La question, qui est désormais célèbre, “Qu’est-ce que la
litt littér érat atur ure? e?”, ”, vous vous save savezz qu’e qu’ell llee est est asso associ ciée ée pour pour nous nous à l’exercice même de la littérature, comme si cette question n’était pas posée posée après après coup coup par une une tierce person personne ne s’interrogean s’interrogeantt sur un objet étrange et qui lui serait extérieur, mais comme si elle avait son lieu d’origine exactement dans la littérature, comme si poser la question “Qu’est-ce que la littérature?” ne faisait qu’une seule et même chose avec l’acte même d’écrire. “Qu’est-ce que la littérature?”, ce n’est pas du tout une question de critique, ce n’est pas du tout une question d’historien, de sociologue, s’interrogeant devant un certain fait de langage. C’est en quelque sorte un creux qui est ouvert dans la littérature, un creux où elle aurait à se loger et probablement probablement à recueillir tout son être. Il y a cependant un paradoxe, en tout cas une difficulté. Je viens de dire que la littérature se loge dans la question “Qu’est-ce que que la litté littérat rature ure?”. ?”. Mais, Mais, aprè aprèss tout tout,, cette cette ques questio tion n est est fort fort récente; elle elle est à peine peine plus plus ancienne ancienne que nous. En somme, somme, la question question “Qu’est-ce “Qu’est-ce que la littérature?”, on peut peut dire en gros que c’est c’est depuis depuis cet événem événement ent qu’a été l’œuvre l’œuvre de Mallarm Mallarméé qu’elle est venue jusqu’à nous et qu’elle a pu se formuler. Alors que que la litt littér érat atur ure, e, elle elle,, n’a n’a pas pas d’âg d’âge, e, elle elle n’a n’a pas pas plus plus de chronologie ou d’état civil que le langage humain lui-même. [1]
La question, qui est désormais célèbre, “Qu’est-ce que la
litt littér érat atur ure? e?”, ”, vous vous save savezz qu’e qu’ell llee est est asso associ ciée ée pour pour nous nous à l’exercice même de la littérature, comme si cette question n’était pas posée posée après après coup coup par une une tierce person personne ne s’interrogean s’interrogeantt sur un objet étrange et qui lui serait extérieur, mais comme si elle avait son lieu d’origine exactement dans la littérature, comme si poser la question “Qu’est-ce que la littérature?” ne faisait qu’une seule et même chose avec l’acte même d’écrire. “Qu’est-ce que la littérature?”, ce n’est pas du tout une question de critique, ce n’est pas du tout une question d’historien, de sociologue, s’interrogeant devant un certain fait de langage. C’est en quelque sorte un creux qui est ouvert dans la littérature, un creux où elle aurait à se loger et probablement probablement à recueillir tout son être. Il y a cependant un paradoxe, en tout cas une difficulté. Je viens de dire que la littérature se loge dans la question “Qu’est-ce que que la litté littérat rature ure?”. ?”. Mais, Mais, aprè aprèss tout tout,, cette cette ques questio tion n est est fort fort récente; elle elle est à peine peine plus plus ancienne ancienne que nous. En somme, somme, la question question “Qu’est-ce “Qu’est-ce que la littérature?”, on peut peut dire en gros que c’est c’est depuis depuis cet événem événement ent qu’a été l’œuvre l’œuvre de Mallarm Mallarméé qu’elle est venue jusqu’à nous et qu’elle a pu se formuler. Alors que que la litt littér érat atur ure, e, elle elle,, n’a n’a pas pas d’âg d’âge, e, elle elle n’a n’a pas pas plus plus de chronologie ou d’état civil que le langage humain lui-même. Cependant je ne suis pas sûr que la littérature elle-même soit aussi ancienne qu’on a l’habitude de le dire. Bien sûr il y a des millénaires que quelque chose existe, que rétrospectivement nous avons l’habitude d’appeler «la littérature». Je crois que c’est cela justement qu’il faudrait questionner. Il n’est pas si sûr que Dante ou Cervantès ou Euripide, ça soit de la littérature. Ils appartiennent bien sûr à la littérature, cela vaut dire qu’ils font partie actuellement actuellement de notre littérature actuelle, et ils font partie de la littérature grâce à un certain rapport qui ne concerne en fait que nous. Ils font partie de notre littérature, ils ne font pas partie de la leur, pour l’excellente raison que la littérature grecq grecque ue,, ça n’exis n’existe te pas, pas, la littér littératu ature re latine latine ça n’exis n’existe te pas. pas. Autrement dit, si le rapport de l’œuvre d’Euripide à notre langage est bien littérature, le rapport de cette même œuvre au langage grec n’était certainement pas de la littérature. C’est pourquoi je voudrais distinguer bien clairement trois choses. D’abord il y a le langage. Le langage c’est, vous le savez, le murmure de tout ce qui est prononcé, et puis c’est en même temps ce système transparent qui fait que, quand nous parlons, nous sommes compris, bref, le langage c’est à la fois tout le fait des paroles accumulées dans l’histoire, et puis le système même de la langue. Voilà donc d’un côté le langage. langage. D’un autre côté il y a les œuvres, disons qu’il y a cette chose étrange à l’intérieur du langage, cette configuration de langage qui s’arrête sur soi, qui s’immobilise, qui constitue un espace qui lui est propre, et qui retient dans cet espace l’écoulement du murmure, qui épaissit la transparence des signes et des mots, et qui dresse ainsi un certain volume opaque, probablement énigmatique, et c’est cela en somme qui constitue une œuvre. Et puis il y a un troisième terme, qui n’est exactement ni l’œuvre ni le langage, ce troisième terme c’est la littérature. La littérature ce n’est pas la forme générale de toute œuvre de langage, ce n’est pas non plus le lieu universel où se situe l’œuvre de langage. C’est en quelque sorte un troisième terme, le sommet d’un triangle, par lequel passe le rapport du langage à l’œuvre et de l’œuvre au langage. Je crois que c’est un rapport de ce genre qui est désigné par le mot «littérature» dans son acception classique, littérature au XVIIe siècle qui voulait tout simplement désigner la familiarité de quelqu’un au moment même où il utilisait le langage courant, la familiarité qu’il pouvait avoir avec les œuvres de langage, l’usage, la fréquentation par laquelle il récupérait au niveau de son langage quotidien ce qui était en soi et pour soi une œuvre. Ce rapport qui constituait la littérature à l’époque classique n’était à cette époque-là qu’une affaire de mémoire, de familiarité, de savoir, c’était une affaire d’accueil. Or ce rapport entre le langage et l’œuvre, ce rapport qui passe par la littérature a cessé à partir d’un certain moment d’être un rapport purement passif de savoir et de mémoire, il est devenu un rapport actif, pratique, par là même un rapport obscur et profond entre l’œuvre [2] au moment où elle se fait et le langage lui-même. Dans l’ordre de la chronologie, le moment où la littérature est devenue le troisième terme actif dans le triangle qui se constitue ainsi, ce moment c’est évidemment au début du XIXe siècle, ou à la fin du XVIII e, au voisinage de Chateaubriand, de Mme Staël, de Laharpe, au détour du XVIII e siècle, au moment où le XVIIIe siècle se détourne de nous, referme sur soi et emporte avec soi quelque chose qui nous est dérobé maintenant, mais qui demeure à penser sans doute si nous voulons penser ce que c’est que la littérature. On a l’habitude de dire que la conscience critique, l’inquiétude réfléchissante sur ce que c’est que la littérature s’est introduite très tard, en quelque sorte dans la raréfaction, dans le tarissement de l’œuvre au moment où, pour des raisons purement historiques, la littérature n’a plus été capable de se donner d’autre objet qu’elle-même. A vrai dire il me semble que le rapport de la littérature à soi, la question sur ce qu’elle est faisait dès l’origine partie de sa triangulation de naissance. La littérature n’est pas le fait pour un langage de se transformer en œuvre, ce n’est pas non plus le fait pour une œuvre d’être fabriquée avec du langage, la littérature, c’est un troisième point, différent du langage et différent de l’œuvre, un troisième point qui est extérieur à leur ligne droite et qui par là même dessine un espace vide, une blancheur essentielle où naît la question “Qu’est-ce que la littérature?”, une blancheur essentielle qui à vrai dire est cette question même. Celle-ci par conséquent, cette question ne se superpose pas à la littérature, elle ne s’ajoute pas par une conscience critique supplémentaire à la littérature, elle est l’être même de la littérature, originairement écartelé et fracturé. A vrai dire je n’ai pas le projet de vous parler de quoi que ce soit, ni de l’œuvre, ni de la littérature, ni du langage. Mais je voudrais placer en quelque sorte mon langage, qui malheureusement n’est ni œuvre ni littérature, je voudrais le placer dans cette distance, dans cet écart, dans ce triangle, dans cette dispersion d’origine où l’œuvre, la littérature et le langage s’éblouissent les uns les autres, je veux dire s’illuminent et s’aveuglent les uns les autres, pour que peut-être, grâce à cela, quelque chose de leur être sournoisement vienne jusqu’à nous. Peut-être serez-vous un peu choqués et déçus du peu que j’ai à vous dire. Mais ce peu j’aimerais beaucoup que vous y prêtiez attention, car je voudrais que parvienne jusqu’à vous ce creux du langage qui ne cesse de creuser la littérature depuis qu’il existe, c’est-à-dire depuis le XIXe siècle. Je voudrais que vous apparaisse au moins la nécessité de vous débarrasser d’une idée toute faite, d’une idée que cette littérature précisément s’est faite d’elle- même, et cette idée c’est celle-ci, que la littérature est un langage, un texte fait des mots, de mots comme les autres, mais des mots qui sont suffisamment et tellement choisis et arrangés que, à travers ces mots passe quelque chose qui est un ineffable. Il me semble que c’est tout le contraire, que la littérature n’est pas faite du tout d’un ineffable, elle est faite d’un non- ineffable, de quelque chose que l’on pourrait par conséquent appeler, au sens strict et originaire du terme, fable. Elle est donc faite d’une fable, de quelque chose qui est à dire et qui peut être dit, mais cette fable est dite dans un langage qui est absence, qui est meurtre, qui est dédoublement, qui est simulacre, grâce à quoi il me semble qu’un discours sur la littérature est possible, un discours qui serait autre chose que ces allusions dont on nous a rebattu les oreilles depuis maintenant des centaines d’années, ces allusions au silence, au secret, à l’indicible, aux modulations du cœur, finalement à tous ces prestiges de l’individualité où la critique, jusqu’à ces derniers temps, avait abrité son inconsistance. La première constatation est que la littérature ce n’est pas ce fait brut de langage, qui se laisse peu à peu pénétrer par la question subtile, secondaire, de son essence et de son droit à l’existence. La littérature en elle-même c’est une distance creusée à l’intérieur du langage, une distance qui est sans cesse parcourue et qui n’est jamais réellement franchie, enfin la littérature c’est une sorte de langage qui oscille sur lui-même, une sorte de vibration sur place. Encore ces mots d’oscillation et de vibration sont insuffisants et assez mal ajustés, parce qu’ils laissent supposer qu’il y a deux pôles, que la littérature, elle est à la fois de la littérature et puis tout de même du langage, et qu’il y aurait entre la littérature et le langage comme une hésitation. En fait, le rapport à la littérature est pris tout entier dans l’épaisseur absolument immobile, sans mouvement, de l’œuvre, et en même temps ce rapport est ce par quoi l’œuvre et la littérature s’esquivent l’une dans l’autre. Car l’œuvre, en un sens, quand est-ce qu’elle est littérature? Le paradoxe de l’œuvre, c’est précisément cela, qu’elle n’est littérature qu’à l’instant même de son commencement, [3] dès sa première phrase, dès la page blanche, et, à vrai dire, elle n’est réellement littérature que tant que la page reste blanche, tant que sur cette surface rien encore n’a été écrit, ce qui fait que la littérature, que ce langage qui est là écrit sur un livre, ce qui fait qu’il est de la littérature, qu’est-ce que c’est? C’est cette espèce de rituel préalable qui trace aux mots leur espace de consécration. Et par conséquent, dès que cette page blanche commence à être emplie, dès que les mots commencent à se transcrire sur cette surface qui est encore vierge, à ce moment là, chaque mot est en quelque sorte absolument décevant par rapport à la littérature. En fait, dès qu’un mot est écrit sur la page blanche, qui doit être la page de littérature, à partir de ce moment là ce n’est déjà plus de la littérature, c’est-à-dire que chaque mot réel est en quelque sorte une transgression, qui fait par rapport à l’essence pure, blanche, vide, sacrée de la littérature une transgression, qui fait de toute [l’] œuvre non pas du tout l’accomplissement de la littérature, mais sa rupture, sa chute, son effraction. C’est une effraction que tout mot, sans statut ni prestige littéraire, c’est une effraction que tout mot prosaïque ou quotidien, mais c’est une effraction également que tout mot dès qu’il est écrit. “Longtemps je me suis couché tôt”. C’est la première phrase de La Recherche du Temps Perdu. C’est bien en un sens une entrée dans la littérature, mais il est évident qu’il n’y a pas un seul de ces mots qui appartienne à la littérature; c’est une entrée dans la littérature non pas parce que cette phrase serait l’entrée en scène d’un langage tout