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Le souvenir de la Géographie de Ptolémée

dans le monde latin médiéval


(VIe-XIVe siècles)
PATRICK GAUTIER DALCHÉ
C.N.R.S. (Paris)

La réapparition de la Gewgrafikh; uJfhvghsiº en Occident, au début du


XVe siècle, est souvent présentée comme un coup de tonnerre, et son effet
comme une révolution dans les modes de perception et de représentation
de l’espace 1. Tout le monde sait que le grand œuvre géographique du savant
alexandrin ne devint accessible que grâce aux efforts des humanistes floren-
tins, par la traduction latine de Jacopo d’Angelo, disciple de Manuel Chryso-
loras. Entre la mention qu’en avait faite Cassiodore dans les Institutiones
dédiées aux moines de Vivarium, dans la deuxième moitié du VIe siècle, et
environ 1400, il y aurait ainsi plus de huit siècles d’un étonnant silence 2.
Et ce n’est guère qu’à partir du XIe siècle, avec les traductions des premiers
traités d’astrolabe, que l’astronome fut lu, à travers le filtre arabe. Dans
l’Occident chrétien, Ptolémée n’aurait donc été connu que pour ses travaux
astronomiques et astrologiques. Certes, l’Almageste, le Planisphère et la Tétra-
bible suffirent largement à sa gloire ; le premier ouvrage, en particulier, fut
d’une importance insigne pour le développement de l’astronomie latine.
Dans le monde byzantin, il est difficile de savoir s’il en alla autrement avant
le XIIIe siècle, lorsque Maxime Planude, découvrant l’intérêt de la Géographie
en fit une édition, accompagnée de cartes.

1 Cette vue canonique est excellemmment résumée, parmi beaucoup d’autres d’un

champ thématique et chronologique immense, dans le petit ouvrage d’A. W. CROSBY : « Is there
was anything equivalent in the shift in spatial perception to the appearance of the escapement
in temporal perception, this was it. » (The measure of reality. Quantification and western society
1250-1600, Cambridge, 1997, p. 97 sq.).
2 La connaissance indirecte de la Géographie dans le monde latin ne paraît pas reconnue :

aucune référence n’est signalée par W. H. STAHL, Ptolemy’s Geography. A select bibliography, New
York, 1953 ; pas un mot dans J. B. HARLEY, D. WOODWARD, The history of cartography, t. I (Carto-
graphy in Prehistoric, Ancient, and Medieval Europe and the Mediterranean), Chicago-Londres,
1987, ni dans G. AUJAC, Claude Ptolémée astronome, astrologue, géographe. Connaissance et repré-
sentation du monde habité, Paris, 1993, ni enfin dans l’album fac-similé publié par la Biblio-
thèque nationale de France, La Géographie de Ptolémée, Paris, 1998 (G. AUJAC, “La Géographie de
Ptolémée : tradition et novation”, pp. 8-20).

EVPHROSYNE, 27, 1999


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Contre cette vue un peu bien simple, je voudrais montrer que le souvenir
de la Géographie, accompagné d’une certaine connaissance de son contenu,
n’a jamais disparu dans l’Occident latin. Mon intention n’est pas d’en étudier
la tradition indirecte, donc inconsciente, en mesurant, par exemple, la part
issue des données ptoléméennes dans les listes de coordonnées géographi-
ques qui se multiplièrent à partir du XIIe siècle, grâce aux traductions de
tables astronomiques arabes provenant elles-mêmes en partie des travaux
de l’astronome alexandrin. Il ne saurait être question de rechercher tous les
éléments passés dans des textes latins, à partir des traductions de l’arabe du
XIIe siècle, et qui trouvent leur origine ultime dans la Géographie, sans que
celle-ci soit nommée. D’ailleurs, le destin de cette œuvre, dans la civilisation
arabe, est en lui-même fort obscur, et qui entreprendrait une telle enquête
rencontrerait d’énormes difficultés pour démêler les influences et les
emprunts, comme avait tenté de le faire E. Honigmann à propos des climata.
Le but de cette contribution aux études ptoléméennes est de rassembler et
d’analyser les traces explicites d’une connaissance de la Géographie qui furent
laissées dans les écrits durant ces huit cents années. Il suffira donc de ren-
contrer le nom de l’auteur, accompagné du titre de l’œuvre ou de sa qualité
de géographe, et la notion du contenu de son livre. En outre, geographia et
ses dérivés, d’emploi rare dans le latin médiéval, sont en eux-mêmes l’indice
d’un lien avec l’œuvre de l’Alexandrin. Cette enquête n’a jamais été menée
de façon systématique 3. Bien qu’on ne puisse ici prétendre à l’exhaustivité, la
collecte est loin d’être négligeable. Et, pour mieux apprécier l’ampleur de
cette tradition, il importera de mesurer la diffusion des textes où apparaît
le nom de Ptolémée associé à la géographie.

I. De Cassiodore au Cosmographe de Ravenne

Cassiodore et, de façon moins certaine, son contemporain Jordanès


sont sans doute les derniers latins à avoir pu consulter la Géographie. Leurs
œuvres, et par conséquent leurs témoignages, appartiennent davantage à
l’Antiquité qu’au Moyen Age. Néanmoins, leur diffusion médiévale impose de
les examiner en détail.
Dans ses Institutiones divinarum litterarum, Cassiodore conseilla aux
moines de Vivarium les lectures qu’il jugeait nécessaire à leur formation, et il
consacra un chapitre de ce manuel bibliographique aux géographes (appelés
« cosmographi »). L’ordre de l’exposé correspond très probablement au degré
de difficulté que l’auteur leur attribuait. Ptolémée est en dernière place,
réservé à ceux qu’ « enflamme le noble désir de la connaissance ». L’ouvrage

3 Dans un article au sujet plus étendu, M. V. ANASTOS constate rapidement « une certaine

circulation de la Cosmographie de Ptolémée dans l’Occident médiéval », le schéma de ses prin-


cipes théoriques et une part notable de ses coordonnées étant, selon lui, accessibles à qui aurait
voulu s’en servir pour dresser une carte. Il cite des auteurs qui « connurent la Géographie »
et conclut que la plus grande partie de cette tradition provient de textes arabes (“Pletho, Strabo
and Columbus”, in Mélanges H. Grégoire, 4, Ann. de l’Institut de philologie et d’histoire orientales
et slaves, t. 12, 1952, p. 12).
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est seulement désigné comme le « codex de Ptolémée », dont la possession


permet de voyager en esprit dans toutes les régions du monde : « habetis Pto-
lomei codicem, qui sic omnia loca euidenter expressit, ut eum cunctarum
regionum paene incolam fuisse iudicetis, eoque fiat ut uno loco positi, sicut
monachos decet, animo percurratis quod aliquorum peregrinatio plurimo
labore collegit » 4. Cette dernière remarque est peut-être un écho de ce que
l’on peut lire au début de la Géographie, dont les considérations montrent
« th;n de; gh=n dia; th=º eijkovnoº, oJvti th;n ajlhqinh;n, kai; megivsthn ou\san kai; mh;
perievcousan hJma=º, ou[te ajqrovan ou[te kata; mevroº uJpo; tw=n aujtw=n ejfodeu-qh=nai
dunatovn » 5.
Il est donc certain qu’un manuscrit se trouvait à Vivarium. Au delà, la
formulation de Cassiodore soulève deux questions difficiles à résoudre,
touchant la langue et la nature même de l’œuvre. On a pensé, sans preuve, à
une traduction, qui serait perdue 6. Cela est peu vraisemblable. Les traduc-
tions dont Cassiodore fut le promoteur sont d’ailleurs assez bien connues.
Aurait-il jugé utile de faire faire une version latine d’un livre qui consistait
presque totalement en listes de toponymes accompagnés de coordonnées ?
Et s’il avait existé une traduction latine réalisée auparavant dans un autre
milieu, n’en aurions-nous pas quelque trace ? Les parallèles dès longtemps
observés dans l’Histoire d’Ammien Marcellin sont d’interprétation trop déli-
cate pour que l’on en puisse tirer une indication précise sur la langue du texte
utilisé par l’historien. Il paraît certain toutefois qu’il puisa indirectement
dans la Géographie, et qu’un ou plusieurs intermédiaires inconnus doivent
avoir existé entre lui-même et Ptolémée 7. En fait, le monde latin antique a
peu connu et peu utilisé la Géographie.
Il est d’autre part difficile de décider si le codex conservé à Vivarium
était muni de cartes, ou s’il ne contenait que le texte. Cette question pourrait
rentrer dans un débat plus large : savoir si Ptolémée avait édité son texte avec
des cartes 8. L’on se bornera ici à noter que Cassiodore, juste avant l’évocation
du « codex de Ptolémée », avait déjà mentionné une carte, le Pinax de Denys,
qui devait permettre aux moines de contempler ce qu’ils auraient auparavant
perçu à la lecture des géographes. Il est donc permis de soutenir que cette
proximité avec la carte de Denys vient de leur nature commune, qui est car-
tographique. Il est même possible d’aller plus loin. Car le « Penax Dionysii
breuiter comprehensus » fait référence à la Périègèse de Denys, qui est un

4 Institutiones I, 25, éd. R. A. B. MYNORS, Oxford, 1937, p. 66. Passage rapidement com-

menté par P. COURCELLE, Les lettres grecques en Occident. De Macrobe à Cassiodore, Paris, 1943,
p. 335 ; F. WEISSENGRÜBER, “Weltliche Bildung der Mönche im 6. Jahrhundert”, Römische histo-
rische Mitteilungen, 8-9, 1964-1965, p. 21.
5 I, I, 7, éd. C. MÜLLER, Claudii Ptolemaei Geographia, t. I, 1, Paris, 1883, p. 6.
6 Par exemple M. C. CAPPUYNS, in Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique,

t. XI, col. 1397. Rien sur ce point dans A. GARZYA, “Cassiodoro e la grecità”, in Flavio Magno
Aurelio Cassiodoro. Atti della Settimana di studi Cosenza-Squillace 19-24 sett. 1983, s.l.n.d.,
pp. 118-134.
7 J. FONTAINE, introduction à Ammien Marcellin, Histoire, t. IV (livres XXIII-XXV), 1re

partie, Paris, 1977, p. 57 sq.


8 Résumé et bibliographie par O. A. W. DILKE, “The culmination of Greek cartography in

Ptolemy”, in The history of cartography, éd. J. B. HARLEY, D. WOODWARD, t. I, Chicago-Londres,


1987, p. 177 sq., 189 sq., 271 sq.
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texte décrivant une carte 9, et qui devait circuler accompagné de celle-ci. Mais
la vue contraire n’est nullement absurde. Cassiodore ayant senti la nécessité
d’ajouter une carte à sa liste en la désignant comme telle par un terme
adapté, on ne voit pas pourquoi il n’aurait pas fait de même si le codex
auquel il renvoyait avait été muni des cartes régionales dont Ptolémée don-
nait les éléments et le mode de construction dans ses livres II à VII. Tout bien
considéré, j’aurais tendance à conclure à l’absence de cartes dans ce codex,
quoique l’hypothèse contraire n’ait guère moins de titres à être avancée.
Il est bien connu que les Getica de Jordanès sont un abrégé de l’Historia
Gothica perdue de Cassiodore. Il le rédigea vers 550 à Constantinople, où
il put rencontrer l’ancien ministre de Théodoric. Qu’on y lise le nom du
géographe n’a donc rien pour étonner. Mais l’interprétation en est fort com-
pliquée, car il est impossible de déterminer avec certitude la part qui, dans
ce texte, revient à Jordanès : par des ajouts et des remaniements, il a pu
imprimer sa marque personnelle à ce travail. Dans le troisième chapitre,
Ptolémée apparaît à deux reprises à propos de l’île de Scandia, origine des
Goths selon Cassiodore-Jordanès :

« ... de hac etenim, in secundo sui operis libro, Claudius Ptolemaeus, orbis
terrae descriptor egregius, meminit dicens : “est in oceani arctoo salo
posita insula magna, nomine Scandia, in modum folii citri lateribus
pandis, per longum ducta concludens se”. de qua et Pomponius Mela, in
maris sinu Codano posita, refert. » (= III, 16) ... « In Scandia uero insula
unde nobis sermo est, licet multae et diuersae maneant nationes, septem
tantum earum nomina meminit Ptolemaeus. » (= III, 19) 10.

