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2017

La notion d’énergie est particulièrement opératoire pour


l’étude de la littérature des trois derniers siècles. Elle sera
étudiée ici à la fois dans son versant thématique, dans son

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versant formel (stylistique), et dans son versant méta-littéraire
(l’énergie de l’écriture, l’énergie créatrice).
Nous rencontrerons la problématique de la contradiction
entre l’épuisement de l’énergie et le désir d’une énergie
inépuisable, particulièrement au XIXe siècle du fait de l’arrière-

ÉCRITURES
fond épistémologique que constitue la thermodynamique : le
principe de l’entropie prévoit l’épuisement de l’énergie libre
(disponible) d’un système, qui est dépensée irréversiblement
au cours du temps. À cela s’est opposé le rêve du mouvement

DE
perpétuel, de l’énergie inépuisable… La création littéraire
peut-elle être envisagée comme une tentative néguentropique ?
La question de l’énergie débouche aussi assez vite sur la
nécessité d’une problématisation éthique. Car si l’énergie

ÉCRITURES DE L’ÉNERGIE
L’ÉNERGIE
peut être créatrice, elle peut aussi être destructrice. L’œuvre
littéraire peut-elle échapper au risque de véhiculer une énergie
destructrice ?
La Première Partie de ce volume recouvrira une période qui
va des Lumières au romantisme. La Deuxième Partie abordera
l’arrière-fond épistémologique de la thermodynamique
perceptible dans la littérature du XIXe siècle et du début du
XXe siècle. La Troisième Partie s’orientera plus spécifiquement
vers l’énergie de la poésie aux XIXe et XXe siècles. Enfin la
Quatrième Partie concernera des enjeux idéologiques et des
problématiques chronologiquement plus proches de l’époque
contemporaine.

Ouvrage publié avec le soutien de l’Équipe TELEM, de l’Université Bordeaux



42
Montaigne, et de l’Institut Universitaire de France.
Maquette de couverture : Pleine Page

PRIX : 28 e
ISSN : 0986-6019
ISBN : 979-10-300-0206-5

Textes réunis et présentés par Éric Benoit

P
U PUB
B PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX
MODERNITÉS
Collection fondée par Yves Vadé et dirigée par Eric Benoit et Dominique Rabaté

Modernité : autour de 1860, Baudelaire risquait ce néologisme pour désigner


cette part d’éphémère que l’œuvre d’art emprunte à la mode et à l’actualité pour
l’amalgamer à l’immuable.
Modernité : notre époque a pris l’habitude de se désigner ainsi elle-même —
à charge pour elle de définir les limites et les caractéristiques fondamentales
de ce qui apparaît moins comme une période chronologique que comme une
dynamique, résultant avant tout des avancées du savoir et des transformations
technologiques.
Modernités : ensemble des œuvres, des esthétiques ou des traits qui sont autant
d’expressions diverses d’une modernité toujours en mouvement.
L’articulation entre les modernités esthétiques et la modernité baudelairienne
d’une part, la Modernité historique de l’autre, suscite une série de questions qui
intéressent l’ensemble des sciences humaines et dont les volumes de Modernités
s’efforcent d’explorer les aspects proprement littéraires (écriture, imaginaire,
redéfinition des genres, position du sujet...)
Les articles publiés dans MODERNITÉS reflètent principalement, mais non
exclusivement, les travaux du Centre de recherches sur les modernités littéraires.
Le Centre MODERNITÉS fonctionne dans le cadre de l’Université Bordeaux
Montaigne et de l’équipe TELEM (« Textes, Ecritures : Littératures et
Modèles »). Le Centre MODERNITÉS constitue un lieu ouvert de réflexion
sur une modernité elle-même ouverte et dont la problématique ne cesse de se
renouveler.

Adresser toute correspondance à


“Modernités” - Éric Benoit
Université Bordeaux Montaigne
UFR Humanités
33607 Pessac

Pour les commandes :


http://www.pub-editions.fr/
http://lcdpu.fr
ÉCRITURES DE L’ÉNERGIE
Sous la direction d’Éric Benoit

p r e s s e s u n i v e r s i ta i r e s d e b o r d e a u x
Modernités
Comité international de lecture

Jacques Dubois, Professeur à l’université de Liège, Belgique


Alexandre Gefen, Chercheur au Centre d’étude de la littérature française, CNRS-
Université Paris-Sorbonne, France
Pierre Glaudes, Professeur à l’université Paris-Sorbonne, France
Laurent Jenny, Professeur à l’université de Genève, Suisse
Sandra Laugier, Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France
Akira Mizubayashi, Professeur à l’université Sophia de Tokyo, Japon
Jacques Neefs, Professeur à la Johns Hopkins University, États-Unis
SOMMAIRE

Anacrouse
Eric Benoit, Anacrouse (étymologie, rhétorique, linguistique) ........................................... 7

Première Partie
Lumières, Révolution, Romantisme
Catherine Ramond,
L’énergie au XVIIIe siècle : une notion au croisement des arts et des genres ................ 17
Daniel Wanderson Ferreira, L’énergie chez Sade .......................................................................... 31
Eric Benoit, Lumières Révolution Romantisme .............................................................................. 47
Pierre Laforgue, Énergie et jacobinisme dans Armance et Le Rouge et le Noir . 63
Alexandre Péraud, L’énergie comme structure dynamique du romantisme .......... 87

Deuxième Partie
Enjeux épistémologiques
Eric Benoit, Variations thermodynamiques .................................................................................... 107
Basile Pallas, Nadar dans les souterrains de Paris :
de l’énergie technique à l’énergie rhétorique ............................................................................................. 135
Eric Benoit, Élan vital (Ostwald, Bergson, Péguy, Teilhard) .......................................... 163