armé des signes, du blason et des marques de la littérature, mais tout simplement parce que c’est l’irruption d’un langage tout court sur une page blanche, c’est l’irruption du langage sans signe ni armes, au seuil même de quelque chose que l’on ne verra jamais en chair, ces mots qui nous conduisent jusqu’au seuil d’une perpétuelle absence, qui sera la littérature. Il est d’ailleurs caractéristique que la littérature depuis qu’elle existe, la littérature depuis le XIXe siècle, depuis qu’elle a offert à la culture occidentale cette figure étrange sur laquelle nous nous interrogeons, il est caractéristique que la littérature se soit toujours donnée une certaine tâche, et que cette tâche, ce soit précisément l’assassinat de la littérature. A partir du XIXe siècle, il ne s’agit plus du tout, entre les œuvres qui se succèdent, de ce rapport contesté, réversible, lui-même d’ailleurs fort intriguant, qui est le rapport de l’ancien au nouveau, et sur lequel toute la littérature classique s’est interrogé. Le rapport de succession qui apparaît à partir du XIXe siècle, c’est un rapport en quelque sorte beaucoup plus matinal, qui serait à la fois rapport d’achèvement de la littérature et de meurtre initial de la littérature. Baudelaire n’est pas au romantisme, Mallarmé n’est pas à Baudelaire, le surréalisme n’est pas à Mallarmé ce que Racine fut à Corneille, ou ce que Beaumarchais fut à Marivaux. En réalité, l’historicité qui apparaît au XIX e siècle dans le domaine de la littérature est une historicité d’un type tout à fait spécial et qu’on ne peut en aucun sens assimiler à celle qui a assuré la continuité ou la discontinuité de la littérature jusqu’au XVIIIe siècle. L’historicité de la littérature au XIXe siècle ne passe pas par le refus des autres œuvres, ou le recul, ou leur accueil, l’historicité de la littérature au XIXe siècle passe obligatoirement par le refus de la littérature elle-même, et ce refus de la littérature, il faut le prendre dans tout l’écheveau très complexe de ses négations, chaque acte littéraire nouveau, que ce soit celui de Baudelaire, de Mallarmé, des surréalistes, peu importe, implique au moins je crois quatre négations, quatre refus, quatre tentatives d’assassinat, refuser d’abord la littérature des autres, deuxièmement refuser aux autres le droit même à faire de la littérature, contester que les œuvres des autres soient de la littérature, troisièmement se refuser à soi-même, se contester à soi-même le droit de faire de la littérature, et enfin, quatrièmement, refuser de faire ou de dire autre chose dans l’usage du langage littéraire que le meurtre systématique, accompli, de la littérature. Donc on peut dire, je crois, qu’à partir du XIX e siècle tout acte littéraire se donne et prend conscience de lui-même comme une transgression de cette essence pure et inaccessible que serait la littérature. Et pourtant, en un autre sens, chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur cette fameuse page blanche à propos de laquelle nous nous interrogeons, chaque mot pourtant fait signe. Il fait signe à quelque chose car il n’est pas comme un mot normal, comme un mot ordinaire. Il fait signe à quelque chose qui est la littérature, chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur cette page blanche de l’œuvre, est une sorte de clignotant [4] qui cligne vers quelque chose que nous appelons la littérature. Car, à dire vrai, rien, dans une œuvre de langage, n’est semblable à ce qui se dit quotidiennement. Rien n’est du vrai langage, je vous mets au défi de trouver un seul passage d’une œuvre quelconque que l’on puisse dire emprunté réellement à la réalité du langage quotidien. Et quelque fois je sais bien que cela se produit, je sais bien qu’un certain nombre de gens ont prélevé précisément des dialogues réels, quelque fois même enregistrés au magnétophone, comme Butor vient de faire pour sa description de San Marco, où il a collé sur la description même de la cathédrale en quelque sorte les bandes magnétiques qui ont été effectivement prélevées sur le dialogue des gens qui visitaient la cathédrale et faisaient les commentaires dont les uns concernaient la cathédrale elle-même, et dont les autres concernaient la qualité des ice-creams que l’on peut manger sur la place. Mais l’existence d’un langage réel ainsi prélevé et introduit dans l’œuvre littéraire, quand cela se produit, ce n’est pas plus qu’un papier collé dans un tableau cubiste. Le papier collé, dans un tableau cubiste, il n’est pas là pour faire «vrai», il est là au contraire pour trouer en quelque sorte l’espace du tableau, et c’est de la même façon que le langage vrai, quand il est introduit réellement dans une œuvre littéraire, est placé là pour trouer l’espace du langage, pour lui donner en quelque sorte une dimension sagittale qui, en fait, ne lui appartiendrait pas naturellement. Si bien que l’œuvre n’existe que parce que cette littérature est en même temps conjurée et profanée, cette littérature qui pourtant soutient chacun de ces mots et dès le premier. On peut donc dire, si vous voulez, qu’au total, l’œuvre comme irruption disparaît et se dissout dans le murmure qu’est le ressassement de la littérature, il n’y a pas d’œuvre qui ne devienne par là un fragment de littérature, un morceau qui n’existe que parce qu’il existe autour d’elle, en avant et en arrière, quelque chose comme la continuité de la littérature. Il me semble que ces deux aspects, de la profanation et puis de ce signe perpétuellement renouvelé de chaque mot vers la littérature, il me semble que ceci permettrait d’esquisser en quelque sorte deux figures exemplaires et paradigmatiques de ce qu’est la littérature, deux figures étrangères et qui peut-être pourtant s’appartiennent. L’une, ça serait la figure de la transgression, ça serait la figure de la parole transgressive, et l’autre au contraire serait la figure de tous ces mots qui pointent et font signe vers la littérature, d’un côté donc la parole de transgression, et d’un autre côté ce que j’appellerais le ressassement de la bibliothèque. L’une, c’est la figure de l’interdit, du langage à la limite, c’est la figure de l’écrivain enfermé, l’autre au contraire, c’est l’espace des livres qui s’accumulent, qui s’adossent les uns aux autres, et dont chacun n’a que l’existence crénelée qui le découpe et le répète à l’infini sur le ciel de tous les livres possibles. Il est évident que Sade a articulé le premier, à la fin du XVIIIe siècle, la parole de transgression; on peut même dire que son œuvre, c’est le point qui à la fois recueille et rend possible toute parole de transgression. L’œuvre de Sade, il n’y a aucun doute, c’est le seuil historique de la littérature. En un sens, vous savez que l’œuvre de Sade c’est un gigantesque pastiche. Il n’y a pas une seule phrase de Sade qui ne soit entièrement tournée vers quelque chose qui a été dit avant lui, par les philosophes du XVIIIe siècle, par Rousseau, il n’y a pas un seul épisode, pas une de ses seules scènes, insupportables, que Sade raconte qui ne soit en réalité le pastiche dérisoire, complètement profanateur, d’une scène d’un roman du XVIII e siècle – il suffit d’ailleurs de suivre le nom des personnages, et on retrouve exactement de qui Sade a voulu faire le pastiche profanateur. C’est-à-dire que l’œuvre de Sade a la prétention, elle a eu la prétention d’être l’effacement de toute la philosophie, de toute la littérature, de tout le langage qui a pu lui être antérieur, et l’effacement de toute cette littérature dans la transgression d’une parole qui profanerait la page redevenue ainsi blanche. Quant à la nomination sans réticence, quant aux mouvements qui parcouront méticuleusement tous les possibles dans les fameuses scènes érotiques de Sade, ce n’est pas autre chose qu’une œuvre réduit à la seule parole de transgression, une œuvre qui en un sens efface toute parole jamais écrite, et par là même ouvre un espace vide, où la littérature moderne va avoir son lieu; je crois que Sade, c’est le paradigme même de la littérature. [5] Et cette figure de Sade, qui est celle de la parole de transgression, elle a son double dans la figure du livre qui se maintient dans son éternité, elle a son double, son opposé dans la bibliothèque, c’est-à-dire dans l’existence horizontale de la littérature, cette existence qui n’est, à vrai dire, pas simple, qui n’est pas univoque, mais dont, je crois, le paradigme jumeau serait Chateaubriand. Il n’y a absolument aucun doute que la contemporanéité de Sade et de Chateaubriand n’est pas un hasard dans la littérature. D’entrée de jeu, l’œuvre de Chateaubriand, dès sa première ligne, veut être un livre, elle veut se maintenir à ce niveau d’un murmure continu de la littérature, elle veut se transposer aussitôt dans cette espèce d’éternité poussiéreuse qu’est celle de la bibliothèque absolue. Tout de suite elle vise à rejoindre l’être solide de la littérature, faisant ainsi reculer dans une sorte de préhistoire tout ce qui a pu être dit ou écrit avant lui, Chateaubriand. Si bien que, à quelques années près, on peut dire, je crois, que Chateaubriand et Sade constituent les deux seuils de la littérature contemporaine. Attala et La Nouvelle Justine ont vu le jour à peu près en même temps, bien sûr ce serait un jeu facile de les rapprocher ou de les opposer, mais ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est le système même de leur appartenance, c’est le pli en quoi naît en ce moment, à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe siècle, dans de telles œuvres, dans de telles existences, l’expérience moderne de la littérature. Cette expérience, je crois qu’elle n’est pas dissociable de la transgression et de la mort, elle n’est pas dissociable de cette transgression dont Sade a fait toute sa vie et dont il a payé d’ailleurs ce prix de liberté que vous savez. Quant à la mort, vous savez également qu’elle a hanté Chateaubriand dès le moment où il a commencé à écrire, il était évident pour lui que la parole qu’il écrivait n’avait de sens que dans la mesure où il était en quelque sorte déjà mort, dans la mesure où cette parole flottait au-delà de sa vie et au-delà de son existence. Il me semble que cette transgression et ce passage par delà la mort représentent deux grandes catégories de la littérature contemporaine, on pourrait dire si vous voulez que dans la littérature, dans cette forme de langage qui existe depuis le XIX e siècle, il n’y a que deux sujets réels, deux sujets parlant dans la littérature, c’est Œdipe pour la transgression, c’est Orphée pour la mort, et il n’y a que deux figures dont on parle, et auxquelles en même temps, à mi-voix, et comme de biais, on s’adresse, ces deux figures, c’est la figure de Jocaste profané, c’est la figure d’Eurydice perdue et retrouvée. Il me semble que ces deux catégories, donc, de la transgression et de la mort, si vous voulez, de l’interdit et de la bibliothèque, distribuent à peu près ce qu’on pourrait appeler l’espace propre de la littérature. C’est en tout cas en ce lieu que quelque chose comme la littérature nous vient. Il est important de se rendre compte que la littérature, l’œuvre littéraire, ne vient pas d’une sorte de blancheur d’avant le langage, mais justement du ressassement de la bibliothèque, de l’impureté déjà meurtrière du mot, et c’est à partir de ce moment là que le langage réellement nous fait signe et fait signe en même temps vers la littérature. L’œuvre fait signe à la littérature, cela veut dire quoi? Cela veut dire que l’œuvre appelle la littérature, qu’elle lui donne des gages, qu’elle s’impose à elle-même un certain nombre de marques qui prouvent à elle-même et aux autres qu’elle est bien de la littérature. Ces signes, réels, par lesquels chaque mot, chaque phrase indiquent qu’ils appartiennent à la littérature, c’est ce que la critique récente, depuis Roland Barthes, appelle l’écriture. Cette écriture fait de toute œuvre, en quelque sorte, une petite représentation, comme un modèle concret de la littérature. Elle détient l’essence de la littérature, mais elle en donne en même temps l’image visible, réelle. En ce sens on peut dire que toute œuvre dit non seulement ce qu’elle dit, ce qu’elle raconte, son histoire, sa fable, mais, de plus, elle dit ce qu’est la littérature. Seulement elle ne le dit pas en deux temps, un temps pour le contenu et un temps pour la rhétorique; elle le dit dans une unité. Cette unité, elle est signalée précisément par le fait que la rhétorique, à la fin du XVIII e siècle, a disparu. La rhétorique a disparu, ça veut dire que la littérature est chargée, à partir de cette disparition, de définir elle-même les signes et les jeux par lesquels elle va être, précisément, littérature. On peut donc dire, si vous voulez, que la littérature, telle qu’elle existe depuis la disparition de la rhétorique, n’aura pas pour tâche de raconter quelque chose, puis d’ajouter les signes manifestes et visibles que c’est de la littérature, les signes de la rhétorique, [6] elle va être obligée d’avoir un langage unique, et pourtant un langage fourchu, un langage dédoublé, puisque, tout en disant une histoire, tout en racontant quelque chose, elle devra à chaque instant montrer et rendre visible ce qu’est la littérature, ce qu’est le langage de la littérature, puisque la rhétorique a disparu, qui était autrefois chargée de dire ce que devait être un beau langage. On peut donc dire que la littérature, c’est un langage qui est à la fois unique et soumis à la loi du double; il se passe pour la littérature ce qui se passait