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Publication Résistance71 en Septembre & Octobre 2017

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Résister à l’État, son oppression et monopole de la violence…
Réflexions lumineuses de Léon Tolstoï

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monopole-de-la-violence-reflexions-lumineuses-de-leon-tolstoi/

Un texte époustouflant et lumineux de Léon Tolstoï, publié en 1900 et


qui est toujours on ne peut plus d’actualité, pour la simple et bonne
raison que nous, les peuples, n’avons toujours pas adressé ces
questions fondamentales… Quand le ferons-nous ? N’est-il pas grand
temps ?…
Nous allons publier trois autres textes de cette veine de Tolstoï, auteur
et penseur prolixe, peu connu en dehors de ses romans (« Guerre et
Paix », « Anna Karénine », « Les cosaques » etc…), mais qui a en fait
plus écrit sous forme de nouvelles, d’essais et d’une grande
correspondance éclectique et internationale, que sous la forme de
roman. (Re)découvrir Tolstoï le penseur et essayiste est vital de nos
jours.

~ Résistance 71 ~

Tu ne tueras point
Léon Tolstoï
Écrit et publié en 1900
Quand on exécute, suivant les formes de la justice des rois : Charles Ier, Louis XVI, Maximilien
du Mexique, ou quand on les égorge lors d’une révolution de cour : Pierre III, Paul Ier, divers
sultans, shahs et empereurs de Chine, ce sont là des faits qu’on passe généralement sous silence.
Mais lorsqu’on les supprime sans l’appareil de la justice et non pendant les révolutions de cours,
tels : Henri IV, Alexandre II, l’Impératrice d’Autriche, le shah de Perse, et, récemment, le roi
Humbert, ces meurtres provoquent, parmi les empereurs, les rois et leur entourage, l’indignation
et la surprise générales, comme si ces souverains eux-mêmes ne participaient pas à des
assassinats, n’en profitaient pas et ne les ordonnaient pas.
Pourtant, les rois assassinés, même les meilleurs, comme Alexandre II et Humbert, étaient
auteurs ou complices du meurtre de milliers et de milliers d’hommes qui périrent sur les champs
de bataille ; quant aux souverains mauvais, c’est par centaines de mille et par millions qu’ils ont
fait périr les hommes.
La doctrine du Christ abolit la loi : « Œil pour œil, dent pour dent. » Mais les hommes qui
professaient toujours cette loi et qui s’y conforment aujourd’hui encore, l’appliquent dans des
proportions effrayantes sous forme de châtiments isolés ou s’exterminent pendant les guerres, et
ne rendent pas seulement œil pour œil, mais, sans aucune provocation, ordonnent l’assassinat de
milliers d’êtres. Ces hommes n’ont pas le droit de s’indigner qu’on leur applique cette loi à leur

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tour, et dans une proportion si infime qu’on compterait à peine un empereur ou un roi sur cent
mille, peut-être un million d’individus tués par leur ordre ou avec leur consentement.
Loin de s’indigner du meurtre d’un Alexandre II ou d’un Humbert, les souverains doivent plutôt
s’étonner, de ce que ces assassinats soient si rares, en raison de l’exemple constant et universel
qu’ils en donnent eux-mêmes. Les masses populaires sont comme hypnotisées : elles ne
comprennent pas la signification de ce qui se passe devant elles. Elles voient les monarques ou
les présidents se préoccuper constamment de la discipline militaire, des revues, parades et
manœuvres auxquelles ils assistent et dont ils tirent vanité ; des hommes accourent en foule pour
voir leurs frères, affublés de vêtements bigarrés et brillants, transformés en machines, qui, au son
des tambours et des trompettes et au commandement, exécutent simultanément un même
mouvement sans en comprendre la signification.
Cette signification est pourtant simple et claire : ce n’est autre chose que la préparation à
l’assassinat ; c’est l’abrutissement des hommes pour en faire des instruments de meurtre.
C’est l’occupation favorite et vaniteuse des seuls empereurs, rois et présidents. Or, ce sont eux
qui, devenus les professionnels de l’assassinat, qui portent des uniformes militaires et des
instruments de meurtre, ce sont eux qui s’indignent lorsqu’on tue l’un d’entre eux !
L’assassinat des souverains, tel celui tout récent du roi Humbert, [1] n’est pas horrible par la
cruauté du fait lui-même. Les actes commis dans le passé par les rois et empereurs : la Saint-
Barthélemy, les guerres de religion, la répression impitoyable des révoltes de paysans, autant que
les exécutions gouvernementales actuelles, le martyre subi dans les prisons cellulaires et les
compagnies de discipline, la pendaison, la guillotine, la fusillade et le carnage pendant les
guerres, ne sauraient, par leur cruauté, être comparés aux attentats commis par les anarchistes.
Les crimes des anarchistes ne sont pas précisément effrayants, parce que ceux qui en sont
victimes n’ont pas mérité leur sort. Si Alexandre II ou Humbert n’ont pas mérités d’être
assassinés, les milliers de Russes qui ont péri sous Plevna, et d’Italiens en Abyssinie, l’avaient
encore moins mérités.
Si les meurtriers des rois agissent sous l’influence d’une indignation personnelle, provoquée par
les souffrances d’un peuple opprimé, ce dont ils jugent coupables un Alexandre, un Carnot ou un
Humbert, ou s’ils agissent par un sentiment de vengeance, leurs actes, pour si immoraux qu’ils
soient, sont compréhensibles. Mais une question se pose : comment les anarchistes ne peuvent-
ils imaginer rien de mieux pour améliorer le sort des peuples que l’assassinat d’hommes dont la
disparition est aussi vaine que si l’on coupait la tête à ce monstre fabuleux sur lequel une nouvelle
tête repoussait à la place de l’ancienne ?
Alors, à quoi bon les tuer ?
Il suffirait de se remémorer que la même oppression, les mêmes guerres ont eu lieu de tous temps,
sous n’importe quel chef de gouvernement : Nicolas ou Alexandre, Frédéric ou Guillaume,
Napoléon ou Louis, Palmerston ou Gladstone, Mac Kinley ou tout autre, et l’on comprendrait
que ce n’est nullement tel ou tel chef qui est spécialement cause des fléaux dont soutirent les
peuples. Ces fléaux sont la conséquence d’une organisation sociale unissant tellement tous les
membres de la société que tous subissent le joug de quelques hommes, le plus souvent d’un seul,
et qui sont à tel point pervertis par leur pouvoir monstrueux, mettant, sous leur direction la vie de
millions d’individus, qui se trouvent comme dans un état morbide, et sont possédés de la manie
des grandeurs, ce dont on ne s’aperçoit pas, uniquement en raison de leur haute situation.
Dès leur enfance et jusqu’à la tombe, ces hommes sont environnés d’un luxe effréné et vivent
dans une atmosphère de mensonge et d’hypocrisie qui l’accompagne. Leur éducation, toute leur
activité n’ont qu’un but : l’étude des circonstances dans lesquelles furent commis les assassinats
dans le passé, des meilleurs procédés de meurtre à notre époque et de la préparation de ces
meurtres. Ils ne cessent de porter sur eux les instruments de la destruction : sabres ou épées ; ils
s’affublent de toutes sortes d’uniformes, font passer des revues et des parades, se font des visites
et des présents sous forme de décorations ou de titres militaires ; et non seulement personne
n’appelle de son véritable nom ce qu’ils font, ne leur dit qu’il est odieux et criminel de se préparer
à l’assassinat, mais ils reçoivent encore des encouragements et des félicitations. À chacune de
leurs sorties, à toute revue de troupes qu’ils passent, une foule enthousiaste les suit, et ils croient
que c’est le peuple tout entier qui approuve leur conduite.
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Les seuls journaux qu’ils lisent et qui leur semblent l’expression des sentiments de toute la nation
ou de ses meilleurs représentants, exaltent de la façon la plus servile leurs paroles et leurs actes,
si stupides et si mauvais qu’ils soient.
Leur entourage, tant hommes que femmes, prêtres et laïques, tous ceux qui font bon marché de
la dignité humaine, cherchent à l’envi à les encourager par la flatterie la plus raffinée, à les
tromper sans leur laisser la possibilité de s’apercevoir du mensonge qui entoure leur existence.
Ils peuvent vivre cent ans et ne jamais voir un seul homme réellement libre, n’entendre jamais la
vérité. Parfois on frémit d’horreur en écoutant leurs paroles et en voyant leurs actes ; mais, si l’on
réfléchit un instant à leur situation, on comprend qu’à leur place, tout autre agirait de même. Un
homme sensé, qui se trouverait dans cette position, ne saurait prendre raisonnablement qu’un
seul parti : s’en aller. S’il demeurait, il ferait comme eux.
On se demande, en effet, ce qui doit se passer dans la tête d’un Guillaume, — homme borné,
d’instruction médiocre, vaniteux et n’ayant d’idéal que celui d’un hobereau allemand, — lorsque
chacune de ses bêtises ou de ses vilenies est saluée par un hoch enthousiaste et commentée par la
presse universelle, comme un événement de haute importance ? S’il dit que, sur un signe de lui,
ses soldats doivent tuer jusqu’à leurs pères, on crie : « Hurrah ! » S’il dit que l’Évangile doit être
répandu à coups de poing ganté de fer : « Hurrah ! Hurrah ! » Encore s’il ordonne aux troupes
qu’il envoie en Chine de ne pas faire quartier. Et, au lieu de l’enfermer dans une maison de
correction, on vogue vers la Chine pour exécuter ses ordres.
Ou bien, c’est Nicolas II, de nature, pourtant modeste, qui commence son règne en déclarant à
des anciens, hommes vénérables, que leur désir de gérer leurs propres affaires comme ils
l’entendent n’est qu’un rêve insensé. Et les journaux qu’il lit, les hommes qu’il voit, l’approuvent
et exaltent ses vertus. Il propose un projet de désarmement universel, enfantin et illusoire, et, en
même temps, il augmente le nombre de ses soldats ; pourtant, on ne tarit pas d’éloges sur sa
sagesse et sur ses vertus. Il offense et martyrise, sans nulle raison et sans la moindre nécessité,
tout un peuple, les Finlandais, et il n’en est pas moins loué. Il organise enfin un carnage insensé
en Chine et cela en opposition avec son propre projet de paix universelle ; pourtant, on vante de
toute part et ses triomphes sanguinaires et sa fidélité à la politique pacifique de son père.
Aussi, doit-on se demander ce qui se passe dans la tête et dans le cœur de ces hommes ?
On peut dire que l’oppression des peuples et l’iniquité des guerres ne sont le fait ni des Alexandre,
ni des Guillaume, ni des Himbert, ni des Nicolas, qui organisent ces meurtres, mais bien de ceux
qui les ont placés et les maintiennent dans la position de dispensateurs de la vie humaine.
Aussi, ne sert-il de rien de tuer des Alexandre, des Nicolas, des Guillaume et des Humbert. Il faut
simplement cesser de soutenir l’organisation sociale qui les engendre. Or, le régime actuel n’est
maintenu que grâce à l’égoïsme et à l’abrutissement des hommes qui vendent leur liberté et leur
honneur, en échange de mesquins avantages matériels.
Telle est la conduite des hommes qui sont placés sur les degrés inférieurs de la hiérarchie sociale,
en partie parce qu’ils sont abrutis par une éducation faussée, en partie en raison de leur intérêt
personnel, mais au bénéfice de ceux qui sont placés à un degré supérieur. De même agissent ceux
qui se trouvent à un degré plus élevé de la société, pour les mêmes causes, en vue des mêmes
avantages, et au bénéfice de ceux qui sont placés encore plus haut. Aussi atteint-on les plus hauts
degrés de l’échelle sociale, jusqu’aux personnes, — ou à la personne, — qui se trouvent au
sommet du cône et qui n’ont, — ou qui n’a, — plus rien à acquérir ; pour ceux-ci, l’unique motif
d’agir est l’ambition et la vanité, et ils sont à ce point abrutis et corrompus par leur pouvoir
discrétionnaire sur leurs semblables, par la courtisanerie et l’hypocrisie de leur entourage, que,
tout en faisant le mal, ils sont absolument convaincus de leur rôle de bienfaiteurs de l’humanité.
Les nations, qui sacrifient leur dignité au profit de leurs intérêts matériels, donnent par cela même
naissance à des hommes qui ne peuvent se conduire autrement qu’ils le font. Pourtant ces nations
s’irritent contre les actes stupides ou méchants des maîtres qu’ils s’imposent. Or, les châtier, c’est
fouetter des enfants qu’on a soi-même pervertis.
La solution est donc bien simple. Pour faire disparaître le joug qui pèse sur les peuples et les
guerres inutiles, pour faire taire l’indignation contre ceux qui semblent en être les fauteurs, et
pour qu’on cesse de les tuer, il suffirait de peu : comprendre les choses telles qu’elles sont, les
appeler par leur nom : dire qu’une troupe en armes est un instrument d’assassinat, que
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l’organisation de l’armée, œuvre à laquelle président avec tant d’assurance les chefs d’États, est
la préparation au meurtre.
Que tout empereur, roi, ou président de république se rende compte que sa fonction de chef de
l’armée n’est nullement honorable, ni importante, comme le lui font croire ses courtisans, mais,
au contraire, nuisible et honteuse ; que tout honnête homme comprenne que le paiement de
l’impôt affecté à l’entretien et à l’armement des soldats et, plus encore, que servir
personnellement dans l’armée ne constituent pas un acte indifférent, mais bien immoral et
honteux, et, aussitôt, l’arbitraire des empereurs, rois et présidents ; qui nous indigne tant et qui
provoque leur assassinat, disparaîtra de lui-même.
Il ne sert donc de rien de tuer les Alexandre, les Carnot, les Himbert et autres ; ce qu’il faut, c’est
les convaincre qu’ils sont eux-mêmes assassins, mais surtout ne pas leur permettre de tuer, ou
refuser de tuer sur leur ordre.
Si les hommes n’agissent pas encore ainsi, c’est simplement parce que les gouvernements, mus
par l’instinct de la conservation, les maintiennent dans un état d’hypnose. C’est pourquoi il faut
chercher à empêcher les meurtres auxquels se livrent les chefs d’États et à mettre un terme aux
tueries entre les peuples, non par d’autres assassinats, — car, au contraire, ils ne font qu’accroître
l’hypnose, — mais en provoquant le réveil qui détruira cette hypnose.
C’est ce que j’ai tenté de faire dans ce court article.

