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La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique

Yves Lacoste

Plutôt que de convoquer d’entrée de jeu les polémiques à propos de la géopolitique, de ses
rapports avec la géographie ou les « relations internationales » (ce que nous ne manquerons pas
de faire in fine), je pense qu’il est plus efficace d’évoquer pour commencer les fondements, le
plus souvent méconnus, de ce savoir en vérité primordial qu’est la géographie puisqu’ils sont
aussi ceux de ce qu’en France on appelle la géopolitique. Par ce mot, j’entends toute rivalité de
pouvoirs sur un territoire. Il ne s’agit donc pas seulement de l’influence de données naturelles
sur les rapports de forces (ce que les spécialistes anglo-saxons des « relations internationales »
appellent parfois geopolitics), mais aussi des dimensions territoriales de ces rivalités et de la
localisation des forces en présence dans un contexte international plus ou moins vaste.

Les géographes (du moins les professeurs de géographie) se font de leur « discipline » et de sa
raison d’être des idées très différentes. Les rapports de la géographie et de la géopolitique
posent en fait la question fondamentale de leur origine historique et de leur histoire.

De même que les philosophes évoquent Platon et Aristote pour traiter des débuts de la pensée
européenne il y a vingt-cinq siècles, j’affirme que les Enquêtes d’Hérodote marquent, elles aussi il
y a vingt-cinq siècles, l’apparition du raisonnement géographique comme forme d’analyse des
rivalités de pouvoirs sur des territoires. C’est pour cela qu’il y a près de quarante ans j’ai placé
sous l’égide d’Hérodote ce qui allait devenir peu à peu l’école française de géopolitique.

Or la plupart des géographes ne connaissent pas Hérodote ou en ont seulement entendu parler
comme historien. C’est un Grec d’Ionie, de la ville d’Halicarnasse (de nos jours Bodrum en
Turquie) sur la côte ouest d’Asie Mineure. Dans sa jeunesse, Hérodote (484-420) a vécu, avec sa
famille, les dernières années de ce que l’on appellera les « guerres médiques ». En effet, les cités
ioniennes, qui étaient passées sous le protectorat de l’Empire perse, se révoltent en 500 contre
celui-ci avec l’appui d’Athènes. La première guerre médique débute peu après, avec l’invasion de
la péninsule Hellénique par les Perses, qui, après avoir été repoussés à Marathon, lancent la
seconde guerre médique (Thermopyles) où ils échouent encore (Salamine) en 480. Ces victoires
sont abondamment célébrées par les Grecs dans de multiples œuvres littéraires. Mais c’est parce
qu’il pense qu’il y aura tôt ou tard une troisième offensive perse qu’Hérodote (peut-être à la
suggestion de Périclès) mène durant des années des enquêtes géographiques détaillées dans
l’Empire perse, pour décrire son organisation politique et militaire et les contrées qu’il domine. Il
revient, également, sur le déroulement des guerres médiques, car diverses cités se sont alors
plus ou moins ralliées aux Perses. Ne feront-elles pas de même dans un futur conflit ?

La précision avec laquelle Hérodote analyse ces ralliements (ce qui lui vaudra bien des rancunes)
fait qu’il a été considéré surtout comme historien : or c’est aussi le premier grand géographe,
comme le prouve notamment sa description géographique de l’Égypte, elle aussi sous
domination perse, et dont les Grecs pourraient susciter le soulèvement lors d’un futur conflit.
C’est Hérodote qui forge le mot delta (la forme triangulaire de la quatrième lettre de l’alphabet
grec) pour désigner, sans qu’existent déjà des cartes, la disposition des deux bras du Nil par
rapport à la ligne de rivage. La formule « l’Égypte est un don du Nil » est bien d’Hérodote, mais
celui-ci montre aussi l’importance du rôle des Pharaons. C’est encore lui qui s’étonne que le Nil
ait sa crue en été, alors que tous les fleuves des contrées avoisinantes sont à sec en cette saison,
et qui évoque l’hypothèse (qui ne sera de nouveau formulée qu’au XVIIe siècle de notre ère)
selon laquelle ce grand fleuve vient de pays lointains où il pleut en été.

Certes, en son temps, le mot géographie n’existe pas encore. Le mot istoréo qu’il emploie pour
désigner ses Enquêtes et le travail qu’elles nécessitent ne signifie pas « faire de l’histoire », mais
observer, rapporter, raconter ce que l’on a vu ou ce qui s’est passé, ce que l’on rapporte.
Contemporain d’Hérodote, Thucydide est, quant à lui, essentiellement historien et son champ
d’observation géographique est assez limité puisqu’il a surtout étudié la Grèce où se déroule la
guerre du Péloponnèse (431-404) entre Sparte et Athènes. Il est à juste titre considéré comme le
fondateur de l’objectivité du raisonnement historien.

Durant des siècles, la géographie efficace au service des dirigeants

Observations géographiques et récits historiens sont indispensables pour envisager, au sein de


tout groupe dirigeant et de son état-major, une situation stratégique et préparer une opération
politique ou militaire. C’est en vérité durant des siècles une des grandes raisons d’être de la
géographie, qu’il s’agisse des campagnes d’Alexandre le Grand (qui a sans doute beaucoup lu
Hérodote), de la Géographie de Strabon, un Grec lui aussi (dernier siècle avant J.-C.) qui dresse
un tableau détaillé et politique de l’Empire romain à l’époque d’Auguste, des cartes dites de
Ptolémée (depuis la Méditerranée jusqu’à l’océan Indien) qui ont été établies après les
conquêtes d’Alexandre ; cartes qui coutent très cher et qui ont longtemps été tenues secrètes,
comme la plupart de celles dessinées avant le XVIIe siècle. La Géographie du Marocain de Ceuta,
Al Idrissi, fut établie par ordre du roi normand Roger de Sicile qui rêve de conquérir Byzance. Un
autre Marocain de Tanger, Ibn Batouta, fait le récit très géographique de ses voyages depuis le
Soudan jusqu’à l’Inde et la Chine au XIVe siècle.

Lorsque, à peu près à la même époque, l’or du Soudan cesse d’arriver au Maghreb (à Ceuta) alors
qu’il parvient encore abondamment au Caire, ce sont des géographes juifs, les Cresques, établis
aux Baléares, qui font l’hypothèse d’un détournement des routes de l’or vers la vallée du Nil,
alors qu’elles passaient jusqu’alors par le Sahara occidental. Hypothèse (tenue secrète) qui, au
début du XVe siècle, incite Henri le Navigateur, prince du Portugal, à lancer de plus en plus loin
vers le sud une série d’expéditions navales le long des côtes d’Afrique pour retrouver ces routes,
ce qui conduit des Portugais au-delà du cap de Bonne-Espérance jusque dans l’océan Indien, et
qui décide Christophe Colomb à atteindre les Indes en partant... vers l’ouest.

Avec les « grandes découvertes », qui sont en quelque sorte les conséquences de l’hypothèse des
Cresques, l’établissement progressif des cartes du monde est d’évidence étroitement lié aux
perspectives de conquêtes et il est illusoire de distinguer tel conquérant du géographe. Lorsque
Cortés, parti de Cuba, découvre une côte – l’extrême sud du Mexique –, il a la chance
extraordinaire de se faire rapidement expliquer (par le double truchement d’une princesse otage
et d’un curé rescapé d’un naufrage) ce que sans exagération l’on peut appeler la géopolitique de
l’Empire aztèque, c’est-à-dire le système d’oppression féroce exercé sur les différents peuples.
Cortés les exhorte à la révolte et, à leur tête, s’empare de Mexico.

Toutes les conquêtes coloniales ont d’abord été des entreprises géographiques, non seulement
par l’établissement des cartes de « reconnaissance » du relief, mais aussi avec celles des
contentieux territoriaux et historiques entre différents groupes ethniques. C’est en effet sur
certains d’entre eux que se sont appuyés les conquérants européens, notamment à partir de
l’interdiction internationale de la traite des esclaves (1815) contre les appareils esclavagistes. Les
grandes compagnies européennes de commerce, les Sociétés de géographie ont chacune leurs
géographes qui, pour la plupart, sont ce que l’on appelle des explorateurs. Des cours de
géographie commencent à être dispensés aux princes, aux officiers supérieurs,
aux ambassadeurs. Avant les débuts du XIXe siècle, le terme de géographe ne désigne jamais des
universitaires, chargés de la formation de professeurs de lycée.

L’apparition tardive de la géographie des professeurs

Il faut rappeler que c’est d’abord en Allemagne, en Prusse plus exactement, au début du
XIXe siècle, que la géographie devient une discipline universitaire. Elle a été instituée à
l’université de Berlin, pour mener des recherches scientifiques (à titre de thèses de doctorat) et
surtout pour former des professeurs de lycée. C’est en effet en Allemagne que, pour la première
fois au monde, de la géographie a été enseignée non plus seulement aux fils de grands
commerçants ou aux officiers d’état-major, mais aussi aux lycéens et aux enfants des écoles : les
professeurs de lycée comme les instituteurs prussiens ont eu pour tâche, au lendemain des
guerres napoléoniennes, de contribuer au mouvement impulsé par la Prusse pour réaliser l’unité
allemande. Les premiers manuels de géographie distribués à tous les élèves et futurs citoyens
ont diffusé l’idée (en fait déjà géopolitique) que « l’Allemagne, ça existe et qu’il faut donc en faire
l’unité politique... ». À noter que cette célébration prussienne de l’unité allemande ne s’est tout
d’abord pas faite au nom de la communauté de langue – car l’Autriche impériale aurait profité du
mouvement – mais au nom d’une communauté de paysages (les petits massifs anciens, les
bassins charbonniers), qui implicitement excluait l’Autriche alpestre.

L’enseignement de la géographie en France ne débutera qu’environ soixante ans plus tard, après
la défaite de 1871 et la terrible crise que fut la Commune de Paris : la première chaire
universitaire de géographie sera créée en 1873 à Nancy où Vidal de La Blache fut d’abord
nommé – et non à la Sorbonne comme on le croit souvent – pour s’opposer en quelque sorte à
celle que les Prussiens venaient de créer à Strasbourg, en Alsace désormais annexée. Jusqu’à la
Première Guerre mondiale, c’est en Allemagne que se trouvent les géographes les plus
nombreux et les plus célèbres. Ce fut notamment le cas d’Alexandre de Humboldt (1769- 1859)
qui, par ses explorations en Amérique du Sud, fit faire de grands progrès à la géographie générale
du globe, tant au plan climatique que biogéographique. Son œuvre, Cosmos (4 tomes, 1848-
1859), dont la portée philosophique est indéniable, est la première « géographie physique du
monde ».