pour Le Double, chez Dostoïevski, cette distance déjà donnée dans la brume et dans le soir, cette autre figure par laquelle on ne cesse, au détour des rues, d’être doublé et qui pourtant vient aussi bien à la rencontre du promeneur, et ceci jusqu’à la panique, qui fait reconnaître au moment où on se trouve juste en face de lui, le double. C’est un jeu semblable qui se produit entre l’œuvre et la littérature, l’œuvre va sans cesse au devant de la littérature, la littérature est cette espèce de double qui se promène devant l’œuvre, l’œuvre ne la reconnaît jamais, la croise pourtant sans arrêt, mais, justement, il manque toujours ce moment de panique que l’on trouve chez Dostoïevski. Dans la littérature, il n’y a jamais rencontre absolue entre l’œuvre réelle et la littérature en chair et en os. L’œuvre ne rencontre jamais son double enfin donné, et, dans cette mesure, l’œuvre est cette distance, cette distance qu’il y a entre le langage et la littérature, c’est cette espèce d’espace de dédoublement, cet espace du miroir, ce qu’on pourrait appeler le simulacre. Il me semble que la littérature, l’être même de la littérature, si on l’interroge sur ce qu’il est, sur son être même, ne pourrait répondre qu’une chose, c’est qu’il n’y a pas d’être de la littérature, il y a simplement un simulacre, un simulacre qui est tout l’être de la littérature. Il me semble que l’œuvre de Proust nous montrerait très bien en quoi et comment la littérature est simulacre. La Recherche du Temps Perdu, on le sait, c’est le récit d’un cheminement qui ne va pas de la vie de Proust jusqu’à l’œuvre de Proust, mais qui va du moment où la vie de Proust, la vie réelle, sa vie mondaine, etc., se suspend, s’interrompt, se ferme sur elle- même, et où dans la mesure même où la vie se replie sur soi, l’œuvre va pouvoir s’inaugurer et ouvrir son propre espace. Mais cette vie de Proust, cette vie réelle, elle n’est jamais racontée dans l’œuvre. Et, d’un autre côté, cette œuvre pour laquelle il a suspendu sa vie et décidé d’interrompre sa vie mondaine, cette œuvre, elle n’est jamais donné non plus, puisque Proust raconte comment, précisément, il va arriver à cette œuvre qui devrait commencer à la dernière ligne du livre, mais qui n’est, en réalité, jamais donnée dans son corps propre. Si bien que, dans La Recherche du Temps Perdu, le mot «perdu» a au moins trois significations. D’une part, cela veut dire que le temps de la vie apparaît maintenant comme refermé, lointain, irrécupérable, perdu. En revanche, deuxièmement, le temps de l’œuvre, qui précisément n’a plus le temps d’être faite, puisque quand le texte réellement écrit s’achève, l’œuvre n’est pas encore là, le temps de l’œuvre qui n’a pas pu arriver à se faire place dans ce récit qui devait raconter la genèse de l’œuvre, ce temps de l’œuvre a été en quelque sorte gaspillé à l’avance, non seulement par la vie, mais par le récit que Proust fait de la manière dont il va écrire son œuvre. Et puis, finalement, ce temps sans feu ni lieu, ce temps sans date ni chronologie, qui flotte en pleine dérive, comme perdu entre le langage étouffé de tous les jours, et celui, scintillant, de l’œuvre enfin illuminée, ce temps, c’est celui que nous voyons dans l’œuvre même de Proust, que nous voyons apparaître par fragments, que nous voyons apparaître à la dérive, sans chronologie réelle, c’est un temps qui est perdu et qui ne peut être retrouvé que comme des morceaux d’or, par fragments. Si bien que l’œuvre, chez Proust, l’œuvre n’est jamais elle-même donnée dans la littérature, elle n’est rien d’autre, l’œuvre réelle de Proust, que le projet de faire une œuvre, le projet de faire de la littérature, mais, sans cesse, l’œuvre réelle est retenue au seuil de la littérature. Au moment où le langage réel, qui raconte cette venue de la littérature, va se taire, pour que, enfin, l’œuvre puisse apparaître, dans sa parole souveraine, inévitable, à ce moment là, l’œuvre s’achève, le temps est terminé, si bien qu’on peut dire qu’en un quatrième [7] sens, le temps a été perdu au moment même où il est retrouvé. Vous voyez que dans une œuvre comme celle de Proust, on ne peut pas dire qu’il y a un seul moment qui soit réellement l’œuvre, on ne peut pas dire qu’il y a un seul moment qui soit réellement la littérature. En fait, tout le langage réel de Proust, tout ce langage que nous lisons maintenant, et que nous, nous appelons son œuvre, et dont nous disons que c’est la littérature, en fait, si on se demande ce que c’est, non pas pour nous, mais en soi, on s’aperçoit que ce n’est ni une œuvre ni de la littérature, mais cette espèce d’espace intermédiaire, d’espace virtuel comme celui que l’on peut voir, mais jamais toucher, dans les miroirs, et c’est cet espace de simulacre, qui donne à l’œuvre de Proust son véritable volume. Dans cette mesure là il faut bien convenir que le projet même de Proust, l’acte littéraire qu’il a accompli lorsqu’il a écrit son œuvre, n’a réellement aucun être assignable, ne peut jamais être situé en un point quelconque ou du langage ou de la littérature, en fait, on ne peut trouver que le simulacre, que le simulacre de la littérature; et l’importance apparente du temps chez Proust vient tout simplement du fait que le temps proustien, qui est dispersion et flétrissure d’un côté, retour et identité des moments bienheureux de l’autre, ce temps proustien n’est que la projection interne, thématique, dramatisée, racontée, récitée, de cette distance essentielle entre l’œuvre et la littérature, qui constitue, je crois, l’être profond du langage littéraire. Donc, si nous avions à caractériser ce que c’est que la littérature, on trouverait cette figure négative de la transgression et de l’interdit, symbolisée par Sade, cette figure du ressassement, cette image de l’homme qui descend à la tombe un crucifix à la main, de cet homme qui n’a jamais écrit qu’«outre-tombe», finalement, donc nous trouvons cette figure de la mort, symbolisée par Chateaubriand, et puis nous trouvons cette figure du simulacre. Autant de figures, je ne dirais pas négatives, mais sans positivité aucune, et entre lesquelles l’être de la littérature me paraît fondamentalement dispersé et écartelé. Mais peut-être nous manque-t-il encore, pour définir ce que c’est que la littérature, quelque chose d’essentiel. En tout cas, il y a quelque chose que nous n’avons pas encore dit, et qui est pourtant, historiquement, très important pour savoir ce que c’est que cette forme de langage qui est apparu à partir du XIXe siècle. Il est évident, en effet, que la transgression ne suffit pas à définir totalement la littérature, puisqu’il y avait bien des littératures transgressives avant le XIXe siècle. Il est évident que ce n’est pas non plus le simulacre qui suffit à définir la littérature, puisque avant Proust, il y avait quelque chose comme le simulacre, regardez Cervantès, qui écrit le simulacre d’un roman, regardez également Diderot, avec Jacques le Fataliste. Dans tous ces textes, on trouve cet espace virtuel dans lequel il n’y a ni littérature ni œuvre, et où pourtant il y a perpétuellement échange entre l’œuvre et la littérature. “Ah, si j’étais romancier, dit Jacques le fataliste à son maître, ce que je vous raconte serait beaucoup plus beau que la réalité que je vous narre; si je voulais embellir tout ce que je vous raconte, vous verriez comme, à ce moment là, ce serait de la belle littérature, mais je ne peux pas, je ne fais pas de la littérature, je suis obligé de vous raconter ce qui est...” Et c’est dans ce simulacre de littérature, dans ce simulacre de refus de littérature que Diderot écrit un roman qui est, au fond, le simulacre du roman. En fait, ce problème du simulacre, par exemple chez Diderot, et du simulacre dans la littérature à partir du XIX e siècle, ce simulacre est important pour nous introduire à ce qui me paraît central dans le fait de la littérature. Dans Jacques le Fataliste, en effet, vous savez que l’histoire se déploie à plusieurs niveaux. D’une part, le niveau numéro un, c’est le récit, par Diderot, du voyage et des dialogues entre Jacques, dit le fataliste, et son maître. Puis ce récit de Diderot est interrompu par le fait que Jacques, en quelque sorte, prend la parole à la place de Diderot, et se met à raconter ses amours. Et puis, le récit des amours de Jacques est à nouveau interrompu, il est interrompu par un récit de troisième niveau, par une série de récits de troisième niveau, où on voit, par exemple, les hôtesses, ou le Capitaine, etc., raconter leurs propres histoires. Et ainsi, nous avons à l’intérieur du récit toute une épaisseur de récits qui s’emboîtent comme des poupées japonaises, et c’est cela qui constitue le pastiche du roman d’aventures de Jacques le Fataliste. [8] Mais ce qui est important, ce qui me paraît tout à fait caractéristique, ce n’est pas tellement cet emboîtement des récits les uns dans les autres, que le fait qu’à chaque instant Diderot, en quelque sorte, fait sauter le récit en arrière, et impose, en tout cas, à ces récits qui s’emboîtent, des sortes de figures rétrogrades qui amènent sans cesse vers une espèce de réalité, de réalité du langage neutre, du langage premier, qui serait le langage de tous les jours, le langage de Diderot lui-même, le langage des lecteurs. Et ces figures rétrogrades sont de trois sortes. Il y a d’abord les réactions des personnages du récit emboîtant, qui, à chaque instant interrompent le récit qu’ils entendent; puis, deuxièmement, vous avez les personnages qui l’on voit apparaître dans un récit emboîté – à un moment donné, l’hôtesse raconte l’histoire de quelqu’un qu’on ne voit pas, il est simplement logé là, virtuellement dans ce récit, et puis, voilà que brusquement, dans le récit de Diderot même, on voit surgir ce personnage réel, alors qu’en réalité, il n’avait de statut qu’emboîté à l’intérieur du récit fait par l’hôtesse. Puis, troisième figure, à chaque instant, Diderot se tourne vers son lecteur, pour lui dire “ce que je vous raconte, vous devez trouver cela extraordinaire, mais c’est comme ça que ça s’est passé; bien sûr, cette aventure, elle n’est pas conforme aux règles de la littérature, elle n’est pas conforme aux règles des récits bien faits, mais je ne suis pas le maître de mes personnages, ils me débordent, ils sont arrivés dans mon horizon avec leur passé, avec leurs aventures, avec leurs énigmes, je ne fais que vous raconter les choses telles qu’elles se sont effectivement passées...” Ainsi, du cœur le plus enveloppé, le plus indirect du récit, jusqu’à une réalité qui est contemporaine, antérieure même à l’écriture, Diderot ne fait pas autre chose que de se décrocher, en quelque sorte, lui-même, à l’égard de sa propre littérature. Il s’agit à chaque instant de montrer que, en fait, tout cela, ce n’est pas de la littérature, et qu’en fait il y a un langage immédiat et premier, le seul qui soit solide, et sur lequel se trouve bâtis, arbitrairement et pour le plaisir, les récits eux-mêmes. Cette structure, c’est une structure qui est caractéristique de Diderot, mais qu’on trouve également chez Cervantès, et dans infiniment de récits allant du XVI e au XVIIIe siècle. Pour la littérature, c’est-à-dire pour cette forme de langage qui s’inaugure au XIX e siècle, des jeux comme ceux de Jacques le Fataliste Fataliste,, dont je viens de vous parler, ne sont, en réalité, que des plaisanteries. Quand Joyce, par exemple, s’amuse à faire un roman qui est, si vous voulez, entièrement bâti sur l’Odyssée l’ Odyssée,, il ne fait pas du tout comme Diderot, lorsqu’il bâtit un roman sur le modèle du roman picaresque; en fait, quand Joyce répète Ulysse, il répète pour qu’en ce pli du langage, langage, répété sur lui-même, lui-même, quelque chose chose apparaisse, qui ne soit pas comme chez Diderot le langage de tous les jours, mais quelque chose qui soit comme la naissance même de la littérature. C’est-à-dire C’est-à-dire que Joyce fait en sorte que, à l’intérieur de son récit, à l’intérieur de ses phrases, des mots qu’il emploie, de ce récit infini de la journée d’un homme comme tout le monde dans une ville comme tout le monde, monde, quelque chose se creuse, qui soit à la fois l’absence de la littérature, et son imminence, qui soit le fait fait qu’e qu’ell llee est est là, là, la litt littér érat atur ure, e, abso absolu lume ment nt,, et tell tellee est est là absolument parce qu’il s’agit d’Ulysse, mais en même temps dans la distance, en quelque sorte, si vous voulez, au plus proche de son éloignement. De là, sans doute, cette configuration qui est essentielle à l’Ulysse l’Ulysse de Joyce, d’une part les figures circulaires, le cercle du temps, qui va du matin jusqu’au soir de la journée, puis le cercle de l’espace, l’espace, qui fait le tour de la ville, avec la promenade promenade du personnage. personnage. Puis, en dehors de ces figures circulaire circulaires, s, vous vous avez avez une sorte sorte de rappor rapportt perpen perpendicu diculair lairee et virtuel, un rapport point par point, un rapport biunivoque entre chaqu chaquee épiso épisode de de l’Ulysse l’Ulysse de Joyc Joycee et chaq chaque ue aven aventur turee de l’Odyssée l’Odyssée.. Et par cette référence, à chaque instant, les aventures du personnage de Joyce ne sont pas doublées et surimp surimpres ressio sionnée nnées, s, elles elles sont sont au contraire contraire creusé creusées es par cette cette présence présence absente du personnage personnage de l’Odyssée l’Odyssée,, qui est, lui, le déte détent nteu eur, r, mais mais le déte détent nteu eurr abso