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Frankokratia 1 (2020) 3-55

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Aux origines de la « frankokratia ».


Genèse, péripéties idéologiques et apologie d’un néologisme
de l’historiographie néo-hellénique (Première partie)

Gilles Grivaud
Université de Normandie-Rouen
gilles.grivaud@univ-rouen.fr

Angel Nicolaou-Konnari
Université de Chypre, Nicosie
gpkonari@ucy.ac.cy

Résumé

L’histoire du concept « φραγκοκρατία » s’insère dans un long débat idéologique, qui


concerne l’appréhension de l’identité grecque depuis le Moyen Âge et découle de
la place accordée à Byzance dans l’historiographie grecque des XIXe et XXe siècles.
Confrontés aux Turcs et à l’Occident, les érudits byzantins – puis grecs – définissent
l’ethnicité hellénique en s’appuyant sur des critères géographiques, politiques, cultu-
rels, linguistiques ou religieux. En une première partie, le phénomène est examiné
à travers les productions de lettrés ressortissant tant de l’Empire byzantin que des
pays grecs sous domination latine. On y observe l’hétérogénéité des ethnonymes
utilisés pour caractériser les envahisseurs (« Francs », « Latins », « Occidentaux »,
« Vénitiens »), dont le parcours sémantique – sens collectif ou spécifique – acquiert
progressivement des connotations péjoratives. Cet héritage lexical complexe se trans-
mettra aux époques ultérieures (à suivre).

Mots-clefs

Hellénisme médiéval et moderne – Byzance – Chypre – Îles ioniennes – Croisades –


nationalisme grec

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2020 | doi:10.1163/25895931-12340005


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4 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Si le paradigme « φραγκοκρατία/frankokratia » recouvre aujourd’hui une phase


historique clairement identifiée au sein des études consacrées à l’hellénisme
médiéval, son émergence a résulté d’une série de tâtonnements regardant la
périodisation de l’histoire grecque au cours du XIXe siècle. Georges Ostrogorsky
avait remarqué que l’intérêt scientifique des Grecs pour la période médiévale
émerge assez tard, après l’engouement pour l’Antiquité classique, si bien que
la réhabilitation de Byzance dans le cours de l’histoire nationale grecque s’ac-
complit au terme d’un lent processus1 ; de ce fait, la curiosité pour la période
de l’histoire de la Grèce communément appelée « φραγκοκρατία/francocra-
tie », ou « λατινοκρατία/latinocratie », surgit encore plus tardivement. Le terme
« φραγκοκρατία/frankokratia » vient désigner la période durant laquelle un
certain nombre d’États latins – francs, italiens, catalans – s’établissent sur des
territoires enlevés à l’Empire byzantin lors de la Troisième et, surtout, lors de la
Quatrième croisade ; ontologiquement, la compréhension de cette phase spé-
cifique de la période médiévale découle de la place accordée à Byzance dans
l’historiographie grecque contemporaine.
La périodisation de l’histoire nationale au cours du XIXe siècle accompagne
les convictions idéologiques des intellectuels grecs avant et après la création
de l’État moderne, selon des hésitations qui reflètent les étapes liées à la ré-
génération d’une nation construite sur des idéaux éthiques et politiques em-
pruntés à l’Antiquité2. L’insurrection de 1821 et la guerre d’indépendance qui
la suit, l’instauration de la première République grecque, en 1828, comme celle
du royaume grec, en 1832, puis les diverses crises qui découlent de la Question
d’Orient et de la guerre de Crimée, entre 1853 et 1857, accélèrent la prise de
conscience d’un passé d’abord conçu dans un rapport de profonde conflictua-
lité avec l’Empire ottoman et la « τουρκοκρατία », puis progressivement élaboré
dans un rapport tout aussi antagonique avec l’Occident3.

1 G  . Ostrogorsky, Ἱστορία τοῦ βυζαντινοῦ κράτους, trad. I. Panagopoulos, 3 vols. (Athènes :


Historical Publications Stephanos Vasilopoulos, 1978-1981) [Geschichte des byzantinischen
Staates (Munich : C. H. Beck, 1940) ; trad. grecque à partir de la troisième éd. révisée de 1963],
1:48.
2 Pour un état du contexte intellectuel et politique de la Grèce entre 1820 et 1880, on renvoie à
K. T. Dimaras, « Ἡ ἰδεολογικὴ ὑποδομὴ τοῦ νέου ἑλληνικοῦ κράτους », dans Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ
Ἔθνους, dir. G. A. Christopoulos et Y. K. Bastias, Académie d’Athènes, 16 vols. (Athènes :
Ekdotiki Athinon, 1970-1978), 13:455-484, repris dans Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός (Athènes :
Ermis, 1982, 20142), 325-404, 563-596.
3 A. É. Vacalopoulos, Ἱστορία τοῦ νέου ἑλληνισμοῦ, 8 vols. (Salonique : Α. Stamoulis, 1961-1986),
vols. 5-7 ; D. Dakin, The Greek Struggle for Independence 1821-1833 (Berkeley – Los Angeles :
University of California Press, 1973) ; A. Politis, Ρομαντικά χρόνια. Ιδεολογίες και Νοοτροπίες στην
Ελλάδα του 1830-1880 (Athènes : E.M.N.E.-Mnimon, 1993).

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Aux origines de la « frankokratia » 5

La nécessité de se réapproprier un passé national pour le projeter dans le


présent à travers la formulation d’une identité hellénique continue devient
une préoccupation majeure des intellectuels et des hommes politiques grecs
des XIXe et XXe siècles ; concevoir cette identité nationale implique la défi-
nition de critères communs, dont la complexité procède de l’articulation de
contingences de diverses natures, à la fois géographiques (la patrie libérée/
les pays encore soumis), politiques (citoyenneté/autochtonie/hétérochtonie),
culturelles (passé historique/traditions orales), linguistiques (démoticisme/
langue savante), religieuses (orthodoxie/catholicisme), autant de critères qui
n’excluent pas le problème du rapport à l’ennemi ou à l’Autre, qu’il soit turc
ou occidental4. Dans ce cadre idéologique, la domination de l’Empire romain
n’est pas perçue comme une rupture dans l’histoire de l’hellénisme, mais
comme une période intermédiaire, dans la mesure où la culture romaine in-
tègre des influences grecques déterminantes5. En revanche, le processus par le-
quel l’Empire médiéval de Constantinople est dissocié de son modèle romain/
latin se révèle nettement plus confus ; il faut attendre les années 1880 pour
que Byzance incarne pleinement l’hellénisme médiéval, tant d’un point de vue
géographique, que culturel et religieux6.
La formation du terme « φραγκοκρατία/francocratie », composé du déter-
minant Φράγκος (Franc) et du dérivé -κρατία < κρατῶ (dominer), procède de
choix lexicaux opérés par les historiens grecs de l’époque contemporaine, qui

4 Voir, à titre indicatif : Hellenisms. Culture Identity and Ethnicity from Antiquity to Modernity,
dir. K. Zacharia (Aldershot : Ashgate, 2008), chap. 5-9 ; The Making of Modern Greece:
Nationalism, Romanticism, & the Uses of the Past (1797-1896), dir. R. Beaton et D. Ricks
(Farnham – Burlington : Ashgate, 2009) ; P. Mackridge, Language and National Identity in
Greece, 1766-1976 (Oxford : Oxford University Press, 2009).
5 Telle est la position défendue par D. A. Zakythinos, malgré l’usage rare du terme
« ρωμαιοκρατία » dans la littérature historique, surtout par analogie au terme « τουρκοκρατία »,
« Ὁ Ἑλληνισμὸς ἄνευ πρωτογενοῦς ἐξουσίας. Δύο ἱστορικὰ παράλληλα: Ρωμαιοκρατία καὶ
Τουρκοκρατία », dans Idem, Μεταβυζαντινὰ καὶ Νέα Ἑλληνικά (Athènes : Dodoni, 1978), 1-22.
Voir aussi A. É. Vacalopoulos, Nέα ἑλληνικὴ ἱστορία 1204-1985 (Salonique : Vanias, 19872), 5-11, et
A. Kaldellis, « Η εθνογένεση των Ρωμαίων της Ανατολής. Πώς είδαν οι Βυζαντινοί τον εκρωμαϊσμό
στην αρχαιότητα », dans Έλλην, Ρωμηός, Γραικός. Συλλογικοί προσδιορισμοί και ταυτότητες, dir.
O. Katsiardi-Hering, A. Papadia-Lala, K. Nicolaou et V. Karamanolakis (Athènes : Eurasia,
2018), 201-213.
6 M. Nystazopoulou-Pélékidou, « Οι βυζαντινές ιστορικές σπουδές στην Ελλάδα. Από τον
Σπυρίδωνα Ζαμπέλιο στον Διονύσιο Ζακυθηνό », Μνήμη Δ. Α. Ζακυθηνού = Βυζαντινά Σύμμεικτα
9/B (1994), 153-176 ; R. D. Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance (1860-
1912) (Athènes : Institut de recherches néohelléniques, Fondation nationale hellénique de la
recherche scientifique, 2001) ; T. Kiousopoulou, « Οι βυζαντινές σπουδές στην Ελλάδα (1850-
1940) », dans Από τη χριστιανική συλλογή στο Βυζαντινό Μουσείο (1884-1930), dir. O. Gratziou et
A. Lazaridou (Athènes : Tameio Archaiologikon Poron kai Appallotrioseon, 2006), 25-36.

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6 Grivaud and Nicolaou-Konnari

empruntent à des traditions littéraires dont les origines puisent aux sources
médiévales et modernes. La construction d’un néologisme propre au langage
historiographique à partir d’un ethnonyme particulier impliquait un proces-
sus préalable de sélection ; pourquoi associer la période aux « Francs », alors
qu’elle pouvait être aussi considérée « italienne », dans la mesure où Vénitiens,
Génois, Florentins, Napolitains et Siciliens tiennent un rôle majeur dans les
pays grecs jusqu’au XVIIIe siècle ? En outre, la référence pouvait être accom-
plie aux « Latins », terme qui outrepasse les divisions nationales, et qui marque
l’attachement des Francs et des Italiens à la loi de Rome ; n’était-ce pas en ré-
ponse aux appels des papes que princes et chevaliers d’Occident s’emparent
des territoires grecs au cours des Troisième et Quatrième croisades ?

1 L’ethnonyme Franc au Moyen Âge

Comme marqueurs linguistiques exprimant la conscience d’un groupe, les


ethnonymes en définissent et en reflètent les origines, l’histoire et la culture,
conférant à ses membres d’autres conditions d’ethnicité (langue, religion, tra-
ditions, idéologie)7. Ainsi, pour répondre aux questions ci-dessus posées, il
est nécessaire de commencer par l’étude de l’usage de l’ethnonyme Franc au
Moyen Âge, aussi bien par les Occidentaux que par les Byzantins. Son parcours
sémantique – sens collectif pour tous les Occidentaux, ou bien spécifique pour
le peuple germanique ou les Français – ne suit pas une évolution similaire dans
les divers pays où il est rencontré ; par contre, ses connotations négatives per-
sistent dans le monde byzantin et en grec moderne.

1.1 L’usage en Occident


« Gens latina » fournit un concept auquel les fidèles de l’Église romaine peuvent
s’identifier, et à travers lequel ils se définissent, bien que son sens supranational
privilégie un trait essentiel – non exclusif – de la culture occidentale : celui de
l’appartenance à la communauté religieuse latine8. Ainsi, l’ethnonyme « Franc »,

7 H. R. Isaacs, « Basic Group Identity: The Idols of the Tribe », dans Ethnicity. Theory and
Experience, dir. N. Glazer et D. P. Moynihan (Cambridge, MA – Londres : Harvard University
Press, 1975), 32, 46-52.
8 Die Kreuzzugsbriefe aus den Jahren 1088-1100, éd. H. Hagenmeyer (Innsbruck : Verlag der
Wagner’schen Universitäts-Buchhandlung, 1901), 173 ; Orderic Vitalis, The Ecclesiastical
History of Orderic Vitalis, éd. et trad. M. Chibnall, 6 vols. (Oxford : Clarendon Press, 1969-
1980), 6:364-365 ; Le Cartulaire du chapitre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, éd. G. Bresc-Bautier
(Paris : Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1984), no 10 ; Pape Alexandre III, Epistolae, Recueil
des historiens des Gaules et de la France, Nouvelle édition, 15 (Poitiers : H. Oudin frères, 1878),
no 385, 953 ; Ambroise, L’Estoire de la guerre sainte, éd. G. Paris (Paris : Imprimerie nationale,
1897), col. 42.1551.

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Aux origines de la « frankokratia » 7

nom qui restitue mieux le triple héritage de l’Europe occidentale (romain, ger-
manique, chrétien), prend assez tôt un sens collectif, désignant l’ensemble
des peuples occidentaux, et la généralisation du nom paraît une conséquence
naturelle de l’identification de l’Empire carolingien à l’Occident chrétien9.
Cependant, cet usage générique doit sa propagation et sa consolidation aux
mouvements de populations liés aux croisades. « Francs » est le terme rete-
nu par les Byzantins (« Φράγκοι/Φρά(ν)γγοι »), par les Arabes (« Faranj/Franj/
Faranjah/Ifranj/Ifranjah »)10 et, plus tard, par les Ottomans (« Frenk/Frengî/
Frengistan »)11 pour désigner collectivement les Occidentaux, en tant qu’eth-
nie supranationale. Les chroniqueurs de la Première croisade perçoivent aus-
sitôt sa capacité unificatrice, quand ils relatent les Gesta Francorum ou les Dei
gesta per Francos.
Durant la Première croisade, « Franc » est parfois reconnu et adopté par
les Occidentaux pour exprimer la dimension collective, mais on voit, au mi-
lieu du XIe siècle, dans sa réponse au patriarche de Constantinople, Michel Ier
Cérulaire, le cardinal Humbert corriger le discours du patriarche adressé aux
« prêtres des Francs », en affirmant que les termes « Franc » ou « Romain »
ne recouvrent pas l’ensemble des groupes ethniques inclus à « toute l’Église
latine ». Dans son Historia Francorum qui ceperunt Jerusalem, Raymond
d’Aguilers rapporte que les croisés utilisent le terme « Francs » pour décrire
les « hommes du Nord de la France », alors que « l’ennemi » lui confère un
sens générique. Ekkehard d’Aura exprime les mêmes sentiments à propos des

9 R  . Wenskus, Stammesbildung und Verfassung. Das Werden der frühmittelalterlichen


gentes (Cologne – Graz : Böhlau, 1961), 512-541 ; B. Schneidmüller, Nomen patriae: Die
Entstehung Frankreichs in der politisch-geographischen Terminologie (10.-13. Jahrhundert)
(Sigmaringen : Jan Thorbecke, 1987) ; R. Bartlett, The Making of Europe. Conquest,
Colonization and Cultural Change 950-1350 (Londres : Allen Lane, 1993), 101-105.
10 Arab Historians of the Crusades, sélection et trad. italienne F. Gabrieli, trad. anglaise
E. J. Costello (Londres : Routledge & Kegan Paul, 1969), passim (avec des exemples concer-
nant les croisés jusqu’en 1291) ; Muslim-Christian Polemic during the Crusades. The Letter
from the People of Cyprus and Ibn Abī Ṭālib al-Dimashqī’s Response, éd. et trad. R. Y. Ebied et
D. Thomas (Leyde – Boston : Brill, 2005), 2, § 76 : 400-401 (pour les Latins en 1321) ; Chypre
dans les sources arabes médiévales, sélection et trad. M. T. Mansouri (Nicosie : Centre
de recherches scientifiques, 2001), passim (des exemples pour les Chypriotes des XIIe-
XVe siècles). Voir A. Maalouf, Les croisades vues par les Arabes (Paris : Jean-Claude Lattès,
1983), 9, et B. Lewis et J. F. P. Hopkins, « Ifrand̲ j », dans Encyclopaedia of Islam, Second
Edition, dir. P. Bearman, T. Bianquis, C. E. Bosworth, E. van Donzel et W. P. Heinrichs :
<http://dx.doi.org/10.1163/1573-3912_islam_COM_0353> (consulté le 20 octobre 2019).
11 I. Chloros, Λεξικὸν τουρκο-ελληνικόν, 2 vols. (Constantinople : Imprimerie du Patriarcat, 1899-
1900), 1:1201 ; New Redhouse Turkish-English Dictionary (Istanbul : Redhouse Press, 1968,
19868), 378 ; avec nos remerciements à Antonis Hadjikyriacou pour son assistance relative
à l’exploitation des noms turcs. Voir également A. Savvidis, « Λατινοκρατία-Φραγκοκρατία
μετά το 1204 μ.Χ. Όροι ταυτόσημοι; Ένα βιβλιογραφικό δοκίμιο για τους πρώτους αιώνες των
δυτικών κυριαρχιών στον ελλαδικό χώρο », Βυζαντιακά 23 (2003), 187-207, ici 201.

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8 Grivaud and Nicolaou-Konnari

« barbares [qui] ont l’habitude d’appeler Francs tous les Occidentaux ». Bien
sûr, les variations et les incohérences ne manquent pas ; par exemple, dans les
Gesta Francorum, le terme « Franci » induit un sens collectif plus développé
(les habitants de toute la Gallia) que celui de « Francigene » (les habitants du
Nord de la France), et Guibert de Nogent sait rejeter « Francones », car le terme
possède une connotation péjorative pour les « Francos »12.
Toutefois, les réalités imposées aux différents groupes ethniques rassemblés
dans le mouvement unificateur des croisades facilitent et accélèrent l’adoption
de nouvelles identités. Les mêmes chroniqueurs de la Première croisade, si
prudents à distinguer les usages du nom « Franc » en Orient et en Occident, ne
manquent pas d’adopter le sens collectif à plusieurs reprises ; Raymond d’Agui-
lers parle de « Romane ecclesie et genti Francorum » et de « peregrine ecclesie
Francorum »13. Au début du XIIIe siècle, l’usage générique prédomine parmi
les auteurs occidentaux. Quand Ambroise loue la fraternité supranationale de
l’époque de la Première croisade en écrivant à propos de la troisième grande
expédition, il souligne que personne ne demande :

[…] Qui erent Norman ou Franceis,


Qui Peitevin ne ki Breton,
Qui Mansel ne ki Burgoinon,
Ne ki Flamenc ne ki Engleis ;
[…] Si erent tuit apelé Francs,
e brun et bai e sor et blanc […]14.

