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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Pratiques de l'espace : les apports comparés des données


textuelles et archéologiques
Madame Monique Bourin, Madame Elisabeth Zadora-Rio

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Bourin Monique, Zadora-Rio Elisabeth. Pratiques de l'espace : les apports comparés des données textuelles et
archéologiques. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 37ᵉ
congrès, Mulhouse, 2006. Construction de l'espace au Moyen Age : pratiques et représentations. pp. 39-55;

doi : 10.3406/shmes.2006.1911

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2007_act_37_1_1911

Document généré le 04/06/2016


Pratiques de l'espace :

les apports comparés des données

textuelles et archéologiques

Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

Les études médiévales récentes s'intéressent abondamment à l'espace,


en France mais aussi ailleurs, comme l'ont montré en Espagne les études
de Garcia de Cortazar1 et de ses disciples, ou en Allemagne, comme nous
le dira Thomas Zotz dans un instant. Le terme de spatialisation est devenu
d'un emploi courant, mais il a couvert des intérêts et des concepts divers,
et ce foisonnement rend particulièrement utile le colloque d'aujourd'hui.
Comme dans l'ensemble des études historiques, où les représentations
focalisent l'intérêt, l'étude des constructions théoriques de l'espace, telles
que les ont imaginées les savants et les élites sociales du Moyen Âge, a
bénéficié d'une attention particulière, mais les observations des pratiques
n'ont pas manqué non plus. C'est de certaines d'entre elles que ce rapport
voudrait rendre compte.
Qu'entendons-nous par « pratiques de l'espace » ? Nous utiliserons
le terme dans le sens que lui donnent les géographes, les sociologues, les
anthropologues, et plus récemment les historiens et les archéologues :
l'expression de « pratique spatiale » renvoie à des formes d'utilisation de
l'espace liées à un mode de vie. Conçue comme l'action d'un sujet, elle résulte
de choix plus ou moins conscients, qu'on peut considérer comme sociolo-
giquement déterminés. En ce sens large, les pratiques de l'espace vont de
l'organisation spatiale de l'habitat et des ressources à celle des parcours et
des gestes quotidiens. Mais d'une certaine manière nous jouerons sur le

1. Cf. notamment J. A. Garcia de Cortazar et ai, Organization social del espacio en la Espana
medieval. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Barcelone, 1985.
40 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

sens des mots et la comparaison des données textuelles et archéologiques


nous conduira aussi à confronter les pratiques disciplinaires dans l'approche
des pratiques spatiales.

Les analyses récentes des constructions symboliques


médiévales de l'espace
II va de soi qu'il serait absurde d'opposer pratiques de l'espace et
représentations. L'organisation de l'espace est une construction qui
renvoie évidemment aux représentations, conscientes et inconscientes, qu'une
société s'en fait. Pour une part seulement ; car, pour une autre, elle hérite
de données avec lesquelles elle compose et qui contribuent à façonner ses
représentations. Toute étude sociale implique que soit fait le va-et-vient
entre constructions théoriques et pratiques. Il convient donc en premier
lieu de faire écho aux travaux récents qui ont mis en lumière les étapes de
la construction symbolique de la société chrétienne au centre desquelles se
situe la construction d'espaces paradigmatiques. Les études de Dominique
Iogna-Prat2 sur l'ecclésiologie du lieu de culte et celles de Michel Lauwers
sur la naissance du cimetière et l'élaboration de la notion de paroisse sont
de ceux-là. Aux origines de l'Église, l'ancrage ici-bas de la communauté
chrétienne était un problème secondaire et largement négligé. C'est à
partir de l'époque carolingienne que les exégètes commencent à s'interroger
sur la portée de la confusion (métonymie) entre contenant et contenu,
église et Église. Mais ce n'est qu'à l'âge de la Réforme de l'Église que l'église
acquiert le statut de lieu propre parce que le sacrifice y est accompli
réellement. Le rituel de la consécration d'église devient alors l'un des plus
fastueux de la liturgie latine ; la consécration, en tant que « baptême » du
monument ecclésial, est désormais considérée par l'Église comme le
préalable obligé à l'accomplissement des sacrements qui engendrent la
communauté chrétienne : l'enracinement de l'Église dans un lieu entraîne une
hiérarchisation de l'espace déterminée tout à la fois par le rituel de
consécration et par la distance qui sépare tel ou tel point du « saint des saints »,
c'est-à-dire de l'autel.
Le rite de consécration impliquait en même temps le tracé d'une
limite, que manifestaient les circuits opérés par le célébrant, et la purification

2. Tout récemment, D. Iogna-Prat, La maison Dieu, Paris, Seuil, 2006 ; M. Lauwers, Naissance
du cimetière : lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005.
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de l'espace à l'intérieur de cette limite. Une double logique était ainsi à


l'œuvre : celle de l'ancrage au sol et celle de l'extension du sacré par cercles
concentriques. Le cimetière avait la même vocation enracinante et
englobante que l'Église, il en était une sorte d'image concrète. En favorisant
l'identification de la communauté ancestrale qui reposait en son sein à
celle des croyants vivants, la terre cimetériale, mêlée des restes des morts,
réalisait l'articulation des pratiques sociales au (con)sacré; c'était un
processus simultané de spiritualisation et de spatialisation.
Ainsi que le souligne Michel Lauwers, parallèlement à Yincastella-
mento — réaménagement de l'espace et des liens sociaux autour du
château -, se produit un lent et progressif inecclesiamento qui semble avoir
caractérisé l'organisation sociale au cours du Moyen Âge. Le tropisme
qu'exercèrent les églises et la terre cimetériale reposait sur l'image d'une
Ecclesia faite de tous les fidèles, vivants et défunts, qui permettait
l'institution et la reproduction d'un ordre social investi par les clercs. La mise
en lumière de ces espaces paradigmatiques, dont l'élaboration se situerait
entre 800 et 1200, a enrichi et affiné la notion d'encellulement proposée
naguère par Robert Fossier3.

