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Gautier Dalché Patrick. Représentations géographiques savantes, constructions et pratiques de l'espace. In: Actes des
congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 37ᵉ congrès, Mulhouse, 2006.
Construction de l'espace au Moyen Age : pratiques et représentations. pp. 13-38 ;
doi : 10.3406/shmes.2006.1910
http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2007_act_37_1_1910
géographiques savantes,
constructions et pratiques de l'espace
1 . Itinera Hieroslymitana Crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. III : Tempore récupérations Terme
Sanctae, S. de Sandoli éd., Jérusalem, 1983, p. 426.
2. D'après la Genèse (2, 10-14), le fleuve irriguant le Paradis se divise en quatre fleuves parcourant
diverses parties de la Terre : Tigre, Euphrate, Phison et Geon. L'identification de ces deux derniers
a exercé la sagacité des commentateurs depuis les premiers temps du christianisme, Phison et Geon
étant généralement considérés comme étant le Gange et le Nil.
14 Patrick Gautier Dalché
3. Voir son poème Ad episcopum Ferendarium, E. Dùmmler éd., MGH, PLAC, t. II, 1884,
p. 400 sq.
4. E. R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages, Londres, 1979, p. 160 sq., Sedulius
Scottus use fréquemment de ce lieu commun, par exemple dans un poème à Charles le Chauve,
nouveau Charlemagne : Hie suum nomen misit trans Lndica régna : I Huiusfama nitens Thylen adus-
que uolat. I Sic utrumque replet totius climata mundi I Nomen Cesareum claraque pompa ducum
(L. Traube éd., MGH, PLAC, t. III, 1886-1896, p. 182) ou dans une autre composition adressée
à Lothaire : India quos tremuit, seruiuit et ultima Thy le, I Hos superas equidem religione pia. {ibid.,
p. 234).
16 Patrick Gautier Dalché
5. Porro dumpridem ipsum opus perlegerem, inueni ab auctore eiusdem conscriptionis terram quam nos
Alamanni uel Sueui incolimus, Altimaniam sepius nominari; sed ipsius nominis originem quaerens,
apud nullum scriptorum, quorum adhuc notifia nos respersit, eius reperi mentionem : nisifallor enim,
ab alto situ prouinciae idem uocabulum a modernis confictum est. Nam iuxta scriptores authenticos pars
Alamanniae uel Sueuiae inter Alpes Penninas et meridianum latus Danubii sita Rhetia dicitur; porro
quod est ad septentrionalem plagam Histri, Germaniae deputatur. Et ut non nostra dicere existime-
mur, aliquos rei testes asciscimus. Paulus Orosius, in cuius dictis fides omnium concordat, de situ terrae
scribens, haec inter cetera ponit [. . .]. Cum Noricus regio sit Baioariorum et eius septentrionalis
terminus Danubius et Germania, necesse est Rhetiam, quae simul ponitur, eisdem finibus aquilonem uersus
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terminari. Solinus quoque in Polyhistore, ubi Galliae facit rnentionem, has prouincias uno terrarum
tractu positas his uerbis désignât [. . .]. Si Rhetia solummodo infra Alpes est, ut multi uolunt, quae
consequentia est, ut Noricum a Gallia pergentes, asperitatem Alpium transcendamus et non potius per
maiorem Rhetiam recto itinere Noricum usque tendamus. {Vita sancti Galli confessons, B. Krusch éd.,
MGH, SRM, t. IV, Passiones vitaeque sanctorum, II, 1902, p. 280-282).
6. Nam dum uideris unde ortum est nomen, citius uim eius intellegis {Etym., I, 29, 2) ; cf.
généralement E. R. Curtius, op. cit., excursus xiv : « Etymology as a category of thought », p. 495-500.
7. Sur ce fondement de la construction d'une représentation de l'espace entre Antiquité tardive
et Moyen Âge, voir P. Gautier Dalché, « Principes et modes de la représentation de l'espace
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géographique durant le haut Moyen Âge », dans Uomo e spazio nell'alto Medioevo, Spolète, 2003
(Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto Medioevo, 50), p. 139 sq., et « L'héritage
antique de la cartographie médiévale : acquis et problèmes », dans Cartography in Antiquity and
the Middle Ages : Fresh Perspectives, New Methods. The 35th Workshop of the Commitee for Medieval
Studies, Vancouver, University ofBritish Columbia, 20-28 October, 2005, à paraître.
