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L’ACTUALITÉ DE

GEORG LUKÁCS
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L’ACTUALITÉ DE

GEORG LUKÁCS

Sous la direction de

Pierre RUSCH
Ádám TAKÁCS

ACTES DU COLLOQUE
ORGANISÉ LES 28 ET 29 OCTOBRE 2010
À BUDAPEST

Archives Karéline
57, rue du Docteur-Blanche
75016 Paris Archives Karéline
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PRÉSENTATION

Pierre RUSCH

Ce livre rassemble les contributions du colloque organisé


par l’Institut français de Budapest, l’Atelier Département
des sciences sociales européennes et de l’historiographie de
l’Université Eötvös Loránd de Budapest et les Archives
Lukács de l’Académie hongroise des sciences, en octobre
2010, sous la responsabilité de M. François Laquièze, Con-
seiller de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade
de France à Budapest, Directeur de l’Institut français, de
M. Henri de Montety, Chargé de mission auprès du Con-
seiller de coopération et d’action culturelle et de M. Adam
Tákacs, Maître de conférences à l’Université Eötvös Loránd
de Budapest. Réunir des spécialistes hongrois et français
pour évoquer la figure de Georg Lukács – sous l’invocation,
qui plus est, de son « actualité » – tenait de la gageure. De
quel Lukács, en effet, allait-on parler ? Du jeune Lukács exis-
tentialiste, théoricien d’une éthique tragique et lecteur des
grands auteurs mystiques ? Du Lukács révolutionnaire,
prophète d’une transformation fondamentale de l’histoire
humaine ? Du Lukács humilié et opiniâtre, bloqué dans la
machine de pouvoir stalinienne ? Du Lukács restaurateur
d’une ontologie sociale et d’une vaste réflexion sur le devenir
du genre humain ? Ou bien l’enjeu était-il d’établir la per-
manence d’une pensée, à travers ses avatars successifs ? Dans

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tous les cas, plusieurs sujets possibles se cachaient derrière le l’histoire est ressortie du magasin des antiquités philosophi-
thème annoncé, et à aucun d’entre eux le prédicat de l’actua- ques. Même la pensée de système est redevenue fréquen-
lité ne semblait convenir. table. La civilité des échanges et l’étrange longanimité dont
Plus problématique encore paraissait l’accord des points ont fait preuve les participants du colloque ne sont donc pas
de vue. Si le marxisme est passé de mode sur les rives de la nécessairement l’indice d’un consensus académique mou,
Seine comme sur les bords du Danube, le rapport avec cette mais signalent peut-être la conscience que les lignes de front
tradition de pensée est bien différent d’une extrémité à sont en train de changer.
l’autre de l’Europe. L’expérience du communisme d’État Les circonstances historiques y sont sans doute pour
semble avoir fermé certaines voies théoriques, et le senti- quelque chose. En octobre 2010, la Hongrie commence à
ment de l’obsolescence de la critique marxiste est nettement ressentir les effets du virage conservateur pris avec l’élection
plus vif là-bas qu’ici. La participation de deux auteurs issus de Viktor Orbán à la tête du pays. La presse, l’université, les
de l’école dite de Budapest, disciples de Lukács qui voulurent médias, toutes les formes de contre-pouvoir essentielles
se démarquer du tournant ontologique pris par le philosophe au fonctionnement démocratique, sont en ligne de mire.
dans les années 1960, entourés d’un prestige certain aux yeux Parmi les victimes des premières mesures, certains des
des penseurs critiques de la génération suivante, annonçait collègues présents dans le colloque, ainsi que les respon-
du côté hongrois de fortes réticences envers le dernier Lukács. sables des magnifiques Archives Lukács de Budapest. Au-
Parmi les Français, au contraire, plusieurs participants mani- delà, c’est le tissu social tout entier qui est en train de se
festaient leur intérêt pour cette dernière période du philo- déchirer, les différentes catégories sont dressées les unes
sophe, où le projet d’intégration philosophique du marxisme, contre les autres, les jeunes contre les vieux, les travailleurs
commencé avec Histoire et conscience de classe, trouve un abou- contre les chômeurs, les nationaux contre les « étrangers ».
tissement spectaculaire. Cette dérive autoritaire allait bientôt poser la question de la
Que toutes ces divergences n’aient donné lieu à aucune place de la Hongrie au sein de l’Europe. Celle-ci n’a toujours
confrontation n’a en soi rien de rassurant : ce pourrait en pas répondu au défi que lui adresse le pouvoir hongrois :
définitive être le signe de l’inactualité définitive de Lukács, avec quelles armes entend-elle se défendre contre l’auto-
à mille lieues des empoignades qui avaient encore marqué, affirmation cynique ?
un quart de siècle plus tôt, le colloque de l’Institut Goethe En France aussi, une culture de l’exclusion et de la stig-
à Paris. Mais ce pourrait aussi être le signe encourageant du matisation se mettait en place à tous les niveaux de la
dépassement de certains clivages artificiels : ainsi, dans le société, dans un climat de banalisation des idées d’extrême
domaine esthétique, le terme de « réalisme » a perdu de son droite. La personnalisation du pouvoir, le mépris des insti-
obscénité, et la déconstruction n’apparaît plus comme un tutions, entraînait une véritable régression culturelle, un
programme suffisant. Dans le domaine éthique, il n’est plus provincialisme (sauf le respect de la province), qui, la crise
scandaleux de recourir à la logique des catégories pour éclairer économique aidant, éclairait d’un jour inquiétant le caractère
à la fois l’unité matérielle du genre humain et la situation profondément abstrait de la construction européenne, de
faite à l’individu dans le collectif social. La philosophie de « l’Europe réellement existante ».

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Lukács ne sera certainement pas un « recours » dans cette


situation, et Àgnes Heller a mille fois raison d’insister sur
l’expérience historique spécifique à la lumière de laquelle il
faut aujourd’hui lire son œuvre. Le philosophe, du reste,
était le dernier à croire que la philosophie pût constituer un
recours pour la pratique politique, a fortiori que les œuvres
pussent valoir en ce sens par-delà le changement des époques. CE QUE L’ON PEUT CONSERVER
Une éventuelle « actualité » de Lukács ne pourrait consister DE GEORG LUKÁCS
qu’à nous aider à penser notre situation. Chacun des inter-
venants à ce colloque, par le choix de son thème, a voulu Ágnes HELLER
montrer d’où cette aide pouvait venir. Mais je ne peux
m’empêcher de discerner derrière ces différentes contribu-
tions une question d’arrière-plan, une question directement Il est délicat de prophétiser la postérité d’un philosophe,
héritée de Hegel et de Marx, qui me semble être la question de prédire s’il sera encore lu dans cent ou même seulement
politique par excellence : « Qu’est-ce qui est abstrait ? » C’est cinquante ans, et de savoir ce qui soulèvera dans son travail
cette question qui est à l’origine de toutes les mues de Lukács, l’intérêt du public. De fait, la plupart des nombreux philo-
de tous ses reniements diront ses adversaires, et c’est elle qui sophes qui furent très influents sur leurs contemporains
doit nous permettre de répondre aujourd’hui à l’invitation dans la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à la Première
contenue dans l’intitulé de ce colloque. Guerre mondiale n’éveillent aujourd’hui l’intérêt que des
spécialistes. Qui, sinon un expert de l’histoire du néo-kan-
tisme, s’intéresse aujourd’hui à Rickert, naguère honoré de
tous ? L’influence de Marx, Kierkegaard, Nietzsche, Freud
ou Max Weber, au contraire, reste solidement établie en dépit
d’inévitables fluctuations.
Ne croyons surtout pas que l’on puisse fonder un juge-
ment sur la célébrité d’un philosophe de son vivant. Dans
les années d’après-guerre, Sartre était le roi non couronné
de la philosophie, son renom éclipsait celui de tous ses pré-
décesseurs. Aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? Il est tombé dans
l’oubli, même dans son propre pays. Vraiment, toute prédic-
tion est problématique.

Si l’on me demandait quel philosophe continuera à être lu


ou étudié par un public relativement large dans cinquante ou

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cent ans, j’avancerais tout de même trois noms : Wittgenstein, est impossible d’écrire une histoire fictive, il est impossible
Heidegger et Foucault. Selon toute probabilité, la philoso- d’écrire une histoire fictive de la philosophie. Peut-être les
phie de Georg Lukács n’en fera pas partie. J’ai bien écrit : la œuvres d’un Lukács resté à Heidelberg auraient-elles été
philosophie de Lukács ; car si celle-ci n’en fera pas partie, géniales. Il est possible aussi qu’elles eussent été nulles. Par
son parcours, en revanche, ou peut-être sa personnalité, le contre, en allant jusqu’au bout d’une mauvaise voie, celle
pourrait. Car la vie de Lukács est le paradigme même des choix qu’empruntèrent tant de fils de l’intelligentsia bourgeoise
et des voies sans issue pris par les intellectuels du XXe siècle. du XXe siècle, Lukács a finalement réalisé un parcours qui
D’ailleurs, ses livres se sont eux-mêmes nourris de son itiné- est l’emblème de cette erreur même. En cela, il n’est ni un
raire personnel. Particulièrement significative à cet égard héros tragique, ni le sage ou le saint d’un drame non tra-
est la question de la victime et de la morale, de même que gique. Ni non plus un rôle comique, car il n’y a pas de quoi
la destruction de la raison. De la vie emblématique de cet rire. Il y a, par contre, de quoi s’instruire. Et l’enseignement
homme ont jailli des œuvres de génie, mais aussi des pam- que l’on peut en tirer aujourd’hui, je pense – sans vouloir
phlets injustes et superficiels, enfin d’honorables travaux de pêcher par optimisme – qu’il ne sera pas inutile d’y revenir
critique et d’histoire de la philosophie. Toujours : jusqu’au dans cent ans.
bout de ce qu’il se permettait, ou du moins de ce qu’il pouvait Il ne s’agit pas d’un amour impossible pour la politique,
se permettre. ni même pour Karl Marx.
Admettons que l’amour impossible pour la politique habite
Dans sa jeunesse, Lukács a écrit qu’il s’était humilié l’âme de tout philosophe digne de ce nom. (On trouve
devant la superbe. Non seulement il s’abaissait, comme tant même parmi ces derniers d’authentiques souverains.) D’ail-
d’autres de ses contemporains, mais, contrairement à ceux-là, leurs, en guise de couronnement de sa vie d’homo novus,
Lukács est resté conséquent dans cet abaissement. Ce n’est Cicéron ne plaçait pas la création d’une œuvre philoso-
pas une erreur historique et morale qui l’a rendu si para- phique, mais bien son élection comme consul. Je me réfère
digmatique, mais l’attachement jusqu’au bout à cette erreur au cas des homines novi évoqué par Cicéron, car les philo-
historique et morale. Il y a quelques dizaines d’années, je sophes avides de politique – y compris les communistes,
me rappelle être restée sans comprendre en écoutant Lukács fascistes et nazis du XXe siècle – furent en majorité des
raconter les occasions qui s’étaient présentées à lui de sortir homines novi. Jadis, ceux qui ne devenaient pas évêque ou
de la servitude dans laquelle il s’était lui-même placé ; il lord chancelier finissaient au moins comme conseiller du
avait, disait-il, l’habitude de dire à sa femme, Gertrúd : « Et prince. Comme un Voltaire ou un Diderot. Même le répu-
si nous étions restés à Heidelberg ? » Cette option lui parais- blicain Spinoza s’engagea du côté des frères Witt. Par ailleurs,
sait terrifiante. Quant à moi, j’imaginais alors combien il eût ceux qui ne prenaient pas directement part à la pratique
été préférable qu’il fût resté, combien de livres extraordi- politique s’appliquèrent à formuler de vastes analyses, des
naires il eût écrit. Mais, aujourd’hui, je vois que le mauvais « ancêtres » grecs aux hommes des Lumières anglaises et
choix fut pour lui le bon choix. D’ailleurs, que sait-on de ce écossaises, Hobbes, Locke, Hume, en passant par Spinoza.
qu’il aurait écrit, s’il était resté à Heidelberg ? De même qu’il Et jusqu’aux classiques allemands, Kant, Herder, Fichte,

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Hegel. La fameuse tour d’ivoire fut bien rarement le logis partie de sa vie, je dois aussi admettre que nous autres, ses
des philosophes. disciples, avons influé sur ses réflexions. Mais jamais sur les
D’autre part, le véritable engagement politique est néces- questions qu’il considérait comme essentielles.
sairement autonome, c’est-à-dire qu’il est choisi et réversible S’il faut relativiser l’amour de la politique de même que
à tout moment, réversible même en son contraire. En cela, l’impact stimulant de Marx, quelle fut la singularité de l’en-
Lukács ne fait pas exception et relève simplement de la gagement de Lukács ? À quoi est-il resté fidèle jusqu’au bout ?
règle. Certainement pas à la politique.
En découvrant Karl Marx, Lukács est tombé sous son Je dirais même que la politique n’a jamais intéressé Lukács.
emprise. Marx, qui fait partie des quatre philosophes les plus Il la considérait comme une affaire banale, prosaïque. La
brillants et les plus radicaux du XIXe siècle, a nourri et inspiré politique était pour lui une chose moderne. Elle n’avait
d’innombrables penseurs. Il a inspiré Max Weber, de même aucun rapport avec la vérité, et encore moins avec la vérité
que le jeune Lukács, par exemple dans ses livres subtils sur absolue et rédemptrice.
l’histoire du drame moderne. Hélas, après 1919, Lukács a Dès sa jeunesse, et de plus en plus à mesure qu’il avançait
commencé à utiliser Marx d’une autre manière. Pas seule- en âge, Georg Lukács s’est intéressé à la vérité incondition-
ment un Marx non existant, mais un Marx qui n’a jamais nelle. Celle qui peut donner une base solide à la vie. Il
existé. Pas comme l’un des grands penseurs de ce monde, prenait en haine, du moins méprisait, son époque, sa bana-
mais comme l’auteur d’une bible moderne. De même qu’un lité, la mesquinerie. De ce présent aride, qui selon lui n’était
bon calviniste démontre la vérité en s’appuyant sur un pas- plus cultivé par personne, ne sortirait plus aucune culture
sage de la Bible, Lukács commença à démontrer la vérité en spécifique, aucun art digne de ce nom – György Márkus a
s’appuyant sur un passage de l’œuvre de Marx. (Plus tard, raison, Lukács fut un amoureux de la culture bien plus que
Lénine, prophète de Marx, allait lui-même devenir un fonds de la politique, mais pas celle de son présent, plutôt celle
de référence.) Dans son étude consacrée au phénomène de du passé, ou alors celle d’un avenir espéré. Cette nouvelle
la réification (Histoire et conscience de classe), Lukács a « senti » grande culture qu’il appelait de ses vœux devait concevoir
le Marx qu’il n’avait pas lu, écrivant son unique œuvre véri- et proclamer une pensée absolue, la vérité absolue.
tablement « marxiste ». Dans ses études critiques ultérieures, Avant la Première Guerre mondiale, la quête d’absolu de
en revanche, il se réfère à un Marx imaginaire dont l’origine se Lukács s’était tournée vers la mystique. Plus précisément
trouve chez un ami de jeunesse de Lukács, Mikhaïl Lifschitz, vers la mystique de nature religieuse ou éthique. Sa corres-
qui a « découvert » cette esthétique de Marx qui n’a jamais pondance avec Martin Buber, son recours à Kierkegaard, la
existé. Mais il ne s’agit pas tant de cela. position au centre de la problématique éthique, tout cela ne
Il est temps de signaler un trait particulier de la person- reflétait pas seulement des questions d’ordre théorique, mais
nalité de Lukács. Cet homme entêté était aussi très influen- fut aussi inspiré par des éléments de sa vie personnelle. Et
çable. Dans sa jeunesse, il fut successivement influencé par aussi : l’œuvre de Dostoïevski l’a inspiré.
Leopold Popper, puis par sa deuxième femme, Gertrúd, et Mais quelque chose changea avec l’éclatement de la Pre-
enfin, en Union soviétique, par Lifschitz. Dans la dernière mière Guerre mondiale. Pas seulement dans la vie de Lukács,

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bien sûr. Mais c’est de lui qu’il s’agit ici. Le jeune Lukács sens, les fresques de Giotto ne justifieraient pas les carnages
s’était occupé d’histoire de la philosophie dans ses critiques perpétrés à l’occasion des grandes invasions, même si l’on
et essais, mais aussi dans ses prodigieuses analyses esthé- parvenait à prouver que les unes et les autres sont indisso-
tiques comme sa Philosophie de l’art ou L’Esthétique de ciables. Et même si l’on croit à leur nécessité historique, cela
Heidelberg et, par-dessus tout, La Théorie du roman (du point n’autorise pas non plus à les projeter dans l’avenir. De
de vue esthétique, à travers l’examen du genre épique ; du même, la compréhension du passé n’est pas prioritairement
point de vue éthique, sous la forme d’une esquisse non écrite une question éthique. Nous ne sommes nullement respon-
sur Dostoïevski). Ce dernier ouvrage en particulier occupe sables des carnages liés aux grandes invasions et nous
une place méritée dans l’histoire de la philosophie. Dans son pouvons, la conscience tranquille, jouir des fresques de la
choix de critiques, Lukács veillait à ce que chaque roman chapelle de Scrovegni. En revanche, si nous devions projeter
étudié représentât une étape historique. Comme on le sait, dans l’avenir et, sur la base de cet exemple historique, justi-
il affirmait que Dostoïevski n’avait pas écrit de roman à pro- fier les crimes de masse des barbares de notre temps, c’est
prement parler, car il incarnait déjà une époque future, celle alors que se poserait un problème. Des barbares assassinent
de la rédemption. Le livre de Lukács doit être lu non comme nos contemporains mais ce qui se passera dans quatre cents
une critique littéraire, mais comme un ouvrage de philoso- ans, seul le Bon Dieu peut le savoir. Et quoi qu’il arrive dans
phie de l’histoire. C’est d’ailleurs ainsi que ses contemporains l’avenir, rien ne pourra justifier les crimes de masse. Or c’est
l’accueillirent et l’apprécièrent. l’opinion que Lukács commençait alors à se forger. Et pour
En référence à Fichte, Lukács évoquait son époque comme cela, son éthique (à mes yeux un peu problématique) requé-
l’époque de « parfaite peccaminosité » [vollendete Sündhaftigkeit]. rait une connaissance précise de l’avenir. C’est pourquoi il
Quiconque possède quelque élément de la théologie juive avait besoin de Marx et de Lénine. Eux seuls pouvaient lui
ou chrétienne sait que l’ère de parfaite peccaminosité précède procurer la connaissance certaine de l’avenir. À l’ère de par-
de peu l’apocalypse. L’arrivée du messie juif ou le second faite peccaminosité succéderait la révolution rédemptrice,
avènement de Jésus ante portas. Mais la rédemption n’est pas capable d’annoncer et de réaliser le monde de la vérité (et de
garantie. L’alternative est la destruction de toute chose. Y la rédemption) absolue. Le tigre et l’agneau s’embrasseront
compris de la culture. Sur ce point, le jeune Lukács était et le paradis descendra sur terre.
déjà sans hésitation. Que les barbares viennent, disait-il, et Bien sûr, Lukács était un philosophe et il chercha par
piétinent les dentelles du raffinement bourgeois. Plus tard, conséquent à fonder la connaissance de l’avenir sur des fon-
il allait formuler la même idée de manière point poétique, dements philosophiques. Ces fondements étaient disponibles.
en affirmant que Rome avait dû disparaître, que des cen- Ils se trouvaient chez Hegel et dans les prolongements
taines de milliers de personnes avaient dû mourir, afin que marxistes de ce dernier. C’est-à-dire le type de philosophies
quatre cents ans plus tard puisse naître la peinture de Giotto. de l’histoire que l’on appelle de nos jours les « grands récits »,
J’ai eu dernièrement l’occasion d’admirer de nouveau les qui racontent la construction progressive des cultures
fresques de Giotto dans la chapelle de Scrovegni, sans pour humaines et considèrent ce processus comme nécessaire ou
autant être saisie par l’esprit de la nécessité historique. À mon du moins le reconstruisent a posteriori comme une chaîne

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d’événements nécessaires au bout de laquelle se trouve le à l’histoire du salut qu’elle défend. L’homme est libre de
présent. Et ceux qui vivent dans ce présent, actuel – ici, c’est choisir l’hérésie, mais l’hérésie ne cesse de se rapporter à
Marx seul qui parle, plus Hegel –, ont un rôle exceptionnel une certaine Église. Ainsi Georg Lukács a-t-il choisi l’hérésie
à jouer dans l’histoire. Avec eux doit prendre fin la préhis- d’une Église bien particulière et y est-il resté fidèle jusqu’au
toire de la société humaine, avec eux commencera la vraie bout. « Heidelberg » est devenu le symbole du sacrifice qu’il
histoire. Et pour cela il y a des preuves scientifiques. faisait en renonçant à participer à son histoire du salut.
Voilà donc une histoire vérifiée scientifiquement (c’est-à- Puis vint le jour de la moisson. Après la chute de la répu-
dire du point de vue philosophique) qui est dans le même blique des Conseils (où il avait joué un rôle quasi politique),
temps une histoire de la rédemption. Depuis les auteurs Lukács découvrit le concept philosophique grâce auquel
bibliques, personne n’avait assimilé l’histoire à une histoire tant l’histoire que l’histoire du salut deviennent profondé-
de la rédemption, et même certains, parmi les auteurs de ment intelligibles. Son étude sur la réification est un impor-
la Bible, n’entraient-ils pas dans cette catégorie. C’était un tant travail de philosophie en ce sens qu’avec le pathos
immense retour en arrière. Face à l’histoire, dont l’interpré- propre à la réunion de l’histoire et de l’histoire du salut,
tation est toujours sujette à examen, l’histoire de la rédemp- Lukács s’y interroge sur les questions post-métaphysiques
tion ne subit aucun examen (du moins dans sa forme considérées comme essentielles à l’époque, et les met en
chrétienne, qui est à la base de la réflexion de Lukács). Pré- forme de manière systématique. Je pense par exemple à la
cisons, pour éviter tout malentendu, que je ne prétends pas solution post-cartésienne de la relation sujet-objet, à la nou-
que les grands récits sont, par principe, des histoires de la velle approche sur la question de l’immédiateté et à la cri-
rédemption sécularisées, mais simplement que Lukács assi- tique de l’historicisme. C’est ici que Lukács se heurta à la
mila les deux notions. réfutation de sa propre Église. Il lui fallut choisir. Soit rester
À toute histoire de la rédemption, une Église est néces- fidèle à la philosophie dans un monde abandonné par Dieu,
saire. Même les hérétiques sont hérétiques, précisément soit prendre part à une histoire du salut et renoncer à la
parce qu’il existe une Église. On s’étonne généralement philosophie. Alors Lukács fit le sacrifice de l’esprit. Il sacrifia
que Lukács soit entré dans le Parti communiste quelques les années les plus fertiles de l’esprit sur l’autel d’une histoire
semaines seulement après avoir écrit sa célèbre étude intitulée du salut dont le véhicule était une institution non seule-
« Le bolchevisme comme problème moral », dans laquelle il ment occasionnellement mais foncièrement mauvaise. Pour
réfutait le bolchevisme en avançant des arguments politiques environ une décennie, il allait cesser d’être philosophe. Il
et éthiques. C’est très simple : les arguments politiques et prit part aux affaires du Parti, il formula les thèses de Blum,
éthiques en question avaient perdu leur pertinence non dans le camp de la fraction Landler, contre la fraction Kun.
seulement dans la perspective historique, mais aussi dans Les quelques travaux intellectuels qu’il accomplit durant cette
celle de l’histoire du salut. L’éthique de l’histoire du salut période, comme par exemple l’étude sur Hess, ne s’élèvent
est élémentaire : le salut, la rédemption sont au-dessus de pas au-dessus de la moyenne.
tout. Et le rôle de l’Église est précisément de s’occuper du Maintenant, abordons rapidement son court séjour à
salut, de la rédemption. S’opposer à une Église, c’est renoncer Moscou. Lukács vivait en Allemagne en 1933. Après la prise

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de pouvoir d’Hitler, il émigra, avec sa famille, à Moscou. dans laquelle est plongé un personnage qui, lui, ne l’est pas
Deux voies lui étaient offertes. Toutes les deux avaient un (La Mort d’Ivan Illich). Mais aussi, dans son analyse de
point commun : la survie. D’un côté, survivre librement, Tolstoï, Lukács se réfère en permanence, encore et encore,
rester en vie mais aussi survivre dans l’esprit, rester philo- à Lénine. D’après Lénine, Tolstoï est grand parce que…
sophe. Ou alors revenir à son état antérieur. Au cours d’une D’après Lénine, c’est pour cela que Tolstoï est grand, par
discussion, Lukács m’a dit qu’à cette époque il n’était pas conséquent Tolstoï est grand parce que… Hum, il n’est pas
sûr de pouvoir revenir en arrière, qu’il craignait de ne pas ordinaire de qualifier constamment de génie un auteur
être capable d’écrire de nouveau, après toutes ces années. auquel on se réfère. Mais le problème n’est pas tant que
En fait, il en était capable, mais différemment. Lukács se réfère à Lénine, puisque c’était, à l’époque, le
Son style changea radicalement. « Avant Moscou », son ticket d’entrée dans la société des écrivains soviétiques (de
style avait toujours été caractérisé par la concision. Dans même qu’à l’époque de Heine, la conversion était un préa-
ses essais de jeunesse, il veillait toujours sur le style de ses lable pour qui voulait entrer dans la culture allemande).
œuvres. Mais aussi plus tardivement – dans un autre genre – Non, le problème, c’est que Lukács répète cent fois que les
dans Histoire et conscience de classe et son chapitre sur la réifi- paroles « géniales » de Lénine ont montré – une fois pour
cation, il prit la peine de vérifier pour toute phrase le dérou- toutes – le chemin vers l’analyse « authentique » et « correcte »
lement correct de la pensée. Il n’y avait pas de répétition, de Tolstoï.
tout au moins pas de répétition involontaire. Certaines études littéraires écrites par Lukács au cours
La plus belle étude de ses années moscovites, au début de de la décennie suivante sont excellentes et pleines d’ensei-
son séjour, est, à ma connaissance, le texte d’une conférence gnements, par exemple parmi celles consacrées à Goethe ou
(Le Roman historique et le drame historique). Cela explique à Balzac. Toutefois, pour la plupart, elles sont marquées par
peut-être le contraste évoqué avec la densité des textes anté- l’unilatéralité de l’analyse réaliste ou l’analyse du reflet, ou
rieurs. Ce travail évoque la période de la jeunesse de Lukács, encore par l’intrication des deux concepts.
quand la question du genre littéraire était au centre de ses La conception du « grand réalisme » s’est probablement
préoccupations. Et aujourd’hui encore, on peut y lire des développée organiquement à partir de l’esthétique du jeune
choses que l’on ne trouve pas ailleurs. Lukács, entre autres de sa « Métaphysique de la tragédie ».
Ses études sur les réalistes russes et allemands, en Le désir de grandeur et d’héroïsme transfiguré dans l’art
revanche, sont problématiques. Voyons, par exemple, celle n’était pas nouveau chez lui, ni non plus le mépris pour la
qu’il consacra en 1935 à Tolstoï. L’analyse contient certes petitesse naturaliste. Et il était d’accord en tout cela avec
quelques remarques importantes. Par exemple, le fait que Nietzsche. Ce qui était le « grand style » chez Nietzsche était
Tolstoï, contrairement à ses contemporains naturalistes, ne le « grand réalisme » chez Lukács. Mais le reflet de la réalité,
décrit pas, mais raconte. Qu’il sait rendre la démesure sans envisagé comme critère du grand réalisme, pose un pro-
pour autant perdre le contact avec la vérité quotidienne blème aigu lorsqu’il s’agit d’utiliser ce concept esthétique
– qu’il s’agisse d’un personnage ou de ses passions exces- par ailleurs important sinon aisément maîtrisable. Cette
sives (Anna Karenina), ou de l’extraordinaire d’une situation « réalité », que Lukács visait naguère par la métaphore de

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l’ère de parfaite peccaminosité, venait d’être promue à la plus tard, des idées apparemment similaires, mais en réalité
condition de « capitalisme moribond », de sorte que le reflet parfaitement corrompues. Qui sait si Lukács, finalement, ne
de la réalité – s’il y avait de la vérité dans ce concept – était pensait pas à sa propre époque et à l’idéologie soviétique ?
appelé désormais à présenter les luttes menées contre ce Rien ne le prouve. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit le
même capitalisme moribond. cas, puisqu’il figurait en bonne place parmi les propagateurs
Lukács revint véritablement à la philosophie avec sa de cette idéologie. Je crois plutôt qu’il est arrivé le même
monographie sur le jeune Hegel. L’étude, qui s’arrêtait lon- phénomène qu’avec l’analyse du réalisme. De même qu’il
guement sur la polémique avec Dilthey, était innovante et avait lié cette dernière à l’analyse du reflet, Lukács a lié le
intéressante. Dans cet honorable travail d’histoire de la problème allemand à la lutte sans fin entre l’irrationalisme
philosophie, néanmoins, il n’y a pas la trace de la génialité et le rationalisme. Ce qui est grave, c’est qu’un certain
du jeune Lukács. N’importe quel philosophe capable et nombre de philosophes se sont attachés avec discipline aux
cultivé aurait pu l’écrire. conséquences de ces analyses, en particulier ceux que
Le jeune Lukács avait très rarement écrit « contre » quel- Lukács a séduits dans leur jeunesse, et qui l’ont inspiré en
qu’un. Dès lors commença la période polémique. C’est une retour. D’autre part, si l’on parvient à franchir le marécage
étude relativement précoce sur Nietzsche qui donna le de l’idéologie, alors, derrière le théorème idéologique, on
départ d’un parcours couronné à cet égard par La Destruc- tombe sur une pensée importante. En formulant le théorème
tion de la raison, écrit après la Seconde Guerre mondiale. De en question, Lukács expérimenta de nouveau la pratique de
quel métal est faite cette couronne ? Le lecteur en jugera. la guérilla partisane. Face aux analyses de l’apologétique
Avec ces écrits polémiques, il me semble que Lukács est des- officielle, il luttait pour les mêmes objectifs, mais avec ses
cendu encore d’un niveau. Non pas parce qu’il se lançait moyens propres – c’est-à-dire non officiels. Dans la version
dans la polémique, ni même à cause du point de vue qu’il officielle, la philosophie – tout au long de son histoire – est
adoptait au sein de cette polémique, mais bien à cause de sa marquée par la lutte entre l’idéalisme et le matérialisme.
perte totale ou plutôt de son rejet de l’exigence de qualité. L’idéalisme a toujours été réactionnaire, et le matérialisme
Parce qu’il lui arriva désormais de négliger cette exigence, progressiste. Lukács, en tant que partisan, ne démentit cette
mais aussi, beaucoup plus fréquemment, de repousser analyse, mais ajouta, en particulier pour défendre Hegel, que
sciemment le critère de qualité – comme, par exemple, à l’histoire de la philosophie était caractérisée par une lutte
propos de Nietzsche – en lui substituant un théorème, géné- non moins vigoureuse entre la dialectique et la métaphy-
ralement fictif. sique. Certes, on ne sait pas quoi en conclure ; si ce n’est
Et quel était ce théorème (toujours dans le cas de Nietz- qu’une seconde idée en procède. La crise sceptique de l’Esprit
sche) ? Celui de l’impuissance de l’intelligentsia allemande cartésien en dit long, en effet, entre autres sur l’ébranlement
face au poison du fascisme (Lukács employait toujours le de la confiance dans la raison qualifiée de métaphysique par
terme de fascisme, comme c’était alors de mise pour un Hegel. De fait, cette perte de confiance a marqué à partir
antifasciste). Absurdité. On peut habituer les gens à certaines de la moitié du XIXe siècle non seulement la philosophie,
idées, afin de leur faire accepter, quand ils les rencontrent mais aussi tout le monde intellectuel sensible à la philosophie,

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS CE QUE L’ON PEUT CONSERVER DE GEORG LUKÁCS

et a joué un grand rôle dans le succès de la pensée de Kier- Lukács, La Spécificité de l’esthétique (Esztétikum sajátossága).
kegaard et Nietzsche. Mais, de la « solution » proposée par Il s’agit d’un livre épais, d’une substance extrêmement riche.
Lukács (qui consistait à soigner la crise spirituelle par la dia- On y reconnaît les innombrables compétences de son auteur
lectique de Marx), on voyait pointer les cornes idéologiques en matière de culture européenne et sa parfaite maîtrise, en
dès le début du raisonnement. particulier, de tout ce qui relevait de la littérature ou de la
Bien qu’il ait écrit certaines parties de La Destruction de critique littéraire. Mais ce n’est pas un livre. Qu’est-ce que
la raison plus tôt, le livre lui-même fut publié après la cela veut dire, que ce n’est pas un livre ? Tout simplement
Seconde Guerre mondiale et appartient donc à la période qu’il s’agit d’une série interminable d’études plus ou moins
hongroise de Lukács. En fait, ce dernier ne commença véri- intéressantes, plus ou moins nécessaires. Et que ces études
tablement à produire qu’après qu’on eut mit fin pour de bon sont rangées de telle manière qu’elles donnent l’impression
à la campagne idéologique lancée contre Rajk, au lendemain de former un tout cohérent. Certaines sont d’un bon niveau,
du fameux procès. Ainsi prenait également fin pour Lukács comme celle sur la renommée mondiale de l’art ou sur la
sa période active au sein du Parti. Après un très long détour lutte pour la libération de l’art, mais il y a aussi des erreurs,
de presque trente ans (il en avait déjà soixante-dix), il revint comme le raisonnement sur un second système déterminant
à la philosophie qu’il avait abandonnée dans les années 1920 de l’esprit fondé sur les travaux de Pavlov. D’innombrables
pour se mettre au service du Parti. Il se mit au travail avec répétitions, beaucoup trop d’exemples, de comparaisons ; on
l’ambition grandiose de finir, à cet âge avancé, tout ce que a du mal à extirper de tout cela l’essentiel. Mais chaque essai
tout au long de sa vie il avait remis à plus tard. donne tout de même quelque chose qui mérite de rester.
Naguère, Ernst Bloch l’avait convaincu qu’il était possible, Toujours, quelque chose de nouveau, une remarque éton-
hic et nunc, de concevoir une grande œuvre systématique. nante, une brillante analyse, une pensée jetée, mais pleine
Encouragé par son ami, le jeune Lukács s’était alors attaqué de sens. En lisant à part certaines parties, on croirait parfois
à sa grande entreprise esthétique. Mais la grande œuvre était être tombé sur une mine d’or. Dans cette mine d’or, on
restée inachevée pendant des années, traversant deux guerres, trouve par exemple l’analyse de l’objectivité indéfinissable,
sommeillant dans un coffre de Heidelberg. Arrivé à l’âge de le groupe de questions sur l’inhérence, une nouvelle
soixante-dix ans, Lukács décida donc qu’il était temps de approche de la catharsis ou de la différence, ou bien l’amé-
rattraper le temps perdu. Un homme a besoin d’être admiré, lioration de concepts issus de l’esthétique d’Heidelberg,
cela lui donne du courage et nourrit son engagement. Mais comme l’homogénéisation, le médium homogène, l’analyse
il manquait quelque chose à Lukács : l’exercice. Toute dis- du double je, le déroulement de la relation créateur-œuvre-
position doit être exercée régulièrement pour ne pas être récepteur, et l’on pourrait en citer encore.
perdue. Pendant trente ans, Lukács avait écrit des essais de D’après Lukács, La Spécificité de l’esthétique a été écrite
critique littéraire, des pamphlets philosophiques (son Jeune dans la perspective du « matérialisme dialectique » et devait
Hegel ne fait pas véritablement exception). Ce type d’exercice être suivie d’un volume dont le fondement aurait été le
était lié à un certain style d’écriture. Et ce style caractérise « matérialisme historique ». Lukács n’écrivit jamais ce deuxième
aussi l’ouvrage le plus significatif de la nouvelle époque de volume ; il n’aurait jamais pu le faire, même s’il avait eu

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS CE QUE L’ON PEUT CONSERVER DE GEORG LUKÁCS

trente années de plus à sa disposition. Tout simplement cela, je le souhaite vivement. Un parcours emblématique
parce que l’unique et seule idée de cette esthétique, si elle n’est pas seulement une promesse, mais aussi un avertis-
avait été écrite – et si l’on se met à la place de Lukács – sement.
aurait dû appartenir à l’horizon du matérialisme historique.
Je parle de l’idée selon laquelle l’art est la mémoire de
l’humanité. Cette idée, je l’ai moi-même critiquée, jadis, non
parce que je ne la croyais pas vraie, mais parce que je ne la
considérais pas comme spécifique à l’art. Aujourd’hui, à
la réflexion, je donnerais raison à Lukács. Pourquoi et
comment, cela ne fait pas partie de l’objet du présent texte.
En terminant son esthétique, Lukács avait alors presque
quatre-vingts ans, il se lança dans une nouvelle entreprise
systématique. En premier lieu, il aurait souhaité réaliser une
étude générale de l’éthique mais – selon ses propres termes,
que déjà à l’époque je ne comprenais pas – il décida qu’il
devrait d’abord clarifier les questions de l’ontologie marxiste.
Aujourd’hui, je ne tiens pas à chercher des motifs plus pro-
fonds et personnels à ce renvoi de l’éthique à plus tard.
Mais, sans aucun doute, l’Ontologie fut le sommet : ce que
personne n’avait fait en cent ans, rien moins que la concep-
tion d’une philosophie marxiste systématique et non moins
authentique.
Comme certains des participants de cette conférence sont
des lecteurs convaincus de l’Ontologie et vont justement nous
en parler, je n’en dis pas plus à son propos. Mais le seul fait
qu’aujourd’hui encore on défende cette œuvre démontre
ce que j’ai dit en introduction de ma communication. Il est
impossible de prévoir qui puisera dans quelle œuvre, ce
qu’elle inspirera ou suscitera, et quand elle le fera.
Confions donc l’œuvre de Georg Lukács à ceux qui
voudront bien être ses lecteurs à l’avenir. Ils décideront eux-
mêmes ce qu’ils en retiendront, s’ils en ressentent le besoin.
Quoi qu’il en soit, que l’histoire de sa vie reste pour long-
temps dans ce que l’on appelle la mémoire de l’humanité,

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I.

LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE
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TRAGÉDIE ET MODERNITÉ CHEZ LUKÁCS

Jean-Loup THÉBAUD

Un mot d’emblée pour aller au-devant des réserves que


cet intitulé risque de susciter, même s’il pourrait (et peut-
être à ce titre) invoquer l’autorité de Lucien Goldmann, tant
il évoque et présage la reprise d’un thème rebattu, celui de
la distinction, de l’opposition du « jeune » Lukács avec celui
de la « maturité », qui s’accompagne, on le sait, de tout un
cortège de présupposés politiques et philosophiques.
Si nous pensons qu’il y a du sens à réexaminer cette ques-
tion, c’est que nous tenons que la rencontre, la probléma-
tisation et le délaissement du motif tragique chez Lukács
(Armut am Geiste répondant à « La métaphysique de la tra-
gédie », l’intérêt pour le drame non tragique voisinant avec
celui porté à Dostoïevski et balançant l’« option » romanesque)
commandent les choix de la maturité : la décision pour la
dialectique et le communisme, tout en demeurant fidèle à
un fil rouge : l’interrogation sur la portée de l’éthique. On
en trouverait, à notre sens, des traces dans une intervention
tardive, lors d’un colloque à Genève en 1946, où Lukács,
sous le couvert d’un exposé des deux « lignes » entre lesquelles
la culture allemande et, avec elle, la culture européenne ont
eu à choisir face au nazisme, ne fait qu’exposer le sens de sa
propre vie et œuvre : le refus de l’aristocratisme au nom de

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE

la démocratie1. Du reste, cette dernière interrogation, à nos l’unité malgré lui], soit malgré tout puni, cela implique la
yeux, doit se libérer du cadre de la Lukács-Forschung pour reconnaissance de la liberté humaine, c’est un honneur dû
constituer aujourd’hui encore un foyer vivant de réflexion et rendu à la liberté. C’est en laissant [c’est-à-dire concevant]
et c’est à ce titre aussi que nous engageons ce propos. son héros libre de lutter contre la puissance supérieure du
destin, que la tragédie grecque honorait la liberté humaine. »
L’Agir tragique Ce texte prend la mesure de tout ce qui fait la nouveauté
de l’approche moderne de la tragédie, de ce qui la sépare de
La tragédie est ancienne, antique mais la question du l’ancienne poétique. En fournissant un modèle d’intelligi-
tragique est récente, moderne. Elle deviendra même le bilité que toute la modernité adoptera, même si Hegel y
symptôme du moderne. Il suffit de rappeler la formule de apportera quelques modifications d’importance, Schelling
Peter Szondi, présente à l’esprit de chacun, qu’on trouve permet de comprendre pourquoi la tragédie bénéficiera d’un
dans son Essai sur le tragique : « Depuis Aristote, nous avions tel privilège aux yeux des Modernes. Disons-le en bref : on
une poétique de la tragédie, nous n’en avons une philosophie y trouve (ou on y construit) une théorie de l’action solidaire
que depuis Schelling », qui permet de bien saisir la significa- de la constitution d’un sujet dans l’horizon (conflictuel ou
tion de cet événement décisif : le surgissement, la promotion obscurci) d’un savoir.
chez les Modernes de la tragédie comme objet philosophique. Le modèle ici proposé reprend, il faut le noter, alors qu’il
Le mouvement avait été amorcé, bien sûr, par Schiller, avec en bouleverse l’économie, un élément essentiel repéré par
sa distinction du naïf et du sentimental qui métamorphosait Aristote. En effet, même si ce dernier conduit son analyse
les anciennes catégories de la poétique en les inscrivant dans dans le cadre d’une dramaturgie, la tragédie se caractérise
une philosophie de l’histoire. Désormais, à partir des Lettres bien pour lui comme mimèsis praxeôs, sunthesis pragmatôn,
sur le dogmatisme et le criticisme jusqu’à W. Benjamin ou Lacoue- autrement dit, contre toute tentation d’une éthique de la
Labarthe, il ne s’agit plus de codifier les règles d’un genre, contemplation, on reconnaît dès lors la place éminente de
mais la tragédie va se trouver promue opérateur privilégié l’agir dans la constitution du sujet et de son savoir.
dans le déchiffrage du moderne. Avec elle le moderne se
mesurera pour tenter d’éprouver les désarrois ou les assu- Pour les Modernes le tragique réalise exemplairement le
rances de son cogito. sérieux de l’action humaine, car c’est sur le fond (ténébreux)
Que nous dit Schelling en 1797 dans la sixième des Lettres d’une lutte avec les dieux (ou le destin) qu’elle s’enlève.
sur le dogmatisme et le criticisme ? « Que le criminel c’est-à-dire Mais, dira-t-on, n’y a-t-il ni dieux, ni sérieux dans l’Iliade,
celui qui agit [en faute donc, car il déchire le tissu de l’unité dans l’épopée ? Si, bien sûr, mais l’action humaine ne s’y
immanente], alors qu’il ne succombe que devant la puissance trouve pas encore suffisamment dissociée, séparée de celle
du destin [c’est-à-dire que son action lui est étrangère, il lèse des dieux. Autrement dit, l’action humaine demeure encore
dans un état « naïf », pour parler comme Schiller. Le monde de
1. « La vision aristocratique et démocratique du monde », Rencontres inter- l’épopée reste enfoncé dans la nature, dans une immanence
nationales de Genève, 9 septembre 1946. non inquiétée. Au rebours, et c’est en quoi l’action humaine

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est prise au sérieux par elle, dans la tragédie l’action nous de soi, sinon je reste un animal, je demeure captif de la nuit
apparaît dans l’horizon d’une séparation – par exemple, de de la nature. Mieux, la scission tragique préfigure, anticipe
l’acte et de son reste, du geste et de son effet (songeons à la nouvelle conscience. Ainsi, W. Benjamin pourra dire du
l’harmatia). Dans l’horizon d’une séparation qui en rigueur héros tragique qu’il est meilleur que ses dieux, voulant faire
est scission, ce qui veut dire que l’agôn se déroule entre des entendre que le héros est le hérault, l’annonciateur d’une
puissances qui ne sont qu’à première vue étrangères (et c’est nouvelle communauté, à venir, à conquérir sur la nuit de la
bien ce sens que Hegel va donner au destin). Cette scission nature et du destin.
en effet n’existe que pour autant qu’elle résulte d’un conflit
avec une extériorité au premier abord ignorée, aveugle, L’athéisme tragique
menaçante et qui se présente comme inconcevable et arbi-
traire, mais qui, en fait, annonce un conflit du fini et de Or, ce modèle, solidaire d’une pensée de l’émancipation,
l’infini qui ne se trouve posé que par moi. En d’autres va se trouver confronté à ce qu’on pourrait appeler une autre
termes, c’est moi, fini, qui fais surgir le conflit avec le fini, modernité, pour ne pas utiliser le terme de post-modernité
comme conscience et à la conscience. trop équivoque, qui se caractérise par le désenchantement,
On l’a compris, cette action qui se reconnaît et se cou- dont Baudelaire, disons pour aller vite, serait le symptôme
ronne dans le tragique proclame sa dette envers le modèle et l’emblème. De fait, cette modernité donne le sentiment à
que l’idéalisme allemand a donné à la conscience de soi. tous les critiques de refléter une crise de l’agir (spleen), dans
Sous le chef de la scission, cet agir n’est rien d’autre, au une suspension de l’histoire. Songeons, par exemple, à la
fond, que le retard de la conscience de soi sur elle-même. distinction célèbre, introduite par Péguy, entre les époques et
Elle agit, elle fait, elle vise et veut quelque chose, même si les périodes. Cette crise de l’action peut recevoir deux sens.
elle est encore aveugle. Du coup, son échec, son ratage, c’est- Un sens qu’on pourrait dire défectif, c’est celui de la mélan-
à-dire la mort, le sacrifice du héros, n’est pas pure négation, colie – on ne peut plus agir comme des héros. Les exemples
sans reste. Tout au contraire, il est, en creux, le signe de la sont innombrables : Flaubert, le prosaïque, l’habit noir. Les
liberté, la découverte par l’homme de sa liberté encore conclusions sont élégiaques ou cyniques (Maupassant). Le
inconnue, comme de quelque chose contre quoi il bute et monde moderne, le monde bourgeois, ne connaît plus de
lutte alors sous la forme du destin. En bref, le tragique Prométhée, les César d’aujourd’hui ne sont que des Birot-
permet de penser l’horizon du conflit, du défi, de la mort teau. « Nous ne sommes plus que des acteurs de série B »,
comme conditions de l’action radicale, elle-même instru- concluait à son tour R. Debray. Mais cette crise peut com-
ment de la conscience de soi. Au principe comme au bout porter aussi un nouveau sens, prospectif dirons-nous, pour
de l’action tragique, il faut reconnaître le Selbst. Le héros éviter « messianique », trop chargé : nous désignons par là la
tragique en se sacrifiant met à mort son être empirique mais visée, à l’horizon, d’un nouveau type d’action et de sujet qui
fait naître et immortalise sa conscience de soi. J’agis pour se tiendrait à l’écart du spleen comme du modèle émanci-
acquérir la conscience de soi, voilà le sens de la rupture pateur. Bien sûr la difficulté est grande de penser ce nouveau
moderne, et je n’agis réellement qu’en tant que conscience monde et elle a requis tous les penseurs. C’est dans ce con-

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texte, problématique, que se situe la réflexion de Lukács sur Du reste, la surprise que réserve au lecteur d’aujourd’hui
la tragédie. Pour Lukács, on le sait, comme du reste pour une « La métaphysique de la tragédie » témoigne bien, à sa
très grande partie de l’intelligentsia allemande du temps, manière, des espoirs alors placés par Lukács dans la tragé-
l’entrée dans la problématisation de cette modernité se fait à die. On peut s’étonner en effet que l’essai prenne occasion
partir de Simmel, avec Simmel, de sorte que les analyses de d’une réflexion sur l’œuvre du dramaturge Paul Ernst : socia-
ce dernier se feront sentir incontestablement dans l’approche liste, à l’occasion certes correspondant d’Engels, mais virant
lukacsienne de la tragédie. De quelle manière Simmel aborde- deutschnational, dont les mérites relatifs n’ont pas été sanc-
t-il donc cette modernité ? Pour répondre à la question, le tionnés par la postérité. L’écart entre l’intérêt de l’œuvre et
mieux est encore de donner la parole à Lukács lui-même. À le soin que Lukács met à l’étudier, l’alliance incongrue qui
la mort de Simmel, Lukács lui a en effet consacré un Nachruf, se noue confirment de façon éclatante le rôle stratégique que
un article d’hommage qui fait apparaître comme la tâche de doit jouer aux yeux de Lukács le projet tragique, jusqu’à
la génération intellectuelle à laquelle il appartient de devenir rechercher le patronage ou le compagnonnage de cet auteur
en quelque sorte le « Cézanne » de Simmel, s’il est vrai que qui passe alors pour le chef de file d’un retour à la tragédie,
Simmel figure le « Monet » de la modernité. Bien sûr Simmel, dont la cible est le symbolisme. Il faut faire flèche de tout bois
ici, joue avant tout le rôle de ce qu’on pourrait dénommer un et c’est bien un signe supplémentaire du malheur des temps
maître par la négative, il n’en reste pas moins que ce jugement qu’en face d’un Maeterlinck seul un Paul Ernst se dresse.
permet de dessiner nettement les contours de l’héritage Quelle leçon tirer alors de la tragédie ? Quel bénéfice ? Il
simmélien tel que Lukács le reçoit. Vouloir être le Cézanne va de soi que la crise de l’agir, caractéristique de cette nou-
attendu, c’est vouloir dépasser le trait essentiel d’une moder- velle modernité, dont Simmel reste captif au moment où il
nité que Simmel a su repérer mais auquel, malgré tout son l’analyse, qui est à l’origine de cette orientation vers la tra-
talent, il n’a su que s’identifier : la perte de la ligne, du néces- gédie, va retentir, à son tour, sur le sens à donner à la tragédie.
saire, la domination de l’arbitraire et du détail. De fait il ne pourra être question désormais de répéter le
Lukács veut sortir de cette « anarchie du clair-obscur » où modèle classique, la crise ne peut être mise au compte d’un
rien ne commence ni ne finit, d’où toute lumière a disparu, simple épisode. Pour le dire en un mot, le caractère « dialec-
déterminations, on le note, aussi bien de nature éthique tique » accordé ou conféré par les classiques au sacrifice ici
qu’esthétique. Cette double exigence est caractéristique de s’efface si bien que l’économie de la mort dans la constitu-
l’orientation de Lukács, pour lequel, reprenant à son compte tion du sujet se trouve modifiée. La tragédie (telle qu’elle
une formule de Fichte, nous vivons dans « l’ère de la plus est nouvellement pensée par Lukács) procède à trois opéra-
profonde culpabilité ». Au cœur de la crise du moderne, tions essentielles : césurer la vie immédiate, dégager l’essence,
interprétée à travers le filtre simmélien comme une dissolu- atteindre le remplissement du temps. Ces trois opérations,
tion « lyrique » du sujet, Lukács, dans un premier temps pour en fait, n’en sont qu’une : trouver la vraie vie au bout de la
des raisons esthétiques et éthiques, va demander à la tragédie vraie mort, c’est-à-dire produire au sein du chaos un soi,
qu’elle lui fournisse les ressources propres à ressusciter le dans l’affrontement avec la limite. On peut songer à la
sérieux de l’agir humain. célèbre formule de Rilke : une mort née de sa propre vie.

