecône, comme telle, devrait trou-
ver sa place dans l'Eglise, à la condition d’ac-
cepter les conditions concrètes de sa commu-
nion, c’est-à-dire, pratiquement, l’ensemble de
Vatican II et des réformes qui l’ont suivi. Si un
séminaire vraiment régulier, semblable à ceux
que nous avons connus, forme de bons prêtres,
Dieu soit loué! Ce n’est certainement ni le
Pape ni la Congrégation compétente qui
demanderont sa fermeture. Si, par contre, il
préparait des prêtres dans une perspective de
fait schismatique...
Votre place, frères, dans l'Eglise, est avec
nous, avec notre pape Paul VI. Ce combat de
la foi, cette célébration de la foi, nous devons
les réaliser ensemble. Car ne vous faites pas de
PEglise fidèle à Vatican II une image frelatée.
Elle est toujours l’Eglise de la foi, de l’amour,
de la mission. Vous lui manqueriez. Elle vous
manquerait. Alors ?

DU NOUVEAU?

Depuis la rédaction de notre livret et sa pre-


mière édition, Mgr Lefebvre a été reçu par le
Saint-Père, le 11 septembre 1976. L’annonce
de cette audience avait provoqué une vraie joie

97
et beaucoup d’espoir. Mgr Lefebvre en a lui-
même fait le récit dans la conférence de presse
tenue à Ecône le 15 septembre (texte dans
J.-A. Chalet, Mgr Lefebvre. Paris, Pygmalion,
1976, p. 2335.). Un point de ce récit a été
contredit par Mgr Benelli : il n’aurait pas été
question d’un serment contre le pape préten-
dûment demandé aux séminaristes d’Ecône.
Depuis lors le Saint-Père a envoyé à Mgr Le-
febvre un document de quinze pages qui traite
clairement et fermement la question de fond;
nous le reproduisons en appendice. Les joyeux
espoirs d’une réconciliation qu'avait allumés
l'audience de Castelgandolfo semblent, hélas,
s'être éteints. En effet Mgr Lefebvre non seu-
lement a de nouveau procédé à des ordina-
tions, mais il a multiplié les conférences à
Alençon, Rouen, Caen, Lisieux, et opéré en
Angleterre.
Nous avons l’enregistrement de la conférence
faite à Rouen. Le ton était calme, décontracté.
L’analyse de la crise, ramenée comme à sa cause
à un prétendu abandon de la doctrine du sacri-
fice de la Messe, était simpliste. J’ai noté quel-
ques affirmations controuvées, comme « tous
les sacrements sont faits dans un esprit collec-
tiviste », ou fausses, comme « la Bible œcumé-
nique est une Bible qu’on a trafiquée », et la
déclaration : «Il n’est pas question de céder ».
On n’aperçoit donc pas d’indice de paix. Et

98
pourtant, tout ce qui nous est le plus cher la
demande. Il faudrait, pour cela, prendre du
recul dans le calme et accepter de faire, ensem-
ble, dans un climat d’humilité, de prière et
d'ouverture de l’esprit, un examen de tous les
éléments. Il faudrait reconnaître les exigences
nouvelles et difficiles de l’annonce de l'Evangile
à un monde si éloigné de celui qu’ont connu
(et parfois méconnu) les époques de chrétienté.
Là est le devoir principal de l’heure. Il faut le
voir à l’échelle du monde, avec les implications
qu’il entraîne, soit dans le domaine de la justice
sociale, soit dans la recherche d’expressions
adaptées de la Foi, du culte et de la pastorale.
Mgr Lefebvre installe un peu partout des
« prieurés » qui risquent d’être des îlots ou
des centres de catholicisme du Syllabus sans
union avec l’évêque du lieu. Ils réuniront des
éléments conservateurs qui refusent l’immense
effort, tâtonnant mais plein de vie, que fait
l'Eglise d’aujourd’hui pour porter l'Evangile à
“un monde dynamique et inquiet, travaillé par
tant de germes contraires. Les situations seront
sans doute diverses ici et là. Cela dépendra des
personnes et des conjonctures locales. Mais
à voir le projet d'ensemble, l’obstination d’un
homme qui, dans une bonne foi assurée et une
intention, de soi, louable, ne sort pas de ses
jugements péremptoires et simplistes, on craint
un schisme moralement, sinon canoniquement

19
et explicitement accompli. Dieu veuille nous
épargner ce malheur ! Nous le lui demandons
chaque jour.

21 décembre 1976
APPENDICES

LA «PROFESSION DE FOI»
DE Mer LEFEBVRE *
Rome, 21 novembre 1974

Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la


Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des
traditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome
éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité.
Nous refusons par contre et avons toujours refusé de
suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-pro-
testante qui s’est manifestée clairement dans le Concile
Vatican II et après le Concile dans toutes les réformes
qui en sont issues;
Toutes ces réformes, en effet, ont contribué et contri-
buent encore à la démolition de l’Eglise, à la ruine du
sacerdoce, à l’anéantissement du sacrifice et des sacre-
ments, à la disparition de la vie religieuse, à un ensei-
gnement naturaliste et teilhardien dans les Universités,
les séminaires, la catéchèse, enseignement issu du libéra-
lisme et du protestantisme condamné maintes fois par le
magistère solennel de l’Eglise.
Aucune autorité, même la plus élevée dans la hiérar-
chie, ne peut nous contraindre à abandonner ou à dimi-

- # Ce document est intitulé « Déclaration» dans Un évêque


parle, p. 270, et il y est daté d'Ecône. Mgr Lefebvre dit,
p. 292: «Ma Déclaration, rédigée dans un sentiment d’indi-
gnation, sans doute excessive.»