L'analyse spatiale des historiens et des archéologues :


reconnaître les divergences
Les textes de la pratique d'une part et surtout l'archéologie d'autre
part jettent sur ces constructions symboliques un éclairage différent. C'est
sur ces différences d'optique que nous voudrions insister.
L'analyse de la mise en espace concrète des sociétés est récente dans
les travaux des historiens, même si la vieille alliance des études d'histoire
et de géographie a marqué les perspectives en France. Cette ancienne
collaboration explique sans doute que les historiens aient d'abord fait leur
l'analyse spatiale en suivant plus ou moins le développement que les
géographes, suivis par les archéologues, lui ont donné. Puis, plus récemment,
ils ont aussi adopté et transposé l'étude des pratiques spatiales telles que les
anthropologues les ont développées. Dans l'un et l'autre cas, les historiens
et les archéologues ont donné à ces deux types d'approche une composante

3. R. Fossier, Enfance de l'Europe. Aspects économiques et sociaux, Paris, PUF, 1982 (Nouvelle Clio),
vol. 1, L'homme et son espace.
42 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

chronologique et dynamique ; les questions de continuité et rupture sont


au premier plan de leurs préoccupations.
Il serait tentant de penser que, dans l'une comme dans l'autre
approche, les résultats construits à partir des textes d'un côté et des données
archéologiques de l'autre convergent et se superposent. C'était
certainement l'illusion qui a animé les premiers archéologues médiévistes, dont
la formation était nourrie des problématiques et des méthodes forgées par
les historiens des textes. Ce n'est que peu à peu que l'archéologie s'est
constituée en discipline autonome, lorsque la spécificité des données dont
elle dispose a été reconnue et que les conséquences en ont été tirées. Après
une période sans doute plus irénique, celle des années 1970-1980, celle
où Robert Fossier et Jean Chapelot écrivirent Le village et la maison^\ les
distances disciplinaires apparurent plus nettement. En matière d'espace,
le livre récemment publié sous la direction de Benoît Cursente et Mireille
Mousnier, Les territoires du médiéviste ', illustre le désir présent, dans
plusieurs universités méridionales, de discuter et disputer ensemble les textes
et l'archéologie. C'est aussi ce que nous avons fait pendant une bonne
dizaine d'années à Paris I et cette longue habitude n'a pas empêché que
nous ayons éprouvé de sérieuses difficultés à bâtir ce rapport! Il ressort
en effet de cette confrontation disciplinaire qu'entre données textuelles
et données archéologiques les résultats paraissent souvent contradictoires,
en tout cas divergents. Nous en donnerons quelques exemples. Mais il est
bien évident qu'il ne faut pas renoncer à la collaboration, indispensable
aux deux disciplines. Les divergences sont un effet de sources et d'optique ;
elles sont fécondes quand elles permettent « d'approcher ces objets qui se
tiennent dans les "angles morts" des disciplines et ne révèlent leur existence
que sous forme de contradictions pleines de promesses », pour reprendre
les mots de Christine Rendu6.

Des échelles spatiales différentes


L'une des différences majeures entre les sources textuelles et les
sources archéologiques tient aux caractéristiques de construction du corpus
de données. L'archéologie médiévale est une discipline récente : la quantité

4. J. Chapelot et R. Fossier, Le village et la maison au Moyen Age, Paris, Hachette, 1980.


5. Les territoires du médiéviste, B. Cursente et M. Mousnier dir., Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2005.
6. C. Rendu, La montagne d'Enveig. Une estive pyrénéenne dans la longue durée, Perpignan, Trabu-
caire, 2003, p. 32.
Pratiques de l'espace 43

de données dont elle dispose a augmenté de manière vertigineuse avec


le développement de l'archéologie préventive et des grands décapages des
vingt dernières années, et le corpus est sans cesse accru. À l'inverse, même
si quelques cartulaires disparus font leur réapparition, si quelques fonds
nouveaux d'actes originaux sont dépouillés, les documents textuels
constituent un corpus fini. Les questionnements peuvent changer et les réponses,
mais pas la matière disponible. En archéologie, de nouvelles fouilles
peuvent remettre en question des résultats qui semblaient solidement établis.
Dans leur manière d'envisager l'espace, les différences entre les deux
disciplines sont fortes. Jusqu'à très récemment, l'espace de l'historien était,
plus encore que son temps, à la fois continu et extrapolé. Le référencement
géographique des mentions textuelles qu'il utilisait n'était pas
fondamental. Chaque information se dilatait, en rencontrait d'autres, se combinait
avec elles pour constituer un tissu; on admettait qu'il était valide pour
une aire régionale prédéfinie, que justifiait a posteriori la cohérence des
données recueillies. L'archéologue fonctionne différemment, à une autre
échelle, bien plus grande, donc pour un espace beaucoup plus restreint,
celui de la fouille ou de la prospection; il en connaît les contours avant
même l'acquisition des données. L'archéologue, toujours sous la menace
de nouvelles découvertes, a une conscience aiguë de la discontinuité des
surfaces qu'il étudie.
La place de la cartographie est révélatrice des différences entre les
deux approches disciplinaires. Le développement de l'archéologie du
paysage et de la géoarchéologie, les recherches sur l'espace urbain ont rendu
indispensables les approches multiscalaires et le recours aux systèmes
d'information géographique7. Ils ont donné au traitement de l'information spa-
tialisée une place fondamentale qu'il n'a pas eue pendant longtemps pour
les historiens. A l'exception des recherches de topographie, la carte était
pour ceux-ci principalement un procédé d'illustration alors qu'elle était
au centre de la démarche heuristique en archéologie. Des études récentes à
partir des documents écrits et planimétriques, comme celle que présentera
Samuel Leturcq, sont en passe de bouleverser ces pratiques historiennes;

7. « Système d'information géographique, archéologie et histoire », Histoire et Mesure, 19, n° 3/4


(2004) ; Temps et espaces de l'homme en société. Analyses et modèles spatiaux en archéologie. XXV"
Rencontres internationales d'archéologie et d'histoire d'Antibes (septembre 2004), Antibes, APDCA, 2005 ;
Le médiéviste et l'ordinateur, 44 (2006), http://lemo.irht.cnrs.fr; et tout récemment, le dossier
« L'archéologie en cartes », Mappemonde, 83, 3 (2006), http://mappernonde.mgm.fr/numl 1 /index,
html.
44 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

la micro-storia, la collaboration avec des archéologues, l'introduction de


nouveaux outils cartographiques expliquent sans nul doute cette
transformation récente.

