Vous êtes sur la page 1sur 27

Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Représentations géographiques savantes, constructions et


pratiques de l'espace
Monsieur Patrick Gautier Dalché

Citer ce document / Cite this document :

Gautier Dalché Patrick. Représentations géographiques savantes, constructions et pratiques de l'espace. In: Actes des
congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 37ᵉ congrès, Mulhouse, 2006.
Construction de l'espace au Moyen Age : pratiques et représentations. pp. 13-38 ;

doi : 10.3406/shmes.2006.1910

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2007_act_37_1_1910

Document généré le 04/06/2016


Représentations

géographiques savantes,
constructions et pratiques de l'espace

Patrick Gautier Dalché

Le chroniqueur Ernoul raconte que, vers la fin du xne siècle, Renaud


de Châtillon envoya cinq galées bien approvisionnées sur la mer Rouge
« pour cierkier et pour savoir quels gens manoient sour cele mer d'autre
part ». Le chroniqueur ajoute à ce propos qu'un fleuve du Paradis - le Nil -
coule dans cette mer, avant de déboucher en Egypte1. La juxtaposition de
ces deux renseignements fait penser que le motif de l'expédition n'était pas
seulement de nature stratégique et que la curiosité du seigneur
d'outre-Jourdain avait été sinon suscitée, du moins accrue par la notion de l'existence
de ce fleuve émanant d'une région inconnue2. Voilà donc l'exemple d'une
représentation savante banale, répétée dans de nombreux textes
géographiques depuis l'Antiquité tardive, qui exerce son efficace dans l'action.
Pourtant, les représentations géographiques du Moyen Âge telles
qu'on les trouve dans les textes et sur les cartes sont parfois considérées
comme de pures abstractions livresques sans rapport avec l'espace réel,
répétées sans critique et sans recours à ce que nous considérons comme relevant
de l'expérience, et les raisons qui ont poussé tant d'auteurs à recopier des
descriptions obsolètes et à dessiner des mappemondes grossières paraissent
parfois d'une désespérante obscurité. Ne s'agit-il que de fictions relevant

1 . Itinera Hieroslymitana Crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. III : Tempore récupérations Terme
Sanctae, S. de Sandoli éd., Jérusalem, 1983, p. 426.
2. D'après la Genèse (2, 10-14), le fleuve irriguant le Paradis se divise en quatre fleuves parcourant
diverses parties de la Terre : Tigre, Euphrate, Phison et Geon. L'identification de ces deux derniers
a exercé la sagacité des commentateurs depuis les premiers temps du christianisme, Phison et Geon
étant généralement considérés comme étant le Gange et le Nil.
14 Patrick Gautier Dalché

de l'imaginaire ? de prétextes à constructions symboliques ? de jeux


intellectuels d'une minorité de clercs? Toutes ces interprétations courantes
aboutissent à des apodes ; aucune n'est capable de rendre compte de
l'existence, des caractéristiques et de l'efficacité sociale d'un très vaste corpus de
descriptions géographiques et de cartes qui ont à leur tour servi de base
à toutes sortes d'élaborations ayant pour objet l'espace durant le Moyen
Age. Le sujet qui nous réunit doit tenir compte de ce corpus
documentaire et tenter de dépasser les explications simplistes, mais aussi les
illustrations trop évidentes qui viennent aussitôt à l'esprit, comme l'ouverture
du monde consécutive aux voyages missionnaires des xme et xiv* siècles
ou les grandes découvertes. Il serait en effet facile de montrer que, partant
des mêmes prémisses que celles de Renaud de Châtillon, les découvreurs
du XVe siècle construisirent un monde en grande partie nouveau à l'aide
de ces mêmes représentations savantes remaniées et recomposées. Le choix
d'un tel matériau ne me paraît pas productif, car il esquive plusieurs
problèmes. L'historiographie des découvertes est encore souvent fondée sur un
anachronisme, considérant comme allant de soi notre conception
contemporaine des relations entre théories et expérience, biaisant les
interprétations en conséquence et voyant Colomb comme un héros de l'empirisme
moderne. Il s'agit en outre d'un domaine où les textes, même théoriques,
se rapprochent trop de ce qui est pour nous représentation géographique
savante. Dans les autres cas de l'expérience médiévale, il est moins aisé
de trouver une cohérence réelle entre les notions inscrites dans des
traités manuscrits, auxquels seul un petit nombre de clercs avait accès, et les
notions et les actes du plus grand nombre, notamment de ceux qui n'ont
pas cette familiarité immédiate avec le savoir légitime.
C'est donc plutôt sur les documents les plus répétitifs, les plus
éloignés de la « pratique » qu'il convient de s'arrêter, en cherchant à montrer
comment ces artefacts informent la perception de l'espace, aident à en
définir la nature et les qualités, et produisent en conséquence des effets
pratiques. Il est malheureusement impossible de donner ici un tableau
articulé d'un phénomène de grande ampleur pour lequel la documentation est
certes abondante, mais aussi très disparate. Il m'a donc paru plus éclairant
et plus utile d'opérer des sondages à travers des époques et des milieux
intellectuels différents, de façon à montrer la diversité des situations où
s'aperçoit l'effet des représentations savantes. L'avantage de cette option
est en outre de prévenir contre toute construction totalisante qui
chercherait à définir une vision spécifiquement médiévale de l'espace. Trois séries
d'exemples porteront sur la définition d'un espace identitaire; puis, sur
diverses opérations de délimitation ; enfin, sur l'introduction de la carto-
Représentations géographiques savantes 15

graphie dans des cadres monumentaux, pour signifier la souveraineté ou


développer l'histoire du salut.

Dans l'empire carolingien : la géographie savante au service


de l'identité
La première étape de ce parcours conduit en Rhétie aux abords du
lac de Constance, dans la première moitié du ixe siècle, chez un auteur
qui fut le précepteur de Charles le Chauve, Walahfrid Strabon. Sa poésie
illustre un aspect de la renovatio carolingienne un peu négligé, à savoir les
fréquentes références à des noms géographiques provenant de la lecture des
auctores antiques, dans le cadre de comparaisons spatiales3. Cette profusion
a été souvent jugée comme une érudition lexicale intempérante, comme
un pur jeu avec le langage, comme une médiocre imitation de la poésie vir-
gilienne. Cette réduction manque le sens de ce qui est, certes, un artifice,
mais un artifice aux visées précises. Il n'est pas indifférent, en effet, que ce
procédé renaisse dans un contexte historique où la prétention à
l'universalité de l'empire, c'est-à-dire au contrôle de Yorbis terrarum tout entier,
est confrontée, vers l'orient, à la concurrence de Byzance et à la réalité
des conquêtes musulmanes. Au-delà du topos abondamment emprunté à
Venance Fortunat, modèle des poètes carolingiens, au-delà des évidentes
réminiscences virgiliennes, évoquer dans un poème à la gloire de l'un ou
l'autre souverain l'Inde et l'île de Thulé - c'est-à-dire les extrémités du
monde habité — a pour effet de légitimer idéologiquement la prétention
à la domination universelle, une reprise en somme de l'idéologie augus-
téenne appuyée sur de semblables procédés littéraires4.

3. Voir son poème Ad episcopum Ferendarium, E. Dùmmler éd., MGH, PLAC, t. II, 1884,
p. 400 sq.
4. E. R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages, Londres, 1979, p. 160 sq., Sedulius
Scottus use fréquemment de ce lieu commun, par exemple dans un poème à Charles le Chauve,
nouveau Charlemagne : Hie suum nomen misit trans Lndica régna : I Huiusfama nitens Thylen adus-
que uolat. I Sic utrumque replet totius climata mundi I Nomen Cesareum claraque pompa ducum
(L. Traube éd., MGH, PLAC, t. III, 1886-1896, p. 182) ou dans une autre composition adressée
à Lothaire : India quos tremuit, seruiuit et ultima Thy le, I Hos superas equidem religione pia. {ibid.,
p. 234).
16 Patrick Gautier Dalché

Mais que l'on emploie à des fins idéologiques des toponymes


antiques dans la poésie de cour n'entraîne pas que ces noms fussent, si l'on
peut dire, pris au sérieux comme exprimant des réalités spatiales
concrètes. C'est précisément sur ce point que le témoignage de Walahfrid est
éclairant. Dans un remaniement d'une vie de saint Gall commandé par
l'abbé Gozbert, au début même du prologue - ce qui confère au fait une
importance particulière -, il se livre à une digression sur deux aspects de la
géographie de sa patrie, la Rhétie, intimement liés dans l'esprit d'un savant
carolingien : son nom et sa situation. L'occasion de ce développement est
la présence, dans le texte qu'il remanie, du mot Altimania pour désigner le
pays « que nous, Alamans et Suèves, nous habitons » :
En outre, alors qu'il y a quelque temps je lisais avec attention cette
Vie, je trouvai que l'auteur du même ouvrage appelle assez souvent
Altimannia la terre que nous, Alamans et Suèves, nous habitons.
Mais cherchant l'origine de ce nom, je n'en ai trouvé mention chez
aucun des auteurs dont la connaissance est parvenue jusqu'à nous.
Car, si je ne me trompe, ce nom a été fabriqué par les modernes à
partir de la situation élevée de la province. Selon les auteurs
authentiques, la partie de l'Alamanie et de la Souabe située entre les Alpes
pennines et la rive méridionale du Danube est appelée Rhétie; et
ce qui est au nord du Danube est assigné à la Germanie. Et, pour
ne pas être considéré comme avançant nos propres opinions, nous
appelons à l'appui quelques témoins. Paul Orose, aux paroles duquel
une confiance universelle est accordée, écrivant sur la géographie,
déclare entre autres ceci : [Hist. adv. paganos I, 2, 60]. Puisque la
Norique appartient aux Bavarois et que sa limite septentrionale est
formée par le Danube et la Germanie, la Rhétie qui fait partie du
même ensemble doit nécessairement avoir les mêmes limites vers
le nord. Solin aussi, dans le Polyhistor, là où il mentionne la Gaule,
désigne de cette façon ces provinces situées sur une seule étendue
de terres [Collectanea rerum memorabilium, 21-22]. Si la Rhétie est
seulement en dessous des Alpes, où est la logique si nous devons
escalader leurs hauteurs pour aller de Gaule en Norique, plutôt que
d'y parvenir directement en passant par la Rhétie majeure5 ?