À cette école géographique allemande, les Français doivent de nombreuses connaissances en


géographie générale du monde (les Allemands, avant leur expansion coloniale, furent de très
grands explorateurs, en Afrique notamment). L’école géographique française doit aussi à
l’Allemagne une conception de la géographie étroitement associée à l’histoire, selon les principes
même d’Emmanuel Kant (qui fut d’ailleurs professeur de géographie) pour qui le Temps et
l’Espace sont deux catégories primordiales et en fait indissociables de la Connaissance. Or, pour
les géographes, la référence au temps n’est pas seulement fondamentale en géologie et en
géomorphologie (ce sont les temps géologiques, extrêmement longs), mais aussi lorsqu’il est
question de rivalités de pouvoirs sur du territoire, de l’histoire des tracés de telle ou telle
frontière et des revendications de tel ou tel peuple.

L’école géographique allemande et l’école géographique française ont eu à former pour des
raisons géopolitiques et patriotiques de nombreux élèves, donc de nombreux professeurs et
universitaires qui ont eu, chacun, à mener des travaux de recherche pour l’obtention de leur
doctorat. Il n’en a pas été de même dans les pays anglo-saxons où, pour des raisons idéologiques
et géopolitiques, c’est à l’enseignement des sciences sociales, et non pas à la géographie et à
l’histoire, qu’a été confiée la formation civique des futurs citoyens. Il n’y a donc pas eu, en
Angleterre et aux États-Unis, besoin d’un grand nombre de professeurs de géographie. Les
informations géographiques pour le grand public sont diffusées par de très puissants magazines.

De grandes similitudes ont donc existé entre l’école géographique allemande et l’école
géographique française. C’est après la Première Guerre mondiale que leurs différences sont
devenues considérables.

L’essor de la Geopolitik après 1918, quand l’école géographique française refuse soudain le
politique

Le puissant géographe que fut Friedrich Ratzel (1844-1904), qui fut un temps président de la
Ligue pangermaniste, avait publié en 1899 sa grande Anthropogeographie et presque en même
temps sa Politische Geographie. Avant de s’orienter vers la géographie, Ratzel avait d’abord été
naturaliste. Aussi fut-il profondément influencé par les thèses de Darwin sur l’origine des
espèces, dont le titre complet est De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou
la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859). Ratzel, avec son concept
d’« espace vital », a estimé que des « races » ou des peuples ont d’inégales capacités territoriales
et que les Allemands, « manifestement faits » pour avoir de grands espaces, n’avaient pas un
territoire suffisant, à la différence, par exemple, du vieil État qu’est la France. En 1905, un
Suédois, Rudolf Kjellen, professeur de droit, lançait le mot geopolitik (d’abord comme
abréviation de la Politische Geographie de Ratzel [1897] comme une des multiples rubriques qu’il
préconisait, demo-politik, socio-politik, eco (nomie)-politik, geopolitik, énumération qui n’eut pas
grand écho.

La défaite allemande de 1918 fut une surprise géopolitique d’autant plus grande que la victoire
du Reich paraissait proche, puisque Lénine en 1917 avait signé le traité de Brest-Litovsk, ce qui
donnait la possibilité à l’armée allemande de reporter complètement ses forces contre la France.
Mais la révolution communiste-spartakiste dans les usines, parmi les soldats et les marins,
obligea le Reich à capituler. L’empereur abdiqua et se réfugia aux Pays-Bas, laissant une
République « de Weimar » harcelée par les insurrections spartakistes. Les Allemands désemparés
durent attendre près d’un an, avant de connaître les décisions des vainqueurs qui imposèrent la
signature du traité de Versailles (juin 1919).

C’est durant cette période que des professeurs de géographie lancent dans les lycées, pour leurs
élèves et leurs parents, de petits cahiers de travaux pratiques qui s’intitulent « Géopolitique ». Ils
montrent les territoires que l’Allemagne risque de perdre, notamment la Prusse orientale,
berceau de l’État allemand, qu’il faut donc absolument défendre quoi qu’il en coûte. Ces
professeurs de lycée, dont certains reviennent du front, sont aidés par un universitaire de fraîche
date, Karl Haushofer, militaire et bon géographe (spécialiste du Japon) qui, devenu général, est
nommé professeur à l’université de Munich. En 1924, Haushofer lance Zeitschrift für Geopolitik,
« Cahier pour la Geopolitik », qui devient entre les deux guerres la grande revue de géopolitique
ouverte aux géographes de nombreux pays (dont l’URSS) dont les dirigeants se prononcent plus
ou moins explicitement pour la « révision » du traité de Versailles. Haushofer par l’intermédiaire
de son compagnon de guerre, Rudolf Hess, sera bientôt en contact avec les nazis qui
proclameront la « Geopolitik science allemande » par excellence. Quasiment tous les géographes
universitaires allemands, y compris les spécialistes de géographie physique, se mettront à la
géopolitique pour donner une forme « scientifique » aux revendications du IIIe Reich. C’étaient
celles qu’auparavant la Ligue pangermaniste avait formulé sur des territoires européens où se
trouvaient alors des minorités germaniques plus ou moins nombreuses. C’était le cas des pays
slaves où, depuis le Moyen Âge, des Allemands ont été appelés notamment pour ouvrir des
mines ou construire des villes.

Pendant cette période où l’école géographique allemande se consacre à la géopolitique, que font
les géographes universitaires français ? Avant même qu’ils aient eu le temps de constater les
dérives de la géopolitique allemande, ils se détournent, radicalement mais sans le dire
explicitement, de la prise en compte des phénomènes politiques. Certes, il m’a longtemps
semblé que c’était une ancienne tradition de l’école géographique française. Mais la publication
en 2010 d’un intéressant ouvrage d’Olivier Lowczyk sur le Comité d’études à la conférence de la
paix montre que la participation des géographes universitaires français y a été très importante
de 1917 à fin 1918. Leur chef de file est incontestablement Emmanuel de Martonne, professeur à
la Sorbonne et gendre de Vidal de La Blache, « père de l’école géographique française ». Mais
d’autres géographes (notamment Albert Demangeon, Georges Chabot, Augustin Bernard...)
participent à ce Comité qui a accumulé 59 mémoires, soit 1 500 pages. Il avait été constitué par
deux Premiers ministres, Aristide Briand puis Georges Clemenceau, qui ont donné à de Martonne
un rôle majeur pour la préparation du traité de Versailles, mais aussi des traités de Saint-
Germain, de Trianon et de Sèvres avec les autres puissances alliées de l’Allemagne. De Martonne
avait le soutien de géographes américains proches du président Wilson et il connaissait bien
l’Europe centrale (notamment la Roumanie où il avait fait sa thèse) et les Balkans tout en étant
devenu grand spécialiste de géographie physique (son célèbre Traité de géographie
physique maintes fois réédité date de 1908). C’est de Martonne qui décide des nouvelles
frontières de la Roumanie au détriment de la Hongrie et c’est lui qui trace, pour la Pologne, le
fameux « corridor de Dantzig ».

Or, après avoir joué ce rôle prestigieux, de Martonne va non seulement cesser de s’intéresser
aux questions de frontières, mais il va rapidement s’opposer à ce que les géographes les
prennent en considération. J’ai eu, sur cette question, le témoignage inopiné de Fernand
Braudel. Alors que nous discutions des rapports entre ses « différents temps de l’histoire » et ma
conception des différents niveaux d’analyse spatiale auxquels il se réfère lui aussi
implicitement – ce dont je lui faisais compliments –, il me déclara qu’en fait il avait voulu être
géographe et qu’après avoir été reçu en 1923 à l’agrégation d’histoire-géographie, il était allé
voir Emmanuel de Martonne pour lui proposer un sujet de thèse et lui demander de bien vouloir
la diriger. « Sur quelle question, mon jeune ami ? » – « Sur les frontières de la Lorraine »
(question compliquée, encore actuelle au début du XXe siècle et Braudel est originaire de cette
région). Et de Martonne de trancher : « Ce n’est pas de la géographie ! Au revoir monsieur. »
Après cette rebuffade, Braudel déconfit s’orienta donc vers une thèse d’histoire.

Non seulement de Martonne usa de son influence pour dissuader ses collègues et leurs futurs
disciples de mener des recherches sur les questions de frontières et d’y consacrer un
enseignement, mais je pense qu’il joua un rôle important dans l’escamotage par la corporation
des géographes du dernier livre de Vidal de La Blache, La France de l’Est (Lorraine-Alsace) publié
en 1917, un an avant la mort de son auteur. J’ai, comme bien d’autres, longtemps ignoré ce livre,
dont il n’était pas fait mention dans les ouvrages consacrés à Vidal, pourtant « père de l’école
géographique française ». Même la fiche désignant ce livre ne se trouvait pas dans le fichier de la
bibliothèque de l’Institut de géographie à Paris. C’est seulement en 1980 que j’en ai eu
connaissance (mis avec d’autres au rebut dans la cave de cet Institut) par une référence d’un
géographe américain qui désignait Vidal de La Blache comme « grand spécialiste de géographie
politique ». Ce livre, que les notables de la corporation des géographes ont décidé de passer sous
silence, est en vérité une très intéressante et très moderne analyse de géographie politique, et, à
mon avis, de géopolitique, sur des territoires disputés entre l’Allemagne et la France.

Je pense que Vidal a écrit ce livre à destination du président Wilson qui estimait qu’en cas de
victoire des Alliés il fallait procéder à un référendum pour connaître l’avis des populations
alsaciennes et lorraines, pour une grande part germanophone. Vidal explique en revanche que
celles-ci (ou du moins leurs ancêtres) avaient joué un rôle important dans la Révolution française
pour la défense de la nation France. J’ai pu faire rééditer ce livre en 1994 aux éditions La
Découverte avec une préface, mais la corporation des géographes universitaires n’y a
malheureusement pas prêté grande attention, tant son indifférence à l’égard des questions
politiques y a été entretenue depuis l’oukase de de Martonne.

En fait, pourquoi l’a-t-il prononcé, après avoir eu un rôle aussi notable dans la préparation de la
conférence de la paix ? Lowczyk laisse entendre que de Martonne aurait mal supporté à
Versailles la morgue de ces Messieurs du « Quai » (d’Orsay) et le fait que nombre des tracés de
frontières préconisés par les géographes du Comité d’études, en fonction des intérêts de la
diplomatie française, aient été récusés par les Alliés. Toujours est-il que le témoignage, cinquante
ans plus tard, de Fernand Braudel permet d’affirmer que de Martonne a récusé, sans le formuler
par écrit, la légitimité « scientifique » (ou du moins universitaire) des études de géographie
politique (disons, aujourd’hui, de géopolitique). Cela disqualifiait implicitement tout d’abord le
livre de Vidal de La Blache, sur lequel le jeune Braudel, dans le cas de la Lorraine, souhaitait
justement faire porter une recherche plus approfondie. N’a-t-on pas dit alors que le problème de
la « France de l’Est » était désormais dépassé puisque le traité de Versailles avait restitué à la
France l’Alsace et la Lorraine ?