https://fr.wikisource.org/wiki/Tu_ne_tueras_point

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Société contre l’État et son monopole de la violence :
L’opinion publique comme pouvoir ultime (Léon Tolstoï)
https://resistance71.wordpress.com/2017/09/28/societe-contre-letat-et-son-
monopole-de-la-violence-lopinion-publique-comme-pouvoir-ultime-leon-tolstoi/

Nous ne partageons pas le côté religieux de Tolstoï, mais son


approche est intéressante dans la mesure où, de son propre aveu,
il fut nihiliste pendant plus de trois décennies, pour finalement
trouver une voie épurée du christianisme. Il est intéressant
également de considérer un angle anarchiste au christianisme. Il
est dit par certains que le “Christ” (dont l’existence historique
est des plus aléatoires…), fut le premier anarchiste ; comment
l’eût-il pu en étant asservi à une “volonté divine” ? Néanmoins,
certains préceptes et principes peuvent être vu comme une
forme “d’anarchisme” si on fait abstraction du référant
permanent à “l’autorité divine suprême”… Mais le peut-on ?…
Le texte ci-dessous est un extrait du libre de Tolstoï “Le salut
est en vous” (1893), qui a au moins le mérite de fustiger toutes
les églises et les réduit au rang de pseudos.
Quand on lit ce Tolstoï-là, il nous fait penser au grand
réalisateur russe Andreï Tarkovski, dont le panthéisme
cinématographique atteignit une dimension épique, quasi
“tolstoïenne” dans un de ses chefs-d’œuvre : “Andreï Roublev”
(1966), Tarkovski qui disait entre autre que “c’est évident que
l’art est incapable d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit,
car en quatre mille ans, l’humanité n’a rien appris du tout…”
Pour apprendre, il faut essayer de s’immiscer dans l’origine et
lâcher prise…
L’angle d’approche de Tolstoï est intéressant… Indubitablement…
~ Résistance 71 ~

Inutilité de la violence pour faire disparaître le mal


Léon Tolstoï
Extrait du “Salut est en vous” (1893)
Alphonse Karr, un écrivain français oublié aujourd’hui, a dit un jour en essayant de prouver
l’impossibilité de l’abolition de la peine de mort : « Que messieurs les assassins commencent par
nous donner l’exemple.» Et j’ai souvent entendu ce mot d’esprit cité par des personnes qui
croyaient vraiment qu’elles utilisaient un argument convaincant et sensé contre la suppression
de la peine de mort. Cependant, il n’y a pas de meilleur argument contre la violence des
gouvernements.
« Que les assassins commencent en nous donnant l’exemple, » disent les défenseurs de l’autorité
du gouvernement. Les assassins disent la même chose, mais avec plus de justice. Ils disent :
« Que ceux qui se sont placés eux-mêmes comme professeurs et guides nous montrent l’exemple
par la suppression de l’assassinat légal, et nous les imiterons. » Et ils ne disent pas cela en guise
de provocation, mais très sérieusement, car tel est en réalité la situation.