Troisième Partie
Énergie poétique
Jean-Michel Gouvard, Énergie et hystérie chez Baudelaire .............................................. 185
Eric Benoit, Pulsions et dépenses (futurisme, surréalisme, Bataille) ...................... 203
Fabienne Rihard-Diamond, Ezra Pound et l’énergie du poème ................................... 217
Margaux Valensi, Au cœur des langues :
l’énergie des voix étrangères dans les œuvres de Neruda et Aragon ................................ 235
Valéry Hugotte, « Un rayonnement d’énergie qui nous atteint »
(Dupin et Tàpies) ....................................................................................................................................................... 261
Eric Dazzan, Le chant du grillon qui parfois se tait ................................................................. 275
Quatrième Partie
Enjeux idéologiques et inquiétudes contemporaines
Nicolas Di Méo, Les « professeurs d’énergie » dans la littérature française
de la première moitié du XXe siècle : un mythe politique et littéraire .............................. 301
Eric Benoit, Âge nucléaire et mondes quantiques
(Beckett, Deleuze, Sollers, Houellebecq…) ............................................................................................. 321
Yann Mével, Énergie versus mélancolie ?
Sur l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint ................................................................................................... 329
Jean-Paul Engélibert, L’Énergie du désespoir.
Le roman contemporain devant l’apocalypse : McCarthy, Minard, Volodine .......... 351
Xavier Daverat, L’orgie au cinéma ............................................................................................................ 365

Cadence
Eric Benoit, Cadence. Du fond du cœur .............................................................................................. 397
L’énergie chez Sade

Depuis le XVIIIe siècle, l’écriture de Donatien de Sade pose


plusieurs questions auxquelles il n’est pas facile de donner une réponse
définitive. Quelques analystes ont déjà essayé de trouver comment
Sade comprenait l’idée d’énergie1, c’est pourquoi nous reprenons ici
le problème en exprimant un doute : y avait-il un concept d’énergie
chez Sade, même s’il n’a écrit aucun traité sur ce thème ? Bien que son
écriture fût traversée par des questions philosophiques, elle n’était que
de fiction, d’où la liberté de sa position toujours mouvante et double.
Il est vrai qu’il était un penseur à la façon des philosophes du XVIIIe
siècle (était-il l’un d’eux ?), s’inscrivant dans le cadre des possibilités du
langage courant à ce moment-là.

1 - Les paradoxes d’un temps en bouleversement


Donatien de Sade est né le 2 juin 1740, et, après la seconde moitié des
années 1770, il a commencé d’écrire ses textes. Cela l’a occupé jusqu’à
sa disparition au soir du 2 décembre 1814. Tandis qu’il a passé la plus
grande partie de sa vie en prison, où il a conçu la majorité de son œuvre,
les questions concernant les Lumières et les changements de la vie sociale
en France lui posaient problème2.
1 Voir Jean Deprun, « Sade et la philosophie biologique de son temps », dans De Descartes au
romantisme : études historiques et thématiques, Paris, Vrin, 1987 ; Armelle Saint-Martin, De la
médecine chez Sade : disséquer la vie, narrer la mort, Paris, H. Champion, 2010 et Clara Carnicero de
Castro, « Le fluide électrique chez Sade », Dix-huitième siècle, 2014/1 (n. 46), p. 561-577.
2 L’inventaire de ses bibliothèques indique sa vive activité intellectuelle, malgré l’arrestation et
les limites imposés par l’absence de pleine liberté. Chez Gilbert Lely, Maurice Lever et d’autres
biographes il y a des pistes concernant l’activité de lecture de Sade (Voir Gilbert Lely, Vie du marquis
de Sade, Paris, Mercure de France, 2004, p. 378-379 ; Maurice Lever, Donatien Alphonse François,
marquis de Sade, Paris, Fayard, 2006, p. 727-729). Dans ma thèse de doctorat, j’ai présenté dans
un tableau un inventaire des bibliothèques de Sade (Voir Daniel Wanderson Ferreira. As matrizes
discursivas do pensamento de Sade. Departamento de História / Programa de Pós-Graduação em
História Social da Cultura, Rio de Janeiro, PUC-Rio, 2010, p. 212-259, mimeo).
32 Daniel Wanderson Ferreira

Le siècle des Lumières a été possible, selon Odo Marquard, grâce à


l’apparition, en 1710, de la Théodicée de Leibniz. Quoiqu’il n’y ait pas
un sens unique à la philosophie des Lumières, l’affirmation de Leibniz
mettait en échec la notion d’un monde parfaitement rangé. L’histoire
passait ainsi comme la condition du meilleur monde possible, celui
qui a permis un renouvellement du concept de l’homme. À partir
de ce moment-là et, principalement, après le tremblement de terre à
Lisbonne, en 1755, l’idée selon laquelle l’action divine dirigeait le temps
et les vies humaines s’est affaiblie de plus en plus. Ou bien Dieu était
vu comme un principe et une idée, et pas comme une figure personnelle
comprise comme Créateur, ou bien il était lui-même le responsable des
désastres subis par les hommes dans leurs vies. C’est la raison pour
laquelle, affirme Odo Marquard, d’un côté Dieu a été libéré de son rôle
de créateur au profit de sa bonté, et de l’autre, l’homme devait répondre
lui-même de son propre destin à force d’être passé au premier plan de la
responsabilité de tous les malheurs de la vie sociale.
Comme acteur de l’histoire, l’homme a occupé dorénavant la place
de Dieu, en agissant lui-même dans son temps autant qu’il se produisait
comme sujet social. Tous les outillages mentaux, politiques, économiques
et culturels dont il avait besoin pour se lancer dans la vie résultaient
de ses efforts et de ses actions. Dès lors, la liberté de la création s’est
présentée en même temps que l’augmentation de la responsabilité des
hommes en face de la vie et de la condition du monde.
Comme aspects les plus évidents de la nouvelle philosophie,
l’anthropologie philosophique, la philosophie de l’histoire et l’esthétique
philosophique ont été créées comme des moyens selon lesquels l’homme
voulait comprendre sa position dans le monde. De plus, elles énonçaient
la contrepartie de la nouvelle position de l’homme comme auteur de
soi-même et de l’histoire. Selon Odo Marquard3, la perte de la grâce
a bouleversé l’homme, c’est pourquoi la responsabilité de toutes les
actions dans le monde retombait sur lui. Cela a changé la vie humaine
en lui donnant un sens insupportable et invivable. Comme une réponse
ou une fuite, l’homme essaya d’échapper à sa condition de coupable des
infortunes et des adversités. À mesure de l’évidence de sa culpabilité
irréfutable, il fuit la condamnation par son absence au tribunal de
l’histoire. En même temps, il se justifia d’être parti en mission au nom
de la civilisation. La raison se maintenait ainsi suffisante pour que le
3 Odo Marquard. « L’homme accusé et l’homme disculpé », Critique, no 413, octobre 1981, p. 1015-
1037.
L’énergie chez Sade 33