Les géographes français se sont donc détournés de toute question de ce genre, alors qu’en
Allemagne, avant même l’arrivée au pouvoir de Hitler et avant même que la « révision » du traité
de Versailles soit réclamée, les revendications sur l’Alsace étaient relancées. Seul Jacques Ancel,
dans un livre trop sobrement intitulé Géopolitique (1936), prend position contre les « faux-
semblants de la science allemande [qui] fournit ses armes à l’hitlérisme », et contre
« la Geopolitik de ces professeurs allemands auxquels l’hitlérisme pangermanique a emprunté sa
raison et son “vocabulaire” ». Mais l’argumentation d’Ancel n’est pas très efficace. En 1938, il
écrit une Géographie des frontières, mais il n’est guère suivi, sans doute aussi du fait de
l’antisémitisme qui rôde dans les milieux universitaires.

En Allemagne, la Geopolitik bat alors son plein, les géographes hongrois, autrichiens, soviétiques
s’y intéressent, la campagne révisionniste se développe. Karl Haushofer se réclame de Mackinder
pour suggérer une alliance entre le Reich et l’Union soviétique. Il est considéré comme
l’instigateur du Pacte germano-soviétique de 1939, mais il proteste contre l’attaque lancée en
juin 1941 contre l’Union soviétique, ce qui lui vaut d’être arrêté, alors que Zeischrift für
Geopolitik cesse de paraître. Haushofer se suicide en 1946, bien qu’après enquête il ait été
disculpé par les Américains d’avoir été un animateur nazi.

Les nazis, au nom de la Geopolitik et du darwinisme, ont procédé, dans les territoires qu’ils ont
envahis, non seulement à l’extermination des Juifs mais aussi à celle d’un grand nombre de
Slaves pour épurer des territoires où vivaient autrefois des peuples germaniques. Non seulement
le mot géopolitique est désormais abhorré, mais les mesures de dénazification prises par les
Alliés ont réduit au minimum la part de la géographie et de l’histoire dans les programmes de
l’enseignement secondaire et dans les universités, avec l’argument que cela avait favorisé le
nazisme. La grande école géographique allemande est démantelée.
L’importance singulière de l’idée géopolitique en France depuis les années 1980

En France, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mot géopolitique est devenu un tabou
(comme dans les autres pays européens), même si auparavant il n’était guère employé par les
géographes et les historiens. À cette époque, la géographie se porte bien. En effet, dans les
lycées et les collèges, en raison de l’accroissement du nombre des élèves, le nombre des
enseignants de ces deux disciplines associées (avec une prépondérance de l’histoire en raison de
son évidente fonction politique) est à la hausse. Après 1968, le soudain accroissement du
nombre des étudiants a entraîné celui des universitaires et notamment des géographes chargés
de la formation des enseignants du secondaire. L’école géographique française a connu un net
essor quantitatif des enseignants chercheurs et la multiplication de ses productions scientifiques,
notamment dans le domaine de la géomorphologie et de la géographie humaine. Cette dernière,
sous l’influence de Pierre George, a enfin pris en compte des domaines tels que les villes, les
diverses industries, les structures sociales, qui dans la première moitié du XXe siècle n’avaient pas
été jugés dignes d’intérêt scientifique au plan universitaire. Il se trouve que j’ai été un des tout
premiers géographes (sinon le premier), suivi bientôt par quelques autres, à se soucier de la
« question des pays sous-développés », il n’était alors évidemment toujours pas question de
géopolitique. Si, à cette époque, l’influence du marxisme fut forte dans de nombreux secteurs
des sciences humaines, elle ne le fut pas autant en géographie, en dépit du nombre des
géographes plus ou moins communistes (ils ignorent pour la plupart que depuis 1941 la
géographie humaine est interdite en URSS et dans d’autres pays socialistes en raison de ses
connexions avec la Geopolitik allemande qui avait auparavant intéressé Staline). Les géographes
universitaires français, y compris ceux de gauche, évitent d’aborder les questions politiques au
point de persister à ignorer l’œuvre énorme d’Élisée Reclus (1830-1905), sous prétexte que ce
n’était pas un universitaire et surtout qu’il était anarchiste et avait été adversaire de Marx dans
la IIe Internationale.

Or, pour des raisons qui vont être évoquées brièvement, il se trouve que depuis une vingtaine
d’années le mot géopolitique est de plus en plus utilisé en France dans l’opinion, qu’elle soit de
droite ou de gauche, dans les médias comme dans l’édition. L’équivalent n’existe pas pour le
moment ni en Europe, ni en Amérique du Nord. Au plan scientifique et universitaire, une école
française de géopolitique, formée à l’initiative de géographes très critiques à l’encontre de
la Geopolitik allemande, est en développement rapide, après plusieurs décennies de gestation
dans une revue de géographie et de géopolitique, Hérodote (depuis 1976), qui est encore,
semble-t-il, un cas unique au monde. Centre de formation et de recherches, l’Institut français de
géopolitique, créé en 2002 par Béatrice Giblin, a fait soutenir, ces dix dernières années, une
petite centaine de thèses de doctorat. Chacune de celles-ci analyse de façon précise un cas
géopolitique, c’est-à-dire un territoire, une région de plus ou moins grande taille, où se déroule,
par des violences ou par la guerre, une rivalité de différents pouvoirs.

Comment expliquer cet essor de la réflexion géopolitique en France ? Il faut tout d’abord écarter
l’idée que cette nation, la France, aurait de nos jours d’importantes revendications territoriales.
Certes, celle-ci a connu depuis la Seconde Guerre un très grave problème : la guerre d’Algérie
(1954-1962) que l’on peut maintenant logiquement appeler géopolitique, mais à l’époque ce
terme n’était toujours pas utilisé. Aujourd’hui encore, l’adjectif géopolitique n’est guère employé
pour désigner rétrospectivement ce conflit qui faillit presque provoquer une guerre civile entre
Français.

Je pense que, pour expliquer le succès croissant depuis trente ans de la géopolitique en France, il
faut tout d’abord tenir compte auparavant des conséquences universitaires des « événements de
mai 1968 », la révolte des étudiants, les Parisiens principalement. Ceux-ci, dont le nombre venait
brusquement d’être multiplié par trois (c’était l’effet du baby-boom des lendemains de la guerre)
dans des universités devenues trop petites, récusent alors bruyamment des enseignements
restés traditionnels et « contestent » les valeurs de la société. Dès l’automne 1968, une
université « expérimentale » fut créée en hâte, tout près de Paris, dans le bois de Vincennes. Elle
devint bientôt célèbre, fut souvent un objet de scandale, mais elle eut une notable influence
dans la vie intellectuelle durant plusieurs décennies.

S’y retrouvèrent, les premières années, un grand nombre d’étudiants contestataires. Des
enseignants volontaires y furent nommés, avec notamment des philosophes qui n’étaient pas
encore célèbres, Michel Foucault, Gilles Deleuze, François Châtelet... Je fis partie des géographes.
Dans mes premiers cours, les étudiants étaient surtout des « historiens » car ils devaient aussi
faire de la géographie pour pouvoir devenir professeur d’« histoire et géo ». Certains d’entre eux
proclamèrent qu’ils ne voulaient plus faire de la géographie, car « c’était une discipline
réactionnaire » (adjectif alors fort à la mode).

Je concédai qu’ils n’avaient pas tout à fait tort, puisqu’effectivement les cours de géo passaient
traditionnellement sous silence tous les problèmes politiques alors que l’histoire en faisait le plus
grand cas. Mais j’ajoutai aussitôt que le plus grand des géographes français, Élisée Reclus,
accorda, dans son œuvre gigantesque (notamment les dix-neuf gros volumes de sa Géographie
universelle), une très grande importance aux problèmes politiques. Il les envisageait de façon
d’autant plus intéressante et originale qu’il était anarchiste, ami de Bakounine et de Kropotkine.
Il avait été condamné à mort après la Commune de Paris, gracié grâce à une pétition de savants
étrangers, mais condamné à l’exil. Il réalisa une œuvre qui eut pourtant en France un grand
succès d’édition (les volumes de sa Géographie universelle étaient vendus en petits fascicules
que l’éditeur se chargeait ensuite de relier). Mais, par la suite, les géographes universitaires
passèrent sous silence l’œuvre de Reclus discréditée par Vidal de La Blache et ses successeurs,
d’abord parce qu’il n’était pas universitaire et surtout parce qu’il traitait des questions politiques.

Mon panégyrique de Reclus et d’une vraie géographie impressionna les étudiants bien plus que
je m’y attendais, au point que certains, qui avaient déjà mené des études d’histoire, décidèrent
en 1970 de devenir géographes. Ce fut notamment le cas de Béatrice Giblin. Quatre ou cinq ans
plus tard, plusieurs soutinrent des mémoires de recherche et certains passèrent l’agrégation. Le
petit groupe que nous formions est le point de départ en 1976 de la revue Hérodote que le
célèbre éditeur d’extrême gauche François Maspero décida de publier, avec comme sous-titre
« stratégies-géographies-idéologies », l’œuvre d’Hérodote étant la preuve initiale des fonctions
stratégiques du raisonnement géographique. La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre,
c’est le titre du petit livre que je publiai la même année aux éditions Maspero. Chez les
géographes universitaires, ce fut un beau scandale ! En revanche les professeurs d’histoire et géo
furent intéressés comme un large public en dépit, ou peut-être à cause, des souvenirs scolaires
fastidieux qu’ils avaient de la géographie. Tout cela suscita l’attention de nombreux journalistes
et cette géographie, comme je l’affirmais, leur apparut comme un moyen de mieux comprendre
sur le terrain les conflits dont ils avaient à rendre compte dans leur journal.

Mais dans La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, comme dans les premiers numéros
d’Hérodote, le mot géopolitique ne figure pas, non par prudence mais parce que nous n’en
avions pas encore fait la critique efficace. Il apparaît dans la revue en 1982. C’est en 1979, en
France, que le terme réapparaît, fortuitement en apparence dans le contexte d’une très
surprenante actualité internationale.
Fin 1978, l’opinion, qui, depuis des années, avait suivi dans la presse la « guerre du Vietnam », fut
subitement frappée d’étonnement par le conflit qui venait d’éclater, pour des raisons
territoriales, entre deux États communistes voisins, le Vietnam et le Cambodge. Ils étaient
pourtant alliés depuis quinze ans contre l’impérialisme américain et l’on pensait d’ailleurs
comme une règle générale des « relations internationales » que deux États communistes ne
pouvaient se faire la guerre et moins encore pour un vieux litige frontalier. Or les Khmers rouges
l’exacerbèrent dès leur victoire en 1975. L’enjeu était d’évidence le grand delta du Mékong,
peuplé de Khmers et de Vietnamiens. Alors que l’armée vietnamienne envahissait le Cambodge,
le directeur du Monde, André Fontaine (né en 1921 et auteur de plusieurs ouvrages estimés sur
la « guerre froide »), fit part de son indignation dans un éditorial scandalisé qui se terminait par
« C’est de la géopolitique ! » (sous-entendu comme celle des nazis).