Représentations géographiques savantes 19
vocables désignant une seule nation ; les nations voisines qui parlent
latin nous désignent par le premier, tandis que les barbares nous
appellent du second8.
Le pays actuellement habité par les Alamanni vel Suevi excède donc
la Rhétie, laquelle est à la fois plaine et montagne. Ce n'est donc pas parce
que le nom de pays Altimania est faux que Walahfrid s'est livré à ce
raisonnement9, c'est pour « conserver la vérité des noms antiques » et
notamment celui de la province romaine de Rhetia.
D'autre part, s'il préfère Alamannia ou Suevia à Altimannia, c'est
parce que le nom de la province est dérivé de celui de son peuplement
contemporain. Au-delà de la nécessité de trouver au nom de pays une
origine correspondant exactement à sa nature essentielle, il est clair que cette
conclusion reflète l'intérêt pour le peuple dont il fait partie et la volonté de
lui donner une existence dans le texte géographique sans pour autant
déprécier les noms issus d'une tradition informant a priori les cadres de
perception spatiale de l'identité personnelle. C'est le contenu topographique
du texte antique insistant sur la nature du terrain, à la fois montagnes
et plaines, qui organise la réflexion sur l'espace contemporain et permet
d'aboutir à l'équivalence.
Je me suis attardé sur cet exemple pour deux raisons. Il est loin d'être
une exception. On pourrait aboutir à la même conclusion à partir d'autres
textes, comme la description par Éginhard des accroissements du royaume
franc10. Nous avons là la pointe extrême de la réflexion carolingienne qui
nous éclaire a fortiori sur le rôle moyen des connaissances savantes qu'un
enseignement de la géographie par ailleurs bien attesté a répandues dans
les élites. D'autre part, il a une valeur paradigmatique. Ces connaissances
« livresques », qui se présentent toujours comme un ensemble bien
structuré, sont la condition de possibilité d'une réflexion sur l'espace vu
comme de grandes entités régionales articulées les unes aux autres par leurs
limites. Les intellectuels carolingiens, et tous ceux qui recevaient l'effet de
8. Igitur quia mixti Alamannis Sueui partent Germaniae ultra Danubium, partent Rhetiae inter Alpes
et Histrum partemque Galliae circa Ararim obsederunt, antiquorum uocabulorum ueritate seruata, ab
incolis nomen patriae diriuemus et Alamanniam uelSueuiam nominemus. Nam cum duo sint uocabula,
unam gentem significantia, priori nomine nos appellant circumpositae gentes, quae Latinum habent
sermonem; sequenti usus nos nuncupat barbarorum (Vita sancti Galli confessons, p. 282).
9. Pour une telle interprétation, voir N. Lozovsky, « Roman geography and ethnography in the
Carolingian empire », Speculum, 81 (2006), p. 345. Altimannia est donc implicitement réservé à la
partie montagneuse de la maior Rhetia. L'intérêt de ce passage de la Vita sancti Galli avait été signalé
par K. Preisendanz, Erdkundliche Spuren im Kloster Reichenau, Karlsruhe, 1927, p. 5.
10. Éginhard, Vita Karoli, 12, 15.
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11. Honorius Augustodunensis, Imago mundi, V.I.J. Flint éd., Annales d'histoire littéraire et
doctrinale du Moyen Âge, t. 49 (1983), p. 7-153.
12. Étym., XIV, 4, p. 28-30.
13. F. Martorell, « Fragmentos inéditos de la "Ordinatio Ecclesiae Valentinae" », dans Escuela
Espanola de arqueobgia e historia en Roma. Cuadernos de trabajos, 1. 1, 1912, p. 85-86. Sur l'ensemble
de l'affaire, exposé profus par R. I. Burns, The Crusader Kingdom of Valencia. Reconstruction on a
thirteenth-century frontier, t. I, Cambridge (Mass.), 1967, chap. XIV.