5. Porro dumpridem ipsum opus perlegerem, inueni ab auctore eiusdem conscriptionis terram quam nos
Alamanni uel Sueui incolimus, Altimaniam sepius nominari; sed ipsius nominis originem quaerens,
apud nullum scriptorum, quorum adhuc notifia nos respersit, eius reperi mentionem : nisifallor enim,
ab alto situ prouinciae idem uocabulum a modernis confictum est. Nam iuxta scriptores authenticos pars
Alamanniae uel Sueuiae inter Alpes Penninas et meridianum latus Danubii sita Rhetia dicitur; porro
quod est ad septentrionalem plagam Histri, Germaniae deputatur. Et ut non nostra dicere existime-
mur, aliquos rei testes asciscimus. Paulus Orosius, in cuius dictis fides omnium concordat, de situ terrae
scribens, haec inter cetera ponit [. . .]. Cum Noricus regio sit Baioariorum et eius septentrionalis
terminus Danubius et Germania, necesse est Rhetiam, quae simul ponitur, eisdem finibus aquilonem uersus
Représentations géographiques savantes 17

Cet exposé est de ceux dont, habituellement, on considère qu'ils se


bornent à refléter le caractère purement livresque de la géographie
carolingienne et médiévale, et qu'ils dénotent une appréhension non rationnelle
de l'espace. Mais une lecture attentive permet de montrer que les choses
sont un peu plus complexes et que nous avons là un raisonnement raffiné,
effectué dans les cadres à la fois intellectuels et sociaux qui prédéterminent
la réflexion sur l'espace à cette époque. Toute autre prise de position
partirait, sans que l'on en ait nécessairement conscience, de jugements a priori
prédéterminés par notre propre habitus mental de réflexion sur l'espace, et
manquerait donc son objet.
Le point de départ de la réflexion de Walahfrid est donc un nom de
pays qui n'est pas consacré par la tradition, puisqu'on ne le rencontre chez
aucun auteur. On interpréterait à tort cette attitude comme l'effet d'une
paresse intellectuelle condamnable, ou d'une confiance exagérée accordée à
l'écrit (les scriptores) au détriment de ce que nous appelons l'« expérience ».
Car, pour un intellectuel carolingien, la description de l'espace est avant
tout affaire de dénomination. Les pays, les régions, les provinces sont pour
lui des essences qui signifient par leur dénomination : on retrouve là
l'effet d'un enseignement fondé sur la prédominance de l'étude de la
grammaire et d'une conception de la réalité aux très lointaines racines
néoplatoniciennes, revivifiée par l'imprégnation mentale de l'œuvre d'Isidore de
Seville, pour qui le sens et la valeur active d'une chose, quelle qu'elle soit,
étaient donnés par l'origine de son nom qui révélait sa nature essentielle6 :
c'était le but même de son encyclopédie justement intitulée Etymologies.
Mais, d'un autre côté, ce nom n'est pas attesté chez les scriptores authentici
Orose et Solin, ceux dont la valeur de vérité est attestée non seulement par
leur ancienneté, mais surtout parce que leurs descriptions géographiques
relèvent d'un état de la civilisation et du savoir qui, dans ce domaine, a
donné des résultats considérés comme parfaits, du fait de la conquête et du
contrôle de l'ensemble de Xorbis terrarum7 : la géographie suit la conquête.
Altimannia n'a donc qu'une faible légitimité.

terminari. Solinus quoque in Polyhistore, ubi Galliae facit rnentionem, has prouincias uno terrarum
tractu positas his uerbis désignât [. . .]. Si Rhetia solummodo infra Alpes est, ut multi uolunt, quae
consequentia est, ut Noricum a Gallia pergentes, asperitatem Alpium transcendamus et non potius per
maiorem Rhetiam recto itinere Noricum usque tendamus. {Vita sancti Galli confessons, B. Krusch éd.,
MGH, SRM, t. IV, Passiones vitaeque sanctorum, II, 1902, p. 280-282).
6. Nam dum uideris unde ortum est nomen, citius uim eius intellegis {Etym., I, 29, 2) ; cf.
généralement E. R. Curtius, op. cit., excursus xiv : « Etymology as a category of thought », p. 495-500.
7. Sur ce fondement de la construction d'une représentation de l'espace entre Antiquité tardive
et Moyen Âge, voir P. Gautier Dalché, « Principes et modes de la représentation de l'espace
18 Patrick Gautier Dalché

La réflexion de Walahfrid se poursuit dans ce cadre mental. De ce


fait, il est confronté à un dilemme : d'une part, un nom de pays qui
correspond à la réalité ; d'autre part, l'absence de ce nom chez les représentants
de la perfection géographique romaine, dont les noms de provinces et de
pays, pour nous obsolètes, continuent de vivre comme des catégories aptes
à les identifier. Il y a pis : selon les descriptions de ces mêmes scriptores
authentici, la Rhétie, nom antique, romain, du pays de saint Gall et de
Walahfrid, fait partie du même tractus, c'est-à-dire du même ensemble ne
varietur, que la Norique et la Pannonie, lequel se caractérise donc
nécessairement par les mêmes limites et par une planéité que Walahfrid déduit
de la lettre et de la structure des textes authentiques, indépendamment
de leur adéquation à la réalité ou, plus exactement, de ce qui serait, pour
nous, l'adéquation d'un texte géographique avec la réalité. D'après Orose,
la Rhétie, la Norique et la Pannonie, formant un seul ensemble, sont
bornées au nord par le Danube qui les sépare de la Germanie. D'après Solin,
on va aisément de Gaule en Thrace en passant par la Rhétie, la Norique et
la Pannonie, sans franchir des montagnes élevées. Si donc la « Rhétie »
correspond seulement à une situation de plaine, infra Alpes, comment
expliquer que, pour aller de Gaule en Norique, on soit obligé de franchir les
Alpes, au lieu de passer par la maior Rhetia (entendez par une Rhétie plus
étendue que les seules Alpes, qui permet un passage en plaine) ?
On voit que, pour Walahfrid, la difficulté réside dans la
conciliation des noms modernes et des noms des provinces romaines transmis
par la tradition, Alamannia (ou Altimania) et Rhetia. Mais nous aurions
tort d'interpréter de telles interrogations selon nos propres habitudes
mentales : le raisonnement ne se borne pas à associer des noms sans
substance. Il prend en considération le situs provinciae, mais aussi le
peuplement récent qui a bouleversé les cadres provinciaux romains ainsi que
l'usage linguistique variable selon l'origine des peuples :
Donc, puisque les Suèves mêlés aux Alamans se sont installés dans
une partie de la Germanie au-delà du Danube, une partie de la
Rhétie entre les Alpes et le Danube et une partie de la Gaule autour
de la Saône, nous ferons découler le nom de la patrie de celui de
ses habitants afin de conserver la vérité des anciennes
dénominations, et nous l'appellerons Alamanie et Souabe. En effet, il y a deux

géographique durant le haut Moyen Âge », dans Uomo e spazio nell'alto Medioevo, Spolète, 2003
(Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto Medioevo, 50), p. 139 sq., et « L'héritage
antique de la cartographie médiévale : acquis et problèmes », dans Cartography in Antiquity and
the Middle Ages : Fresh Perspectives, New Methods. The 35th Workshop of the Commitee for Medieval
Studies, Vancouver, University ofBritish Columbia, 20-28 October, 2005, à paraître.
Représentations géographiques savantes 19

vocables désignant une seule nation ; les nations voisines qui parlent
latin nous désignent par le premier, tandis que les barbares nous
appellent du second8.
Le pays actuellement habité par les Alamanni vel Suevi excède donc
la Rhétie, laquelle est à la fois plaine et montagne. Ce n'est donc pas parce
que le nom de pays Altimania est faux que Walahfrid s'est livré à ce
raisonnement9, c'est pour « conserver la vérité des noms antiques » et
notamment celui de la province romaine de Rhetia.
D'autre part, s'il préfère Alamannia ou Suevia à Altimannia, c'est
parce que le nom de la province est dérivé de celui de son peuplement
contemporain. Au-delà de la nécessité de trouver au nom de pays une
origine correspondant exactement à sa nature essentielle, il est clair que cette
conclusion reflète l'intérêt pour le peuple dont il fait partie et la volonté de
lui donner une existence dans le texte géographique sans pour autant
déprécier les noms issus d'une tradition informant a priori les cadres de
perception spatiale de l'identité personnelle. C'est le contenu topographique
du texte antique insistant sur la nature du terrain, à la fois montagnes
et plaines, qui organise la réflexion sur l'espace contemporain et permet
d'aboutir à l'équivalence.
Je me suis attardé sur cet exemple pour deux raisons. Il est loin d'être
une exception. On pourrait aboutir à la même conclusion à partir d'autres
textes, comme la description par Éginhard des accroissements du royaume
franc10. Nous avons là la pointe extrême de la réflexion carolingienne qui
nous éclaire a fortiori sur le rôle moyen des connaissances savantes qu'un
enseignement de la géographie par ailleurs bien attesté a répandues dans
les élites. D'autre part, il a une valeur paradigmatique. Ces connaissances
« livresques », qui se présentent toujours comme un ensemble bien
structuré, sont la condition de possibilité d'une réflexion sur l'espace vu
comme de grandes entités régionales articulées les unes aux autres par leurs
limites. Les intellectuels carolingiens, et tous ceux qui recevaient l'effet de