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«Nous ne pouvons pas cesser d’utiliser la violence alors que nous sommes entourés par ceux qui
commettent des actes de violence.» Il n’y a pas de barrière plus insurmontable à l’heure actuelle
contre le progrès de l’humanité, et l’établissement d’un système qui sera en harmonie avec sa
conception actuelle de la vie, que cet argument erroné.
Ceux qui ont des positions d’autorité sont pleinement convaincus que les hommes doivent être
influencés et contrôlés par la force seule, et par conséquent, pour préserver le système actuel, il
n’hésite pas à l’employer. Et cependant, ce même système n’est pas supporté par la violence,
mais par l’opinion publique, l’action de laquelle est compromise par la violence. L’action de la
violence est en fait d’affaiblir et de détruire ce qu’il cherche à supporter.
Au mieux, la violence n’est pas employée comme un véhicule pour les ambitions de ceux dans
des places élevées, condamnés dans la forme inflexible que l’opinion publique a probablement
répudié et condamné il y a longtemps ; mais il y a cette différence, qu’alors que l’opinion
publique rejette et condamne tout acte qui est opposé à la loi morale, la loi supportée par la force
répudie et condamne seulement un nombre limité d’actes, semblant ainsi justifier tout actes d’un
tel ordre qui n’ont pas été inclus dans sa formule.
Depuis le temps de Moïse, l’opinion publique a considéré la cupidité, la luxure et la cruauté
comme des crimes, et les a condamnés comme tels. Elle condamne et désavoue chaque forme
que cette cupidité peut prendre, non seulement l’acquisition de la propriété d’un autre homme
par la violence, la fraude et la ruse, mais aussi l’abus cruel de la richesse. Elle condamne toute
formes de luxure, que ce soit l’impudicité avec une maîtresse, une esclave, une femme divorcée,
ou avec sa femme ; elle condamne la cruauté non seulement envers les êtres humains mais envers
les animaux. Alors que la loi, basée sur la violence, s’attaque seulement à certaines formes de
cupidité, telles que le vol et la fraude, et certaines formes de luxure et de cruauté, telles que
l’infidélité conjugale, l’assaut et le meurtre ; et elle semble ainsi appuyer (tacitement) ces
manifestations de la cupidité, de la luxure et de la cruauté qui ne tombe pas dans ses limites
étroites.
La violence démoralise l’opinion publique, et en plus, elle entretient dans l’esprit des hommes la
conviction pernicieuse qu’ils avancent non par l’impulsion d’un pouvoir spirituel, – ce qui les
aiderait à comprendre et réaliser la vérité en les amenant plus près de cette force morale qui est
la source de tous les mouvements progressifs de l’humanité,- mais par ce même facteur qui non
seulement entrave notre progrès vers la vérité, mais nous l’enlève. C’est une erreur fatale, dans
la mesure où elle inspire dans l’homme du mépris pour le principe fondamental de sa vie,-
l’activité spirituelle,- et le conduit à transférer toute sa force et son énergie sur la pratique de la
violence extérieure.
C’est comme si les hommes voulaient mettre en branle une locomotive en tournant ses roues avec
les mains, ne sachant pas que l’expansion de la vapeur était le principe moteur réel, et que l’action
des roues était l’effet et non la cause. Si de leurs mains et leviers ils bougeaient les roues, ce n’est
encore qu’un semblant de mouvement, ou brisant les roues et les rendant inutiles.
La même erreur est faite par ceux qui souhaitent changer le monde par la violence.
Des hommes affirment que la vie chrétienne ne peut s’établir que par la violence, parce qu’il y a
encore des nations non civilisées en dehors du monde chrétien, en Afrique, en Asie (quelques-
uns voient même les chinois comme une menace à notre civilisation), et parce que, selon les
nouvelles théories de l’hérédité, il existerait dans la société des criminels congénitaux, sauvages
et irrémédiablement vicieux.
Mais les sauvages que nous trouvons dans nos propres communautés, et ceux par-delà sa borne,
avec qui nous nous menaçons nous-mêmes et les autres, n’ont jamais cédé par la violence, et ne
s’y rendent pas maintenant. Un peuple n’en a jamais conquis un autre la violence seule. Si les
victorieux se trouvait à un niveau de civilisation plus bas que les conquis, ils adoptaient toujours
les mœurs et coutumes de ces derniers, n’essayant jamais de leur imposer leurs méthodes de vie.
C’est par l’influence de l’opinion publique, et non par la violence, que les nations sont réduites à
la soumission.
Quand un peuple a accepté une nouvelle religion, sont devenus Chrétiens, ou Mahométans, ce
n’est pas arrivé parce que c’était rendu obligatoire par ceux au pouvoir (la violence produit
exactement le résultat opposé) mais parce qu’ils étaient influencés par l’opinion publique. Les
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nations contraintes par la violence à accepter la religion des conquérants ne l’ont jamais
réellement fait.
La même chose peut être dite de tous les éléments sauvages dans toutes les communautés ; ni la
sévérité, ni la clémence dans les questions de châtiments, ni la modification du système de prison,
ni l’augmentation du nombre de policiers, n’ont diminué ou accru le total des crimes, qui ne
diminuera qu’avec l’évolution de notre façon de vivre. La rudesse n’a jamais réussi à supprimer
les vendettas, ou la coutume du duel dans certains pays. Peu importe le nombre de ses
compagnons qui peuvent être mis à mort pour vol, le Tcherkesse continue de voler par vanité.
Aucune fille ne mariera un Tcherkesse qui n’a pas prouvé son audace en dérobant un cheval, ou
au moins un mouton. Quand les hommes ne se battront plus en duel et que les Tcherkesse
cesseront de voler, ce ne sera pas par peur d’un châtiment (le danger de la peine de mort ajoute
au prestige de l’audace), mais parce que les mœurs publiques auront subit un changement. La
même chose peut être dite de tous les autres crimes. La violence ne peut jamais supprimer ce qui
est contenu dans la coutume générale. Si l’opinion publique ne faisait que désapprouver la
violence, elle détruirait tout son pouvoir.
Ce qui arriverait si la violence n’était pas employée contre des nations hostiles et les éléments
criminels de la société, nous ne savons pas. Mais que l’utilisation de la violence ne dompte ni
l’un ni l’autre nous le savons à travers une longue expérience.
Et comment pouvons-nous espérer assujettir, par la violence, des nations dont l’éducation, les
traditions, et même l’enseignement religieux tend à glorifier la résistance au conquérant et
l’amour de la liberté comme les plus nobles des vertus ? Et comment est-il possible d’extirper le
crime par la violence au cœur des communautés, où le même acte considéré comme criminel par
le gouvernement est transformé en un exploit héroïque par l’opinion publique ?
Les nations et les races peuvent être détruites par la violence – cela est déjà arrivé. Mais elles ne
peuvent pas être assujetties.
Le pouvoir qui transcende tous les autres et qui a influencé les individus et les nations depuis que
le monde a commencé, ce pouvoir qui est la convergence de l’invisible, de l’intangible, des forces
spirituelles de l’humanité, est l’opinion publique.
La violence sert mais affaiblit cette influence, la désintègre, et la remplace par une non seulement
inutile mais pernicieuse au bien-être de l’humanité.
Pour gagner tous ceux qui sont en dehors des rangs chrétiens, tous les zoulous, (…), les chinois,
que plusieurs considèrent barbares, et les barbares parmi nous, il n’y a qu’une seule façon. C’est
par la diffusion d’un mode chrétien de pensée, ce qui ne peut être accompli que par une vie
chrétienne, des actions chrétiennes, un exemple chrétien. Mais plutôt que d’utiliser cette seule
façon de gagner ceux qui sont resté en dehors des rangs chrétiens, les hommes de notre époque
ont fait exactement le contraire.
Pour convertir les nations barbares, qui ne nous font aucun mal, et que nous n’avons aucune
raison d’opprimer, nous devons, par-dessus tout, les laisser en paix, et agir sur eux simplement
en leur montrant un exemple des vertus chrétiennes de patience, douceur, tempérance, pureté et
amour fraternel. A la place de cela, nous commençons par saisir leur territoire, et établir de
nouveaux marchés pour notre commerce, dans le seul but de faire avancer nos propres intérêts –
En fait nous les volons ; nous leur vendons du vin, du tabac, et de l’opium, et de cette façon nous
les démoralisons ; nous établissons nos propres coutumes parmi eux, nous leur enseignons la
violence et ses leçons ; nous leur enseignons la loi animal des querelles, cette forme la plus basse
de l’avilissement humain, et nous faisons tout pour cacher les vertus chrétiennes que nous
possédons. Puis, leur ayant envoyé une foule de missionnaires, qui bredouillent un absurde
jargon clérical, nous citons les résultats de nos tentatives pour convertir les infidèles comme une
preuve indubitable que les vérités du christianisme ne sont pas adaptables à la vie de tous les
jours.
Pour ce qui est ceux que nous appelons criminels, et qui vivent parmi nous, tout ce qui a été dit
s’applique aussi bien à eux. Il n’y a qu’une façon de les convertir, et c’est par le moyen d’une
opinion publique bâtie sur le vrai christianisme, accompagné par l’exemple d’une vie chrétienne
sincère. Et à la place de l’évangile chrétien, quand par l’exemple nous emprisonnons, exécutons,
guillotinons et pendons ; nous encourageons les masses dans des religions idolâtres calculées
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pour les abrutir ; le gouvernement autorise la vente de poisons qui détruisent le cerveau – le vin,
le tabac, l’opium ; la prostitution est légalisée ; nous accordons la terre à ceux qui en ont le moins
besoin ; entourés de misère, nous étalons dans nos amusements une extravagance débridée ; nous
rendons ainsi impossible quelques semblances de vie chrétienne, et nous faisons de notre mieux
pour détruire les idées chrétiennes déjà établies ; puis, après avoir tout fait pour démoraliser les
hommes, nous capturons et confinons les hommes comme des bêtes en des endroits d’où ils ne
peuvent pas s’échapper, et où ils deviendront encore plus brutaux que jamais ; ou nous tuons les
hommes que nous avons démoralisés, et ensuite les utilisons comme un exemple pour illustrer et
prouver notre argument que les gens peuvent seulement être contrôlés par la violence.
C’est ainsi que fait le médecin ignorant, qui, ayant placé son patient dans les conditions les plus
insalubres, ou lui ayant administré des drogues poisons, prétend que son patient a succombé à la
maladie, alors que s’il avait été laissé à lui-même il se serait rétabli depuis longtemps.
La violence, que les hommes regardent comme un instrument pour supporter la vie chrétienne,
au contraire, empêche le système social d’atteindre son complet et parfait développement. Le
système social est tel qu’il est, non pas à cause de la violence, mais malgré celle-ci.
Par conséquent, les défenseurs du système social existant se trompent eux-mêmes quand ils
disent que, puisque la violence contient tout juste les éléments anti-chrétiens de la société en
respect, sa subversion et la substitution de l’influence morale de l’opinion publique nous
laisseraient impuissant en face d’eux. Ils sont dans l’erreur, parce que la violence ne protège pas
l’humanité ; mais elle prive les hommes de la seule chance possible d’une défense effective par
l’établissement et la propagation du principe de vie chrétien.
« Mais comment quelqu’un peut mettre au rebut la protection tangible et visible du policier avec
son bâton et faire confiance à l’invisible, intangible opinion publique ? Et, de plus, son existence
même n’est-elle pas problématique ?
Nous sommes tous familiers avec l’ordre actuel des choses ; qu’il soit bon ou mauvais nous
connaissons ses défauts, et y sommes habitués ; nous savons comment nous conduire, comment
agir dans les conditions actuelles ; mais qu’arrivera-t-il quand nous aurons renoncé à l’organisation
présente et que nous serons confiné à quelque chose d’invisible, intangible, et complètement
inconnu ? »
Les hommes ont peur de l’incertitude dans laquelle ils plongeraient s’ils renonçaient à l’ordre
courant des choses. Certainement, si notre situation était assuré et stable, il y aurait lieu de
craindre les incertitudes du changement. Mais loin de profiter d’une position solide, nous savons
que nous sommes au bord de la catastrophe.
S’il nous faut connaître la peur, que ce soit avant quelque chose de réellement apeurant, plutôt
que devant ce que nous imaginons pourrait l’être.
En craignant de faire un effort pour échapper des conditions qui nous sont fatales, seulement
parce que le futur nous est obscur et inconnu, nous sommes comme les passagers d’un vaisseau
qui coule qui s’entasse dans une cabine et refuse de le laisser, parce qu’ils n’ont pas le courage
d’entrer dans le bateau qui les amènerait sur la rive ; ou comme des moutons, qui apeuré d’un feu
qui s’est déclaré dans la cours de la ferme, se blottissent dans un coin et ne sortent pas par la porte
ouverte.
Comment pouvons-nous, sur le seuil d’une guerre sociale choquante et désolante, devant
laquelle, comme ceux qui s’y préparent nous le disent, les horreurs de 1793 sembleront bien
mince, parler sérieusement des dangers qui menacent de la part des indigènes du Dahomey, des
zoulous et autres qui vivent très loin, et qui n’ont pas l’intention de nous attaquer ; ou à propos
des quelques milliers de malfaisants voleurs et meurtriers – des hommes que nous avons
contribuer à démoraliser, et dont le nombre n’est pas diminué par toutes nos courts, prisons et
exécutions ?
De plus, cette anxiété, que la protection visible de la police soit renversée, se limite
principalement aux habitants des villes – c’est-à-dire à ceux qui vivent dans des conditions
artificielles et anormales. Ceux qui vivent au milieu de la nature et ont affaire avec ses forces ne
requièrent pas une telle protection ; ils réalisent comment la violence est peu avantageuse pour
nous protéger des dangers réels qui nous entourent. Il y a quelque chose de morbide dans cette

9
peur, qui provient principalement de la condition fausse dans laquelle la plupart d’entre nous ont
grandi et continue de vivre.
Un médecin des aliénés racontait comment, un jour d’été, alors qu’il s’apprêtait à quitter l’asile,
les patients l’ont accompagné jusqu’à la porte qui menait à la rue.
« Venez avec moi à la ville ! » leur a-t-il proposé.
Les patients se sont mis d’accord et un petit groupe est allé avec lui. Mais plus ils allaient par les
rues où ils rencontraient leurs compatriotes qui avaient toutes leur raison allant et venant
librement, plus ils devenaient timides, et se pressaient autour du médecin. Finalement ils ont prié
d’être ramené à l’asile, à leur vieux mode de vie d’aliénés, à leurs gardiens et leurs manières
rudes, leurs camisoles de force et leur confinement solitaire.
Ainsi en est-il de ceux dont la christianité attend d’être mis en liberté, à qui elle offre la voie
rationnelle non entravée du futur, le siècle qui vient ; ils se serrent les uns contre les autres et
s’attachent à leurs habitudes d’aliénés, à leurs usines, courts, prisons, leurs exécuteurs et leurs
guerres.
Ils disent : « Quelle sécurité y aura-t-il pour nous quand l’ordre existant aura été balayé ? Quelle
sorte de lois prendra la place de celles sous lesquelles nous vivons maintenant ? Nous ne ferons pas
un seul pas vers le changement avant que nous sachions exactement comment notre vie sera
organisée » C’est comme si un découvreur allait insister sur une description détaillée d’une
région qu’il est sur le point d’explorer. Si l’individu, en passant d’une période de sa vie à une
autre, pouvait lire le futur et savoir juste qu’est-ce que toute sa vie sera, il n’aurait aucune raison
de vivre. Et ainsi en est-il de la carrière de l’humanité. Si, sur le point d’entrer dans une nouvelle
période, un programme détaillant les incidents de son existence future était possible, l’humanité
stagnerait.
Nous ne pouvons pas connaître les conditions du nouvel ordre des choses parce qu’il nous faut
les élaborer pour nous-mêmes. La signification de la vie consiste à découvrir ce qui est caché,
puis de conformer notre activité à notre nouvelle connaissance.
C’est la voie de l’individu comme c’est celle de l’humanité.