12 Humbert de Silva Candida, Adversus Graecorum calumnias (PL 143), cols. 929, 93 ; Raymond
d’Aguilers, Le « Liber » de Raymond d’Aguilers, éd. J. Hugh et L. L. Hill (Paris : Librairie
orientaliste Paul Geuthner, 1969), 21, 52 ; Ekkehard d’Aura, Hierosolymita, dans Recueil
des historiens des croisades, Historiens Occidentaux, dir. comte A. Beugnot, 5 vols. (Paris :
Imprimerie nationale, 1844-1895), 5:24 ; Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum –
The Deeds of the Franks and the Other Pilgrims, éd. et trad. R. Hill (Oxford : Clarendon
Press, 1962), 2-3, 33-34, 68 ; Guibert de Nogent, Guitberti abbatis Sanctae Mariae Novigenti
Historia quae inscribitur Dei Gesta per Francos quinque accedentibus appendicibus, éd.
R. B. C. Huygens (Turnhout : Brepols, 1996), 108.
13 Raymond d’Aguilers, Liber, 79, 83. Voir P. Knoch, Studien zu Albert von Aachen. Der erste
Kreuzzug in der deutschen Chronistik (Stuttgart : Klett, 1966), 91-107, et Schneidmüller,
Nomen patriae, 106-124.
14 Ambroise, L’Estoire de la guerre sainte, cols. 227.8501-228.8510. Voir aussi ibidem,
cols. 45.1666, 56.2064 et Jean de Würzburg, Lettre, trad. dans Jerusalem Pilgrimage 1099-
1185, éd. J. Wilkinson, J. Hill et W. F. Ryan (Londres : The Hakluyt Society, 1988), 264-265
(c. 1170).

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Aux origines de la « frankokratia » 9

Les chroniqueurs de la Quatrième croisade recourent à « Francs » pour dis-


tinguer les croisés – Français, Flamands et Allemands – des Vénitiens, usage
retrouvé dans les lettres papales15, et quelquefois, de manière plus exclusive,
pour désigner les Français du Nord16. Dans des textes qui proviennent des États
croisés de Syrie-Palestine, le nom « Francs » est utilisé dans un contexte géné-
rique assez vague, de même que le nom « Latins », qui comporte également de
fortes connotations religieuses17. Dans l’histoire de Guillaume de Tyr, compo-
sée à la fin du XIIe siècle, le terme peut désigner à la fois les croisés en géné-
ral (« gens Francorum », « universa Francorum multitudine »), la population
latine de Syrie-Palestine (Baudouin Ier de Jérusalem étant présenté comme le
« primus rex Francorum », les terres aux mains des musulmans sont décrites
comme « que non sunt in Francorum manibus »), ou les Français18. Chez les
continuateurs de Guillaume de Tyr (XIIIe siècle), le nom « Frans » décrit ordi-
nairement la population latine indigène ou les Latins en général, tandis que
« Franceis » désigne les Français des régions septentrionales, en particulier19.
L’usage générique est également diffusé hors du contexte des croisades.
Dans un document daté de 1381, les Catalans sont appelés « Franchs », et
dans son journal de la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, le
Vénitien Nicolò Barbaro emploie toujours « Franchi » pour qualifier tous les

15 Geoffroy de Villehardouin, La conquête de Constantinople, éd. J. Dufournet (Paris :


Garnier-Flammarion, 1969), passim ; Robert de Clari, La conquête de Constantinople, éd.
et trad. P. S. Noble (Édimbourg : Société Rencesvals British Branch, 2005), passim ; Henri
de Valenciennes, Histoire de l’empereur Henri de Constantinople, éd. J. Longnon (Paris :
Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1948), passim ; Contemporary Sources for the Fourth
Crusade, sélection et trad. A. J. Andrea avec B. E. Whalen (Leyde – Boston – Cologne : Brill,
2000), 83, 137, 146 (lettres d’Innocent III, datées du 25 février 1204, 21 et 29 janvier 1205,
8 février 1205), 288 (Ralph de Coggeshall), 295 et 299 (Albéric des Trois Fontaines) ;
Chronista Novgorodensis, dans Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, éd.
C. Hopf (Berlin : Librairie de Weidmann, 1873), 93-98 passim.
16 Contemporary Sources for the Fourth Crusade, 236 (Anonyme de Soissons), 248 (Gesta epis-
coporum Halberstadensium), 292, 294 et 298 (Albéric des Trois Fontaines).
17 Guillaume de Tyr, Chronique, éd. R. B. C. Huygens, 2 vols. (Turnhout : Brepols, 1986),
1:341 (Latins pour les croisés à Édesse), 2:845 (« Latinitatis gloriam »), 1:385 (« nostrorum
Latinorum »), 340, 353 (« Nostre […] Latinitatis patriarcham »).
18 Ibidem, 1:512-513, 580 et Index, 2:1116 (entrée « Francia/Franci »).
19 L’Estoire de Eracles empereur, dans Recueil des historiens des croisades, Historiens occiden-
taux, dir. comte A. Beugnot, 5 vols. (Paris : Imprimerie nationale, 1844-1895), 2:163 et La
Continuation de Guillaume de Tyr (1184-1197), éd. M. R. Morgan (Paris : Librairie orienta-
liste Paul Geuthner, 1982), 116-117 (« Frans »), 104 (« Franceis »). Voir A. Ilieva, « Crusading
Images in Cypriot History Writing », dans Cyprus and the Crusades, Papers Given at the
International Conference « Cyprus and the Crusades » (Nicosia 1994), dir. N. Coureas et
J. Riley-Smith (Nicosie : Cyprus Research Centre, 1995), 295-309, ici 297.

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10 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Occidentaux20. Néanmoins, progressivement, le nom perd son sens géné-


rique pour acquérir un sens spécifique, désignant les Français – d’origine et de
langue françaises. Dans son histoire de la conquête de Constantinople lors de
la Quatrième croisade, œuvre achevée en 1572, Paolo Ramusio utilise toujours
« Francesi » dans la version italienne, publiée en 1604, et « Galli » dans la ver-
sion latine, publiée en 1609, lorsqu’il présente les croisés francs/non-vénitiens21.
Dans des suppliques adressées en espagnol aux autorités espagnoles et napoli-
taines par des Chypriotes refugiés en Occident après la conquête ottomane de
l’île, le nom « françeses » désigne exclusivement des Français, en 1601 et 160622.
En 1647, le Vénitien Giovan Francesco Loredano appelle la noblesse installée à
Chypre sous Guy de Lusignan « Gentilhuomini Francesi »23.

1.2 L’usage dans l’Orient byzantin


D’une manière générale, on peut admettre que l’identité est plus facilement
définie et légitimisée en termes d’altérité, même si, durant la longue histoire de
l’Empire byzantin, la perception de l’Autre évolue en relation avec la prise de
conscience de Soi, selon des conditions historiques fluctuantes ; malgré tout,
persiste la notion grecque ancienne fondant la dichotomie Grecs/barbares,
terme qui désigne les nations païennes, infidèles ou non-civilisées, exclues de
l’oecumène byzantin24. Le monde occidental latin ne pouvait cependant être
inclus à la catégorie traditionnelle du barbare infidèle. Ce problème de clas-

20 Diplomatari de l’Orient català (1301-1409), éd. A. Rubió y Lluch (Barcelone : Institut d’Es-
tudis Catalans, 1947), no 459, 527 ; Nicolò Barbaro, Giornale dell’assedio di Costantinopoli
1453, éd. E. Cornet (Vienne : Tendler & Comp., 1856), 5.
21 Paolo Ramusio, Della guerra di Costantinopoli per la restitutione de gl’imperatori Comneni
fatta da’ signori Venetiani et Francesi, l’anno MCCIV libri sei (Venise : Domenico Nicolini,
1604) ; Idem, De bello constantinopolitano et imperatoribus Comnenis per Gallos et Venetos
restitutis historia (Venise : Marcantonio Brogiolo, 1609).
22 Ἰσπανικὰ ἔγγραφα τῆς κυπριακῆς ἱστορίας (IΣτ΄-IZ΄ αἰ.), éd. I. K. Hassiotis (Nicosie : Kentron
Epistimonikon Erevnon, 1972, réimpr. 2003), 52-53, 61, 103-105 (« Francia » = France) ;
Πηγές της κυπριακής ιστορίας από το ισπανικό αρχείο Simancas. Aπό τη μικροϊστορία της κυπριακής
διασποράς κατά τον IΣτ΄ και IZ΄ αιώνα, éd. I. K. Hassiotis (Nicosie : Kentron Epistimonikon
Erevnon, 2000), 65, 117.
23 (Giovan Francesco Loredano), Istoria de’ re Lusignani, publicate da Enrico Giblet cava-
lier (Bologne : Giacomo Monti, 1647), 6 ; aussi, Dominique Jauna, Histoire générale des
roïaumes de Chypre, de Jérusalem, d’Arménie et Égypte, comprenant les Croisades […] et les
faits les plus mémorables, de l’Empire Ottoman, 2 vols. (Leyde : Jean Luzac, 1747).
24 H. Ditten, « Bάρβαροι, Ἕλληνες und Ῥωμαῖοι bei den letzten byzantinischen Geschichts­
schreibern », dans Actes du XIIe Congrès International des Études Byzantines, 3 vols.
(Belgrade : s. n., 1964), 2:273-299 ; A. P. Kazhdan et A. Wharton Epstein, Change in Byzantine
Culture in the Eleventh and Twelfth Centuries (Berkeley – Los Angeles – Londres : University
of California Press, 1985), 168-169 ; P. Magdalino, « Hellenism and Nationalism in
Byzantium », dans Idem, Tradition and Transformation in Medieval Byzantium (Londres :
Variorum Reprints, 1991), no XIV, 5 n. 15 ; A. Kaldellis, Hellenism in Byzantium. The

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Aux origines de la « frankokratia » 11

sification idéologique rappelle la situation ambivalente à laquelle les Grecs


de l’Antiquité étaient confrontés par rapport aux Romains : ces derniers ne pou-
vaient être considérés barbares ou Grecs, car les traits culturels compatibles
entre les deux groupes se révélaient à la fois complémentaires et concurrents25.
La germanisation de la moitié occidentale de l’Empire romain ne laissait au-
cune place à l’ambivalence : les Germains, n’étant pas Romains, appartenaient
à la catégorie des barbares, des barbares qui, néanmoins, acceptent la supério-
rité de l’empereur byzantin dans la « famille des rois », et qui, de ce fait, peuvent
être insérés à la théorie cosmique byzantine26. Dans la première moitié du
Xe siècle, Constantin VII Porphyrogénète exprime avec beaucoup d’éloquence
les sentiments de compatibilité avec les Francs, en rapellant leur passé com-
mun ; il affirme que les familles impériales byzantines ne peuvent se marier
qu’avec un seul peuple étranger, les Francs, parce que l’empereur Constantin
était d’origine franque et parce qu’ « il y a beaucoup d’affinités et d’échanges »
entre les « Francs », une race « glorieuse et noble », et les « Romains »27.
À Byzance, l’identification de l’Occident à l’ennemi se développe à tra-
vers une série de malentendus et de conflits politiques et idéologiques, mais,
comme à l’époque romaine, son altérité demeure ambivalente28. Elle atteint
son point culminant lorsque les revendications occidentales attaquent la

Transformation of Greek Identity and the Reception of the Classical Tradition (Cambridge :
Cambridge University Press, 2007), 121-130, 283-295.
25 P. Charanis, « Byzantium and the West », dans Great Problems in European Civilization,
dir. K. M. Setton et H. R. Winkler (New York : Prentice-Hall, 1954), 94-134 ; D. Zakythinos,
« Tὸ Bυζάντιον μεταξὺ Ἀνατολῆς καὶ Δύσεως », Ἐπετηρὶς Ἑταιρείας Bυζαντινῶν Σπουδῶν 28
(1958), 377-382 ; R. Browning, « Greeks and Others. From Antiquity to the Renaissance »,
dans Idem, History, Language and Literacy in the Byzantine World (Northampton :
Variorum Reprints, 1989), no II.
26 F. Dölger, « Die “Familie der Könige” im Mittelalter », Historisches Jahrbuch 60 (1940), 397-
420, réimpr. dans Idem, Byzanz und die europäische Staatenwelt. Ausgewählte Vorträge und
Aufsätze (Ettal : Buch-Kunstverlag, 1953), 34-69 ; G. Ostrogorsky, « The Byzantine Emperor
and the Hierarchical World Order », The Slavonic Review 35/84 (1956), 1-14 ; D. M. Nicol,
« The Byzantine View of Western Europe », Greek, Roman and Byzantine Studies 8/4
(1967), 315-339 ; J. Herrin, « Constantinople, Rome and the Franks in the Seventh and
Eighth Centuries », dans Byzantine Diplomacy, Papers from the Twenty-Fourth Spring
Symposium of Byzantine Studies (Cambridge, March 1990), dir. J. Shepard et S. Franklin
(Aldershot : Variorum, 1992), 91-107.
27 Constantin VII Porphyrogénète, De Administrando Imperio, éd. G. Moravcsik, trad.
R. J. H. Jenkins (Budapest : Pázmány Péter Tudományegyetemi Görög Filológiai Intézet,
1949, réimpr. avec des révisions Washington, D.C. : Dumbarton Oaks, 1967), 70-73
(« συγγενείας καὶ ἐπιμιξίας πολλῆς τυγχάνουσης Φράγγοις τε καὶ Ῥωμαίοις ») ; Idem, De ceri-
moniis aulae byzantinae, éd. J. J. Reiske, 2 vols. (Bonn : Weber, 1829-1830), 1:394, 396.
28 H. Hunger, Graeculus perfidus – Ἰταλὸς ἰταμός. Il senso dell’alterità nei rapporti greco-romani
et italo-bizantini (Rome : Unione Internazionale degli Istituti di Archeologia, 1987) ;
Kaldellis, Hellenism in Byzantium, 235-239.

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12 Grivaud and Nicolaou-Konnari

stabilité du caractère composite de l’identité byzantine, à la fois romaine, chré-


tienne et grecque. L’accession au titre impérial de Charlemagne, en 800, ma-
nifeste la première contestation franque des prétentions de l’Empire d’Orient
à monopoliser l’héritage romain. Le compromis atteint, plus idéologique que
réel, permet à Charlemagne d’être reconnu « empereur de la Grande Francie »,
et « souverain unique sur tous les royaumes » d’Occident29. La dispute fait res-
surgir les préjugés : selon Éginhard, indignés, les émissaires de Charlemagne
à Constantinople reviennent en colportant en Occident un dicton byzantin
hostile aux Francs : « Tὸν Φράγκον φίλον ἔχεις, γείτονα οὐκ ἔχεις/Si tu as un
Franc comme ami, tu n’as pas de voisin »30. En outre, depuis le schisme pho-
tien des années 860, et surtout après celui de 1054, les revendications papales
concernant la primauté des sièges patriarcaux fragilisent l’identité idéologique
de l’État byzantin et de son Église, provoquant l’identification des Latins aux
autres schismatiques31. Plus important encore, les attaques normandes et les
croisades mettent en danger l’hégémonie politique et militaire de l’Empire,
tandis que la pénétration économique et l’installation des commerçants ita-
liens créent ressentiment et tensions.
À la fin du XIIe siècle, les textes byzantins chargent le stéréotype de l’Occi-
dental de tous les traits négatifs que la société byzantine rejette : envieux des
« Romaioi », il est présenté arrogant et pompeux, incapable de comprendre les
traditions byzantines, vulgaire et avare, entêté et cruel, traître et erratique32.