Des mots et des choses


Les différences majeures entre sources archéologiques et sources
textuelles tiennent - cela peut paraître une lapalissade - à la nature des
données : des mots et des choses. À chaque type de données, ses richesses et
ses dangers. Quel que soit le but de son étude, les mots mettent l'historien
dans le champ des représentations verbales. Le vocabulaire médiéval de
l'espace est maigre, mais les mots qu'il utilise sont autant de pièges graves,
maintes fois signalés, plus graves et plus fréquents encore peut-être dans
le champ des études spatiales. Par exemple, quel sens donner au mot villa,
utilisé depuis l'époque romaine jusqu'aux derniers siècles du Moyen Âge?
Il est de ceux qui ont fondé, depuis Fustel de Coulanges et Arbois de
Jubainville, l'idée de la filiation directe entre la villa gallo-romaine et le
village médiéval. Et on y a cru jusqu'à très récemment.
L'anachronisme guette à tout moment l'historien contraint à mettre
en images les mots qu'il lit : ainsi la villa cum turre du xe siècle
languedocien a-t-elle été interprétée spontanément comme une sorte de château à
donjon8. L'image d'une villa, habitat centré autour d'une turris, n'était pas
à proprement parler une erreur, plutôt une naïveté puisque le modèle s'est
réalisé plus tard. Les fouilles et les repérages topographiques ont montré
qu'en fait, dans les premières décennies du xe siècle, la tour pouvait être
fort éloignée des noyaux habités. Et c'est bien parce que le modèle a existé
plus tard qu'on a cru pouvoir le lire comme existant d'emblée. Il y a là
péché d'anachronisme9.

8. M. Bourin, Villages médiévaux en Bas-Languedoc. Genèse d'une sociabilité (jf-xiV siècles), Paris,
1987, t. l,p. 63.
9. La mise au point figure notamment dans L. Schneider, « Habitat et genèse villageoise du haut
Moyen Âge. L'exemple d'un terroir du Biterrois nord-oriental », Archéologie du Midi médiéval,
1992, p. 3-38, et plus récemment, « À propos de l'espace rural durant le haut Moyen Âge
méridional : archéologie et cartulaires », dans Les cartulaires méridionaux, D. Le Blevec dir., Paris, École
des chartes, 2006, p. 33-59. L'exemple mérite d'être développé au-delà du thème de la localisation
des éléments bâtis. Même lorsque les textes paraissent descriptifs, l'archéologie montre combien il
est plus conceptuel que réel. À partir des chartes — 1 9 mentions au cours du xe siècle -, on pouvait
penser faire une typologie des villae fortifiées languedociennes : simple tour, maison forte avec
donjon ou tours encloses de murs ou de fossés. Les fouilles de Laurent Schneider ont montré qu'il
Pratiques de l'espace 45

Non seulement l'anachronisme des mots, mais, plus pernicieux


encore, celui des représentations mentales guettent celui qui scrute les
textes comme celui qui interprète les empreintes inscrites dans le sol. Le
cimetière paroissial en donne un exemple. L'idée d'un ensevelissement dans
le cimetière qui entourait l'église paroissiale était si forte et paraissait si
naturelle qu'on a longtemps pensé que l'institution des cimetières
paroissiaux était une conséquence directe de la christianisation, et qu'on en est
venu spontanément à interpréter les sépultures isolées découvertes dans les
habitats du haut Moyen Âge et dans les villes comme celles de réprouvés.
Dans un second temps, le doute suscité par la multiplication de ces
découvertes a entraîné un réexamen des sources écrites qui a montré,
contrairement à ce qu'on admettait de façon implicite, que l'Église s'était longtemps
désintéressée de la localisation des sépultures, et que l'inhumation autour
de l'église ne s'était imposée comme une norme que de façon très
progressive, entre le ixe et le xne siècle10. Ce renouvellement des perspectives
conduit également à mettre en cause la chronologie de l'abandon des
nécropoles en plein champ. Celui-ci est daté habituellement des viie-vme
siècles, mais cette hypothèse repose uniquement sur la datation du mobilier
funéraire, qui disparaît à cette date. Les tombes dépourvues de mobilier,
souvent majoritaires dans les nécropoles en plein champ et
traditionnellement interprétées comme des sépultures « pauvres », peuvent tout
aussi bien appartenir à des périodes plus tardives, dans lesquelles la
pratique du dépôt d'objets dans les tombes n'avait plus cours11.
La projection dans le passé des découpages administratifs actuels,
caractérisés par l'emboîtement et la contiguïté, représente un autre risque
d'anachronisme. Ainsi, lorsque s'impose à l'époque carolingienne la
référence spatiale à trois degrés - villa ilia in pago illo in vicaria ilia —, nous
avons tendance à y voir des espaces emboîtés, alors que certaines vicariae
s'étendaient sur deux pagi, tandis que des villae pouvaient appartenir à
deux vigueries, voire à deux pagi. En Touraine au xe siècle, les vigueries