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_salut_est_en_vous

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Résistance politique : de l’objection de conscience à la
conscience humaine renouvelée… Léon Tolstoï

https://resistance71.wordpress.com/2017/10/01/resistance-politique-de-lobjection-
de-conscience-a-la-conscience-humaine-renouvelee-leon-tolstoi/

Comme le rappelle souvent Jo, cette citation de Coluche s’applique à bien des choses courantes,
passées et à venir tant qu’on ne changera pas de paradigme politique :
“Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison…”
Sur le texte per se de Tolstoï, il est
lumineux, mais ici réside notre différent
avec lui, lorsqu’il dit ceci : « Les hommes
qui se comportent actuellement avec
droiture et raisonnablement le font, non pas
parce qu’ils suivent les prescriptions du
Christ, mais parce que la ligne de conduite
qui a été indiquée il y a dix-huit cents ans
s’est assimilée à la conscience humaine. »
Il pense de manière “christo-centriste”, il
pense que la parole du “christ” est devenue
conscience humaine, voilà qui nous paraît
particulièrement arrogant ; en réalité, le
christianisme n’a rien d’original, il ne fait
que poser des concepts inhérents à la nature
humaine que la pensée dite “païenne” avait
elle aussi énoncée transcendant l’espace et le temps. De fait, c’est le christianisme qui n’est qu’une
ligne de pensée de la conscience humaine universelle. Très vite du reste, le message de la figure
allégorique qu’est le “christ” a été dilué dans une récupération autoritaire, dogmatique et sectaire,
érigée en “église”, c’est à dire en la fin du christianisme et de sa pensée touchant à l’universel.
Ainsi nous rappellerons cet aphorisme bien à propos du même Coluche :
“Quelle différence y a-t-il entre dieu et le père noël ?… Le père noël lui, il est vrai.”
Bonne lecture
~ Résistance 71 ~

Le commencement de la fin
Léon Tolstoï
Écrit le 8 janvier 1897
Au cours de l’année dernière, en Hollande, un jeune homme nommé Van der Veer a été appelé
pour entrer dans la Garde Nationale. À la convocation du commandant, Van der Veer a répondu
par la lettre suivante :
« TU NE TUERAS PAS » À M. Herman Sneiders, Commandant de la Garde Nationale dans le
district de Midleburg.
Cher Monsieur,

11
La semaine dernière, j’ai reçu un document m’ordonnant de me présenter au bureau municipal
afin d’être, selon la loi, enrôlé dans la Garde Nationale. Comme vous avez probablement
remarqué, je ne me suis pas présenté, et cette lettre vise à vous informer, clairement et sans
équivoque, que je n’ai pas l’intention de me présenter devant la commission. Je sais très bien que
je prends une lourde responsabilité, que vous avez le droit de me punir, et que vous ne manquerez
pas d’utiliser ce droit. Mais cela ne m’effraie pas. Les raisons qui me conduisent à cette résistance
passive me semblent assez fortes pour l’emporter sur la responsabilité que je prends.
Moi qui, si vous voulez savoir, ne suis pas un chrétien, comprends mieux que la plupart des
chrétiens le commandement qui a été placé en tête de cette lettre, le commandement qui est
enraciné dans la nature humaine, dans l’esprit de l’homme. Quand je n’étais qu’un garçon, je me
suis laissé enseigner le métier de soldat, l’art de tuer : mais maintenant, j’y renonce. Je ne tuerais
pas aux ordres des autres, et avoir ainsi un meurtre sur la conscience sans motif personnel ni
aucune raison.
Pouvez-vous mentionner quelque chose de plus dégradant pour un être humain que de commettre
ce genre de meurtre, ce genre de massacre ? Je suis incapable de tuer, même de voir un animal
tué; par conséquent je suis devenu végétarien. Et maintenant je suis pour me faire ordonner de
tirer des hommes qui ne m’ont causé aucun tort; car je comprends que ce n’est pas pour tirer sur
des feuilles et des branches d’arbres que les soldats se font enseigner à utiliser des armes à feu.
Mais vous répliquerez, peut-être, que la Garde Nationale est en dehors de cela, et spécialement
pour maintenir l’ordre civique.
M. le Commandant, si l’ordre régnait réellement dans notre société, si l’organisme social était
réellement en santé – en d’autres mots, s’il n’y avait plus d’abus criants dans nos relations
sociales, s’il n’était pas établi qu’un homme mourra de faim alors qu’un autre gratifie tous ses
caprices de luxe, alors vous me verriez dans les premiers rangs des défenseurs de cet état ordonné.
Mais je refuse catégoriquement de contribuer à maintenir le prétendu « ordre social » actuel.
Pourquoi, M. le Commandant, devrions-nous nous jeter mutuellement de la poudre aux yeux ?
Nous savons très bien tous les deux que le « maintien de l’ordre » signifie : soutenir le riche
contre les travailleurs pauvres, qui commencent à percevoir leurs droits. Ne savons-nous pas le
rôle qu’a joué la Garde Nationale dans la dernière grève à Rotterdam ? Sans aucune raison, la
Garde devait être en service des heures et des heures pour surveiller le bien des maisons
commerciales qui étaient touchées. Pouvez-vous supposer un seul instant que je devrais
descendre des travailleurs qui agissent tout à fait selon leurs droits ? Vous ne pouvez pas être si
aveugle. Pourquoi alors compliquer le sujet? Il m’est certes impossible de me laisser être dressé
en un obéissant soldat de la Garde Nationale, comme vous voulez et devez avoir.
Pour toutes ces raisons, et spécialement parce que je déteste le meurtre sur commande, je refuse
de servir comme soldat de la Garde Nationale, et je vous demande de ne pas m’envoyer un
uniforme ou des armes, parce que j’ai fermement résolu de ne pas m’en servir. – Je vous salue,
M. le Commandant,
J. K. Van der Veer.”
À mon avis, cette lettre a une grande importance. Les refus du service militaire dans les états
chrétiens ont commencé quand le service militaire est apparu dans les états chrétiens. Ou plutôt
quand les états, dont le pouvoir est basé sur la violence, se sont réclamés du christianisme sans
abandonner la violence. En vérité, il ne peut pas en être autrement. Un chrétien, à qui la doctrine
enjoint l’humilité, la non-résistance à celui qui est mauvais, l’amour de tous (même du plus
malveillant), ne peux pas être un soldat; c’est-à-dire qu’il ne peut pas joindre une classe
d’hommes dont l’occupation consiste à tuer leurs semblables. C’est pour cela que les chrétiens
ont toujours refusé et refusent encore aujourd’hui le service militaire.
Mais il n’y a jamais eus que peu de vrais chrétiens. La plupart des gens dans les pays chrétiens
mettent au nombre des chrétiens seulement ceux qui professent la doctrine d’une Église, dont les
doctrines n’ont rien en commun, sauf le nom, avec le vrai christianisme. Qu’occasionnellement
une recrue sur des dizaines de milliers refuse de servir n’a pas troublé les centaines de milliers,
les millions d’hommes qui acceptent le service militaire chaque année.