De jeunes journalistes qui ignoraient l’histoire du mot géopolitique l’utilisèrent innocemment,


sans être rappelés à l’ordre, à l’occasion d’autres événements surprenants. En effet, peu après,
dans cette même année 1979, quatre événements spectaculaires furent dans la presse française
qualifiés de géopolitiques : d’abord la guerre Vietnam-Cambodge ; puis, au printemps, la guerre
entre la Chine communiste alliée des Khmers rouges et le Vietnam allié de l’URSS, conflit qui
tourna court après avoir fait craindre le pire ; en mai, la révolution khomeiniste en Iran qui
provoqua le départ précipité des Américains ; enfin, en Afghanistan, l’invasion des forces
soviétiques. Ajoutons, en septembre 1980, le début de la guerre entre l’Irak et l’Iran, guerre qui
devait durer huit ans...

Dans les journaux français de rayonnement national, l’intérêt des lecteurs pour les articles qui
faisaient référence à la géopolitique s’explique par une argumentation nouvelle. Celle-ci se
référait à des informations que les journalistes avaient trouvées auprès de géographes, telles que
la prise en compte des données naturelles dans des territoires disputés (comme pour le delta du
Mékong) ou le tracé de très vieilles frontières.

En 1982, Hérodote prend comme sous-titre « revue de géographie et de géopolitique ». C’est


surtout à partir des années 1990 que les utilisations du mot géopolitique (utilisé le plus souvent
comme adjectif : un problème géopolitique, une question géopolitique) se multiplieront dans les
journaux que l’on lit dans les milieux cultivés, notamment parmi les lecteurs de livres d’histoire.
Les hommes politiques ont été plus timides, sans doute par crainte d’être accusés de
reprendre un terme qui évoquait le nazisme, ce qui est d’ailleurs encore largement ignoré. Le
succès de la géopolitique, voire une sorte de mode de la géopolitique que dénoncent certains,
suscite de multiples initiatives médiatiques, sans le moindre contact avec Hérodote. En 1991 a
débuté l’essor d’un Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) lancé par un
politologue entreprenant. Les spécialistes français de « relations internationales », ceux du
Centre d’études des relations internationales, le CERI créé en 1952 à Sciences Po, ou ceux de
l’Institut français des relations internationales, l’IFRI (créé en 1973 à l’initiative du Quai d’Orsay),
s’en tiennent aux souvenirs fastidieux qu’ils gardent de la géographie scolaire et boudent encore
la géopolitique, pour ne pas s’écarter des milieux anglo-saxons où on l’ignore encore
complètement et où l’on préfère parler de « relations internationales » tout en y réduisant à des
banalités le rôle de la géographie.

Depuis une vingtaine d’années se multiplie en France le nombre de ceux qui se nomment géo-
politologues ou géopoliticiens, termes qui m’évoquent les politiciens (parfois « véreux ») ou les
astrologues que les rois consultaient avant de partir en guerre. Pour ma part, je suis et reste
géographe, ce dont je suis très fier, et spécialiste de géopolitique. Alors qu’en France le terme de
géopolitique suscite depuis les années 1980-1990 un intérêt croissant, du moins dans les milieux
cultivés et parmi les citoyens qui se soucient de ce qui se passe dans l’ensemble du monde, le
petit groupe d’Hérodote a mené durant des années, en dépit de l’hostilité de la corporation des
géographes universitaires, un important travail de formation de jeunes chercheurs et de
réflexion, concernant l’évolution de la géographie notamment dans ses rapports avec l’histoire.

Les outils du raisonnement géographique

La plupart des géographes et notamment ceux qui se veulent les plus modernes, sinon même
postmodernes, continuent de négliger la question : qu’est-ce que la géographie ? Et à quoi sert-
elle ? Dans Les Mots de la géographie (1992), Roger Brunet définit celle-ci en disant qu’elle « a
pour objet la connaissance de cette œuvre humaine qu’est la production et l’organisation de
l’espace ». Une telle conception fait disparaître la géographie physique et l’on peut se demander
si, contrairement à ce qu’a dit le sociologue Henri Lefebvre, les hommes peuvent véritablement
produire de l’espace, sinon dans les villes par les constructions en hauteur. Quant à Jacques Lévy
et Michel Lussault, dans leur Dictionnaire de la géographie (2003), ils se bornent à écrire, en
évacuant plus encore les données naturelles : « Géographie : science qui a pour objet l’espace
des sociétés, la dimension spatiale du social. »

Je pense pour ma part que la géographie combine de façon efficace ces différentes façons de voir
les choses, une gamme d’outils qui servent à penser les complexités de l’espace terrestre,
à différents niveaux d’analyse spatiale et dans leurs interactions (du local au national, au
planétaire et réciproquement) en tenant compte des configurations cartographiques précises et
des intersections de multiples ensembles spatiaux de différents ordres de grandeur, qu’il s’agisse
de données hydrographiques (l’eau douce devient rare), géologiques (qu’il faut de moins en
moins négliger ne serait-ce qu’en raison de la localisation des gisements de pétrole et de gaz), de
phénomènes climatiques ou d’ensembles écologiques (grandes endémies), d’ensembles de
populations différentes, de structures économiques et sociales, d’ensembles politiques
spatialement délimités par des frontières plus ou moins anciennes qu’il s’agisse de celles d’États-
nations ou d’autres héritages historiques et notamment d’ensembles religieux ou linguistiques.

Ma définition de la géopolitique est plus brève et il importe de prendre au sens fort le mot
géopolitique. Lorsqu’il est question de géopolitique dans la presse, et c’est le cas de plus en
plus souvent, il s’agit de rapports entre des forces politiques précisément localisées, qu’elles
soient officielles ou clandestines : luttes sanglantes entre groupes ethniques ou factions
religieuses, guerres entre nations, lutte d’un peuple pour son indépendance, menaces de
conflits entre grands États. Par géopolitique, au sens fondateur du terme, j’entends des
rivalités de pouvoirs sur du territoire qu’il soit de grande ou de petite dimension, y compris au
sein des agglomérations urbaines. Le territoire géographique est essentiel en géopolitique mais
il ne s’agit pas seulement du territoire en tant que tel, avec son étendue, ses formes de relief et
ses ressources, mais aussi des hommes et des femmes qui y vivent et des pouvoirs qu’ils
acceptent et ceux qu’ils combattent, en raison de l’histoire qu’ils se racontent à tort et à
raison, de leurs craintes et des représentations qu’ils se font d’un passé plus ou moins lointain
et de l’avenir plus ou moins proche.

Il n’est pas inutile de préciser quelques-uns des termes qui ont grande importance dans le
raisonnement géographique. C’est ce que j’ai fait notamment dans le dictionnaire de géographie
que j’ai publié en 2003 chez Armand Colin sous le titre De la géopolitique aux paysages.

Ensemble spatial, intersection d’ensembles spatiaux


Cette façon de voir les choses m’est venue de la « théorie des ensembles » chère aux
mathématiciens. Mais alors que ceux-ci, pour en faciliter l’apprentissage, commencent à
représenter des ensembles élémentaires en intersections par des « patates » schématiques
limitées par des ellipses de couleurs différentes, c’est en revanche la taille et le contour
cartographique précis de chaque ensemble spatial (y compris de type archipel) que les
géographes doivent prendre en considération. Mais qu’est-ce qu’un ensemble spatial ? Il en est
évidemment de toute sorte, que l’on peut classer en différents types.

Il s’agit tout d’abord des multiples objets géographiques, par exemple les îles grandes ou petites
comme les continents que l’on peut voir de « nos yeux » désormais sur les photographies et les
images prises de satellites. Il s’agit aussi du territoire des États tels qu’ils sont délimités par des
frontières que, depuis des siècles, l’on a représenté sur les cartes avec une précision croissante.
Ce sont des ensembles spatiaux bien connus dont on trace tout d’abord les contours de chacun
d’eux, ses rivages et ses frontières, avant d’en apprécier les dimensions relativement à d’autres.
Les réseaux, qu’ils soient hydrographiques, routiers ou ferroviaires, sont aussi à considérer
comme des ensembles.

Il y a aussi un grand nombre d’autres ensembles spatiaux qui sont moins évidents. Ils ont été
tracés sur des cartes au fur et à mesure des progrès de chacune des disciplines scientifiques.
Ainsi, les géologues ont tracé sur chacune de leurs cartes un très grand nombre d’ensembles
spatiaux en fonction de la plus ou moins grande ancienneté des terrains qui affleurent sur telle
portion de l’espace terrestre ; les climatologues tracent sur des cartes les contours de tel ou tel
ensemble climatique, par exemple ceux des zones de forte pluviosité sur le globe, ceux de celles
qui sont soumises aux typhons, etc. Les démographes tracent sur les cartes des aires (c’est-à-dire
des ensembles) de plus ou moins fortes densités de population et les linguistes indiquent les
limites approximatives de tel ou tel ensemble linguistique, etc. En somme, il y a autant de
catégories d’ensembles spatiaux qu’il y a de sciences qui représentent leurs résultats sur des
cartes. Chacune définit des ensembles et divers niveaux de sous-ensembles dans le but de tracer
sur des cartes, après calculs statistiques ou minutieuses observations de terrain, les contours de
chacun d’eux.

Un ensemble spatial n’est pas nécessairement d’un seul tenant et il y a des ensembles-archipels :
un archipel est un ensemble et les îles qui le forment sont évidemment des sous-ensembles. On
peut regrouper par la pensée en un ensemble spatial des objets pourtant disséminés à la surface
du globe parce qu’on leur reconnaît une caractéristique commune. Ainsi l’ensemble des volcans
qui s’étend pour une part en un grand « cercle de feu » tout autour de l’océan Pacifique ; autre
exemple d’ensemble-archipel : celui des pays et des îles où l’on parle français.

Les géographes, parce qu’ils se soucient autant de climat et de géologie que de peuplement, de
frontières et de langues, prennent en compte toutes ces cartes, qu’elles soient géologiques,
climatiques, démographiques, linguistiques ; chacune d’elles représentant toute une série
d’ensembles (et de sous-ensembles).