29 Constantin VII Porphyrogénète, De Administrando Imperio, 108-109 ; Idem, De cerimoniis,


1:689 ; cf. Theophanes Continuatus, Chronographiae quae Theophanis Continuati nomine
fertur libri I-IV, éd. et trad. J. M. Featherstone et J. Signes-Codoñer (Berlin – Boston :
De Gruyter, 2015), III.37, 194 (« ῥῆγας Φραγγίας » = Lothaire Ier, empereur d’Occident,
roi de la Francie médiane). Voir É. Chrysos, « Kαρλομάγνος, Bυζάντιο και Bενετία », dans
Eνθύμησις Nικολάου M. Παναγιωτάκη, dir. S. Kaklamanis, A. Markopoulos et Y. Mavromatis
(Hérakleion : Panepistimiakes Ekdoseis Kritis – Vikelaia Dimotiki Vivliothiki, 2000),
813-842 ; Idem, « Γραικοί και Ρωμαίοι στην αναμέτρηση Ανατολής και Δύσης τον 9ο αιώνα »,
dans Έλλην, Ρωμηός, Γραικός. Συλλογικοί προσδιορισμοί και ταυτότητες, dir. O. Katsiardi-Hering,
A. Papadia-Lala, K. Nicolaou et V. Karamanolakis (Athènes : Eurasia, 2018), 103-117.
30 Éginhard, Vita Karoli Magni, éd. G. H. Pertz et G. Waitz (Hanovre – Leipzig : Hahnsche
Buchhandlung, 1911), 20 ; cf. Liudprand de Crémone, Relatio de legatione constantinopoli-
tana, dans Die Werke Liudprands von Cremona, éd. J. Becker (Hanovre – Leipzig : Hahnsche
Buchhandlung, 1915), 202-203.
31 Kazhdan et Wharton Epstein, Change in Byzantine Culture, 187-192.
32 Michel Attaleiatès, Historia, éd. W. Brunet de Presle et I. Bekker (Bonn : Weber, 1853), 125 ;
Anne Comnène, Alexiade. Règne de l’empereur Alexis Ier Comnène (1081-1118), éd. et trad.
B. Leib, 3 vols. (Paris : Les Belles-Lettres, 1937-1945), 2:211, 3:28, 52, 102, 146-147, 161-162 ;
Nicétas Chôniatès, Historia, ed. J. L. van Dieten, 2 vols. (Berlin – New York : De Gruyter,
1975), 1:300-302, 417, 552, 575, 602 ; Constantin Manassès, Ὁδοιπορικόν, dans K. Horna,
« Das Hodoiporikon des Konstantin Manasses », Byzantinische Zeitschrift 13 (1904), 313-
355, ici 343.56-58, 343.61-344.68, 346.144 ; Eustathe de Thessalonique, La espugnazione di

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Aux origines de la « frankokratia » 13

On attribue aux Occidentaux les caractères traditionnels du barbare ; souvent,


Anne Comnène et les historiens ultérieurs appellent les chrétiens occidentaux
« barbaroi », voire parfois « peuples des ténèbres » (« ἐξ ἑσπέρας ἔθνη »)33. Les
Byzantins considèrent la culture occidentale sous-développée, éprouvent du
mépris pour le latin médiéval, croient les Occidentaux incapables de parler
grec ou d’apprécier le raffinement du mode de vie byzantin34. Si les différences
religieuses catalysent les oppositions, les Latins ne sont jamais déclarés héré-
tiques par l’Église grecque, bien que leur place dans l’univers chrétien demeure
ambivalente pour les Byzantins, qui les considèrent en position « d’être, mais
de ne pas être appelés hérétiques »35. Malgré cette incertitude, et malgré le
pouvoir absolu du christianisme et le passé romain commun, base culturelle
induisant une compatibilité entre les deux mondes, il n’est pas possible d’éviter
le rejet des Occidentaux dans la catégorie des barbares. La croyance byzantine
en la supériorité inhérente des « Romaioi » implique l’assimilation complète
d’un barbare à la culture byzantine, mais, à la fin du XIIe siècle, le monde oc-
cidental a accompli un long parcours en termes de différenciation ethnique
et culturelle ! Dès lors, l’identité byzantine sera définie en contraste avec
l’Occident, par rapport aux caractères qui différencient les deux mondes, à
savoir l’héritage grec et la foi orthodoxe. Les Occidentaux ne sont plus des
frères romains, mais des « Francs » ou des « Latins », l’Autre36.

Tessalonica, éd. S. Kyriakidis et trad. V. Rotolo (Palerme : Istituto siciliano di studi bizantini
e neoellenici, 1961), 128-133 ; Idem, Λόγος εἰς τὸν αὐτοκράτορα κῦρ Mανουὴλ τὸν Kομνηνόν, dans
Fontes rerum byzantinarum, éd. V. E. Regel et N. I. Novasadskii, 2 vols. (Saint-Pétersbourg :
Eggers & s. et I. Glasunof, 1892-1917), 1:95.
33 Michel Psellos, Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance (976-1077), éd. et trad.
É. Renauld, 2 vols. (Paris : Les Belles-Lettres, 1926-1928), 1:19, 34-35 ; Anne Comnène,
Alexiade, 1:44-45, 47, 2:24, 211, 3:51-52, 147 ; Jean Kinnamos, Epitome rerum ab Ioanne et
Alexio Comnenis gestarum, éd. A. Meineke (Bonn : Weber, 1836), 80 ; Chôniatès, Historia,
1:299-300, 552, 575, 598, 611 ; Georges Sphrantzès, Cronaca, éd. R. Maisano (Rome :
Accademia nazionale dei Lincei, 1990), 82.6-8. Voir également C. Asdracha, « L’image
de l’homme occidental à Byzance : le témoignage de Kinnamos et de Chôniatès »,
Byzantinoslavica 44/1 (1982), 31-40, ici 31 ; P. Gounaridis, « H εικόνα των Λατίνων την εποχή
των Kομνηνών », dans Mνήμη Δ. A. Zακυθηνού/Σύμμεικτα 9/1 (1994), 157-171, ici 166.
34 Chôniatès, Historia, 1:203-205, 575, 590, 602 ; Eustathe de Thessalonique, La espugnazione
di Tessalonica, 148-150. D’autres exemples dans Charanis, « The Formation of the Greek
People », 91, et Gounaridis, « H εικόνα των Λατίνων την εποχή των Kομνηνών », 168-170.
35 Chôniatès, Historia, 1:66, 70 (« ὁμόπιστοι »), 238 (« ταυτόπιστοι »), 576 (« ἀλλόπιστοι ») ;
Georges Pachymère, De Michaele et Andronico Palaeologis libri tredecim, éd. I. Bekker,
2 vols. (Bonn ; Weber, 1835), 1:376 ; Theognostos, Thesaurus, éd. J. A. Munitiz (Turnhout :
Brepols, 1979), 53-54. Pour les Opuscula contra Francos, voir T. M. Kolbaba, The Byzantine
Lists: Errors of the Latins‬(Chicago : University of Illinois Press, 2000).
36 D. G. Angelov, Imperial Ideology and Political Thought in Byzantium: 1204-1330

(Cambridge – New York : Cambridge University Press, 2007) ; Idem, The Byzantine

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14 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Les ethnonymes « Francs » et « Latins » sont employés de manière in-


cohérente par les historiens byzantins, lorsqu’ils entendent désigner les
Occidentaux collectivement, sans distinguer parmi les différents peuples de
l’Europe de l’Ouest, à quelques exceptions près37. Par conséquent, très souvent
la confusion surgit lorsque les Italiens ou les Celtes sont appelés « Francs », ou
quand les Italiens sont reconnus « Catalans ». Anne Comnène, au XIIe siècle,
et Nicétas Chôniatès, au XIIIe, utilisent indistinctement « Latins », « Francs »
et « Celtes » pour parler des Occidentaux en général. Chôniatès emploie des
termes qui prêtent à confusion : « Italiens/Italiotes » pour les Siciliens et
les habitants de la péninsule italienne, mais aussi pour les Normands éta-
blis à Antioche ; « Siciliens/Italiens » pour les Normands, et parfois pour les
Siciliens ; « Francs/Alamans » pour les Français ; « Anglais/Alamans » pour les
Anglais ; « Alamans/Francs/Celtes/Italiens » pour les Allemands38. Cette appa-
rente ignorance des réalités géographiques et ethniques de l’Occident résulte
d’une indifférence et d’un snobisme romanocentrés ; très probablement, elle
reflète une expression sophistiquée de la supériorité culturelle plus qu’un réel
manque de connaissances, qui, au demeurant, s’estompe à la fin de l’Empire39.
Les connotations péjoratives acquises par les noms « Franc » et « Latin »
dérivent du contexte historique des croisades, surtout de la Troisième et de
la Quatrième, et de leurs conséquences négatives pour l’Empire40. « Francs »
désigne communément les envahisseurs venant d’Occident pour les historiens

Hellene. The Life of Emperor Theodore Laskaris and Byzantium in the Thirteenth Century
(Cambridge – New York : Cambridge University Press, 2019) ; G. Page, Being Byzantine.
Greek Identity before the Ottomans (Cambridge – New York : Cambridge University Press,
2008).
37 Au XIIe siècle, par exemple, Jean Zonaras, Annales, éd. M. Pinder et T. Büttner-Wobst,
3 vols. (Bonn : Weber, 1841-1897), 3:261, précise que les Francs étaient une nation
germanique.
38 Asdracha, « L’image de l’homme occidental à Byzance », 31-32 ; R. B. Hitcher et A. P.
Kazhdan, « Frankoi », dans Oxford Dictionary of Byzantium, 3 vols. (New York – Oxford :
Oxford University Press, 1991), 2:803 ; Idem, « Latins », ibidem, 1187-1188 ; J. Koder,
« Latinoi – the Image of the Other according to Greek Sources », dans Bisanzio, Venezia
et il mondo franco-greco XIII-XV secolo, dir. C. A. Maltezou et P. Schreiner (Venise :
Istituto ellenico di studi bizantini e postbizantini di Venezia – Centro tedesco di studi
veneziani, 2002), 25-39 ; Savvidis, « Λατινοκρατία-Φραγκοκρατία μετά το 1204 μ.Χ. », 192-193 ;
T. Papadopoulou, « Τα ονόματα Ρωμαίος, Έλλην, Γραικός κατά τους μέσους βυζαντινούς χρό-
νους », dans Έλλην, Ρωμηός, Γραικός. Συλλογικοί προσδιορισμοί και ταυτότητες, dir. O. Katsiardi-
Hering, A. Papadia-Lala, K. Nicolaou et V. Karamanolakis (Athènes : Eurasia, 2018), 87-101,
ici 89.
39 Voir à titre indicatif Psellos, Chronographie, 2:27-28, 35, et Anne Comnène, Alexiade,
3:65. Voir aussi A. Ducellier, « La notion d’Europe à Byzance des origines au XIIIe siècle :
quelques réflexions », Byzantinoslavica 55 (1994), 1-7.
40 Page, Being Byzantine, 94-137.

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Aux origines de la « frankokratia » 15

byzantins des XIIIe-XIVe siècles ; Nicétas Chôniatès, Georges Acropolitès et


Théodore Skoutariotès l’emploient indifféremment, en concurrence avec
« Latins » et « Italiens », pour qualifier tous les Occidentaux et, quelquefois,
spécifiquement les Français, mais l’usage collectif du nom « Latins » prévaut41.
Georges Pachymerès recourt au verbe « φραγκεύω » – adopter le rite latin et les
mœurs occidentales –, lorsqu’il accuse Georges Metochitès, l’envoyé impérial
au concile de Lyon (1274)42 ; pour sa part, Éphrem Aeniou reconnaît en Richard
Cœur de Lion le « roi des Britanniques, c’est à dire des Anglais/ὁ Βρεττανῶν
ῥῆξ, δηλαδὴ τῶν Ἰγκλίνων », qui est venu de « Francie/Φραγγία »43. Au début du
XVe siècle, Joseph Vryennios use de « Φραγκέσκοι » pour nommer les Français,
réservant « Φραγκεπίσκοποι » et « μητρόπολις τῶν Φράγκων » aux évêques et
évêchés latins de Chypre44. Quant aux historiens de la prise de Constantinople
par les Ottomans en 1453, ils continuent de conférer au nom son sens collectif,
tout en devenant plus précis dans l’emploi des ethnonymes45. « Latins » est
souvent employé en un sens plutôt religieux, ou en rapport avec les langues
latines46. L’usage générique de l’ethnonyme « Ἰταλοὶ » pour désigner l’ensemble

41 Chôniatès, Historia, 2 : Index nominum, 40 (Italiens), 56-58 (Latins), 85 (Fraggoi) ; Georges


Acropolitès, Xρονική συγγραφή. H βυζαντινή ιστορία της λατινοκρατίας (1204-1261), trad. grec
moderne S. É. Spyropoulos (Salonique : Zitros, 2004), 76-77, 206-207 ; Anonyme [Théodore
Skoutariotès], Σύνοψις Xρονική, dans C. N. Sathas éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca
Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise : Typois tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris :
Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr. Athènes : Bas. N. Grigoriadis, 1972), 7:233, 334, 472,
477, 483, 499-500, 571 (Occidentaux), 482 (roi de Francia).
42 Pachymère, De Michaele et Andronico Palaeologis, 2:21-22.
43 Éphrem Aeniou, Xρονογραφία, éd. O. Lampsides, 2 vols. (Athènes : Académie d’Athènes,
1985), 1:197-198.
44 Joseph Vryennios, Tὰ Πρακτικὰ τῆς Συνόδου Kύπρου, dans V. Katsaros, « Ἰωσὴφ Bρυεννίου,
Tὰ Πρακτικὰ τῆς Συνόδου Kύπρου (1406) », Bυζαντινά 21 (2000), 21-56, ici 37-39, 42 ; Idem,
« Ἐπιστολὴ τῷ Ἰωάννῃ Συριανῷ », dans N. Tomadakis, Ὁ Ἰωσὴφ Βρυέννιος καὶ ἡ Κρήτη κατὰ τὸ
1400 (Athènes : É. G. Vayionakis, 1947), 133-137 passim ; Idem, « Μελέτη περὶ τῆς τῶν Κυπρίων
πρὸς τὴν Ὀρθόδοξον Ἐκκλησίαν μελετηθείσης ἑνώσεως », dans Ἰωσὴφ Μοναχοῦ τοῦ Βρυεννίου,
Τὰ Εὑρεθέντα, éd. E. Boulgaris, 2 vols. (Leipzig : 1768, réimpr. Salonique : B. Rigopoulos,
1990), 2:11-30 passim.
45 Sphrantzès, Cronaca, 82.7 ; Michel Doukas, Βυζαντινοτουρκικὴ ἱστορία, éd. V. Karalis (Athènes :
Kanakis, 1997), 146, 352, 354 ; Laonicos Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes –
Ἀποδείξεις Ἱστοριῶν, éd. E. Darkó, 2 vols. (Budapest : Sumptibus Academiae Litterarum
Hungaricae, 1922-1927), n’utilise pas le nom.
46 Germanos II, patriarche de Constantinople, « Première lettre aux Chypriotes », dans
C. N. Sathas éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise :
Typois tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris : Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr.
Athènes : Bas. N. Grigoriadis, 1972), 2:5-14 passim ; Jean Eugenikos, Antirrhetic of the Decree
of the Council of Ferrara-Florence. An Annotated Critical Edition, éd. É. Rossidou-Koutsou
(Nicosie : Research Centre of Kykkos Monastery, 2006), passim ; Grégoire de Chypre,
« Γρηγορίου τοῦ ἁγιωτάτου καὶ μακαριωτάτου οἰκουμενικοῦ πατριάρχου περὶ τοῦ καθ’ ἑαυτὸν

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16 Grivaud and Nicolaou-Konnari

des Occidentaux est fréquent chez les auteurs byzantins de la période tar-
dive, mais, comme pour les périodes antérieures, il est restreint aux cercles
savants47.

1.3 L’usage dans les pays byzantins sous domination latine


L’emploi de l’ethnonyme « Franc » dans les pays byzantins sous domination
latine apporte des éléments de réflexion intéressants48 ; à cet égard, Chypre
constitue un bon cas d’étude, puisque l’île est gouvernée en qualité de royaume
par les Lusignan, dynastie issue du Poitou, entre 1192 et 1474. Dans les textes
latins et français de provenance chypriote, les Francs de l’île sont appelés tan-
tôt « Latins », tantôt « Francs » ; le premier terme, à connotation religieuse,
appartient le plus souvent à la correspondance entretenue avec la curie
romaine49. L’appellation « Frans/Francs » évoque l’origine ethnique et cultu-
relle ; elle marque la différenciation confessionnelle, et se trouve, par consé-
quent, utilisée dans les textes juridiques pour distinguer le groupe dominant
des Francs de rite catholique – « Francs de la lei de Rome » – des autres
groupes : « Grecs et Suriens et tous les autres crestiens qui ne sont de la ley
de Rome », « ni Grifon ni Surien, ne home de quelque lengage que il soit »,

βίου ὡς ἀπ’ ἄλλου προσώπου », dans W. Lameere, La tradition manuscrite de la corres-


pondance de Grégoire de Chypre, patriarche de Constantinople (1283-1289) (Bruxelles –
Rome : Palais des académies, 1937), 178 (« Λατίνων φωνήν ») ; Vryennios, Tὰ Πρακτικὰ τῆς
Συνόδου Kύπρου, 33, 38-39, 43, 48, 50 ; Idem, « Ἐπιστολὴ τῷ Ἰωάννῃ Συριανῷ », passim ;
Idem, « Μελέτη περὶ τῆς τῶν Κυπρίων πρὸς τὴν Ὀρθόδοξον Ἐκκλησίαν μελετηθείσης ἑνώσε-
ως », passim ; Jean Chortasmenos, Briefe, Geschichte und kleine Schriften, éd. H. Hunger
(Vienne : Böhlau, 1969), 161-162.
47 Germanos II, patriarche de Constantinople, « Deuxième lettre aux Chypriotes », dans
C. N. Sathas éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise :
Typois tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris : Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr. Athènes :
Bas. N. Grigoriadis, 1972), 2:14-19 passim ; Georges Akropolitès, « Λόγος κατὰ Λατίνων »,
2.27, dans Idem, Opera, éd. A. Heisenberg, rév. P. Wirth, 2 vols. (Stuttgart : Teubner, 1978),
2:64 ; Athanasios Lependrinos, « Ἐπιστολὴ εἰς Ν. Γρηγορᾶν », dans Nicéphore Grégoras,
Epistulae, éd. P. L. Leone, 2 vols. (Matino : Tipografia di Matino, 1982-1983), 2:414-416, no 18 ;
Nicéphore Grégoras, Byzantina Historia, éd. L. Schopen et I. Bekker, 3 vols. (Bonn : Weber,
1829-1855), 2:689, 3:27-39 passim ; Chalcocondyle, Historiarum demonstrationes, 20 et pas-
sim ; supra notes 38, 41, infra notes 55, 72.
48 C. A. Maltezou, « Graecolatinitas Nostra : Ζητήματα καὶ προοπτικές », dans Πλούσιοι καὶ
φτωχοὶ στὴν κοινωνία τῆς Ἑλληνολατινικῆς Ἀνατολῆς, dir. C. A. Maltezou (Venise : Istituto elle-
nico di studi bizantini et postbizantini di Venezia, 1998), 11-15.
49 Voir à titre indicatif : The Cartulary of the Cathedral of Holy Wisdom of Nicosia, éd.
N. Coureas et C. Schabel (Nicosie : Cyprus Research Centre, 1997), nos 11, 76-77, 79, 82-
84, etc. ; Bullarium Cyprium, 1 : Papal Letters Concerning Cyprus 1196-1261, 2 : Papal Letters
Concerning Cyprus 1261-1314, éd. C. Schabel, avec une introduction de J. Richard (Nicosie :
Cyprus Research Centre, 2010), Index, 2:491.