8. Igitur quia mixti Alamannis Sueui partent Germaniae ultra Danubium, partent Rhetiae inter Alpes
et Histrum partemque Galliae circa Ararim obsederunt, antiquorum uocabulorum ueritate seruata, ab
incolis nomen patriae diriuemus et Alamanniam uelSueuiam nominemus. Nam cum duo sint uocabula,
unam gentem significantia, priori nomine nos appellant circumpositae gentes, quae Latinum habent
sermonem; sequenti usus nos nuncupat barbarorum (Vita sancti Galli confessons, p. 282).
9. Pour une telle interprétation, voir N. Lozovsky, « Roman geography and ethnography in the
Carolingian empire », Speculum, 81 (2006), p. 345. Altimannia est donc implicitement réservé à la
partie montagneuse de la maior Rhetia. L'intérêt de ce passage de la Vita sancti Galli avait été signalé
par K. Preisendanz, Erdkundliche Spuren im Kloster Reichenau, Karlsruhe, 1927, p. 5.
10. Éginhard, Vita Karoli, 12, 15.
20 Patrick Gautier Dalché

leur magistère, donc l'ensemble de la société aristocratique carolingienne,


voyaient de cette seule façon l'espace réel où s'exerçaient les activités de
toute nature de leur monde social.

La géographie savante au service de la délimitation


Entre le xme et le début du XVe siècle, voici maintenant trois
exemples de prise en compte de la géographie savante dans des opérations de
délimitation et d'attribution de territoires, dans un contexte ecclésiastique
ou civil. Tous concernent la péninsule Ibérique, qu'il s'agisse de
l'attribution du diocèse de Valence après sa reconquête, de la fixation de la
frontière avec la France ou de la dispute de la souveraineté sur les Canaries
entre les couronnes castillane et portugaise. La géographie mise en œuvre
dans ces opérations est de la plus grande banalité, les sources étant soit les
Etymologies d'Isidore de Seville, soit Y Imago mundi d'Honorius Augusto-
dunensis11. L'une et l'autre encyclopédies comportent une section qui décrit
les provinces de Yorbis termrum par leurs limites12. Nul changement
fondamental dans le contenu entre le texte du vne et celui du xne siècle. Mais
il arrive qu'on fasse aussi référence, comme dans le dernier cas relatif à la
souveraineté des Canaries, à la carte marine - elle aussi production savante.

ZOrdinatio ecclesiae Valentinae


À la suite de la reconquête de Valence par Jacques Ier, en 1236,
naquit une contestation entre les archevêques de Tolède et de Tarragone
sur le point de savoir à quelle province devait appartenir le diocèse
récemment réintégré dans le monde chrétien. Suivant la décision de Grégoire IX,
un procès s'ouvrit donc13. Les documents apportés par les deux parties
du litige, qui forment un ensemble très particulier, étaient de deux types.
Il y avait des manuscrits conciliaires décrits dans le détail (couleur des
encres, décoration, notes marginales), ainsi qu'une division ecclésiastique

11. Honorius Augustodunensis, Imago mundi, V.I.J. Flint éd., Annales d'histoire littéraire et
doctrinale du Moyen Âge, t. 49 (1983), p. 7-153.
12. Étym., XIV, 4, p. 28-30.
13. F. Martorell, « Fragmentos inéditos de la "Ordinatio Ecclesiae Valentinae" », dans Escuela
Espanola de arqueobgia e historia en Roma. Cuadernos de trabajos, 1. 1, 1912, p. 85-86. Sur l'ensemble
de l'affaire, exposé profus par R. I. Burns, The Crusader Kingdom of Valencia. Reconstruction on a
thirteenth-century frontier, t. I, Cambridge (Mass.), 1967, chap. XIV.
Représentations géographiques savantes 21

de l'Espagne attribuée à Constantin14, procurée par quatre manuscrits


arabes. Deux d'entre eux étaient anonymes, le troisième attribué à Rasis, le
quatrième à un nommé Abiba Capazahabi, qui peritus fuerat in lege eorum,
selon l'avis d'un Juif et d'un Arabe appelés pour le traduire15. Cette
division ancienne était actualisée par la répartition des diocèses de la
péninsule opérée au vne siècle sous le roi wisigoth Wamba16. À cela s'ajoutaient
deux documents de géographie strictement descriptive : un extrait de la
Naturalis historia de Pline l'Ancien (ier siècle après J.-C.) énumérant les
peuples et les oppida de la province à'Hispania citerior, où se trouvait la
colonie romaine de Valentia, et un extrait des Etymologies d'Isidore de
Seville, caractérisant YHispania par son étymologie, ses limites naturelles,
ses productions, ses fleuves et ses divisions administratives romaines17. Aux
textes juridiques, la géographie descriptive prêtait donc un concours qui
n'était pas de moindre autorité. Les deux extraits, dans l'esprit de ceux qui
les produisirent comme preuves de leurs prétentions, avaient pour but de
montrer que Valence appartenait à YHispania citerior. Notez que la
distinction de YHispania citerior et de YHispania ulterior, remontant au Ier siècle
avant notre ère, était alors totalement obsolète. L'importance prêtée à ce
type de textes est attestée par le fait que le passage isidorien est dit provenir
de plusieurs manuscrits du monastère de San Millan « donnant les mêmes
leçons ». Intervenant au service du droit, la géographie savante était donc
vue comme procurant des documents authentiques dont le contenu était
vérifié par l'accord des manuscrits.

Le val d'Aran
La question de l'appartenance du val d'Aran occupa longtemps les
relations entre la France et l'Aragon. En 1312, dans un mémoire produit
par les Français lors d'une entrevue entre les commissaires des deux parties,

14. Elle est aussi transmise par al-Bakri dans son Kitab al-Masalik wa-1-mamalik (E. Levi-Proven-
çal, La péninsule Ibérique au Moyen Age d'après le Kitab ar-rawd al-mi'tarfi habar al-aktar d'Ibn abd
al-Munim al-Himyari, Leyde, 1938, p. 42, n. 2) ; édition et traduction, ibid., p. 246-249.
15. Il s'agit de la Chronique de Rasis qui contient une description de la péninsule Ibérique et n'est
plus connue que par la traduction castillane d'une version en portugais (D. Catalan, Cronica del
Moro Rasis. Version del Aj bar Muluk Al-Andalus de Ahmad ibn Muhammad ibn Musa al-Razi 889-
955 romanzada para el rey don Dionis de Portugal hacia 1300 por Mahomad, alarife, y Gil Perez,
Madrid, 1975). L'auteur de la notice, qui précise, à propos de Rasis, qui multos fecerat libros defisica,
le confond avec le célèbre médecin.
1 6. La Division de Wamba. Contribuciôn al estudio de la historia y geografia eclesiasticas de la Edad
Media espanola, L. Vazquez de Parga éd., Madrid, 1943.
17. Etymologies, XIV, 4, p. 28-30.
22 Patrick Gautier Dalché

les arguments juridiques et ceux tirés de la géographie furent encore une


fois associés. Pour les Français, en effet, les deux royaumes étaient séparés
par la chaîne des Pyrénées, vue comme la ligne de contact de deux
bassins hydrographiques : « Dans la mesure où ces fleuves descendent vers
la Gascogne, le territoire est du royaume de France, et pour autant qu'ils
descendent vers l'Espagne et la Catalogne, il relève des royaumes
hispaniques, selon Isidore et les anciennes chroniques18. » L'apport d'Isidore est
ici d'ordre plus général que dans le cas de YOrdinatio ecclesiae Valentinae,
mais c'est encore au même passage des Etymologies que l'on renvoie : selon
l'évêque de Seville, YHispania est close par les Pyrénées. La notion de ligne
de partage des eaux est renforcée par un élément de géographie descriptive
tiré d'un auteur à qui son antiquité confère l'authenticité nécessaire. Les
spécialistes du droit international commis à cet effet étaient donc familiers
avec le type de découpage spatial apporté par la géographie descriptive ; ce
découpage était pour eux une condition évidente de l'appréhension
rationnelle et opératoire de l'espace.
Ce type de réflexion à partir de schemes savants préexistants peut
être mis en parallèle avec les enseignements du formulaire de chancellerie
d'Odart Marchesne, secrétaire de Charles VIL La géographie
principalement féodale qui sy révèle est complexe, précise, et procure une vision
organisée de l'espace du royaume. Bien qu'il n'y ait pas de recours explicite
à la géographie savante, celle-ci est toujours à l'arrière-plan de la réflexion
d'un personnel éduqué à l'Université qui peut y recourir en cas de besoin19.
Ainsi, vers 1295, l'auteur d'une enquête au sujet des droits du roi de
France à Lyon répond à l'hostilité des chanoines de la ville en s'appuyant
sur un document administratif, le Provincial de la curie où l'Eglise de Lyon
apparaît comme le premier siège de la Gaule (Gallie prima sedes),
recourant donc au concept savant de Gallia20. Plus généralement, des œuvres
d'auteurs engagés dans les affaires administratives, comme les Otia impe-
rialia de Gervais de Tilbury, maréchal du royaume d'Arles pour Otton IV,

18. Prout dicta flumina decurrunt uersus Wasconiam est de regno Francie et prout decurrunt uersus
Yspaniam seu Cataloniam est de regnis Yspanorum, secundum Ysidorum et antiqua cronica (P. Lauer,
« Une enquête au sujet de la frontière française dans le val d'Aran sous Philippe le Bel », Comité des
travaux historiques. Bulletin de la Société de géographie, 35 (1920), p. 29).
19- M. Desjardins, « Les savoirs des notaires et secrétaires du roi, et la géographie de la France
d'après le Manuel d'Odart Morchesne et un index de chancellerie », dans Écrit et pouvoir dans les
chancelleries médiévales : espace français, espace anglais. Actes du colloque international (Montréal, 7-9
septembre 1995), K. Fianu, D. J. Guth éd., Turnhout, 1997 (FIDEM, Textes et études du Moyen
Âge, 6), p. 87-97.
20. F. Kern, Acta imperii Angliae et Franciae ab a. 1267 ad a. 1313, Tubingen, 1911, n° 270,
p. 199.
Représentations géographiques savantes 23

ou le Trésor de Brunet Latin, chancelier de Florence, manifestent le même


mélange de géographie descriptive savante et de géographie ecclésiastique
ou civile21. Il n'y a jamais d'opposition de principe entre ces deux types de
culture géographique qui coexistent chez les mêmes individus, qu'ils soient
ecclésiastiques ou laïques.