Les renvois sont exacts. Ptolémée parle de quatre îles appelées Skandivai,
situées à l’est de la Chersonnèse Cimbrique, la plus grande se trouvant à
l’orient en face de l’embouchure de la Vistule. Il précise que c’est elle qui
s’appelle proprement Scandia 11. Outre ces indications, il énumère en effet
sept peuples. Mais à cela se bornent les correspondances avec les Getica. On
ne trouve nulle trace, dans la Géographie, de la citation qui lui est attribuée,
où l’île est rapidement décrite, et sa forme comparée à la feuille de cédratier.
Qui faut-il considérer comme responsable de cet emploi de la Géogra-
phie ? Ou doit-on en créditer les deux historiens ? Tout dépend de l’analyse
que l’on fait du rôle de Jordanès, objet d’un débat sur lequel l’accord n’est pas
fait. Dans son prologue, il affirme qu’il a ajouté au texte de Cassiodore des
emprunts à plusieurs historiens grecs et latins, et que le début et la fin de son
abrégé sont de son cru. Si l’on accepte cette déclaration, le début au contenu
géographique avec la citation de Ptolémée serait dû à sa plume. Fr. Giunta a
validé cette conclusion, considérant que Jordanès savait probablement le
grec, et qu’il consulta directement certaines sources dans cette langue, dont
Strabon, Dion Cassius et Ptolémée. Une preuve supplémentaire de sa véra-
cité serait qu’il donne à propos de ces auteurs des indications bibliogra-

9 C. JACOB, “L’œil et la mémoire ; sur la Périégèse de la Terre habitée de Denys”, in C. JACOB,

F. LESTRINGANT, Arts et légendes d’espace. Figures du voyage et rhétoriques du monde, Paris, 1981,
p. 38 sq.
10 Éd. Fr. GIUNTA, A. GRILLONE, Iordanis de origine actibusque Getarum, Rome, pp. 8 et 9.
11 II, 11, 16.
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phiques, et qu’il porte des jugements sur leur valeur. Ainsi Ptolémée, qualifié
d’« orbis terrae descriptor egregius » 12. Mais plusieurs autres explications
sont possibles, toutes plus ou moins convaincantes. Tout d’abord, c’est d’une
carte que Jordanès aurait tiré ses renseignements, comme l’indique la com-
paraison avec la feuille de cédratier. Ce procédé est fréquent dans les Getica.
Mais on l’a aussi attribué à Cassiodore, qui en use volontiers dans ses
Variae 13. Toutefois, le fait d’assimiler une région à un objet du monde végé-
tal ou animal ne paraît pas suffire à conclure qu’une carte était sous les yeux
de l’auteur. C’est là un procédé rhétorique, qui permet par l’emploi d’un lieu
commun une facile représentation d’espaces à la forme complexe, en les sim-
plifiant. D’ailleurs, Jordanès en ce passage cite une phrase, et renvoie donc
à un livre, ce qui se conçoit mal d’une carte. D’un autre côté, il a pu mal résu-
mer le texte qu’il avait sous les yeux, attribuant à Ptolémée, dans la première
occurrence, une phrase revenant à une autre autorité citée à proximité, ce
qui est concevable si, comme il le dit dans son prologue, il n’a disposé que
de trois jours pour mener sa tâche à bien. A vrai dire, on doute de cette affir-
mation, étant donnée la complexité de l’œuvre cassiodorienne, que l’abrévia-
teur avait dû avoir le loisir (peut-être à Vivarium) de lire auparavant de façon
plus approfondie. Enfin, Jordanès (ou son modèle) disposa peut-être d’une
version de la Géographie différente de celle que nous avons conservée. C’est
un élément à verser au dossier de sa diffusion dans le monde latin antique,
comme les réminiscences d’Ammien Marcellin, mais dont la nature est si
évanescente qu’il serait hasardeux d’être trop affirmatif. Je ne crois pas pour-
tant qu’une citation de quelques lignes soit une preuve suffisante de l’exis-
tence d’une traduction latine.
Quoi qu’il en soit de ces problèmes sur lesquels il est difficile de prendre
une position résolue, la connaissance, durant le Moyen Age, d’un Ptolémée
auteur d’une description du monde, fut bien assurée grâce à la considérable
diffusion des Getica. Mommsen pouvait en recenser une quarantaine de
manuscrits conservés, sans compter une dizaine de mentions, notamment
dans les catalogues de bibliothèques. Il est probable que ce chiffre pourrait
s’étendre, par une enquête systématique, au point de constituer l’indice d’un
« très grand succès » 14. Plusieurs historiens utilisèrent par la suite le résumé
de Jordanès : une dizaine au moins, de Paul Diacre à Otton de Freising, pour
se borner au XIIe siècle 15. Il est donc certain que nombreux furent ceux qui,
au courant de leur lecture, aperçurent et le nom et la qualité de l’Alexandrin,
« éminent auteur d’une description du monde ». Bien plus, certains extraits
insérés dans des chroniques élaborées ultérieurement y font allusion de

12 Fr. GIUNTA, Jordanes e la cultura dell’alto Medioevo, 2e éd., Palerme, 1988, pp. 120-121,

et n. 46, p. 125.
13 B. LUISELLI, “Cassiodoro e la storia dei Goti”, in Passagio del mondo antico al Medioevo.

Da Teodosio a San Gregorio Magno (Atti dei Convegni Lincei, 45), Rome, 1980, p. 244. Telle était
l’opinion de Mommsen, pour qui c’était ou bien une carte du IIe siècle, ou bien une description
de celle-ci, représentée par la Cosmographie de Julius Honorius ou celle de l’Anonyme dit de
Ravenne (Iordanis Romana et Getica, M. G. H., Auct. antiquissimi, t. V, 1, réimpr. Berlin, 1961,
pp. XXXI-XXXIII). Il ne semble pas voir de contradiction dans le fait d’attribuer la comparaison
avec la feuille de cédrat dans un cas à Ptolémée, dans l’autre à une carte.
14 Cf. B. GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 255.
15 Th. MOMMSEN, Iordanis Romana et Getica..., p. XLV, n. 85.
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façon privilégiée. Wando, abbé de Saint-Wandrille (742-747) fut sans doute


le promoteur de la confection d’un corpus de textes historiques, dont les
Getica présentés en énumérant leurs sources : « In hoc corpore continentur
cronica Iordani episcopi Rauennatis ciuitatis de origine ac uocabulis gentis
Gothorum aedita ad Castalium sumptaque ex auctoribus ... Strabone Corne-
lio Claudio Tholomeo » 16. La position en fin de liste accorde à Ptolémée une
place éminente, à tout le moins remarquable. Le Chronicon Vedastinum, à la
fin du Xe ou au début du XIe siècle, ainsi que la chronique d’Ekkehard d’Aura,
au début du XIIe siècle, intègrent des excerpta continus, où référence est faite
à « Claudius Ptholomeus orbis terrae descriptor [egregius] ... » 17.
Un peu plus tard, vers 1155, ce livre de Ptolémée de cosmographia
fit même l’objet d’une recherche bibliographique. Dans les Epistulae Tegern-
seenses éditées par Pez, se trouve une lettre d’un certain B. adressée à E.
(XIIe siècle), lui demandant « Plinium de naturali historia uel Ptolomeum de
cosmographia uel Blauium de gestis Gottorum uel Marcellinum de situ
Hierosolymorum et Constantinopolitanorum ... » 18. La proximité de l’Histoire
naturelle montre que l’auteur avait une certaine idée du contenu de l’œuvre,
sans qu’on puisse savoir avec certitude où il avait rencontré le titre de cosmo-
graphia. La présence d’Ablabius (orthographié Blavius) semble indiquer que
le renseignement provient des Getica, seuls à mentionner cet historien. Mais
l’attribution à un Marcellinus de descriptions de Jérusalem et de Constanti-
nople ne se trouve que dans le premier livre des Institutiones de Cassiodore,
dans le chapitre même, intitulé Cosmographos legendos a monachis, où la
lecture de la Géographie est conseillée. Il semble donc que la curiosité pour
Ptolémée cosmographe soit née de la rencontre de son nom chez deux
auteurs proches, Cassiodore et Jordanès, et que par un raisonnement fort
simple l’auteur de la lettre ait jugé que Ptolémée était un cosmographe, c’est-
à-dire l’auteur de descriptions concernant l’orbis terrarum.
Par suite de la diffusion des Getica et, dans une moindre mesure des
Institutiones, un vaste public, d’abord monastique, fut mis au courant de
l’existence d’un Ptolémée « orbis descriptor egregius », ou « cosmographe ».
A la fin du XIIIe ou au début du XIVe, Iohannes Aegidius de Zamora, faisait
encore référence, dans un traité à la gloire de l’Hispania, à « Claudius Ptolo-
meicus orbis terre descriptor egregius » 19. Mais, par ces désignations, les
caractères spécifiques de son livre restaient voilés : ni les méthodes de
projection cartographiques, ni les listes de coordonnées permettant de

16 Ibid., p. LXI sq. Plusieurs copies en subsistent. Il n’est pas hors de propos de souligner

que l’archétype de cette recension contenait les Histoires d’Orose et la Cosmographie du Pseudo-
Aethicus avant les Getica, suivies de l’Itinéraire d’Antonin ; ce qui donnait à l’ensemble une colo-
ration « géographique » notable.
17 M. G. H., SS., t. XIII, p. 679 ; t. VI, p. 119 (cf. MOMMSEN, Iordanis Romana et Getica...,

p. LV).
18 B. PEZ, Thesaurus anecdotorum novissimus, t. VI, pars II, 1729, p. 53, cité par

Mommsen, qui attribue la lettre à Rupert de Tegernsee, dont cette collection contient des
missives (éd. citée, p. XXXVII, n. 70). La transcription de G. BECKER est un peu différente
(Catalogi bibliothecarum antiqui, Bonn, 1885, n° 111, p. 228).
19 De praeconiis Hispaniae, éd. M. DE CASTRO Y CASTRO, Fray Juan Gil de Zamora OFM De

praeconiis Hispanie, Madrid, 1955, p. 333 ; il est bizarre d’en conclure qu’il « connaît et cite la
Description du monde » (ibid., p. CLXXXIV).
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 85

construire des cartes régionales n’étaient encore entrées dans la conscience


occidentale. Il est piquant de noter que les responsables de cette image
réduite de la Géographie sont deux représentants de la culture antique, dont
l’un de niveau exceptionnel.

L’étape suivante de la transmission médiévale eut moins d’importance.


La cosmographie attribuée à un personnage originaire de Ravenne est un
texte toujours fort énigmatique, malgré les recherches qu’il a suscitées, et
l’utilisation qu’en font les archéologues. Il s’agit d’une description du monde
composée de toponymes énumérés par régions appelées « patriae ». Beau-
coup de peine a été dépensée pour en chercher les sources et en déterminer
la date et l’intention. On ne croit plus, comme Mommsen et Müllenhoff
l’avaient pensé, qu’elle fut écrite en grec au VIIe siècle, avant d’être traduite
en latin au IXe, ni même que son auteur possédait une connaissance appro-
fondie du grec. On ne devrait pas non plus continuer à accorder foi à l’auteur,
quant à l’existence des nombreux géographes aux noms germaniques ou
grecs auxquels il renvoie : ce sont des fictions. La forme sous laquelle le texte
nous est transmis ne remonte sans doute pas au delà du IXe siècle. D’après le
contenu très composite, où l’on relève des parallèles avec des textes très
variés, grecs aussi bien que latins, mais surtout avec une carte analogue à la
Tabula Peutingeriana, et accessoirement avec les légendes de mappae mundi
médiévales, ce dont nous disposons aujourd’hui est le résultat d’un long
travail de compilation, effectué en plusieurs étapes entre la fin de l’Antiquité
et le IXe siècle. Au jugement de L. Dillemann, qui consacra beaucoup d’étude
à la découverte des sources ultimes de la cosmographie, les deux sources
originelles seraient deux textes décrivant une carte routière et une carte
circulaire, l’une et l’autre comportant des ajouts textuels provenant d’autres
sources 20.
Le nom de Ptolémée est cité à trois reprises. A propos d’une discussion
sur le cours nocturne du soleil, qui « sub profunditate Oceani arctoam par-
tem noctu exambulat », l’avis des « mundani philosophi » est convoqué pour
confirmer l’Écriture, parmi lesquels « et Ptolemaeum regem Aegyptiorum ex
stirpe Macedonum arctoae partis descriptorem », mais sans que rien davan-
tage soit précisé 21. L’assimilation du géographe à un souverain lagide est une
confusion aisée à comprendre, qui apparaît chez Isidore de Séville (Etym.,
III, 26) et qui jouit d’une grande fortune au Moyen Age. Les autres mentions
se bornent à signaler que le même auteur ainsi qualifié a traité, parmi
d’autres « descriptores », d’un ensemble de « patriae », toutes situées vers le
Nord, à proximité de l’île de Scanza 22. Comme le géographe est cité aux côtés

20 L. DILLEMANN, La Cosmographie du Ravennate, ouvrage édité avec préface et notes addi-

tionnelles par Y. JANVIER, Bruxelles, 1997 (Collection Latomus, 235).