fallait en rabattre. En effet, une seule a été repérable : la simple tour des textes correspondait à une
tour entourée de deux fossés et un talus, bien plus forte que les textes ne le laissaient deviner.
10. C. Treffort, «Du cimiterium christianorum au cimetière paroissial: évolution des espaces
funéraires en Gaule du vie au Xe siècle », dans Archéologie du cimetière chrétien. Actes du colloque
d'Orléans (29 septembre- 1er octobre 1994), H. Galinié, É. Zadora-Rio dir., Tours, 1996, p. 55-64
(supplément à la Revue archéologique du Centre de la France, 1 1) ; M. Lauwers, Naissance du
cimetière : lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval, op. cit.
1 1. É. Zadora-Rio, « The making of churchyards and parish territories in the early medieval
landscape of France and England in the 7th-12centuries : a reconsideration », Medieval Archaeology, 47
(2003), p. 1-19.
46 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

dépendantes du comte de Blois et du comte d'Anjou constituaient ainsi


deux réseaux d'autorité qui s'interpénétraient et se superposaient sur un
même territoire12. L'idée que les territoires paroissiaux ont pris forme à
une date très reculée et que leurs tracés ont été fossilisés lors de la création
des communes en 1790 a également été mise à mal au cours de ces
dernières années13. Nous sommes façonnés par le vocabulaire géographique et
par la géométrie. Comment concevoir les perceptions spatiales qui avaient
cours avant que les repères orthogonaux et la cartographie ne projettent
leur norme et leur utilité sur notre imagination? La géométrie a imposé
de décrire l'espace comme un système de points, de lignes, de surfaces,
et de percevoir l'espace quotidien comme continu et homogène. Rien ne
prouve a priori qu'il faille lire, derrière les mots qui racontent les chemins,
les villages, les forêts de telles structures mentales, des espaces plutôt que
des lieux.
L'anachronisme guette donc évidemment le médiéviste qui enquête
sur l'organisation de l'espace, avec des risques spécifiques à chacune des
deux disciplines, celle qui utilise les archives textuelles et celle qui part
des archives du sol, et la possibilité que l'une permette de rectifier les
dérapages de l'autre.

La toponymie, un révélateur des différences


d'approche spatiale
La toponymie révèle combien l'approche spatiale est inverse chez
les historiens et les archéologues. L'historien ne peut localiser qu'à travers
un toponyme, alors que l'archéologue peine à retrouver la dénomination
des lieux qu'il étudie (et, à travers elle, accéder aux données des sources
écrites sur ces lieux) ; le toponyme est la passerelle entre les deux types de
données. Mais la rencontre est difficile. Pour les lieux qualifiés de villa
ou de vicus, on peut donner divers exemples de ces difficultés de
croisement, qui consistent à tenter de réduire des surfaces discontinues à un
point, qu'on localise en général sur l'emplacement de l'église (lieu de la

12. É. Zadora-Rio, « Territoires paroissiaux et construction de l'espace vernaculaire », Médiévales,


49(2005), p. 105-119.
13. F. Hautefeuille, Structures de l'habitat rural et territoires paroissiaux en Bas-Quercy et Haut-
Toulousain du vif au XIVe siècle, thèse de l'université Toulouse II-Le Mirail, 1 998 ; « La paroisse.
Genèse d'une forme territoriale », D. Iogna-Prat, É. Zadora-Rio dir., Médiévales, 49 (2005).
Pratiques de l'espace 47

localisation du toponyme pour l'IGN), en vertu du postulat qu'elle doit


marquer le centre14.
Ces difficultés révèlent en fait que la continuité de l'occupation
est perçue de manière différente à travers les sources écrites et les sources
archéologiques. La permanence du toponyme — selon les textes — renvoie à
la continuité d'une identité ; elle peut masquer de nombreux changements
topographiques et fonctionnels perçus par l'archéologie. On connaît ainsi
des exemples de centres paroissiaux qui ont été déplacés sur une distance
de plusieurs kilomètres tout en conservant le même toponyme15. Et vice
versa. Utilisant toutes les ressources de l'enquête textuelle et les
photographies aériennes, on a conclu16 il y a quelques années que la structure
des terroirs languedociens aux alentours de l'embouchure de l'Orb était
acquise dès le début du xe siècle ; le nom des quartiers ruraux et la
désignation des chemins comme joignant un village à un autre - en fait un
toponyme à un autre - laissaient penser à l'existence d'une zone d'habitat
centré par territoire. L'archéologie a montré, pour cette époque, une image
plus complexe, à coup sûr polynucléaire. La cristallisation de l'habitat en
un point fixe est en fait plus tardive17.
Les relations incertaines que les toponymes entretiennent avec
la matérialité de l'habitat constituent une pierre d'achoppement de la
confrontation de la documentation textuelle et des données
archéologiques. Les deux idées majeures qui ont été formulées entre 1970 et 1990,
incastellamento et encellulement, n'échappent pas à cette aporie. La
multiplicité des études textuelles a montré que les phénomènes étaient
complexes et que notamment le castrum et sans doute la villa auxquels les
textes donnaient une place majeure étaient des centres de pouvoir avant de
devenir des centres d'habitat. Mais surtout l'archéologie a révélé que les
noyaux d'habitat du haut Moyen Âge montraient un zonage des activités
bien moins désordonné qu'on ne le pensait, que les bâtiments ecclésiaux
avaient été associés à de l'habitat, plus tôt qu'on ne le croyait et abandonnés

14. É. Zadora-Rio, « L'archéologie de l'habitat rural et la pesanteur des paradigmes », Les Nouvelles
de l'archéologie, 92 (2003), p. 6-9.
15. Cf. les exemples présentés dans Des paroisses de Touraine aux communes d'Indre-et-Loire : la
formation des territoires, É. Zadora-Rio dir., supplément à la Revue archéologique du Centre de la
France, Tours, sous presse (2e partie, chap. 1.1, « Les mots, les choses et les échelles d'analyse »).
16. F. Cheyette et C. Amado, « Organisation d'un terroir et d'un habitat concentré : un exemple
languedocien », dans Habitats fortifiés et organisation de l'espace en Méditerranée médiévale, Lyon,
1983 (Travaux de la Maison de l'Orient), p. 35-44.
17. L. Schneider, « À propos de l'espace rural durant le haut Moyen Âge méridional : archéologie
et cartulaires », op. cit., p. 38.
48 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

comme l'habitat par la suite. La nucléation de l'habitat est un processus


de longue durée; le réseau de l'habitat et des terroirs qui sont associés
est longtemps multifocal et retravaillé par un processus de hiérarchisation.
En somme, continuité et changement sont contemporains, et travailler à
petite échelle fait apparaître des continuités là où la grande échelle conclut
à la rupture.