système de la pensée philosophique ne subît aucune annulation en sa


procédure et afin que la faute ne fût pas encore imputée.
Tandis que Leibniz avait déclenché la crise de l’histoire par la
dénonciation de la faillite de l’histoire providentielle, Voltaire a
renouvelé le topos historiographique. En 1755, avec le Poème sur le
désastre de Lisbonne et, principalement, après 1765, avec la publication
de La philosophie de l’histoire, le concept d’histoire a changé soit par
l’annulation de l’existence de Dieu comme conducteur du monde, soit
par l’inauguration du principe de la philosophie de l’histoire. Tous ces
événements ont eu une importance remarquable pour que l’idée de
l’histoire en son rapport à la philosophie rationnelle se soit installée dans
la culture occidentale en inaugurant le régime moderne d’historicité4.
Dès lors la façon de vivre a changé radicalement. La crise du temps
chrétien s’est aggravée en même temps qu’elle a produit une rupture
entre le passé et l’avenir. Autant Voltaire a maintenu les aspects classiques
de la paternité de l’histoire chez Hérodote, puisqu’il reconnaissait au
père de l’histoire une certaine crédibilité – il « ne ment pas toujours » –,
autant il changea le savoir-faire des historiens. La fiabilité d’Hérodote
pouvait être encore irréprochable, et pourtant il fallait reposer l’enquête
concernant le passé par d’autres paramètres de vérité. C’est la raison
pour laquelle il a proposé la substitution du faux par le vrai et de la
mauvaise réponse par une suffisante, tandis que la pensée philosophique
et les vérités éternelles s’établissaient comme une partie de la conception
de l’histoire5.
La nouvelle histoire ou la philosophie de l’histoire s’appuyait sur
un concept de nature et d’un homme naturel. Tant que « cette nature
est toujours & partout la même », qu’elle a fait « sentir aux premières
sociétés qu’il y avait quelque être supérieur à l’homme », c’était elle qui
« leur fit sentir de même qu’il est dans l’homme quelque chose qui agit et
qui pense ». Chez Voltaire, « la nature étant partout la même, les hommes
ont dû adopter les mêmes vérités & les mêmes erreurs dans les choses qui
tombent le plus sous les sens, & qui frappent le plus l’imagination »6. Il
y existait donc une idée unificatrice de la vie humaine, car la nature se
substitua à Dieu comme forme et principe.
4 Plusieurs spécialistes des sciences humaines et de l’histoire s’intéressent aux impacts de la rupture
de la perception historique au XVIIIe siècle sur la vie sociale et politique. Voir par exemple François
Hartog, Régimes d’historicités : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2015 ; Hannah
Arendt, The concept of History : Ancien and Modern (p. 41-90), in Between past and future, New
York, The Viking Press, 1961.
5 Voltaire, La philosophie de l’histoire, Genève, Aux dépens de l’auteur, 1765, p.01-02.
6 Voltaire, La philosophie de l’histoire, p.18-19 et 33.
34 Daniel Wanderson Ferreira

Selon Kant, en 1798, l’idée d’homme indiquait un groupe compris,


anthropologiquement, comme un animal doté de la faculté de raison,
ou un animal rationnel7. L’histoire faite par l’homme présupposait la
ressemblance de tous, sans laquelle un mouvement d’action collective et
plurielle n’était sans doute pas possible8.
Cette assertion a installé un paradoxe propre à l’histoire moderne.
Depuis le XVIIIe siècle l’ouverture de l’histoire à l’action humaine
passait pour se conjuguer avec l’expérience en commun. Le problème
était dès lors l’existence de l’inscription d’une autonomie de l’homme,
et simultanément la question d’un ordre dans le temps historique. Cela
voulait dire que, dans cette perspective de l’histoire, l’animal rationnel
était considéré par sa capacité à se réveiller d’une condition de sommeil
ou de soumission. Désormais il devait trouver lui-même des lumières
progressives dont le but se rapportait à la libération des préjugés et à
la réalisation de la raison. En même temps, l’histoire et son ordre ne
devenaient que la théâtralisation d’une certaine condition de la raison ;
n’importe quel homme jouait donc le rôle de la raison dans une durée
bien déterminée, nommée par des termes comme « contexte », « esprit
du temps » ou « moment historique ».9
Une certaine notion de la modernité en émergence au cours du
XVIIIe siècle modifia la conjoncture et les conditions de la vie sociale,
notion qui était à l’origine de l’idée moderne d’expérience historique elle-
même. Bien sûr, à l’époque de Charlemagne, par l’expression saeculum
modernum, les termes antithétiques ancien/moderne avaient déjà engen-
dré une manière de penser le temps en opposition au passé. Toutefois la
nouveauté à ce moment-là était plutôt l’apparition du mot « moderne »
dans le sens d’un présent par rapport au passé, dualité où il fallait attri-
buer une valeur de positivité ou de négativité à chaque terme. Comme
équivalent du mot « aujourd’hui », le terme « moderne » trouvait des
usages dès le VIe siècle. Il s’était imposé dans ce premier sens, mais au
temps de la Renaissance carolingienne s’y ajouta une mesure de valeur
par laquelle les querelles entre les anciens et les modernes ne cessaient
7 Voir Immanuel Kant, Antropologia de um ponto de vista pragmático, São Paulo, Iluminuras, 2009,
p. 215-216. En français : Anthropologie d’un point de vue pragmatique.
8 Voir Immanuel Kant, Ideia de uma história universal de um ponto de vista cosmopolita, São Paulo,
WMF Martins Fontes, 2011. En français : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
9 Reinhart Koselleck fait une analyse détaillée du sens étymologique du mot Histoire. Voir Reinhart
Koselleck, « Le concept d’histoire », dans L’expérience de l’histoire, Paris, Le Seuil, 1997. En ce qui
concerne l’idée de la capacité de l’homme de se faire soi-même, voir Immanuel Kant, « Qu’est-ce que
les Lumières ? » (1784), dans Qu’est-ce que les Lumières ? – Fondation de la métaphysique des mœurs
– Introduction à La Métaphysique des mœurs – Introduction à la Critique de la raison pure – Vers la
paix perpétuelle, Paris, Flammarion, 2008.
L’énergie chez Sade 35