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En hommage à Paul Ernst dans un volume publié en d’une impasse, en raison de la nature même de la solution
1916 célébrant le cinquantième anniversaire de ce dernier, offerte). Tous ces traits : extase, apriori, anéantissement de
Lukács écrit, voulant résumer ce que nous devons à l’art de l’empirique, dureté, marquent bien l’isolement, la clôture
Paul Ernst : « L’âme que la forme dramatique crée est des- sur soi, l’immanence, l’achèvement du soi au moment même
tinée à la solitude et à l’incompréhension, à rester isolée et de la mort du héros.
à se fonder en soi-même. La tragédie, le paradigme de tout Le deuxième texte, avec toute sa brutalité, davantage que
drame, approuve cette solitude et en accroît la douleur et la le premier – qui, lui, peut encore recevoir une lecture esthé-
tristesse jusqu’à l’ivresse, à l’extase et à la perfection. C’est tique –, indique bien qu’il ne s’agit pas seulement avec la
ainsi que la tragédie devient la poésie du héros, de l’homme tragédie d’esthétique, mais bien avant tout d’éthique. En effet
qui s’achève et achève, qui ne laisse pénétrer dans sa propre l’attitude de Lukács face à la modernité, face à la tragédie,
vie rien qui soit au-dessus d’elle-même et qui utilise le procède de l’éthique, et c’est certainement un des traits qui
destin, qu’il a brisé dans son enveloppe empirique comme le séparent sûrement de l’attitude simmélienne. La formu-
un scalpel, pour porter à un accomplissement tyrannique lation du Nachruf était en fait allégorique : lorsqu’il dit
exclusivement par sa propre force son propre soi éternelle- Cézanne, il faut lire éthique. La tragédie tranche, impose ses
ment et aprioriquement immanent2. » De même, on lisait limites, inscrit la finitude parce qu’elle se situe du point de
dans « La métaphysique de la tragédie » un texte un peu anté- vue de l’éthique. C’est l’éthique qui appelle l’irruption de cette
rieur : « Le moi souligne son soi (Selbstheit) avec une force figure, apparemment esthétique, pour briser l’esthétique,
qui exclut tout, qui anéantit tout. Cette extrême affirmation pour retourner l’esthétique contre elle-même. L’esthétique
de soi confère à toutes les choses qu’elle rencontre une doit être brisée et la tragédie est l’instrument choisi. Dans
dureté de fer et une vie maîtresse de soi et, ayant atteint le le même texte consacré à P. Ernst, on lit : « Le tragique
point suprême, définitif du soi pur, se supprime elle-même. comme forme dramatique devient un monde qui reconnaît
L’ultime effort du moi a sauté par-dessus tout ce qui était comme souveraine et maîtresse des âmes l’éthique absolue,
simplement individuel. Sa force a conféré aux choses la mais seulement elle. Cette éthique qui est aussi bien l’absolu
sanctification de l’élévation au destin, mais son grand que la substance immédiatement vécue des âmes leur
combat avec le destin qu’il s’est créé le transforme lui-même confère la dureté, le matériau de l’achèvement plastique de
en quelque chose de supra-personnel, ou symbole d’une leur soi dans le destin. Mais cette éthique crée un monde et
relation destinale ultime3. » ici la disposition tragique retentit sur la forme dialoguée
Les deux textes, qui mériteraient un long commentaire, dans lequel chacun vit exclusivement son destin, dans
formulent admirablement ce qu’on pourrait appeler l’issue lequel, l’autre, le prochain, ne se trouve pas en relation avec
ou la solution tragique (à moins qu’il ne s’agisse justement lui de manière plus substantielle que l’extériorité dépourvue
de valeur des événements auxquels il donne la forme d’un
2. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, éd. par K. A. destin4. »
Kutzbach, Emsdetten, Lechte, 1974, p. 53.
3. G. Lukács, L’Âme et les Formes, trad. G. Haarscher, Paris, Gallimard,
1974, p. 256. 4. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 54.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE

Ici probablement nous atteignons au cœur de la réflexion métaphysique de la tragédie », il peut déclarer d’une manière
de Lukács sur la tragédie et nous voyons bien que sa radi- tout aussi brutale : « À l’occasion de la faute l’homme dit oui
calité extrême aboutit à faire de la tragédie aussi bien un à tout ce qui lui arrive et parce qu’il l’éprouve comme sa
problème qu’une solution. Cette dureté, cette atmosphère faute et son action, il s’en rend maître et il donne forme à
irrespirable, cette solitude revendiquée ne conduisent-elles sa vie en faisant de sa tragédie, celle qui est née de sa faute,
pas en effet à une impasse ? L’impasse, du reste, menace de une limite entre sa vie et le tout. Et les hommes supérieurs
s’aggraver, du coup. Car si l’éthique tragique est l’absolu enclosent davantage que les hommes inférieurs, et ils ne
de l’éthique, n’est-ce pas alors l’éthique qui se trouve inter- laissent pas s’échapper ce qui une fois a fait partie de leur
rogée ? Ne sommes-nous pas forcés de penser que cette vie. C’est pourquoi à eux revient le tragique comme leur
éthique de la séparation indique en effet, en creux, la dis- privilège6. »
parition de la culture, ce qui est le symptôme même du La tragédie joue son « va-tout ». Athéisme résolu (athéisme
moderne, c’est-à-dire la perte de l’immanence du sens ? Ne du moi, pourrait-on dire en reprenant Levinas), immanen-
sommes-nous pas conduits à avouer qu’elle n’est que la tisme revendiqué, aristocratisme provocateur, cette éthique
confirmation, la sanction de ce que Fichte avait relevé féroce et sur-moïque conduit à des parages équivoques.
comme « absolue culpabilité », le défaut de rédemption qui Après tout Jünger n’est pas loin. On peut justement penser
domine le moderne ? Sa violence est à la mesure de cette à bon droit que la guerre de 1914 va contribuer à faire
détresse : qui sera à la mesure de cette violence et y a-t-il douter Lukács du modèle tragique (jusqu’à le congédier).
même sens à se mesurer à cette violence ? En tout cas, E. Bloch, dès L’Esprit de l’utopie, sera sévère
Cette interrogation ne peut que se lever à la lecture des avec cette analyse – et pourtant ce livre date d’une époque
rigoureuses conséquences de cette analyse, auxquelles Lukács où son amitié avec Lukács était quasi gémellaire. Il refuse
ne se dérobe pas. Il écrit dans « La métaphysique de la tra- cette « sublime cérémonie intérieure de clôture, cet accom-
gédie » : « Ainsi la sentence la plus profonde qu’énonce la plissement immanent de soi » qu’est la tragédie lukacsienne.
tragédie consiste en un écriteau placé sur sa porte qui en Il ajoute : « L’homme ne peut pas encore vivre ici-bas jus-
défend éternellement l’accès à tous ceux qui sont trop qu’au bout, le jeu tragique n’est pas un alambic clos où les
faibles ou trop vils pour son empire, avec la même rigueur essences vitales se déposent. La tragédie n’expose pas tant
inflexible que celle avec laquelle celui du portail de l’enfer la rencontre de soi que la rencontre de l’obstacle, la ren-
chez Dante enferme pour toujours celui qui y entre. En vain contre de Satan7. »
notre époque démocratique voulut-elle imposer une égalité Autrement dit, à ses yeux, Lukács se trompe de moder-
de droit au tragique. Toute tentative d’ouvrir ce royaume des nité. Même s’il y a bien des différences entre le tragique de
cieux à ceux dont l’âme est pauvre fut vaine5. » Et dans un Lukács et celui de l’idéalisme allemand, il en conserve un
article consacré à la Brünehilde de P. Ernst, publié en mai
1911 dans Die Schaubühne et qui sera le noyau de « La
6. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 19.
7. E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, trad. A. M. Lang et C. Piron-Audard, Paris,
5. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 273. Gallimard, 1977, p. 256.

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trait essentiel : la mort est conclusive. Kierkegaard, de son soi. (Selbstverlorenheit)8. » Le miracle de la mystique est mis
côté, avait eu l’intuition qu’une nouvelle modernité, abso- en balance avec le miracle de la tragédie, miracle désignant
lument non grecque, s’imposait, pour laquelle la douleur est la rupture avec la vie immédiate. « Ainsi les expériences du
plus que la faute, car le sujet n’est même plus l’auteur d’une monde mystique et tragique se touchent, se complètent et
faute qui le rende coupable. Il est coupable sans faute, car s’excluent mutuellement9. »
sans acte. Peut-être, doit-on se dire, la situation de la moder- Bien sûr, dans « La métaphysique de la tragédie », c’est la
nité est plus sérieuse qu’on le croit, jusqu’à la situer au-delà voie tragique qui est privilégiée, mais ce voyageur a son ombre
du tragique. tenace, dès le début du voyage. « Le parfait achèvement de
soi figuré par la tragédie – commente Rainer Rochlitz – n’est
Sobriété et humilité pour elle le terme ultime que pour autant qu’elle conserve la
certitude de la mort de Dieu, du néant au cœur de la com-
Ce qu’il y a de singulier et de tout à fait passionnant avec munauté humaine et de l’histoire. Le soi luciférien du héros
Lukács, c’est que l’année même (1911) où il publie L’Âme et la forme hermétiquement close ne sont légitimes qu’aussi
et les Formes et, dans Die Schaubühne, l’article que nous avons longtemps que la vie est muette et hostile à tous sens10. » Et
cité, consacré à Brünehilde de P. Ernst, il fait paraître dans Rochlitz fait alors allusion à un petit texte de Lukács, « La
la même revue un autre article, « Le problème du drame non légende du roi Midas », dont la fable même, en mettant en
tragique ». À peu près contemporain également, le grand scène ce roi qui voit se figer sous ses doigts toute vie qu’il
texte « Von der Armut am Geiste » édité dans les Neue Blätter touche, nous laisse deviner le doute qui habitait Lukács quant
en 1912, consécutif à la mort d’Irma Seidler, et placé sous à la légitimité du parti pris de la forme. Faire le pari de la
le signe de saint François d’Assise et de Maître Eckhart. forme avec le tragique, n’est-ce pas, en effet, vouloir faire son
Il faudrait ajouter qu’au sein même des pages de « La salut trop aisément, en prétendant ainsi rendre le réel trans-
métaphysique de la tragédie » on trouve des remarques de parent ou, en tout cas, y introduire un éclair qui l’illumine ?
Lukács qui envisagent un « autre » du tragique (qu’il dénomme Dans l’article déjà cité, « Le problème du drame non tra-
« mystique ») – et non pas comme un repoussoir, mais comme gique », Lukács écrit : « Des esprits profonds [en l’occurrence
une autre « solution », et ce parallèle n’est possible que parce il s’agit de Maeterlinck, Shaw et Dehmel] ont souvent posé
qu’il exprime chez Lukács une oscillation ou une double la question : l’homme tragique et le destin tragique [pos-
postulation dont l’enjeu est l’éthique. « Ce n’est que lorsque tulats nécessaires d’une forme dramatique pure et pensée
toute différenciation a disparu pour toujours que la véri- avec conséquence] sont-ils vraiment les points culminants
table existence du mystique commence. Le miracle qui a de l’existence humaine11 ? » Nous le redisons, ce texte est
créé son monde doit détruire toutes les formes car ce n’est
que derrière elles, masquée et cachée par elles que vit sa 8. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 256.
propre réalité, l’essence. Le miracle de la tragédie est créa- 9. Ibid.
10. R. Rochlitz, Le Jeune Lukács, Paris, Payot, 1983, p. 125.
teur de formes, son essence est le soi (Selbstheit) de façon 11. G. Lukács, Scritti sul Romance, éd. par M. Cometa, Aesthetica Edizioni
tout aussi exclusive qu’elle est chez le mystique la perte du Palermo, 1995, p. 49.

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contemporain de l’essai publié dans L’Âme et les Formes. le destin comme une pure illusion serait un plat philistin.
Nous avions noté qu’E. Bloch avait rejeté cette analyse, mais Dans le monde de romance en revanche une telle foi dans le
si lui et Lukács, à cette époque, passent pour de véritables destin n’est rien d’autre qu’un songe – comme l’est du reste
Dioscures, n’est-il pas loisible de penser que l’un est la tout ce qui se manifeste dans le monde12. » Et Lukács tire la
(mauvaise) conscience de l’autre et que ce que Bloch a écrit, conclusion logique : « Cette prise de position s’impose néces-
Lukács l’a probablement aussi pensé – et exprimé à l’ami lors sairement dès qu’on a reconnu que tout ce qui arrive n’est
de leurs interminables discussions ? Au fond, cet athéisme qu’apparence ; le sage prend cette position en retrait vis-à-
tragique n’est qu’un humanisme trop tranquille, car trop vis de l’action car il s’est rendu compte que c’est une erreur
orgueilleux. La mort du héros, loin d’entamer sa certitude de supposer que l’homme possède une véritable possibilité
de donner un sens au monde, tout au contraire la fonde. d’action13. »
Si le monde n’est pas clair, lui, au moins, est lumineux. Sou- Autrement dit, nous sommes ici en présence d’un monde
venons-nous, Lucifer signifie porteur de lumière. qui récuse l’athéisme confiant et triomphal de la tragédie.
Quels sont les traits de ce drame non tragique qui con- Ici le monde dans lequel nous vivons est celui du créaturel,
currence la tragédie et qui va constituer une des stations offrant une double scène, où la substance, l’essence, se
importantes sur le chemin qui va conduire Lukács à l’écart sépare du phénomène. Ici l’action n’est plus pensable que
du monde éthico-tragique ? sous la catégorie de l’irrationnel, son pouvoir ne peut relever
Cet écart aboutira à une nouvelle oscillation entre Dos- que de la magie. Ici nous sommes proches du monde de la
toïevski (avec la recherche d’une « seconde éthique ») et le fable (songeons aux tentatives dans ce sens de l’ami de jeu-
ralliement à Hegel ainsi qu’au roman. nesse de Lukács, Béla Balázs, et à l’intérêt que Lukács leur
Maeterlinck était invoqué comme un de ceux qui, à notre a accordé) où les personnages ne sont que des marionnettes
époque, refusent de voir dans la tragédie la vérité du drame agitées par des puissances étrangères sur le Theatrum mundi.
et de reconnaître dans l’éthique tragique la prééminence Ici, du coup, nous retrouvons la transcendance bannie par le
absolue de l’éthique. On doit à Maeterlinck en effet cette tragique, ici, nous retrouvons aussi la douleur, la souffrance,
formule célèbre : « Le sage paralyse le tragique. » Le sage en l’égarement, les ténèbres refusées par le tragique lukacsien.
effet se présente comme contretype du héros, en tant qu’un Dans le même article Lukács note : « Si quelqu’un a l’inten-
des protagonistes du drame non tragique, du romance pour tion d’agir dans le monde du romance, son action ne peut
reprendre la terminologie consacrée par la critique en vue signifier rien d’autre que l’abandon de toutes les choses
de désigner les dernières pièces de Shakespeare (Le Conte mondaines, avec la conviction que les phénomènes ne sont
d’hiver, La Tempête) qui figurent assez bien ce qu’on peut tous que des mirages inessentiels et que l’unique salut ne peut
entendre par drame non tragique. Dans Esthétique du romance provenir que de ce qui est au-delà du monde. Une action
Lukács commente la formule : « Cette sagesse voit dans le de ce genre ne peut rien désigner d’autre que le sacrifice du
destin une pure illusion alors que dans la tragédie le destin
est un ens realissimum. Dès lors dans le monde de la tragédie 12. Ibid., p. 90.
où le destin est une réalité irréfutable, le sage qui considère 13. Ibid., p. 91

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martyr14. » Le martyr comme le sage forment les contretypes Mais le sujet n’y est, alors, que l’empereur de lui-même,
du héros tragique car l’un et l’autre sont la négation de son c’est-à-dire d’un soi qui n’a que la consistance d’un
éthique de l’immanence. Lukács précise : « Lessing doutait fantôme.
qu’il fût possible de figurer dramatiquement le destin du C’est donc un mouvement de retrait que va entreprendre
martyr, mais c’est qu’il se bornait lui aussi dans ce cas à Lukács, de déprise vis-à-vis de la tragédie et l’éthique. Nous
tracer un signe d’équivalence entre drame et tragédie. Il l’avons rapidement suggéré, beaucoup de circonstances
n’est pas possible de donner forme dans la tragédie à la sont à coup sûr intervenues pour engager ce mouvement : la
figure du martyr parce que l’action du martyr équivaut à la guerre de 14 qui rend suspecte l’éthique du héros, la mort
négation de toute solution immanente du conflit – ce qui est d’Irma Seidler qui fait apparaître d’une autre manière le
bien le postulat qui fait au contraire du martyr un des pro- caractère dérisoire, comique ou odieux de l’éthique face à
tagonistes du romance15. » la bonté. Il faudrait accompagner ce retrait jusque dans la
Ainsi, presque simultanément, Lukács réfléchit à l’éthique recherche, avec l’essai sur Dostoïevski, de ce que Lukács va
tragique et sur ce qui la contredit totalement. Dans une appeler une « seconde éthique » qui diffère toto caelo de la
lettre d’octobre 1910 adressée de Florence à son ami d’en- première, s’y oppose même de la manière la plus résolue.
fance Leo Popper, Lukács esquisse son projet d’essai sur Mais je me contenterai, pour conclure, de donner la parole
le drame non tragique, auquel il comptait donner le titre à un texte où Lukács, à propos de ce qui lui apparaît comme
Agathon, Deux entretiens sur le drame féerique (Märchen- la grande œuvre non tragique qu’il attendait : Ariane à Naxos,
drama) – ce nom propre destiné à symboliser ce qui chez de P. Ernst, suggère assez bien l’horizon de cette deuxième
les Grecs vient après la tragédie classique. Voulant opposer éthique dont Dostoïevski va devenir ensuite l’emblème.
les deux types de drame, il évoque alors « une lumière qui « Mais s’il y avait un autre Dieu ? Si c’était seulement un
chez l’un est celle de l’éclair et chez l’autre celle du vitrail16 », Dieu qui était mort, et si un autre était à l’heure actuelle en
c’est-à-dire une lumière qui vient d’ailleurs à l’occasion devenir, d’une espèce plus jeune, d’une autre nature et se
d’une transparence. C’est dans ce genre lumière seul que trouvant dans d’autres rapports avec nous ? Si l’obscurité de
le monde peut être rédimé, car le monde est créaturel, c’est- notre absence de buts n’était que l’obscurité de la nuit qui
à-dire faux, perverti. Ce serait alors redoubler le mensonge s’étend entre le crépuscule d’un Dieu et l’aurore d’un autre ?
que de lui conférer l’unité à laquelle prétend le Selbst tra- Le héros tragique n’est-il pas le rebelle, le porteur du prin-
gique. Le monde est coupable (Fichte), coupable de n’être cipe anti-divin, ou principe luciférien ? Est-ce bien assuré
qu’un spectre, et c’est une intuition que reprendra Benja- qu’ici – dans le monde abandonné de tous les dieux, qui est
min. La tragédie, elle, prétend supprimer cette déficience, celui du tragique – nous ayons trouvé le sens ultime ? Ne se
tout devient transparent et sensé à la lumière de son acte. cache-t-il pas plutôt dans notre abandon un cri de douleur
et un cri d’appel vers le dieu qui vient ? Mais alors sa lumière
14. Ibid., p. 95. qui nous arrive encore faiblement n’est-elle pas plus essen-
15. Ibid., p. 95-96.
16. G. Lukács, Correspondance de jeunesse 1908-1917, Paris, François Maspero, tielle que l’éclat séducteur du héros ? Et l’aspect humble
1981, p. 112. du dieu qui vient n’est-il pas davantage et plus proche de

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l’essence que le héros et son éthique qui ne fait régner que


la solitude autour d’elle17 ? »

VOYAGE SANS RETOUR


Le virage de Lukács et la question éthique1

Ottó HÉVIZI

« Tu me rappelles Saül, fils de Qish, qui était parti


à la recherche des ânesses de son père et qui trouva un royaume. »
GOETHE, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister

Prologue

On a coutume d’affirmer qu’en 1918 Lukács a entrepris


un virage politique. Dans cette communication, je voudrais
avancer l’hypothèse que sa profession de foi fut le résultat
d’un dilemme de nature éthique et religieuse plus que poli-
tique à proprement parler. Avant de revenir au jeune Lukács,
je proposerai d’abord quelques phrases d’introduction sur
ses activités plus tardives. Tout d’abord, un exemple pour
montrer que même ses engagements politiques ultérieurs ne
furent pas exempts de racines religieuses, et que ces racines
remontent jusqu’à sa jeunesse. La prise de position politique
la plus fameuse du Lukács tardif est sans doute celle-ci : « Le
pire socialisme est meilleur que le meilleur capitalisme. » Or

1. Cette conférence est une version abrégée de l’étude intitulée Az imma-


nencia kegyelemtana [La Grâce de l’immanence], publiée dans le numéro de
17. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 56. février 2011 de la revue Holmi.

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j’ai remarqué dernièrement que Lukács, dans une lettre éthique, il cherchait une éthique productive dans l’histoire.
écrite en 1912, se référait à propos d’un drame de Paul Ernst Pour cela, il envisageait deux solutions possibles : Kant et
(Ariane à Naxos) à un verset de la Bible qui touchait l’une Kierkegaard. Ces deux routes se manifestent dans les textes
des questions les plus personnelles auxquelles il était alors fondateurs et bien connus de Lukács, contemporains de son
confronté : celle du passage de l’éthique à la religion. Le virage politique. Dans le premier (« Le bolchevisme comme
verset auquel Lukács se référait était le suivant : « Car la folie problème moral »), il s’attache à compléter la philosophie de
de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu l’histoire de Hegel par l’éthique de Kant. Dans le deuxième
est plus forte que les hommes » (1 Cor 1, 25). S’il existait un (« Tactique et éthique »), par celle de Kierkegaard. Soyons
précédent à la célèbre profession de foi politique de Lukács, plus précis. L’article sur le bolchevisme décrit la morale kan-
je le verrais volontiers dans ce passage de la Bible. D’ailleurs, tienne comme celle du respect inconditionnel de l’homme.
ce parallèle n’est pas seulement frappant dans sa forme. Au centre de l’éthique proposée se trouve une « décision »
C’est la même raison qui fait, d’une part, que la faiblesse et qui sépare et même oppose la personnalité éthique et le
la folie de Dieu sont respectivement plus forte et plus sage « monde empirique ». Cette dualité provient bien de Kant.
que toutes les forces et sagesses humaines, et, d’autre part Dans l’article sur la tactique, en revanche, on sait que
(pour Lukács), que le socialisme le plus moribond est plus l’auteur défend une éthique de la suspension téléologique,
vivant que le capitalisme le plus ardent. autrement dit le point de vue de Kierkegaard. D’ailleurs,
Cela suffit pour ces prolégomènes. Revenons maintenant peu de temps plus tard, Lukács allait lui-même qualifier
au virage de la fin 1918, quand la profession de foi évoquée de kierkegaardienne l’éthique de son virage. Son ami Béla
plus haut n’était qu’à l’état précoce d’une décision grosse Balázs a restitué leurs discussions dans son Journal (Napló) :
d’avenir. D’ailleurs, c’est Lukács lui-même qui affirmait que c’est « l’éthique individualiste » de Kierkegaard qui les avait
la période précédant immédiatement son virage avait été un conduits au Parti, organisation qui excluait précisément
« voyage sans retour ». Dans une perspective plus profonde, l’éthique individualiste.
comme je l’ai déjà signalé, j’y vois essentiellement un La controverse éthique « Kant vs. Kierkegaard » apparaît
dilemme de nature éthique et religieuse, non sans corrélation, donc assez clairement dans ces deux textes fondamentaux
bien entendu, avec l’atmosphère effervescente de l’époque. pour nous permettre de comprendre le virage opéré par
Plus précisément, il me semble que le dilemme du « voyage Lukács. D’autant plus que leur dualité même éclaire le
sans retour » se heurtait à la question suivante : l’éthique de dilemme de Lukács, fondé sur son intention de compléter
Kant et l’éthique de Kierkegaard sont-elles capables de faire de l’absence d’éthique de la philosophie de l’histoire de Hegel.
la philosophie de l’histoire d’Hegel une philosophie éthique ? Je vais maintenant m’attacher à l’étude de cette confronta-
Voyons ce que signifie ce dilemme. Hegel n’a pas d’éthique tion chez le jeune Lukács. En fait, la controverse « Kant vs.
– disait Lukács vers la fin de l’année 1918 en s’appuyant sur Kierkegaard » du virage de 1918 était la répétition d’une
Kierkegaard. Il avait tout simplement pour ambition de affaire similaire un peu plus ancienne. Au début des années
combler le vide éthique de la philosophie de l’histoire hégé- 1910, il avait déjà esquissé une confrontation entre Kant et
lienne. Réfutant la morale supra-humaine comme anti- Kierkegaard, mais alors il ne plaçait pas leur opposition dans

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le domaine de la philosophie de l’histoire, mais dans celui de Kant (le stade éthique), celle de Hegel (première éthique) et
la philosophie de l’être. celle de Kierkegaard (deuxième éthique).
J’ai le sentiment que les recherches éthiques les plus per- L’expression d’« éthique du détour » occupe une place
sonnelles de Lukács sont dévoilées dans le fait que sur la particulière dans les deux articles correspondant au virage
question des liens de l’éthique, d’abord avec l’ontologie puis de Lukács, « Le Bolchevisme » et « Tactique ». János Kis a sou-
avec la philosophie de l’histoire, c’est toujours au dilemme ligné (cf. Lukács György dilemmája) que, dans ses deux textes
Kant vs. Kierkegaard qu’il se heurte. fondamentaux pour le virage, Lukács a accordé une préfé-
rence à la solution appelée « détour », au détriment de ce qu’il
Il s’agissait de tentatives personnelles de synthèse, dans le nommait dans ces mêmes textes, mais aussi ailleurs, la voie
but d’unifier la philosophie de l’être, puis celle de l’histoire, de l’héroïsme direct (die schnelle Heldentat). C’est une obser-
avec l’éthique. Cette tentative d’éthique synthétisante a vation importante. Dans l’analyse d’un dilemme éthique, il
porté un nom chez le jeune Lukács, c’est l’éthique du détour est capital de savoir si les différentes alternatives en présence
(Umweg). L’objet de ma communication est d’en faire la ont au moins en commun un territoire ou un mode de déci-
description. sion. C’est la raison pour laquelle la clef de l’éthique du
La philosophie de Kierkegaard était un laboratoire pour virage de Lukács se trouve dans « l’éthique du détour ».
la synthèse éthique, dans lequel Lukács prit connaissance De tout cela il ressort la nécessité de clarifier deux ques-
de trois systèmes rivaux. D’abord, le stade éthique, qui est tions. (1) Quel était ce dilemme relevant de l’ontologie qui
d’origine kantienne. Puis la distinction entre la « première caractérisait l’éthique de Lukács au tout début des années
éthique » et la « seconde éthique ». C’est dans Le Concept de 1910 ? (2) Quel est le contenu de cette « éthique du détour »
l’angoisse que Kierkegaard s’est exprimé sur la première et au sein de laquelle se manifestait le dilemme lui-même ?
la seconde éthiques. Selon toute évidence, c’est bien ici que Commençons par la question ontologique. Sur ce point,
Lukács a puisé pour ses « Notes sur Dostoïevski », afin de nous sommes renseignés par les notes prises par Lukács
donner un nom à la différence fondamentale qui distingue dans les années 1910-112. Lukács y différencie l’idée d’être,
l’éthique de la responsabilité face à l’« âme » et face aux d’une part dans la religion et l’esthétique, d’autre part dans
« formes ». Chez Kierkegaard, la première éthique est grosso l’éthique. En ce qui concerne la religion et l’esthétique,
modo la morale hégélienne de la Philosophie du droit (anti- Lukács évoque un être créateur, tandis que dans l’éthique
éthique), la deuxième est son éthique propre, celle du stade l’être n’est pas créateur, il est déficient par rapport à l’être
religieux qui, comme nous le savons, prescrit la suspension véritable. Qu’entendait le jeune Lukács par être déficient ?
de l’éthique. À l’instar de Kierkegaard, Lukács considère la L’éthique est immanente. La réflexion éthique, la décision
deuxième éthique comme une éthique « existentielle, méta- en faveur du bien sont des actes de la réalité marqués par
physique ». l’ipséité (Selbstheit). Ainsi l’être de l’éthique est un « être
Reprenons : le jeune Lukács avait pour ambition de conce-
voir en guise d’éthique personnelle une synthèse entre les 2. Heidelberger Notizen, 1910-1913, éd. par Béla Bacsó, Akadémiai Kiadó,
trois éthiques pourtant difficilement compatibles, celle de Budapest, 1997.

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postulatif ». Au Sollen ne correspondent ni complétude de pour Lukács, au début des années 1910, l’éthique se borne
ce monde, ni exigence éternelle. Face à l’éthique, la religion à la condition postulative, elle est une réalité sans être véri-
est au contraire caractérisée par un « être accompli ». C’est table, placée en face de deux mondes accomplis qui la dépas-
un être transcendant. D’ailleurs, ces notes montrent que sent, la religion et l’esthétique.
Lukács avait une parfaite connaissance des tentatives faites Ici même se trouve le dilemme de l’ontologie éthique : à
pour dire cette transcendance (depuis la théologie négative l’aide de quel être (celui de la religion ou celui de l’esthé-
jusqu’à la pensée hassidique, en passant par la mystique de tique) l’éthique va-t-elle compenser son indigence ? Kierke-
Schelling et de Kierkegaard). La religion, en tant qu’être gaard et Kant apparaissent précisément aux yeux de Lukács
accompli, exclut tout ce qui vient de ce monde. Elle exige comme porteurs des alternatives disponibles. Et c’est du choix
également le dépouillement de toute individualité. Lukács entre les deux chemins que provient la formule d’« éthique du
cite Maître Eckhart à cet égard : « Ce qui a être, temps ou détour ». Cela nous conduit à la deuxième question.
lieu, n’a pas de contact avec Dieu. » La religion promet Lukács a commencé à utiliser l’expression d’éthique du
l’existence d’un monde qui n’a pas de réalité dans ce monde. détour (ou des détours) – autrement dit : Werkethik, appelons-
À travers ces quelques remarques, on entrevoit quelle phi- la aussi éthique de la création – en s’appuyant sur les écrits
losophie Lukács cherchait dans ses débuts. D’une part, il de Maître Eckhart au début des années 1910. Il attire en
avait besoin de l’éthique pour son immanence, pour l’action particulier l’attention sur le texte où Eckhart s’exprime sur
éthique à proprement parler, car celle-ci relève de la réalité. la visite de Jésus à Marthe (qui s’active) et à Marie (adonnée
D’autre part, la religion devait lui donner l’être accompli, à la méditation). Citons quelques titres du cahier de notes
concevant un monde dans lequel il est possible de vivre. Mais de Lukács : L’éthique du détour ; Eckhart (Marthe et Marie) ;
les deux promesses sont clairement incompatibles. La ques- L’éthique d’Eckhart; Les œuvres ne sont qu’un détour. L’activité
tion de l’éthique et celle de la religion – dans les termes de de Marthe en présence de Jésus, écrit Eckhart, n’est pas seu-
Lukács : la « question de l’action et la question de l’être » – lement non hostile à Dieu, mais, au contraire, elle est une
sont posées l’une contre l’autre. C’est pourquoi le dilemme voie vers Dieu, au même titre que l’attitude de Marie. Chez
de l’ontologie éthique chez Lukács sera celui de la concilia- Lukács, le contraste est encore plus vif, qui voit dans l’activité
tion de l’être et de l’action. de Marthe (Werktätigkeit) le symbole de l’éthique nécessaire du
L’esthétique à son tour promettait à Lukács cette conci- monde réel. Quant au chemin contemplatif de Marie, il le
liation. L’esthétique est en effet un troisième type d’être, dis- caractérise d’« esthétisme religieux », opposé à l’éthique du
tinct de ceux de l’éthique et de la religion : le jeune Lukács détour, et emploie même à son endroit l’expression d’« héroïsme
le dénommait « être existant ». Les œuvres sont à la fois un direct ». Dostoïevski, quant à lui, était convaincu que l’aban-
monde et une réalité – l’immanence d’un monde organisé don à l’amour permettait d’un seul coup et d’un seul geste
selon les règles d’une certaine revendication de réalité. L’esthé- d’atteindre la rédemption. Lukács a toujours réfuté cela.
tique est étrangère à l’éthique, car son être est accompli. Comment d’après Lukács se combinent chez Maître
Mais elle est aussi étrangère à la religion, car elle est faite de Eckhart l’éthique du détour et l’héroïsme direct ? D’après
ce monde : l’œuvre d’art est matière à expérience. En un mot : lui, « les œuvres sont un détour, elles sont la neutralité à

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proprement parler. C’est pour cela qu’elles sont indispen- En constatant l’inversion des voies de détours respecti-
sables. […] Seul l’être compte… Mais aussi n’est-il pas permis vement divine et humaine, Lukács met en évidence la dicho-
de vouloir l’essentiel immédiatement. » L’héroïsme direct tomie de l’éthique de la création chez Eckhart. Cela nous
veut atteindre l’essentiel, et immédiatement. L’éthique du ramène au dilemme déjà évoqué entre Kierkegaard et Kant.
détour, au contraire, veut atteindre l’être véritable : la réalité. De toute évidence, en effet, lorsqu’il chemine sur une voie
C’est le détour qui conduit à la rédemption du monde. de détour, l’homme ne va pas droit au but, le long d’une
D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une action intentée contre ligne directe. D’autre part, sur le chemin humain, la fin
Dieu. Au contraire : plutôt de l’imitation de Dieu, imitatio ultime est transcendante. Pour Dieu, au contraire, tout
dei. Lukács écrit, sur les traces de Maître Eckhart, que Dieu chemin est immanent ; c’est de lui-même qu’Il se manifeste
lui-même est arrivé à la rédemption par un chemin de sur son chemin de détour. De tout cela procède la dualité.
détour. C’est ainsi que dans « La métaphysique de la tragé- Dès lors, que signifient les œuvres : les fins ultimes du chemin
die », on peut lire ce passage issu de la Théologie allemande de détour, ou bien le chemin de détour lui-même ? Et
de l’Anonyme de Francfort, inspiré d’Eckhart : « S’il veut se l’éthique dépasse-t-elle les œuvres, ou bien est-elle assimi-
manifester – et c’est justement une conséquence de sa toute- lable aux œuvres – justement au sein desquelles elle besogne ?
puissance – [Dieu] doit prendre une forme limitée. » Le Est-ce grâce aux œuvres que l’on obtient la rédemption, ou
Dieu aux fins ultimes doit opter pour un médium de niveau bien la rédemption se trouve-t-elle dans les œuvres elles-
moins élevé : l’homme, actif et limité. Pour Dieu, l’homme mêmes ? L’éthique de la création est-elle transgressive ou
agissant est la seule voie vers la manifestation, en même inhérente aux œuvres ; autrement dit, est-elle créatrice d’œuvres
temps que la seule limite. Dans ses notes, Lukács en tire la ou bien est-elle créée par les œuvres ?
conclusion suivante – en relation avec son propre dilemme Les deux branches de la dichotomie de l’éthique de la
éthique : « Par conséquent, Dieu peut aussi emprunter un création eckhartienne sont présentes chez Lukács. C’est
“chemin de détour” pour se manifester. » même d’après Eckhart que ce dernier nomme les deux
D’après Lukács, Eckhart ne comptait pas sur la Werkethik aspects contradictoires de son éthique du détour. L’éthique
esthétique, mais plutôt sur des voies contradictoires : l’homme inhérente créée au sein des œuvres est ainsi baptisée l’éthique
et Dieu s’engagent dans des voies de détour contradictoires. de la vertu. Quant à l’éthique transgressive, créatrice d’œuvres,
Dieu veut s’incarner, tandis que l’homme recherche la elle est baptisée éthique du sacrifice. D’ailleurs, on retrouve
rédemption. Pour Dieu, le chemin est celui de l’accomplis- ici l’alternative entre Kierkegaard et Kant.
sement (Vollendung), tandis que pour l’homme, c’est celui Comment Lukács s’y prend-il pour mettre les deux phi-
de l’exaucement (Erfüllung). Or, le chemin vers l’être exaucé losophes en relation avec Maître Eckhart ? Tout d’abord,
(erfülltes Sein) est celui de la finitude. Pour Dieu, c’est l’homme. observons qu’il qualifie Kant d’« esthète de la morale ». Il
Pour l’homme, c’est la forme. En cheminant sur cette voie s’agit, bien sûr, du Kant tardif. Celui qui a renoncé à la pos-
de détour, Dieu atteint son but à travers le dépassement de sibilité d’un devoir d’examen de conscience, mais espère
l’homme par lui-même ; et du point de vue de l’homme, toujours faire de l’homme une œuvre d’art morale. Aux yeux
c’est par le surpassement de la forme par la forme. de Lukács, l’œuvre d’art morale de type kantien va succéder

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à la Werkethik d’Eckhart ; c’est pourquoi Kant représente dire au moment du virage, le dilemme avait évolué de la
l’éthique de la vertu. Quant aux liens de Kierkegaard avec façon suivante : dans quelle mesure l’histoire peut-elle faire
Maître Eckhart, ils sont encore plus étroits. En fait, Lukács partie de l’être conformément à l’éthique ? De nouveau, les
entrevoit déjà chez Eckhart les idées de mal nécessaire et de réponses sont venues de Kant et Kierkegaard.
suspension de l’éthique. Appuyons-nous sur un commen- La réponse de Kant était la suivante : l’être historique
taire qu’il a inscrit dans ses Cahiers sur Eckhart : « Le mal peut cohabiter avec l’éthique dans la mesure où l’homme,
n’est qu’une matière pour l’œuvre de salut, un chemin vers en tant qu’« œuvre d’art morale », donne un corps au monde
Dieu. » Parce que – peut-on lire par la suite – « seulement si et ainsi, forme parmi les formes, en tant que finitude en
[l’âme] accomplit le mouvement éthique en contradiction devenir, il anticipe la future démocratie purement éthique.
avec l’éthique – alors viendra la grâce ». Le Kierkegaard de C’est la solution de l’article Bolchevismus, inspirée par Kant :
l’éthique du sacrifice (et, dans la foulée, Lukács également) l’éthique engendrée par l’œuvre. La seconde solution est
est bien le disciple de ce Maître Eckhart du mouvement éthique l’éthique créatrice d’œuvres, la solution kierkegaardienne
en contradiction avec l’éthique. Les deux routes indiquées par de l’article Tactique. Ici, le sacrifice de la pénitence rend
les panneaux Kant et Kierkegaard ne sont rien d’autre pour l’œuvre historiquement possible – la rédemption, l’œuvre de
le jeune Lukács que la double réponse à la question : quelle grâce. Mais à la condition que l’éthique se définisse comme
direction l’éthique du détour doit-elle prendre, pour appro- chemin de détour : comme une condition de possibilité de
cher l’être véritable ? l’œuvre.
C’est aussi une façon de s’interroger sur la possibilité En guise de synthèse : la question centrale de l’éthique du
pour l’éthique elle-même de se faire ontologie. Kant défend virage de Lukács se définit sous la forme d’un dilemme.
un détour esthétique de l’éthique, le chemin de la forme tra- Celui de l’expérience qui permet de rejoindre l’éthique aux
gique. Celui qui en dépit de la pauvreté d’âme de notre frontières de l’être historique ; jusqu’où est-il possible d’aller
monde contemporain déploierait des dispositions morales à par des moyens immanents ? Or, lorsqu’il s’agit d’œuvres
travers la réforme des âmes et des attitudes et ainsi ferait de éthiques, comme l’a écrit Lukács dans ses notes à propos de
l’homme une « œuvre d’art morale » en vue d’atteindre l’être Kant, l’accomplissement ne relève pas de l’éthique, mais
véritable. Face à cela se trouve le détour par l’éthique reli- bien de la grâce. Le jeune Lukács cherchait une éthique où
gieuse de Kierkegaard. Dans un monde futur fondé sur la la possibilité fût plus forte que le devoir, le Fiat plus fort que
foi, elle donnerait un sens aux contradictions et à l’éthique le Sollen. Il espérait une éthique où (en paraphrasant les
de ce monde. C’est-à-dire : la suspension téléologique de dernières phrases de Wilhelm Meister) le chemin pris par obli-
l’éthique, le choix du mouvement éthique en contradiction gation pour aller chercher des ânesses, contre toute attente,
avec l’éthique, celui du sacrifice. s’avère être celui qui conduit au royaume de l’être. Il cher-
C’est ainsi que nous revenons au virage de Lukács, à la chait une éthique qui prescrit tel postulat, et sur lequel l’on
controverse Hegel vs. Kant ou Kierkegaard. Le dilemme de espère obtenir plus que le pur postulat. C’est-à-dire plus et
l’éthique du détour était le suivant en 1911 : dans quelle autre chose que l’éthique : l’accomplissement, l’être lui-même
mesure l’éthique fait-elle partie de l’être ? En 1918, c’est-à- accompli. C’est bien pourquoi l’éthique du détour, où « seul

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l’être compte », est en vérité ni plus ni moins que la grâce de


l’immanence.
La thèse de l’immanence de la grâce est paradoxale en ce
sens que l’être et l’éthique y peuvent chacun être la ratio, la
mesure de l’autre. Ainsi en est-il dans l’éthique du détour :
l’éthique n’a de sens qu’à travers l’être accompli dans l’his-
toire et la société, mais cet être en revanche ne devient pos-
sible qu’à travers l’éthique. Autrement dit : l’éthique est DE DOSTOÏEVSKI À MARX :
immanente, certes, mais n’est rien sans la grâce de l’être, et LA GENÈSE DE L’ÉTHIQUE
l’être à son tour crée un monde, mais ce monde n’a pas de
réalité sans l’immanence de l’éthique. Le sens de l’éthique du Nicolas TERTULIAN
détour est donc l’être concret social-historique, tout autant
que le sens de l’être social-historique est donné comme
condition de possibilité par l’éthique. Jusqu’au dilemme du Jusqu’à la fin de sa vie – une vie très féconde sur le plan
virage, ces deux sens étaient confondus chez Lukács. intellectuel –, Lukács caressa l’idée d’écrire une Éthique. Cet
Mais seulement jusque-là. La place pour une éthique du objectif majeur auquel devait aboutir son activité philoso-
détour sur la grande avenue du communisme se fit de plus phique, il ne réussit pas à l’atteindre. L’Éthique, en tant
en plus rare. Plus tard, Lukács allait prétendre avoir trouvé qu’ouvrage de synthèse et couronnement d’une œuvre qui
un chemin vers l’être historique accompli en passant directe- comportait déjà une Esthétique et une Ontologie de l’être social,
ment par l’idée de différence. Ce n’est donc pas un hasard n’existe pas.
s’il a toute sa vie repoussé à plus tard l’écriture d’une éthique. Il serait toutefois hâtif d’en conclure que le philosophe a
Je crois que Lukács a abandonné ses idées les plus person- laissé à l’état de simple intention une entreprise qui lui tenait
nelles sur l’éthique, ses plus importants raisonnements, en à cœur. S’il n’a pas réussi à édifier l’ensemble, il n’a cessé
renonçant à l’éthique du détour. En contournant l’éthique, d’en rassembler les matériaux. Les préoccupations éthiques,
la voie royale finalement choisie par Lukács devait le conduire fréquentes dans ses ouvrages, permettent de reconstituer les
directement à l’être. Mais celui qui recherche directement grandes lignes de l’édifice manquant. Il existe une ethica in
le royaume peut se perdre sur les traces de l’âne. nuce de Georg Lukács, qu’on peut déduire des nombreux
textes où le philosophe donne corps à un projet qu’il n’a pas
eu le temps de réaliser en entier.
L’intérêt de Lukács pour les problèmes éthiques apparaît
très tôt. En 1911, il écrit un dialogue intitulé « La pauvreté
en esprit », où la « grâce de la bonté » se trouve au centre de
ses réflexions. Quelques années plus tard, dans une lettre du
28 mars 1915, il confie à son ami Paul Ernst qu’en préparant

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un livre sur Dostoïevski il comptait y exposer sa propre pement de la spécificité du genre humain). C’était déjà trop tard.
philosophie de l’histoire et, ce qui nous intéresse en l’occur- Il meurt en juin 1971 à l’âge de quatre-vingt-six ans.
rence, son « éthique métaphysique1 ». Seule l’introduction de Les « Versuche zu einer Ethik », rassemblées par un cher-
ce livre devait voir le jour sous le titre La Théorie du roman ; cheur des Archives-Lukács, György Mézei, sont les seules
le reste du manuscrit, que Lukács considérait comme perdu, traces tangibles du travail préparatoire entamé par le philo-
a été retrouvé cinquante ans après, dans une banque de sophe en vue de son grand œuvre.
Heidelberg et publié par les Archives-Lukács en 1985 sous En relisant aujourd’hui le dialogue sur « La pauvreté en
le titre « Notes et esquisses sur Dostoïevski ». esprit », ainsi que les « Notes et esquisses sur Dostoïevski »,
En 1960, après avoir mis le point final à la première partie on est frappé par la continuité entre certaines idées expri-
de son Esthétique (dont les deux volumes allaient sortir en mées dans ces textes de jeunesse et la réflexion du philo-
1963), Lukács décide brusquement d’interrompre son travail sophe au crépuscule de sa vie.
sur l’Esthétique pour remettre en chantier son ancien projet Le dialogue met en lumière la démarcation chère au jeune
de l’Éthique – cette fois avec des instruments intellectuels Lukács entre la vie ordinaire et la vie essentielle. Selon
affinés par l’expérience de toute une vie. Ainsi qu’il le confie l’auteur, qui se fait une haute opinion de l’authenticité de
le 18 mars 1960 à Ernst Fischer, il a pris cette décision parce la Seele (l’âme), celle-ci se situerait quelque part au-delà du
que « l’éthique est le point le plus faible de notre théorie » monde des normes et des conventions sociales, au-delà
(allusion à la carence du marxisme dans l’élaboration d’une même des impératifs éthiques ; dans les moments de grâce,
théorie de la vie éthique), mais aussi pour des raisons per- les âmes qui respirent l’air raréfié de cette zone idéale accé-
sonnelles. À soixante-quinze ans, se sentant pressé par le deraient à une transparence parfaite les unes par rapport aux
temps, il voulait employer ses dernières forces pour préciser autres. Le protagoniste de ce dialogue – conçu au moment
« la place de l’éthique dans le système des activités humaines » où l’amie de Lukács, Irma Seidler, venait de se suicider –
(c’est le titre même du livre annoncé dans la lettre adressée reprend à son compte l’examen de conscience de l’auteur.
à Ernst Fischer). On connaît la suite : les travaux prépara- Il se reproche le manque de « bonté », l’incapacité d’atteindre
toires de l’Éthique vont se convertir en un volumineux l’état de grâce, la transparence, qui lui aurait permis de
manuscrit, l’Ontologie de l’être social, conçu comme une intro- comprendre l’âme de l’infortunée et d’éviter un dénouement
duction nécessaire à l’ouvrage principal. À la fin de l’année tragique. En mettant l’accent sur le caractère par définition
1970, après avoir rédigé Prolégomènes à l’ontologie de l’être métapsychologique et métasocial de la vraie bonté, Lukács
social, Lukács parle dans une lettre à Ernst Bloch de son séparait de façon tranchante le monde de la causalité empi-
projet d’écrire L’Éthique, désignée cette fois-ci sous le titre : rique de celui de la téléologie morale. Il proclamait même
Entwicklung der menschlichen Gattungsmässigkeit (Le dévelop- l’indifférence souveraine de la vie éthique essentielle par
rapport aux effets et aux conséquences (position qu’il allait
abandonner plus tard), en exaltant des figures comme le
1. Georg Lukács, Briefwechsel 1902-1917, J. B. Metzler, 1982, p. 345, trad.
Correspondance de jeunesse 1908-1917, op. cit., p. 252 (curieusement, la tra- prince Mychkine, dont la sublimité morale provoque des
duction française omet l’épithète « métaphysique »). tragédies dans le monde de l’empirie, ou l’Abraham de

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Kierkegaard, qui n’obéit qu’aux exigences de la voix divine. La Première Guerre mondiale, avec tout ce qu’elle eut de
Il prenait comme références essentielles saint François tragique pour l’humanité, est pour Lukács un traumatisme
d’Assise et Maître Eckhart. L’analyse de « La pauvreté en qui appelle une intensification de sa réflexion éthique. Ses
esprit » semble d’ailleurs inspirée par le sermon portant le « Notes sur Dostoïevski », rédigées à Heidelberg entre 1914
même titre de Maître Eckhart. et 1915, reflètent le conflit moral qui accompagnait le conflit
Tout comme plus tard l’auteur de l’Esthétique et de l’Onto- armé. Elles ont pour leitmotiv la distinction entre deux
logie de l’être social, le jeune Lukács met en parallèle le pro- éthiques : la première, courante et empirique, la deuxième,
cessus de création artistique et le processus de sublimation supérieure et authentique. La correspondance qu’il entrete-
éthique : « De même que, dans la philosophie de l’art, seule nait à l’époque avec Paul Ernst révèle la révolte contre les
l’existence du génie est légitime, de même ne serait permise contraintes et les impératifs institutionnels (dont le service
dans la vie que l’existence de ceux qui sont doués de la grâce militaire obligatoire était l’expression la plus flagrante) qui
de la bonté2. » Et la description des métamorphoses subies poussait le jeune penseur à radicaliser sa distinction entre
par le moi empirique pour accéder à l’essentialité éthique, les normes de « l’esprit objectif » (l’État, les institutions, etc.)
la combustion de « la basse infinité de la vie, de la multi- et les exigences de « l’âme », synthétisées dans le concept de
plicité inessentielle » pour arriver à une homogénéité de « seconde éthique ». Cette distinction est importante dans la
l’âme, annonce déjà certaines analyses du dernier Lukács. mesure où elle semble anticiper celle qu’il fera entre le « genre
Le dépassement de la « particularité », qui apparaît dans ses humain en-soi » (Gattungsmässigkeit an sich) et le « genre humain
grands ouvrages comme une condition de la substantialité pour-soi » (Gattungsmässigkeit für sich) qui sera l’un des axes
morale, mais aussi de la substantialité esthétique, est déjà de l’Ontologie de l’être social.
une exigence du « Dialogue », où le jeune auteur établit une Les « Notes sur Dostoïevski » montrent que Lukács, sous
séparation très nette entre l’homme et l’œuvre : l’artiste véri- la pression de la tragédie de la guerre, cherchait avec fébrilité
table, tout comme l’homme éthique, doit se départir de tout des exemples dans l’histoire des religions, de la littérature,
ce qui est contingent et purement empirique (« Nous devons des théories politiques, pour illustrer la distance qui séparait
devenir aprioriques ! » s’exclame le protagoniste) afin d’ac- les deux éthiques. La logique des institutions, exprimant
quérir l’état privilégié de la « pauvreté en esprit », synonyme nécessairement des rapports de force et un équilibre instable
de l’identité parfaite entre le sujet et l’objet, entre le « senti- entre des intérêts divergents, lui apparaissait bien insuffi-
ment » (das Gemüt) et le « destin ». sante par rapport aux exigences irrépressibles de « l’âme »,
qui aspire à une communauté transparente des individus, à
la complémentarité et à la fusion. Le clivage entre les deux
niveaux éthiques était à ses yeux l’évidence même. « Loin de
2. G. Lukács, Sulla povertà di spirito. Scritti (1907-1918), a cura di Paolo
Pullega, Bologne, Cappelli editore, 1981, p. 108. Après avoir été publié en moi de vouloir nier, écrivait-il le 4 mai 1915 à Paul Ernst,
hongrois en décembre 1911, le texte est paru en allemand dans la revue qu’il existe des hommes dont l’âme entre – du moins en
Neue Blätter, [n° 5-6, 1912], sous le titre Von der Armut am Geist. Ein Gespräch
und ein Brief. Ne disposant pas de l’original allemand, nous citons d’après partie – dans leurs relations avec l’esprit objectif et ses forma-
la traduction italienne qui figure dans le recueil susmentionné. tions. Je proteste simplement contre la tendance à considérer

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ces rapports comme essentiels et normatifs, contre la pré- officiel. Ces mêmes préoccupations se retrouvent, mutatis
tention d’imposer à chacun l’obligation de leur rattacher le mutandis, dans les pages consacrées à la religion dans le cha-
sort de son âme. (C’est pourquoi je considère le service mili- pitre final de l’Ontologie de l’être social.
taire obligatoire comme le plus infâme esclavage qui ait Lukács a toujours partagé la conviction que le principe
jamais existé)3. » Selon lui, le seul étalon pour mesurer la inspirateur de l’œuvre d’art (qu’il appelle une fois son « point
valeur des institutions doit venir des exigences de la Seele ; d’Archimède ») est en connexion avec la conscience morale
par conséquent, il s’emploie à désacraliser par tous les de l’artiste. En considérant, dans La Théorie du roman,
moyens l’État et le pouvoir, y compris la « métaphysique de l’époque qui trouve dans le roman son expression littéraire
Jehova », qui le cautionne : « Il nous faut souligner sans cesse la plus adéquate comme une époque de « parfaite culpabi-
le fait que ce qui compte, l’essentiel, c’est en définitif nous- lité » (Fichte), il utilisait à bon escient un concept à conno-
mêmes, notre âme, et même ses objectivations éternellement tation éthique pour désigner le monde de l’hétérogénéité
aprioriques ne sont (selon une belle métaphore d’Ernst entre l’âme et les objectivations sociales.
Bloch) que du papier-monnaie, dont la valeur dépend de sa Le héros du roman est une nature par excellence « démo-
convertibilité en or4. » niaque », à la recherche d’un équilibre perdu. L’intérêt de
La philosophie classique allemande depuis Hegel était Lukács se porte inévitablement vers les moments où les
l’objet d’une critique sévère de la part du jeune Lukács, car situations de crise, figurées dans les romans, se convertissent
elle aurait eu la tendance « à revêtir toute puissance d’un en instants de lucidité et d’élévation morale, faisant ainsi
halo métaphysique5 ». Il se sentait plus proche de l’idée dos- résonner la voix de la « seconde éthique » ; le monde des
toïevskienne de « communauté » (die Gemeinde) que de la « conventions » et de l’ordre établi perd en ces instants son
« fraternité » occidentale, et se montrait sensible à l’opposi- emprise et les contours d’un monde nouveau se dessinent,
tion kierkegaardienne entre l’Église triomphante et l’Église un monde régi par les impératifs de l’âme (comme chez
militante ; il soulignait en ce sens l’incompatibilité entre le Tolstoï par exemple, et surtout chez Dostoïevski). Dans les
christianisme authentique et celui de l’ordre établi. Dans le « Notes sur Dostoïevski » et dans La Théorie du roman, il
même ordre d’idées, il s’intéressait à la doctrine des sectes insiste sur la signification cathartique des scènes comme la
et aux penseurs hérétiques (F. Weigel, Sebastian Franck, conversion du prince Bolkonski sur le champ de bataille
Tauler et Maître Eckhart), en rappelant sans cesse ce qui les d’Austerlitz ou la métamorphose de Karenin et de Vronski,
séparait de la religion institutionnalisée et du christianisme penchés sur le lit d’Anna malade. Le monde de la « seconde
éthique », celui de la transparence des âmes et du salut, appa-
3. G. Lukács, Briefwechsel, op. cit., p. 352 (trad., op. cit., p. 258). raît même comme le principe inspirateur des créations de
4. Lettre de Lukács à Paul Ernst du 14 avril, ibid., p. 349. Dante et de Dostoïevski (auxquels il ajoute parfois le nom
5. « Bien sûr, l’État est une puissance – mais est-ce là une raison pour lui
reconnaître une existence dans le sens utopique de la philosophie : dans de Cervantes) : « Dostoïevski et Dante : la seconde éthique
le sens essentiellement actif de la véritable éthique ? Je ne le crois pas. Et comme a priori de la configuration épique6. »
j’espère être en mesure de pouvoir faire entendre une vigoureuse protes-
tation à ce propos dans les parties de mon livre sur Dostoïevski ne se 6. G. Lukács, Dostoïevski. Notizen und Entwürfe, hrsg. von I. C. Nyiri,
rapportant pas à l’esthétique. » Ibid. Budapest, Académia Kiado, 1985, p. 39.

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La littérature et l’art sont ainsi sans cesse interrogés peut se permettre de juger les actes des individus du seul
comme des miroirs privilégiés de la vie éthique. Le destin point de vue des conséquences, en faisant abstraction des
des personnages est aussi jugé à la lumière des catégories « intentions ». Pour définir la spécificité de l’acte éthique, il
éthiques. Une comparaison entre Oblomov et Hjalmar Ekdal faut prendre en compte les deux dimensions, l’intention et
lui suggère que le personnage de Gontcharov échoue « car il les conséquences, en essayant de trouver leur point d’équi-
possède seulement l’essence », tandis que le héros d’Ibsen libre. L’adhésion au marxisme n’a jamais représenté pour
est voué à la déchéance « parce qu’il n’a rien de l’essence7 ». Lukács une caution quelconque à « l’objectivisme », qui occulte
La portée esthétique des œuvres est donc mise en rapport la dimension morale des actes humains. C’est d’ailleurs par
avec la capacité des auteurs à faire valoir une perspective un scrupule d’ordre éthique qu’il avait initialement hésité à
éthique. Plus tard, dans la grande Esthétique, Lukács jugera embrasser la cause des bolcheviks8. Les dilemmes éthiques
sévèrement Thomas de Quincey pour avoir esthétisé la vie posés par l’action révolutionnaire, tels qu’ils ont été formulés
(y compris le spectacle d’un incendie meurtrier), et fera par l’écrivain russe Savinkov-Ropscine (auteur de l’attentat
l’éloge de Diderot qui a stigmatisé dans Le Neveu de Rameau perpétré en 1904 contre le ministre de l’Intérieur du tsar),
les personnages qui se conduisent selon les normes d’un n’ont cessé de le préoccuper tout au long des années de la
esthétisme effréné, synonyme d’une perversion morale. Première Guerre mondiale et de la révolution russe. Ce n’est
La réflexion éthique de Lukács dans sa période de matu- qu’en 1919 qu’il semble entrevoir une issue. Si, dans ses
rité, après son adhésion au marxisme et au communisme, « Notes sur Dostoïevski », il a l’air de reprocher à Marx
tout en conservant l’essentiel de sa pensée de jeunesse, va d’avoir été un « savant » (Gelehrter) – et non un prophète –
s’orienter vers une problématique nouvelle. Ce sont main- qui courait le risque de trop sacrifier à l’éthique des insti-
tenant les médiations entre le mundus noumenon et le mundus tutions9, dans le petit essai de 1919, « Tactique et éthique »,
phaenomenon, entre la logique du processus socio-historique il fait entendre un autre son de cloche. La philosophie de
et les fins de l’éthique, qui retiennent son attention. Le phi- l’histoire de Marx lui apparaît maintenant comme le fonde-
losophe tentait de trouver une issue à une antinomie célèbre : ment du règne de l’éthique.
la morale de l’intention, qui considère comme un absolu le Dans un essai sur Max Weber et Lukács10, Daniel Bell
moment par excellence subjectif de la conviction, indépen- soutient l’idée que Max Weber aurait pensé à Lukács en
damment de toute conséquence possible, et la morale des brossant dans sa fameuse conférence de 1919, « La vocation
conséquences, qui juge la valeur d’une action exclusivement de l’homme politique », le portrait critique du représentant
selon ses effets dans la pratique sociale. Kant et les existen-
tialistes devenaient, dans cette perspective, les représentants
de la première tendance ; Machiavel, par certains aspects de 8. Cf. son article « Le bolchevisme comme problème moral », publié en
1918, mais écrit en 1917 (trad. dans Michael Loewy, Pour une sociologie des
sa pensée, de la deuxième. Lukács faisait remarquer que, intellectuels révolutionnaires, Paris, PUF, 1976).
même du point de vue strictement juridique, personne ne 9. « Notes sur Dostoïevski », op. cit., p. 125 sqq.
10. Publié en 1981 dans Partisan Review et traduit en français en 1983,
dans deux numéros de la revue Commentaire. Le texte a été repris dans
7. Ibid., p. 149. l’édition française de son livre La Fin de l’idéologie, Paris, PUF, 1997.