Les dynamiques spatiales


Le développement de l'archéologie du paysage à partir des années
198018, celui de la géoarchéologie dans les années 199019, les recherches
sur l'espace urbain20 ainsi que l'analyse morphologique des documents
planimétriques21 ont renouvelé notre appréhension de la transmission des
formes. Ces études ont eu une portée méthodologique essentielle : celle de
mettre à mal l'idée d'un paysage palimpseste que chaque société
marquerait successivement, couche après couche, et de faire émerger une
conception plus dynamique, avec des rémanences, des effacements et des
réactivations dans une perspective d'interaction entre les communautés humaines
et leur environnement.
La géoarchéologie et l'étude du paléoenvironnement ont révélé
l'influence des pratiques agraires sur les transformations des milieux.
Les recherches sur la dynamique des versants ont entraîné une
reconsidération de ce que les archéologues ont longtemps désigné par le terme
de « remblais naturels ». Elles ont révélé le potentiel informatif des dépôts
de pente pour évaluer la pression anthropique et les aléas climatiques, ainsi
que pour interpréter les processus de formation des sites archéologiques,22

18. P. Leveau, « Le paysage aux époques historiques. Un document archéologique », Annales HSS,
55, 3 (2000), p. 555-582.
1 9. Dynamique du paysage : entretiens de géoarchéologie. Actes de la table ronde de Lyon (17 et 18 nov.
1995), J.-P. Bravard, M. Prestreau dir., Lyon, 1997 (Documents d'archéologie en Rhône-Alpes,
1 5) ; Des milieux et des hommes : fragments d'histoires croisées, T. Muxart, ED. Vivien, B. Villalba,
J. Burnouf dir., Paris, Elsevier, 2003.
20. H. Galinié, Ville, espace urbain et archéologie, Tours, Maison des sciences de la ville, de
l'urbanisme et des paysages, 2000.
21. Les formes du paysage, G. Chouquer dir., Paris, Errance, 1996-1997; G. Chouquer, L'étude
des paysages. Essai sur leurs formes et leur histoire, Paris, Errance, 2000 ; Village et ville au Moyen Age.
Les dynamiques morphologiques, B. Gauthiez, É. Zadora-Rio, H. Galinié dir., Tours, Presses
universitaires François-Rabelais, 2003 (Perspectives « Villes et territoires »).
22. P. Bertran, J.-P. Texier, « Géoarchéologie des versants, les dépôts de pente », dans Dynamique du
paysage : entretiens de géoarchéologie. Actes de la table ronde de Lyon (17 et 18 nov. 1995), p. 59-86.
Pratiques de l'espace 49

Les milieux humides, marais et fleuves, ont fait l'objet d'une


attention particulière, par des approches archéologiques et géomorphologiques,
mais aussi par l'analyse des processus sociaux de leur mise en valeur. À
partir de la seule documentation textuelle, Jean-Luc Sarrazin a commencé
à attirer notre attention sur l'exploitation spécifique des espaces palustres
dans le Marais poitevin et sur les tensions que peut y susciter le drainage23.
Plus récemment, à travers les textes, les plans et les données
environnementales, Jean-Loup Abbé a poursuivi ce thème en Bas-Languedoc24, dans
une étude où il cherchait à « mettre la société dans son espace ». À propos
des espaces humides, il a montré que l'assèchement d'un étang modifie les
limites et les divisions territoriales, mais que, à l'exception particulièrement
célèbre et spectaculaire de l'étang de Montady, il a rarement donné
naissance à des parcellaires réguliers. En cela, les terres drainées ne suivent pas
les mêmes règles de planification que les zones essartées. Le site y est une
contrainte majeure. Dans certains cas, le drainage conduit à une
aggravation des risques qui crée de nouvelles contraintes. Le Nord de la Hollande,
au Moyen Âge, en donne un exemple emblématique : le drainage des terres
intérieures par les Frisons à partir du Xe siècle a asséché la tourbe et entraîné
une subsidence de la plaine qui a ouvert la voie aux inondations maritimes
et obligé les habitants à construire des digues25.
Les fleuves aussi ont désormais leur histoire26. C'est encore une fois
dans une perspective pluridisciplinaire que de telles études sont conduites.
L'apport des géographes a été essentiel, qui nous ont révélé une lecture
morphologique qui se situe dans une longue durée historique et non
géologique. Pour la seule France, le Rhône, la Seine, puis la Loire ont été et
sont l'objet de programmes environnementaux du CNRS. Ces recherches
ont montré que les réponses des hydrosystèmes fluviaux à l'érosion
généralisée des versants sont décalées dans le temps, en raison de la lenteur de
propagation des vagues sédimentaires : c'est seulement au xvme siècle, avec
un retard de plusieurs siècles, que les effets des crises érosives du petit âge

