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Hegel

Du même auteur

Lt Titre de la lettre (avec Philippe Lacoue-Labarthe) , Galilée,


1972.
La Remarque spéculative (un bon mot de Hegel), Galilée, 1973.
Logod.edalus, Flammarion, 1976.
L'Absolu littéraire (avec Philippe Lacoue-Labarthe) , Le Seuil,
1978.
Ego sum, Flammarion, 1979.
Lt Partage des voix, Galilée, 1982.
L'Impératifcatégorique, Flammarion, 1983.
La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois, 1986 et 1990.
L 'Oubli de la philosophie, Galilée, 1986.
Des Lieux divins, TER, 1987.
L'Expérience de la liberté, Galilée, 1988.
Une penséefinie, Galilée, 1990.
Le Mythe nazi (avec Philippe Lacoue-Labarthe) , L'Aube, 1991.
La Comparution (avec Jean-Christophe Bailly), Christian Bouc-
gois, 1991.
Corpus, Anne-Marie Métailié, 1992.
Lt Sens du monde, Galilée, 1993.
Lts Musts, Galilée, 1994.
Être singulierplurie� Galilée, 1996.
La Naissance des seins, Er ba, 1996.

Photo de couverture : gravure anonyme (Paris, B.N., Cabinet


des Estampes)/Photo Hachette.
Conception graphique : Atalante/Paris.
Jean-Luc Nancy

L'inquiétude du négatif

HACHETTE
©Hachette Littératures, 1997.
Inquiétude

Hegel est le penseur inaugural du monde contem­


porain. Son œuvre entière est pénétrée et mobilisée
par la conscience et par l'émotion d'avoir à faire à
une inflexion décisive du cours du monde, et par­
tant, du cours de la philosophie. Le sens ne se pro­
pose plus par le lien religieux d'une communauté,
et le savoir ne s'ordonne plus à la totalité d'un sens.
Mais la société succède à la communauté, qui se
connaît désormais comme séparée d'elle-même, et
le savoir est connaissance d'objets et de procédés
dont aucun n'est en soi une fin. Ce monde se per­
çoit lui-même comme le monde gris des intérêts,
des oppositions, des particularités et des instrumen­
talités. Il se perçoit ainsi comme un monde de la
séparation et de sa douleur, un monde dont l'his­
toire est une succession d'atrocités et dont la
conscience est la conscience d'un malheur consti­
tutif. C'est à rous égards le monde de l'extériorité,

5
HEGEL

d'où la vie se retire au profit d'un déplacement sans


fin d'un terme à un autre, sans soutien ni recueille­
ment dans une identité de sens. Jamais plus ce
déplacement ne rejoint le mouvement d'une trans­
cendance qui le soulèvera vers une signification
suprême. Il connaît la possibilité de « la mort privée
de signification• », c'est-à-dire de la mort de la signi­
fication elle-même. Le transcendant, c'est-à-dire
l'être exhaussé au-delà de sa pure et simple donnée,
s'est éloigné dans le vide de l'abstraction. Ceux qui
prétendent, par réaction, rétablir sa dignité le
perdent encore plus sûrement dans la sentimenta­
lité ou dans le fanatisme des prétentions à poser l'Ab­
solu ici et maintenant.
Une absolue négativité de l'Absolu paraît consti­
tuer toute l'expérience de ce monde, et sa
conscience de soi. Mais c'est son expérience et c'est
sa conscience : elles ne sauraient lui être retirées, pas
plus qu'on ne saurait « sauter par-dessus son
temps2 ». Il n'y a là aucune complaisance morbide,
aucune préférence pour les vertus du malheur. Mais
ce monde a besoin de vérité, non de consolation.
C'est dan s son épreuve et par son inquiétude qu'il
1 ui faut se trouver, et non dans le réconfort de dis­
cours édifiants qui ne font qu'aggraver le témoi­
gnage de sa misère. Mais « se trouver » ne peut en
aucun cas consister à présupposer une âme, une
valeur et une identité qui seraient simplement, et
provisoirement, passées dans l'ombre. « Soi » ne
peut pas se précéder, puisque « soi » est précisément
la forme et le mouvement d'un rapport à soi, d'un

6
INQUIÉTUDE

aller à soi et d'un venir en soi. Ce monde n'a pas


seulement conscience de la séparation : c'est dans la
séparation qu'il a la conscience du soi, et qu'il fait
l'expérience de cette conscience.
Plus exactement encore : c'est parce qu'il
s'éprouve comme un monde de la séparation que
son expérience prend la forme du << soi ». Cette
forme est celle d'un rapport et d'un mouvement.
<< Soi >> veut dire << se rapportant à soi >> : c'est un
rapport dont le terme n'est pas donné - et le monde
de la séparation est celui dans lequel ne sont plus
donnés les termes d'un rapport de sens, des termes
tels que << nature », << dieux », << communauté >>.
Hegel entreprend de penser comment l'obscur
savoir où s'éprouve ce monde est celui du soi en tant
que rapport non donné, ou rapport infini :
comment, par conséquent, s'y révèle cela, ou celui,
qu'il nomme sujet, et comment le sujet se constitue
et se libère dans la dimension et selon la logique de
la négation du << donné >> en général.
Le sujet hégélien ne se confond pas avec la subjec­
tivité en tant qu'instance séparée et unilatérale syn­
thétisant des représentations, ni avec la subjectivité
en tant qu'intériorité exclusive d'une personnalité.
L'une comme l'autre peuvent bien ê tre des
moments, parmi d'autres, du sujet, mais lui-même
n'est rien de tel. Pour le dire d'un mot : le sujet
hégélien n'est d'aucune façon le soi à part soi. Il est
au contraire, et il est essentiellement, cela ou celui
qui dissout toute substance - toute instance déjà
donnée, supposée première ou dernière, fondatrice

7
HEGEL

ou finale, capable de reposer en soi et de jouir sans


partage de sa maîtrise et de sa propriété. Le lecteur
de Hegel qui ne comprend pas cela ne comprend
rien : il a subrepticement présupposé une notion
idéologique - non philosophique, individualiste,
égotiste et « libérale » du « sujet » -, ou bien, non
moins idéologique, une notion « communauta­
riste », nationaliste ou impérialiste.
Le sujet est ce qu'il fait, il est son acte, et ce qu'il
fait, c'est l'expérience de la conscience de la négati­
vité de la substance, en tant qu'expérience et
conscience concrètes de l'histoire moderne du
monde, c'est-à-dire aussi du passage du monde par
sa propre négativité : la perte des repères et de l'or­
donnance d'un « monde » en général (cosmos, m un ­
dus), mais aussi, et par là même, son devenir-monde
en un sens nouveau. Il devient immanent, et il
devient infini. Ce monde n'est que ce monde, il n'a
pas d'autre sens, et c'est ainsi qu'il est le monde de
l'histoire-du-monde (l'histoire est le sens en tant
que mouvement de la négativité, mais elle n'a pas,
elle-même, de sens qui viendrait la terminer) . En
même temps - et c'est cela le temps, l'existence
concrète de la négativité, ce monde qui est le règne
du fini recèle et révèle en soi le travail infini de la
négativité, c'est-à-dire l'inquiétude du sens (ou du
« concept », comme le nomme Hegel : du se-conce­

voir, se-saisir et se-rapporter-à-soi - en allemand,


begreifen : « saisir », « attraper », « com-prendre »).
Et c'est ainsi, dans l'inquiétude de l'immanence,
que l'esprit du monde devient. Il ne se cherche pas

8
INQUIÉTUDE

(comme s'il était pour soi un but extérieur), et il ne


se trouve pas non plus (comme s'il était une chose
ici ou là) , mais il s'effectue : il est l'inquiétude
vivante de sa propre effectivité concrète.

L'esprit n'est pas quelque chose qui est en repos, mais bien
plutôt ce qui est absolument sans repos, l'activité pure, la
négation ou l'idéalité de toutes les déterminations fixes de
l'entendement; il n'est pas abstraitement simple, mais,
dans sa simplicité, en même temps un se-différencier-de­
soi-même - non pas une essence déjà achevée avant son
apparaître, se dissimulant derrière les phénomènes, mais il
n'est, en vérité, effectif qu'à travers les formes déterminées
de sa nécessaire révélation de soi 3• ( Unruhig: «sans
repos », «agité », «inquiet ».)

Ce monde du mouvement, de la transformation,


du déplacement et de l'inquiétude, ce monde qui
est hors de soi dans son principe et dans sa struc­
ture, ce monde où la nature ne subsiste pas, mais
sort de soi dans le travail et dans l'histoire, ce
monde où le divin ne subsiste pas, mais s'épuise au­
delà de toutes ses figures, ce monde ne va pas vers
quelque fin ou résultat autre que lui, vers une
résorption ou vers une sublimation de sa propre
extériorité. Mais pour autant, il n'est pas le fait brut
de simples positions erratiques d'existence : car
dans ce cas, l'inquiétude de la conscience de soi ne
serait pas elle-même une dimension de son expé­
rience - ou, plus exactement, il n'y aurait ni expé-

9
HEGEL

rience ni pensée� L'inquiétude est elle-même déjà la


pensée à l'œuvre, ou à l'épreuve.
Ainsi, ce monde n'est pas un simple résultat et il
n'a pas non plus de résultat. Il est le monde qui
résulte lui-même dans son propre mouvement, et la
pensée de cette vérité qui est la sienne est elle­
même, à son tour, un mouvement, une inquiétude
- en fait la même, en tant qu'elle est inquiétude de
soi, au sujet de soi et pour soi, et parce que ce soi se
révèle comme autre, infiniment dans l'autre. La
pensée de Hegel devient ainsi la philosophie se
transformant elle-même et, depuis Hegel, l'acte et
le discours philosophique n'ont plus cessé de se
mettre expressément hors d'eux-mêmes, et/ou de
revenir en eux-mêmes à leur fond infondable, de se
rejouer ou de se recréer aussi bien que de se dénon­
cer ou de s'exaspérer.
Épreuve, misère, inquiétude et tâche de la pen­
sée : Hegel est le témoin de l'entrée du monde dans
une histoire où il ne s'agit plus seulement de chan­
ger de forme, de remplacer une vision et une ordon­
nance par une autre vision et une autre ordonnance,
mais où le seul point de vue et d'ordonnance est
celui de la transformation elle-même. Ce n'est donc
pas un point, c'est le passage, la négativité où
s'éprouve comme jamais le mordant du sens.
Depuis Hegel, nous n'a v ons pas cessé de pénétrer
dans cette négativité, et le temps de Hegel lui­
même, tout comme sa philosophie, sont à leur tour
déposés loin derrière nous. D'une certaine façon,
nous ne pouvons recueillir d'eux aucune significa-

10
INQUIÉTUDE

tion qui serait toujours disponible. C'est du reste


pourquoi, ici même, on ne prétend pas « restituer »
Hegel, et on n'expose pas un « hégélianisme)) : on
lit Hegel, ou on le pense, tel qu'il fut déjà relu ou
repensé jusqu'à nous, tel qu'il s'est déjà rejoué dans
la pensée. Mais ce qu'il fait tout d'abord penser,
c'est ceci : le sens n'est jamais donné ni disponible,
il s'agit de se rendre disponible pour lui, et cette dis­
ponibilité se nomme liberté.
Devenir

Le commencement de la pensée hégélienne n'est


pas l'assurance d'un principe. Il est simplement
identique au retour en soi - inquiet, préoccupé,
non présupposé - de la philosophie qui s'expose à
ce qu'elle est déjà : le mouvement de la conscience
de ce monde qui se sait comme monde, et qu'au­
cune représentation (image, idée, concept ou sens
déterminé) ne sature ni ne rassure, puisque au
contraire il les emporte toutes, lui, le monde, dans
son histoire.
L'inquiétude de la pensée veut dire, tout d'abord,
que tout a déjà commencé : il n'y aura donc pas de
fondation, on n'arrêtera pas le cours du monde
pour le recommencer, on n'est plus dans l'élément
de Descartes, ni dans celui de Kant, et si le fil de
l'histoire est rompu, c'est de lui-même, c'est sa
continuité même que d'être la division et la disten­
sion. Mais tout est également déjà fini : on ne pré-

13
HEGEL

sentera pas l'infini ou l'absolu dans aucune figure


déterminée. Il y aura d'autres figures, mais désor­
mais elles sont sues pour ce qu'elles sont : des
formes successives dans le passage, et des formes du
passage lui-même, et des formes que le passage
emporte. Ainsi, la figure finie ne présente chaque
fois qu'elle-même - elle-même et son inquiétude
infinie.
De ces deux manières - absence de commence­
ment et absence de fin, absence de fondation et
absence d'accomplissement - Hegel est le contraire
d'un penseur « totalitaire ». Mais il pense ceci : que
la vérité est totale, ou n'est rien (et c'est ce que veut
dire, chez lui, le mot « système » : c'est la tenue­
ensemble du tout de la vérité) , cependant que la
totalité n'est pas une forme globale, assignable
comme telle et imposable à l'être comme au sens,
mais l'infini rapport à soi de ce qui est.
Hegel ne commence donc pas par un principe ou
par un fondement. Un tel commencement resterait
encore étranger au mouvement et au passage de la
vérité. Pour la philosophie, écrit-il, « le commence­
ment est seulement une relation au sujet, en tant
que celui-ci veut se décider à philosopher4 ». Mais
ce qui e.st la condition de la décision, c'est le sujet
lui-même en tant qu'il est indéterminé, ou qu'il est
« la volonté abstraite, infinie pour elle-même en sa
singularité immédiate 5 ». La pensée est une décision
- pratique, comme toute décision - du sujet infini,
qui se décide pour cette infinité même, c'est-à-dire
qui décide de ne s'en tenir à aucune forme finie de

14
DEVENIR

l'être ni de lui-même. La philosophie n'est pas,


essentiellement, un savoir théorique ou une propo­
sition interprétative : elle est la praxis du sens.
Tout commencement qui ne serait pas dans la
décision serait commencement donné, donc déjà
dérivé, produit d'ailleurs - comme la simple notion
abstraite de 1'« être )), ou comme l'idée même d'un
« principe». Mais tout commencement dans la
décision n'est pas un commencement : c'est un sur­
gissement dans le cours du donné, une rupture, rien
qui puisse être posé comme tel. Et chaque sujet doit
rompre à son tour : chacun est une telle rupture.
Hegel ne commence ni ne finit, il est le premier
philosophe pour qui il n'y a, expressément, ni
commencement ni fin6, mais seulement l'actualité
pleine et entière de l'infini qui traverse et qui tra­
vaille et qui transforme le fini. Ce qui veut dire : la
négativité, le creux, l'écart, la différence de l'être qui
se rapporte à soi par cette différence même, et qui
est ainsi, de toute son essence et de toute son éner­
gie, l'acte infini de se rapporter à soi, et ainsi la puis­
sance du négatif. C'est elle qui habite l'écart où
s'ouvre le rapport, c'est elle qui creuse le passage de
la présence à la présence : l'infinie négativité du
présent.
On a souvent dit : Hegel s'est tout donné d'avan­
ce, il a tout présupposé, il a présupposé le Tout que
son Système, dès lors, fait semblant de découvrir.
Hegel se joue et nous joue la comédie - la comédie
de la tragédie de la séparation.

15
HEGEL

Or l'argument se retourne contre lui-même.


Hegel, si l'on veut, présuppose l'absolu. Mais cette
présupposition est précisément faite pour ruiner
toute présupposition ou toute pré-donation. :Ë tre
dans l'absolu, c'est être, purement et simplement,
être là, hic et nunc. Le « présupposé » hégélien, c'est
le réel, absolument - et avec lui, en lui, la réalité du
sens, c'est-à-dire du sujet dans lequel et comme
lequel le réel vient à se poser en tant que tel, vient à
être su d'un savoir qui n'est pas seulement connais­
sance d'objet, mais savoir et saisie de soi. En moi et
comme moi, l'univers se sait, ou se saisit, universel,
de même qu'en toute chose je me sais, ou me saisis,
singulier, et réciproquement. Cela n'a rien d'une
effusion mystique : c'est la simple réalité de la mani­
festation en général. Et cela, en effet, est la présup­
position absolue, c'est-à-dire que cela précède toute
particularité, toute détermination - non pas cepen­
dant comme une généralité, ni comme un principe
ou une origine, mais comme la concrétude même
de l'être. De même, le savoir et la saisie de soi pré­
cèdent toute position de question, toute articula­
tion ou thèse de discours.
Cette pensée ne questionne pas. Elle ne demande
pas pourquoi il y a quelque chose, ni comment
notre connaissance est possible. En ne procédant
pas d'une question, elle ne procède précisément pas
de la p résupposition que recèle toute question.
Cette pensée consiste à exposer et à expliciter ce
qu'il en est du réel (Hegel le dit d'un même mot :
Auslegung des Absoluten7) - mais cela, pour autant

16
DEVENIR

que l'exposition et l'explicitation font elles-mêmes


partie du réel, et sont le mouvement de l'être en soi
et pour soi. L'exposition, l'explicitation ou interpré­
tation, est « la propre exposition de l'absolu et la
monstration par lui-même de ce qu'il est 8 ». Il s'agit
de laisser l'absolu s'exposer. Pour autant, cette pensée
n'est pas une passivité : l'exposition de soi est la
nature même de l'absolu. Laisser celui-ci librement
s'exposer, ce n'est rien d'autre que mettre en jeu - et
au travail - la pensée comme liberté . Cette
connexion intime de l'être et de la pensée - depuis
Parménide, la plus vieille affaire de la philosophie, et
son unique programme -, cette conjonction absolue
de la nécessité et de la liberté, portent toute l'entre­
prise hégélienne, font toute sa gravité et toute sa dif­
ficulté. En fin de compte, il ne peut s'agir de rien
d'autre que de dissoudre, de faire et de laisser se dis­
soudre, ces catégories de l'« être » et de la « pensée ».
Mais cette dissolution elle-même n'est rien d'autre
que l'opération de chacune envers l'autre. Chacune
dépose l'autre de sa consistance et de sa subsistance
propres. Mais c'est en posant l'autre qu'elle la dépose
ainsi - et qu'elle se dépose elle-même dans cette
déposition. Ainsi, l'opération du sens se donne
comme pure négativité - mais cette négativité n'est
autre chose que le surgissement du réel dans sa
concrétion absolue, et le point du sujet.
Ni trêve, ni repos, hors de l'inscription de ce
point, voilà l'inquiétude de Hegel - mais encore : ce
point n'est autre que l'inquiétude même . . . Il en est à
la fois l'inquiétant, et l'inquiété.

17
HEGEL

Le savoir sera donc, non pas une représentation


(Vorste/lung : position d'objet devant un sujet-de­
savoir et pour lui, conforme à sa « vision des
choses », c'est-à-dire à sa pauvre limitation), mais
une présentation (Darste/lung : « position-là », mise
en place et en scène, exposition, surgissement de
l'être�sujet en tant que tel) , et par conséquent la
négation de toute présence donnée, qu'elle soit
d'« objet » ou de « sujet». Non pas la présence don­
née, mais le don de la présence, tel est l'enjeu.
Quelque chose est là, donné (par exemple, ce
livre 9) . En tant que donnée, cette chose est seule­
ment autre chose que toutes les autres, négation des
autres, et niée par elles. Je sais cette chose comme là
et donnée (je la sais à la fois réelle et seulement un
possible dans le réel) . Dans ce savoir, la chose n'est
plus là, mais elle est exposée, posée comme sue (par
exemple, dans ce livre encore . . . ). La première néga­
tion est niée. Mais mon savoir est lui aussi un être­
donné-là, qui ne peut rester donné sans être à son
tour exposé (il faut sortir du livre . . . ) . L'une et
l'autre, la chose et le savoir, doivent être exposés et
s'exposent mutuellement - exposant à la fois la
nécessité et la simple possibilité de leur réalité, ou sa
contingence. Il n'y a aucune chose déterminée qui
ne soit, de par sa détermination, dans cette nécessité
de sa contingence, c'est-à-dire dans « l'agitation et
l'inquiétude absolue du devenir 10 ''·

18
DEVENIR

Or il n'y a aucune chose - ni être ni pensée - qui


ne soit déterminée. Tout est dans l'inquiétude abso­
lue du devenir. Mais le devenir n'est pas un proces­
sus qui conduit à autre chose, puisqu'il est la condi­
tion de toute chose. Son inquiétude absolue est
elle-même la détermination de l'absolu. Le devenir
est très exactement l'absolution : le détachement de
chaque chose de sa détermination, aussi bien que le
détachement du Tout dans sa détermination. Et
c'est ainsi que l'absolu est ce qu'il est : égal à soi et
par conséquent en repos absolu, mais il ne l'est
qu'ainsi, très exactement, c'est-à-dire comme non­
repos. Et le procès ou le progrès de l'absolu est
procès ou progrès infini.
Un procès infini ne va pas « à l'infini », comme
au terme toujours reporté d'une progression (Hegel
nomme cela « mauvais infini ») : il est l'instabilité
de toute détermination finie, l'emportement de la
présence et du donné dans le mouvement de la pré­
sentation et du don. Telle est la première et fonda­
mentale signification de la négativité absolue : le
négatif est le préfixe de l'in-fini, en tant que l' affir­
mation de ce que toute finitude (et tout être estfini)
est en soi excédante de sa déterminité. Elle est dans
le rapport infini.
C'est cela, tout d'abord, que la pensée révèle, et
qu'elle ne questionne pas, ni ne fonde, ni ne repré­
sente. Mais que la pensée ne questionne, ni ne
fonde, ni ne représente, cela signifie qu'elle ne tra­
vaille pas du dehors des choses, mais qu'elle est elle­
même l'inquiétude des choses.

19
HEGEL

Assurément, elle ne l'est pas immédiatement, ni


comme une simple propriété des choses : Hegel ne
nous sert pas une magie animiste, ni un brouillard
panthéiste (il mène au contraire avec toutes les
formes de panthéisme dont son époque fut encom­
brée la lutte la plus serrée et la plus énergique). Si la
pensée n'était séparée des choses, elle ne serait pas la
pensée, et il n'y aurait pas non plus d'inquiétude. La
pensée est au contraire la séparation des choses, et
son épreuve. Mais ainsi, la pensée est elle-même
séparation des choses de la pensée - des concepts,
des jugements, des significations. Elle parcourt leur
séparation, et elle se sépare d'elle - comme le rap­
port même, et mieux : comme l'inquiétude du rap­
port, comme son amour inquiet.
Pénétration

La décision philosophique signifie donc clairement


qu'elle ne se décide ni pour la foi ni pour la connais­
sance, mais que sa décision consiste précisément à se
séparer de l'une comme de l'autre. Ce que Hegel
nomme « savoir » ou « science », et « savoir absolu )),
ouvre la modernité en tant que l'époque du monde
qui ne peut plus poser la relation au sens ou à la
vérité, ni comme immédiate, ni comme médiate. Ce
n'est pas que le sens ou la vérité soient simplement
perdus, effondrés, ou pervertis dans le mauvais infini
des relativismes. Hegel tourne le dos, résolument, à
toute espèce de nostalgie - c'est-à-dire à toute espèce
de réconfort puisé dans l'image d'un sens donné,
mais passé, donné comme passé et passé comme
donné. Mais ce n'est pas, à l'inverse, pour se confier
à un nouveau donné, qui serait à donner ou à se don­
ner dans l'avenir, ou bien comme l'avenir même. Ni
présent passé, ni présent futur, mais le présent nu :

21
HEGEL

c'est-à-dire dénudé jusqu'au point de sa venue, dans


l'instabilité du devenir.
Ce point du présent, il n'est ni à « croire » ni à
« connaître ». Il est à éprouver, si on veut le dire
ainsi, mais l'épreuve n'est pas une simple sensation,
ni un sentiment. Elle est passage de la pensée par le
point lui-même. Le point est le passage. Il n'est pas
seulement le passage d'un « un >> à un « autre », mais
l'un, dans ce passage, trouve sa vérité dans l'autre, et
touche ainsi à son propre fond: « la signification du
devenir est d'être la réflexion de ce qui passe jusque
dans son fond, et que ce qui d'abord paraîtl'autre,
dans lequel le premier est passé, fait la vérité de
celui-ci1 1 >>, Or un tel passage est exemplairement
celui de l'être dans la pensée: en vérité, tout passage
est passage à la pensée ou au sens - mais récipro­
quement, toute pensée est passage à l'être de la
chose en sa vérité. On ne peut pas se contenter de
réduire Hegel à ses phrases bien connues - trop
connues - sur la vérité du gland qui est dans le
chêne. Car l'arbre lui-même est encore un passage,
et il a aussi bien sa vérité dans un gland tombé,
écrasé, et qui ne germera jamais, simple concrétion
disséminée.
C'est pourquoi la pensée est pénétration dans la
chose, enfoncement en elle. Le fond hégélien n'est
pas le fondement, la fondation, l'assise ni le subs­
trat. Il est le fond où l'on s'enfonce et où l'on
sombre, où l'on va par le fond. Plus précisément, le
fond ne fonde que pour autant qu'il est en soi
enfoncement, et la fondation doit être creusement.

22
P�N�TRATION

Ainsi la pensée n'est-elle pas saisie du fond sans être


un tel creusement. Mais encore : le creusement
n'atteint ni ne met au jour une assise assurée. Il
creuse le point du passage, et le point est lui-même
un tel creusement : travail du négatif, mais à même
la surface.
La pensée manifeste donc d'elle-même son affi­
nité profonde avec les choses. Elle la fait jouer à la
surface la plus extérieure de la langue : Dinge (les
choses) et Denken (la pensée) sonnent l'une comme
l'autre, l'une tout contre l'autre.