12
Il est impossible que la totalité de l’énorme majorité des chrétiens qui entrent dans le service
militaire soit dans l’erreur, et qu’il y ait seulement les exceptions, parfois des gens sans
instruction, qui aient raison; alors que tous les archevêques et les hommes de savoir pensent que
le service est compatible avec le christianisme. C’est ainsi que pense la majorité, et, nullement
troublé de se considérer eux-mêmes chrétiens, ils entrent dans le rang des meurtriers. Mais voilà
qu’apparait un homme qui, comme il le dit lui-même, n’est pas un chrétien, et qui refuse le service
militaire, non pas pour des motifs religieux, mais pour des motifs des plus simples, des motifs
intelligibles et communs à tous les hommes, de quelque religion ou nation qu’ils soient,
Catholiques, Musulmans, Bouddhistes ou Confucianistes, espagnols ou japonais.
Van der Veer refuse le service militaire, non pas parce qu’il suit le commandement « Tu ne tueras
point », non pas parce qu’il est chrétien, mais parce qu’il considère le meurtre comme contraire à
la nature humaine. Il écrit qu’il déteste simplement toute tuerie, et ce au point d’être devenu
végétarien seulement pour éviter d’avoir part à l’exécution d’animaux; et surtout, il dit qu’il
refuse le service militaire parce qu’il pense que le « meurtre sur commande » c’est-à-dire
l’obligation de tuer ceux qu’on nous ordonne de tuer (ce qui est la nature réelle du service
militaire) est incompatible avec la droiture d’un homme.
Faisant allusion à l’objection habituelle que s’il refuse d’autres suivront son exemple, et que l’ordre
social actuel sera détruit, il répond qu’il ne souhaite pas maintenir l’ordre social actuel, parce qu’il
est mauvais, parce que dans celui-ci le riche domine le pauvre, ce qui ne doit pas être. De sorte que,
même s’il avait n’importe quel autre doute quant à la justesse de servir ou ne pas servir, la seule
considération du fait qu’en servant comme soldat il doive, en portant des armes et en menaçant
de tuer, supporter les riches oppresseurs contre les pauvres opprimés, l’oblige à refuser le service
militaire.
Si Van der Veer donnait comme raison de son refus son adhérence à la religion chrétienne, ceux
qui joignent aujourd’hui le service militaire pourraient dire : « Nous ne sommes pas des
sectateurs et ne reconnaissons pas le christianisme, par conséquent nous ne voyons pas le besoin
d’agir comme vous le faites. »
Mais les raisons données par Van der Veer sont tellement simples, claires et universelles qu’il est
impossible de ne pas les appliquer chacun à son propre cas. Les choses sont ainsi que pour nier la
force de ces raisons dans son propre cas, quelqu’un doit dire : – « J’aime le meurtre, et je suis prêt
à tuer, non seulement les gens disposés au mal, mais mes propres compatriotes infortunés, et je
ne vois rien de mal dans la promesse de tuer aux ordres du premier officier que je rencontre, qui
que ce soit qu’il me commande de tuer. »
Voici un jeune homme. Quel que soit l’environnement, la famille ou le credo dans lesquels il a
été élevé, il a appris qu’il doit être bon, qu’il est mal de frapper et de tuer, non seulement des
hommes, mais même des animaux; il a appris qu’un homme doit tenir à sa droiture, laquelle
droiture consiste à agir selon sa conscience. Cela est également apprit par les confucéens en
Chine, les shintoïstes au Japon, les bouddhistes et les musulmans. Soudainement, après avoir
appris tout cela, il entre dans le service militaire, où il est tenu de faire exactement le contraire de
ce qu’il a appris. On lui dit de se mettre en état de blesser et de tuer, non pas des animaux, mais des
hommes; on lui dit de renoncer à son indépendance[1] en tant qu’homme, et d’obéir, dans la
profession du meurtre, à des hommes qu’il ne connaît pas, absolument inconnus de lui.
À un tel commandement, quelle réponse juste un homme d’aujourd’hui peut-il donner?
Assurément seulement celle-ci : « Je ne le veux pas, et je ne le ferai pas ».
Exactement la réponse que Van der Veer donne. Il est difficile d’imaginer une réplique pour lui
ou pour ceux qui dans une position similaire font comme lui.
Quelqu’un peut ne pas voir ce fait, parce qu’il n’a pas exigé son attention; quelqu’un peut ne pas
comprendre le sens d’une action, aussi longtemps qu’il demeure inexpliqué. Mais une fois
montré et expliqué, personne ne peut plus ignorer, ou faire semblant de ne pas voir ce qui est
évident.
Il peut encore y avoir des hommes qui ne réfléchissent pas à leur agissement en entrant dans le
service militaire, et des hommes qui veulent la guerre avec les étrangers, et des hommes qui
continueraient d’opprimer la classe laborieuse, et même des hommes qui aiment le meurtre pour
le meurtre. De tels hommes peuvent continuer à être soldats; mais même eux ne peuvent pas
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ignorer maintenant qu’il y en a d’autres, les meilleurs du monde – pas seulement parmi les
chrétiens, mais parmi les musulmans, les brahmanistes, les bouddhistes, les confucianistes, –
dont le nombre s’accroît à chaque heure, qui considèrent la guerre et les soldats avec aversion et
mépris. Aucun argument ne peut faire taire ce simple fait, qu’un homme avec le moindre sens de
sa propre dignité ne peut pas s’asservir à un maître inconnu, ou même connu, dont l’occupation
est le meurtre. Or c’est en cela seulement que consiste le service militaire, avec toute sa contrainte
de discipline.
« Mais considérez les conséquences pour celui qui refuse, » me dit-on. « C’est très bien pour
vous, un vieil homme exempté de cette exaction,[2] et en sécurité par votre position, pour prêcher
le martyre; mais qu’en est-il de ceux à qui vous prêcher, et qui, croyants en vous, refusent de
servir et ruinent leurs jeunes vies? »
« Mais que puis-je faire? » – réponds-je à ceux qui parlent ainsi.- « Dois-je, en conséquence du
fait que je suis vieux, ne pas indiquer le mal que je vois clairement, incontestablement, le voyant
précisément parce que je suis vieux, que j’ai vécu et pensé pendant longtemps? Est-ce qu’un
homme qui se tient de l’autre côté de la rivière, hors de l’atteinte du voyou qu’il voit en train
d’obliger un homme à en tuer un autre, ne doit pas crier au meurtrier, lui dire de s’abstenir, pour
la raison qu’une telle intervention va enrager encore plus le voyou? De plus, je ne vois pas
pourquoi le gouvernement, persécutant ceux qui refusent le service militaire, ne retourne pas son
châtiment contre moi, en reconnaissant en moi un instigateur. Je ne suis pas trop vieux pour la
persécution, pour des châtiments quelconques de toutes sortes, et ma position en est une sans
défense. Quoiqu’il arrive, blâmé et persécuté ou non, que ceux qui refusent le service militaire
soient persécutés ou non, je ne cesserai pas, alors que je suis en vie, de dire ce que je dis
maintenant : car je ne peux pas m’abstenir d’agir en accord avec ma conscience. » C’est
justement en cela même que la vérité chrétienne est puissante, irrésistible; c’est-à-dire qu’en
étant l’enseignement de la vérité, en agissant sur l’homme, elle ne doit pas être gouvernée par des
considérations extérieures. Jeune ou vieux, persécuté ou non, celui qui adopte la conception
chrétienne de la vie, la vraie, ne peux pas reculer devant les exigences de sa conscience. C’est en
cela que se trouve l’essence et la particularité du christianisme, le distinguant de tous les autres
enseignements religieux; et c’est en cela que se trouve son pouvoir indomptable.[3]
Van der Veer dit qu’il n’est pas un chrétien. Mais les motifs de son refus et son comportement sont
chrétiens. Il refuse parce qu’il ne veut pas tuer un frère humain; il n’obéit pas, parce que les ordres
de sa conscience sont plus obligatoires pour lui que les ordres des hommes. C’est précisément pour
cette raison que le refus de Van der Veer est si important. Il démontre ainsi que le christianisme
n’est pas une secte ou un credo que les uns peuvent professer et les autres rejeter; mais que ce
n’est rien d’autre qu’une vie suivant la lumière de la raison qui illumine tous les hommes. Le
mérite du christianisme n’est pas qu’il prescrive telle ou telle action aux hommes, mais qu’il voit
d’avance et indique le chemin[4] par lequel toute l’humanité doit aller et va effectivement.
Les hommes qui se comportent actuellement avec droiture et raisonnablement le font, non pas
parce qu’ils suivent les prescriptions du Christ, mais parce que la ligne de conduite qui a été
indiquée il y a dix-huit cents ans s’est assimilée à la conscience humaine.
C’est la raison pour laquelle je pense que l’action et la lettre de Van der Veer sont très
importantes.
De même qu’un feu allumé dans une prairie ou une forêt ne mourra pas qu’il n’ait brûlé tout ce
qui est sec et mort, et donc combustible, la vérité, une fois articulée en langage humain, ne cessera
pas son œuvre jusqu’à ce que toute fausseté, destinée à être réduite à rien, enveloppant et cachant
la vérité de toutes parts comme elle fait, soit réduite à rien. Le feu couvre longtemps; mais aussitôt
qu’il éclate en flammes tout ce qui peut brûler brûle rapidement.
Ainsi en est-il avec la vérité, qui prend du temps pour parvenir à une expression droite, mais une
fois exprimée clairement en parole,[5] la fausseté et l’erreur sont bientôt détruites. L’une des
manifestations partielles du christianisme, – l’idée que les hommes peuvent vivre sans
l’institution de l’esclavage, – même si elle était contenue dans la conception chrétienne, ne fut
clairement exprimée, il me semble, que par des écrivains du dix-huitième siècle.[6] Jusqu’à cette
époque-là, non seulement les anciens païens, comme Platon et Aristote, mais même des hommes
plus près de nous dans le temps, et chrétiens, ne pouvaient pas imaginer une société humaine sans
14
esclavage. Thomas More ne pouvait pas imaginer même une Utopie sans esclavage.[7] Tout
comme les hommes du début du siècle ne pouvaient pas imaginer la vie de l’homme sans guerre.
L’idée que l’homme puisse vivre sans guerre n’a été clairement exprimée qu’après les guerres
napoléoniennes.[8] Aujourd’hui, cent ans sont passés depuis la première expression claire que
l’humanité peut vivre sans esclavage : et il n’y a plus d’esclavage dans les nations chrétiennes. Il
ne se passera pas encore un autre cent ans après l’expression claire que l’humanité peut vivre
sans guerre, avant que la guerre ne cesse d’exister. Sans doute restera-t-il une forme de violence
armée, de même que le travail salarié demeure après l’abolition de l’esclavage; mais, au moins,
les guerres et les armées seront abolies dans la forme outrageuse, tellement répugnante à la raison
et au sens moral, qu’elles existent présentement.
Les signes que ce temps est proche sont nombreux. Ces signes sont comme par exemple la
position désespérée des gouvernements, qui augmentent de plus en plus leurs armements; la
multiplication des taxes et le mécontentement des nations; le degré extrême d’efficacité avec
lequel les armes mortelles sont fabriquées; l’activité des sociétés et des congrès de paix; et, par-
dessus-tout, les refus de la part d’individus de faire le service militaire. La clé de la solution du
problème se trouve dans ces refus. Vous dites que le service militaire est nécessaire; que, sans
soldats, il nous arrivera des désastres. C’est possible; mais, pour m’en tenir à l’idée du bien et du
mal qui est universelle parmi les hommes aujourd’hui, y compris vous-mêmes, je ne peux pas
tuer des hommes sur commande. De sorte que si, comme vous dites, le service militaire est
nécessaire – alors arrangez-le de manière qu’il ne soit pas si contradictoire avec ma conscience,
et la vôtre. Mais, d’ici à ce que vous l’ayez arrangé ainsi, ne me demandez pas ce qui est contre ma
conscience, à laquelle je ne peux désobéir en aucun cas.
C’est ainsi que doivent répondre tous les hommes honnêtes et raisonnables, inévitablement et très
bientôt; non seulement les hommes de la chrétienté mais aussi les musulmans, et les soi-disant
païens, les brahmanistes, les bouddhistes et les confucéens. Peut-être que par la force de l’inertie
la coutume de la profession de soldat va continuer encore pendant un certain temps; mais déjà
maintenant la question est résolue dans la conscience humaine, et tous les jours, toutes les heures,
de plus en plus d’hommes arrivent à la même solution; arrêter le mouvement à ce stade-là est
impossible. C’est toujours à travers un conflit entre la conscience qui s’éveille et l’inertie de la
vieille condition qu’un homme parvient à toute reconnaissance d’une vérité, ou plutôt à toute
délivrance d’une erreur, comme dans le cas de l’esclavage sous nos yeux.[9]
Au début l’inertie est si puissante, la conscience est si faible, que le premier effort pour échapper à
l’erreur fait seulement l’objet d’étonnement. La nouvelle vérité semble de la folie. Propose-t-on de
vivre sans esclavage? Mais alors qui travaillera? Propose-t-on de vivre sans se battre? Mais alors
tout le monde viendra nous conquérir.[10]
Cependant, le pouvoir de la conscience s’accroît, l’inertie s’affaiblit, et l’étonnement se change
en mépris et en moquerie. « Les Saintes Écritures reconnaissent des maîtres et des esclaves. Ces
rapports ont toujours existées, et voilà qu’arrivent ces prétendus sages qui veulent changer le
monde entier »; c’est ainsi que les hommes ont parlé à propos de l’esclavage. « Tous les
scientifiques et les philosophes reconnaissent la légalité, et même le caractère sacré de la
guerre[11]; allons-nous croire directement que la guerre n’est plus nécessaire? »
C’est de cette manière que les gens parlent de la guerre. Mais la conscience continue de grandir
et s’éclaircie; le nombre de ceux qui reconnaissent la nouvelle vérité s’accroît, et la moquerie et
le mépris font place au faux-fuyant et la tromperie. Ceux qui supportent l’erreur ralentissent la
compréhension, et ils admettent l’absurdité et la cruauté de la pratique qu’ils défendent, mais ils
pensent que son abolition est impossible pour le moment, alors ils la retardent indéfiniment.
« Qui ne sait pas que l’esclavage est un mal? Mais les hommes ne sont pas mûrs pour la liberté,
et l’affranchissement produira de terribles désastres » – avait l’habitude de dire les hommes à
propos de l’esclavage, il y a quarante ans.[12] « Qui ne sait pas que la guerre est un mal? Mais
alors que l’humanité est encore tellement bestiale, l’abolition des armées fera plus de mal que de
bien, » disent aujourd’hui les hommes à propos de la guerre.»
Néanmoins, l’idée fait son œuvre; elle grandit, elle consume la fausseté; et le temps est arrivé où
la folie, l’inutilité, la dangerosité et la méchanceté de l’erreur sont si évidentes (comme c’est
arrivé avec l’esclavage en Russie et en Amérique dans les années soixante) que déjà maintenant
15
il est impossible de la justifier. Telle est la situation actuelle quant à la guerre. Exactement comme
dans les années soixante, alors qu’on ne faisait aucun effort pour justifier l’esclavage mais
seulement pour le maintenir; de même aujourd’hui personne n’essaie plus de justifier la guerre
et les armées, mais cherche seulement, en silence, à utiliser l’inertie qui les supporte encore, en
sachant très bien que cette organisation immorale et cruelle pour le meurtre, qui parait si
puissante, peut s’écrouler à tout moment, pour ne plus jamais se mettre en branle.
Une fois qu’une goutte d’eau suinte à travers le barrage, une fois qu’une brique se détache d’un
grand édifice, une fois qu’une maille devient lâche dans le filet le plus solide – le barrage éclate,
l’édifice tombe, le filet se détisse. C’est comme une telle goutte, une telle brique, une telle maille
desserrée que m’apparait le refus de Van der Veer, rendu intelligible à toute l’humanité par des
raisons universelles.
Suite au refus de Van der Veer des refus similaires doivent se présenter de plus en plus souvent.
Aussitôt qu’ils deviennent nombreux, les hommes mêmes (leur nom est légion) qui, le jour
précédent disaient : « C’est impossible de vivre sans guerre, » diront tout d’un coup qu’ils ont
déclaré depuis longtemps que la guerre est une folie et une immoralité, et ils conseilleront à tout
le monde de suivre l’exemple de Van der Veer. Alors, de la guerre et des armées, telles qu’elles
sont maintenant, il ne restera plus que le souvenir. Et ce temps s’approche.