absolu lume ment nt loin lointa tain in,, jama jamais is accessible, de la littérature. [9] Peut- Peut-êt être re pour pourrai rait-o t-on n dire, dire, pour pour résu résume merr tout tout ceci, ceci, que que l’œuvre de langage, à l’époque classique, n’était pas vraiment de la littérature. littérature. Pour Pourqu quoi oi est-c est-cee qu’o qu’on n ne peut peut pas dire dire que que Jacques Jacques le Fataliste Fataliste,, ou Cervantès, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas dire que Racine c’est de la littérature, ou Corneille, ou Euripide, sauf pour nous bien sûr, dans la mesure où nous l’intégrons l’intégrons à notre lang langag age? e? Pour Pourqu quoi oi est-c est-cee que, que, à ce mome moment nt là, le rappo rapport rt de Diderot à son propre langage n’était pas ce rapport littéraire dont je vous vous ai parlé parlé à l’instant? l’instant? Il me semble qu’on pourrait dire ceci: c’est que, à l’époque classique, en tout cas, avant la fin du XVIII e siècle, toute œuvre de lang langage age exis existai taitt en fonct fonctio ion n d’un d’un certa certain in lang langag agee muet muet et primitif, que l’œuvre l’œuvre serait serait chargée de restituer. restituer. Ce langage langage muet était en quelque quelque sorte le fond initial, le fond absolu sur lequel toute œuvre venait ensuite se détacher, et à l’inté l’intérie rieur ur duqu duquel el elle elle vena venait it se loge loger. r. Ce langa langage ge muet muet,, ce langage d’avant les langages, c’était la parole de Dieu, c’était la Vérité, c’était le modèle, c’était les anciens, c’était la bible, en donnant au mot même de bible son sens absolu, c’est-à-dire son sens commun. Il y avait une sorte de livre préalable, qui était la Vérité, qui était la nature, qui était la parole de Dieu, et qui cachait, en quelque sorte, en lui, et qui prononçait, en même temps, toute la vérité. Et ce langage souverain, et retenu, était tel que, d’une part, tout autre langage, tout langage humain, humain, quand il voulait être une œuvre, œuvre, devait devait tout tout simple simplemen mentt le retradu retraduire, ire, le retrans retranscrire crire,, le répéter, le restituer. Mais d’un autre côté, ce langage de Dieu, ou ce langage de la nature, ou ce langage de la vérité, était, pourtant, caché. Il était le fondement de tout dévoilement, et pourtant, il était lui-même caché, il ne pouvait pas être transcrit directement. De là la nécessité de ces glissements, de ces torsions de mots, de tout ce système que l’on appelle précisément la rhétorique. Après tout, tout, les métaph métaphore ores, s, les métony métonymie mies, s, les synecd synecdoq oques ues,, etc., etc., qu’est-ce que c’était, sinon pour, avec des mots humains, qui sont obscurs et cachés à eux-mêmes, retrouver, par un jeu d’ouvertures et comm commee par des des chica chicane nes, s, retrou retrouver ver ce lang langage age muet muet que que l’œuvre avait pour sens et pour tâche de restituer et de restaurer. Autrement dit, entre un langage bavard, qui ne disait rien, et un langage absolu, qui disait tout, mais ne montrait rien, il fallait bien qu’il y eut un langage langage intermédiaire, intermédiaire, ce langage langage intermédiaire qui ramenait du langage bavard au langage muet de la nature et de Dieu, c’était précisément le langage littéraire. Si nous nous appelo appelons ns signes signes,, avec avec Berkel Berkeley, ey, avec avec les philoso philosophe phess du XVIIIe siècle, cela même qui était dit par la nature ou par Dieu, on peut dire ceci, tout simplement, que l’œuvre classique, elle se caractérise par le fait qu’il s’agissait, par un jeu de figures, qui étaient les figures de la rhétorique, de ramener l’épaisseur, l’opacité, l’obscurité du langage à la transparence, à la luminosité même des signes. Au contraire, la littérature, elle a commencé lorsque s’est tu, pour le monde occidental, ou pour une partie du monde occidental, ce langage qui n’avait cessé d’être entendu, d’être perçu, d’être supposé pendant des millénaires. A partir du XIXe siècle, on cesse d’être à l’écoute de cette première parole, et, à sa place, se fait entendre l’infini du murmure, l’amoncellement des paroles déjà dites; dans ces conditions là, l’œuvre n’a plus à prendre corps dans ces figures de la rhétorique, qui vaudraient comme signes d’un langage muet et absolu, l’œuvre, elle n’a plus à parler que comme un langage qui répète ce qui a été dit, et qui, par la force de sa répétition, à la fois efface tout ce qui a été dit, et l’approche au plus près de soi, pour ressaisir l’essence de la littérature. On peut dire, si vous voulez, que la littérature, elle a commencé le jour où s’est substitué à l’espace de la rhétorique quelque chose que l’on pourrait appeler le volume du livre. Il est d’ailleurs très curieux de constater que le livre n’est devenu un événement dans l’être de la littérature que fort tard. C’est quatre siècles après le moment où il a été réellement, techniquement, matériellement inventé, que le livre a pris statut dans la littérature; et le livre de Mallarmé, c’est le premier livre de la littérature, le livre de Mallarmé, ce projet fondamentalement échoué, ce projet qui ne pouvait pas ne pas échouer, il est [10] si vous voulez, l’incidence de la réussite de Gutenberg sur la littérature. Le livre de Mallarmé, qui veut répéter et anéantir en même temps tous les autres livres, ce livre qui, dans sa blancheur, frôle l’être définitivement échappé de la littérature, répond à ce grand livre muet, mais plein de signes, que l’œuvre classique essayait de recopier, essayait de représenter. Le livre de Mallarmé répond à ce grand livre, mais, en même temps, il se substitue à lui, il est le constat de sa disparition. On comprend pourquoi, maintenant, dans ses prestiges, et non seulement dans ses prestiges, mais dans son essence, d’une part, l’œuvre classique n’était pas autre chose qu’une re- présentation, car elle avait à re-présenter un langage qui était déjà fait, et c’est pourquoi, au fond, l’essence même de l’œuvre classique, on la trouve toujours, que ce soit chez Shakespeare ou chez Racine, au théâtre, car on est dans le monde de la représentation; et, inversement, l’essence de la littérature, au sens strict du terme, à partir du XIXe siècle, ce n’est pas dans le théâtre qu’on va la trouver, c’est précisément dans le livre. Et c’est finalement dans ce livre, ce livre meurtrier de tous les autres, et en même temps assumant en lui le projet, toujours déçu, de faire de la littérature, c’est finalement dans ce livre que la littérature trouve et fonde son être. Si le livre existait, et avec une réalité très dense, depuis des siècles, avant cette invention de la littérature, il n’était pas, en réalité, le lieu de la littérature, il n’était qu’une occasion matérielle de faire passer du langage. La meilleure preuve c’est que Jacques le Fataliste échappait ou cherchait à échapper, sans cesse, à la sorcellerie des livres d’aventures, par ces sauts en arrière dont nous avons parlé; de même Don Quichotte et Cervantès. Mais, en fait, si la littérature accomplit son être dans le livre, elle n’accueille pas placidement l’essence du livre – d’ailleurs le livre, en réalité, n’a pas d’essence, il n’a pas d’essence hors de ce qu’il contient –, c’est pourquoi la littérature sera toujours le simulacre du livre; elle fait comme si elle était un livre, elle fait semblant d’être une série de livres. C’est pourquoi, également, elle ne peut s’accomplir que par l’agression et la violence contre tous les autres livres, bien plus, par l’agression et la violence contre l’essence plastique, dérisoire, féminine du livre. La littérature est transgression, la littérature, c’est la virilité du langage contre la féminité du livre, mais que peut-elle être finalement, sinon un livre parmi tous les autres, un livre avec tous les autres, dans l’espace linéaire de la bibliothèque? Que peut être la littérature sinon, précisément, une frêle existence posthume du langage, c’est pourquoi il ne lui est pas possible, à cette littérature, maintenant que tout son être est dans le livre, il ne lui est pas possible de ne pas être, fatalement, d’outre-tombe. Ainsi, dans cette seule épaisseur, ouverte et fermée du livre, en ces feuillets qui sont à la fois blancs et couverts de signes, en ce volume unique, car chaque livre est unique, mais semblable à tous car tous les livres se ressemblent, ce qui se recueille, c’est quelque chose comme l’être même de la littérature; la littérature qu’il ne faut comprendre ni comme le langage de l’homme, ni comme la parole de Dieu, ni comme le langage de la nature, ni comme le langage du cœur ou du silence, la littérature, c’est un langage transgressif, c’est un langage mortel, répétitif, redoublé, le langage du livre même. Dans la littérature, il n’y a qu’un sujet qui parle, un seul parle, et c’est le livre, cette chose que Cervantès, vous vous souvenez, avait tellement voulu brûler, le livre, cette chose dont Diderot avait voulu, dans Jacques le Fataliste, si souvent s’échapper, le livre, cette chose dans laquelle Sade a été, vous le savez, enfermé, et dans laquelle nous autres, nous sommes, nous aussi, enfermés.
[11]
II
Hier, je vous ai tenu, ou j’ai essayé de vous tenir quelques
propos sur la littérature, sur cet être de négation et de simulacre, qui prend corps dans le livre. Ce soir, je voudrais faire un mouvement de recul et essayer de contourner un peu ces propos que j’ai moi-même tenus sur la littérature. Car, après tout, est-ce que, réellement, il est si clair, si évident, si immédiat, qu’on puisse parler de la littérature? Car, après tout, quand on parle de la littérature, qu’est-ce qu’on a comme sol, comme horizon; rien de plus, sans doute, que ce vide qui est laissé par la littérature autour d’elle, et qui autorise une chose tout de même étrange, peut-être unique, c’est que la littérature, c’est un langage à l’infini, qui permet de parler d’elle- même à l’infini. Qu’est-ce que c’est que cette réduplication perpétuelle de la littérature par du langage sur la littérature, qu’est-ce que c’est que ce langage qui est la littérature, et qui autorise, à l’infini, ces exégèses, ces commentaires, ces redoublements? Ce problème, je crois, n’est pas clair. Il n’est pas clair en lui-même, et il me semble qu’il est moins clair que jamais aujourd’hui. Il n’est pas clair aujourd’hui, et moins que jamais, pour un certain nombre de raisons. La première serait celle-ci, qu’un changement s’est produit tout récemment dans ce qu’on pourrait appeler la critique. On pourrait dire ceci, c’est que jamais la couche du langage critique ne fut plus épaisse qu’aujourd’hui. Jamais on n’a, si souvent, utilisé ce langage second, qui s’appelle la critique, et jamais, réciproquement, le langage absolument premier, le langage qui ne parle que de lui-même, et en son propre nom, ne fut proportionnellement plus mince qu’il ne l’est aujourd’hui. Or, cet épaississement, cette multiplication des actes critiques s’est accompagné d’un phénomène qui est un phénomène presque contraire. Ce phénomène c’est, je crois, celui-ci: le personnage du critique, de «l’homo criticus», qui a été inventé à peu près au XIX e siècle, entre Laharpe et Sainte-Beuve, est en train de s’effacer au moment même où se multiplient les actes de critique. C’est-à-dire que les actes de critique, en proliférant, en se dispersant, s’égaillent en quelque sorte, et vont se loger, non plus dans des textes qui sont préposés à la critique, mais dans des romans, dans des poèmes, dans des réflexions, éventuellement dans des philosophies. Les vrais actes de la critique, il faut les trouver de nos jours dans des poèmes de Char, ou dans des fragments de Blanchot, dans des textes de Ponge, beaucoup plus que dans telle ou telle parcelle de langage qui aurait été, explicitement, et par le nom de leur auteur, destinés à être des actes critiques. On pourrait dire que la critique devient une fonction générale du langage en général, mais sans organisme, ni sujet propre. Or, et ce serait le troisième phénomène qui rendrait difficile de comprendre ce que c’est, actuellement, que la critique littéraire, or, actuellement, un nouveau phénomène apparaît, et qui est celui-ci: on voit s’établir, de langage à langage, un rapport qui n’est pas exactement un rapport critique, en tout cas qui n’est pas conforme à l’idée qu’on se faisait, traditionnellement, de la critique, cette institution jugeante, hiérarchisante, cette institution médiatrice entre un langage créateur, un auteur créateur, et un public qui serait simplement le consommateur. Il se forme, de nos jours, un rapport très différent, entre le langage que l’on peut appeler premier, et que nous appellerons plus simplement la littérature, et ce langage second, qui parle de la littérature, et qu’on appelle d’ordinaire critique. En effet, la critique se trouve actuellement sollicitée par deux nouvelles formes de rapport à établir entre elle et la littérature. Il me semble qu’actuellement la critique vise à établir, par rapport à la littérature, par rapport au langage premier, une sorte de réseau objectif, discursif, justifiable en chacun de ses points, démontrable, un rapport où ce qui est premier, ce qui est constitutif, ce n’est pas le goût du critique, un goût plus ou moins secret, ou plus ou moins manifeste, mais ce qui est essentiel, dans ce rapport, ce serait une méthode, nécessairement explicite, une méthode d’analyse, qui peut être une méthode psychanalytique, linguistique, thématique, formelle, comme vous voudrez.