Les choses et leur pemü s'accordent en et pour soi - tout


comme notre langue fait entendre une affinité des deux­
et la pensée dans ses déterminations immanentes est un
seul et même contenu que la véritable nature des choses 12•

Toutefois, la pensée ne s'enfonce pas dans les


choses autrement qu'elle ne s'enfonce en elle-même
- ce qui est proprement son acte de pensée. La pen­
sée qui ne se pense pas elle-même n'est pas encore la
pensée, c'est-à-dire qu'elle n'est pas ce qu'elle doit
être en tant que pensée. D'une part, en effet, il lui
manque encore un objet : à savoir, elle-même. Mais
d'autre part, cet objet qui lui manque - et qui est le
sujet - est précisément ce qui fait de la pensée une
pensée, c'est-à-dire non pas la conformation d'un
contenu pour une mise en œuvre qui lui est exté-

23
HEGEL

rieure (pensée-image, pensée-sentiment ou pensée­


notion) , mais la pénétration d'une chose par un
sens qui soit le sien, et qui soit elle-même.
Pour être une telle pénétration de sens - du sens
dans la chose et de la chose dans le sens , et pour être
ainsi véritable pensée autant que pensée vraie, la
pensée ne doit pas être l'instrumentation d'une
règle formelle qui ramène les qualités de la chose à
quelque unité de représentation, selon des catégo­
ries disponibles. Là encore, le donné est invalide (le
donné des concepts, des jugements et des raison­
nements).
Lorsque je demande ce qu'est une fleur, je dois
présupposer cet « être » selon les catégories données
d'une botanique, ou d'une horticulture, ou d'une
esthétique, ou d'une symbolique, voire d'une mys­
tique. Je n'obtiendrai jamais ainsi que des « flora­
lités » diverses et déterminées, au reste exclusives
l'une de l'autre. Mais il s'agit à présent de ne rien
présupposer, ni de rien obtenir d'autre, que le réel
d'une fleur - c'est-à-dire indissociablement l'« une
fleur >> que je dis -, « l'Idée même et suave, absente
de tous bouquets 13 », et telle fleur ici et maintenant,
rose, marguerite, ou pensée. Pour ce faire, il ne suf­
fit même pas d'énoncer que « la rose croît sans rai­
son 14 >>. Car cela est encore, cela est précisément
une pensée, et une pensée du fond de la chose (en
tant que sans fond) , mais une pensée qui, en tant
que telle, n'est pas encore passée dans la chose, et
dans son fond.

24
PÉNÉTRATION

Aussi la pensée ne peut-elle poser sa différence


d'avec la chose que pour autant qu'elle pose aussi­
qu'elle sait, qu'elle pense et qu'elle expose - cette
différence elle-même comme le passage de l'une au
fond de l'autre. Le poète ou le mystique ne disent
ou ne montrent rien d'autre. Mais la philosophie
dit ce dire et montre cette monstration pour ne pas
les laisser à leur immédiateté : elle est le tour de plus
dans le passage au fond - le tour qui, à son tour,
s'épuise dans l'extériorité qui est la sienne (dans ce
discours, ici, comme dans celui du philosophe en
général), mais qui montre en s'épuisant, sur le bord
de sa pensée, la fleur non pas donnée mais posée
dans l'existence, c'est-à-dire enfoncée dans sa vérité
infinie et concrète.
Une pensée qui ne parviendrait pas à cette unité
concrète de la chose ne serait pas une pensée. Mais
elle n'y parvient qu'en étant, dans l'instant, la tâche
infinie de s'enfoncer et de nier sa séparation de
« pensée ». La nomination du poète est encore l'in­
dex de 1'« absente ». La pensée sera donc - c'est là
son être et sa concrétion, son acte et sa praxis - l'au­
delà du nom que le nom lui-même nomme et où il
s'annule : la présence de cette absence. Présence de
cette absence en tant que telle, négativité effective -
effectivité éclose en négativité.
« Le moi en pensant pénètre l'objet1 5 » - et ce
n'est pas une pénétration << en pensée », abstraite ou
imaginaire. Ce n'est pas une pénétration représen­
tée, et qui resterait devant celui qui pénètre, comme
son ouvrage. Celui qui pénètre est lui-même

25
HEGEL

pénétré, car la pensée est la pensée de l'être lui­


même, et non « la mienne». Pour autant qu'elle est
« la mienne », ma pensée est contingente, et passe
dans son autre. Mais pour autant qu'elle a cette
forme extérieure du « Je », elle est aussi bien l'uni­
versel du pour-soi (du pur rapport à soi) qui pénètre
l'en-soi déterminé, c'est-à-dire qui le fait entrer
dans le rapport qui est sa vérité. Mais ainsi, c'est
l'en-soi qui pénètre en soi.
Ce qui, dans cette formulation, pourrait paraître
comme un retour chez soi et comme une Odyssée
de l'esprit universel doit être aussitôt démenti par
ceci : le retour ne se fait nulle part ailleurs qu'au
fond, au creusement de l'existence, d'une part, et
d'autre part il n'y a pas d'Ulysse, de figure unique et
substantielle du sujet. Mais celui qui pénètre en soi
est chaque fois un autre, et son rapport.
La forme que Hegel privilégie est bien celle du
cercle, mais ce cercle est un << cercle de cercles », il
n'est pas la simple disposition du même qui revient
à l'identique, il est bien plutôt à la fois le fond de
tous les cercles, à savoir le pur mouvement du point
qui tourne - << la négativité est le point de rotation
du mouvement du concept16 » - et le mouvement
incessant qui ne laisse rien en repos. Le point et le
mouvement sont bien la même chose - mais seule­
ment en tant que cette << mêmeté >> n'a d'autre iden­
tité que l'infini rapport. L'équidistance des points
du cercle est l'égalité de leurs agitations singulières,
et le centre est leur vertige commun.
Logique

Le pur élément du sens ou de la vérité, celui que


Hegel nomme le « concept )) o u la « saisie )) du
point de vue de son activité, et l'« idée )) du point de
vue de sa présentation, est l'élément de l'« esprit )) ,
qui nomme le rapport infini lui-même, la sortie de
soi dans l'autre de toute réalité. Cette « vie de l'es­
prit )) n'est rien de séparé, elle n'est pas une spiritua­
lité qui flotte au-dessus et au-delà de la matérialité.
Elle n'est rien - ou simple abstraction - aussi long­
temps qu'elle reste considérée en soi comme hors
du monde de l'effectivité. Elle est le soufRe de l'es­
prit, mais ce soufRe n'est pas une immatérialité : il
est au contraire l'ébranlement de la matière à même
elle-même, et le sensible en tant qu'il sent, qu'il est
senti et qu'il se sent. Il nomme l'inquiétude et l'éveil
du monde, l'immanence toujours déjà tendue,
étendue et distendue en elle-même comme hors
d'elle-même : l'espace et le temps, déjà, comme
l'ex-position de toute position.

27
HEGEL

L'esprit n'est rien de séparé - ni de la matière, ni


de la nature, ni du corps, ni de la contingence, ni de
l'événement - parce qu'il n'est lui-même rien
d'autre que la séparation. Il est la séparation en tant
que l'ouverture du rapport. Cela veut dire aussi que
le rapport ne survient pas, après coup, à des singu­
larités déjà données, mais que c'est au contraire un
seul et même don que celui des singularités et celui
du rapport.
Toute unité donnée, comme simple unité subsis­
tant par soi, n'est jamais qu'un donné : un dérivé,
un déposé, un moment, instable comme tout ins­
tant, dans le mouvement qui donne le rapport, où
le rapport se donne. L'unité de l'esprit est donc celle
de ce mouvement infini, et cette unité n'est donc
jamais une unicité : elle est l'unité de l'un qui ne va
pas sans l'autre, et plus encore, l'unité de l'un qui va
à l'autre, de l'un qui n'est que cet aller à l'autre.
L'autre est lui-même un « un » qui va à l'autre, à
son tour et en même temps. En même temps : c'est­
à-dire, dans la mêmeté du temps qui est la diffé­
rence des uns aux autres.
La pensée n'est donc rien de séparé, car « penser))
cette « vie de l'esprit », c'est effectuer le rapport.
Certes, la pensée en tant que telle représente l'éga­
lité, ou plutôt, elle pose l'égalité comme telle : la
correspondance que le rapport implique. Je pense
que ceci est (égal à) cela. Aussi la vérité doit-elle
toujours apparaître comme la résolution du rapport
dans « le repos translucide et simple17 )), Mais ce
n'est là qu'un côté, celui qui correspond au détache-

28
LOGIQUE

ment de la pensée en tant qu'elle doit tenir la vérité


devant elle, et devant nous. C'est ce qui lui donne
son allure d'assurance et d'impassibilité, de maîtrise
achevée. Toutefois, la résolution du rapport ne peut
être rien d'autre que le mouvement, l'activité et la
vie du rapport : non pas son être, mais son aller, son
advenir et son passer. Pour penser vraiment que ceci
est cela, ma pensée doit passer de l'un en l'autre. A ce
compte, « le repos translucide et simple » est aussi
bien « le délire bachique dont il n'y a aucun
membre qui ne soit ivre18 ». L'assurance de la pen­
sée est inséparable de son inquié tude - et son
inquié tude, comme l'ivresse, est à la fois une
angoisse et une exaltation, le risque et l'élan du
rapport.
L'assurance de la pensée - la certitude de soi -
n'est pas posée sur son inquiétude comme un
masque, pas plus qu'elle ne lui survient comme un
apaisement. L'une et l'autre ne sont pas non plus
comme deux faces d'un Janus, et il est inexact de
parler d'elles comme de deux « côtés ». Ce dont la
pensée est certaine, c'est de son inquiétude, et ce
dont elle est inquiète, c'est de sa certitude.
Si la pensée, en effet, est la position de l'égalité,
posée comme l'égalité de la chose avec soi, la pensée
ne peut pas être l'égalité retenue en soi, la calme
énonciation que A = A et que Je = Je, comme si cette
égalité même n'appelait pas aussitôt, impérieuse­
ment et violemment, l'exposition de toute singula­
rité comme telle, incomparable et absolument iné­
gale au sein même de cette universelle égalité. La

29
HEGEL

pensée n'est donc pas l'égalité qui se retient en soi,


mais l'égalité qui sort de soi en raison de son égalité
même - de son universalité. La logique est ainsi, dès
son stade le plus élémentaire, dès sa première et plus
pauvre abstraction, un arrachement de l'identité à
soi-même, sa dislocation et son altération - et rien
d'autre, ce faisant, que la pensée rigoureuse de ce
par quoi l'identique s'identifie.
Cette logique n'a rien d'illogique, ce n'est pas
une logique folle, pervertie ou acrobatique. Sous le
nom de << logique », Hegel se ressaisit de ce qui fait
continûment le logos de la philosophie - et de ce qui
a engendré toutes les logiques : le logos signifie que
nulle identité n'est donnée, que nulle unité n'est
disponible, et que l'identité et l'unité sont toujours,
dans leur simplicité même et leur absoluité, le mou­
vement de s'identifier et de s'unifier. Logos désigne
le « faire » de tout « donné », c'est-à-dire son « don­
ner », et plus exactement son « se donner soi­
même )) : ainsi, logos désigne l'identique non
comme substance mais comme acte. Son acte est
celui de l'égalité qui en s'égalisant se fait inégale à
soi (il faut dire : « en s'égalisant », et non « pour
s'égaliser » , car l'égalité n'est pas un but fixé en
avant, elle est le mouvement de l'identité, son iden­
tification) . Si A = A, c'est que A se pose autre que
soi. Et c'est là précisément ce qu'expose « Je = Je )),
Le logos est sujet, ce qui veut dire : exposant de l'ex­
position infinie de l'identité.
La pensée sera donc l'égalité qui sort de soi pour
entrer dans l'inégalité de la chose. Pénétrant la

30
LOGIQUE

chose, l'égalité se fera son égalité, mais devenant


ainsi la sienne elle restera aussi bien identité singu­
lière, distincte de toutes autres, qu'identité iden­
tique à toute identité : mise en branle, agitée, mue
et émue du même se-faire-identique.
Pénétrée dans la chose, et pénétrée de la chose, la
pensée disparaît comme pensée séparée. Sa dispari­
tion est pourtant sa conservation, car ce qu'elle est
proprement, c'est la séparation - et le rapport. La
séparation est désormais la présence posée de la
chose : son altérité. Ce que la pensée pose, c'est
l'altérité en général : le point, la pierre, la lumière
ou la personne en tant qu'autre - c'est-à-dire aussi,
chaque fois, ce point, cette pierre, cette lumière,
cette personne. Il n'y a rien d'indistinct, et la pensée
est la position de la distinction absolue. Le monde
hégélien est le monde dans lequel aucune généralité
ne subsiste, mais seulement, et à l'infini, des
singularités.
Ni généralité, ni particularité, car le « particu­
lier >> n'es t encore que le fini dans une relation
extrinsèque avec le général, lui-même encore exté­
rieur et donc à son tour posé comme un particulier
- ainsi dans le rapport des intérêts particuliers et
d'un intérêt généraP9 • Le singulier, au contraire, est
le fini en soi et pour soi infini, et pour lequel il n'y a
pas d'universalité séparée. Si je dis « Socrate est un
homme )) je prends Socrate pour un cas particulier
'
de l'espèce humaine. Mais Socrate-le-singulier n'est
pas un cas: c'est lui et rien d'autre. Si l'on veut,
c'est un cas absolu, et l'absolu en général n'est fait

31
HEGEL

que de cas absolus, et de tous leurs rapports absolus.


Mais la singularité ne subsiste pas, ou sa subsis­
tance est identique à son surgissement, c'est-à-dire à
sa ponctualité, et donc à sa négativité. Ce qui pose
le distinct, et qui l'identifie, c'est la séparation. La
pensée pénètre la chose et l'envahit de la sépara­
tion : sa pénétration est un évidement. La chose
pensée est la chose creusée, vidée de la simple adhé­
rence compacte dans l'être insignifiant. C'est comme
pensée, pénétrée de pensée, seulement, que la fleur
fleurit en tant que fleur : mais cette éclosion est
l'épanouissement de la négativité faite sienne.
Ce que pense cette pensée, c'est l'éclosion de
l'absolu au sein de la chose. Mais cette formule fleu­
rie ne doit pas tromper. Hegel dit : « la rose dans la
croix du présenf0 >>, et le présent est division de
soi : telle est son éclosion. Il ne s'agit pas non plus
de substituer l'absence à la présence, de plonger la
présence réelle dans un abîme - qui ne serait lui­
même, au demeurant, qu'une sur-présence ineffable
et terrible. Il s'agit de ne céder ni aux grâces faciles
d'une roseraie de sens, ni à la fascination d'une
néantisation étourdissante. Ni présence purement
présente (et s'évanouissant ainsi), ni absence pure­
ment absente (et s'imposant ainsi), mais l'absolu de
la présentation.
*

La pensée comme pensée de l'absolu n'est autre


que l'héritière de Kant. Avec ce dernier, la raison

32
LOGIQUE

s'est connue comme exigence de l'inconditionnê. Et


plus exactement : exigence inconditionnêe de l'in­
conditionné. La philosophie est devenue l'obser­
vance et l'exercice de cette exigence. Ne pas céder
sur elle, c'est la pensée de Kant reprise, relevée par
tous ses successeurs. Hegel la resserre et la tend à se
rompre, il en aiguise la pointe jusqu'à lui faire enta­
mer et déchirer toute consistance où se retient la
détermination d'un conditionné.
Le monde qui se sait immanent est du même
coup le monde qui se sait inconditionnellement
devoir rendre raison de soi. Kant maintient cette
nécessité dans l'ordre d'un devoir-être, où la raison
du monde s'écarte infiniment d'elle-même. Mais
elle peut encore se former, pour Kant, comme une
attente et postuler, dans cette attente, l'approche
infinie d'une satisfaction. Hegel, en revanche, pose
que ce « devoir >> lui-même, la seule « pensée >> de ce
devoir, de son écart et de son infinité, a déjà de soi­
même, en ouvrant le temps et en divisant la subs­
tance, fait surgir le sujet.
Ce n'est pas qu'il n'y ait plus rien à « devoir >> et
que tout soit accompli : mais l'inconditionnê n'est
plus seulement le terme visé dans un lointain indé­
finiment reculé, il est déjà dans l'éclair jaillissant de
son exigence absolue. Que l'absolu soit déjà là, et
qu'il se sache étant déjà là, ce n'est pas une satisfac­
tion acquise, ni une accumulation primitive de
sens. Cela signifie seulement que l'exigence du vrai
est elle-même vraie, y compris, comme de juste,
en ce que cette exigence a d'excessif et d'infini : y

33
HEGEL

compris en ce qu'elle met le sujet hors de soi. L'in­


conditionné ou l'absolu n'est en rien une dimen­
sion supplémentaire, surérogatoire, voire exorbi­
tante, qu'il conviendrait de laisser dans l'éloi­
gnement sans cesse reporté plus loin, sans cesse
déplacé, d'un idéal « royaume des fins » (ou,
comme on dira plus tard, d'un « horizon de
valeurs ») . Sans doute, l'absolu est exorbitant : mais
il l'est tout de suite, ici et maintenant, ouvrant le
présent, ouvrant l'espace et le temps, ouvrant le
monde et le « Je », et jetant l'existence à son exi­
gence inquiète.
Ne pas penser cette irruption de l'inconditionné,
c'est ne pas faire droit à la pemée. C'est la retenir en
deçà d'elle-même - en deçà de la dignité absolue
qu'elle pose et de la liberté non moins absolue
qu'elle exige.
Dès lors, la pénétration de la chose signifie la
pénétration de l'être par cette exigence, mais non
pas comme un élan bien intentionné qui traverse­
rait l'ordre du donné sans le transformer, et qui res­
terait suspendu dans son élan, élévation sublime
étrangère au monde effectif. La pénétration de la
pensée n'est pas une traversée, mais bien le creuse­
ment concret de la concrétion même. Kant ne cédait
pas sur l'exigence, Hegel ne cède pas sur son effec­
tivité - c'est-à-dire sur son effectuation. Non pas,
cependant, que cette effectuation de l'incondi­
tionné puisse être jamais représentée dans tel ou tel
donné, dans telle ou telle « figure » de l'absolu. Mais
' ' ) • )
ce qUI ne peut etre represente n est pas ce qUI s en-
• A

34
LOGIQUE

fuit toujours plus avant dans un ciel idéal : c'est au


contraire le point qui se creuse au cœur de
1' effectivité.
Dans sa pénétration, la pensée ne se contente pas
d'ouvrir la séparation et le rapport infinis, comme
s'ils étaient « seulement une pensée » et « seulement
une exigence ». Mais la pensée devient la volonté de
cette séparation et de ce rapport : vouloir de la
concrétude déterminée et du travail de son rapport
aux autres.
Présent

Il peut paraître simple d'énoncer, en termes kan­


tiens, que Hegel confond à nouveau, comme les
anciennes métaphysiques, les Idées de la raison avec
des objets de l'expérience, tandis que la soigneuse
distinction critique des deux ordres est seule à res­
pecter l'exigence de l'inconditionné. Ce serait
oublier toutefois que Kant lui-même a pu - a dû ­
avancer que l'Idée suprême, l'Idée de la liberté (ou
la raison comme telle et pour soi), survient dans
l'expérience2 1 • Ce qui veut dire que Kant lui-même
ne pouvait pas ne pas faire droit, fût-ce sur un mode
incertain et énigmatique, à ce qui n'est pas une
simple conséquence souhaitable de l'absolu, mais sa
condition même : son effectivité. La liberté n'est
pas un vœu, Kant le savait fort bien, ni une dispo­
sition formelle. Elle est irruption effective dans
l'effectivité du monde, et de cette effectivité. Hegel
s'emploie donc à penser ce que Kant exige.

37
HEGEL

Il peut alors paraître également simple d'énoncer,


en termes hégéliens, que Kant en est resté au « mau­
vais infini )), tandis que Hegel pose l'infini en acte,
ici et maintenant effectif. Ce serait supposer, toute­
fois, que Hegel se contente de penser et de poser cet
acte comme un donné (comme lorsqu'on prétend,
avec une grossièreté confondante, que Hegel aurait
désigné la fin de l'histoire) . Mais l'acte de l'infini est
tout sauf un donné. Il est bien plutôt cela par quoi
le donné est donné. ll est sa condition, non de pos­
sibilité seulement, mais d'effectivité : son don lui­
même, c'est-à-dire le don de sa manifestation, de sa
venue à l'existence. La pensée s'emploie donc,
envers le donné, non pas simplement à le soumettre
à des conditions extérieures d'intelligibilité, mais à
le pénétrer de ce qui le donne, et qui n'est pour soi­
même rien de donné : qui est la négativité de sa
donation, de son surgissement ou de sa création.
C'est pourquoi la pensée hégélienne de l'absolu
dans l'effectivité, parce qu'elle est tout le contraire
du délire « totalitaire >> qui voudrait montrer ici et
maintenant la face, la forme et l'empire donnés de
l'inconditionné, se ramasse tout entière et s'enfonce
avec opiniâtreté dans la discipline sévère de tenir
fermement la négativité comme l'ouverture même,
et concrète, du concret, et comme la réunion de la
séparation et du rapport par quoi le monde est
monde vrai.
A ce compte, la philosophie n'apporte pas du
sens ou de la vérité qu'elle tiendrait d'ailleurs que de
ce monde même. Elle ne fait même, d'une première

38
PRÉSENT

manière au moins, qu'exposer le fini comme fini -


l'infinie finitude de toute « forme de la vie ». Et c'est
ainsi que le philosophe « peint sa grisaille sur la gri­
saille » d'un monde vieillissant22• Ce n'est pas seu­
lement que Hegel, en son temps, éprouve un tel
vieillissement, et la venue d'une transformation.
C'est que jamais la pensée n'a à prédire ou préfigu­
rer la nouveauté - qui est ou qui sera toujours la
nouveauté de l'absolu lui-même. Ce serait la réduire
à l'avance en donné, faire du futur un présent - et
par conséquent, aussitôt, un passé.
Mais, pas plus qu'elle ne préjuge l'avenir, la phi­
losophie n'ordonne le passé dans une signification
d'après-coup. En venant << tard », la philosophie
vient elle-même comme la fin qui se comprend en
tant que fin, c'est-à-dire en tant que pénétration
d'une << forme de la vie >> par sa propre vérité : par
son passage et son ouverture vers une autre. Non
pas, encore une fois, que l'autre garde en réserve la
vérité de la première, qui serait ainsi remise à plus
tard encore. Mais la vérité est à la fois l'accomplis­
sement de la forme, et le témoignage qu'elle se rend
à elle-même, tout autant que la saisie de ceci, qu'un
accomplissement, en s'exposant et en passant,
expose à nouveau la disponibilité infinie du sens, du
don de sens qui s'effectue ainsi.
Alors même que Hegel paraît éprouver (comme
toute son époque) la nostalgie de formes qui
auraient atteint une plénitude de sens désormais
perdue (ainsi de la << belle cité grecque ») , et alors
même qu'il paraît saluer la naissance d'une forme

39
HEGEL

accomplie de F « Idée éthique » et de la commu­


nauté (avec l' État organique de la monarchie consti­
tutionnelle}, et outre le fait que ces deux appa­
rences, qui sont aussi chez lui, à coup sûr, deux
tendances ou deux allures simultanées, seraient
incompatibles s'il fallait les tenir ensemble comme
des thèses pures, tout montre cependant que le véri­
table enjeu n'est ni dans le pathos de la perte ni dans
celui de la fondation. L'un et l'autre romantismes­
celui du passé et celui de l'avenir - ne font que bor­
der extérieurement, comme des traits d'époque,
l'exigence rigoureuse de la philosophie : que le pré­
sent soit révélé pour ce qu'il est, pour l'inquiétude
ouverte entre le crépuscule d'un achèvement et
l'imminence d'un surgissement.
Sans doute, Hegel déchiffre son temps comme le
temps d'un tel présent - d'une telle présentation du
présent, de son instabilité, de son déchirement et de
son passage. Le gris du concept sur le gris du monde
révèle, avec la fin des figures colorées qu'il s'était
données, la remise à l'existence de la tâche de se
penser, par elle-même, au-delà de toute consistance
de figure. Mais ainsi, le temps présent - celui de
Hegel comme le nôtre, celui de Hegel que le nôtre
achève peut-être - n'érige aucune figure de sur­
plomb. Il n'est pas le temps d'une apothéose hors
du temps et d'une parousie de l'absolu. Il est ce que
chaque temps est pour lui-même : saisie de son pas­
sage, ce qui veut dire à la fois affirmation de soi et
inquiétude de l'autre.