16
De l’esclavage moderne - Léon Tolstoï
https://resistance71.wordpress.com/2014/06/28/de-lesclavage-moderne-leon-
tolstoi/
Le grand écrivain russe Léon Tolstoï, plus connu du grand
public pour ses romans fleuves remarquables de précision
narrative (« Les Cosaques », « Guerre et Paix », « Anna
Karénine », « Résurrection »…) et d’épisme fait partie d’une
catégorie anarchiste particulière. En effet, si Tolstoï était
contre l’État et toute forme de gouvernement, il n’en
demeurait pas mois attaché à une forme épurée d’un
christianisme vu hors des églises dogmatiques et coercitives.
D’aucuns ont affublé Tolstoï de l’étiquette d’anarchiste-
chrétien, termes antinomiques pour le moins, mais qui
résume malgré tout assez bien la pensée de l’écrivain russe,
dont la vision épurée des écritures saintes (évangiles) mérite
une certaine attention.

En 1900, Tolstoï écrit ce texte sur l’esclavage moderne, qui a


gardé toute sa fraîcheur tant il est toujours on ne peut plus
d’actualité et s’il l’est toujours, c’est bien évidemment parce que l’humanité n’a toujours pas résolu
son grand problème politico-économique issu de la vaste escroquerie étatico-capitaliste.
Texte à (re)découvrir tout en notant que sa dernière partie traitant de ce que devrait faire l’Homme,
s’applique également directement à la solution au colonialisme, forme moderne d’esclavagisme
s’il en est… Arrêtons de porter le blâme essentiellement sur la classe possédante et dominante,
procédons à un retour sur nous-même, cessons de nous victimiser et prenons en compte nos
pensées et actions critiques, qui ne peuvent être que la source de notre émancipation finale.

Tolstoï était un grand humaniste profondément ancré dans la véritable nature humaine, celle faite
de compassion, d’entraide mutuelle, de pacifisme et de progressisme humaniste émancipatoire.
Une grande voie, sans doute la seule, à explorer individuellement et collectivement par le jeu des
associations libres.

La pensée anarchiste a deux penseurs plus emprunts de spiritualisme: Tolstoï et Voline. Tolstoï
représente la branche « chrétienne », Voline* possède quant à lui un côté taoïste, zen, sans toutefois
le revendiquer. Deux auteurs à lire pour leur expérience humaniste propre à tous les penseurs
anarchistes, une certaine dimension spirituelle en plus.
— Résistance 71 —

*Voline ► Publication du 27 septembre 2017 ►


https://resistance71.wordpress.com/2017/09/27/vie-societe-organique-et-synthese-
anarchiste-voline/

17
“Soyez le changement que vous voulez pour le monde”
~ Gandhi ~

L’esclavage de notre temps


Léon Tolstoï (1900)
L’indifférence de la société alors que les hommes périssent
(…) Il y a des statistiques qui montrent que la longévité parmi les gens des classes supérieures est
de cinquante-cinq ans, et que la durée de vie moyenne parmi les gens travaillant dans des
occupations malsaines est de vingt-neuf ans. Connaissant cela (et nous ne pouvons pas ne pas le
savoir), nous qui prenons avantage du travail qui coûte des vies humaines ne devrions pas,
pensons-nous (à moins qu’on ne soit des bêtes), être capable de jouir d’un moment de paix. Mais
le fait est que nous, libéraux et humanitaires, très sensibles aux souffrances non seulement des
gens, mais des animaux, utilisons sans cesse ce travail, et essayons de devenir de plus en plus
riche – c’est-à-dire, prendre de plus en plus avantage d’un tel travail. Et nous restons tranquilles.
(…)
Nous haussons les épaules et disons que nous sommes très désolés que les choses soient comme
cela, mais que nous pouvons rien faire pour les changer, et nous continuons avec les consciences
tranquilles d’acheter des produits de soie, à porter des chemises empesées et à lire le journal du
matin. Nous sommes bien préoccupés des heures de l’assistant de boutique, et encore plus à
propos des longues heures de nos propres enfants à l’école (…) et nous organisons même le
sacrifice du bétail dans des boucheries pour que les animaux le sentent le moins possible. Mais
[de façon tout à fait surréaliste] nous devenons merveilleusement aveugles dès que la question
concerne ces millions de travailleurs qui meurent lentement, et souvent douloureusement, tout
autour, à des labeurs que nous utilisons selon notre convenance et notre bon plaisir !

Justification de l’ordre existant par la science


Cet aveuglement étonnant dont sont victimes les gens de notre cercle ne s’explique que par le fait
que quand les gens agissent mal, ils inventent toujours une philosophie de la vie qui représente
leurs mauvaises actions non comme des mauvaises actions, mais comme le résultat de lois
inaltérables au-delà de leur contrôle. Il y avait jadis une conception du monde, la théorie qu’une
volonté de Dieu inaltérable et impénétrable prédestinait certains personnes à une humble position
et au dur labeur, et d’autres à une position exaltée et aux bonnes choses de la vie.
Sur ce thème, une quantité énorme de livres fut écrit et de sermons prêchés. Le thème fut élaboré
de tous les côtés possibles. Il fut démontré que Dieu créa différentes sortes de gens – les esclaves
et les maîtres; et que les deux devaient être satisfaits de leur position. Il fut aussi démontré que

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ce serait mieux pour les esclaves dans l’autre monde; et par la suite il fut démontré que quoique
les esclaves étaient des esclaves et devaient demeurer tels, que leur position ne serait pas si
mauvaise si au moins les maîtres étaient gentils avec eux. Puis, la toute dernière explication, après
l’émancipation des esclaves. [Les serfs de Russie et les esclaves d’Amérique furent émancipés
en même temps, 1861-1864], fut que la richesse est confiée à certaine personne afin qu’il puisse en
utiliser une partie dans les bonnes œuvres, et donc qu’il n’y a aucun mal à ce que certaines
personnes soient riches et d’autres pauvres.
Ces explications ont satisfait les riches et les pauvres (particulièrement les riches) pendant
longtemps. Mais le jour vint où ces explications devinrent insatisfaisantes, spécialement pour les
pauvres, qui commençaient à comprendre leur position. Alors, il fallut des explications fraîches.
Et juste au temps opportun elles furent produites. [Le premier volume du Capital de Karl Marx
parut en 1867]. Ces nouvelles explications vinrent sous la forme de science – d’économie politique
qui déclare qu’elle avait découvert les lois qui régulaient la division du travail et la répartition des
produits parmi les hommes. Ces lois, selon cette science, sont que la division du travail, et la
jouissance de ses produits dépendent de l’offre et la demande, du capital, des rentes, salaires de
travail, valeurs, profits, etc.; en général, sur des lois inaltérables gouvernant les activités
économiques de l’homme. (…)
Une seule position fondamentale de cette science est reconnue par tous – à savoir que les relations
entre les hommes sont conditionnés, non pas par ce que les gens considèrent bien ou mal, mais
par ce qui est avantageux pour ceux qui occupent une position avantageuse.
Il est admis comme une vérité certaine que si dans la société, les voleurs et les cambrioleurs se
sont manifestés qui prennent aux travailleurs le fruit de leur travail, cela arrive non pas parce que
les voleurs et les cambrioleurs ont mal agis, mais parce que ce sont là les lois économiques
inaltérables, qui ne peuvent être lentement changées que par un processus évolutif indiqué par la
science; et par conséquent, selon la direction de la science, les gens appartenant à la classe des
voleurs, cambrioleurs ou receveurs de biens volés peuvent tranquillement continuer à utiliser les
choses obtenues par les voleurs et les cambrioleurs.
Même si la majorité des gens de notre monde ne connaissent pas les détails de ces explications
scientifiques tranquillisantes plus qu’ils ne connaissaient jadis les détails des explications
théologiques qui justifiaient leur position; reste qu’ils savent qu’une explication scientifique
existe; que les hommes de science, hommes sages, ont prouvé de façon convaincante, et
continuent de prouver, que l’ordre existant des choses est ce qui doit être, et que, par conséquent,
nous pouvons vivre tranquillement dans cet ordre des choses sans essayer de le changer.
C’est seulement de cette façon-là que je peux expliquer l’étonnant aveuglement des bonnes gens
dans notre société, alors qu’ils désirent sincèrement le bien-être des animaux, mais qu’ils ont la
conscience tranquille, et dévorent néanmoins la vie de leur frères humains.

Pourquoi les économistes instruits affirment ce qui est faux


Aussi clairement injuste que soit l’affirmation des hommes de science selon laquelle le bien-être
de l’humanité doit consister en ce qui précisément est répulsif aux sentiments humains – le travail
monotone et forcé en usine – les hommes de science ont inévitablement été amené à la nécessité
de faire cette affirmation clairement injuste, exactement comme les théologiens de jadis ont été
amené à faire l’affirmation aussi évidemment injuste que les esclaves et leurs maîtres étaient des
créatures de différentes sortes, et que l’inégalité de leur position dans le monde serait compensée
dans le prochain.
La cause de cette affirmation évidemment injuste est que ceux qui ont formulée, et qui formulent,
les lois de la science appartiennent aux classes fortunées, et sont si habitués à leurs conditions,
avantageuse pour eux-mêmes, dans lesquelles ils vivent, qu’ils n’admettent pas la pensée que la
société puisse exister dans d’autres conditions.
La condition de vie à laquelle les gens des classes aisées sont habitués est celle d’une abondante
production de produits variés nécessaires à leur confort et à leur plaisir, et ces choses sont
obtenues seulement par l’existence des usines et de l’organisation actuelle du travail. Et, par
conséquent, en discutant l’amélioration de la position des travailleurs, les hommes de science

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appartenant aux gens des classe aisées n’ont toujours en vue que des améliorations telles qu’elles
ne remplaceront pas la production d’usine et les commodités dont ils profitent.
Même les économistes les plus avancés – les socialistes, qui demandent le contrôle complet des
moyens de production par les travailleurs – s’attendent à la production des mêmes, ou presque
les mêmes articles que ceux qui sont produits maintenant pour continuer dans les usines actuelles
ou d’autres semblables avec la division actuelle du travail. (…)
Le dilemme est devant eux : soit qu’ils voient que ce tout ce qu’ils utilisent dans leurs vies, du
chemin de fer (…) aux cigarettes, représente du travail qui coûtent la vie à leurs frères humains,
et que eux, ne prenant pas part à ce labeur et en l’utilisant sont des gens très déshonorables; ou ils
doivent croire que tous ce qui arrive pour l’avantage général en accord avec les lois inaltérables
de la science économique. En cela se trouve la cause psychologique intérieure, poussant les
hommes de science, des hommes prudents et instruits, mais non éclairés, à affirmer positivement
et de façon tenace une fausseté si évidente que les travailleurs, pour leur propre bien, devraient
laisser leur vie heureuse et saine en contact avec la nature, et aller ruiner leurs corps et leurs âmes
dans des usines et des ateliers.