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Le val d'Aran
La question de l'appartenance du val d'Aran occupa longtemps les
relations entre la France et l'Aragon. En 1312, dans un mémoire produit
par les Français lors d'une entrevue entre les commissaires des deux parties,
14. Elle est aussi transmise par al-Bakri dans son Kitab al-Masalik wa-1-mamalik (E. Levi-Proven-
çal, La péninsule Ibérique au Moyen Age d'après le Kitab ar-rawd al-mi'tarfi habar al-aktar d'Ibn abd
al-Munim al-Himyari, Leyde, 1938, p. 42, n. 2) ; édition et traduction, ibid., p. 246-249.
15. Il s'agit de la Chronique de Rasis qui contient une description de la péninsule Ibérique et n'est
plus connue que par la traduction castillane d'une version en portugais (D. Catalan, Cronica del
Moro Rasis. Version del Aj bar Muluk Al-Andalus de Ahmad ibn Muhammad ibn Musa al-Razi 889-
955 romanzada para el rey don Dionis de Portugal hacia 1300 por Mahomad, alarife, y Gil Perez,
Madrid, 1975). L'auteur de la notice, qui précise, à propos de Rasis, qui multos fecerat libros defisica,
le confond avec le célèbre médecin.
1 6. La Division de Wamba. Contribuciôn al estudio de la historia y geografia eclesiasticas de la Edad
Media espanola, L. Vazquez de Parga éd., Madrid, 1943.
17. Etymologies, XIV, 4, p. 28-30.
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18. Prout dicta flumina decurrunt uersus Wasconiam est de regno Francie et prout decurrunt uersus
Yspaniam seu Cataloniam est de regnis Yspanorum, secundum Ysidorum et antiqua cronica (P. Lauer,
« Une enquête au sujet de la frontière française dans le val d'Aran sous Philippe le Bel », Comité des
travaux historiques. Bulletin de la Société de géographie, 35 (1920), p. 29).
19- M. Desjardins, « Les savoirs des notaires et secrétaires du roi, et la géographie de la France
d'après le Manuel d'Odart Morchesne et un index de chancellerie », dans Écrit et pouvoir dans les
chancelleries médiévales : espace français, espace anglais. Actes du colloque international (Montréal, 7-9
septembre 1995), K. Fianu, D. J. Guth éd., Turnhout, 1997 (FIDEM, Textes et études du Moyen
Âge, 6), p. 87-97.
20. F. Kern, Acta imperii Angliae et Franciae ab a. 1267 ad a. 1313, Tubingen, 1911, n° 270,
p. 199.
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21. Otia imperialia, II, p. 2-12 et 25, S. E. Banks, J. W. Binns éd., Gervase of Tilbury Otia impe-
rialia. Recreation for an emperor, Oxford, 2002 (Oxford Medieval Texts), p. 176-346 et 520-528;
Trésor, I, IV, 122-125, P. Chabaille éd., Li Livres dou Trésor par Brunetto Latini, Paris, 1863,
p. 151-173.
22. Sur l'ensemble du débat, voir L. R. Loomis, « Nationality at the council of Constance »,
American Historical Review, 44 (1939), p. 508-527, et, plus récemment, H.-J. Schmidt, Kirche, Staat,
Nation. Raumgliederung der Kirche im mittelalterlichen Europa, Weimar, 1999, p. 476-484.
23. J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. XXVII, p. 1022-1031;
H. von der Hardt, Rerum universalis concilii Constantiensis de praeclaro apparatu et incomparabili
pompa magni hujius concilii..., Francfort-Leipzig, 1699, col. 57-75.
24. J.-Ph. Genet, « English nationalism Thomas Polton at the Council of Constance »,
Nottingham Medieval Studies, 28 (1984), p. 60-78.