101
nuer notre foi catholique clairement exprimée et pro-
fessée par le magistère de l’Eglise depuis dix-neuf siècles:
« S’il arrivait, dit saint Paul, que nous-même ou un ange
venu du ciel vous enseigne autre chose que ce que je
vous ai enseigné, qu’il soit anathème » (Gal 1, 8).
N'est-ce pas ce que nous répète le Saint-Père aujour-
d’hui? Et si une certaine contradiction se manifestait
dans ses paroles et ses actes ainsi que dans les actes des
dicastères, alors nous choisissons ce qui a toujours été
enseigné et nous faisons la sourde oreille aux nouveautés
destructrices de l’Eglise.
On ne peut modifier profondément la lex orandi sans
modifier la lex credendi. À messe nouvelle correspond
catéchisme nouveau, sacerdoce nouveau, séminaires
nouveaux, Universités nouvelles, Eglise charismatique,
pentecôtiste, toutes choses opposées à l’orthodoxie et au
magistère de toujours.
Cette réforme étant issue du libéralisme, du moder-
nisme, est tout entière empoisonnée ; elle sort de l’hérésie
et aboutit à l’hérésie, même si tous ses actes ne sont pas
formellement hérétiques. Il est donc impossible à tout
catholique conscient et fidèle d’adopter cette réforme et
de s’y soumettre de quelque manière que ce soit.
La seule attitude de fidélité à l’Eglise et à la doctrine
catholique, pour notre salut, est le refus catégorique de
la réforme.
C’est pourquoi, sans aucune rébellion, aucune amer-
tume, aucun ressentiment, nous poursuivons notre œuvre
de formation sacerdotale sous l’étoile du magistère de
toujours, persuadés que nous ne pouvons rendre un
service plus grand à la sainte Eglise catholique, au
Souverain Pontife et aux générations futures.
C’est pourquoi nous nous en tenons formellement à
tout ce qui a été cru et pratiqué dans la foi, les mœurs,
le culte, l’enseignement du catéchisme, la formation du
prêtre, l'institution de l’Eglise, par l'Eglise de toujours et
codifié dans les livres parus avant l’influence moderniste
du Concile en attendant que la vraie lumière de la Tra-

102
dition dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel de
la Rome éternelle.
Ce faisant, avec la grâce de Dieu, le secours de la
Vierge Marie, de saint Joseph, de saint Pie X, nous
sommes convaincus de demeurer fidèles à l’Eglise catho-
lique et romaine, à tous les successeurs de Pierre et
d’être les « dispensateurs fidèles des mystères de Notre-
Seigneur Jésus-Christ dans le Saint-Esprit ». Amen.

Cité d’après Itinéraires, janvier 1975,


par Jean ANZEVUI, Le Drame d'EÉcône.
Analyse et Dossier, pp. 88-89.

103
LETTRES MANUSCRITES
DE PAUL VI
Le 8 septembre 1975

La conscience de la mission que le Seigneur Nous a


confiée, Nous a conduit, le 29 juin dernier, à vous adres-
ser une exhortation, pressante et fraternelle à la fois.
Depuis cette date, Nous attendons chaque jour un signe
de votre part, exprimant votre soumission — mieux que
cela : votre attachement et votre fidélité sans réserve —
au Vicaire du Christ. Rien n’est encore venu. Il semble
que vous n’ayez renoncé à aucune de vos activités et
que vous formiez, même, de nouveaux projets.
Peut-être estimez-vous que vos intentions sont mal
comprises ? Peut-être croyez-vous le Pape mal informé,
ou objet de pressions ? Cher Frère, votre attitude est si
grave à nos yeux que — Nous vous le répétons —
Nous l’avons Nous-même attentivement examinée, dans
toutes ses composantes, avec le souci premier du bien
de l’Eglise et une particulière attention aux personnes.
La décision que Nous vous avons confirmée par notre
précédente lettre, c’est après mûre réflexion et devant le
Seigneur que Nous l’avons prise.
Il est temps, désormais, que vous vous prononciez
clairement. Malgré la peine que Nous éprouverions à
rendre publique nos interventions, Nous ne pourrions
plus tarder à le faire si vous ne Nous déclarez bientôt
votre entière soumission. De grâce, ne Nous contraignez
pas à une telle mesure, ni à sanctionner ensuite un refus
d’obéissance.
Priez l'Esprit Saint, cher Frère. Il vous montrera les

104
renoncements nécessaires et vous aidera à rentrer dans
la voie d’une pleine communion avec l’Eglise et avec le
successeur de Pierre. Nous-même l’invoquons sur vous,
en vous redisant notre affection et notre afiliction.
PAULUS PP. VI.
(Tiré de Jean ANZEVUI, Le Drame d’Ecône.
Analyse et Dossier, p. 115.)

A notre vénéré frère Marcel Lefebvre.