40
PRÉSENT

Qu'un temps parmi les autres se pose et se pense


comme tel et qu'il se pose et se pense ainsi, avec
Hegel, comme le temps de la philosophie, cela ne le
rend pas plus exceptionnel qu'un autre - et surtout,
cela ne le rend ni final ni originel. Cela veut dire
que cette forme aussi - celle de la saisie inquiète de
soi et celle de la négativité posée pour elle-même -
surgit comme un moment. Dans le mot et dans la
pensée de la « philosophie )), Hegel saisit à la fois
l'absolue répétition - l'éternel retour - de l'esprit
revenant à soi et la détermination du concept qui
n'est encore que concept, de la pensée qui n'est que
pensée grise, et encore seulement « philosophie ))23•
Mais cette détermination est aussi bien ce qui s'ouvre
d'autant plus à l'exigence que l'esprit passe à nou­
veau dans l'autre, et revienne à soi du dehors d'une
autre détermination.
Pour le moment présent, il est à la fois un mo­
ment comme un autre - passant comme un autre et
dans l'autre - et le moment qui se saisit en tant que
moment, ouverture nue de l'histoire qui se laisse
entrevoir, un instant, comme simple creusement et
comme acte de la négativité. C'est le moment de
l'absolu pensé comme tel : comme absolution,
c'est-à-dire comme déliaison, détachement et mise
à nu - non comme absolutisation. C'est l'absolu­
tion de la séparation et du rapport : en même
temps, tout est séparé et tout est en rapport, tout
n'est que séparé et en rapport. C'est cette absolution
que Hegel nommait « histoire )), et pour laquelle
notre temps, achevant celui de Hegel, se propose

41
HEGEL

d'autres concepts, celui de « technique » par


exemple (et peut-être déjà au-delà de ce mot, néces­
sairement inconnue, la libération d'une autre forme
encore) .
*

Ce qui est demandé à la pensée, par conséquent,


n'est rien d'autre que ceci: ne rien céder sur l'ins­
cription de l'absolu dans le présent, sans rien accor­
der à une absolutisation d'un présent quel qu'il soit
(passé, présent ou à venir). Avec Hegel, la philoso­
phie n'entreprend pas de représenter le Tout, ni de
le fonder, mais elle a la tâche d'ouvrir pour elle­
même la totalité du rapport telle qu'elle s'ouvre en
toute chose, mais comme elle s'ouvre, chaque fois,
ici et maintenant.
Ici et maintenant, la totalité du rapport se repré­
sente comme égale - à rien. Le monde est simple­
ment égal à lui-même, mais dans cette égalité il ne
trouve que son inégalité et son extériorité. Aupara­
vant, l'inégalité dans le monde était égale à l'inéga­
lité du monde et de son royaume divin. A présent,
le monde est égal à lui-même, et donc à sa propre
inégalité, qui s'expose comme violence de l'intérêt
et de la subjectivité, l'un comme l'autre unilatéraux.
Partout égal à lui-même, le sujet abstrait contemple
l'exploitation, la faim, la détresse et l'angoisse des
sujets concrets. Non seulement il est impuissant,
mais c'est l'impuissance de son égalité abstraite et
vide qu'il oppose au malheur du monde comme
une infinité dérisoire - et ce nom lui-même, « le

42
PlliENT

sujet », est devenu le nom de son propre évanouis­


sement, ou d'une aspiration vide et d'une agitation
vaine où n'en expire pas moins ce qui pouvait rester
de dernier soufRe à l'« esprit ». A la place de l'esprit,
mais comme la vérité dernière de celui-ci, le monde
se sait comme l'effectivité et comme la responsabi­
lité de l'extermination, et comme la puissance de se
détruire soi-même.
La phrase la plus célèbre de Hegel est celle-ci :
Ce n'est pas la vie qui recule d'effroi devant la mon et se
préserve pure de la dévastation, mais la vie qui suppone la
mon et qui se maintient en elle, qui est la vie de l'esprit.
L'esprit ne gagne sa vérité qu'en se trouvant lui-même
dans l'absolu déchirement24•

Il s'est trouvé, depuis Hegel, des hommes pour


penser que leur mission était de supporter la mort
de millions d'hommes afin d'assurer la vie pure de
l'esprit - et de même il se trouve une partie de
l'humanité pour penser (en actes, non en discours)
que dans l'appauvrissement et l'exclusion de toute
l'autre partie s'effectue la seule vie qui soit à hauteur
d'histoire et de savoir - et, en tout cas, de concen­
tration du capital.
Tout se passe, en un sens, comme si l'esprit du
monde s'exécutait selon Hegel - et comme si, de
fait, il n'y trouvait que la vie de sa mort.
A cela, nous savons avec Marx qu'il n'est pas de
réplique dans les consolations de la religion - quand
elles ne sont pas plutôt des consolidations de la
dévastation -, ni dans l'abstraction du sujet de

43
HEGEL

droit. Aussi bien Marx n'a-t-il rien pensé d'autre


que l'effectivité et la praxis de l'esprit hégélien. Mais
nous savons aussi ce qui, de Marx, s'est confondu
avec l'absolutisation d'une figure.
Ou bien, par conséquent, la phrase de Hegel -
toute sa pensée - est un pathos inutile et dangereux,
mais alors il ne reste rien à penser que l'impuissance
de toute pensée. Car cette phrase ne condense pas
seulement la pensée de Hegel: elle énonce ce qu'il
en est de la pensée en soi et pour soi dès lors que le
sens et la vérité ne lui sont pas présentés comme
donnés. Si cette pensée est vaine, alors il ne reste que
le renoncement à l'inconditionné et à la raison
même, il reste les diverses manières complaisantes
de moduler un nihilisme.
Ou bien - et il n'y a pas d'autre possibilité - il
reste encore à repenser cette pensée, à s'enfoncer en
elle non pas comme dans une pensée déterminée et
donnée, mais comme dans l'ouverture même du
sens et de la vérité, allant donc en elle au-delà d'elle.
Toute la pensée vraie, depuis Hegel, a fait cela, avec
lui, contre lui, au-delà de lui.
(Cette alternative ne peut pas être abstraitement
décidée. Personne, ni Hegel ni un autre, ne pourra
démontrer ce qu'est la « pensée vraie )). Elle est elle­
même l'affaire de la décision pour elle.)
A tout le moins, on pensera d'abord que la phrase
sur la vie dans la mort, en tant que c'est une phrase,
une proposition, tient encore écartés l'un de l'autre
l'« esprit )) et le « déchirement >> où il « se trouve )).
En tant que phrase, elle n'est pas encore - ou elle

44
PRÉSENT

n'est déjà plus - la pensée de ce qu'elle énonce.


Mais elle énonce précisément ceci: si l'esprit « se
trouve >> dans « la mon ))' c'est que la mort n'est pas
devant lui, n'est pas hors de lui, ni comme la mort
d'un autre, ni comme la mon de soi qui resterait
hors de soi, comme la simple extérieure cessation du
sens de soi. L'esprit n'est pas un donné qui regarde
et supporte la mort comme un autre donné - et il
n'y a pas, en ce sens, pas même à la lettre chez Hegel
lui-même, d'esprit du monde qui contemplerait
froidement le cortège des morts et des anéantisse­
ments comme le spectacle de son propre sens. L'es­
prit n'est rien de fini qui aurait sa propre fin - son
déchirement absolu - devant lui-même comme un
objet, une représentation, un devoir, un idéal ou
une absurde contingence. Sans doute, il a cette fin
devant lui comme un objet, en tant qu'il se déter­
mine et qu'il peut et doit dire : « la mort )), « le
monde )), « la chose )), et encore « moi-même )).
Mais en le disant, et parce qu'il le dit, il pose qu'il
n'a pas sa vérité comme une chose-là en face
d'autres choses-là.
Comment l'esprit est le fini qui se trouve lui­
même infini dans l'ex-position de sa finitude, voilà
ce qui est à penser - c'est-à-dire: voilà ce que c'est
que « penser )).
Comment la vérité du sens est l' affirmativité de
l'inquiétude du négatif: son insistance en soi, sans
renoncement ni dérobade, sa praxis et le conatus de
son être.
Manifestation

La philosophie n'est pas une représentation de plus,


ni un savoir de plus. Elle n'est pas un savoir des
principes ou des fins, comme si les principes et les
fins étaient des choses - concrètes ou idéales - outre
les autres choses. Elle n'est pas non plus une réflexion
sur les savoirs, comme si ces derniers (au sens le plus
large : sciences, techniques, arts, croyances, sensa­
tions, sentiments) devaient être soumis à une autre
connaissance et à une autre évaluation qui serait
pourtant, en dernière instance, du même ordre
qu'eux, et qui demanderait encore une autre appré­
ciation, plus haute ou plus profonde. La philoso­
phie n'est ni « haute >> ni << profonde >> : elle se tient
strictement à hauteur des choses, du monde et de
l'homme, elle ne prend sur eux aucun << point de
vue », ni par en dessus, ni par en dessous. De
manière générale, elle consiste à ne pas prendre de
point de vue - à ne pas même être une << vue », s'il

47
HEGEL

n'y a plus de vuè lorsqu'on pénètre dans la chose ou


lorsqu'on la saisit.
Mais la chose dont il s'agit n'est pas la chose-là,
déposée isolée et close en soi, ou l'être pur et simple.
Une telle chose, en effet, comme nous nous repré­
sentons qu'est une pierre, ou l'idée pure de 1'« être »,
n'est elle-même qu'un donné dérivé : elle a été pro­
duite et déposée par une opération. Si la pierre ou
l'être ont toujours été là, c'est bien précisément cet
avoir toujours été là qui ne va pas de soi. Ou plus
exactement : s'il va de soi, c'est qu'il va en quelque
manière, et qu'il va à partir de soi, sortant de soi, se
donnant de lui-même. Non pas l'être seul, mais sa
venue ou sa vie. Hegel nomme cela : « le fait de la
vitalité physique ou spirituelle25 >> - et ce fait est la
« chose même >> que la pensée pénètre, que la phi­
losophie saisit.
Ce fait n'est pas le fait d'une donnée parmi
d'autres, fût-elle première. (Faktum, ici, se dis­
tingue d'autres termes allemands qui nomment la
« donnée >> ou le « simple fait >>.) Sans doute, il est
primordial, mais il l' est dans la mesure où ce qui est
primordial, ou originaire, ne peut être aucun réel,
mais le faire du réel même - son « se faire de soi >>.
Un « se faire de soi >> est donné d'emblée - et, jus­
tement, il n'est pas une donnée. On pourrait dire :
c'est un fiat, c'est une création. Il serait exact de dire
que Hegel ne pense rien d'autre, à la suite de Spi­
noza et de Kant, que ce qu'il en est de la création du
monde dès lors qu'aucun créateur n'est plus donné,
ni à inventer. Le Faktum est : la chose se donne. Ce

48
MANIFESTATION

fait est absolu, insurmontable, et il n'y a qu'à l'igno­


rer, ou bien à pénétrer en lui. C'est ici que se joue la
décision de philosopher.
Que la chose se donne, c'est une « vitalité >>. Ce
n'est pas la vie organique, ni une animation quel­
conque. La vitalité est le caractère de se porter hors
de soi. La chose se donne, elle se porte hors de soi,
elle se manifeste. Le « phénomène >> n'est pas l'ap­
parence : il est le vif transport de soi et le bond dans
l'existence manifeste. Se manifestant, il est dans le
rapport. Il se singularise. Toute chose est singulière,
et la totalité aussi est singulière : elle est la singula­
rité de la manifestation elle-même. La singularité de
la manifestation - ou du monde, c'est qu'elle ne se
manifeste à rien d'autre qu'à elle-même, ou à rien.
La manifestation surgit de rien, dans rien. Le mani­
festé est quelque chose, et toute chose est un mani­
festé. Mais il n'y a pas de « manifestant )), qui serait
encore autre chose que la manifestation elle-même.
Il n'y a pas non plus de spectateur de la manifesta­
tion. Moi avec mon savoir, je suis aussi bien dans la
manifestation, je suis manifeste et je le manifeste à
mon tour. La manifestation est donc d'elle-même
ou de rien, d'elle-même comme de rien.
C'est en ce sens que la vérité - qui ne peut être
que celle du Faktum, ou le Faktum lui-même saisi
comme vérité - est au-delà de tout mode d'appré­
hension sensible et savant du manifesté. Elle n'est
pas au-delà comme autre chose, mais comme la
non-chose de la chose, et le non-être de l'être. Péné­
trer la chose, c'est pénétrer sa manifestation, péné-

49
HEGEL

trer le Faktum : par conséquent, pénétrer le négatif


en tant que tel, ou le nihil de la création sans
créateur.
Toute appréhension est déjà en elle-même une
telle pénétration, et le savoir le plus naïf peut se
comporter comme le plus spéculatif, quand il se
croit dans la chose même, identique à elle, étant
inconscient d'être en face d'elle 26• Ainsi lorsque
sentir est simplement devenir la chose sentie ­
odeur de rose ou jaune d'un pan de mur.
La sensibilité n'est pas autre chose que le rapport
de la manifestation à soi, il n'y a pas de manifesta­
tion non sensible, et ainsi toute vérité est dans le
sensible : mais elle y est comme la négativité. La
représentation sensible indique d'elle-même que sa
vérité est « en » elle comme « hors » d'elle : c'est cela
que veulent dire « sentir » et « être senti », et c'est ce
que veut dire ceci, qu'il y ait du sentir, de la
conscience, de la représentation et du savoir dans le
monde. Le savoir ne vient pas au monde d'ailleurs
que du monde même - comme le rapport de la
chose à la négativité de sa manifestation, de son
« venir de soi ».
La représentation sensible est l'être-pour-un­
autre. Ce qu'elle indique d'elle-même, c'est que cet
être-pour-un-autre est le mouvement de la vérité de
l'être en soi et pour soi. Elle indique le rapport
comme négativité du soi, ou le soi comme négati­
vité du rapport : l'être vrai nie son simple être-soi.
Pénétrer la négativité exige « une autre langue))
que la langue de la représentation. Cette dernière

50
MANIFESTATION

est la langue de la séparation : la langue de la fixité


des concepts, des propositions et de leurs copules.
Cette langue est la langue, tout simplement, telle
qu'il n'y en a pas d'autres - et qu'il n'y en a que plu­
sieurs. Parler l'autre langue, celle de la pensée, ce
n'est pas parler une mystérieuse langue de plus.
Mais ce n'est pas non plus, ce n'est surtout pas,
entrer dans l'ineffable. C'est penser : c'est-à-dire
parler à même la langue cela que la langue ne dit
pas, et qui est aussi bien le langage même. Le lan­
gage dit les choses, il ne dit pas lui-même, c'est-à­
dire l'universel renvoi des différences par lequel la
langue parle. Dire ce renvoi, ce serait dire le passage
des déterminations les unes dans les autres, épuiser
toutes les significations : ce qui est le propre de la
pensée. La « langue » de la pensée est en effet l' épui­
sement de la signification déterminéé7• Elle est
ainsi, identiquement, l'épuisement de l'extériorité
du langage, et l'épuisement des déterminations
séparées des choses : la langue de la pénétration
dans la manifestation.
Il faut tenir que c'est une langue, ou que c'est la
langue même, tout autant que c'en est l'épuisement
ou l'altération infinie. Il faut y tenir, non seulement
parce que c'est le sérieux imperturbable et obstiné
du philosophe qui veut énoncer l'inénonçable, mais
parce que seul le langage, en s'exposant de lui­
même comme le rapport et la séparation infinis,
expose aussi cet être-de-soi-hors-de-soi-dans-1' autre
qui est la manifestation. En un sens, le langage est la
manifestation : il pose la chose hors de soi. Il mani-

51
HEGEL

feste la manifestation. Mais il la manifeste comme


autre que lui-même. Ainsi, en un autre sens, le lan­
gage nomme tout et ne manifeste rien. Il indique en
nommant, et dans l'insignifiance des noms, que la
manifestation est sa vérité et sa limite.
La langue de la philosophie est la langue même
parlée en son infinité, c'est-à-dire aussi bien à
chaque instant, à chaque mot, à chaque significa­
tion, mise hors de soi, insignifiante ou plus-que­
signifiante, interrompue et tendue vers sa propre
négativité - vers la « vitalité » du « soi '' · Non pas la
langue parlant sur soi, mais pénétrant en soi. Rien
d'autre, en fin de compte, que ce que le langage fait
à chaque instant, au pli de son articulation et au
creux de son énonciation.
Telle est la pénétration dans le sens, qui ne peut
plus se nommer « sens ,, en aucun sens déterminé :
sa vérité est d'être le négatif qui rapporte toute déter­
mination aux autres, et seulement ainsi la rapporte à
elle-même. Pénétrer la manifestation - ou penser la
révélation, comme Hegel le formule en arrachant à
la « religion révélée ,, ce qu'elle-même indique
comme sa vérité hors de sa représentation -, ce n'est
pénétrer dans rien d'autre que dans le « soi ,, lui­
même, pour lui-même. C'est pénétrer ceci : que le
soi est de soi manifeste, qu'il est par conséquent de
soi hors de soi. Le soi est ce qui ne se possède pas et
qui ne se retient pas, et qui, en somme, a son « se ,,
dans ce « ne pas ,, lui-même : non-subsistance, non­
substance, surgissement, sujet.

52
MANIFESTATION

La philosophie est ainsi le savoir de soi de la néga­


tivité, autant que le savoir de la négativité du soi. Il
n'y a là aucune acrobatie verbale, aucune complai­
sance perverse du discours. La réciprocité et la
réversibilité du soi et du négatifforment ce qui est à
penser : cela même que posait Augustin dans l'in­
terior intimo meo, ou Descartes dans ego sum, mais
cette fois en défaisant, en déliant toute consistance
de l' interior ou de l'ego. La seule présupposition du
soi, c'est qu'il ne peut pas se présupposer. Chaque
pensée remet ce savoir en jeu : il ne peut être que
chaque fois singulièrement en jeu, il est la singula­
rité concrète du penser.
Le soi se révèle n'être rien d'autre que la négati­
vité pour elle-même. Mais la négativité pour elle­
même n'est pas une chose, considérée dans son rap­
port à soi ou dans son retour en soi. La négativité est
précisément - pour autant qu'elle << est », qu'elle
peut être posée par ce mot - le << pour soi-même »,
parce que le << pour soi-même » n'est pas un rapport
ou une intention qui aurait en vue une subsistance
donnée. << Soi » n'est rien qui préexiste à << pour
• A • ) A
sm », et etre << pour so1 », c est etre << pour >> cette
non-préexistence absolue.
Laisser valoir ce << pour >> en tant que tel, c'est
libérer le soi - ce qui veut dire aussi libérer la liberté
même. Car c'est délier le soi de toute détermination
à laquelle il serait attaché : celle d'une substance ou
celle d'un sujet au sens d'une identité personnelle

53
HEGEL

donnée, celle d''un individu ou celle d'un peuple,


celle d'une essence quelconque ou d'un symbole,
d'une signification, d'une forme ou d'une figure.
Mais ce n'est pas délier le soi de toute attache pour
le laisser flotter, abstrait, dans une indétermination
qui ne serait encore que le vide du « Je = Je ». C'est
opérer sa déliaison et sa libération à même la sin­
gularité, et pour elle. Que je sois délié de moi pour
être celui-ci, précisément, tel qu'exposé aux autres
et tel que surgissant à ma place vide : cette place qui
n'est pas prise dans le cours des significations, mais
où s'enfonce et d'où surgit un sujet de sens.
Un sujet de sens, cela veut dire aussitôt : un sens
pour tous et pour chacun, revenant à l'un seule­
ment en tant qu'il passe à l'autre. Si « Je » surgit,
chaque fois, comme l'identité de l'universel et du
singulier - « Je >> n'étant rien d'autre qu'un surgis­
sement, un jet de sens en soi, sans contenu déter­
miné -, cela n'a lieu que pour autant que « Je >> est
partagé entre tous également. Non seulement comme
une propriété égale de tous les parlants-et-pensants,
mais comme cette propriété qui ne va à rien d'autre
qu'à se supprimer comme propriété distincte du
parler et du penser, comme propriété d'une
conscience-en-face-de, pour se retrouver hors
d'elle-même, hors des consciences et des significa­
tions, comme la manifestation elle-même, retour­
née en elle-même, elle-même manifestée pour soi :
la manifestation absolument libérée. Hegel la
nomme « l'esprit du monde28 >> .

54
MANIFESTATION

La décision philosophique est toujours celle de


l'identité de l'être et de la pensée, de quelque façon
qu'elle soit accentuée ou modalisée. Elle ordonne
toute l'histoire de la philosophie, car c'est d'elle qu'il
y a histoire : distension et passage, événement répété
du foire et du se foire de cette identification. L'his­
toire est la succession des ruptures de l'histoire où
cette identification replonge en soi et où la décision
se reprend. Cela ne veut donc pas dire que cette
décision règne seule éternellement, comme la
contrainte inaltérable d'une monstrueuse énigme
de sens. Elle aussi n'est qu'une posture contingente
de la pensée et de l'histoire. Mais cela veut dire
qu'elle ne peut être changée, cette décision, qu'au
terme du travail où elle s'engage : là où il n'y a plus
à nommer cette identité, ni à se mettre en souci
d'elle, parce qu'elle se fait. Ce qui a lieu en chaque
point de vérité, comme en chaque point de rupture
de l'histoire.
La décision philosophique est donc de ne pas se
reposer sur le manifeste, et cela au nom de la mani­
festation elle-même. Elle est de ne pas confier le
manifeste à autre chose : à un occulte, à un caché, à
un secret. C'est la décision d'un monde sans secret,
ou dont c'est là tout le secret : celui de son logos, ou
de sa révélation.
Il est difficile de se tenir à cette décision, parce
qu'elle est si inquiétante. Ce qui est inquiétant, c'est
que le négatif de la manifestation ne soit rien de
caché et de non-manifeste. La paresse et le repos de

55
HEGEL

la pensée sont toujours de s'en remettre à un non­


manifeste, auquel on prêtera, au besoin, l'apparat
des figures et des ornements les plus spectaculaires,
le chatoiement imposant des cultes ou des arts, le
prestige des noms ou des pouvoirs, et même l'en­
thousiasme ou l'élévation des grandes pensées.
Mais la grandeur de la pensée est dans la simpli­
cité de la décision qui se tourne vers la manifesta­
tion nue. Si la manifestation n'est que ce qu'elle est,
si « le révélé est seulement ceci, que Dieu est le révé­
lable29 ))' alors la manifestation est ce qui ne revient
à rien d'autre qu'à soi. Elle est ainsi elle-même l'ex­
position entière, non seulement de soi, mais avant
tout et après tout de ce qu'il en est du soi « lui­
même )). Soi est précisément ce qui ne revient à rien
d'autre : non pas comme une pure subsistance don­
née, indépendante (la substance), car celle-ci ne
revient pas encore à soi, ne fait pas retour sur soi en
étant simplement ce qu'elle est. La manifestation,
au contraire, fait retour et n'est rien que ce retour.
Mais comme ce retour ne va pas à une substance
présupposée, il est retour à rien - ou il n'est pas
retour, et il ne se revient qu'en se jetant devant, à la
surface dont il n'aura pas été le dessous ni le fond
préalable - étant jeté hors de soi comme soi, étant ce
jet lui-même, et aussitôt son propre passage dans
l'autre.
Ainsi, « Je = Je )) ne veut rien dire, ou bien seule­
ment ceci : passage et saut dans l'autre de ce qui
jamais ne fut en soi. Ce saut est deux fois inquiétant :

56
MANIFESTATION

par l'agitation de son mouvement, où il n'y a pas de


continuité du passage qui ne soit aussi bien déchi­
rure d'un édair30, et par le non-savoir de l'autre qui
fait ainsi tout le savoir de soi.
Tremblement

La pensée doit sortir le soi de soi, elle doit l'arracher


à son simple être-en-soi : elle est elle-même un tel
arrachement, elle et la parole dans laquelle le penser
se sort de lui-même et s'expose.
Il faut briser l'épaisseur compacte de la simple
subsistance, que ce soit celle de la pierre, celle du
moi, celle du tout, celle de Dieu ou celle de la signi­
fication. La subsistance qui se présente comme un
premier principe, ou comme un point de départ,
n'est en fait déjà qu'un dépôt de la manifestation en
son mouvement : un dépôt dans l'être, et un repos
dans la pensée. Dissoudre ce dépôt et réveiller ce
repos sont la tâche de la pensée, parce que c'est ainsi
qu'elle pénètre le mouvement.
D' une part, cette brisure de la compacité est
donc déjà active dans la compacité, elle l'habite, elle
la travaille, elle l'inquiète en soi. D'autre part, la
résolution de l'opposition entre le compact et sa

59
HEGEL

brisure ne se fait pas en passant - ou en revenant­


au mouvement pur, comme à une universalité elle­
même abstraite, séparée, simple et compacte à son
tour dans sa généralité. Mais elle s'opère en péné­
trant l'être fermé sur soi de sa propre division pour
soi : c'est lui-même dans sa singularité qui se trouve
brisé ou dissous, remis en mouvement et réveillé.
La séparation qu'est en soi la manifestation est
chaque fois épreuve singulière. Comme telle, elle est
douleur. La douleur - ou le malheur - n'est pas
l'universelle séparation, elle n'est pas la douleur
d'un grand drame cosmique où tous les êtres
seraient emportés et dans lequel, en fin de compte,
un sujet universel jouirait du malheur universel. La
douleur est précisément l'élément de la singularité
de la séparation : car c'est à la singularité et comme
singularité que celle-ci advient. Elle advient comme
l'altération de sa subsistance, et ainsi comme son soi
réveillé dans son altérité.
Tout autant, du reste, le plaisir ou la joie sont eux
aussi de l'autre et dans l'autre. Mais malheur et joie
ne sont pas une seule chose, bien qu'ils soient
ensemble l'éveil de l'autre en soi, de soi par l'autre.
Leur opposition est elle-même la division de l'autre
en tant qu'autre. :Ëtre en soi affecté par l'autre pour
soi, cela ne peut être indifférent - ou bien cette
affection resterait simplement une nuance de la
subsistance. La division du malheur et de la joie est
donc elle-même une douleur. On pourrait dire : la
douleur ouvre, et la joie réconcilie. Mais la récon­
ciliation est dans le point, ou dans le passage. Le

60
TREMBLEMENT

malheur insiste en déchirant le fond, la joie se jette


au-delà d'elle-même.
Éprouver la douleur est donc s'éprouver singulier
(« Plus une nature est élevée, plus elle ressent le
malheur31 ») . De manière générale, sentir ou res­
sentir, c'est se trouver soi-même comme sentant.
Mais parce que cela n'a pas de généralité, l'être­
affecté est un rapport déterminé à l'autre - douleur
ou joie , et cette détermination est aussi sa propre
singularisation. Dans le malheur, je suis précisé­
ment sujet, sentiment de moP2• Il n'y a pas là une
compensation, ni une sublimation. Même si la joie
est aussi un « ressentir » , mais selon la division
q u'on a dite, la douleur ne se transforme pas en joie.
A même le malheur, à même mon malheur, je me
reconnais séparé et fini, fermé, réduit ou réductible
au point même de ma douleur. Se savoir tel, ce n'est
pas un savoir abstrait, c'est être, concrètement,
devant l'insuffisance et l'incomplétude de soi, et par
ce manque lui-même être dans le rapport à l'autre, à
tout l'autre et à tous les autres dont je manque :
c'est être déjà dans le mouvement, c'est devenir.
C'est devenir infiniment, jusqu'à la mort aussi bien
que jusqu'à la joie : c'est-à-dire toujours jusqu'à ce
qui ne peut être un résultat, mais le passage lui­
même.
C'est ainsi que le sujet est, et n'est rien d'autre
que l'acte de se mouvoir comme le mouvement de
cet être-affecté et de ce passer-dans-l'autre : « Un
être capable d'avoir en lui la contradiction de soi­
même et de la supporter, c'est le sujet - et c' est là ce