pas de mettre en rapport le passé et le présent. De ce problème surgissait


le doute pour savoir qui avait la meilleure explication sur le monde, les
anciens ou les modernes10.
Au Siècle des Lumières, quoique les crises successives aient conjuré
les querelles, il y avait un refus à repartir du début et à imiter les ori-
gines. C’est pourquoi François Hartog pose comme hypothèse une modi-
fication des querelles dans la culture occidentale pendant la Révolution.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle elles dénonçaient une espèce d’effort de
retour au passé et d’une fuite de la chronologie du temps pour toucher
le miracle et recharger les forces mystiques de la vie. Cela fonctionnait
sur le modèle de l’eschatologie chrétienne et son image d’un avenir dont
le sens n’était qu’informé par le passé et le paradis. À partir de 1789, il y
eut une rupture entre le passé et le futur, et par conséquent est apparue
la faillite de la conception cicéronienne (dont l’historia est magistra vitae
n’était que l’exemple le plus évident). Enfin l’émergence de l’histoire
moderne y ajouta l’indéfinition de l’avenir11.
C’était justement toute une ouverture de l’histoire qui conjurait l’ac-
tion humaine, et afin qu’elle ait pu être possible, il y a eu un pliage de
l’infini, pour parler comme Deleuze. À l’Age Classique, l’extension et
l’infinité étaient la mesure du monde. Alors, pour peser et définir n’im-
porte quel aspect de l’existence, la pensée classique ne cessait pas de se
rapporter à l’infini. C’est la raison pour laquelle l’homme était fini et
cela signifiait sa limite par rapport à l’infinité de Dieu. C’était la même
chose pour la planète, elle aussi finie par rapport à l’univers ; tous les
autres éléments du monde et de la vie s’expliquaient par ce même prin-
cipe, d’où l’inventaire immense des collections et des explications de la
vie, de la richesse et la langue. Selon Gilles Deleuze, depuis Leibniz,
l’infini ne cessa plus d’être internalisé, en produisant un homme com-
plexe, grâce à son illimitation en dedans de soi-même12.
Cette inversion du principe de l’âge classique a radicalisé la moder-
nité. D’une part, la caractéristique fondamentale de la pensée clas-
sique établissait Dieu par définition de la valeur de l’infini, et l’homme
comme celui qui n’avait pas intrinsèquement cet infini. D’autre part,
après ce moment-là, les forces dans l’homme entraient en rapport avec
des forces du dehors ou la forme-Dieu. Cela voulait dire que, depuis le
XVIIIe siècle, l’envers de la même idée inaugura un mouvement en sens
10 Voir Ernst Robert Curtius, Literatura europeia e Idade Média Latina, São Paulo, Hucitec, EDUSP,
1996, p. 320-322.
11 Voir François Hartog, « O confronto com os antigos », dans Os antigos, o passado e o presente, Brasília:
UnB, 2003.
12 Voir Gilles Deleuze, « Sur la mort de l’homme et le surhomme », dans Foucault, Paris, Minuit, 2004.
36 Daniel Wanderson Ferreira

contraire à l’âge classique : finitude du dehors et infinitude en dedans


de la forme-Homme. Le bouleversement des domaines du savoir et de
la vie sociale en dérivait, puisque l’ancrage de l’extension comme point
de référence de la composition de la forme-Homme impliquait une nou-
velle contradiction dont la prévisibilité n’était pas du tout acceptable
ou possible.
D’une certaine façon, la modernité a été déclenchée par une crise
dans la conception du temps en Occident, crise issue de l’apparition des
termes antithétiques ancien/moderne au IXe siècle. À mesure qu’il y
avait déjà une source de conflit dans la notion de durée, sans que l’im-
prévisibilité fût encore évidente, la menace y existait selon une espèce
d’immobilité du temps qui contenait une certaine notion de crise. Voi-
là que l’histoire moderne n’était qu’un résultat inédit de la rupture de
l’équilibre des formes d’occultation de l’expérience du conflit. La crise
déjà présente dans le système s’est dévoilée, d’où les questions de la phi-
losophie des Lumières comme pensée qui dénonçait l’obscurité et affir-
mait la clarté13.
Chez Sade, l’écriture s’appuyait sur le débat des différences entre les
romanciers et les historiens, aussi bien qu’entre les caractéristiques di-
verses de la fiction par rapport à l’histoire. À partir de ces deux aspects,
Sade a établi un conflit permanent entre la liberté et les ancrages donnés
selon la durée ou le contexte historique. « Le romancier doit peindre les
hommes tels qu’ils devraient être ; ce n’est que tels qu’ils sont que doit
nous les présenter l’historien ». La limite de l’histoire énoncée par la tra-
dition et par la réception d’Aristote était sa capacité d’expliquer le cas
particulier autant que la Poétique était vue dans une dimension capable
de toucher l’universel14. Sade comprenait, en revanche, ce qu’« il faut de
calme et de sang-froid pour écrire l’histoire », puisque l’historien « nous
peint ceux qui caractérisent ses personnages » [sic]. C’était l’opération
de « dire et ne rien créer, tandis que le romancier peut, s’il veut, ne dire
que ce qu’il crée »15. Ainsi les vraisemblances étaient-elles des outils par
lesquels les historiens cousaient le tissu et les fils rompus du passé, afin
de faire une histoire cohérente, afin d’unir à l’universel la variété d’un
moment limité du temps.
13 Hans Ulrich Gumbrecht décrit un certain mouvement de la modernité, en conséquence une série de
modernités, comme une espèce de cascades où une durée qui n’est pas encore achevée donne origine
à des nouveaux changements. Voir Hans Ulrich Gombrech, Moderização dos sentidos, São Paulo,
Editora 34, 1998.
14 Voir Aristote, « Comparaison de l’histoire et de la poésie », dans La poétique, Trad. du grec ancien
par J. Hardy, Préface de Philippe Beck, Paris, Gallimard, 1996.
15 Sade, « Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, Reine de France », dans Œuvres complètes du Marquis
de Sade, tome XII, Paris, Pauvert, 1990, p. 18-19.
L’énergie chez Sade 37