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d’une pure « éthique de la conviction » (Gesinnungsethiker). de son jeune ami, l’abandon d’exigences éthiques fonda-
Selon Bell, Lukács, néophyte révolutionnaire, aurait été le mentales, était en réalité chez Lukács un effort qu’on ne
prototype du « rationaliste cosmo-éthique » qui ne peut pas saurait sous-estimer pour intégrer l’absolu dans la réalité,
« supporter l’irrationalité du monde » (Weber). Le grand pour ancrer la morale dans l’histoire – un projet qu’il cher-
sociologue fustige effectivement le partisan de l’éthique de chera à réaliser toute sa vie durant.
la conviction « qui fait brusquement volte-face pour devenir La réflexion éthique du dernier Lukács tourne sans cesse
un prophète millénariste », prêt à admettre l’usage de la force autour des problèmes du droit, de la moralité et de la vie
(donc de la révolution) afin d’aboutir à un ordre social éthique (la Sittlichkeit), avec un accent particulier sur cette
caractérisé par « l’anéantissement final de toute violence ». dernière comme solution des contradictions surgies dans
Weber désapprouve « l’excitation stérile » de tels personnages d’autres sphères. Entre l’universalité abstraite des normes
« romantiques », peu soucieux de respecter une véritable du droit et les exigences de la conscience individuelle qui
« éthique de la responsabilité11 ». Il est possible qu’en esquis- sont, par nature, infiniment diversifiées, Lukács essaie de
sant ce portrait critique, Max Weber ait pensé à Lukács, dont circonscrire un champ de médiations. Les exigences morales
il avait désapprouvé l’engagement révolutionnaire. Mais cela de l’individu, tant qu’elles restent cantonnées dans la pure
ne justifie pas le raisonnement de Daniel Bell, qui trans- intériorité sans prendre en compte l’extériorité sociale, ne
forme Lukács en un virtuose de l’éthique, prêt à cautionner lui paraissent pas moins abstraites que la généralité des
le mal et le péché afin d’assurer la rédemption de l’huma- normes juridiques, qui ne peuvent, par définition, épouser
nité. Car si Lukács est resté fidèle, dans sa période marxiste, l’infinie variété des problèmes individuels. Lukács rappelle
à une éthique des fins absolues, en défendant, ainsi que nous dans les notes qu’il préparait en vue de son Éthique que la
l’avons vu, l’irréductibilité du moment de l’intention et de la célèbre formule Fiat justitia, pereat mundus indique bien les
conviction, son effort principal a été de montrer qu’aucune dangers que comporte l’absolutisation du droit : la rigueur
intention ne peut se justifier en dehors de sa capacité d’objec- des normes juridiques poussée à l’extrême devient synonyme
tivation historique. La prise en compte des déterminations d’inhumanité. Il insiste, d’autre part, sur l’écart qui se creuse
du processus socio-historique, des exigences de la repro- au cours de l’histoire entre les normes juridiques et les aspi-
duction sociale, était à ses yeux la condition nécessaire pour rations individuelles, ce qui rend nécessaire, en dernière
élaborer une éthique. « Keine Ethik ohne Ontologie » (« Pas instance, la modification du droit ; la formule summum jus,
d’éthique sans ontologie »), « Unmöglich Ethisches zu setzen summa injuria est l’expression du divorce entre l’ordre juri-
ohneWeltzustand mitzusetzen» (« Impossible d’instituer l’éthique dique et la conscience morale12.
sans prendre en compte l’état du monde ») – écrit-il en guise Entre le fétichisme du droit et le moralisme abstrait (dont
de programme dans ses notes. Ce que Max Weber consi- l’éthique kantienne serait, selon lui, l’incarnation exemplaire),
dérait comme une « volte-face » ou un égarement de la part Lukács cherche une issue du côté de l’éthique aristotélicienne.

11. Max Weber, Le Savant et la politique, trad. Julien Freund, Paris, Plon, 12. Cf. les pages consacrées au droit dans Zur Ontologie des gesellschaftlichen
1959, p. 177, 189 sq. Seins, vol. II, pp. 183-203, en particulier p. 193.

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Les pages de l’Esthétique consacrées à la catégorie de la par- public, l’individu et la société. L’action éthique est un pro-
ticularité, notamment celles concernant la particularité, la cessus de « généralisation », de médiation progressive entre
médiation et la médiété (Besonderheit, Vermittlung und Mitte), l’impulsion première et les déterminations extérieures ; la
contiennent des développements importants dans ce sens. moralité devient action éthique au moment où naît une
Se proposant de circonscrire sur le plan catégoriel le trinôme convergence entre le moi et l’altérité, entre la singularité de
droit – moralité – éthique, il situe le droit dans la sphère de l’individu et la totalité sociale. Le champ de la particularité
la généralité (Allgemeinheit) et la moralité du côté de la sin- exprime justement cette zone de médiations où s’inscrit
gularité (Einzelheit), alors que l’éthique occuperait dans cette l’action éthique.
disposition la zone médiane de la particularité (Besonderheit). La distinction entre moralité et éthique (Sittlichkeit)
Ces considérations s’inspirent directement des célèbres s’appuie évidemment sur les critiques de Hegel à l’égard de
analyses d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque sur la médiété Kant. Du Jeune Hegel à l’Ontologie de l’être social, Lukács ne
comme voie privilégiée de l’action vertueuse, capable de cesse de défendre la critique hégélienne de l’éthique de
dépasser le double écueil des extrêmes. L’originalité de Kant. En mettant en cause le « formalisme » de la morale
Lukács est d’avoir cherché dans la particularité, entendue kantienne et le logicisme de ses critères, Hegel aurait ouvert
comme un champ de médiations (Feld von Vermittlungen) entre la voie à la prise en compte de la « socialité » (Gesellschaftlichkeit)
la singularité et la généralité, la zone d’insertion de l’action en tant que fondement inaliénable de la vie éthique. L’ana-
éthique. Aristote a raison de définir l’action vertueuse lyse hégélienne de l’exemple du dépôt, que Kant propose
comme un choix difficile dans une zone mouvante (trouver comme illustration des contraintes absolues du devoir, a
la juste moyenne entre des extrêmes qui portent à l’erreur pour Lukács une valeur exemplaire. Ses réserves à l’égard
et au vice). Lukács voit en Aristote un « vrai dialecticien » et du rigorisme kantien ne sont pas dictées exclusivement par
un « homme d’une grande sagesse pratique », et il l’oppose des raisons théoriques ; il était à la recherche d’une morale
au dogmatisme de la morale kantienne13. plus souple, adaptée à la variété et, parfois, à l’extrême
Ces considérations permettent de comprendre l’intérêt complexité des situations concrètes. En défendant contre
que porte Lukács à la catégorie de la particularité14. L’action Kant et Fichte la réalité incontournable du « conflit des
éthique dépasse à la fois la norme abstraite du droit et l’écart devoirs » (qu’il leur reprochait d’avoir occulté15), Lukács
entre les aspirations individuelles et la norme, car elle impli- mettait en garde, plus généralement, contre le danger d’« inhu-
que, par définition, une prise en compte et de l’autre et de manité » des morales abstraites.
la société, une socialisation des impulsions et des penchants Le combat contre le sectarisme éthique et politique fait
personnels, une volonté d’harmoniser le privé et l’espace partie de la biographie intellectuelle de Lukács ; dès lors, il
n’est pas exagéré de voir dans l’essai consacré à Minna von
13. G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, Neuwied, Luchterhand, 1963,
vol. II, p. 219.
14. Avant la grande Esthétique, Lukács lui a consacré une étude monogra- 15. G. Lukács, Der junge Hegel, 1967, dans Werke, Luchterhand, vol. 8,
phique, Über die Besonderheit als Kategorie der Ästhetik, parue sous forme de p. 211 sqq. (Le Jeune Hegel, trad. G. Haarscher et R. Legros, Paris, Gallimard,
livre en 1957, d’abord en traduction hongroise et italienne. 1981, vol. I, p. 278 sqq.)

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Barnhelm, inspiré – semble-t-il – par la figure exemplaire de sans sujet »), et l’auto-affirmation de la personnalité est la
sa femme, Gertrud Bortstieber, l’écho d’une expérience per- clef de voûte de la vie sociale. Cette affirmation peut paraître
sonnelle, surtout si on le rapproche des notes autobiogra- paradoxale si l’on se rappelle avec quelle force il souligne
phiques rédigées par le philosophe dans les derniers mois de tout au long de son œuvre le poids de l’hétéronomie, et plus
sa vie. Il y rendait hommage à la mémoire de sa femme, qui précisément l’ampleur des conditionnements objectifs à
l’avait aidé à corriger ses penchants sectaires et à s’orienter l’intérieur desquels s’inscrivent les actions des individus.
vers une compréhension plus nuancée des problèmes éthi- Mais le paradoxe n’est qu’apparent, et l’on comprendra la
ques. Dans les notes préparatoires pour son autobiographie position réelle de Lukács en gardant à l’esprit sa thèse cen-
se trouvent juxtaposées une esquisse morale de Gertrud trale selon laquelle la position téléologique (die teleologische
Bortstieber et l’idée d’une critique plus approfondie de Setzung) est le « phénomène originaire » et le principium movens
l’éthique abstraite. La source humaine concrète d’une évo- de la vie sociale.
lution philosophique se trouve ainsi révélée : « G[ertrud] Les analyses consacrées dans l’Ontologie de l’être social à
mélange de tolérance et d’intolérance ; large tolérance l’ontogenèse de l’individu renvoient toujours à la future
humaine en même temps que haine contre tout ce qui est Éthique. À la différence des espèces animales, où les indi-
bas. Nouvelle prise de position : contre éthique du type de vidus ne sont que des exemplaires muets du genre auquel
Kant ; maintenant pas moins de rigueur dans alternatives, ils appartiennent, l’individu humain participerait par ses
mais victoire sur tendances à une inhumanité aux fonde- actions au destin du genre tout entier. Les individus singu-
ments abstraits que cela impliquerait16… » liers ne vivent pas dans un isolement autarcique, leurs actions
L’Ontologie de l’être social de Lukács a été conçue comme se répercutent dans la vie des autres ; donc, potentiellement
une introduction à l’Éthique, les deux projets étant dans son au moins, elles affectent la société tout entière, et, à la limite,
esprit intimement liés. Son objectif était de combattre deux le destin même du genre humain. La tension perpétuelle
erreurs symétriques dans l’interprétation du marxisme : la entre les deux pôles de la socialité, le genre humain en tant
vision purement déterministe de l’histoire, qui considère que synthèse et totalisation des actions individuelles et les
comme un absolu la notion de « loi » et regarde les individus aspirations des individus pris dans leur singularité, traverse,
comme de simples agents de « l’algèbre de la révolution », et selon Lukács, l’histoire humaine.
la philosophie de l’histoire de type téléologique, qui trans- La distinction entre le genre humain en soi et le genre
forme chaque étape historique en un simple moment pré- humain pour soi marque le seuil qui sépare les actions qui
paratoire de l’étape suivante, jusqu’à l’avènement du but assurent la conservation du statu quo social, et donc sa repro-
final, l’identité sujet-objet de la société sans classes. duction (le poids de l’hétéronomie est ici particulièrement
En vérité, les individus sont pour Lukács les seuls et véri- fort), de celles qui visent l’auto-affirmation et l’épanouisse-
tables sujets de l’histoire (pas de trace chez lui de « processus ment de la personnalité, à partir d’une interaction convergente
des individus. La personnalité n’est ni un épiphénomène du
16. G. Lukács, Pensée vécue. Mémoires parlées, trad. Jean-Marie Argelès, « milieu », un simple produit du déterminisme (la thèse de
Paris, L’Arche, 1986, p. 226. Taine), ni une force autarcique qui surgirait et s’affirmerait

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au-delà de l’ensemble social (émanation d’un Urerlebnis, niveau de la particularité (Partikularität17) en se condamnant
d’un vécu originaire, d’après la thèse de Gundolf). Selon à n’être qu’un agent de la reproduction sociale, ou trans-
Lukács, la socialité est consubstantielle à la nature des indi- gresser ce niveau vers l’affirmation de son intériorité auto-
vidus, qui agissent toujours dans un ensemble de situations nome en opposant au statu quo social la loi de sa personnalité.
concrètes, en s’objectivant et en s’extériorisant dans le L’aliénation est définie comme étant justement un état où
même temps. les qualités et les aptitudes de l’individu restent fixées au
En dissociant, dans chaque action de l’individu, le moment niveau de la particularité, sans arriver à converger vers la
de l’objectivation et celui de l’extériorisation, tout en sou- synthèse de la personnalité autonome, car elles fonctionnent
lignant leur caractère inséparable, Lukács se proposait de pour la reproduction d’une puissance sociale hétéronome.
rendre justice à la force autonome de l’intériorité dans la L’État stalinien non moins que l’ancien État prussien sont
dialectique de l’être social. La prééminence de l’un ou de des exemples de puissances fondamentalement aliénantes18.
l’autre moment dans l’immanence de chaque acte individuel En revanche, la désaliénation (la nicht entfremdete Existenz,
était mise en rapport avec la capacité différente du sujet à l’existence non aliénée) implique nécessairement le dépas-
assurer et à imposer son autonomie. Il distinguait donc les sement de la pure singularité (la Partikularität), l’abolition
objectivations surgies sous la pression dominante des cir- de la contradiction entre la multiplicité des qualités indivi-
constances extérieures, lorsque l’individu agit surtout pour duelles et l’idéal de la personnalité, afin de trouver, à travers
son autoconservation (elles appartiennent en priorité à la de multiples médiations, la convergence souhaitée entre le
sphère du genre humain en soi), de celles où il arrive à « microcosme » individuel et l’ensemble social, entre l’inté-
exprimer l’intégralité de ses aspirations et à extérioriser véri- riorité du sujet et l’extériorité des objectivations sociales.
tablement sa personnalité (les grandes actions éthiques ou Les notes rassemblées en vue de l’Éthique montrent le
les œuvres d’art majeures sont des exemples privilégiés de grand intérêt du dernier Lukács pour les concepts de l’an-
ces objectivations supérieures où s’accomplit l’aspiration à cienne éthique qui désignent justement le dépassement de
l’autodétermination du genre humain). la dispersion des sentiments et des passions vers un possible
Le clivage entre les deux niveaux se retrouve à l’intérieur équilibre harmonieux de la personnalité : l’ataraxie épicu-
des sujets. Lukács distingue entre les sujets qui se plient aux rienne, la sagesse des stoïciens, la « thèse géniale » de Spinoza
exigences de l’ordre régnant et s’adaptent finalement à la loi sur le dépassement d’une affection grâce à une affection
du statu quo social (on rejoint ici la première éthique de ses contraire et plus forte, la dialectique goethéenne du moi, etc.
écrits de jeunesse) et les sujets qui refusent la loi de la con-
trainte et affirment l’autonomie de leur personnalité. C’est
la différence qui sépare Nora de Madame Alving (héroïnes 17. Partikularität n’a rien à voir avec Besonderheit (on est pourtant obligé
de traduire les deux termes par un seul et même mot, « particularité ») : la
des Revenants d’Ibsen, qui exprime le drame de la soumis- Partikularität a chez Lukács une connotation légèrement péjorative, dési-
sion), Électre de Chrysothémis, ou Antigone d’Ismène. Dans gnant l’individu replié sur sa singularité, alors que Besonderheit figure jus-
tement le dépassement de la pure singularité vers une zone de médiation
les termes de l’Ontologie de l’être social, le sujet se trouverait entre le singulier et l’universel.
devant une alternative fondamentale : rester cantonné au 18. Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, vol. II, op. cit., p. 527.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

Il y découvre des anticipations directes du concept de la


nicht mehr partikuläre Persönlichkeit, de l’individu qui cesse
d’être replié sur lui-même, qui se libère de la pure particu-
larité et arrive à une maîtrise effective des affects et des pas-
sions, et à une domination des circonstances extérieures.
Comme toujours chez Lukács, l’art est le terrain privilégié
d’où il tire ses exemples pour illustrer ses convictions éthi-
ques. Le processus de création artistique implique le dépas-
sement de la pure particularité, vers un vécu essentiel, et la II.
constitution d’un « monde » où l’intériorité du sujet arrive à
s’exprimer pleinement ; les sens perdent leurs attaches con- LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE
tingentes, le principe de l’avoir cède la place à celui de l’être
et la dialectique des sentiments et des passions s’épanouit
librement, en culminant dans l’effet cathartique final. La
catharsis est un concept clef dans l’esthétique comme dans
l’éthique de Lukács : c’est la réalisation de l’équilibre par un
mouvement purement immanent (par la dialectique interne
des affects et des passions), sans aucun appel à la transcen-
dance. L’éthique de Lukács se veut une éthique de la pure
immanence, éminemment « terrestre » et « mondaine », au-
delà de l’alternative entre existence « créaturale » et existence
« essentielle ». L’immense travail théorique du penseur était
destiné à décrire cette voie purement immanente, qui mène
à la possible convergence entre « l’être-pour soi » de l’indi-
vidu et la réalité synthétique du genre humain. Les vers de
Goethe qui figurent à la fin de l’Esthétique pourraient servir
aussi d’épigraphe à l’Éthique que Lukács n’a pas eu le temps
d’écrire :
« Celui qui a pour lui le savoir et l’art
A aussi de la religion.
Celui qui n’a aucun des deux,
Qu’il ait de la religion19. »

19. « Wer Wissenschaft und Kunst besitzt / Hat auch Religion ; / Wer jene beiden
nicht besitzt / Der habe Religion. »
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ESTHÉTIQUE – RÉVOLUTION – ESTHÉTIQUE

Mihály VAJDA

Michel Foucault a écrit dans Les Mots et les Choses à


propos d’un texte de Borges : « Les choses y sont “couchées”,
“posées”, “disposées” dans des sites à ce point différents
qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil,
de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun.
Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel,
elles s’épanouissent pourtant dans un lieu merveilleux et
lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins
bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimé-
rique. Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles
minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent
de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms
communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance
la “syntaxe”, et pas seulement celle qui construit les phrases,
– celle moins manifeste qui fait “tenir ensemble” […] les
mots et les choses. […] [Elles] contestent, dès sa racine, toute
possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes1 […]. »
Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, Foucault a écrit
l’ouvrage en question seulement trois ans après Die Eigenart
des Ästhetischen (La Spécificité de la sphère esthétique), avant-

1. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
pp. 9-10.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

dernier grand livre de Lukács dont on peut dire qu’il est jus- car son activité d’abord se détache, puis redevient elle-même
tement une utopie tout aussi réconfortante que La Théorie en trouvant son propre centre et trace un cercle autour
du roman. Certes, il est possible que les avenues n’y soient d’elle-même2. » Tout acte de l’âme est franc et intelligible ;
pas aussi vastes, que les jardins y soient un peu moins bien complet en ce qui concerne l’entendement, et complet pour les sens.
plantés, mais, dans cette utopie tardive, Lukács nous invite Dans cette phrase mise en exergue, tout est dit sur ce à quoi
à le suivre dans un pays sinon facile, du moins amical. Il dit Lukács n’a cessé d’aspirer. Dans sa jeunesse, il avait placé
à son lecteur : voyez, il y a de l’espoir. La nostalgie évoquée ses espoirs en différents lieux, ici et là, mais toujours il avait
par Novalis, « ce désir d’être partout chez soi », sera un jour cru pouvoir compter sur l’individu, sur l’individuum. À partir
ou l’autre comblée. Rappelons-nous seulement combien de La Théorie du roman, par contre, il semblerait qu’il fût
sont grisantes, voire envoûtantes, les premières lignes de La arrivé à la conclusion que nos actes pussent devenir plus
Théorie du roman. Celles-ci, n’est-ce pas, ne semblent pas intelligibles et francs à la condition d’un changement radical
s’adresser à l’avenir, elles ne dessinent pas le moment du du monde. Dans un monde en morceaux, l’individuum n’est
retour après l’« exil transcendantal » ; au contraire, elles pas en mesure de rendre ses actes intelligibles et francs. Plus
s’intéressent à la naissance de nos cultures occidentales, en précisément : à partir de La Théorie du roman, il est apparu à
l’occurrence à la culture classique grecque. Et pourtant, elles Lukács que toutes les questions liées à l’intelligibilité, à la
ont bien pour intention de nous convaincre que notre « divi- complétude et à la franchise des actes relevaient de la philo-
sion » n’est pas une fatalité, qu’un jour – et ce n’était pas une sophie de l’histoire et non de l’éthique. Or c’est l’histoire
faveur accordée de temps à autre à certaines personnes des hommes qui permet de forger des vues sur la philoso-
d’exception –, un jour exista une réalité vivante, qui – phie de l’histoire. Mais il s’agit seulement de vues, nous le
sachant « qu’il faut que cette fin existe, il le faut, il le faut ! » savons bien. La philosophie de l’histoire, du début jusqu’à
– sera de nouveau à la portée de l’homme. « Époque heu- la fin, définit la trajectoire d’un mouvement unique. Aussi
reuse, quand sur la voûte céleste s’étalait le plan des routes croit-elle voir la fin de l’histoire lorsque la ligne définie se
nouvelles et anciennes, et ces routes étaient éclairées par confond avec le temps présent. Au temps de Hegel, c’est
la lumière des étoiles. Tout est nouveau et tout pourtant donc le monde bourgeois qui tenait lieu d’achèvement de
semble connu ; on est à l’aventure et en même temps chez l’histoire humaine. En devenant philosophe de l’histoire,
soi. Le monde est vaste et en même temps familier, car le Lukács s’est naturellement fait l’héritier de Hegel. Mais il
feu qui monte en soi est de la même essence que celui des ne pouvait se résoudre au fait que le monde bourgeois fût
étoiles ; ils sont séparés de manière aiguë, le monde et le moi, l’achèvement de l’histoire humaine, car il lui semblait très
la lumière et le feu, mais ils ne resteront pas étrangers l’un improbable que dans un tel monde les actes pussent être
à l’autre pour l’éternité ; car le feu est l’âme de toute lumière, complets en ce qui concerne l’entendement et pour les sens.
et tout feu se drape de lumière. Ainsi tout acte de l’âme est-
il franc et intelligible dans cette dualité ; complet en ce qui
2. G. Lukács, A regény elmélete (La Théorie du roman), dans A regény elmélete.
concerne l’entendement, et complet pour les sens ; franc, car Dosztojevszkij jegyzetek (La Théorie du roman. Notes sur Dostoïevski), Budapest,
dans le cours de son action l’âme se repose sur elle-même ; Gond-Cura alapítvány, 2009, p. 15.

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C’est pourquoi il cessa de s’intéresser aux potentialités de vie, elles sont capables de relever la vie de son aliénation, de
l’individu. Il n’admettait pas que la fin de l’histoire survînt son enfer. D’autre part, il semble que ce n’est pas seulement
dans un monde où l’aliénation vidait l’homme de toute sa les idées liées à la liquidation de l’aliénation, au désir de
substance. Avançons : comme il ne souhaitait pas pour rédemption qui aient été présentes dans son travail, de ses
autant abandonner la solution de la philosophie de l’histoire, premiers écrits jusqu’à la fin, mais aussi l’idée de la fonction
il fit sienne, sur les traces de Marx, l’idée de retourner le de reflet des arts. Je souhaiterais ici attirer l’attention sur le
monde bourgeois sens dessus dessous. L’achèvement de fait qu’il y eut une période de son œuvre au cours de laquelle
l’histoire, en même temps l’acte révolutionnaire mettant fin disparut totalement la question de la nature des œuvres
à l’aliénation, sont décrits dans Histoire et conscience de classe. d’art. Il s’agit de la période courant de 1918 à 1930, celle
Jusqu’à La Théorie du roman, Lukács s’était occupé d’une qui vit Lukács se préparer puis embrasser la carrière de poli-
question qui selon moi est entièrement fondée sur un malen- ticien et théoricien communiste, jusqu’à son retrait forcé,
tendu quant à son intention (malgré le certificat de génialité ou plutôt extorqué, vers 1930. Mais ce que je voudrais dire
donné par Max Weber) : « Les œuvres d’art existent. Comme dépasse le simple constat que Lukács ne s’est pas occupé
est-ce possible ? » – en s’efforçant d’analyser la question dans des arts et des œuvres d’art pendant la période évoquée, ni
un cadre qui permît de donner à l’individu sa complétude. non plus de la sphère esthétique au sens large, mais seule-
Weber a mal interprété la question ; ce qui fait que cette der- ment des problèmes de la révolution. Cela saute aux yeux
nière est féconde de son point de vue, tout en restant abso- de quiconque connaît bien sa biographie – et, en même
lument stérile de celui de Lukács. Très féconde pour Weber, temps, ne lui saute pas aux yeux. Comment s’étonner, en
qui – comme nous le savons – voulait à tout prix voir en effet, qu’un homme lancé dans la politique communiste, un
Lukács un savant réputé dans les sciences de l’esthétique. révolutionnaire, puisse avoir le temps de s’occuper de telles
Quelqu’un qui comprit ce qui rend possible dans l’œuvre questions ? Je pense pourtant qu’il ne s’agit pas seulement
d’art (et seulement dans l’œuvre d’art) la réunion du sujet – je risquerais même : aucunement – de cela. Pour Lukács,
et de l’objet, phénomène qui dans la vie d’un homme – et la sphère esthétique avait simplement perdu sa pertinence,
pas seulement dans le monde moderne privé de toute fan- tant du point de vue de sa pensée que de son action. Il n’est
taisie – n’a jamais été possible. Lukács – j’en suis profon- besoin de nul art, quand la vie entière s’élève au niveau de
dément convaincu – examina avec attention la thèse de la la Vie, quand l’union souhaitée du sujet et de l’objet, la
réunion du sujet et de l’objet comme condition nécessaire rédemption elle-même, prend réalité dans la Vie.
de l’œuvre d’art, mais il considéra également l’œuvre d’art, Mais revenons au premier Lukács. Dans l’œuvre d’art,
non seulement comme une possibilité d’arracher la vie (avec dans la véritable œuvre d’art, conformément à la nature de
un petit v) à son état d’aliénation, mais aussi comme une l’art se réalise cette union qui ne peut se réaliser en l’homme
représentation de la possibilité même de la Vie (avec un inauthentique, dans la vie de l’individu déchiré de notre
grand v). Les œuvres d’art existent, et elles sont possibles temps, qu’au prix de l’élévation au-dessus de la vie ou de la
parce qu’elles sont capables de mettre fin à la division de la mutation en la Vie, voire à celui de la négation de la vie. Que
vie de l’individu authentique en faisant de sa vie une vraie signifie la négation de la vie, l’élévation au-dessus du niveau

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

de la vie, tout cela n’était pas sans ambiguïté chez Lukács. même : « Il me semble que la crise est passée. Je me suis
Cette sorte d’effervescence qui est apparue aux yeux de réfugié dans l’épistémologie et dans la frivolité. Mais tout
plusieurs observateurs, y compris moi-même, comme ayant ira bien. Car il me reste une chose : “la vie”, “la conscience
marqué l’époque précoce de Lukács n’était peut-être pas de de continuer à vivre”, je me sens décadent ; le suicide, peut-
l’inconséquence, ni peut-être non plus la conséquence de la être, me ranimerait, à la hauteur de mon être, un peu plus
façon dont Lukács, d’une manière ou d’une autre, s’inspi- conséquent. Mais ici-bas, tout est compromis décourageant
rait de ses prédécesseurs. Non. « Les œuvres d’art existent. et déchéance3. » J’ignore s’il a eu ce journal entre ses mains
Comment s’accomplit en elles la mutation de la vie de ses à l’âge mûr. (Je ne le crois pas.) Mais quand, des années plus
héros en la Vie ? Est-il vraiment possible de muter une vie tard, à propos de La Défaite de Fadeev (dans un des textes
en la Vie ? » – si nous formulons ainsi la question qui enthou- les plus sincères qu’il ait écrits), il affirme : « Fadeev – avec
siasma Weber en son temps, alors il semble que toute effer- raison – décrit Metchik comme traquant l’idée de suicide
vescence puisse s’estomper. Et avec, d’ailleurs, l’enthousiasme comme un jeu vide de sens », peut-être se rappelait-il quelque
de Weber pour le savant esthète. Or si l’élévation des œuvres chose. De fait, des dizaines d’années plus tôt, dans « La
d’art – du moins celles considérées comme telles par Lukács culture esthétique », texte légèrement ultérieur à « La méta-
– à travers la vie des héros peut s’accomplir de plusieurs physique de la tragédie », il avait déjà écrit : « La tragédie per-
manières différentes, alors la lutte contre la division, l’inau- manente […] est la plus grande frivolité. La conscience de
thenticité peut aussi être menée selon diverses modalités. la tragédie éternelle donne l’absolution à toute légèreté4. »
Si Lukács avait admis que ses travaux ne concernaient pas Quoi qu’il en soit, il me semble que Lukács s’accable injus-
l’analyse des œuvres d’art à proprement parler, mais dévoi- tement de reproches dans son Journal. Il ne s’est jamais
lait le processus d’élévation au-dessus de l’inauthenticité à réfugié dans la frivolité. D’une part, il est aussi vrai que le
travers les œuvres d’art, et seulement les possibilités offertes héros tragique, en acceptant la mort, s’élève au-dessus de la
par les œuvres d’art à cet égard, si Lukács avait dit cela expli- banalité de la vie, même si l’on ressent aujourd’hui comme
citement, cela nous épargnerait peut-être le sentiment qu’il comique son ambition d’élever la vie au-dessus de la vie
manquait désespérément de goût. (c’est du moins mon sentiment personnel) – n.b. la tragédie,
Le jeune Lukács envisageait plusieurs façons de mettre comme on le sait, est devenue impossible tant sur la scène
fin à la vie inauthentique. Dans « La métaphysique de la tra- que dans la vie, depuis que la vie s’est déchirée, est devenue
gédie », qu’il a écrit, comme on le sait, dans la perspective contingente –, d’autre part, Lukács offrait aussi un autre
de la Brunhilde de Paul Ernst, il considère comme le plus choix, et de même valeur, au héros tragique. Sur celui-là,
élevé le choix du héros tragique. Autrement dit, il affirme en revanche, on ne trouve pas le commencement d’un mot
que l’on peut s’élever au-dessus de la vie, lutter contre la divi- d’explication. L’homme sage, le héros d’un drame non tra-
sion, réaliser pleinement laVie à la seule condition d’accepter
la mort, plus précisément : en acceptant le choix de la mort 3. G. Lukács, Napló. 1910-11 (Journal 1910-1911), dans Curriculum vitae,
Budapest, Magvet , 1982, p. 452.
comme possible. On ne peut pas vivre la Vie, on peut seule- 4. G. Lukács, « Esztétikai kultúra » (« La culture esthétique »), dans Ifjúkori
ment mourir. Même dans son Journal (Napló), il dit de lui- m vek (Œuvres de jeunesse), Budapest, Magvet Kiadó, 1977, p. 430.

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gique, peut aussi se transporter au-dessus de la division, hors à l’échelle du monde. Lukács est convaincu que la réali-
du chaos d’une vie remplie d’inconséquences. Lukács cite sation de la réunion sujet-objet est une possibilité historique.
Maeterlinck, selon lequel « la sagesse n’a jamais fait partie Grâce à Dostoïevski, il découvre ce monde que le nihilisme
de la tragédie, et si un jour un homme sage devait être trans- européen n’a pas encore détruit : la Russie. Et lorsqu’il
porté sur les marches dont les héros d’Œdipe ou Oreste apprend la nouvelle de la révolution bolchevique, il n’hésite
furent les témoins sanguinaires et aveuglément furieux, alors pas une seconde : il existe aussi des solutions historiques,
il se découragerait tout simplement et se tiendrait à distance pas seulement des solutions individuelles. La révolution
de tout destin monstrueux5 ». transporte les individus divisés, tourmentés, souffrants vers
Avançons : cinq ans plus tard, à propos du même drame la Vie, vers la rédemption. Il n’est plus nécessaire d’analyser
d’Ernst – Ariane à Naxos –, Lukács va même jusqu’à affir- les œuvres d’art afin d’y déceler le secret de la réunion du
mer que l’approche adoptée dans le drame de la grâce signe sujet et de l’objet. Mais ensuite, quand il fut forcé de consta-
l’arrêt de mort de la tragédie. Parce que l’atmosphère d’un ter – sans doute à la lumière de ses premières expériences
Dieu existant révèle le manque de détermination dans en Russie – que la révolution n’apporterait la rédemption
l’éthique du héros. L’exercice de cette éthique d’un autre que par la catastrophe, mais ensuite, au moment où le pro-
genre, de l’éthique qui dépasse l’éthique du héros tragique, létaire accéda à la conscience et ainsi devint sujet-objet (voir
n’est possible que si Dieu existe, puisqu’elle repousse tout Histoire et conscience de classe), la parousie n’eut pas lieu, la
simplement les lois morales. Lukács ne l’ignorait pas au rédemption ne fit naître nulle foi nouvelle – pourquoi ? À
moment où il a fait le choix du bolchevisme. Simplement cela je ne trouve pas de réponse ; Lukács retourna à ses
il oublia que si le héros tragique choisit la mort pour lui- études sur le rôle de l’esthétique. Avec des idées très diffé-
même, le sage, lui, ne fait de mal à personne, dans son rôle rentes, tout de même, de ses options précoces sur ce thème.
de héros d’un drame de la grâce, dans ce rôle qui repousse Entré dans l’âge mûr, il ne cherche plus dans les arts le
tout simplement les lois de la morale, il se complaît à occire modèle de la rédemption de l’individu, de l’élévation de
selon son plaisir. l’individu divisé au-dessus de la vie contingente. Les arts,
La suite de l’histoire est d’une limpide simplicité. tout simplement – non, pas si simplement, mais avec une
À partir de La Théorie du roman, Lukács était déjà à la certaine complexité, au contraire, disons : pas photographi-
recherche d’autre chose. Il ne souhaitait pas montrer quement, autrement –, les arts renvoient au monde son
comment, en s’élevant au-dessus du monde contingent en reflet. Lukács croit avoir trouvé dans ce reflet, au-delà des
général, les individus étaient capables de vaincre dans leur visions fétichistes, une fonction de « vérité » sur le monde des
propre vie la contingence et de s’élever au niveau de la Vie. hommes, le monde « vrai », c’est-à-dire « réaliste », en tant que
L’idée de nécessité historique à l’œuvre dans ce livre cherche « complétude ». « Les arts sont tous la réplique de la vie
au contraire à étendre la possibilité d’anéantir la contingence humaine, du développement humain6. » Ainsi de la musique

5. G. Lukács, « A nem-tragikus dráma problémája » (« Le problème du drame 6. G. Lukács, Az esztétikum sajátossága. Rövidített kiadás (Les Particularités
non tragique »), ibid., p. 519. du style. Édition abrégée), Budapest, Magvet , 1969, p. 415.

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authentique, de l’architecture authentique. Lukács se sent de l’analyse est la crise baroque – renvoie dos à dos l’objec-
obligé de le prouver par force démonstrations théoriques, tivité objective, d’un côté, et, de l’autre, le sujet impuissant
même s’il doit pour cela couper les cheveux en quatre. se languissant de Dieu, mais incapable de le trouver dans
Admettons tout de même que dans les disciplines artistiques l’étrangeté du monde objectif. Face aux arts qui tantôt mon-
qui lui sont chères Lukács sait analyser, examiner avec pro- trent la capacité de création de l’homme, conquérante et
fondeur, ses propos sont d’une grande force. Dans l’analyse triomphante, tantôt, dans les ères de crise, le montrent
du Tintoret, par exemple : frustré de son désir de Dieu par l’objectivité du monde, face
« L’extrême subjectivité du contenu sensuel et les efforts à ces arts dans leur qualité de reflet authentique, réaliste,
incoercibles mis en œuvre pour accéder à une objectivité Lukács pose deux catégories distinctes, d’une part les arts
authentique de l’objet du tableau sont menés à tel point d’intention artistique, mais ne répondant pas aux standards
qu’il s’agit, du point de vue esthétique, d’une production artistiques (en premier lieu la littérature de divertissement,
infiniment contradictoire. […] La transposition d’un thème le kitsch et la rhétorique journalistique), d’autre part ce qu’il
biblique dans le monde quotidien contemporain – opéra- appelle les « tendances de l’avant-garde ». D’après Lukács, le
tion par laquelle cette thématique perd toute signification cas de l’avant-garde relève clairement d’une situation de
mythique de dévoilement de l’au-delà, dont l’impact passe crise. Au point que l’avant-garde ne dévoile pas seulement
exclusivement par une signification vue dans l’ordre de une nouvelle crise comparable à celle de l’époque baroque
l’humain – cette transposition se combine avec la tendance et de ses grands arts, mais, d’une part elle représente bel et
selon laquelle ce monde proche de la vie, pénétré du sujet bien la crise finale et inévitable du monde bourgeois, d’autre
du point de vue de la forme et reniant toute transcendance part elle est en soi un phénomène de crise. Lukács considère
quant à l’objet, s’unit au désir profond et non moins désor- comme problématique, fondamentalement livré à la trans-
donné vers Dieu, propre à l’ère de crise7. » Il apparaît dans cendance, tout ce qui ne convient pas à son goût conserva-
ces lignes que Lukács interprète comme un signe de crise teur de toujours. Reprenons les exemples évoqués plus haut.
historique issu de quelque condition humaine la tension entre Tandis que la recherche de Dieu par un Tintoret ou un
l’étrangeté du monde et le désir incoercible du sujet vers le Rembrandt a conduit ces artistes aux sommets de l’art réa-
tout. Lukács analyse également Rembrandt dans le même liste de leur époque, l’avant-garde est livrée à la transcen-
esprit. « La place de Rembrandt dans l’histoire mondiale dance, elle n’est pas capable de se libérer des éléments
tient pour une grande part au fait qu’il savait – selon l’expres- transcendants. Il semble que le monde objectif décrit par
sion favorite de Cézanne – réaliser la mimèsis objective de l’« avant-garde » est brisé, tombé en lambeaux, contrairement
la réalité dans le dépouillement du sujet, non sans d’ailleurs au monde objectif de la crise baroque dont les contours
que ne cessent de luire, face à l’objectivité, les rayons de la solides offraient encore des prises à l’homme. Tel qu’il est
subjectivité impuissante8. » Donc, l’ère de la crise – l’objet décrit dans les œuvres d’avant-garde, l’homme d’aujourd’hui
non seulement ne trouve pas Dieu, mais perd aussi le
7. Ibid., p. 682.
contact avec le monde objectif qui lui échappe des mains.
8. Ibid., p. 688. Néanmoins, en dépit de ses réticences profondes à l’égard

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de l’avant-garde, Lukács ne considère pas cet art comme


un art raté. Peut-être ne s’en rend-il pas compte, mais, à
l’encontre de la littérature de divertissement, du kitsch, etc.,
il considère l’avant-garde comme un adversaire dangereux
auquel on doit le respect. Adversaire dangereux : parce qu’il
ne serait pas sérieux de nier sa nature artistique. C’est un
art, mais dont le tort est de ne pas prendre part à la lutte LUKÁCS : LA LITTÉRATURE À LA LUMIÈRE
pour la liberté. L’avant-garde prend acte que l’homme n’est DE LA THÉORIE CRITIQUE DU RÉALISME
pas avec Dieu : qu’il ne sera jamais le propriétaire souverain
de la nature. Guido OLDRINI
Les artistes de l’avant-garde sont des créateurs capables
et puissants, ils ne sont ni des faiseurs de jolies choses kitsch,
ni de simples illustrateurs de conceptions théoriques. Néan-
moins, ils ne sont pas en mesure et même ne souhaitent pas Lorsque l’on s’interroge sur la valeur de la critique litté-
montrer que l’être humain en tant qu’individu, en tant raire de Lukács, il faut avant tout faire une distinction entre
qu’élément de la totalité humaine (selon les connaissances cohérence et correction de ses jugements critiques. La cohé-
et aspirations antérieures, avec l’aide de Dieu, bien entendu), rence concerne le rapport des principes esthétiques géné-
crée un monde suffisamment solide pour offrir la sécurité, raux, des fondements du jugement, avec l’homogénéité des
quand bien même il n’a pas encore – au lendemain même conséquences qu’on en tire au niveau critique ; la correction
de l’achèvement d’un processus révolutionnaire – trouvé son entraîne quelque chose en plus, c’est-à-dire que – vu d’un
nouveau chez-soi et le monde objectif qui lui est associé. côté le caractère non normatif de l’esthétique, de l’autre le
Afin que l’homme puisse se retrouver un jour, Lukács n’a pluralisme sans bornes de l’esprit créatif – la démarche opé-
cessé de raffiner son esthétique et bien sûr l’ensemble de ses rationnelle qui conduit des principes jusqu’à leur application
activités théoriques, il est le dernier Mohican des utopies s’avère correcte en l’occurrence. Une chose de toute évidence
consolatrices. Mais croyait-il lui-même en sa propre utopie ? plus complexe ; même d’après Goethe – je cite Les Affinités
Sincèrement : je ne le sais pas. électives – il faut tenir pour sûr que « concilier une idée avec
son application est en général un problème très difficile ».
Comme dans ma récente monographie parue en italien sous
le titre Georges Lukács et les problèmes du marxisme au ving-
tième siècle47, d’où je tire tous les liens essentiels des argu-
mentations qui vont suivre, je m’en tiendrai ici au premier

47. Naples, La Città del Sole, 2009.

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des deux aspects du problème, à savoir ce qui concerne la L’impact de ces lectures est si profond que s’en modifie tout
cohérence. L’autre aspect, le sondage et la vérification minu- à fait son rapport avec le marxisme et que s’en transforme
tieuse de la correction des jugements particuliers formulés sa perspective philosophique ; après quelque quarante ans,
par Lukács, je crois qu’il faudrait le soumettre à l’attention dans la préface de 1967 à la réédition de Histoire et conscience
de la critique littéraire spécialisée. de classe, il évoque encore (et pour cause, avec d’excellentes
raisons) « l’impression bouleversante » provoquée en lui par
1. Afin de saisir à sa racine la genèse de la théorie critique « les mots de Marx sur l’objectivité comme propriété maté-
du réalisme chez Lukács, il faut que nous remontions en rielle primaire de toutes les choses et de toutes les relations ».
arrière, jusqu’au début des années 1930, lorsque Lukács Grâce à Marx (et à Lénine), Lukács se rend maintenant
– livré aux vicissitudes et aux tourments de l’exil – déplace compte pour la première fois des conséquences qui dérivent
son siège de vie aussi bien que son siège de travail de Vienne des bouleversements de l’ontologie logicisée de Hegel. Il est
à Moscou. Ce n’est pas certainement un déplacement négli- vrai que ce dernier – Marx le reconnaît – se situe au niveau
geable, d’autant plus qu’il s’agit d’un intellectuel marxiste de l’économie politique classique, qu’il voit et représente
impliqué pendant toute la durée de la décennie précédente l’homme, la société des hommes, comme le produit de leur
dans une suite ininterrompue de contestations, polémiques, propre travail ; mais chez lui, de même que chez les écono-
critiques et autocritiques, qui l’avaient finalement poussé mistes, tout apparaît en même temps bouleversé et déformé.
à bien des changements dans ses choix philosophiques et Puisque le travail n’est pour lui que « le devenir pour soi de
politiques : du point de vue philosophique, en le poussant à l’homme dans l’aliénation ou bien en tant qu’homme aliéné »,
prendre de plus en plus ses distances par rapport au marxisme puisqu’il confond objectivité et aliénation, il finit en dernier
hégélianisé d’Histoire et conscience de classe ; du point de vue ressort par falsifier le rapport de l’homme avec son monde.
politique, en le poussant à reconnaître, bien qu’à contrecœur, Au lieu du concept ontologique du travail, dans l’ontologie
l’échec de ses si clairvoyantes Thèses Blum. Le vrai tournant de Hegel ne domine et n’agit que le travail du concept ; au
intervient toutefois chez lui seulement au moment où il se lieu de l’auto-conscience de l’homme, seulement l’homme
déplace à Moscou (décembre 1929) pour s’y établir et y de l’auto-conscience. C’est ainsi que l’homme réel, concret,
travailler pendant quinze ans, jusqu’à la fin de la guerre. se désagrège.
Hôte de l’Institut Marx-Engels de Moscou, alors dirigé par On rencontre précisément ici les géniales critiques maté-
Riazanov, il bénéficie là-bas de la proximité et de la collabo- rialistes que Marx (et Lénine) font à Hegel, le renversement
ration du critique littéraire soviétique Mikhail Lifschitz et a auquel ils soumettent sa pensée. Le mérite principal de
l’occasion de faire avec lui, si ce n’est vraiment sur ses traces, Marx, aux yeux de Lukács, c’est d’avoir remis Hegel sur
des expériences décisives d’ordre philosophique. Il a notam- pied, d’avoir rétabli l’ontologie sociale dissoute par Hegel.
ment l’occasion d’entrer en contact avec le texte, qui venait En polémique avec les bouleversements idéalistes de Hegel,
de paraître, des Cahiers philosophiques de Lénine et avec les en le renversant – sur les traces de Feuerbach – dans un
Manuscrits économico-philosophiques du jeune Marx, qui, bien sens matérialiste, Marx reconnaît et fixe dans l’objectivité
que déjà complètement déchiffrés, étaient encore inédits. « quelque chose d’ontologiquement primaire », une propriété

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originaire de tous les êtres ainsi que de toutes leurs relations Hans im Glück de Pontoppidan) avec la critique balzacienne
et de toutes leurs productions (objectivations). « Un être non de ses essais des années 1930. En même temps, on constate
objectif », dit-il dans les Manuscrits, « est un non-être » (Unwesen combien le vieux, revu du point de vue marxiste, sert le
en allemand, c’est-à-dire un monstre) ; et contre le mythe nouveau. Les justes diagnostics que La Théorie du roman
hégélien de l’« Esprit », contre son principe fantastique de faisait du temps réel dans les œuvres du « romantisme de la
« la substance comme Sujet », il ajoute et éclaircit dans un désillusion », c’est-à-dire depuis la crise survenue dans le réa-
passage bien connu (où Lukács, et ce n’est pas un hasard, lisme littéraire après 1848, diagnostics qui n’étaient alors
trouve condensée la « quintessence de cette théorie matéria- que des intuitions ou des constatations intelligentes de la
liste marxienne de l’objectivité ») que l’agir de l’homme perspicacité d’un critique, mais sans une base méthodolo-
« n’est que le côté subjectif de forces objectives essentielles », gique adéquate, ici, grâce au marxisme, reçoivent leur pleine
qui se cristallisent en objets ; donc que l’homme est un être justification : je le répète, abstraction faite de la question de
objectif actif, productif d’objectivations, un être qui travaille ; savoir si l’un ou l’autre des jugements particuliers de Lukács
et que, par l’entremise de ce processus d’échange organique s’avère recevable ou irrecevable, correct ou incorrect.
avec la nature, l’objectivité primaire, naturelle, est hissée Déjà des notes assemblées dans le premier essai qui reflète
au niveau d’une nouvelle formation, d’une objectivité de sa réorientation culturelle après 1930, la reconstruction du
deuxième degré, c’est-à-dire de degré social. Voilà à grands débat polémique de Marx et Engels avec Lassalle à propos
traits le tournant capital survenu pendant les années 1930 de la tragédie de ce dernier, Franz von Sickingen, il ressort
dans la formation marxiste de Lukács, un tournant décisif de toute évidence combien les lignes directrices de sa
pour son passage au marxisme de maturité aussi bien que recherche sont redevables à la théorie marxienne de l’objec-
pour l’avenir de sa carrière, et par rapport auquel il ne tivité, comment une telle recherche se guide essentiellement,
reviendra jamais plus en arrière. en tous points, sur elle. Nous découvrons ici le tableau
déployé de la nouvelle méthodologie esthétique de Lukács.
2. Dans le sillage des principes théoriques élaborés grâce En se fondant déjà ici sur l’« idée que l’esthétique constitue
à ce tournant évoluent aussi chez Lukács les critères de ses une partie organique du système marxien », il s’en sert pour
examens critico-esthétiques pendant la décennie qui va tirer du débat des conséquences théoriques d’ordre général.
suivre, une application pertinente et rigoureuse du renou- Le choix même du sujet paraît significatif. Il s’agit pour
vellement du marxisme dont j’ai parlé. Combien cette cri- Lukács d’une divergence qui franchit de loin les circons-
tique est imprégnée par ses nouveaux principes esthétiques tances d’où elle prend prétexte. Si avec tant d’énergie et tant
marxistes, combien elle s’enrichit en conséquence, il suffit de chaleur il peut se ranger du côté de Marx et d’Engels,
pour s’en assurer de procéder à une confrontation des juge- c’est parce qu’il trouve présente chez eux (contrairement au
ments homologues du passé et du présent : par exemple, des penchant idéaliste subjectif de Lassalle, à sa prédilection
descriptions et appréciations que Lukács avançait dans La pour le pathos rhétorique, moralisant, à la Schiller) une
Théorie du roman au sujet du cycle narratif de La Comédie conception de la tragédie en tant qu’expression de la néces-
humaine de Balzac (placée au-dessous d’un roman tel que sité historique objective, des rapports de force objectifs qui

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existent entre les classes : ce que déjà Hegel appelait dans vateur plus que d’organisateur du matériel littéraire et docu-
l’Esthétique – bien sûr, sans aucune référence à la concréti- mentaire, c’est-à-dire décrit seulement sans savoir vraiment
sation sociale de la notion – « la manifestation vivante et représenter, toutes ces polémiques-là ne veulent pas être et
active d’une nécessité autonome, reposant sur elle-même ». ne sont rien d’autre que le prolongement littéraire de ses
Qu’à la « schillérisation » de Lassalle Lukács oppose, à la polémiques plus générales contre le marxisme vulgarisé de
suite de Marx et d’Engels, le parangon de Shakespeare, la la Deuxième Internationale.
vision shakespearienne du drame, cela signifie d’un point de Spontanéité, schématisme, « art de tendance », voilà les
vue théorique : ce ne sont pas les actions, la praxis héroïque objectifs critiques principaux de Lukács. Contre l’« art de
des individus, leur liberté, qui décident de la nature du tendance » – une vieille question jamais résolue du marxisme
conflit tragique, mais bien le contexte déterminé à l’intérieur de la Deuxième Internationale, d’ailleurs forcément inso-
duquel les individus agissent (unité dialectique de liberté luble sur la base de ses principes – il avait déjà pris position
et nécessité). dès ses années d’apprentissage pré-marxistes et proto-
C’est bien là que la théorie lukacsienne du réalisme, en marxistes, en critiquant par exemple, dans son livre sur
général si mal comprise même de la part de la littérature l’histoire du drame, le Tendenzdrama (« Le Tendenzdrama,
critique marxiste, prend elle aussi racine. Quoique cette avait-il écrit, n’est pas dramatique »), de même que plus tard,
orientation soit occasionnellement anticipée et annoncée en 1922, en critiquant Dostoïevski. À Berlin, la polémique
dans la phase proto-marxiste de la pensée de Lukács (par se porte sur les romans des écrivains prolétaires pas moins
exemple, dans un article concernant Balzac de la revue Die que sur les « drames didactiques » de Bertolt Brecht et des
Rote Fahne de 1922), elle ne trouve qu’à ce moment-là, pour brechtiens d’étroite observance ; fort dur – et singulièrement
la première fois, sa conséquente justification théorétique. significatif par rapport aux développements que l’alternative
Entre le « réalisme en tant que moyen de création artistique » entre Bericht (reportage) et Gestaltung (représentation) aura
et la « théorie matérialiste marxienne de l’objectivité », non par la suite – est le réquisitoire contre les méthodes créatives
déformée par aucune sorte de vulgarisation, il y a selon d’Ottwalt. Des conséquences nuisibles encore plus graves
Lukács bien plus qu’une simple correspondance ; l’un dérive pour la littérature découlent du bouleversement du rapport
de l’autre ou, au moins, s’y rattache de la façon la plus dialectique entre spontanéité et conscience. La critique litté-
étroite. Ses polémiques littéraires passionnées (aussi bien à raire soviétique est en ce sens responsable de bien des fautes.
Berlin qu’à Moscou) contre la théorie de la spontanéité en Que l’activité de la revue de Lifschitz à laquelle Lukács colla-
littérature, contre la littérature d’agitation et de propagande, bore, Literaturnyi Kritik (Le Critique littéraire), vise en grande
contre la technique du reportage et du montage, ou bien, en partie à la réfuter, à en combattre les gauchissements, cela
un mot, contre ce genre particulier de naturalisme – qu’il vient de l’incapacité d’une telle critique d’aller au-delà des
soit « populaire » ou déguisé en expérimentalisme formel contraintes de la sociologie vulgaire. Le noyau du contraste
(comme, respectivement, dans les romans des soi-disant est mis en évidence – d’une façon non plus polémique, mais
écrivains prolétaires Willi Bredel et Ernst Ottwalt, contre critique – dans le dernier grand essai de Lukács à Moscou,
lesquels Lukács s’acharne) – où l’écrivain joue le rôle d’obser- « Volkstribun oder Bürokrat ? » (« Tribun du peuple ou bureau-

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crate ? »), dont la rédaction coïncide presque avec l’inter- et fixation des types, représentation du destin des individus,
diction de la revue Literaturnyi Kritik en décembre 1940. voilà des catégories qui tirent leur force justement de leur
En s’appuyant sur le Lénine de Quoi faire ?, il dénonce dans appartenance à la totalité, de leur inscription dans le cadre
la « théorie de la spontanéité », qui s’arrête au niveau de unitaire de la réalité en mouvement.
l’« immédiateté du rapport avec l’objet », « l’exaltation idéo- L’aspect décisif pour la critique non moins que pour
logique du bureaucratisme ». Dans la quatrième section de l’esthétique, à partir du tournant des années 1930, consiste
l’essai, en particulier, Lukács résume avec lucidité les donc en ce que la nouvelle théorie fournit à Lukács le prin-
défauts littéraires soviétiques de la période, aussi bien dans cipe clef d’une esthétique et d’une critique à tendance objec-
le domaine de la création que dans celui de la critique. La tiviste. Sur les traces de Marx et de Lénine, il prend comme
dénonciation des effets négatifs de la bureaucratie, en tant point de départ l’objectivité dans le sens par eux défini
que phénomène politico-institutionnel, se relie ici de la façon (c’est-à-dire le principe suivant lequel les catégories de la
la plus étroite avec la critique de la praxis bureaucratisée de pensée ne sont que l’expression des lois du monde objectif)
la littérature. Du point de vue littéraire, la spontanéité, aban- aussi bien que, corrélativement, la nature unitaire du monde
donnée à elle-même, ne peut qu’engendrer un « optimisme » lui-même, en caractérisant la création artistique – l’essence
apparent, pareillement bureaucratique, inefficace sous l’aspect et la valeur des œuvres d’art – comme une partie de ce pro-
esthétique aussi bien que sous celui de la propagande. cessus social général à travers lequel l’homme, par l’entre-
Le réalisme avance dans la direction diamétralement mise de sa conscience, reprend le monde à son compte. En
opposée. Il s’impose à Lukács comme une nécessité impli- même temps, cela l’amène à mettre en évidence l’autre côté
cite de sa nouvelle théorie marxiste, parce qu’il entraîne la complémentaire de la théorie, le rôle médiateur déterminant
conscience dialectique de la totalité intensive de la représen- qu’y joue la dialectique. En effet, si l’objectivité du réalisme
tation. Si la représentation est préférable à la chronique et à laquelle vise l’écrivain (l’artiste en général) veut se distin-
au reportage, si « raconter » a plus de vigueur narrative que guer en son principe du naturalisme descriptif, de l’agitation
« décrire » (comme l’explique très bien son essai homonyme ou, sur le versant idéologiquement opposé (mais convergent
de 1936, en développant l’alternative déjà invoquée contre d’un point de vue esthétique), du faux objectivisme de la litté-
Ottwalt), c’est parce que celui qui raconte et représente rature bourgeoise décadente, alors il faut que, en dépassant
pénètre, par des moyens artistiques, plus à fond dans les toute immédiateté du sujet et de l’objet, toute combinaison
« lois dialectiques objectives » de la structure du réel. Plus purement volontariste aussi bien que tout enregistrement
l’écrivain parvient à mettre en lumière, au-delà du flux des passif ou purement phénoménal des données extérieures,
phénomènes qui s’en tiennent à l’apparence, les forces des événements, etc., l’objectivité du réalisme vienne au jour
motrices véritables du développement social (c’est-à-dire en tant que résultante de la dialectique objective complexe
l’essence – sous sa forme artistique – d’un moment ou d’une de l’essence et du phénomène, où le lien de l’écrivain avec
situation ou d’une connexion historico-sociale déterminée, la réalité par lui représentée, donc le rapport d’influence
importante pour l’humanité), plus l’écrivain atteint un degré réciproque entre sa conception du monde et son style artis-
élevé de réalisme. Motivation de l’agir humain, formation tique, joue le rôle décisif.

