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7 C’est aussi comme cela que le perçoit Jean-Marie Seillan, qui voit de surcroît dans la rapidité de l’enquête du
Gaulois la preuve d’un accord préalable entre le quotidien et le romancier réclamiste. Au-delà du cas particulier
de Prévost, l′année 1891 lui apparaît comme « celle d′une révolution médiologique douce » : « Ce que l′enquête
met à nu, et elle seule pouvait le faire avec cette franche brutalité, c′est la concurrence faite par la presse
nouvelle à la littérature à l′ancienne. » Voir Jean-Marie Seillan, « Enquête journalistique et poétique
romanesque : l′enquête sur le “roman romanesque” du Gaulois en mai 1891 », in Sylvie Triaire, Marie Blaise et
Marie-Ève Thérenty (sous la direction de), L’Interview d’écrivain – Figures bibliques d’autorité, Presses
Universitaires de la Méditerranée, 2014, pp. 205-223.
8 C’est, comme par hasard, à Alexandre Dumas fils que Marcel Prévost a dédié son nouveau roman, La
Confession d’un amant.
intervention dans le champ médiatique à une vulgaire tentative publicitaire visant à accroître
les ventes de sa production mercantile, sans le moindre rapport avec une littérature digne de
ce nom9. En situant son idéal romanesque dans la continuité d’Octave Feuillet, il rabat son
caquet en lui montrant que son modèle, bien loin d’ouvrir « des routes nouvelles », n’est en
réalité qu’une resucée d’un sentimentalisme bien vieillot, inodore et sans saveur, et ne fait
qu’emprunter des chemins souventes fois parcourus au fil des siècles. À la présomptueuse
affirmation, par Marcel Prévost, du renouvellement générique qu’il préconise et prétend
illustrer, Mirbeau oppose l’exemple de son jeune confrère J.-H. Rosny qui, lui, sans tambour
ni trompettes, a réellement ouvert des « routes nouvelles », qui a dépassé la stérile opposition
entre les « écoles » de Zola et de Bourget, et qui n’a garde de confondre « émotion humaine »
et sentimentalisme artificiel, « pensée » et « trucs démodés ».
Quelques jours plus tard, dans une lettre à Jules Huret où il entend atténuer certains
jugements et compléter son interview parue le 22 avril, en vue de la publication en volume de
son Enquête sur l’évolution littéraire, il renouvellera sa virulente critique du réclamisme et du
mercantilisme de Marcel Prévost : « Oui, mon cher ami, l’art doit être socialiste, s’il veut être
grand. Car, qu’est-ce que cela nous fait les petites histoires d’amour de M. Marcel Prévost, et
ses petites combinaisons ? Ce n’est plus rien, c’est de la marchandise, comme des balles de
coton, des caques de harengs ; encore ces marchandises-là sont utiles, et celles de M. Marcel
Prévost ne sont utiles à rien, puisqu’elles n’évoquent aucune beauté, aucune pensée, aucune
lueur10. »
Bien sûr, on peut considérer que, ce faisant, Mirbeau esquive la difficulté de définir
théoriquement le type de roman dont il rêve (mais la théorie n’est pas du tout son fait), ne
répond pas positivement à la question de « l’évolution du roman contemporain » et refuse de
se situer, ostensiblement et médiatiquement, dans le champ de la littérature, entre les
différentes « écoles » qui s’affrontent dans ce qu’on a appelé la « bataille littéraire11 ». Mais
en réalité, il sait pertinemment que le terme de « romanesque » est dangereusement
polysémique – « flou et polémique », comme le note Nathalie Piégay-Gros12 – et qu’il sert à
camoufler, sous des dehors avenants, des camelotes littéraires qui le dégoûtent et une
idéologie rétrograde qui le révulse. Pour lui, la meilleure manière de poursuivre son combat, à
la fois éthique et esthétique, c’est encore de manifester le plus cinglant des mépris 13 et de
démystifier au vitriol les présomptueuses assertions du jeune romancier mondain et idéaliste.
Avec lequel, néanmoins, il finira par se réconcilier, quand il le retrouvera, en août 1899, au
procès d’Alfred Dreyfus à Rennes : l’engagement éthique d’écrivains jadis combattus, tels
que Zola et Prévost, suffira alors à lui faire oublier ses acerbes critiques d’ordre littéraire.
Pierre MICHEL
* * *
LE ROMAN ROMANESQUE
M. Octave Mirbeau
9 Par la suite, c’est Paul Bourget qui deviendra, à ses yeux, le symbole de l’industrialisme littéraire, avec son
exploitation éhontée de « l’adultère chrétien », qui excite la verve assassine de notre polémiste. Voir surtout la
série « Chez l’Illustre Écrivain », qui paraîtra à l’automne 1897 dans Le Journal.