Sont aussi tracés des ensembles aux contours plus ou moins flous, voire erronés, par manque
d’informations précises ou par volonté de tromper l’opinion. On peut aussi inventer pour se
distraire ou par duplicité des ensembles imaginaires des représentations spatiales plus ou moins
illusoires ou absurdes. Mais, si elles n’ont rien de scientifique, elles peuvent parfois avoir une
fonction mobilisatrice.

Des ensembles spatiaux de tailles très différentes et dont les configurations s’entrecroisent et
se superposent
D’évidence, la plupart des contours d’ensembles spatiaux ne correspondent pas les uns aux
autres et ils sont de tailles très différentes. Les ensembles géologiques ne correspondent pas aux
ensembles climatiques ni aux ensembles linguistiques. Cela ne gêne ni le géologue, ni le
climatologue, ni le linguiste qui se réfèrent chacun à une seule catégorie d’ensembles. Mais cela
aurait dû être considéré par les géographes comme un problème essentiel. Or ils l’ont dans la
plupart des cas passé sous silence, par commodité pédagogique (lorsqu’on traite d’une région,
on préfère lui « donner » une limite simple), en éludant ainsi plus ou moins inconsciemment ce
qui fait en vérité la raison d’être et la difficulté du raisonnement géographique. En effet, pour un
même pays ou une même portion de l’espace terrestre, les contours cartographiques de la
plupart des divers ensembles spatiaux (géologiques, hydrographiques, climatiques, politiques,
économiques, démographiques, médicaux, etc.) sont très différents les uns des autres. Tous ces
ensembles spatiaux s’enchevêtrent ; ils forment, pour reprendre l’expression des
mathématiciens, toute une série d’intersections, ce qui traduit la complexité des interactions
entre les différents phénomènes qu’ils représentent. La « Nature », du moins telle qu’elle se
manifeste à la surface du globe, n’est pas simple. Elle ne relève pas d’un seul et même « ordre » :
les grands ensembles géologiques et les grands ensembles climatiques s’entrecroisent. Quant à
l’humanité, elle est encore plus compliquée et les ensembles économiques et religieux,
politiques et linguistiques forment sur la carte du monde ou d’un même pays de nombreuses
intersections. La géographie combine des connaissances produites par de multiples sciences de
plus en plus spécialisées, qui chacune établissent leurs propres cartes. Elle est donc, du point
de vue épistémologique, non pas une science à proprement parler, mais, au sens qu’a donné
Michel Foucault, un savoir scientifique qui combine des connaissances produites par d’autres
sciences ou autres savoirs (comme l’histoire).

Cette caractéristique géographique essentielle, l’enchevêtrement des ensembles spatiaux, a été


escamotée par la corporation des géographes, peut-être par souci de commodité pédagogique,
la plupart d’entre eux étant enseignants ou formateurs d’enseignants. Ils ont en revanche
fortement attiré l’attention sur le cas d’îles de relativement petites dimensions, des pays ou des
régions, bref sur des cas assez rares en vérité où les configurations de divers ensembles spatiaux
coïncident les unes aux autres.

Pourtant il est assez simple et stimulant de montrer même à de jeunes élèves ou à un public
« non averti » – exemple bien connu – que le grand ensemble de montagnes nord-sud qui longe
la façade occidentale du continent américain (de l’Alaska jusqu’aux Andes) est en intersection
avec les quatre ou cinq zones climatiques qui se disposent d’ouest en est, des pôles à l’équateur
selon les latitudes, ce qui donne des paysages et des conditions de vie très différentes.

Dès lors qu’il est question d’action et de mouvement, il est indispensable de tenir compte de la
complexité de la surface terrestre et plus encore de celle des sociétés humaines et, pour cela, il
faut porter grande attention, sous peine de graves déboires, à l’enchevêtrement des ensembles
spatiaux, chacun d’eux rendant compte de la localisation d’un des éléments constitutifs de la
réalité. Cet enchevêtrement n’est pas seulement fonction des différentes catégories scientifiques
d’ensembles (géologiques, climatiques, démographiques, culturels, linguistiques etc., différences
« qualitatives » en quelque sorte). Il faut aussi tenir compte des dimensions très différentes de
ces ensembles spatiaux : certains sont de dimensions planétaires alors que d’autres sont
beaucoup plus petits, mais ils peuvent être localement très importants.

Le classement des ensembles spatiaux selon les ordres de grandeur


On peut classer les ensembles en différents ordres de grandeur (de la dizaine de milliers de
kilomètres au kilomètre ou à la centaine de mètres) et on peut considérer qu’à chacun de ces
ordres de grandeur correspond un des niveaux de l’analyse spatiale, c’est-à-dire un des niveaux
d’observation de ce que l’on appelle la réalité.

C’est à chacun de ces niveaux qu’il faut examiner les divers ensembles spatiaux du même ordre
de grandeur et leurs intersections, mais il faut aussi tenir compte, et plus encore du fait de la
mondialisation croissante, des interactions de plus en plus nombreuses et rapides entre les
situations locales et des changements de niveau planétaire.

On peut ainsi construire une représentation de l’espace terrestre comme s’il était « feuilleté »,
en raison de la superposition par ordre de grandeur de différents plans où s’enchevêtrent un
certain nombre d’ensemble spatiaux, chacun de ces plans correspondant à un niveau d’analyse.

On peut appeler diatope la superposition de différents plans, chacun étant représenté en


perspective cavalière, de façon que chacun des plans puisse être commodément observable : le
plan inférieur permet de montrer avec précision une situation locale de relativement petite
dimension ; le plan supérieur – vision continentale ou même planétaire – montre des
intersections d’ensembles de très grandes dimensions qui ont cependant rapport avec la
situation locale envisagée au plan inférieur. Entre le haut et le bas du diatope, il y a des plans
intermédiaires. Tout le problème du raisonnement géographique est celui de l’articulation des
différents niveaux. Cette articulation peut se faire de haut en bas, mais aussi de bas en haut, et
selon ce que l’on veut faire comprendre. Le plan « d’en bas » n’est évidemment pas à négliger,
car c’est à ce niveau que se mène l’action, que se déroulent sur le terrain les rapports de forces.
Mais c’est sur les plans intermédiaires que l’on peut choisir l’itinéraire le plus commode ou le
moins dangereux. On peut prendre une comparaison avec les observations que peut faire un
pilote d’avion qui arrive sur ce que l’on appelle en termes militaires un théâtre d’opérations.
Lorsqu’il survole d’abord à haute altitude de grandes étendues, il peut voir mais de façon assez
imprécise de relativement grands ensembles de relief, de grands fleuves, de grandes forêts, de
très grandes villes. Lorsqu’il arrive sur son objectif, il va « piquer » pour en voir tous les détails et
l’atteindre avec précision. Ensuite il va remonter rapidement pour éviter d’être atteint par la
défense adverse, il va « zoomer ». Initialement, ce terme, qui est apparu dans les années 1950,
vient d’une onomatopée imitant le bruit du moteur poussé à sa plus grande puissance pour
remonter. De nos jours, zoomer vient d’une pratique photographique de rapprochement ou
d’éloignement des plans, avec un objectif à focale variable.

On peut très clairement définir les différents niveaux d’analyse spatiale, si l’on se réfère
explicitement aux différents ordres de grandeur des multiples ensembles spatiaux que les
géographes prennent en considération.

Le premier niveau, par référence au 1er ordre de grandeur, est celui où l’on peut envisager les
configurations d’ensembles qui se mesurent en dizaines de milliers de kilomètres (c’est le niveau
planétaire) ; le deuxième niveau, celui où l’on envisage les intersections des ensembles qui se
mesurent en milliers de kilomètres, soit le 2e ordre de grandeur ; le troisième niveau est celui où
l’on observe les intersections des ensembles qui se mesurent en centaines de kilomètres, soit
le 3e ordre de grandeur ; les ensembles qui se mesurent en dizaines de kilomètres relèvent
du 4e ordre... et ceux qui se mesurent seulement en centaines de mètres relèvent du 6e ordre,
etc.

À chacun de ces niveaux, seuls certains phénomènes peuvent être observés alors que d’autres ne
peuvent pas être clairement pris en considération – qu’ils soient trop grands pour que l’on puisse
observer complètement leurs configurations, ou trop petits pour être observés précisément. Ces
phénomènes relèvent d’autres niveaux d’analyse. Il faut donc combiner ou articuler différents
niveaux d’analyse spatiale. Si toute observation d’une situation géographique implique que l’on
se réfère principalement à un des niveaux d’analyse spatiale (la description de la Méditerranée
par exemple relève principalement du deuxième ordre), il faut tenir compte de ce que l’on peut
voir, de « ce qui se passe » à chacun des autres niveaux.

C’est ce que certains géographes appellent le raisonnement multiscalaire ou raisonnement à


différentes échelles. Mais ils le mettent rarement en œuvre dans l’analyse de la réalité. En effet,
la notion d’échelle est extrêmement relative et elle fait l’objet de multiples confusions entre
grande et petite échelle et surtout elle ne tient pas compte des très grandes différences de taille
des ensembles dans la réalité.

L’articulation de différents niveaux d’analyse est une expression de plus en plus utilisée en raison
du développement des phénomènes de mondialisation. En se fondant sur la distinction selon les
ordres de grandeur de différents niveaux, chacun d’eux étant porteur d’intersections
d’ensembles spatiaux, il s’agit de voir comment des phénomènes d’envergure planétaire
(1er ordre) se répercutent au niveau local (4e ordre) sur tel continent, dans tel pays. Inversement,
il s’agit de voir comment des événements très localisés peuvent avoir de durables répercussions
au niveau planétaire (c’est par exemple le cas des attentats du 11 septembre 2001 à New York).

Prendre des cartes à des échelles différentes est un moyen de mieux comprendre un territoire :
prendre une carte à plus grande échelle (donc qui couvre un territoire plus petit) que celle par
laquelle on a commencé l’observation permet de découvrir des détails qui peuvent être fort
importants ; et ensuite prendre une carte à plus petite échelle permet de replacer ce territoire
par rapport à tout ce qui l’entoure. Lorsqu’on change d’échelle, on ne voit pas la même chose et
on ne voit pas la réalité de la même façon. Le changement d’échelle correspond à la prise en
compte de différents niveaux d’analyse spatiale. La carte est une représentation construite d’une
partie de la réalité.