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Seule la profondeur avec laquelle ce complexe est saisi fonde. Le marxisme de la Deuxième Internationale n’a pas
et reflété peut créer, selon Lukács, le grand réalisme litté- su éclaircir ce point ; même Franz Mehring, dans sa préten-
raire : à savoir, la « poésie de l’objectivité historique » chez tion à réconcilier « l’art pur » avec « l’art de tendance », s’y
Walter Scott, la « victoire du réalisme » – d’après une formule heurte à plusieurs reprises. La théorie du réalisme élaborée
d’Engels publiée justement dans ces années-là (1932) – chez par Lukács après son tournant des années 1930 élève le
Balzac, Tolstoï, Tourgueniev, etc. À la suite de Marx et problème à un niveau supérieur : un niveau où la prise de
d’Engels, il défend la « grande ligne historique du réalisme position correcte envers la réalité est placée non plus, comme
contre le mélange éclectique du simple empirisme et du sub- autrefois, à l’époque d’Histoire et conscience de classe, dans un
jectivisme vide » dominant dans la littérature. Le tertium utopisme abstrait, sectaire, mais dans la découverte et la
datur proposé par la solution matérialiste et dialectique de mise au jour – selon les moyens propres à l’art – des « ten-
Marx et d’Engels consiste justement en ce que, tout en dances réelles de l’évolution sociale ». Il en découle que dans
repoussant avec mépris les faux extrêmes dans lesquels chaque reflet artistique abouti, la Parteilichkeit et l’objectivité
s’empêtre la théorie esthétique de la Deuxième Internatio- se correspondent mutuellement et tendent même, en dernier
nale – « l’art pour l’art » (autrement dit le formalisme déca- ressort, à coïncider.
dent) d’un côté, et de l’autre « l’art à thèse » (autrement dit
la propagande, l’agitation) –, elle assigne au réalisme la tâche 3. Cette orientation esthétique et critique de Lukács se
de développer jusqu’au bout la dialectique du phénomène renforce à mesure qu’il approfondit, grâce aux engagements
et de l’essence implicite dans la réalité objective. Au centre pris et aux études achevées à Moscou, les problèmes spéci-
de la théorie lukacsienne du réalisme se profile donc cette fiques de la forme du roman : aussi bien du roman historique
exigence particulière de l’esthétique marxiste, selon laquelle que du grand roman bourgeois moderne, à partir du Wilhelm
le reflet de la réalité objective – dans la conception générale Meister. C’est justement dans la formulation donnée par lui
du monde aussi bien que dans la littérature – non seulement à ces problèmes formels du roman qu’on ressent avec clarté
n’exclut pas, mais entraîne au contraire une prise de position les reflets théorétiques du tournant dont j’ai parlé ; même là,
de la part du sujet, la Parteilichkeit dont parlait Lénine. en effet, la tendance dominante consiste à valoriser la prio-
Celui-ci trouvait un tel caractère à « l’objectivité intensifiée » rité de l’objectif sur le subjectif, à déduire toutes les caté-
du matérialisme historique, de même que dans l’art le réa- gories esthétiques décisives de la genèse, du développement
lisme intensifie la réalité représentée. « Art de tendance » et et du sens de la forme du roman par l’entremise de la
Parteilichkeit ne sont donc pas la même chose. Ce sont les conception marxiste unitaire de la réalité et de l’histoire. De
différents degrés d’immanence de leurs rapports respectifs quelle façon le roman se lie au développement de la société
avec les objets qui les distinguent ; car le premier, « l’art de bourgeoise et en reproduit, par sa forme mobile, les pro-
tendance », « l’art à thèse », s’ingère dans la structure objective blèmes toujours nouveaux qui en ressortent, c’est là une
du réel en tant qu’idéalité découlant de l’extérieur, tandis question à laquelle on peut répondre – et à laquelle Lukács
que le second, l’art du réalisme, est toujours en accord avec répond – seulement en reconduisant la dynamique de ses
les lois de développement sur lesquelles la structure se liens formels à l’intérieur du contexte général qui chaque

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fois les détermine, c’est-à-dire, encore une fois, seulement la nature et l’esthétique, son penchant instinctif, spontané,
sur la base des principes et de la méthode dialectiques de la pour le matérialisme et pour une forme de dialectique (qui
théorie de l’objectivité du marxisme. reste certes très en arrière par rapport à la dialectique de
Tous les essais critiques composés par Lukács dans la pre- Hegel sur le terrain social), son lien de continuité mais aussi
mière moitié des années 1930 insistent inlassablement sur de dépassement avec les Lumières, sa valorisation – contre
ce point, en soulignant que le problème théorique central Schiller – du symbolique versus l’allégorique, c’est-à-dire de
de la littérature et de la philosophie allemandes de la période la catégorie de la « particularité » dans l’art, et d’autres traits
classique, depuis Lessing jusqu’à Hegel, est justement la caractéristiques de sa théorie et de sa praxis artistiques, tous
« lutte pour le développement de la dialectique », d’une « dia- ces traits-là sont des éléments qui influenceront profondé-
lectique idéaliste », bien sûr, que le marxisme – sans en nier ment la réflexion esthétique de Lukács.
l’apport – doit dépasser et vérifier du point de vue du maté- Goethe occupe une position singulière, privilégiée, extra-
rialisme. Il n’est pas surprenant que Lukács donne au pro- ordinairement éclairante chez le Lukács postérieur au tour-
blème une telle importance ; ni que l’accent tombe à nant de 1930. Nous sommes désormais, cela va sans dire,
nouveau avec beaucoup de vigueur sur la personnalité de bien loin et bien au-delà des analyses du Wilhelm Meister
Goethe, sur laquelle il travaille sans interruption à Moscou dans La Théorie du roman ou des pages autour du va-et-vient
même pendant les années les plus sombres du stalinisme, de Goethe par rapport à Kant dans l’Esthétique de Heidelberg,
en parallèle évident (et pas du tout extrinsèque) avec son pour ne pas parler de certaines pointes polémiques contre
étude renouvelée de Hegel. Au moment où il cherche à se Goethe dans la revue Die Rote Fahne. Lukács aperçoit juste-
ménager une sortie théorique de son marxisme hégélianisé ment la supériorité de la position de Goethe (le penseur pas
et vise à une assimilation du matérialisme qui ne signifie pas moins que l’artiste, le grand réaliste) par rapport, mettons,
un renoncement à la dialectique, Goethe lui apporte en plu- à ses sources des Lumières, dans le fait que Goethe sait « se
sieurs sens le point d’appui recherché : et d’un point de vue mouvoir librement dans la matière, refléter le mouvement,
– qu’on y fasse attention – diamétralement opposé au prin- l’automouvement de la matière, essentiellement et en même
cipe et au fil conducteur de l’essai de Johannes Hoffmeister, temps sensiblement, comme automouvement ». Lukács y
qui lui est contemporain (1932), Goethe und der deutsche découvre, en un certain sens, le modèle qui l’arrache à
Idealismus, d’après lequel – ce sont des mots de Hoffmeister l’étreinte idéaliste de Hegel et le réunit, autour de problèmes
lui-même – « Goethe endoctrina les philosophes à voir la concrets, à l’objectivité, à l’étude de la manifestation imma-
nature par “les yeux de l’esprit” ». Lukács s’endoctrine certes nente de la dialectique dans le réel ; corrélativement il voit
auprès de Goethe (tout comme Gramsci, qui se réfère à comment et combien les géniales intuitions dialectiques de
l’écrivain allemand dans ses Cahiers de prison de 1931-32), Hegel servent à influencer, à corriger et à intégrer en beau-
mais d’une toute autre manière que ne l’entendait Hoffmeister, coup de points la tendance seulement spontanée de Goethe
et non sans en rapporter une riche moisson. Les efforts de à la dialectique. Les deux auteurs, de toute façon, partagent
Goethe pour élaborer une science de l’évolution dans la cette «idée fondamentale» : il s’agit de « partir du travail
nature et pour établir un lien étroit entre la philosophie de humain en tant que processus de reproduction de soi par

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l’homme » et de concevoir un tel processus, en soi positif de la distance qui le sépare, déjà dans les années 30 (et
pour le genre humain, non pas comme la confiance trom- d’autant plus naturellement ensuite), des slogans officiels
peuse des Lumières dans le mythe de l’harmonie ou de la du stalinisme.
réconciliation, mais sous la forme d’une contradiction dialec-
tique, d’une « grandiose unité dialectique du développement 4. J’ai voulu insister exprès sur la phase génétique de la
de l’espèce ». Je cite encore Lukács : théorie lukacsienne du réalisme en littérature, qui me semble
la plus utile pour en saisir les coordonnées et les compo-
Goethe et Hegel (…) reconnaissent, dans le santes théoriques fondamentales. Mais, cela va de soi, on
caractère contradictoire de tout ce qui existe, le trouve dans plusieurs écrits ultérieurs de Lukács des reprises,
noyau, la force motrice de la réalité (…). Le des confirmations, des approfondissements, des retouches
progrès se réalise selon un vaste procès unifié : de la ligne critique dont j’ai parlé ci-dessus. Pour en citer
mais celui-ci est en même temps l’ossuaire des seulement quelques-uns parmi les principaux, la Brève histoire
aspirations les plus nobles, qui ont été brisées, des de la littérature allemande moderne (composée pendant les
idéaux les plus élevés, des individualités les plus dernières années de la guerre), le fameux pamphlet des
splendides […]. Singulièrement différents mais années 50 sur le « réalisme critique », les nombreux excursus
singulièrement convergents, le Faust de Goethe et historico-critiques de la grande Esthétique, les essais sur
la Phénoménologie de Hegel expriment un rapport Thomas Mann et celui sur la pièce de Lessing Minna von
nouveau, plein de tragédies, contradictoire, entre Barnhelm, tous ces essais reviennent, chacun pour les aspects
le destin de l’individu et celui du genre humain. qui les concernent, sur la question théorique générale du
réalisme.
Avec ce processus, une nouvelle vision de l’histoire ou Parlons clair. Le contraste le plus significatif du point de
– comme le dit Lukács – « la considération historique de tout vue théorique, celui entre réalisme et avant-garde, je ne suis
le processus de la vie (die Historisierung des ganzen Lebens- pas en situation de l’aborder ici. Ce n’est pas une fuite de
prozesses) » vient parallèlement au premier plan ; le déve- ma part. J’ai déjà traité cette question à deux reprises : dans
loppement, dans la nature et dans la société, devient le un chapitre de mon histoire du cinéma (parue en italien sous
problème central. Ce qui comporte, selon lui, la concrétion le titre Le Cinéma dans la culture du XXe siècle, Florence, 2006)
théorique des problèmes de la dialectique, liée à la valorisa- et dans un paragraphe spécial, fort étendu, de ma propre
tion de la trame historique du réel, et la découverte et la monographie sur Lukács (Naples 2009) ; je ne peux ici que
mise au jour du rapport dialectique entre essence et phéno- renvoyer à ces deux textes les lecteurs intéressés. L’impor-
mène. Que Goethe et Hegel soient si résolument et pendant tant est surtout qu’on évite des malentendus de principe sur
si longtemps au centre de ses intérêts n’est qu’une marque ce qui constitue le noyau de la question, la valeur attribuée
en plus de son originalité prononcée dans le champ de la par Lukács au terme de réalisme en esthétique : non pas
pensée marxiste ; et – quoiqu’en pense et qu’en dise généra- – qu’on y fasse attention – au réalisme en tant que tendance
lement la littérature critique – une autre preuve irréfutable artistique (une tendance parmi d’autres), mais bien au réa-

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lisme considéré comme principe de la qualité et de la réus- encore Hauser qui écrit – « lorsqu’il faisait de quelqu’un un
site de l’art en général. Qu’il existe aussi un art non-réaliste, artiste ou un poète remarquable, son jugement était presque
des poètes, des romanciers, des auteurs dramatiques, etc., toujours erroné ».
dont les choix ne s’orientent pas vers le réalisme, c’est natu- Mais, en admettant l’exagération, cela n’empêche pas
rellement une chose dont Lukács a parfaitement conscience. qu’il y a des cas graves et jamais corrigés de confusion – en
Mais ses idées esthétique et critiques font abstraction des dépit du principe de la « victoire du réalisme » que Lukács
propos des écrivains, des créateurs, et visent plutôt l’abou- diagnostiquait avec Engels sur Balzac – entre le jugement
tissement de leurs créations. Un Hoffmann, par exemple, sur l’idéologie de l’auteur examiné et le jugement sur la
semble par ses liens, ses sources et ses goûts, très proche du valeur de son ouvrage, au point que ce dernier jugement s’en
romantisme, mais ses résultats sont à mettre au compte du trouvait en quelque façon compromis. Face, mettons, à la
réalisme, pas de l’esthétisme romantique ; et on peut dire la Recherche de Proust, on ne peut pas certainement admettre
même chose pour beaucoup d’auteurs que les histoires cou- que l’ouvrage soit rejeté et son auteur rangé dans la catégorie
rantes de la littérature ne classent pas parmi les réalistes, du psychologisme littéraire à la Bourget, pour la seule et
tandis qu’elles appellent « réalistes » des auteurs (tels les unique raison qu’il se fonde sur une philosophie fausse (le
naturalistes du XIXe siècle) qui, aux yeux de Lukács, ne le subjectivisme irrationaliste de Bergson). D’ailleurs Lukács
sont pas du tout. reconnaît lui-même la « grandeur mondiale » de Dostoïevski
Or, tant qu’on se tient à l’intérieur de ce cadre abstrait, en tant qu’écrivain, indépendamment de la fausseté des
l’activité critique de Lukács ne comporte aucune contra- solutions politiques et sociales qu’il propose, et, dans le
diction entre principes et conséquences. Mais il lui arrive premier de ses grands essais d’après-guerre sur Thomas
souvent de passer à côté des applications concrètes, en se Mann, il montre que le roman Les Buddenbrook est imprégné
laissant aller à des jugements trop immédiats, trop superfi- de l’atmosphère culturelle qui régnait en Allemagne à la fin
ciels, trop sommaires ; il lui arrive de mettre sa confiance en du siècle dernier, qu’il prend place dans lignée de la déca-
des auteurs (d’Anatole France jusqu’à Soljenitsyne, pour ne dence, de Schopenhauer à Nietzsche, sans en tirer pour
rien dire de certains noms évoqués dans son essai de 1967 autant, littérairement, un jugement critique négatif.
Le Grand Octobre 1917 et la littérature d’aujourd’hui, tels que Mais ce genre de distorsion ou de méprise touche seu-
Böll, Hochhuth, Styron, Semprun, etc.), qui après des lement indirectement l’échafaudage des argumentations
débuts prometteurs finissent par la trahir et s’engagent dans critiques de Lukács, il n’en dément en aucune façon la cohé-
des voies tout à fait indéfendable. Il se peut qu’Arnold rence et la solidité. Il s’agit de jugements erronés, de réac-
Hauser, un collègue de Lukács à l’époque du Cercle du tions impropres ou imprécises, inexactes, à l’intérieur d’un
dimanche à Budapest (et devenu ensuite un historien de cadre théorique correct ou au moins cohérent. Un des
l’art bien connu), exagère lorsque, généralisant un jugement grands enseignements de sa leçon est que le facteur décisif,
porté sur le jeune Lukács de ce temps-là, estime que « lui dans l’art, ne réside jamais seulement dans les techniques
faisaient défaut la sensibilité artistique et le goût du vrai de composition, les modalités selon lesquelles on écrit,
connaisseur d’art pour la qualité », de sorte que – c’est même si ce dernier aspect est – selon ses propres mots –

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celui « qui joue d’habitude le rôle principal dans la théorie


bourgeoise avant-gardiste de l’art ». Ce qui compte vraiment,
d’après lui, c’est la direction créative prise par l’artiste, non
pas la cristallisation momentanée de certains problèmes
formels. Les problèmes formels véritables de l’œuvre en tant
qu’œuvre d’art résident ailleurs ; son « ordre » ne peut être
que l’ordre requis par sa disposition intérieure, par sa struc-
ture. « La structure de l’œuvre d’art est la véritable “raison CRITIQUE DE LA DOXA MODERNISTE
d’être” de l’être-pour-soi esthétique », dira Lukács dans la Pertinence contemporaine et limites méthodologiques
grande Esthétique. Et à ce principe il ne dérogera jamais, pas
même en tant que critique. Gabriel ROCKHILL
Je reviens par là au point d’où j’étais parti pour amorcer
ces réflexions, la distinction nécessaire (que je crois néces-
saire) entre cohérence et correction des jugements critiques
de Lukács. Malgré l’incorrection de plusieurs de ces juge- Antidote intempestif à la doxa moderniste ?
ments, le cadre d’ensemble de son activité critique reste
jusqu’à la fin d’une cohérence extraordinaire, exemplaire. Les critiques à l’égard de l’esthétique de Georg Lukács
C’est une telle cohérence qui fait de lui le critique que nous sont bien connues, et ce n’est pas du tout mon intention ici
célébrons ; qui en fait un point très haut, peut-être le plus de m’y opposer. À titre purement indicatif, rappelons qu’en
haut en valeur absolue, de l’histoire de la critique marxiste 1938 Ernst Bloch s’en est pris à sa méthode de survol, à sa
de la littérature. condamnation a priori du formalisme et à son néoclassi-
cisme acharné. La même année, Bertolt Brecht s’est attaqué
– dans une série d’articles qui ne paraîtront qu’après sa
mort – à sa focalisation illégitime sur le genre du roman, à
son adulation des modèles narratifs établis et à sa distinction
simpliste entre la forme et le fond. Pour ne citer qu’un
dernier exemple, Theodor Adorno s’est acharné à la fin des
années 1950 contre son parti pris pour le contenu, ses juge-
ments esthétiques péremptoires et son dogmatisme anti-
moderniste avec des propos particulièrement virulents, qui
ont l’avantage d’aller au cœur de notre sujet : « Pendant des
décennies il s’est évertué, dans ses essais et ses livres, à
mettre sa puissance de pensée, manifestement inaltérée, au
niveau lamentable de la “pensée” soviétique, qui a dégradé

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la philosophie, dont elle ne cessait de brandir le nom, en un virtuelle dans la mesure où il est possible de le faire resurgir
simple instrument de domination1. » à d’autres moments et sous des angles différents. On peut
Aujourd’hui, plus de vingt ans après la fin symbolique de alors tracer des coupes transversales afin de prendre le
la guerre froide, à une époque où on ne cesse de proclamer contre-pied de la prétendue marche du temps. Et ceci, dans
l’échec de l’alternative socialiste et de célébrer les bienfaits le présent cas, en soulignant la pertinence contemporaine
de la démocratie représentative ainsi que l’épanouissement de quelques aspects de la pensée esthétique de Lukács.
de la liberté dans ce que Margaret Thatcher a appelé « la croi- Dans les pages qui suivent, je souhaiterais ainsi montrer
sade du capitalisme populaire », on ne peut que s’attendre à que l’esthétique lukacsienne – surtout sous la forme qu’elle
ce que le travail de Lukács soit enseveli pour toujours dans a prise dans la période 1930-1960 – peut nous aider à
le tombeau de l’histoire2. Et pourtant, il se peut que ce soit prendre de la distance à l’égard de la doxa moderniste qui
précisément à un tel moment crépusculaire que l’on arrive continue à dominer de très nombreux débats sur le rapport
à apercevoir et à faire valoir d’autres dimensions de son entre l’art et la politique (notamment depuis ce qu’il est
projet esthétique. Loin des champs de bataille politiques et convenu d’appeler l’écroulement du marxisme). Pour des
idéologiques du début et du milieu du XXe siècle, nous avons raisons de clarté et de concision, je caractériserai cette doxa
un autre regard sur ses analyses et ses propositions. Il ne sera de manière un peu schématique par quatre traits :
pourtant pas question ici de les extraire aveuglément de la I) L’art est largement une puissance autonome, s’il
conjoncture où elles prennent leur sens primaire. Bien au n’est pas une véritable force transhistorique et extra-sociale.
contraire, je souhaiterais tracer une ligne de traverse entre II) Une discontinuité historique sépare l’époque
les écrits de Lukács dans leur conjoncture spécifique et notre classique de l’âge moderne, distinguant ainsi un système
situation actuelle. Car malgré ce que les prestidigitateurs de classique de règles à tendance conservatrice de l’iconoclasme
la « fin de l’histoire » voudraient nous faire croire, l’histoire prétendument progressiste du modernisme.
n’est jamais terminée, elle n’est jamais entièrement close, III) L’innovation artistique, et notamment formelle,
mais elle est toujours à faire et à refaire. Si elle ne peut constitue une valeur en soi.
revenir sur ses pas, le temps continue à couler inlassablement. IV) Une analogie existe entre l’iconoclasme de l’art
Le passé le plus enseveli garde donc une certaine vitalité moderne et la politique révolutionnaire.
Cette doxa a donné naissance à un nombre quasi infini
de variantes, parfois avec des changements de vocabulaire
1. Th. W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flam-
marion, 1984, p. 171-172. (« l’avant-garde » remplaçant « le modernisme », par exemple)
2. Cette expression est empruntée à un discours de Margaret Thatcher ou des modifications importantes de tel ou tel trait caracté-
au congrès du Parti conservateur en 1986. Voir également sur ce point
ristique. Ce n’est pas mon intention ici d’en fournir une
Capitalism and Freedom de Milton Friedman, un des manifestes du néo-
libéralisme : « The kind of economic organization that provides economic freedom analyse synthétique ou systématique, ce qui nous éloignerait
directly, namely, competitive capitalism, also promotes political freedom because considérablement de notre sujet.
it separates economic power from political power and in this way enables the one
to offset the other. » (Chicago et Londres, The University of Chicago Press, Notons, par ailleurs, que la mise en valeur de quelques
1982, p. 9.) dimensions du projet esthétique du philosophe hongrois ne

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nous obligera pas moins à formuler une critique sévère de transition entre le classicisme et le modernisme – dépendait
nombreux aspects de celui-ci. Comme nous le verrons, il uniquement des forces intérieures à la production artistique :
reste extrêmement dogmatique à bien des égards, à com- « Les styles nouveaux, les modes nouveaux de représenta-
mencer par son opposition schématique entre le réalisme et tion, ne naissent jamais d’une dialectique immanente des
le modernisme (ou l’avant-gardisme). La pertinence contem- formes artistiques, bien que se rattachant constamment aux
poraine de sa pensée esthétique tient donc moins à sa prise formes et aux styles du passé4. » C’est une première atteinte
de position idéologique ou à sa théorie du réalisme qu’à la à la doxa de la modernité : l’élan dit moderniste ne vient
mise en question d’une certaine conception du modernisme. pas tout simplement d’une volonté artistique de libération
Il n’est alors pas du tout question ici de défendre la prise de formelle ou d’une force propre à l’art. Au lieu d’être une
position de l’auteur de Problèmes du réalisme, mais plutôt de puissance autonome, l’art est un phénomène de part en part
mettre en lumière quelques aspects de son travail en vue social et historique.
d’une critique plus générale de la doxa moderniste. En insistant sur l’inscription socio-historique de la pro-
duction artistique, Lukács s’en prend également à la logique
Aggiornamento de l’esthétique de Lukács historique de la discontinuité, si chère au discours moder-
niste, ainsi qu’au simple rejet du passé, jugé « pseudo-révo-
Prenons comme notre point de départ un des partis pris lutionnaire ». Certes, sa critique de l’histoire discontinuiste
majeurs du projet de Lukács, résumé avec précision par s’adosse à une logique de la continuité et à une mise en valeur
Claude-Edmonde Magny : « L’idée maîtresse de Lukács de l’héritage classique tout aussi discutables. Car Lukács
révolutionne la perspective littéraire traditionnelle […] : un prétend avoir accès au vrai sens de l’histoire en dressant un
“être” (qu’il s’agisse d’un homme, d’une œuvre ou d’un parallèle entre la continuité du développement historique
genre littéraire), si “original” qu’il soit, ne surgit jamais ex selon Marx et celle de la tradition classique dans le domaine
nihilo, mais est préparé, conditionné, et finalement permis esthétique : « L’estime accordée à l’héritage classique en
par un certain contexte historico-sociologique, dont la con- matière d’esthétique signifie également que les marxistes
naissance ne peut que mieux éclairer son essence, la rendre voient le véritable facteur principal de l’histoire, la direction
perméable, et même en faire mieux ressortir l’irrémédiable principale de l’évolution, la trajectoire véritable de la courbe
nouveauté3. » À rebours de l’idéalisme dit « de la philosophie de l’histoire, dont ils connaissent la formule ; et c’est préci-
bourgeoise », Lukács situe les arts dans l’histoire en s’atta- sément pour cette raison qu’ils ne se laissent pas entraîner
quant à l’idée d’une esthétique pure ou d’une essence trans- à chaque tournant dans le sens de la tangente, comme les
historique de l’art et de la littérature. Et il refuse de brosser penseurs bourgeois ont coutume de le faire, parce qu’ils ne
une histoire interne et autonome des arts en faisant comme connaissent pas la direction principale et nient en théorie
si l’évolution des formes esthétiques – dont la prétendue

3. C.-E. Magny, « Préface à l’édition française », Le Roman historique, trad. 4. G. Lukács, Problèmes du réalisme, trad. C. Prévost et J. Guégan, Paris,
R. Sailley, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000, p. 1. L’Arche, 1975, p. 138-139.

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l’existence d’une direction principale5. » La puérilité des viens de citer, par exemple, il a mis l’accent sur la superfi-
modernistes s’oppose ici à la maturité des marxistes selon cialité de confrontations abstraites n’allant jamais au cœur
un schéma historique peu crédible, fondé sur l’opposition des choses : « À une immédiateté abstraite on a toujours
schématique entre l’ignorance des modernes, perdus dans opposé une immédiateté d’une autre nature, apparemment
les détails, et la sagesse des anciens dont la hauteur de vue antagoniste, mais tout aussi abstraite. Il est caractéristique
leur aurait permit de saisir le véritable esprit du temps. Ceci de la théorie artistique et de la pratique artistique de tout ce
étant dit, sa critique de la discontinuité historique ne fait pas développement que le passé, par essence, se réduit toujours
toujours appel à une simple continuité de l’histoire. Dans à la tendance immédiatement antérieure : l’impressionnisme
son essai de 1938, « Il y va du réalisme », il déclare qu’« objec- au naturalisme, par exemple. De ce fait, la théorie et la pra-
tivement, la vie du peuple est quelque chose de continu » tique demeurent prisonnières de cette opposition totalement
avant d’ajouter : « Une doctrine comme celle des “avant- extérieure, totalement abstraite7. » L’esthétique dite avant-
gardistes”, qui ne voit dans les révolutions que des cassures, gardiste est ainsi prise dans les aléas de la mode, cherchant
des catastrophes, qui veut anéantir tout ce qui est passé, toujours à dépasser l’art consacré de l’époque par la pro-
détruire tout rapport avec le grand et glorieux passé, c’est duction d’œuvres plus remarquables, plus intéressantes, plus
la doctrine de Cuvier et non celle de Marx et de Lénine. choquantes, dans une surenchère de provocation visant à
C’est un pendant anarchiste de la doctrine évolutionniste capter le regard des spectateurs et des consommateurs. Sans
du réformisme. Celui-ci ne voit qu’une continuité, les autres le dire explicitement, à ma connaissance, Lukács suggère
ne voient que cassures, abîmes et catastrophes. Mais l’His- – comme Renato Poggioli dans Teoria dell’arte d’avanguardia
toire est l’unité dialectique vivante de la continuité et de la (1962) – qu’une analogie structurale existe entre la mode et
discontinuité, de l’évolution et de la révolution6. » Ici on voit l’avant-garde en raison de leur valorisation commune de
la trace d’une pensée de l’histoire cherchant à dépasser tant l’innovation pour elle-même. Dans les deux cas, le passé se
bien que mal la simple opposition entre continuité et dis- réduit à une vente de charité et la quête du nouveau génère
continuité. une négation immédiate de tout ce qui existe, tout simple-
Par ailleurs, les écrits de Lukács ont le mérite d’avoir mis ment parce que cela existe. La proximité entre la logique
en cause la stratégie de la négation immédiate propre à une historique de l’avant-garde et celle de la mode devrait nous
certaine forme de production avant-gardiste, où l’on suppose faire réfléchir, encore aujourd’hui, aux enjeux sociopolitiques
que l’histoire ne peut avancer que sur fond de la négation d’une certaine forme de production avant-gardiste, où un
immédiate du mouvement précédent. Dans l’article que je effet de nouveauté est incessamment produit par la négation
immédiate de ce qui existe (ne serait-ce que le dernier « effet
5. G. Lukács, Balzac et le réalisme français, trad. P. Laveau, Paris, François de nouveauté »). Le prétendu iconoclasme d’un certain type
Maspero, 1967, p. 7.
6. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 270 (voir aussi la préface à Die Eigenart d’avant-garde est ainsi strictement réglé par une normativité
des Ästhetischen, Berlin, Hermann Luchterhand Verlag GmbH, 1963). Il faut implicite : « Le poncif, écrit à juste titre Poggioli, n’est que
souligner, une fois pour toutes, que Lukács ne semble pas faire une dis-
tinction rigoureuse et systématique entre l’avant-garde et le modernisme,
l’école moderne, etc. Je suivrai ici son usage. 7. Ibid., p. 255.

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la forme moderne du laid8. » La quête avant-gardiste de la est effectivement constituée et elle ne peut se borner à repro-
nouveauté iconoclaste dépendrait, ne serait-ce qu’à son insu, duire l’immédiateté des phénomènes » (ce qui est le propre
de normes et de règles très strictes. justement des « tendances littéraires modernes de la période
Face à la mise en valeur de l’innovation artistique, Lukács impérialiste »10).
tient à défendre l’héritage classique du réalisme. Contraire- Lukács décrit le rôle social et politique du réalisme en
ment à l’introversion du formalisme et à l’extraversion du faisant référence à une réplique bien connue de Hamlet :
naturalisme, deux positions reproduisant à quelques nuances « […] présenter pour ainsi dire un miroir à la nature [to hold,
près l’opposition entre le privé et le public, le véritable réa- as ‘twere, the mirror up to nature]11. » Ce dernier ajoute, dans
lisme s’intéresserait à la totalité sociale. Il crée des types en une précision qui va tout à fait dans le sens du type de réa-
refusant la polarité entre l’individu et le monde par la mise lisme défendu par Lukács : « […] de montrer à la vertu son
en avant d’êtres sociaux, à savoir d’individus pleinement portrait, à l’ignominie son visage, et au siècle même et à la
inscrits dans leur milieu social. Le réalisme n’est pourtant société de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères
pas, pour le philosophe hongrois, un simple reflet de la [to show virtue her own feature, scorn her own image, and the
surface du réel. Il s’agit, bien au contraire, d’une expression very age and body of the time his form and pressure]12. » Comme
des forces submergées de la totalité du monde capable de il l’explique dans Wider den mißverstandenen Realismus
faire voir l’essence au fond des apparences. Les réalistes (1958), « il n’est aucun vrai réalisme, si riche soit-il en détails
« figurent avec tant de profondeur et de vérité les tendances quand on le considère de façon purement formelle, qui ne
vivantes, mais encore cachées dans l’immédiat, de la réalité soit aux antipodes du naturalisme [himmelweit vom Natura-
objective, que leur figuration du développement ultérieur de lismus entfernt]13. » Alors que celui-ci se contente de reproduire
la réalité est confirmée, et en l’occurrence non seulement au les détails du réel tels quels, le réalisme se fonde toujours
sens de la simple concordance avec l’original d’une photo- sur une hiérarchisation en faisant le tri entre l’essentiel et
graphie réussie, mais précisément comme expression d’une l’inessentiel. Les panégyristes du formalisme dissimulent
appréhension multiple et riche de la réalité, comme reflet de
ses courants cachés sous la surface, qui n’apparaissent plei-
nement déployés et perceptibles à tous qu’à un stade ultérieur 10. Ibid., p. 248 ; ibid., p. 251.
11.W. Shakespeare, Hamlet, trad.Y. Bonnefoy, Club français du Livre, 1957,
du développement9. » Lukács revendique alors un réalisme p. 95 (acte III, scène II). Voir Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 17 :
capable de cerner l’essence de la réalité objective plutôt que « Mais il s’est toujours trouvé des écrivains isolés pour exécuter dans leurs
œuvres et contre leur temps le commandement de Hamlet : présenter un
les simples apparences décrites par le réalisme à vocation miroir au monde et faire progresser l’évolution de l’humanité grâce à
photographique : « Si la littérature est effectivement une l’image ainsi réfléchie ; aider le principe humaniste à s’imposer dans une
forme particulière du reflet de la réalité objective, il lui société pleine de contradictions, qui engendre d’un côté l’idéal de l’homme
total mais le détruit de l’autre dans la pratique. »
importe beaucoup d’appréhender cette réalité telle qu’elle 12. Ibid.
13. G. Lukács, La Signification présente du réalisme critique, trad. M. de Gan-
dillac, Paris, Gallimard, 1960, p. 147. Cet ouvrage est la traduction fran-
8. Teoria dell’arte d’avanguardia, Bologna, Il Mulino, 1962, p. 146. çaise de Wider den mißverstandenen Realismus, dont le titre original fut Die
9. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 262. Gegenwartsbedeutung des kritischen Realismus.

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cette distinction fondamentale entre le naturalisme et le en lui tout ce qui est humainement essentiel15. » À l’encontre
réalisme en voulant séparer la pure forme du contenu de d’un tel naturalisme avant-gardiste, le réalisme soutenu par
l’œuvre. Ils font ainsi disparaître « le vrai critère de distinction Lukács dévoilerait les forces submergées de la réalité par le
entre le réalisme et le naturalisme : la présence ou l’absence biais d’un principe de sélection capable de produire une
d’une hiérarchie entre les traits propres aux personnages perspective nous livrant le réel au fond de la réalité. Le
représentés et entre les situations où se trouvent placés ces miroir présenté à la nature, pour en revenir à la réplique de
personnages. Car tel est bien le principe fondamental de Hamlet, est à vrai dire un miroir-filtre capable de faire le tri
l’esthétique, celui qui permet seul un véritable discernement entre l’essence et l’apparence en montrant « à la vertu son
des voies divergentes. À côté de lui, les différences formelles portrait, à l’ignominie son visage16 ».
concernant la manière d’écrire sont d’importance secon- C’est précisément en dévoilant la nature profonde des
daire14. » C’est sûrement une des raisons pour lesquelles choses et la réalité objective du monde que le réalisme peut
Lukács parle de « réalisme critique » dans son ouvrage de servir, d’après Lukács, à changer des opinions et à transfor-
1958 : il nous fournit ce qu’il appelle de « la perspective » sur mer l’ordre affectif. Selon une instrumentalité pédagogique,
la réalité en choisissant les détails les plus révélateurs. Et la grande littérature réaliste serait à même de modifier l’opi-
c’est justement le manque de perspective qui rapproche nion publique par le biais de l’éducation populaire. « La
l’avant-garde en général du naturalisme : « Parce que le style compréhension, médiatisée par l’œuvre d’art réaliste, des
de l’avant-garde repose, comme celui des naturalistes, sur époques de développement progressiste et démocratique de
une vision du monde qui ne permet pas à l’écrivain de faire l’humanité, écrit Lukács en 1938, prépare dans l’âme des
un choix entre les détails, on est en droit de rapprocher deux larges masses un sol fertile pour la démocratie révolution-
manières d’écrire que, sur le plan formel, tout semblait naire de type nouveau représentée par le front populaire17. »
opposer. […] L’image du monde [Weltbild] qui semble carac- Par contre, il déclare sans ambages que « les larges masses
téristique de l’avant-garde ne peut servir de base à une sélec- du peuple ne peuvent rien apprendre de la littérature
tion, capable d’ordonner réellement l’univers de l’artiste, d’“avant-garde” », car elle impose une vision limitée et sub-
qu’à condition d’en considérer seulement le contenu à l’état jectiviste de la vie18. C’est pour cette raison qu’il lui oppose
brut, et la forme sur un mode simplement abstrait. Dans l’avant-garde dite authentique : « Ce qui compte, ce n’est pas
une véritable sélection, l’écrivain élimine tout ce qui n’est le sentiment subjectif, si sincère soit-il, qu’on a d’être à
essentiel, ni socialement, ni humainement ; ainsi peut-il l’avant-garde, qu’on s’efforce de marcher à la tête du déve-
mettre en relief les éléments significatifs ; ici, l’acte formel
du choix n’aboutit qu’à une mutilation, à une dislocation,
de l’authentique essence humaine. […] Cette fausse sélec- 15. Ibid., p. 145-146. En parlant de « la vision du monde qui sert de base à
toute littérature d’avant-garde », Lukács déclare que « pareille littérature ne
tion aboutit donc à niveler l’homme par le bas, à supprimer saurait produire que des œuvres dénuées de toute perspective ». (Ibid.,
p. 59.)
16. W. Shakespeare, Hamlet, op. cit., p. 95 (acte III, scène II).
17. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 271.
14. Ibid., p. 60-61. 18. Ibid.

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loppement artistique, pas plus que l’invention unique de subjectives, que nous pouvons saisir la visée objective telle
nouveautés techniques, si éblouissantes soient-elles – mais que nous voulons ici l’examiner ; elle constitue le fondement
ce qui importe, c’est le contenu social et humain de l’avant- de toute question authentique concernant la forme des
gardisme, l’ampleur, la profondeur et la vérité de ce qui a œuvres, non plus dans un sens formaliste, mais en tant que
fait l’objet d’une anticipation “prophétique”19. » En quelques forme qui procède de l’essence même de la structure ultime,
mots, Lukács revendique un réalisme populaire et huma- qui est la forme spécifique de cette structure spécifique [als
niste capable d’éduquer le peuple en vue de l’épanouisse- Form, die aus dem Wesen des letzten Gehalts entspringt, die die
ment de la démocratie révolutionnaire : « Le chemin concret spezifische Form dieses spezifischen Gehalts ist]. Le centre, le
menant à la solution artistique ne peut être trouvé que par cœur de cette structure qui détermine la forme [dieses form-
l’amour du peuple, la haine de ses ennemis, la divulgation bestimmenden Gehalts], c’est toujours en dernière analyse
impitoyable de la vérité et, simultanément, par la foi inébran- l’homme lui-même. Quels que puissent être le point de
lable dans le progrès de l’humanité et de la nation20. » La départ d’une œuvre littéraire, son thème concret, le but
littérature véritablement politique serait donc une littérature qu’elle vise directement, etc., son essence la plus profonde
capable de dévoiler les profondeurs du réel dans toutes ses s’exprime toujours à travers la question : Qu’est-ce que
contradictions afin de faire progresser l’histoire vers ce qu’il l’homme22 ? » Et il existe deux réponses possibles à cette
a appelé en 1951 « la rénovation démocratique des nations21 ». question anthropologique fondamentale, telle qu’il l’analyse
Lukács rejette ainsi l’analogie si chère à une certaine dans La Signification présente du réalisme critique. La première,
conception de la modernité esthétique : celle établie entre celle de l’école réaliste, est fondée sur l’idée aristotélicienne
l’innovation formelle et la politique révolutionnaire. La nou- de l’homme « comme zoon politikon, comme animal social23 ».
veauté artistique sur le plan formel n’a aucun lien nécessaire La seconde est « existentialiste » : « Tout opposée est la visée
avec le renouveau politique. Bien au contraire, comme nous intentionnelle par laquelle les chefs de file de l’avant-garde
venons de le voir, des révolutions formelles et techniques littéraire déterminent l’essence humaine de leurs person-
tendraient, selon le philosophe hongrois, à nous éloigner des nages. Disons en bref : ils ne considèrent que “l”’homme,
mouvements de masse révolutionnaires pour autant qu’elles l’individu existant de toute éternité, essentiellement solitaire,
sont fondées sur une conception étroite et subjectiviste du délié de tout rapport humain et, a fortiori, social, ontologi-
monde. Ce qui compte pour Lukács est surtout la Weltans- quement indépendant24. » Au fond, ce qui intéresse Lukács
chauung dont témoigne la littérature : « C’est dans l’effort est donc l’ontologie inhérente aux intentions profondes
auquel se livre l’auteur, par des moyens proprement litté- des auteurs, car elle témoigne de l’une ou de l’autre de
raires, pour reproduire adéquatement l’image qu’il a du deux conceptions foncièrement différentes du rapport entre
monde, avec la totalité de ses déterminations objectives et
22. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 29-30. Maurice
de Gandillac a décidé de traduire le terme Gehalt par « structure ». On aurait
19. Ibid., p. 263. pu tout aussi bien le traduire par « contenu ».
20. Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 18. 23. Ibid., p. 30.
21. Ibid. 24. Ibid., p. 31.

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l’homme et le monde25. Pour les aristotéliciens, l’homme est prend une certaine distance à l’égard de l’agit-prop et du
un animal social situé dans l’histoire et capable de distin- réalisme socialiste réducteur promus par le dogmatisme
guer ses possibilités concrètes de celles qui sont purement stalinien (tout en défendant « le vrai réalisme socialiste » et
abstraites. Chez les existentialistes, l’homme est isolé de la la nécessité d’une alliance entre celui-ci et le réalisme cri-
société et coupé de l’histoire, jeté dans un monde chaotique tique28). Il est bien plutôt question de montrer comment la
où il est perdu dans une angoisse existentielle : « Dissolution littérature, indépendamment des intentions explicites de
de l’homme, dissolution du monde, les deux appartiennent son auteur, est à même de nous mettre en contact avec la
donc au même système, s’accroissent et se renforcent mutuel- plus réelle des réalités. Et ceci – pour reprendre l’argument
lement. À la base, nous trouvons toujours la même con- de La Signification présente du réalisme critique – par le biais
ception de l’homme, celle d’un être privé de toute unité d’une Weltanschauung dont la perspective distingue nette-
objective, simple suite incohérente de fragments instantanés, ment entre l’essentiel et l’inessentiel. La dimension politique
extraits d’expériences vécues qui restent, par définition, aussi de l’art se situerait donc moins au niveau de l’intention
impénétrables au sujet qui les vit qu’aux autres hommes26. » explicite que sur le plan de la vision du monde implicite :
Dans son livre de 1958, c’est cette différence ontologique « Personne n’ignore qu’un Joyce et un Kafka ont écrit leurs
qui se dessine au fond de l’opposition artistique entre le réa- œuvres – tellement significatives – bien avant les événements
lisme et l’avant-gardisme : de même que la littérature réaliste qu’on vient de rappeler [la politique hitlérienne et la guerre
serait le produit d’une ontologie aristotélicienne, la littéra- froide], que Musil était personnellement anti-fasciste, etc.
ture avant-gardiste serait une conséquence plus ou moins Mais, s’il ne s’agit point de leur imputer une prise de posi-
directe de l’ontologie existentialiste. tion directement politique, on doit noter cependant leur res-
S’il rejette pourtant la « littérature à thèse », c’est en partie ponsabilité, dans la mesure où leur vision du monde a servi
parce qu’il tient à distinguer entre la conception et la réali- de cadre général à toute une littérature, en tant que reflet de la
sation, ou entre la politique des artistes et la politique de réalité effective [die Herstellung einerWeltanschauungsatmosphäre,
l’art, en mettant l’accent sur la manière dont celle-ci peut als eines allgemeinen Rahmens für die dichterischeWiderspiegelung
s’éloigner considérablement de celle-là27. Il ne s’agit donc der Wirklichkeit], singulièrement de cette réalité actuelle où
pas du tout d’une « littérature engagée » pour Lukács, et il leur manière de réfléchir sur le monde et de le juger tient

25. Il parle effectivement de « deux ontologies » : « celle d’Aristote et celle


des existentialistes ». (Ibid., p. 143.) 28. Notons, toutefois, qu’il en vient finalement à défendre la supériorité du
26. Ibid., p. 44. réalisme socialiste dans La Signification présente du réalisme critique : « Répé-
27. « En elle-même, écrit-il, la simple application du marxisme – à plus forte tons, une fois de plus, que nous admettons, dès le départ, la supériorité
raison, la simple participation de l’écrivain au mouvement socialiste, sa artistique du réalisme socialiste, et que cette supériorité tient elle-même à
simple appartenance au parti – ne signifie à peu près rien. […] on s’illu- des conditions historiques. (On ne se méfiera jamais assez des exégèses qui,
sionnerait gravement si l’on imaginait que le processus sans lequel l’œuvre à partir de cette opposition historique, prétendent tirer immédiatement,
d’un écrivain ne saurait refléter la réalité effective de façon correcte et réa- dans un sens ou dans un autre, des jugements de valeur littéraire sur telle
liste, s’effectue, par principe, de façon plus directe et plus simple, à partir ou telle œuvre particulière). » (Op. cit., p. 220.) Pour sa critique de la litté-
d’une conscience non-faussée qu’à partir d’une conscience faussée. » (Ibid., rature schématique, qui vise à donner une illustration esthétique à une
p. 177-178.) théorie pré-existante, voir ibid., p. 236-239.

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une place si importante. Que tel ou tel écrivain en tire lui- fondamentale des écrivains qu’on compare, pas plus que
même, en tel ou tel sens, des conclusions pratiques de l’approbation ou le refus, sur le plan formel, de telle ou telle
caractère politique, peu importe pour l’instant. Il s’agit seu- manière d’écrire n’apporte une réponse décisive, quant au
lement de savoir si, dans l’image du monde [Weltbild] que fond même de l’affaire32. » La Weltanschauung objective est
nous livrent ces auteurs, et qui est un reflet de la réalité l’arbitre absolu, car elle seule permet de faire le distinguo
objective, le chaos, le sentiment de perdition, le désespoir, entre l’humanisme aristotélicien et l’anti-humanisme exis-
l’angoisse, sont bien les facteurs essentiels qui déterminent, tentialiste.
subjectivement, les conduites correspondantes, c’est-à-dire Attardons-nous brièvement sur le cas révélateur de Balzac
justement ces aspects, intellectuels et émotionnels, de l’inté- en soulignant une des prises de position majeures de Lukács,
riorité humaine, dont seule la prédominance permet aux qui n’est pas sans rappeler celle de Friedrich Engels : « La
propagandes du fascisme et de la guerre froide d’exercer leur dialectique particulière de l’histoire, l’évolution inégale de
plein effet29. » La vision du monde subjective de l’artiste et toutes les idéologies entraînent alors l’étonnante consé-
son engagement éventuel se distingueraient ainsi de la vision quence que voici : Balzac, sur la base de sa vision du monde
du monde objective se manifestant bon gré mal gré dans ses beaucoup plus confuse, carrément réactionnaire à maints
écrits30 : « Une analyse de ce genre exige que nous recher- égards, a reflété plus complètement et plus profondément
chions d’abord les relations mutuelles entre la vision du la période comprise entre 1789 et 1848 que son grand rival
monde [Weltanschauung] et la création littéraire. Pour l’écri- [Stendhal] aux idées pourtant plus claires et plus progres-
vain, ce que nous appelons ici une vision du monde [Wel- sistes33. » La dimension politique du travail de ce catholique
tanschauung] se présente de deux façons : elle signifie, d’une plutôt conservateur ne se trouve donc pas du tout du côté
part, la formulation consciente qu’il en peut donner, pour de ses intentions, que Lukács a décrites dans Balzac et le
lui et pour les autres, lorsqu’il envisage, directement, les réalisme français. À vrai dire, c’est précisément au décalage
problèmes de sa vie, indirectement, les problèmes de son entre les conceptions politiques de Balzac et ses réalisations
temps, – d’autre part, la saisie qu’il prend de ces phénomènes, artistiques que s’intéresse Lukács : sa description infatigable
avec un sûr instinct d’artiste, et la manière dont il les repré- du réel l’a poussé à peindre un monde en contradiction avec
sente dans son œuvre. Comme l’a bien vu Engels, entre ces ses propres convictions. « La grandeur de Balzac réside pré-
deux réalités, il peut exister de très vives oppositions31. » La cisément dans cette autocritique sans indulgence de ses
même distinction vaut mutatis mutandis pour les décisions conceptions, de ses vœux les plus chers et de ses convictions
techniques : « Si loin qu’elles aillent, les ressemblances pure- les plus profondes par la description inexorablement exacte
ment techniques ne permettent pas de préjuger l’attitude de la réalité. Si Balzac avait réussi à s’abuser lui-même sur
la caducité de ses rêves utopiques, s’il avait seulement repré-
29. Ibid., p. 121. senté comme réaliste ce qu’il souhaitait, il n’intéresserait
30. « Bon gré mal gré, ce que dit l’écrivain concerne le destin de toute
l’humanité. » (Ibid., p. 123.) Sur ce point, voir aussi la préface à Die Eigenart
des Ästhetischen, op. cit. 32. Ibid., p. 99-100.
31. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 139. 33. Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 84.

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plus personne aujourd’hui34. » Au lieu de se servir de son art Mise en perspective critique
pour exprimer un projet politique subjectif, Balzac se serait
effacé derrière un miroir narratif reflétant le mouvement En mettant en lumière certains aspects de la critique
objectif de l’histoire. Il ne s’agit évidemment pas d’une lukacsienne de la doxa moderniste, il faudrait également
« reproduction photographique de la réalité moyenne », mais nous interroger sur les limites de son propre projet. Com-
d’une représentation fidèle des forces aussi complexes que mençons par sa condamnation en bloc des avant-gardes et
multiples à l’œuvre dans la détermination de la totalité du des modernistes. Elle est fondée sur la réduction de la litté-
réel35. Une telle représentation lie toujours le particulier au rature à une vision du monde, comme si une seule et unique
général, l’individu au type, et sait pertinemment que la ontologie gisait au fond de tous les écrits jugés « avant-gar-
réalité sociale est le « fondement de la conscience sociale de distes ». « Cette suppression de la réalité effective [Dieses
chacun36. » Abschaffen der Wirklichkeit], déclare Lukács péremptoire-
Pour en tirer quelques conclusions provisoires, revenons- ment, […] est bien le thème fondamental de toutes les con-
en à la critique formulée par Lukács de quatre traits carac- ceptions avant-gardistes [das Grundmotiv der avantgardeistischen
téristiques de la doxa moderniste : Darstellung]37. » Toute la complexité de l’histoire justement
I) Il remet en question la prétendue autonomie de effective de la politicité de divers mouvements d’avant-garde
l’art au nom d’une analyse socio-historique de la production – du constructivisme russe au surréalisme, en passant par le
artistique. muralisme mexicain, le Bauhaus, et bien d’autres mouve-
II) Il s’attaque à l’historiographie discontinuiste et ments – est écartée au nom d’un verdict de principe : l’avant-
à la logique des césures historiques. garde est porteuse d’une vision du monde anti-humaniste.
III) Il critique la mise en valeur systématique de Pour y avoir accès, Lukács accorde un privilège quasi absolu
l’innovation artistique. – sans le justifier à ma connaissance – à la littérature roma-
IV) Il remet en cause l’analogie entre l’iconoclasme nesque et propose d’y déceler une orientation ontologique
esthétique et la politique révolutionnaire. fondamentale. En outre, un partage binaire strict détermine
Quand bien même on ne suivrait pas Lukács dans tous d’avance les possibilités : aristotélisme ou existentialisme
les détails de son projet esthétique (loin s’en faut), force est (pour utiliser le vocabulaire de La Signification présente du
de constater qu’il a formulé une critique à la fois perspicace réalisme critique). Toute l’histoire de l’art est ainsi réduite
et pertinente de la doxa moderniste. – par le biais d’une analyse certes détaillée de l’histoire litté-
raire – à une bataille philosophique entre deux orientations
idéologiques. Ainsi, le dynamisme revendiqué par Lukács
sur le plan ontologique manque sensiblement à son système
normatif, qui souffre d’un statisme ahurissant, sinon d’un
simple dogmatisme. Enfin, sa prétention à avoir un accès
34. Ibid., p. 20.
35. Ibid., p. 63.
36. Ibid., p. 42. 37. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 42.