61
HEGEL

qui fait son infinité33• » L'infinité du sujet ne flotte


pas au-dessus de lui, et elle n'est pas non plus une
sorte de flux inconsistant qui sortirait de lui. Elle
n'est pas plus une sorte de surmontement sublime
ou héroïque du malheur, par lequel le sujet se tien­
drait au-dessus de lui-même comme au-dessus d'un
spectacle tragique. En ce sens, mon infinité n'est pas
non plus dans ma mort, comme dans 1'« irréalité34 >>
où précisément je ne suis plus. Mais elle est dans ma
singularité en soi et pour soi affectée de l'autre. « La
mort >> est qu'il y ait de l'autre (la mort de l'autre,
donc, autant que la mienne), et ainsi l'infini en acte
pour moi.
Le sujet ne se réapproprie pas son autre et sa
contradiction : qu'il sache celle-ci comme sienne, et
que cela même le constitue en tant que sujet, ne fait
pas que cette sienne contradiction devienne sa sub­
sistance. Elle reste sa contradiction, comme ma
douleur, ma mort et mon autre, ou ma joie, restent
hors de moi : hors de moi ce qui, en étant mien, me
fait sortir de moi. En moi ce qui me nie en tant que
moi, ce qui nie ma détermination, et qui précisé­
ment ainsi la rapporte à l'autre - c'est-à-dire aussi la
rapporte à soi en l'ouvrant en soi pour soi.
Le savoir de soi dans la négativité et comme
négativité n'est donc pas plus un savoir qu'il n'est
une victoire qui dompterait ou qui domestiquerait
la douleur, la mort, l'autre ou la joie. Ce n'est pas
un savoir d'objet, c'est le savoir de soi - mais pour
autant que « soi >> n'y devient pas son propre objet.
C'est le sujet, et le sujet est savoir de soi, et son

62
TREMBLEMENT

savoir de soi est sa négativité se rapportant à elle­


même, pour elle-même. Le sujet est, c'est-à-dire
fait, l'expérience de son être-affecté en tant que
l'épreuve de ce qui dissout sa subsistance. Mais
encore : ce n'est pas « quelque chose » (la douleur,
la mort, l'autre, ou la joie) qui défait de l'extérieur
cette subsistance. Ce n'est pas une autre subsistance
qui le divise, c'est la substance qui se divise - qui
entre dans le rapport, ou qui s'ouvre à lui, ou qui se
manifeste. Le sujet est l'expérience de la puissance
de division, d'ex-position ou d'abandon de soi.
« Soi » n'« est » que cela : se nier comme en-soi.
Soi en soi n'est rien, est immédiatement son propre
néant. Soi n'est que faille et pli, retour sur soi, départ
de soi et venue à soi. C'est pourquoi le « soi » hégé­
lien n'a son concept que dans la syntaxe multiple et
infinie de ces expressions : en soi, pour soi, à même
soi ou auprès de soi, chez soi, hors de soi. Soi est soi­
même : la position de cette mêmeté engage celle
d'une différence dont le mouvement seul pose la
mêmeté. Soi, c'est comme soi, c'est-à-dire à la fois en
tant que soi et semblable à soi. Pour être en vérité, et
pour avoir ou pour faire sens, soi doit être en tant
que tel : et cela, il doit l'être en s'écartant de soi
pour se poser semblable à ce qu'il est.
*

On serait tenté d'objecter ici que ce moment de


la ressemblance - et donc de l'altérité et de l' extério­
rité - se trouve en fait gommé parce que cette res-

63
HEGEL

semblance est ressemblance à soi plutôt qu'à l'autre.


On pourrait penser ainsi qu'une mimétique géné­
rale serait plus appropriée que la pensée du proces­
sus du se-faire-soi-même. Mais ce qui se fait de
l'une et de l'autre manière, c'est toujours l'iden­
tification.
Hegel n'ignore pas le moment d'une mimétique.
Ce moment appartient aux toutes premières déter­
minations du sujet qui se sent, et qui se sent dans
l'autre et comme l'autre (imitation, mais aussi
contagion, communication immédiate et « magné­
tisme35 ») . C'est l'immédiateté de l'identification
qui se développe ensuite pour soi. Et cette immé­
diateté inscrit d'emblée « dans >> le soi le moment de
sa passivité : de cette passivité par laquelle l'acte de
se faire soi ne procède que d'un se faire (ou être fait)
semblable à l'autre.
Dans sa figure tout à fait première, ce rapport à
l'autre, et plus précisément cet être-soi-par-l' autre,
se donne comme un « tremblement qui traverse une
substance 36 >> . C'est de ce tremblement que le
« soi >> de la mère affecte en elle-même, et éveille,
l'enfant - qui n'est encore dans son sein que comme
une substance - comme une identité qui a son être
propre hors d'elle-même. A l'autre extrémité, c'est
aussi dans le tremblement que la conscience envi­
sage la mort : « La conscience a ressenti l'angoisse
au sujet de l'intégralité de son essence [ . . . ] elle a
tremblé dans les profondeurs de soi-même et tout
ce qui était fixe a vacillé en elle37. >> De même

64
TREMBLEMENT

encore, c'est un tremblement qui saisit « le cœur


qui est devant l'amour comme s'il risquait de
mourir38 ».
On pourrait recenser chez Hegel toute une série
de tremblements, par exemple religieux ou esthé­
tiques. C'est toujours le tremblement du fini saisi
par l'infini : c'est la sensibilité de l'infini dans le fini.
Il faudrait aussi s'arrêter sur le fait que Hegel ne
donne pas proprement le concept de cette image.
Elle lui vient là où les catégories défaillent et
tremblent elles-mêmes.
Le tremblement est l'acte de l'être-affecté - un
agir passif qui fait seulement vibrer le corps, qui
inquiète la substance. Le soi tremble d'être touché,
éveillé, suscité, il tremble aussi bien dans le senti­
ment de sa fragilité que dans le désir de sa liberté.
Son émotion est la sienne, et son tremblement est le
tremblement de soi parce que c'est ainsi qu'il vient à
soi - qu'il vient et qu'il s'en va, qu'il vient comme il
s'en va : en tremblant.
Le tremblement est comme l'unité de la douleur
et de la joie - comme une unité qui ne serait pas une
unité et qui ne pourrait l'être en aucune façon, qui
serait une, c'est-à-dire qui se ressemblerait, seule­
ment pour autant qu'elle ne serait que vibration dif­
férant d'elle-même. Le soi a son unité dans le trem­
blement de soi.
Ce n'est pas seulement une image, et ce n'est pas
seulement comme un degré primitif et extérieur du
se-sentir-soi-même, pas plus que la naissance, la

65
HEGEL

religion, l'art, l'amour et la mort ne sont rien d'in­


férieur et de primitif. Car « la pensée elle aussi [ . . . ]
est sentie, particulièrement dans la tête, dans le cer­
veau, dans tout le système de la sensibilite9 ». La
pensée tremble, non seulement devant ce qu'elle a à
penser, mais elle tremble en elle-même, d'être en soi
le détachement de soi, l'éveil de l'autre, de sa dou­
leur et de sa joie.
La négativité fait trembler toute déterminité,
tout être-à-part-soi. Elle le traverse d'un frisson et
d'une agitation inquiète. Ce qui s'inquiète ainsi,
c'est la libération de cette déterminité pour ce qu'elle
n'est pas - pour l'autre et pour l'infini -, mais dont
son être même est en soi, déjà, le partage essentiel.
Si la pensée du sujet se trouve ainsi caractérisée
comme une émotion, ce n'est pas par l'effet d'une
pensée émotive, ni au sein d'une philosophie senti­
mentale. Le sentiment n'est pas mis au principe, ni
l'émotion. Mais pas plus lie figure au principe l'in­
telligence froide et maitresse de soi. Dans la fameuse
« dialectique du maitre et de l'esclave4° », la maîtrise
du maitre reste précisément l'abstraction, pour
autant que le maitre lui-même ne tremble pas dans
l'imminence de la mort. Mais tout autant l'esclave
est celui qui tremble devant le maitre. Leur lutte est
celle de la conscience qui s'expose de soi à son propre
désir d'être reconnue et désirée par l'autre : mais
l'autre en tant que tel, et en tant que l'autre soi sub­
sistant hors de moi, met en péril ma subsistance, cet
être-à-part-moi que je sais ainsi ne pouvoir affirmer

66
TREMBLEMENT

qu'en le risquant. Je ne peux pas cesser de trembler


devant l'autre, et plus encore : d'être en moi le trem­
blement que l'autre ébranle. Et la pensée ne peut pas
pénétrer la chose sans trembler.
Sens

Sens est un mot « merveilleux ))' qui désigne « les


organes de la saisie immédiate )) aussi bien que « la
signification, la pensée, le général de la chose41 )).
Les deux sens d u mot doivent donc avoir, dans leur
distinction et dans l'opposition que présente cette
distinction, le même sens. Le sens de sens est donc
dans le passage l'une dans l'autre des deux signifi­
cations. Ce passage lui-même ne se laisse pas saisir
comme une troisième signification indépendante. Il
n'est rien de plus, dans sa << merveille >> (wunderbar,
« caractère étonnant, surprenant, hors du com­

mun ))), qu'une contingence intéressante et plai­


sante de la langue : comme si la langue, en un point,
laissait entrevoir un instant le transport incessant
entre les significations qui la structure et qui la
mobilise de part en part. Elle ne détermine pas plus
ce transport que comme l'instabilité et la fragilité
d'une rencontre, ou d'une division, dont l'unité ne

69
HEGEL

peut pas être arrêtée et fixée. La langue fait sentir un


« en même temps >> qui n'a que la fugitivité d'un
écart de langue.
Mais ce qui se fait sentir ainsi se donne à penser.
La sensibilité et l'idéalité sont l'une par l'autre, l'une
pour l'autre et l'une en l'autre. Dans la sensibilité,
l'être-pour-soi s'éveille : il se différencie du simple
être-à-même-soi où il est encore en sommeil. Le « à
même soi » - qui comporte déjà en lui-même le pli
de soi sur soi, l'identité coll é e à soi - déplie ou
décolle cette sienne adhérence. Au réveil, j e suis un
autre. Il y a des choses hors de moi, et moi-même je
suis pour moi celui qui a ces choses devant lui42•
Sans doute le sentant qui n'est que sentant devient
aussi bien sa propre sensation et se fond en elle :
mais en elle il devient aussi bien ce qu'il est comme
son sujet. La sensibilité est devenir : passage d'une
simple déterminité à une propriété. La sensation est
mienne - ou bien, si elle n'est pas encore la mien­
neté uhiverselle de celui qui dit « Je », elle est, dans
la sensation végétale et animale, la sensation propre
d'un sentant.
Cette propriété ou cette appropriation en tant
que telle est une idéalité : car le propre est la posi­
tion d'un séparé comme « sien », donc la position
d'une chose séparée comme ce qui est aussi bien au
soi d'un autre, que cet autre lui-même est en soi à
soi. Le propre, comme tel, n'est pas une possession
ou une dépendance d'un sujet donné. Le propre a
lieu comme appropriation, c'est-à-dire dans le « ras­
semblement avec soi de la personne43 » qui carac-

70
SENS

térise la « propriété » au sens juridique, et il est


ainsi, non une donnée, mais le rapport d'une venue
à soi. Rien n'est proprement propre sans être inces­
samment réapproprié, repris et relancé dans ce rap­
port. (En ce sens, le propre est la négation de l'ex­
té riorité de la possession et de sa fixation dans
l'abstraction du droit de propriété 44.) Le propre
n'est donc pas une chose, mais toujours le sens
d'une chose, la chose appropriée - comme on dit
qu'un outil est approprié à un usage -, ayant sa
vé rité dans un autre. L'appropriation fait que
quelque chose, non pas tombe simplement dans ma
dépendance, mais entre pour moi dans mon indé­
pendance, dans la sphère de mon action et de ma
personnalité. Le propre est ce qui est venu dans un
autre comme dans son soi - tout comme le sens
propre d'un mot est sa façon de donner, par sa défi­
nition dans d'autres mots, ce qu'il est censé dire seul
à l'exclusion de tout autre.
En tant qu'appropriation, la sensibilité divise un
sujet et son autre, en faisant advenir l'autre pour le
sujet, et le sujet pour soi dans ce qui devient son
autre. L'autre pur et simple, l'autre seulement jux­
taposé à l'autre comme au même, n'est pas encore
un autre : c'est un en-soi à côté d'un en-soi, tous
pareils. La vérité de l'autre est au contraire d'être
mon autre, irréversible et inéchangeable bien que je
sois à mon tour son autre, tout aussi irréversible. Et
c'est ainsi que ma vérité est de devenir pour moi
dans mon autre. :Ëtre pour soi, sortir du simple être­
autre, telle est l'idéalité45• La sensibilité passe donc

71
HEGEL

d'elle-même dan s l'idéalité, et le premier sens de


« sens » passe dans le second. Plus précisément
encore : la sensibilité n'est pas seulement la qualité
particulière des êtres organisés, mais elle est aussi ce
qui a de soi-même du sens, le sens de passer dans
l'idéalité du propre.
(À vrai dire, quelque chose du sens précède aussi
la sensibilité des êtres organisés. L'inorganique n'est
pas sensible au sens actif, mais il est la matière sen­
sible qui est sentie par toute sensation - car toute
sensation se joue à même une matière, c'est-à-dire à
même une altérité qui est en soi sans soi. L'inorga­
nique est en soi l'« individualité dissociéé6 », ou ce
qui se nie soi-même comme soi. La pierre a des pro­
priétés, mais elle les a purement hors de soi. Ce sont
des qualités, posées l'une à côté de l'autre. Elles sont
la simple négativité du propre, et seulement appro­
priables pour un autre - consommables, transfor­
mables ou consumables par lui. Ainsi, la matière -
c'est-à-dire le « sensible >> - expose, non pas une
pure absence de sens, mais la déliaison de sens et
l'extériorité sensible offertes à l'appropriation d'une
sensation et d'une idéation.)
L'idéalité, étant le pour-soi considéré comme tel,
est donc présente à même la sensibilité : à vrai dire,
le pour-soi est toujours déjà présent à même l'en­
soi, et cette présence n'est pas autre chose que le
mouvement, fût-il latent ou inchoatif, de la mani­
festation. Dans l'idéalité, ou comme idéalité, la
chose devient pour soi, ou encore « chez soi » : elle
est à elle-même le recueil et l'abri de son être. Elle

72
SENS

n'est pas simplement donnée là, mais elle est pré­


sentée (sentie), et de ce fait elle a, ou plutôt elle est
une forme.
Selon la détermination la plus ancienne, c'est-à­
dire platonicienne, du concept, l'idée hégélienne
désigne en effet la forme. La forme n'est pas l'exté­
rieur d'une chose, superposé à son contenu inté­
rieur. La forme est cela par quoi le contenu se pré­
sente, et puisque sa présentation n'est pas étrangère
à lui, puisqu'elle est sa manifestation, la forme est
bien plutôt ceci : que la chose se manifeste. La forme
est le contenu se révélant47•
L'idée - qui est l'affaire propre de la pensée - est
la puissance de la forme appropriante. Sa nécessité
et son opération sont de « paraître et apparaître48 ».
Elle n'est pas une idée « de >> la chose (encore moins
« sur » elle), et elle n'est pas non plus la chose idéale
(« seulement pensée ») , mais la chose même se for­
mant dans sa manifestation. Dans l'idéalité, consi­
dérée comme le régime séparé de l'intellection, de la
représentation et de la conception formelle, se trouve
isolé le moment révélant de la manifestation. Dans
la sensibilité, considérée comme le régime séparé de
l'appropriation immédiate et non explicitée, se
trouve isolé le moment révélé de la manifestation.
Mais l'idéalité est l'idéalité de la sensibilité, et la sen­
sibilité est la sensibilité de l'idéalité : sans cela, ces
notions mêmes n'ont aucun sens. Le révélé et le
révélant ne peuvent qu'être ensemble dans la révé­
lation, et c'est ainsi qu'il y a du sens en général : de

73
HEGEL

la présence pour elle-même. Et c'est ainsi que Hegel


peut dire que « tout est dans la sensation49 » .

Le sens est l'idéalité du sensible et la sensibilité de


l'idée : il est le passage de l'une en l'autre. Le sens est
donc total et infini, il est l'infini rapport à soi de
tout, le tout en tant que tel, c'est-à-dire comme le
rapport à soi de toutes choses l'une par l'autre, pour
l'autre et en l'autre. Et la forme la plus générale de
ce rapport total, représentée dans sa plus grande dis­
tension, est le rapport de la chose en soi - l'être
déposé inerte, bloc obscur même pas présent - et de
la chose pour soi - l'idée se formant elle-même, le
concept tournant clos sur soi.
Mais l'épaisseur purement impénétrable et l'idée
purement pénétrée d'elle-même sont deux abstrac­
tions - deux extrémités de l'abstraction séparatrice,
et comme un face-à-face de la stupidité et de la
folie, de la perte intégrale du sens. Dans la mesure
où la pensée est la séparation, elle ne peut éviter,
non seulement de désigner, mais de frôler ces deux
extrémités 50• Le sens passe entre les deux, de l'une à
l'autre absence de sens, de l'une à l'autre vérité.
Si la vérité est le sens, elle ne l'est pas, toutefois,
comme un juste milieu « raisonnable » entre ces
extrêmes. Elle l'est comme leur médiation, qui n'est
pas un moyen terme, mais le moyen ou le milieu
lui-même en tant que passage d'un extrême dans
l'autre5 1 • Ce passage est la pénétration dans l'autre,

74
SENS

et le sens est dans la médiation. Et puisque la mé­


diation est le passage de l'en-soi au pour-soi et réci­
proquement, la médiation ne subsiste pas par elle­
même comme un tiers où le sens se déposerait, mais
elle est le sens en tant qu'elle-même se dissout dans
son opération.
Le sens est donc ce qui se fait sentir et ce qui se
donne forme dans le passage et comme passage.
Cela ne veut pas dire que le sens est un souffie éva­
nescent, un scintillement fugitif. Il ne peut pas être
fixé, il est la non-fixité même. Mais cela veut dire
qu'il est le mouvement et l'activité incessants : aussi
bien le mouvement perpétuel des significations dans
la langue que le mouvement de l'histoire dans
lequel la nature et l'homme ne cessent de passer -
dans le double sens de ce mot : être-en-passant, et
trépasser -, et que le mouvement de l'agir, de l'opé­
ration et de la conduite humaines, qui ont à libérer
pour elle-même, toujours à nouveau, la vérité du
sens.
Que le sens soit total et infini, qu'il soit l' événe­
ment appropriant de toutes choses dans la pénétra­
tion pensante et dans le passage effectif, cela ne veut
absolument pas dire que le sens serait donné à même
ce qui est, comme cela est. Mais tout au contraire :
rien n'est, tel que c'est, dans le sens. Au sens sont
nécessaires l'activité de devenir, et la manifestation.
Le sens n'est pas le « sens de l'être », comme s'il en
était une propriété donnée, une signification idéale
flottant au-dessus de lui, et plus ou moins percep­
tible pour l'esprit des hommes. Il est l'être comme

75
HEGEL

sens, l'être arraché à la subsistance et à la détermi­


nation fixée, et l'appropriation de l'être par le sujet,
comme sujet. L'inquiétude du négatif est l'agita­
tion, la tension, la douleur et la joie de cette
appropriation.
*

C'est pourquoi le concept décisif au sein de la


médiation - celui que Hegel déclare être « un des
plus importants concepts de la philosophie 52 >> - est
désigné par un terme qui présente, comme celui de
Sinn et quelques autres, mais sous la forme la plus
dynamique, la propriété remarquable de conjoindre
deux sens opposés, et d'être ainsi par lui-même, en
lui-même et somme toute sur lui-même, l'opération
de la médiation du sens en général.
Il s'agit du mot Aufhebung, qui peut désigner en
allemand aussi bien l'action de supprimer, de faire
cesser (tel est le sens ordinaire), que celle de ramasser
et de retenir quelque chose. Aufhebung est la sup­
pression qui conserve. Elle conserve la chose en
l'élevant à l'idée : ce qui est aufgehoben est la même
chose que l'idéeL On choisira de dire en français que
la chose est relevée 53.
Le mot Aufhebung permet, par un heureux
hasard, de jouer à même ce mot la suppression
conjointe de ses deux significations possibles, et de
relever l'une par l'autre. Il offre en somme l'exact
contrepoint du mot Sinn, qui permet de jouer la
présentation simultanée de ses deux significations.

76
SENS

On peut jouer à dire que le sens de la relève est, ou


prend, la relève du sens. Ce jeu ne sera que la face
plaisante, en elle-même insignifiante, du mouve­
ment dont l'autre face est la pénétration la plus
sérieuse de la pensée.
Le concept de la relève est le concept de ce qui se
supprime soi-même et qui, parce qu'il se supprime
soi-même, se succède à soi-même, prend sa propre
relève. C'est le concept de la médiation dialectique,
qui n'est autre que la manifestation considérée selon
la forme de son opération. En tant qu'elle est rap­
port à soi, la manifestation est médiation. Précisé­
ment, elle est médiation entre la chose et elle-même
- entre le sensible et l'idéel de la même chose. Elle
ne consiste donc ni dans un passage par un milieu,
ni dans l'intervention d'un tiers médiateur. Elle est
simplement la sortie d'en soi : soi est relevé de sa
fonction d'en-soi. L'être ne reste pas en soi : il se
libère.
L' Aujhebung médiatrice n'est donc pas du tout
un pouvoir mystérieux, et la dialectique n'est pas
une machination obscure de la nature et de l'his­
toire. A vrai dire, la dialectique n'est une opération,
et la relève n'est cette étrange catégorie autosup­
pressive, que pour autant qu'on isole dans l'analyse
le moment formel et opératoire. Mais pour elle­
même, la médiation ne doit pas être isolée, et elle ne
peut pas l'être. Penser la médiation, c'est penser
l'impossibilité de tenir isolées les déterminités. C'est
ne pas en rester au donné, pour lui fournir d'ail­
leurs, éventuellement, un sens lui-même déterminé.

77
HEGEL

C'est au contraire pénétrer la révélation : que le donné


se donne toujours comme autre chose que simplement
donné. Cette façon de « se donner » est la média­
tion. Celle-ci est donc de l'être lui-même, et non
extérieure à lui. Ce qui est ainsi « de l'être » - le
propre de l'être lui-même -, c'est de se nier comme
être pour devenir sens. En devenant sens, l'être ne
se supprime pas comme on détruit quelque chose. Il
nie être l'être de la subsistance impénétrable, et
dans cette négation il affirme être l'être du sens.
Cette négation affirmative - la négation relevante
elle-même -, l'être ne la prononce ni ne l'opère à
partir d'une position préalable. Elle est son Faktum,
elle procède tout entière de lui. La médiation, nous
ne pouvons pas la prononcer à distance, comme on
énoncerait une loi des choses. Nous ne le pouvons
pas car nous sommes nous-mêmes en elle. Mais
nous ne sommes pas en elle comme au sein d'une
réalité englobante. Nous sommes en elle comme
nous sommes dans notre propre détermination d'êtres
pensants - c'est-à-dire d'êtres pour qui la négativité
se présente comme telle et pour elle-même : en
nous se dit que l'être n'est pas simplement l'être.
Ce qui se dit ainsi ne saurait donc seulement se
dire - et c'est pourquoi cela excède les possibilités
de la nomination. Ce qui ne se dit pas seulement,
c'est ce qui se fait effectivement. La médiation et la
relève du sens, ou dans le sens, c'est ce que nous
avons à faire, c'est notre affaire la plus propre, notre
responsabilité de chaque instant et l'effectivité de
notre histoire.