Les nations à Constance et à Bâle


Les conciles du XVe siècle, en rassemblant des auditoires formés aux
mêmes auteurs et partageant les mêmes notions, procurèrent nombre
d'occasions où les notions géographiques intervenaient tout naturellement
dans l'argumentation.
À Constance, les participants furent organisés en quatre nations
regroupant plusieurs royaumes : Italiens, Français, Allemands et Anglais,
les votes se faisant par groupe et non par individu22. Dans son De ecclesias-
tica potestate lu le 1er octobre 1416, Pierre d'Ailly contesta que l'Angleterre
ait le droit de former à elle seule une nation et préconisa de la réduire au
sein de la nation allemande, ce qui fut développé le 3 mars de l'année
suivante dans un rapport ad hoc. Pour les Français, la nation anglaise ne
contenait qu'un particulare regnum et ne pouvait être équivalente à l'Italie,
à la Gaule, à l'Espagne ou à l'Allemagne qui, beaucoup plus vastes,
contenaient nombre de régions et de provinces23. C'est sur le même plan relatif à
la taille du pays et à sa composition politique que répondit l'un des notaires
officiels du concile, l'Anglais Thomas Polton, peut-être le futur évêque de
Winchester24. Dans un mémoire présenté à la fin du mois de mars 1417,
il s'efforça de démontrer que l'Angleterre était plus grande et, à l'aide
d'arguments controuvés relevant de la géographie ecclésiastique, qu'elle
contenait plus de diocèses que la France. Ce faisant, il nous renseignait sur des
données issues de la géographie savante mises en avant dans la discussion.

21. Otia imperialia, II, p. 2-12 et 25, S. E. Banks, J. W. Binns éd., Gervase of Tilbury Otia impe-
rialia. Recreation for an emperor, Oxford, 2002 (Oxford Medieval Texts), p. 176-346 et 520-528;
Trésor, I, IV, 122-125, P. Chabaille éd., Li Livres dou Trésor par Brunetto Latini, Paris, 1863,
p. 151-173.
22. Sur l'ensemble du débat, voir L. R. Loomis, « Nationality at the council of Constance »,
American Historical Review, 44 (1939), p. 508-527, et, plus récemment, H.-J. Schmidt, Kirche, Staat,
Nation. Raumgliederung der Kirche im mittelalterlichen Europa, Weimar, 1999, p. 476-484.
23. J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. XXVII, p. 1022-1031;
H. von der Hardt, Rerum universalis concilii Constantiensis de praeclaro apparatu et incomparabili
pompa magni hujius concilii..., Francfort-Leipzig, 1699, col. 57-75.
24. J.-Ph. Genet, « English nationalism Thomas Polton at the Council of Constance »,
Nottingham Medieval Studies, 28 (1984), p. 60-78.
24 Patrick Gautier Dalché

Des partisans des positions françaises s'appuyaient sur une mappa mundi
qui prouvait selon eux que le royaume de France est plus de six fois plus
grand que le royaume d'Angleterre, et où la vignette représentant la seule
cité de Paris occupait plus d'espace que ce dernier25. La mauvaise foi n'était
peut-être pas le seul fait des Français, comme on le verra. Tout le monde
avait conscience, à l'époque, de l'échelle variable d'une représentation. La
taille exagérée de Paris sur la mappemonde ne faisait que refléter non pas
sa taille réelle, mais l'importance qu'on reconnaissait à la ville. Quoi qu'il
en soit, le fait de prendre en considération une de ces mappae mundi n'était
pas, en soi, considéré comme illégitime par Thomas Polton. La fonction
symbolique d'un aspect de la carte imprégnait assez les esprits pour que la
représentation passât, du moins aux yeux de certains qui étaient intéressés
à un tel point de vue, pour réaliste et naturelle.
Pour résoudre la querelle à l'avantage des Anglais, Thomas Polton
proposa en outre une division inédite de l'Europe dont l'avantage objectif
aurait été, selon lui, d'éviter tout préjudice. Selon cette proposition, les
nations d'Europe auraient été désignées selon un critère strictement
géographique, de façon à ce qu'aucun royaume ne se sentît lésé par leur
dénomination habituelle selon les peuples et les royaumes : Hongrie, Bohême,
Pologne et Allemagne auraient formé une nation orientale, France et
Espagne une nation occidentale, Angleterre, Galles, Ecosse et Irlande,
Danemark, Suède et Norvège une nation septentrionale, et Italie, Chypre
et Crète, avec les Grecs d'obédience catholique, auraient constitué une
nation méridionale26. Le principe de ce découpage apaisant provenait d'un
traité de philosophie naturelle d'Albert le Grand où, à des fins purement
descriptives, la quadripartition s'appliquait à Y orbis terrarum tout entier27 :

25. Vnde audent Domini sic scribentes scribere, regnum Franciae sex et plures quotas portiones facere ad
regnum Angliae ? Aestimatur enim, quod sicut nonnulli eisdem fauentes pro singulari gloria in mappa
mundi ciuitatem Parisiensem plus occupare de loco pingunt quam totum regnum Angliae, sic, ut uidetur,
praesumere uellent, sic scribentes inaequalitatem inter régna praedicta in terrae continentia et ceteris
qualitatibus. (H. von der Hardt, op. cit., col. 91-92). Dans le rapport, on ne voit pas que Paris ait
été au centre de la mappa mundi. Rien ne permet non plus de deviner dans ce passage une allusion
au discours d'Anseau Choquart proposant Marseille comme siège de la papauté, la cité méridionale
étant située selon lui au centre du monde (J.-P. Genet, art. cit., p. 69).
26. H. von der Hardt, op. cit., col. 76-101.
27- Volumus autem in hac descriptione praecipue imitari descriptionem, quae facta est sub Augusto
Caesare, qui primus mandauit « ut totus orbis describeretur »; [. . .] ipse descriptionem perfici fecit per
quattuor partes habitabiles [. . .] Hae tamen très partes orbis simul iunctae in quattuor quartos nostram
habitationem diuidunt, quartam [Asia, Europa, Africa] uidelicet orientalem et quartam occidentalem et
duas reliquas, quae sunt aquilonaris et meridiana. (Albert le Grand, De natura loci, III, I, P. Hossfeld
éd., Sancti doctoris Ecclesie Alberti Magni opera omnia, t. V, 2, Munster Westfalen, 1980, p. 29-30).
Représentations géographiques savantes 25

il s'agit là d'une évidente manipulation intéressée du texte, Thomas Polton


se couvrant ainsi de l'autorité du savant. Mais l'important n'est pas dans
les motivations morales des participants. Albert, pour sa part, n'avait fait
que recopier une cosmographie du vne siècle utilisant systématiquement ce
principe classificatoire pour décrire l'ensemble de la Terre habitée divisée
en quatre parties selon les points cardinaux28. L'idée d'un découpage
strictement géographique, moderne si l'on veut, remontait donc en dernière
analyse à un produit de la culture et de l'école tardo-antiques. L'idée
semble avoir été reprise d'un avis déjà présenté par un personnage anonyme
dans l'intention d'éliminer tout lien entre les nations conciliaires et les
royaumes29. Le découpage géographique faisait taire les prétentions de
chaque royaume : « Que les Français et les Hispaniques le veuillent ou non,
ils sont les Occidentaux en Europe ; les Anglais, les Danois, les Suédois, les
Norvégiens, les Scots et les Irlandais sont nécessairement septentrionaux. »
II avait en outre l'avantage d'être fondé sur un principe permanent, car
objectif0.
Quelque temps plus tard, à Sienne puis à Bâle, l'humaniste Alfonso
de Santa Maria s'opposa pour le compte de la Castille aux prétentions
anglaises à la préséance31. Les arguments géographiques ne tiennent
qu'une place mineure dans leurs discours, mais ils sont de même nature.
Les Anglais usèrent des mêmes textes et des mêmes raisonnements que
Thomas Polton, mais Alfonso de Santa Maria, sur la question de la taille
et de la richesse comparées des deux pays, n'eut pas de mal à rabattre les