2 - Petit inventaire des usages du mot « énergie » chez Sade


Au cours du XVIIIe siècle, la langue française avait besoin de se
renouveler. Les usages des mots et aussi les structures de communica-
tion changeaient d’une façon constante et radicale et, selon Reinhart
Koselleck, il y a eu un processus d’adéquation des formes du dire aux
conceptions politiques et sociales et cela s’est accentué dès la moitié de
ce siècle jusqu’à la première partie du XIXe siècle. Les investigations
quotidiennes entre les parlants pour trouver de nouvelles formes de dire
et de comprendre le monde augmentaient à mesure que l’éthique bour-
geoise et la philosophie des Lumières s’imposaient comme un des aspects
explicatifs les plus déterminants du fonctionnement de la vie, principa-
lement ceux qui se rapportaient aux institutions politiques16.
Bien sûr, d’autres cultures et d’autres langues européennes partici-
paient d’un semblable processus de bouleversement, mais c’était la forme
de la vie sociale elle-même qui changeait dès la fin du XVIIe siècle par la
radicalité de la pensée philosophique produite après 1680. À ce moment-
là, les idées politiques, religieuses, et scientifiques, s’étaient ouvertes à
des nouvelles perspectives par Spinoza, Bayle, Newton, les libertins et
tous ces genres d’écrits clandestins qui circulaient et qui soutenaient de
nouveaux concepts concernant le monde et la vie. D’une certaine façon,
il y avait une croyance commune aux philosophes de l’importance de
l’autonomie de la pensée, qui permettait une progression de la laïcité
ou, au moins, une conception du monde où la religion n’assurait plus le
comportement éthique et la bonne conduite dans la vie sociale17.
C’est sous l’influence d’un ample débat philosophique concernant
tous ces genres de questions que Sade a commencé à écrire son œuvre.
Quelques usages hétéroclites du mot «  énergie  » dans ses textes en
dérivent. La langue se présentant insuffisante pour tout dire, il écrivait
à la façon des philosophes, en mélangeant les genres et en inventant
de nouvelles significations aux mots et aux structures de la parole.
16 Voir Reinhart Koselleck, Crítica e crise, Rio de Janeiro, Contraponto, EDUERJ, 1998. En français,
le titre de ce livre est Le règne de la critique, Éditions de Minuit ; Arlette Farge, Dire et mal dire :
l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992.
17 Il est vrai qu’aujourd’hui cette thèse de « la crise de la conscience européenne » est déjà bien incor-
porée à la pensée, et pourtant on la maintient comme un point d’appui sur lequel on pose des nou-
velles questions pour s’approcher de la complexité de la pensée des Lumières (Voir : Paul Hazard,
La crise de la conscience européenne, Paris, Le livre de Poche, 1994). Selon Ernst Cassirer, c’est là la
raison pour laquelle les « Lumières » étaient tellement plurielles. Voir Ernst Cassirer, « Préface »,
dans La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1990.
38 Daniel Wanderson Ferreira

Quelquefois, il reprenait le premier sens d’un mot pour en changer la


valeur et l’usage. Cela permettait donc une nouvelle énonciation18.
Dans Les cent vingt journées de Sodome, texte que Sade écrivait à la
Bastille après 1785, le mot « énergie » s’attachait à l’idée de force autant
qu’à la clarté de l’éloquence. C’est le cas quand Duclos raconte ses
aventures pour expliquer l’origine de son nom. Elle avait reçu la visite
de monsieur Duclos, un vieux libertin, qui lui conduisait les mains pour
« faire sortir de sa brayette un engin qui était rien moins que bandant ».
Celui-ci, « agissant toujours sans trop parler », défait les jupons de la
fille et la couche sur le canapé : « ma chemise relevée sur ma poitrine, et
s’établissant à cheval sur mes cuisses », avec une main « il entrouvrait
mon petit con tant qu’il put, tandis que de l’autre il se manualisait dessus
de toutes ses forces ». Au bout d’un quart d’heure, l’homme a soupiré
« avec plus de force ». « Quelques sacredieu virent prêter de l’énergie à
ses expressions, et je me sentis tous les bords du con inondés du sperme
chaud et écumeux […] »19.
D’une façon semblable, le terme « énergique » apparaît peu après
cette explication, quand Duclos reprend sa narration. Il y avait eu
quelques moments de pause afin qu’Aline et un autre libertin pussent
décharger. Tout cela fini, Duclos recommence son anecdote en racontant
son expérience avec un homme de soixante ans. Ce vieux garçon recevait
tous les jours une fille nouvelle, et comme elle voulait lui rendre visite,
elle se fit « prier par une des amies d’aller le voir ». Il l’a examinée « avec
ce coup d’œil flegmatique que donne l’habitude du libertinage, coup
d’œil sûr et qui, dans une minute, apprécie l’objet qu’on lui offre », en
constatant « un bel cul » et surtout, pour voir si elle avait « de belles
fesses ». Après cela, il ordonne : « Troussez ». À ce moment, et comme
« ce mot énergique était un ordre suffisant », Duclos non seulement lui
a offert la médaille, mais l’approcha le plus qu’elle pouvait du « nez de
ce libertin de profession ». Il la toucha et s’aperçut qu’elle avait « le trou
bien large » comme le signe d’avoir déjà été « furieusement prostituée
sodomitement  ». Ainsi, Sade réaffirme des idéaux classiques par la
notion de la clarté de l’énoncé énergétique. Quoiqu’il y eût du blasphème
chez Sade, les termes « énergie/énergique » ont été utilisés au sens de la
force du mot et de l’art du bien dire, à la mode de l’éloquence libertine.
18 Catherine Ramond explique comment il y avait un mélange inédit des genres au XVIIIe siècle, ce
qui effaça les frontières entre le roman, les nouvelles et le théâtre. Voir Catherine Ramond, Roman et
théâtre au XVIIIe siècle : le dialogue des genres, Oxford, Voltaire Foundation – University of Oxford,
2012.
19 Sade, Les cent vingt journées de Sodome, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. I, p. 101-102.
L’énergie chez Sade 39