La prise en considération de représentations contradictoires, un outil majeur du raisonnement


géopolitique

Tout raisonnement géographique se base implicitement ou explicitement (très rarement


explicitement car les géographes sont dans leur très grande majorité persuadés qu’ils rendent
compte de la « réalité ») sur des représentations. On sait que le mot géographie signifie dessiner
la Terre (graphein en grec signifie faire des entailles, d’où « graver des caractères », écrire, mais
aussi dessiner). La carte est une représentation dessinée, à force d’observations et de calculs,
d’une portion plus ou moins vaste de l’espace terrestre. Le mot géologien, qui est d’apparition
bien plus récente (au XVIIIe siècle), est le discours sur la Terre (logos) et sur son histoire (d’abord,
la Genèse, le Déluge), histoire qui est devenue de plus en plus précise grâce aux progrès de la
paléontologie après les découvertes de Darwin sur l’évolution des espèces, et des fossiles qui
permettent de dater les terrains sédimentaires et d’en tracer la carte des affleurements, pour
trouver en profondeur les gisements, d’abord ceux du charbon, puis ceux du pétrole et du gaz.

Les représentations sont l’outil majeur des sciences naturelles, des sciences humaines (cartes
statistiques de la population), mais aussi du raisonnement géopolitique. En effet, les rivalités de
pouvoirs sur du territoire se font entre des acteurs qui animent et dirigent des forces politiques
qui chacune revendiquent tel territoire, en fonction de la représentation des droits historiques
qu’elles prétendent avoir sur telle portion de territoire. La Nation, le Peuple sont des
représentations politiques chargées de fortes valeurs et ce sont surtout des représentations qui
sont géopolitiques car elles se réfèrent à du territoire, car il n’est pas de nation ni de peuple sans
territoire.

Ces représentations, plus ou moins contradictoires les unes des autres, ne sont pas « tombées du
ciel ». Elles ont été produites, précisées (et parfois inventées) à une certaine époque, par ce que
l’on peut grosso modo appeler des intellectuels liés à des dirigeants politiques. Il est
particulièrement efficace de parvenir à retracer l’origine, les circonstances de l’apparition de ces
représentations contradictoires, mais les intellectuels, les dirigeants qui sont porteurs de
chacune d’elles sont assez hostiles à ce travail d’élucidation qui risque de les désacraliser en
montrant leurs inexactitudes historiques, les intérêts particuliers ou partisans qui ont poussé au
lancement de chacune d’elles. On pourrait dire que pour être objective, et peut-être efficace,
l’histoire géopolitique d’un peuple ou d’une nation doit être construite par des chercheurs qui
n’en font pas partie, car ils peuvent tenir compte des représentations plus ou moins fallacieuses
de chacun des adversaires.

La prise en considération de telles représentations marque la différence et la complémentarité


entre le raisonnement géographique et le raisonnement géopolitique. L’école française de
géopolitique tient grand compte de ces représentations contradictoires et c’est d’ailleurs ce que
lui reprochent des géographes ou des historiens, lesquels affirment que scientifiquement on n’a
pas le droit de prendre en compte des raisonnements inexacts ou même scandaleusement
contraires aux « droits de l’homme ».

L’école française de géopolitique estime que la prise en compte de représentations géopolitiques


contradictoires, fussent-elles inexactes, est d’autant plus nécessaire que le procédé diabolique
de la Geopolitk allemande a consisté à ne prendre en compte que des arguments
« scientifiques » ou prétendus tels, et à passer sous silence les arguments qui n’étaient pas
« scientifiques » en raison de leurs imprécisions ou de leurs contradictions ; ce fut notamment le
cas des arguments évoqués par différents peuples slaves, qui avaient des intérêts plus ou moins
contradictoires et qui à l’époque n’avaient guère d’historiens, alors que les Allemands en avaient
depuis longtemps.

La mise en œuvre du raisonnement géographique s’avère des plus utile dans de grandes
polémiques géopolitiques qui se fondent chacune sur l’histoire et opposent le droit de peuples
rivaux sur le même territoire. Pour montrer cela, j’ai choisi l’exemple de ce que l’on a d’abord
appelé le conflit israélo-arabe et que l’on appelle de nos jours – la situation s’étant modifiée – le
conflit israélo-palestinien. Il s’agit du conflit géopolitique le plus ancien, le plus célèbre au plan
mondial, et qui est encore « chaud » et toujours dangereux. Les conflits géopolitiques du
XXe siècle, ceux de la « guerre froide », comme celui de Cuba ou de la guerre du Vietnam, se sont
apparemment éteints. Les conflits d’Irak, d’Iran ou d’Afghanistan sont beaucoup plus récents.

Israël-Palestine : raisonnements géographiques et géopolitiques

Ce n’est pas tellement parce qu’en 2008 on a célébré, ou déploré, les soixante ans de la
fondation de l’État d’Israël que j’ai choisi cet exemple pour montrer comment la prise en compte
de données géographiques naturelles, qui sont généralement passées sous silence, peut
beaucoup modifier les façons contradictoires dont les protagonistes se racontent chacun leur
histoire. C’est, surtout, parce qu’il s’agit de territoires de bien petites dimensions (Israël :
400 kilomètres du nord au sud, et seulement une vingtaine dans sa partie la plus étroite ; la
Cisjordanie : 150 km du nord au sud et 50 km d’est en ouest), et parce que le problème israélo-
palestinien doit être aussi envisagé à d’autres niveaux d’analyse spatiale, compte tenu de
l’évolution actuelle des rapports de forces internationaux.
Il faudrait auparavant évoquer, ce que l’on fait le plus souvent, ce grand phénomène historique
que fut, à partir du XIXe siècle, l’émigration des Juifs d’Europe centrale et orientale sous l’effet
principalement de multiples persécutions. On peut esquisser un ensemble spatial de localisation
de ces Juifs européens qui se trouvaient principalement en Pologne, dans les pays baltes, tout
particulièrement en Lituanie, dans l’ouest de l’Empire russe (de la Lituanie à l’Ukraine), en
Autriche, en Hongrie et en Allemagne. Dans cet ensemble vivait environ la moitié des Juifs que
l’on peut évaluer dans l’ensemble du monde (l’autre moitié dans le monde arabe et en Turquie).
À partir du XIXe siècle, pour échapper aux pogroms de plus en plus nombreux, mais aussi à la
domination des rabbins, une grande partie des Juifs européens se dirigent vers la France et les
États-Unis (on peut cartographier l’implantation des Juifs aux États-Unis, notamment à New
York). D’autres refusaient de partir et décidaient d’agir en tant qu’acteurs politiques et ouvriers
dans chacun des pays où ils vivaient et dont ils partageaient la culture. C’est l’origine du Bund,
un syndicat révolutionnaire. Mais une petite partie des Juifs, surtout des intellectuels, libres-
penseurs socialisants, mal vus des rabbins, et qui se dénommeront sionistes, décident de partir
vers la contrée où se trouvait autrefois le pays des Hébreux avant qu’une grande partie d’entre
eux en soit chassée (en 70 de notre ère) et devienne une diaspora. Ce mouvement historique
qu’est le sionisme est évidemment considéré comme l’origine de l’actuel problème israélo-
palestinien. Encore faut-il prêter attention à la localisation géographique du début de
l’immigration sioniste.

À l’origine du conflit géopolitique, des données géographiques aujourd’hui oubliées

Pour essayer d’y voir plus clair, on peut commencer par décrire le terrain, les formes du relief où
il s’inscrit. Celles-ci sont très particulières, par la juxtaposition de trois longs ensembles spatiaux
orientés nord-sud. En effet, un étroit, long et profond fossé d’effondrement, au fond duquel se
trouvent la vallée du Jourdain et la mer Morte, tranche du nord au sud un ensemble de plateaux
d’environ 1 000 m d’altitude qui, vers l’est, se prolongent vers le désert de Syrie et l’Arabie. Tout
cela est bien connu, depuis la Bible et l’Histoire sainte.

Mais, le plus souvent, on prête moins d’attention au rapport de ces plateaux avec la mer
Méditerranée. Ce contact est une étroite plaine côtière et ce fut, dans l’Antiquité, le pays non
pas des Hébreux, mais de leurs adversaires, les Philistins, d’où vient le nom de Palestine.
Hérodote est semble-t-il le premier à l’avoir écrit, mais dans l’Empire arabe puis ottoman le mot
Palestine n’est pas utilisé, car la contrée tout entière dépendait du gouvernorat de Damas.

Cette plaine littorale, que traversent d’est en ouest de nombreux petits cours d’eau qui
descendent des plateaux, devint plus ou moins marécageuse et paludéenne, comme bien
d’autres plaines côtières méditerranéennes quand elles ne sont pas densément peuplées. Aussi,
à cause du paludisme, cette plaine de Palestine au XIXe siècle était faiblement peuplée, hormis
quelques villes anciennes sur des collines côtières (comme Jaffa ou Haïfa au pied du mont
Carmel), où les moustiques étaient repoussés par les vents de la mer. En revanche, l’essentiel de
la population arabe, qu’elle soit musulmane ou chrétienne, se trouvait alors surtout sur les
plateaux. Ceux-ci portaient des villes situées comme Jérusalem sur des axes de circulation ouest-
est (entre la côte, le désert syrien et la Mésopotamie) et de nombreux villages entourés de
plantations d’oliviers. La plaine servait de pâturages aux troupeaux des plateaux, surtout en
hiver, saison où les moustiques sont peu agressifs. Tout cela – cette géographie naturelle et
historique – aura par la suite d’importantes conséquences géopolitiques.
En effet, sans le vide relatif de cette plaine paludéenne, les Juifs, à la fin du XIXe siècle, n’auraient
pas pu s’implanter en Palestine, car les premiers immigrants n’auraient pas pu trouver de terre à
acheter si les régions côtières avaient été densément peuplées.

Lorsque, dans la seconde moitié du XIXe siècle, bien loin de la Méditerranée, et en se référant à
un autre niveau d’analyse, en Europe centrale, des Juifs, gagnés par l’idéologie géopolitique
qu’est le sionisme, partirent, non comme bien d’autres vers les États-Unis ou la France, mais vers
la Palestine pour s’y réimplanter, ils le firent avec l’accord des autorités de l’Empire ottoman. Et
c’est surtout dans la plaine côtière et dans les couloirs de plaines qui mènent au lac de Tibériade
qu’ils purent acheter des terres inoccupées à cause du paludisme. Ils subirent d’abord de très
lourdes pertes car la quinine – isolée seulement en 1820 – ne commencera à être utilisée assez
couramment qu’à la fin du XIXe. Du même coup, cela rendit bientôt les plaines intéressantes
aussi pour les Arabes. Mais beaucoup de terres avaient déjà été vendues par les notables des
villes ou les chefs de villages des plateaux aux colons juifs.

Ce terme de colon leur fut attribué au sens étymologique du terme (en latin colere, cultiver)
puisqu’ils étaient fiers de défricher et cultiver leurs champs de leurs mains (en Europe, pendant
longtemps, les Juifs n’eurent pas le droit de posséder de la terre) et, poussés par un idéal
socialiste, ils créent des villages coopératifs, les kibboutz. Il s’agit donc d’un phénomène très
différent de la plupart des autres implantations coloniales, car ces premiers immigrants juifs ne
sont pas dans une situation de domination politique et ils n’étaient pas soutenus par un État.