23. J.-L. Sarrazin, « Maîtrise de l'eau en Marais poitevin (vers 1 190-1293) », Annales de Bretagne,
1985, p. 333-354.
24. J.-L. Abbé, A la conquête des étangs. L'aménagement de l'espace en Languedoc méditerranéen (xif-
XVe siècles), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006.
25. J. C. Besteman, « North Holland A.D. 400-1200 : turning tide or tide turned? », dans
Medieval Archaeology in the Netherlands. Studies presented to H. H. Van Regteren Aliéna, J. C. Besteman,
J. M. Bos, H. A. Heidinga dir., Assen/Maastricht, 1990, p. 91-120.
26. Les fleuves ont une histoire. Paléoenvironnements des rivières et des lacs français depuis 15 000 ans,
J.-P. Bravard, M. Magny dir., Paris, 2002 ; Fleuves et marais, une histoire au croisement de la nature
et de la culture, J. Burnouf, P. Leveau dir., Paris, CTHS, 2004; Le fleuve, O. Kammerer dir.,
Médiévales, 36 (1999).
50 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

glaciaire ont entraîné des crues de l'Isère à Grenoble, alors que les crues du
Drac, en amont, se faisaient sentir dès le XVe siècle27. L'importance du rôle
joué par le facteur anthropique tient en grande partie à l'échelle spatiale
des phénomènes considérés : à l'échelle des petits bassins, l'action humaine
prend le pas sur les dynamiques bioclimatiques et tend à les oblitérer dans
l'enregistrement sédimentaire, tandis qu'on constate l'inverse dans les
grandes vallées.
Les observations des méthodes culturales, menées à une échelle plus
grande que celle du parcellaire, ont permis de reconstituer les pratiques
spatiales dans le temps court. La viticulture a fait ainsi l'objet de
questionnements convergents concernant les méthodes culturales. Les grands
décapages conduits dans le cadre de l'archéologie préventive sur le tracé du
TGV-Méditerranée ont mis au jour des dizaines d'hectares de vignobles
antiques28. Ainsi que l'a montré Philippe Boissinot, ces traces de
plantation qui permettent d'observer les façons culturales présentent l'intérêt
d'avoir été mises en place dans un laps de temps court et de constituer en
quelque sorte un « horizon événementiel ». Comparées aux découvertes
spectaculaires de vignobles antiques, les traces de viticulture médiévale
font pâle figure : moins d'une demi-douzaine d'occurrences, sur des
superficies beaucoup plus réduites. Elles suggèrent - pour autant qu'on puisse se
fonder sur un échantillon aussi réduit — un taux d'encépagement de 3 000
à 4 000 pieds à l'hectare, largement inférieur à ceux connus pour les temps
modernes en Languedoc et en Bordelais, et généralement inférieurs aussi
à ceux de l'Antiquité, qui varient de 5 000 à 16 800 ceps à l'hectare29. Une
autre caractéristique des pratiques viticoles médiévales, mise en évidence
par Carole Puig en Roussillon30, semble être la fréquence des complants.
Ainsi, la vigne était fréquemment associée avec d'autres cultures : des

27. J. Wattez, Paris, Errance, 1999 (Archéologiques), p. 57-92.


28. P. Boissinot, « À la trace des paysages agraires. L'archéologie des façons culturales en France »,
Études rurales, 153-154 (2000), p. 23-38; P. Boissinot, «Archéologie des vignobles antiques en
Narbonnaise », Gallia, 58 (2001), p. 45-68; P. Boissinot, « Les façons culturales antiques entre
archéologie et littérature agronomique en contexte méditerranéen », dans Autour d'Olivier de Serres.
Actes du colloque du Pradel, 2000, A. Belmont dir., 2002 (Bibliothèque d'histoire rurale, 6),
p. 43-56 ; P. Boissinot, K. Roger, J.-F. Berger et C. Jung, « Le domaine viticole des Girardes à
Lapalud », dans Actualité de la recherche en histoire et archéologie agraires, F. Favory et A. Vignot
dir., Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2004, p. 225-240.
29. Ces données sont tirées de l'article de P. Boissinot et C. Puig, « Archéologie du champ et
viticulture méridionale. Pourquoi les traces de vignobles sont-elles si peu fréquentes au Moyen Âge ? »,
Archéologie du Midi médiéval, 23-24 (2005-2006), p. 17-26.
30. C. Puig, Les campagnes roussillonnaises au Moyen Age : dynamiques agricoles et paysagères entre le
xif et la première moitié du xiV siècle, thèse soutenue devant l'université de Toulouse, 2003.
Pratiques de l'espace 51

arbres, dont les fosses de plantation, plus vastes que celles de la vigne, ont
été identifiées par l'archéologie, ainsi que des céréales et des légumineuses,
attestées par des sources écrites.

L'apport des disciplines du paléoenvironnement


Les pratiques spatiales bénéficient également de l'éclairage d'autres
disciplines, telles que la paléobotanique31. La palynologie, dont les travaux
ont longtemps porté principalement sur les questions paléoclimatiques, a
commencé à s'intéresser dans les années 1980-1990 à la caractérisation des
activités humaines. Ce n'est que depuis dix ou quinze ans que des paly-
nologues, à l'instar de Didier Galop, s'attachent à donner une meilleure
résolution spatiale et temporelle aux données polliniques en multipliant les
prélèvements et en travaillant sur de petites tourbières, qui enregistrent la
végétation locale32. Les macrorestes végétaux étudiés par les anthracologues33
et les carpologues34 apportent des informations précieuses sur
l'exploitation du territoire et les stratégies de cueillette, mais ne permettent pas de
localiser les lieux de prélèvement dans l'espace physique, sinon à travers
des critères théoriques, relatifs aux exigences altitudinales, édaphiques35 ou
hydriques des taxons36 identifies, et à la « loi du moindre effort » qui fonde
la site-catchment analysis et conduit à proposer des modèles concentriques