À l’âge classique, on se méfiait des concepts capables de menacer


l’ordre et la clarté de la représentation ; c’est la raison pour laquelle
l’éloquence et la transparence de la langue étaient toujours discutées à
l’Académie Française et dans les groupes cultivés. Comme une manière
de régler la langue et de l’élever au sublime, les débats progressaient en
direction d’un refus de l’ouverture de la signification. C’est la propreté
du langage dont la caractéristique la plus importante était le style
clair. De plus, la forme juste se révélait par l’idée d’un sens énergique
de l’énonciation. Au XVIIIe siècle, cependant, la distance par rapport
aux discours théologiques se faisait plus nette, d’où les possibilités de
s’exprimer de façon crue20.
Dans La philosophie dans le boudoir (1795), Sade maintenait un
usage semblable, mais d’autres nuances étaient mises en évidence. Le
mot « énergie » est utilisé pour faire référence à la vie républicaine,
par glissement de sens. « Comment le meurtre doit-il être vu dans un
État guerrier et républicain ? » : telle est la question proposée dans la
brochure lue par le Chevalier. Ce texte lui répond par l’affirmation que
la « fierté du républicain demande un peu de férocité ; s’il s’amollit, si
son énergie se perd, il sera bientôt subjugué »21. C’est plutôt la puissance
des valeurs politiques que le citoyen incarne par l’aspect fondamental
du mot « énergie ».
Les énoncés dans Les cent vingt journées de Sodome et ceux du texte
publié en 1795 ne sont pas homogènes ; on trouve des idées diverses dans
chaque cas. Et pourtant, Sade fait évoluer le sens du mot vers un usage
politique en indiquant la force de la croyance en la vie républicaine.
L’énergie politique et l’énergie de la matière permettent de penser en
même temps la puissance d’un objet, d’un corps ou d’une idée politique.
Pour parler comme Deleuze, il y a différence seulement entre les
ressemblances. C’est pourquoi nous trouvons chez Sade une espèce de
ressemblance dans la différence22.
20 Voir Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, PUF, 1988, p. 58 et
suivantes. Jean Christophe Abramovici explique aussi les efforts croissants pour purifier la langue
française de tout ce que l’on comprenait comme sale et impropre pendant l’âge classique (Voir Jean-
Christophe Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, PUF, 2003). En outre, il faut reprendre l’ar-
gument de Michel Foucault sur la crise de la représentation dont l’âge classique a été, d’une façon
plurielle et multiforme, constituée. Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, dans Œuvres, éd.
Frédéric Gros, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2015, t. I.
21 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. III, p. 147.
22 Deleuze explique que la différence entre deux termes n’est pas possible quand ils ont une même
identification, un point d’identité. À l’inverse, c’est par les identités que les opposés sont affirmés
simultanément. Voir. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 2015, p. 198-207.
40 Daniel Wanderson Ferreira

Sade suggère encore que la majorité de la société pense que la


fondation de la vie politique dépend des hommes vertueux. À son avis,
la vertu est en contradiction avec le principe de la nature elle-même,
puisque tous les hommes portent de la méchanceté en eux et que « la
cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation
n’a point encore corrompue ». En conséquence, la cruauté doit être vue
comme « une vertu et non pas un vice »23. Et s’il n’y a que le vice dans
le monde, il faut refuser la vertu comme ancrage de la vie en commun.
La notion d’une société construite par des hommes corrompus
occupe une place fondamentale dans la pensée de Sade et plusieurs de
ses personnages soutiennent cette opinion. Dans La philosophie dans le
boudoir, Dolmancé explique à Eugénie que « les vertus ne font que des
ingrats », c’est pourquoi « la bienfaisance est bien plutôt un vice de
l’orgueil qu’une véritable vertu de l’âme ». Et d’après ce libertin, « elle
accoutume le pauvre à des secours qui détériorent son énergie »24. Dans
Aline et Valcour, Léonore répond à Mme de Blamont qu’il existe un « tort
énorme à ne point soulager l’infortune ». Selon son argument, « il n’y a
que l’inconvénient de lui laisser toute son énergie, à côté des dangers
très réels » de la vie25. L’énergie n’est comprise que par l’idée d’une force
vitale, sans laquelle l’homme affaiblit ses puissances.
Si Sade affirme l’importance de la force et de l’égoïsme, c’est en
raison de sa conception de nature : celle-ci agit par elle-même et est
aussi l’origine du monde. Chez Sade, la matière ne fait pas le monde,
elle en est l’équivalent. Ni l’idée de Dieu ni celle d’un Créateur ne trouve
place dans cette pensée qui conjugue la matière avec le tout et qui a
établi le mouvement comme un de ses éléments. Or, la proposition « si la
matière agit, se meut, par des combinaisons qui nous sont inconnues »
est logique, et si le mouvement est une propriété de la matière, la
matière elle-même peut donc, « en raison de son énergie, créer, produire,
conserver, maintenir, balancer dans les plaines immenses de l’espace
tous les globes dont la vue nous surprend »26.
Certes, chez Sade le concept de nature ne peut sans doute pas être
dissocié de la philosophie ancienne. Bien qu’il en ait repris quelques
23 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. III, p. 69.
24 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. III, p. 32.
25 Sade, Aline et Valcour, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1990-1998,
t. I, p. 958-959.
26 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. III, p. 28.
L’énergie chez Sade 41

références, le vocabulaire de la pensée scientifique du XVIIIe siècle et


la philosophie du siècle antérieur sont évidents chez lui. De même, sa
négation de l’idée d’un Créateur n’a sans doute pris la valeur qu’il lui a
donnée que grâce à tout un débat courant à ce moment-là27.
La pensée de Sade concernant le monde et les hommes s’appuie donc
sur le matérialisme et sur la radicalité d’une conception de la nature et
du chaos. « La première et la plus belle qualité de la nature est le mou-
vement qui l’agite sans cesse, mais ce mouvement n’est qu’une suite per-
pétuelle de crimes, ce n’est que par des crimes qu’elle le conserve ». De
plus, Sade écrit que la vertu ne produit que « l’apathie ». Le « chaos » ou
les forces de l’équilibre qui en résultent sont, au contraire, les éléments
dont se sert la nature pour se renouveler28.
La force de la créativité de Sade pour donner de nouvelles significations
au terme « énergie » apparait sous la constitution d’un certain chemin
d’énonciations fictionnelles où la dérive, le tourbillon, la contradiction
et l’absence de contours vraiment définis se présentent comme des
armes. Pour tout dire, Sade a utilisé l’invention des mondes possibles de
la fiction autant que les performances des personnages.