24 Patrick Gautier Dalché
Des partisans des positions françaises s'appuyaient sur une mappa mundi
qui prouvait selon eux que le royaume de France est plus de six fois plus
grand que le royaume d'Angleterre, et où la vignette représentant la seule
cité de Paris occupait plus d'espace que ce dernier25. La mauvaise foi n'était
peut-être pas le seul fait des Français, comme on le verra. Tout le monde
avait conscience, à l'époque, de l'échelle variable d'une représentation. La
taille exagérée de Paris sur la mappemonde ne faisait que refléter non pas
sa taille réelle, mais l'importance qu'on reconnaissait à la ville. Quoi qu'il
en soit, le fait de prendre en considération une de ces mappae mundi n'était
pas, en soi, considéré comme illégitime par Thomas Polton. La fonction
symbolique d'un aspect de la carte imprégnait assez les esprits pour que la
représentation passât, du moins aux yeux de certains qui étaient intéressés
à un tel point de vue, pour réaliste et naturelle.
Pour résoudre la querelle à l'avantage des Anglais, Thomas Polton
proposa en outre une division inédite de l'Europe dont l'avantage objectif
aurait été, selon lui, d'éviter tout préjudice. Selon cette proposition, les
nations d'Europe auraient été désignées selon un critère strictement
géographique, de façon à ce qu'aucun royaume ne se sentît lésé par leur
dénomination habituelle selon les peuples et les royaumes : Hongrie, Bohême,
Pologne et Allemagne auraient formé une nation orientale, France et
Espagne une nation occidentale, Angleterre, Galles, Ecosse et Irlande,
Danemark, Suède et Norvège une nation septentrionale, et Italie, Chypre
et Crète, avec les Grecs d'obédience catholique, auraient constitué une
nation méridionale26. Le principe de ce découpage apaisant provenait d'un
traité de philosophie naturelle d'Albert le Grand où, à des fins purement
descriptives, la quadripartition s'appliquait à Y orbis terrarum tout entier27 :
25. Vnde audent Domini sic scribentes scribere, regnum Franciae sex et plures quotas portiones facere ad
regnum Angliae ? Aestimatur enim, quod sicut nonnulli eisdem fauentes pro singulari gloria in mappa
mundi ciuitatem Parisiensem plus occupare de loco pingunt quam totum regnum Angliae, sic, ut uidetur,
praesumere uellent, sic scribentes inaequalitatem inter régna praedicta in terrae continentia et ceteris
qualitatibus. (H. von der Hardt, op. cit., col. 91-92). Dans le rapport, on ne voit pas que Paris ait
été au centre de la mappa mundi. Rien ne permet non plus de deviner dans ce passage une allusion
au discours d'Anseau Choquart proposant Marseille comme siège de la papauté, la cité méridionale
étant située selon lui au centre du monde (J.-P. Genet, art. cit., p. 69).
26. H. von der Hardt, op. cit., col. 76-101.
27- Volumus autem in hac descriptione praecipue imitari descriptionem, quae facta est sub Augusto
Caesare, qui primus mandauit « ut totus orbis describeretur »; [. . .] ipse descriptionem perfici fecit per
quattuor partes habitabiles [. . .] Hae tamen très partes orbis simul iunctae in quattuor quartos nostram
habitationem diuidunt, quartam [Asia, Europa, Africa] uidelicet orientalem et quartam occidentalem et
duas reliquas, quae sunt aquilonaris et meridiana. (Albert le Grand, De natura loci, III, I, P. Hossfeld
éd., Sancti doctoris Ecclesie Alberti Magni opera omnia, t. V, 2, Munster Westfalen, 1980, p. 29-30).
Représentations géographiques savantes 25
28. Pseudo-Aethicus, Cosmographia, A. Riese éd., Geographi Latini minores, Heilbronn, 1878,
p. 71-103 ; voir notamment p. 72.
29. Italien, selon H.-J. Schmidt, op. cit., p. 483.
30. Quid uelint nolint Franci et Hispani, ipsi necessarie sunt occidentales in Europa, Anglici, Daci,
Suecici, Norwidi, Scoti et Yberi necessarie aquilonares (H. von der Hardt, op. cit., col. 102).
31. J.-Ph. Genet, art. cit., p. 61 pour les Anglais; pour les Castillans, édition du discours par
F. Blanco, « Discurso de Alfonso Garcia de Santa Maria en el concilio de Basilea sobre la prece-
dencia de asiento castellana sobre Inglaterra », La Ciudadde Dios, 35 (1894), p. 122-129, 21 1-217,
337-353, 523-542, et plus récemment par M. Va. Etcheverria Gaztelumendi, Ediciôn critica
del discurso de Alfonso de Cartagena « Propositio super altercatione praeminentiae sedium inter orato-
res regum Castellae et Angliae in concilio Basiliense » : versiones en latin y castellano, Madrid, 1992.