21 I, 9, éd. M. PINDER et G. PARTHEY, Ravennatis anonymi cosmographia et Guidonis

geographica, Berlin, 1860, pp. 23, 5-7. – Il ne découle pas de cet exposé que le Ravennate
ignore la théorie de la sphéricité de la terre, comme l’affirme L. Dillemann (La Cosmographie du
Ravennate..., p. 37).
22 « ... patria quae dicitur ab antiquis Amazonum... de qua patria subtilius agunt supra

scriptus Pentesileus et Marpesius atque Ptolomaeus rex Aegyptiorum Macedonum, philosophi. »


(ibid., pp. 174, 11-175, 3) ; « Item iuxta Oceanum est patria quae dicitur Roxolanorum, Suaricum,
Sauromatum... de qua patria enarrauit supra scriptus Ptolomaeus rex et philosophus. cuius
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d’auteurs de fantaisie, on doute avec raison que le cosmographe de Ravenne


ait consulté son œuvre. De plus, le vocabulaire employé à son sujet (ici en
italiques), et la zone à propos de laquelle il est mentionné, conduisent à
penser que la lecture de Jordanès est à l’origine de ces remarques, complé-
tées par un lieu commun sur l’origine du géographe. La cosmographie cite
les Getica à de nombreuses reprises, au point qu’on peut les tenir pour l’une
des sources principales 23.
Il faut donc exclure que la cosmographie ait été élaborée, à propos de
la Scythie, à l’aide de la Géographie. Mais celle-ci y est présente d’une
autre manière, peut-être moins indirecte. L. Dillemann y a reconnu, après
Ch. Müller, plusieurs dizaines de toponymes ayant des parallèles dans la
Géographie, qui ont été distribués isolément ou par groupes, sans souci de la
topographie. Fort loin d’être simple et de s’expliquer par une source unique,
leur transmission a donc dû prendre des formes variées, cartographie ou
condensé textuel 24. Dans beaucoup de cas, toutefois, le lien avec le toponyme
ptoléméen est assez peu net ; ce n’est qu’au prix d’ingénieuses corrections que
l’on parvient à l’établir. En toute logique, qu’un stock de toponymes – qui,
faut-il le rappeler, correspondent à des occupations réelles – se retrouve chez
Ptolémée ne signifie pas nécessairement qu’il en provienne en dernière
analyse. Le caractère aléatoire de leur distribution sur l’ensemble des terri-
toires décrits conduit aussi à en douter.
Il est donc possible, mais il est loin d’être certain, que le contenu de la
Géographie ait influencé en partie une description du monde en évolution,
dont nous ne connaissons que l’état tel qu’il fut fixé au IXe siècle probable-
ment. La disparate de ce texte laisse supposer qu’il fut précédé, depuis
le temps de Jordanès, par une ou plusieurs versions qu’il est impossible
de caractériser avec plus de rigueur. Mais l’important est la diffusion qu’il
connut au Moyen Age, pour permettre de mesurer l’effet de ses renvois à
Ptolémée. Or elle n’est transmise que par trois manuscrits. Les extraits qu’en
fit un pisan nommé Guido, au début du XIIe siècle, dans son Liber de variis
historiis, ne conservent aucun des passages qui mentionnent Ptolémée. Il est
certain que Guido lut le Ravennate, mais il ne jugea pas utile de se parer,
comme l’avait fait son prédécesseur, de l’autorité de l’Alexandrin. Somme
toute, la Cosmographie anonyme est moins importante pour la tradition
médiévale de la Géographie que pour ce qu’elle révèle d’une possible existence
souterraine du texte avant le IXe siècle.

patriae post terga infra Oceanum supra scripta insula Scanza inuenitur » (ibid., p. 175, 4-14) ;
« Iterum ad septentrionalem iuxta Oceanum nominatur patria Sarmatorum, quae confinalis
existit cum praenominata Roxolania. cuius patriae multi fuerunt descriptores philosophi ; ex
quibus ego legi Ptolomaeum regem Aegyptiorum ex stirpe Macedonum... » (ibid., p. 199, 13-200, 2).
23 O. SCHNETZ, “Jordanis beim Geographen von Ravenna”, Philologus, 81, 1926, pp. 86-100.

Selon L. Dillemann, au stade ultime de la compilation, Jordanès lui aurait été connu par un
résumé ou des regroupements « qui semblent bien avoir été inscrits sur une carte » (La Cosmo-
graphie du Ravennate..., p. 45 sq., 48). L’existence de cet intermédiaire, inutilement compliquée,
ne paraît pas démontrée.
24 Ibid., p. 45.
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 87

II. Martianus Capella et ses commentateurs carolingiens

Parmi les auteurs latins de l’Antiquité, peu citèrent Ptolémée. L’un d’eux,
Martianus Capella, fut néanmoins responsable d’un autre aspect de sa survie
médiévale. Dans le livre des Noces de Philologie et de Mercure consacré à l’art
de géométrie, il cite son opinion sur la mesure de la circonférence terrestre.
Par ce biais, l’estimation de 500 stades pour la valeur du degré d’un grand
cercle fut largement répandue au Moyen Age 25. Martianus tira fort proba-
blement ce renseignement d’un intermédiaire latin, sans connaître directe-
ment la Géographie 26. Car il apparaît dans une sorte d’appendice détaché des
développements relatifs au résultat obtenu par Ératosthène, et consacré à la
conversion des stades en milles romains 27.
L’autorité de Ptolémée sur ce point ne fut d’ailleurs que très rarement
reconnue au Moyen Age. Mais ce n’est pas ce thème qui nous retiendra ici.
Martianus employa, pour désigner son œuvre, un terme corrrespondant au
titre grec : « quo loco non puto transeundam opinationem Ptolemaei in
geographico opere memoratam » 28. Comme les Noces devinrent, à l’époque
carolingienne, un manuel d’enseignement des arts libéraux abondamment
et fréquemment glosé, le geographicum opus de Ptolémée fit naturellement
partie de l’horizon de connaissance des savants des IXe et Xe siècles. Jean Scot
Erigène, en particulier, reprit cette mention dans une longue discussion du
Periphyseon sur la mesure de la circonférence terrestre, où il nota la contra-
diction entre la valeur choisie par Ératosthène (700 stades) et celles de Pline
et de Ptolémée (qui remontait à Posidonius) 29. Il résolvait le problème, et
sauvait l’accord de ces « sapientes sollertissimique naturarum inquisitores »
en jugeant que cela était dû à une valeur différente du stade. La notion d’un
Ptolémée géographe grec provenait dans ce cas des Noces. Mais Jean Scot
en eut sans doute aussi connaissance par un autre canal. En effet, outre la
Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, l’Érigène traduisit, selon toute probabi-
lité, les Solutiones ad Chosroem de Priscianus Lydus. Dans le prologue, parmi
les autorités que l’auteur dit avoir mises à contribution, figure « Ptolomaei
Geographia de klimatibus » 30, à côté de ses Astronomica. Par cette formula-
tion bizarre, on doute que l’ouvrage ait été connu de l’auteur des Solutiones,
qui se borna à associer deux réminiscences à propos de l’œuvre de l’Alexan-
drin : qu’il composa une Géographie, et qu’il traita des climata. Priscien

25 Géographie, I, 3, 7, 11 (éd. C. MÜLLER, t. I, 1, p. XXX).


26 W. H. STAHL, R. JOHNSON, E. L. BURGE, Martianus Capella and the seven liberal arts, t. I,
New York, 1971, p. 141.
27 La mesure d’Ératosthène est décrite en VI, 596-598 (éd. J. WILLIS, Leipzig, 1983,

p. 209) ; le renvoi à l’estimation de Ptolémée en est séparé par un exposé sur la situation de la
terre dans l’univers, sur les zones et sur les quarts habitables.
28 VI, 609, éd. J. WILLIS, p. 213.
29 « Si autem quaeras cur Plinius Secundus et Ptolomeus in geografico suo, ut Martianus

scribit, non plus quam quingenta stadia singulis partibus distribuunt... non mihi facile occurrit
quid respondeam. » (III, 33, éd. I. P. SHELDON-WILLIAMS, Scriptores Latini Hiberniae, xi, Dublin,
1981, p. 252, 21-25). – Pour P. Duhem, Jean Scot « connaît et cite la Géographie de Ptolémée,
que ses prédécesseurs semblent avoir ignorée » (Le système du monde, t. III, Paris, 1958, p. 46) ;
il est suivi sur ce point par T. GREGORY, Anima mundi, Florence, 1955, p. 229.
30 Éd. I. BYWATER, Prisciani Lydi quae extant, Berlin, 1886 (Supplementum Aristotelicum

I, 2), p. 42.
88 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

n’utilise à aucun moment le moindre renseignement provenant des œuvres


de Ptolémée. D’ailleurs, c’est dans l’Almageste et dans les Tables Faciles que
les climats sont étudiés.
Il subsiste sept manuscrits de la traduction de Jean Scot, du IXe au XVe
siècle, exécutés en France du Nord, en Angleterre et en Italie 31. La confusion
avec le grammairien accrut sans doute l’autorité de ce texte. Mais les com-
mentaires carolingiens aux Noces diffusèrent davantage l’idée que Ptolémée
était l’auteur d’une Géographie. L’un d’eux, longtemps attribué à Jean Scot,
contient à coup sûr des matériaux érigéniens, sans que l’on puisse décider
dans quelle mesure exacte les deux « versions » par lesquelles il est transmis
reflètent son enseignement 32. Mais deux éléments y correspondent à la
discussion du Periphyseon. L’expression « in geographico opere » employée
par Martianus Capella est bien traduite par « in descriptione terrae » 33. Et
l’argumentation sur l’inégalité du stade est reproduite, mais à propos de
la mesure d’Ératosthène. L’enseignement érigénien fut utilisé par d’autres
commentateurs, comme le montre la disposition complexe des ensembles
de gloses dans chaque manuscrit. Dans le commentaire attribué à Remi
d’Auxerre (vers 841-après 908), la traduction (érigénienne ?) du titre est repro-
duite à l’identique. Un autre signe montre que le terme est alors d’usage
sinon courant, du moins normal dans le vocabulaire savant. Le nom d’Arté-
midore d’Éphèse (Ier siècle avant J.-C.), auteur d’observations et de calculs
sur l’extension de l’habitable que l’on retrouve aussi chez Pline, Strabon,
Marcien et Agathémère, est glosé « optimus geometer fuit », puis « geogra-
phus » 34, ce qui nous renseigne, de façon implicite, sur ce qu’évoquait le
terme pour un savant du IXe ou du Xe siècle influencé par l’enseignement
érigénien, et en conséquence sur l’image qu’il pouvait se former du livre
mystérieux de Ptolémée. En l’absence de toutes références aux coordonnées
et aux méthodes de projection, la géographie devenait une description du
monde fondée sur la géométrie au sens littéral où l’entendait Martianus
Capella, c’est-à-dire sur la mesure de la terre, ensemble ou partie habitée 35.
Le commentaire remigien s’étend ensuite sur la mesure de la circonférence
terrestre selon Ératosthène et Ptolémée, selon la méthode raisonnée des
savants carolingiens, à l’aide de la comparaison et de l’explication des