3 - Les idées sur le corps, la matière et les perceptions de l’énergie chez


Sade
Les interrogations sur l’idée de nature, du corps et de l’âme avaient des
racines anciennes, mais après Descartes s’imposa en France un certain
doute, car la pensée cartésienne s’organisait par des hypothèses où le
corps et l’âme étaient deux éléments distincts ne pouvant être vus comme
une unité. Par conséquent, la suspicion sur la capacité de connaître le
monde par les sensations s’est imposée, et une nouvelle suprématie de la
conception de l’âme et de la pureté des idées par rapport à la corruption
de la matière s’affirma à l’âge classique. Comme Descartes le dit, « si je
juge que la cire existe, de ce que je la touche, il s’ensuivra encore la même
chose, à savoir que je suis ; et si je le juge de ce que mon imagination
27 Clara Castro analyse la référence à Épicure et Zénon par la pensée électrique de Sade, mais elle
remarque que l’on ne peut pas s’arrêter à ce point, et il faut travailler à comprendre comment les
philosophes du XVIIIe ont lu cette philosophie et l’ont recréée (voir Clara Carnicero de Castro, Sade
entre Epicuro e Zenão, Cadernos de ética e filosofia política, São Paulo, 2015 (n.28), p. 106-122. Dans
ma thèse de doctorat j’ai donné une analyse de l’inventaire de la bibliothèque de Sade : on peut ainsi
connaître son intérêt pour les beaux-arts, les sciences, l’histoire, la théologie, la religion et le droit
(voir Daniel Wanderson Ferreira, As matrizes discursivas do pensamento de Sade. Departamento de
História / Programa de Pós-Graduação em História Social da Cultura, Rio de Janeiro, PUC-Rio,
2010 (mimeo).
28 Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. II, p. 190.
42 Daniel Wanderson Ferreira

me le persuade, ou de quelque chose que ce soit, je conclurai toujours la


même chose ». Or, la question était liée à la capacité de se connaître soi-
même comme le principe pour tout connaître, et pourtant, pour ce faire,
il fallait éviter soit l’imagination soit les sens. Malgré les impressions que
ceux-ci nous donnent, nous ne connaissons le monde que par la pensée.
Selon le système cartésien, l’esprit est lui-même l’objet à connaître ; la
matière et les sens s’interposent entre le vrai et le faux, entre la bonne et
la mauvaise réponse29.
Selon Jean Ehrard, il y a eu une certaine opposition qui, déjà au XVIIe
siècle, affirmait l’intelligence des animaux et en conséquence l’idée selon
laquelle tous les êtres vivants possédaient une âme spirituelle, même
si les hommes occupaient encore une place privilégiée dans l’échelle de
la nature. La tradition inaugurée par Hobbes et Locke identifiait dans
l’homme un sens naturel qui fondait son existence dans le monde. De
même, la nature était la condition à partir de laquelle la civilisation elle-
même a été possible. Pierre Bayle, pour sa part, concevait les hommes et
les animaux comme proches entre eux, malgré les inconvénients de ces
idées par rapport à la notion de la supériorité de l’homme sur tous les
autres êtres vivants. La physiologie, l’organisation et les principes de la
métaphysique ont été bouleversés par ce genre de questions30.
Au XVIIIe siècle il y avait des pensées philosophiques où la nature
était conçue selon des principes matérialistes et sensualistes. Condillac
comprenait que, si l’on regardait l’homme dénué de n’importe quel
élément dont la civilisation l’a doté, l’existence pouvait être résumée
à « n’avoir qu’un seul sens, quand elle [la statue] n’en a qu’un ». Dans
son Traité des sensations, publié en 1754, moins d’une décennie après la
publication de L’homme-machine de La Mettrie (1748), il remarquait que
la vie, l’expérience et les jugements n’étaient compris que par sensations.
Ainsi les hommes éprouvaient-ils en même temps qu’ils pensaient. Cela
ne signifiait aucune passivité face à la vie, mais que l’existence et les
idées n’étaient possibles qu’aux corps31.
Malgré ces questions posées par une pensée philosophique selon
laquelle la matière s’attachait à la vie pour composer un tout, l’influence
de Descartes était encore considérable à ce moment-là. Pour cette
raison, les débats concernant la signification du corps et de la matière
29 René Descartes, Méditations, dans Œuvres et lettres, éd. A. Bridoux, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1953, p. 282-283.
30 Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel,
1994, p. 673 et suivantes.
31 Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, à Madame la comtesse de Vassé, Londres, et se
vend à Paris, chez De Bure l’aîné, quay des Augustins, à Saint Paul, 1754, t.I, p.04 et suivantes.
L’énergie chez Sade 43

et leur importance pour la connaissance étaient toujours à la mode.