Frankokratia 1 (2020) 3-55


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Aux origines de la « frankokratia » 17

« de quelque nacion que il soit »50 ; elle recouvre une signification religieuse
évidente dans des expressions telles que « messe des frans », « nullus Francus
audeat contrahere cum Graeca, vel Graecus cum Franca » (relative à l’inter-
diction de mariage mixte) ou « more Francorum vivere debeant » (à propos
des enfants issus de mariage mixte obligés d’adopter le rite latin)51. Le terme
acquiert aussi un sens plus large, pouvant désigner tant les Occidentaux dans
leur ensemble, que les Francs du royaume de Jérusalem, voire ceux de France,
distingués comme « Francés/Frans(s)és », alors que les Francs de Chypre sont
qualifiés « Chiprois » ; tels sont les usages dans la compilation des Gestes des
Chiprois, où l’ethnonyme porte des valeurs héroïques et chevaleresques, jus-
tifiées par la nature épique du récit52. De même, Philippe de Mézières (1327-
1405), chancelier de Pierre Ier de Lusignan (1359-1369) et de son fils, Pierre II
(1369-1382), appelle les Francs de Chypre « Cyprienses/Cypriens » afin de les
distinguer des Occidentaux et des Français, appelés « Franchi », « Francigene »,
« Francois » ou « Gallici »53.

50 Jean d’Ibelin, Le Livre des Assises, éd. P. W. Edbury (Leyde – Boston : Brill, 2003), 671 ;
Philippe de Novare, Le Livre de Forme de Plait, éd. et trad. P. W. Edbury (Nicosie : Cyprus
Research Centre, 2009), 80, 132, 148-149 ; Assises de la Cour des Bourgeois, dans Recueil des
historiens des croisades, Lois, dir. comte A. Beugnot, 2 vols. (Paris : Imprimerie royale, 1841-
1843), 2:53-54, 96, 209 ; Bans et ordonnances des rois de Chypre, ibidem, 361, 365.
51 Le Templier de Tyr, Cronaca del Templare di Tiro (1243-1314), éd. et trad. L. Minervini
(Naples : Liguori, 2000), 82 ; The Synodicum Nicosiense and Other Documents of the Latin
Church of Cyprus, 1196-1373, sélection et trad. C. Schabel (Nicosie : Cyprus Research Centre,
2001), no M.a, I-II.
52 Les Gestes des Chiprois, éd. G. Raynaud (Genève : Jules-Guillaume Fick, 1887), 121
(= Philippe de Novare, Guerra di Federico II in Oriente (1223-1242), éd. et trad. S. Melani
[Naples : Liguori, 1994], 216), 179-180, 184, 242, 305 (= Le Templier de Tyr, Cronaca, 108,
110, 116, 206, 302) (Francs = les Latins de l’Orient) ; Les Gestes, 213 (= Le Templier de Tyr,
Cronaca, 160) (Francs = les Occidentaux) ; Les Gestes, 184, 218, 311-312 (= Le Templier de
Tyr, Cronaca, 116, 168, 312, 314) (Français) ; Les Gestes, 27, 41, 48 etc. (= Philippe de Novare,
Guerra, 66, 88, 100 etc.), 141, 143 (= Le Templier de Tyr, Cronaca, 50, 52) (Chiprois).
53 N. Iorga, « L’épître de Philippe de Mézières à son neveu », Bulletin de l’Institut pour
l’étude de l’Europe sud-orientale 8 (1921), 27-40, ici 32 (« regem Franchorum », « regno
Francie »), 37 (« Francigene », « Imperatoris Franchorum »), 39 (« regem Franchorum ») ;
Philippe de Mézières, The Life of Saint Peter Thomas, éd. J. Smet (Rome : Institutum
Carmelitanum, 1954), 98, 123, 126 et 162 (Chypriotes), 126 et 138 (« Gallicos »), 168 (« Nos
igitur Cyprienses »), 105-106 et 108 (« Franciae rex ») ; Idem, Le Songe du vieil pelerin, éd.
G. W. Coopland, 2 vols. (Cambridge : Cambridge University Press, 1969), 1:443-445, 479, 481,
483-484, 513 (« Francois », « France »). Voir A. Nicolaou-Konnari, « Alterity and Identity in
Lusignan Cyprus from ca. 1350 to ca. 1450: The Testimonies of Philippe de Mézières and
Leontios Makhairas », dans Identity/Identities in Late Medieval Cyprus, dir. T. Papacostas
et G. Saint-Guillain (Nicosie : Centre for Hellenic Studies, King’s College London – Cyprus
Research Centre, 2014), 37-66, en particulier 56-58.

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18 Grivaud and Nicolaou-Konnari

La majorité des textes grecs de Chypre considère tous les Occidentaux, y


compris ceux installés dans l’île, « Latins » – de culture occidentale, de foi ro-
maine et de langue romane –, indépendamment de leur pays d’origine54. Le
nom « Italiens » est employé par Georges de Chypre, au milieu du XIIIe siècle,
pour désigner les Francs de Chypre, mais cet usage reflète davantage son édu-
cation byzantine que son expérience chypriote55. Outre son usage générique
pour désigner les Latins en Syrie-Palestine, dans l’Empire de Charlemagne ou
en Occident, le nom « Φράγκοι » est rarement utilisé pour qualifier les Francs
de Chypre, à l’exception notable de la traduction grecque des Assises de la cour
des bourgeois, où son emploi suit fidèlement le texte français, indiquant de pair
la différenciation sociale56. En 1406, lors d’un synode pour la réunification de
l’Église orthodoxe de Chypre au patriarcat de Constantinople, un prêtre grec
déclare Chypre sous pouvoir franc (« ὁ τόπος ἔνι φράγγικος »), où le clergé or-
thodoxe recourt à l’évȇque latin (« φραγγεπίσκοπος ») ; néanmoins, ailleurs
dans le rapport du synode, c’est le vocable « Latins » qui est employé57.
Dans le deuxième quart du XVe siècle, après plus de deux siècles de coexis-
tence et d’échanges entre Grecs et Francs à Chypre, le chroniqueur Léontios
Machéras tente l’équilibre pour marquer une identité à la fois collective, à
caractère grec/romaïque – ce qui lui permet de participer à l’œcuménisme

54 Néophyte le Reclus, Περὶ τῶν κατὰ χώραν Kύπρον σκαιῶν, dans Idem, Συγγράμματα, 5 vols.
(Paphos : Monastère de Saint Néophyte, 1996-2005), éd. A. Karpozilos, 5:407-408 ; Idem,
Tυπικὴ Διαθήκη, dans Idem, Συγγράμματα, éd. I. É. Stephanis, 2:37, 58 ; Idem, « Περὶ τῆς
Ἀποκαλύψεως τοῦ Ἁγίου Ἰωάννου τοῦ Θεολόγου σαφήνεια διὰ βραχέων », dans Idem,
Συγγράμματα, éd. N. Papatriantaphyllou-Théodoridi, 3:232 ; Idem, Λόγος περὶ τῶν ἑπτὰ
Οἰκουμενικῶν Συνόδων, dans Idem, Συγγράμματα, éd. C. N. Constantinides, 5:285 ; Idem, « Περὶ
τῆς ἱεραρχίας Χριστοῦ », dans Idem, Συγγράμματα, éd. N. Papatriantaphyllou-Théodoridi,
5:306 ; C. N. Constantinides et R. Browning, Dated Greek Manuscripts from Cyprus to the
Year 1570 (Nicosie : Dumbarton Oaks Research Library and Collection – Cyprus Research
Centre, 1993), 162 ; T. Papapadopoullos, « Mαρτύριον Kυπρίων », dans Tόμος ἀναμνηστικὸς
ἐπὶ τῇ πεντηκονταετηρίδι τοῦ περιοδικοῦ Ἀπόστολος Bαρνάβας (Nicosie : s. n., 1975), 307-338, ici
324-329, 331, 335-336 ; J. Darrouzès, « Textes synodaux chypriotes », Revue des études by-
zantines 37 (1979), 5-122, ici 82-83 ; Griechische Briefe und Urkunden aus dem Zypern der
Kreuzfahrerzeit. Die Formularsammlung eines königlichen Sekretärs im Vaticanus Palatinus
Graecus 367, éd. A. Beihammer (Nicosie : Zyprisches Forschungszentrum, 2007), 235.
55 Grégoire de Chypre, « Περὶ τοῦ καθ’ ἑαυτὸν βίου ὡς ἀπ’ ἄλλου προσώπου », 177 (« βαρβάροις
ἔλαχεν ἰταλοῖς τὸ ἐκεῖσε δουλεύειν ἑλληνικόν »).
56 Néophyte le Reclus, « Ἐγκώμιον εἰς τὸν Τίμιον καὶ Ζωοποιὸν Σταυρόν », dans Idem,
Συγγράμματα, éd. N. Papatriantaphyllou-Théodoridi, 3:179 ; Idem, Λόγος περὶ τῶν ἑπτὰ
Οἰκουμενικῶν Συνόδων, 284-285 ; Ἀσίζαι τοῦ βασιλείου τῶν Ἰεροσολύμων καὶ τῆς Kύπρου, dans
C. N. Sathas éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise :
Typois tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris : Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr.
Athènes : Bas. N. Grigoriadis, 1972), 6:8, 55-57, 253, 305-306.
57 Vryennios, Tὰ Πρακτικὰ τῆς Συνόδου Kύπρου, 42, 39. Cf. supra notes 44 et 46.

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Aux origines de la « frankokratia » 19

byzantin –, et locale, à caractère chypriote, comme citoyen du royaume des


Lusignan. L’emploi des ethnonymes montre une subtile combinaison, quand il
réfute le point de vue anti-latin des chroniqueurs byzantins, et condamne « la
vieille haine des Francs pour les Grecs »/« τὴν παλαιὰν μισιτείαν τοὺς Φράνγγους
μὲ τοὺς Ῥωμαίους ». Il utilise « Λατῖνοι » et « Φράγκοι » pour désigner les pre-
miers croisés et les colons latins, en Syrie-Palestine et à Chypre, ainsi que les
Occidentaux en général, et « φρά(ν)γκικα » pour la langue française. Les deux
termes, surtout « Latins », induisent l’adhésion religieuse à l’Église romaine.
Tous les Chypriotes, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent, sont
le plus souvent considérés « Κυπριῶτες ». Une différenciation culturelle et
ethnique entre Francs de Chypre et Français est parfois opérée avec l’emploi
de « φραντζόρτζης », qui renvoie aux Français, encore qualifiés de « ξενικοὶ »
(étrangers)58. Quatre décennies plus tard, dans la chronique de Georges
Boustronios, le nom « Φράγκοι » est uniquement assorti de connotations pé-
joratives pour désigner les nouveaux venus, Catalans et Siciliens, accusés de
« να παίρνουν το δικόν τους Κυπριώτες, να το δίδουν τους Φράγκους/prendre les
biens des Kypriotes pour les donner aux Francs » ; quant au nom « Λατίνοι », il
a complètement disparu du récit59.
Au XVIe siècle, sous la domination vénitienne, alors que la conscience
géographique du Cinquecento investit les cercles lettrés de l’île, l’emploi géné-
rique du nom « Franc » recule dans les textes chypriotes, pour être remplacé
par des ethnonymes plus précis. Dans le récit connu sous le titre Chronique

58 Léontios Machéras, Xρονικό της Kύπρου. Παράλληλη διπλωματική έκδοση των χειρογράφων, éd.
M. Pieris et A. Nicolaou-Konnari (Nicosie : Kentron Epistimonikon Erevnon, 2003), 74, 79,
103-104, 111, 117 et 403 (Latins), 83-84, 104, 118, 174 et 259 (citation) (Francs), 76, 79, 104, 117 et
259 (Romaioi), 106, 112, 152, 236, 277, 316 et 323 (Kypriotes), 162, 239 et 340-341 (Français), 148
(langue française) (orthographe améliorée dans les citations). Voir : A. Nicolaou-Konnari,
« Ethnic Names and the Construction of Group Identity in Medieval and Early Modern
Cyprus: The Case of Kυπριώτης », Kυπριολογία. Αφιέρωμα εις Θεόδωρον Παπαδόπουλλον =
Kυπριακαί Σπουδαί 64-65 (2000-2001), 259-275 ; Eadem, « H ονοματολογία στα χειρόγραφα
του Xρονικού του Λεοντίου Mαχαιρά », dans Aναδρομικά και Προδρομικά, Approaches to Texts
in Early Modern Greek, Papers from the Conference Neograeca Medii Aevi V, dir. E. Jeffreys
et M. Jeffreys (Oxford : Sub-Faculty of Modern Greek, Faculty of Medieval and Modern
Languages, University of Oxford, 2005), 327-371 ; Nicolaou-Konnari, « Alterity and Identity
in Lusignan Cyprus », 58-59.
59 Georges Boustronios, Tζώρτζης (M)Πουστρούς (Γεώργιος Bο(σ)τρ(υ)ηνός ή Bουστρώνιος),
Διήγησις Kρονίκας Kύπρου, éd. G. Kehayioglou (Nicosie : Kentron Epistimonikon Erevnon,
1997), 243*, 136, 180, 226 (citation), 234, 238, 272, 282, 284, 288, 298-308, 310. Voir
A. Nicolaou-Konnari, « Όλος ο τόπος ήτον γεμάτος Pωμαίοι: αυτο-/ετεροπροσδιορισμοί και
ταυτότητα/-ες στην Kύπρο κατά τη λατινική κυριαρχία (1191-1571) », dans Έλλην, Ρωμηός,
Γραικός. Συλλογικοί προσδιορισμοί και ταυτότητες, dir. O. Katsiardi-Hering, A. Papadia-Lala,
K. Nicolaou et V. Karamanolakis (Athènes : Eurasia, 2018), 145-163, en particulier 154-155.

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20 Grivaud and Nicolaou-Konnari

d’Amadi et dans celui de Florio Bustron, sa présence est rare et renvoie à


l’emprunt accompli aux sources utilisées par les compilateurs. La Chronique
d’Amadi utilise « Franchi » pour désigner collectivement les croisés et les
Latins du royaume de Jérusalem, tous ceux qui parlent la langue française (« et
tutti li altri de la lengua francese »), et de manière occasionnelle les Latins
de Chypre ; Bustron emploie « Franchi » dans son sens générique pour évo-
quer les Templiers, et « francesi » dans le sens particulier de « Français » pour
qualifier les nobles installés à Chypre après 1192. Les deux récits recourent au
même terme « Francia/Franz(i)a », lorsqu’ils font référence à la France60. Dans
les années 1570, Étienne de Lusignan explique que « les premiers Latins qui
ont chanté la messe en Cypre ç’ont esté les Anglois », que les Lusignans sont
« François » et que la noblesse de Chypre, ainsi que celle de Jérusalem, d’ori-
gine et de langue françaises et de rite latin : « Laqual nobiltà, era quasi tutta di
Baroni Francesi […] Nobili discesi di Francia »/« estoient presque tous Latins
et François »61. Dans la volumineuse littérature consacrée à la guerre de Chypre
contre les Ottomans (1570-1571), la dénomination religieuse « Chrétiens » est
préférée aux ethnonymes pour rassembler les Chypriotes, les Francs, les Grecs
et les autres Occidentaux, les auteurs soulignant ainsi l’irréductibilité du fac-
teur religieux face à l’agression des Turcs musulmans62.
Employé comme adjectif, le nom désigne, toujours à Chypre, les personnes
libres ou affranchies (« fran home/franche feme »)63. Le terme chypriote

60  hroniques d’Amadi et de Strambaldi, éd René de Mas Latrie, 1 (Paris : Imprimerie natio-


C
nale, 1891, réimpr. Nicosie : Fondation de l’Archévêque Makarios III, Bureau d’Histoire de
Chypre, 1999), 16, 33, 86, 110 (citation)-112, 198-201, 310-311, 383 ; Florio Bustron, Chronique
de l’île de Chypre, éd R. de Mas Latrie (Paris : Imprimerie nationale, 1886, réimpr. Nicosie :
Fondation de l’Archévêque Makarios III, Bureau d’Histoire de Chypre, 1998), 46, 51, 53.
61 Steffano Lusignano, Chorograffia, et breve historia universale dell’isola de Cipro princi-
piando al tempo di Noè per il fino al 1572 (Bologne : Alessandro Benaccio, 1573, réimpr.
Nicosie : Fondation Culturelle de la Banque de Chypre, 2004), fols. 27r (« christiani lati-
ni »), 27v (« francesi »), 30v (citation), 31r (« Clero Latino »), 40v (« Francese ») ; Étienne de
Lusignan, Description de toute l’isle de Cypre (Paris : Guillaume Chaudière, 1580, réimpr.
Nicosie : Fondation Culturelle de la Banque de Chypre, 2004), fol. 77r-v (citation).
62 Voir, à titre indicatif : Angelo Calepio/Ange Calépien, La Vraye et tres-fidele narration du
succes des assaults, defenses, & prinse du Royaume de Cypre, dans Étienne de Lusignan,
Description de toute l’isle de Cypre (Paris : Guillaume Chaudière, 1580, réimpr. Nicosie :
Fondation Culturelle de la Banque de Chypre, 2004), fols. 238v (« Occidentaux »), 239r
(« Venitiens », « Princes Chrestiens »), 269v (« Nobles de Cypre »), 244v (« Capitaines […]
Italiens & Cypriots ») ; Pietro Valderio, La guerra di Cipro, éd. G. Grivaud, trad. grecque
N. Patapiou (Nicosie : Centre de recherches scientifiques, 1996), 33 (« Christiani, tanto
Latini quanto Greci ») ; T. Papadopoullos, « Ὁ Θρῆνος τῆς Κύπρου », Κυπριακαὶ Σπουδαί 44
(1980), 15-58 passim.
63 Assises de la Cour des Bourgeois, 205. La traduction grecque du texte donne correctement
« ἐλεύθερος ἄνθρωπος ἤ γυναῖκα ἐλεύθερη » et non pas Φράγκος, voir Ἀσίζαι, 211, 463.