Analyse descriptive par V. A. Alvarez Palenzuela, « La situaciôn europea en época del concilio de
Basilea. Informaciôn de la embajada del reino de Castilla », Archivos leoneses, 46 (1992), p. 55-62;
et par L. Parra Garcia, « Propositio super altercacione praeminentiae sedium inter oratores regum
castellae et Angliae in concilio Basilensi, o los argumentos de Alfonso de Cartagena por la preemi-
nencia de Espana », Cuadernos de filologia cldsica. Estudios latinos, 20 (2002), p. 463-478 (p. 476
pour les arguments géographiques). Je n'ai pu consulter L. Fernandez Gallardo, «Alonso de
Cartagena en Basilea (nuevas observaciones sobre el conflicto anglo-castellano) », Archivos leoneses,
48 (1994).
26 Patrick Gautier Dalché
32. « Et bien que cette conclusion soit appuyée sur des preuves suffisantes, afin qu'on ne puisse dire
qu'elle ne dispose pas du fondement d'une autorité exprimée, en vue de la mieux fortifier, elle est
prouvée par ces mots d'Isidore qui, dans le livre IX des Etymologies, dit de l'Angleterre qu'elle est
dans l'océan, séparée de nous par une mer, comme hors de l'œcumène. Et il renvoie à Virgile disant
"les Bretons séparés du monde". De même, dans le livre XIV, il emploie ces mots "la Bretagne, île
de l'océan, s'étend au-delà d'une mer, séparée du monde". Donc qu'à proprement parler elle est en
dehors du monde et ainsi comme un faubourg du monde, comme je l'ai dit. » {Et licet hec ratio
satis probata existât, ne tamen dicatur quod non habetfundamentum auctoritatis expresse, ad maiorem
corroboracionem, probatur per dictum Ysidori, qui in IX libro Ethimologiarum dicit de Anglia quod
est intra occeanum, interfuso mari, quasi extra orbem posita. Et allegat Virgilium dicentem toto diuisos
orbe Britanos. Item in libro XIIII dicit hec uerba : Britania occeani insula interfuso mari toto orbe
diuisa patet. Ergo quod, propriissime loquendo, extra orbem est et sic quasi quoddam suburbium orbis,
utdici.) (M. V Etcheverria Gaztelumendi éd., p. 113). Les références sont à Étym., IX, 2, 102,
et XIV, 6, 2.
33. Il ne s'agit pas d'un discours prononcé en 1435 à Bâle, comme on le répète souvent, mais d'un
écrit adressé à l'ambassadeur du roi auprès du Saint-Siège pour l'aider à défendre les droits de la
Castille. Ce texte est souvent cité ; la référence à la géographie et aux cartes n'est que rarement notée
(analyse descriptive par V. A. Alvarez Palenzuela, art. cité, p. 86-91) ; pas de référence aux
particularités de l'argumentation dans J. F. O'Callaghan, « Castile, Portugal, and the Canary islands :
claims and counterclaims », Viator, 24 (1993), p. 287-309. Le fait culturel de l'utilisation de cartes
dans une dispute juridique n'est pas aperçu par nombre d'éminents historiens de la cartographie
portugaise qui se bornent à discuter de l'origine et du type de la carte présentée (en dernier lieu,
A. Pinheiro Marques, Origem e desenvolvimento da cartografia portuguesa na época dos descobri-
mentos, si, 1987, p. 78).
Représentations géographiques savantes 27
l'Afrique en cours de conquête depuis la prise de Ceuta par son père34. Il est
probable que l'argument fut affiné par les Portugais : selon Alfonso de Santa
Maria, certains d'entre eux affirmaient que les îles étaient plus proches des
côtes du Portugal que de toute autre côte du royaume de Castille et, pour
le prouver, ils produisaient une carta maris où l'on voyait le cap Saint-
Vincent s'avancer loin dans l'océan et où l'on constatait que la ligne tirée vers
les Canaries était plus courte qu'une ligne tirée depuis l'Algarve castillan35.