31. C. Bourquin-Mignot, J.-E. Brochier, L. Chabal, S. Crozat, L. Fabre, F. Guibal,


P. Marinval, H.Richard, J.-F. Terral, I. Théry-Parisot, La botanique, Paris, Errance, 1999
(Archéologiques) .
32. D. Galop, F. Mazier, J.-A. Lopez-Saez, B. Vannière, « Palynologie et histoire des activités
humaines en milieu montagnard. Bilan provisoire des recherches et nouvelles orientations
méthodologiques sur le versant nord des Pyrénées », Archéologie du Midi médiéval, 21 (2003), p. 159-170.
33. L. Chabal, « Forêts et sociétés en Languedoc (néolithique final, Antiquité tardive) : l'anthraco-
logie, méthode et paléoécologie », Documents d'archéologie française, 63 (1997); A. Durand, « Les
milieux naturels autour de l'an mil : approches paléo-environnementales méditerranéennes », dans
Hommes et sociétés dans l'Europe de l'an mil, P. Bonnassie et P. Toubert dir., Actes du colloque tenu à
Conques, 19-21 mai 2000, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, p. 73-100.
34. L. Bouby, « Restituer les pratiques agraires par la carpologie archéologique », Études rurales,
153-154 (2000), p. 177-194; L. Bouby, M. -P. Ruas, « Prairies et fourrages : réflexion autour de
deux exemples carpologiques de l'âge du fer et des temps modernes en Languedoc », Anthropozoo-
logica, 40/1 (2005), p. 109-146; M. -P. Ruas, L. Bouby et B. Pradat, « Les restes de fruits dans
les dépôts archéologiques du Midi de la France (ve-xvie siècles) », dans Cultures des fruits et lieux de
cultures de l'Antiquité, du Moyen Age et de l'époque moderne. Des savoirs en pratique, des mots et des
images, M.-P. Ruas dir., Archéologie du Midi médiéval, 23-24 (2005-2006), p. 145-193.
35- L'édaphisme désigne l'ensemble des caractères physiques du sol.
36. Le terme de taxon désigne toute unité de la classification des êtres vivants (ou taxinomie) .
52 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

pour la reconstitution des territoires vivriers37. Nous mettrons l'accent sur


les acquis de la carpologie à travers l'exemple du grenier fouillé à Durfort38.
Dans ce grenier détruit brutalement par un incendie dans la première
moitié du XIVe siècle, les grains sont remarquablement conservés et ils nous
renseignent, à travers l'exploitation qu'en a faite Marie-Pierre Ruas, sur
la gestion de l'espace à diverses échelles. C'est un grand bâtiment, de près
de 50 mètres carrés, en partie couvert, bien aéré et ouvert au soleil, adapté
au séchage et à la conservation des grains, d'usage très probablement
collectif. Au moment de l'incendie, le grenier était tout jonché de graines,
sauf sur deux « couloirs » d'accès. Les graines, dénudées, y étaient
stockées pour la plupart à même le sol, certaines en sacs ou pots. Des fruits
jouxtent les graines39. La distribution des graines est en elle-même une
source anthropologique : partage de cet espace collectif et partage de
l'espace entre les graines. À plus petite échelle, le grenier traduit l'ouverture
du village sur des régions voisines. Les pois chiches y figurent, alors qu'ils
ne sont pas cultivés sur place, pas plus que les lentilles et les figues qui
sont pourtant également présentes. Mais surtout, il se pourrait que l'ordre
d'agencement dans le grenier soit un reflet de celui du terroir et qu'il
présente l'image que les paysans de Durfort avaient de leur espace nourricier.
La paléobotanique a été largement mise à contribution dans les
enquêtes interdisciplinaires conduites par Christine Rendu sur les
pratiques pastorales dans les Pyrénées40. Sur les 2 000 hectares de l'estive d'En-
veig, située entre 1 700 mètres et 2600 mètres d'altitude, 120 cabanes de
bergers datées du néolithique à l'époque contemporaine ont été identifiées
par l'archéologie. Au cours du néolithique et de l'âge du bronze, ce sont les

37. C. Delhon, F. Moutarde, M. Tenberg, S. Thiébault, « Perceptions et représentations de


l'espace à travers les analyses archéobotaniques », Etudes rurales, 167-168 (2003), p. 285-294.
38. M. -P. Ruas, Productions agricoles, stockage etfinage en Montagne Noire médiévale. Le grenier
castrai de Durfort, Paris, 2002 (Documents d'archéologie française, 93).
39. En revanche, on ne trouve ni mûres du mûrier noir, ni framboises.
40. C. Rendu, La montagne d'Enveig. Une estive pyrénéenne dans la longue durée, Perpignan, Tra-
bucaire, 2003; B. Davasse, D. Galop, C. Rendu, « Paysages du néolithique à nos jours dans les
Pyrénées de l'Est d'après l'écologie historique et l'archéologie pastorale », dans La dynamique des
paysages protohistoriques, antiques, médiévaux et modernes, XVTIes rencontres internationales
d'archéologie et d'histoire d'Antibes, Sophia Antipolis, APDCA, 1997, p. 577-599 ; C. Rendu, « Pistes
et propositions pour une archéologie de l'estivage à partir d'une expérience dans les Pyrénées de
l'Est », Archéologie du Midi médiéval, 21 (2003), p. 147-157; C. Rendu, D. Galop, P. Campmajo,
D. Crabol, M.C. Bal, S. Bréhard, Dynamiques et formes d'exploitation d'un versant montagnard
à l'âge du bronze. Réflexions et nouvelles données à partir des recherches au Pla de l'Orri (Cerdagne,
Pyrénées-Orientales, France), colloque de l'UISPP, session C88, « Rythmes et causalités des
dynamiques de l'anthropisation en Europe entre 6500 et 500 BC : hypothèses socioculturelles et/ou
climatiques », Lisbonne, 2006.
Pratiques de l'espace 53