78
SENS

Dans l'histoire de la philosophie, la « dialectique »


a toujours été le nom de diverses manières de faire
du sens - de faire jouer ou travailler le logos - là où
n'est pas donnée une signification première ou der­
nière. Pour Platon, Aristote ou Kant (et moyennant
des différences considérables) , cette condition était
restrictive, ou négative. Hegel en fait la condition
même de la vérité : qu'elle ne soit pas une donnée.
Pour cette raison, le discours de la philosophie ne
peut être que le discours de la négativité pour elle­
même. Il ne cesse pas d'énoncer la négation de la
détermination. Toute sa syntaxe est l'amplification
indéfinie de la proposition : A non-A et Je non­
= =

Je. Toute sa sémantique consiste à relever chaque


signification de A et de Je dans une autre, puis dans
la négation de toute signification. .
C'est aussi la raison pour laquelle la philosophie
se sait « grise » en tant que discours du concept, au
sens ordinaire du terme : au sens de la « notion >> ou
de la « catégorie )), c'est-à-dire dans le moment ou
dans la fonction seulement théorique, où le concept
absolu - la conception ou la saisie, la pénétration -
se pose en se distinguant du savoir qui n'est que
savoir. Le discours est toujours « ombre grise >> et
« brouillard sans vie 54 >>, Cela ne signifie pas que
l'on puisse faire l'économie de l'ombre grise, où la
pensée se pose comme telle, et expose son enjeu.
Mais cela signifie que l'enjeu ultime est aussi bien,
pour la philosophie, de se savoir et de se poser elle-

79
HEGEL

même comme négation de soi : elle n'est encore


rien de plus que le discours - comme tel, séparé et
abstrait - du sens qui s'expose en elle comme néga­
tion du discours et comme passage à l'acte, à la
praxis du sens.
Mais c'est précisément pour cette raison que la
philosophie est ce qu'elle est, et n'est ni art ni reli­
gion, qui sont les deux figures de la médiation
accomplie ou du sens 55• Art et religion sont le sens
présenté : c'est-à-dire aussi, seulement présenté,
seulement en figures. En tant que figures - et plus
précisément, figures de la figuration même -, l'art et
la religion indiquent d'eux-mêmes leur propre
médiation dans la philosophie, puisque ce que l'un
et l'autre représentent, c'est comment la représen­
tation s'excède d'elle-même. L'un et l'autre repré­
sentent cela en passant l'un dans l'autre : la religion
doit s'accomplir dans une manifestation sensible, mais
cette manifestation se révèle elle-même comme un
« culte implicite ou explicite 56 )) dont la vérité est de

se déposer et de se dépasser lui-même en tant que


culte. Le corrélat du culte, toute figure divine, dis­
paraît avec lui.
Ainsi, l'art et la religion « donnent une existence
à la vérité 57 )) - mais ils le font de telle manière que
cette existence tangible n'indique rien d'autre que
son propre dépassement, ou sa propre relève. Ce
qui est posé dans l'art comme dans la religion, c'est
qu'il ne peut pas s'agir de seulement représenter le
sens : il faut entrer dans son mouvement et pénétrer
son acte. La philosophie n'est pas alors une repré-

80
SENS

sentation d'un ordre supérieur : elle est l'exposition


nue de cette exigence. La philosophie n'est donc pas
plus une théologie négative qu'elle n'est une prière
de la raison, ni le poème de la pensée. Elle forme la
relève de l'une et de l'autre. Elle ne s'adresse à aucun
Autre, et elle ne se confie à l'éclat d'aucune forme,
parce qu'elle est la pensée de l'autre au travail : la
négativité pour soi.
Comme pensée, elle se relève sans fin en énon­
çant sa négativité - et comme travail, elle se relève
dans l'agir du sujet concret qui a à vivre et à mourir,
seul et nombreux, nature et histoire, faisant ainsi
l'expérience du sens, ou de l'idée « qui s'émancipe
elle-même58 » .
Pas plus qu'il n'a proprement commencé, l e dis­
cours ne peut proprement finir. Ou bien, tout
comme il a commencé dans la décision de philoso­
pher, il s'interrompt sur cette décision devenant
concrète : vivre et mourir le sens.
Désir

Le soi est en soi négativité. S'il est désigné comme le


« soi », ce n'est par aucun privilège accordé à l'iden­
tité ni à la subjectivité. On peut dire au contraire, et
à meilleur droit, que Hegel est le premier à sortir la
pensée du règne de l'identité et de la subjectivité.
Mais ainsi, il accomplit le programme de toute la
philosophie, il l'expose comme tel, dans sa
contrainte la plus ample.
« Soi » veut dire : l'être à l'épreuve de l'être. L'être
qui n'a rien pour se fonder, se soutenir et s'accom­
plir, c'est l'être posé nu dans son identité avec le
wgos - c'est la substance nue identique à sa liberté
absolue - c'est l'infinité nue des singularités dont
aucune n'achève le tout. Sous l'une ou l'autre de ces
formes - et la philosophie en a conçu bien d'autres
-, l'épreuve est celle de l'immanence. L'être repose
en soi, et ce repos lui-même le réveille et l'inquiète :
il s'y sent perdre son sens d'être. En vérité, il l' a déjà

83
HEGEL

perdu. La simple position de l'être est privation de


sens, mais c'est comme privation que tout d'abord
le sens se manifeste. Cette condition contradictoire,
mais impérieuse, fait la structure et l'histoire de la
philosophie. Tout le reste est variation sur ce thème
- variation épuisante et nécessaire. Le thème s'y
transforme aussi, il finit même, peut-être, par y dis­
paraître : il se peut que nous cessions de nous
inquiéter du sens, soit comme individus, soit
comme communautés. Il se peut même que cela se
produise toujours à nouveau, discrètement. Mais la
philosophie ne peut saisir cette disparition. Elle
nous conduit plutôt à nous laisser saisir par elle - et
surtout, à ne pas la confondre avec une certitude
illusoire, religieuse ou fantasmatique.
« Soi » veut donc dire : le sens livré à ses seules
ressources, le sens qui se fait sens, non par un
recours, mais par un retour infini au même, à cette
mêmeté-autre qui est tout ce qui s'offre. « Soi >> est
donc tout d'abord ce qui se trouve comme néant.
Rigoureusement : soi est ce qui ne se trouve pas. Soi
est négation de soi, négativité pour elle-même.
Dans ce pour-soi du négatif, il n'y a aucune finalité,
aucune intentionnalité, aucun « en vue de » . Il y a la
distance infinie, la différence absolue où soi
s'éprouve et comme laquelle il s'éprouve. Son savoir
absolu est déjà là, et c'est pourquoi ce savoir n'est
pas une science, pas une croyance, pas une repré­
sentation - mais devient. Le savoir absolu passe
absolument, et c'est cela même qu'il sait, et son pas­
sage est son savoir, et sa liberté.

84
DÉSIR

Ainsi, tout autant que le concept ou la saisie est


« la négativité absolument identique à elle-même 59 »,
tout autant « la singularité est la négativité sans
détermination et rapportée à elle-même60 > > . L'iden­
tité du concept et de la singularité est proprement
l'identité du sujet. Elle est l'identité de la négativité
deux fois rapportée à soi : une fois selon l'idée, et
une fois selon la concrétude. Le sujet est l'effectivité
en-soi-pour-soi de la négativité , la négativité à
même soi et chez soi. En même temps, cela signifie
que la saisie ne s'effectue que dans l'ici-et­
maintenant du singulier, de même que le singulier
n'a sa vérité que dans la pénétration en soi du néga­
tif. Je sais la vérité hors de moi, et je sais que je suis
la vérité hors de moi. Moi, la vérité, je sais que je ne
peux me confondre avec aucun « soi ».
En un sens, on devra dire que le suj et est sa
propre négation, que c'est lui qui son de sa déter­
minité contingente aussi bien que c'est lui qui sort
de l'universel abstrait, et qu'il ne fait ainsi que se
poser soi-même, à l'aide de sa seule puissance, qui
forme et qui travaille sa seule substance. Le sujet
serait l'autodétermination et l'autoplasticité infinies
- et il le serait du tout, ou en tout. Le savoir absolu
ne serait qu'une immense tautologie du sujet à -

tout prendre plutôt ridicule, et menaçante si elle


venait à servir de modèle pratique.
Mais c'est oublier la double condition essentielle
de toute cette apparente tautologie. D'une pan, la
singularité n'est pas un vain mot : elle est la concré­
tion de la séparation, elle est la manifestation qui ne

85
HEGEL

s'accomplit que par une forme close, ceci ou cela,


elle ou lui, ici et maintenant, non autrement ni ail­
leurs, entre cette naissance et cette mort, inéchan­
geables. Aucune généralité et aucune universalité ne
peuvent valoir par elles-mêmes, ni subsumer ou
sublimer la position absolue du singulier. Mais,
d'autre part, que le sujet soit sa propre négation,
cela ne lui restitue aucune autre puissance ni subsis­
tance que celle, précisément, de la négativité. Le
sujet ne se nie pas comme un qui se suiciderait. Il se
nie dans son être, il est cette négation, et ainsi il ne
revient pas à soi. Soi est précisément sans retour à
soi, soi ne devient pas ce qu'il est déjà : devenir, c'est
être hors de soi - mais pour autant que ce dehors,
cette ex-position, est l'être même du sujet.
Il faut donc tenir cette double condition : ne rien
céder, ni sur la singularité concrète (ne rien remettre
au ciel, ni au futur, ni à une abstraction collective),
ni sur la négativité (ne rien remettre à une identité,
à une figure, à un donné). Il faut penser la négativité
concrète.
La concrétion de la négativité commence avec
l'autre. Le soi qui se nie, au lieu de revenir en soi, se
jette dans l'autre, et se veut comme autre. C'est
pourquoi l'autre n'est pas un second, il ne vient pas
après. Si l'autre, du simple fait que je le nomme
« autre », paraît présupposer 1'« un >> ou le « même »,
et venir seulement après lui, c'est par l'effet d'une
pensée encore abstraite, qui n'a pénétré ni dans l'un
ni dans l'autre. L'un ne commence pas : il commence
avec l'autre. Avec l'autre veut dire auprès de lui,

86
D�IR

chez lui. Je suis tout d'abord chez cet autre : monde,


corps, langue, et mon « semblable ». Mais être l'un­
avec-l' autre ne peut passer que provisoirement pour
une unité61 • Pas plus que l'autre n'est un soi qui
aurait à part soi la subsistance qui me manque, pas
plus l'être-avec-lui ne forme une subsistance supé­
rieure où l'un comme l'autre se trouveraient
ensemble, et identiques. L'autre posé comme une
extériorité consistante et donnée est précisément ce
qui est nié dans le mouvement même de la négation
du soi62•
Il faut énoncer cela de deux manières simulta­
nées : d'une part, l'autre est aussi bien soi que moi
et, comme on sait, cet être-soi est déjà là en soi à
même l'extériorité donnée la plus simple, à même la
matière compacte. Par conséquent, l'autre sort de
soi du même mouvement que l'un, et leur être-l'un­
avec-l'autre est nécessairement une communauté de
la négativité. D'autre part (et c'est la même chose),
le soi sortant de soi ne fait rien d'autre que nier
toute subsistance donnée. De l'autre comme exté­
riorité compacte, je fais mon autre, tout autant que
lui me fait son autré3• Je sors la pierre de son abs­
traction minérale, elle me sort de ma massivité spiri­
tuelle.
La sortie de soi est donc également l'appropria­
tion de l'autre. Mais cette appropriation n'en fait
pas pour autant ma chose - ni au sens où, dans
l'identité avec l'autre, je me trouverais subsistant en
moi-même, ni au sens où l'autre, dans mon iden­
tité, serait simplement l'objet de ma possession. Le

87
HEGEL

rapport avec l'autre, précisément en tant qu'il est


appropriation, est appropriation de la négativité
d'où il procède : il est dissolution de la déterminité
donnée hors de moi parce qu'il est dissolution de
ma propre déterminité, passant hors de soi. La pierre
devient, par exemple, un outil, et je deviens un tail­
leur de pierres.
Mais ici encore, et ici surtout, il ne faut rien
céder sur la rigueur de la négativité. Celle-ci dissout
l'autre-donné, non pour le ramener à un soi qui
s'est précisément brisé en soi, mais pour le faire
autre-non-donné : pour le faire l'autre qui, en tant
que mon autre, est l'altérité infinie, en moi, du soi
lui-même, ou qui est en soi l'altération infinie du
soi. Ma vérité n'est pas en l'autre pour y être dépo­
sée dans un nouvel en-soi ou dans un nouveau moi,
pas plus que dans un soi commun.
Aucune instance ne peut retenir ni contenir le
mouvement infini - ni une instance particulière, ni
une instance générale. C'est aussi pourquoi la pen­
sée qui n'est que pensée, et qui, comme telle, ne
connaît que des instances - sujets, prédicats,
copules, formes du jugement et du raisonnement -,
reste à distance de la vérité du passage. Elle doit
devenir pensée qui passe elle-même. En pénétrant la
chose, elle supprime « le concept pur seulement
pensé64 » , et elle entre dans cette reconnaissance de
l'autre que Hegel désigne comme 1'« amour».
Cet amour ne correspond pas à sa représentation
romantique. La pensée ne s'y perd pas dans une

88
D�IR

effusion, ni dans un abandon généreux. Elle y trouve


au contraire toute la précision, toute la patience et
toute l'acuité qu'exige la pénétration dans la singu­
larité effective et active. Celle-ci, en tant que mon
autre, n'est ni un éther où la pensée se perd (comme
dans une croyance), ni une épaisseur où elle s'en­
fonce (comme dans un sentiment). L'amour dés­
igne la reconnaissance du désir par le désir. Il fau­
drait donc dire qu'il est reconnaissance d'une
mise-hors-de-soi par une mise-hors-de-soi, et par
, . . )
consequent, reconnaissance qUI n en est pas une,
qui n'est pas celle de 1'« un» par 1'« autre », ni donc
une pensée de l'un sur l'autre, mais l'altération de
chacun.
Ainsi, ce que Hegel pense comme l'amour n'est
pas l'union immédiate représentée comme celle du
sentiment - bien que, en même temps, l'amour soit
toujours sentiment, c'est-à-dire sensibilité, et plus
précisément : sensibilité à la sensibilité elle-même,
tremblement de l'autre en moi, qui me fait trembler
et emporte avec lui ma subsistance. Il faut revenir à
ce poème cité par Hegel65 :

[...] Ainsi devant l'amour frémit un cœur


Comme s'il était menacé par la mort.
Car là où l'amour s 'éveilk, meurt
Le Moi, le sombre tkspote.
Toi, laisse mourir celui-ci dans la nuit
Et respire librement dans l'aurore matinale ! [ ... )

Le cœur frémit parce qu'en effet le soi est voué à


disparaître, et c'est cette disparition qu'il doit vou-

89
HEGEL

loir pour être dans l'amour, et dans sa liberté. Mais


il faut aussi considérer ce que veut dire ce recours
du discours à une expression poétique qui ne peut
que nous para1tre sentimentale et convenue. Il veut
diré6 que le tremblement doit effectivement sur­
venir, doit venir du dehors couper le cours des cer­
titudes et des opérations du soi - y compris le cours
de ses arguments laborieux sur la nécessité de sa sor­
tie de soi en soi et pour soi. Le poème, ici, ne doit
pas valoir comme poème au sens d'une œuvre d'art
qui viendrait enjoliver : il doit être saisi comme une
interruption du discours qui laisse surgir l'injonc­
tion ou l'appel de l'autre, en tant qu'autre et à
l'autre. (Aussi bien Hegel a-t-il introduit sa citation
en écrivant : « Je ne puis me retenir, pour donner
une représentation plus précise, de citer ici [ . . . ] . »
C'est seulement une représentation, mais son exté­
riorité devient, un instant, nécessaire, et en tout cas
irrésistible . . . ) C'est seulement dans un écart que le
soi s'abandonne effectivement, et que la négativité
devient pour soi. Autrement dit : l'amour est ce qui
vient de l'autre pour desceller la consistance du soi.
Il était donc bien exact de dire que ce descellement,
cette altération dans la négativité ne venait pas du
soi. L'effectivité du soi, c'est-à-dire la mort du « moi
despote » et de l'être-en-soi-suffisant, lui vient effec­
tivement de l'autre. Et de même, avec la même
effectivité, la philosophie doit devenir autre que son
discours : poésie peut-être, parfois et en passant,
mais plus certainement amour - désir d'un savoir
qui lui-même est désir, et qui ne sait qu'en désirant.

90
D�IR

Tremblant du tremblement de l'autre, et avec


l'autre, le soi vient dans le désir. La conscience de soi
est essentiellement désir, parce qu'elle est conscience
de soi en tant que et à partir de sa conscience de
l'autre. Si elle se tenait dans l'immobilité immédiate
d'un « Je Je », elle ne serait pas même comcience.
=

La simple position du Je est une abstraction. Au


contraire, l'éveil concret du Je est son éveil au
monde et par le monde - le monde de l'altérité en
général. Le réveil est précisément l'expérience de
l'autre qui survient et qui, ainsi, me découvre à moi­
même comme cela ou comme celui à qui l'autre
survient.
Le soi doit venir de l'autre, et c'est dans cette
venue, comme cette venue, qu'il doit être « soi »,
c'est-à-dire unité avec soi-même. Cette nécessité fait
le désir : << cette unité doit devenir essentielle à la
conscience de soi, c'est-à-dire que celle-ci est désir en
général67 » . Le désir est la nécessité de la conscience :
il est la nécessité que sa propre unité vienne et
devienne pour elle. Le désir est donc moins la ten­
sion d'un manque, et la projection pour l'annuler
dans une satisfaction, que la tension du venir de
l'autre comme devenir du soi. (Lorsque le désir se
satisfait dans un plaisir immédiat, il n'est qu'un côté
ou un moment de la consciencé8.)
Le soi, en tant qu'il est pour soi, n'a pas un ni des
désirs, mais il est désir, c'est-à-dire qu'essentielle­
ment il devient soi, et qu'il le devient dans l'autre,

91
HEGEL

ou s'il est permis de le dire ainsi, il le devient de


l'autre : il se devient de l'autre. Le devenir et l'autre
sont indissociables. Le devenir est le mouvement de
l'autre et dans l'autre, et l'autre est la vérité du deve­
nir. Le désir n'est donc pas seulement relation mal­
heureuse à l'autre. Dans le malheur du manque, il
n'y a qu'un côté isolé du désir, tout autant que dans
la satisfaction de la possession ou de la consomma­
tion. La vérité du désir lui-même est encore autre :
elle est précisément d'être autre, elle est l'altérité
comme altération infinie du soi qui devient. Le
désir n'est ni l'aspiration, ni la demande, ni la cupi­
dité ou la voracité. Il ne demande rien que l'autre, et
il ne se satisfait de rien d'autre : mais l'autre en tant
que tel, l'autre véritable du soi, n'est aucun objet
qu'on puisse demander et dont on puisse se satis­
faire.
C'est pourquoi le désir ne peut devenir ce qu'il
est dans un objet, dans une détermination donnée.
Il est désir de l'autre conscience de soi. Le sujet est
désir du sujet, et il n'y a pas d'objet du désir. Le
désir est le devenir appropriant dans l'autre. S'il est
bien, en un sens, appropriation de 1' autre, c'est de
l'autre en tant qu'autre. Ce qui veut dire qu'en
m'appropriant !'autre, je fais tout le contraire d'une
prise de possession et d'une assimilation. Je ne
réduis pas l'autre au même, c'est plutôt le même - le
« moi » unilatéral, fermé et « despotique » - qui se

fait autre.
Se faire autre, ce n'est pas non plus s'identifier à
l'autre au sens d'une fusion et d'une confusion

92
DÉSIR

d'identités. Nous ne sommes pas dans la rêverie de


l'amour romantique - et c'est pourquoi, du reste,
nous sommes dans ce qui se présente d'abord
comme un affrontement et comme une lutte des
consciences. Mais ce que la lutte manifeste, c'est
que chacun a conscience d'être désir de l'autre parce
que l'autre, étant lui-même désir de son autre, est
désir de moi. Je désire le désir de l'autre : je désire
qu'il me reconnaisse - et je désire qu'il me recon­
naisse comme le désir que je suis, comme le deve­
nir-soi infini que je suis.
Aussi la lutte est-elle le phénomène de cela même
dont la réalité est l'amour. Mais il ne faut pas s'y
tromper. Hegel ne donne pas là une vision douce­
reuse et conciliatrice de la dureté des rapports
humains. Le phénomène n'est rien de secondaire : il
forme la nécessité de la manifestation. C'est l'amour
lui-même qui doit se manifester comme lutte. Celle­
ci n'y perd rien de sa dureté, où s'engendre le rap­
port de pouvoir et d'exploitation. Savoir que
l'(( amour >> en est la vérité69 ne mène pas à prêcher
une fade fraternité. L'injustice et l'inconsistance du
pouvoir doivent au contraire être dénoncées, à leur
tour niées.
Mais l'amour ne permet pas plus à la conscience
de se fixer à un objet, que ce soit sur le mode de la
captation ou sur celui de l'oblation. Dès que l'autre
n'est qu'un objet, il n'est que mon objet, et le soi
n'est que le sujet de cet objet - à son tour un objet
pour l'autre comme pour lui-même. C'est pour­
quoi, dans le désir, (( l'agir de l'un est aussi bien celui

93
HEGEL

de l'autre >> et « ils se reconnaissent en tant que se


reconnaissant réciproquement »70• La reconnaissance
du désir, dans le désir, est très exactement le contraire
de la reconnaissance d'un objet, qui le ramène à des
conditions déjà connues et données d'ailleurs. En
tant que désir, le sujet ne ramène pas plus l'autre à
soi qu'il ne se trouve en lui. Mais le sujet devient le
devenir lui-même, pour autant que le devenir doit
être compris, non pas comme un devenir-ceci ou
cela, celui-ci ou celui-là, mais comme la négativité
pour elle-même.
C'est cela que le désir nomme : le dessaisissement
comme appropriation. Mais l'appropriation est la
saisie (le « concept ») de ceci que le propre advient
comme dessaisissement. A ce point, il devient néces­
saire de poser que cette saisie - la saisie du dessaisis­
sement - ne peut pas être le fait de la conscience en
tant que telle. Si les énoncés les plus stricts de la
pensée dialectique provoquent souvent la per­
plexité, l'agacement et le refus, c'est qu'ils sont obs­
tinément entendus sur le plan de la conscience - et
du même coup, en tant que formules dans la
langue, ils sont reçus comme des acrobaties ver­
bales. Mais ces énoncés veulent se faire entendre sur
un tout autre plan, ou plus exactement encore, ils
veulent faire entendre qu'ils ne peuvent pas, tels
quels, être entendus par l'entendement, mais qu'ils
exigent absolument que l'entendement se dessai­
sisse de lui-même.
La pensée consiste à passer dans l'élément du
« spéculatif » : ce mot désigne, pour Hegel, le rap-

94
DÉSIR

port de l'idéalité à elle-même en tant qu'elle s'ar­


rache à tout donné 71• Mais cela ne signifie pas que
la vérité de la chose lui vienne de la pure pensée,
comme de son simple dehors : « l'unité n'advient
pas que par la pensée à la diversité des objets, et le
lien n'y est pas d'abord introduit de l'extérieur72 >>.
Le sens spéculatif n'est pas une signification supé­
rieure, mystérieuse et absconse. C'est l'autre du sens
d'entendement. Et c'est, ainsi, le sens tel qu'il se sai­
sit, non pas dans une conscience et parmi ses repré­
sentations, mais dans le désir lui-même : la recon-
.
naissance qm. n)est pas une representation,
, .
et qm. ne
reconnaît rien de représenté.
Que le devenir-soi se passe dans la saisie du dessai­
sissement-de-soi, ce n'est donc pas un tour de passe­
passe, et ce n'est pas la pauvre égalité du << Je non­
=

Je » , aussi vide et abstraite que l'autre. C'est une


proposition qui ne doit valoir comme proposition ­
articulation d'un sujet et d'un prédicat - que pour
autant que son travail, ce long travail épuisant du
discours sur lui-même, mène à une proposition au
sens pratique du mot : que cette saisie ait lieu dans
l'effectivité, qu'elle soit un agir, une expérience et
une praxis.
Le mouvement de la conscience n'a pas la
conscience pour but, et l'expérience de la conscience­
de-soi n'a pas la conscience-de-soi pour aboutisse­
ment. Comme son mouvement est l'altération du
désir de soi, il est aussi l'altération de la conscience
- de son point fixe et de son isolement - dans le
désir qui se reconnaît désir. Jamais un ego ne se

95
HEGEL

reconnaîtra reconnu par un alter ego comme s'il


s'agissait de l'échange en miroir d'une même
conscience, et d'un partage de la même représenta­
tion. Une telle opération abstraite et froide ne peut
avoir lieu que dans l'abstraction du « Je = Je » ou du
« Je = non-Je » : ce qui veut dire qu'elle n'a pas lieu.
Je ne me reconnais reconnu par l'autre que pour
autant que cette reconnaissance de l'autre m'altère :
c'est le désir, c'est ce qui tremble en lui.