Sur cet aspect, la réponse de l'évêque de Burgos tient en deux points
qui associent deux traditions de la géographie savante : les Etymologies
d'Isidore de Seville et la carte. Isidore affirme que la Mauritanie Tingitane
appartient à YHispania36 — bien qu'elle ne soit pas incluse en elle et que,
du fait des circonstances, on n'en connaisse pas bien les limites
méridionales. La façon dont les sources de la connaissance géographique sont prises
en considération est éclairante. L'évêque de Seville ainsi que Jean Balbi
dans son Catholicon sont approuvés par alii quamplures cum de diuisione
terrarum loquuntur — donc supposés connus de tous. Mais Isidore jouit
de la plus grande autorité inter antiquos sapientes et doctores qui diuisiones
34. Le roi de Portugal est lésé « [...] parce que les îles touchent davantage à, et s'approchent plus
de l'Afrique, comme on peut très bien le voir par la cosmographie et les règles maritimes, et même,
il est plus vrai de dire qu'elles sont une portion de l'Afrique » {quia preffate insule adiacent magis et
appropinquant Africe quemadmodum per cosmografiam et maritimas prescriptiones luculenter uideri
potest, ymo uerius porcio quedam Africe sunt) {Supplique à Eugène IV, août 1436, C.-M. de Witte,
« Les bulles pontificales et l'expansion portugaise au xv* siècle », Revue d'histoire ecclésiastique, 48
(1953), p. 715-716).
35. « On produisait une carte marine selon laquelle il est évident que l'angle du Portugal appelé cap
Saint- Vincent fait une grande avancée dans l'océan. En effet, ces deux angles, à savoir celui qui est
appelé Finistère en Galice et celui qui est appelé cap Saint- Vincent en Portugal ou Algarve entrent
dans la mer de façon notablement plus profonde que les autres finistères qui sont sur la carte. Et si
l'on prend en considération les lignes droites tirées de l'angle du cap Saint- Vincent et des terres de
Castille qui sont dans notre Algarve et dans cette région jusqu'aux îles Canaries, il semblait à
certains que ces îles étaient plus voisines et plus proches de cet angle du cap Saint- Vincent que de toute
autre terre de Castille. » {Inducebatur carta maris secundum quam patet quod Me angulus Portugalie
qui dicitur finis seu caput sancti Vincentii facit magnum ingressum in occeano. Nam isti duo anguli,
uidelicet ille qui diciturfines terre in Gallitia et ille qui dicitur caput sancti Vincentii in Portugallia seu
Algarbio ingrediuntur mare aliquanto longius quam alie terre finitime que sunt in rota. Et consideratis
lineis rectis et protensis ab angulo sancti Vincentii et a terris Castelle que sunt in Algarbio nostro uel
per illam contractam et protensis usque ad insulas Canarie uidebatur aliquibus quod ille insule essent
propinquiores seu uiciniores illi angulo sancti Vincentii quam alicui terre Castelle) (J. M. de Silva
Marques, Descobrimentos Portugueses, 1. 1, Lisbonne, 1944, n° 281, p. 298 ; le document est daté, à
tort semble-t-il, de 1435). L'allusion à une rota montre qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une
carte marine, mais d'un type bien connu de mappa mundi circulaire influencé par les techniques
de la cartographie marine ; plus loin, il excipe ex situ earum per mappam mundi uel cartam maris
{ibid, p. 302).
36. Étym., XIV, 4, 29. Cette apparente aberration provient de l'organisation dioclétienne de
l'Empire.
28 Patrick Gautier Dalché
37. J. M. de Silva Marques éd., p. 299. Il est testis omni exceptione maior (p. 300).
38. Ibid., p. 300 sq., 302.
39. Ceci encore : comme un accroissement alluvionnaire est à celui qui tient le rivage en face duquel
il est apparu à raison de l'étendue de celui-ci, et comme le cap Saint- Vincent est très étroit, il ne
peut correspondre qu'à une très petite partie des îles {ibid., p. 317). Il serait expédient de vérifier
que le traité de Barthole sur cette question {Tractatus de fluminibus seu Tyberiadis) était connu de
l'ambassadeur castillan.