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Aux origines de la « frankokratia » 21

« francomate/φραγκομάτος » (paysan légalement libre de sa personne, qui loue


les terres qu’il cultive) dérive très probablement de « franc hom(m)e » com-
biné au suffixe grec -άτος64 ; il est attesté dans les sources écrites du début du
XIVe siècle jusqu’à la fin de la domination vénitienne65. L’ethnonyme et l’adjec-
tif se confondent dans des textes du XVIe siècle, quand les traditions féodales
franques sont reconduites par le pouvoir vénitien. Ainsi, Francesco Attar ex-
plique que « dame franque/libre » veut dire « dame française » et qu’à Chypre
cela signifie « dame noble » (« Franca dama s’intende donna Francese, et in
questo luogo significa nobile »)66.
Les observations faites à propos de la terminologie des textes produits à
Chypre à l’époque franque et vénitienne sont, mutatis mutandis, confirmées
par l’examen des sources élaborées dans d’autres pays grecs sous domination
latine. Dans les sources liées à la principauté de Morée aux XIIIe-XIVe siècles,
l’identité des lignages issus de la conquête croisée, qualifiée de française à
l’origine, perd son caractère de pureté ethnique quelques générations après la
fondation de la principauté par la dynastie champenoise des Villehardouin67.
En 1224, le pape Honorius III évoque la création en Orient d’une quasi nouvelle

64 Voir A. Nicolaou-Konnari, « Συνέχειες και ασυνέχειες στη δουλοπαροικιακή πολιτική


της βενετικής διοίκησης στην Kύπρο », dans Κοινωνίες της υπαίθρου στην ελληνοβενετική
Ανατολή (13ος-18ος αι.)/Società rurali nell’Oriente greco-veneziano (sec. XIII-XVIII), dir.
K. É. Lambrinos (Athènes : Académie d’Athènes, 2018), 51-91 passim, en particulier 55-56.
65 Bans et ordonnances des rois de Chypre, 375 (« frangoumates ») ; Darrouzès, « Textes sy-
nodaux », 100 (« φραγκωμάτων ») ; Documents Concerning Cyprus from the Hospital’s
Rhodian Archives: 1409-1459, éd. K. Borchardt, A. Luttrell et E. Schöffler (Nicosie : Cyprus
Research Centre, 2011), 79 (« franche, libere et francomate »), 244, 478 ; Le Livre des re-
membrances de la secrète du royaume de Chypre (1468-1469), éd. J. Richard avec la col-
laboration de T. Papadopoullos (Nicosie : Centre de recherches scientifiques, 1983),
nos 36, 105 et 221 (« franguomates »), 98 (« franguamente »), 143 (« φρανγκοματίασμα ») ;
B. Imhaus, « Deux diplômes inédits de Jacques II en traduction italienne », ibidem, 210
(« francomati ») ; G. Grivaud, « Ordine della Secreta di Cipro. Florio Bustron et les institu-
tions franco-byzantines afférantes au régime agraire de Chypre à l’époque vénitienne »,
Μελέται καὶ Ὑπομνήματα 2 (1992), 578 ; Francesco Attar, « Mémoire sur l’île de Chypre »,
dans Histoire de l’île de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan, éd.
L. de Mas Latrie (Paris : Imprimerie impériale, 1855), 3:520 (« Leufteri, cioè liberi, altri li
chiamano Francomati ») ; M. Zorzi, « La relazione di Bernardo Sagredo, provveditore ge-
nerale e sindico a Cipro », dans La Serenissima a Cipro. Incontri di culture nel Cinquecento,
éd. É. Skoufari (Rome : Viella, 2013), 87-107, ici 91 (« Francomati, cioè liberi ») ; Venise,
Archivio di Stato di Venezia, Avvogaria di Comun, Miscellanea civile e penale, b. 179,
fasc. 7.3, no 82, article XXXVI(I) (« francomati/φρα(ν)κγοματουσ ») ; Étienne de Lusignan,
Description, fol. 70r (« Elefteres, c’est à dire les Libres, […] ou Francomates »).
66 Attar, « Mémoire sur l’île de Chypre », 532-533.
67 I. Ortega, Les lignages nobiliaires dans la Morée latine (XIIIe-XVe siècle). Permanences et
mutations (Turnhout : Brepols, 2012).

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22 Grivaud and Nicolaou-Konnari

France (« ibique noviter quasi nova Francia est creata »), dans la lettre qu’il
adresse à Blanche de Castille. Un siècle plus tard, le Vénitien Marin Sanudo
Torsello confirme les origines et la culture françaises de la noblesse moréote,
quand le catalan Ramon Muntaner affirme qu’à l’époque des Villehardouin, on
parle aussi bien le français en Morée qu’à Paris (« e parlaven axi bell frances
com dins en Paris »)68. Dans les versions grecque et française de la Chronique
de Morée, les plus anciennes et les plus proches du prototype rédigé au
XIVe siècle, le nom « Φράγκοι/Françoys » désigne principalement les Français
du Nord, auxquels appartiennent les nobles installés dans la Morée, face à
leurs rivaux, les Grecs (« Ρωμαῖοι/Grex »), et aux autres Occidentaux, Italiens
ou Catalans69. Dans la version grecque, le nom est aussi employé avec un sens
générique pour désigner tous les chrétiens de rite latin – Occidentaux ou croi-
sés des Première et Quatrième croisades –, tandis que la version française re-
tient plus souvent le nom « Latins » pour évoquer ces cas70. Dans les Assises de
Romanie, l’adjectif « franco » désigne l’homme libre71. Par contre, Italiens est le

68 Βullarium Hellenicum. Pope Honorius III’s Letters to Frankish Greece and Constantinople
(1216-1227), éd. W. O. Duba et C. D. Schabel (Turnhout : Brepols, 2015), 497 ; Marin Sanudo
Torsello, Istoria di Romania, éd. et trad. grecque E. Papadopoulou (Athènes : Institouto
Vyzantinon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon, 2000), 115, 199, 201, 203, 205 (« Francesi » =
Français), 167 (« Dominio de Franchi » dans le « principato della Morea ») ; Ramon
Muntaner, Crónica catalana, éd. A. de Bofarull (Barcelone : Jaime Jepús, 1860), § 261 ; Libro
dele uxanze e statuti delo imperio de Romania, éd. A. Parmeggiani (Spolète : Centro italia-
no di studi sull’alto medioevo, 1998), 110 (« baroni et principi de Franza ») ; Actes relatifs
à la principauté de Morée 1289-1300, éd. C. Perrat et J. Longnon (Paris : Bibliothèque natio-
nale, 1967), no 181, 158 (« jureque Francorum »).
69 Tὸ Xρονικὸν τοῦ Mορέως, éd. P. Kalonaros (Athènes : Ekati, 1940), v. 115, 241, 254, 261, 771,
4042, 4052, 4054, 4056, 4127-4128, 4263, 5103, 5109, 5113, 5120, 5125 ; Livre de la conqueste
de la princée de l’Amorée. Chronique de Morée (1204-1305), éd. J. Longnon (Paris : Librairie
Renouard, 1911), § 9, 11-12, 15-16, 21, 110, 315, 321, 332, 350, 354, 466. Cf. Documents sur le ré-
gime des terres dans la principauté de Morée au XIV e siècle, éd. J. Longnon et P. W. Topping
(Paris – La Haye : Mouton & Co., 1969), 225.
70 Tὸ Xρονικὸν τοῦ Mορέως, v. 767, 790 (Chrétiens), 4054 (Occidentaux), 49, 56, 58, 67, 76,
79, 84, 111, 115, 348, 366, 395, 435 (croisés) ; Chronique de Morée, § 21-23, 25, 28-29, 37-38,
45, 47-51, 69 (Francs = croisés), 77 (Latins = Chrétiens), 199, 387, 466, 595, 668 (Latins =
Francs et Italiens). Voir D. Jacoby, « The Encounter of Two Societies: Western Conquerors
and Byzantines in the Peloponnesus after the Fourth Crusade », The American Historical
Review 78/4 (1973), 873-906 ; A. Ilieva, Frankish Morea (1205-1262). Socio-Cultural Inter­
action between the Franks and the Local Population (Athènes : St. D. Basilopoulos, 1991),
19-21 ; T. Sansaridou-Hendrickx, Εθνικισμός και εθνική συνείδηση στο Μεσαίωνα με βάση το
Χρονικό του Μορέως. Σχέσεις Eλλήνων με Φράγκους, Tούρκους και άλλους λαούς στην φραγκοβυ-
ζαντινή κοινωνία του 13ου και 14ου αιώνα (Salonique : A. Stamoulis, 2007) ; T. Shawcross, The
Chronicle of Morea. Historiography in Crusader Greece (Oxford : Oxford University Press,
2009), 190-202.
71 Libro dele uxanze e statuti delo imperio de Romania, 188 (« franchi, zoè liberi »).

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Aux origines de la « frankokratia » 23

terme utilisé dans un discours adressé à l’empereur Manuel II Paléologue en


1418 par Georges Gémiste-Pléthon (1355-1452) pour désigner les Occidentaux
maîtres d’une partie du Péloponnèse72.
L’idéologie exprimée dans la chronique anonyme appelée Chronique des
Tocco, achevée avant 1429, montre des ressemblances avec celle des chro-
niques chypriotes du XVe siècle. Originaire de Bénévent, la famille des Tocco,
ducs de Leucade, comtes de Céphalonie et despotes de Ioannina, n’y est jamais
désignée franque, puisqu’elle n’est pas considérée comme étrangère, alors que
le terme est réservé aux étrangers occidentaux, en général73. En revanche, dans
des textes composés dans les pays grecs sous domination venitienne, le nom
« Franc » est rarement employé, les auteurs lui préférant « Latins », plus neutre,
ou « Italiens, Vénitiens », plus précis74. Quand « Franc » est employé, il désigne
le rite latin ou les catholiques en général, et par extension, les Italiens, comme
les textes écrits en Crète l’indiquent75. On trouve aussi l’adjectif « φράγκος/
φραγκάτος, francus/francatus » au sens d’homme libre, équivalent au « franco-
mate » chypriote76, ainsi que le nom de famille « Franc(h)o »77.

72 C. P. Baloglou, Γεώργιος Πλήθων-Γεμιστός, Ἐπὶ τῶν πελοποννησιακῶν πραγμάτων. Bυζαντινὸ


κείμενο – μετάφρασις – σχόλια (Athènes : Eleftheri skepsis, 2002), 212, 216.
73 Cronaca dei Tocco di Cefalonia di Anonimo, éd. G. Schirò (Rome : Accademia nazionale dei
Lincei, 1975), v. 13, 20, 137, 197, 202, 300, 360, 1124, 1755 etc. Voir T. Sansaridou-Hendrickx,
Ανωνύμου, Το Χρονικόν των Τόκκων. Έλληνες, Iταλοί, Aλβανοί και Tούρκοι στο Δεσποτάτο της
Hπείρου. H κοσμοθεωρία του άγνωστου συγγραφέα (Salonique : A. Stamoulis, 2008), et
Shawcross, The Chronicle of Morea, 229-237.
74 C. A. Maltezou, « Η διαμόρφωση της ελληνικής ταυτότητας στη λατινοκρατούμενη Ελλάδα »,
dans Byzance et l’hellénisme : l’identité grecque au Moyen Âge = Cahiers Pierre Belon 6
(1999), 103-119 ; A. Papadia-Lala, « Οι Greci στον ελληνοβενετικό κόσμο (13ος-18ος αι.). Ο λόγος
των πολλαπλών εξουσιών », dans Έλλην, Ρωμηός, Γραικός. Συλλογικοί προσδιορισμοί και ταυτότη-
τες, dir. O. Katsiardi-Hering, A. Papadia-Lala, K. Nicolaou et V. Karamanolakis (Athènes :
Eurasia, 2018), 165-180.
75 Ἀνέκδoτa βενετικὰ ἔγγρaφa γιὰ τοὺς Κορνάρους τῆς Σητείας καὶ τοῦ Χάνδακα. Διαθῆκες μελῶν
τῆς οἰκογένειας τοῦ Ἰακώβου Kορνάρο, éd. Y. K. Mavromatis (Athènes : I. Zacharopoulos,
1986), 49 (« παπάδες […] φράγγους »), 86, 97 et 103 (« τὸ μοναστήρι της Αγιας Κατερήνας τζὴ
φράνκικης »).
76 Ibidem, 74 (« λήμπερο καὶ φράνκο »), 98 (« λυμπερα φραγγατά του ») ; Catastici feudorum
Crete. Catasticum Sexterii Dorsoduri 1227-1418, éd. C. Gasparis, 2 vols. (Athènes : Institouto
Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon, 2004), Index, 673 ; Franciscus de Cruce.
Nοτάριος στον Xάνδακα. 1338-1339, éd. C. Gasparis (Venise : Istituto ellenico di studi bizantini
et postbizantini di Venezia, 1999), nos 20, 205, 207, 250, 338, 410, 467 ; Ἰωάννης Ὁλόκαλος,
νοτάριος Ἱεράπετρας. Kατάστιχο (1496-1543), éd. Y. K. Mavromatis (Venise : Istituto ellenico di
studi bizantini et postbizantini di Venezia, 1994), 174.
77 Catastici feudorum Crete. Catasticum Sexterii Dorsoduri, Index, 721 ; Ἰωάννης Ὁλόκαλος,
νοτάριος Ἱεράπετρας, Index, 297.

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24 Grivaud and Nicolaou-Konnari

En somme, en Occident au Moyen Âge, les ethnonymes « Franc/Latin » sont


employés avec un sens collectif, supranational, conférant à leurs membres
les conditions d’ethnicité fondamentales. Avec la fin du Moyen Âge, les eth-
nonymes accompagnent désormais la formation des États nationaux ; aux
désignations globalisantes succède une terminologie adaptée aux réalités
politiques. Dans l’Empire byzantin, les noms portent également un sens col-
lectif, comme désignation de tous les Occidentaux, mais les noms acquièrent
progressivement des connotations péjoratives, qui dérivent du contexte histo-
rique des croisades et de leurs conséquences politiques. Par contre, dans les
pays grecs sous domination latine, le terme « Latins » porte plutôt une conno-
tation religieuse, alors que l’appellation « Francs » évoque l’origine ethnique
et culturelle des Occidentaux installés en Orient, sans les qualifier comme ci-
toyens des entités politiques issues des croisades.
Le sens collectif et parfois péjoratif de « Φράγκος » ne disparaît pas chez les
auteurs grecs des XVIe et XVIIe siècles, période turbulente pendant laquelle ces
pays grecs sous domination latine passent l’un après l’autre sous régime otto-
man. En même temps, les nouvelles réalités politiques favorisent l’emploi d’un
ethnonyme au sens spécifique, désignant uniquement les Français, auxquels
la forme « Φραντζέζος » est affectée. Pour souligner la survivance admirable des
chrétiens orthodoxes sous les Ottomans, le patriarche Kyrillos Loukaris (1572-
1638) affirme, en 1616, que « si le Turc avait regné dans la “Φραγγία” [l’Occident]
dix ans, on n’y aurait plus trouvé de chrétiens »78. Dans sa traduction en grec
vulgaire de la Chorograffia d’Étienne de Lusignan (fin XVIe-début XVIIe siècle),
Loyizos Skévophylax emploie « Φραντζέζοι » pour désigner les Occidentaux qui
s’installent à Chypre après 1192 et « φράγγικη » pour la langue italienne (« εἰς
τάξιν τοῦ ἀλφαβήτου τοῦ φράγγικου »)79. Néophyte Rhodinos (1576/77-1659), un
Chypriote orthodoxe converti au catholicisme et fervent missionnaire, emploie
« Φραγγία/Φράντζα » pour la France et « Δυτικοὶ » pour les Occidentaux, évitant
avec diligence les termes Latins ou Francs, dont les connotations négatives ne
s’accordent pas avec son oeuvre de missionnaire80. Cet usage est également

78  . B. Skoutéris, Κείμενα τοῦ Νέου Ἑλληνισμοῦ (Athènes : Apostoliki Diakonia tis Ekklisias tis
K
Ellados, 1971), 63.
79 L. Skevophylax, Κρόνικα, ἤγουν χρονογραφίδα τοῦ νησσίου τῆς Κύπρου, éd. S. Perdikιs (Nicosie :
Mouseion Ieras Monis Kykkou, 2004), 63, 102 ; cf. Ἄνθος τῶν Xαρίτων – Φιὸρ δὲ Bερτού. Ἡ κυ-
πριακὴ παραλλαγή, éd. É. Kakoulidi-Panou et K. D. Pidonia (Nicosie : Kentron Epistimonikon
Erevnon, 1994), 73, 97 (« φράγκικον/α » = la langue italienne).
80 N. Rhodinos, « Ἐξήγησις εἰς τὸν Παρθενικὸν Ὕμνον. Ὁμιλία Γ΄ », dans G. Valetas, Nεόφυτος
Pοδινός. Kυπριακὴ δημοτικὴ πεζογραφία. Λόγοι – δοκίμια – συναξάρια. Tὸ ἀηδόνι τῆς τουρκοκρα-
τίας (Athènes : Ekdoseis « Pigis », 1979), 84 ; Idem, « Ἀπόκρισις εἰς τὴν ἐπιστολὴν Ἰωάννου
Πρεσβυτέρου », ibidem, 152 (« τοὺς δυτικοὺς ἀναθεμάτισαν »), 155 ; Idem, Βίος ἤ Μαρτύριον
τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Ἰγνατίου Ἀρχιεπισκόπου Κωνσταντινουπόλεως, éd. P. M. Kitromilides

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Aux origines de la « frankokratia » 25

attesté aux XVIIIe et XIXe siècles, malgré les incohérences et l’introduction de


l’ethnonyme « Γάλλος ». En témoignent les travaux de l’archévêque d’Athènes
Mélétios Mitrou (1661-1714, élu en 1703), qui explique, en 1728, que « Φραγκία
ἐκλήθη ἡ Γαλλία καὶ κοινώτερον Φράντζα, ἀπὸ τῶν Φράγκων, ἔθνος γερμανικόν »81,
de Kaisarios-Konstantinos Dapontès (1713/14-1784)82, d’Alexandros Kalfoglou
(c. 1725-c. 1795)83, de l’Archimandrite Kyprianos (1735/45-1802/5)84, et les mé-
moires, commencées en 1829, du général Ioannis Makriyiannis (1797-1864),
qui emploie indifférement « Φρατζέζης » ou « Γάλλος » pour caractériser les
Français85.