10 Octave Mirbeau, Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2004, tome II, p. 409 ; Jules Hure,t, Enquête
sur l’évolution littéraire, Charpentier, 1891, p. 436.
11 L’expression de « bataille littéraire » a été empruntée à Philippe Gille, critique littéraire au Figaro, par Alain
Pagès, pour intituler son étude parue chez Séguier en 1989.
12 Nathalie Piégay-Gros, « Romanesque : l’enquête de 1891 », Acta Fabula, vol. 6, n° 3, Automne 2005
(http://www.fabula.org/revue/document1101.php).
13 Ne pas même lire cette production littéraire est la forme suprême de ce mépris.
– Le roman romanesque ?
Mais M. Marcel. Prévost a trouvé là, il me semble, quelque chose de tout à fait
nouveau un moyen de lançage de livre très ingénieux et qui devra lui valoir l'admiration des
éditeurs. Comme réclamiste14, M. Marcel Prévost me parait avoir enfoncé les maîtres du
genre, et ça n'était pas facile. Sa supériorité, à ce point de vue, est incontestable. Ce petit
manifeste peut éveiller la curiosité de Vaissier frères15 et l'envie de notre grand Géraudel16,
mais il ne regarde nullement la littérature. Ce qu'on en peut dire, c'est qu'il est probable que
M. Marcel Prévost vendra fort bien ses pastilles et débitera de même ses savons, car il a le
sens du queldentisme17. Ça vaut mieux que le talent.
Je ne connais pas les œuvres de M. Marcel Prévost18, j'aurais donc mauvaise grâce à en
parler. L'esthétique qu'il prône et l'idéal qu'il recommande ne me donnent pas du tout le goût
de les connaître. Dans cet ordre d'idées, George Sand et Octave Feuillet me suffisent, et je
doute que M. Marcel Prévost les fasse oublier. Et puis, si j'osais, je donnerais à M. Marcel
Prévost le conseil suivant. Qu'il lise le dernier roman de M. Rosny, l'admirable Daniel
Valgraive19, il verra comment, sans romanesque, on peut atteindre à la toute beauté du livre,
qui est faite non de trucs démodes et de combinaisons vulgaires, mais d'émotion humaine et
de pensée. Et c'est fort heureux, que les Daniel Valgraive viennent de temps en temps sauver
l'honneur du roman, compromis par les Chonchettes, les Chinchinettes et les
Chonchonnettes20.
Le Gaulois, 21 mai 1891
14 Dans son interview parue le 14 mai, Zola formulait le même diagnostic et notait, précautionneusement, que
Prévost « tirait un peu la couverture à lui ».
15 Victor Vaissier (1851-1923) était un industriel du savon originaire de Roubaix et qui se prétendait prince du
Congo. En 1883, il a rebaptisé l’entreprise familiale en Savonnerie du Congo et a recouru à une intense publicité
pour écouler ses cosmétiques. En 1892, il s’est fait construire, à Tourcoing, un château de style vaguement
oriental, parfois nommé Palais du Congo, et qui sera démoli en 1929.
16 Auguste-Arthur Géraudel (1841-1906) était un pharmacien lorrain, de Sainte-Ménehould, qui avait acquis
une grande célébrité grâce à des pastilles promues efficacement par une publicité à grande échelle.
17 Il s’agit d’un néologisme, constitué à partir du mot « dentisme » qui, dans le langage de l’odontologie,
désigne l’enchâssement d’une pierre dans une dent, ou le remplacement d’une dent naturelle par une dent
artificielle, en or par exemple, histoire d’affirmer sa différence et de se faire avantageusement remarquer.
18 Il est tout à fait possible que Mirbeau n’ait effectivement pas lu les premiers romans de Prévost. Mais il n’est
tout de même pas exclu qu’il les ait parcourus, ne serait-ce que pour s’en faire une idée, et qu’il n’affecte son
ignorance de ce type de littérature que pour mieux afficher son mépris. Toujours est-il que le catalogue de la
vente de sa bibliothèque, en 1919, ne signale pas de livres de Marcel Prévost. Mais cela ne prouve pas grand-
chose, dans la mesure où seuls sont alors mis en vente les beaux volumes, bien reliés et/ou dûment dédicacés.
19 Roman de J.-H. Rosny, qui vient de paraître chez Lemerre. Le personnage éponyme souhaite que son
meilleur ami, Hugues, prenne sa place, après sa mort, auprès de sa femme Clotilde, dont il le sait amoureux.
20 Allusion ironique à un roman de Marcel Prévost paru chez Lemerre en 1888, Chonchette. L’héroïne éponyme
a bien une amie très intime au couvent, mais ses fiançailles la font revenir dans le droit chemin.
Le Gaulois, 21 mai 1891