La faillite de l’idéal socialiste


« …Tout le monde souhaitera avoir tout ce que les riches possèdent maintenant, et donc, il est
tout à fait impossible de définir la quantité de travail qu’une telle société requerra. Par ailleurs,
comment les gens seront amenés à travailler à des articles que certains considèrent nécessaires et
d’autres inutiles ou même dangereux ? S’il est trouvé nécessaire pour tout le monde de travailler,
disons six heures par jour, afin de satisfaire les besoins de la société, qui dans une société libre
peut forcer un homme à travailler ces six heures, s’il sait qu’une partie de ce temps se passe en
produisant des choses qu’il considère inutiles ou mêmes dangereuses ?
…canons…soie…parfums…poudre pour le teint…whiskey… (…) qui dans société libre, sans
production capitaliste, compétition et sa loi de l’offre et la demande décidera quels articles
doivent avoir la préférence ? Lesquels doivent être fabriqués en premier et lesquels après ? (…)
La solution ne peut être que théorique : il peut être dit qu’il y aura des gens à qui le pouvoir sera
donné pour réguler toutes ces questions. Quelques personnes décideront ces questions et les
autres leur obéiront. (…)
Il y aura une autre question, très importante, à propos du degré de division du travail qui peut être
établi dans une société organisée de façon socialiste. (…) La division du travail est certainement
très profitable et naturelle pour les gens : mais si les gens sont libres, la division du travail n’est
possible que jusqu’à un degré très limité, qui a de loin été dépassé dans notre société. Si un paysan
s’occupe principalement de faire des bottes, et sa femme tisse, et un autre paysan laboure, et un
troisième est forgeron, et tous, ayant acquis une dextérité spéciale dans leur propre travail,
échangent par la suite ce qu’ils ont produit, une telle division est avantageuse pour tous, et les
gens libres diviseront naturellement leur travail de cette façon. Mais une division du travail dans
laquelle un homme fait un centième d’un article, ou un chauffeur travaille à 150 degrés de
température, ou est étouffé par des gaz dangereux, une telle division du travail est
désavantageuse, parce que même si elle avance la production d’articles insignifiants, elle détruit
ce qui est le plus précieux – la vie de l’homme. (…) Rodbertus [un leader du socialisme …
allemand (1805-1875)] dit que la division communautaire du travail unit l’humanité. C’est vrai,
mais c’est seulement la division libre du travail, celle que les gens adopte volontairement qui
unit.
Et donc, avec la mise en œuvre communautaire de la production, si les gens sont libres, ils
adopteront seulement une division du travail pour autant que le bien qui en résultera, surpasse les
maux que cette division occasionne aux travailleurs. Et comme chaque homme voit
naturellement du bien à étendre et à diversifier ses activités, une division du travail telle qu’il en
existe une aujourd’hui sera évidemment impossible avec des hommes libres.
Supposer qu’en rendant communal les moyens de production il y aura une telle abondance de
choses telles qu’elles sont produites aujourd’hui par la division obligatoire du travail c’est
comme supposer qu’après l’émancipation des serfs les orchestres domestiques et théâtres…les

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dentelles et les jardins élaborés qui dépendent du travail des serfs continueraient d’exister comme
avant. Aussi, la supposition que quand l’idéal socialiste sera réalisé chacun sera libre, et aura en
même temps tout ou à peu près tôt à sa disposition ce qui est actuellement utilisés par les riches,
implique une contradiction évidente.»

Culture ou liberté
« Les lumières électriques et téléphones et expositions sont excellents, de même que tous les
jardins de plaisance, avec concerts et performances, et tous les cigares, et les boites d’allumettes,
et les bracelets, et les automobiles, mais ils peuvent tous aller à la perdition, et non seulement eux,
mais les chemins de fer, et toutes les affaires usinés de chintz et les vêtements du monde, si pour
les produire il est nécessaire que quatre-vingt-dix-neuf pourcent des gens demeurent en
esclavage et périssent dans les usines nécessaires à la production de ces articles. Si, pour que
Londres ou Petersburg soient éclairés par l’électricité, ou afin que pour construire des bâtiment
d’exposition, ou pour tisser des belles affaires rapidement et abondamment, il soit nécessaire que
même quelques vies soient détruites, ou ruinées ou abrégées – et les statistiques nous montrent
combien il en est qui sont détruites – que Londres et Petersburg soient plutôt éclairés au gaz ou à
l’huile; qu’il n’y ait pas d’exposition, de peinture, ou de matériaux plutôt que de l’esclavage, et
aucun destruction de vie humaine en résultant. (…)

« Si seulement il était compris que nous ne devons pas sacrifier les vies de nos semblables pour
notre plaisir, il sera possible non seulement d’appliquer les améliorations techniques sans
détruire la vie des hommes, et d’aménager la vie de telle façon que nous profitions de toutes ces
méthodes qui nous donne un [certain] contrôle sur la nature, tel qu’imaginé et pouvant être
appliqué sans garder nos frères humains dans l’esclavage. »

L’esclavage existe parmi nous


« Imaginez un homme d’un pays tout à fait différent du nôtre, qui n’a aucune idée de notre
histoire et de nos lois, et supposez que, après lui avoir montré les divers aspects de notre vie, nous
lui demandions quel est la principale différence qu’il ait remarqué dans les vies des gens de notre
monde ? La principale différence qu’un tel
homme remarquerait dans la façon que les gens
vivent est que certaines personnes – un petit
nombre – qui ont des mains blanches, propres,
et sont bien nourris et vêtus et logés, font du
travail léger et très peu, ou même ne travaillent
pas du tout, et ne font que s’amuser, dépensant
dans des amusements le résultat de millions de
jours d’un dur labeur effectué par d’autres
gens ; et ces autres gens, toujours sales,
pauvrement vêtus et logés et nourris, avec des
mains sales et calleuses, travaillent sans cesse
du matin au soir, et parfois toute la nuit,
travaillent pour ceux qui ne travaillent pas et qui
s’amusent constamment.
Si entre les esclaves et les propriétaires
d’esclaves d’aujourd’hui il est difficile de tracer
une ligne de séparation aussi claire qu’entre les
esclaves et les maîtres d’autrefois, et si parmi
les esclaves d’aujourd’hui il en est qui sont seulement temporairement des esclaves et puis
deviennent propriétaires d’esclaves, ou d’autre qui, en même temps sont esclaves et propriétaires
d’esclaves, ce mélange des deux classes à leur point de contact ne change pas le fait que les gens
d’aujourd’hui sont divisés en esclaves et en propriétaires d’esclaves aussi clairement qu’en dépit
du crépuscule, chaque période de vingt-quatre heures est séparée en jour et en nuit.

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Si le propriétaire d’esclave de nos jours n’a pas d’esclave, Jean, qu’il peut envoyer à la fosse
d’aisance, à cinq shillings, du genre que des centaines de tels Jean sont dans le besoin et que le
propriétaire d’esclave peut choisir n’importe lequel parmi des centaines de Jean et lui être un
bienfaiteur en lui donnant la préférence, et lui permettant, plutôt qu’à un autre, de descendre dans
la fosse d’aisance.
Les esclaves de nos jours ne sont pas seulement toutes ses mains d’usines et d’ateliers qui doivent
se vendre au pouvoir de l’usine et du propriétaire de fonderie pour subsister, mais presque tous
les travailleurs agricoles sont esclaves, travaillant, comme ils le font, sans cesse, pour faire
pousser le maïs d’un autre dans le champ d’un autre, et le ramassant dans la grange d’un autre;
ou labourant leur propre champs seulement pour payer à des banquiers les intérêts sur des dettes
dont ils ne peuvent se débarrasser. Et esclaves aussi sont les innombrables valets, cuisiniers,
portiers, servantes [ou femmes ou hommes de ménage], cochers, [« bathmen »], serveurs, etc., qui
toute leur vie accomplissent les tâches les plus non naturelles pour un être humain, et qu’ils
n’aiment pas eux-mêmes.
L’esclavage existe encore dans toute sa force, mais nous ne la percevons pas, comme en Europe
à la fin du dix-huitième siècle l’esclave des serfs n’étaient pas perçus. Les gens de cette époque-
là pensaient que la positon des hommes obligés de labourer la terre pour leurs seigneurs, et les
obéir, était une condition économique de la vie naturelle et inévitable, et ils ne l’appelaient pas
esclavage. Il en est de même parmi nous ; les gens d’aujourd’hui considèrent la position des
travailleurs comme étant une condition économique naturelle et inévitable, et ils n’appellent pas
ça de l’esclavage.
Et comme, à la fin du dix-huitième siècle, les gens de l’Europe ont commencé petit à petit à
comprendre que ce qui semblait jadis une forme de vie économique naturelle et inévitable – soit
la position des paysans qui étaient complètement au pouvoir de leurs seigneurs – était injuste,
erronée, et immorale et demandait un changement, aussi les gens d’aujourd’hui commencent à
comprendre que la position de travailleur engagé, et de la classe laborieuse en général, qui
semblait autrefois tout à fait normale et naturelle, n’est pas ce qu’elle devrait être, et exige un
changement. (…)
L’esclavage des travailleurs à notre époque ne fait que commencer à être reconnue par les gens
avancés de notre société; la majorité est encore convaincue que l’esclavage n’existe pas parmi
nous.

Qu’est-ce que l’esclavage


« En quoi l’esclavage de notre temps consiste-t-il ? Quels sont les forces qui rendent des gens
esclaves des autres ? Si nous demandons aux travailleurs en Russie et en Europe et en Amérique
dans les usines et diverses situations où ils louent leur travail, dans les villages et villes, qu’est-
ce qui les a fait choisir la position dans laquelle ils vivent, ils diront tous qu’ils y sont été amenés
soit parce qu’ils n’avaient pas de terre sur laquelle ils pouvaient et auraient aimé vivre et travailler
(ce sera là la réplique de la plupart des travailleurs Russe et de beaucoup d’Européens), ou qu’on
exigeait d’eux des taxes, directes et indirectes, qu’ils ne pouvaient payer qu’en vendant leur
travail, ou qu’ils demeurent à l’usine pris au piège par les habitudes les plus luxueuses qu’ils ont
adoptées, et qu’ils ne peuvent gratifier qu’en vendant leur travail et leur liberté.
Les premières deux conditions, le manque de terre et de taxes, conduit les hommes au travail
forcé; alors que le troisième, ses besoins croissants et non satisfaits, les y attachent et les y
maintiennent.
Nous pouvons imaginer que la terre soit libérer des réclamations de propriétaires privés par le
plan d’Henri George, et que, par conséquent, la première cause qui conduit les gens à l’esclavage
– le manque de terre – disparaissent. En ce qui concerne les taxes, (outre le plan d’imposition
unique), nous pouvons imaginer l’abolition des taxes, ou qu’elles soient transférées des pauvres
aux riches, comme il se fait dans certains pays; mais dans l’organisation économique actuelle, on
ne peut pas même imaginer un état de choses dans lequel des habitudes de plus en plus luxueuses,
et souvent nuisibles, ne passeraient pas, petite à petit, aux classes plus basses, qui sont en contact