pentes asylvatiques au-dessus de 2 300 mètres qui ont été exploitées pour
le pâturage, et l'essartage des forêts de pin s'est étendu du haut de la
montagne vers le bas. Des enclos de l'âge du bronze, qui signent une ouverture
importante du milieu autour de sites fortement structurés, ont été fouillés
à 2 100 et 1 900 mètres d'altitude, et c'est à cette même altitude que des
cabanes du haut Moyen Âge ont été identifiées. L'existence de terrasses de
culture suggère à ces deux époques une exploitation agropastorale des
parties basses de la montagne, dans le prolongement de l'habitat permanent
des vallées. Après une phase d'intensification de la pression anthropique
du xie au xine siècle, qui entraîne presque l'éradication de la forêt, la
palynologie révèle au XVe siècle un déclin des indicateurs d'activité pastorale et
une tendance au reboisement, alors que l'archéologie enregistre à la même
époque le remplacement des cabanes en matériaux légers par de massives
constructions en pierre associées à des corridors de traite. Cette
contradiction apparente traduit l'importance prise par la production de fromages
au XVe et au xvie siècle, et aussi l'impact des nouveaux règlements
pastoraux destinés à protéger la montagne de la surexploitation. À partir du
xvie siècle, la palynologie montre une stabilisation des limites de la forêt
et des pâturages qui révèle un partage de la montagne entre les
communautés valléennes, ce qui est attesté également par les sources écrites. À
travers les vestiges ténus des cabanes de bergers, ces recherches ont mis en
évidence les transformations des systèmes techniques dans la très longue
durée, du néolithique à l'époque subcontemporaine, et ont révélé le rôle
structurant que les espaces d'estive ont joué dans l'organisation des
communautés de vallées.

Nouvelles lectures spatiales des documents textuels


L'étude des pratiques spatiales a donc permis de s'interroger sur
la spécificité de certains milieux et sur certaines pratiques d'exploitation
des ressources. D'une manière générale les phénomènes historiques sont
désormais, plus que par le passé, analysés selon leur composante spatiale,
indépendamment même d'une possible lecture archéologique. Après la
thèse pionnière que Monique Zerner a consacrée au projet de réforme en
Comtat Venaissin41, la fiscalité méridionale, à base réelle, et le prélèvement

41. M. Zerner, Le cadastre, le pouvoir et la terre. Le Comtat Venaissin pontifical au début du xiV
siècle, Paris, École française de Rome, 1993.
54 Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio

seigneurial, qui n'était guère abordé que par le rapport social entre seigneurs
et paysans, font aujourd'hui aussi l'objet d'une lecture géographique. Nous
en citerons quelques exemples. L'organisation de l'espace de la seigneurie
apparaît dans sa diversité, selon l'objet des divers types de documents. Si
les bulles pontificales qui confirment les biens des institutions
ecclésiastiques renvoient une image centralisée et quasi cartographique, les censiers
cheminent selon les itinéraires du prélèvement42. Pierre Chastang43 a
montré que les biens des chapitres languedociens étaient rangés par les auteurs
des cartulaires selon une logique castrale, celle du moment et celle de leurs
frères nobles et chevaliers laïcs, alors qu'il s'agit d'un patrimoine
constitué de villae, qui n'a pour ainsi dire pas connu un incastellamento actif. À
plus grande échelle, Samuel Leturcq44 a perçu les articulations du territoire
de Toury en Beauce en suivant la répartition spatiale des redevances
seigneuriales et de leur assiette : il a ainsi mis en lumière le remembrement
progressif conduit par l'abbaye de Saint-Denis, notamment au xme siècle,
qui aboutit à la situation exceptionnelle d'un seigneur foncier unique dans
cette vaste « paroisse ». Sont apparues également la longue mémoire fiscale
des hameaux peu à peu disparus et la structure tardivement centralisée de
la communauté villageoise.

Conclusion
L'étude des pratiques spatiales fait appel à des disciplines multiples,
qui ont chacune leurs propres échelles d'analyse. Leur résolution spatiale
est variable : si les données archéologiques sont ancrées au sol, la
documentation textuelle, beaucoup moins dense, contraint en général l'historien à
des images plus floues, lissées à plus petite échelle.
La confrontation interdisciplinaire a fait sauter certains verrous,
dont on ne doutait guère dans l'interprétation des textes et la restitution
des espaces médiévaux. Le premier concerne le sens des mots du registre

42. Communication faite par Florian Mazel au séminaire Territoires et communautés (université
Paris I, École doctorale d'histoire, Monique Bourin et Elisabeth Zadora-Rio, 2003-2004,
Logiques spatiales des écrits de seigneurie : des polyptyques aux premiers plans parcellaires) : « Quelle logique
dans les enumerations de biens, confirmations royales et des bulles pontificales? » (27 novembre).
43. P. Chastang, Lire, écrire, transcrire : le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (xf-
xiif siècles), Paris, Éditions du CTHS, 2001.
44. S. Leturcq, Un village, la terre et ses hommes. Toury-en-Beauce (xif-xvif siècles), Paris, 2007,
p. 219-256.
Pratiques de l'espace 55

spatial, mots pris bien souvent au pied de la lettre, en vertu d'observations


anachroniques. Le second concerne, plus lourdement encore, les structures
mentales de l'espace et leur inscription dans le sol : l'évidence des limites
moins univoques, des centres et des cheminements plus complexes, des
hiérarchies spatiales plus lentes à mettre en œuvre qu'on ne le pensait.
L'écart aussi entre la norme, ou l'image mentale, et la mise en pratique.
Parallèlement à ces réorientations profondes concernant la mise en
place des structures de l'espace au Moyen Âge (peuplement, voies,
parcellaires), se sont développées les recherches sur les pratiques et sur leurs
effets à long terme sur les paysages. Elles ont bénéficié du développement
récent de la géoarchéologie et des sciences du paléoenvironnement, lui-
même fortement corrélé à l'inquiétude écologique qui saisit une partie de
la planète et se traduit dans la communauté scientifique française par le
financement, depuis les années 1980, de programmes environnementaux
successifs, qui font une place croissante aux transformations des milieux,
au cours des deux derniers millénaires, et au rôle qu'y tient le facteur
anthropique.

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