Pour autant, le désir n'est pas simple délectation


de soi - bien qu'il soit lui-même le seul contenu de
l'épreuve et de la jouissance. Le désir est travail,
c'est-à-dire « désir retenu 73 ». Cela ne veut pas dire
qu'il est inhibé, ni détourné de son mouvement.
Mais il est désir qui se donne réellement son autre
ou qui se donne réellement à lui. Il n'est pas jouis­
sance reportée à plus tard, comme s'il fallait attendre
un résultat, mais jouissance du mouvement même
qui dissout la fixité d'un but ou d'une possession.
Le travail « forme74 », dit Hegel, c'est-à-dire qu'il
élabore la forme du désir. L'ouvrage, dans sa forme
extérieure (un objet fabriqué, une pensée formulée,
une existence faite, « l'agir de l'individu singulier et
de tous les individus75 ») , forme la manifestation du
désir lui-même - et c'est une formation infinie.
Celle-ci, en effet, ne se confond pas avec l'exté­
riorité indéfinie et avec l'accumulation des œuvres
pour elles-mêmes. Si l'ouvrage est ouvrage, ce n'est

96
D�IR

p récisément pas pour ê tre déposé comme un


donné, ni pour subsister comme une possession. La
fixité et la possession particulières - tout autant que
l'indétermination et la pure communauté - contre­
viennent également à la reconnaissance dans l'autre16•
L'ouvrage ne vaut qu'approprié par le désir, dont
toute autre appropriation est la simple et froide
exclusion.
Liberté

L'égalité, non pas comme l'équation abstraite d'un


sujet = x en tout sujet, mais comme l'égalité effec­
tive de singularités concrètes - égalité absolue de
l'absolu -, est l'élément du sens, et le désir est sa libé­
ration. Le concept doit accéder à l'existence 77, et
l'existence effective ne peut être que singularité effec­
tive, où s'opère « [aussi bien] le retour absolu du
concept à soi que, en même temps, sa séparation
absolue d'avec soi 78 >>. La conception ou la saisie
n'est pas subsomption du particulier sous une géné­
ralité, elle est précisément le mouvement qui nie le
général comme le particulier (qui nie donc aussi la
relation abstraite), pour affirmer cela seul qui s'af­
firme de soi et pour soi : le singulier concret, ici et
maintenant, l'existant comme tel, et dans le rapport
concret de la séparation. La saisie est donc saisie du
singulier dans sa singularité, c'est-à-dire dans ce
qu'il a d'unique et d'inéchangeable, et par consé-

99
HEGEL

quent aussi au point où cette unicité est l'unicité


d'un désir et d'une reconnaissance dans l'autre, dans
tous les autres. Les uns et les autres - les uns qui
sont tous autres pour tous - sont entre eux égaux de
désir.
Ainsi, le désir est la liberté du singulier, pour
autant que celui-ci y est saisi selon la « séparation
absolue du concept », c'est-à-dire détaché du seul
« retour en soi », détaché du simple retour en soi de
l'identique.
Dans le concept, tout est saisi comme nécessité :
il est nécessaire que le soi fasse retour à soi tout en se
séparant de soi. A cet égard, le « soi » est le nom de
la nécessité même, et son mouvement est la logique
pure. On est alors tenté de conclure à la hâte que la
pensée de Hegel est un « panlogisme », ou le sys­
tème d'une mécanique inhumaine de l'absolu. C'est
oublier que la nécessité doit elle-même avoir une
nécessité, une raison suffisante : c'est, depuis le
début, ce que la philosophie signifie avec le logos. Or
cette nécessité de la nécessité, c'est la liberté.
En effet, la liberté est le nom de la nécessité d'être
en soi et pour soi détaché de toute fixité, de toute
détermination, de tout donné et de toute propriété
- mais plus encore : c'est la nécessité d'être ainsi
détaché, non pas comme une indépendance fixée en
elle-même, mais comme le mouvement du détache­
ment à même toute déterminité. En exposant cette
nécessité comme telle, on lui donne la forme d'une
logique contraignante. Mais on expose aussi que

1 00
LIBERTÉ

son contenu véritable est « l'objet le plus libre et le


plus indépendanc79 » .
La nécessité du concept et de la pensée en général
- la nécessité du logos - est la forme que prend, pour
s'exposer comme tel et comme contrainte absolue,
l'absolu de la liberté. Celle-ci n'est pourtant pas dis­
simulée sous cette forme, comme un secret qui
serait seulement à venir, ou seulement situé dans un
royaume divin. La liberté consiste à ce que la néces­
sité de la forme se dissolve encore d'elle-même,
et que le « contenu )) soit à lui-même son unique
« forme )) : la manifestation singulière concrète de la
libération de soi.
La liberté n'est pas, par conséquent, donnée
comme une propriété ou comme un droit. La
liberté n'est rien de donné : elle est la négation du
donné, y compris de ce donné que serait un « sujet
libre )) seulement défini par des droits et des libertés
déterminées. Elle n'est pas quelque chose qu'un
sujet pourrait s'approprier, elle est elle-même l'ap­
propriation du sujet. Si Hegel se réfère à Spinoza à
p ropos de la liberté80, c'est parce qu'il reconnaît
chez lui la pensée de la seule vraie liberté dans l'ab­
solu, par distinction d'avec l'illusion de liberté des
hommes qui se croient maîtres de leurs actes parce
qu'ils en ignorent les déterminations réelles. Le libre
arbitre n'est qu'un moment et une figure de la liberté :
car en lui subsiste, et même prévaut, la fixité donnée
du sujet maître de ses choix. En m 'affirmant
comme libre, j'adhère à cette position d'un moi

101
HEGEL

(( maître chez soi )) : cette adhésion m'a déjà privé de


liberté.
La liberté est bien indépendance, mais indépen­
dance envers le « moi despote >> tout autant qu'en­
vers n'importe quel despote politique ou domestique.
Elle est bien autonomie, mais la loi qu'elle se donne,
c'est précisément elle-même : et donc, de n'avoir
point de loi, si elle est elle-même pour soi la loi.
De manière générale, la loi est un « rapport de
déterminations universelles 8 1 >> : elle pose, chaque
fois, que ceci est (dans la loi physique) ou doit être
(dans la loi morale) universellement selon une
condition universelle. Ainsi, « sa différence est la
différence intérieure >> : elle n'est pas une particula­
rité différant d'une généralité, mais elle est que ceci
est un universel (par exemple, un corps est pesant).
:Ëtre pour soi la loi n'est donc rien d'autre qu'être
soi : la différence intérieure, ou « la différence qui
n'en est pas une )), mais ainsi, non pas l'absence pure
et simple de différence, l'unité consistante d'un
« soi-même )), mais bien plutôt « la différence en
elle-même )), et ce sortir de soi qui fait l'entière ma­
nifestation du soi.
La liberté est la loi, ou la nécessité, qui pose le soi
hors de soi. Elle est ainsi la loi de ce qui se pose tout
d'abord sans loi, et dont c'est là, précisément, la loi.
Mais cette loi - la manifestation, ou la médiation -
ne peut être représentée comme une loi, car une loi
(physique ou morale) est toujours « l'image calme
[qui] ignore l'agitation de la négativité 82 )) . La
liberté est position de la négativité comme telle.

1 02
LIBERTÉ

Puisqu'une telle « position )) est exactement l'in­


verse d'un être-posé, déposé comme donné, et qu'elle
est éminemment la « position )) au sens actif 83, la
liberté est position . . . de rien, et elle est libération . . .
de tout. Nécessité et anarchie de l'absolu.
Ici encore, l'apparente facilité dialectique ne doit
pas tromper. On aura toujours trop vite fait de crier
à l'escamotage. La pensée hégélienne de la liberté est
la plus difficile, parce qu'elle rassemble et noue
toutes les apories dont le terme de « liberté )) est le
lieu géométrique - et elle s'efforce d'indiquer la
libération de ces mêmes apories. La liberté est par
excellence le concept de ce que la conscience ou
l'entendement attendent comme donné - alors
qu'il doit être le concept de ce qui n'est rien de
donné, le concept même du non-donné et du non­
donnable. Ici, la pensée énonce avec force : vous
demandez à avoir une liberté, alors que vous avez à
la devenir.
*

C'est aussi pourquoi la liberté de l'absolu, ou


l'absolu en liberté, est tout saufla « liberté absolue ))
telle que Hegel la déchiffre dans la Terreur. Cette
liberté est celle qui se pose elle-même comme
absolu : elle pose donc la pure égalité avec soi­
même comme étant immédiatement volonté uni­
verselle, ou comme contenant cette égalité avec soi
en tant que différence pure et annulée de la loi. Elle
est donc étrangère à la singularité et à la diversité de

1 03
HEGEL

l'existence effective. Sous ses formes juridique, éco­


nomique, politique et morale, la pure « certitude de
soi 84 ,, de la liberté n'est précisément que son inef­
fectivité, et par conséquent aussi, lorsqu'elle pré­
tend s'effectuer, son inégalité concrète avec soi­
même est égale à l'inégalité des sujets concrets.
L'expérience de la délivrance des tutelles et des
tyrannies, qui fut celle du temps de Hegel, engage
aussitôt cette autre expérience, que l'érection d'un
su jet libre, valant absolument comme tel en soi, est
l'aliénation du mouvement même de l'émancipa­
tion. Que ce sujet soit représenté comme individuel
ou comme collectif, comme loi d'un marché mon­
dial ou comme loi d'une moralité universelle, il fige
du même coup dans ce donné abstrait le devenir
concret des libertés singulières, et leur mouvement
de devenir les unes par les autres. La liberté ne peut
pas faire loi, au sens qui a été précisé de la loi, et
elle ne peut s'effectuer, comme relève de toute loi,
que moyennant l'égalité concrète de tous : non pas
comme une égalité légale, mais comme l'égalité
réelle d'une appropriation chaque fois concrète­
ment singulière de mon être-libre. Lequel ne saurait
être concrètement séparé du tien, ni du nôtre, d'un
être-libre-l' un-avec-l' autre.
La liberté est liberté-avec, ou elle n'est rien, parce
qu'elle n'est ni l'indépendance, ni l'autonomie, ni le
libre arbitre d'un sujet - et pas plus, les indépen­
dances de plusieurs sujets juxtaposés, même à les
imaginer sans oppositions -, mais elle est la libéra­
tion du sujet : sa sortie de la compacité de l'être. On

1 04
LIBERT�

ne peut dire du soi qu'il est libre, car un tel être


est en soi la négation de la liberté . Celle-ci, au
contraire, est la négation de cette négation, ou la
négativité pour elle-même. « L'idée pure est libéra­
tion absolue85• » Si elle est libération, et non liberté
donnée, c'est parce qu'elle se libère dans son autre et
par lui : le mouvement de la reconnaissance est
aussi le mouvement de la libération.
La liberté et la négativité s'exposent ainsi mutuel­
lement. D'une part, la négation du donné ou de
l'être-en-soi, c'est-à-dire son entrée dans le devenir,
dans la manifestation et dans le désir, ne va à rien
d'autre qu'à la liberté - plus p récisément, à sa
liberté, et plus précisément encore, à sa libération.
La négation est d'emblée ce mouvement d'un se­
libérer-de-l'être-immédiat : la négativité n'est tout
d'abord rien d'autre que le creusement de l'être par
sa propre libération. Et d'autre part, la libération
n'est pas autre chose que la négativité pour soi, car
elle est négation de cette négation simple qu'est la
retenue-en-soi de l'être.
Ainsi se justifie le privilège hégélien de la négati­
vité, et le caractère décisif de la formule « négation
de la négation » : la première négation est la posi­
tion du donné, dont la fixité retient, fige et annule
le mouvement du sens. Poser que l'être est en soi
néant, ce n'est pas ouvrir un abîme où l'idéalité spé­
culative engloutirait tout le réel, c'est au contraire
poser la non-suffisance foncière du soi considéré en
soi - et même, en vérité, l'impossibilité de considé­
rer le soi pour lui-même, de le reconnaître comme

1 05
HEGEL

une substance, comme une subsistance, comme une


assurance et comme une certitude. La première
négation est déjà la liberté, mais encore seulement
indiquée en négatif. Si je pénètre dans cette pre­
mière vérité, que ni la pierre, ni moi, ne vaut comme
simple être-là ni comme identité (par exemple, mon
nom, mais aussi bien, mon image-de-moi) , cette
pénétration est déjà libération. Et elle est libération
de la saisie de ceci, que le soi n'est pas /à, n'est pas
sous cette forme d'être-donné-là.
La seconde négation nie que la première soit sim­
plement valide : elle nie la pure néantité, l'abîme ou
le manque. Elle est la libération positive du devenir,
de la manifestation et du désir. Elle est donc l'affir­
mation du soi. Mais comme cette affirmation libé­
rante n'est pas un retour au point de départ - à la
pierre ou à moi, qui du reste n'était déj à qu'un
donné dérivé, un dépôt provisoire le long du che­
min, et l'instant fugitif d'une présentation -, elle
n'est pas non plus une nouvelle position simple.
Elle est négativité infinie en acte. Je ne peux pas dire
que la pierre est devenue libre pour avoir été sortie
de sa position là, au bord du chemin, et pas plus je
ne peux dire que je suis devenu libre pour m'être
reconnu comme différent de mon identité nomi­
nale ou imaginaire. Ni l'un, ni l'autre, ne l'est
devenu (comme si la liberté pouvait être un résul­
tat). Mais la pierre dans mon lance-pierres, ou bien
dans le mur que j'ai construit, ou bien dans la statue
qu'un sculpteur nous expose, se libère indéfiniment
de son extériorité, entre dans une histoire et dans

1 06
LIBERT�

des sens multiples, et nous avec elle. Le résultat est


toujours encore une libération - et c'est ce que veut
dire la négativité.
Ce résultat, pourtant, n'est pas l'indéfini té comme
telle - le « mauvais infini » d'une circulation abs­
traite d'un sens à l'autre, d'un usage à l'autre, d'une
identification à une autre, et qui serait toujours en
quête d'une liberté finale, souveraine et totale
(nature et histoire réconciliées, royaume postulé des
fins) . C'est l'infini en acte : la libération au présent
de la présence même, et donc la manifestation de la
singularité comme telle. Il y a bien retour à l'être :
on a dit que le soi est retour à soi. Il s'agit bien de
cette pierre et il s'agit bien de moi, de nous. Il ne
s'agit de rien d'autre que de ce monde.
*

Or la « libération absolue >> signifie que le retour


n'est retour à rien de donné, mais au donné en tant
que ce qui se donne - ou au « soi >> en tant que
« soi >> n'est rien qu'un se-donner. Non pas donc, si
l'on veut, retour au monde, mais à la création du
monde. Non pas donc, pour finir, « retour », mais
libération encore de ce qui infiniment se libère, à
partir de rien. L'ultime signification de la négativité
en tant que liberté - ou de la « négativité pour elle­
même >> - est donc encore une négation : il ne s'agit
pas de saluer, de célébrer, de consacrer ni d'accepter
le train du monde tel qu'il est. Et comme il ne s'agit
pas non plus de le mesurer, avec l'impuissance édi-

1 07
HEGEL

fiante de la « belle âme 86 » , à ce qu'il devrait être,


c'est qu'il s'agit donc encore de le libérer. Ainsi,
nous ne dirons pas non plus que tel ou tel régime
ju ridique, social et politique nous fait libres et
égaux. La liberté et l'égalité sont toujours en oppo­
sition à l'extériorité de la loi.
Cela veut dire : la libération ne peut être pour
aucune liberté qui deviendrait un jour son résultat
donné, qui se présenterait comme sa loi et s'incar­
nerait dans une figure. Libération pour rien, en ce
sens - mais ainsi : libération pour une mort qui ne
soit pas « la mort sans signification ».
Une telle mort est au moins, et tout d'abord, la
mort qui ne provient pas du dehors comme un
autre donné, et pour réduire ma présence à n'être
qu'un donné. Elle ne peut pas être la mort infligée,
mais seulement la mort que se donne l'individualité
en tant que simplement naturelle et immédiate 87•
Elle ne se suicide pas, c'est-à-dire qu'elle ne se traite
pas elle-même comme du dehors, à panir d'un sujet
étranger et abstrait. Mais elle meurt en et à l'im­
médiateté qui était tout son donné. Cela ne sup­
prime pas l'étrangeté inquiétante de la mort : c'est
au contraire ce qui la rend absolument inquiétante,
et ce qui suscite la contradiction fulgurante, la dou­
leur absolue d'avoir à séjourner dans cette pensée, à
devenir dans cette pénétration.
Ce qui est à penser ainsi, ce n'est pas que la mort
a sa signification au-delà d'elle-même, comme une
subsistance par-delà la fin de la s ubsistance, ou
comme une survivance. Une telle signification ne

1 08
LIBERTÉ

serait précisément qu'une signification, et, comme


de juste, une signification attachée à une autre sub­
sistance-en-soi, qui ne ferait que rejouer tout le
drame ou tout le processus. Il est à penser - et c'est
la pensée même - que la mort qui n'est pas « la mort
sans signification >> est encore la mort sans signifi­
cation, mais de telle façon que le néant de signifi­
cation est aussi bien le mouvement de l'appropria­
tion du propre « soi », la saisie-et-pénétration de la
vérité du sens.
Ce mouvement ne peut être représenté au soi : il
est son propre devenir, sa manifestation et son désir,
et c'est du reste ainsi que le sujet n'est pas un sujet
de la représentation en général, mais le sujet d'une
appropriation infinie, et de cette appropriation dans
l'autre. Ce mouvement n'est pas représenté, mais il
est posé dans l'autre : de la manière la plus immé­
diate, dans le deuil et dans la sépulture, les autres
témoignent de l'appropriation en tant qu'elle n'est
pas celle d'une conscience-de-soi en soi, mais appro­
priation singulière qui tombe hors de la particula­
rité immédiate88• Et c'est ainsi que la mort est évé­
nement : événement appropriant du propre qui est
l'hors-de-soi. Passage dans l'autre et remise absolue
à l'autre, à tout autre et à tous les autres, de ce qui
ne peut être remis que comme le passage même.
Que ma mort est la mienne, et ainsi le « séjour de
l'esprit », c'est l'autre qui le reconnaît. Reconnais­
sance infinie de ceci : qu'il est passé par là un désir
singulier absolu.

1 09
HEGEL

Ainsi, l'événement n'est autre que celui de la


pénétration dans « la manifestation complètement
libre 89 ». Comme tel, il n'est pas différent de l'évé­
nement de la naissance, ni de la création du monde
ou du surgissement de l'existant en général - c'est­
à-dire en singulier. C'est cet événement qui est en
jeu comme pensée, aussi longtemps que nous ne le
saisissons que par son côté formel et présenté
comme une vérité. Mais c'est donc lui qui est en jeu
comme libération effective, chaque fois qu'un
simple donné est refusé, chaque fois qu'une mort
donnée est refusée, chaque fois qu'il est refusé
qu'aucun « moi despote » impose une loi de néant.
Le retour de la liberté en soi - si l'on peut encore
parler de retour et d'en-soi - ne sera donc rien
d'autre que le retour à la décision par laquelle,
chaque fois, la pensée aura commencé. Parce que le
Je est absolument indéterminé, il aura dû se décider.
Non pas pour choisir entre des possibilités données
au libre arbitre de sa subjectivité : car cette subjec­
tivité n'est pas, ou n'est rien qu'une abstraction uni­
latérale, et rien ne lui est donc donné. Mais le Je
aura dû se savoir précisément comme « l'infinité de
la subjectivité90 », à qui rien n'est donné ni prescrit
d'avance, et pour laquelle, par conséquent, il n'y a
pas de « bien », ni de « devoir » tracé. Il « se sait
donc comme ce qui choisit et décide », ce qui est
aussi bien se savoir comme infini en acte, et devenir.
Je ne me décide donc pas pour des possibles pro­
posés, puisque je n'existe comme « moi » que dans
ma décision. Mais la vérité et le sens de la libre déci-

1 10
UBERTÉ

sion est ceci : je me décide, je décide de moi, plus


précisément je sors de mon indétermination univer­
selle et je réalise mon infinité comme singularité. Ce
n'est pas « à partir de moi-même >> que je décide,
comme si j'étais libre, mais c'est de moi, sur moi,
que je décide en me libérant. Se décider, se libérer et
se donner sont une même chose : le soi hors de soi
dans l'éclosion, la manifestation suprême de la mani­
festation en général.
Je n'aurai pas su « avant >> ce que je choisissais,
puisqu'il n'y a pas eu d'avant. Mais en décidant,
chaque fois, je décide de ma singularité même qui se
sait décidante. Ou bien ce savoir de soi se pose
comme « pure identité avec soi immédiate )), et de
ce fait, comme un « intérêt subjectif )), et c'est ce
que désigne le « mal >>, Ou bien ce savoir de soi se
pose comme cette même identité décidante qui ne
se retient pas en soi, qui n'est pas pure identité, pré­
cisément, mais décision de soi comme autre, et c'est
ce que le « bien >> désigne - mais qu'il ne peut pré­
cisément pas désigner comme donné, présent et
qualifié. Le sujet décidant, qui n'est sujet qu'en se
décidant, se décide, indéterminé, soit pour la pure
déterminité du « Je = Je )), soit pour la détermina­
tion infinie du « Je = devenir-autre >>.
La liberté de la décision est cela même e n quoi,
pour finir ou pour commencer, la pensée a à péné­
trer. Mais comme elle n'a pas à la pénétrer seule­
ment « en pensée )), il ne suffit pas de s'être décidé à
philosopher pour avoir pénétré la vérité de la déci­
sion, qui n'est que son acte concret. Aussi bien la

111
HEGEL

décision de philosopher ne mène qu'à exposer ce


qu'il en est de la forme de l'acte - et aussi, que cette
forme même n'est encore rien sans son effectuation
comme contenu. On pourrait dire, d'un raccourci,
que tout ce qui peut être formellement exposé se
réduit à ceci : la décision se fait entre le soi et l'autre.
Mais c'est à la condition d'ajouter : cela veut dire,
entre l'immédiat donné et l'infini non donné. D'un
côté, par conséquent, le soi se saisit, se sait et s'as­
sure comme tout le contenu de sa décision. De
l'autre, il s'est décidé pour la reconnaissance infinie
de l'autre et dans l'autre. Mais cela, il ne le sait pas,
ce n'est pas un savoir en sa possession, et il ne peut
ni ne doit se savoir « bon >> - sauf à retomber dans
une identité donnée, et dans l'imaginaire moral.
La décision est l'acte de la singularité concrète, et
le devenir de la libération. Son savoir est seulement
le savoir absolu : savoir absolument concret, de tous
en tant que de personne, qui nie absolument l'in­
dépendance et la consistance de toute certitude de
soi. Savoir de l'inquiétude, savoir sans repos - mais
ainsi, et pas autrement, savoir.
Nous

Ce savoir n'est pas un savoir qui resterait celui de


l'absolu en soi et pour soi. Il n'est pas le savoir du
sujet, comme si le sujet était l'autre absolu, le Soi se
contemplant en soi dans sa logique pure, son deve­
nir pur et sa décision pure, revenant toujours à soi
de toute extériorisation et de toute aliénation.
Souvent, Hegel a été lu comme s'il exposait l'auto­
développement d'un Sujet ou d'une Raison ano­
nymes, étrangers à nous, le grand Autre d'un Soi
autistique et qui ne serait, du reste, que le corrélat
fantasmatique du sujet d'un individualisme pro­
priétaire et sécuritaire - deux sujets en miroir l'un
de l'autre, aussi bêtes et méchants l'un que l'autre.
Mais la vérité d'un savoir-de-soi qui doit être
savoir de la manifestation, du désir de l'autre et de
la décision, ne peut pas être une vérité qui revient
simplement à soi. La vérité doit être elle-même la
manifestation, le désir et le devenir de la vérité - ou

1 13
HEGEL

son sens. Et de cette façon, c'est à nous que la vérité


revient. C'est comme nous qu'elle se trouve et c'est à
nous qu'elle incombe.
<< Nous >> veut dire deux choses :
1 ) Le savoir qui est « pour nous >> est le savoir qui
n'est pas seulement << pour la conscience91 )). Celle­
ci est en effet seulement savoir d'objet, et comme
conscience de soi elle a encore le soi comme un
objet, comme son autre qui reste son corrélat. Le
savoir de la vérité de cet autre comme vérité du pas­
sage-hors-de-soi est le savoir pour nous de ce que la
conscience, comme conscience, ignore dans son
expérience même. Pour nous il y a sens et vérité de
ce qui pour la conscience reste représentation et
signification isolée.
Mais qui est nous ? Il semble tout d'abord que ce
soit nous, ici même, avec Hegel, dans l'exercice du
travail de la pensée. << Nous >> paraît alors désigner le
philosophe, ou ceux qui ont compris la leçon de la
philosophie, une conscience et un savoir plus raf­
finés qui saisiraient ce qui échappe à la conscience
commune. Cette apparence doit se dissiper, si la
pensée ne doit pas rester pure pensée.
Sans doute est-il exact que la conscience, dans le
mouvement de son expérience, ne se présente pas le
savoir de ce mouvement comme un savoir propre et
séparé. Pourtant, ceci n'est pas moins92 exact : ce
que sait le savoir absolu, ce n'est rien d'autre que
<< le mouvement de naître et de périr )). Il est savoir
du passage, et non pas comme d'un objet, mais
comme du sujet lui-même. Il est ce passage même,

1 14
NOUS

et le savoir « pour nous » est essentiellement le même


que celui de la conscience commune. Celle-ci, au
demeurant, n'est pas autre chose que la manifesta­
tion et le devenir de celui-là.
Par conséquent, « nous » ne désigne pas une cor­
poration des philosophes, ni le point de vue d'un
savoir plus élevé - et cela, très précisément, parce
que « nous », c 'est nous, nous tous. Si le moment de
la philosophie - de son savoir, de son travail, de sa
patience propres - doit d'abord se poser comme
moment séparé, comme discipline abstraite de la
pensée et comme livre difficile à lire, et qu'il faudra
relire ou dont il faudra effacer la lecture pour péné­
trer le sens 93 - mais dont la lecture, comme acte
séparé, n'est jamais non plus indispensable à l'ex­
périence de la vérité -, si, donc, cette séparation est
nécessaire, ce n'est que pour exposer ceci : qu'il
s'agit bien de nous, et que la vérité ou le sens mis en
scène devant nous comme « philosophie » n'ont de
vérité et de sens que pour nous.
Non pas que la philosophie s'emploie à nous les
donner : car dans ces conditions, ils ne nous seraient
qu'un donné, dont nous n'aurions rien à faire. Mais
ils sont pour nous, pour nous tous, c'est-à-dire ils
n'ont sens et vérité qu'en nous, dans nos existences
concrètes, et en tant que ces existences ne sont pas
celles d'individus séparés, mais celles de singularités
se partageant le mouvement, le devenir, le désir et la
décision.
2) « Nous » se définit par ceci : « l'absolu, depuis
le début, est et veut être en soi et pour soi auprès de

115
HEGEL

nous94 )), Le mouvement total du (( soi )) en-à-même­


auprès-de-pour-soi n'aurait aucun sens si ce mou­
vement n'était pas celui de cette proximité avec
nous. « Auprès » (ou « chez ») signifie que parmi
nous ce n'est pas simplement en-soi-pour-soi que
cela se passe : ni dans l'en-soi-pour-soi de l'indi­
vidu, ni dans celui d'une Puissance englobante du
monde. Ni la nature, ni l'histoire, ni le capital, ni la
technique ne sont capables d'être de telles puis­
sances, ni les dieux ne peuvent être d'autres puis­
sances qui nous sauveraient des premières. Toutes
ces figures nous exposent plutôt, de par leur déter­
minité, à la déliaison ou à la dislocation de tout
« Soi », de toute certitude-de-soi. C'est nous qui
sommes exposés, et ainsi c'est à nous que nous
sommes exposés.
A nous : au surgissement de nos existences,
ensemble, comme surgissement de sens. Au surgis­
sement de ceci, que le monde est précisément ce qui
ne reste pas pesanteur inerte, mais qui se manifeste
comme une inquiétude. Celle-ci n'est pas seule­
ment la nôtre, elle est elle-même « nous », c'est-à­
dire qu'elle est la singularité des singularités en tant
que telles.
« Nous » n'est pas quelque chose - ni objet ni soi
- auprès de quoi l'absolu serait, lui-même comme
une autre chose ou un autre soi. Au contraire : que
l'absolu soit et veuille être auprès de nous, cela veut
dire qu'il est notre « auprès de nous », notre entre­
nous, l'entre-nous de notre manifestation, de notre
devenir et de notre désir.