Il en est tout autrement aujourd’hui des « colonies » juives qui sont depuis les années 1970 en
Cisjordanie occupée et sont implantées par la force sur les terres de paysans arabes par des
groupes de « colons », avec le soutien de l’armée et de l’appareil d’État israéliens. Là, il s’agit
véritablement de conquête et d’oppression coloniales. Nous y reviendrons.

Intersections d’ensembles spatiaux, résultant surtout de rivalités géopolitiques

On sait qu’après la disparition de l’Empire ottoman en 1918, du fait de sa défaite dans la


Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient passa surtout sous le contrôle des Britanniques.
Leurs troupes avaient débarqué dès 1914 en Mésopotamie où elles avaient d’abord subi de
graves revers. Ils vont tracer au Proche-Orient un grand nombre de frontières après discussions
avec les Français qui réclament une part du gâteau. Ces frontières vont former intersections avec
les principaux axes nord-sud du relief et l’orientation générale de la côte entre la Turquie et
l’Égypte, car Français et Anglais veulent d’abord se partager ces « échelles du Levant ». Les
dirigeants britanniques se basent à Jérusalem, et donnent le nom de Palestine (en souvenir
d’Hérodote) aux étendues situées à l’ouest de la vallée du Jourdain, laissant les plateaux situés à
l’est à la Jordanie, qui est alors surtout le domaine de tribus nomades. Au nord, la Palestine est
limitée par les frontières du Liban et de la Syrie sous mandat français. Au sud, la Palestine,
délimitée par les Anglais, ne comprend pas Gaza qui depuis des siècles dépend de l’Égypte et
dont c’est depuis l’Antiquité la forteresse contre les invasions venant du nord.

Le cas de Gaza devient aujourd’hui de plus en plus intéressant puisque, après le départ des
Israéliens en 2005, les islamistes palestiniens du Hamas (filiale des Frères musulmans dont les
bases sont en Égypte) sont depuis 2007 en conflit avec l’Autorité palestinienne qui cherche un
accord avec Israël et à maintenir une certaine tradition de laïcité.

La présence très ancienne de Gaza et d’un peuplement antique assez dense, celui des Philistins
dans le sud de la plaine côtière, oblige à compliquer le schéma des trois ensembles spatiaux
nord-sud par lequel nous avons débuté. Ceux-ci sont en effet recoupés par une limite climatique
orientée ouest-est : la plus grande partie de la Palestine reçoit des précipitations supérieures
à 500-600 mm par an (sauf dans le fossé du Jourdain), d’où des plaines littorales autrefois
marécageuses. La région de Gaza ne reçoit que 400 mm par an, ce qui explique que la plaine aux
alentours soit relativement sèche, donc non marécageuse et donc moins paludéenne. Plus au sud
commence le désert.

À noter que Gaza est resté sous contrôle égyptien jusqu’en 1967. Il passe alors sous occupation
israélienne, mais le président Sadate, lors du traité de paix de 1979, préféra ne pas « récupérer »
Gaza avec le Sinaï : en effet, nombre de Palestiniens venus se réfugier dans ce qui deviendra la
fameuse « bande de Gaza » en 1948 sont hostiles au traité.

Autres phénomènes géopolitiques que l’on peut schématiser en termes d’intersections


d’ensembles : la localisation plus ou moins précaire, notamment à titre de réfugiés, de ceux que
l’on appelle de nos jours les Palestiniens – mais qui furent longtemps seulement dénommés
Arabes (de Palestine) – à l’intérieur de six États différents, le Liban, la Syrie, l’Égypte, surtout la
Jordanie (où ils seraient plus de la moitié de la population), mais aussi Israël et le territoire de
l’Autorité palestinienne (Cisjordanie et Gaza) internationalement reconnu en 1993 (accord
d’Oslo) mais qui n’est pas encore un véritable État puisque son territoire est occupé par l’armée
israélienne. On sait évidemment que tout cela est la conséquence des conquêtes israéliennes
lors des guerres israélo-arabes de 1948 et de 1967. Mais pour un géographe soucieux de
géopolitique – sinon pour un historien – il n’est pas inutile de se rappeler que leur issue aurait pu
être tout autre.
Logiquement, les Israéliens auraient dû perdre leur première guerre

À la fin des années 1930, les tensions étaient déjà grandes dans la plaine littorale non seulement
entre Juifs et Arabes dont les effectifs s’accroissaient du fait de l’immigration et de
l’accroissement naturel, mais aussi entre les Juifs et les autorités britanniques, celles-ci
s’opposant de plus en plus à l’implantation de nouveaux colons juifs. Les Arabes palestiniens
revendiquaient les terres de la plaine, d’autant que le paludisme avait disparu du fait des
assainissements effectués par les kibboutz. Ceux-ci commencèrent aussi à se fortifier et à
s’organiser militairement, d’autant qu’en 1936-1937 éclata la grande révolte palestinienne
contre les Anglais et les Juifs. Les revendications d’indépendance des Arabes étaient menées par
des Frères musulmans basés notamment à Gaza, qui, en contact avec des agents nazis,
dénonçaient le sionisme.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les territoires sous mandat français ou


britannique étant devenus indépendants, le problème des colonies juives se posa d’autant plus
que des Juifs rescapés de la Shoah cherchaient à y venir en nombre croissant malgré le strict
blocus des Anglais. Les Juifs ne sont alors que 380 000. Peu après sa création, l’ONU proposa un
plan assez compliqué de partage de la Palestine, que les États arabes du Moyen-Orient
refusèrent, et avant même la fin officielle du mandat britannique sur la Palestine, en mai 1948,
les armées syrienne, jordanienne, libanaise, irakienne et égyptienne se lançaient à l’assaut des
kibboutz et de quelques positions fortifiées israéliennes qui résistaient difficilement. La
disproportion des effectifs et des matériels était telle que la défaite des Israéliens paraissait
inéluctable.

En juin 1948, l’armistice imposé par l’ONU permit à Israël, libéré du blocus anglais, d’acheter des
armes légères à l’étranger et d’appeler à l’aide de nombreux volontaires. En juillet 1948, l’Égypte
ayant violé le cessez-le-feu, l’armée israélienne put lancer une grande contre-offensive en
profitant du manque de coordination des armées arabes et de l’inexpérience de la plupart
d’entre elles. Il s’agissait, en effet, d’armées formées d’anciennes troupes coloniales mais qui
n’avaient jamais fait la guerre contre une autre armée et qui n’avaient plus leurs anciens officiers
européens (sauf la Légion arabe en Jordanie) pas encore vraiment remplacés ; des armées qui
n’avaient pas de stratégie concertée, qui ne connaissaient pas le terrain mais qui étaient
persuadées de ne faire qu’une bouchée de ces Juifs, dont on répétait alors qu’ils ne savaient pas
de battre.

En revanche, les Juifs, qui avaient l’avantage de la petitesse d’un théâtre d’opérations, étaient en
quelque sorte des combattants d’élite, tous des volontaires, y compris les femmes, qui
connaissaient bien leurs chefs – lesquels s’étaient préparés de longue date au combat – et fort
bien le terrain puisqu’ils se battaient pour des champs qu’ils avaient défrichés et aménagés de
leurs mains. Il en sera tout autrement dans les futures conquêtes d’Israël. Dès le 9 avril 1948,
certaines unités spéciales juives, formées d’extrémistes adversaires du président Ben Gourion,
commirent des massacres spectaculaires (à Deir Yassine notamment, 5 km à l’ouest de
Jérusalem), pour faire fuir, dit-on, la population, mais surtout pour déclencher une vraie guerre.
En effet, les habitants de plusieurs kibboutz avaient déjà été massacrés par des groupes arabes
car la guerre civile avait commencé dès octobre 1947.

Les frontières officielles d’Israël, aux yeux mêmes des Juifs sont, en vérité, paradoxales

Malgré leurs efforts, les forces israéliennes dans leur contre-attaque en 1948- 1949 ne purent
escalader sous le feu de l’ennemi le rebord des plateaux qui dominent la plaine côtière, ni
s’avancer malgré de lourdes pertes dans la vallée du Soreq, au-delà des faubourgs ouest de
Jérusalem (900 m), en raison de la violence des tirs de la Légion arabe qui tenait les hauteurs de
Latrun. Mais au nord, en Galilée où les plateaux sont plus bas et surtout séparés les uns des
autres par de larges couloirs de plaines qui avaient été elles aussi marécageuses, les Israéliens à
partir de leurs kibboutz purent s’emparer du lac de Tibériade, enjeu stratégique, puisque c’est la
seule grande réserve d’eau douce de cette partie du Proche-Orient. Vers le sud, les combattants
juifs, à partir de la plaine côtière, purent lancer un raid motorisé jusqu’au golfe d’Akaba, à travers
le désert du Neguev où il n’y avait pas grand monde pour s’opposer à eux.

À l’arrêt des combats, en 1949, la ligne de front correspond pour l’essentiel, d’une part, au
rebord des plateaux de Cisjordanie que les soldats israéliens n’avaient pas pu escalader sous le
feu de l’ennemi, d’autre part, aux faubourgs ouest de Jérusalem. Telle est, encore aujourd’hui, la
frontière de l’État d’Israël telle qu’elle a été reconnue par l’ONU. Les Arabes palestiniens
quittèrent la plaine côtière ou ils en furent chassés durant les combats. Certains – des chrétiens
pour la plupart – se maintinrent au nord dans les collines de Galilée. Aujourd’hui, leurs
descendants sont plus d’un million, soit environ un sixième de la population d’Israël. Ils sont
citoyens israéliens (mais avec un statut différent des citoyens de confession juive : ils ne font pas
de service militaire et ne peuvent s’engager dans l’armée). Le paradoxe est que les frontières
d’Israël, les seules reconnues internationalement et celles qu’a reconnues en 1948 le
gouvernement israélien, ne correspondent absolument pas au territoire antique d’Israël, mais à
celui des Philistins, adversaires historiques des Hébreux.

La guerre éclair des Six Jours (5-11 juin 1967), déclenchée par l’Égypte et la Syrie, et
secondairement la Jordanie, mais remportée triomphalement par Tsahal, l’armée israélienne,
grâce à son aviation et aux armes fournies en urgence par l’armée américaine, a eu, on le sait, de
considérables conséquences. Jérusalem a été conquise, la Cisjordanie et Gaza où se trouvaient
depuis 1948 de nombreux camps de réfugiés ont été occupés, ainsi que la grande péninsule du
Sinaï et la rive est du canal de Suez. Non sans de durs combats contre les Syriens, les Israéliens
s’empareront du Golan, ce gros bloc basaltique qui domine (2 814 m) la plaine où se trouve
Damas, mais surtout la haute vallée du Jourdain d’où descend une grande partie des eaux qui
alimentent le lac de Tibériade.