28. Pseudo-Aethicus, Cosmographia, A. Riese éd., Geographi Latini minores, Heilbronn, 1878,
p. 71-103 ; voir notamment p. 72.
29. Italien, selon H.-J. Schmidt, op. cit., p. 483.
30. Quid uelint nolint Franci et Hispani, ipsi necessarie sunt occidentales in Europa, Anglici, Daci,
Suecici, Norwidi, Scoti et Yberi necessarie aquilonares (H. von der Hardt, op. cit., col. 102).
31. J.-Ph. Genet, art. cit., p. 61 pour les Anglais; pour les Castillans, édition du discours par
F. Blanco, « Discurso de Alfonso Garcia de Santa Maria en el concilio de Basilea sobre la prece-
dencia de asiento castellana sobre Inglaterra », La Ciudadde Dios, 35 (1894), p. 122-129, 21 1-217,
337-353, 523-542, et plus récemment par M. Va. Etcheverria Gaztelumendi, Ediciôn critica
del discurso de Alfonso de Cartagena « Propositio super altercatione praeminentiae sedium inter orato-
res regum Castellae et Angliae in concilio Basiliense » : versiones en latin y castellano, Madrid, 1992.
Analyse descriptive par V. A. Alvarez Palenzuela, « La situaciôn europea en época del concilio de
Basilea. Informaciôn de la embajada del reino de Castilla », Archivos leoneses, 46 (1992), p. 55-62;
et par L. Parra Garcia, « Propositio super altercacione praeminentiae sedium inter oratores regum
castellae et Angliae in concilio Basilensi, o los argumentos de Alfonso de Cartagena por la preemi-
nencia de Espana », Cuadernos de filologia cldsica. Estudios latinos, 20 (2002), p. 463-478 (p. 476
pour les arguments géographiques). Je n'ai pu consulter L. Fernandez Gallardo, «Alonso de
Cartagena en Basilea (nuevas observaciones sobre el conflicto anglo-castellano) », Archivos leoneses,
48 (1994).
26 Patrick Gautier Dalché

prétentions de la partie adverse en citant d'après les Etymologies d'Isidore


de Seville la valeur médiocre de la circonférence de l'Angleterre et le vieux
lieu commun antique des îles britanniques comme alter orbis — autant dire
un simple faubourg de l'Europe32.
Ces débats renseignent au-delà de simples questions administratives.
La géographie savante était un prérequis naturel de la discussion : c'est à
partir du contenu de cette géographie que la discussion pouvait s'engager
et, éventuellement, aboutir à des décisions organisant l'espace vécu des
nations conciliaires et donc, nécessairement, l'espace « réel » marqué par
des valeurs, positives ou négatives.

La question des Canaries


Alfonso de Santa Maria, qui avait entre-temps accédé au siège
episcopal de Burgos, intervint en 1437 dans une autre contestation entre le
Portugal et la Castille, territoriale celle-là, à propos des Canaries33. Le roi de
Portugal avait produit un argument géocartographique à l'appui des règles
de droit relatives à la possession des îles : sur un objet qu'il appelle cosmo-
graphia et sur les cartes marines du temps, les Canaries étaient proches de

32. « Et bien que cette conclusion soit appuyée sur des preuves suffisantes, afin qu'on ne puisse dire
qu'elle ne dispose pas du fondement d'une autorité exprimée, en vue de la mieux fortifier, elle est
prouvée par ces mots d'Isidore qui, dans le livre IX des Etymologies, dit de l'Angleterre qu'elle est
dans l'océan, séparée de nous par une mer, comme hors de l'œcumène. Et il renvoie à Virgile disant
"les Bretons séparés du monde". De même, dans le livre XIV, il emploie ces mots "la Bretagne, île
de l'océan, s'étend au-delà d'une mer, séparée du monde". Donc qu'à proprement parler elle est en
dehors du monde et ainsi comme un faubourg du monde, comme je l'ai dit. » {Et licet hec ratio
satis probata existât, ne tamen dicatur quod non habetfundamentum auctoritatis expresse, ad maiorem
corroboracionem, probatur per dictum Ysidori, qui in IX libro Ethimologiarum dicit de Anglia quod
est intra occeanum, interfuso mari, quasi extra orbem posita. Et allegat Virgilium dicentem toto diuisos
orbe Britanos. Item in libro XIIII dicit hec uerba : Britania occeani insula interfuso mari toto orbe
diuisa patet. Ergo quod, propriissime loquendo, extra orbem est et sic quasi quoddam suburbium orbis,
utdici.) (M. V Etcheverria Gaztelumendi éd., p. 113). Les références sont à Étym., IX, 2, 102,
et XIV, 6, 2.
33. Il ne s'agit pas d'un discours prononcé en 1435 à Bâle, comme on le répète souvent, mais d'un
écrit adressé à l'ambassadeur du roi auprès du Saint-Siège pour l'aider à défendre les droits de la
Castille. Ce texte est souvent cité ; la référence à la géographie et aux cartes n'est que rarement notée
(analyse descriptive par V. A. Alvarez Palenzuela, art. cité, p. 86-91) ; pas de référence aux
particularités de l'argumentation dans J. F. O'Callaghan, « Castile, Portugal, and the Canary islands :
claims and counterclaims », Viator, 24 (1993), p. 287-309. Le fait culturel de l'utilisation de cartes
dans une dispute juridique n'est pas aperçu par nombre d'éminents historiens de la cartographie
portugaise qui se bornent à discuter de l'origine et du type de la carte présentée (en dernier lieu,
A. Pinheiro Marques, Origem e desenvolvimento da cartografia portuguesa na época dos descobri-
mentos, si, 1987, p. 78).
Représentations géographiques savantes 27

l'Afrique en cours de conquête depuis la prise de Ceuta par son père34. Il est
probable que l'argument fut affiné par les Portugais : selon Alfonso de Santa
Maria, certains d'entre eux affirmaient que les îles étaient plus proches des
côtes du Portugal que de toute autre côte du royaume de Castille et, pour
le prouver, ils produisaient une carta maris où l'on voyait le cap Saint-
Vincent s'avancer loin dans l'océan et où l'on constatait que la ligne tirée vers
les Canaries était plus courte qu'une ligne tirée depuis l'Algarve castillan35.
Sur cet aspect, la réponse de l'évêque de Burgos tient en deux points
qui associent deux traditions de la géographie savante : les Etymologies
d'Isidore de Seville et la carte. Isidore affirme que la Mauritanie Tingitane
appartient à YHispania36 — bien qu'elle ne soit pas incluse en elle et que,
du fait des circonstances, on n'en connaisse pas bien les limites
méridionales. La façon dont les sources de la connaissance géographique sont prises
en considération est éclairante. L'évêque de Seville ainsi que Jean Balbi
dans son Catholicon sont approuvés par alii quamplures cum de diuisione
terrarum loquuntur — donc supposés connus de tous. Mais Isidore jouit
de la plus grande autorité inter antiquos sapientes et doctores qui diuisiones

34. Le roi de Portugal est lésé « [...] parce que les îles touchent davantage à, et s'approchent plus
de l'Afrique, comme on peut très bien le voir par la cosmographie et les règles maritimes, et même,
il est plus vrai de dire qu'elles sont une portion de l'Afrique » {quia preffate insule adiacent magis et
appropinquant Africe quemadmodum per cosmografiam et maritimas prescriptiones luculenter uideri
potest, ymo uerius porcio quedam Africe sunt) {Supplique à Eugène IV, août 1436, C.-M. de Witte,
« Les bulles pontificales et l'expansion portugaise au xv* siècle », Revue d'histoire ecclésiastique, 48
(1953), p. 715-716).
35. « On produisait une carte marine selon laquelle il est évident que l'angle du Portugal appelé cap
Saint- Vincent fait une grande avancée dans l'océan. En effet, ces deux angles, à savoir celui qui est
appelé Finistère en Galice et celui qui est appelé cap Saint- Vincent en Portugal ou Algarve entrent
dans la mer de façon notablement plus profonde que les autres finistères qui sont sur la carte. Et si
l'on prend en considération les lignes droites tirées de l'angle du cap Saint- Vincent et des terres de
Castille qui sont dans notre Algarve et dans cette région jusqu'aux îles Canaries, il semblait à
certains que ces îles étaient plus voisines et plus proches de cet angle du cap Saint- Vincent que de toute
autre terre de Castille. » {Inducebatur carta maris secundum quam patet quod Me angulus Portugalie
qui dicitur finis seu caput sancti Vincentii facit magnum ingressum in occeano. Nam isti duo anguli,
uidelicet ille qui diciturfines terre in Gallitia et ille qui dicitur caput sancti Vincentii in Portugallia seu
Algarbio ingrediuntur mare aliquanto longius quam alie terre finitime que sunt in rota. Et consideratis
lineis rectis et protensis ab angulo sancti Vincentii et a terris Castelle que sunt in Algarbio nostro uel
per illam contractam et protensis usque ad insulas Canarie uidebatur aliquibus quod ille insule essent
propinquiores seu uiciniores illi angulo sancti Vincentii quam alicui terre Castelle) (J. M. de Silva
Marques, Descobrimentos Portugueses, 1. 1, Lisbonne, 1944, n° 281, p. 298 ; le document est daté, à
tort semble-t-il, de 1435). L'allusion à une rota montre qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une
carte marine, mais d'un type bien connu de mappa mundi circulaire influencé par les techniques
de la cartographie marine ; plus loin, il excipe ex situ earum per mappam mundi uel cartam maris
{ibid, p. 302).
36. Étym., XIV, 4, 29. Cette apparente aberration provient de l'organisation dioclétienne de
l'Empire.
28 Patrick Gautier Dalché

terrarum scripserunt, lui qui [. . .] ab omnibus in libris suis reputetur autenti-