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plus ou moins direct à la vision du monde inhérente aux ment anhistoriques dans la mesure où ils sont des produits
écrits littéraires mérite d’être interrogée. La traduction de « historiques » de l’homme. Je ne peux m’attarder ici sur les
la littérature en ontologie pose de très nombreux problèmes analyses complexes de cette problématique fournies par
herméneutiques, mais ceux-ci ne semblent pas empêcher Lukács dans Die Eigenart des Ästhetischen (1963), mais il est
Lukács de porter des jugements péremptoires en tranchant toutefois légitime de dire que le philosophe hongrois, dans
définitivement sur la valeur de tel ou tel écrit, comme si la des ouvrages comme La Signification présente du réalisme cri-
littérature n’était en effet que le reflet fidèle d’une vision du tique, se pose comme le gardien de l’essence de l’art aussi
monde bien déterminée. bien que le défenseur des valeurs humaines. Son dogma-
Sa condamnation de l’avant-garde et du modernisme ne tisme politique se double ainsi d’un dogmatisme esthétique :
se limite pas à une mise en accusation politico-ontologique. dans les deux cas, il s’appuie sur une distinction principielle
Il s’agit également d’une condamnation artistique dans la et prétendument indubitable entre la vraie et la fausse forme
mesure où l’avant-garde serait responsable de la mise à mort de la politique et de l’art. À la connaissance supposée objec-
de la littérature elle-même : « Il s’agit de faire disparaître tive de la réalité politique correspond celle de la nature peu
toute forme littéraire38. » Et ceci parce que le réalisme ne ou prou transhistorique de l’esthétique.
serait pas uniquement « un style entre beaucoup d’autres, En outre, selon une instrumentalité pédagogique, la vraie
mais la base même de toute littérature [die Grundlage einer littérature est censée, comme nous l’avons vu ci-dessus, faire
jeden Literatur]39 ». L’avant-garde serait ainsi une aberration avancer la vraie politique : « La compréhension, médiatisée
visant à détruire la vocation prétendument naturelle de la par l’œuvre d’art réaliste, des époques de développement
littérature en niant l’essence de l’art40. C’est dans de telles progressiste et démocratique de l’humanité prépare dans
prises de position que Lukács, malgré son insistance sur l’âme des larges masses un sol fertile pour la démocratie
l’historicité de l’art, fait preuve d’un certain essentialisme : révolutionnaire de type nouveau représentée par le front
l’art et la littérature auraient apparemment des natures plus populaire. Plus la littérature de combat antifasciste sera enra-
ou moins transhistoriques41, sans être pour autant complète- cinée profondément dans ce sol et plus elle créera des types,
exemplaires ou haïssables, fondés sur une base profonde –
plus forte sera sa résonance au sein du peuple42. » Lukács se
38. Ibid., p. 84.
39. Ibid., p. 89. sert ici d’une recette relativement simpliste : la littérature
40. Il parle également de l’« auto-destruction de l’esthétique [die Selbstau- authentique est un instrument au service de la vraie poli-
flösung des Ästhetischen] ». (Ibid., p. 85.)
41. En effet, une des définitions qu’il donne à l’art – « l’art consiste toujours
tique, et donc de la véritable compréhension historique du
à retenir le significatif et l’essentiel, à éliminer l’accessoire et l’inessentiel » monde. Son travail témoigne ainsi de ce que j’appelle le
(ibid., p. 101) – rappelle expressément le principe de sélection à l’œuvre complexe du talisman. Celui-ci suppose l’existence de cer-
dans le réalisme, un mouvement qui traverserait selon lui toute l’histoire
de la littérature : « […] le vrai réalisme – celui qui, d’Homère à Thomas
Mann, n’a jamais cessé de considérer le mouvement et l’évolution comme de la littérature, Paris, Hachette Littératures, 1998 et Larry Shiner, The
les thèmes majeurs de l’œuvre littéraire […] ». (Ibid., p. 63.) Pour une Invention of Art: a Cultural History, Chicago, University of Chicago Press,
critique de cette conception transhistorique de l’art et de la littérature, voir 2001.
par exemple Jacques Rancière, La Parole muette : essai sur les contradictions 42. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 271.

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taines œuvres privilégiées capables de produire des effets entre l’art et la politique. Sa démarche dépend donc d’une
politiques de manière plus ou moins directe. Dans le cas de connaissance de la réalité historique à prétention objective et
Lukács, il met largement entre parenthèses la question de la déterministe. Et il ne s’agit évidemment pas d’une connais-
circulation et de la réception de l’art en s’adossant à une sance empirique des épiphénomènes historiques, mais bien
prétendue univocité sociale, comme si chaque œuvre était plutôt d’un savoir scientifique de l’essence même de l’his-
nécessairement le véhicule d’une seule et unique vision du toire43. Or, on ne voit pas du tout comment un tel savoir
monde, indépendamment de son inscription sociale et de la serait possible, surtout pour un individu situé lui-même
réaction de ses spectateurs ou lecteurs. Une telle univocité dans l’histoire. Nous n’avons pas l’espace ici d’entrer dans
n’est pas uniquement la condition sine qua non de la préten- une critique détaillée d’une telle prétention en montrant à
tion à la connaissance objective des œuvres artistiques, mais quel point l’histoire est un objet de connaissance nécessai-
elle est justement partie intégrante du complexe du talisman : rement social et qu’il est impossible de la surplomber. Qu’il
certains objets sont censés être porteurs d’un pouvoir poli- suffise de dire dans le présent contexte que le dogmatisme
tique autonome, à peu près de la même manière que les politique et esthétique de Lukács est fortement lié à un dog-
talismans seraient des véhicules de forces magiques. Une matisme historique dans la mesure où il prétend pouvoir
telle approche met très largement à l’écart la dynamique réduire le champ de forces qu’est l’histoire à une essence
sociale de la distribution et de la réception au nom d’une objective et à une trajectoire orientée vers une seule et
simple détermination plus ou moins monocausale : tel ou tel unique fin (c’est sur ce point précis que l’on s’aperçoit de la
art produit tel ou tel effet politique. De même que le dyna- proximité paradoxale entre le philosophe hongrois et tous
misme historique s’estompe en faveur d’une normativité ceux qui font appel aujourd’hui à une toute autre « fin de
statique, la dynamique sociale disparaît au profit d’une l’histoire »).
conception univoque et plus ou moins déterministe de la
politique de l’art. Les œuvres perdent largement leur statut Pour toutes ces raisons, il faut être extrêmement circons-
d’objets socio-historiques en devenant les simples reflets de pect en mettant en lumière la pertinence contemporaine de
deux visions du monde opposées. Tout le dynamisme social la critique de la doxa moderniste chez Lukács. La mise en
se réduit ainsi à un manichéisme simpliste. valeur du potentiel critique de son projet, comme nous
Enfin, l’efficacité politique du réalisme découlerait du fait l’avons vu, ne devrait pas du tout nous conduire à l’accepter
qu’il est le miroir « fidèle » du véritable mouvement de l’his- en bloc.
toire. Au fond du projet esthétique de Lukács, du moins
dans la forme qu’il a prise dans la période 1930-1960, il
existe alors un présupposé majeur, celui de la connaissance 43. Voir ibid., p. 248 : « Si la littérature est effectivement une forme particu-
lière du reflet de la réalité objective, il lui importe beaucoup d’appréhender
objective du processus réel de l’histoire. Car c’est à l’aune cette réalité telle qu’elle est effectivement constituée et elle ne peut se borner
d’un tel processus qu’il porte ses jugements sur les deux à reproduire l’immédiateté des phénomènes. » Il est à noter que Lukács a
quand même reconnu, notamment dans Die Eigenart des Ästhetischen, que
visions du monde opposées, qu’il définit la nature du réa- la connaissance totale de la réalité ne peut être qu’approchée (tout en
lisme et de l’art dans son ensemble, et qu’il établit la relation restant un idéal).

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LA PARTICULARITÉ
COMME CATÉGORIE DE LA LOCALITÉ

Zsolt BAGI

Peut-être nulle œuvre philosophique n’est-elle sujette à


l’érosion historique autant que celle de Georg Lukács.
Érosion historique entendue dans le sens de la destruction
de la tradition d’interprétation à laquelle elle se rattachait.
D’ailleurs, cette destruction ne peut se fonder sur la seule
étude des travaux réalisés par les interprètes secondaires de
l’œuvre de Lukács, mais, au contraire, elle doit justement
étendre son champ à l’activité de ces interprètes secondaires.
Et même si nous allons jusqu’au bout de ce travail, la ques-
tion demeurera : quand bien même nous parviendrions de
cette manière à isoler un certain « noyau rationnel » décrivant
l’essentiel du travail de Lukács, serons-nous arrivés à un
résultat qui méritait l’effort ? À cette question, chacun peut
répondre en fonction de ses préférences philosophiques,
néanmoins il est sûr que dans la pensée d’un grand penseur
– plus spécialement, dans le cas de Lukács : d’un grand
lecteur de la littérature – se trouve toujours quelque chose
qui mérite d’être repensé. Lukács est-il un philosophe mar-
quant ? Je ne sais pas et je ne tiens pas à me prononcer sur
ce point. Mais qu’il fut un grand penseur et un grand
lecteur, j’en suis convaincu.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

Dans le présent essai, je vais m’efforcer de repenser l’ou- a un sens bien défini, que l’on peut comprendre en exami-
vrage intitulé La Particularité comme catégorie esthétique (A nant ce que signifie pour lui le formalisme kantien dans le
különösség mint esztétikai kategória1), en essayant de prendre champ esthétique. L’esthétique kantienne, selon Lukács,
en compte toutes les intentions originales du livre et de les n’est pas formelle parce que son terrain est celui du goût
confronter à son contenu. Après avoir analysé ces intentions désintéressé ou celui de l’autonomie, mais spécifiquement
originales, j’en ferai peut-être un classement analytique, pas parce que le jugement esthétique est une schématisation
nécessairement en vue de satisfaire un quelconque intérêt privée de conceptualisation2. C’est-à-dire que si dans le juge-
historique, mais plutôt dirigé par la nécessité d’engagement ment objectif l’on rencontre une forme de connaissance
historique propre à la philosophie. appelée discursive par Kant, dans le cas du jugement de goût
n’entre en jeu que l’intuition, qui est précisément la négation
Tout en ne souhaitant pas me consacrer à des questions de la discursivité. « Par conséquent, l’esthétique de Kant
étroitement esthétiques, mais plutôt au rôle spécial assigné n’est pas seulement subjective, mais aussi formaliste ; en
par Lukács à l’esthétique, ou plus précisément à la logique repoussant l’idée, elle réduit également le contenu en lam-
lukacsienne de l’esthétique, qui me semble honorable de beaux3. » Si je dis que cette pensée est étrangement actuelle,
plusieurs points de vue (y compris dans la perspective des c’est parce que je pense que l’esthétique dont nous vivons
différentes disciplines philosophiques), il n’est peut-être pas actuellement la soi-disant crise postmoderne est la même
inutile de dire quelques mots liminaires sur l’esthétique en que celle dont parle Lukács lorsqu’il emploie les termes
général. Il s’agit simplement d’évoquer quelques questions « agnostique » et « formaliste ».
d’actualité soulevées dans les travaux tardifs auxquels appar- Et cette esthétique est tout aussi étrangement démodée,
tient La Particularité. L’esthétique tardive de Lukács, du précisément du fait qu’elle établit un lien entre le contenu
point de vue de notre époque, montre une certaine dualité. et l’idée. Lukács admet la distinction kantienne, établie
D’une part, elle semble étrangement actuelle puisque Lukács d’une manière abstraite (c’est-à-dire par des moyens qui ne
se proposait d’y élaborer une esthétique non formelle et de relèvent pas de la médiation), entre la discursivité et l’intui-
type objectif, à l’encontre de ce qu’il appelait les esthétiques tion, mais seulement pour ajouter que l’idée peut tout aussi
agnostiques. D’autre part, elle est étrangement démodée : bien être saisie par la deuxième, là où Kant ne la voyait pas.
Lukács est connu pour être resté insensible à tout un pan C’est pourquoi il peut baptiser comme « irrationnelle » l’esthé-
de l’art du XXe siècle. Nous venons d’employer des concepts tique de type non conceptuel. Or, l’opposition entre l’esthé-
qu’il nous faut clarifier sans retard (dans leur sens lukacsien), tique conceptuelle et l’intuition (irrationnelle) n’est pas
car ils ne recouvrent pas le sens qui leur est donné dans seulement indéfendable sur le plan historique, mais aussi sur
d’autres systèmes de pensée, ni dans la terminologie courante, celui de l’analyse pure. C’est pourquoi Lukács emploie le
et certainement pas empirique. Pour Lukács, le formalisme terme de « conceptualité » dans un sens plus large, en accord

1. G. Lukács, A különösség mint esztétikai kategória (La Particularité comme 2. Ibid., p. 54.
catégorie esthétique), Budapest, Magvet , 1985 (traduction). 3. Ibid., p. 52.

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avec Hegel, quand il ne s’appuie pas sur le sens précis de catégorie esthétique se consacre en effet à la reconstruction de
Kant. « Alors que, chez ses prédécesseurs, la logique com- cette logique afin d’en examiner, dans un deuxième temps,
mence la plupart du temps avec l’analyse des idées, pour les implications sur un cas spécial, celui de l’esthétique – il
Hegel, l’idée est elle-même le sommet, la synthèse, le terme s’agit donc de l’élaboration d’une logique de l’esthétique.
d’un processus de développement long et riche de détermi- Ce projet contient implicitement l’hypothèse, reprise de
nations logiques4. » L’idée est la totalisation des détermina- Hegel, selon laquelle la logique ne précède pas les détermi-
tions concrètes, dont il faut signaler deux caractéristiques : nations au sein de domaines particuliers – tels que l’esthé-
1. L’idée est le résultat de plusieurs déterminations, et non tique –, mais en constitue au contraire le résultat. Une
leur point de départ ; 2. L’idée totalise ces différentes déter- logique particulière reçoit de l’analyse logique générale seu-
minations. Dans le développement qui va suivre, nous allons lement les cadres conceptuels ou les catégories ; les relations
admettre la première affirmation tout en nous tenant à dis- entre ces catégories et leur fonctionnement dépendent de
tance de la seconde. Toutefois, si nous voulons être cohérents chaque domaine particulier (plus loin, je dirai : local). Bien
avec le cadre logique proposé, il nous faut tout de même que la logique de Lukács soit hégélienne, elle n’est pas sans
définir le critère de l’objectivité, selon Lukács, comme celui poser quelque problème, justement à la logique hégélienne.
de la totalité, elle-même créatrice de l’idée. L’attente d’une Voyons comment l’intéressé développa ses propres idées
esthétique objective correspond à l’attente d’une création de sur la question. La Spécificité de l’esthétique (Az esztétikum
la totalité. De cela il ressort que pour Lukács seules les formes sajátossága) développe sur ce point des pensées explicites,
esthétiques totales sont objectives, le récit et non la descrip- non sans mettre en évidence les points de rapprochement.
tion, le monde de Thomas Mann et non celui de Kafka. Premièrement, Lukács reproche à la logique de l’esthétique
hégélienne d’être anhistorique. « Hegel présente le moment
Quoi qu’il en soit, j’aimerais maintenant aborder une du symbolisme comme une sorte de préambule au dévelop-
autre question, qui prolonge partiellement la première si l’on pement artistique à proprement parler ; mais il désigne déjà
considère que l’idée, c’est-à-dire le contenu structuré, est tous les arts qui vont s’approfondir comme munis de leurs
un résultat et non un point de départ. D’autre part, le déve- catégories, comme s’ils existaient déjà de manière implicite,
loppement du problème en question s’appuie sur l’affir- le développement ultérieur n’étant que leur processus de
mation interprétative selon laquelle La Particularité comme manifestation explicite, de sorte que – justement selon l’idée
catégorie esthétique n’est pas autre chose que la logique de de dialectique générale liée au développement hégélien – il
Lukács. La thèse de Lukács est connue, et se trouve réitérée ne s’agit que d’un mouvement superficiel, qui n’apporte
jusque dans l’Ontologie, selon laquelle il est possible de rien d’essentiel, de véritablement nouveau du point de vue
reconstruire la logique que Marx n’a jamais achevée en exa- qualitatif5. » Cela signifie, à première vue, que les catégories
minant différents points de son œuvre, en particulier l’ana- de la logique – chez Lukács, surtout l’universel, le particulier
lyse de la valeur dans Le Capital. La Particularité comme et le singulier – dans l’esthétique de Hegel montrent tout de

4. Ibid., p. 98. 5. Ibid., p. 225.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

même une certaine forme d’historicité : une certaine confi- l’esthétique (Az esztétikum sajátosságával). Dans La Particu-
guration (d’après Hegel : abstraite) des relations entre l’art larité, la critique tient plutôt dans le fait que Hegel ne satis-
symbolique et l’universel. Si tous les éléments (logiques) de fait pas ses propres attentes : « Il a de moins en moins opté
cette configuration demeurent les mêmes tout au long de pour cette solution qui consiste à extraire [les catégories] de
l’histoire, ce sont leurs relations qui changent. De sorte que la réalité sociale7. » C’est pour cela que Hegel est tombé
la « surtension » de l’art symbolique, l’inadéquation de la dans le formalisme. Dans La Particularité, on ne trouve nulle
relation entre le fond et la forme, que l’on peut décrire du trace de la philosophie de l’histoire appliquée aux formes
point de vue logique comme une opposition abstraite, va logiques (et même, Lukács stigmatise cela comme forma-
devenir adéquation dans l’art classique, car l’opposition abs- lisme), au contraire, on rencontre plutôt la « surdétermina-
traite se concrétise ; ce qui était élevé devient beau6. Néan- tion » : « D’un tel examen concret finit toujours par ressortir
moins, on ne trouve rien de tout cela dans La Particularité la relativité dialectique de l’universel et du particulier ; dans
comme catégorie esthétique, car les conceptions de ce livre sur certaines conditions concrètes, l’universel et le particulier
l’historicité ne sont pas les mêmes que dans La Spécificité de sont perméables ; dans d’autres conditions concrètes, l’uni-
versel se spécifie et sous certains rapports devient particulier ;
mais il est aussi possible que l’universel absorbe, annihile le
6. Même si nous acceptions cette critique, je pense que cette conception
historicisante est le point le plus faible de La Spécificité de l’esthétique, et, particulier, ou entre en relation avec un nouveau particulier,
d’une manière générale, justement, c’est ce qui rend supérieurs les points à moins qu’un ancien particulier ne se développe en uni-
de vue phénoménologiques des textes sur le réalisme. Du reste, La Spécifi-
cité de l’esthétique se place en opposition avec l’image historicisante qui était
versel ou vice-versa8. »
apparue d’une façon ou d’une autre dans les essais esthétiques de Lukács En guise de conclusion à cette première analyse de La
depuis La Théorie du roman, et que l’on nomme, avec Habermas, le discours Particularité comme catégorie esthétique, Lukács attire l’atten-
philosophique moderne. Car lorsqu’il affirme explicitement, dans La Spé-
cificité de l’esthétique, que « les catégories n’ont pas seulement des significa- tion sur une forme d’apparition spécifique du particulier :
tions objectives, mais aussi des histoires objectives et subjectives », il ne pense si la détermination dans les œuvres esthétiques reste du
pas seulement à une historicité de la modernité, radicalement différente
des périodes précédentes (comme c’est le cas, au fond, chez Hegel, contre
domaine du particulier, et non de l’universel, les rapports
toutes apparences et contrairement à la distinction des « arts classiques »), continuent à relever de l’universel, c’est-à-dire qu’ils ne se
mais aussi à la reconstruction historique du « processus de différentiation » séparent pas de l’universel9. Cette affirmation me semble
qui suppose qu’il existe au sein des arts des catégories appartenant à un
milieu homogène bien qu’en évolution constante. Cette homogénéité exclut intéressante parce que sa logique n’est pas sans analogie
la prise en compte des problèmes propres à la modernité. Mais si nous nous avec une question qui se rapporte à l’état actuel de la moder-
attachons à étudier la logique de la particularité dans ce cadre, c’est parce
que l’intérêt pour les problèmes de la modernité est présent dans ses œuvres nité (pour ne pas dire de la « postmodernité »), et dont je tâche
antérieures. Il n’est pas nécessaire de mentionner ici des textes comme précisément d’identifier les facteurs essentiels. Cette ques-
Raconter ou décrire ? ou bien le débat sur l’expressionisme. Il suffit de citer
tion, qui caractérise selon moi le monde issu de la faillite
le premier chapitre du Roman historique, où l’historicisme ne signifiait pas
un processus de différentiation, mais une rupture radicale, car « avant Walter
Scott, des romans historiques manquait justement l’élément historique :
l’explication de la particularité des personnages par les particularités de 7. G. Lukács, La Particularité…, op. cit., p. 110.
leur époque historique ». (G. Lukács, A történelmi regény (Le Roman histo- 8. Ibid., p. 124.
rique), Budapest, Magvet , 1977, p. 17 (traduction). 9. Ibid., p. 190 sq.

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du multiculturalisme et de la globalisation de l’économie Or nous savons bien que l’universalisation, sous cette forme,
néolibérale, se formule de la façon suivante : dans quelle a reçu chez Marx un certain nom qui a longuement occupé
mesure peut-on accommoder la catégorie de la localité afin le jeune Lukács marxiste : le capital désigne, comme fétiche,
qu’elle puisse faire front à la globalisation, mais non à l’uni- la forme abstraite et universelle de la marchandise, et indi-
versalisme ? Plus précisément : est-il possible de donner nais- rectement de la valeur. L’analyse de la marchandise-fétiche
sance à l’universalisme dans le sein de la localité, à travers est en effet le noyau de Histoire et conscience de classe et le
la localité, sans pour autant tomber dans le piège de la globa- fondement du chapitre sur la réification. J’aimerais ici faire
lisation ? un détour en attirant l’attention du lecteur sur le fait que La
L’essentiel de la globalisation, il me semble, a été décrit Particularité comme catégorie esthétique en réalité n’est pas si
par Lukács d’une manière pertinente jusqu’à nos jours dans éloignée de Histoire et conscience de classe qu’on a coutume
sa description de l’apologie du capitalisme : « L’apologie – – et Lukács lui-même, parmi d’autres – de le dire. Les deux
en termes méthodologiques – commence quand une univer- œuvres ont pour même préoccupation centrale l’abstraction
salisation justifiée dans des limites bien définies se dilate et la réification qui lui est inhérente. L’ouvrage sur la parti-
en universalisation inconditionnelle. Cela n’arrive qu’à la cularité, de même que l’analyse du réalisme (le manque de
condition que l’idée d’universalité se soit “libérée” de toute médiation), prend son sens avec le problème de l’abstraction
relation dialectique avec le particulier (détermination, diffé- – c’est-à-dire, en dernière analyse, le chapitre sur la réifica-
rentiation, enrichissement, concrétisation, etc.)10. » Le phé- tion ; l’analyse du reflet en est également tributaire, dans la
nomène de la globalisation, de même que le capitalisme mesure où Lukács nomme reflet le résultat final de l’idée12.
naguère, est de caractère apologétique, il atteint son but à
travers la thèse de l’inconditionnalité de la catégorie de l’uni-
versel. Il parle d’une nature et de valeurs humaines de type 12. Ici j’aimerais exposer, comme je l’ai fait ailleurs, la nature de mon
universel, de l’application politique universelle de l’État intérêt pour Lukács : pour moi, l’esthétique de Lukács n’apparaît intéres-
sante et productive que tant qu’elle ne prend pas la forme d’un système,
démocratique, de contraintes économiques universelles, etc. mais demeure dans le domaine de la phénoménologie de l’œuvre littéraire,
Et tout cela, au contraire, parvient de moins en moins à c’est-à-dire quand elle étudie les rapports de la « spontanéité transmise »,
les formes et les possibilités historiques afin d’atteindre la transmission absolue,
cacher les fractures concrètes qui séparent le nord et le sud,
et non quand il déroule un travail sur le « système des arts » (pour la diffé-
les masses vivant dans la grande pauvreté et le petit nombre rentiation entre la phénoménologie et les systèmes, voir Jean Hyppolite,
de ceux qui vivent dans des conditions agréables, ou bien Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier, Édi-
tions Montaigne, Paris, 1946, premier chapitre). Je suis convaincu que
encore les dictatures qui n’ont de la démocratie que le nom La Particularité comme catégorie esthétique est le dernier de ses travaux que
et les idéaux universels mentionnés ci-dessus. l’on peut ranger ici, mais seulement parce qu’il clôt justement les études
de logique esthétique écrites dans les années 1930 sur le réalisme. Le propos
C’est justement pour cela que, selon Lukács, Marx
de ces travaux n’est pas tant l’approfondissement de l’analyse du reflet, ni
« concentre sa critique sur la problématique de l’universel11 ». non plus la description de la différentiation des formes d’objectivation
esthétique, mais bien la réification, c’est-à-dire l’attachement à la logique
de la modernité dans la littérature. Par conséquent l’idée centrale est le
10. Ibid., p. 117. réalisme, c’est-à-dire la transmissibilité et l’intégrité (totalité) de la forme,
11 Ibid., p. 116. qui résonnent avec l’intégrité (la totalité) du fond et de la réalité sociale.

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Exprimé de manière simple, Lukács considère la logique abandonnant toute volonté propre15. » Ce raisonnement est
du capitalisme comme abstraite et universelle. Elle n’est précisément la formulation sous forme logique du phénomène
qu’une forme (idéelle) d’expression de l’expérience véritable de la réification.
qui caractérise la société capitaliste dans toutes ses strates13. En se fondant sur cette expérience et sa logique, Lukács
L’universalisation, dans une telle interprétation – comme réunit l’expérience et l’analyse générales du réel. « Le parti-
l’a montré Kant –, rend l’existence de l’homme contingente. culier au juste est une concrétisation critique, dans sa relation
La contingence est la catégorie qui dans ce contexte logique avec la dialectique de l’universel et du singulier, il révèle la
correspond à la réification de Histoire et conscience de classe. médiation réifiante qui va de haut en bas16. » Cette pratique
L’homme subordonné au travail devient casuel, substituable est parfois qualifiée d’humanisme, et ce n’est pas un hasard
et, en ce sens, abstrait. « En réalité, l’interdépendance de la si La Particularité commence avec une reconstruction histo-
subordination et de la contingence résulte nécessairement rique fondée sur une étude de Goethe, et non de Marx. Si
de la structure même du capitalisme, et il en résulte non l’on observe les choses avec rigueur, l’esthétique de Lukács
moins nécessairement la conséquence que les corrélations n’est pas marxiste, mais goethéenne. Bien qu’il soit parfai-
réelles se reflètent sur le peu qui reste aux participants [du tement possible d’argumenter que les lieux sur lesquels
système]14. » C’est-à-dire que les sujets d’une telle société se Lukács s’appuie ne sont que partiellement humanistes (on
croient libres, car ils n’ont pas de relations nécessaires avec sait qu’Althusser a justement qualifié d’antihumanistes ces
les conditions de leur existence ; en réalité, ils sont d’autant parties citées du Capital), Goethe apparaît clairement ici en
moins libres que ce n’est pas eux qui sont la cause de leurs guise de caution humaniste. Cette distinction est essentielle
actions, mais bien les circonstances. Cette idée est ainsi pour la compréhension du problème qui nous occupe, indé-
formulée dans Histoire et conscience de classe : « L’homme, ni pendamment même de tout jugement sur l’humanisme de
objectivement, ni au cours de ses relations de travail, ne se Goethe. Le but de notre travail (justement, le même que
manifeste comme, en quelque sorte, porteur de lui-même, celui du travail de Lukács) n’est en définitive pas de nature
mais plutôt comme une pièce automatisée ajustée à un strictement logique, entendue comme la clarification des
système mécanique, qu’il rencontre dans un état déjà achevé,
qui fonctionne totalement indépendamment de lui-même
15. Történelem és osztálytudat, op. cit., p. 328.
et aux principes et aux lois duquel il doit se conformer en 16. A különösség, op. cit., p. 150. Je ne peux revenir sur ce point ici, mais mon
interprétation établit implicitement que le rôle joué par le contingent dans
la logique hégélienne n’est pas tenable pour Lukács. La médiation ne va
13. Selon Histoire et conscience de classe : « On ne peut naturellement atteindre pas en direction d’un (absolu) contingent et surtout ne provient pas d’un
l’universalisation de ce problème qu’à la condition que la question elle- contingent (abstrait), elle ne contient aucune contingence de quelque sorte
même soit aussi profonde et large que l’analyse de Marx ; si le problème que ce soit, tout en elle est médiation. En cela, Lukács est plus proche de
de la marchandise ne relève pas seulement des disciplines économiques Derrida que de Hegel. Voir Hegel : « Mivel kell kezdeni a tudományt? » (« Par
spécialisées ou même d’un aspect central de l’économie en tant que telle, où la science doit-elle commencer ? »), in A logika tudománya (Science de la
mais au contraire est un problème central fondamental, structurel, dans tous logique), Budapest, Akadémiai, 1979 (traduction). Ou alors, sur les questions
ses divers modes de manifestation. » (G. Lukács, Történelem és osztálytudat de la médiation du début et de la fin : David Gray Carlson, A Commentary
(Histoire et conscience de classe), Budapest, Magvet , 1971, p. 319.) to Hegel’s Science of Logic, London, New York, Palgrave Macmillen, 2007,
14. A különösség, op. cit., p. 122. p. 26 sqq.

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catégories de l’universel, du particulier et du singulier ; il vise mobilisent que contre quelque chose et ne sont assimilables
plutôt à présenter la possibilité de l’universel en concevant à aucune cause.
ce dernier comme fondé sur la localité. L’universalisme Cela vaut-il la peine, dans une telle situation, de revenir
d’ailleurs ne signifie pas seulement la possibilité d’apparition à Lukács, de revenir à un grand récit, à une philosophie de
de l’universel, mais celle d’une relation entre le sujet et les l’histoire déterminée ? Sous cette forme, je ne le crois pas,
lois, de l’universalisation de la détermination du sujet par c’est-à-dire sous la forme de lois de l’histoire, d’une logique
les lois. C’est seulement dans ce cadre que l’affirmation de de la totalité. Or cette opposition entre la détermination et
Hegel (que Lukács cite lui-même), selon laquelle c’est le la contingence n’est-elle pas justement chez Lukács l’oppo-
christianisme qui a inventé l’universalisme, a un sens. sition la plus abstraite, formelle, la plus éloignée de la réalité
Mais commençons par l’autre côté de l’analyse. Le fait sociale concrète ? Ou bien, si nous préférons l’exprimer autre-
que la critique de Marx (et de Lukács) se concentre sur le ment, parce que nous ne croyons pas que les concepts philo-
problème de l’universel ne signifie pas qu’il n’existe pas de sophiques soient seulement l’expression de problèmes déjà
problème au niveau du particulier abstrait et du singulier posés : est-il possible d’envisager un tertium, au-delà de la
abstrait. Parce que la thèse du culturalisme, à savoir la réfu- logique du contingent, de l’abstrait et du déterminé, du total ?
tation de l’universalisme, s’est mutée et dégradée aujourd’hui Ce qui peut nous aider dans cette entreprise n’est pas autre
au point qu’on l’utilise comme légitimation de nouveaux chose que l’introduction – avec précaution – dans le texte de
ghettos ; c’est-à-dire que l’on construit des murs symbo- Lukács d’un système différenciateur. La détermination chez
liques au milieu des villages, des villes et des régions. Les Lukács est une idée à la fois hégélienne et goethéenne. Nous
nations renaissantes d’Europe centrale, par exemple, sont savons qu’il existe dans la philosophie de la modernité une
aujourd’hui caractérisées par des particuliers abstraits s’oppo- grande tradition selon laquelle la liberté ne s’oppose pas à
sant tous ensemble à l’universel européen et chacun aux la détermination. La scholastique appelait cette liberté spon-
autres particuliers de type national ; d’autre part, au sein tanéité, en la différenciant du libre arbitre. La liberté sous
d’une même nation, les particuliers ethniques se dressent cette forme peut être définie de la manière suivante : est libre
les uns contre les autres, résiliant le contrat social et sa celui qui agit conformément aux règles de sa propre essence,
« volonté générale » (ndt : en français dans le texte) ; les cultures et non selon des règles qui lui sont extérieures. Goethe a
et les religions particulières se regardent en chiens de faïence modifié cette définition en ce sens qu’il a reconsidéré l’idée
et enfin les tensions liées aux intérêts économiques parti- d’« essence propre » : est propre ce que je rends mien, ce que
culiers forment des États instables, menacés d’explosion. je m’approprie au terme d’une opération d’auto-éducation
Nous pensions que le XXe siècle avait été le siècle des masses, ou d’autoformation ou, en termes hégéliens, d’autodéfinition.
mais il semble que ces dernières ont seulement repris leur Aucune idée donnée a priori ne contient ses propres lois :
souffle pour apparaître désormais sous une forme encore l’idée est un résultat, non un point de départ. C’est ce que
plus chaotique et plus contingente que jamais. L’ère des la philosophie postkantienne appelait Bildung. Est libre celui
grands récits est terminée, il reste des mouvements entière- qui peut, à l’aide d’une Bildung ou d’un talent particulier,
ment contingents, sans loi ni idéologie cohérente, qui ne se prendre part à la Bildung générale (ou culture). Voici le noyau

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de la culture humaniste : ce n’est pas en agissant selon une de l’idée de particularité signifie justement l’attachement
volonté contingente que l’homme est libre, mais en construi- général à la localité à travers ses formes logiques, ce qui rend
sant lui-même ses propres lois (des lois particulières et non possible l’examen attentif des faits relevant des sciences poli-
individuelles). tiques et sociales et de l’esthétique appliquées aux relations
L’humanisme apparaît comme une phraséologie vide de non neutres. C’est ainsi que la généralisation de l’idée de
sens non pas parce qu’il est usé ou ennuyeux, mais parce particulier n’est pas autre chose que l’élaboration de la caté-
que, selon le diagnostic – correct, faut-il le préciser – de gorie centrale que je nomme la localité. J’aimerais pourtant
Lyotard : il n’y a plus de Bildung générale, sa place laissée faire une mise au point de l’idée de localité par rapport
vide est occupée par le particulier autodéterminé, attiré par – comme nous l’avons déjà évoqué – à la globalisation et non
ce vide béant. Mais la vision inquiétante de l’espace vide à l’universalité. L’idée de particulier de Lukács nous aide en
laissé par la détermination ne devrait pas nous faire embrasser ce sens qu’il met à notre disposition une catégorie dyna-
trop vite, comme une compensation rassurante, la dissémi- mique : une logique qui rend des comptes sur l’origine des
nation du contingent. Envisageons une analyse de la localité idées. Le fait que Lukács ait limité le champ de ses réflexions
(du particulier) qui ne se référerait pas aux autres localités nécessaires à la médiation esthétique résulte de ses propres
ou à leur ensemble par le truchement de la totalité. Pour cela, préconceptions (ontologiques), mais cela n’exclut pas que
il nous suffit de généraliser l’idée de particulier. Comme je ce type de médiation lui fût finalement apparu comme le
l’ai déjà souligné, le critère fondamental du particulier n’est plus important et le plus authentique. Pour Lukács, derrière
pas la totalité, mais la médiation. Est particulier ce qui trans- tout problème philosophique se dissimule sans doute
met et ce qui est transmis. Mais les formes de la médiation quelque aspect esthétique, y compris lorsque rien dans ledit
ne sont pas et ne peuvent pas être uniquement dialectiques. problème n’est de caractère esthétique. Dans La Particu-
Est transmis ce qui n’est pas neutre par rapport à son propre larité, Lukács définit le caractère propre de l’esthétique en
autre ; disons, ce qui n’est pas tolérant, mais responsable en tant que maintien de la médiation en ce sens que l’œuvre
face de l’autre. Comme Hegel l’a formulé dans sa Logique, d’art comme médiation ne se dirige pas vers l’idée pure, vers
il existe deux types de différences : celle qui résulte d’une la manifestation universelle, mais reste au contraire tou-
comparaison entre deux entités qui soit s’excluent soit sont jours de type local. Local, c’est-à-dire attaché à une période
en rapport l’une avec l’autre. Mais, toujours d’après Hegel, historique, local, c’est-à-dire typique, défini par les règles
cette dernière, qui n’est pas une différence neutre, n’existe d’un contexte socioculturel, local, c’est-à-dire linguisti-
que par l’opposition ; ainsi la suppression durable de l’oppo- quement donné, etc. Le maintien dans le particulier s’op-
sition fait-elle naître la totalité. En réalité, les formes de la pose à la généralisation de type scientifique, qui ne peut en
relation sont innombrables, et sont elles-mêmes catégori- aucun cas se contenter de particulier. Selon moi, d’autre
sables, déterminables. Le fait qu’il existe des formes inac- part, le particulier semble plutôt une variation distincte
ceptables du point de vue d’une localité réelle, d’une localité des formes générales (généralisables). Une forme à laquelle
liée à une universalité non dialectique, ne signifie pas que il vaut la peine de s’attacher : le particulier confronté à la
nous devions nous échapper de la neutralité. La généralisation globalisation.

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Si nous devions synthétiser les principes essentiels de la examiner les implications de pouvoir liées à une médiation
particularité, il faudrait compter sur trois éléments dont locale. Nous devons étudier la généalogie de pouvoir de la
deux sont empruntés à Lukács. Mentionnons-les – sans les particularité dans les écrits de Foucault et Nietzsche.
développer dans un premier temps. 1. Le local n’est pas Comme nous l’avons dit, la liberté en question – chez
séparé de l’universel : il ne s’agit pas simplement d’effectuer Lukács de même que chez Nietzsche – n’a aucun lien avec
l’analyse du particulier abstrait, mais plutôt de chercher ce le libre arbitre. Le système de la liberté locale n’est pas celui
qu’il y a à dire sur les lois universelles applicables au sujet du libre arbitre, non parce qu’il retirerait la liberté de l’indi-
(le principe d’intégrité). 2. Le local doit se maintenir dans vidu, mais parce que l’individu y est considéré comme
son caractère local, il ne doit pas franchir la frontière vers produit, comme un résultat qui se présente à la fois selon la
l’universel. La localité n’est pas un outil, qui nous conduirait logique déterminée et la contingence personnelle, mais
vers l’universel, mais un milieu dans lequel il faut rester. non comme fondement ou point de départ. Le libre arbitre
Si elle était seulement un outil, elle perdrait son caractère est la détermination contingente, le principe même de la
propre local et se fondrait dans l’universel, voire tomberait détermination individuelle abstraite. Le fait que la fin du
dans le cercle global (le principe de médiation). 3. L’universel XXe siècle, en décrivant un mouvement de balancier fatal,
n’a pas de relation transcendante avec le local, il est le résultat a conduit à une époque de transfiguration de l’individu à
du local. S’il était question de transcendance, il nous faudrait l’échelle planétaire ne signifie pas qu’il n’y ait nulle autre
parler de « la » subjectivité et non d’« une » subjectivité. L’une alternative. Et non plus que les réactions contre cet état de
est déterminée, l’autre est contingente, l’une est, au sens le fait soient les seules alternatives possibles – mentionnons à
plus propre, l’autre existe. Dès lors l’universel commande cet égard deux événements récents bien distincts, d’une part
et fonde le particulier, et non le contraire (le principe d’uni- la révolte des victimes de la discrimination, d’autre part celle
vocité). Ces trois principes nous aideront à distinguer les de ses zélateurs, la première en 2005 dans les banlieues de
différentes formes de médiation du particulier. Paris, la seconde en 2006 à Budapest ; ce sont les signes
Les différentes formes de médiation du particulier sont indiscutables de la crise de l’individu abstrait. « Nos pauvres
en soi loin d’être neutres. (La particularité n’est pas incon- enfants nazis » – comme les appelait Gáspár Miklós Tamás,
ditionnellement une « concrétisation critique ».) La localité bien avant les événements de 2006 – ne promettent pas
est toujours pleine de tensions. Nietzsche, Foucault et même les germes d’une quelconque solution. Et ne sont que
Deleuze ont montré que dans toute détermination locale se les symptômes les plus immédiats de cette crise dont l’intel-
trouve une détermination de pouvoir. La question n’est pas lectualité hongroise libérale n’avait pas rêvé même dans ses
de savoir comment se libérer des rapports de pouvoir, mais pires cauchemars, et devant laquelle elle n’a pu que s’étonner
comment établir les rapports de pouvoir de la liberté. Ou, si sans comprendre. Aujourd’hui, en revanche, il est déjà clair
l’on veut : comment faire naître une nouvelle Bildung, une que nous sommes entrés dans un cercle vicieux, dont l’obser-
Bildung qui ne se fonde plus sur les préconceptions huma- vateur superficiel ne voit pas d’autre issue que dans la déné-
nistes, c’est-à-dire sur des préconceptions propres à une gation de la modernité, dans la dénégation du monde
totalité de la culture de type général. Pour cela nous devons constructif (celui de l’autodéfinition), dans le retour aux

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

« dispositions naturelles », aux dispositions d’antan, aux


déterminés non constructifs. En ce qui me concerne, je me
tournerais vers un « grand récit » plus volontiers que vers la
Nature (avec lettre initiale capitale), c’est-à-dire vers un
système fondant la nature sur des conceptions transcen-
dantes, fragiles, et dont le seul rempart serait la violence.

III.

LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE


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PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
ET CONCEPTION DU TEMPS
Lukács, Marx et nous

Franck FISCHBACH

Au-delà de l’épuisement de quelques-uns des thèmes


élaborés par Lukács dans Histoire et conscience de classe,
comme par exemple sa conception du rôle historique dévolu
au prolétariat compris comme sujet-objet de l’histoire, s’il y
a une thèse centrale qui semble avoir persisté jusque dans le
marxisme contemporain, c’est bien, me semble-t-il, la thèse
relative à la nature spatiale ou spatialisante du capitalisme.
Cette thèse, que nous soumettrons ici à l’examen, avait déjà
été reprise en France par Henri Lefebvre sous la forme d’une
analyse de la production capitaliste de « l’espace abstrait1 »,
mais elle l’a été de nouveau plus récemment, par exemple
par Fredric Jameson qui écrit, dans La Logique culturelle du
capitalisme tardif : « Je pense que l’on peut soutenir, au moins
empiriquement, que notre vie quotidienne, notre expérience
psychique, nos langages culturels, sont aujourd’hui dominés
par les catégories de l’espace plutôt que par les catégories du
temps, comme c’était le cas dans la période précédente du

1. Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974,


2000.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

haut-modernisme2. » Commentant Jameson, Perry Anderson – mais, ce que je voudrais surtout faire ici, c’est examiner la
écrit à son tour que « c’est l’espace qui commande l’imaginaire pertinence pour nous aujourd’hui de la perspective ouverte
post-moderne3 » : il reprend ainsi le diagnostic de Jameson à par Lukács en vue sinon d’échapper du moins de résister à
son compte, ne faisant que le nuancer légèrement quand il cette spatialisation et à cette négation du temps mises en
note que, « dans la constitution de l’ère post-moderne, la œuvre par le capitalisme : pour le dire clairement, peut-on
domination de l’espace sur le temps est en constant désé- encore aujourd’hui, comme Lukács nous le proposait, cher-
quilibre ». cher du côté de l’histoire ou, mieux, du côté de l’historicité
Nous avons là le diagnostic d’une spatialisation croissante une ressource pour résister au processus capitaliste de néga-
de la vie sociale, des structures de la vie quotidienne, de la tion du temps par spatialisation ? Telle est la question que je
vie psychique et des rapports sociaux : ce diagnostic, quand me propose d’examiner ici.
il est fait par Fredric Jameson, est censé valoir pour notre Bien qu’elle puisse paraître de prime abord relativement
période contemporaine, à laquelle il donne comme on sait marginale, la question du rapport entre l’espace et le temps
le titre de « post-modernité ». Mais le même diagnostic de nous place en réalité immédiatement au cœur du dispositif
spatialisation croissante avait d’abord été posé par Lukács, théorique de Lukacs dans Histoire et conscience de classe.
et donc au beau milieu de la « modernité », à moins qu’il L’espace, ou plutôt la spatialisation, est en effet inséparable
faille parler plutôt de l’orée du « haut-modernisme ». De ce de la réification dans la mesure où une conception spatiale
point de vue-là, il faudrait dire que la « post-modernité » n’a de la société est une conception de laquelle est exclue la
fait que poursuivre et sans doute approfondir et généraliser dimension du devenir : une conception spatiale fait de la
un processus entamé bien avant elle. Mais cette question de société et des rapports sociaux des données naturelles trou-
périodisation ne sera pas la nôtre ici, et je voudrais d’abord vées là dans un espace neutre et sans qualité, alors que le
revenir sur le texte même de Lukács, c’est-à-dire sur Histoire devenir rapporte la société et les rapports sociaux à l’activité
et conscience de classe, où se trouve exprimée avec force cette humaine en en faisant des produits ou des résultats : aussi
thèse d’une spatialisation croissante et d’une négation du Lukács peut-il écrire que « c’est seulement quand le noyau
temps par l’espace comprises comme deux phénomènes de l’être s’est dévoilé comme devenir social que l’être peut
typiques des sociétés placées sous le règne du capital. Je apparaître comme un produit jusqu’ici inconscient de l’acti-
commencerai donc par rappeler brièvement les termes vité humaine, et cette activité à son tour comme l’élément
mêmes dans lesquels Lukács exprimait son analyse et par décisif de la transformation de l’être4 ». Or l’une des nom-
mettre celle-ci en relation avec quelques textes essentiels de breuses manières dont se manifeste cette contradiction en
Marx sur le même sujet du rapport entre le temps et l’espace marche qu’est le capitalisme, c’est qu’il est une formation
sociale et un mode de production qui à la fois permet et
2. Fredric Jameson, Le Postmodernisme. La logique culturelle du capitalisme invite à comprendre le « noyau de l’être » comme devenir
tardif, trad. Florence Nevoltry, Paris, Éditions de l’École nationale supérieure
des Beaux-Arts, 2007, p. 55.
3. Perry Anderson, Les Origines de la post-modernité, trad. N. Filippi et 4. G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste,
N. Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 81. trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 39.

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social, et donc à le rapporter au déploiement de l’activité d’abord dans la production capitaliste et dans la forme histo-
humaine, mais qui en même temps s’y oppose et qui contrarie riquement spécifique que prend le travail sous le capitalisme.
une telle compréhension. Les termes de cette contradiction Lukács le montre clairement en s’appuyant sur une analyse
fondamentale sont très clairement conçus et exprimés par des conséquences de la « décomposition mécanique du pro-
Lukács de la manière suivante : « Il apparaît, écrit-il, pre- cessus de production », c’est-à-dire du processus de taylori-
mièrement que, par suite du développement de la société sation de la production dont la mise en œuvre est exactement
bourgeoise, tous les problèmes de l’être social cessent de contemporaine des essais de Lukács qui composent Histoire
transcender l’homme et se manifestent comme des produits et conscience de classe. L’effet de la mécanisation de la pro-
de l’activité humaine […] ; deuxièmement que cet homme duction est, selon Lukács, que le producteur est intégré à
doit nécessairement être le bourgeois égoïste, individuel, titre de composante à un système productif mécanique
artificiellement isolé par le capitalisme […] ; troisièmement qu’il trouve déjà achevé et tout prêt devant lui, un système
que c’est justement ainsi qu’est supprimé le caractère d’acti- à l’élaboration duquel il ne participe pas activement et dont
vité de l’action sociale5. » En faisant reculer les limites natu- il ne possède pas une vue d’ensemble : pour le producteur,
relles dans des proportions qui n’ont pas de précédent un tel système mécanique n’est pas le sien et il n’en est pas
historique, la société bourgeoise moderne promeut une le sujet, il n’en est qu’une partie, qu’un rouage parmi d’autres
conception qui fait de la société elle-même le produit et le auxquels il est simplement juxtaposé comme sont juxta-
résultat de l’activité humaine ; mais en ne concevant les posées les unes aux autres les pièces d’une machine. Sur un
hommes que comme des individus bornés et isolés les uns tel système le producteur n’a pas d’influence, il ne peut le
des autres, cette même société bourgeoise présente l’ordre modifier, ce système échappe tout à fait à l’emprise de son
social comme un ensemble de faits extérieurs aux hommes activité : d’où le fait que le producteur tende à adopter sur
et sur lesquels ces derniers n’ont ni prise ni maîtrise. En le processus mécanique de production le même point de
d’autres termes, aussi puissante que la tendance à la pro- vue qu’il peut prendre relativement à un processus naturel
motion du devenir est, dans le capitalisme, la tendance à la soumis à des lois, à savoir un point de vue contemplatif, c’est-
négation du devenir, la tendance à la fixation et à la réifi- à-dire le point de vue exactement opposé à celui de l’activité,
cation, une tendance qui se manifeste notamment dans une de l’agir et de la pratique. Mais par là c’est aussi le temps
destruction du temps qualitatif, du temps de l’expérience processuel de l’action et de la pratique qui se trouve nié, ce
vécue, et dans l’imposition généralisée du temps de la phy- temps que Lukács dit « qualitatif, changeant, fluide », et qui
sique, c’est-à-dire d’un temps mesurable, calculable parce est le temps que dure la réalisation d’un projet dans et par
que fondamentalement spatialisé, voire réduit à l’espace. l’action, ou encore le temps que prend, dans le travail vivant,
À quoi s’ajoute que ce que Lukács a également fort bien l’imposition d’une forme à une matière. C’est ce temps de
vu, c’est que cette fixation du devenir, cette spatialisation du l’action et de la production, ou du travail comme travail
temps, cette négation du temps par l’espace s’enracinent vivant, qui est nié du fait de l’inscription du producteur dans
un procès mécanique de production et du fait de l’adoption
5. Ibid., p. 171. inévitable d’un point de vue purement contemplatif devant

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ce procès qui « se déroule indépendamment de la conscience impose « le contrôle par le comptage, le mesurage et le
et sans l’influence possible d’une activité humaine6 ». Voilà fichage quantitatif9 ».
qui a pour conséquence, écrit Lukács, de « ramener l’espace Mais une fois fait le diagnostic de la négation du temps
et le temps à un même dénominateur », de « ramener le qualitatif et vivant par l’espace, c’est-à-dire le diagnostic de
temps au niveau de l’espace »7. Un processus mécanique et la négation du temps par l’espace, quelle était l’issue pro-
taylorisé de production n’est plus un processus qui dure dans posée par Lukács ? La spatialisation étant comprise par lui
le temps, c’est un processus qui s’étale dans l’espace et qui, comme une réification, son idée me semble avoir été de
justement parce qu’il s’étale dans l’espace, est un processus recourir à toutes les formes possibles de la fluidification pour
mesurable et quantifiable. « Le temps, écrit Lukács, perd contrer la tendance à la spatialisation qui est aussi une ten-
ainsi son caractère qualitatif, changeant et fluide : il se fige dance à la fixation ; à quoi s’ajoute que cette fluidification
en un continuum exactement délimité, quantitativement mesu- prenait chez Lukács la forme d’une historicisation de notre
rable, rempli de choses quantitativement mesurables : en un formation sociale moderne, une historicisation elle-même
espace8. » Sans que je puisse m’appesantir ici sur ce point permise par l’identification d’un agent, d’un acteur et d’un
faute de temps, on pourrait sans doute montrer que l’analyse porteur de cette historicisation, à savoir le « prolétariat ».
de Lukács conserve quelque pertinence pour nous aujour- « Sous la croûte quantitative », trouver « le noyau qualitatif
d’hui, en dépit du fait qu’elle ait été produite pour penser vivant », disait Lukács10, ce qui peut se traduire : sous l’espace,
un système tayloriste de production qui n’est plus le nôtre : trouver le temps, mais le temps qualitatif, le temps qui dure,
il reste que les transformations du travail ces trente dernières le temps qui est le tissu d’une histoire, le temps qui fait his-
années avec l’imposition des nouvelles méthodes dites mana- toire. Il est remarquable en effet que, dans le texte de Lukács,
gériales de gestion du travail, notamment la soumission de la fluidification possède le sens d’une historicisation, c’est-
ce dernier à l’impératif de la « qualité totale », ont maintenu à-dire d’un processus qui a pour effet ce qu’on pourrait
sinon encore renforcé cette attitude contemplative du pro- appeler une nouvelle temporalisation de l’histoire. Par flui-
ducteur devant le procès de travail, dont parlait Lukács, dification, Lukács entend « la transformation en processus
de même qu’elles ont certainement aussi accru l’emprise des objets » dès lors qu’ils sont « saisis comme moments de
de la spatialisation et donc la négation du temps qualitatif, l’évolution sociale11 ». La fluidification, c’est le processus
du temps qui dure. La « gestion du travail » dite « par objec- par lequel « l’être réifié et figé des objets du devenir social se
tifs », progressivement imposée depuis les années 1980, peut dévoile comme simple apparence12 » : les choses, explique
bien être comprise comme une nouvelle négation de la Lukács, « peuvent alors êtres saisies comme des moments fluides
dimension qualitative et temporelle du travail et elle fonc- d’un processus» de sorte que « les formes d’objectivité des objets
tionne entièrement par spatialisation dans la mesure où elle
9. Christophe Dejour, Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, Paris,
P.U.F., 2009, p. 34.
6. Ibid., p. 117. 10. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 211.
7. Ibid. 11. Ibid., p. 217-218.
8. Ibid. 12. Ibid., p. 222.

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eux-mêmes » sont transformées « en un processus, en un cience de ce qu’il a été fait objet par ce processus social, et
fleuve13 ». Les choses figées apparaissent alors pour ce qu’elles donc de ce que, derrière les objets sociaux, se tient toujours
sont, à savoir non pas comme des choses toutes faites, mais un processus social : « De sorte, écrit Lukács, que c’est jus-
comme les résultats et les produits d’un processus social à tement dans l’objectivité éloignée de l’homme des formes
une certaine étape historique de son développement. Mais sociales, inhumaine même, que l’homme socialisé se dévoile
comment s’opère cette transformation, ou plutôt : qui opère comme leur noyau17. » Le prolétariat est donc pour Lukács
cette transformation ? La réponse de Lukács à cette question le sujet qui prend conscience de la processualité sociale à
est nette : l’acteur de cette transformation, c’est le prolétariat. l’œuvre derrière les objets et les faits sociaux, et c’est cela
Mais pourquoi lui ? Parce que « le prolétariat ne peut prendre qui rend le prolétariat capable d’une « connaissance de la
conscience de lui-même que comme objet du processus éco- société comme totalité historique18 ». Une telle connaissance
nomique14 » : or cette prise de conscience est l’épreuve d’une provient de ce que la prise de conscience en question ne
contradiction puisqu’on a affaire à un sujet qui prend cons- porte pas sur un objet mais qu’elle est la conscience de soi
cience de lui-même comme objet15, c’est-à-dire comme de l’objet ou l’objet prenant conscience de lui-même, de
sujet nié, ou comme l’humain réduit à la marchandise et sorte, écrit Lukács, que « l’acte de prise de conscience bouleverse
donc nié comme humain. Une telle prise de conscience est la forme d’objectivité de son objet19 » : cet acte libère son propre
en elle-même une libération : prendre conscience de soi sujet de sa forme d’objet, et en même temps met au jour le
comme objet ne peut se faire sans vouloir aussitôt se recon- mécanisme général d’une société dont le propre est juste-
quérir comme sujet, et donc sans vouloir se libérer de toutes ment de transformer les sujets en objets, c’est-à-dire accède
les conditions qui font de soi un objet. « L’ouvrier, dit Lukács, au cœur d’un dispositif social dont la spécificité historique
ne peut prendre conscience de son être social que s’il prend est la réification des rapports sociaux et des sujets porteurs
conscience de lui-même comme marchandise16 », ce qui de ces rapports. Le prolétariat est ainsi chez Lukács l’opé-
signifie inversement qu’en prenant conscience de soi comme rateur de ce qu’on peut appeler la grande fluidification : il est
marchandise, c’est-à-dire comme objet, l’ouvrier prend celui qui découvre que « les choses peuvent être saisies comme
conscience de son être social, et donc du fait que c’est socia- des moments fluides d’un processus » et il « transforme les formes
lement qu’il est produit comme objet ou marchandise. Un d’objectivité des objets eux-mêmes en un processus, en un
sujet qui prend conscience de soi comme de l’objet du fleuve »20. En prenant conscience du travail comme d’un
processus social est un sujet qui prend en même temps cons- rapport social, en comprenant la « quantité de travail » non plus
13. Ibid., p. 223.
comme une réalité naturelle mais comme une réalité pro-
14. Ibid., p. 224. duite socialement et historiquement déterminée, le prolétariat
15. Cf. ibid., p. 209 : « Le travailleur est contraint d’objectiver sa force de perce la croûte de la réification du travail en marchandise et
travail par rapport à l’ensemble de sa personnalité et de la vendre comme
une marchandise lui appartenant ; en même temps, cependant, la scission
qui naît, précisément ici, dans l’homme s’objectivant comme marchandise, 17. Ibid., p. 219.
entre objectivité et subjectivité, permet que cette situation devienne 18. Ibid., p. 211.
consciente. » 19. Ibid., p. 221 (c’est Lukács qui souligne).
16. Ibid., p. 210. 20. Ibid., p. 223 (souligné par Lukács).