31 Sur l’attribution de la traduction, et sur la tradition manuscrite, M.-Th. D’ALVERNY, “Les

Solutiones ad Chosroem de Priscianus Lydus et Jean Scot”, in Jean Scot Érigène et l’histoire de la
philosophie (Colloques internationaux du C.N.R.S., DLXI), Paris, 1977, pp. 145-160.
32 Cf. en dernier lieu Cl. LEONARDI, “Martianus Capella et Jean Scot : nouvelle présen-

tation d’un vieux problème”, in Jean Scot écrivain. Actes du IVe colloque international d’études
érigéniennes, Montréal 28 août-2 septembre 1983, Montréal-Paris, 1986, pp. 187-207 ; et J. J.
O’MEARA, Eriugena, Oxford, 1988, p. 25 sq.
33 Éd. Cora E. LUTZ, Iohannis Scotti Adnotationes in Marcianum, Cambridge, Mass., 1939,

p. 141.
34 Ad VI, 611 (p. 214, 3-4 WILLIS = 301, 20 DICK) ; VI, 676 (p. 240, 7 WILLIS = 336, 21 DICK),

éd. Cora E. LUTZ, Remigii Autissiodorensis commentum in Martianum Capellam, t. II, Leyde,
1965, pp. 146 et 155.
35 De semblables préoccupations de mesures exactes, nées peut-être de la lecture des

Noces, se révèlent notamment dans le traité de l’irlandais Dicuil, le De mensura orbis terrae, écrit
en 825, un quart de siècle environ avant que Jean Scot n’arrive sur le continent ; ce point est
développé dans P. GAUTIER DALCHÉ, Géographie et culture. La représentation de l’espace du VIe au
XIIIe siècle, Aldershot, 1997 (Variorum Collected studies series 592), art. IV, pp. 139-141.
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 89

textes 36. Mais il est un passage qui évoque plus directement la Géographie.
Ce peut être une illusion. A propos des Sarmates mentionnés par Martianus
(VI, 303, 15), le commentaire glose « id est Guinedorum » 37. Il est vrai que
d’autres géographes mentionnent côte à côte les Sarmates et les Wendes.
Pour Pline, la région de la Baltique à la Vistule est habitée « a Sarmatis, Vene-
dis, Sciris... » 38 ; Tacite, quant à lui, exprime des doutes sur la localisation des
Wendes en ces lieux 39. La Tabula Peutingeriana place côte à côte Saramatae
et Venadi Sarmatae 40. Mais Ptolémée est le seul à associer aussi nettement
la région et le peuple slave des Wendes : « Katevcei de; th;n Sarmativan e[qnh
mevgista o{i te Oujenevdai... » 41 . Voir dans cette mention fugace l’indice d’une
connaissance de l’œuvre par les savants carolingiens serait fort hardi. Ce
détail, probablement de hasard, parvenu là noyé dans le flot continu de
gloses et d’interprétations qui accompagnait la lecture des auteurs depuis
l’Antiquité, n’a été sans doute laissé dans le commentaire que pour nous faire
regretter qu’il ne se soit pas trouvé en Occident un manuscrit de la Géogra-
phie, alors que des conditions intellectuelles favorables furent réunies,
durant un bref laps de temps, pour qu’elle y fût consultée.

III. Les traductions de l’arabe

A partir du XIe siècle, un courant de traductions permit à l’Occident de


récupérer une grande partie de la science grecque, notamment dans le
domaine de l’astronomie. La part de Ptolémée dans ce processus fut impor-
tante. Si certains de ses apports relatifs aux climata provenant de l’Almageste
apparaissent dès l’époque où furent traduits les premiers traités d’astrolabe,
c’est seulement à partir du XIIe siècle que la Géographie fut explicitement
évoquée. Le XIIe siècle est de ce fait un moment essentiel pour sa connais-
sance par les Latins.
La première mention se rencontre dans un traité d’astronomie influencé
par des sources grecques et peut-être arabes, dont l’auteur se présente
comme un adversaire des idées que Macrobe exprima dans son Commentaire
du Songe de Scipion. Intitulé Liber Mamonis in astronomia a Stephano philo-
sopho translatus, il fut d’abord signalé par Ch. H. Haskins. La présence de
mots et d’usages grecs, notamment l’emploi d’un système de lettres pour

36 Éd. LUTZ, pp. 137, 140, 146. – Sur le fond des démonstrations de Remi, cf. Natalia

LOZOVSKY, “The explanation of geographical material in the Commentary by Remigius of


Auxerre”, Studi medievali, 3e série, t. 34, 1993, p. 566 sq. On pourra corriger les remarques sur
son « manque de discernement » et son information « purement théorique », qui reproduisent
le jugement canonique sur ses capacités et ses activités intellectuelles, par les conclusions de
Cl. LEONARDI, qualifiant excellement son œuvre de « somme raisonnée du savoir carolingien »
(“Remigio d’Auxerre e l’eredità della scuola carolingia”, in I classici nel medioevo e nell’Uma-
nesimo. Miscellanea filologica [Giornate filologiche Genovesi, Genova 1974)] Gênes, 1975,
pp. 271-288, notamment p. 286).
37 Éd. LUTZ, t. II, p. 146.
38 Naturalis historia, IV, 97.
39 Germania, 46.
40 E. WEBER, Tabula Peutingeriana. Codex Vindobonensis 324, Graz, 1976, VII 1 o.
41 III, 5, 7 (éd. C. MÜLLER, p. 421).
90 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

exprimer des nombres, l’absence de mots arabes, lui fit conclure qu’il s’agit,
non pas d’une traduction, mais d’un traité original, sans doute élaboré en
Sicile, quoique l’attribution au traducteur Étienne, trésorier d’une église
d’Antioche ne lui parût pas exclue 42. Cette proposition d’identification fut
par la suite tenue pour probable 43.
Dans le manuscrit unique transmettant le Liber Mamonis, une discus-
sion sur différentes façons de diviser l’habitable en climata s’organise de
cette façon :

« (1) Ipsam habitationem in .g. diuidunt sectiones quas etiam climata


dicunt, ponentes initium primi climatis a recta linea... (2) Quidam tamen
aliis partiuntur climata diuisionibus, quibus tamen minime Tholomeus
in astronomia magnificus et grauiores philosophi assensum prebent...
(3) Multi quoque sunt qui finem primi climatis a septentrione sub recto
circulo ponunt, Tolomeum sibi uolentes tutorem et auctorem assumere...
(4) Tholomeus autem et ceteri, quibus sanior est intellectus, non uniuer-
sam habitationem in climata .g. diuidunt, sed quod in ea temperantius est
et frequentioribus incolitur habitatoribus, non a recta linea primi climatis
ponendo principium... (5) Tholomeus uero habitationis terminos alia
metitur ratione... Hec in libro quem de habitatione dixit scripta sunt. Michi
uero tametsi difficillimum uideatur, credendum tamen eius estimo eius
philosophice traditioni, quam et multarum constat rerum experientiam
habuisse et antiquorum scriptis et sui temporis hominum relatione, multa
que nobis incognita sunt certo cognouisse » 44.

Dans ce rapide exposé, alors que les limites des climata empruntés à
« Tholomeus in astronomia magnificus » proviennent de l’Almageste, les
chiffres indiqués en (5) pour l’étendue de l’œcumène selon Ptolémée in libro
de habitatione correspondent exactement à ceux de la Géographie : la limite
méridionale est à 16° 25/60 au delà de l’équateur, et sa largeur totale est de
79° 25/60 45. La description que Stephanus donne de cet ouvrage est parfai-
tement cohérente avec ses caractères spécifiques : la Géographie associe en
effet les « antiquorum scripta », expression où l’on peut voir les auteurs criti-
qués par Ptolémée, dont Marin de Tyr, et « sui temporis hominum relatio »,
c’est-à-dire les itinéraires dont il utilisa les données. Il est donc sûr
qu’Étienne avait une idée assez précise du contenu réel du livre ; mais il est
difficile de savoir si cette vue exacte venait d’une consultation de l’original
grec, ou d’intermédiaires orientaux. Le titre du traité peut mettre sur la voie.
Selon l’opinion de Ch. Haskins, « Liber Mamonis » renvoie à Maïmonide.
Or rien n’y évoque l’œuvre du philosophe. Il serait sans doute plus légitime
de voir dans ce nom une évocation du calife abbasside al-Ma’mun (813-833),
qui fut un promoteur des études astronomiques et cartographiques. Il fit
traduire à deux reprises l’Almageste ; et la traduction latine de l’une de ces

42 Ch. H. HASKINS, Studies in the history of mediaeval science, Cambridge, Mass., 1927,
p. 103.
43 M.-Th. D’ALVERNY, “Translations and translators”, in Renaissance and renewal in the

twelfth century, éd. R. L. BENSON, G. CONSTABLE, Oxford, 1982, p. 439.


44 Cambrai, Bibl. mun. 930 (829), f° 22 vº. La lettre « g » vaut pour le chiffre 7.
45 Ce qui correspond aux 16° 1/3 1/12 et aux 79° 1/3 1/12 de Géographie I, 10, 1 (éd.

C. MÜLLER, p. 26).
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 91

versions, par Gérard de Crémone, commence d’une façon très semblable :


« Liber hic precepto Maimonis regis Arabum... translatus est » 46. La trans-
mission de la Géographie de Ptolémée aux Arabes est mal connue. Même si
elle ne fut traduite qu’après sa mort, elle était sans doute déjà disponible en
grec ou en syriaque sous le règne d’al-Ma’mun 47. Mais l’incise fort réduite
de Stephanus ne permet pas d’aller plus loin.
Autre mention inaugurale et presque aussi énigmatique, celle qui se lit
dans les œuvres de Raymond de Marseille. Il est clair, pourtant, qu’elle est
dans ce cas d’origine arabe. On ne sait pas grand chose de ce personnage 48.
Il adapta les Tables de Tolèdes (avant leur traduction par Gérard de Crémone)
pour le méridien de Marseille et pour l’année 1140. Dans ce De cursibus
planetarum, se trouve une table d’une soixantaine de coordonnées géogra-
phiques présentées sous un chapeau qui nomme pour la première fois en
Occident le nom de l’œuvre de Ptolémée, sous sa forme arabe :

« Mahomet Algoarismi hanc abstraxit tabulam de libro qui dicitur Alieora-


phie licet de quibusdam aliter sit res. » Sur la ligne supérieure, trois des
termes sont complétés de la façon suivante, peut-être parce que le copiste
les avait omis : « de libro Ptolomei » ; « alieoraphie id est fr̄m » ; « de quibus-
dam urbibus istis » 49.

Une seconde référence se trouve dans le Liber iudiciorum du même


auteur, lors de la description des sept climata, dans une remarque sur la
situation de l’île de Thulé au delà du septième :

« Sed terre tomitane insulam que Tule appellatur latitudinis lviii gra-
duum et x minutorum esse nouimus, Muamet Choariçmi in tabula que
quorundam ciuitatum tam latitudinem quam longitudinem continet
atestante quam etiam de libro Tolomei qui Algioraphie id est fr̄m intitulatur
excerpsisse narratur, extra vii climatis terminum eam sitam fore cunctis
certum est » 50.

Alieoraphie, Algioraphie transcrivent l’arabe al-Jighrāfiy ā ; la glose qui accom-


pagne le mot ne peut se lire que « fratrum », ce qui n’a apparemment pas de
sens. L’allusion à Muhammad ibn Músá al-Khwárizmí dans ce contexte est

46 P. KUNITZSCH, Der Almagest. Die Syntaxis Mathematica der Claudius Ptolemäus in

arabisch-lateinischer Überlieferung, Wiesbaden, 1974, p. 132.