En cette fête de l’Assomption de la Très Sainte Vierge
Marie, nous tenons à vous assurer de notre souvenir,
accompagné d’une prière spéciale pour une solution
positive et prompte de la question qui regarde votre
personne et votre activité à l’égard de la Sainte Eglise.
Notre souvenir s'exprime en ce souhait fraternel et
paternel : que vous vouliez bien considérer, devant le
Seigneur et devant l’Eglise, dans le silence et la respon-
sabilité de votre conscience d’évêque, l’insoutenable
irrégularité de votre position présente. Elle n’est pas
conforme à la vérité et à la justice. Elle s’arroge le droit
de déclarer que notre ministère apostolique s’écarte de
la règle de la foi, et de juger comme inacceptable l’en-
seignement d’un concile œcuménique célébré selon une
observance parfaite des normes ecclésiastiques : ce sont
là des accusations extrêmement graves. Votre position
n’est pas selon l’Evangile et selon la foi.
Persister dans cette voie serait un grave dommage
pour votre personne sacrée et pour ceux qui Vous sui-
vraient comme guide, en désobéissance aux lois cano-
niques. Au lieu de porter remède aux abus que l’on veut
corriger, cela en ajouterait un autre, d’une incalculable
gravité.
Ayez l’humilité, frère, et le courage de rompre la
chaîne illogique qui vous rend étranger et hostile à
l'Eglise, à cette Eglise que pourtant vous avez tant

105
servie et que vous désirez aimer et édifier encore. Com-
bien d’âmes attendent de vous cet exemple d’héroïque
et simple fidélité!
Invoquant l'Esprit Saint et confiant à la Très Sainte
Vierge Marie cette heure qui est, pour vous et pour
nous, grande et amère, nous prions et espérons.
(« Le Vatican adresse un ultime appel
à Mgr Lefebvre », Le Monde, 29-30 août 1976.)

106
LETTRE DU PAPE
A Mer LEFEBVRE
11 octobre 1976*

A notre Frère dans l’Episcopat


Marcel LEFEBVRE
Ancien Archevêque-Evêque
de Tulle

En vous recevant le 11 septembre dernier à Castel


Gandolfo, Nous vous avons laissé exprimer librement
votre pensée et vos désirs, même si les divers aspects
de votre cas étaient déjà bien connus de Nous person-
nellement. Le souvenir que Nous gardons de votre zèle
pour la foi et l’apostolat, et du bien accompli dans le
passé au service de l'Eglise Nous faisait et Nous fait
toujours espérer que vous redeviendrez un sujet d’édi-
fication, dans la pleine communion ecclésiale. Nous vous
avons demandé encore une fois de réfléchir devant
Dieu, à votre devoir, après les actes particulièrement
graves que vous aviez posés.
Nous avons attendu durant un mois. L’attitude dont
témoignent encore, en public, vos paroles et vos actes
ne semble pas modifiée, Il est vrai que Nous avons sous
les yeux votre lettre du 16 septembre, où vous Nous
affirmez : « Un point commun nous unit : le désir ardent
de voir cesser tous les abus qui défigurent l'Eglise. Com-
bien je souhaite collaborer à cette œuvre salutaire avec

* Texte publié dans l'édition hebdomadaire en langue


française de L’Osservatore Romano du 10 décembre 1976.
Amélioré sur deux points dont Ecône a contesté la traduction.

107
Votre Sainteté et sous son Autorité, afin que l'Eglise
retrouve son vrai visage. » Comment faut-il interpréter
ces quelques mots — en soi positifs — auxquels se
limite toute votre réponse ? Vous parlez comme si vous
oubliiez les propos et les gestes scandaleux contre la
communion ecclésiale, que vous n’avez jamais désa-
voués ! Vous ne manifestez pas de repentir, même pour
ce qui a été la cause de votre suspense «a divinis ».
Vous n’exprimez pas explicitement votre adhésion à
l'autorité du Concile Vatican II et du Saint-Siège — ce
qui constitue le fond du problème — et vous poursuivez
vos propres œuvres que l'Autorité légitime vous a
demandé expressément de suspendre. L’ambiguïté
demeure, du fait de ce double langage. Pour Nous,
comme Nous avions promis de le faire, Nous vous
adressons ici la conclusion de nos réflexions.
L. Vous vous présentez pratiquement comme le défen-
seur, le porte-parole des fidèles et des prêtres qui sont
« déchirés par ce qui se passe dans l’Eglise », avec la
pénible impression que la foi catholique et les valeurs
essentielles de la Tradition ne sont pas suffisamment
respectées et vécues dans une portion du Peuple de
Dieu, du moins en certains pays. Mais dans votre inter-
prétation des faits, dans le rôle particulier que vous vous
donnez, dans la façon dont vous le remplissez, il y a
quelque chose qui égare le peuple de Dieu et trompe
les âmes de bonne volonté, justement désireuses de fidé-
lité et d’approfondissement spirituel.
Le fait des déviations dans la foi ou la pratique sacra-
mentelle est assurément très grave, partout où il se
vérifie. Il retient depuis longtemps toute notre attention
doctrinale et pastorale. Certes, il ne doit pas faire oublier
les signes positifs de reprise spirituelle ou de respon-
sabilité accrue chez un bon nombre de catholiques,
ni la complexité de la cause de la crise: l’immense
mutation du monde d’aujourd’hui affecte les croyants
au plus profond d’eux-mêmes, et rend plus nécessaire
encore le souci apostolique de ceux « qui sont loin »:

108
Mais il reste vrai que des prêtres et des fidèles couvrent
du nom de «conciliaires » des interprétations person-
nelles et des pratiques erronées, dommageables, voire
scandaleuses et parfois même sacrilèges. Car ces abus
ne sauraient être attribués au Concile lui-même, ni aux
réformes qui en sont légitimement issues, mais bien
plutôt à un manque de fidélité authentique à leur
endroit. Or, vous voulez convaincre les fidèles que la
cause prochaine de la crise est plus qu’une mauvaise
interprétation du Concile, et qu’elle découle du Concile
lui-même.
Par ailleurs, vous agissez comme si vous aviez un
rôle particulier en ce domaine. Or la mission de dis-
cerner et de redresser les abus est d’abord la nôtre, elle
est celle de tous les évêques qui œuvrent avec Nous.
Et précisément Nous ne cessons d’élever la voix contre
ces excès: notre discours au Consistoire du 24 mai
dernier le répétait en termes clairs. Plus que quiconque
Nous entendons la souffrance des chrétiens désemparés,
Nous répondons au cri des fidèles avides de foi et de
vie spirituelle. Ce n’est pas le lieu de vous rappeler,
Frère, tous les actes de notre Pontificat qui témoignent
de notre souci constant d’assurer à l’Eglise la fidélité
à la Tradition véritable et de la mettre aussi en mesure
d’affronter le présent et l’avenir, avec la grâce du
Seigneur.
Enfin votre comportement est contradictoire. Vous
voulez, dites-vous, remédier aux abus qui défigurent
l'Eglise ; vous regrettez que l’autorité dans l’Eglise ne
soit pas assez respectée ; vous voulez sauvegarder la foi
authentique, l’estime du sacerdoce ministériel et la fer-
veur pour l’Eucharistie conçue dans sa plénitude sacri-
ficielle et sacramentelle : un tel zèle pourrait, en soi,
mériter notre encouragement, car ce sont là des exi-
gences qui, avec l’évangélisation et l’unité des chrétiens,
demeurent au cœur de nos préoccupations et de notre
Mission. Mais comment pouvez-vous en même temps,
pour remplir ce rôle, vous prétendre obligé d’agir à

109
contre-courant du récent Concile, en opposition avec
vos Frères dans l’Episcopat, de vous méfier du Saint-
Siège lui-même que vous qualifiez de « Rome de ten-
dance néo-moderniste et néo-protestante », de vous
installer dans une désobéissance ouverte envers Nous ?
Si vous voulez vraiment, comme vous l’affirmez dans
votre dernière lettre privée, travailler «sous notre
Autorité », il faudrait d’abord mettre fin à ces ambi-
guités et contradictions.
II. Venons-en maintenant aux requêtes plus précises
que vous avez formulées durant l’audience du 11 sep-
tembre. Vous voudriez que soit reconnu le droit de
célébrer la messe selon le rite tridentin en divers lieux
de culte. Vous tenez aussi à continuer de former les
aspirants au sacerdoce selon vos critères, « comme
avant le Concile », dans des séminaires à part tel Ecône.
Mais derrière ces questions et d’autres semblables, que
Nous examinerons plus loin en détail, il importe de bien
voir le nœud du problème qui est théologique. Car elles
sont devenues des façons concrètes d’exprimer une
ecclésiologie qui est faussée sur des points essentiels.
Ce qui est en cause en effet, c’est la question, qu’on
doit bien dire fondamentale, de votre refus, clairement
proclamé, de reconnaître, dans son ensemble, l’autorité
du Concile Vatican II et celle du Pape, refus qui s’ac-
compagne d’une action ordonnée à propager et orga-
niser ce qu’il faut bien appeler, hélas, une rébellion.
C’est là le point essentiel, proprement insoutenable.
Faut-il donc vous le rappeler à vous, notre Frère
dans l’Episcopat et qui, plus est, avez été nommé Assis-
tant au Trône pontifical, ce qui vous oblige à demeurer
plus uni encore au Siège de Pierre ? Le Christ a remis
l’autorité suprême dans son Eglise à Pierre et au Col-
lège apostolique, c’est-à-dire au Pape et au Collège des
Evêques « una cum Capite ». Pour le Pape, tout catho-
lique admet que les paroles de Jésus à Pierre détermi-
nent aussi la charge de ses successeurs légitimes : « Tout
ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans le Ciel »

110
(Mt 16, 19) ; « Pais mes brebis » (Jn 21, 16-17) : « Affer-
mis tes frères» (Le 22,32). Et le premier Concile du
Vatican précisait en ces termes l’assentiment dû au
Souverain Pontife : «Les pasteurs de tout rang et de
tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous
ensemble, sont tenus au devoir de subordination hié-
rarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les
questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi
dans celles qui touchent à la discipline et au gouverne-
ment de l'Eglise répandue dans le monde entier. Ainsi,
en gardant l’unité de communion et de profession de foi
avec le Pontife Romain, l'Eglise est un seul troupeau
sous un seul Pasteur. Telle est la doctrine de la vérité
catholique dont personne ne peut s’écarter sans danger
pour sa foi et son salut» (Const. dogmatique Pastor
aeternus, Ch. 3, Dz. 3060). Quant aux Evêques unis au
Souverain Pontife, leur pouvoir à l'égard de l'Eglise
universelle s’exerce solennellement dans les Conciles
œcuméniques, selon les paroles de Jésus à l’ensemble
des Apôtres : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre
sera lié dans le Ciel » (Mt 18, 18). Or voilà que, dans
votre conduite, vous refusez de reconnaître, comme il
se doit, ces deux façons dont s’exerce l’autorité suprême.
Chaque Evêque est bien docteur authentique pour
prêcher au peuple à lui confié la foi qui doit régler sa
pensée et sa conduite et écarter les erreurs qui mena-
cent le troupeau. Mais «les charges d’enseigner et de
gouverner. de par leur nature, ne peuvent s’exercer
que dans la communion hiérarchique avec le Chef du
Collège et ses membres» (Const. Lumen Gentium,
n. 21; cf. aussi n. 25). A plus forte raison, un Evêque
seul et sans mission canonique n’a pas, «in actu expe-
dito ad agendum», la faculté d'établir en général
quelle est la règle de la foi et de déterminer ce qu’est
la Tradition. Or pratiquement vous prétendez être juge
à vous seul de ce que recouvre la Tradition.
Vous vous dites soumis à l’Eglise, fidèle à la Tra-
dition, par le seul fait que vous obéissez à certaines