Malgré les critiques faites au dualisme cartésien et principalement aux
propositions contre l’idée d’une équivalence entre l’homme et l’animal,
au long du XVIIIe siècle la discussion posait Descartes comme point
de référence, soit pour le combattre, soit pour l’affirmer. Ainsi dans le
Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695)
de Leibniz, l’Essai philosophique sur l’âme des bêtes (1728) de David-
Renaud Boullier, le Traité des animaux (1755) de Condillac ou Le Bon
sens (1773) du baron d’Holbach32.
Chez Sade, l’indifférence à l’idée d’une condition humaine particulière
est fréquente. « Que cet homme soit mort ou qu’il soit vivant, rien ne
change dans l’univers, rien n’en est distrait. C’est donc un véritable
blasphème que d’oser dire qu’une chétive créature comme nous puisse,
en quoi que ce soit, troubler l’ordre du monde »33. Aussi n’y a-t-il qu’un
seul personnage dans son écriture poétique, la nature. Rien ne peut la
remplacer dans son office à se produire elle-même afin de se perpétuer.
Toutes les actions sont liées à la multiplication de l’égoïsme naturel, d’où
ces personnages vus selon l’image d’un homme dans la solitude ou selon
celui qui vivait dans la civilisation avec l’humanité : « celle-ci est fille
de la nature ». La civilisation est ainsi comprise comme « l’ouvrage des
hommes, et par conséquent de toutes les passions et de tous les intérêts
réunis ». Elle se rapporte aux efforts égoïstes de l’homme naturel ; c’est
la raison pour laquelle les héros de Sade répètent que la vertu n’est
sans doute pas capable de maintenir les liens entre les hommes. « C’est
par méchanceté qu’on en invente, par elle qu’on en exécute : l’homme
patient et bon est une négation de la nature »34.
Sade a repris le principe étymologique du terme « énergie » : la force
du mouvement et la contestation du repos. Comme le mot « énergie »
vient du grec et qu’il a gagné un sens lié au couple dynamis/energeia
chez Aristote, l’idée du mouvement y a été jointe d’une façon définitive.
Les Pères de l’Église la concevaient selon l’activité créatrice de Dieu ou
la clarté de sa lumière. Aux temps modernes en français, l’énergie est
restée conçue comme inséparable de la force de la parole, quoique la crise
du nominalisme se fût aggravée à l’âge classique35.
32 Sébastien Charles, « Traces du mécanisme cartésien au XVIIIe siècle : le cas de l’animal-machine »,
Lumen, 2006 (n.25), p. 41–55.
33 Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. II, p.504.
34 Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. II, p.578 et 696.
35 Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, PUF, 1988, p.35-38.
44 Daniel Wanderson Ferreira

La force du dynamisme a été augmentée au maximum par Sade,


qui considère la nature comme un principe de fonctionnement de la
vie. Elle n’est ni méchante ni bonne, ni vertueuse ni mauvaise. Elle
existe pour demeurer, le mouvement étant un impératif. Les héros ou
les héroïnes, tous les personnages inventés par Sade, servent à exprimer
une position de la vie par rapport à n’importe quelle qualité ou force
de la nature. Sade ne parle que d’exemples ou de types par lesquels la
nature elle-même s’exprime en se perpétuant. C’est pourquoi Dolmancé
dans La philosophie dans le boudoir explique le besoin de « quelque jeune
garçon robuste  » afin que les libertins puissent s’en servir comme un
« mannequin, et sur lequel, disait-il à ses comparses, nous pourrions
donner des leçons »36. Les héros servent de nouveau à l’expression du
sens de l’« énergie », puisqu’ils sont possédés par certaines qualités
que la nature utilise pour se renouveler. Comme il n’y a en fait qu’un
personnage dans sa fiction, la nature, qui se divise infiniment en
plusieurs autres personnages, Sade présente une quantité immense de
perceptions concernant la matière. Le personnage est énergumène par
son lien à l’énergie de la nature qui le possède. Les types corporels sont
des supports aux idées et au développement de la nature.

4 - Il n’a pas de place pour l’inertie de la pensée


Les possibilités à partir desquelles Sade formulait le principe de
contradiction pour comprendre le monde lui ont permis d’exprimer une
certaine idée de l’énergie. Comme la nature et le monde envahissaient
ses pensées, sa poétique critiquait diverses questions concernant l’exis-
tence elle-même. Peut-être, en raison de la compréhension de la vie par
le paradoxe, il concevait une posture sceptique dont l’ancrage était le
dynamisme de l’existence et du monde.
Pour Sade, tout étant compris comme matière, l’homme et le monde
se ressemblent malgré leurs différences. Une radicale perception de
l’énergie comme puissance est la source de la conception du monde chez
Sade. Tout est en mouvement et les héros se présentent dans leur vérité
lorsqu’ils vivent une certaine situation. Aussi Sade pensait-il à un prin-
cipe unificateur de la nature. D’un côté, cela signifiait l’impératif d’effa-
cement des contours entre le vrai et le faux pour que les hommes jouent
leurs rôles dans chaque circonstance de la vie. D’un autre côté, la nature
36 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1990-1998, t. III, p. 80. On peut analyser le système rhétorique du roman chez Sade et
comment il participe d’un ordre différent de la conception du roman qui émergera au romantisme.
En conséquence le rôle du héros s’impose comme type et modèle d’un genre d’écriture. Voir Daniel
Wanderson Ferreira, O pensamento de Sade nos limites retórico-filosóficos da Época Moderna, Cadernos
de ética e filosofia política, São Paulo, 2015 (n.28), p. 152-155.
L’énergie chez Sade 45

apparait comme un principe d’unité selon lequel les possibilités de com-


binaison de la matière s’articulent pour donner la forme de la vie. Si tout
est matière, l’homme et le monde sont un, d’une unité qui se divise et
se différencie infiniment. Le mouvement, l’énergie, est donc essentiel au
changement de la matière elle-même.
De même la conscience ne peut se séparer de la matière des hommes
ni du mouvement qui les maintient vivants. C’est pourquoi la pensée
de Sade réduit l’existence à un état, une condition dans un moment qui
interdit une éthique et une morale absolues. Dans la mise en scène des
personnages qui personnifient un type et jouent un rôle, la conscience
elle-même vient de la force de la parole. L’annonce de l’affirmation de la
puissance était-elle le problème philosophique de Sade ? Y avait-il une
disparition de l’homme ou son affirmation dans l’énergie qu’il devait
chercher par lui-même ? Peut-être Sade trouvait-il la limite du langage
à ce moment-là, face à ces questions ; peut-être s’est-il voué à cette
unique possibilité : la lutte contre l’inertie.

Daniel Wanderson Ferreira


UNIRIO (Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro)

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