47 E. HONIGMANN, Die sieben Klimata und die povleiº ejpivshmoi, Heidelberg, 1929, p. 113,

155-156 ; G. R. TIBBETTS, “The beginnings of a cartographic tradition”, in The History of carto-


graphy, éd. J.-B. HARLEY, D. WOODWARD, t. II Cartography in the traditional Islamic and South
Asian societies, Chicago-Londres, 1992, pp. 95-100.
48 E. POULLE, in Dictionnary of scientific biography, t. XI, New York, 1975, p. 321-322.
49 Paris, B.N.F., lat. 14704, f°110 v° ; cf. Ch. HASKINS, Studies in the history of medieval

science..., pp. 96-98. La transcription et les interprétations procurées par E. CHABANIER sont
fausses et fantaisistes (“La filiation de la table de Raymond de Marseille et les tables dites ptolé-
méennes du Moyen Age”, Comptes rendus du Congrès international de Géographie, Amsterdam
1938, t. II, Leyde, 1938, pp. 101-117). Les mêmes qualités s’observent dans les autres articles du
même auteur sur le même sujet (“Un cosmographe du XIIe siècle capable de mesures exactes
de longitude”, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Comptes rendus, 1932, pp. 344-352 ; “La
géographie méthématique dans les manuscrits de Ptolémée”, Bulletin de la section de géographie
du Comité des travaux historiques et scientifiques, 49, 1934, pp. 1-22).
50 Paris, B.N.F., lat. 16208, f° 26 r°a.
92 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

unique. Contemporain d’al-Ma’món, mort en 846, il composa un ensemble de


tables astronomiques, comportant des éléments d’origine ptoléméenne, dont
une recension d’origine andalouse fut traduite, avec ses canons, par Petrus
Alphonsi, puis par Adélard de Bath. Ces tables ne contiennent pas de listes
de coordonnées géographiques. Il est aussi l’auteur d’un Kitāb .surat al-ard
(Livre de la figure de la terre) où des matériaux furent remaniés, qui prove-
naient sans doute indirectement de la Géographie, peut-être par l’intermé-
diaire des cartes dressées sur l’ordre d’al-Ma’món 51. Le Kitāb .surat al-ard,
exclusivement formé de listes de coordonnées, est organisé de façon plus
logique que topographique ; les listes y sont classées en catégories (dont les
villes, au nombre de 539), au sein desquelles les êtres géographiques sont à
leur tour classés selon les sept climata. Les coordonnées qui furent recopiées
par Raymond de Marseille correspondent assez exactement, sauf dans les
derniers toponymes, à celles des Tables de Tolède, qui paraissent remonter
aux travaux d’al-Khwárizmí, bien qu’elles soient en bien plus petit nombre 52.
Les deux renvois rencontrés dans les traités de Raymond de Marseille en sont
donc un indice supplémentaire, et montrent qu’une version des Tables devait
circuler dans la péninsule Ibérique, où cette origine était reconnue.
Les travaux de Raymond de Marseille ne connurent qu’une diffusion
limitée 53. Il n’en va pas de même des traducteurs actifs dans le deuxième
tiers du XIIe siècle, notamment dans la péninsule Ibérique. Le traité d’usages
de l’astrolable de l’espagnol Ibn al- Saffár
. († 1035), faussement attribué à
Maslama, fut traduit, semble-t-il, à deux reprises, par Jean de Séville, actif
entre 1133 et 1153, et Platon de Tivoli (entre 1134 et 1145, à Barcelone) 54. On
y lit deux renvois à la Géographie sous son vêtement arabe. Tout d’abord,
après l’exposé de la méthode permettant de déterminer une différence de
longitude par les heures de l’éclipse, l’ouvrage est défini comme un recueil
de coordonnées de cités :

JEAN DE SÉVILLE PLATON DE TIVOLI

« Cap. xxvi in scientia longitudinis et eius « caput in sciencia longitudinis cuius-


acceptionis. libet regionis.

... et iam collegit Ptolomeus in libro Ptolomeus autem terrarum omnium


quem nominauit Alga Rasie collegitque notarum longitudines ac latitudines in
in eo longitudines ciuitatum cognitarum, libro qui uocatur Gerapphie collegit, in

51 Les rapports de cet ouvrage avec Ptolémée et les entreprises cartographiques du calife

abbasside sont mal élucidés (C. A. NALLINO, “Al-Huwârizmî e il suo rifacimento della Geografia
di Tolomeo”, Atti della Reale Accad. dei Lincei, Cl. di Scienze morali, storiche e filol., 5e série, 2,
1894, pp. 3-53, notamment p. 20 ; E. HONIGMANN, Die sieben Klimata..., pp. 114-116, 122-134 ;
G. R. TIBBETTS, “The beginnings of a cartographic tradition...”, p. 100 sq.).
52 G. J. TOOMER, “A survey of the Toledan Tables”, Osiris, 15, 1968, p. 135 sq.
53 Il subsiste trois manuscrits du De cursibus stellarum, dont un ne contenant que la pré-

face, sans les tables (R. MERCIER, “Astronomical tables in the twelfth century”, in Ch. BURNETT
éd., Adelard of Bath. An English scientist and arabist of the early twelfth century, Londres, 1987
[Warburg Institute surveys and texts, XIV], p. 107) ; et un manuscrit du Liber iudiciorum. Quel-
ques citations des tables paraissent se trouver dans d’autres manuscrits du XIIe siècle.
54 P. KUNITZSCH, “Glossar der arabischen Fachausdrücke in der mittelalterlichen euro-

päischen Astrolabliteratur”, Nachrichten der Akademie der Wiss. in Göttingen, Philol.-hist. Kl.,
1982, Nr. 11, p. 486 sq.
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 93

posuitque latitudinem earum quantum quo cenit regionum ab equinocciali


distat zunt capitum ab equinocio diei in circulo distancias uersus meridiem uel
septentrionalem aplagam (sic) et posuit septentrionem latitudines appellauit,
longitudinem spacium quod est inter interiacentia uero spacia lineis meridia-
lineam medii diei regionis et inter lineam nis omnium regionum et linee meridiei
medii diei inicii habitationis in occi- prime habitationis occidentis longitu-
dente »55. dines nuncupauit » 56.

Dans le chapitre suivant, l’auteur souligne que la manipulation de l’astrolabe


requiert la comparaison avec ce livre, où l’on doit relever la longitude du
lieu dont on cherche à établir la distance au lieu de l’« observateur » :

JEAN DE SÉVILLE PLATON DE TIVOLI

« Cap. xxvii ad sciendum quantum sit « Cap. in quantitatis distancie cenit


zunt regionis de qua interrogaueris a zunt regionis de qua interrogaris et cenit tue
regionis tue et quanta sit longitudo zunt regionis noticia.
capitis eius ciuium a zunt regionis tue.

… et cum hoc feceris scito quod fuerit His autem taliter insignitis quantum
superfluum inter regionem tuam et longitudinis inter tuam et illam notam
regionem notam ex longitudine secun- regionem secundum mencionem longi-
dum hoc quod ceciderit de mentione tudinum regionum in libro Geraphie a
longitudinum in libro Algearasie, quod si doctissimo Ptolomeo habitam fuerit
fuerit longitudo regionis plus longitudine inquire et si regionis illius longitudinem
regionis tue erit a te procul dubio orien- tue regionis longitudinem maiorem
talis, tunc moue almeri id est ostentorem inueneris, illam incunctanter a regione
graduum in limbo a loco suo in partem tua orientalem esse non ambigas. Versus
orientis secundum quantitatem numeri orientalem itaque partem almeri secun-
qui fuerit inter utrasque longitudines ; dum illius numeri quantitatem qui inter
si uero fuerit longitudo regionis minus earundem regionum longitudines conti-
longitudine regionis tue erit a te absque nebitur diligenter a loco suo conputando
dubio occidentalis, et tunc moue almeri moue. Si autem predicte regionis longi-
graduum a loco suo in partem occiden- tudo tue regionis longitudinem minor
talem secundum numerum que fuerit extiterit, erit a regione tua nimirum occi-
inter utrasque longitudines... » 57. dentalis. In occidentalem igitur plagam
almuri a loco suo in quo tue fuerit secun-
dum illum numerum in quo tue regionis
longitudo illius regionis longitudinem
excesserit uertas » 58.

55 Éd. J. M. MILLÁS VALLICROSA, Las traducciones orientales en los manuscritos de la Biblio-

teca Catedral de Toledo, Madrid, 1942, p. 275. L’arabe zunt désigne ici le zénith. La graphie « Alga
Rasie » est fautive. – Cette mention fut relevée par E. HONIGMANN, Die sieben Klimata..., p. 114, à
la suite de M. STEINSCHNEIDER ; en dernier lieu, par J. VERNET, J. SAMSÓ, “Les développements de
la science arabe en Andalousie”, in R. RASHED (éd.), Histoire des sciences arabes, t. I (Astronomie,
théorique et appliquée), Paris, 1997, p. 282.
56 Oxford, Bodleian Library, Digby 51, f° 32 v°b.
57 Éd. J. M. MILLÁS VALLICROSA, p. 276. Zunt désigne ici l’azimut (cf. P. KUNITZCH, “Glossar

der arabischen Fachausdrücke...”, p. 549 sq.)


58 Oxford, Bodleian Library, Digby 51, f° 32 v°b.
94 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

C’est la première fois que l’on attribuait une valeur opératoire à la Géographie.
Cette explication démontre que l’ouvrage, en traduction arabe, était dispo-
nible dans la péninsule Ibérique dans la première moitié du XIe siècle ; il est
permis de rêver que Jean de Séville, Platon de Tivoli, Gérard de Crémone, ou
quelque autre des traducteurs qui y cherchèrent des textes arabes, en virent
un exemplaire. Dans la première occurrence seulement, le manuscrit utilisé
par l’éditeur corrige en marge « Alga Rasie » en « Almagestum ». Le lecteur
responsable de cette erreur, qui connaissait le chapitre de l’Almageste qui
traite des coordonnées d’une façon différente de la Géographie, ramena ainsi
l’inconnu au connu 59.
Le traité d’Ibn al- Saffár
. rendu en latin par Jean de Séville est transmis
par une douzaine de manuscrits 60 ; la version de Platon semble moins répan-
due 61. Les chapitres XXVI à XXXII avec les allusions à l’œuvre de Ptolémée
furent insérés dans un exemplaire de la deuxième moitié du XIIe siècle conte-
nant le De utilitatibus astrolabii du Pseudo Gerbert, sous une forme légère-
ment différente, ce qui laisse supposer une circulation importante 62. Mais il
convient de remarquer que ces passages n’apparaissent pas dans le remanie-
ment très répandu qui circula par la suite sous le nom de Messallah, et qui
fut abondamment utilisé par Chaucer pour élaborer en anglais son propre
traité d’astrolabe.
Platon de Tivoli traduisit aussi le célèbre traité d’al-Battání († 929),
l’Albategnius des Latins. Le De scientia astrorum, qui eut une grande
influence sur l’astronomie occidentale, puise abondamment dans l’œuvre de
Ptolémée. L’original comporte une liste des points centraux de chaque région
accompagnés de leurs coordonnées (provenant de Géographie VIII, 29), et les
coordonnées de 180 cités et d’autres êtres géographiques, correspondant
assez exactement aux chiffres de Ptolémée 63. Bien qu’elle y fasse allusion, la
traduction de Platon de Tivoli ne reproduit pas ces tables. Mais le chapitre VI,
dont le titre seul évoque déjà la Géographie (« in scientia proprietatum
uniuscuiusque linearum ad inuicem equinoctiali circulo parallelorum... et in
enarratione locorum terre inhabitatorum, quorum longitudo et latitudo
in figure terre libro deprehenditur ») renferme d’abord un exposé sur la déter-
mination de la latitude, puis sur les ombres et les durées du jour le plus long
suivant les différents parallèles. Ce matériau ne paraît pas fort différent de

59 Madrid, B. N. 10053, f° 115 r°b, éd. MILLÁS VALLICROSA, n. 1, p. 275.


60 F. J. CARMODY, Arabic astronomical and astrological sciences in Latin translation. A cri-
tical bibliography, Berkeley-Los Angeles, 1956, p. 124 sq. ; P. KUNITZCH, “Glossar der arabischen
Fachausdrücke...”, p. 487.
61 CARMODY signale trois manuscrits, dont l’un (Paris, B.N.F., lat. 16652), à tort : il ren-

ferme en fait le traité d’astrolabe de Raoul de Bruges (Arabic astronomical and astrological
sciences..., p. 143).
62 Munich, Bayerische Staatsbibl., Clm 13021, f° 77 r° pour les mentions de la Géographie

(« alge araphia » ).
63 Éd. C. A. NALLINO, Al-Battānı̄, sive Albatenii Opus astronomicum (al-Zı̄j al- Sābi’), t. I,
.
Milan, 1899, p. 28 ; utile résumé sur les aspects géographiques du al-Zı̄j al- S. ābi’ par G. R. TIB-
BETTS, “The beginnings of a cartographic tradition...”», p. 97 sq.
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 95

ce que l’on peut lire dans l’Almageste 64. Mais la suite rappelle davantage la
Géographie. On y lit successivement :

— 1. « Rationibus quidem Batholomei propositis, ab antiquis autem confir-


matis, loca terre nota regionesque secundum longitudinem et latitudinem
habitas explanari terramque rotundam in medio celi centrum habentem,
ex omni parte ab aere circundatam punctique inesse ob sui breuitatem
respectu circuli signorum obtinere confirmari manifestum est... » ;
— 2. un exposé sur les limites de la terre habitée, sur ses dimensions en
longueur et en largeur, sur son extension en latitude, sur le rapport avec
la surface de la sphère ;
— 3. une série de données métrologiques sur les mers et les bras de mer, avec
l’indication des îles qui s’y trouvent ;
— 4. « Hec ergo sunt nota loca maris terre inhabitata, quod terram in tres
partes diuidit... » : une description des trois parties de la terre habitée,
Europa, Libia, Asia maior ;
— 5. une discussion sur les 11/12 restant de l’habitable, d’où il conclut que la
vie y est possible ;
— 6. « De longitudine uero ciuitatum earumque latitudine, ut in libro figure
terre continetur dicendum est. Eorum itaque locorum longitudine quod
inter orientem in occidentem spatium existit, ab insulis habitatis, que sunt
in oceano occidentali uersus partes orientis inceperunt... » : un exposé de
la méthode de l’éclipse pour déterminer les longitudes (mais on ajoute :
« Quasdam [scil. quantitates] etiam a transeuntibus solo auditu prope
ueritatem deprehenderunt. ») et sur la mesure de la hauteur du soleil ;
— 7. enfin, une conclusion : « Ex hoc igitur elongationem uniuscuiusque
terre a linea equalitatis quod est spacium inter meridiem et septentrionem
deprehenderunt et sub unaquaque ciuitatum eius elongationem ab insulis
inhabitatis in longitudine. In longitudine uero ab equalitatis linea prope
ueritatem scripserunt. Quod nos et secundum quod in libro figure terre qui
uocatur Ieraphie a nobis inuentum est scripsimus ibique etiam, sicut et
Batholomeus, dimidium regionum que sunt 94 nominauimus » 65.