111
normes du passé, dictées par les Prédécesseurs de celui
auquel Dieu a conféré aujourd’hui les pouvoirs don-
nés à Pierre. C’est dire que, sur ce point aussi, le concept
de « Tradition » que vous invoquez est faussé. La Tra-
dition n’est pas une donnée figée ou morte, un fait en
quelque sorte statique qui bloquerait, à un moment
déterminé de l’histoire, la vie de cet organisme actif
qu'est l'Eglise, c’est-à-dire le Corps Mystique du Christ,
Il revient au pape et aux Conciles de porter un juge-
ment pour discerner dans les traditions de l’Eglise, ce
à quoi il n’est pas possible de renoncer sans infidélité
au Seigneur et à l’Esprit Saint — le dépôt de la Foi —
et ce qui au contraire peut et doit être mis à jour, pour
faciliter la prière et la mission de l’Eglise à travers la
variété des temps et des lieux, pour mieux traduire le
Message divin dans le langage d’aujourd’hui et mieux
le communiquer, sans compromission indue.
La Tradition n’est donc pas séparable du Magistère
vivant de l’Eglise, comme elle n’est pas séparable de
lEcriture Sainte : « La sainte Tradition, la sainte Ecri-
ture et le Magistère de l'Eglise. sont tellement reliés et
solidaires entre eux qu’aucune de ces réalités ne subsiste
sans les autres et que toutes ensemble, chacune à sa
façon, sous l’action du seul Esprit Saint, contribuent
efficacement au salut des âmes » (Constitution Dei Ver-
bum, n. 10).
C’est ainsi qu’ont agi communément les Papes et les
Conciles œcuméniques, avec l'assistance spéciale de
l'Esprit Saint. Et c’est précisément ce qu’a fait le
Concile Vatican II. Rien de ce qui a été décrété dans
ce Concile, comme dans les réformes que Nous avons
décidées pour le mettre en œuvre, n’est opposé à ce que
la Tradition bimillénaire de l’Eglise comporte de fonda-
mental et d’immuable. De cela, Nous sommes garant, en
vertu, non pas de nos qualités personnelles, mais de la
charge que le Seigneur Nous a conférée comme Succes-
seur légitime de Pierre et de l’assistance spéciale qu’Il
Nous a promise comme à Pierre: « J’ai prié pour toi

112
afin que ta foi ne défaille pas » (Le 22, 32). Avec Nous
en est garant l’Episcopat universel.
Vous ne pouvez pas non plus invoquer la distinction
entre dogmatique et pastoral pour accepter certains
textes de ce Concile et en refuser d’autres. Certes, tout
ce qui est dit dans un Concile ne demande pas un assen-
timent de même nature : seul ce qui est affirmé comme
objet de foi ou vérité annexe à la foi, par des actes
« définitifs », requiert un assentiment de foi Mais le
reste fait aussi partie du Magistère solennel de l'Eglise
auquel tout fidèle doit faire un accueil confiant et une
mise en application sincère.
Il reste qu’en conscience, dites-vous, vous ne voyez
toujours pas comment accorder certains textes du
Concile ou certaines dispositions que Nous avons prises
pour les mettre en œuvre, avec la sainte Tradition de
l'Eglise et en particulier avec le Concile de Trente ou
les affirmations de nos Prédécesseurs, par exemple, sur
la responsabilité du Collège des Evêques unis au Sou-
verain Pontife, le nouvel « Ordo Missae », l’œcumé-
nisme, la liberté religieuse, l’attitude de dialogue, l’évan-
gélisation dans le monde de ce temps. Ce n’est pas le
lieu, dans cette lettre, de reprendre chacun de ces pro-
blèmes. La teneur précise des documents, avec l’en-
semble des nuances qu’ils comportent et le contexte
qui les encadre, les explications autorisées, les commen-
taires approfondis et objectifs qui en ont été donnés,
sont de nature à vous faire surmonter ces perplexités
personnelles. Des conseillers absolument sûrs, théolo-
giens et spirituels, pourraient vous y aider encore, dans
la lumière de Dieu, et Nous sommes prêt à vous faciliter
cette assistance fraternelle. Mais comment une difficulté
personnelle intérieure — drame spirituel que Nous res-
pectons — vous permettrait-elle de vous ériger publi-
quement en juge de ce qui a été adopté légitimement
et pratiquement à l’unanimité, et d’entraîner sciemment
une partie des fidèles dans votre refus ? Si les justifica-
tions sont utiles pour faciliter intellectuellement l’adhé-