cus, notamment en matière de droit37. Malgré les difficultés d'une
connaissance concrète totale de la Tingitane à cause des changements historiques
qui ont affecté les peuples, les cités et les lieux dans ce qui fait leur essence
— leur nom —, malgré la présence des musulmans, l'absence de liens
culturels et la guerre, on peut connaître cette province d'après la description
qu'en fait l'encyclopédiste. En effet, on déduit de ses limites qu'il s'agit
du pays où se trouvent la ville de Fez et les régions avoisinantes ainsi que
Tanger. En second lieu, en examinant ex situ earum per mappam mundi
uel cartam maris la situation des Canaries à gauche de la Mauritanie, on
démontre donc qu'elles sont plus proches de cette dernière au point qu'on
peut les en dire partie, tout comme la Sicile est partie de l'Italie38. En
réalité, l'argument juridique de la proximité ne vaut pas, car il ne s'applique
qu'à la possession des îles fluviales. Mais, pour épuiser la question, l'évêque
de Burgos va plus loin dans l'examen des faits sur la carte même. Tout bien
considéré, il est possible que les îles soient plus proches de l'Andalousie
castillane, ce qu'il conviendrait de vérifier par une mesure au compas sur
la carte.
J'abandonne le discours d'Alfonso de Santa Maria, où le
raisonnement géographique sur les textes et sur la carte vient à l'appui du droit39.
On observera en passant que ces objets sont considérés par les deux parties
comme donnant des renseignements exacts sur la réalité de l'espace. Or,
il arrive parfois que les arguments de nature géographique présentés aux
conciles soient stigmatisés comme insensés, « métaphysiques » ou «
mythiques », anachronisme inconscient provenant d'une vision moderne de la
géographie40. Pour comprendre leur fonction réelle, il ne faut pas nous
intéresser au contenu et à son rapport avec notre notion de la réalité
spatiale concrète, mais aux procédures perceptives et intellectuelles qui sont

37. J. M. de Silva Marques éd., p. 299. Il est testis omni exceptione maior (p. 300).
38. Ibid., p. 300 sq., 302.
39. Ceci encore : comme un accroissement alluvionnaire est à celui qui tient le rivage en face duquel
il est apparu à raison de l'étendue de celui-ci, et comme le cap Saint- Vincent est très étroit, il ne
peut correspondre qu'à une très petite partie des îles {ibid., p. 317). Il serait expédient de vérifier
que le traité de Barthole sur cette question {Tractatus de fluminibus seu Tyberiadis) était connu de
l'ambassadeur castillan.
40. Par exemple H. Heimpel, « Sitzordnung und Rangstreit auf dem Basler Konzil. Skizze eines
Themas », dans Studien zum 15. Jahrhundert. Festschrift fur Erich Meuthen, t. I, J. Helmrath,
H. Mûller dir., Munich, 1994, p. 5 ; J. Miethke, « Raumerfassung und Raumbewusstsein auf den
allgemeinen Konzilien des Spâtmittelalters. Die Reprâsentanz der Regionen in den Entwicklung
der Geschâftsordnung vom 13. zum 15. Jahrhundert », dans Raumerfassung und Raumbewusstsein
im spàteren Mittelalter, P. Moraw dir., Stuttgart, 2002, p. 153.
Représentations géographiques savantes 29

en jeu. Les arguments témoignent d'abord d'une culture commune qui


rend possible le débat, tous les participants partageant les mêmes notions
fondamentales acquises à l'Université. Cette culture conditionne la nature
des raisonnements sur l'espace, que ce soit dans une perspective pratique
immédiate, à savoir l'ordre de préséance dans les réunions conciliaires, ou,
plus généralement, pour justifier les intérêts nationaux.

La géographie savante dans un cadre monumental


Ces notions savantes n'étaient pas réservées à des prélats formés à
les recevoir par l'enseignement universitaire, comme il apparaît dans un
domaine différent. Des mappae mundi étaient présentes dans des ensembles
monumentaux laïques aussi bien qu'ecclésiastiques41. Les images
cartographiques exposées en public ne doivent pas être vues comme de simples
ornements. Leur réalisation était réfléchie, elles étaient organisées au sein
de programmes iconographiques qui leur conféraient des significations
précises, ce qui entraînait naturellement des effets idéologiques chez ceux
qui les contemplaient.

Espace et souveraineté
Depuis la description poétique du pavement de la chambre de la
comtesse Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, que composa au début
du xne siècle Baudri de Bourgueil, les témoignages sont nombreux de
représentations de ïorbis terrarum visibles dans des résidences royales42.
La première fonction de ces images est d'exalter les connaissances du
souverain. Loin d'être isolée, elle découle d'une tradition aux effets durables
d'après laquelle le souverain est à la fois le promoteur de la conquête
militaire et la source de la connaissance géographique, c'est-à-dire de l'ordre
mis dans la diversité des espaces terrestres placés sous sa domination par
les armes. La relation entre cet ordonnateur souverain et la
représentation du monde trouve son origine dans deux sous-produits tardo-antiques
de l'idéologie impériale, la Cosmographie de Julius Honorius et celle du

41. Je m'inspire ici de deux articles novateurs de Marcia Kupfer : « Medieval world maps :
embedded images, interpretive frames», Word and Image, 10 (1994), p. 262-288; «The lost Mappa-
mundi at Chalivoy-Milon », Speculum, 66 (1991), p. 540-571.
42. Carmen 124 Adelae comitissae, w. 719-948, J.-Y. Tilliette éd., Baudri de Bourgueil. Poèmes,
t. I.Paris, 1998, p. 23-31.
30 Patrick Gautier Dalché

Pseudo-Aethicus43, où l'on lit que César ou Auguste ordonnèrent la


réalisation d'une description générale de Xorbis terrarum par l'entremise de
géomètres envoyés dans toutes les directions cardinales au moment même
de la naissance du Christ, donc au début de la dernière étape de
l'histoire du salut. Cette invention, de par ses aspects politico-religieux, fut
tenue durant tout le Moyen Âge comme la condition de possibilité de la
connaissance géographique44. Ainsi, au xne siècle, un clerc anglais, Robert
de Crickelade, offrit à Henri II un résumé de YHistoria naturalis de Pline
l'Ancien - texte rempli de notions savantes et bien entendu dépassées -
avec un argumentaire directement issu de cette notion : maître d'un espace
étendu, le Plantagenêt ne pouvait ignorer les parties du monde dont il
dominait une partie non négligeable45. L'association des armes et de la
science trouva par ailleurs une illustration narrative très répandue, à partir
de cette époque, dans une série de romans antiques et courtois, dont un
thème récurrent était celui du pavillon de guerre du souverain décoré de
représentations cosmographiques et géographiques, le cas le plus éclairant
étant celui du Roman d'Alexandre, où le conquérant explique à ses guerriers
les images figurées sur sa tente, par exemple dans la version de Venise :

En l'autre pan après, qui vousist esgarder,


Veïst il mapamondi enseignier e mostrer [...]
Al'x. li reis i vait sovent garder
Quant il gist en son trefper son cors déporter,
Li do ce per o lui per son sen escouter46 [...].

43. La seconde est la source de la division du monde selon les quatre points cardinaux, reprise par
Albert le Grand dans son De natura loci et citée par Thomas Polton lors du concile de Constance.
Julius Honorius, Cosmogmphia, A. Riese éd., Geographi Latini minores, Heilbronn, 1878, p. 21-55 ;
Pseudo-Aethicus, Cosmographia, op. cit., n. 28.
44. P. Gautier Dalché, « La fortune de mappa au Moyen Âge », dans Les vocabulaires techniques
des agrimensores latins, Actes du colloque international (Besançon, 19-21 septembre 2002), D. Conso,
A. Gonzales, J.-Y. Guillaumin dir., Besançon, 2005, p. 163-171 ; « L'héritage antique de la
cartographie médiévale : acquis et problèmes », dans Cartography in Antiquity and the Middle Ages : Fresh
Perspectives, New Methods, op. cit.
45- Robert de Crickelade, Defloratio Naturalis historiae Plinii Secundi, éd. partielle par K. Rùck,
« Das Exzerpt der Naturalis Historia des Plinius von Robert von Crickelade », dans Sitzungsberichte
der bayerischen Akademie der Wissenschafien, 1902, p. 265 ; B. Naf, Roberti Crickeladensis Defloratio
Naturalis Historiae Plinii Secundi, Berne, 2003 (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters,
36), p. 1-3.
46. Vv. 3441-3451, The Medieval French Alexander, t. I : Text ofArsenal and Venice Versions, M. S. La
Du éd., Princeton-Paris, 1937, p. 161.
Représentations géographiques savantes 31

Le public laïque comprenait ces fictions comme la mise en scène


d'une idéologie de la souveraineté omnisciente qui tirait sa naturalité et sa
force de persuasion de ses origines antiques.
Ces cartes monumentales exprimaient aussi des significations d'un
autre ordre. Sous Henri III, dans les palais de Westminster et de
Winchester, deux mappae mundi étaient ainsi placées en des lieux à forte charge
symbolique. À Westminster, la carte se trouvait dans la chambre du roi,
visible de son lit. Nous ne connaissons pas son aspect; mais elle était
accompagnée d'une inscription célébrant la sagesse et la charité. La
représentation évoquait donc à la fois l'ampleur des connaissances du prince, les
limites de la possession de biens terrestres et les biens spirituels à attendre
de l'exercice de la vertu. Dans la grande salle du château de Winchester, la
présence d'une roue de fortune, probablement sur le mur opposé à celui
où se trouvait la mappa mundi, illustrait le caractère éphémère du pouvoir
exercé sur les espaces du monde47. Les représentations savantes des mappae
mundi, par leur situation dans des lieux de pouvoir et par leur insertion
dans des programmes plus ou moins complexes, donnaient ainsi une
signification eschatologique ou morale à la possession terrestre.