[12] Donc, si vous voulez, la critique est en train de se
poser le problème de son fondement, dans l’ordre de la positivité, ou de la science. Et, d’un autre côté, la critique joue un rôle tout à fait nouveau, qui n’est plus du tout le rôle qu’elle avait autrefois, et qui était le rôle d’intermédiaire entre l’écriture et la lecture – à l’époque de Sainte-Beuve, jusqu’à maintenant encore, après tout, qu’est-ce que c’était que faire de la critique?, c’était faire une sorte de lecture privilégiée, première, une lecture plus matinale que toutes les autres, et qui permettait ainsi de rendre l’écriture, nécessairement un peu opaque, obscure, ou ésotérique, de l’auteur, accessible à ces lecteurs de seconde zone que nous serions tous, les lecteurs qui ont besoin de passer par la critique pour comprendre ce qu’ils lisent. Autrement dit, la critique était la forme privilégiée, absolue, et première de la lecture. Or, il me semble que maintenant, ce qu’il y a d’important dans la critique, c’est qu’elle est en train de passer du côté de l’écriture. Et ceci de deux façons. D’abord, parce que, de plus en plus, la critique s’intéresse non plus du tout au moment psychologique de la création de l’œuvre, mais à ce qu’est l’écriture, à l’épaisseur même de l’écriture des écrivains, cette écriture qui a ses formes, ses configurations. Et puis également, parce que la critique cesse de vouloir être une lecture meilleure ou plus matinale, ou mieux armée, la critique est en train de devenir elle-même un acte d’écriture. Une écriture sans doute seconde par rapport à une autre, mais une écriture, tout de même, qui forme avec toutes les autres un lacis, un réseau, un enchevêtrement de points et de lignes. Ces points et ces lignes de l’écriture en général se croisent, se répètent, se recouvrent, se décalent, pour former finalement dans une neutralité totale, ce qu’on pourrait appeler le total de la critique et de la littérature, c’est-à-dire l’actuel hiéroglyphe flottant de l’écriture en général. Vous voyez à quelle ambiguïté nous nous trouvons confrontés lorsqu’il s’agit d’essayer de penser ce qu’est ce langage second, qui vient s’ajouter au langage premier de la littérature, et qui prétend, à la fois, tenir sur ce premier langage un discours absolument positif, explicite, entièrement discursif et démontrable, et puis qui essaie en même temps d’être un acte d’écriture, comme la littérature. Comment arriver à penser ce paradoxe, comment la critique peut-elle arriver à être à la fois ce langage second, et en même temps comme un langage premier, c’est cela que je voudrais essayer d’élucider avec vous, pour savoir ce que c’est, en somme, que la critique. Vous savez que, assez récemment, il y a peut-être une dizaine d’années, et pas plus, pour essayer d’expliquer ce que c’était que la critique, un linguiste, Jakobson, a introduit une notion qu’il avait empruntée aux logiciens, la notion de métalangage. Et il a suggéré que, après tout, la critique était, comme la grammaire, comme la stylistique, comme la linguistique en général, un métalangage. C’est évidemment une notion très séduisante, et qui a l’air, au premier abord en tout cas, de s’ajuster parfaitement, puisque la notion de métalangage nous met en présence de deux propriétés qui sont, au fond, essentielles, pour définir la critique. La première, c’est la possibilité de définir les propriétés d’un langage donné, les formes d’un langage, les codes, les lois d’un langage, dans un autre langage. Et la seconde propriété du métalangage, c’est que ce second langage, dans lequel on peut définir les formes, les lois, et les codes du premier langage, ce second langage n’est pas nécessairement différent, en substance, du langage premier. Puisque, après tout, on peut faire le métalangage du français en français; on peut le faire, bien sûr, en allemand, en anglais, dans n’importe quelle langue, on peut le faire également dans un langage symbolique inventé à cet effet, mais on peut aussi bien faire le métalangage du français en français, ou le métalangage de l’anglais en anglais; par conséquent, on a là, dans cette possibilité de recul absolu par rapport au langage premier, une possibilité, à la fois, de tenir sur lui un discours entièrement discursif, et d’être pourtant entièrement sur le même plan que lui. Je ne suis pas sûr, pourtant, que cette notion de métalangage, qui a l’air de définir, au moins abstraitement, le lieu logique où la critique pourrait se loger, il ne me semble pas que cette notion de métalangage doive être retenue pour définir ce que c’est que la critique. [13] En effet, il faudrait peut-être, pour expliquer cette réticence à l’égard de la notion de métalangage, revenir un petit peu sur ce [que] nous disions hier, à propos de la littérature. Vous vous souvenez que le livre nous était apparu comme le lieu de la littérature, c’est-à-dire comme l’espace où l’œuvre se donne le simulacre de la littérature, dans un certain jeu de miroir et d’irréalité, où il était question à la fois de la transgression et de la mort. Si nous essayons d’exprimer la même chose, mais dans le vocabulaire des spécialistes du langage, peut-être pourrait-on dire quelque chose comme ceci: la littérature, bien sûr, elle est un des innombrables phénomènes de parole qui sont effectivement prononcés par les hommes. Comme tous les phénomènes de parole, la littérature n’est possible que dans la mesure où ces paroles sont conformes à la langue, à cet horizon général qui constitue le code d’une langue donnée. Donc, toute littérature, comme acte de parole, n’est possible que par rapport à cette langue, que par rapport à ces structures de codes, qui rendent chaque mot de la langue effectivement prononcé, qui le rend transparent, qui lui permet d’être compris. Si les phrases ont un sens, c’est que chaque phénomène de parole se trouve logé dans l’horizon virtuel, mais absolument contraignant, de la langue. Tout ceci, ce sont des notions qui sont, bien entendu, très connues. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas dire ceci, que la littérature est un phénomène de parole extrêmement singulier, et qui se distingue probablement de tous les autres phénomènes de parole. En effet, la littérature, au fond, c’est une parole qui obéit peut-être au code dans lequel elle est placée, mais qui, au moment même où elle commence, et dans chacun des mots qu’elle prononce, compromet le code dans lequel elle se trouve placée et comprise. C’est-à-dire que, chaque fois que quelqu’un prend la plume pour écrire quelque chose, c’est de la littérature dans la mesure où, si vous voulez, la contrainte du code se trouve suspendu dans l’acte même qui consiste à écrire le mot, et fait que, à la limite, ce mot pourrait très bien ne pas obéir au code de la langue. Si, effectivement, chaque mot écrit par un littérateur n’obéissait pas au code de la langue, il ne pourrait absolument pas être compris, ce serait absolument une parole de folie – et on a peut-être là la raison de l’appartenance essentielle de la littérature et de la folie, de nos jours. Mais ceci est une autre question; nous pouvons dire simplement ceci, c’est que la littérature c’est le risque toujours pris et toujours assumé par chaque mot d’une phrase de littérature, le risque, qu’après tout, ce mot, cette phrase, et puis tout le reste, n’obéisse pas au code. La différence qu’il y a entre les deux phrases suivantes, “Longtemps je me suis couché tôt”, et cette autre “Longtemps je me suis couché tôt”, la première étant celle que je dis, la seconde étant celle que je lis chez Proust, ces deux phrases, elles sont, verbalement, exactement identiques; elles sont, en réalité, profondément différentes; à partir du moment où elle est écrite par Proust au seuil de La Recherche du Temps Perdu, il se peut, à la limite, qu’aucun de ces mots n’ait exactement le sens que nous prêtons, nous, à ces mêmes mots lorsque nous les prononçons quotidiennement, il se peut très bien que la parole ait suspendu le code auquel elle a été empruntée. Il y a, si vous voulez, un risque toujours essentiel, fondamental, toujours ineffaçable dans toute littérature, ce risque, c’est celui de l’ésotérisme structural. Il se pourrait très bien que le code ne soit pas respecté; en tout cas, la parole littéraire a toujours le droit souverain de suspendre ce code, et c’est la présence de cette souveraineté, même si elle n’est pas, en fait, exercée, qui constitue probablement le péril et la grandeur de toute œuvre littéraire. Dans cette mesure là, il ne me semble pas que le métalangage puisse être réellement appliqué comme méthode pour la critique littéraire, puisse se proposer comme horizon logique sur lequel nous pourrions placer ce que c’est que la critique. Parce que le métalangage implique précisément que l’on fasse la théorie de toute parole effectivement prononcée, à partir du code qui a été établi pour la langue. Si le code se trouve compromis dans la parole, si, à la limite, le code peut ne pas valoir absolument, à ce moment là, il n’est pas possible de faire le métalangage d’une pareille parole, on est obligé de recourir à autre chose. A quoi recourir, par conséquent, pour définir la littérature, si on ne recourt pas à la notion [14] de métalangage? Peut-être faut-il être plus modeste, et, au lieu d’avancer hors de toute prudence ce mot tout ébouriffé de logique, qui est celui de métalangage, est-ce qu’on ne pourrait tout simplement constater cette évidence quasi imperceptible, mais qui me paraît décisive, c’est que le langage, c’est peut-être le seul être qui existe au monde, et qui soit absolument répétable. Bien sûr, il y a d’autres êtres au monde qui sont répétables: on trouve deux fois le même animal, on trouve deux fois la même plante. Mais, dans l’ordre de la nature, la répétition n’est, en réalité, qu’une identité partielle, et d’ailleurs parfaitement analysable d’une façon discursive. Il n’y a des répétitions, au sens strict, je crois, que dans l’ordre du langage. Et, sans doute, il faudra faire un jour l’analyse de toutes les formes de répétition possibles, qu’il y a dans le langage, et c’est peut-être dans l’analyse de ces formes de répétitions qu’on pourra esquisser quelque chose qui serait comme une ontologie du langage. Disons simplement maintenant, d’une façon très simple, que le langage ne cesse de se répéter. Les linguistes le savent bien, qui ont montré combien peu il fallait de phonèmes pour constituer le vocabulaire total d’une langue. Ces mêmes linguistes, et de même les auteurs de dictionnaires, savent combien peu il faut de mots, finalement, pour arriver à constituer tous les énoncés possibles, infinis, quantité nécessairement ouverte, qui sont ces énoncés que nous prononçons tous les jours. Nous ne cessons d’utiliser une certaine structure de répétition, répétition phonématique, répétition sémantique des mots, et puis, on sait bien que le langage peut se répéter, il peut se répéter à la voix près et au moment près de l’élocution; on peut dire la même phrase, on peut dire la même chose avec d’autres mots, et c’est, précisément, cela en quoi consiste l’exégèse, le commentaire, etc.; on peut même répéter un langage dans sa forme, en suspendant entièrement son sens, et c’est ce que font les théoriciens du langage, lorsqu’ils répètent, finalement, une langue, dans sa structure grammaticale, ou dans sa structure morphologique. Vous voyez que, de toute façon, le langage est en quelque sorte le seul lieu, probablement, de l’être, dans lequel quelque chose comme la répétition soit absolument possible. Or, ce phénomène de la répétition dans le langage, est une propriété constitutive, bien sûr, du langage, mais cette propriété ne reste pas neutre et inerte par rapport à l’acte d’écrire. Ecrire, ce n’est pas contourner la répétition nécessaire du langage, écrire, au sens littéraire, c’est, je crois, mettre la répétition au cœur même de l’œuvre, et il faudrait peut-être se dire que la littérature, occidentale bien sûr – car je ne connais pas les autres et je ne sais pas ce qu’on pourrait en dire –, la littérature occidentale a bien dû commencer du côté d’Homère, Homère qui, justement, a utilisé une bien étonnante structure de répétition, dans l’Odyssée. Souvenez-vous du chant huit de l’ Odyssée, où on voit Ulysse, qui est arrivé chez les Phéaciens, et qui ne s’est pas encore fait reconnaître d’eux, Ulysse est invité au banquet des Phéaciens, nul ne l’a reconnu, simplement il y a eu sa force dans les jeux, son triomphe sur ses adversaires, qui ont montré qu’il était un héros, mais qui n’ont pas trahi sa véritable identité. Il est donc là et caché. Et, au milieu de ce banquet, un aède arrive et il vient chanter, il vient chanter les aventures d’Ulysse, il vient chanter les exploits d’Ulysse, les aventures et les exploits qui sont précisément en train de se poursuivre sous les yeux de l’aède, puisque Ulysse est là, ces exploits qui sont loin d’être achevés, et qui contiennent donc leur propre récit, comme un de leurs épisodes, puisqu’il appartient aux aventures d’Ulysse qu’à un moment donné, il entende un aède chanter les aventures d’Ulysse. Et ainsi, l’Odyssée se répète à l’intérieur d’elle-même, l’Odyssée a cette espèce de miroir central, au cœur de son propre langage, si bien que le texte d’Homère s’enroule sur lui-même, s’enveloppe ou se développe autour de son centre, et se redouble, dans un mouvement qui lui est essentiel. Il me semble que cette structure, qu’on retrouve d’ailleurs très souvent – on la retrouve dans Les Mille et une Nuits; vous savez qu’il y a une des mille et une nuits qui est consacrée à l’histoire de Shéhérazade, racontant les mille et une nuits à un sultan, pour échapper [15] à la mort. Et ainsi on a cette structure de répétition qui me paraît constitutive probablement de l’être même de la littérature, sinon en général, du moins de la littérature occidentale. Il y a sans doute, même certainement, une distinction fort importante entre cette structure de répétition et la structure de répétition interne que nous trouvons dans la littérature moderne. Dans l’Odyssée, en effet, on voyait le chant infini de l’aède qui poursuivait, en quelque sorte, Ulysse et essayait de le rattraper, et puis, en même temps, on voyait ce chant de l’aède, qui était toujours déjà commencé, et qui venait à la rencontre d’Ulysse, qui l’accueillait dans sa propre légende, et le faisait parler au moment même où il se taisait, le dévoilait quand il se cachait. Dans la littérature moderne, l’autoréférence est probablement beaucoup plus silencieuse que ce long déboîtement raconté par Homère. Il est probable que c’est dans l’épaisseur de son langage que la littérature se répète elle-même, et, probablement, par ce jeu de la parole et du code, dont je vous parlais à l’instant. En tout cas, je voudrais terminer ces considérations sur le métalangage et les structures de répétition en vous disant ceci, en vous suggérant ceci: est-ce que vous ne pensez pas qu’on pourrait, à ce moment là, définir la critique, d’une façon très naïve, non pas comme métalangage, mais comme la répétition de ce qu’il y a de répétable dans le langage. Et dans cette mesure là la critique littéraire ne ferait probablement que s’inscrire dans une grande tradition exégétique, qui a commencé, au moins pour le monde grec, dès les premiers grammairiens qui ont commenté Homère. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire, en première approximation, que la critique est purement et simplement le discours des doubles, c’est-à-dire l’analyse des distances et des différences dans lesquelles se répartissent les identités du langage. Et à ce moment là, on verrait d’ailleurs trois formes de critique tout à fait possibles, l’une, la première, ce serait, si vous voulez, la science, ou la connaissance, ou le répertoire des figures par lesquelles les éléments identiques du langage sont répétés, variés, combinés – comment est-ce qu’on varie, ou combine, ou répète, les éléments phonétiques, les éléments sémantiques, les éléments syntactiques, bref, la critique entendue en ce sens là, comme science des répétitions formelles du langage, cela a un nom, elle a existé pendant longtemps, c’est la rhétorique. Et puis, il y a une seconde forme de science des doubles, ce serait l’analyse des identités, ou des modifications, ou des mutations, du sens, à travers la diversité des langages – comment est-ce qu’on peut répéter un sens, avec des mots différents, et vous savez que c’est à peu près cela qu’a fait la critique au sens classique du terme, depuis Sainte-Beuve jusqu’à nos jours à peu près, où on essayait de retrouver l’identité d’une signification psychologique, ou historique, enfin l’identité d’un thématisme quelconque, à travers la pluralité d’une œuvre. C’est cela qu’on appelle traditionnellement la critique. Alors je me demande s’il ne pourrait pas y avoir place, et s’il n’y a pas place déjà maintenant, pour une troisième forme de critique, qui serait le déchiffrement de cette autoréférence, de cette implication que fait l’œuvre à elle-même, dans cette structure épaisse de répétition, dont je vous parlais tout à l’heure à propos d’Homère; est-ce qu’il n’y aurait pas place pour l’analyse de cette courbe par quoi l’œuvre se désigne toujours à l’intérieur d’elle-même, et se donne comme répétition du langage par le langage. Il me semble que c’est à peu près cela, c’est l’analyse de cette implication de l’œuvre sur elle-même, l’analyse de ces signes par quoi l’œuvre ne cesse de se désigner à l’intérieur d’elle-même, je crois que c’est cela, en somme, qui donne leur signification à ces entreprises diverses et polymorphes qu’on appelle aujourd’hui l’analyse littéraire. Et je voudrais vous montrer en quoi cette notion d’analyse littéraire, qui est utilisée et appliquée par des gens différents, que ce soit Barthes, Starobinsky, etc., comment cette analyse littéraire peut, je crois, fonder une réflexion, enfin, ouvrir et déboucher sur une réflexion quasi-philosophique, car je ne me targue pas plus de faire de la vraie philosophie que je ne me permettais hier aux littéraires de faire de la vraie littérature – je serai dans le simulacre de la philosophie comme hier la littérature était dans le simulacre de la littérature. [16] Donc, je voudrais savoir si ce n’est pas vers un simulacre de philosophie que ces analyses littéraires pourraient nous conduire. Il me semble que les esquisses d’analyse littéraire qui ont été faites jusqu’à présent, on pourrait les regrouper, en tout cas on pourrait leur donner, si vous voulez, deux grandes directions différentes. Les unes concernent les signes par lesquels les œuvres se désignent à l’intérieur d’elles-mêmes. Et les autres concerneraient la manière dont se spatialise la distance que les œuvres prennent à l’intérieur d’elles-mêmes. Je vous parlerais d’abord, à titre purement programmatique, des analyses qui ont été faites, et qu’on pourrait faire, probablement, pour montrer comment les œuvres littéraires ne cessent de se désigner à l’intérieur d’elles-mêmes. Vous savez que c’est une découverte paradoxalement récente, que celle-ci, à savoir que l’œuvre littéraire est faite, après tout, non pas avec des idées, non pas avec de la beauté, non pas avec des sentiments, surtout, mais que l’œuvre littéraire, elle est faite tout simplement avec du langage. Donc, à partir d’un système de signes. Mais ce système de signes, il n’est pas isolé, il fait partie de tout un réseau d’autres signes, qui sont les signes qui circulent dans une société donnée, des signes qui ne sont pas linguistiques, mais des signes qui peuvent être économiques, monétaires, religieux, sociaux, etc. A chaque instant qu’on choisit d’étudier dans l’histoire d’une culture, il y a donc un certain état des signes, un état général des signes en général, c’est-à-dire qu’il faudrait établir quels sont les éléments qui sont supports de valeurs signifiantes, et à quelles règles obéissent ces éléments signifiants dans leur circulation. En tant qu’elle est une manifestation concertée des signes verbaux, on peut être sûr que l’œuvre littéraire fait partie, à titre de région, d’un réseau horizontal, muet ou bavard, peu importe, mais toujours scintillant, qui forme, à chaque moment, dans l’histoire d’une culture, ce qu’on peut appeler l’état des signes. Et, par conséquent, pour savoir comment la littérature se signifie, il faudrait savoir comment elle est signifiée, où elle se situe dans le monde des signes d’une société, chose qui pratiquement n’a jamais été faite pour les sociétés contemporaines, chose qu’il faudra faire, en prenant peut-être pour modèle un travail qui porte sur des cultures beaucoup plus archaïques que les nôtres, – je pense aux études qui ont été faites par Georges Dumézil sur les sociétés indo-européennes. Et vous savez qu’il a montré comment les légendes irlandaises, ou les sagas scandinaves, ou les récits historiques des romains, tels qu’ils sont reflétés par Tite-Live, ou les légendes arméniennes, comment tout cet ensemble, que l’on peut appeler [l’] œuvres de langage, si on veut éviter le mot littérature, comment toutes ces œuvres du langage font partie, en réalité, d’une structure de signes beaucoup plus générale, et qu’on ne peut comprendre ce que sont réellement ces légendes qu’à la condition de rétablir l’homogénéité de structure qu’il y a entre ces légendes, et, par exemple, tel ou tel rituel religieux ou social que l’on trouve dans une société iranienne, bref, dans une autre société indo-européenne. A ce moment là, on s’aperçoit que la littérature dans ces sociétés là, fonctionnait comme un signe essentiellement social ou religieux, et que c’est dans la mesure même où elle reprenait à son compte la fonction signifiante d’un rituel religieux, d’un rituel social, que la littérature existait, qu’elle était à la fois crée et consommée. De nos jours, il est bien probable – il faudrait le voir, il faudrait établir l’état des signes actuellement dans notre société –, il est bien probable que la littérature ne se situerait pas du côté des signes religieux, mais probablement beaucoup plus du côté des signes, disons, de la consommation ou de l’économie. Mais, après tout, on n’en sait rien, c’est cette première couche sémiologique, fixant la région signifiante qu’occupe la littérature, qu’il faudrait faire. Mais par rapport à cette première couche sémiologique, on peut dire que la littérature est inerte, elle fonctionne, certes, mais ce réseau dans lequel elle fonctionne ne lui appartient pas, elle ne le domine pas. Il faudrait, par conséquent, pousser cette analyse sémiologique, ou plutôt la développer vers une autre couche qui serait, elle, interne à l’œuvre, c’est-à-dire, il faudrait établir quel est le système de signes qui fonctionne, non pas dans une culture, mais à l’intérieur d’une œuvre elle-même? Là encore, on n’en est qu’aux rudiments, en quelque sorte aux exceptions. Saussure a laissé un certain nombre de cahiers dans lesquels il a essayé de définir, justement, l’usage et la structure des signes phonétiques [17] ou sémantiques dans la littérature latine. (Et ces textes sont actuellement publiés par Starobinsky dans Le Mercure de France, je vous y renvoie.) On a là l’esquisse d’une analyse où la littérature apparaîtrait essentiellement comme une combinaison de signes verbaux. Il y a un certain nombre d’auteurs pour lesquels de pareilles analyses sont faciles, je pense à Péguy, à Raymond Roussel, bien sûr, aux surréalistes également, et il y aurait là, dans cette analyse du signe verbal en tant que tel, il y aurait là, si vous voulez, une seconde couche d’analyse sémiologique possible, couche qui serait celle, non plus de la sémiologie culturelle, mais de la sémiologie linguistique, définissant les choix qui peuvent être faits, les structures auxquelles ces choix sont soumis, pourquoi ils ont été faits, le degré de latitude qui est donné en chaque point du système, et qui justifie la structure interne de l’œuvre. Il y a également, probablement, une troisième couche de signes, un troisième réseau de signes, qui sont utilisés par la littérature pour se signifier elle-même, ce serait, si vous voulez, les signes que Barthes appelle de l’écriture. C’est-à-dire les signes par lesquels l’acte d’écrire se ritualise hors du domaine de la communication immédiate. Ecrire, on le sait maintenant, ce n’est pas simplement utiliser les formules d’une époque, en y mélangeant quelques formules individuelles, écrire, ce n’est pas mélanger une certaine dose de talent, de médiocrité, et de génie, écrire, cela implique surtout l’utilisation de ces signes qui ne sont rien d’autres que des signes d’écriture. Ces signes d’écriture, ce sont peut-être certains mots, certains mots dits nobles, mais ce sont surtout certaines structures linguistiques profondes, comme, en français par exemple, les temps du verbe – vous savez que l’écriture de Flaubert, elle consiste essentiellement, et on peut le dire d’ailleurs de tous les récits classiques français depuis Balzac jusqu’à Proust, dans une certaine configuration, dans un certain rapport de l’imparfait, du passé simple, du passé composé, et du plus-que- parfait, constellation qui ne se retrouve jamais avec les mêmes valeurs dans le langage réellement utilisé par vous et moi, ou dans les journaux; cette configuration de ces quatre temps, elle est dans le récit français classique, constitutive du fait qu’il s’agit précisément d’un récit littéraire. Enfin, il faudrait faire place à une quatrième couche sémiologique, beaucoup plus restreinte et discrète, ce serait l’étude des signes qu’on pourrait appeler d’implication, ou d’auto-implication; ce sont les signes par lesquels une œuvre se désigne à l’intérieur d’elle-même, se re-présente sous une certaine forme, avec un certain visage, à l’intérieur de soi-même. Je parlais tout à l’heure du chant huit de l’ Odyssée, où Ulysse écoute l’aède chanter les aventures d’Ulysse. Or il y a quelque chose de très caractéristique, c’est que, au moment où Ulysse, entendant l’aède chanter ses propres aventures, Ulysse, qui n’est toujours pas reconnu par les Phéaciens, baisse la tête, se voile la figure, et se met à pleurer, dit le texte d’Homère, dans un geste qui est celui des femmes, quand elles reçoivent, après la bataille, le cadavre de leur époux. Le signe de l’auto-implication de la littérature par elle- même, vous le voyez, il est ici hautement significatif, c’est un rituel, c’est exactement un rituel de deuil. C’est-à-dire que l’œuvre ne se désigne elle-même que dans la mort, et que dans la mort du héros. Il n’y a œuvre que dans la mesure où le héros, qui est vivant dans l’œuvre, est pourtant déjà mort par rapport à ce récit qui s’est fait. Si l’on compare ce signe d’auto-implication au signe d’auto-implication