Il semble bien qu’à la base de ce traitement, où se reconnaissent plusieurs des


éléments provenant du livre VIII, il y ait un remaniement de la Géographie 66.
La remarque sur la rareté des calculs fondés sur les heures des éclipses,
suppléés par des mesures approchées, rappelle les discussions critiques
de l’œuvre de Marin de Tyr (I, 4) et les développements ptoléméens sur les
distances itinéraires comme facteur d’estimation, ce que Platon traduit par
« a transeuntibus ». Il existe aussi une version castillane du traité d’al-Battáni,

64 Et d’ailleurs, la table de l’ouvrage, dans le ms. lat. 7266, f° 48 r°a-49 v°a, a des renvois

interlinéaires à l’Almageste ; pour le chapitre VI, elle a indiqué : « .2. 1. Almag. »


65 Paris, B.N.F., lat. 7266, f° 54 v°b-56 r°a (éd. Bologne, 1645, pp. 23-27). La traduction

poursuit en évoquant des erreurs dans les coordonnées indiquées « in libro illo » ; sur ce pro-
blème voir HONIGMANN, Die sieben Klimata..., p. 124.
66 Selon NALLINO, al-Battání aurait utilisé la traduction de Thabit b. Qurra (Al-Battānı̄,

sive Albatenii Opus astronomicum..., t. II, p. 211) ; ce qui n’a pas convaincu HONIGMANN qui pen-
chait pour la traduction d’al-Kindí (Die sieben Klimata..., pp. 124-125) ; cf. aussi G. R. TIBBETTS,
“The beginnings of a cartographic tradition...”, p. 100.
96 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

très vraisemblablement élaborée sous l’influence d’Alfonse le Savant, conser-


vée en un seul manuscrit. Elle suit exactement le même plan et donne de
façon plus précise les mêmes renseignements, à ceci près que le nom arabe
de l’ouvrage n’est pas cité, et que les 94 régions ne sont pas mentionnées :

« Et las longuras de las cipdades, y sus ladezas segund que es escripto


en el libro de la forma de la tierra en que son puestas las longuras desde
occidente a oriente : començando de las yslas que son pobladas en la Mar
occidental : a qui dizen la Mar occeana ; segund es dicho en este libro...
Et nos auemos puesto en este nuestro libro las cipdades, y los comedios
de los rregnados : assi commo los fallamos a Ptholomeo en el libro de la
forma de la tierra ; el sobredicho » 67.

En outre, la traduction castillane comporte, à la différence de la version


latine, une liste de 129 cités avec leurs coordonnées, reproduisant en grande
partie celles données par al-Battáni 68.
Que signifiaient ces renseignements pour le traducteur, et pour ses
lecteurs ? Nul doute qu’ils identifiaient « Batholomeus » (proche de l’arabe
Batlamiy
. ūs) avec Ptolémée. Il n’est pas dit explicitement qu’il est l’auteur du
« liber figure terre qui uocatur Ieraphie » (dont les premiers termes tradui-
sent exactement kitāb .surat al ard, désignation en arabe de la Géographie,
mais il ne s’agit pas vraisemblablement du traité d’al-Khwárizmí), mais la
phrase ne laisse guère de doute sur le contenu de ce livre : des listes de coor-
données géographiques (de cités exclusivement, ce qui distingue d’ailleurs
ce remaniement de la Géographie elle-même), dont les longitudes étaient
comptées à partir d’« îles », ce qui correspond au méridien origine ptoléméen
des îles Fortunées ; enfin les points centraux de 94 régions. Mais on obser-
vera qu’il n’est point là question de méthodes de projection et de cartes, non
plus que dans les citations qui ont précédemment été examinées.
A la lecture des travaux de Raymond de Marseille, de Jean de Séville ou
de Platon de Tivoli, on serait tenté de douter que jughrāfiy ā ait été reconnu
comme le calque du grec geographia, et compris comme tel. Ce n’est pas le
cas, comme le montrent les œuvres d’Hermann de Carinthie, dont l’activité
est attestée en Espagne et dans le sud de la France de 1138 à 1148. Il ne
cite pas nommément le grand œuvre de Ptolémée. Mais il fait un usage de
ce terme qui démontre une parfaite compréhension de sa nature. Dans sa
traduction (1140) du Grand introductoire d’Abú cMashar (Albumasar pour
les Latins), Hermann s’efforça d’adapter de façon compréhensible, pour des
lecteurs latins, la géographie astrologique de son modèle, qui, en dernière
analyse, provenait de la Tétrabible. Les développements sur la partition de
l’œcumène et sur les régions qui composent chaque pars sont introduits par
cette phrase : « Orbem terrarum geographi nostri bipartito discriminant... » 69.
Et Hermann substitua aux toponymes d’Albumasar des nomenclatures tirées

67 G. BOSSONG, Los Canones de Albateni, Tubingue, 1978, p. 52 et 53 (d’après le ms.

Arsenal 8322)
68 NALLINO, Al-Battānı̄, sive Albatenii Opus astronomicum..., t. II, p. VIII.
69 Introductorium maius, VI, 8 (éd. Augsbourg, 1489).
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 97

clairement d’une mappemonde 70. Dans son traité De essentiis, il fit à quatre
reprise le même renvoi, dans des contextes pour la plupart « cartographiques » :

— Beaucoup d’espèces sont formées d’un mélange de divers genres, « qualia


sunt amphibia, quales iaculi quales girographi tradunt... » 71 : les iaculi
sont des serpents volants, qui en effet apparaissent sur certaines mappae
mundi 72.
— La discussion sur l’extension de l’habitable en latitude ne rappelle que de
lointaine façon des éléments de la Géographie. La région proche de l’é-
quateur est inhabitable à cause de la chaleur intolérable, et par consé-
quent elle est pleine de sables stériles, comme ceux de Libye et ceux où le
Nil se perd. « Insulas tamen habitatas sub ipso eodem circulo Tamprofa-
nem, Arin et VI insulas Fortunatas girographi tradunt satis possibiliter » 73.
A quoi Hermann ajoute deux raisons qui, selon Ptolémée, rendent ces
régions habitables ; on les trouve dans l’Almageste. Toutefois, la mention
des îles n’apparaît dans ce contexte ni chez Ptolémée, ni chez al-Battání,
dont Hermann connaissait une traduction différente de celle de Platon de
Tivoli 74. Elles font partie des lieux communs de la géographie latine.
— Comme preuves supplémentaires de l’habitabilité de l’hémisphère infé-
rieur, au delà de l’océan occidental, « quemadmodum girografi tradunt,
supremos Indie fines precludunt montes altissimi omnino inacessibiles »
d’où vient le Gange, qui apporte le folium Indicum, et dont les premiers
riverains vivent de la seule odeur des fruits que charrie le fleuve 75. Tous
ces renseignements ont la même origine latine.
— Enfin, la conclusion de ce passage rappelle que les « uulgares girographi »
s’occupent des « generales diuersitates », tandis qu’Hermann lui-même a
traité suffisamment des « speciales diuersitates » dans ses œuvres astro-
logiques 76.

Il n’est pas sûr que tous ces renseignements proviennent d’une carte, car
ils font partie du stock de notions transmises par Pline, Solin, ou Isidore de
Séville, et peuvent apparaître aussi bien sous forme textuelle que cartogra-
phique. Néanmoins, de la même façon que, dans sa traduction d’Albumasar,
Hermann avait tenté de donner un équivalent latin de la géographie de son
modèle, de même ici la notion de girographus (désignant celui qui décrit le
monde in girum, comme le fait une mappemonde ?) l’aide à élaborer une
géographie permettant de comprendre ces discussions d’ordre cosmographi-
ques. Il est tentant de penser qu’il fut en cela influencé par ce qu’il avait pu

70 Cf. P. GAUTIER DALCHÉ, “Le renouvellement de la perception et de la représentation de

l’espace au XIIe siècle”, dans Renovación intelectual del Occidente europeo (siglo XII), Pampelune,
1998 (XXIV Semana de estudios medievales Estella, 14 a 18 de julio de 1997), p. 210 sq.
71 Livre II, éd. Ch. BURNETT, Hermann de carinthia De essentiis. A critical edition with

translation and commentary, Leyde-Cologne, 1982 (Studien und Texte zur Geistesgeschichte des
Mittelalters, XV), p. 200, l. 2-3.
72 Par exemple celle de Hugues de Saint-Victor (éd. P. GAUTIER DALCHÉ, La Descriptio

mappe mundi de Hugues de Saint-Victor. Texte inédit avec introduction et commentaire, Paris,
1988, p. 147, l. 378), une source possible étant les Étymologies d’Isidore de Séville.
73 Éd. Ch. BURNETT, p. 214, l. 23-24.
74 Ibid., pp. 30 et 334.
75 Ibid., p. 224, l. 27-28.
76 Ibid., p. 226, l. 8-9.
98 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

entrevoir de la Géographie dans ses sources arabes. Il serait hasardeux d’aller


plus loin.
Cet essai de dénomination nouvelle resta toutefois isolé. Il est plus que
probable que l’œuvre de Ptolémée fut seulement comprise, par la majorité
des traducteurs et de leurs lecteurs, comme un recueil de coordonnées
géographiques. Cette interprétation obvie, qui découlait de la lettre des
sources arabes, fut sans doute renforcée par la mise à la disposition du public
occidental d’autres œuvres de l’Alexandrin. La traduction de l’Almageste qui
eut la diffusion la plus grande fut achevée en 1175 par Gérard de Crémone,
mais d’autres essais de traduction purent circuler auparavant, et certains,
comme Hermann de Carinthie, en eurent connaissance de première main 77.
Au livre deuxième, Ptolémée traitait en détail de la variation des phéno-
mènes en fonction de la situation des lieux à la surface de la sphère, sans
aborder les problèmes découlant de la représentation de l’œcumène. D’un
autre côté, la géographie astrologique du Quadripartitum, traduit en premier
lieu par Platon de Tivoli dès 1138, pouvait sembler correspondre aussi au
dessein de la Géographie, puisque les influences astrologiques des planètes et
des constellations étaient exposées suivant la disposition des lieux.
Au XIIIe siècle, en outre de la diffusion des textes dont il a été jusqu’à
présent question, c’est par le biais de l’astrologie que le souvenir de la
Géographie se perpétua, essentiellement dans les traductions du lombard
Aegidius de Thebaldis, qui travailla pour le compte d’Alphonse le Savant. On
rencontre tout d’abord une mention relativement troublante dans sa version,
c
datée de 1256, qui fit connaître aux Latins l’astrologue Abú’l-Hasan . Alí
78
b. Abí’l-Riǧál (Hali Abenragel pour les Latins) . Un chapitre (VIII, 37) de ce
De iudiciis astrorum contient des toponymes accompagnés de leurs coor-
données, classés selon les sept climata, selon ce qu’« exposuit Harix in suis
tabulis transcurrendo ab occidente per quamlibet ciuitatem », mais sous
l’invocation de Ptolémée 79. Le chapitre précédent évoque plus nettement un
livre de Ptolémée qui, à première vue, peut faire penser à la Géographie :

« ... Dicit Ptholomeus in libro suo ubi nominauit ciuitates, insulas et maria,
et quomodo diuiduntur per dominia signorum et planetarum, et posuit
radicem numeri et elongationum Alexandrie, dicens quod hec ciuitas est
Leonis et Martis, quia hore sue sunt 14, et longitudines insularum a prin-
cipiis sunt 60 gradus et 30 minuta qui faciunt 4 horas equales et tertiam 80
decime hore, et super hanc radicem nominate fuerunt omnes longitudines
ciuitatum, quas nominare (noluimus cod.) in hoc libro, ne ratio elongetur
in eo quod utilitatis non est, quia qui eas uidere uoluerit inspiciat eas in
illo libro » 81.