1 16
NOUS

L'absolu est entre nous. Il y est en et pour soi, et


l'on peut dire : le soi lui-même est entre nous. Mais
« le soi lui-même est l'inquiétude95 11 : entre nous,
rien ne peut être en repos, rien ne peut s'assurer
d'une présence ni d'un être, et nous passons les uns
après les autres tout autant que les uns dans les
autres. Les uns avec les autres, les uns auprès des
autres : l' a uprès de l'absolu n'est rien d'autre que
notre auprès les uns des autres.
Nous ne cessons pas de perdre « la fixité de l'auto­
position 96 11 , Dans ce non-repos que nous sommes et
que nous désirons (alors même que la conscience
croit ne vouloir que soi et ses objets) se trouve la
proximité de l'absolu : non pas une possession, ni
une incorporation, mais la proximité comme telle,
l'imminence et l'affleurement, comme le battement
d'un rythme97• Ainsi bat le passage du sens : comme
l'intervalle du temps, entre nous, dans l'éveil fugitif
et rythmique d'une discrète reconnaissance de
l'existence.

San Lorenzo, août 1996.


Choix de textes
Lapensée comme effectivité

§ 1
La première question est celle-ci : quel est l'ob-jet de
notre science ? La réponse la plus simple et la plus aisée à
comprendre à cette question est celle-ci, à savoir que la
vérité est cet ob-jet. « Vérité », c'est là un mot élevé, et la
Chose est plus élevée encore. Si l'esprit et l'âme sentante1
de l'homme sont encore sains, son cœur doit alors aussi­
tôt battre plus fort. Mais alors aussi sur le champ se pré­
sente le « mais », à savoir si nous aussi avons le pouvoir de
connaître la vérité. II semble y avoir une inadéquation
entre nous, hommes bornés, et la vérité qui est en et pour
soi, et l'on voit naître le problème du pont entre le fini et
l'infini. Dieu est la vérité : comment allons-nous le
connaître ? Les vertus de l'humilité et de la modestie
semblent être en contradiction avec un tel projet. Mais
on pose alors aussi la question de savoir si la vérité peut
être connue, pour trouver une justification du fait que
l'on continue de vivre dans la vulgarité de ses buts finis.
Une telle humilité ne vaut pas alors grand-chose. Un lan­
gage tel que celui-ci : « Comment aurais-je, pauvre ver de
terre, le pouvoir de connaître le vrai ? » appartient au
passé ; à sa place sont venues la présomption et l'imagi­
nation vaniteuse, et l'on s'est imaginé être immédiate-

1. Das Gemüt.

121
HEGEL

ment dans le vraïl. On a fait croire à la jeunesse que déjà


telle qu'elle est, elle possède le vrai (dans la religion et dans
la vie éthique). En particulier, on a dit aussi à cet égard,
que les adultes en leur ensemble étaient plongés, durcis
comme du bois et ossifiés, dans la non-vérité. C'est à la
jeunesse que l'aurore serait apparue, tandis que le monde
plus âgé se trouverait dans le marais et bourbier du jour.
Les sciences paniculières ont alors été caractérisées comme
quelque chose qu'il faut assurément acquérir, mais en tant
que simple moyen pour des fins vitales extérieures. Ici, ce
n'est donc pas la modestie qui détourne de la connaissance
et de l'étude de la vérité, mais la conviction que l'on pos­
sède déjà la vérité en et pour soi. Les plus âgés placent bien
assurément leur espoir dans la jeunesse, car elle doit pour­
suivrel'instauration du monde et de la science. Cependant
cet espoir n'est placé dans la jeunesse que pour autant
qu'elle ne reste pas comme elle est, mais entreprend l'amer
travail de l'esprit.
Il y a encore une autre figure de la discrétion à l'égard
de la vérité. C'est l'air distingué en présence de la vérit�,
que nous voyons chez Pilate, en face du Christ. Pilate
demandait : « Qu'est-ce que la vérité ? », dans l'état
d'esprit de celui qui en a fini avec tout, pour qui plus rien
n'a de signification, dans l'état d'esprit où Salomon

1. Hegel critique ici les deux courants modernes opposés entre


eux et au savoir philosophique vrai : le courant du criticisme,
qui absolu tise la connaissance relative de l'entendement, puis le
courant du savoir immédiat, qui oppose aux médiations de
l'entendement l'immédiateté de la croyance. - Cf. les Préfaces
de la 1 re et de la 2• éditions de l'Encyclopédie des sciences
philosophiques.
2. Die Vomehmheit gegen die Wahrheit.

1 22
CHOIX DE TEXTES

disait : « Tout est vain. » Ici, il ne reste plus que la vanité


subjective.
Ensuite, à la connaissance de la vérité s'oppose encore la
timidité craintive. L'esprit paresseux s'avise facilement de
dire qu'on n'a pas à croire qu'il faille prendre au sérieux
l'acte de philosopher. On donne aussi bien audience éga­
lement à la Logique, mais celle-ci nous laisserait comme
nous sommes. On croit que si la pensée va au-delà du
cercle habituel des représentations, elle va vers de mau­
vaises demeures ; que l'on se confie à une mer sur
laquelle on est battu de côté et d'autre par les vagues de
la pensée, et qu'à la fin on aborde en fait à nouveau au
banc de sable de cette temporalité que l'on a quittée pour
rien et deux fois rien. Ce qui advient avec une telle façon
de voir, on le voit dans le monde. On peut acquérir
toutes sortes de savoir-faire et de connaissances, devenir
un fonctionnaire versé dans la routine, et se former de
quelque autre façon en vue de ses buts particuliers. Mais
c'est autre chose, que de former son esprit aussi en vue de
ce qui est plus élevé, et de faire des efforts pour l'at­
teindre:. On peut espérer qu'à notre époque un désir
visant quelque chose de meilleur a éclos dans la jeunesse
et que celle-ci ne veut pas se contenter simplement de la
paille de la connaissance extérieure.

§2
Que la pensée soit l'ob-jet de la Logique, là-dessus l'on est
universellement d'accord. Mais de la pensée l'on peut
avoir une très petite comme aussi une très haute opinion.
Ainsi l'on dit d'un côté : « Ceci est seulement une pen­
sée », et l'on se figure par là que la pensée est seulement
subjective, arbitraire et contingente, mais n'est pas la

1 23
HEGEL

Chose même, le' vrai et l'effectif. Mais, d'un autre côté,


on peut avoir aussi une haute opinion de la pensée et la
saisir de telle manière, qu'elle seule, pense-t-on, atteint ce
qu'il y a de plus élevé, la nature de Dieu, et qu'avec les
sens on ne peut rien connaître de Dieu. On dit que Dieu
est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Or,
nous accordons que ce qui est senti et sensible n'est pas le
spirituel, mais que l'être le plus intime de celui-ci est la
pensée et que seui l'esprit peut connaître l'esprit. L'esprit
peut, il est vrai, se comporter (par exemple dans la reli­
gion) aussi comme sentant, mais une chose est le senti­
ment en tant que tel, la manière d'être du sentiment, et
une autre chose est le contenu de ce dernier. Le sentiment
comme tel est d'une façon générale la forme de l'être sen­
sible que nous avons en commun a vee les animaux. Cette
forme peut bien ensuite s'emparer du contenu concret,
mais ce contenu n'appartient pas à cette forme ; la forme
du sentiment est la forme la plus basse pour le contenu
spirituel. Ce contenu, Dieu lui-même, n'est en sa vérité
que dans la pensée et en tant que pensée. En ce sens la
pensée n'est donc pas simplement seulement une pensée,
mais elle est bien plutôt le mode le plus élevé et, consi­
déré en toute rigueur, l'unique mode selon lequel l'être
éternel et qui est en et pour soi peut être saisi.
Comme de la pensée, on peut aussi avoir de la science
de la pensée une haute ou une petite opinion. Penser,
croit-on, chacun le peut sans la Logique, comme il peut
digérer sans l'étude de la physiologie. Même si l'on a étu­
dié la Logique, on penserait pourtant après comme avant,
peut-être plus méthodiquement, toutefois sans grand
changement. Si la Logique n'avait pas d'autre tâche que
de familiariser avec l'activité de la pensée simplement
formelle, elle ne produirait en vérité rien que l'on n'eût

1 24
CHOIX DE TEXTES

aussi bien fait déjà encore autrement. La Logique anté­


rieure, en fait, n'avait guère que cette position. Du reste,
la connaissance de la pensée comme activité simplement
subjective fait elle aussi déjà honneur à l'homme et a de
l'intérêt pour lui ; en sachant ce qu'il est et ce qu'il fait,
l'homme se différencie de l'animal. Mais, d'un autre
côté, la Logique occupe aussi en tant que science de la
pensée un point de vue élevé, dans la mesure où la pensée
seule peut expérimenter ce qui est le plus élevé, le vrai. Si
donc la science de la Logique considère la pensée en son
activité et en sa production (et la pensée n'est pas une
activité sans contenu, car elle produit telle et telle pen­
sée1), le contenu en est d'une façon générale le monde
supra-sensible, et s'occuper d'elle, c'est séjourner dans ce
monde. La mathématique a affaire aux abstractions du
nombre et de l'espace ; mais celles-ci sont encore quelque
chose de sensible, bien que ce soit ce qui est abstraite­
ment sensible et privé d'être-là. La pensée prend aussi
congé de cet ultime sensible et elle est libre auprès d'elle­
même, elle renonce à ce qui relève de la sensibilité
externe et interne, elle écarte tous les intérêts et pen­
chants particuliers. Dans la mesure où c'est là le sol de la
Logique, nous avons à nous faire d'elle une idée plus
digne que l'on n'a coutume de le faire ordinairement.

§3
Le besoin de saisir la Logique dans un sens plus profond
que celui d'être la science de la pensée simplement for-

1 . Le texte allemand est celui-ci : dmn �s produziert Guhnk�n


und dm Gtdankm ; il y a, à notre avis, une omission de dm, et
il faut lire : dmn es produziert dm G�danken und dm Gedankm.

125
HEGEL

melle est occasionné par l'intérêt de la religion, de l'État,


du droit et de la vie éthique. On n'a autrefois rien vu de
mal à penser, on a allègrement tiré des pensées de sa tête.
On pensait sur Dieu, la nature et l'État, et l'on avait la
conviction que c'est seulement par des pensées que l'on
parvient à connaître ce qu'est la vérité, non par les sens
ou par une représentation ou opinion contingente. Mais
tandis que l'on continuait ainsi de s'adonner à la pensée,
il se produisit que les rapports les plus élevés furent de ce
fait compromis dans la vie. Du fait de la pensée, le positif
fut dépossédé de sa puissance. Des constitutions poli­
tiques tombèrent sacrifiées à la pensée, la religion fut
attaquée par la pensée, des représentations religieuses
solides, qui valaient absolument comme des révélations,
furent enterrées et la foi ancienne fut renversée dans de
nombreuses imes. Ainsi, par exemple, les philosophes
grecs s'opposèrent aux anciennes religions et anéantirent
leurs représentations. D'où vint que des philosophes
furent bannis et mis à mort parce qu'ils renversaient la
religion et l' É tat, qui étaient tous deux en connexion
essentielle. C'est ainsi que la pensée se fit valoir dans
l'effectivité et exerça l'activité la plus inouïe en son effi­
cacité. De ce fait, on devint attentif à cette puissance de
la pensée, on commença à examiner de plus près ses pré­
tentions et l'on voulut avoir trouvé qu'elle s'arrogeait
beaucoup trop de pouvoir et n'était pas capable de réali­
ser ce qu'elle avait entrepris. Au lieu de connaître l'es­
sence de Dieu, de la nature et de l'esprit, d'une façon
générale au lieu de connaître la vérité, elle avait, disait­
on, renversé l' É tat et la religion. C'est pourquoi on
réclama une j ustification de la pensée au sujet de ses
résultats, et c'est l'examen de la nature de la pensée ainsi
que la légitimation de cette dernière qui ont, dans les

1 26
CHOIX DE TEXTES

temps modernes, constitué pour une grande pan l'intérêt


qui a animé la philosophie.

Encyclopédie des sciences philosophiques, addition § 19,


traduit de l'allemand par Bernard Bourgeois,
© Librairie Philosophique }. Vrin, 1988, tome 1,
p. 467-470.

« Le je est le pur indéterminé »

[ ... ) La réflexion pratique absolue s'élève au-dessus de


toute [la) sphère du fini, c'est-à-dire abandonne la sphère
de la faculté inférieure d'appétition, là où l'homme est
déterminé par la nature et dépend de l'extérieur. La fini­
tude consiste, absolument parlant, en ce qu'une chose est
limitée, ce qui signifie qu'ici est posé son non-être, c'est­
à-dire qu'ici elle cesse et, de la sone, se réfère à autre
chose. Or la réflexion infinie consiste pour moi à me réfé­
rer, non plus à autre chose, mais à moi-même, c'est-à­
dire à être pour moi mon propre objet. Cette pure rela­
tion à moi-même est le Je, racine de l'essence infinie
elle-même. Le Je est la totale abstraction de tout ce qui
est fini. Comme tel, il n'a aucun contenu donné par la
nature ou immédiat ; il n'a d'autre contenu que lui­
même. Cette pure forme est à elle-même, en même temps,
son propre contentL Tout contenu donné par la nature
1 " est une chose limitée, mais le Je est illimité, - 2" est le
contenu de la nature immédiatement, mais le pur Je n'a
aucun contenu immédiat, car il n'a d'être que médiatisé
par l'acte qui consiste à faire abstraction de toute autre
chose.

1 27
HEGEL

§ 13
D'abord le Je est le pur indéterminé. Mais il peut par sa
réflexion passer de l'indéterminité à la déterminité, par
exemple à la vision, à l'audition, etc. Dans cette déter­
minité il est devenu inégalà lui-même, et cependant il est
demeuré dans son indéterminité, c'est-à-dire capable, en
se confiant à elle, de revenir en lui-même. C'est là qu'on
rencontre aussi la résolution, car elle suit la réflexion et
consiste en ce que j'ai devant moi une pluralité de déter­
minités, en quantité indéterminée, mais qui doivent au
moins se réduire à cette alternative : ou une certaine
détermination quelconque de quelque chose, ou l'ab­
sence de cette détermination. La résolution supprime la
réflexion, l'aller et le retour d'une chose à une autre ; elle
fixe une déterminité et la fait sienne. La condition fon­
damentale de la décision, de la possibilité de se résoudre
ou de réfléchir avant la conduite, est l'absolue indéter­
minité du Je.

§ 14
La liberté d u vouloir est l a liberté dans l'universel, e t
toutes les autres libertés n'en sont rien q u e d e s modes.
Lorsqu'on dit : liberté du vouloir, on n'entend pas signi­
fier qu'il existerait encore, hors du vouloir, une force,
propriété, faculté qui serait, elle aussi, douée de liberté.
De même exactement, lorsqu'on parle de la toute-puis­
sance de Dieu, on n'entend point par là qu'il y aurait
encore hors de lui d'autres essences qui seraient douées
de toute-puissance. Il existe donc une liberté civile, une
liberté de la presse, une liberté politique, une liberté reli­
gieuse. Ces modes de liberté sont le concept universel de
liberté, en tant qu'il est appliqué à des rapports ou objets
particuliers. La liberté de religion consiste en ce que des

1 28
CHOIX DE TEXTES

représentations religieuses, des conduites religieuses ne


me soient point imposées, c'est-à-dire à ce qu'il n'y ait en
elle que des déterminations que je reconnaisse pour
miennes, que je fasse miennes. Une religion n'est point
ma religion si elle m'est imposée, c'est-à-dire si je ne me
comporte point à son égard en être libre ; en ce cas elle
reste toujours pour moi une religion étrangère. - La
liberté politique d'un peuple consiste en ce que ce peuple
forme un État propre, ce qui vaut comme vouloir natio­
nal universel étant décidé, soit par le peuple tout entier,
soit par des hommes qui appartiennent à ce peuple et que
ce peuple, puisque tout autre citoyen possède les mêmes
droits qu'eux, peut reconnaître comme siens.

Propédeutique philosophique,
traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac,
© Éditions de Minuit, 1 963, p. 30-32.

« Dieu même est mort »

[ ... ] Le concept pur, ou l'infinitude, comme abime du


néant où tout être s'engloutit, ne doit désigner la douleur
infinie que comme un moment, - douleur qui jusque-là
n'était dans la culture que comme un fait historique, et
constituait le sentiment sur lequel repose la religion
moderne, le sentiment que Dieu même est mort (Pascal
en avait donné une expression pour ainsi dire purement
empirique dans la formule : la Nature est telle qu'elle
marque partout un Dieu perdu et dans l'homme et hors

1 29
HEGEL

de l'homme}*, .:.... mais il ne doit donc désigner la douleur


infinie que comme moment, et rien que comme le
moment de l'idée suprême, mais pas davantage ; de la
sorte, à ce qui se bornait encore soit au précepte moral
d'un sacrifice de l'être empirique, soit au conc.ept de
l'abstraction formelle (jàrmeller} , le concept pur doit
donner une existence philosophique, et par suite donner
à la Philosophie l'idée de liberté absolue, et du même
coup la Passion absolue ou le Vendredi-Saint spéculatif,
qui jadis fut historique ; et il doit rétablir celui-ci dans
toute la vérité et la dureté de son impiété. C'est de cette
dureté seule - puisque le caractère plus serein, plus
dépourvu de fondement, plus singulier, des philosophies
dogmatiques, comme des religions naturelles, doit dis­
paraître -, que la suprême totalité avec tout son sérieux
et à partir de son fondement le plus intime, étreignant
tout à la fois et sous les traits de la plus sereine liberté,
peut et doit ressusciter.

<< Foi et savoir » in Premières publications,


traduit de l'allemand par M Méry,
© Éditions Ophrys, 1 964, p. 298.

« L ënorme puissance du négatif»


Analyser une représentation, ainsi qu'on l'a déjà fait par
ailleurs, n'était déjà rien d'autre qu'abolir la forme de sa

* En français dans le texte (N. d. T .).

1 30
CHOIX DE TEXTES

familiarité. Décomposer une représentation en ses élé­


ments originels, c'est revenir aux moments de celle-ci,
qui à tout le moins n'ont pas la forme de la représenta­
tion toute faite, mais constituent la propriété immédiate
du Soi-même. Certes, cette analyse n'aboutit qu'à des
notions 1 qui sont elles-mêmes des déterminations fami­
lières, bien connues, fermement établies et immobiles.
Mais cet état de dissociation et d'ineffectivité est lui­
même un moment essentiel ; car c'est uniquement parce
que le concret se scinde et fait de soi un ineffectif qu'il est
ce qui se meut. L'activité de dissociation est la force
propre et le travail de l'entendement, de la plus étonnante
et de la plus grande puissance qui soit, ou, pour tout
dire : de la p uissance absolue. Le cercle qui repose
refermé sur lui-même, et qui, en tant que substance, tient
tous ses moments, est le rapport immédiat qui n'a donc
rien d'étonnant. Mais que l'accidentel en tant que tel,
séparé de son milieu ambiant, que ce qui est lié et n'est
que dans sa connexion avec une autre réalité effective,
acquière une existence propre et une liberté dissociée,
cela c'est l'énorme puissance du négatif ; c'est l'énergie
de la pensée, du pur Je. La mort, pour donner ce nom à
cette ineffectivité, est ce qu'il y a de plus terrible, et rete­
nir 2 ce qui est mort, est ce qui requiert la plus grande
force. La beauté sans force déteste l'entendement parce
qu'il lui impute cela même qu'elle ne peut pas faire. Mais
la vie de l'esprit n'est pas la vie qui s'effarouche devant la
mort et se préserve pure de la décrépitude, c'est au
contraire celle qui la supporte et se conserve en elle.
L'esprit n'acquiert sa vérité qu'en se trouvant lui-même

1. Gedanken.
2. Festhalten : c'est-à-dire, empêcher de partir.

131
HEGEL

dans la déchirure absolue. Il n'est pas cette puissance au


sens où il serait le positif qui n'a cure du négatif, à la
façon dont nous disons de quelque chose : ce n'est rien,
ou ce n'est pas vrai, et puis, bon, terminé, fi de cela et
passons à n'importe quoi d'autre ; il n'est au contraire
cette puissance qu'en regardant le négatif droit dans les
yeux, en s'attardant chez lui. Ce séjour est la force
magique qui convertit ce négatif en être. Et cette force est
la même chose que ce que nous avons nommé plus haut
le sujet, lequel, en donnant dans son élément existence à
la déterminité, abolit l'immédiateté abstraite - c'est-à­
dire qui ne fait qu'être tout simplement -, et par là même
est la substance véritable, l'être, ou l'immédiateté qui n'a
pas la médiation à l'extérieur de soi, mais est elle-même
celle-ci.

Phénoménologie de l'Esprit,
traduit de l'allemand par Jean-Pierre Lefebvre,
© Éditions Aubier, 1 99 1 , p. 48-49.

« La force de l'esprit »
L'esprit cependant s'est montré à nous comme n'étant ni
la seule retraite de la conscience de soi en sa pure intério­
rité, ni le simple enfoncement de celle-ci dans la sub­
stance et le non-être de sa différence, mais comme ce
mouvement du Soi-même qui se défait de soi, s'aliène lui­
même et s'enfonce dans sa substance, et qui, en tant que
sujet, s'est extrait d'elle pour rentrer en soi, et en a fait un
objet et un contenu, tout aussi bien qu'il abolit cette dif-

1 32
CHOIX DE TEXTES

férence de l'objectalité et du contenu. Cette première


réflexion hors de l'immédiateté est la différenciation du
sujet d'avec sa substance, ou encore, le concept qui se
scinde, la rentrée en soi et le devenir du Je pur. Dès lors
que cette différence est la pure activité du Je Je, le=

concept est la nécessité et l'ascension de l'existence qui a la


substance pour essence, et préexiste pour soi. Mais la pré­
existence pour soi de l'existence est le concept posé dans
la déterminité, et par là même, tout aussi bien, son mou­
vement, qu'il effectue chez lui-même, de descente dans la
substance simple, laquelle est seulement alors, en ce
qu'elle est cette négativité et ce mouvement, sujet. - Le
Je n'a pas à se tenir fixement dans la forme de la conscience
de soi face à la forme de la substantialité et de l'objecta­
lité, comme s'il avait peur de son aliénation - la force de
l'esprit est au contraire de demeurer identique à lui­
même dans son aliénation, et, en tant que ce qui est en soi
et pour soi, de poser l'être pour soi tout autant que l'être
en soi comme de simples moments - et il n'est pas
davantage un tiers qui rejette les différences dans l'abîme
de l'absolu et y énonce leur identité ; mais le savoir
consiste, au contraire, en cette apparente inactivité, qui
se contente d'examiner comment le différencié se meut
chez lui-même, et revient dans son unité.
Dans le savoir, l'esprit a donc clos le mouvement de
son affiguration, dans la mesure où celle-ci est affectée1
de la différence indépassée de la conscience. Il a conquis
l'élément pur de son existence, le concept. Le contenu,
selon la liberté de son être, est le Soi-même qui s'aliène,
ou encore, l'unité immédiate du se-savoir-soi-même.
C'est le mouvement pur de cette aliénation qui consti-

1. Behaftet.

1 33
HEGEL

tue, si on l'examine quant au contenu, la nécessité de ce


contenu. Le contenu divers est, en tant que contenu
déterminé, dans le rapport, et non pas en soi, et son
inquiétude est de s'abolir lui-même, ou encore, il est la
négativité ; la nécessité ou diversité, de même qu'elle est
l'être libre, est donc tout aussi bien le Soi-même, et dans
cette forme autique1 , où l'existence est immédiatement
Pensée, le contenu est concept. Dès lors donc que l'esprit
a acquis le concept, il déploie l'existence et le mouve­
ment dans cet éther de sa vie, et est science. Les moments
de son mouvement ne s'exposent plus en celle-ci comme
des figures déterminées de la conscience, mais, dès lors que
la différence de celle-ci est retournée dans le Soi-même,
ils s'exposent comme des concepts déterminés et comme le
mouvement organique, et fondé en soi-même, de ceux­
ci. Si dans la phénoménologie de l'esprit chaque moment
est la différence du savoir et de la vérité, ainsi que le mou­
vement dans lequel cette différence s'abolit, la science, en
revanche, ne contient pas cette différence et son aboli­
tion, mais, dès lors que le moment a la forme du concept,
il réunit en une unité immédiate la forme objectale de la
vérité et du Soi-même qui sait. Le moment n'entre pas en
scène comme ce mouvement de passage incessant de la
conscience ou de la représentation dans la conscience de
soi et inversement, mais sa figure pure et libérée de son
apparition phénomé nale dans la conscience, le pur
concept et son mouvement de progrès ne sont suspendus
qu'à sa déterminité pure. Et inversement, à chaque
moment abstrait de la science correspond une figure de
l'esprit dans son apparition phénoménale. De même que
l'esprit existant n'est pas plus riche qu'elle, il n'est pas

1. Selbstisch.

1 34
CHOIX DE TEXTES

non plus, dans son contenu, plus pauvre qu'elle. La


connaissance des purs concepts de la science dans cette
forme de figures de la conscience constitue le côté de sa
réalité selon lequel son essence, le concept, qui en elle est
posé comme pensée dans sa médiation simple, désarticule
les moments de cette médiation et s'expose selon l'op­
position intérieure.