113
sion — et Nous souhaitons que les fidèles troublés
ou réticents aient la sagesse, l’honnêteté et l’humilité
d’accueillir celles qui sont mises largement à leur dis-
position — elles ne sont point par elles-mêmes néces-
saires à l’assentiment d’obéissance qui est dû au Concile
œcuménique et aux décisions du Pape. C’est le sens
ecclésial qui est en cause.
Au fond vous entendez, vous-même et ceux qui vous
suivent, vous arrêter à un moment déterminé de la vie
de l'Eglise; vous refusez par là même, d’adhérer à
l'Eglise vivante qui est celle de toujours ; vous rompez
avec ses Pasteurs légitimes, vous méprisez l’exercice
légitime de leurs charges. C’est ainsi que vous prétendez
n'être même plus touché par les ordres du Pape, ni par
la suspense «a divinis», tout en déplorant la « sub-
version » dans l'Eglise. N'est-ce pas dans cet état d’es-
prit que vous avez ordonné des prêtres sans lettres
dimissoriales et contre notre mandat explicite, créant
un groupe de prêtres en situation irrégulière dans l'Eglise
et affectés de graves peines ecclésiastiques ? Plus encore,
vous soutenez que la suspense encourue par vous s’ap-
plique seulement à la célébration des sacrements selon
le rite rénové, comme s’ils étaient importés abusivement
dans l'Eglise que vous allez jusqu’à qualifier de schis-
matique, et vous pensez échapper à cette sanction en
administrant les sacrements dans les formules du passé
et contre les règles établies (cf. 1 Co 14, 40).
C’est à la même conception erronée que se rattache
chez vous la célébration abusive de la messe dite de
Saint Pie V. Vous savez fort bien que ce rite avait été
lui-même le résultat de changements successifs, et que
le Canon romain demeure la première des prières eucha-
ristiques autorisées aujourd’hui. La réforme actuelle a
puisé ses raisons d’être et ses lignes directrices dans le
Concile et dans les sources historiques de la liturgie.
Elle permet aux fidèles de se nourrir plus largement de
la Parole de Dieu. Leur participation plus active laisse
intact le rôle unique du prêtre, agissant in persona

114
Christi. Nous avons sanctionné cette réforme de notre
autorité, en demandant son adoption par tous les catho-
liques. Si, en général, Nous n’avons pas jugé bon de
maintenir plus longtemps des retards ou des exceptions
à cette adoption, c’est en vue du bien spirituel et de
l'unité de l'entière communauté ecclésiale, car, pour les
catholiques de rite romain, 1” « Ordo Missae » est un
signe privilégié de leur unité. C’est aussi parce que,
dans votre cas, l’ancien rite est en fait l’expression d’une
ecclésiologie faussée, un terrain de lutte contre le
Concile et ses réformes, sous le prétexte que là seule-
ment on conserverait, sans que leurs significations soient
obscurcies, le véritable sacrifice de la messe et le sacer-
doce ministériel. Nous ne pouvons accepter ce jugement
erroné, cette accusation injustifiée, ni tolérer que l’Eu-
charistie du Seigneur, sacrement d’unité, soit l’objet de
pareilles divisions (cf. 1 Co 11, 18), et qu’elle soit même
utilisée comme instrument et signe de rébellion.
Certes, il y a place dans l’Eglise pour ün certain
pluralisme, mais dans les choses licites et dans l’obéis-
sance. Ils ne le comprennent pas, ceux qui refusent
l’ensemble de la réforme liturgique; pas davantage
d’ailleurs, ceux qui mettent en péril la sainteté de la
présence réelle du Seigneur et de son sacrifice. De même
il ne peut être question d’une formation sacerdotale qui
ignore le Concile.
Nous ne.pouvons donc pas prendre vos requêtes en
considération, parce qu’il s’agit d’actes qui sont déjà
posés dans la rébellion contre l’unique et véritable
Eglise de Dieu. Cette sévérité n’est pas dictée, croyez-le
bien, par un refus de faire une concession sur tel ou tel
point disciplinaire ou liturgique, mais, étant donné la
signification et la portée de vos actes dans le contexte
actuel, agir ainsi serait de notre part accepter d’intro-
duire une conception de l'Eglise et de la Tradition gra-
vement erronée.
C’est pourquoi, avec la pleine conscience de nos
devoirs, Nous vous disons, Frère, que vous êtes dans

115
l'erreur. Et avec toute l’ardeur de notre amour frater-
nel, comme avec tout le poids de notre autorité de
Successeur de Pierre, Nous vous invitons à vous rétrac-
ter, à vous reprendre et à cesser d’infliger des blessures
à l’Eglise du Christ.
II. Concrètement, qu'est-ce que Nous vous deman-
dons ?
A — D'abord et surtout, une Déclaration qui remette
les choses au point, pour Nous-même et aussi pour le
Peuple de Dieu qui a droit à la clarté et ne peut plus
supporter sans dommage de telles équivoques.
Cette Déclaration devra donc affirmer que vous
adhérez franchement au Concile œcuménique Vatican II
et à tous ses textes — « sensu obvio » —, qui ont été
adoptés par les Pères du Concile, approuvés et pro-
mulgués par notre autorité. Car une telle adhésion a
toujours été la règle, dans l'Eglise, depuis les origines,
en ce qui concerne les Conciles œcuméniques.
Il doit être clair que vous accueillez également les
décisions que Nous avons prises, depuis le Concile, pour
le mettre en œuvre, avec l’aide des Organismes du
Saint-Siège ; entre autres, vous devez reconnaître expli-
citement la légitimité de la liturgie rénovée, notamment
de | « Ordo Missae », et notre droit de requérir son
adoption par l’ensemble du peuple chrétien.
Vous devez admettre aussi le caractère obligatoire
des dispositions du droit canonique en vigueur qui,
pour la plus grande part, correspondent encore au
contenu du Code de Droit canonique de Benoît XV,
sans en excepter la partie qui a trait aux peines cano-
niques.
En ce qui concerne notre personne, vous aurez à
cœur de cesser et de rétracter les graves accusations ou
insinuations que vous avez portées publiquement contre
Nous, contre l’orthodoxie de notre foi et de notre fidé-
lité à la charge de Successeur de Pierre, et contre notre
entourage immédiat:

116
En ce qui concerne les Evêques, vous devez recon-
naître leur autorité dans leurs diocèses respectifs, en
vous abstenant d'y prêcher et d’y administrer les sacre-
ments: eucharistie, confirmation, ordres sacrés, etc.
lorsque ces Evêques s’y opposent expressément.
Enfin vous devez vous engager à vous abstenir de
toutes les initiatives (conférences, publications...) contrai-
res à cette Déclaration et à réprouver formellement
toutes celles qui se réclameraient de vous à l’encontre
de la même Déclaration.
Il s’agit là du minimum que doit souscrire tout Evé-
que catholique : cette adhésion ne peut souffrir de com-
promis. Dès que vous Nous aurez manifesté que vous
en acceptez les principes, Nous vous proposerons les
modalités pratiques de présenter cette Déclaration.
C’est la première condition pour que la suspense «a
divinis » soit levée.

B — Ensuite restera à résoudre le problème de votre


activité, de vos œuvres et notamment de vos séminaires.
Vous comprendrez, Frère, que vu les irrégularités et
ambiguïtés passées et présentes affectant ces œuvres,
Nous ne pouvons pas revenir sur la suppression juridi-
que de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Elle a
inculqué un esprit d'opposition au Concile et à sa mise
en œuvre telle que le Vicaire de Jésus-Christ s’appli-
quait à la promouvoir. Votre Déclaration du 21 novem-
bre 1974 est un témoignage de cet esprit; et sur un
tel fondement, comme l’a jugé à juste titre notre Com-
mission cardinalice, le 6 mai 1975, on ne peut bâtir
d'institution ou de formation sacerdotale conforme aux
exigences de l’Eglise du Christ. Cela n’infirme point ce
qui existe de bon dans vos séminaires, mais il faut aussi
considérer les lacunes ecclésiologiques dont Nous avons
parlé et la capacité d’exercer un ministère pastoral dans
l'Eglise aujourd’hui. Devant ces réalités malheureuse-
ment mêlées, Nous aurons le souci de ne pas détruire,
mais de corriger et de sauver autant que possible.

117
C’est pourquoi en tant que garant suprême de la foi
et de la formation du clergé, Nous vous prescrivons
d’abord de remettre entre nos mains la charge et la
direction de vos œuvres et notamment de vos séminai-
res. C’est assurément pour vous un lourd sacrifice, mais
c’est un test aussi de votre confiance, de votre obéis-
sance, et c’est une condition nécessaire pour que ces
séminaires, qui n’ont pas d'existence canonique dans
l'Eglise, puissent éventuellement y prendre place.
Ce n’est qu'après que vous en aurez accepté le prin-
cipe que Nous serons en mesure de pourvoir le mieux
possible au bien de toutes les personnes intéressées, avec
le souci de promouvoir les vocations sacerdotales authen-
tiques et dans le respect des exigences doctrinales, dis-
ciplinaires et pastorales de l'Eglise. A ce stade, Nous
pourrons entendre avec bienveillance vos demandes et
vos souhaits et prendre en conscience, avec nos Dicas-
tères, les mesures justes et opportunes.
En ce qui concerne les séminaristes ordonnés illici-
tement, les sanctions qu’ils ont encourues conformé-
ment aux canons 985, 7° et 2374 pourront être levées,
s'ils donnent une preuve de résipiscence en acceptant
notamment de souscrire à la Déclaration que Nous vous
avons demandée. Nous comptons sur votre sens de
l'Eglise pour leur faciliter cette démarche.
Quant aux fondations, maisons de formation, « prieu-
rés» et autres institutions diverses créées sur votre
initiative ou avec votre encouragement, Nous vous pres-
crivons également de les remettre toutes et chacune
au Saint-Siège, qui étudiera leur cas, dans ses divers
aspects, avec l’Episcopat local. Leur survie, leur orga-
nisation et leur apostolat seront subordonnés, comme
il est normal dans toute l'Eglise catholique, à un accord
qui devra être passé, dans chaque cas, avec l’Evêque
du lieu — nihil sine Episcopo — et dans un esprit qui
respecte la Déclaration mentionnée plus haut.