Espace et histoire du salut


Vers la fin du XVe siècle, un humaniste anglais, John Rows, déclarait
en passant, dans une Historia regum Angliae, que toutes les églises urbaines
et rurales possédaient une mappa mundi4s. C'était sans doute quelque peu
exagéré ; mais cette remarque témoigne de l'importance alors attachée à ce
type de représentations d'origine savante et invite à étudier leur rôle dans
le cadre ecclésial.
La décoration des bâtiments ecclésiastiques exerce un double rôle :
exposition au public des notions savantes sur l'espace de Xorbis terrarum,
et organisation de cet espace par le moyen de schemes idéologiques. Parmi
d'autres monuments moins célèbres où des thèmes cartographiques sont
représentés de façon plus ou moins complète, il suffit de penser au tympan
de Vézelay et au pavement de la cathédrale San Salvatore de Turin. À Véze-
lay, les portails consacrés à la nativité et à la résurrection flanquent la
représentation centrale de la Pentecôte avec les nations recevant la parole du
Christ, dont les races monstrueuses, élément important des mappae mundi

47. M. Kupfer, « Medieval world maps... », op. cit., p. 277-279.


48. John Rous, Historia regum Angliae, Th. Hearnius éd., Oxford, 1716, p. 4.
32 Patrick Gautier Dalché

à partir du xne siècle. À Turin, le pavement de mosaïque enferme une roue


de fortune dans le cercle de l'océan rempli d'îles légendées par leur nom49.
De tels pavements à thèmes géographiques et cosmographiques apparus
dans l'Antiquité tardive dans la partie orientale de la Méditerranée font de
l'église une image du cosmos et de son sol une image de Xorbis terrarum.
L'espace ecclésial ainsi agencé selon un axe vertical reproduit la structure
de la machina universitatis ; les fidèles perçoivent les équivalences qui en
découlent, entre l'église et Xorbis terrarum, entre les actes de la pastorale
et 1' evangelisation des nations, et, plus généralement, entre la liturgie et
l'histoire du salut s' effectuant dans le monde terrestre.
Un autre édifice roman aide à préciser ces effets idéologiques. À une
quarantaine de kilomètres de Bourges, l'église de Chalivoy-Milon, à la fois
sanctuaire paroissial et prieuré de l'abbaye Saint-Sulpice de Bourges, reçut
dans le deuxième quart du xne siècle une décoration plus systématique, à la
différence du pavement de Turin où des éléments d'origine cartographique
sont simplement replacés dans une image de nature différente. Le mur
méridional de l'église comportait, en face du porche par où entraient les
fidèles, une mappemonde de 6 mètres de diamètre. D'après des
descriptions partielles antérieures à sa disparition, elle était entourée par l'océan et
offrait aux regards le Paradis, des vignettes de villes ainsi que des images de
races monstrueuses et de créatures fabuleuses ou exotiques, toutes
caractéristiques l'assimilant aux mappemondes des xne et xme siècles. Loin d'être
isolée, cette image cartographique entrait en résonance avec les fresques du
chœur figurant des scènes de la vie du Christ. Ainsi, la liturgie était
ordonnée selon un axe horizontal entre deux pôles spatiaux - la nef et le chœur -
correspondant à deux pôles de l'histoire du salut - Création et Chute,
Incarnation et Jugement dernier. La distribution spatiale des fresques
établissait deux séries de rapports fonctionnels : entre les fidèles laïques et le
monde terrestre post-lapsaire, représenté sur la mappemonde qui se
trouvait devant leurs yeux ; entre le clergé et la rédemption, par les sacrements
effectués dans le chevet. La mappemonde identifiait l'Église au monde
à sauver; l'histoire du salut était ainsi projetée dans l'espace ecclésial50.

49. E. Kitzinger, « World map and fortune's wheel : a medieval mosaic floor in Turin »,
Proceedings of the American Philosophical Society, 117 (1973), p. 343-373.
50. Je reprends deux formules de Marcia Kupfer, « The lost mappamundi at Chalivoy-Milon »,
p. 566 et 567.
Représentations géographiques savantes 33

Sans accorder trop de crédit à la remarque de John Rows, on est tout


de même en droit d'accorder une valeur générale aux conclusions tirées de
ces quelques aperçus. Dans le monde chrétien médiéval, les représentations
géographiques savantes des mappae mundi entrèrent très aisément en
résonance avec la conception générale de l'espace terrestre mise en œuvre dans
les édifices ecclésiastiques : ce ne sont pas ces cartes qui, en elles-mêmes,
sont chargées de valeur symbolique ; c'est leur agencement concerté dans
l'espace de l'église qui construit un espace plus vaste où un sens
symbolique apparaît.

Les usages de la géographie dans la prédication


Pour fondées qu'elles soient sur des analyses monographiques, ces
considérations n'en demeurent pas moins à un certain degré de
généralité. Puisque nous traitons aussi des pratiques de l'espace, il conviendrait
d'approcher un domaine de la pratique où l'on soit en mesure d'apprécier
concrètement l'effet des schemes perceptifs produits par les représentations
monumentales à base savante. Le moyen en est partiellement fourni par la
prédication.
À partir du xme siècle, des traités spécifiques permirent aux
prédicateurs de recueillir les anecdotes ou les faits naturels susceptibles de se
prêter à des interprétations spirituelles. Dans l'un des premiers, le Tmctatus
de diversis materiis predicabilibus d'Etienne de Bourbon, les pécheurs sont
ainsi assimilés aux acéphales, aux monoculi, aux monopodi qui peuplent les
marges des grandes mappemondes51. Le De proprietatibus rerum de
Barthélémy l'Anglais rassemble, en matière de géographie de Yorbis terrarum, des
descriptions précises qui furent largement diffusées, de même que celles du
Compendium mirabilium d'Arnold de Liège, au début du XIVe siècle. Ainsi,
les notions savantes sur la cosmographie et la géographie furent reçues
par un plus large public, légitimées par la parole des prédicateurs, ancrées
par leur entremise dans une représentation de l'espace chargée de valeurs
spirituelles.

51. Tractatus de diversis materiis predicabilibus, I, VIII (J. Berlioz éd., Turnhout, 2002, p. 336). La
source en est l'Imago mundi d'Honorius Augustodunensis, de même que pour la comparaison du
centrocota avec la mort (I, VII, p. 276).
34 Patrick Gautier Dalché

Les concepts purement cosmographiques, par les possibilités


allégoriques qu'ils comportaient, se prêtaient particulièrement à cette opération.
Dans ses sermons en langue vulgaire prononcés au début du XIVe siècle,le
dominicain Giordano da Rivalto identifie les deux pôles immobiles
autour desquels le ciel se meut selon les philosophes, et la double nature
du Christ :
On dit qu'il y a deux pôles, immobiles, sur lesquels se tient et tourne
le ciel tout entier; car il convient que les choses qui se meuvent
reçoivent leur mouvement des choses immobiles. Ce sont les deux
pôles, d'où provient tout le mouvement du ciel. Ces deux pôles sont
stables, et tout le reste du corps du ciel se meut. Quels sont ces deux
pôles et ces deux points d'appui, sur lesquels toute chose se tient ?
Ils sont tous les deux dans le Christ : l'un est la divinité et l'autre
l'humanité du Christ52.
Dans une série de sermons sur le deuxième chapitre de la Genèse
prononcés à Pise entre 1307 et 1310, il définit le sens spirituel attaché à
la notion géographique des fleuves émanant du Paradis terrestre. La réalité
géographique du Paradis fut un thème pregnant durant tout le Moyen
Âge ; les représentations figurées, sur tous les types de supports, en sont très
nombreuses. Dans les sermons de Giordano, le sens spirituel est strictement
fondé sur la storia, sur le sens littéral explicité par le recours à l'autorité de
Solin, auteur du me siècle. Le fleuve sortant du Paradis est l'amour divin,
et les propriétés des quatre fleuves auxquels il donne naissance sont les
propriétés attachées aux différentes sortes d'amour : amour envers Dieu,
envers l'âme, envers le prochain, envers le corps. Ainsi, la très grande
largeur du Phison (le Gange) est l'amour divin qui s'étend à toutes choses :
Pour le moment nous ne parlerons que de ce premier fleuve, appelé
Fison, et ce fleuve est le plus grand qu'il y ait au monde. Et on dit
qu'il est dans l'Inde, et qu'il est large de 20 milles. Et dix très grands
fleuves entrent dans ce fleuve, grands comme cela, et autant. Il roule
de l'or, et l'or, c'est-à dire la mine d'où on fait l'or, vient de là. Et
on y trouve aussi les pierres précieuses. Et il y a près de ce fleuve des
peuples variés, et des serpents variés et d'autres animaux variés. Et