40. Par exemple H. Heimpel, « Sitzordnung und Rangstreit auf dem Basler Konzil. Skizze eines
Themas », dans Studien zum 15. Jahrhundert. Festschrift fur Erich Meuthen, t. I, J. Helmrath,
H. Mûller dir., Munich, 1994, p. 5 ; J. Miethke, « Raumerfassung und Raumbewusstsein auf den
allgemeinen Konzilien des Spâtmittelalters. Die Reprâsentanz der Regionen in den Entwicklung
der Geschâftsordnung vom 13. zum 15. Jahrhundert », dans Raumerfassung und Raumbewusstsein
im spàteren Mittelalter, P. Moraw dir., Stuttgart, 2002, p. 153.
Représentations géographiques savantes 29
Espace et souveraineté
Depuis la description poétique du pavement de la chambre de la
comtesse Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, que composa au début
du xne siècle Baudri de Bourgueil, les témoignages sont nombreux de
représentations de ïorbis terrarum visibles dans des résidences royales42.
La première fonction de ces images est d'exalter les connaissances du
souverain. Loin d'être isolée, elle découle d'une tradition aux effets durables
d'après laquelle le souverain est à la fois le promoteur de la conquête
militaire et la source de la connaissance géographique, c'est-à-dire de l'ordre
mis dans la diversité des espaces terrestres placés sous sa domination par
les armes. La relation entre cet ordonnateur souverain et la
représentation du monde trouve son origine dans deux sous-produits tardo-antiques
de l'idéologie impériale, la Cosmographie de Julius Honorius et celle du
41. Je m'inspire ici de deux articles novateurs de Marcia Kupfer : « Medieval world maps :
embedded images, interpretive frames», Word and Image, 10 (1994), p. 262-288; «The lost Mappa-
mundi at Chalivoy-Milon », Speculum, 66 (1991), p. 540-571.
42. Carmen 124 Adelae comitissae, w. 719-948, J.-Y. Tilliette éd., Baudri de Bourgueil. Poèmes,
t. I.Paris, 1998, p. 23-31.
30 Patrick Gautier Dalché
43. La seconde est la source de la division du monde selon les quatre points cardinaux, reprise par
Albert le Grand dans son De natura loci et citée par Thomas Polton lors du concile de Constance.
Julius Honorius, Cosmogmphia, A. Riese éd., Geographi Latini minores, Heilbronn, 1878, p. 21-55 ;
Pseudo-Aethicus, Cosmographia, op. cit., n. 28.
44. P. Gautier Dalché, « La fortune de mappa au Moyen Âge », dans Les vocabulaires techniques
des agrimensores latins, Actes du colloque international (Besançon, 19-21 septembre 2002), D. Conso,
A. Gonzales, J.-Y. Guillaumin dir., Besançon, 2005, p. 163-171 ; « L'héritage antique de la
cartographie médiévale : acquis et problèmes », dans Cartography in Antiquity and the Middle Ages : Fresh
Perspectives, New Methods, op. cit.
45- Robert de Crickelade, Defloratio Naturalis historiae Plinii Secundi, éd. partielle par K. Rùck,
« Das Exzerpt der Naturalis Historia des Plinius von Robert von Crickelade », dans Sitzungsberichte
der bayerischen Akademie der Wissenschafien, 1902, p. 265 ; B. Naf, Roberti Crickeladensis Defloratio
Naturalis Historiae Plinii Secundi, Berne, 2003 (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters,
36), p. 1-3.
46. Vv. 3441-3451, The Medieval French Alexander, t. I : Text ofArsenal and Venice Versions, M. S. La
Du éd., Princeton-Paris, 1937, p. 161.
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49. E. Kitzinger, « World map and fortune's wheel : a medieval mosaic floor in Turin »,
Proceedings of the American Philosophical Society, 117 (1973), p. 343-373.
50. Je reprends deux formules de Marcia Kupfer, « The lost mappamundi at Chalivoy-Milon »,
p. 566 et 567.