2 La question de la continuité et la périodisation de l’histoire grecque

La réception de l’héritage lexical médiéval par les lettrés des époques mo-
derne et contemporaine montre des hésitations similaires dans l’usage des
termes « Franc », « Latin », « Occidental », en l’attente d’une terminologie

et C. Messis (Athènes : Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon,


2008), 102.
81 Mélétios, Γεωγραφία παλαιὰ καὶ νέα (Venise : Nikolaos Glykis, 1728), 2e éd. A. Gazis, 4 vols.
(Venise : Panos Théodosiou, 1807), 1:104 (« Φράνσα »), 165 (« Γαλλίαν […] Φραγκία ὑπὸ
τῶν Ἰταλῶν καλουμένη, ἤ κοινότερον Φράντζα »), 167 (citation). Voir S. Myrogiannis, The
Emergence of a Greek Identity (1700-1821) (Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars
Publishing, 2012), 75.
82 K.-K. Dapontès, Ἱστορικὸς κατάλογος ἀνδρῶν ἐπισήμων (1700-1784), dans C. N. Sathas éd.,
Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise : Typois tou
Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris : Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr. Athènes : Bas.
N. Grigoriadis, 1972), 3:129-130 (« Φράγγοι » = les Occidentaux catholiques) ; Idem, Κῆπος
Χαρίτων, éd. G. P. Savvidis (Athènes : Ermis, 1995), 427 ; aussi, dans sa Γεωγραφικὴ Ἱστορία,
œuvre inédite de 1782 dont le manuscrit est perdu, Dapontès utilise « Φράντζα » et
« Φραντζέζοι » pour la France et les Français, voir C. N. Sathas éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη –
Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise : Typois tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris :
Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr. Athènes : Bas. N. Grigoriadis, 1972), 3 : ξστ´. Voir
E. Souloyiannis, « Καισαρίου Δαπόντε “Κανὼν περιεκτικὸς πολλῶν ἐξαιρέτων πραγμάτων” »,
Παρνασσός 9 (1967), 441-453, ici 445 ; Idem, « Ὁ Δαπόντες, ἡ ἀντίληψίς του περὶ ἱστορίας καὶ
πρόλογος εἰς τὸ “Φανάρι γυναικῶν” », Παρνασσός 12 (1970), 253-261, ici 254.
83 F. C. Bouboulides, « Ἡ “Ἠθικὴ Στιχουργία” τοῦ Ἀλεξάνδρου Καλφόγλου », Ἐπιστημονικὴ
Ἐπετηρὶς τῆς Φιλοσοφικῆς Σχολῆς τοῦ Πανεπιστημίου Ἀθηνῶν 17 (1966-1967), 384-437, ici
387, 396.265 et 401.440 (« Φράγκος » = Occidental), 396.266, 403.510-525, 404.529-560 et
405.568 (« Φραντζέζος/Γάλλος » = Français).
84 Archimandrite Kyprianos, Ἱστορία χρονολογικὴ τῆς νήσου Kύπρου (Venise : Nicolaos Glykis,
1788, réimpr. Nicosie : Evagoras, 1902), 172 (« Γαλλία »), 174 (« Φράντζα », « Φραντζέζος » =
Français), 175 (« Φραντζέζοι » = Occidentaux).
85 Général Makriyiannis, Ἀπομνημονεύματα, éd. Y. Vlachoyiannis (Athènes : S. K. Vlastos,
1907, réimpr. Athènes : Byron, 1977), 335-337, 340-344, 355.

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26 Grivaud and Nicolaou-Konnari

fixe quant aux divisions chronologiques opérantes. Avant de reconnaître une


« φραγκοκρατία », une « λατινοκρατία » ou une « βενετοκρατία », une première
étape consistait, évidemment, à réhabiliter Byzance, c’est-à-dire l’Empire grec
médiéval, dans le récit historique national.

2.1 Byzance au cœur des controverses idéologiques


Même si, au cours de la seconde moitié du XIIe siècle, le roman français
Partonopeus de Blois emploie de manière précoce le terme « Besance » pour
désigner l’Empire de Constantinople86, on sait qu’il revient à l’humaniste alle-
mand Hieronymus Wolf (1516-1580) de lui accorder une valeur identitaire par-
ticulière, à l’occasion de l’édition et de la traduction en latin de quatre textes
historiques grecs médiévaux, accomplies entre 1557 et 1562, avec le soutien des
Fugger87. Par la suite, comme Paul Lemerle l’a souligné, « c’est la France qui […]
va prendre le relais et fonder la science de la byzantinologie », sous l’influence
d’une « théologie positive », qui s’oppose à la Réforme en prônant un retour
aux sources88. Le néologisme inventé par Wolf se trouve adopté, en 1648, par
Philippe Labbe (1607-1667), dans la gigantesque entreprise éditoriale connue
sous le nom de Byzantine du Louvre (1648-1819), à laquelle participe Charles Du
Fresne Du Cange (1610-1688), à partir de 168089. Le terme reçoit ainsi l’approba-
tion des historiens occidentaux, car sa formulation aide à distinguer l’Empire
de Rome de celui de Constantinople, facilitant une revendication de l’héritage

86 Partonopeus de Blois, éd. et trad. O. Collet et P.-M. Joris (Paris : Livre de poche, 2005), v. 1337,
10541, 11731 ; Z. Černáková, « The Naming of Byzantium and the Old French Partonopeus
de Blois », Byzantine and Modern Greek Studies 43/1 (2019), 42-59.
87 Les récits de Jean Zonaras et Nicétas Chôniatès (1557), de Nicéphore Grégoras et Laonicos
Chalcocondyle (1562) sont initialement publiés chez l’éditeur Ioannes Oporinus de Bâle,
le dernier uniquement en traduction latine ; dans sa préface de l’édition de 1557 (9),
Wolf formule le concept de « res Byzantina ». Rassemblés sous le titre Corpus Historiae
Byzantinae (Francfort-sur-le-Main : Petrus Fabricius, 1568), ces récits forment, comme le
note Wolf dans sa préface de l’édition de 1562 (5), « integrum byzantinae historiae cor-
pus a Costantino Magno ad Costantinum postremum » ; voir D. R. Reinsch, « Hieronymus
Wolf as Editor and Translator of Byzantine Texts », dans The Reception of Byzantium in
European Culture since 1500, dir. P. Marciniak et D. C. Smythe (Farnham : Ashgate, 2016),
43-53.
88 P. Lemerle, « Présence de Byzance », Journal des Savants 3-4 (1990), 247-268, en particulier
250-252.
89 P. Labbe, De byzantinae historiae scriptoribus […] Ad omnes per Europam eruditos
Προτρεπτικόν (Paris : Imprimerie royale, 1648) ; C. Du Fresne Du Cange, Historia Byzantina
(Paris : Louis Billaine, 1680) ; voir J.-M. Spieser, « Du Cange and Byzantium », dans
Through the Looking-Glass: Byzantium through British Eyes, dir. R. Cormack et E. Jeffreys
(Aldershot : Ashgate, 2000), 199-210.

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Aux origines de la « frankokratia » 27

romain tant par les Habsbourg que par les Bourbon90. Dans ce sillage, les
savants grecs catholiques Léon Allatius (1586-1669), originaire de Chios, et
Nicolaus Alemannus (1583-1626), originaire d’Andros, adhèrent au projet de la
Byzantine du Louvre en y versant des éditions de textes grecs médiévaux trou-
vés en Italie91.
Le premier Grec utilisant le terme « Βυζάντιο » semble, à notre connais-
sance, Ioannis Stanos, qui élabore, en 1767, une Βίβλος χρονικὴ περιέχουσα
τὴν ἱστορίαν τῆς Βυζαντίδος/Chronique, contenant une histoire de la Byzantine,
sous la forme d’une compilation d’extraits de textes historiques médié-
vaux traduits en grec moderne, à partir de la version en vingt-trois volumes
de la Byzantine du Louvre publiée à Venise, entre 1729 et 173392. Néanmoins,
la réception du terme et la définition de son contenu historique et idéolo-
gique soulèvent de sérieux problèmes au sein de la communauté savante
grecque, lorsqu’il s’agit de définir le degré d’hellénisation de l’Empire.
L’archévêque d’Athènes Mélétios paraît le premier Grec tentant, dans un
ouvrage géographique daté de 1728 – c’est-à-dire précédant les Lumières –,

90  . Moravcsik, « Byzance à la lumière de ses noms », Acta Antiqua Academiae Scientiarum


G
Hungaricae 16/1-4 (1968), 455-464 ; D. A. Zakythinos, « Byzanz », Grundbegriffe der
Geschichte. 50 Beiträge zum europäischen Geschichtsbild, herausgegeben in Zusam­
menarbeit mit dem Europarat und dem Internationalen Schulbuchinstitut (Gütersloh :
C. Bertelsmann, 1964), 49-55, repris dans Idem, Byzance : État – Société – Économie
(Londres : Variorum Reprints, 1973), no XIV ; H. Glykatzi-Ahrweiler, Ἡ πολιτικὴ ἰδεολογία
τῆς Bυζαντινῆς Aὐτοκρατορίας, trad. T. Drakopoulou (Athènes : Psychoyios, 1977), 14-15 ;
Marciniak et Smythe, The Reception of Byzantium in European Culture since 1500 ; Kaldellis,
Hellenism in Byzantium, 338.
91 Voir les aperçus détaillés de l’histoire des études byzantines accomplis par : C. N. Sathas
éd., Μεσαιωνικὴ Βιβλιοθήκη – Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 7 vols., 1-3 (Venise : Typois
tou Chronou, 1872-1873), 4-7 (Paris : Maisonneuve et Cie, 1874-1894, réimpr. Athènes : Bas.
N. Grigoriadis, 1972), 4 : viii-xxiii ; G. P. Gooch, History and Historians in the Nineteenth
Century (Londres – New York – Bombay – Calcutta : Longmans, Green, and Co., 19132),
490-495 ; A. Pertusi, Storiografica umanistica e mondo bizantino (Palerme : Istituto sicilia-
no di studi bizantini e neoellenici, 1967) ; A. A. Vasiliev, Ἱστορία τῆς Βυζαντινῆς Αὐτοκρατορίας
324-1453, trad. D. Savramis, 2 vols. (Athènes : Bergadis, s.d.) [première édition en russe
en deux vols. en 1917-1925 ; trad. grecque à partir de la deuxième éd. anglaise History of
the Byzantine Empire 324-1453 (Madison : University of Wisconsin Press, 1952, réimpr.
en deux volumes en 1958)], 1:13-62 ; Ostrogorsky, Ἱστορία τοῦ βυζαντινοῦ κράτους, 1:47-75 ;
Byzance retrouvée. Érudits et voyageurs français (XVIe-XVIIIe siècles), dir. M.-Fr. Auzépy
et J.-P. Grélois (Paris : Publications de la Sorbonne, 2001) ; D. R. Reinsch, « The History of
Editing Byzantine Historiographical Texts », dans The Byzantine World, dir. P. Stephenson
(Londres – New York : Routledge, 2010), 435-444.
92 I. Stanos, Βίβλος χρονικὴ περιέχουσα τὴν ἱστορίαν τῆς Βυζαντίδος, μεταφρασθεῖσα ἐκ τοῦ ἑλληνικοῦ
εἰς τὸ κοινὸν ἡμέτερον ἰδίωμα παρὰ Ἰωάννου Στάνου, τοῦ ἐξ Ἰωαννίνων, 6 vols. (Venise : Dimitrios
Theodosiou, 1767). Voir N. G. Svoronos, « Ἰωάννης Στάνος », Ἀθηνᾶ 49 (1933), 233-242, et
Myrogiannis, The Emergence of the Greek Identity, 68-73.

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28 Grivaud and Nicolaou-Konnari

d’établir la continuité de l’identité néo-hellénique, en divisant l’histoire de


l’Empire romain en période romaine/latine et en période hellénique (voire
byzantine), interrompue par les invasions franques, italiennes et, surtout,
turques ; il n’invente pas pour autant de nouveau terme, et n’utilise même pas
« Βυζάντιο ». Son approche est suivie, en 1791, par Daniel Philippidis (c. 1755-
1832) et Grigorios Konstantas (1758-1844), dans leur Γεωγραφία Νεωτερική93. Ces
cas s’avèrent cependant de rares exceptions. Longtemps, des voix discordantes
s’expriment, et c’est seulement au terme d’un long processus que la période
médiévale ou « byzantine » devient considérée comme le segment liant –
presque sans interruption – l’histoire antique à l’histoire moderne, que ce soit
par les défenseurs du courant nationaliste néo-hellénique ou par les partisans
du courant œcuménique post-byzantiniste, pour reprendre la catégorisation
opérée par Dionysios Zakythinos94.
En ce qui concerne le premier courant, influencé par les idées libérales et
l’esprit du siècle des Lumières, l’héritage byzantin est rejeté après comparai-
son avec l’éblouissant legs de l’Antiquité grecque. Les intellectuels européens
du XVIIIe siècle accentuent la décadence du monde byzantin, qui, présenté
sous une lumière négative et méprisante, est assimilé à une période de déclin
des lettres et d’obscurantisme politique et culturel par rapport à l’Antiquité
grecque95. Éminent représentant des Lumières grecques et pétri de culture

93 Mélétios, Γεωγραφία παλαιὰ καὶ νέα ; D. Philippidis et G. Konstantas, Γεωγραφία Νεωτερική


(Vienne : Thomas von Trattner, 1791, rééd. A. Koumarianou, Athènes : Ermis, 1988). Voir
P. M. Kitromilidis, Nεοελληνικὸς Διαφωτισμός (Athènes : MIET, 1996, 20003), Index, 640-
641, 645 ; Myriogiannis, The Emergence of a Greek Identity, 73-77, et supra note 81 et infra
note 140.
94 D. A. Zakythinos, « Le monde de Byzance dans la pensée historique de l’Europe à partir
du XVIIe siècle », Jahrbuch der österreichischen byzantinischen Gesellschaft 15 (1966), 89-
96, repris dans Idem, Byzance : État – Société – Économie (Londres : Variorum Reprints,
1973), no I ; Idem, « Μεταβυζαντινὴ καὶ Νεωτέρα Ἑλληνικὴ Ἱστοριογραφία », dans Πρακτικὰ
τῆς Ἀκαδημίας Ἀθηνῶν 49 (1974), 57-103, repris dans Idem, Μεταβυζαντινὰ καὶ Νέα Ἑλληνικά,
23-68 ; P. Agapitos, « Byzantine Literature and Greek Philologists in the Nineteenth
Century », Classica et Medievalia 43 (1992), 231-260 ; Nystazopoulou-Pélékidou, « Οι
βυζαντινές ιστορικές σπουδές στην Ελλάδα », 153-176 ; F. Demetrakopoulos, Βυζάντιο καὶ
νεοελληνικὴ διανόηση στὰ μέσα τοῦ δεκάτου ἑνάτου αἰῶνα (Athènes : Kastaniotis, 1996) ;
Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance.
95 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756), dans Œuvres complètes de
Voltaire, nos. 21-27 en 9 vols. (Oxford : Voltaire Foundation, 2009-2019), 2:chap. XXIX,
XXXI, XXXVII, 3:chap. LIII, LVI-LVII, LIX, 4:chap. LXXXVI, LXXXIX, XCI, XCIII, et passim ;
Idem, Le pyrrhonisme de l’histoire, par un bachelier en théologie (1768/69), dans Œuvres
complètes de Voltaire (Paris : Garnier, 1879), 27:265 ; Montesquieu, Considérations sur les
causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (Amsterdam : Jean Desbordes,
1734) ; C. Le Beau, Histoire du Bas Empire, 22 vols (Paris : Desaint & Saillant, 1757-1779) ;
E. Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, 6 vols. (Londres :

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Aux origines de la « frankokratia » 29

française, Adamantios Koraïs (1748-1833) considère la métakénôsis96, autre-


ment dit le re-transfert de cette civilisation – inventée par les Grecs durant
l’Antiquité et adoptée par l’Occident – aux Grecs modernes comme une condi-
tion préalable à leur réveil spirituel et à leur révolte contre le régime turc, selon
l’exemple des révolutions américaine et française, dont il convient d’éviter les
erreurs. Dans un poème daté de 1800, Koraïs admire la prouesse des Français,
qui égale celle des Grecs : il y soutient que la nation unie des Grecs et des
Français (« ἕν ἔθνος Γραικογάλλοι ») réussira à vaincre les Turcs. Il admet que la
nation grecque a été placée sous domination étrangère aux périodes romaine
et byzantine, ce qui le convainc de préférer l’ethnonyme « Ἕλληνας/Hellène »,
voire celui de « Γραικὸς/Graikos », à celui de « Ῥωμαῖος/Romaios » ; Koraïs
affiche une profonde hostilité à tous ces traits « byzantins » qui conduisent
l’Empire à sa chute97.
Dans le même ordre d’idées, après la fondation de l’Université d’Athènes
(1837), les universitaires grecs de la seconde moitié du XIXe siècle, tel Stéphanos
Koumanoudis (1818-1899)98, associent de manière exclusive la guerre d’indé-
pendance et la régénération de la nation grecque à la Grèce antique, Byzance
demeurant étrangère à leur pensée99. Pourtant, la vision nationale de Rigas

Strahan & Cadell, 1776-1789). Voir P. Lemerle, « Montesquieu et Byzance », Le flambeau