qu’il y a dans l’œuvre de Proust, on voit des différences qui sont tout à fait intéressantes et caractéristiques. L’auto-implication de La Recherche du Temps Perdu par elle-même, quand est-ce qu’elle est donnée? Elle est donnée, au contraire, sous la forme de l’illumination, de l’illumination intemporelle, lorsque, brusquement, à propos d’une serviette damassée, ou à propos d’une madeleine, ou à propos de l’inégalité des pavés de la cour de Guermantes, qui rappelle l’inégalité des pavés de Venise, quelque chose comme la présence intemporelle, illuminée, absolument heureuse, de l’œuvre, se donne à celui qui est en train, précisément, de l’écrire. Entre cette illumination intemporelle et le geste d’Ulysse qui se voile la face et qui pleure comme une épouse recevant le cadavre de son mari tué à la guerre, vous voyez qu’il y a une différence absolue, et qu’une sémiologie de ces signes de l’auto- implication des œuvres en elles-mêmes nous apprendrait certainement beaucoup de choses sur ce que c’est que la littérature. Mais tout cela, ce sont des programmes qui pratiquement n’ont encore jamais été remplis. Si j’ai insisté sur ces différentes couches sémiologiques, c’est que, actuellement, il y a [18] un certain confusionnisme qui règne à propos de l’utilisation des méthodes linguistiques ou sémiologiques à la littérature. Vous savez qu’un certain nombre de gens, actuellement, mettent, comme on dit à toutes les sauces les méthodes de la linguistique, et traitent la littérature comme un fait brut de langage. Il est vrai que la littérature est faite avec du langage. Comme, après tout, l’architecture est faite avec de la pierre. Mais il ne faut pas en tirer cette conséquence, qu’il est possible de lui appliquer indifféremment les structures, les concepts et les lois qui valent pour le langage en général. En fait, quand on applique, à l’état brut, les méthodes sémiologiques à la littérature, on est victime d’une double confusion. D’une part, on fait un usage récurrent d’une structure signifiante particulière dans le domaine des signes en général; c’est-à-dire qu’on oublie que le langage n’est, au fond, qu’un système de signes parmi un système beaucoup plus général de ces signes, qui sont les signes religieux, sociaux, économiques, dont je vous parlais tout à l’heure. Et puis, d’autre part, en appliquant à l’état brut les analyses linguistiques à la littérature, on oublie, justement, que la littérature fait usage de structures signifiantes très particulières, beaucoup plus fines que les structures propres au langage, et en particulier, ces signes d’auto-implication, dont je vous parlais tout à l’heure, ils n’existent en fait que dans la littérature, et il serait impossible d’en retrouver des exemples dans le langage en général. Autrement dit, l’analyse de la littérature, comme signifiante et se signifiant soi-même, ne s’étale pas dans la seule dimension du langage. Elle s’enfonce dans un monde de signes, qui ne sont pas encore des signes verbaux, et, d’un autre côté, elle s’étire, elle s’élève, elle s’allonge vers d’autres signes, qui sont beaucoup plus complexes que les signes verbaux. Ce qui fait que la littérature n’est ce qu’elle est que dans la mesure où elle n’est pas simplement limitée à l’usage d’une seule surface sémantique, de la seule surface des signes verbaux. En réalité, la littérature se tient debout à travers plusieurs épaisseurs de signes, elle est, si vous voulez, profondément poly-sémantique, mais sur un mode singulier, non pas comme on dit qu’un message peut avoir plusieurs significations et qu’il est ambigu, mais, en réalité, la littérature est poly-sémantique, cela veut dire que, pour dire une seule chose, ou peut-être pour ne rien dire du tout, car rien ne prouve que la littérature doit dire quelque chose, en tout cas, pour dire quelque chose ou pour ne rien dire, la littérature est toujours obligée de parcourir un certain nombre de couches sémiologiques – je crois, au minimum, les quatre couches dont je vous ai parlé –, et, dans ces quatre couches, elle prélève de quoi constituer une figure, une figure qui a pour propriété de se signifier elle-même. C’est-à-dire que la littérature n’est pas autre chose que la re-configuration, sous une forme verticale, de signes qui sont donnés dans la société, dans la culture, en couches séparées, c’est-à-dire que la littérature ne se constitue pas à partir du silence, la littérature, ce n’est pas l’ineffable d’un silence, la littérature, ce n’est pas l’effusion de ce qui ne peut pas se dire et qui ne se dira jamais. La littérature, en réalité, n’existe que dans la mesure où on n’a pas cessé de parler, que dans la mesure où on ne cesse pas de faire circuler des signes. C’est parce qu’il y a tout autour d’elle des signes, c’est parce que ça parle que quelque chose comme un littérateur peut parler. Voilà, si vous voulez, très grossièrement schématisée, dans quelle orientation on pourrait voir se développer une analyse littéraire, qui serait, au sens strict du terme, sémiologique. Il me semble que l’autre voie serait la voie, peut-être à la fois plus et moins donnée, qui concernerait, non plus les structures significatives et signifiantes de l’œuvre, mais sa spatialité. Vous savez que, pendant longtemps, on a considéré que le langage avait une profonde parenté avec le temps. On l’a cru, sans doute, pour plusieurs raisons. Parce que le langage, c’est essentiellement ce qui permet de faire un récit, et en même temps ce qui permet de faire une promesse. Le langage, c’est essentiellement, ce qui «lit» le temps. Et puis, le langage dépose le temps en lui-même, puisqu’il est écriture, et que, comme écriture, il va se maintenir dans le temps, et maintenir ce qu’il dit dans le temps. La surface couverte de signes n’est, au fond, que la ruse spatiale de la durée. C’est donc dans le langage que le temps se manifeste à lui- même, et c’est dans le langage, d’ailleurs, qu’il va devenir conscient de lui-même comme histoire. Et on peut dire, si vous [19] voulez, que de Herder à Heidegger, le langage comme logos a toujours eu pour haute fonction de garder le temps, de veiller sur le temps, de se maintenir dans le temps, et de maintenir le temps sous sa veille immobile. Et je crois que nul n’avait songé que le langage, après tout, ce n’était pas du temps, mais de l’espace. Nul n’y a songé, sauf quelqu’un que, pourtant, je n’aime pas beaucoup, mais je suis obligé de le constater, c’est Bergson. Bergson qui a eu l’idée qu’après tout le langage ce n’était pas du temps mais c’était de l’espace. Il n’y a eu qu’un ennui, c’est qu’il en a tiré une conséquence négative. Et qu’il s’est dit que si le langage c’était de l’espace, et pas du temps, c’était tant pis pour le langage. Et comme l’essentiel de la philosophie, qui, justement, est langage, était de penser le temps, il en a tiré ces deux conclusions négatives: premièrement, que la philosophie devait se détourner de l’espace et du langage pour pouvoir mieux penser le temps, et, deuxièmement, que pour pouvoir penser et exprimer le temps, il fallait, en quelque sorte, court-circuiter le langage, enfin, il fallait se débarrasser de ce qu’il pouvait y avoir de pesamment spatial dans le langage. Et, pour neutraliser ces pouvoirs, ou cette nature, ou ce destin spatial du langage, il fallait faire jouer le langage sur lui-même, utiliser en face des mots d’autres mots, des contre- mots, en quelque sort; et, dans ce plissement, dans ce choc, dans cet entrelacs des mots les uns sur les autres, où la spatialité de chacun des mots aurait été tuée, en tout cas épongée, anéantie, en tout cas limitée par la spatialité des autres, dans ce jeu qui est, au sens strict du terme, la métaphore, – de là l’importance des métaphores chez Bergson – , il pensait que, grâce à tout ce jeu du langage contre lui-même, grâce à tout ce jeu de la métaphore neutralisant la spatialité, quelque chose parviendrait à naître, ou du moins, à passer, et qui serait l’écoulement même du temps. En fait, ce qu’on est en train de découvrir maintenant, et par mille chemins, qui, d’ailleurs, sont presque tous empiriques, c’est que le langage est espace. Le langage est espace, et on l’avait oublié, tout simplement parce que le langage fonctionne dans le temps, c’est la chaîne parlée, et qu’il fonctionne pour dire le temps. Mais la fonction du langage n’est pas son être, et l’être du langage, justement, si sa fonction est d’être temps, l’être du langage est d’être espace. Espace, puisque chaque élément du langage n’a de sens que dans le réseau d’une synchronie. Espace, puisque la valeur sémantique de chaque mot ou de chaque expression est définie par le découpage d’un tableau, d’un paradigme. Espace, puisque la succession même des éléments, l’ordre des mots, les flexions, les accords entre les différents mots, le long de la chaîne parlée, obéit, avec plus ou moins de latitude, aux exigences simultanées, architectoniques, par conséquent spatiales, avec un signifié, que par des lois de substitution, de combinaison d’éléments, donc par une série d’opérations définies sur un ensemble, par conséquent, dans un espace. Et longtemps, je crois, jusqu’à pratiquement maintenant, on a confondu les fonctions annonciatrices et récapitulatrices du signe, qui sont bien des fonctions temporelles, à ce qui lui permettait d’être signe, et ce qui permet à un signe d’être signe, ce n’est pas le temps, c’est l’espace. La parole de Dieu, qui fait que les signes de la fin du monde sont bien les signes de la fin du monde, cette parole, elle n’a pas lieu dans le temps, elle peut bien se manifester dans le temps, elle est éternelle, elle est synchronique par rapport à chacun des signes qui signifient quelque chose. L’analyse littéraire n’aura, je crois, de sens propre qu’à la condition d’oublier tous ces schèmes temporels, dans lesquels elle a été prise, tant qu’on a confondu le langage et le temps. Et, en particulier, le mythe de la création. Si la critique, pendant si longtemps, s’est donné pour fonction et pour rôle de restituer ce moment de la création première, qui serait le moment où l’œuvre est en train de naître et de germer, c’est tout simplement qu’elle obéissait à la mythologie temporelle du langage. Il y avait toujours cette nécessité, cette nostalgie de la critique, retrouver les chemins de la création, reconstituer dans son propre discours de critique le temps de la naissance et de l’achèvement, qui, pensait-on, devait bien détenir les secrets de l’œuvre. La critique a été, si vous voulez, autant que les conceptions du langage ont été liées au temps, la critique a été créationniste dans la mesure même où le langage a été reçu comme du temps, elle croyait à la création, comme elle croyait au silence. [20] Il me semble que cette analyse du langage de l’œuvre comme espace mériterait d’être tentée. A vrai dire, elle l’a été, par un certain nombre de gens, et dans un certain nombre de directions. Je vais encore être un peu dogmatique, schématiser des choses qui ne sont encore que des programmes et des esquisses, mais je me demande si on ne pourrait pas, très grossièrement, dire quelque chose comme ceci. D’abord, il est certain qu’il y a des valeurs spatiales qui sont engagées dans des configurations culturelles complexes, et qui spatialisent tout langage et toute œuvre qui apparaissent dans cette culture. Je pense par exemple à l’espace de la sphère depuis la fin du XV e siècle jusqu’au début, à peu près, du XVII e siècle. Pendant toute la période qui couvre, disons l’extrême fin du Moyen Age, la Renaissance, jusqu’au tout début de l’âge classique. La sphère, à cette époque là, n’a pas simplement été une figure privilégiée, dans l’iconographie ou dans la littérature, parmi d’autres figures, elle a été, en réalité, cette sphère, la figure réellement spatialisante, le lieu absolu et originaire où prenaient place toutes les autres figures de la culture renaissante, et de la culture, disons, baroque. La courbe fermée, le centre, la coupole, le globe qui rayonne ne sont pas des formes simplement choisies par les gens de cette époque là, ce sont les mouvements par lesquels sont donnés silencieusement tous les espaces possibles de cette culture, et l’espace du langage. Empiriquement, bien sûr, il y a eu la découverte que la terre était ronde, ce qui a privilégié, en fait, la sphère; ça a été la découverte que la terre était l’image, par conséquent, solide, sombre, ramassée sur elle-même, de la sphère céleste, et de sa voûte, et par conséquent aussi l’idée que l’homme, à son tour, n’est qu’une petite sphère microcosmique, placée sur le cosmos de la terre, et à l’intérieur du macrocosme de l’éther. Est-ce que ce sont ces découvertes, ces idées, qui ont donné à la sphère son importance, il n’y a peut-être pas beaucoup de signification à poser ce problème. Ce qui est certain, ce qu’on devrait pouvoir analyser, c’est ceci, que la représentation, au sens le plus général, l’image, l’apparence, la vérité, l’analogie, depuis la fin du XV e siècle jusqu’au début du XVIIe siècle, se sont donnés dans l’espace fondamental de la sphère. Ce qui est certain, c’est que le cube pictural de la peinture de Quattrocento, par exemple, a été remplacé par la demi-sphère creuse où se sont placés et déplacés les personnages de la peinture à partir de la fin du XVe siècle et surtout du XVI e siècle. Ce qui est certain, c’est que le