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il atteint le noyau de processualité sociale et historique à suivante. Sur le temps, et plus exactement sur le rapport du
l’œuvre dans le travail et dans le rapport du travail au capital : temps et de l’espace, Marx soutient apparemment deux
une telle reconnaissance « aboutit à la complète dissolution thèses contradictoires. D’une part, il affirme que, sous le
des objets sociaux en processus » et, par elle, « le prolétariat capitalisme, s’accomplit un « anéantissement de l’espace par
s’élève jusqu’à être la conscience de soi de la société dans le temps24 ». D’autre part, il affirme également que, pour le
son évolution historique »21. capital, « le temps lui-même est considéré comme espace25 ».
Tout ceci étant rappelé, la question que je souhaite poser La question est de savoir comment Marx peut affirmer à la
n’est pas la question attendue de savoir si nous disposons fois que, sous le capitalisme, s’accomplit d’un côté un pro-
encore aujourd’hui du porteur identifiable d’une grande cessus d’anéantissement de l’espace par le temps au terme
fluidification qui soit aussi une historicisation. Il est une duquel l’espace ne serait plus rien tandis que le temps serait
question plus fondamentale qu’on devrait, me semble-t-il, tout, et d’un autre côté un processus de spatialisation du
poser à partir de Lukács : c’est la question de savoir si la temps au terme duquel c’est la dimension même de la tem-
fluidification et l’historicisation peuvent encore se présenter poralité qui serait perdue et anéantie. Une solution assez
comme des solutions pour nous aujourd’hui. Afin d’instruire simple du problème consisterait à dire que ce n’est pas Marx
ou de commencer à instruire cette question, je pense utile lui-même qui se contredit, mais qu’il nomme une contra-
de revenir un peu en deçà de Lukács et de relire quelques diction qui habite ce dont il parle, que la contradiction n’est
passages de Marx. On se rappelle que le diagnostic initial de donc pas dans le discours de Marx, mais dans l’objet du
Lukács est celui de la spatialisation du temps sous le capita- discours de Marx, et donc qu’il s’agit là de l’une des contra-
lisme, et par là le diagnostic de la négation du temps : c’est dictions inhérentes au capitalisme, ou plutôt de l’une des
un diagnostic que Lukács, consciemment et volontairement multiples formes que peut prendre cette contradiction en
ou non22, emprunte d’abord à Marx lui-même. C’est pour- marche qu’est le capitalisme lui-même selon Marx. Voilà qui
quoi il peut être utile de revenir sur les textes dans lesquels a certes l’avantage de dédouaner Marx de la contradiction :
Marx posait ce diagnostic. pour autant, si le sujet ou le support de la contradiction n’est
Il faut donc comprendre ce qu’il advient spécifiquement ainsi plus le discours même de Marx, mais l’objet de ce dis-
du temps selon Marx dans la société capitaliste. Sur ce point cours, il n’en demeure pas moins que les termes mêmes qui
fondamental, ses analyses sont assez dispersées, mais on peut sont en contradiction restent à éclaircir et qu’il faut encore
néanmoins les synthétiser et les résumer23 de la manière comprendre comment une formation sociale comme le capi-
talisme peut être animée à la fois d’une tendance à nier l’espace
21. Ibid., p. 224. par le temps et d’une tendance à spatialiser le temps, c’est-
22. Certainement plutôt involontairement puisque les textes les plus im- à-dire à nier le temps par l’espace.
portants de Marx sur le temps et l’espace se trouvent dans les Grundrisse,
soit dans une œuvre nécessairement inconnue de Lukács au moment où il
rédige les essais qui composeront Histoire et conscience de classe.
23. Pour une version plus développée de ces analyses, voir mon article 24. Marx, Manuscrits de 1857-58 (Grundrisse), trad. sous la resp. de Jean-
« Comment le capital capture le temps », in Franck Fischbach (Dir.), Marx. Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, tome 2, p. 32.
Relire Le Capital, Paris, P.U.F., 2009, p. 101-138. 25. Marx, Grundrisse, op. cit., tome 1, p. 338.

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Commençons par cet aspect : la négation du temps par dire au règne d’un pur maintenant spatialisé en un présent
l’espace. Pour le comprendre, il faut voir que l’opposition perpétuel.
fondamentale sur laquelle repose la société capitaliste, à La domination spatialisante du capital se montre en effet
savoir l’opposition du travail et du capital, peut se com- à la tyrannie exercée sous le capital par le présent, c’est-à-
prendre aussi comme une opposition entre le temps et dire par le maintenant du temps spatialisé. Et l’on peut alors
l’espace. Le capital est pour Marx de nature essentiellement comprendre que la négation du temps par l’espace puisse
spatiale et spatialisante : décrite dès la première ligne du se renverser en son contraire apparent, c’est-à-dire en une
Capital comme une « gigantesque collection de marchan- négation de l’espace par le temps, dans la mesure où le
dises », la forme que prend la richesse sous le capitalisme, temps dont il s’agit est un temps lui-même entièrement
en tant qu’énorme amas de choses de valeur, ne peut être réduit au présent, et donc un temps complètement spatia-
qu’une forme spatiale. De là il suit que la forme de domi- lisé. La tyrannie de l’espace et la tyrannie du présent sont
nation sociale exercée par le capital est elle aussi une forme en fait une seule et même chose. Cette tyrannie du présent
essentiellement spatiale. Dans la mesure en effet où le règne apparaît, comme l’a montré Moishe Postone de manière
de la forme-valeur de la richesse se manifeste comme une décisive27, dans le caractère normatif qui revient au présent
accumulation spatiale de plus en plus grande de travail sous le capital. Ce caractère normatif du présent s’atteste
objectivé en marchandises et en instruments de production, dans les constants progrès de la productivité et dans le déve-
ce règne de la valeur apparaît aussi comme la domination loppement constant des forces productives dans le capita-
qu’exerce le travail accumulé et objectivé, c’est-à-dire le lisme, ce progrès et ce développement étant impliqués par
travail mort, sur le travail vivant : c’est ainsi, écrit Marx, que la forme-valeur de la richesse. En effet, comme le dit
« les conditions objectives du travail acquièrent, face au Postone, « la valeur est une expression du temps en tant que
travail vivant, une autonomie de plus en plus gigantesque présent28 », et cela pour autant que la valeur est une mesure
qui se manifeste par leur extension même, et que la richesse de la dépense actuelle de temps de travail social, et cela en
sociale se présente face au travail comme une puissance fonction des conditions actuelles de la production, au niveau
étrangère et dominatrice dans des proportions de plus en actuel de développement des forces productives et selon le
plus fortes26 ». Mais cette domination exercée par le travail degré actuel de productivité du travail social au stade présent
accumulé et mort sur le travail vivant, par la richesse comme de son développement. Qu’il se produise le moindre chan-
valeur sur le travail producteur de la valeur, est aussi bien gement dans les moyens de production d’où découle une
et en même temps une domination exercée par l’espace sur augmentation de la productivité du travail, et l’on voit aussi-
le temps, ou encore une soumission systématique et de tôt le présent jouer son rôle normatif, dans la mesure où le
plus en plus forte du temps à l’espace dont la tendance est producteur est forcé et contraint de s’adapter à la norme qui
d’aboutir au règne d’un espace dont tous les points sont
immédiatement contemporains les uns des autres, c’est-à-
27. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. Olivier Galtier
et Luc Mercier, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2009.
26. Marx, Grundrisse, op. cit., tome 2, p. 323. 28. Ibid., p. 436.

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lui est fixée par la quantité nouvelle de travail qui, dans le à savoir durant la période où certains produisent à l’aide du
nouveau maintenant reconfiguré par le progrès de produc- métier à tisser à vapeur tandis que d’autres pas ou pas
tivité, est devenue nécessaire socialement en moyenne. En encore. Durant cette période, ceux qui utilisent le nouveau
effet, cette quantité de travail nécessaire en moyenne actuel- métier à tisser produisent en effet une valeur égale à 2x,
lement change avec l’introduction d’un nouveau moyen de c’est-à-dire double de celle que produisent dans le même
production : ainsi, pour emprunter à Marx son exemple, temps ceux qui ne possèdent pas le nouvel outil. Mais que
l’apparition du métier à tisser à vapeur a eu pour effet « qu’il se passe-t-il ensuite ? Ceux qui ne disposent pas du nouvel
ne fallait plus que la moitié du travail qu’il fallait auparavant outil sont contraints soit à l’adaptation, soit à la disparition,
pour transformer une quantité de fil donnée en tissu29 ». En ce qui veut dire que la nouvelle grandeur de valeur susceptible
d’autres termes, cela signifie que la productivité du travail d’être maintenant produite en une heure de temps s’impose
se trouve d’un seul coup doublée, et que la quantité de à eux comme une norme absolument contraignante : soit ils
travail nécessaire socialement en moyenne pour produire s’y soumettent, soit ils disparaissent. Mais, une fois les retar-
cette même quantité de tissu est maintenant divisée par dataires soumis, adaptés ou supprimés, que se passe-t-il ? Il
deux : on se dit donc que la valeur de cette quantité de tissu se passe que la grandeur de valeur du tissu produit en une
n’est plus que de la moitié de ce qu’elle était avant puisqu’il heure est la nouvelle norme sociale, et que cette norme n’est
faut une quantité de travail deux fois moindre pour la pro- plus égale à 2x, mais qu’elle est de nouveau égale à x dans
duire. Or ce n’est pas du tout ce que Marx conclut. Il écrit la mesure même où elle s’est maintenant généralisée et
en effet ceci : « Un changement dans la force productive n’af- représente, comme avant, la quantité de travail nécessaire
fecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur […]. socialement en moyenne à la production d’une quantité
C’est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le même donnée de tissu. Mais on voit que, si l’on veut pouvoir recréer
travail donne toujours la même grandeur de valeur, quelles les conditions qui permettent de produire une valeur égale au
que soient les variations de la force productive30. » double ou plus de ce que d’autres produisent, ne serait-ce que
Pour comprendre cela, posons que la grandeur de valeur temporairement, il faut chercher à constamment augmenter
du tissu produit en une heure avant le métier à tisser à la productivité du travail, ce qui ne se peut faire que par le
vapeur était égale à x ; le métier à tisser à vapeur permet perfectionnement permanent des moyens de production
ensuite de produire la même quantité de tissu en ½ heure. – un perfectionnement qui, en même temps et une fois qu’il
En une heure de temps, il semble nécessaire de dire que la est généralisé socialement, n’empêche pas que ce soit finale-
grandeur de valeur du tissu produit est maintenant égale à ment toujours la même grandeur de valeur qui soit engendrée
2x. Marx nous dit que cela n’est vrai que temporairement, socialement en moyenne.
c’est-à-dire seulement pendant un bref moment historique, On obtient ainsi une image de la production et de la
société capitalistes où sont indissolublement mêlés statisme
et dynamisme : statisme de la valeur qui vaut toujours comme
29. Marx, Le Capital, Livre 1, trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre,
Paris, P.U.F., 1993, p. 44. norme constamment au présent, toujours identique à elle-
30. Ibid., p. 52. même, et dynamisme des forces productives, augmentation

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constante du niveau de productivité, mais de telle sorte que généraliser une conscience historique : la dynamique histo-
cela n’aboutit à rien d’autre qu’à rétablir la valeur dans son rique continue du capitalisme s’exprime précisément dans
abstraite identité à elle-même. On a donc à la fois un flux une telle généralisation de la conscience historique et de la
temporel constant prenant la forme d’un progrès historique vision historique du monde. C’est uniquement dans cette
indéfini, et, en même temps, l’immobilité spatiale du présent formation sociale-là que les hommes peuvent accéder à la
perpétuel de la valeur : ces deux dimensions contraires par- représentation selon laquelle ils font leur propre histoire.
viennent à se combiner l’une avec l’autre dans la représen- Mais, en même temps, et c’est là l’autre dimension de la
tation d’un progrès historique qui se déroule dans le temps, temporalité capitaliste, les hommes y « font leur propre his-
ce dernier étant donné comme cadre toujours identique à toire », certes, mais, comme on sait, pas « dans des conditions
lui-même et toujours au présent. Le temps de la valeur est choisies par eux32 » : ce qui veut dire qu’ils la font dans un
un temps statique, spatialisé, un temps toujours au présent ; cadre qu’ils n’ont pas choisi, dans un cadre fixe et perma-
le temps de la production est celui d’un développement nent – celui de la valeur – qui s’impose à eux normativement
graduel et continu, d’une transformation permanente des et sur lequel ils n’ont pas prise. Ce n’est pas là la façon dont
moyens et des modes de production permettant un progrès Marx se représente lui-même l’histoire : c’est la façon dont
constant de la productivité : mais l’opposition des deux il dit et montre que les hommes ne peuvent pas ne pas se
n’est qu’apparente puisque le temps fluide et progressif de représenter l’histoire et leur propre action historique aussi
la production retombe constamment dans le temps figé et longtemps qu’ils vivent dans la société capitaliste. Ils font
statique du perpétuel présent de la valeur. En ce sens, je leur histoire, mais dans le cadre prescrit, imposé et intan-
m’accorde tout à fait avec Postone pour dire que « le capita- gible du présent perpétuel de la valeur.
lisme est une société marquée par une dualité temporelle : C’est pourquoi la société capitaliste est une société dans
d’un côté, un flux constant, accéléré, d’histoire ; de l’autre, laquelle ne cesse de se creuser toujours davantage la dis-
une conversion constante de ce mouvement du temps en un jonction entre d’une part un cadre statique, intangible, s’im-
présent perpétuel31 ». posant constamment de façon normative aux individus sans
Et voilà bien là ce qui permet de comprendre comment que ceux-ci aient la moindre prise sur lui, et d’autre part
Marx peut dire à la fois, et sans contradiction, que « le temps une amélioration constante des moyens de production, un
lui-même est considéré comme espace » et que « l’espace est progrès permanent des techniques de production et d’orga-
anéanti par le temps », à condition de voir que l’anéantisse- nisation, une accumulation constante de savoir, une augmen-
ment de l’espace par le temps comme flux d’un irrépressible tation permanente de productivité liée à l’investissement
progrès tombe lui-même dans le cadre inchangé, constam- permanent dans la production de savoirs et de techniques
ment reconduit et reproduit à l’identique du temps spatialisé eux-mêmes en constante amélioration – autant d’éléments
et du perpétuel présent. On comprend du coup aussi que ce qui confortent chez les individus la représentation d’une
soit uniquement dans une société de ce genre que puisse se
32. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1956,
31. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 442. p. 13.

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histoire comprise à la fois comme un progrès et comme un temporalisation sociale se présentant essentiellement comme
processus dont les hommes ont essentiellement la maîtrise. un mixte d’historicisme et d’immobilisme, comme un mélange
On a donc à la fois, d’un côté, une société fondamentalement de progrès historique irrépressible et d’imposition d’un
statique, immobile, qu’une contrainte interne irrépressible éternel présent. Cette temporalisation prend la double forme
pousse à reproduire constamment à l’identique le cadre d’un présent essentiellement coercitif, se manifestant comme
permanent et intangible de la valeur comme un cadre qui une norme à laquelle il est impossible de se soustraire, et
s’impose aux individus, sur lequel ils n’ont aucune prise celle du flux temporel d’un progrès cumulatif, indéfini auquel
consciente et volontaire et qui échappe à leur contrôle, et, il est impossible d’échapper.
aussi bien, d’un autre côté, une société en perpétuelle muta- Aucune de ces deux formes de la temporalité historique
tion, dont chaque bouleversement est vu comme un progrès sous le capitalisme n’est à sauver selon Marx, on ne peut pas
par rapport à la phase antérieure, et comme un progrès dont jouer l’une contre l’autre, on ne peut pas s’appuyer sur l’une
le moteur apparaît aux individus comme n’étant autre que (la temporalité du progrès) pour s’opposer à l’autre (l’éternel
leur propre activité sociale, et donc pas autre chose qu’eux- présent de la valeur ou le temps nié par l’espace) : ce sont
mêmes en tant qu’ils font leur propre histoire. pour Marx deux formes également impropres, inauthen-
Parvenu à ce point, je pense que ce serait une erreur que tiques ou aliénées de la temporalité historique. Et c’est ici,
de céder à la tentation de penser que l’une de ces deux après ce long détour, que nous sommes reconduits à Lukács,
dimensions serait bonne ou positive, tandis que l’autre serait car Lukács a pensé, dans Histoire et conscience de classe, qu’il
négative ou néfaste : ce serait renouveler l’erreur du marxisme était possible de prendre appui sur la temporalité du flux
traditionnel pour qui la dimension du progrès constant et historique progressif pour contrer les diverses formes de la
cumulatif, déjà présente dans le capitalisme, était celle sur fixation, de l’éternisation, de la réification, c’est-à-dire les
laquelle il convenait de prendre appui et qu’il fallait pro- formes de la négation du flux temporel par l’espace. Marx,
longer pour conduire le capitalisme au-delà de lui-même, me semble-t-il, nous apprend que ce n’est pas possible parce
notamment en faisant sauter les verrous et les entraves que que ces deux formes, la fluidification temporelle et la fixa-
le capitalisme met de lui-même au plein développement de tion spatialisante, sont indissociables l’une de l’autre et sont,
cette tendance au progrès qui l’habite pourtant déjà. La l’une comme l’autre, des caractéristiques typiques de la
tendance au progrès historique cumulatif et indéfini sur le formation sociale de type capitaliste. Et les caractéristiques
plan de la production, des techniques et de la science n’est prises sous nos yeux par le capitalisme parvenu au stade
pas cette « bonne » tendance immanente au capitalisme que, tardif de sa mondialisation et de sa financiarisation semblent
se mettant ainsi en contradiction avec lui-même, le capita- bien confirmer le diagnostic de Marx : d’une part, en effet,
lisme contrarierait néanmoins constamment en reconduisant jamais l’emprise de la spatialisation n’a été aussi forte et,
et reproduisant en permanence le cadre temporel abstrait, avec elle, la contrainte généralisée d’un éternel présent, la
figé, immuable, éternellement présent et non maîtrisable de totale synchronisation d’un espace planétaire dont tous les
la valeur. On parvient ainsi à une description du mode de points sont immédiatement contemporains les uns des
temporalisation propre à la société de type capitaliste, cette autres, jamais donc la destruction du temps par l’espace n’a

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été aussi prégnante (et cela donnerait raison à Lukács), mais, d’un global flow, il paraît définitivement impossible de
d’autre part et en même temps, jamais non plus la contrainte prendre de quelque manière que ce soit appui sur la fluidité
généralisée à l’accélération constante du flux temporel n’a du temps pour contrer les diverses modalités de la fixation
été aussi puissante, au point que tout ce qui n’entre pas spatiale et de la négation du temps. Et c’est ce qui fait, me
d’une manière ou d’une autre dans ce flux temporel en semble-t-il, qu’il y a bien quelque chose de périmé dans la
constante accélération, tout ce qui se présente comme un perspective que Lukács pouvait encore croire ouverte à
îlot de relative stabilité temporelle semble être irrémédia- l’époque de Histoire et conscience de classe. Dans ces condi-
blement condamné33 : c’est notamment le cas de tous les tions, la tâche qui nous attend est immense : elle se situe
cadres sociaux protecteurs, conquis dans la phase historique vraisemblablement du côté d’une historicisation du temps qui
précédente, représentant des formes de garantie du travail, prenne le relai de ce que Koselleck a appelé la « temporali-
de la santé, de l’éducation, etc. Et c’est ce qui explique aussi sation de l’histoire35 », cette temporalisation de l’histoire qui a
le fonctionnement actuel, à fronts renversés, de l’échiquier eu lieu au début de la modernité et que notre sur-modernité
politique, les forces considérées auparavant comme réfor- a engloutie dans un temps atemporel et anhistorique. Mais
matrices et comme des accélératrices de l’histoire apparais- la difficulté majeure qui est la nôtre pour une telle historici-
sant maintenant comme conservatrices, tandis que les forces sation du temps qui parvienne à lui donner la profondeur
anciennement conservatrices, retardatrices et garantes de la d’un temps qui dure, d’un temps qui fasse le lien entre l’héri-
perpétuation de l’ordre établi se présentant désormais comme tage d’une tradition et l’horizon d’une attente, la difficulté,
réformatrices34. La richesse des sociétés dans lesquelles règne donc, c’est que l’agent ou l’acteur d’une telle historicisa-
le mode de production capitaliste à l’époque de sa mon- tion du temps n’est plus pour nous aussi immédiatement
dialisation apparaît désormais d’abord comme constituée disponible qu’il l’était encore pour Lukács sous la figure du
d’énormes flux dont l’écoulement est constamment accéléré « prolétariat ».
par la suppression tendancielle de tous les obstacles qui
s’opposent encore à eux : ces flux en constante accélération
sont certes des flux financiers, des flux de capitaux, des flux
de marchandises, des flux de populations, mais aussi des
flux d’informations, d’idées, de modes et de mœurs, des flux
culturels donc, mais encore et aussi bien des flux de virus, de
maladies, de risques, etc. Dans un tel espace social mondial
se présentant à la fois comme un cadre fixe au présent
éternel et comme soumis constamment à l’irrésistible pression

33. Voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier 35. Cf. Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à une sémantique des
Renault, Paris, La Découverte, 2010, p. 262. temps historiques, trad. J. et M.-Cl. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS,
34. Ibid., p. 326. 1979.

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EN DÉFENSE DE
LA DESTRUCTION DE LA RAISON

János KELEMEN

On ne peut pas nier que la conception générale dans le


cadre de laquelle Lukács présente l’histoire de la « philosophie
bourgeoise » après Schelling appartient aux éléments obsolètes
de son œuvre. La narration nous laisse voir une histoire de
décadence obéissant à une logique inexorable : un processus
qui ne prévoit qu’une direction unique, celle du fascisme.
L’irrationalisme « détrône » les valeurs de la raison et de la
rationalité, de sorte que l’avènement du fascisme se révèle
un résultat immédiat de tout le développement de l’idéologie
bourgeoise.
Tout cela est problématique non seulement en principe,
mais aussi au niveau historique. Il n’en reste pas moins vrai
que les tendances philosophiques irrationalistes avaient de
manière notable concouru à la naissance de la mentalité fas-
ciste. Il en résulte que l’analyse de la connexion entre l’irra-
tionalisme et le fascisme, et en général entre l’irrationalisme
et le totalitarisme, est une tâche philosophique éminemment
importante.
De toute évidence il n’y a pas de connexion causale
directe et rectiligne entre le fascisme et le courant irrationa-
liste. Cela n’exclut pourtant pas que le fascisme s’était produit
sur un terrain pénétré par des idées irrationalistes.

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Une liaison de ce genre, comme toutes les corrélations Tracer la ligne de partage entre rationalisme et irrationa-
explicatives dans l’histoire, peut être établie rétrospectivement, lisme constitue donc le geste majeur et le thème central des
et c’est aussi vrai, dans une certaine mesure, au niveau du réel. débats du champ de la philosophie de la science, de l’éthique,
Susan Sontag a dit cela avec précision : « Une grande part de de la philosophie psychologique, de la théorie de l’action et
la culture du XIXe siècle a été rétroactivement infectée par de la décision, de la philosophie politique et des autres dis-
Hitler1. » ciplines. Nous savons à quel point cette question est difficile :
D’ailleurs Lukács, lui aussi, présente l’irrationalisme comme tellement difficile qu’elle n’admet peut-être pas de bonne
une condition de possibilité de la formation du fascisme, et solution.
non pas comme la cause exclusive de celui-ci. Sa thèse princi- La difficulté se présente plus du côté de la raison et de la
pale peut être exprimée par la proposition suivante : l’avancée rationalité que de celui de la déraison et de l’irrationalité. Il
du fascisme a été favorisée par la position prédominante est facile de démontrer que toutes les actions irrationnelles
que les courants irrationalistes avaient gagnée plus tôt dans impliquent un élément de rationalité – ce qui paradoxale-
la culture allemande. ment exige explication, c’est plutôt le fait que l’on peut se
Cela peut être généralisé en disant que, à mesure que des comporter irrationnellement.
idées irrationalistes se répandent dans une culture, la proba- Pour emprunter les mots de Donald Davidson, le problème
bilité augmente d’y voir se réaliser une forme quelconque de est : comment expliquer, comment même tolérer la possibi-
régime totalitaire. Il s’ensuit de là immédiatement que toutes lité qu’il existe des pensées, des actions ou des émotions irra-
les attaques contre la raison, qu’elles soient de bonne ou de tionnelles ? En ce sens nous pouvons parler du paradoxe de
mauvaise foi, sont dangereuses. Cela justifie la pathétique l’irrationalité4. Le paradoxe résulte de notre intuition qu’il
mise en garde de Lukács selon laquelle les philosophes ont n’y a pas d’actions et de pensées qui soient entièrement irra-
le devoir de veiller à l’existence et au progrès de la raison2. tionnelles. Une intuition fondamentale qui est très bien for-
C’est pour cela que l’opposition entre rationalisme et irra- mulée par Moravia : « L’azione è una cosa razionale di per sé :
tionalisme forme la principale ligne de partage des eaux quando agisci, anche quando sbagli, devi credere di fare la cosa
dans la première moitié du XXe siècle. Ou comme disait Karl giusta. […] L’azione è consequenziale, razionale5 [L’action est
Popper, « le conflit entre rationalisme et irrationalisme est une chose rationnelle en soi : quand tu agis, même quand tu
devenu la plus importante question intellectuelle et morale te trompes, tu dois croire que tu fais la chose juste. […]
de notre époque3 ». L’action est conséquente, rationnelle.] »
Si l’existence des actions et des pensées irrationnelles est
1. Sontag ajoute qu’à l’inverse la culture russe du XIXe siècle n’a pas été paradoxale, d’autant plus paradoxale est une philosophie qui
rétroactivement infectée par Staline. (Je me réfère à un texte traduit en nie ce trait fondamental de l’action et de la pensée, et affirme
hongrois : Susan Sontag, « A Szaturnusz jegyében », in Susan Sontag, A
Szaturnusz jegyében, Budapest, Cartaphilus, 2002, p. 162.) que les forces dominantes de la vie humaine sont irration-
2. Je cite La Destruction de la raison à partir du texte hongrois : G. Lukács,
Az ész trónfosztása, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1965, p. 69. 4. Ibid., p. 174.
3. K. R. Popper, The Open Society and Its Enemies, New York, Evanston, 5. Alberto Moravia et Alain Elkann, Vita di Moravia, Milan, Bompiani,
Harper Torchbooks, Harper and Row, 1962, tome 2, p. 224. 1990, p. 103.

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nelles. L’irrationalisme est une doctrine paradoxale. Tous les tionalisme est valable pour l’époque à laquelle se rapportent
motifs politiques et idéologiques mis à part, cela justifie en les analyses de Lukács. L’irrationalisme est vraiment une
soi l’attaque de Lukács contre l’irrationalisme. conséquence causale de la période de crise qui a abouti à la
Mais qu’est-ce que Lukács attaque vraiment ? Quels sont Première Guerre mondiale, à la révolution bolchevique et
selon lui les traits caractéristiques de l’irrationalisme ? au fascisme. En ce sens, l’analyse de Lukács peut rivaliser
Lukács aborde l’irrationalisme comme une prise de posi- avec n’importe quelle autre explication de l’irrationalisme.
tion relative aux problèmes sociaux et historiques. Contrai- Mais d’autre part, au point de vue formel, son analyse
rement à Popper, il le considère comme un phénomène suit précisément le schème auquel l’on recourt d’ordinaire
moderne, le produit d’un nouveau type de crises sociales. pour expliquer nos croyances irrationnelles. En effet,
La nouveauté des crises consiste dans le fait que chaque l’explication des croyances irrationnelles est typiquement
progrès dans le champ de la technique, de la science et de causale. Il ne faut pas perdre de vue la distinction entre les
l’organisation sociale entraîne désormais la destruction des causes et les raisons d’une action. On peut croire en quelque
valeurs, la croissance de l’exploitation et de l’inhumanité, la chose pour certaines raisons, c’est-à-dire parce que notre
rationalisation des systèmes partiels intensifiant la confusion croyance s’appuie sur des évidences adéquates ou sur d’autres
et l’irrationalité de la structure globale. croyances prouvées comme vraies. Et l’on peut croire en
De cette vision d’inspiration marxiste Lukács déduit les quelque chose en vertu de certaines causes, c’est-à-dire du
traits de l’irrationalisme, conçu comme la reconnaissance simple fait que notre croyance est déterminée par des fac-
pessimiste de l’impénétrabilité de la totalité de la structure teurs extérieurs à la pensée et à la réflexion. Les exemples
sociale. Cette « irrationalité objective » se heurte à la rationa- communs de cette seconde possibilité sont les cas bien connus
lité des systèmes partiels et séparés au sein de l’organisation de la mauvaise foi et de la faiblesse de la volonté, analysés
sociale, et à la rationalité de la recherche scientifique devenue dans le cadre de la psychologie, de la psychanalyse ou de la
indispensable dans le monde moderne. L’inextricable struc- théorie de la décision. C’est cette distinction qui permet de
ture globale de la société et le procès historique par lequel résoudre le paradoxe de l’irrationalité, et qui donne une
cette structure a été formée semblent prouver que notre vie réponse acceptable à la question de savoir comment il est
et l’histoire sont gouvernées par des forces aveugles, inac- possible, au fond, que l’irrationalité existe.
cessibles à la raison. Cela peut être reformulé en disant qu’une croyance ration-
Ces déductions lukacsiennes sont causales au sens large du nelle peut être envisagée sous deux formes : relativement à
terme, qui implique que certaines structures sont créées et la fondation ou à la justification de celle-ci, et relativement
expliquées par d’autres structures complexes. De ce fait, la rela- à son origine (c’est-à-dire à son explication causale). Quelle
tion causale se produit entre le capitalisme, entendu au sens que soit l’origine d’une croyance rationnelle, il est toujours
d’un système global, et l’irrationalisme, considéré comme la possible d’argumenter en sa faveur, c’est-à-dire d’invoquer
philosophie exprimant la vision du monde de la bourgeoise. des raisons pour la soutenir. Nous sommes rationnels si
Je pense que du point de vue du contenu, c’est-à-dire au nous acceptons une croyance rationnelle à partir de raisons
niveau philosophique et historique, cette explication de l’irra- et d’arguments, si nous faisons donc preuve de discernement

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rationnel. Pour les croyances irrationnelles, au contraire, ticisme et l’historicisme. (J’observe que ni Popper ni Lukács
ces deux points de vue distincts n’existent pas. Si l’irratio- n’avaient raison en posant que n’importe quelle variante de
nalisme est toujours et purement causalement déterminé l’historicisme est irrationaliste, mais de ce problème je ne
(étant rapportable à la structure sociale globale, aux intérêts m’occupe pas ici.)
de classe ou à d’autres facteurs extérieurs à la pensée), alors Tandis que le « recul » comprime les caractéristiques de
croire en l’irrationalisme est en soi irrationnel. l’irrationalisme au niveau du contenu, le moment de « réac-
Cette constatation banale nous préserve d’un raisonnement tion » nous ramène aux explications causales et implique la
fallacieux. Du fait qu’expliquer les phénomènes mentaux conclusion intéressante que l’irrationalisme n’a pas une
équivaut à les rationaliser, il serait facile de tirer l’enseigne- histoire autonome. C’est en effet la position que soutient
ment que ces phénomènes sont rationnels pour la seule Lukács. Il en accepte et en représente la variante forte, en
raison qu’ils admettent une explication (qu’ils ont donc été refusant à l’irrationalisme même la possibilité d’avoir sa
rationalisés). Mais la croyance en l’irrationalisme n’est pas propre histoire. Cela s’accorde très bien avec la thèse que
rendue rationnelle ni par le fait qu’on l’embrasse, par l’irrationalisme est un phénomène moderne.
exemple, par intérêt, ni par le fait que l’objet de notre C’est précisément cette thèse qui oppose, au point de vue
croyance (en l’occurrence, l’irrationalisme) est dérivable de historique, la théorie de Lukács sur l’irrationalisme à celle
l’état donné du monde. de Karl Popper.
Parmi les nombreuses définitions lukacsiennes de l’irra- Lukács, d’ailleurs, n’affirme pas du tout que les philo-
tionalisme, j’en relève deux. Premièrement : l’irrationalisme sophes irrationalistes, comme par exemple Nietzsche, n’aient
est une réaction aux questions nouvelles et irrésolues posées aucun mérite, ni, inversement, que le rationalisme ne pose
par la science et la philosophie (« une forme de réaction aucun problème. Il analyse le rapport entre rationalisme et
au développement dialectique de la pensée humaine6 »). irrationalisme à maintes reprises en prétendant que le dernier
Deuxièmement : l’irrationalisme est un recul, une manière s’alimente de la faiblesse du premier. Cela équivaut à dire
d’esquiver les problèmes et les réponses. que la possibilité de l’irrationalisme résulte du fait que toutes
Parmi ces deux moments, le « recul » caractérise l’irratio- les formes de rationalité sont limitées.
nalisme au niveau du contenu. Cela veut dire que les philo- Naturellement, il ne faut pas oublier que ce rapport para-
sophes irrationalistes se refusent à donner une réponse réelle doxal entre rationalisme et irrationalisme constitue pour
aux problèmes. De l’existence même des problèmes ils Lukács une antinomie qui caractérise exclusivement le monde
infèrent que ceux-ci n’ont pas et ne peuvent jamais avoir une bourgeois, et qui se dévoile seulement dans la perspective
solution. C’est de ce trait « décisif » que Lukács déduit toutes de la vision du monde du prolétariat. La rationalité, qui
les caractéristiques supplémentaires dans lesquelles beaucoup s’offre comme un modèle général à la philosophie bour-
d’autres auteurs ont vu les éléments constitutifs de l’irratio- geoise, a un caractère purement technique et instrumental,
nalisme, comme l’intuitionnisme, l’aristocratisme, l’agnos- étant donné qu’elle naît de la rationalisation capitaliste des
rapports de domination et des relations économiques, ainsi
6. G. Lukács, La Destruction de la raison, op. cit., p. 174. que du développement unilatéral des sciences, suivant le

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modèle des sciences de la nature. De cette façon, les cou- résulte directement que le rationalisme est une foi : il est la
rants rationalistes de la philosophie bourgeoise s’enferment foi irrationnelle en la raison8.
dans le cadre de l’intellect analytique. Selon Lukács, c’est Même Lukács soutient qu’en choisissant le rationalisme
également un recul. C’est un refus de sortir de la pensée l’on ne recourt pas à des réflexions rationnelles. Il pense, lui
limitée au niveau de l’intellect, un refus de la remplacer par aussi, qu’il n’existe pas d’arguments rationnels pour plaider
une rationalité plus riche et englobante, c’est-à-dire par la en faveur du rationalisme, parce que le choix entre ratio et
raison dialectique. À ce point, grâce à la pensée dialectique, irratio n’est jamais une question philosophique. Un tel choix
pourrait naître un rationalisme de plus haut niveau, mais – comme il dit – « n’est pas décidé par des délibérations
c’est précisément là que s’arrête l’irrationalisme. Il érige les philosophiques et intellectuelles, mais premièrement par la
barrières de la connaissance par l’intellect en barrières de la position de classe9 ». Nous sommes arrivés au point où nous
connaissance en général, et transforme le problème qui a été pouvons constater que pour Popper c’est le choix arbitraire,
rendu artificiellement insoluble en un problème transcen- alors que pour Lukács c’est la détermination causale qui est
dant la raison7. décisive pour embrasser le rationalisme. Ainsi la fondation
Aujourd’hui, on ne peut pas affirmer sérieusement que la du rationalisme est, pour tous les deux, irrationnelle, bien
faiblesse du rationalisme résulte purement de la structure que Lukács n’énonce pas cette thèse, et ne reconnaîtrait
de la vision du monde de la bourgeoisie, et que cette limita- jamais qu’il serait prêt à l’accepter.
tion ne peut être vaincue que par la vision du monde du pro- J’ai dit plus tôt que la croyance en l’irrationalisme est en
létariat. Mais le fait décrit par Lukács existe pourtant : il se soi irrationnelle. Maintenant j’y ajoute que l’inverse est éga-
produit dans des domaines différents du savoir, comme par lement vrai : embrasser le rationalisme est en soi rationnel.
exemple dans la philosophie de la science, moderne et post- Ainsi je me mets en opposition à la fois avec Popper et Lukács.
moderne. Ainsi se pose toujours à nouveau la nécessité de Contre Popper ma thèse implique qu’il est bien possible
renouveler notre concept de la rationalité, en choisissant d’argumenter rationnellement en faveur du rationalisme.
entre l’alternative rationaliste et irrationaliste. Contre Lukács elle implique que, si important que soit le
Que l’irrationalisme s’alimente de la faiblesse du rationa- rôle des facteurs extérieurs et causaux, le choix du rationa-
lisme peut être réduit à l’affirmation que l’irrationalisme fut, lisme est un acte rationnel : nous sommes rationalistes dans
en dernière instance, créé par le rationalisme, une affirma- la mesure où notre choix du rationalisme est en lui-même
tion qui n’est pas très différente de la thèse de Popper selon rationnel, et s’appuie sur des arguments rationnels.
laquelle le rapport entre rationalisme et irrationalisme est
asymétrique, parce qu’il est toujours possible d’argumenter *
rationnellement en faveur de l’irrationalisme, contrairement
En guise de conclusion, je présente un argument pour
au rationalisme qui, en revanche, ne peut jamais être fondé
démontrer que le rationalisme peut être fondé, ou que le choix
et accepté par des raisons et arguments rationnels. Il en
8. K. R. Popper, The Open Society and Its Enemies, tome 2, op. cit., p. 231.
7. Ibid., p. 72. 9. G. Lukács, La Destruction de la raison, op. cit., p. 74.

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du rationalisme peut être motivé, au sens que j’ai exposé ci- serait-ce que tacitement, l’hypothèse que la raison règne
dessus10. À proprement parler, la thèse que l’on doit prouver dans l’histoire.
est la suivante : Il faut remarquer cependant que, dans les époques histo-
riques où l’irrationalisme s’était revêtu des formes du pouvoir
(T) politique, il s’est toujours montré comme la négation de
il existe des motifs (évidences et connaissances vraies) l’histoire et de l’homme en tant qu’être rationnel, exacte-
tels que, si ce sont factuellement eux qui motivent ment au sens que nous avons donné plus haut au choix de
notre engagement en faveur du rationalisme, alors l’irrationalisme. C’est précisément de cela que traite La
notre choix du rationalisme n’est pas irrationnel (ni Destruction de la raison (même si ce traitement est naturelle-
au sens de l’arbitraire ni au sens de la détermination ment unilatéral, et passe sous silence le caractère irrationnel
purement causale). du totalitarisme soviétique).
Mais mon argument ne ratifie pas même le jugement
Un tel motif consiste à réaliser que la rationalité en elle- portant sur la manière dont l’irrationalisme apparaît à la
même est fondée par l’histoire (même par l’évolution), au lumière de l’histoire, car les faits et les attributions du sens sont
sens où elle est un produit de l’histoire (et de l’évolution). également des choses bien distinctes, à ne pas confondre.
Si l’on reconnaît ce fait, alors en optant pour le rationa- En dehors de l’histoire, il y a encore d’autres raisons pour
lisme, on est obligé d’admettre que l’homme a été fait par faire le choix du rationalisme. Il suffit d’invoquer le fait, déjà
l’histoire et l’évolution. C’est choisir l’homme en tant qu’être mentionné auparavant, que toutes les actions irrationnelles
rationnel. ont un élément de rationalité, et que la possibilité des actions
Naturellement il n’est jamais possible d’exclure le choix et des pensées irrationnelles exige une explication. La recon-
de l’irrationalisme. Un tel choix, inversement, a la significa- naissance du paradoxe de l’irrationalité justifie en soi-même
tion de nier l’histoire et l’évolution, ou bien de nier l’homme le choix du rationalisme.
en tant qu’être rationnel. Je répète que c’est le choix du rationalisme, et non la ratio-
Faire appel à l’histoire peut provoquer une objection appa- nalité elle-même, qui peut avoir des motifs et des raisons.
remment grave, puisqu’il n’existe pas de lieu commun plus Le rationalisme, en tant que position philosophique, est
banal que d’affirmer l’irrationalité de l’histoire. Mais dire naturellement une question de choix, mais la rationalité ne
que l’histoire est rationnelle et dire que la rationalité est le l’est pas pour autant. Pour citer encore une fois Davidson,
produit de l’histoire sont deux affirmations distinctes et « la rationalité est la condition même du fait qu’on ait des
absolument indépendantes l’une de l’autre. pensées », et pour cela « les acteurs ne peuvent pas décider
Mon argument ne touche pas à la question de la ratio- s’ils acceptent ou non les attributs fondamentaux de la ratio-
nalité ou de l’irrationalité de l’histoire, et ne ratifie pas, ne nalité11 ».

10. János Kelemen, « Historicism and Rationalism », in Hronszky-Fehér-


Dayka (éds), Scientific Knowledge Socialized, Budapest, Akadémiai Kiadó, 11. Donald Davidson, « Incoherence and Irrationality », in Donald Davidson,
1988, p. 347-365. Problems of Rationality, Oxford, Clarendon Press, 2004, p. 196.

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Nous voilà ramenés à la même conclusion que celle que


nous avons formulée à la lumière du raisonnement précé-
dent : l’irrationalisme nie l’homme en tant qu’être rationnel,
en niant ainsi un fait élémentaire. C’est pour cela qu’il est
irrationnel de choisir l’irrationalisme. En tenant compte de
ce fait, on peut parler non seulement du paradoxe de l’irra-
tionalité, mais aussi de celui de l’irrationalisme. LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE
L’histoire racontée par Lukács dans La Destruction de la DANS LE DERNIER SYSTÈME DE LUKÁCS
raison nous enseigne essentiellement la même chose. Le livre
présente le choix de l’irrationalisme comme un choix irra- Pierre RUSCH
tionnel et paradoxal. Un tel choix doit être expliqué dans
des termes causaux, et non par des raisons comme celles par
lesquelles on expliquerait des choix rationnels. En adoptant à la fin de sa vie la forme du système phi-
losophique, György Lukács se confronte à une série de
problèmes nouveaux1. Dans la mesure où il se revendique
du marxisme, il soulève la question de l’unité et de la cohé-
rence philosophique de la pensée de Marx. Mais cette tâche
exégétique ne constitue qu’un aspect d’un problème plus
fondamental, lié au fait que le « système » en l’occurrence vise
avant tout à caractériser et à ordonner dans le cadre d’une
ontologie sociale l’ensemble des pratiques humaines : le
travail productif et la création artistique, la connaissance
scientifique et la régulation juridique, les relations familiales
et la conscience religieuse. Le critère de cohérence concep-
tuelle se combine ici à une exigence d’intégration anthropo-
logique, tributaire d’une connaissance factuelle des sociétés

1. Je renvoie aux deux derniers ouvrages de Lukács, Die Eigenart des Ästhe-
tischen (deux tomes, Neuwied, Luchterhand, 1963, désormais cité EA) et
Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins (posthume, deux tomes, Neuwied,
Luchterhand, 1986). Ce dernier ensemble est actuellement en cours de
traduction aux Éditions Delga (Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, trad.
A. Monville et D. Renault, Paris, Delga, 2009 ; Ontologie de l’être social. Le
travail ; la reproduction, trad. J.-P. Morbois et D. Renault, Paris, Delga, 2011 ;
Ontologie de l’être social. L’idéologie ; l’aliénation, trad. J.-P. Morbois et D. Renault,
Paris, Delga, 2011).

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humaines et de leur évolution historique. La philosophie sentation3 signale en effet la fonction commune de ces
se trouve ainsi confrontée à une tâche qui, depuis Hegel et manières d’être : pour s’orienter dans le monde, pour agir
Auguste Comte, avait été largement éclipsée soit par la spé- sur le monde et s’affirmer contre le monde, l’homme produit
culation transcendantale, soit par le déchiffrement critique en permanence de multiples représentations qui à la fois
des formes de domination. Cette volonté d’organiser systé- reflètent et interprètent le réel. L’art et la science constituent
matiquement l’ensemble des activités humaines sur la base les axes principaux de ce travail, auxquels viennent s’ajouter
d’une analytique rigoureuse des modes d’existence définit le droit, la religion et, implicitement, toutes les activités que
une « anthropologie philosophique » plus fondamentale que Marx rassemble sous le terme d’« idéologie ». Il semble dès
le courant de pensée habituellement désigné sous ce nom, lors que la philosophie soit l’une de ces sphères en voie
et dans laquelle s’inscrivent aussi, par exemple, des penseurs d’autonomisation et qu’il existe, à défaut d’un objet (Lukács
comme Alfred North Whitehead ou Ernst Cassirer2. se refuse à découper le réel en régions distinctes), du moins
des questions spécifiques à la philosophie, qu’elle aborde
1. Le modèle lukacsien avec son langage et selon son « régime » propre, et dont elle
n’a à rendre compte devant aucune autre instance. Il existe
On se souvient de l’image à laquelle Lukács recourt dans une vérité philosophique – ou un mode philosophique de la
la Préface de l’Esthétique de 1963 pour illustrer l’évolution vérité – qui ne se confond ni avec la vérité artistique, ni avec
culturelle de l’homme au cours de l’histoire : différents modes la vérité scientifique.
d’activité se développent et s’autonomisent progressive- Cette vision « disciplinaire » de la philosophie est cepen-
ment pour constituer des domaines spécifiques, régis par dant contredite par le projet même de Lukács, en deux sens
leurs lois propres, mais qui – ne serait-ce que parce que au moins. D’une part, comme ontologie, la philosophie est
l’individu ne peut jamais s’abstraire complètement dans une le discours de la connaissance du fondement commun de
activité spécialisée – tiennent encore par de multiples média- toutes les autres sphères. Elle se distingue des autres modes
tions à leur terreau d’origine et reviennent constamment se de discours pour autant qu’elle veut mettre à jour le substrat
fondre en lui. Ces sphères d’activité, dit Lukács, trouvent ontologique que ceux-ci ne peuvent thématiser dans leur
dans la vie quotidienne leur source et leur aboutissement : propre champ, mais que tous présupposent nécessairement.
cela doit s’entendre à la fois sur le plan diachronique et sur Il s’agit de restaurer le niveau de réalité régi par les caté-
le plan synchronique, comme un mouvement orienté dans gories ultimes de l’être (social) : l’un et le multiple, le même
le temps à partir d’une activité commune indifférenciée, et l’autre, l’universel et le singulier, le contingent et le néces-
et comme un mode de circulation des contenus représen- saire. Pour le dire autrement, la philosophie dans ce rôle vise
tationnels au sein du corps social. La catégorie de la repré- à ressaisir l’unité de la représentation rationnelle du monde

2. Cf. notamment A. N. Whitehead, Aventures d’idées. Dynamique des concepts


et évolution des sociétés, trad. J.-M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Le Cerf, 3. Je me suis expliqué ailleurs des raisons qui me conduisent à traduire ainsi
1993 ; Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Paris, Éditions de l’allemand Widerspiegelung (cf. L’Œuvre-monde. Essai sur la pensée du dernier
Minuit, 1975. Lukács, à paraître aux Éditions Klincksieck).

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à travers la diversité de ses régimes particuliers. D’autre spécifiques auxquels le profane a de moins en moins accès.
part, la philosophie constitue aussi le métadiscours systé- Plus gravement que l’homme primitif, nous sommes soumis
matique qui rend compte du mouvement d’ensemble – à des forces que nous ne maîtrisons pas, que ce soient les
comportant différenciation et réintégration – des différentes nouvelles technologies, les mécanismes des marchés finan-
sphères, de leurs rapports réciproques et de leur conver- ciers ou les arcanes de la prise de décision politique à
gence ultime dans une pratique commune. Dans la première l’échelle mondiale. Dire qu’une des tâches de la philosophie
de ces fonctions, elle pourrait certes conserver un statut est de permettre à l’« homme sans qualités » de se réap-
spécialisé, qui en somme a toujours été celui de la métaphy- proprier cette compétence, ce n’est pas la confiner à un rôle
sique. Je n’entends pas par là préjuger de la nature métaphy- pédagogique, encore moins à une simple fonction de vul-
sique du projet lukacsien : je laisse simplement ouverte la garisation. En contribuant à réintroduire les résultats des
possibilité qu’un tel projet suscite une sorte de « métaspé- activités spécialisées dans le tissu de la vie quotidienne, elle
cialité », un discours spécialisé sur le fondement commun exerce une double critique. D’abord à l’égard de ces sphères
des discours spécialisés. Telle est par exemple la position du spécialisées en les rappelant pour ainsi dire à leurs devoirs
néopositivisme, qui veut clarifier les conditions de possibilité envers la collectivité. Mais aussi à l’égard de la vie quoti-
et de validité de tous les discours, et mobilise à cet effet l’exper- dienne et de son « sens commun », que Lukács, fidèle à sa
tise formelle de la science. Le commun, ici, n’est certes pas vieille méfiance envers tout spontanéisme, se garde bien de
l’ordinaire. Dans sa seconde fonction, en revanche, la philo- fétichiser. Cette quotidienneté, qui, selon la formule d’Henri
sophie ne peut s’enfermer dans un discours purement tech- Lefebvre, « en suprême instance, juge la sagesse, le savoir,
nique sans s’exposer à une contradiction pragmatique : elle le pouvoir6 », subit trop de pressions et d’aliénations pour
s’efforcerait en effet de rendre compte des relations entre fournir un critère positif à la pensée. Formellement, Lukács
les discours spécialisés et de leur réintégration dans l’immé- retrouve ici la position socratique d’une philosophie qui ne
diateté quotidienne en produisant un nouveau discours renonce jamais à s’adresser à tous, mais qui refuse de se
spécialisé, qui reposerait les mêmes questions. laisser enfermer dans les limites de l’évidence et du langage
La vie quotidienne tend selon Lukács à transformer « le communs.
monde des médiations nouvellement conquises en un nou- En réintégrant dans la conscience commune les contenus
veau monde de l’immédiateté4 ». On a parlé à ce propos de plus en plus médiatisés des arts et des sciences, de l’éco-
d’une « force quotidianisante » qui sans relâche domestique nomie et de la politique, de la religion et du droit, la philo-
l’étrangeté de l’existence5. La philosophie vient en quelque sophie réactualise la catégorie de la totalité sur un plan non
sorte au secours de cette force en réduisant aussi l’étrangeté métaphysique, de part en part historique. Elle affirme les
des discours spécialisés. Car notre existence et bien davan- droits de l’humain sur tout ce que l’homme produit, et fonde
tage : la substance humaine de la société dépendent de savoirs sur l’unité de leur genèse la possibilité théorique de ressaisir

4. EA, I, p. 87. 6. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, tome 1, Paris, L’Arche,
5. Cf. Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005. 1958, p. 13.

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dans une expérience spécifique la multiplicité des formes 2. Confrontations


de conscience. Je prolongerai le propos de Lukács en disant
que cette exigence d’intégration prend inévitablement le Or c’est précisément par son caractère systématique que
caractère d’une protestation contre le processus historique la philosophie peut assumer cette fonction d’intégration du
de spécialisation. En effet, l’intégration visée par l’effort passé – sans tomber dans la restauration pure et simple. Le
philosophique correspond toujours formellement à un mode logicien Jules Vuillemin met vivement en lumière la double
de conscience dépassé, à un stade historique de moindre dimension du système philosophique :
différenciation. À la rigueur, on peut dire que la fin est pour
Lukács l’origine, et que le moment où la connaissance, l’art, Puisque la logique s’applique à l’ontologie, la
la religion et la vie quotidienne ne faisaient qu’un décrit philosophie est axiomatique de la même manière
aussi le but ultime poursuivi par la philosophie. On pourra que les systèmes axiomatiques matériels. De plus,
se gausser, et trouver là l’origine structurelle du « restaura- n’importe quelle série de prémisses qui contien-
tisme » culturel du philosophe hongrois. Je préfère y voir nent une ontologie contient encore le tout de la
l’expression systématique de ce que Walter Benjamin appelait réalité, et on peut dès lors dire que la philosophie
le nécessaire « sauvetage du passé », et qu’il saisissait quant à est systématique en un deuxième sens, qui rap-
lui dans l’image de l’Ange de l’Histoire, dont le visage est pelle et transforme l’universalité du mythe8.
tourné vers le passé :
Mouvement remarquable : l’effort de formalisation entre-
Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et pris pour débarrasser la philosophie de ses fausses croyances
rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis et de ses pseudo-problèmes la ramène finalement à la figure
souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, de la totalité et à l’« universalité du mythe ». C’est précisé-
si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. ment l’objectif que se fixe le dernier Lukács, au logicisme
Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’ave- près : développer une vision cohérente du « tout de la réalité »
nir auquel il tourne le dos […] Cette tempête est dans un système qui ne disqualifie pas purement et simple-
ce que nous appelons le progrès7. ment les anciennes demandes de sens.
Mais il est encore plus instructif pour notre propos
La philosophie est jumelle de cet Ange-là, car elle est un d’établir un parallèle avec l’analyse développée par Jürgen
genre historique : que ce soit sous sa forme sapientale tradi- Habermas dans Le Discours philosophique de la modernité
tionnelle ou sous sa forme académique moderne, c’est tou- (1985). La critique du déconstructivisme derridien, notam-
jours derrière elle qu’elle cherche l’image de ce à quoi elle tend, ment dans sa volonté délibérée de gommer la différence
tout en sachant que jamais le nouveau ne reproduira l’ancien. entre pensée philosophique et création littéraire, amène en

7. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, trad. M. de Gan- 8. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, Cambridge, Cambridge
dillac et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 434. University Press, 1986, p. 105.