31/4 (1948), 386-394 ; Idem, « Présence de Byzance », 247-268 ; Zakythinos, « Le monde
de Byzance dans la pensée historique de l’Europe » ; Vasiliev, Ἱστορία τῆς Βυζαντινῆς
Αὐτοκρατορίας, 1:16-24.
96 La μετακένωσις étant définie comme le transvasement d’un récipient dans un autre.
97 A. Koraïs, Ἀκολουθία καὶ τέλος τῶν αὐτοσχέδιων στοχασμῶν, dans K. T. Dimaras, Ὁ Κοραῆς καὶ
ἡ ἐποχή του (Athènes : Aetos, 1953), 162-163 ; Idem, Ἄσμα Πολεμιστήριον, ibidem, 91 ; Idem,
Διάλογος δύο Γραικῶν (Venise : Chrysippos tou Kritovoulou, 1805), 37. Voir C. T. Dimaras, La
Grèce au temps des Lumières (Genève : Droz, 1969) ; Kitromilides, Nεοελληνικὸς Διαφωτισμός,
et Idem, Enlightenment and Revolution. The Making of Modern Greece (Cambridge, MA –
Londres : Harvard University Press, 2013) ; A. Politis, « “Αν ήρχιζε μετά είκοσι χρόνους …”.
Ο Κοραής, οι κοινωνικές ιδέες του Διαφωτισμού και η Ελληνική Επανάσταση », Ο Ερανιστής 26
(2008), 241-254 ; P. M. Kitromilides, dir., Adamantios Korais and the European Enlighten­
ment (Athènes : SVEC, 2010) ; O. Augustinos, « Philhellenic Promises and Hellenic Visions:
Korais and the Discourses of the Enlightenment », dans Hellenisms. Culture Identity and
Ethnicity from Antiquity to Modernity, dir. K. Zacharia (Aldershot : Ashgate, 2008), 169-200.
98 S. Koumanoudis, Λόγος ἐκφωνηθεὶς τῇ 20ῇ Μαΐου 1853 κατὰ τὴν ἐπέτειον ἑορτὴν τῆς ἱδρύσεως
τοῦ Πανεπιστημίου Ὄθωνος, ὑπὸ Στεφάνου Ἀ. Κουμανούδη, ἐκτάκτου καθηγητοῦ τῆς λατινικῆς
φιλολογίας, κατ’ ἐντολὴν τῆς Ἀκαδημαϊκῆς Συγκλήτου (Athènes : Imprimerie royale, 1853) ;
autres exemples chez Zakythinos, « Le monde de Byzance dans la pensée historique de
l’Europe », 93-94, et A. É. Karathanasis, Ἡ τρίσημη ἑνότητα τοῦ Ἑλληνισμοῦ. Ἀρχαιότητα –
Bυζάντιο – Nέος Ἑλληνισμὸς (Salonique : Adelfoi Kyriakidi, 1991), 31-33.
99 Zakythinos, « Le monde de Byzance dans la pensée historique de l’Europe », 41-47 ; Idem,
« Μεταβυζαντινὴ καὶ Νεωτέρα Ἑλληνικὴ Ἱστοριογραφία » ; Lemerle, « Présence de Byzance »,
254 ; A. Cameron, « The Absence of Byzantium », Νέα Εστία 163/1807 (2008), 4-59 ;

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30 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Vélestinlis (1757-1798) n’exclut pas l’Empire byzantin ; partisan enthousiaste


des idées du siècle des Lumières et précurseur de la Μεγάλη Ιδέα (Grande
Idée), il s’inspire de la Révolution française pour envisager une république an-
thropocentrée et œcuménique, suivant le modèle social à petite échelle des
anciennes villes grecques, qui serait intégrée dans un système étatique su-
perposé à divers peuples, ayant le grec pour langue officielle et Byzance pour
cadre spatial100.
L’influence des Lumières sur la pensée et le mode de vie des intellectuels
grecs du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle soulève, en revanche,
les critiques des cercles ecclésiastiques et post-byzantinistes, qui jettent
l’anathème à la fois sur le rationalisme, le libéralisme et le modernisme d’idées
jugées dangereuses et menaçantes pour la pureté de l’orthodoxie et des va-
leurs traditionnelles romaïques (ρωμιοσύνη vs γραικισμός). On soutient que
ces idées ont été identifiées à la France et, généralement, à l’Europe, grécisée
de la période antique mais assimilée par les Francs au cours du Moyen Âge
(« ἐκφράγκευση »)101. En 1794, depuis la Moldovalachie, Alexandros Kalfoglou
évoque les enseignements athées et immoraux des Français102. En 1811, Michael
Perdikaris (1766-1828) qualifie Voltaire de « débauché » (« φαυλόβιος ») et le
comte de Mirabeau d’« insensé » (« ἀφρονέστατος »)103.
En dépit de la violence de ces critiques, la vision défendue par Rigas et
Koraïs initie la réhabilitation de Byzance dans l’historiographie grecque ;
celle-ci se déroule véritablement durant la seconde moitié du XIXe siècle, bien
après celle du Moyen Âge dans l’historiographie occidentale, et entre dans
le cadre de la construction du récit national de l’histoire grecque. Démétrios

T. Kiousopoulou, « Σκέψεις για την “απουσία του Βυζαντίου” », Νέα Εστία 163/1810 (2008),
626-632 ; D. Christodoulou, « Byzantium in Nineteenth-Century Greek Historiography »,
dans The Byzantine World, dir. P. Stephenson (Londres – New York : Routledge, 2010), 445-
461 ; A. Cameron, Byzantine Matters (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2014) ;
T. É. Sklavénitis, « Ιστοριογραφία και εθνικές συνειδητοποιήσεις στο τέλος του 18ου αιώνος »,
dans Λόγος και χρόνος στη νεοελληνική γραμματεία (18ος-19ος αιώνας), Actes du colloque en l’hon-
neur d’Alexis Politis (Réthymnon, 12-14 avril 2013), dir. S. Kaklamanis, A. Kalokairinos et
D. Polychronakis (Hérakleion : Panepistimiakes Ekdoseis Kritis, 2015), 97-107.
100 G. Κontogiorgis, Η ελληνική δημοκρατία του Ρήγα Βελεστινλή (Athènes : Parousia, 2008) ; sur
la Grande Idée, voir la discussion ci-dessous.
101 I. C. Romanides, Pωμηοσύνη. Pωμανία. Pούμελη (Salonique : Pournaras, 1975) ; P. G. D.
Metallinos, Tουρκοκρατία. Oἱ Ἕλληνες στὴν Ὀθωμανικὴ Aὐτοκρατορία (Athènes : Akritas, 1988),
147-164 (160 pour la citation), 236-266 ; A. K. Papaderos, Μετακένωσις. Ελλάδα – Ορθοδοξία –
Διαφωτισμός κατά τον Κοραή και τον Οικονόμο, trad. É. Georgoudakis (Athènes : Akritas, 2010,
traduction grecque de sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Mayence, 1962).
102 Bouboulides, « Ἡ “Ἠθικὴ Στιχουργία” τοῦ Ἀλεξάνδρου Καλφόγλου », passim.
103 M. Perdikaris, Ῥῆγας ἤ κατὰ ψευδοελλήνων, dans L. I. Vranousis, dir., Οἱ πρόδρομοι (Athènes :
I. N. Zacharopoulos, 1955), 194.

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Aux origines de la « frankokratia » 31

Alexandridis (1784?-1851?) fait figure de précurseur de cette réorientation,


lorsqu’il augmente sa traduction de The Grecian History from the Earliest State
to the Death of Alexander the Great d’Oliver Goldsmith – paru à Londres, en
1774, en deux volumes – d’un troisième volume sur l’histoire byzantine, qu’il
publie en grec, à Vienne, en 1807 ; dans son sillage, Konstantinos M. Koumas
(1777-1836) poursuit l’effort d’intégrer Byzance à l’histoire de la Grèce, dans la
traduction libre d’une histoire universelle tirée d’auteurs allemands publiée
à Vienne, en 1830-1831. Ces deux traducteurs-historiens utilisent le terme
« byzantin » pour désigner l’Empire médiéval, Koumas imposant la formule
« Γραικικὸς αὐτοκράτορας » pour qualifier l’empereur, attribuant la Renaissance
italienne à la présence d’intellectuels byzantins dans les cours princières ;
néanmoins, tant Alexandridis que Koumas respectent la perspective générale
brossée par Koraïs, imprégnée de l’idéologie des Lumières104.
Jusqu’au début du XIXe siècle, les débats sur les discontinuités observées
dans le cours de l’histoire de l’hellénisme abordent peu la question de ses ca-
ractères originaux durant le Moyen Âge. Tant que la médiation de Byzance n’est
pas clairement établie entre l’Antiquité et la régénérescence contemporaine,
les concepts de « φραγκοκρατία », de « βενετοκρατία » et de « λατινοκρατία »
n’émergent pas ; ils appartiennent à une phase très récente de l’histoire de
la lexicographie grecque, qui participe de l’affirmation d’une expression na-
tionaliste du discours politique et historique ; par maints égards, ces termes
s’inscrivent dans le sillage d’un autre concept, celui de « τουρκοκρατία », dont
l’apparition précède et détermine celui de « φραγκοκρατία ». À chaque fois, la
distinction opérée mène à essentialiser la période considérée, le plus souvent
pour en critiquer les achèvements, dans une perspective de réaménagement
des différentes périodes qui fondent l’histoire nationale grecque.
Que l’insurrection de 1821 provoque une première prise de conscience chez
les lettrés et les hommes politiques ne fait aucun doute. La littérature historio-
graphique du XVIIIe siècle, produite ou non dans le contexte des Lumières, as-
sure que les termes choisis pour qualifier les périodes constitutives du Moyen
Âge se limitent aux catégories propres au langage politique et aux conven-
tions historiques ou diplomatiques en usage. Ainsi, dans l’Ἱστορία χρονολογι-
κὴ τῆς νήσου Κύπρου, qu’il publie à Venise, en 1788, l’archimandrite Kyprianos
use de formules génériques pour qualifier les statuts institutionnels des États

104 O. Goldsmith/Γολδσμίθ, Ἱστορία τῆς Ἑλλάδος […], Τόμος Γ΄. Περιέχων τὴν Βυζαντινὴν ἱστορίαν
[…] (Vienne : Typois Bendoteiois, 18072) ; K. M. Koumas, Ἱστορίαι τῶν ἀνθρωπίνων πράξεων
ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων ἕως τῶν ἡμερῶν μας […], 12 vols. (Vienne : Anton v. Haykul, 1830-
1832), vols. 4-6 ; Idem, Ἱστορικὴ χρονολογία (Vienne : Ek tis typografias Ioannou Sneirerou,
1818), 124 [« Ἐποχὴ Βυζαντινὴ ἤ Κωνσταντινουπολιτική »].

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32 Grivaud and Nicolaou-Konnari

fauteurs des évolutions ; il intitule un chapitre « Παραίτησις τοῦ βασιλείου ὑπὸ


τῆς Αἰκατερίνης, εἰς τὴν Γαληνοτάτην Ἀριστοκρατίαν τῶν Ἐνετῶν », et il poursuit
son récit en usant de termes neutres dépourvus de connotations morales, tant
pour désigner Venise (« Τίτλοι τῶν ἀπὸ Βενετίας Ἐξουσιαστῶν »), que le pouvoir
ottoman (« οἱ Σουλτάνοι τῆς Κωνσταντινουπόλεως », « τὸ Ὀθωμανικὸ Κράτος »)105.
La conception « chyprocentrée » de l’historien aboutit à un traitement chro-
nologique des dominations étrangères ayant submergé l’île, sans leur attribuer
d’identité particulière, ce qui n’empêche pas l’archimandrite d’énoncer des
critiques à l’encontre des Vénitiens ou des Ottomans, jugeant l’administration
des premiers pire que celle des musulmans. Il en ressort une conception qui
place l’histoire régionale au cœur de la réflexion, et qui énumère les sujétions
consécutives subies par Chypre en les associant à une dynastie allochtone ou à
un régime étranger ; loin de lui être personnels, les choix intellectuels, lexicaux
et politiques de Kyprianos procèdent d’une tradition ancienne, dans le prolon-
gement des opinions exprimées – toujours dans le cadre de l’historiographie
chypriote – par Étienne de Lusignan, dans les années 1570-1580106. À maints
égards, ces deux historiens préfigurent l’érudition qui anime l’esprit des socié-
tés savantes italiennes de « storia patria », au milieu du XIXe siècle107.
Une présentation similaire de l’histoire malheureuse des Grecs figure sous
la plume d’Adamantios Koraïs, dans le célèbre Mémoire sur l’état actuel de la
civilisation dans la Grèce, qu’il prononce en 1803, où il rappelle les inlassables
dominations subies par les Chiotes, ses compatriotes :

Mais ce qui fait le plus d’honneur à ces insulaires, c’est qu’ayant passé de
l’état démocratique sous le joug des Macédoniens, ensuite sous celui des
Romains, des Génois, et enfin des Turcs, ils ont toujours été, en dépit de
toutes ces révolutions, les moins asservis […].

Le régime ottoman, coupable de tyrannie, de barbarie ou de despotisme, est


désigné par les termes usuels du vocabulaire politique – « la Porte », « le gou-
vernement turc » –, ce qui n’empêche pas Koraïs de porter de sévères juge-
ments : « Au milieu du siècle passé, les Grecs étoient une nation pauvre, qui

105 Kyprianos, Ἱστορία χρονολογικὴ τῆς νήσου Κύπρου, 388, 399, 408, 411, 597 ; Kitromilides,
Νεοελληνικὸς Διαφωτισμός, 118-122 ; I. Koubourlis, La formation de l’histoire nationale
grecque. L’apport de Spyridon Zambélios (1815-1881) (Athènes : Institut de recherches
néohelléniques, Fondation nationale hellénique de la recherche, 2005), 76-77.
106 Lusignano, Chorograffia, fols. 83v-84r ; Lusignan, Description, fols. 213v-214v.
107 G. B. Clemens, « Le società di storia patria e le identità regionali », Meridiana 32 (1998),
97-119.

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Aux origines de la « frankokratia » 33

gémissoit sous le joug le plus affreux, et éprouvoit tous les funestes effets d’un
long asservissement »108. La traduction grecque du mémoire, accomplie par
Anastasios Konstantinidis et publiée à Athènes, en 1853, respecte le ton et la
terminologie de Koraïs, sans apporter d’innovations lexicales ; les Génois et
les Turcs sont confondus parmi les pouvoirs étrangers ayant soumis Chios,
ils représentent de simples jalons dans le long processus d’asservissement de
la nation grecque initié par Philippe de Macédoine109. Ainsi, Koraïs adhère
à l’idéologie des Lumières qui envisage la continuité nationale à travers une
suite ininterrompue de catastrophes et de chutes depuis l’Antiquité110.
Au nom d’une philosophie libérale, Koraïs condamne les régimes despo-
tiques qui maintiennent en esclavage la nation grecque ; si l’objectif consiste
bien à renverser le pouvoir ottoman, coupable de toutes les tyrannies imagi-
nables sur terre, dans son esprit, il ne fait aucun doute que l’Empire byzan-
tin fut, lui aussi, une construction politique oppressive envers le peuple ; en
cela, Koraïs prolonge les attaques des Lumières contre les empires romain et
byzantin. Cependant, en ignorant les différents acteurs de la décadence du
peuple grec au Moyen Âge, Koraïs évite d’associer la phase de la domination
franque à un épisode supplémentaire de la longue période d’asservissement de
la nation ; ce silence se comprend à la lueur de son argumentation politique,
puisqu’il présente les Français comme les inspirateurs du mouvement d’éman-
cipation des nations, au nom de la liberté et de l’égalité, après 1789 ; dans ces
conditions, comment inclure les Français et leurs ancêtres francs à la liste des
persécuteurs du peuple grec ? Koraïs préfère exalter les élans moraux et poli-
tiques qui rapprochent les deux peuples, en une formulation proche du poème
cité plus haut, où il évoque la nation unie des Grecs et des Français (« ἕν ἔθνος
Γραικογάλλοι ») :

108 A. Koraïs, Mémoire sur l’état actuel de la civilisation dans la Grèce, lu à la Société des obser-
vateurs de l’homme le 16 nivôse an XI (6 janvier 1803) (Paris : Société des observateurs de
l’homme, 1803, réimpr. Paris : Institut néohellénique de la Sorbonne, Université Paris IV,
1978, Athènes : Institut de recherches néohelléniques, Fondation nationale hellénique de
la recherche, 1983), 38, 45, 58.
109 A. Koraïs, Ὑπόμνημα περὶ τῆς παρούσης καταστάσεως τοῦ πολιτισμοῦ ἐν Ἑλλάδι, trad.
A. Konstantinides (Athènes : Ek tis typografias C. Nikolaidou Philadelpheos, 1853), où on
remarque à la p. 36 que les Chiotes furent placés « […] ὑπὸ τὸν ζυγὸν τῶν Μακεδόνων, εἶτα
τῶν Ῥωμαίων, τῶν Γενουαίων, καὶ τέλος τῶν Τούρκων ».
110 Cf. Κ. Zanou, « Προς μια συνολική θεώρηση του εθνικού χρόνου: Πνευματικές ζυμώσεις στον
ιταλικό-επτανησιακό χώρο κατά το α΄ μισό του 19ου αιώνα », dans Θ´ Πανιόνιο Συνέδριο (Παξοί,
26-30 Μαΐου 2010). Πρακτικά (Paxoi : Etaireia Paxinon Meleton, 2014), 323-348, ici 345.

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34 Grivaud and Nicolaou-Konnari

La révolution n’a pas plutôt commencée, que le même instinct a rangé


les Grecs du côté des Français, et les y tient encore. Un pressentiment
confus des effets et des suites que cette révolution auroit pu produire re-
lativement au sort de la Grèce, éveilla tout à coup dans leurs esprits, déjà
préparés par un peu plus d’instruction, des idées, qui, sans la prise de
l’Égypte par les Français, auroit paru romanesques111.