Ibid., p. 521 -522.

« La satisfaction du désir »

Le sujet conscient de lui-même se sait comme en soi iden­


tique avec l'ob-jet extérieur, - il sait que celui-ci contient
la possibilité de la satisfaction du désir, - que l'ob-jet est,
ainsi, conforme au désir, - et que, précisément pour cette
raison, ce dernier est stimulé par lui. La relation à l'ob jet
est donc, pour le su jet, nécessaire. Le dernier intuitionne
dans le premier son propre manque, sa propre unilatéra­
lité, - il voit dans l'objet quelque chose qui appartient à
sa propre essence et qui, pourtant, lui fait défaut. La
conscience de soi est en état de supprimer cette contra­
diction, puisqu'elle n'est pas un être, mais [une] activité
absolue ; et elle la supprime en s'emparant de l'ob-jet
qui, en quelque sorte, ne fait que prétendre à la subsis­
tance-par-soi, - en se satisfaisant par la consommation
de cet ob-jet, - et, puisqu'elle est but à soi-même, en se
conservant dans ce processus. L'objet doit alors [néces­
sairement] disparaître ; car tous deux, le sujet et l'objet,
sont ici des immédiats, et ceux-ci ne peuvent pas être

1 35
HEGEL

dans une unité autrement que de telle sorte que soit niée
l'immédiateté - et, en vérité, tout dabordcelle de l'objet
privé d'un Soi. Par la satisfaction du désir, l'identité
étant-en-soi du su jet et de l'objet est posée, l'unilatéralité
de la subjectivité et la subsistance-par-soi apparente de
l'objet sont supprimées. Mais, en tant que l'ob-jet est
anéanti par la conscience de soi désirante, il peut sembler
succomber à une puissance totalement étrangère. Ce
n'est là, pourtant, qu'une apparence. Car l'objet immé­
diat doit [nécessairement] se supprimer suivant sa propre
nature, son concept, puisque, dans sa singularité, il ne cor­
respond pas à 1' universalité de son concept. La conscience
de soi est le concept apparaissant de l'objet lui-même.
Dans son anéantissement opéré par la conscience de soi,
l'ob-jet succombe donc du fait de la puissance de son
propre concept, qui lui est seulement intérieur et, préci­
sément pour cette raison, semble venir à lui seulement du
dehors. - L'objet est ainsi posé subjectivement. Mais, par
cette suppression de l 'objet, comme on l'a déjà fai t
remarquer, l e sujet supprime aussi son propre manque,
sa dislocation en un : Moi Moi sans différence et en un
=

Moi en relation avec un objet extérieur, et il donne à sa


subjectivité une objectivité, tout autant qu'il rend sub­
jectif son objet.

Philosophie de l'Esprit
in Encyclopédie des sciences phiwsophiques, addition
§ 427, traduit de l'allemand par Bernard Bourgeois,
© Librairie Philosophique J. Vrin, 1 988, p. 530.

1 36
CHOIX DE TEXTES

« La vérité qui se sait »


L'esprit libre ou l'esprit comme tel est la raison, telle
qu'elle se scinde, d'un côté, en la forme pure, infinie, le
savoir sans borne, et, de l'autre côté, en l'objet identique
avec celui-ci . Ce savoir n'a ici encore aucun autre
contenu que lui-même, avec cette détermination, qu'il
saisisse dans lui-même toute objectivité, - que, par suite,
l'ob jet ne soit pas quelque chose qui parvienne du dehors
à l'esprit et soit pour lui insaisissable. Ainsi, l'esprit est la
certitutk de soi-même absolument universelle, totalement
dépourvue d'opposition. Il possède donc l'assurance qu'il
se trouvera lui-même dans le monde, - que celui-ci doit
lui être lié comme un ami, - que - de même qu'Adam
dit d'Ève qu'elle est la chair de sa chair - de même il a à
chercher dans le monde la raison de sa propre raison. La
raison s'est produite pour nous comme l'unité du
subjectif et de l'objectif, - du concept existant pour lui­
même et de la réalité. En tant, donc, que l'esprit est cer­
titude absolue de soi-même, - savoir de la raison, il est
savoir de l'unité du subjectif et de l'objectif, - savoir que
son objet est le concept, et que le concept est objectif Par là,
l'esprit libre se montre comme l'unité des deux degrés
généraux du développement considérés dans la première
et la deuxième partie principale de la théorie de l'esprit
subjectif, - à savoir de l'âme, de cette substance univer­
selle simple ou de l'esprit immédiat, - et de la conscience
ou de l'esprit apparaissant, de la scission de soi de cette
substance-là. Car les déterminations de l'esprit libre ont
en commun avec celles de l'âme l'[élément] subjectif, avec
celles de la conscience, par contre, l' [élément] objectif Le
principe de l'esprit libre est de poser l' étant de la
conscience comme un être appartenant à l'âme, et, inver-

1 37
HEGEL

sement, de faire de l'être appartenant à l'âme un être


objectif. Cet esprit se tient, comme la conscience, face à
l'objet, en tant que l'un des côtés, et il est, en même
temps, les deux côtés, donc totalité, comme l'âme. Tandis,
donc, que l'âme n'était la vérité que comme totalité
immédiate, sans conscience, et tandis que, au contraire,
dans la conscience, cette totalité était scindée entre le Moi
et l'objet extérieur à lui, qu'ainsi le savoir n'avait là-bas
encore aucune vérité, - l'esprit libre est à connaître
comme la vérité qui se sait.

Ibid., addition § 440, p. 537-538.

« L 'esprit comme l'image de Dieu »

L'esprit libre est, comme nous l'avons vu, suivant son


concept, [une] unité accomplie du subjectif et de l'objec­
tif, de la forme et du contenu, par suite [une] absolue
totalité, et, donc, infini, éterneL Nous l'avons connu
comme savoir de la raison. Parce qu'il est tel, parce qu'il
a pour ob-jet le rationnel, il faut le désigner comme
l'être-pour-soi infini de la subjectivité. C'est pourquoi il
appartient au concept de l'esprit que, en lui, l'unité abso­
lue du subjectif et de l'objectif ne soit pas seulement en
soi, mais aussi pour soi, donc ob-jet du savoir. A cause de
cette harmonie consciente qui règne entre le savoir et son
ob-jet, entre la forme et le contenu, - qui exclut toute
séparation et, par là, tout changement, on peut nommer
l'esprit, suivant sa vérité, l' éterne4 ainsi que ce qui est par­
faitement bienheureux et saint. Car ne peut être nommé

138
CHOIX DE TEXTES

saint que ce qui est rationnel et a un savoir du rationnel


C'est pourquoi ni la nature extérieure ni la simple sen­
sation n'ont droit à ce nom. La sensation immédiate,
non purifiée par le moyen du savoir rationnel, est enta­
chée de la déterminité du naturel, du contingent, de
l'être-extérieur-à-soi-même, de l'éparpillement. A même
le contenu de la sensation et des choses naturelles, l'infi­
nité consiste donc seulement en quelque chose de forme�
d'abstrait. L'esprit, par contre, est, suivant son conceptou
sa vérité, infini ou éternel en ce sens concret et réel qu'il
reste, dans sa différence, absolument identique à lui­
même. C'est pourquoi il faut désigner l'esprit comme
l'image de Dieu, comme la divinité de l'homme.

Ibid., addition § 44 1 , p. 539.

<< La pensée est lëtre »

La pensée constitue le troisième et ultime degré principal


du développement de l'intelligence ; car, en elle, l' unité,
présente dans l'intuition, immédiate, étant-en-soi, du sub­
jectif et de l'objectif, est, à partir de l'opposition de ces
deux côtés qui se produit dans la représentation, restaurée
comme une unité enrichie de cette opposition, par
conséquent étant-en-et-pour-soi, - cette fin-ci est, par
suite, recourbée dans ce commencement-là. Tan dis, donc,
que, au niveau de la représentation, l'unité du subjectif et
de l'objectif produite, pour une part, moyennant l'ima­
gination, pour une autre part, moyennant la mémoire
mécanique, reste encore - bien que, dans le cas de la der-

1 39
HEGEL

nière, je fasse violence à ma subjectivité - quelque chose


de subjectif, - par contre, dans la pensée, cette unité
reçoit la forme d'une unité aussi bien objective que sub­
jective, puisque la pensée se sait elle-même comme la
nature de la Chose. Ceux qui ne comprennent rien à la
philosophie lèvent les bras au ciel, assurément, quand ils
entendent la proposition : la pensée est l'être. Cependant,
au fondement de tout notre agir, se trouve la présuppo­
sition de l'unité de la pensée et de l'être. Nous faisons
cette présupposition en tant qu'êtres rationnels, qu'êtres
pensants. II faut, pourtant, bien distinguer si, pensants,
nous le sommes seulement, ou si nous nous savonsaussi en
tant que pensants. Le premier cas, nous le réalisons en
toutes circonstances ; le dernier cas, par contre, ne se réa­
lise d'une manière achevée que lorsque nous nous
sommes élevés à la pensée pure. Celle-ci connaît que seule
elle-même- et non pas la sensation ou la représentation ­
est en état de se saisir de la vérité des choses, - et que, par
suite, l'affirmation d'Épicure, à savoir que le senti est le
vrai, doit être qualifiée de perversion complète de la
nature de l'esprit. Assurément, la pensée ne doit pas
demeurer une pensée abstraite, formelle - car celle-ci
déchire le contenu de la vérité -, mais il lui faut se déve­
lopper en pensée concrète, en connaissance concevante.

Ibid., addition § 465, p. 561 .

1 40
CHOIX DE TEXTES

Le concept absolu
La science contient en elle-même cette nécessité de se
défaire de la forme du concept pur, ainsi que le passage
du concept dans la conscience. L'esprit qui se sait, en effet,
précisément en ce que et parce qu'il appréhende son
concept, est l'identité immédiate avec soi-même, qui
dans sa différence est la certitude de l'immédiat, ou
encore, la conscience sensible le commencement dont
-

nous sommes partis ; ce congédiement de soi hors de la


forme de son Soi-même est la liberté et l'assurance'
suprême de son savoir de soi.
Pourtant, cette aliénation est encore imparfaite ; elle
exprime la relation de la certitude de soi-même à l'objet,
qui, précisément en ce qu'il est dans la relation, n'a pas
conquis sa liberté pleine et entière. Le savoir ne se
connaît pas seulement soi-même, mais connaît aussi le
négatif de soi-même, ou encore, sa limite. Savoir sa
limite signifie : savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l' alié­
nation dans laquelle l'esprit expose son devenir-esprit,
dans la forme de la libre événementialité contingente, en
contemplant son pur Soi-même comme le temps hors de
lui, et pareillement, son être comme espace. Ce dernier
devenir qui est le sien, la nature, est son devenir immé­
diat vivant ; la nature, l'esprit aliéné, n'est rien d'autre,
dans son existence, que cette éternelle aliénation de sa
pérexistence et le mouvement qui produit le sujet.
L'autre côté de son devenir, cependant, l'Histoire, est
le devenir qui sait et se fait savoir en s' intermédiant -

1. Die Sicherheit.
2 Sich vennittelnd: Hegel joue ici sur le sens courant de ver­
mitteln, qui signifie transmettre une nouvelle, communiquer
une information.

141
HEGEL

l'esprit aliéné au temps ; mais cette aliénation est tout


aussi bien aliénation d'elle-même ; le négatif est le négatif
de lui-même. Ce devenir présente un mouvement pares­
seux et une indolente succession d'esprits, une galerie
d'images dont chacune est pourvue de la richesse
complète de l'esprit et ne se meut précisément de si indo­
lente façon que parce que le Soi-même doit pénétrer et
digérer toute cette richesse de sa substance. Dès lors que
son achèvement consiste à savoir parfaitement ce qu' il
est, c'est-à-dire sa substance, ce savoir est son entrée en
soi1 , dans laquelle il quitte son existence et lègue sa figure
au souvenir. En cette entrée en soi-même il est enfoncé
dans la nuit de sa conscience de soi, mais son existence
disparue est conservée dans cette nuit, et cette existence
abolie, enlevée et mise de côté2 - ce qu'il y avait antérieu­
rement, mais nouvellement né du savoir - est la nouvelle
existence, un nouveau monde et une nouvelle figure de
l'esprit, en laquelle il doit de façon tout aussi ingénue
recommencer3 depuis le début par son immédiateté,
puis, partant d'elle, s'élever et devenir grand, comme si
tout ce qui précédait était perdu pour lui, comme s'il
n'avait rien appris de l'expérience des esprits d'avant.
Mais le souvenir, en ce qu'il est intériorisation, a conservé
cette expérience ; il est l'intérieur et la forme bel et bien
supérieure de la substance. Si donc cet esprit reprend au
commencement son éducation et sa culture en semblant
ne partir que de lui-même, c'est en même temps à un
degré supérieur qu'il commence. Le royaume des esprits

1 . Das lnsichgehen.
2 Développement redondant rendu nécessaire par le jeu, ici,
du deuxième sens de aujheben.
3. Jeu de mot : unbefongen anzufangen.

1 42
CHOIX DE TEXTES

qui s'est formé de la sorte dans l'existence constitue une


succession dans laquelle un esprit a pris le relais de l'autre
et où chacun a pris en charge du précédent le royaume
du monde. Son but est la révélation de la profondeur, et
celle-ci est le concept absolu ; cette révélation, partant, est
l'abolition de sa profondeur, ou encore, elle est son éten­
due1 , la négativité de ce Je qui est en soi, laquelle est son
aliénation ou sa substance - et son temps est le temps que
cette aliénation s'aliène chez elle-même, et soit, dans son
étendue, tout aussi bien que dans sa profondeur, pour le
Soi-même2• Le chemin qui mène à ce but, au savoir
absolu, ou encore, à l'esprit qui se sait comme esprit, est
le souvenir des esprits, tels qu'ils sont chez eux-mêmes et
accomplissent l'organisation de leur royaume. Leur
conservation, selon le côté de leur libre existence dans
son apparition phénoménale sous la forme de la contin­
gence, est l'histoire, tandis que du côté de leur organisa­
tion comprise de manière conceptuelle, c'est la science du
savoir dans son apparition phénoménale ; l'une et l'autre
réunies ensemble, l'histoire comprise conceptuellement,
constituent le souvenir et le golgotha3 de l'esprit absolu,

1 . Die Ausdehnung. Ce terme conserve une connotation


active : dilatation, extension, dans un sens plutôt « horizontal "·

2. Datif : tkm Selbst ist.


3. Die Schiitklrtiitte : c'est-à-dire la colline et l'ossuaire, le lieu
de la Passion du Christ. La prégnance de cette origine et de
cette matérialité formelle est bien plus fotte en allemand que
dans le français « calvaire ,,, qui étymologiquement a ce sens,
mais s'est confondu à l'usage avec les crucifix de pierre des car­
refours. L'histoire est aussi un vaste et douloureux ossuaire, un
conservatoire de la souffrance et de la mott.

1 43
HEGEL

l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans


lequel il serait solitude sans vie ; c'est seulement -
du calice de ce royaume d'esprits
que monte à lui l'écume de son infinité1 •

Phénoménologie de l'Esprit,
traduit de l'allemand par Jean-Pierre Lefebvre,
© Éditions Aubier, 1 99 1 , p. 523-524.

1 . A us dem Kelche dieses Geisterreiches 1 Schiiumt ihm seine


Unendlichkeit. Il s'agit, à un détail près, de la conclusion du
poème de Schiller L 'Amitié (1782). Le maître des mondes,
I'.Ëtre suprême, a créé des esprits à son image, mais n'a pas
trouvé de semblable, mais seulement l'infinité. Hegel détourne
le sens de l'épilogue du poème de Schiller en commençant la
phrase par nur (seulement) et surtout en remplaçant die Unend­
lichkèit (l'éternité en général) par seine Unendlichkeit (son éter­
nité) , ce qui introduit un lien dialectique, plus optimiste, entre
ces Esprits et la Divinité.
Notes

1 . Le genre de cet essai ne s'accommode pas d'un appateil phi­


lologique. Les références des citations de Hegel sont donc sim­
plement données par la section ou le paragraphe de l'œuvre,
sans considération d'éditions (au demeurant, on usera aussi de
quasi-citations ou d'allusions sans référence aux textes). Ici :
Phénoménologie de l'esprit, C, BB, « L'esprit », B, III.
2. Préface des Principes de la philosophie du droit.
3. Encyclopédie des sciences philosophiques, § 378, Addition.
4. Ibid., § 17.
5. Ibid., § 428.
6. Ici comme en bien d'autres moments, il faudrait ajouter : à
l'exception de Spinoza. Mais ce n'est pas le lieu d'en dire plus à
ce sujet.

7. Science de la logique, Il, 3• section, chap. 1 , A.


8. Ibid., préambule du chap. 1.
9. Sur cet exemple, cf. Science de la logique, Il, 2• section,
chap. 1, A, c.
10. Ibid., Il, 3• section, chap. 2, A.
1 1 . Ibid., III, Introduction, « Du concept en général ».
12. Ibid., Introduction, << Concept général de la logique ».
13. Mallarmé, dont on sait combien il était hégélien.
14. Angelus Silesius, dont on sait l'usage que fait Heidegger
dans Le Principe de raison.
1 5 . Science de la logique, III, introduction, << Du concept en
général ».
16. Ibid., dernier chapitre, « L'Idée absolue ''·
17. Phénoménologie de l'esprit, Préface.

1 45
HEGEL

18. Ibid.
19. Par exemple, E71CJclopédie, § 1 63- 1 64, er 434.
20. Principes de la philosophie du droit, Préface.
21. Critique de lafaculté dejuger, § 68.
22. Principes de la philosophie du droit, Préface (c'est dans le
même texte, et dans le même sens, que « l'oiseau de Minerve
prend son vol à la tombée du jour » ).
23. A cet égard, il faut lire dans les Leçons sur l'esthétique tout
ce qui concerne le temps présent comme époque du concept et
« privée de vie », aussi bien que ce qui oppose la richesse sen­
sible de la poésie aux « pensées qui ne produisent que des
pensées ».
24. Phénoménologie de l'esprit, Préface.
25. E71CJclopédie, Préface de la 2• édition (de manière générale,
toute cette partie se réfère en particulier à ce texte).
26. Ibid., § 27.
27. Cf. ibid., § 463-464.
28. Ibid., § 549.
29. Philosophie de la religion, dernière section, « Preuves de
l'existence de Dieu », « Preuve ontologique ». Il faut préciser ici
que pour Hegel cette phrase veut dire aussi que la philosophie
révèle, ou laisse se révéler, ceci : que la « révélation " du triple
monothéisme de l'Occident n'a rien d'autre à révéler que cela­
et passe donc dans la pensée, pour laquelle plus rien, plus aucun
dieu ne reste au fond, à la surface, de l'absolu.
30. Phénoménologie de l'esprit, Préface : « le lever du soleil, dans
un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde "·
3 1 . E71CJclopédie, § 359, Addition.
32. Ibid., § 407.
33. Ibid., § 359.
34. Phénoménologie de l'esprit, Préface.
35. E71CJclopédie, § 405 et 406.
36. Ibid., § 405.
37. Phénoménologie de l'esprit, B , « Conscience de soi "• A.
38. E71CJclopédie, § 573, note. Hegel cite ici un poème de Dje­
lal ed-Din Roumi, mystique musulman persan du xur siècle.
39. Ibid., § 40 1 , Addition.

1 46
NOTES

40. Phénoménologie de l'esprit, B, « Conscience de soi », B.


4 1 . Leçons sur l'esthétique, 1,. partie, z• chap., A, 2. Sinn a en
allemand, outre les sens de sens sensible et de sens intelligible,
un sens qu'il n'a plus en français que dans les expressions « bon
sens • ou « sens commun » , et que Hegel indique ici : celui de
l'intellection elle-même.
42. Encyclopédie, § 399, et § 400 pour la suite immédiate.
43. Ibid., § 490.
44. Aussi bien la propriété n'est-elle pour Hegel que le tout
premier moment du devenir-soi du sujet éthique. a. Encyclo­
pédie, § 487 sq.
45. Ibid., § 385.
46. Ibid., § 308.
47. Ibid., § 383, Addition.
48. Leçons sur l'esthétique, Introduction. C'est ainsi que Hegel
pose la nécessité propre de l'an en tant que « manifestation sen­
sible • de l'idée, c'est-à-dire aussi bien en tant que révélation du
sensible en sa forme vraie.
49. Encyclopédie, § 400.
50. a. par exemple ibid., § 380 et 408.
5 1 . Cf. toute l'analyse du syllogisme dans la Science de la
logique.
52. Science de la logique, 1, l '" section, cha p. 1, C, 3, Remarque.
53. Selon l'équivalence proposée depuis longtemps par
Jacques Derrida. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans les débats
et dans les choix multiples des divers traducteurs. Il faut les
médiatiser, et tenter de pénétrer la chose.
54. Phénoménologie de l'esprit, C, AA, « Raison >>, B, a.
55. Encyclopédie, § 554 sq.
56. Ibid., § 555.
57. Science de la logique, III, 3• section, chap. III.
58. Ibid.
59. Ibid., III, ze section, Introduction.
60. Propédeutique philosophique, III, l , § 57.
61. Cf. par exemple Encyclopédie, § 38 1 , Addition (sur le rap­
port des sexes) .
62 Ibid., § 385, Addition.

1 47
HEGEL

63. Ibid., § 386.


64. Phénoménologie de l'esprit, CC, C.
65. a. note 38. Cette citation est d'autant plus remarquable
qu'elle est d'un genre très exceptionnel chez le Hegel de
l'Encyclopédie.
66. Et sans doute en va-t-il de manière analogue pour la cita­
tion de Schiller qui clôt la Phénoménologie de l'esprit en suspen­
dant ou en détournant brusquement le discours.
67. Phénoménologie de l'esprit, B, « Conscience de soi »,
Introduction.
68. Ibid., C, M, << Raison B, a.>>,

69. Encyclopédie, § 535 : l'amour y est dit << principe essentiel


de l'État ». Cela ne définit pas une politique amoureuse, et cela
suppose que Hegel pense « l'État » comme la relève de l'appareil
de pouvoir séparé que nous désignons sous ce nom. Autrement
dit, il expose ce qui deviendra jusqu'à nous le thème politique
majeur : non plus l'institution et la nature du gouvernement,
mais la contradiction de la séparation et de la non-séparation
du « commun » considéré pour lui-même, et par conséquent
aussi la contradiction de la séparation et de la non-séparation
dans l'être-avec-l'autre lui-même. Par conséquent, à travers une
confiance incontestablement naïve et datée dans un modèle
d'État, Hegel fournit aussi les linéaments d'une pensée de la
contradiction de toutefondation philosophique de la politique.
On ne peut pas s'y arrêter ici.
70. Phénoménologie de l'esprit, B, « Conscience de soi », A.
7 1 . Ainsi, « spéculation » se rattache à son sens courant de
« supputation, extrapolation qui va au-delà de toute donnée

vérifiable » ; cf. Encyclopédie, § 82, Addition.


72. Propédeutique philosophique, Il, 2, § 5.
7 3. Phénoménologie de l'esprit, B, « Conscience de soi », A.
74. Ibid.
75. Ibid, C M, « Raison " • C a.
76. Ibid., C AA, • Raison », C c.
77. a. Encyclopédie, § 359.
78. Science de la logique, III, chap. 1 , B.
79. Ibid., Préface de la 2• édition.

1 48
NOTES

80. Encyclopédie, deuxième préface.


81. Ibid., § 423.
82. Science tk la logique, Il, 2• section, cha p. Il, A.
83. Le sens que donne Hegel à la « position » par le concept :
celui-ci saisit et pose. Mais ce qu'il pose, c'est son activité
même.
84. Phénoménologie tk l'esprit, BB, « L'esprit •, B, c, et C.
85. Science tk la logique, III, 3• section, chap. III.
86. Phénoménologie tk l'esprit, BB, « L'esprit C, c.
•,

87. Encyclopédie, § 375 . - Quant à la guerre, dont Hegel n'a


certes pas la perception qui est devenue la nôtre, elle exigerait
tout un développement spécial.
88. Cf. Phénoménologie tk l'esprit, BB, « L'esprit •, A, a.
89. Science tk la logique, III, l"' section, chap. I, A.
90. Encyclopédie, § 427, puis § 428 à 430.
9 1 . Phénoménologie tk l'esprit, Introduction.
92. Ibid.
93. Ibid., Préface.
94. Ibid., Introduction.
95. Ibid., Préface.
96. Ibid.
97. Ibid.
!

1
1
(
1
Table

Inquiétude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Devenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3
. . . . . . .

Pénétration . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1
Logique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
. . . . .

Manifestation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Tremblement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 9 . .

Sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
. . .

Désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
. .

Nous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 3
. . . . . .

Choix de textes .. .. .. . ... . .. . ... . . . .. ... .. . . .. .... . .. .. 1 19

Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 45
. . . . . . . . . . . . . . .
« Coup double >>
Collection dirigée par Benoît Chantre
Alain Badiou, Beckett
Alain Badiou, Deleuze
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Pierre-Marc de Biasi, Flaubert
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Alain Bonfand et Jean-Luc Marion, Hergé
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Jean-Michel Palmier, Ernst jünger
Sydney Picasso, Picasso
Jacques Rancière, Mallarmé
Marc Richir, Melville
Cet ouvrage a été réalisé par la
SOCIÉTÉ NO UVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l'Estrée
pour le compte des Éditions Hachette
en février 1 997

Cet ouvrage a été composé par


PARJS PHOToCOMPOSITION

Imprimé en France
Dépôt légal : 0854, février 1 99 7
N ° d'édition : 36 1 8 1 - N° d'impression : 3 7 6 8 6
ISBN : 2-0 1 -2352 34-0
23-83-5234-02/2

23-5234-2

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