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effet Habermas à introduire un dispositif très proche de pomorphisant de la science aux activités anthropomorphi-
celui de Lukács. santes (qui rassemblent notamment l’art et la morale). Les
écarts entre les deux schémas traduisent la différence entre
Dans la mesure où Derrida généralise de manière exces- une approche « procédurale » de type kantien, axée sur les
sive cette seule fonction du langage – sa fonction « poétique » –, conditions de réalisation d’une entente intersubjective, et
il ne perçoit plus la relation complexe que la pratique quo- une approche ontologique, dans laquelle la relation entre le
tidienne du langage normal entretient avec les deux sphères sujet humain et le monde objectif joue un rôle constitutif.
non quotidiennes dont la différenciation abstractive se fait Ce dispositif, en tout état de cause, permet à Habermas de
pour ainsi dire dans des directions opposées. La tension entre définir clairement la place de la philosophie :
le pôle de l’ouverture au monde [Welterschließung] et le pôle
de la solution des problèmes posés est contenue dans le La philosophie […] occupe une position double,
faisceau fonctionnel du langage ordinaire, tandis que l’art analogue à celle de la critique littéraire. Son intérêt
et la littérature d’une part [c’est-à-dire le premier pôle (PR)], porte, d’une part, sur les bases de la science, de la
la science, la morale et le droit, de l’autre [c’est-à-dire le morale et du droit, et ses énoncés ont une ambi-
deuxième pôle (PR)], se spécialisent dans des expériences tion théorique. En se distinguant par des pro-
et des types de savoir qui se développent chaque fois dans blématiques universalistes et par des stratégies
la région d’une fonction du langage et d’une dimension de théoriques fortes, elle est étroitement liée aux
validité, dans lesquelles ils seront élaborés9. sciences. Et pourtant, la philosophie n’est pas
seulement un élément ésotérique d’une culture
Les ressemblances avec le schéma lukacsien sont frap- d’experts. Elle est aussi étroitement liée à la tota-
pantes : c’est le même mouvement historique de différencia- lité du monde vécu et au sens commun, même si
tion, la même tension polaire entre deux modes de relation – subversive sans réserve – elle ébranle les certi-
au monde, originairement confondus dans l’expérience quo- tudes de la pratique quotidienne. Par rapport aux
tidienne et progressivement organisés autour de leurs exi- systèmes du savoir, la pensée philosophique
gences propres. Habermas, dans cette perspective, distingue représente l’intérêt du monde vécu vis-à-vis de la
entre le travail de « résolution des problèmes » (catégorie dans totalité des fonctions et des structures qui sont liées
laquelle la morale et le droit côtoient la science) et le travail et emboîtées dans l’activité communicationnelle11.
d’« ouverture au monde10 » (dans l’art et la littérature) – de
la même manière que Lukács oppose le travail désanthro- Comme chez Lukács, la philosophie assume donc une
double fonction : elle examine d’abord les propositions scien-
9. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad. Ch. Bou- tifiques, morales et juridiques sur leur cohérence interne et
chindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 244. leur prétention de validité. Les lecteurs de Habermas savent
10. On peut émettre quelques réserves sur cette traduction de Welterschließung.
Il me semble qu’on doit entendre le terme dans un sens plus actif : ouver-
ture ou déchiffrement, voire reconstruction du monde. 11. Ibid., p. 245.

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que, dans ce rôle, elle développe un argumentaire dont la de démarquer la philosophie de la littérature ou de l’art (et
technicité ne le cède en rien à celle des disciplines examinées. d’une façon générale les différents genres entre eux). Mais
Mais à l’instar de la critique littéraire, la philosophie jette il ne s’appuie pas, pour ce faire, sur des dichotomies aussi
aussi une passerelle entre ces savoirs et le sens commun ; elle tranchées : l’appartenance de l’art, de la philosophie et de la
« traduit » les discours spécialisés dans le langage ordinaire science à la catégorie commune de la Widerspiegelung lui
du profane et permet ainsi à l’expérience commune d’assi- interdit déjà d’opposer purement et simplement la « fiction »
miler et le cas échéant de critiquer les contenus nouveaux littéraire à la « vérité » scientifique, donc d’obliger la philo-
mis à jour par les « cultures d’experts ». C’est exactement ce sophie à choisir entre l’une et l’autre. D’une part, il se refuse
que Lukács appelle « transformer le monde nouvellement à adosser d’une manière aussi univoque la philosophie au
conquis des médiations en un nouveau monde de l’immé- modèle scientifique ou, pour parler comme Habermas, à la
diateté ». Mais le parallèle avec Habermas fait aussi ressortir fonction de « résolution des problèmes13 ». D’autre part, et
quelques traits spécifiques du projet lukacsien. corrélativement, il rapproche la philosophie de la pratique
On remarque d’abord que Habermas limite la fonction artistique dans la mesure où elle vise comme celle-ci à cons-
médiatrice de la philosophie aux relations entre le monde truire l’image d’un monde habité par l’homme. La qualité
vécu et les discours de « résolution des problèmes », auxquels esthétique centrale de la Welthaftigkeit, de la « mondanéité »,
elle appartient par ailleurs en tant que « savoir d’experts ». Il n’est pas essentiellement différente de l’effort philosophique
laisse à la critique, dont la philosophie n’est en l’occurrence pour restaurer l’intégrité humaine à travers les expériences
qu’un « analogue », le soin d’assimiler l’invention littéraire et de la dissociation. Certes, la philosophie ne s’immerge pas
artistique. C’est pourquoi l’esthétique n’a pas de lieu propre comme l’art dans l’élément d’une vision subjective, elle ne
dans son système. Une telle asymétrie n’est pas une simple s’enracine pas dans les particularités d’une expérience indi-
question d’orientation personnelle, elle pose un problème viduelle ; mais elle a en commun avec lui de ne pouvoir viser
structurel dans la mesure où elle ne nous dit pas d’où la phi- le vrai qu’à la jonction du cognitif et du pratique, de l’être
losophie peut bien tirer sa capacité à « représenter l’intérêt
du monde vécu » face aux discours d’experts. En tant que
savoir spécialisé, comment peut-elle faire droit aux exigences Habermas, La Pensée post-métaphysique, trad. R. Rochlitz, Paris, Armand
Colin, 1993, chap. IX : « La philosophie et la science font-elles partie de la
d’un mode d’énonciation non spécialisé de la vérité ? littérature ? ».
13. Nous tenons là la réponse à la question posée plus haut : la philosophie,
pour Habermas, participe de l’existence quotidienne pour autant que celle-ci
Chez Lukács, au contraire, la philosophie entretient un comporte aussi une activité de « résolution de problèmes » : « Dans la pra-
rapport essentiel avec l’art. Non qu’il anticipe en quelque tique quotidienne, [les actes de parole] fonctionnent dans des contextes
d’action dans lesquels les participants dominent les situations et – disons-
manière la « poétique » philosophique de Derrida, l’« inven-
le – doivent résoudre des problèmes. » (La Pensée post-métaphysique, op. cit.,
tion conceptuelle » de Deleuze ou la métaphorologie de Blu- p. 261.) On ne peut s’empêcher de penser que la critique habermassienne
menberg12 : Lukács n’est pas moins soucieux que Habermas du déconstructivisme aurait gagné en force de conviction, si le philosophe
avait montré plus de sensibilité à la réalité de l’individu quotidien, qui assu-
rément ne « domine » pas les situations et n’entreprend pas de « résoudre
12. Sur la critique adressée par Habermas à Hans Blumenberg, cf. Jürgen des problèmes » comme un physicien dans son laboratoire.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

et du devoir-être, de l’universel abstrait et de sa réalisation 3. Les tâches de la philosophie


concrète. Elle se différencie donc de la science dans la
mesure où elle ne peut montrer le monde comme il est qu’à En adoptant la forme systématique, disais-je, Lukács s’est
la lumière du monde qu’elle veut amener à l’être : les « pro- confronté à une série de problèmes nouveaux. Encore faut-
blèmes » auxquels elle se confronte et les « solutions » qu’elle il s’entendre sur le sens du terme « système ». Il ne s’agit pas
leur apporte sont essentiellement d’un autre ordre que les ici d’un système logique fondé sur une axiomatique rigou-
problèmes et les solutions de la science. reuse : une telle acception ne serait pas compatible avec la
Cette parenté avec l’art se traduit aussi sur le plan du distinction fondatrice que Lukács opère entre science et
rapport de la philosophie avec son histoire. Dans le domaine philosophie. L’axiomatique, au sens propre, est synonyme
scientifique, toute avancée nouvelle disqualifie un certain d’indécidabilité et donc de pluralisme. Des systèmes basés
nombre de conceptions anciennes, qui se trouvent dès lors sur des axiomes différents ne sont pas comparables entre eux,
renvoyées à la seule histoire des sciences. Dans l’art, en ils ne peuvent être critiqués ni réfutés que sur des considéra-
revanche, la valeur propre d’une œuvre n’est nullement tions de consistance interne, à quoi se résume souvent toute
affectée par la réussite d’une œuvre nouvelle, et le passé leur « vérité14 ». Ce n’est certainement pas cette forme de
conserve essentiellement son actualité. Le phénomène des consistance que vise Lukács, et ce ne sont pas ces problèmes
« renaissances » artistiques illustre cette structure spécifique. formels qu’il entreprend de résoudre. La cohérence du
Or la philosophie partage avec l’art cette temporalité non projet lukacsien vient d’abord de son intérêt pour le « tout de
linéaire qui fait par exemple qu’Aristote et Spinoza ne seront la réalité » et notamment pour les différentes formes d’activité
jamais « dépassés » au même sens que Galien ou Ptolémée. humaine, considérées comme les efflorescences d’un être-
Le rapport à l’histoire de la philosophie est constitutif du au-monde originaire. Une philosophie est systématique, de
discours philosophique, comme l’histoire de l’art est engagée ce point de vue, pour autant qu’elle prend à tâche de décrire
dans chaque œuvre nouvelle. Se révèle ainsi une temporalité cette forme première de l’existence humaine, sa structure
stratifiée qui, plus que le progrès univoque des sciences, catégorielle spécifique, et sa différenciation selon un principe
apparaît comme le temps propre du genre humain : toutes de continuité génétique. Elle est systématique pour autant
les formes dans lesquelles l’humanité a une fois exprimé son qu’elle pose, à tous les stades de l’évolution historique, la
rapport au monde gardent en quelque sorte un droit sur son question des rapports entre les différents modes de cons-
identité essentielle. On vise la même asymétrie en établissant cience. Elle est systématique pour autant qu’elle parvient à
que l’art accède très tôt à une forme de perfection (dès les identifier les grandes fonctions sociales qui se perpétuent
peintures pariétales préhistoriques, quoi qu’en dise Lukács), et se transforment à travers toutes les réorganisations du
tandis que la science s’est laborieusement élevée au cours champ de l’expérience. Dans ce domaine, que j’ai décrit
des siècles vers un savoir sûr. comme une « anthropologie philosophique » fondamentale,

14. Cf. les développements éclairants de Jacques Bouveresse dans La Demande


philosophique, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 83-107.

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les auteurs peuvent certes opérer des choix spécifiques, des- Experimentum mundi, Jean-Paul Sartre dans Critique de la
sinant une quasi-axiomatique : où Lukács privilégie le rapport raison dialectique y ont eux aussi fait droit sans rien lâcher
sujet-objet et la téléologie de l’acte de travail fondé sur la d’une pensée en prise avec le monde. La philosophie est
représentation, Ernst Cassirer souligne l’importance cons- d’autant plus tenue d’assurer ce travail d’intégration que les
titutive de la fonction symbolique, tandis que Habermas et sphères spécialisées se montrent plus réticentes à s’encom-
Jean-Marc Ferry mettent en avant la communication inter- brer de considérations hétéronomes.
subjective. Mais ces options théoriques ne sont jamais de Le choix n’est certes pas sans dangers. Aujourd’hui encore
nature à refermer le système sur lui-même et à interdire la plus qu’hier, le philosophe systématique prend le risque de
confrontation des thèses. Le plan de comparaison est garanti perdre de vue la complexité réelle des faits, au bénéfice de
par l’unité et la réalité de l’objet, également présupposé par la cohérence formelle de la pensée, voire d’un simple souci
tous. de conséquence morale. Il s’expose notamment à arrêter
Il faut s’entendre aussi sur le terme « problèmes nouveaux » : le mouvement réel du savoir et à s’enfermer face à lui dans
un certain nombre de thèmes abordés ici sont certainement le déni et l’ignorance. Un tel raidissement discréditerait
nouveaux dans l’œuvre de Lukács, qui n’avait encore jamais gravement la philosophie, qui non seulement laisserait la
si largement ouvert l’arc de sa réflexion philosophique. Ils théorie scientifique ou la connaissance historique ou la
sont nouveaux aussi dans la mesure où ils vouent perpétuel- pratique sociale réelles sortir de son horizon (en leur aban-
lement la philosophie à des contenus inédits. Jamais en effet donnant le monopole de l’invention intellectuelle), mais
la science ne s’est autant éloignée de l’évidence commune, renoncerait aussi à remplir sa fonction de médiation relati-
jamais la connaissance de la diversité humaine n’a été si vement au sens commun. Il faut sur ce point donner raison
étendue, jamais la création artistique n’a paru aussi arbitraire. à Jacques Bouveresse quand il écrit que « nous ne pouvons,
C’est tout cela qu’il faut à chaque fois tenir ensemble et en philosophie, échapper à l’obligation de commencer par
ramener à l’unité. Pour autant, le projet est aussi ancien que ce que les connaissances théoriques du moment, prises
la philosophie elle-même. La typologie idéale de Platon, dans leur état le meilleur et le plus avancé, peuvent nous
l’encyclopédisme aristotélicien, les taxonomies scolastiques, apprendre sur l’objet de notre recherche15 ». On posera donc
la théorie kantienne des facultés et bien sûr le Système qu’un système philosophique se justifie d’abord par la vérité
absolu de Hegel – toutes ces constructions répondent à ce factuelle des assertions qu’il supporte, et en particulier par
qu’il faut sans doute considérer comme un besoin perma- l’accord de ses conclusions avec les hypothèses vérifiées des
nent de la philosophie : ordonner en une totalité signifiante
les multiples modes d’existence, les niveaux de réalité, les 15. Cf. J. Bouveresse, La Demande philosophique, op. cit., p. 119. Bouveresse
types d’activité, les ordres d’être. Lukács s’inscrit par là dans cite ici Putnam, pour qui il est essentiel de « rappeler à quel point les questions
philosophiques et les questions scientifiques sont réellement différentes,
une longue tradition, qu’il ne suffit pas de récuser comme sans nier que la philosophie ait besoin d’être informée par la meilleure
« prémoderne » : ni l’ouverture à l’historicité concrète ni la connaissance scientifique disponible ». (« Does Evolution Explain Repre-
sentation? », in Renewing Philosophy, Cambridge – Londres, Harvard Uni-
préoccupation pratique ne constituent des objections a priori versity Press, 1992, p. 34.) La même chose vaut pour d’autres domaines
à ce projet de fondation systématique. Ernst Bloch dans que la science.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

savoirs positifs. Seul cet accord avec les faits établis et les
pratiques réelles donne consistance aux postulats du système
et les fait échapper au statut de simples croyances.
Reste que tout dans la philosophie n’est pas vérifiable au
sens du savoir positif, et qu’il serait ruineux de lier la vérité
à ce seul critère. Une description exacte et exhaustive ne
ferait encore pas une philosophie : une totalité est visée ici,
qui n’est pas le résultat fortuit de l’addition de vérités par-
tielles, qui possède son centre de gravité au-delà des faits et IV.
des savoirs constitués. La condition d’existence de la totalité
est qu’elle fasse l’objet d’une volonté positive (peut-être seu- LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE
lement implicite), avec la part de choix, d’interprétation, de
risque et de responsabilité que cela comporte. L’ontologie
est aussi peu démontrable que le sens d’une vie ou la cohé-
rence d’une œuvre d’art. Comme eux, elle mobilise les faits
tout en visant au-delà d’eux. Sur ce décentrement se fonde
la croyance tenace que ce qui est architectoniquement jus-
tifié doit correspondre en quelque manière à la vérité, fût-ce
en dépit des faits (ou de certains faits), et qu’inversement
aucun fait n’est par lui-même en mesure de contredire un
système philosophique ; ici s’enracine aussi la vertu heuris-
tique du système, qui permet de voir davantage que ne
révèle la simple description. Rien ne nous préserve ici contre
l’aveuglement dogmatique – rien, sinon la conscience aiguë
que la philosophie doit assumer une totalité crédible pour
acquérir la capacité de défendre « l’intérêt du monde vécu ».
C’est à ce prix qu’elle peut être critique dans un univers
morcelé, à ce prix qu’elle peut, par sa réserve face à « ce qui
est le cas », réinventer la critique et chercher à restaurer ce
qui n’a encore jamais été.
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L’ONTOLOGIE DE L’ÊTRE SOCIAL


ET SA RÉCEPTION

Jean-Pierre MORBOIS

Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action

Le 19 septembre 1964, Georg Lukács indique dans une


lettre à son éditeur, Frank Benseler, que les développements
de la première partie de l’Éthique se révélant plus impor-
tants que prévus, il envisage de les publier sous forme d’un
volume indépendant dont il évalue l’ampleur à « au moins
300 pages », et qui s’intitulerait Zur Ontologie des gesellschaft-
lichen Seins.
L’Éthique elle-même, Lukács n’aura pas le temps de l’écrire.
Mais tout au long de l’Ontologie, qui atteindra finalement
1 100 pages, Lukács abrège certains de ses développements
en indiquant que « cette question ne pourra être abordée de
manière convenable que dans l’Éthique ». S’il s’intéresse à
l’ontologie, c’est-à-dire à la science de l’être, s’il rappelle
que la matière existe indépendamment de la conscience
humaine, que cette matière connaît des lois, rapports, pro-
cessus, causalités qui lui sont immanents, indépendamment
eux aussi de toute conscience humaine et exempts de toute
téléologie, s’il se penche sur ce qui fait le propre de l’homme,
le travail, pour en arriver à la dialectique de la nécessité et de

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

la liberté, c’est pour étudier les phénomènes de conscience à Marx. Cette situation devait, vers la fin de l’année 1966,
qui permettront à l’homme d’agir sur son destin, de le provoquer la dissidence de la JCR (trotskyste), celle des
prendre en main et le rendre plus digne de lui-même. Lukács althussériens, qui se proclamaient subitement maoïstes et
étudie comment se révolter contre la réification et l’aliéna- créaient l’Union des Jeunesses communistes marxistes-
tion, comment se donner les moyens idéologiques qui vont léninistes. Parallèlement, prochinois et nostalgiques du
sous-tendre cette action. stalinisme quittaient le PCF et formaient, autour de l’hebdo-
Encore faut-il étudier dans quelles conditions, dans quelle madaire L’Humanité nouvelle, l’embryon du futur PCMLF.
conjoncture politique cette œuvre a été rédigée. Quelle fut
sa réception à l’époque de sa parution ? Quels sont les ensei- Lukács en son temps
gnements qu’on peut en tirer, plus de quarante ans après,
pour le monde d’aujourd’hui ? L’ermite de Budapest est un homme seul, sans respon-
sabilité politique. Ses thèmes de réflexion portent sur les
La conjoncture politique à la fin des années 1960 fondements mêmes de la pensée marxiste, bien en amont
des questions tactiques sur lesquelles le mouvement commu-
À l’époque où Lukács écrit son Ontologie, le mouvement niste international est en cours de scission. Comment Lukács
communiste international est en crise avec l’apparition au se situe-t-il à la fin de sa vie ? Dès avril 1957, alors même
grand jour des divergences sino-soviétiques, et avec lui le qu’il rentre de Roumanie où il a été détenu pour sa partici-
marxisme lui-même, dont il est la doctrine officielle. Les pation au gouvernement d’Imre Nagy, alors qu’il est accusé
textes publiés s’appuient sur le corpus marxiste-léniniste de révisionnisme, il écrit qu’il faut « repenser beaucoup de
commun. Mais le débat n’a pas lieu au sein du Parti commu- problèmes liés à l’œuvre de Staline. La réaction contre cette
niste français, qui reste fidèle à Moscou. On procède rapi- œuvre se présente, dans le monde bourgeois, mais aussi à
dement à l’exclusion de ceux qui, se référant, sans doute maints égards, dans les pays socialistes, comme une révision
de manière dogmatique, à la lettre à des textes de Lénine de la doctrine professée par Marx et Lénine. N’en doutons
comme L’État et la révolution, La Révolution prolétarienne et pas, tel est bien aujourd’hui, pour le marxisme-léninisme, le
le renégat Kautsky, ou encore La Faillite de la IIe internationale, danger capital. » Il ajoute plus loin que « le révisionnisme
font valoir que les positions chinoises leur paraissent davan- – c’est-à-dire le plus grave danger qui menace aujourd’hui
tage conformes aux enseignements de Lénine que la théori- le marxisme – ne peut être combattu efficacement si l’on ne
sation du passage pacifique au socialisme et du programme soumet d’abord le dogmatisme à une vigoureuse critique,
commun, révisionniste à leurs yeux. Le débat n’a lieu qu’au tout ensemble théorique et pratique1 ».
sein de l’Union des Étudiants communistes, où se confron- S’il considère le révisionnisme comme le danger princi-
tent les « Italiens », les trotskystes de Krivine, quelques pro- pal, il rejette « la facture formelle, refermée sur elle-même et
chinois qui répètent sans cesse leurs citations de Lénine.
Seuls les althussériens, autour du cercle d’Ulm, sans prendre 1. G. Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard,
ouvertement parti dans le débat, prétendent opérer un retour 1960, p. 11-12.

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pseudo-théorique de la période stalinienne2 » qui lui paraît Existentialisme ou marxisme8 et La Destruction de la raison9, il
caractériser la lettre chinoise. Il dénonce les « sophismes de cherche à comprendre la généalogie des aberrations idéolo-
fonctionnaires, parfois astucieusement tournés, qu’emploie giques de l’hitlérisme. Si, juste après la grande révolution
la proclamation chinoise pour montrer que la guerre mon- de 1917 en Russie, de 1918 et 1919 en Allemagne et en
diale “inévitable” est la seule voie vers le socialisme mondial3 ». Hongrie, l’enthousiasme révolutionnaire avait pu permettre
Mais surtout Lukács insiste sur « la nécessité, pour l’État une dérive vers l’idéalisme et le spontanéisme, les phé-
socialiste, de garantir à chacun une vie humainement vécue4 ». nomènes contre-révolutionnaires de masse portés par les
De l’autre côté, l’élévation du niveau de vie, le « socialisme fascismes conduisent en effet à s’interroger sur la complexité
de goulasch » prôné par Khrouchtchev, est loin de lui paraître des problèmes idéologiques, les problèmes de la manipu-
le critère décisif. « Le développement économique par lui- lation idéologique et de la fausse conscience. Je crois véri-
même ne produit jamais le socialisme. La doctrine de tablement que la confrontation au fascisme joue un rôle
Khrouchtchev selon laquelle le socialisme triompherait à essentiel dans l’évolution des conceptions de Lukács.
l’échelle mondiale lorsque le niveau de vie de l’URSS dépas- Avec l’Ontologie de l’être social, il reprend les choses à la
serait celui des États-Unis était absolument fausse5. » Lukács base. Il commence par dénoncer les idéologies dominantes
est donc ailleurs dans ce débat dont il renvoie dos à dos les de notre époque, le néo-positivisme et l’existentialisme, et leurs
protagonistes. Il faut critiquer Staline, mais pas pour sauver erreurs ontologiques, à savoir le refus d’admettre clairement
le stalinisme. Il faut critiquer le stalinisme, mais pas pour l’existence d’une réalité structurée existant indépendam-
liquider le marxisme. ment de la conscience humaine. Puis il souligne l’avancée de
Lukács, au plan philosophique, est surtout connu pour Nicolas Hartmann vers une véritable ontologie. Il étudie ensuite
Histoire et conscience de classe, recueil d’articles datant de 1919 ce qu’il y a de faux et de juste dans l’ontologie de Hegel, avant
à 1922, et publié en France en 19606. Il révisera ultérieure- d’exposer les principes ontologiques fondamentaux de Marx qui,
ment les conceptions de cet ouvrage, marqué, dit-il, par de « dépassant l’idéalisme ontologico-logique de Hegel », esquis-
l’« idéalisme, […] [par une] conception déficiente de la sent « aussi bien en théorie qu’en pratique les contours d’une
théorie du reflet, [une] négation de la dialectique de la ontologie historique matérialiste10 ». Après cette première
nature7 ». Il s’est beaucoup consacré à la critique littéraire. partie historique qui compte quatre chapitres, il développe
À partir de 1935, et notamment dans ses deux ouvrages dans une deuxième partie une analyse systématique, couvrant
également quatre chapitres, avec le travail, la reproduction,
2. G. Lukács, « Contribution au débat entre la Chine et l’Union soviétique »,
l’idéel et l’idéologie, et finalement l’aliénation.
in Les Temps modernes, n°213, 1964, p. 1480. Trois chapitres séparés ont été publiés en livre de poche, en
3. Ibid., p. 1482 Allemagne fédérale, chez Luchterhand. Le chapitre « Fausse
4. Ibid., p. 1480.
5. G. Lukács, « Interview de 1969 à la New Left Review », in Littérature,
philosophie, marxisme, Paris, P.U.F., 1978, p. 156. 8. G. Lukács, Existentialisme ou marxisme, Paris, Nagel, 1960.
6. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1970. 9. G. Lukács, La Destruction de la raison, Paris, L’Arche, 1958 et 1959.
7. G. Lukács, « Il y va du réalisme », in Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 10. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain»,
1975, p. 264. in Cités, hors série 10e anniversaire, mars 2010, p. 360.

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et véritable ontologie de Hegel » en septembre 1971, le cha- joue dans la lutte de classes pour régler des conflits sociaux.
pitre « Les principes ontologiques fondamentaux de Marx » Il y a donc entre science et idéologie une différence de fonc-
en novembre 1972 et « Le travail » en mars 1973. Ces trois tion, et non une différence entre le vrai et le faux.
chapitres ont été traduits en anglais en 1978 et 1980 par Le critère de vérité d’une science est naturellement, pour
Merlin Press à Londres. L’édition complète en allemand Lukács, sa capacité à expliquer le réel et à le transformer.
n’est intervenue qu’en 1984 et 1986 avec la parution des C’est donc la pratique qui est le critère de la vérité. Lukács
tomes 13 et 14 des œuvres complètes, alors même qu’une récuse par ailleurs toute division artificielle de la connais-
traduction en italien était parue en 1976 et 1981. Les élé- sance en sciences particulières. La définition qu’Althusser
ments caractéristiques de la France et qui ont sans doute donne de la science est toute différente. Pour lui, « une
inhibé la réception de l’œuvre de Lukács, à savoir l’existence science n’est telle que si elle peut, de plein droit, prétendre
d’un Parti communiste puissant inféodé à Moscou, la pré- à la propriété d’un objet propre11 ». La pratique est éclipsée
dominance de l’école althussérienne sur la pensée marxiste par la pratique théorique, qui produit les connaissances.
et celle de Jean-Paul Sartre sur la gauche non communiste, « Le critère de la “vérité” des connaissances produites par
n’existaient pas en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne. la pratique théorique de Marx est fourni dans sa pratique
En Italie, en revanche, on peut penser que les conceptions théorique elle-même, c’est-à-dire par la valeur démonstra-
plus ouvertes du PCI et l’importance de la pensée de tive, par les titres de scientificité des formes qui ont assuré
Gramsci, tout à la fois dialectique et historiciste, élaborée la production de ces connaissances12. » Autant dire que le
en prison hors de toute influence stalinienne, constituaient rapport au concret, taxé d’empirisme, est estompé au profit
des facteurs plus favorables à la réception de la pensée de d’une cohérence rhétorique formelle. Il poursuit en affir-
Lukács. mant : « Contre l’empirisme, Marx soutenait que la connais-
sance ne va pas du concret à l’abstrait mais de l’abstrait au
L’hypothèque Althusser concret13. » Du mouvement dialectique entre théorie et pra-
tique, il n’est pas question. Il ne retient qu’un mouvement
Le retour à Marx a été bloqué en France par l’existence univoque. Il faut dire qu’Althusser, parlant de la contradic-
du Parti communiste. Les réflexions sur le marxisme ont tion, ne semble pas savoir de quoi il s’agit et lui témoigne
donc surtout été le fait de milieux universitaires influencés de la méfiance, comme si contradiction était synonyme de
par l’enseignement de Louis Althusser, dont les thèmes sont téléologie. De même, selon Althusser, « les concepts d’origine,
à l’opposé de ceux de Lukács.
Avec sa rupture épistémologique qui oppose le jeune Marx
d’avant 1845 au Marx marxiste d’après 1845, Althusser 11. Louis Althusser, « Freud et Lacan », article paru dans Nouvelle Critique
en décembre 1964, repris dans Positions, Paris, Éditions sociales, 1976,
distingue et oppose radicalement science et idéologie. Pour p. 18. Ainsi la psychanalyse est-elle promue au rang de science, puisqu’elle
Lukács, une science est le reflet, dans la conscience des a son objet, l’inconscient.
12. Louis Althusser, Lire Le Capital, tome 1, Paris, Maspero, 1975, p. 72.
hommes, des lois, des processus de causalité qui structurent 13. Louis Althusser, « La Soutenance d’Amiens », in Positions, op. cit.,
le réel. L’idéologie est caractérisée pour lui par le rôle qu’elle p. 154.

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de “sol originaire”, de genèse et de médiation sont à tenir a capitaliste dont ils sont les victimes18. » Il faut dire qu’Althusser
priori pour suspects14 ». se méfie avant tout de l’homme et du sujet. Comme l’écrit
Pour Althusser enfin « le marxisme est d’un même mou- Alain Lipietz dans son article « D’Althusser à Mao » : « Althusser
vement et en vertu de l’unique rupture épistémologique et, à sa suite, Balibar et Poulantzas construisent leur système
qui le fonde, un antihumanisme et un antihistoricisme15 ». en pourchassant l’homme (fût-il concret) de la souveraineté
Lukács quant à lui examine toujours les faits, les idées, et de la maîtrise de sa propre histoire. Les hommes ne sont
comme des processus, dans leur histoire, dans leur passé et que les supports du mouvement des structures19. » Alors que
leur devenir. Le genre humain, les concepts qui le détermi- Lukács pense toujours la structure de manière dynamique,
nent sont également conçus dans leur évolution historique, comme processus, on voit chez Althusser une « ossification
depuis la sortie de l’homme de l’animalité primitive jusqu’à de la catégorie de contradiction en celle de structure20 ». Les
sa « spécificité humaine pour soi » qui se construit dans les choses apparaissent comme immuables. Comme Balibar le
progrès de la socialisation. reconnaît implicitement, « avec le concept de mode de pro-
Le concept d’aliénation est également rejeté par Althusser. duction, on ne peut pas penser la transition d’une combi-
« Je ne crois pas que les passages [du Capital] où ce thème naison structurelle à l’autre21 », ce qui pose quand même
[de l’aliénation] est repris aient une portée théorique. Je problème pour des marxistes qui ont en principe pour objec-
suggère par là que l’aliénation n’y figure pas comme un tif de transformer la société.
concept vraiment pensé16 », ce qui peut paraître paradoxal Il y a toutefois, dans l’althussérisme, une forme de rigueur
de la part de quelqu’un qui promeut la psychanalyse au rang scientifique rassurante. Il permet d’analyser avec une cer-
de science. « La philosophie […] n’a pas d’histoire17. » Elle taine pertinence la reproduction des formations sociales
est conçue comme le champ clos d’une lutte de tendances, existantes, et c’est ainsi qu’il a donné lieu à un foisonnement
sans fin, entre matérialisme et idéalisme, comme le lieu d’études concrètes, avec Étienne Balibar, Roger Establet,
d’une « prise de parti », avec tout ce que cette formulation Nicos Poulantzas, Charles Bettelheim, Christian Palloix,
peut suggérer d’arbitraire. Pierre-Philippe Rey, etc.
Curieusement, Althusser laisse pointer un relent de spon-
tanéisme quand il écrit : « Ceux des prolétaires qui lisent Le Trop tôt, trop tard
Capital peuvent le comprendre plus facilement que tous les
spécialistes bourgeois, aussi “savants” soient-ils. Pourquoi, Écrit en pleine crise du mouvement communiste inter-
parce que Le Capital parle tout simplement de l’exploitation national, mais en marge du débat, le texte de Lukács paraît
en allemand dans les années 1980, alors que la publication

18. Louis Althusser, « Comment lire Le Capital » in L’Humanité du 21 mars


14. Louis Althusser, Lire Le Capital, op. cit., p. 77. 1969, repris dans Positions, op. cit., p. 49.
15. Ibid., p. 150. 19. Alain Lipietz, « D’Althusser à Mao », in Les Temps modernes, n°328,
16. Louis Althusser, « La Soutenance d’Amiens », art. cit., p. 171. novembre 1973, p. 753.
17. Louis Althusser, Lénine et la philosophie, février 1968, Paris, Maspero, 20. Ibid., p. 758.
1972, p. 19. 21. Ibid., p. 759.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

de L’Archipel du Goulag22 a achevé de révéler les réalités du forme juridique qu’est la propriété privée des moyens de
stalinisme, à une époque où l’agonie du brejnévisme prélude production, ils n’ont pas supprimé le salariat ni son contenu,
à l’effondrement du socialisme réel en Europe, tandis qu’en l’appropriation privée des moyens de production par une
Chine c’est le Parti communiste chinois lui-même qui nouvelle classe dirigeante, la nomenklatura, régnant par les
organise l’intégration du pays dans le système capitaliste moyens d’une dictature policière. Cette bourgeoisie d’État
mondial. Le maoïsme n’aura survécu ni à la disparition de son a dû constater l’inefficacité de son système et s’est convertie
initiateur, ni à celle de son monstrueux avatar cambodgien. au capitalisme sauvage, voire maffieux.
Le marxisme a vécu sous sa forme de religion d’État, d’idéo- Le texte de Lukács est donc paru à la fois trop tôt et trop
logie des pays socialistes et, de ce fait, il ne suscite plus guère tard. Est-ce à dire que le marxisme a pour autant disparu
d’intérêt. définitivement ? Le socialisme réel et son échec ont constitué
Lukács lui-même avait bien pointé les « transformations pour lui une hypothèque. En même temps, son effondre-
de nombreuses personnes, qui autrefois étaient des révolu- ment dégage le terrain et peut permettre de retrouver dans
tionnaires, en une bureaucratie brutalement manipulatrice, le marxisme ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, une
avec l’apparition d’une couche de véritables bureaucrates et pensée critique permettant de comprendre le monde et de
manipulateurs23 ». Mao Tsé-toung pour sa part avait indiqué : le transformer.
« On mène la révolution socialiste, et on ne sait même pas
où est la bourgeoisie ; or elle est dans le parti communiste24. » Sur l’ontologie de l’être
Sans doute Lukács ne pouvait-il pas aller plus loin dans
l’analyse, mais il est clair que, pour un marxiste, l’honnêteté L’ontologie fondamentale sous-tend la compréhension de
subjective de tel ou tel dirigeant ne peut pas être un élément l’ensemble du monde réel, de ses structures économiques et
d’appréciation pertinent en lieu et place de la structure de sociales jusqu’aux phénomènes de conscience qui motivent les
classe réelle de la formation sociale considérée. C’est seule- actions. Si le marxisme est une science, il doit reposer sur des
ment avec la somme magistrale de Charles Bettelheim, Les bases scientifiques, ontologiques justes, car l’ontologie assure
Luttes de classes en URSS25, que nous disposons enfin d’une la cohérence ultime du système, et l’articulation des catégories.
application du marxisme aux formations sociales du socia- En explicitant l’ontologie latente chez les classiques du
lisme réel. Il y apparaît que, si les communistes ont aboli la marxisme, Lukács récuse tout matérialisme vulgaire, tout
mécanisme. Le marxisme se situe à un point d’équilibre
entre un idéalisme actif et un matérialisme mécaniste passif,
22. Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, 3 tomes, Paris, Le Seuil,
1974-1976. ce qui permet à Lénine de dire que « l’idéalisme intelligent
23. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, tome 2, Darmstadt est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme
und Neuwied, Luchterhand, 1986, p. 690.
24. Mao Tsé-toung, cité dans le recueil La Lutte en Chine contre le vent dévia-
bête26 ». Il met en évidence la richesse des processus, des
tionniste de droite qui remet en cause les conclusions justes, Pékin, Éditions en rapports, des contradictions, des interactions.
langues étrangères, 1976, p. 20.
25. Charles Bettelheim, Les Luttes de classes en URSS, 4 tomes, Paris, Le Seuil- 26. Lénine, Cahiers philosophiques, in Œuvres, tome 38, Moscou, Éditions
Maspero, 1974-1983. du Progrès, 1971, p. 260.

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On sait que le monde réel a eu une genèse, une évolution, lieu où prévaut une téléologie. « Ce qui distingue dès l’abord
que des êtres vivants, très différents de ceux que nous con- le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, écrit
naissons aujourd’hui et dont nous trouvons les fossiles, ont Marx, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de
existé avant nous. Les lois physiques et chimiques, les lois la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail
de causalité existent objectivement dans la nature et l’acti- aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travail-
vité cognitive de la science se contente de les découvrir. leur28. » Comme le dit Lukács, « la conscience cesse d’être
Aucune téléologie n’a guidé cette évolution, qui est d’ailleurs un simple épiphénomène de la reproduction biologique29 ».
loin d’avoir été linéaire. Elle a eu ses contradictions, ses Pour réaliser ce travail qui vise à satisfaire leurs besoins
impasses non viables, ses retours en arrière. Seules les lois matériels, les hommes vont devoir opérer des choix, depuis
naturelles se sont appliquées pour aboutir progressivement celui de la pierre primitive qui va être utilisée comme objet
à l’apparition de l’être humain. contondant (en fonction de ses caractéristiques immédiates
« L’ensemble de l’être est un processus historique […] Les ou de ses caractéristiques potentielles après un façonnage
catégories sont des formes de l’être, des déterminations de adéquat) jusqu’à la fabrication des outils les plus élaborés,
l’existence27. » L’être s’analyse ensuite en strates, en degrés et des outils pour fabriquer des outils. Ils vont différer des
étroitement liés les uns aux autres : la nature inorganique, la besoins dans le temps de manière à préparer les moyens
nature organique indissolublement liée au monde inorga- nécessaires à leur satisfaction. Ils vont choisir les matières
nique, composée des mêmes éléments, mais organisés dans premières, choisir les propriétés mécaniques ou chimiques
un mode qui est celui de la vie, avec les plantes qui poussent qu’ils vont combiner, appliquer les unes aux autres.
sur les matériaux inorganiques, les animaux qui se nour- Le travail, s’il est réussi, produit une valeur, valeur d’usage
rissent de plantes ou se dévorent entre eux, et enfin l’être d’abord, valeur d’échange ensuite. L’acte de réalisation a
social, le monde des hommes, des hommes conscients, des donc une valeur (morale). Il obéit à un devoir (moral). Et
hommes qui vivent en société et ne peuvent vivre qu’en Lukács fait observer que, dans pratiquement toutes les
société, un monde qui fait partie du monde animal, mais langues, le mot « valeur » a cette double acception. Ainsi, le
s’en distingue radicalement. Entre ces différentes sphères travail est à la base de l’éthique.
s’établit un échange matériel. La transition d’une sphère à Qui dit travail dit aussi coopération dans le travail, répar-
l’autre constitue un saut qualitatif. tition du travail, avant même qu’il soit question de division
sociale du travail. Et donc nécessité du langage pour com-
Le travail muniquer, se coordonner dans cette répartition du travail.
Engels disait à juste titre qu’il venait de ce que les hommes
Le travail est, dans son essence, cette relation d’échange
matériel entre l’homme (la société) et la nature. Il est le seul
28. Karl Marx, Le Capital, Livre 1er, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1962,
p. 180-181.
27. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain», 29. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain»,
art. cit., p. 360. art. cit., p. 362.

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« avaient réciproquement quelque chose à se dire30 ». Et avec l’espèce homme » se fait « tout d’abord aux dépens de la
le langage, l’homme découvre l’abstraction, puisque le mot majorité des hommes31 ».
désigne toujours, non pas un objet particulier précis, mais Le travail est aussi le modèle de toute pratique sociale, de
une catégorie générique. toute création, artistique par exemple, par laquelle il peut
Puis, le travail impliquant des masses d’hommes de plus exprimer, extérioriser sa personnalité.
en plus importantes, une forme de travail va émerger qui
va consister à agir sur d’autres hommes pour qu’ils se com- Une théorie du genre humain
portent conformément à ce qui est attendu d’eux dans le
cadre du projet. Lukács définit donc dans l’Ontologie une théorie du genre
Les hommes sont contraints à l’action pour « répondre humain, d’un genre humain qui se construit historiquement,
aux circonstances », et cela les conduit à agir, même si de d’un genre humain dont les caractéristiques sont de plus
nombreuses conditions leur échappent. Dans un premier en plus dignes de lui-même, d’un genre humain qui prend
temps, ils vont tenter de les maîtriser par la magie, puis ils de plus en plus conscience de lui-même, passant, pour
vont améliorer la connaissance scientifique qu’ils en ont. reprendre une terminologie hégélienne, d’un En soi à un
Mais surtout, ils se transforment eux-mêmes, ils développent Pour soi. Le concept de Gattungsmäßigkeit [conformité à
leurs capacités. Le développement de la production et des l’espèce, généricité] est donc central dans sa pensée.
échanges entraîne une socialisation sans cesse croissante Le déploiement de cette spécificité humaine se trouve
des êtres humains, et en même temps un processus de déve- entravé dans la société de classe, et tout particulièrement
loppement de leurs potentialités personnelles. Comme le dit dans la société capitaliste. Le capital réifie le rapport social
Marx (et pour prévenir une objection althussérienne, il ne d’exploitation et de domination, aliène l’individu qui se
le dit pas seulement dans les « Manuscrits de 1844 », mais trouve dépossédé de ses objectivations, dans le travail en tout
aussi dans les Théories sur la plus-value rédigées dans les premier lieu, et cette aliénation se répercute dans tous les
années 1860, et donc postérieurement à la prétendue coupure aspects de la vie sociale.
épistémologique) : « La production pour la production ne C’est ainsi que Lukács intègre à sa réflexion le domaine
signifie rien d’autre que développement des forces produc- de la sexualité, qui est à la fois le rapport le plus naturel, le
tives humaines, donc développement de la richesse de la plus biologique, et le rapport social le plus élémentaire
nature humaine comme fin en soi… » L’individualité, la entre les hommes : il dénonce les tendances contemporaines
singularité de l’être humain, peut faire place, dans certaines à renvoyer la sexualité à une simple consommation et
conditions, à une personnalité. Dans certaines conditions, montre en quoi elle est profondément aliénée, indigne de la
car il faut bien dire que « ce développement des facultés de spécificité humaine, si elle n’est pas à la fois dégagée du
rapport de domination masculine et accompagnée des
représentations idéelles les plus complexes, les plus raffinées.
30. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1961, 31. Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome 2, Paris, Éditions sociales,
p. 174. 1976, p. 125-126.

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Idéel et idéologie personnalité et l’aliénation où l’homme s’en trouve privé,


dépossédé. Cette aliénation touche indifféremment tous les
Les phénomènes idéels sont donc constitutifs de l’être êtres humains, quelle que soit leur position dans les rapports
social, de l’espèce humaine. Lukács définit la connaissance sociaux de travail ou de sexe.
scientifique comme étant celle qui permet une compréhen- Le degré extrême de l’aliénation est représenté par l’idéo-
sion rationnelle du réel, qui y découvre les règles de causalité logie fasciste, dont Lukács a recherché la généalogie philo-
et de proportionnalité, celle qui se vérifie dans la pratique. sophique, dans le nietzschéisme notamment, et la généalogie
Lukács explique comment la magie est née de l’incapa- sociale dans le prussianisme, que Lukács oppose à l’esprit de
cité des hommes à comprendre les phénomènes, comment « responsabilité » individuelle qui prévaut dans les « sociétés
l’idée d’un être suprême, comment le besoin d’une onto- libres et démocratiques32 ».
logie religieuse sont nés de leur impuissance à maîtriser le La manipulation, dont les hommes sont victimes dans
monde par les pratiques magiques. Il n’y a donc pas chez leur vie quotidienne de la part des idéologues au service des
Lukács d’opposition métaphysique radicale entre science et classes dominantes, vise à promouvoir des idéologies (dont
idéologie. Les idéologies sont conçues comme des moyens fait partie l’idéologie de la désidéologisation) dans lesquelles
de régler les conflits sociaux. Elles exercent donc une fonc- le système capitaliste est perçu, avec les misères et les alié-
tion différente des sciences, lesquelles peuvent cependant nations qu’il entraîne, comme une fatalité naturelle. Sa
jouer un rôle dans le champ idéologique lorsqu’elles mettent complexité, son illisibilité croissante favorisent évidemment
en cause l’ontologie religieuse. l’irrationalisme. Il s’agit de remplacer la contestation globale
Notons que Lukács récuse toute idée de conscience collec- du système capitaliste par le désir individuel de s’y intégrer
tive, de sujet collectif, qui serait un organisme pensant dont pour bénéficier de ses bienfaits. Il s’agit de proposer un
les individus seraient les cellules. La pensée ne se manifeste bonheur individuel fondé sur l’attrait du luxe, la consom-
que chez l’individu, et les phénomènes collectifs ne sont que mation de produits à la mode, le divertissement de masse,
la résultante, purement causale, des actions individuelles les mirages de l’argent facile gagné par la spéculation bour-
régies par une conscience individuelle. sière ou les jeux de hasard. À cela s’ajoute le modèle d’une
sexualité prétendument « libérée », axée sur la recherche
Aliénation, manipulation, fausse conscience hédoniste d’un plaisir individuel, d’une performance per-
sonnelle, qui présentent de surcroît l’avantage d’être gratuits.
Le concept d’aliénation est lié à celui de réification qui, On flatte la singularité, la particularité, au détriment de la
sur le modèle du fétichisme de la marchandise décrit par personnalité authentique.
Marx, transforme en choses les rapports sociaux. C’est avec
le chapitre sur l’aliénation et sur les espoirs de la surmonter
que se termine l’Ontologie de l’être social. Lukács établit ici, 32. Cf. G. Lukács, « Nietzsche als Vorläufer der faschistischen Ästhetik »
(1934), in Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, Berlin, Aufbau-Verlag, 1956,
parmi les objectivations de l’activité humaine, une distinc- et « Über Preußentum » (1943), in Schicksalswende, Berlin, Aufbau-Verlag,
tion entre l’extériorisation par laquelle l’homme exprime sa 1956.

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« La conscience, écrit Lukács, signifie la compréhension Par sa tentative de fonder une ontologie de l’être social
intellectuelle du système capitaliste dans son ensemble et qui permette de fixer l’épanouissement de la personne
en même temps le combat pratique contre lui. C’est pour- humaine comme un objectif possible et souhaitable de l’évo-
quoi il est impossible que cette conscience apparaisse jamais lution, en délimitant les conditions d’une conscience et
spontanément […] elle doit […] être apportée “de l’exté- d’une action humaines, les contraintes objectives du règne
rieur”33. » C’est en cela que le combat des marxistes pour une de la nécessité et les possibilités concrètes du règne de la
prise de conscience juste est important. Il vient s’appuyer sur liberté, Georg Lukács donne des éléments pour développer
des prises de conscience embryonnaires, spontanées, issues un marxisme fidèle à ses prémisses.
de la vie quotidienne, sur les mouvements de révolte contre
les situations indignes qui sont faites à l’homme. En dépit
des conditions défavorables à la création artistique dans la
société capitaliste, Lukács souligne le rôle que l’art peut jouer
dans cette prise de conscience.
Les facteurs idéologiques ont donc, selon Lukács, un rôle
qui s’est accentué : « on peut affirmer, à juste titre, croyons-
nous, qu’il revient aux facteurs purement idéologiques dans
la situation présente un rôle qualitativement plus important
que ce n’était le cas auparavant34 ». Avec les mutations que
le capitalisme a connues depuis 1973, cette appréciation
portée vers la fin des années 1960 est d’autant plus vraie que
la diversification des situations sociales par l’accentuation
de la division du travail au sein du travail collectif, l’indivi-
dualisation du social ont estompé ce que l’on appelait autre-
fois la conscience de classe.
Être marxiste aujourd’hui n’a de sens que si l’on estime
que le matérialisme dialectique et historique est une théorie
scientifique qui permet de comprendre le monde et d’agir
pour le transformer. C’est, plus que jamais, tenir compte des
leçons de l’histoire. C’est reconnaître aussi que les actions
volontaristes menées par les partis révolutionnaires ont
souvent abouti à des résultats bien différents de ceux qui
étaient attendus.
33. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, tome 2, op. cit., p. 545.
34. Ibid., p. 720.

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LES CATÉGORIES MODALES


DANS L’ONTOLOGIE DE GEORG LUKÁCS
Une confrontation avec Nicolai Hartmann et Ernst Bloch

Claudius VELLAY

D’aucuns se rappelleront peut-être TINA, la formule


préférée de M. Thatcher, l’« iron lady », la dame de fer du
tournant néolibéral en Europe il y a trante ans : TINA sont
les initiales de « There is no alternativ! ».
C’est encore aujourd’hui la formule préférée des conser-
vateurs pour justifier leur politique socialement régressive
– il suffit de penser à la politique de casse des retraites en
France, heureusement si fortement contestée ces jours-ci.
Malgré la prétention aux « réformes », le message fondamen-
tal reste inchangé : il n’y a pas d’alternative à la régression
sociale !
À l’opposé de ce discours conservateur on pourrait placer
sur l’échelle internationale la campagne du candidat Obama
à la présidence des États-Unis avec son slogan « Yes, we can! ».
Sans tenter évidemment un bilan de mi-mandat de ce que
sa politique réformatrice a pu réellement changer ou non
(de la première puissance du globe qui continue de faire la
guerre à la lutte pour une couverture médicale minimale
pour tous ses habitants), on constate que les attitudes sont
apparemment différentes.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

Lukács ne se voyait ni – cela va de soi – comme conser- « pouvoir », « être nécessaire », etc., ou encore des catégories
vateur, ni comme réformiste, mais comme communiste, spécifiquement humaines comme le « vouloir », le « devoir », etc.
comme révolutionnaire marxiste. Et cela non pas parce qu’il Guido Oldrini rappelle dans son livre Lukács et les problèmes
ne voyait rien à conserver, aucun héritage positif à préserver ; du marxisme au XXe siècle que Lukács n’a longtemps utilisé
ni parce qu’il croyait qu’il n’y a rien à faire en deçà de et le terme d’ontologie que péjorativement1. Il s’approcha de
avant la révolution, qu’il n’y a pas de réformes à entreprendre la pensée ontologique au début des années 1960 à la fois via
pour améliorer le sort immédiat des hommes. Mais parce la pensée de Nicolai Hartmann, sur l’initiative de Wolfgang
qu’il pensait que tout ce qui sera possible, tout ce que l’homme Harich, et via l’ontologie du pas-encore-être (Noch-Nicht-
peut faire, suppose des conditions spécifiques. Qu’il faut Sein) de son ami de jeunesse Ernst Bloch2. En 1961, Lukács
analyser ces conditions de façon réaliste pour pouvoir prendre envisage l’élaboration d’une éthique matérialiste et il se rend
les mesures adéquates pour réaliser le souhaitable dans la compte en cours de route qu’il a besoin d’une base ontolo-
mesure du possible. Cela peut signifier les réformes les plus gique, ce qui l’amène à écrire son Ontologie de l’être social3.
diverses à inventer selon les conditions sociales et politiques C’est surtout son chapitre sur Hartmann4 qui va me servir
concrètes pour assurer un progrès de la condition humaine.
Mais cela signifie aussi que la condition – nécessaire, bien 1. Cf. G. Oldrini, « Il pensiero e la storia », in György Lukács e i problemi del
marxismo del novecento, Naples, La Città del Sole, 2009, p. 297 sq.
que non suffisante – pour vaincre l’exploitation et l’aliéna- 2. Cf. E. Bloch, Philosophische Grundfragen 1. Zur Ontologie des Noch-Nicht-
tion de l’homme est que l’homme sorte du capitalisme par Seins, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1961. Chez Nicolai Hartmann
cela concerne surtout les 4 tomes de son ontologie, N. Hartmann, Zur
le saut qualitatif que représente la révolution socialiste.
Grundlegung der Ontologie, Berlin/Leipzig, Walter de Gruyter, 1935 ; N.
Ce n’est pas le lieu ici de discuter du bien-fondé de ce Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, Berlin, Walter de Gruyter, 1938 ;
pari, ni de la situation difficile de Lukács à Budapest après N. Hartmann, Der Aufbau der realen Welt. Grundriss der allgemeinen Katego-
rienlehre, Berlin, Walter de Gruyter, 1940 ; N. Hartmann, Philosophie der
la Seconde Guerre mondiale dans un pays qui était censé se Natur. Abriss der speziellen Kategorienlehre, Berlin, Walter de Gruyter, 1950,
trouver déjà sur une voie socialiste. Mais du fait que Lukács et un petit livre posthume sur la téléologie que Lukács appréciait particu-
lièrement, N. Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter de Gruyter,
estimait une refondation ontologique du marxisme néces- 1951 – à ce jour il n’y a pas de traduction française de ces livres.
saire pour obtenir l’instrument théorique d’analyse des 3. L’ouvrage, publié après la mort du philosophe, forme les tomes 13 (qui
conditions de l’auto-libération de l’homme. Plus fondamen- inclut les Prolégomènes) et 14 des œuvres de Lukács en 18 tomes, G. Lukács,
Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, Werke Bd. 13, éd. Frank
talement, il pensait nécessaires non seulement la refondation Benseler, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1984 et G. Lukács, Zur
du marxisme comme une ontologie de l’être social – entre- Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband, Werke Bd. 14, éd. Frank
Benseler, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1986. Il est désormais par-
prise à laquelle il a consacré la dernière décennie de sa vie – tiellement disponible en français : G. Lukács, Prolégomènes à l’ontologie de
mais aussi son ancrage dans une ontologie de l’être tout l’être social, trad. Aymeric Monville et Didier Renault, Paris, Delga, 2009 ;
court. Par exemple, pour en venir au thème plus spécifique G. Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, avec une pré-
face de Nicolas Tertulian, trad. Jean-Pierre Morbois et Didier Renault,
des catégories modales, avoir saisi la place des catégories Paris, Delga, 2011 ; G. Lukács, Ontologie de l’être social. L’idéologie, l’aliéna-
« réalité », « nécessité », « possibilité » et « contingence » dans tion, avec une préface de Nicolas Tertulian, trad. Jean-Pierre Morbois et
Didier Renault, Paris, Delga, 2012.
l’être en général est à ses yeux un préalable indispensable 4. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, op. cit.,
pour comprendre ce que veulent dire dans la société humaine p. 421-467.