Après une telle victoire, le gouvernement israélien, conformément à une résolution de l’ONU,
s’est engagé à rendre (à l’exception de Jérusalem) les territoires que son armée venait d’occuper
en échange de traités de paix reconnaissant la légitimité de l’État d’Israël. Ceci fut fait
en 1979 avec l’Égypte (malgré sa soudaine attaque en 1973, guerre du Kippour) à qui la péninsule
du Sinaï fut restituée. Un traité de paix fut aussi signé en 1994 avec le royaume de Jordanie qui
ne demanda pas la restitution de la Cisjordanie pour la destiner au futur État palestinien. Israël a
cependant annexé le Golan dont la Syrie exige toujours la restitution.

Grignotage et morcellement des « territoires occupés »

Une des plus importantes conséquences géopolitiques de cette guerre des Six Jours est le grand
changement qu’elle a opéré dans les représentations que, dans le monde, la plupart des juifs
religieux se faisaient jusqu’alors de l’État d’Israël. Ils le considéraient comme plus ou moins
contraire aux volontés de Dieu puisque seule la venue du Messie rétablirait le royaume d’Israël.
Les sionistes étaient considérés comme des impies, athées ou libres-penseurs (ce qu’ils étaient
d’ailleurs pour nombre d’entre eux).

Les juifs religieux furent secoués par cette spectaculaire victoire de 1967 et ils convinrent que
l’État d’Israël avait été vainqueur avec l’aide de Dieu. Dès lors, à leurs yeux, il fallait parachever
ce triomphe et surtout reconquérir le véritable territoire d’Israël, Eretz Israël, tel qu’il est décrit
très précisément dans la Bible, en tant que « Terre promise », c’est-à-dire pour l’essentiel les
plateaux de Judée et de Samarie. Ce projet a attiré nombre d’immigrés venus notamment de
France et des États-Unis, et qui pour beaucoup sont devenus des religieux.

Les mouvements religieux, qui pratiquent un fort chantage électoral bien qu’ils soient
minoritaires – 17% environ de la population –, obtiennent des gouvernements successifs
l’autorisation officielle ou officieuse de créer en Cisjordanie occupée des colonies juives qui
bénéficient de la protection de l’armée. D’importantes colonies continuent d’être implantées
autour de Jérusalem-Est qui est encore de peuplement arabe, pour le couper complètement de
la Cisjordanie où, par ailleurs, de véritables villes juives se développent. Pour un géographe, il est
intéressant d’observer sur la carte les sites énumérés dans la Bible où s’implantent la plupart des
colonies religieuses : ce sont généralement des sites stratégiques, points de passage entre deux
reliefs, points d’eau, points d’observation, etc., ceux que la Bible, qui est un grand récit de
batailles, a énumérés. Certains groupes ultrareligieux estiment qu’une fois tous ces lieux, ainsi
sanctifiés, repris par les Juifs, alors viendra le Messie. De nombreux chrétiens évangéliques
américains partagent activement cette idée.

Une véritable stratégie de conquête progressive est mise en œuvre par le grignotage des terroirs
villageois palestiniens, centaines de mètres par centaines de mètres, et par les moyens et les
prétextes les plus divers. De surcroît, les villages sont coupés les uns des autres tout comme des
villes par les autorités israéliennes qui tracent de nouvelles voies de circulation réservées par
l’armée aux « colons » israéliens, la plupart d’entre eux allant travailler chaque jour en Israël.

Tout cela rend de plus en plus illusoire un traité de paix qui restituerait un territoire à un État
palestinien. C’est ce qu’affirment, non sans raison, les islamistes qui dirigent le Hamas et le
Djihad islamique mais la politique du pire qu’ils mènent contre Israël fait le jeu de toutes les
forces israéliennes hostiles à une solution négociée.

Pour empêcher des terroristes « kamikazes » d’entrer en Israël pour y commettre des attentats,
les autorités israéliennes construisent depuis 2001 une « barrière de sécurité », qui est autour de
Jérusalem un haut mur formé de gros éléments de béton. En principe, son tracé devait suivre
celui de la frontière officielle entre Israël et le territoire occupé de Cisjordanie : sur les cartes,
c’est la « ligne verte » du cessez-le-feu de 1948. En réalité, la « barrière de sécurité » s’en éloigne
plus ou moins vers l’est, de quelques centaines de mètres jusqu’à quelques kilomètres, décrivant
ainsi sur 700 km toute une série de sinuosités pour englober un certain nombre d’implantations
juives. Les plus anciennes, juste après 1967 – celles-là ne sont pas des colonies religieuses –, ont
pour but d’occuper le rebord des plateaux de Cisjordanie puisque la frontière officielle, la ligne
de cessez-le-feu, est en contrebas, à mi-versant. Englobées aussi par le « mur », des colonies
anciennes qui se trouvent à l’est de Jérusalem. Mais, en dépit de ses circonvolutions, la « barrière
de sécurité » n’englobe qu’une partie des colonies dont le nombre, qui augmente de semaine en
semaine, s’élève à plusieurs centaines.

On peut se demander quelle stratégie spatiale sera mise en œuvre, lorsque le gouvernement
israélien devra se résoudre tôt ou tard à faire évacuer ces « colonies ». Peut-être une grande
partie de leurs habitants (qui ne sont pas tous des religieux mais aussi des immigrants russes qui
ont acheté à crédit une maison bon marché) préféreront-ils partir rapidement devant la montée
à l’horizon de risques qu’ils n’avaient pas voulu sérieusement envisager.

Israël et les changements de rapports de forces au Moyen-Orient

Puisque le raisonnement géographique, comme nous venons de le voir, éclaire utilement des
stratégies géopolitiques mises en œuvre, petit à petit, parcelle par parcelle pourrait-on dire, sur
des étendues de petites dimensions, il convient mieux encore pour des territoires de tout autre
envergure qui se mesurent en centaines et en milliers de kilomètres. Ces données géographiques
fondamentales résultent pour l’essentiel des forces géologiques, non seulement pour la
configuration des terres et des mers, des montagnes et des fleuves, mais aussi pour cette longue
zone de très grands gisements d’hydrocarbures, qui s’allonge de la Mésopotamie au golfe
Persique. Dans une large écharpe aride où les ressources en eau sont, de plus, insuffisantes, et
qui va du nord de l’Afrique à l’Asie centrale (6 000 km), se trouvent trois pôles anciens et de fort
peuplement : la Turquie, l’Égypte et l’Iran, avec bientôt 100 millions d’habitants chacun, tous
musulmans. Entre ces trois pôles, une dizaine d’États, eux aussi musulmans, bien moins peuplés
et dont les appareils d’État n’ont que quelques décennies d’existence.

L’un des moins vastes et assurément le plus singulier, car il n’est pas majoritairement musulman,
mais surtout formé d’immigrants juifs, est assurément l’État d’Israël et ses relations avec les
autres sont plus ou moins conflictuelles. Pour comprendre la situation dans cette partie du
monde, il faut évidemment tenir compte de l’influence des États-Unis. Celle-ci s’est surtout
établie après la Seconde Guerre mondiale, pour s’opposer à l’influence de l’Union soviétique,
soutenir la Turquie et le shah d’Iran que Staline avait menacés, et pour assurer le roi d’Arabie
saoudite contre une révolution socialisante panarabiste. Depuis 1949, la VIe flotte de l’US Navy
croise de façon permanente en Méditerranée.

Israël, en ses débuts, fut d’ailleurs bien moins soutenu par les États-Unis que par la France qui lui
fournit les premiers Mirage et les premiers appareillages pour la recherche nucléaire. C’est
en 1967, durant la guerre des Six Jours, que les États-Unis envoient par avion des armes
perfectionnées à l’armée israélienne et ce fut plus encore le cas en 1973 durant la guerre du
Kippour, lorsque les Israéliens furent en position très critique. L’aide financière que les
Américains versent aux Israéliens est bien connue et la diplomatie américaine a été le principal
artisan du traité de paix entre Israël et l’Égypte.

L’État hébreu est souvent considéré comme une pièce essentielle du dispositif des États-Unis au
Moyen-Orient, ce qui permet, dit-on traditionnellement, à leurs compagnies de contrôler le
marché mondial du pétrole, ce qui est d’ailleurs de moins en moins vrai. Cependant, Israël n’est
pas toujours un protégé docile et il table sur le soutien de l’opinion américaine (davantage
aujourd’hui sur celui des Églises évangéliques que sur celui du « lobby juif »). Israël dispose en
fait d’armes de dissuasion nucléaire qui lui sont propres. Celles-ci peuvent menacer
notamment le barrage d’Assouan si, en Égypte, les Frères musulmans actuellement au pouvoir
tiraient prétexte du blocus de Gaza pour appeler tous les musulmans du Moyen-Orient au grand
djihad contre Israël.

En effet les États-Unis, qui se sont fourvoyés en Irak, ont rapatrié leurs troupes fin 2011, ce qui
donne des moyens d’action inattendus aux islamistes chiites iraniens. Le président iranien
Ahmadinejad peut lancer des menaces de génocide contre les Juifs et fournir aux chiites libanais
du Hezbollah les moyens d’engager contre Israël une nouvelle épreuve de force comme celle de
juillet 2006 que, pour la première fois, l’armée israélienne n’a pas gagnée. Israël réclame aux
Américains une intervention militaire sur l’Iran pour y détruire les centres nucléaires, bien que
cela risque d’entraîner un nouveau conflit durable qui s’étendrait à l’Irak pour une grande part
chiite et à la Syrie dont le gouvernement est allié depuis des décennies à l’Iran. Depuis 2011, une
guerre civile est menée en Syrie par une majorité soutenue par les islamistes des Frères
musulmans. Autour d’Israël, les rapports de forces s’élargissent à l’ensemble du Moyen-Orient,
au moment où le président des États-Unis doit se faire réélire fin 2012 alors qu’il lui est difficile
de retirer rapidement les forces américaines d’Afghanistan, et que les talibans y remportent des
succès de plus en plus importants. Ce fiasco supplémentaire de la politique américaine risque de
provoquer une révision relativement isolationniste de la politique américaine au Moyen-Orient,
pour se soucier davantage de l’expansion chinoise dans le Pacifique. Cela laisserait Israël assez
seul face aux conséquences internationales de sa géopolitique qui se mène sur des territoires
minuscules qu’elle contrôle militairement, mais qui sont chargés de valeurs antagonistes, afin d’y
poursuivre l’éviction insidieuse des populations palestiniennes.

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