LEE

118
Tous les points qui figurent dans cette lettre et que
Nous avons mûrement pesés, avec la collaboration des
chefs des Dicastères intéressés, n’ont été adoptés par
Nous qu’en vue du meilleur bien de l'Eglise, Vous Nous
avez dit à un moment de l'entretien du 11 septembre:
«Je suis prêt à tout, pour le bien de l’Eglise». La
réponse est maintenant entre vos mains.
Si vous refusiez — « quod Deus avertat » — de faire
la Déclaration d’adhésion qui vous est demandée, vous
resteriez suspens «a divinis ». Par contre, notre par-
don et la levée de la suspense vous seront assurés dans
la mesure où vous accepterez sincèrement et sans ambi-
guïté de réaliser les conditions de cette lettre et de répa-
rer le scandale causé. L’obéissance et la confiance dont
vous ferez preuve Nous permettront aussi d’étudier,
sereinement, avec vous, vos problèmes personnels:
Puisse l’Esprit-Saint vous éclairer et vous acheminer
vers la seule solution qui vous permettrait de retrouver
d’une part la paix de votre conscience un moment
égarée, mais d’assurer aussi le bien des âmes, de contri-
buer à l’unité de l’Eglise dont le Seigneur Nous a confié
la charge, d’éviter le péril d’un schisme. Dans l’état
psychologique où vous vous trouvez, Nous avons cons-
cience qu’il vous est difficile d’y voir clair et très dur
de changer humblement de ligne de conduite : n’est-il
pas urgent alors, comme dans tous les cas semblables,
de vous ménager un temps et un lieu de recueillement
qui vous permettent le recul nécessaire ? Fraternelle-
ment, Nous vous mettons en garde contre les pressions
dont vous pourriez être l’objet de la part de ceux qui
veulent vous entretenir dans une position insoutenable,
alors que Nous-même, tous vos Frères dans l’Episcopat
et l’immense majorité des fidèles attendent enfin de vous
l'attitude ecclésiale qui vous honorerait.
Pour extirper les abus que nous déplorons tous et
garantir un renouveau spirituel authentique, en même
temps que l’évangélisation courageuse à laquelle Nous
convie l'Esprit Saint, il faut plus que jamais l’aide et

119
l'engagement de toute la communauté ecclésiale, autour
du Pape et de l’Episcopat. Or la révolte des uns rejoint
finalement et risque d’accentuer l’insubordination et ce
que vous appelez la « subversion » des autres; alors
que, sans votre propre insubordination, vous auriez pu,
Frère, comme vous le souhaitez dans votre dernière
lettre, Nous aider à opérer, dans la fidélité et sous notre
Autorité, l’avancée de l'Eglise.
Veuillez donc, cher Frère, ne plus tarder davantage
à considérer devant Dieu, avec une très vive et religieuse
attention, cette adjuration solennelle de l’humble mais
légitime Successeur de Pierre. Veuillez mesurer la gra-
vité de l’heure et prendre la seule décision qui convient
à un fils de l’Eglise. Tel est notre espoir, telle est notre
prière.
PAULUS PP. VI.
Du Vatican, le 11 octobre 1976.

120
TABLE DES MATIÈRES

LES REFUS DE MGR LEFEBVRE. LEURS ENJEUX ET


IMPLICATIONS: RU RE ET ER curcce
Le refus du Concile et de ce qui l’a suivi .... 9
En sous-œuvre, une inspiration politique? .... 13
Refuser le Concile, c’est se mettre en marge de
l'Eglise catholique et refuser l'autorité du
PDO ie alertes Je 18
Evêque d’où ? Clercs de quelle Eglise? ...... 23
Sur la « Messe de saint Pie V» ............ 27
SUIS IA VOIE LINE ECNISME EE me
see cuve 40

APPRÉCTA TION DU CONCILE 2emeeee 45

La collégialité est-elle une extinction de l’au-


OT M ET entre ni as Aa me ar neniene 45
L’œcuménisme est-il une trahison de la vérité? 49
La déclaration conciliaire sur la liberté religieuse
est-elle une charte d’indifférentisme? ...... 53
Vraie et fausse idée de la Tradition .......... 59

PATCHISÉ PRÉSENTE re dote


ee geo 62

Le Concile en est-il responsable? ............ 62


La crise comme impact, dans l’Eglise, d'une
fantastique mutation de civilisation et de ques-
tions critiques trop longtemps négligées .... 65
Malfaçons regrettables. Inadmissible anarchie .. 71

121
VERS UNE "ISSUE TS PL PR EE a 84

Que l'Eglise soit l'Eglise .................... 84


Primauté et fécondité de la Parole de Dieu .... 87
Enseigner expGuer Hi OEM Tee 89
Eviter lesprits sectaire, A0 ne. late 2 90
Votre place, frères, dans l'Eglise ............ 93
DUFANOUVEAU TE TEE RP EE ER ESS 97

APPENDICES NS mea a ee ane ie marie + DIS Oo LR 101

La «Profession de foi» de Mgr Lefebvre:


21 rnovembrenti T4 RE 101
Lettres de Paul VI à Mzgr Lefebvre:
8 septembre1975 2 Restn « 104
FSU SONIA > nou rie 105
lsoctobre: 19762 742 2e 2e re 107

122
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Tirée sur les presses
de l’Imprimerie Saint-Paul
55001 Bar le Duc
cette deuxième édition de

La crise dans l'Eglise


et Mgr Lefebvre
a été achevée d’imprimer
le 30 janvier 1977
Dép. lég. : 1°r trim. 1977
Ne éd. 6742 - No 12-76-845

Imprimé en France
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Re EN Fr cé:
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La Presse et la Radio ont surabondamment fait
connaître les positions de Mgr Lefebvre, fondateur
du séminaire traditionaliste d’Écône : refus des déci-
sions du Concile, du rite eucharistique rénové et des
réformes promulguées par Paul VI. Beaucoup de
catholiques sont troublés et s’interrogent. L’un des
théologiens les plus actifs au Concile Vatican IT, le
P. Congar, offre des explications claires sur ce qui
est en Jeu : en définitive la communion catholique.

ISBN 2-204-01115-0

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