52. Due poli, dicono che sono, i quali sono immobili, sopra i quali poli si sostiene e volga tutto'l cielo;
imperochè conviene che le cose, che si muovono, abbiano il low movimento dalle cose immobili. Questi
sono due poli, onde viene tutto'l movimento del cielo. Questi due poli stannofermi, e tutto l'altro corpo del
cielo si volga. Quali sono questi poli, e questi due bilichi, sopra i quali ogne cosa sta? Questi sono amen-
due in Cristo : l'uno si è la Deitade e l'altro è l'umanità di Cristo (Pred., VII, 13 déc. 1304, D. Manni
éd., Prediche del beato Giordano da Rivalto dell'ordine dei Predicatori, Florence, 1739, p. 80). Le
thème des deux pôles est développé d'un point de vue cosmographique dans l'encyclopédie de
Brunet Latin (Trésor, I, III, 120, Chabaille éd., p. 164 sq.).
Représentations géographiques savantes 35

c'est ce que dit Syrio, un grand philosophe [...]• De même que ce


fleuve s'étend longuement, comme vous l'avez entendu, bien sur
20 milles, tel est l'amour divin, parce qu'il s'étend à toutes les choses
du monde53.
À propos de la localisation du Paradis, on touche d'ailleurs à des
questions cosmographiques discutées dans les studia de l'ordre et dans les
facultés des arts à partir des écrits d'Aristote et de ses commentateurs54. Il
arrive aussi à Giordano de donner un cours assez étendu sur l'habitabilité
du globe terrestre et l'extension de l'œcumène sur la sphère — cours
pratique, car il se sert d'une pomme qu'il découpe en quatre morceaux devant
son auditoire {lo mondo è ritondo e puotesi dividere corne la mêla, in prima
cost [. . .] epoi cost) ; il parle des extrémités de Xorbis terrarum, qui s'étend de
l'Inde à une île che alquanti pisani sanno. Cette île, c'est l'une des Canaries
fréquentées par les marchands italiens, c'est-à-dire l'une des îles Fortunées
par lesquelles passe le méridien origine de la Terre habitée découpée par
le réseau des cercles méridiens et parallèles qui manifestent l'influence des
phénomènes célestes sur la sphère terrestre55.
Un peu plus d'un siècle plus tard, Bernardin prêchant sul campo di
Siena use des mêmes arguments mêlant la cosmographie et la pratique :
Marie est comparée à l'étoile indiquée par l'aiguille de la boussole qui,
avec la carte marine, permet d'éviter les dangers de la navigation et d'an-
dare a salvamento56. Dans un autre sermon contre l'« abominable péché de
sodomie », il recourt à un exemple cartographique on ne peut plus
précis. Bernardin prêchait en effet devant le Palazzo pubblico où la salle du
Conseil était ornée des fresques d'Ambrogio Lorenzetti, parmi lesquelles
se trouvait un mappamundus volubilis peint sous la figure du condottiere

53. Ma ora non diremo se non di questo primo fiume, ch'è chiamato Fison, e questofiume è lo maggiore
che sia nel mondo. E dicesi ch'elli è in India e è ampio.xx. miglia. E entrano in quello fiume.x. grandis-
simifiumi, quasi cosi grandi e altrettanto. Anco mena oro efassi quinde, overo la vena unde si fa l'oro.
E anco vi si trovano le piètre presiose. E sono apresso di quellofiume diversità di genti e diversi serpenti e
altri animali diversi. E questo dice Syrio, uno grande filosofo. . . Si corne questofiume si stende alla lunga,
corne voi avete udito, bene per.xx. miglia, cosi è l'amore divino, pero che a tutte le cose del modo si stende.
(Pred., X-XIII, S. Gratarola éd., Giordano da Pisa, Prediche sur secondo capitulo del Genesi,
Rome, 1999, p. 95-119 (p. 95-97 pour le Phison; les données viennent de Solin (« Syrio »),
Collectanea rerum memorabilium, 52, 6, 33).
54. P. Gautier Dalché, « Le Paradis aux antipodes ? Une Distinctio divisionis terre et paradisi deli-
tiarum (XIVe siècle) », dans Liber largitorius. Études d'histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses
élèves, réunies par D. Barthélémy et J.-M. Martin, Genève, 2003 (EPHE. Sciences historiques et
philologiques. Hautes études médiévales et modernes, 84), p. 615-637.
55. Pred., XVI, op. cit., p. 132 sq.
56. Pred., XXIX, 39-43, C. Delcorno éd., Bernardino da Siena, Prediche volgari sul campo di Siena
1427, t. II, Milan, 1989, p. 830 sq.
36 Patrick Gautier Dalché

Guidoriccio da Foligno57. Cette carte du monde était volubilis, parce que


le cercle pouvait tourner autour d'un axe central, de façon à rapprocher
des yeux les régions que l'on souhaitait considérer, mais aussi peut-être
pour signifier, comme la roue de fortune souvent associée aux
représentations cartographiques monumentales, la mutabilité des choses humaines,
en particulier du pouvoir. Le prédicateur, commentant le psaume 57
fustigeant les impies qui errauerunt ab utero, renvoie l'auditoire à l'image de
l'Italie sur la mappemonde, qui sta propio propio corne uno ventre : ce sont
tous les Italiens qui sont corrompus par ce vice :
Ils ont péché à partir du ventre, dit David aux Italiens. Eh, dis-moi :
as-tu vu l'Italie comment elle est sur la carte ? Réfléchis-y : elle est
exactement comme un ventre. Et tous les Italiens ont péché58.
L'espace cosmographique et géographique dont parlent de façon
imagée Giordano de Pise et Bernardin de Sienne est bien l'espace réel,
connu et pratiqué comme tel par leurs auditeurs. Les équivalences précises
établies entre différentes parties de cette réalité et les réalités spirituelles
chargent cet espace de valeurs symboliques et concourent à construire un
espace spécifiquement chrétien, où tout objet est susceptible de signifier et
d'être interprété en recourant à des analogies évidentes. Le rôle des
représentations savantes est précisément de permettre la formulation de ces
correspondances précises et réelles.

Conclusion : permanence et dynamisme


Les exemples présentés montrent sans conteste que les représentations
géographiques savantes eurent au Moyen Âge une efficace certaine. Par leur
forme même, d'abord : les descriptions géographiques structuraient
l'espace géographique comme un ensemble de compartiments contigus
délimités par des accidents naturels et caractérisés par un nom fixé à l'origine
(voyez Walahfrid Strabon). Par leur contenu ensuite : les éléments concrets
de géographie physique ou humaine formaient constamment le cadre de

57. Voir M. Kupfer, «The lost wheel map of Ambrogio Lorenzetti », Art Bulletin, 78 (1996),
p. 286-310. Il n'y a aucun moyen de savoir quel était le contenu géographique de ce mappamundus
disparu ; rien ne prouve qu'il s'agissait d'une carte marine ; L. Bolzoni, La rete délie immagini. Pre-
dicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002, p. 1 75 sq.
58. Egli hanno errato dal ventre, dice David ai taliani. Doh, dimmi : hai tu veduta Italia corne ella sta
nel Lappamondo. Or ponvi mente : ella sta propio propio corne uno ventre. Eglino hanno errato tutt'i
Taliani (Pred, XXXIX, op. cit., p. 1 145).
Représentations géographiques savantes 37

compréhension et d'action en différents domaines de la pratique. Leur


exposition publique dans des cadres monumentaux, leur reprise en langue
vulgaire et leur diffusion, notamment par la prédication, permettent de
conclure que, loin d'être des productions purement livresques réservées à
une minorité de savants, elles constituaient des schemes perceptifs a priori
largement répandus.
Il convient en outre d'insister sur deux caractères de ces
représentations : leur étonnante permanence, mais aussi leur dynamisme. En 1482,
trois siècles après l'expédition de Renaud de Châtillon évoquée au début
de ce rapport, le pèlerin flamand Joos van Ghistele aborda le désert du
Sinaï. L'auteur du récit nous informe que, selon certains, ce désert s'étend
« jusqu'à un endroit appelé Toridasona qui touche au Paradis terrestre59 ».
Fascinant mélange de réflexion sur l'œcumène chrétienne et d'érudition
cosmographique banalisée! Le lieu-dit Toridasona n'est autre chose, en
effet, que la zone climatique brûlée par le soleil entre les deux tropiques,
appelée torrida zona dans les textes de philosophie naturelle et figurée sur
d'innombrables diagrammes dans les manuscrits. L'anecdote est
révélatrice, d'abord, de la durée de ces représentations, mais l'erreur qu'elle y
ajoute est elle aussi significative, comme c'est souvent le cas : elle montre
leur forte vulgarisation dans des contextes fort éloignés de la réflexion sur
la physique du globe terrestre.

Cette permanence pratique d'une géographie descriptive élaborée


pour l'essentiel dans l'Antiquité trouve sans doute en partie son origine
dans le fait que, pour affirmer et maintenir son unité face à la diversité des
royaumes, l'Église copia son organisation administrative sur les modèles
spatiaux de l'empire tardo-antique60. Il y a ainsi un évident parallélisme
entre les Provinciaux de l'Église romaine renfermant des noms de provinces
antiques et les descriptions géographiques savantes, que l'on trouve
parfois associés dans les mêmes manuscrits ou dans les mêmes textes. Mais
l'union intime entre l'administration et le savoir géographique, lui-même
légitimé par le souvenir de l'Empire romain, soulevait un problème grave.
À partir du xne siècle, on s'inquiéta de plus en plus de l'inadaptation des
modèles spatiaux antiques aux modifications politiques, ce qui soulevait

59. Je cite la traduction (partielle) de R. Bauwens-Préaux, Voyage en Egypte de Joos van Ghistele
1482-1483, Paris, 1976, p. 6.
60. Sur le point rapidement évoqué ici, voir les fortes analyses d'H.-J. Schmidt, « Raumkonzepte
und geographische Ordnung kirchlicher Institutionen im 13. Jahrhundert », dans Raumerfassung
und Raumbewusstsein im spàteren Mittelalter, P. Moraw dir., Stuttgart, 2002, p. 87-125.
38 Patrick Gautier Dalché

des difficultés réelles. Au xme siècle, à la réflexion des canonistes succéda


sur ce point celle des auteurs de traités géographiques. Mais cela n'entraîna
nullement la disparition de l'héritage ; au contraire, cette tension donna aux
représentations savantes une forte dynamique qui suscita interrogations et
recherches, et, de ce point de vue, il est impossible de parler ai une
représentation médiévale de l'espace, en considération des multiples
constructions auxquelles les notions savantes étaient susceptibles de participer.

Vous aimerez peut-être aussi