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avec les riches, de même que l’eau passe dans la terre sèche, et que ces habitudes deviennent si
nécessaires aux travailleurs que pour les satisfaire ils ne soient prêts à vendre leur liberté.
Ainsi cette troisième condition, quoiqu’elle soit volontaire – c’est-à-dire qu’il semble qu’un
homme puisse résister à la tentation – même si la science ne reconnaît pas qu’il s’agisse là d’une
cause de la condition misérable des travailleurs, est la cause la plus ferme et la plus inamovible
d’esclavage.
Les hommes qui vivent près des gens riches sont toujours infectés avec des nouveaux besoins, et
obtiennent les moyens de satisfaire ces exigences seulement dans la mesure où ils vouent leur
plus intense travail à cette satisfaction. Ainsi les travailleurs en Angleterre et en Amérique,
recevant parfois dix fois plus qu’il n’est nécessaire pour leur subsistance, continuent d’être des
esclaves, comme ils étaient avant.
Trois causes, telles que les travailleurs l’expliquent eux-mêmes, produisent l’esclavage dans
lequel ils vivent; et l’histoire de leur asservissement et les faits de leurs positions confirment que
cette explication est correcte.
Tous les travailleurs sont amenés à l’état actuel et y sont maintenus par trois causes. Trois causes
agissant sur les gens de différentes manières. L’agriculteur qui n’a pas de terre, ou qui n’en a pas
assez, devra toujours aller en esclavage perpétuel et temporaire au propriétaire terrien, afin
d’avoir la possibilité de se nourrir lui-même de la terre. S’il obtenait d’une façon ou d’une autre
assez de terre pour se nourrir lui-même de son propre travail, de telles taxes, directes et indirectes,
sont demandés de lui que pour pouvoir les payer il doit aller en esclavage.
Si pour échapper à l’esclavage sur la terre il cesse de cultiver la terre, et, vivant sur la terre d’un
autre, commence à s’occuper d’un art, ou à échanger ses produits pour ce qu’il a besoin, alors,
d’un côté, les taxes, et de l’autre côté la compétition des capitalistes produisant des articles
similaires à ceux qu’il fait, mais avec de meilleurs instruments de production, l’obligent à aller
en esclavage temporaire ou perpétuel à un capitaliste. Si travaillant pour un capitaliste il peut
établir des relations libres avec lui, et ne pas avoir à vendre sa liberté, encore, les nouveaux
besoins qu’il assimile le privent d’une telle possibilité. Ainsi d’une façon ou d’une autre, le
travailleur est toujours en esclavage de ceux qui contrôlent les taxes, la terre, et les articles
nécessaires à la satisfaction de ses besoins.

Les lois concernant les taxes, la terre et la propriété


(…) Est-il vrai que les gens ne devraient pas avoir l’usage de la terre quand elle est considérée
appartenir à d’autres qui ne la cultivent pas ? (…)
Concernant les taxes, il est dit que les gens doivent les payer parce qu’elles sont instituées avec
le consentement général, quoique silencieux, de tous, et sont utilisées pour les besoins publics à
l’avantage de tous. Est-ce vrai ? (…)
Est-il vrai que les gens ne devraient pas utiliser des articles utiles pour satisfaire leurs besoins si
ces articles sont la propriété de d’autres gens ? (…)
L’égalité du capitaliste et du travailleur et comme l’égalité de deux lutteurs quand l’un a les
mains attachées et l’autres a des armes, mais durant le combat, certaines règles s’appliquent aux
deux avec une stricte impartialité. Ainsi toutes les explications de la justice de la nécessité de ces
trois ensembles de lois qui produisent l’esclavage sont aussi fausses que les explications données
jadis sur la justice et la nécessité du servage. Tous ces trois ensembles de lois ne sont rien que
l’établissement de cette nouvelle forme d’esclavage qui a remplacé la vieille forme. Comme les
gens d’autrefois établissaient des lois pour acheter et vendre d’autres gens, et les posséder, et les
faire travailler, et que l’esclavage existait, ainsi aujourd’hui, les gens ont établi des lois pour que
les hommes n’utilisent pas la terre qui est considérée appartenir à quelqu’un d’autre, doivent
payer les taxes qui leurs sont demandées, et ne doivent pas utiliser les articles considérés être la
propriété des autres – et nous avons l’esclavage de notre temps. »
Ce que tout homme devrait faire
(…) « Dites-nous quoi faire, et comment organiser la société, voilà ce que les gens des classes
aisées disent habituellement. »

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Les gens des classes aisées sont si habitués à leur rôle de propriétaire d’esclaves que quand il y a
des discussions sur l’amélioration des conditions des travailleurs, ils commencent tout de suite,
comme nos propres propriétaires de serfs avant l’émancipation, à élaborer toutes sortes de plans
pour leurs esclaves; mais ils ne leurs vient jamais à l’esprit qu’ils n’ont aucun droit de disposer
des autres, et que s’ils souhaitent vraiment faire du bien aux autres, la seule chose qu’ils peuvent
et doivent faire c’est d’arrêter de faire le mal qu’ils font maintenant. Et le mal qu’ils font est très
bien défini et très clair. Ce n’est pas seulement qu’ils utilisent le travail d’esclave obligé, et ne
souhaite pas cesser de l’employer, mais qu’ils prennent aussi part à l’établissement et au maintien
de cette contrainte de travail.
Les travailleurs sont aussi si pervertis par leur esclavage forcé qu’il leur semble pour la plupart
que si leur position en est une mauvaise, c’est la faute des maîtres, qui les paient trop peu et
détiennent les moyens de production. Il ne leur vient pas en tête que leur mauvaise position
dépend entièrement d’eux-mêmes, et que s’ils souhaitent améliorer leur condition et celle de
leurs frères, et non seulement que chacun fasse le mieux qu’il peut pour lui-même, la grande
chose qu’ils doivent faire est qu’eux-mêmes cesse de faire du mal. Et le mal qu’ils font est que
désirant améliorer leur situation matérielle par les mêmes moyens qui les ont amenés à être
asservis (dans le but de satisfaire les habitudes qu’ils ont contractées), sacrifiant leur dignité et
leur liberté humaine, ils acceptent des emplois humiliant et immoraux ou produisent des articles
inutiles et nuisibles, et surtout, ils maintiennent les gouvernements, y prennent part en payant des
taxes et par service direct, et ainsi se rendent eux-mêmes esclaves.
Pour que l’état des choses puisse être amélioré, et les classes aisés et les travailleurs doivent
comprendre que l’amélioration ne peut pas être effectuée en sauvegardant ses propres intérêts.
Le service implique sacrifice, et, par conséquent, si les gens souhaitent réellement améliorer la
position de leur frères humains, et pas seulement la leurs, ils doivent être prêt non seulement à
changer le mode de vie auquel ils sont habitués, et perdre ces avantages qu’ils ont eus, mais ils
doivent aussi être prêt à une lutte intense, pas contre les gouvernements, mais contre eux-mêmes
et leurs familles, et être prêts à souffrir la persécution pour la non-exécution des demandes du
gouvernement.
Par conséquent, répondre à la question, Que devons-nous faire ? est très simple, et pas seulement
défini, mais toujours au plus haut degré applicable et praticable par chaque homme, même si ce
n’est pas ce qui est attendu par ceux qui, comme les gens de la classe aisée, sont fermement
convaincus qu’ils sont attitrés, pas pour se corriger eux-mêmes, (ils sont déjà bons), mais pour
enseigner et corriger les autres; et par ceux qui, comme les travailleurs, sont certains qu’ils ne
sont pas responsables (mais seulement les capitalistes) pour leur mauvaise position présente, et
pensent que les choses peuvent être replacées seulement en prenant des capitalistes les choses
qu’ils utilisent, et s’arranger pour que tous puissent utiliser ces commodités de la vie qui ne sont
utiliser maintenant que par les riches.

La réponse est très défini, applicable et praticable, car elle demande l’activité de cette personne
même sur laquelle chacun de nous a un pouvoir réel, légitime et incontestable – soi-même – et il
consiste en cela, que si un homme, qu’il soit esclave ou propriétaire d’esclaves, souhaite vraiment
améliorer non seulement sa propre position, mais la situation des gens en général, il ne doit pas
faire ces choses qui l’asservissent ainsi que ses frères.

Source :
http://fr.wikisource.org/wiki/L’Esclavage_de_notre_temps

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RÉSISTANCE71 – Le 4 octobre 2017
Une des raisons pour laquelle Tolstoï a souvent été crédité du titre “d’anarcho-chrétien” se trouve
dans ce court texte ci-dessous, publié en 1908. Les deux termes sont absolument antinomiques, mais
on peut concevoir une approche de la source chrétienne (la parole du personnage mythologique
appelé Jésus Christ) sous l’angle de Tolstoï. Cette minorité de chrétiens là au moins, ne mettent pas
le feu aux gens qui ne pensent pas comme eux… Ce qui est tout à leur honneur, mais ils sont si peu
nombreux.

S’affranchir et de la pseudo-religion et de la violence étatique


Léon Tolstoï
Extrait de “La loi de la violence et la loi de l’amour”, publié en 1908
La doctrine chrétienne dans son sens véritable, qui affirme que l’amour est la loi suprême, et
n’admet en aucun cas la violence, correspond si bien au cœur humain, donne une telle garantie
de liberté et de bonheur, si indépendant de tout désir, qu’on penserait qu’elle aurait été acceptée
à partir du moment où elle a été connue.

En fait, les hommes essaient de la réaliser progressivement, en dépit des efforts que fait l’Eglise
pour cacher son sens véritable. Malheureusement, quand le sens véritable de la doctrine
chrétienne a commencé à apparaître, la plus grande partie du monde chrétien était déjà tellement
accoutumée à voir la vérité dans ses formes extérieures qu’il n’était plus possible de percevoir le
sens exact de cette doctrine, ou son désaccord avec la situation existante. C’est la raison pour
laquelle ceux qui ont plus ou moins bien compris la doctrine chrétienne devraient s’affranchir non
seulement des formes mensongères du pseudo-christianisme, mais également de la croyance à la
nécessité d’un état social basé sur la fausse religion de l’Église.

C’est ainsi que les hommes d’aujourd’hui, qui ont rejeté les dogmes, les miracles, la sainteté de
la Bible, et d’autres articles de foi, sont incapables de se libérer de la fausse doctrine étatique qui,
grâce au pseudo-christianisme, voile la véritable doctrine.

D’un côté la grande masse des travailleurs continue à pratiquer le culte par tradition, à croire à
l’Église dans une certaine mesure et à croire aussi à un gouvernement étatique fondé sur la
religion officielle, si contraire au vrai christianisme. D’un autre côté, les classes soi-disant
éduquées ont pour la plupart abandonné la religion officielle depuis longtemps, et en
conséquence ne croient pas au christianisme, mais ils continuent à croire, aussi inconsciemment
que le peuple, à l’organisation étatique, qui a pour principe la violence, et qui a été établi par le
même christianisme d’Église auquel ils ne croient plus.

Ainsi, ni les uns ni les autres ne peuvent concevoir aucune autre organisation sociale que celle
qui est fondée sur la violence.

C’est vraiment cette foi inconsciente, cette superstition du monde chrétien, selon laquelle la
violence est le principe indispensable à toute organisation sociale, qui constitue le principal
obstacle à la doctrine chrétienne dans son sens véritable.

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https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_(Tolsto%C3%AF)

Publié par R71 ► https://resistance71.wordpress.com/


Version PDF par JBL1960 ► www.jbl1960blog.wordpress.com

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