77 Ibid, pp. 5-6, 28-29.


78 Cf. F. CARMODY, Arabic astronomical and astrological sciences..., p. 150 sq.
79 Paris, B.N.F., lat. 16206, f° 236 r°b sqq. (éd. Bâle, 1551, p. 406 sqq. – cette édition

est « améliorée » ; il serait préférable de consulter celle de Venise, 1485, que je n’ai pu voir) ;
cf. E. HONIGMANN, Die sieben Klimata..., p. 179 sq.
– ?) ; l’équivalent d’un demi-degré est 1/30 d’heure,
80 La lecture de ce mot est difficile (t’mi

soit un tiers d’un dizième.


81 Paris, B.N.F., lat. 16206, f° 236 r°a (éd. citée, p. 405).
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 99

Le refus d’Haly Abenragel de développer davantage cette allusion nous prive


de détails sur ce qu’était pour lui ce livre de Ptolémée associant coordonnées
et influence des corps célestes. Le dernier élément fait penser au Quadri-
partitum ; mais on ne trouve dans le traité astrologique de Ptolémée aucune
coordonnée. Il est probable qu’Haly Abenragel citait, peut-être indirectement,
quelque remaniement arabe associant ces deux éléments. La traduction
latine d’Aegidius de Thebaldis et de Petrus de Regio fut faite sur une version
castillane due à Iehuda ben Moshe, dont les quatre derniers livres manquent,
ce qui interdit toute comparaison 82. En revanche, la traduction latine fut
assez répandue. F. Carmody en cite une vingtaine de manuscrits. Il en existe
en outre une version française qui semble tout à fait fidèle (hormis sur les
points de compréhension difficile) 83.
Le même Aegidius donna en 1256 une version latine du Quadripartitum,
accompagnée du commentaire du médecin syrien cAlí ibn Ridwán († 1068).
C’est dans ce dernier qu’apparaît, de façon répétée, la qualification la plus
pertinente du livre de Ptolémée 84. Dans la partie bibliographique du prolo-
gue tout d’abord, où Ptolémée et son ouvrage sont présentés, l’auteur affirme
l’unité profonde des ses enseignements :

« Dixit etiam in illo libro quod corpora celestia dant rebus inferius sub
eis existentibus uirtutes eis similes, rebus ipsis habentibus aptitudinem
naturalem ad eas recipiendas ; et talem rationem qualis est ista dixit in
multis locis : in libro suo Almagesti... et talia uerba dixit etiam in libro
suo de aspectibus, et uerba que dixit in libro suo de mappa mundi assimu-
lantur etiam eis que dixit in secundo (sic) tractatu huius libri quando
locutus fuit de partitione populationis terre... » 85.

Dans le chapitre III du livre deuxième qui est ici évoqué, Ptolémée développe
les affinités des régions de l’œcumène avec les triplicités zodiacales et les
étoiles (« In similitudine regionum cum triplicitatibus et stellis »). L’œcumène
est divisée en quatre parties, à l’aide de deux lignes (soit un parallèle et un
méridien) se coupant à angle droit. Le commentaire d’ cAlí est à la fois
descriptif et nourri de précisions chiffrées concernant les coordonnées de
certaines points remarquables. Il y a donc là, pour un lecteur, une possibilité
objective de comparer grosso modo ce passage de la Tétrabible et la Géogra-
phie. Mais le plus remarquable est l’interprétation du titre de cette dernière,
précisée dans le chapitre lui-même, où la « figura terre », que l’on a rencon-

82 G. HILTY, Aly Aben Ragel, El libro conplido en los iudizios de las estrellas. Traducción

hecha en la corte de Alfonso el Sabio, Madrid, 1954, p. LX ; je n’ai pu consulter la version judéo-
portugaise du début du XVe siècle présente dans le ms. Oxford, Bodleian Library, Laud. or. 310,
aux dires de l’éditeur.
83 « Ptholome dit en son liure ou il nomme les citez et les isles et les mers, et comment ilz

sont diuisees par les seignouries des signes et des planetes et mist la racine du nombre et de la
elongacion d’Alixandre et dist que ceste cite est du lion et de mars, car ses heures sont 14 et la
longitude des isles des seur commencement sont 60 degrez et 30 minutes qui font 4 heures
egaulx et se terme de la 10e heure, et sur ceste racine sont toutes les longitudes des citez que
nous voulons nommer car nous ne voulons pas faire longue parole en ce qui n’est de proufit, et
qui les veust veoir regarde les lieux en ce liure. » (Paris, B.N.F., fr. 1352, f° 270 r°a).
84 Cf. E. HONIGMANN, Die sieben Klimata..., p. 114.
85 Paris, B.N.F., lat. 16653, f° 2 r°.
100 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

tré déjà dans une traduction de Platon de Tivoli, est clairement donnée
comme équivalent de « mappa mundi » :

« Hec autem est opinio Tholomei in partitione quarti terre populati. Et


hec eadem est opinio sapientum omnium antiquorum. Nam Ypocras qui
ualde fuit antiquus, similiter Plato, Aristoteles et Galienus postmodum
et omnes phisici et philosophi intellexerunt hanc partitionem quam
Tholomeus posuit in hoc libro et in alio libro suo quem fecit de figura habi-
tacionis terre » 86.

En conclusion de la partie descriptive du chapitre, cAlí ibn Ridwán conseille


de consulter ce livre :

« Ego autem narro tibi factum harum terrarum quia scio quod tibi
demonstrabunt que sunt, et recordare quod tibi dixi, ut hec nomina
perquires in libro mappe mundi Tholomei et cum quo signo concordant et
cum quo planeta » 87.

Un lecteur latin devait donc retirer de ce commentaire l’idée que l’œuvre de


Ptolémée se présentait comme un recueil de coordonnées, tout en étant de
nature cartographique, et que l’astrologue avait avantage à la consulter pour
déterminer exactement la place d’une cité ou d’une région dans la division
générale de l’œcumène, afin d’en déduire à quelle trigone elle s’apparentait.
C’était bien ainsi que le traducteur l’avait compris, d’autant plus que la
discussion sur la division de l’œcumène fait mention explicite de cartes :
une mappa antiqua (sans doute proche de Ptolémée), jugée plus juste que
la mappa noua. Cette opposition entre deux cartes de l’œcumène paraît
d’ailleurs se superposer à celle qu’ cAlí ibn Ridwán formule entre l’opinion des
« sapientes antiqui », à savoir les Grecs et Ptolémée, et celle des « sapientes
noui et illi de Persia ».
Quoi qu’il en soit de ce débat propre aux savants orientaux, il reste
que le commentaire fut très souvent lu, le nom « Haly » renvoyant sans autre
précision à son auteur. Carmody en relève une cinquantaine de manuscrits.
Je me bornerai à indiquer rapidement quelques exemples de son influence.
Le manuscrit que j’ai cité (Paris, B.N.F. lat. 16653) porte des annotations de
l’astronome Pierre de Limoges, à qui il appartint 88. Il ne commenta aucun
des passages mentionnant la Géographie ; mais il posa sa plume dans les
marges du chapitre sur l’extension de l’œcumène, notamment sur le point de
la longitude occidentale de la limite de la terre habitée 89. Au XIVe siècle, le
texte et son commentaire furent traduits deux fois en français par un
anonyme et par Guillaume Oresme. Les deux versions rendent exactement

86 Ibid., f° 48 v°.
87 Ibid., f° 50 vº.
88 L. DELISLE, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale [nationale], t. II, Paris,

1874, p. 168 ; A. BIRKENMAJER, “Pierre de Limoges commentateur de Richard de Fournival”, Isis,


40, 1949, p. 28. – Le ms. du traité d’Haly Abenragel précédemment cité faisait lui aussi partie de
la bibliothèque de Pierre de Limoges (ibid., p. 27 sq.).
89 Il note en marge, à propos de la longitude de 64° attribuée à la ligne méridienne sépa-

rant les deux moitiés occidentales : « Amfitrites enim impedit ex parte occidentis ne longitudo
illius quarte sit 90 graduum. » (Paris, B.N.F., lat. 16653, f° 48 r°).
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 101

le titre par « livre de la mappemonde de Ptolémée », ou « livre qu’il fit de


l’habitation de la terre » 90. Le plus célèbre Nicole Oresme lut avec attention,
en latin ou en français, les passages relatifs à l’ouvrage de Ptolémée, comme
le montrent plusieurs de ses commentaires aristotéliciens, ainsi que le Traité
de la sphère. Dans le Livre du ciel et du monde en particulier, les dires d’Haly
sur les statues marquant la limite occidentale de l’œcumène sont convoqués
pour appuyer l’opinion d’Aristote sur l’étroitesse de la mer qui la sépare de
sa fin orientale 91. Un Mertonien, John Ashendon († après 1365), composa
en 1347-1348 une Summa de accidentibus mundi transmise par plus d’une
trentaine de manuscrits, qui rassemblait les opinions des astrologues sur les
révolutions et les conjonctions92. Haly Abenragel et Hali (ibn Ridwán) sont
parmi les autorités souvent citées, notamment dans la huitième distinction
du premier des deux traités, « de dominio planetarum et signorum super
septem climata ». L’auteur mentionne notamment la « mappa antiqua » et
la « mappa noua » évoquées par le commentateur du Quadripartitum 93.
Il joignit une carte figurant l’influence des constellations et des planètes.
Inscrite dans un demi-cercle, elle reproduit la division de l’œcumène en
quatre parties 94. Mais les passages évoquant le « livre de la mappemonde » ne
sont pas repris, et nous resterons dans l’ignorance de ce que John Ashendon
pensa en les lisant. A l’aide de ces preuves de lecture, on ne peut prendre
qu’une mesure fort incertaine de l’influence du fantôme de la Géographie.
Il est patent, toutefois, qu’au XIVe siècle Ptolémée fut largement considéré
non seulement comme un géographe, mais aussi comme un cartographe.
Deux dernières traductions d’un même texte arabe, faites elles aussi
au XIIIe siècle dans la péninsule Ibérique, renvoient sans autres détails à la
Géographie. L’opinion du géographe y est signalée à propos des climata et de
l’extension de l’œcumène. Il s’agit du traité d’astronomie attribué à al-Hasan
.
ibn al-Haytham (l’Alhazen des Latins, actif en Égypte avant environ 1040),
mais qui serait du mathématicien Muhammad ibn al-Haytham 95. L’une des
traductions paraît avoir été réalisée directement sur l’arabe :

« Ptolomeus autem posuit latitudinem finis habitabilis in septentrione 63


graduum, et principium eius in meridie est equidistans linee equalitatis

90 « en son livre de mappemonde » ; « son autre livre que il fist de la figure de l’abitation

de la terre » ; « en livre de la mappemonde de Ptholomee » (Paris, B.N.F., fr. 1348, f° 2 v°b, 66 v°b,
69 v°a ; sur le traducteur, M. LEJBOWICZ, “Guillaume Oresme, traducteur de la Tétrabible de
Claude Ptolémée”, Pallas, 30, 1983, pp. 107-133). « en son livre de la mappemonde » ; « en son
autre livre qu’il fist de la figure de l’habitacion de la terre » ; « ou livre de la mappemonde
Ptholome » (Paris, B.N.F., fr. 1349, f° 4v°a-b, 69 r°a, 72 v°a).
91 II, 31, éd. A. D. MENUT, A. J. DENOMY, Madison-Londres, 1968, p. 566. Voir en outre les

références données sur ce point par M. LEJBOWICZ, art. cit., p. 122.