langage a commencé de se recourber sur lui-même, pour inventer des formes circulaires, pour revenir à son point de départ, – prenez par exemple le voyage fantastique de Pantagruel, tel qu’il s’achève au point ambigu du départ, par une marche à travers un pays délicieux qui évoque l’Olympe, la Thessalie, l’Egypte, la Libye, et, ajoute Rabelais, l’île Hyperborée (?) sur la mer Judaïque, mais voilà que cette terre qu’on traverse, au bout des îles, quand on est arrivé au plus loin du voyage, quand on est absolument perdu, voilà que ce pays, dit toujours Rabelais, est gracieux autant qu’est le pays de Touraine, qui est précisément ce pays même, sans aucun doute, d’où les compagnons trouvèrent leur point de départ, d’où ils sont partis pour aller rejoindre ces îles, de telle sorte que, pour rentrer en leur pays, il n’était pas besoin de faire tout ce voyage, puisqu’ils n’ont pas cessé d’y être, ou afin de le quitter à nouveau peut-être, parce que, si maintenant, au moment où ils vont se réembarquer, ils sont déjà au pays de Touraine, c’est peut-être parce qu’ils vont partir pour un nouveau voyage. Et, en tout cas, le cercle recommence indéfiniment. En tout cas, c’est probablement cette sphère de la représentation renaissante, qui en se dissociant, en explosant littéralement, ou en se tordant sur elle-même, a donné, au milieu du XVIIe siècle, les grandes figures baroques du miroir, de la bulle irisée, de la sphère, de la torsade, de ces grands vêtements qui s’enveloppent comme des hélices autour des corps et qui montent dans la direction verticale. Il me semble que l’on pourrait faire, de la spatialité des œuvres en général, une analyse de ce type; et on en a d’ailleurs bien des esquisses, plus que des linéaments, dans des analyses comme celles qu’a fait Poulet par exemple. Il est probable aussi que cette spatialité culturelle du langage ne peut, à l’extrême rigueur, que saisir l’œuvre de l’extérieur. En fait, il y a aussi une spatialité intérieure à l’œuvre même. Cette spatialité intérieure, ce n’est pas sa composition, exactement, ce n’est pas ce qu’on appelle traditionnellement son rythme ou son mouvement. C’est, en quelque sorte, l’espace profond d’où viennent et où circulent les figures de l’œuvre. [21] Et, à vrai dire, de pareilles analyses ont été faites, elles ont été faites en grande partie par Starobinsky dans son Rousseau, ou par Rousset dans Formes et significations – et je pense alors très précisément, et je ne fais que citer le texte et vous y renvoyer explicitement, je pense à la très belle analyse que Rousset a faite de la boucle et de la vrille chez Corneille. Il a montré comment le théâtre de Corneille au début, depuis La Galerie du Palais jusqu’au Cid , obéit à une spatialité de boucle; c’est-à-dire que deux personnages sont donnés, qui sont réunis avant le début de la pièce. La pièce ne commence que dans la mesure où ces personnages sont séparés, et puis, au milieu de la pièce, ils se rejoignent, ils se rejoignent mais ils se croisent, la réconciliation n’est pas possible ou n’est pas parfaite; c’est l’histoire de Rodrigue et de Chimène, qui ne peuvent pas arriver à se rejoindre absolument, à cause de ce qui s’est passé; qui se trouvent donc séparés à nouveau, et réunis simplement à la fin de la pièce. D’où une forme de boucle, une forme de huit, si vous voulez, de signe d’infini, qui caractérise la spatialité des premières œuvres de Corneille. Et puis Polyeucte, représente en quelque sorte l’irruption d’un mouvement ascensionnel qui n’existait pas, parce que chez Polyeucte, on a bien cette figure en huit, deux personnages qui sont réunis avant le début de la pièce, Polyeucte et pauline, puis qui sont séparés, qui se rejoignent, puis qui sont séparés pour se retrouver finalement. Mais le jeu de la séparation n’est pas dû à des événements qui sont sur le même plan que les personnages eux-mêmes, ils sont dus essentiellement à ce mouvement ascendant provoqué par la conversion de Polyeucte. Si vous voulez, le facteur de séparation et de réunion, c’est une structure verticale, qui culmine en Dieu. A partir de ce moment là, Polyeucte se sépare de Pauline pour rejoindre Dieu, Pauline, pour rejoindre Polyeucte, va le suivre; et c’est le jeu de cette boucle et de cette spire qui va donner à la pièce de Polyeucte et aux œuvres de Corneille qui vont suivre, ce mouvement d’hélice, cette espèce de drapé ascendant, qui est peut-être le même que celui qu’on retrouve, à la même époque, dans la sculpture baroque. Enfin, et ceci étant la spatialité de l’œuvre même, peut-être pourrait-on trouver une troisième possibilité d’analyser la spatialité de l’œuvre, en étudiant non plus la spatialité de l’œuvre en général, mais la spatialité du langage lui-même dans l’œuvre. C’est-à-dire mettre au jour un espace qui ne serait pas celui de la culture, qui ne serait pas celui de l’œuvre, mais celui du langage lui-même, posé là sur la feuille blanche du papier, le langage qui, par sa nature propre, constitue et ouvre un certain espace, un espace souvent fort compliqué, et qui a peut-être été, au fond, rendu sensible, dans l’œuvre même de Mallarmé – cet espace de l’innocence, de la virginité, de la blancheur, cet espace de la vitre aussi, qui est celui du froid, de la neige, du gel où l’oiseau est retenu, c’est un espace qui est à la fois tendu et lisse, qui est, aussi bien, fermé et replié sur lui-même, il s’ouvre dans toutes ses qualités de licitude, il s’ouvre à la pénétration absolue du regard qui peut le parcourir, mais le regard, au fond, ne peut que glisser sur lui, cet espace ouvert est en même temps un espace complètement fermé. Et c’est probablement cela, l’espace des mots de Mallarmé. Cet espace des objets mallarméens, cet espace du lac mallarméen, c’est également l’espace de ses mots. Prenez, par exemple, les valeurs, fort bien analysées par J.-P. Richard, les valeurs de l’éventail et de l’aile chez Mallarmé. L’éventail et l’aile, quand ils sont ouverts, ont cette propriété de dérober à la vue: l’aile dérobe l’oiseau à la vue, tant elle est ample, l’éventail masque le visage, donc, l’aile et l’éventail dérobent à la vue, ils cachent, ils mettent hors d’atteinte et à distance, mais ils ne cachent que dans la mesure où ils déploient, c’est-à-dire dans la mesure où se trouve déployée la richesse diaprée de l’aile, ou encore le dessin même de l’éventail. Et quand ils sont fermés, au contraire, l’aile laisse voir l’oiseau, l’éventail laisse voir le visage, ils laissent donc approcher, ils offrent à la saisie du regard ou de la main ce qu’ils cachaient tout à l’heure quand ils étaient ouverts, mais, au moment même où ils se replient, ils deviennent cachants, ils recèlent précisément tout ce qui était étalé au moment où ils s’ouvraient. Donc l’aile et l’éventail forment le moment ambigu du dévoilement, et pourtant de l’énigme; ils forment le moment du voile tendu sur ce qui est à voir, et également le moment de la parade absolue. Cet espace ambigu des objets mallarméens, qui dévoilent et cachent à la fois, c’est probablement l’espace même des mots de Mallarmé, l’espace du mot lui-même, le mot, chez Mallarmé, déploie sa parade, en enveloppant, en enfonçant sous cette parade ce qu’il est en train de dire. Il est à la fois replié sur la page blanche, cachant ce qu’il a à dire, et il fait surgir, [22] dans ce mouvement même de repli sur soi, il fait surgir, dans la distance, ce qui demeure irrémédiablement absent. Et c’est le mouvement probablement de tout le langage de Mallarmé, c’est le mouvement, en tout cas, du livre de Mallarmé, du livre qu’il faut prendre à la fois au sens le plus symbolique, du lieu du langage, et au sens le plus précis de cette entreprise de Mallarmé, dans laquelle il s’est littéralement perdu, à la fin de son existence, c’est le mouvement, donc, de ce livre qui, ouvert comme un éventail, doit cacher tout en montrant, et qui, fermé, doit laisser voir le vide qu’il n’a pas cessé, en son langage de nommer. C’est pourquoi le livre c’est l’impossibilité même du livre, c’est sa blancheur scellante, quand il se déploie, c’est sa blancheur dévoilante quand il se replie. Le livre de Mallarmé, dans son impossibilité obstinée, rend quasi-visible l’invisible espace du langage, cet invisible espace du langage dont il faudrait faire l’analyse, non seulement chez Mallarmé, mais pour tout auteur que l’on voudrait aborder. Ces analyses possibles, déjà esquissées en partie ici et là, vous me direz qu’elles ont l’air d’aborder l’œuvre en ordre dispersée; il y a d’un côté le déchiffrement des couches sémiologiques, et puis de l’autre, l’analyse des formes de spatialisation. Est-ce que ces deux mouvements, l’analyse des couches sémiologiques, l’analyse des formes de spatialisation doivent demeurer parallèles, ou est-ce qu’elles vont être convergentes, ou est-ce qu’elles ne vont converger qu’à l’infini, du côté où l’œuvre est à peine visible dans son lointain; peut-on espérer un jour un langage unique qui ferait apparaître à la fois les valeurs sémiologiques neuves, et l’espace où elles se spatialisent? Il n’y a absolument aucun doute; nous sommes loin de pouvoir tenir encore un tel discours, et la dispersion des propos que je viens de vous tenir en témoigne. Et pourtant, et plutôt, c’est cela, sans doute, qui est notre tâche. La tâche de l’analyse littéraire, maintenant, la tâche, peut- être, de la philosophie, la tâche, peut-être, de toute la pensée et de tout le langage actuellement, ce serait de laisser venir au langage l’espace de tout langage, l’espace dans lequel les mots, les phonèmes, les sons, les sigles écrits peuvent être, en général, des signes; il faudra bien un jour qu’apparaisse cette grille qui libère le sens en retenant le langage. Mais quel langage aura la force ou la réserve, quel langage aura assez de violence ou de neutralité pour laisser apparaître et pour nommer lui-même l’espace qui le constitue comme langage, cela, nous ne le savons pas. Est-ce que ce sera un langage beaucoup plus resserré que le nôtre, un langage qui ne connaîtra plus la séparation actuelle de la littérature, de la critique, de la philosophie; un langage en quelque sorte absolument matinal, et qui rappellera, au sens fort du mot rappel, ce qu’a pu être le premier langage de la pensée grecque. Ou est-ce qu’on ne pourrait pas dire, peut-être, encore autre chose, c’est que, si la littérature a actuellement un sens, et si l’analyse littéraire au sens où je viens d’en parler a actuellement un sens, c’est peut-être parce qu’elles présagent ce que sera ce langage, c’est peut-être qu’elles sont signes que ce langage est en train de naître. Qu’est-ce que c’est, après tout, que la littérature, pourquoi est-ce qu’elle est apparue au XIXe siècle, comme nous le disions hier, et liée au curieux espace du livre? C’est peut-être précisément cela, la littérature, c’est cette invention récente, qui date de moins de deux siècles, c’est, fondamentalement, le rapport en train de se constituer, le rapport en train de devenir obscurément visible, mais non encore pensable, du langage et de l’espace. Au moment où le langage renonce à ce qui a été sa vieille tâche depuis des millénaires, et qui était de recueillir ce qui ne doit pas être oublié, lorsque le langage découvre qu’il est lié par la transgression et la mort à ce fragment d’espace, si facile à manipuler, mais si ardu à penser, et qui est le livre, alors, quelque chose comme la littérature est en train de naître. La naissance de la littérature, elle est encore toute proche de nous, et pourtant, déjà, aux creux d’elle-même, elle pose la question de ce qu’elle est. C’est qu’elle est extrêmement jeune encore dans un langage qui était très vieux. Elle est apparue dans un langage qui depuis des millénaires, depuis, en tout cas l’aurore de la pensée grecque était voué au temps. Elle est apparue donc dans un langage voué au temps, comme le balbutiement, ou le premier balbutiement d’un langage très long probablement encore, et au bout duquel nous sommes loin d’être arrivés, ce langage sera voué á l’espace. Le livre a été jusqu’au XIXe siècle le support accessoire, le livre, dans sa matérialité spatiale, a été le support accessoire d’une parole qui avait pour souci la mémoire et le retour. Et voilà qu’il est devenu, et c’est cela la [23] littérature, voilà que le livre est devenu, à peu près à l’époque de Sade, le lieu essentiel du langage, son origine toujours répétable, mais définitivement sans mémoire. Quant à la critique, que fut-elle depuis Sainte-Beuve jusqu’aux autres..., que fut-elle, sinon précisément l’effort pour penser, l’effort désespéré, l’effort voué à l’échec, pour penser en termes de temps, de succession, de création, de filiation, d’influence, ce qui était entièrement étranger au temps, ce qui était voué à l’espace, c’est-à-dire la littérature. Et cette analyse littéraire, à laquelle tant de gens aujourd’hui s’exercent, elle n’est pas la promotion de la critique dans un métalangage, elle n’est pas la critique devenue enfin positive, avec tous ses gestes menus, patients, avec toutes ses accumulations un peu laborieuses; l’analyse littéraire, si elle a un sens, elle ne fait autre chose qu’effacer la possibilité même de la critique, elle rend peu à peu visible, mais dans un brouillard encore, que le langage devient de moins en moins historique et
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