Représentations géographiques savantes 33
51. Tractatus de diversis materiis predicabilibus, I, VIII (J. Berlioz éd., Turnhout, 2002, p. 336). La
source en est l'Imago mundi d'Honorius Augustodunensis, de même que pour la comparaison du
centrocota avec la mort (I, VII, p. 276).
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52. Due poli, dicono che sono, i quali sono immobili, sopra i quali poli si sostiene e volga tutto'l cielo;
imperochè conviene che le cose, che si muovono, abbiano il low movimento dalle cose immobili. Questi
sono due poli, onde viene tutto'l movimento del cielo. Questi due poli stannofermi, e tutto l'altro corpo del
cielo si volga. Quali sono questi poli, e questi due bilichi, sopra i quali ogne cosa sta? Questi sono amen-
due in Cristo : l'uno si è la Deitade e l'altro è l'umanità di Cristo (Pred., VII, 13 déc. 1304, D. Manni
éd., Prediche del beato Giordano da Rivalto dell'ordine dei Predicatori, Florence, 1739, p. 80). Le
thème des deux pôles est développé d'un point de vue cosmographique dans l'encyclopédie de
Brunet Latin (Trésor, I, III, 120, Chabaille éd., p. 164 sq.).
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53. Ma ora non diremo se non di questo primo fiume, ch'è chiamato Fison, e questofiume è lo maggiore
che sia nel mondo. E dicesi ch'elli è in India e è ampio.xx. miglia. E entrano in quello fiume.x. grandis-
simifiumi, quasi cosi grandi e altrettanto. Anco mena oro efassi quinde, overo la vena unde si fa l'oro.
E anco vi si trovano le piètre presiose. E sono apresso di quellofiume diversità di genti e diversi serpenti e
altri animali diversi. E questo dice Syrio, uno grande filosofo. . . Si corne questofiume si stende alla lunga,
corne voi avete udito, bene per.xx. miglia, cosi è l'amore divino, pero che a tutte le cose del modo si stende.
(Pred., X-XIII, S. Gratarola éd., Giordano da Pisa, Prediche sur secondo capitulo del Genesi,
Rome, 1999, p. 95-119 (p. 95-97 pour le Phison; les données viennent de Solin (« Syrio »),
Collectanea rerum memorabilium, 52, 6, 33).
54. P. Gautier Dalché, « Le Paradis aux antipodes ? Une Distinctio divisionis terre et paradisi deli-
tiarum (XIVe siècle) », dans Liber largitorius. Études d'histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses
élèves, réunies par D. Barthélémy et J.-M. Martin, Genève, 2003 (EPHE. Sciences historiques et
philologiques. Hautes études médiévales et modernes, 84), p. 615-637.
55. Pred., XVI, op. cit., p. 132 sq.
56. Pred., XXIX, 39-43, C. Delcorno éd., Bernardino da Siena, Prediche volgari sul campo di Siena
1427, t. II, Milan, 1989, p. 830 sq.
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57. Voir M. Kupfer, «The lost wheel map of Ambrogio Lorenzetti », Art Bulletin, 78 (1996),
p. 286-310. Il n'y a aucun moyen de savoir quel était le contenu géographique de ce mappamundus
disparu ; rien ne prouve qu'il s'agissait d'une carte marine ; L. Bolzoni, La rete délie immagini. Pre-
dicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002, p. 1 75 sq.
58. Egli hanno errato dal ventre, dice David ai taliani. Doh, dimmi : hai tu veduta Italia corne ella sta
nel Lappamondo. Or ponvi mente : ella sta propio propio corne uno ventre. Eglino hanno errato tutt'i
Taliani (Pred, XXXIX, op. cit., p. 1 145).
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59. Je cite la traduction (partielle) de R. Bauwens-Préaux, Voyage en Egypte de Joos van Ghistele
1482-1483, Paris, 1976, p. 6.
60. Sur le point rapidement évoqué ici, voir les fortes analyses d'H.-J. Schmidt, « Raumkonzepte
und geographische Ordnung kirchlicher Institutionen im 13. Jahrhundert », dans Raumerfassung
und Raumbewusstsein im spàteren Mittelalter, P. Moraw dir., Stuttgart, 2002, p. 87-125.
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