92 Cf. R. SHARPE, A handlist of Latin writers of Great Britain and Ireland before 1540,

Turnhout, 1997, p. 206 sq. (la cote du ms. indiqué « BN MS univ. paris 1037 » est en fait « Bibl.
de l’Université, Sorbonne 1037 » ) ; L. THORNDIKE, History of magic and experimental science, t. III,
1934, pp. 329-334, 718-719.
93 Paris, Bibl. de l’Université, Sorbonne 598, f° 35 v°b.
94 Ibid., f° 37 r°b (« figura secunda prouinciarum quas gubernant signa et planete secun-

dum quod ponit Ptholomeus libro 2° Quadripartiti capitulo 3° »).


95 R. RASHED, Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe siècle, t. II, Ibn al-Haytham,

Londres, 1993, p. 13 sq., 490 sq.


102 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

usque ad locum cuius latitudo est 26 graduum et quarte partis et 6e partis


unius gradus, secundum quod dixit in libro suo de habitabilibus » 96.

Comme l’indique son prologue, l’autre fut élaborée à partir d’une


version en castillan (qui est perdue) par maître Abraham Judaeus, sur l’ordre
d’Alphonse le Savant :

« Et alii sapientes diuiserunt climata aliter et posuerunt primum eorum


uersus septentrionem a linea equinoxiali et finis ultimi climatis illorum
non attingit 66 gradus ; attamen sapiens Ptolomeus dixit in libro suo qui
intitulatur Mapa mundi quod populacio terre incipit a parte meridionali a
linea equinoctiali distante per 16 gradus et 22 minuta, et quod ex parte
septentrionalis (sic) attingit usque 63 gradus » 97.

Il n’est sans doute pas indifférent que le titre de l’ouvrage de Ptolémée


(« Mappa mundi » ) soit identique dans le commentaire d’ cAlí ibn Ridwán
traduit par Gilles de Thebaldis et dans le traité d’Alhazen traduit par maître
Abraham : tous deux, dans leur état actuel, ont à leur base une version en
vulgaire, réalisée à la cour d’Alphonse X. Pour les traducteurs et les savants
engagés dans ces travaux sous la direction du roi, il ne faisait donc pas de
doute que le livre disparu avait très précisément à voir avec une cartographie
fondée sur les coordonnées 98.
Or un savant tenta de réaliser le programme de Ptolémée, tel du
moins qu’il pouvait être connu à travers ces textes. Dans le livre IV de l’Opus
majus, Roger Bacon évoque et décrit la figure de l’œcumène qu’il adressa à
Clément IV, où étaient situés une soixantaine de points par leurs longitudes
et leurs latitudes, connues grâce aux Tables de Tolède. On sait que, pour son
époque et hors de l’Espagne, Roger Bacon eut une connaissance remarqua-
ble des textes d’origine arabe. Il fut ainsi le premier à utiliser le De configu-
ratione mundi, d’où il tira le système des orbes solides issu des Hypothèses des
planètes de Ptolémée, décrit dans l’Opus tertium (1267) comme « ymaginatio
modernorum » 99. Il est donc très probable qu’il fut frappé par l’idée d’une
« mappa mundi » dressée à partir de coordonnées qui y était inscrite en fili-
grane. Ce que les historiens de la géographie ont appelé la « carte » de Roger
Bacon, en lui attribuant, parfois sans précaution, une modernité exemplaire,
est donc un effet de la tradition indirecte de la Gewgrafikh; uJfhvghsiº.
Eclairer l’origine de cette figure en la replaçant dans le courant des œuvres,

96 Éd. J. M. MILLÁS VALLICROSA, Las traducciones orientales en los manuscritos de la

Biblioteca Catedral de Toledo, Madrid, 1942, p. 291 (d’après Madrid, B.N. 10059). Le ms. Londres,
British Library, Arundel 377, ne contient pas ce texte, contrairement à ce qu’indique CARMODY,
Arabic astronomical and astrological sciences..., p. 142.
97 I, c. XXVIII, éd. J. L. MANCHA, “La versión alfonsí del Fí hay’at al-cÁlam (De configura-

tione mundi) de Ibn al-Haytam (Oxford, Canon. misc. 45, ff. 1r-56r) », in M. COMES, H. MIELGO,
J. SAMSÓ, “Ochava espera” y “astrofísica”. Textos y estudios sobre las fuentes árabes de la astro-
nomía de Alfonso X, Barcelone, 1990, p. 164.
98 Le passage cité de la traduction d’Abraham Judaeus annonce une figure, qui n’est

pas reproduite dans l’édition. Il n’est pas possible de savoir si le manuscrit en comporte une
en cet endroit.
99 Voir. P. DUHEM, Le système du monde, t. II, p. 428 sqq.
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 103

nombreuses et largement diffusées, qui évoquent l’œuvre de l’Alexandrin,


c’est donc montrer qu’elle est loin d’être aussi exceptionnelle qu’on l’a
soutenu parfois 100.

*
Il y a donc trois courants qui permirent au souvenir de la Géographie de
Ptolémée de subsister en Occident : la tradition de deux œuvres de l’Antiquité
tardive, les curiosités des savants carolingiens, les traductions de l’arabe rela-
tives à l’astronomie et à l’astrologie. Après le XIIIe siècle, les mentions origi-
nales de la Géographie semblent devenir plus rares. Mais une plongée dans la
terra en partie incognita de la littérature scientifique du XIVe siècle ferait sans
doute apparaître des allusions en plus grand nombre. Je ne suis pas certain,
toutefois, qu’elles puissent procéder d’une origine bien différente de celle
des mentions qui viennent d’être évoquées 101. Certes, et par provision, on ne
saurait assurer qu’elles furent toujours exactement comprises, ni qu’elles
eurent une influence décisive sur la représentation de l’espace. Mais que cette
connaissance fût indirecte et partielle ne veut pas dire qu’elle ait toujours été
imprécise et confuse. Grâce à elles, la notion d’une bonne partie du contenu
du livre subsista. L’image d’un Ptolémée « cosmographe » à la manière de
Pline ou de Pomponius Mela, c’est-à-dire auteur d’une description littéraire
du monde, fut corrigée et complétée, à partir du XIIe siècle, par l’effet des
traductions de l’arabe. Pour les astronomes et les astrologues, son ouvrage,
au titre explicite, renfermait des listes de coordonnées géographiques de
lieux de l’œcumène, et comportait un aspect cartographique plus ou moins
nettement souligné. La grande diffusion du commentaire d’ cAlí ibn Ridwán
et du De configuratione mundi d’Ibn al-Haytham permit sans doute à cet
aspect de devenir prépondérant, mais sans toutefois que le contenu théori-
que du livre puisse être pris en compte. Il serait mal venu de reprocher aux
savants occidentaux cette méconnaissance d’une partie essentielle de l’œu-
vre, consacrée aux différentes projections, encore moins de regretter qu’ils
n’aient pas, en général, tenté d’y obvier en dressant des cartes à l’aide des
coordonnées dont ils disposaient. Dans la période la plus ancienne, les
savants arabes eux-mêmes ne s’intéressèrent guère aux parties théoriques de
la Géographie, alors qu’ils disposaient du texte complet dès le IXe siècle. La
mise en œuvre cartographique des principes et des données ptoléméennes ne
s’observe qu’à partir du XIVe ; elle fut d’ailleurs rare et ne dépassa pas un
niveau assez rudimentaire 102.
Comment, enfin, expliquer l’attrait des Palla Strozzi, des Coluccio Salu-
tati, des Niccolò Niccoli, des Leonardo Bruni ? Ces humanistes se passion-
nèrent pour la Géographie de Ptolémée ; ils en obtinrent un exemplaire, en

100 Voir P. GAUTIER DALCHÉ, “Les coordonnées géographiques dans le moyen Age latin”,

in L. CALLEBAT (éd.) Science antique, science médiévale (Autour d’Avranches 235), Avranches-
Mont-Saint-Michel, 4-7 septembre 1998 (à paraître).
101 Les dires de Simon de Phares sur une traduction faite pour Charles V sont une recons-

truction (éd. J.-P. BOUDET, Le Recueil des plus célèbres astrologues de Simon de Phares, Paris,
1997, p. 299 sq.).
102 G. R. TIBBETTS, “The beginnings of a cartographic tradition...”, p. 106 sq., 149 sqq.
104 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

souhaitèrent la traduction, en fin de compte menée à bien par Jacopo Angeli.


Leur intérêt était-il né seulement des conversations qu’ils eurent avec Manuel
Chrysoloras ? La revue qu’on vient de faire conduit à en douter. Leur curio-
sité avait sans doute déjà été suscitée par les allusions à ce livre éparses dans
la littérature historique et scientifique latine, qui soulignaient l’importance
des travaux de l’astronome dans ce domaine. A strictement parler, son
apparition à Florence, à la charnière du XIVe et du XVe siècle, ne fut pas une
« redécouverte ».
LE SOUVENIR DE LA GÉOGRAPHIE DE PTOLÉMÉE DANS LE MONDE LATIN MÉDIÉVAL 105

ANNEXE

MENTIONS DE LA GÉOGRAPHIE DANS LA LITTÉRATURE LATINE


(VIe-XIVe SIÈCLE)

Ve-VIe siècles :

Martianus. Capella – opinationem Ptolemaei in geographico opere


Cassiodore – Ptolomei codicem, qui sic omnia loca euidenter expressit...
Jordanès – Claudius Ptolemaeus, orbis terrae descriptor egregius

IXe-Xe siècles :

Anon. Ravennate – Ptolemaeum regem Aegyptiorum ex stirpe Macedonum arctoae


partis descriptorem ; ... Ptolomaeus rex et philosophus
Jean Scot Erigène – Ptolomeus in geografico suo (Periphyseon)
– Ptolomaei Geographia de climatibus (Sol. ad Chosroen) ;
– in geographico : in descriptione terrae (Ann. ad Martianum)

XIIe siècle :

Epistulae Tegerns. – Ptolomeum de cosmographia


Liber Mamonis – Tholomeus... in libro quem de habitatione dixiit
R. de Marseille – de libro Ptolomei qui dicitur Alieoraphie id est frm licet de
quibusdam urbibus istis aliter sit res (De cursibus planetarum) ;
– de libro Tolomei que Algioraphie id est frm intitulatur (Liber
iudiciorum)
Jean de Séville – Ptolomeus in libro quem nominauit Alga Rasie ; in libro Algea-
rasie (trad. Ibn al-Saffár,
. De operatione astrolabii)
Platon de Tivoli – Ptolomeus... in libro qui uocatur Gerapphie ; in libro Geraphie
(trad. Ibn al-Saffár,
. De operatione astrolabii)
Platon de Tivoli – Batholomeus... ; in libro figure terre ; in libro figure terre qui
uocatur Ieraphie (trad. Al-Battání, De scientia astrorum)
H. de Carinthie – girographi

XIIIe siècle :

Isaac ben Sid ? – Ptholomeo en el libro de la forma de la tierra (trad. Al-Battání,


De scientia astrorum)
Aeg. de Thebaldis – Ptholomeus... in libro suo ubi nominauit ciuitates et insulas et
maria (trad. Haly Abenragel, De iudiciis astrorum)
106 PATRICK GAUTIER DALCHÉ

– Ptolomeus... in libro suo de mappamundi ; et in... libro quem


fecit de figura habitatione ; in libro mappe mundi (trad. du com-
c
mentaire d’ Alí ibn Ridwán au Quadripartitum)
? – Ptolomeus... secundum quod dixit in libro suo de habitabilibus
(trad. lat. d’Alhazen, De configuratione mundi)
? – sapiens Ptolomeus dixit in libro suo qui intitulatur mapa mundi
(trad. lat. de la trad. castillane d’Alhazen, De configuratione
mundi)

XIVe siècle :

Guillaume Oresme – en son livre de mappemonde ; son autre livre que il fist de la
figure de l’abitation de la terre ; en livre de la mappemonde de
c
Ptholomee (trad. de la version latine du commentaire d’ Alí ibn
Ridwán au Quadripartitum)
? – en son livre de la mappemonde ; en son autre livre qu’il fist de la
figure de l’habitacion de la terre ; ou livre de la mappemonde
Ptholome (Paris, B.N.F., fr. 1349, trad. de la version latine du
c
commentaire d’ Alí ibn Ridwán au Quadripartitum)

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