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comme référence ici. Les trois philosophes – Hartmann, aperçoit clairement la supériorité de l’ontologie géné-
Bloch et Lukács – s’accordent sur l’importance d’une onto- rale de Lukács.
logie générale englobant le monde des hommes et aussi sur 2) La deuxième question vise l’horizon de la liberté
la place de choix à donner aux catégories modales. Par contre humaine et son rapport au déterminisme. Cette inter-
leurs conceptions de ces catégories divergent considérable- rogation va surtout tourner autour des catégories de
ment. Dans la présentation de la position de Bloch je me « nécessité » et de « contingence », après que soit inter-
restreins essentiellement à la catégorie du possible dans son rogée la place de la catégorie du « pouvoir » chez les
livre majeur, Le Principe espérance (surtout chap. 18 : « Les trois philosophes.
différentes couches de la catégorie de la possibilité5 »). Con-
cernant la théorie modale de Hartmann, je me base surtout 1) La délimitation du réel
sur le 2e tome de son Ontologie, Möglichkeit undWirklichkeit6,
qui donne déjà dans le titre un statut particulier à la possibi- Lukács s’est inspiré pour son œuvre de maturité dans une
lité et à la réalité, mais aussi dans une moindre mesure sur large mesure de l’ontologie de Nicolai Hartmann, surtout
les trois autres tomes de son ontologie. de sa philosophie de la nature. Ce fait a été souligné par
Il n’est peut-être pas inutile de faire encore une remarque Wolfgang Harich7 et Nicolas Tertulian8, les deux chercheurs
préalable pour faciliter la compréhension. Quand les trois
philosophes parlent des catégories, il faut savoir qu’ils les 7. Cf. W. Harich, Ahnenpaß. Versuch einer Autobiographie, éd. Thomas
Grimm, Berlin, Scharzkopf und Schwarzkopf, 1999, où Harich caractérise
entendent premièrement comme des déterminations de la philosophie du dernier Lukács comme une synthèse du marxisme-
l’être (Daseinsformen et Existenzbestimmungen selon Marx) léninisme et de la réception critique de l’ontologie de Nicolai Hartmann
et seulement secondairement comme des catégories de la (p. 362). Le rapport entre la philosophie de Lukács et celle de Hartmann
occupe une place de choix surtout dans les deux importantes études pos-
connaissance. thumes de Harich sur Hartmann : W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und
Deux questions vont me guider à travers mon enquête sur Grenzen.Versuch einer marxistischen Selbstverständigung, éd. Martin Morgenstern,
Würzburg, Königshausen und Neumann, 2004 et W. Harich, Nicolai
les catégories modales : Hartmann. Leben, Werk, Wirkung, éd. Martin Morgenstern, Würzburg,
1) La première est celle de la délimitation du réel, Königshausen und Neumann, 2000. Dans son étude introductive à ce
autrement dit : qu’est-ce qui appartient à la réalité ? En dernier ouvrage, Martin Morgenstern fait savoir que Harich s’attribue le fait
d’avoir attiré l’attention de Lukács sur l’œuvre de Hartmann (cf. p. XVIII).
fait je vais aborder cette question par le biais de sa Cette affirmation est corroborée par les échanges de lettres qui concernent
négation, à savoir : quel est le statut de ce qui n’appar- dans une large mesure la philosophie de Hartmann, cf. R. Pitsch, « Wolfgang
Harich – Georg Lukács. Briefwechsel », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie,
tient pas à la réalité ? Je crois que c’est en regardant les vol. 45, n. 2, 1997, p. 278-304. Cf. également le seul livre de Harich traduit
réponses des trois philosophes à cette question qu’on en français où Harich mentionne brièvement son rôle dans « la réception
constructive critique » par Lukács de l’ontologie de Hartmann, W. Harich,
Nietzsche und seine Brüder. Eine Streitschrift in sieben Dialogen. Zu dem
5. E. Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Bd. 1, Kap. 1-37, Bd. 5 der Gesamtausgabe, Symposium “Bruder Nietzsche?” der Marx-Engels-Stiftung inWuppertal, éd. Paul
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1959, p. 258-288. Traduction française : Falck, Berlin, Kiro, 1994, p. 178. Traduction française : W. Harich, Nietzsche
E. Bloch, Le Principe espérance, tome I, Partie 1-3, trad. Françoise Wuilmart, et ses frères, Paris, Delga, 2010.
Paris, Gallimard, 1976, p. 270-300. 8. Cf. surtout N. Tertulian, « Nicolai Hartmann und Georg Lukács – eine
6. N. Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit. fruchtbare Verbindung », in Frank Benseler, Werner Jung (éds.), Lukács

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

qui se sont penchés le plus sérieusement sur le rapport de pas à la réalité en soi – peu importe ici si cette réalité est
Lukács à Hartmann, et auxquels ma propre analyse doit naturelle ou sociale – n’existe qu’idéellement, c’est-à-dire
beaucoup. Si tous s’accordent pour dire que les points de relève de la pensée de l’homme. En se rapportant à l’Onto-
vue de Hartmann et Lukács sur le monde des hommes logie de l’être social de Lukács il y aurait beaucoup à dire sur
divergent substantiellement, l’héritage hartmannien de Lukács la pensée des hommes : entre autres qu’elle relève de la
concernant l’ontologie en général mérite en revanche discus- mimèsis, donc d’un reflet dialectique de la réalité dans la
sion. Pour Lukács, le principal point fort de la philosophie tête des hommes, qu’elle homogénéise nécessairement le réel
de Hartmann, outre l’application de son ontologie à la nature hétérogène, qu’elle a ses propres modes de fonctionnement
inanimée et au monde vivant, est son « sens aigu de la réalité9 ». idéel11. Contrairement au réel qui procède causalement, la
Cela exprime surtout le fait que la catégorie de « réalité » n’en pensée a la capacité d’inverser virtuellement le flux temporel,
est pas une au même titre que les autres catégories modales condition essentielle pour la téléologie12. Or la téléologie,
telles que « possibilité », « déterminisme » et « contingence10 », qui est l’apanage exclusif de l’homme, est un élément clef
que Hartmann aura par contre tendance à minimiser, comme du travail, lui-même élément clef pour le processus d’homi-
il sera montré par la suite. nisation de l’homme13. Ce qui importe ici, c’est de souligner
Si on veut faire une ontologie, il faut s’entendre sur la que l’unique lieu où existe le non-réel est la pensée des
catégorie de « réalité » et sur ce qui appartient à l’« être », dont hommes, et que son statut est idéel.
l’ontologie est la science. Non pas dans le sens de spécifier C’est le cas, par exemple, de la catégorie du « négatif », de
tout ce qui est – c’est l’entreprise même de l’ontologie et de la négation. Dans la réalité il n’y a que de l’affirmatif. Elle
toutes ses ramifications –, mais de différencier l’être de ce que est composée par le processus des entités qui s’affirment et
cette catégorie ne recouvre pas, autrement dit le non-être. qui se transforment l’une dans l’autre, mais pas par des
Bien que cette question ne se trouve pas exactement posée absences quelconques. Par contre, la négation est un mode
dans ces termes dans l’ontologie de Lukács, je crois qu’on puissant de la pensée pour s’approprier le réel. C’est pour
peut néanmoins en tirer la réponse : tout ce qui n’appartient cette raison que Lukács reprochait à Engels d’avoir voulu
inclure dans le marxisme la négation de la négation comme
2001, Jahrbuch der Internationalen Georg-Lukács-Gesellschaft, n°5, Bielefeld, loi de la dialectique de la nature, ce qui représente à ses yeux
Aisthesis, 2001. Version française : N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et
Georg Lukács : Une alliance féconde », in Archives de philosophie, vol. 66,
n°4, 2003, p. 663-698. Mais aussi deux études importantes antérieures : 11. Cf. ibid., p. 452 sqq. Le concept de mimèsis est analysé en profondeur,
N. Tertulian, « L’Ontologie de Georg Lukács. Contribution suivie d’un bien qu’appliqué au domaine de l’esthétique, par Lukács dans sa deuxième
débat », in Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 78, n°4, 1984, œuvre majeure de la maturité, la « grande esthétique », formant les tomes 11
p. 129-174. Version allemande : N. Tertulian, « Die Ontologie Georg Lukács », et 12 des œuvres de Lukács en 18 tomes : G. Lukács, Die Eigenart des
in Rüdiger Dannemann (éd.), Georg Lukács – jenseits der Polemiken. Beiträge Ästhetischen, 1. Halbband, Werke Bd. 11, éd. Frank Benseler, Berlin/Neuwied,
zur Rekonstruktion seiner Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Sendler, 1986, Luchterhand, 1963 et G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, 2. Halbband,
p. 159-180. N. Tertulian, « G. Lukács et la reconstruction de l’ontologie Werke Bd. 12, éd. Frank Benseler, Berlin/Neuwied, Luchterhand, 1963.
dans la philosophie contemporaine », in Revue de Métaphysique et de Morale, 12. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband,
vol. 83, n°4, 1978, p. 498-517. op. cit., p. 310 sqq.
9. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, op. cit., p. 464. 13. Cf. particulièrement les chap. sur le travail, ibid., p. 7-116 (trad., op. cit.,
10. Cf. ibid., p. 456 sq. p. 51-214) et l’idéel, ibid., p. 297-500.

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un héritage hégélien inapproprié14. Hartmann n’est pas chose représente en fait son remplacement affirmatif par une
conséquent vis-à-vis de la négativité. Dans sa philosophie de autre17. Lukács rejette aussi les valeurs négatives, comme la
la nature il la rejette, en réfutant par exemple le « modus défi- non-valeur (Unwert), qui se voient accorder par Hartmann
cient » de Hegel, tout en lui accordant un pouvoir heuristique un statut d’être en soi idéel. En fait, pour Hartmann, les
puissant dans la connaissance15. Mais de l’autre côté il met valeurs négatives autant que positives, le bon comme le
au même rang que les catégories modales leur négation, mauvais en soi, ne font pas partie du réel mais d’une sphère
comme l’« irréel », l’« impossible »16. Lukács réfute cette incon- idéelle immuable à côté d’autres entités comme les vérités
séquence en arguant qu’ontologiquement la « négation » d’une mathématiques18.
Cet apriorisme d’une sphère idéelle comme être en soi
14. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, anhistorique et indépendant des hommes est une des raisons
op. cit., p. 114 sqq., trad., cf. p. 165 sqq. Cf. également I. Eörsi, « Gelebtes
Denken. G. Lukács im Gespräch über sein Leben. [1969-71] », in F. Benseler, pour lesquelles Lukács range Hartmann dans le camp de
W. Jung (éds.), Georg Lukács: Autobiographische Texte und Gespräche, Werke l’idéalisme19. Tant Harich que Tertulian émettent des réserves
Bd. 18, Bielefeld, Aisthesis, 2005, p. 49-223, ici p. 144-146. Traduction
francaise : I. Eörsi (éd.), György Lukács – Pensée vécue, mémoires parlées,
sur cette assignation. Quand Harich préfère le qualifier de
Paris, L’Arche, 1986. Lucien Sève défend l’idée de la négation comme « matérialiste inconséquent20 », Tertulian tout en rejetant la
indispensable à une dialectique de la nature en critiquant une ligne de la qualification d’idéalisme semble reprendre à son compte la
philosophie française partant de Kojève, qui, dans ses leçons sur Hegel des
années 1930, soutenait – contre Hegel – que la négativité naît de l’action suggestion de Lukács que Hartmann aurait remplacé le
humaine. Cette idée, déjà présente chez Parménide, ainsi que le rejet de la concept de matérialisme par celui de réalisme21, ce que Lukács
dialectique de la nature dans l’œuvre de jeunesse de Lukács Histoire et
conscience de classe (1923), influença toute une série de penseurs français
attribuait aux préjugés des « professeurs allemands » contre
d’Aron à Sartre et Merleau-Ponty, et aurait causé le plus grand tort à la le matérialisme22. Mais réalisme et matérialisme ne sont pas
dialectique hégélienne, cf. L. Sève, Science et dialectiques de la nature, Paris, synonymes, car un idéalisme objectif – Lukács évoque celui
La Dispute, 1998, p. 87 sq. et 269 sq. Jind ich Zelený défendait déjà une
argumentation comparable bien que plus centrée sur la critique directe
de Lukács, cf. particulièrement p. 459 sq. dans J. Zelený, « Probleme der 17. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
materialistischen Dialektik beim späten Lukács », in L. Sziklai (éd.), Lukács op. cit., p. 456 sq.
aktuell. Dokumentation des Lukács-Kongress – Budapest 1985, Budapest, 18. Cf. N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, op. cit., p. 242 sqq. et
Akadémiai Kiadó, 1989, p. 453-464. Sans pouvoir ici entrer dans la dis- 305 sqq.
cussion, notons que Lukács était revenu dès les années 1930 sur ses posi- 19. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
tions erronées de Histoire et conscience de classe, comme le signale aussi Sève op. cit. : Lukács caractérise la philosophie de Hartmann comme idéalisme
(cf. p. 88, note 34). Pour le Lukács de la maturité, le rejet de la soumission objectif (444), refoulé (427) et intelligent, s’approchant (par son sens du
hégélienne du réel à la négation comme à la logicisation ira de pair avec réel) du matérialisme intelligent (421).
une vigoureuse défense de la dialectique hégélienne et particulièrement de 20. Cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versuch einer
la dialectique de la nature, cf. le chapitre sur la vraie et la fausse ontologie de marxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 127. Harich revient souvent sur
Hegel dans G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, la question de la caractérisation de la philosophie de Hartmann, cf. entre
op. cit., p. 468-558. autres p. 14 sqq., 31 sqq. et 54 sqq. Il tranche le débat entre idéalisme, réa-
15. Cf. N. Hartmann, Philosophie der Natur. Abriss der speziellen Kategorienlehre, lisme et matérialisme en faveur de ce dernier terme, en surestimant le seul
op. cit., p. 345 sq. Harich attribue cette relégation de la négation au domaine critère de l’athéisme de Hartmann, cf. entre autres p. 127.
de la pensée chez Hartmann à son héritage – non revendiqué – de Ludwig 21. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance
Feuerbach, cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versuch féconde », op. cit., p. 666 sqq.
einer marxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 122 sq. 22. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
16. Cf. N. Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit., p. 32 sqq. op. cit., p. 426.

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de Platon, qualifié de « statique », ou celui de Hegel, qualifié conditions pour advenir, et advient alors réellement et
de « dynamique23 » – peut très légitimement se réclamer du nécessairement26. Lukács fait remarquer que penser cette
« réalisme », affirmant par là l’autonomie d’une certaine réalité conception jusqu’au bout revient à éliminer non seulement
vis-à-vis des hommes. Au-delà des questions de classification, le hasard mais aussi la véritable possibilité, ne laissant au
reconnaissons que l’être en soi idéel de Hartmann pose de réel que ce qui advient de façon nécessaire, ce qui devrait
sérieux problèmes pour une conception matérialiste du conduire logiquement à une pensée de la prédestination,
monde. Il met en question la cohérence de sa vision imma- pensée que Hartmann combat. D’ailleurs dans sa philo-
nentiste car cette entité éternelle est conçue par Hartmann sophie de la nature il applique, bien que de façon inconsé-
sans origine naturelle ni humaine. Pour Lukács, si cette sphère quente, les catégories modales (par exemple en analysant les
idéelle ne fait pas partie du réel – ni naturel, ni social –, alors processus27).
elle n’existe que dans la pensée, autrement dit elle est une Tertulian remarque que Lukács prenait contre Hartmann
pure imagination de Hartmann24. fait et cause pour la conception aristotélicienne de la possi-
Pour en revenir aux catégories modales, le fait que les bilité et que Lukács mettait « en avant la capacité de l’homme
catégories négatives n’existent que dans la pensée souligne de dépasser le donné28 », pour laquelle la possibilité comme
que la « réalité » n’est pas une catégorie modale parmi les mode de l’être est indispensable. L’exemple aristotélicien
autres, comme l’analyse Lukács en reprenant Hartmann, discuté pour montrer l’existence réelle de la possibilité était
mais qu’elle est « supérieure » dans le sens que toutes les celui de l’architecte ne perdant pas ses capacités pendant
autres se réalisent ou non dans son sein25. Mais c’est juste- qu’il est (temporairement) au chômage. Bien qu’elle relève
ment une sorte d’excès de souci du réel qui, selon Lukács, dans cet exemple du monde des hommes, l’existence réelle
induit Hartmann en erreur vis-à-vis des autres catégories de la possibilité comme propriété (Eigenschaft) ne se limite pas
modales. Pour éviter toute idée d’une prétendue demi- chez Lukács à l’être social mais s’étend à l’être tout court29.
réalité d’un « possible » qui serait déjà là mais pas encore Aux antipodes de la pensée austère de Hartmann se
réalisé, Hartmann défend, contre Aristote, la conception de trouve l’exubérance de la philosophie d’Ernst Bloch. Si je
la possibilité de l’école de Mégare qui l’identifie avec l’effec- veux faire référence à sa pensée ici, même brièvement, c’est
tivité : seul est possible réellement ce qui remplit toutes les qu’il est sans doute le penseur de l’univers marxiste qui a le
plus travaillé sur la catégorie de possibilité. En fait il la place
23. Cf. ibid., p. 427. même, dans son ontologie du pas-encore-être, au-dessus de
24. Cf. ibid., p. 447 sqq. L’erreur de Hartmann de postuler une sphère
idéelle éternelle et immuable est – selon Lukács – conséquence directe de la réalité. Pour lui, un monde réduit à la réalité serait clos,
son ignorance de la genèse de l’être social.
25. Cf. ibid., p. 456 sq. Sur la centralité de la catégorie du réel au lieu de 26. Cf. N. Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit., 12 sqq.
la nécessité cf. C. Vellay, « Die Entfremdung aus Sicht der Lukácsschen 27. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
Ontologie. Materialistische Ethik diesseits von Religion und Glauben », in op. cit., p. 460.
Christoph J. Bauer et al. (Hrsg.), « Bei mir ist jede Sache Fortsetzung von 28. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance féconde »,
etwas ». Georg Lukács –Werk undWirkung, Duisburg, Univ.-Verl. Rhein-Ruhr op. cit., p. 691.
(Studien des Gesellschaftswissenschaftlichen Institutes Bochum, 2), 2008, 29. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
p. 153-185, ici p. 155 sq. op. cit., p. 459 sq.

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dépourvu de développement et déjà fini30. Il a le souci du qu’une seule place pour le hasard : comme premier maillon
futur ouvert qu’il appelle latence du monde qui existe parce des chaînes causales34. Lukács oppose à cette aporie l’argu-
qu’outre le réel factuel, il y a en plus le possible dans le ment que, dans une théorie de l’être sans début ni fin, aucune
monde, possible qui a surtout aussi la capacité de nier l’état chaîne causale ne saurait avoir de premier maillon absolu.
de choses actuel pour ouvrir à un autre monde31. Lukács, Par contre, le début d’une chaîne causale spécifique n’est
qui a toujours apprécié l’engagement à gauche de son ami jamais indéterminé, c’est-à-dire sans aucun précédent, mais
de jeunesse contrairement à l’éloignement démonstratif de il peut être contingent du fait de la rencontre de chaînes
la vie politique de Hartmann, ne peut pas tirer grand-chose hétérogènes. Le hasard n’est pas l’unification de la déter-
de l’ontologie de Bloch. Là où Lukács pense qu’il faut une mination avec l’indétermination, comme le laisse entendre
approche à l’être en soi « sans aucune concession à l’anthro- Hartmann pour mieux le proscrire, mais l’expression de
pomorphisme ou au téléologisme32 », la philosophie de Bloch l’hétérogénéité des processus qui se rencontrent. Les chaînes
qui cherche ses ressorts dans l’au-delà du réel ne peut pas causales hétérogènes du processus réel conçu sans début ni
aider beaucoup à développer une ontologie de l’être ancrée fin absolus font du hasard un élément inéliminable de toute
strictement dans le réel. la réalité35.
Déjà Hartmann a développé l’autonomie des différentes
2. L’horizon de la liberté des hommes sphères de l’être et leur irréductibilité due à leur hétéro-
nomie, et il a fourni des puissants remparts contre la vieille
La liberté humaine pose immédiatement la question du tentation du réductionnisme toujours à la mode, par exemple
déterminisme et du hasard qui se retrouve dans l’opposi- dans les théories neurobiologiques. Lukács s’en inspire pour
tion habituelle des théories systémiques et des théories de établir son ontologie des trois sphères (inanimée, vivante et
l’action humaine. L’ontologie de l’être social de Lukács tend sociale) et explique que les événements de sphères hétéro-
à dépasser cette opposition pour développer sa théorie du nomes peuvent être contingents les uns par rapport aux
sujet humain comme phénomène social. autres. Outre cette véritable place faite au hasard, il réfute
J’ai déjà fait remarquer que la théorie des catégories la conception d’un déterminisme absolu pour affirmer que
modales de Hartmann appliquée à la lettre exclurait non dans la réalité il ne se trouve que des déterminismes condi-
seulement la véritable possibilité mais aussi le hasard. Lors- tionnés concrètement. Si le monde était absolument déter-
qu’il définit le hasard comme absence de toute détermi- miné, un vrai développement serait impossible, mais de plus
nation, il arrive à la conclusion que la contingence et la il se déroulerait selon un téléologisme : rien de nouveau ne
nécessité s’excluent absolument33. En fait il ne concevait pourrait se produire qui ne serait déjà contenu au départ,
ce qui implique une origine du monde36. Tertulian rappelle
30. Cf. E. Bloch, Le Principe espérance, tome I, op. cit., p. 237 sqq.
31. Cf. ibid., p. 270 sqq. 34. Cf. ibid., p. 219 sqq.
32. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance féconde », 35. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,
op. cit., p. 669. op. cit., p. 463 sqq.
33. Cf. N. Hartmann, Möglichkeit undWirklichkeit, op. cit., p. 34 sqq. et 217 sqq. 36. Cf. ibid., p. 544 sq.

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que Lukács s’approprie à sa manière la critique hartmanni- choix est « indéterminé » du point de vue causal, mais « déter-
enne du téléologisme qu’il utilise pour critiquer une lecture miné » idéellement par le sujet. Que les choix des individus se
déterministe de l’histoire à l’intérieur du marxisme37. Pour fassent à partir d’une multitude d’influences surtout sociales
Lukács, le socialisme n’est qu’une possibilité et non une relève d’une théorie du sujet qui occupe une bonne partie
« nécessité » inéluctable, affirmation qui à l’époque n’avait de l’ontologie de l’être social de Lukács, mais qui n’enlève en
rien d’évident chez les marxistes. rien le caractère fondamental du choix.
Mais comprendre la liberté humaine suppose, au-delà de Tertulian trouve à première vue étonnant que Hartmann
la place accordée au déterminisme et au hasard, une vraie ait pu se tourner vers une pensée de l’être-en-soi parce qu’il
compréhension du rôle du travail. Hartmann nous livre déjà cherchait le fondement de la liberté comme phénomène
une théorie détaillée des différentes phases à l’œuvre dans humain41. Et en effet, l’approche hartmannienne reste limitée,
l’acte humain comme point de rencontre entre téléologie entre autres parce que son identification de possibilité et
et causalité38, que Lukács va adapter dans son analyse du nécessité avec le réel excluant le hasard ne laisse pas d’espace
travail : poser idéellement un but, remonter idéellement le cohérent pour l’émergence de la liberté humaine. À cette
temps pour choisir les moyens et réaliser causalement l’action forme de platonisme à laquelle renvoie l’être idéal immuable
ainsi guidée téléologiquement39. Le sujet humain opère de exprimant un apriorisme supra-historique où se trouvent
véritables choix entre différentes options causales que lui entre autres les valeurs éternelles s’ajoute le fait qu’il manque
offre la réalité en soi, mais ce choix n’est lui-même pas déter- à Hartmann une véritable théorie de la société humaine avec
miné de façon causale mais téléologiquement, c’est-à-dire la compréhension du travail comme facteur clef de la genèse
idéellement. Harich, de ce point de vue encore soumis à la de l’homme. Cela est l’objet du travail de Lukács qui s’appuie
vision objectiviste à l’intérieur du marxisme, a tort de criti- – je le répète ici – dans une large mesure sur l’ontologie de
quer son ancien maître justement pour sa théorie du « libre Hartmann tout en marquant sa rupture non seulement con-
arbitre40 ». La possibilité de choisir entre différentes options, cernant la société mais aussi dans sa philosophie d’ensemble,
qui est à la base de la liberté humaine, est bien réelle : le particulièrement concernant les catégories modales.
Les catégories modales sont une pièce clef dans l’élabo-
37. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance
ration d’une ontologie. En plaçant les catégories modales à
féconde », op. cit., p. 688 sq.
38. Cf. N. Hartmann, Teleologisches Denken, op. cit., p. 64 sqq. l’intérieur du réel, Lukács pose des bases solides pour la
39. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband, construction de son ontologie de l’être social qui est aussi une
op. cit., p. 310 sqq.
40. Cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versuch einer théorie du sujet avec la liberté comme pièce maîtresse.
marxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 127 et p. 26 sqq. Concernant sa
réfutation du « libre arbitre » qui remplace le déterminisme biologique par
un déterminisme social tout aussi absolu, cf. également W. Harich, « Das
Rationelle in Kants Konzeption der Freiheit », in Deutsche Akademie der
Wissenschaften zu Berlin (Hrsg.), Das Problem der Freiheit im Lichte des
wissenschaftlichen Sozialismus: Konferenz der Sektion Philosophie der Deutschen
Akademie der Wissenschaften zu Berlin 8. – 10. März 1956. Protokoll, Berlin, 41. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance
Akad.-Verl, 1956, p. 65-75. féconde », op. cit., p. 682.

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ÊTRE PARMI LES CHOSES


L’ontologie de Lukács dans une perspective contemporaine

Ádám TAKÁCS

Introduction

La portée d’une pensée philosophique est inséparable


des conditions parmi lesquelles elle émerge et exerce son
influence. Cette conviction, partagée également par Georg
Lukács, sonne d’autant plus juste lorsqu’on l’applique à
l’œuvre tardive de Lukács et surtout à l’Ontologie de l’être
social. Les circonstances personnelles de la naissance de cette
œuvre sont bien connues : Lukács l’entame à soixante-dix-
huit ans en vue de clarifier les principes régisseurs de sa
philosophie ; pourtant, cette entreprise dépasse et sa force,
et le temps qui lui reste encore. Son projet est ambitieux tout
de même. Après la lecture de tous les volumes de l’Ontologie
il devient clair que Lukács déclare la guerre sur deux fronts
des conditions sociales existantes : d’un côté contre les démo-
craties bourgeoises qu’il appelle des sociétés de la manipu-
lation, de l’autre contre les conditions du socialisme (encore)
existant réellement qui n’ont toujours pas pu remplir les
promesses de l’héritage marxiste. Pourtant, il semble qu’en
fin de compte les conditions se sont vengées non seulement
sur l’héritage marxien, mais également sur celui de Lukács.
Quelques années après la parution intégrale en langue alle-

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mande de l’Ontologie de l’être social, le système du socialisme du jeune Marx, sont enfouies des ressources philosophiques
existant réellement a quitté la scène de l’histoire, poussant dont on aurait tort de sous-estimer l’importance. Considérer
à la marge non seulement les visions politico-sociales de la relation sujet-objet sous l’angle de la question de l’objet
Lukács, mais également une grande partie des problèmes pourrait rendre possible l’analyse de la subjectivité non seu-
philosophiques traités par lui. lement en tant que sujet de l’expérience vécue, mais égale-
Pourtant (et on l’apprend également de Lukács), les condi- ment en tant qu’agent de la pratique, de l’agir, de l’action
tions ne sauraient jamais être capables de déterminer entiè- sociale ainsi que de la règle, de la norme ou de l’institution.
rement les situations et les œuvres qui émergent grâce à Par là, il serait éventuellement possible de lier d’une manière
elles. En cela, le caractère intempestif d’une pensée philoso- inédite la description « phénoménologique » de l’expérience
phique ne saurait fournir un argument contre son contenu. humaine à la question des formes historiques et des pra-
Bien au contraire, on sait depuis Nietzsche que c’est à l’aune tiques sociales concrètes.
des pensées intempestives qu’on peut mesurer les circons- Pourtant, cette manière d’affronter les circonstances phi-
tances actuelles de la pensée. De ce point de vue, le diagnos- losophiques actuelles ne saurait nous aveugler sur les élé-
tic concernant les conditions actuelles de la philosophie ne ments qui apparaissent dans l’Ontologie de Lukács comme
saurait être très prometteur. Car si on reconnaît que l’un des caducs ou même dogmatiques et manipulateurs. La deuxième
problèmes philosophiques fondamentaux de Lukács est la partie de cette étude visera à démontrer la présence de tels
thématique de « l’objectivation », dont les conséquences pour éléments dans la pensée tardive de Lukács. L’organisation
la théorie de l’expérience et l’ontologie touchent la question dialectiquement vide des catégories de l’expérience et des
de l’histoire et la société même, alors force est de constater catégories sociales, l’accent mis sur le moment économique
que ce type de réflexion n’a guère de popularité de nos jours. comme primordial dans toutes les objectivations, l’introduc-
De ce point de vue, le Lukács intempestif partage le sort des tion du point de vue de la lutte des classes dans l’interpré-
penseurs de « l’esprit objectif » ou de l’objectivation comme tation des formes historiques sont tous des éléments par
Dilthey, Simmel, Cassirer, le Sartre tardif, Adorno ou Marcuse lesquels Lukács trahit ses découvertes philosophiques les
qui n’ont quasiment qu’une place marginale ou historique plus importantes, même si, bien entendu, il reste fidèle à sa
sur la palette de la philosophie contemporaine. Et ceci est propre pensée et à « l’engagement » qu’il représente.
en phase avec le fait qu’entre-temps la question de « l’objet » Bien évidemment, je n’ai aucune intention de prétendre
et surtout du caractère social de l’objet ne trouve sa place que la confrontation orchestrée entre les éléments progres-
qu’à la marge de la problématique de la subjectivité, ou bien sifs et les éléments dogmatiques de l’Ontologie de Lukács
dans le cadre d’une réflexion sociologique, ou bien encore soit quelque chose de nouveau. À vrai dire, les premiers lec-
dans un contexte philosophique analytiquement artificiel. teurs systématiques de l’œuvre, à savoir les membres de
Vu cette situation, cette étude aura pour but de rendre l’École de Budapest (Ferenc Fehér, Ágnes Heller, György
justice à certaines des intentions de Lukács. On essaiera de Márkus, Mihály Vajda), ont déjà accompli cette tâche dans
démontrer que, dans la théorie de l’objectivation dont les « Notes » extrêmement critiques adressées à leur maître à
Lukács trouve le modèle dans l’interprétation du « travail » propos de l’Ontologie. Dans celles-ci, ils démontrent l’existence

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de « deux ontologies » chez Lukács, totalement contradic- impossible de découvrir dans ces définitions un véritable
toires entre elles1. Mon interprétation prend le même chemin, geste phénoménologique : la tentative de développer la ques-
à la différence que je pense découvrir la source des difficultés tion de « l’être en tant qu’être » au-delà des sphères logiques
plutôt dans le conflit entre les thèses relevant de la théorie et épistémologiques est la voie que Lukács semble partager
de l’expérience – les thèses phénoménologiques – et cer- avec les figures les plus grandes du mouvement phénomé-
taines thèses ontologiques. Dans la dernière partie de mon nologique. De plus, si on y ajoute que pour Lukács l’expo-
étude, je soutiendrai qu’en fin de compte ce sont les diffé- sition de cette question signifie la mise en évidence des
rences radicales entre deux conceptions de la force, de la relations et des catégories de fondation dans lesquelles l’être
puissance et du pouvoir qui se trouvent au fond de la « schizo- s’exprime de manière concrète, on découvre que sur ce
phrénie » ontologique de Lukács. point le programme de l’ontologie matérialiste s’approche
même de la conception husserlienne de « l’ontologie maté-
La phénoménologie et l’ontologie de l’être social rielle ». Pourtant, la différence décisive entre ces deux onto-
logies reste que chez Lukács les catégories de l’être sont
J’aimerais commencer mon analyse par quelques remar- d’emblée dynamiques et historiques, et qu’elles se basent
ques méthodologiques. Lukács appelle « ontologie matéria- sur des moments de l’expérience provenant de la « pratique
liste » la direction philosophique qu’il entend suivre dans humaine » ; et cela rapproche, sans doute, le caractère phé-
l’Ontologie de l’être social. Au-delà des définitions toutes faites noménologique des analyses plutôt du sens hégélien de la
venant du matérialisme dialectique, cette désignation est phénoménologie.
avant tout négative, dans le sens où elle ne signale pas seu- Je suis donc d’accord avec Nicolas Tertulian pour dire
lement la purification de l’ontologie des catégories logiques qu’on peut lire l’ontologie de Lukács comme une « phéno-
et épistémologiques traditionnelles, mais elle conduit, dans ménologie » et, notamment, comme une « phénoménologie
l’analyse de l’être social, à la « séparation des perspectives de la subjectivité4 ». Car cette définition met encore plus en
ontologiques et de celles qui positionnent une valeur (wert- relief le fait que la théorie de l’expérience de Lukács n’a rien
setzenden)2 ». Cela se complète par l’intention de Lukács de à voir avec une théorie de la connaissance marxiste ou maté-
« reconnaître les couches de l’être conformément à l’essence rialiste. Sans doute, à première vue, la thèse de la connais-
de la réalité », dont les marques et critères « doivent être sance comme étant le « reflet » (Widerspiegelung) de la réalité,
démontrés à partir des caractères de l’être en tant qu’être tant accentuée par Lukács, ne semble pas confirmer cette
(Charakteristik des Seins als Sein)3 ». Or, il n’est pas du tout interprétation. Le rapport du « reflet », selon la terminologie
lukacsienne, affirme la correspondance d’un « objet en-soi »
et de son « image » dans la conscience5. Cette formule fait
1. F. Fehér, Á. Heller, G. Márkus, M. Vajda, « Aufzeichnungen für Genossen
Lukács zur Ontologie », in E. Dannemann (éd.), Georg Lukács – Jenseits der
Polemiken, Francfort-sur-le-Main, Sendler, 1986, p. 209-253.
2. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins. 2. Halbband, Georg 4. Cf. N. Tertulian, « La pensée du dernier Lukács », in Critique, nº517-518,
Lukács Werke, Bd. 14., Luchterhand, Darmstadt et Neuwied, 1986, p. 145. juin-juillet 1991, p. 594-616.
3. Ibid., p. 146. 5. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., p. 30.

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penser à une conception naïve que la philosophie du XXe utilisatrices d’objets concrets. Lukács tente de saisir cette
siècle a pu précisément dépasser, une fois pour toutes, à structure par les concepts de « positionnement » (Setzung) et
l’aide de la phénoménologie. Mais si l’on reste fidèle aux de « causalité ». En bref, on appelle positionnement l’acte lors
intentions de Lukács, et qu’on inclut le rapport du reflet duquel on range les éléments donnés de la réalité dans un
dans le phénomène de la pratique humaine basé sur le pro- rapport fin-moyens, duquel émerge un nouvel objet ou un
cessus du travail, on obtient un sens dont le caractère phé- nouveau rapport d’objets. Le positionnement en ce sens,
noménologique ne saurait être nié : l’objet en-soi apparaît d’une part, est toujours un processus téléologique, d’autre
comme un ensemble de qualités matérielles intensivement part, est créateur d’un objet qui ne peut pas être réduit à ses
inépuisable, qui reste inséparable de ses réalisations par des préconditions matérielles de départ. Suivant l’exemple de
pratiques concrètes de production, reproduction, mais éga- Lukács, la pierre et le bois sont peut-être des données maté-
lement de création. En ce sens, la relation de l’en-soi et de rielles de la maison, mais la maison n’émerge pas d’une
l’image se base plutôt sur le modèle du façonnage et de la manière nécessaire de leur existence matérielle8. La maison
formation mutuels que sur celui de la correspondance uni- ne peut se faire que par le positionnement d’un nouvel objet
voque. De plus, cette relation ne se réduit pas à une struc- qui ne fait que se référer à ses conditions matérielles. De
ture cognitive, mais s’articule sur le mode pratique de la tout cela suivent deux choses essentielles : d’une part, chaque
potentialité et de la capacité de l’activité humaine. C’est positionnement contient un « moment idéal », c’est-à-dire la
ainsi, comme on le verra encore plus précisément, que le promesse de l’objectivation selon un projet visé, une image
concept de l’intentionnalité est subsumé chez Lukács sous ou même l’imagination productrice ; d’autre part, chaque
la dynamis d’Aristote6. positionnement doit se conformer à des données causales
Lukács, dans l’Ontologie, en suivant le jeune Marx, lie provenant des conditions matérielles initiales et à celles
l’analyse de la pratique au phénomène du travail. Pourtant, exigées par sa propre réalisation.
cette orientation n’interdit pas qu’on interprète d’une manière Ainsi, on est en mesure de comprendre pourquoi Lukács
phénoménologique le processus du travail comme le modèle peut affirmer que le processus du travail contient la forme
fondamental de la pratique humaine et sociale en général. de la « séparation entre sujet et objet » qui est « à la base du
À vrai dire, c’est Lukács même qui franchit ce pas lors- mode spécifiquement humain de l’existence »9. Car la rela-
qu’à plusieurs reprises il définit le travail comme la « forme tion pratique entre le positionnement et la causalité éclaire
archaïque (Urform) de la pratique », le « fondement onto- en même temps le caractère fondamentalement objectal et
logique de l’être social » ou le « modèle de toute activité objectif de la réalité, tout en démontrant le rôle fondamental
humaine »7. Ceci devient possible puisque l’activité de tra- que joue la subjectivité dans la création de cette réalité
vail possède une structure ontologique qui est prescriptive objectale. Pour ce qui concerne le premier aspect, il est à
concernant toutes les pratiques créatrices, formatrices et remarquer que, même si Lukács accentue la détermination

6. Cf. Ibid., p. 31. 8. Ibid., p. 18.


7. Ibid., p. 28, 117, 235. 9. Ibid., p. 29.

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naturelle de l’homme, la nature n’est autre, du point de Lukács éclaire ce rapport en faisant souvent recours à la
vue de la pratique humaine, que l’ensemble intensivement catégorie hégélo-marxienne de l’« objectivation » (Vergegens-
inépuisable des caractéristiques et des rapports objectaux tändlichung) du sujet12. C’est en se basant sur ces développe-
possibles10. C’est parce que l’existence objectale présuppose ments qu’on peut affirmer que pour lui la subjectivité n’est
toujours le rapport téléologique entre la fin et les moyens, pas simplement une configuration produite par l’histoire,
c’est-à-dire la pratique, mais cette dernière n’a pas des limites mais une configuration susceptible de se créer et se recréer
internes ou absolues, seulement des limites causales occa- dans des formes de l’expérience à travers des positionne-
sionnelles. On doit garder tout cela à l’esprit non seulement ments pratiques. Car le sujet de la pratique vise toujours
pour pouvoir comprendre le fait que la pratique humaine quelque chose en dehors de lui, et ses capacités subjectives
est une donnée naturelle qui n’a pourtant pas de limites s’articulent en fonction de cette référence objective. Les ana-
naturelles, mais également pour rendre évident que l’exis- lyses les plus remarquables de l’Ontologie de l’être social sont
tence objectale présuppose nécessairement la pratique comme peut-être celles où Lukács mobilise le concept aristotélicien
un processus de médiation productrice à travers lequel la de dynamis pour interpréter l’objectivation et la subjectiva-
subjectivité, pour ainsi dire, élabore la réalité. tion qui émergent dans le positionnement13. Dans ses ana-
En même temps, l’analyse ontologique du processus du lyses, il devient clair qu’un positionnement ne s’épuise pas
travail attire l’attention sur le fait que le rapport pratique dans les choix entre plusieurs alternatives, motivés par les
entre sujet et objet n’est pas du tout symétrique. Mais contrai- besoins objectifs qui émergent constamment dans les pra-
rement à des conceptions phénoménologiques comme celles tiques objectivantes. En effet, lors de cette sélection entre
de Husserl ou de Heidegger, où, dans la relation entre la les alternatives, le sujet se doit de développer à chaque fois
subjectivité et le monde, la première prévaut toujours sur le les capacités nécessaires à son accomplissement et par ce
second, Lukács accentue le rôle constitutif de l’objet. Dans développement il crée de nouvelles capacités, de nouveaux
le positionnement pratique non seulement « l’objet s’éloigne besoins14. Besoin, positionnement et capacité s’unissent dans
nécessairement du sujet11 », mais même le sujet se trans- un processus ouvert lors duquel ces éléments se génèrent
forme lors de ce processus. Car la pratique concrète exige mutuellement. Ainsi, le concept de la capacité sera couplé
toujours que des capacités subjectives soient développées avec celui de la potentialité, qui permet de représenter la
et mises en pratique conformément à des données objec- subjectivité comme ouverture (ou bien, selon le terme que
tales, ce qui veut dire que le sujet n’est pas seulement l’agent Lukács emprunte à Hartmann, comme « labilité » [Labilität]15)
du positionnement des relations objectales, mais également qui ne se réalise que dans des registres objectaux concrets.
son produit. En bref, la réalisation pratique d’un position-
nement présuppose toujours que le sujet soit en lui-même
12. Franck Fischbach a retracé le destin de cette notion dans l’œuvre
objectivé. lukacsienne. Cf. F. Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation,
Paris, Vrin, 2009, p. 65-95.
13. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., p. 32-34.
10. Ibid., p. 20-21. 14. Ibid., p. 43.
11. Ibid., p. 88. 15. Ibid.

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Le sujet ne s’assimile pas intégralement à la pratique, mais toire il n’y a pas de téléologie. Tout au plus, les analyses
se produit sans cesse au sein des situations créées par sa philosophiques ne sauraient dégager que des tendances
propre pratique. générales.
Je ne peux pas entreprendre ici d’expliquer dans le détail
comment cette phénoménologie du sujet et de l’objet sou- La pratique enchaînée
tient les thèses de Lukács selon lesquelles les pratiques
humaines ne peuvent se réaliser que dans un contexte plus Je n’étonnerai personne en disant que l’interprétation de
large du développement humain. L’être social se fonde sur Lukács donnée ci-dessus se fonde sur une lecture partielle
des rapports objectaux ainsi que sur l’exercice des capacités et tendancieuse de l’Ontologie de l’être social. Non seulement
humaines afférentes. De ce point de vue, ce qui est cardinal, parce que j’ai négligé le fait que l’entreprise ontologique
c’est que Lukács étend l’envergure des positionnements de Lukács avait expressément pour objectif de mettre en
téléologiques même aux processus dans lesquels il est néces- marche la « renaissance du marxisme ». Il s’agit de bien plus
saire, pour atteindre un but, d’inclure ou d’influencer d’autres que cela, car je me suis passé de beaucoup d’éléments doc-
personnes16. En vérité, le travail ne peut être qu’un processus trinaux qui apparaissent dans le texte de Lukács sous le titre
intersubjectif, ce qui signifie non seulement que la pratique du marxisme, et qui ont l’air de contredire les résultats des
est toujours une pratique socialement partagée, mais égale- analyses que je considère « phénoménologiques ». Sans doute,
ment que l’objet et la conscience sont essentiellement des Lukács est tolérant à l’égard d’une certaine tradition à
produits sociaux. En même temps, Lukács se réfère par laquelle il adhère, mais que, sur des points décisifs, il ne
l’expression « objectité sociale » (gesellschaftliche Gegenständ- réussit pas à harmoniser avec les doctrines philosophiques
lichkeit) aux sphères qui ont émergé avec les grandes formes élaborées par lui. Ces concessions apparaissent peut-être
responsables de la reproduction de l’être social (la langue, de la manière la plus évidente dans trois domaines, à savoir
l’économie, le droit, la science, l’art). Ces sphères créent des dans les thèses ontologiques sur le genre humain, le rôle de
organisations autonomes qui se réfèrent à des positionne- l’économie et la lutte des classes.
ments extrêmement complexes, car, d’une part, comme le La spécificité du « genre » (Gattung) humain, c’est-à-dire
constate Lukács, les objectifs visés dans le champ social sup- le fait que l’homme se postule soi-même à partir de soi-
posent déjà des choix entre plusieurs alternatives sociales17 ; même de manière universelle et, en fin de compte, qu’il se
d’autre part, dans la société, le rapport fin-moyens est non reconnaît comme tel, est l’un des éléments les plus impor-
rationalisable a priori18. L’ontologie de la reproduction sociale tants du marxisme de Lukács. Cette thèse, pourtant, même
ne peut s’épanouir que dans des analyses historiques. Mais, si elle est utile dans la lutte contre les courants marxistes
comme Lukács l’accentue de manière récurrente, dans l’his- qui interprètent l’évolution sociale de manière mécanique,
devient insuffisante lorsqu’on veut l’appliquer à la détermi-
nation des tendances fondamentales de la pratique sociale.
16. Ibid., p. 46-47.
17. Ibid., p. 112. Bien que Lukács souligne que le fait de travailler signale la
18. Ibid., p. 113. première forme d’apparition du « genre humain », l’analyse

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de cette forme se déploie selon une logique qui heurte en reproductions sociales qui s’appuient sur lui20. Cette réfé-
plusieurs points les principes purement ontologiques éla- rence est troublante, car ce type d’influence ne devient pos-
borés à propos de la pratique humaine et sociale. Car, selon sible que si l’on arrive à soustraire les pratiques économiques
Lukács, le « genre » implique nécessairement l’évolution du champ des possibilités ouvertes par la pratique humaine
historique de l’état de l’« en-soi » à l’état de « pour-soi », c’est- en général, tel qu’il résulte de la réunion des potentialités
à-dire le processus lors duquel l’homme vainc petit à petit objectales et des capacités subjectives. En effet, c’est bien ce
sa particularité, pour se reconnaître et s’affirmer en tant que qui se passe chez Lukács, car pour affirmer que « l’économie,
membre de l’humanité universelle. Par contre, du point de en tant que système dynamique des médiations, fournit le
vue de la doctrine lukacsienne de la pratique humaine, ce fondement matériel de toutes les reproductions du genre
processus apparaît comme le prototype d’un positionnement humain et de ses individus21 », il doit pouvoir identifier des
qui a précisément un seul sujet, le « genre humain », et dont facteurs économiques qui ne sont pas caractérisables par
les alternatives ontologiques et historiques sont « fatales19 ». cette reproduction. Ainsi, il n’est pas étonnant que, au nom
Cela semble contredire non seulement la thèse de Lukács des catégories de la « valeur d’usage » et des « biens sociaux »
concernant l’évolution autonome des formes de l’être social, qui s’y rattachent, Lukács retrouve un positionnement éco-
mais éclipse même les principes de la pratique sociale. Car nomique dont le résultat se constitue sous la forme d’une
l’évolution ontologique nécessaire du « genre » en tant que « objectité sociale » qui en tant que telle et dans sa généra-
processus social apparaît comme immunisée contre l’envi- lité « n’est pas soumise au changement historique22 ». Cela
ronnement objectal au sein duquel elle se déploie, de même ne veut pas dire, bien entendu, que la valeur économique
qu’elle revêt la forme d’une subjectivation finale de l’har- ne fait pas partie de la pratique sociale. Comme le formule
monie des besoins, des potentialités et des capacités. Il est Lukács, « il n’existe pas d’acte économique qui ne soit fondé
évident qu’on ne saurait maintenir cette thèse concernant le dans l’intention du devenir-humain qui lui est ontologi-
privilège ontologique du genre humain de manière plausible quement immanent23 ». Mais il est à noter que l’expression
que si l’on découvre au sein même de la pratique sociale des « devenir-humain » ne se réfère pas au mode subjectivant
facteurs qui conditionnent ce mouvement. Restant dans le ouvert de la pratique sociale, mais à l’évolution du genre.
sillage du marxisme traditionnel, Lukács croit découvrir de Or, depuis la perspective de l’évolution objective du genre
tels facteurs dans la sphère de l’économie de la vie sociale. humain, « c’est le processus objectif lui-même qui se fixe
Sans doute, la tendance de l’économisation de la pratique dans son développement des tâches qui ne peuvent être
sociale est tangible depuis les premières pages de l’Ontologie motivées et engendrées que par des décisions subjec-
de l’être social. Mais cela ne devient troublant que lorsque tives24 ».
Lukács fait référence au facteur économique comme « fac-
teur prépondérant » (übergreifendes Moment) qui influence 20. Ibid., p. 218.
de manière déterminante le caractère des pratiques et des 21. Ibid., p. 257.
22. Ibid., p. 69.
23. Ibid., p. 78.
19. Ibid., p. 155. 24. Ibid., p. 114.

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Il est également emblématique que pour établir le rapport lutte des classes est le résultat nécessaire des processus éco-
nécessaire, dans ce cadre, entre les sphères de détermina- nomiques qui en forment le soubassement.
tions objectives, voire économiques, et subjectives, voire Pour résumer, on peut dire que chez Lukács la construc-
pratiques, Lukács recourt à la théorie marxiste de la lutte tion de l’ontologie implique la déconstruction du moment
des classes. L’émergence de ce facteur au sein des analyses phénoménologique. Il apparaît qu’il n’attribue à la société
ontologiques est sans doute embarrassante. D’autant plus et à l’histoire que des principes ontologiques, et non pas
que dans La Spécificité de l’esthétique Lukács a tout fait pour une théorie phénoménologiquement fondée. Ce manque est
pouvoir éviter l’utilisation de cette doctrine dans les analyses d’autant plus regrettable que nombre d’éléments d’une telle
historiques concernant l’art et sa réalité sociale. Pourtant, théorie sont fournis dans le chapitre « Travail » de l’Ontologie
dans l’Ontologie, lors de la clarification du rapport entre de l’être social.
travail et « genre », il semble qu’il ne lui est pas resté d’autres
hypothèses de remplacement. Lukács explique la formation Le conflit du pouvoir et de la puissance
de la structure des classes par la nécessité universelle de
« l’appropriation du surplus du travail25 », c’est-à-dire par le Si pour terminer on pose la question de savoir ce qui
fait que la force du travail possède une valeur d’usage qui peut être à la source de la dualité radicale de l’ontologie de
lui permet de produire plus qu’il ne serait nécessaire pour Lukács au-delà des motifs personnels, on peut prendre plu-
sa propre reproduction26. Lukács, en suivant Marx, considère sieurs chemins. En s’appuyant sur une des thèses d’Ágnes
ce fait comme le principe fondamental de la structuration Heller, on pourrait dire qu’en fait c’est le conflit interne
sociale. Pour lui, la seule question historico-ontologique entre deux paradigmes, celui du « travail » et celui de la « pro-
véritable est la suivante : qui s’approprie le surplus ? Et duction », qui dirige Lukács sur une voie erronée29. Pourtant,
même s’il souligne que dans cette logique de l’appropriation en prenant appui sur la perspective d’analyse ouverte dans
il n’y a rien de mécanique, il ajoute qu’il apparaît dans l’exis- cette étude, j’aimerais soutenir la thèse selon laquelle, pour
tence des classes un « rapport de réflexion » qui, d’une part, comprendre la double ontologie de Lukács, il faut accorder
exprime toujours la « totalité sociale » de systèmes de classes, au moins autant de poids au conflit entre deux conceptions
d’autre part, se réfère à la « synthèse et à la nécessité des divergentes de la puissance humaine.
actions sociales » dont il s’agit dans cette totalité27. Par là, Tous les lecteurs de Marx savent combien ses analyses
Lukács reconnaît implicitement que le conflit des classes est sont déterminées par la réflexion qu’il accomplit à l’aide des
un rapport qui n’est pas influencé par la dynamique des concepts de force et de puissance. De ces écrits de jeunesse
potentialités objectives et des capacités subjectives opérant jusqu’aux analyses du Capital, Marx écrit une véritable
de manière ontologique au sein des pratiques sociales. La « étude de forces », une Kraftlehre, comme diraient les pré-

25. Ibid., p. 218. 28. Cf. Ágnes Heller, « Paradigm of Work – Paradigm of Production », in
26. Ibid., p. 215-216. Heller, The Power of Shame. A Rational Perspective, London-Boston, Routledge
27. Ibid., p. 141. and Kegan Paul, 1985, p. 57-70.

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

romantiques. Cette perspective n’est pas du tout étrangère pouvoir sur la société, sur la nature, sur les autres et sur
à Lukács. Le chapitre sur le « Travail » ainsi que d’autres nous-mêmes dans le champ historique.
parties de l’Ontologie traitent de manière récurrente de la Puissance contre pouvoir, donc. Force est de constater
problématique des capacités humaines. Ce n’est pas surpre- que l’ontologie Lukács reste suspendue à cette alternative.
nant, puisque le travail n’est autre que l’épanouissement par Mais aussi, sous ce rapport, se dessine un paradoxe pro-
excellence de la force humaine et sociale. Dans la plupart ductif : même si la pensée du vieux Lukács est restée prison-
de ces analyses, Lukács a recours au concept « intensif » de nière de la tournure marxiste de sa jeunesse, elle a tout de
la force et de la puissance, c’est-à-dire qu’en suivant le jeune même pu libérer une problématique ontologique qui nous
Marx, il entend la capacité comme un potentiel variable permet de poser la question de l’objectivation dans la sub-
qui se transforme de manière dynamique, mais pas seule- jectivation, c’est-à-dire celle de la puissance des objets
ment en fonction de l’environnement objectal qui lui est autour de nous et en nous.
chaque fois propre. Car la capacité est aussi toujours en
devenir de façon ouverte et en principe illimitée en fonction
des expériences liées aux potentialités objectives limitées. Il (Traduit du hongrois par Balázs Berkovics)
est tout à fait caractéristique à cet égard que dans l’analyse
de la pratique sociale Lukács n’attribue même pas d’impor-
tance particulière au concept de « besoin », car il l’inclut
d’emblée dans le champ des forces sociales toujours chan-
geant et articulé par les potentialités objectives et les capa-
cités subjectives.
Mais au moment où Lukács entreprend l’analyse des
formes et des tendances dynamiques de la réalité sociale et
historique, il a aussi tendance à utiliser les concepts « exten-
sifs » de la force et de la puissance. Ce sont des catégories
comme la totalité de l’être social, l’unité du « genre » et la
maximalisation des capacités humaines qui apparaissent
sous cet aspect. Pour Lukács, la société et l’histoire n’existent
que dans des formes extensives. De ce point de vue, il est
nécessaire que Lukács réintroduise dans ses analyses les
concepts de force et de puissance, qui attribuent à leur tour
une importance particulière aux besoins ultimes de l’huma-
nité, de l’efficacité économique et de la lutte de classes. Par
là, la question phénoménologique de la puissance humaine
cède entièrement la place à la question idéologique du

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TABLE

Présentation
Pierre Rusch ………………………………………....... 7
Ce que l’on peut conserver de Georg Lukács
Ágnes Heller …………………………………….....… 11

I. LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE

TRAGÉDIE ET MODERNITÉ CHEZ LUKÁCS


Jean-Loup Thébaud ………………………………….. 31
VOYAGE SANS RETOUR. LE VIRAGE DE LUKÁCS ET LA QUESTION ÉTHIQUE
Ottó Hévizi ………………………………………........ 49
DE DOSTOÏEVSKI À MARX – LA GENÈSE DE L’ÉTHIQUE
Nicolas Tertulian ………..…………………………....... 61

II. LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE – RÉVOLUTION – ESTHÉTIQUE


Mihály Vajda ………..…………………………............. 81
LUKÁCS : LA LITTÉRATURE À LA LUMIÈRE DE LA THÉORIE CRITIQUE

DU RÉALISME

Guido Oldrini ………..……………………....……....... 93


CRITIQUE DE LA DOXA MODERNISTE. PERTINENCE CONTEMPORAINE
ET LIMITES MÉTHODOLOGIQUES

Gabriel Rockhill ………..………………………....... 111

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L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

LA PARTICULARITÉ COMME CATÉGORIE DE LA LOCALITÉ


Zsolt Bagi ………..…………………………................ 135

III. LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE ET CONCEPTION DU TEMPS. MARX,


LUKÁCS ET NOUS
Franck Fischbach ………..………………………....... 155
EN DÉFENSE DE LA DESTRUCTION DE LA RAISON
János Kelemen ………..….………………………....... 177
LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE DANS LE DERNIER SYSTÈME DE

LUKÁCS
Pierre Rusch ………..………….....………………....... 189

IV. LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

L’ONTOLOGIE DE L’ÊTRE SOCIAL ET SA RÉCEPTION


Jean-Pierre Morbois ………..………………………. 207
LES CATÉGORIES MODALES DANS L’ONTOLOGIE DE GEORG LUKÁCS
– UNE CONFRONTATION AVEC NICOLAI HARTMANN ET ERNST BLOCH
Claudius Vellay ………..….………………………....... 227
ÊTRE PARMI LES CHOSES. L’ONTOLOGIE DE LUKÁCS DANS UNE

PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Ádám Takács ………..…………………………........... 243


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Achevé d’imprimer

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