Koraïs évite de remuer un passé conflictuel, et il passe sous silence la période


sombre de la domination franque sur la Grèce, assimilée à une époque où la
barbarie régnait indistinctement sur toute l’Europe ; fidèle à sa théorie de la
métakénôsis, il envisage la possibilité que les Grecs contemporains puissent
revivifier l’Occident, si, d’aventure, il basculait dans les ténèbres :

Les événements arrivés en France ont imprimé à la révolution morale


de la Grèce une marche plus régulière, et un caractère de vitalité, si je
puis m’exprimer ainsi, si prononcé que les Grecs ne peuvent plus reculer
dans la nouvelle carrière qu’ils se sont ouverte. Je dis plus : il existe
dans ce moment dans la Grèce assez de livres Européens traduits, assez
d’hommes instruits, pour que, après avoir fait fleurir les lettres chez eux,
ils viennent encore les faire renaître une seconde fois en Europe, s’il étoit
possible que l’Europe retombât dans la barbarie du treizième et du qua-
torzième siècle112.

L’hostilité de Koraïs envers Byzance et, plus généralement envers l’époque mé-
diévale, n’affecte pas les savants grecs de manière uniforme ; on a déjà évoqué
le cas de Démétrios Alexandridis, qui, à Vienne, dans les mêmes années, offre
un assez copieux volume consacré à l’histoire byzantine, de l’avènement de
Constantin à 1453. Suivant les vicissitudes du Moyen Âge grec, Alexandridis
opte pour une approche traditionnelle de l’historiographie en narrant les
règnes particuliers de chaque empereur. S’il souligne l’importance de la prise
de Constantinople en 1204, il n’assimile pas l’événement à une rupture fonda-
mentale dans le cours de l’hellénisme médiéval, par le fait que les pressions aux
frontières sont multiples : les progrès militaires des Turcs font l’objet de longs
développements, nettement supérieurs à ceux réalisés par les Occidentaux. Le
plus étonnant tient en la terminologie adoptée par Alexandridis, qui ignore
le vocable « Franc » auquel il préfère celui de « Λατῖνοι » ; à différentes étapes

111 Koraïs, Mémoire sur l’état actuel, 43. Pour le poème, voir supra note 97.
112 Ibidem, 54.

Frankokratia 1 (2020) 3-55


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Aux origines de la « frankokratia » 35

de son récit, il identifie les acteurs par des ethnonymes – « Γάλλοι », « Ἑνετοί »,
« Κατελάνοι », « Γενοάτοι » –, il cite la succession des familles étrangères à la
tête du duché d’Athènes, aux mains des de La Roche puis des « Ἀκκιάβολοι/
Acciaiuoli », mais en usant du terme fédérateur « Latins », Alexandridis évacue
les références aux Francs ou aux croisés113. Faut-il, derrière ce choix, suspecter
des intentions politiques similaires à celles de Koraïs, ou bien n’y voir que l’ef-
fet d’une connaissance insuffisante des acteurs de l’histoire médiévale ?
La division de la période d’asservissement millénaire en phases originales se
déroule lentement au fil de la décennie 1820, alors que l’insurrection grecque
réveille les consciences dans toute l’Europe ; Ioannis Kapodistrias (1776-1831)
opère un premier pas, puisqu’il semble tenir un rôle dans la formation du néo-
logisme « τουρκοκρατία ». Au départ, le futur gouverneur de la Grèce n’énonce
pas ce concept lorsqu’il écrit à Ignace, métropolite d’Arta et de Lépante, une
lettre datée du 12 avril 1823114 ; depuis Genève, Kapodistrias formule une série
de remarques sur les principales articulations caractérisant l’histoire de la na-
tion grecque, destinées à Jacovaky Rizo Néroulos (1778-1850), éminente figure
de la société phanariote en exil ; dans sa lettre rédigée en français, et traduite en
grec par Andréas Moustoxydis, Kapodistrias se conforme au vocabulaire poli-
tique traditionnel quand il évoque le pouvoir ottoman, désigné par des termes
neutres : « Ὀθωμανικὸ Κράτος », « Τουρκικὴ κυβέρνηση », « Ὀθωμανικὴ κυβέρνη-
ση » ; lorsque Kapodistrias marque une distinction entre diverses phases de
la domination ottomane, il oppose « l’époque de l’ascendance de la puissance
Ottomane/ἐπὶ τῆς ἐποχῆς τῆς προόδου τοῦ Ὀθωμανικοῦ κράτους » à « l’époque
de la décadence de l’Empire ottoman/Παρακμὴ τοῦ Ὀθωμανικοῦ κράτους » ;
sensible aux évolutions chronologiques, politiques et sociales, Kapodistrias
ne tire pas, alors, une essence spécifique d’une période ottomane appréhen-
dée dans sa globalité, pas plus qu’il ne cerne d’autres périodes de l’histoire
grecque de manière déterminée115. Dans sa compréhension du passé national,
Kapodistrias évolue néanmoins à la fin des années 1820, comme on le verra
plus bas, sans doute en écho à la publication du premier essai de synthèse sur

113 Goldsmith/Γολδσμίθ, Ἱστορία τῆς Ἑλλάδος […], Τόμος Γ΄, 231-272.


114 K. Zanou, « Ο Ιωάννης Καποδίστριας, ο Ιακωβάκης Ρίζος Νερουλός και η Νεότερη Ιστορία της
Ελλάδας », Μνήμων 30 (2009), 141-178 ; pour un récent état de la gouvernance exercée par
Kapodistrias : K. Kostis, « Τα κακομαθημένα παιδιά της ιστορίας ». Η διαμόρφωση του νεοελληνι-
κού κράτους 18ος-21ος αιώνας (Athènes : Ekdoseis Pataki, 20182), 167-175.
115 K. T. Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, ἡ ἐποχὴ του, ἡ ζωὴ του, τὸ ἔργο του (Athènes :
MIET, 1986), 159, fait référence à une lettre de Kapodistrias à Moustoxydis, le priant de pri-
vilégier l’étude du Moyen Âge à partir des dépôts d’archives et des bibliothèques d’Italie.

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36 Grivaud and Nicolaou-Konnari

l’histoire de la Grèce, dû précisément à la plume de son correspondant, Rizo


Néroulos116.
Dans son Histoire moderne de la Grèce qu’il publie en français à Genève, en
1828, Rizo Néroulos associe étroitement la période des croisades à celle de la
domination ottomane, qui, ensemble, impriment le même degré d’asservisse-
ment aux Grecs en exploitant leurs ressources ; aux yeux de Rizo Néroulos, les
« Latins » préparent le terrain aux Ottomans en affaiblissant l’Empire byzantin,
si bien que le joug des « Occidentaux » et des « Francs » se révèle aussi brutal
que celui des Turcs117. Cependant, dans son interprétation du passé, l’historien
ne procède pas à des néologismes particuliers, que la langue française ne fa-
vorise guère, il est vrai ; Rizo Néroulos n’avance pas davantage dans la division
de l’histoire grecque médiévale en phases spécifiques, sans doute parce que
l’essentiel de son propos porte sur la période de la domination ottomane, dont
il ne cesse de critiquer les achèvements.
Est-ce en réponse aux thèses développées par l’historien propagandiste
que Kapodistrias, devenu gouverneur de la Grèce insurgée par la volonté de
l’Assemblée nationale tenue à Trézène, en 1827, avance – pour la première fois,
semble-t-il – le concept de « τουρκοκρατία », dans une encyclique publiée le
18 mai 1829, à Égine118 ? Le texte est consacré à l’établissement des services as-
surant la poste dans les territoires insurgés, où la référence à la « τουρκοκρατία »
a pour fonction de souligner la rupture entre la période chaotique antérieure
et les nouveaux principes moraux inspirant l’organisation née de l’insurrection
de 1821 : « Ἐπὶ Τουρκοκρατίας, καθὼς συμβαίνει καὶ εἰς πολλὰς ἄλλας αὐθαιρέτως
ἐνεργούσας Διοικήσεις, ἐπεκράτει ἡ συνήθεια τῶν λεγομένων ποδοκοπίων, ἥτις δὲν

116 J. Rizo Néroulos, Histoire moderne de la Grèce depuis la chute de l’Empire d’Orient (Genève :
Abraham Cherbuliez libraire, 1828). En ce qui concerne la figure déterminante de Rizo
Néroulos, manque une analyse globale sur sa vie et son rôle parmi les élites intellectuelles
des années 1820-1840 ; des éléments de réponse figurent chez : J. Humbert, dans la pré-
face à J. Rizo Néroulos, Cours de littérature grecque moderne donné à Genève (Genève –
Paris : Abraham Cherbuliez libraire, 1827), v-xxiv ; B. Bouvier et A. D. Lazaridou, dans
l’introduction à J. Rizo Néroulos, Analyse raisonnée de l’ouvrage intitulé Charte turque
(Athènes : MIET, 2013), 13-27 ; également chez I. Koubourlis, Οι ιστοριογραφικές οφειλές των
Σπ. Ζαμπέλιου και Κ. Παπαρρηγόπουλου. Η συμβολή Ελλήνων και ξένων λογίων στη διαμόρφωση
του τρισήμου σχήματος του ελληνικού ιστορισμού (1782-1846) (Athènes : Institouto Istorikon
Spoudon, Tmima Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon, 2012), 224-260.
117 Rizo Néroulos, Histoire moderne de la Grèce, 29.
118  Athènes, Archives Générales de l’État/Γενικά Αρχεία του Κράτους (= ΓΑΚ), Συλλογή
Βλαχογιάννης, Κατάλογος Α΄, fol. 126 ; I. K. Mazarakis Ainian, « Ἑλληνικὴ Βιβλιογραφία 1800-
1863. Προσθῆκες, διορθώσεις, συμπληρώσεις (Μονόφυλλα τοῦ ἀγῶνος, 1823-1832) », Τετράδια
ἐργασίας 10 (1988), 62, no 58 ; nous devons cette référence au prof. Alexis Politis (Université
de Crète) et à Marinos Sarigiannis (Institut d’études méditerranéennes, Réthymnon), que
nous remercions ; notre plus grande reconnaissance également à Mina Stathopoulou
(ΓΑΚ), qui a facilité l’identification du document au sein de la Collection Vlachoyiannis.

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Aux origines de la « frankokratia » 37

εἶναι ἄλλο εἰμὴ μία ἀπὸ τὰς πολλὰς προφάσεις, διὰ νὰ γυμνόνεται ὁ δυστυχὴς λαός ».
Aucune justification de nature historique, ou autre, n’explique le choix du vo-
cable, sans doute déjà répandu dans la langue parlée tant sa compréhension
s’avère implicite ; indiscutablement, le néologisme formalise le passage d’une
époque révolue à une nouvelle, où les hommes gouvernent en fonction d’une
éthique inspirée de principes légitimés par la philosophie antique.
Néanmoins, le langage historique et politique des années 1820 tarde à in-
venter des concepts satisfaisant les besoins d’une construction idéologique
adaptée à la régénérescence de la nation. Ainsi, dans les dictionnaires compi-
lés et publiés durant cette décennie, ne trouve-t-on aucune entrée se référant à
« τουρκοκρατία » et, a fortiori, à « φραγκοκρατία », que l’on feuillette l’ouvrage de
Félix Désiré Dehèque ou celui de Johann Adolf Erdmann Schmidt119. Dans les
années 1830, alors que l’Empire ottoman incarne un système répulsif de valeurs
politiques et morales, le néologisme « τουρκοκρατία » se diffuse de manière par-
cimonieuse, sans passer dans l’usage, et le récit que Ioannis Filimon (1799-1874)
consacre à l’histoire de la Φιλική Εταιρεία/Société des amis, en 1834, en fournit un
bon exemple ; dans cet ouvrage, l’historien accable les Turcs d’innombrables
critiques morales, où convergent l’exercice tyrannique du pouvoir, la pratique
aveugle de l’asservissement des peuples et le manque d’instruction ; lorsqu’il
considère les formes ou les agents de la période de la domination ottomane
sur la Grèce, Filimon utilise les termes conventionnels : « Τουρκικὴ κυριαρχία »,
« Τουρκικὴ ἐξουσία », « Τουρκικὴ κυβέρνηση », « Ὀθωμανικοῦ βασιλείου » ; à deux
reprises seulement, il recourt au néologisme « τουρκοκρατία », afin de désigner
la période appréhendée dans sa globalité ; pour qualifier Byzance (« Ἀνατολικὴ
Αὐτοκρατορία », « Ῥωμαϊκὴ Μοναρχία », « Ἀνατολικὸν Κράτος ») ou la domina-
tion vénitienne (« τῶν Ἐννετῶν Ἀρχοντεία/Ἀριστοκρατία »), Filimon n’invente
aucun terme, ce qui s’explique par le fait que ces pages de l’histoire grecque ne
cristallisent pas son intérêt120.
Assurément, les enseignements tirés de l’Antiquité grecque continuent
de mobiliser les historiens qui réflechissent à la philosophie de l’histoire, ou
qui enquêtent sur les caractères patrimoniaux du nouvel hellénisme121. À cet
égard, Georgios Kozakis-Typaldos (1790-1867) livre une puissante réflexion sur

119 F . D. Dehèque, Dictionnaire grec moderne français (Paris : Jules Duplessis & Co, 1825), 614,
647 ; J. A. E. Schmidt, Neugriechisch-deutsches und deutsches-neugriechisches Wörterbuch,
2 vols. (Leipzig : E. B. Suikert, 1825), 1:447, 473.
120 I. Filimon, Δοκίμιον ἱστορικὸν περὶ τῆς Φιλικῆς Ἑταιρίας (Nauplie : T. Kontaxis et N. Loulakis,
1834), ζ΄, 6, 11, 28, 35-36, 43 ; sur l’auteur, voir Koubourlis, Οι ιστοριογραφικές οφειλές των Σπ.
Ζαμπέλιου και Κ. Παπαρρηγόπουλου, 260-273.
121 K. T. Dimaras, « Προσπελάσεις τοῦ ἑλληνικοῦ στοχασμοῦ στὸν χῶρο τῆς ἱστοριονομίας »,
Δευκαλίων 21 (1978), 47-56, repris dans Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 442-452, 603 (450 plus
spécialement).

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38 Grivaud and Nicolaou-Konnari

les conditions historiques de la liberté en Grèce antique, dans un essai publié


à Athènes, en 1839122. Kozakis-Typaldos précise qu’il examine le détail des
situations politiques jusqu’à l’avènement d’Alexandre le Grand, qui marque
l’achèvement de la première période de l’histoire de la Grèce. Sans dévoiler
les critères justifiant sa périodisation, il déroule, en note de bas de page, les
six périodes structurantes de l’histoire nationale, selon la séquence suivante :
« ἑλληνική », « ἑλληνομακεδονική », « ἑλληνορωμαϊκή », « ἑλληνογραικορωμαϊκή »,
« ἑλληνοθωμανική », « νεοελληνική »123. Cette périodisation reflète un point de
vue intéressant, dont on peut néanmoins douter du bien-fondé quant à son
élaboration épistémologique ; Kozakis-Typaldos a suivi des études de méde-
cine à Padoue et à Paris, où il reçoit l’influence des philosophes rassemblés
dans le courant des Idéologues, avant de s’engager dans l’insurrection grecque,
aux côtés de Dimitris Ypsilandis, pour lequel il compose la célèbre déclaration,
datée du 24 février 1821, « Μάχου ὑπὲρ πίστεως καὶ πατρίδος »124. Son engage-
ment dans le mouvement de libération nationale, pas plus que sa formation
intellectuelle, n’expliquent les arguments fondant sa périodisation de l’his-
toire grecque ; on remarque néanmoins que le médecin et historien des idées
ignore le qualificatif « byzantin », auquel il préfère la formule agglutinante
d’« ἑλληνογραικορωμαϊκός » ; il ne reconnaît pas davantage les siècles consécu-
tifs à la conquête franque de 1204 comme une période spécifique.
Indépendamment des qualités de l’essai, aucun consensus ne définit la
période médiévale en ses différentes phases parmi les historiens de ces an-
nées : la focalisation sur le modèle antique et l’hostilité au régime ottoman
continuent de cristalliser les attentions, et les néologismes construisant de
nouveaux paradigmes historiques ne s’imposent pas. Ainsi, ni dans le volumi-
neux ouvrage qu’Alexandre Vlastos (1813-1844) consacre à l’histoire de Chios,
en 1840, dans lequel la domination de Gênes est longuement développée, ni

122 G. Kozakis-Typaldos, Φιλοσοφικὸν δοκίμιον περὶ τῆς προόδου καὶ τῆς πτώσεως τῆς παλαιᾶς
Ἑλλάδος (Athènes : P. Mantzarakis, 1839).
123 Ibidem, 14 ; ce découpage original de l’histoire nationale a été précédemment relevé par
Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 99-100, et Koubourlis, La formation de l’histoire
nationale grecque, 81-87.
124 Sur la carrière et l’œuvre de Kozakis-Typaldos : T. Tipaldos-Forestis, Biografia di Giorgio
K. Tipaldo Cefaleno (Venise : Tipografia del Commercio di Marco Visentin, 1878) ; R. D.
Argyropoulos, « O Γεώργιος Κοζάκης-Τυπάλδος ανάμεσα στο Διαφωτισμό και στο ρομα-
ντισμό », Δελτίο της Ιστορικής και Εθνολογικής Εταιρείας της Ελλάδος 32 (1989), 81-92, repris
dans Eadem, Νεοελληνικός ηθικός και πολιτικός στοχασμός. Από τον Διαφωτισμό στον Ρομαντισμό
(Salonique : Vanias, 2003), 197-209 ; É. G. Leontsini, « Δημοκρατία και ελευθερία κατά
τον Γεώργιο Κοζάκη-Τυπάλδο: επιδράσεις και πρωτοτυπία », Κερκυραϊκά Χρονικά, 2e série,
11 = Πρακτικά Ι΄ Πανιόνιου Συνεδρίου, Κέρκυρα, 30 Απριλίου-4 Μαΐου 2014 (Corfou : Etaireia
Kerkyraïkon Spoudon, 2017), 115-131.

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Aux origines de la « frankokratia » 39

dans l’étude d’Épaminondas I. Stamatiadis (1835-1901) sur l’Empire latin de


Constantinople, publiée en 1865, ne figurent « τουρκοκρατία », « φραγκοκρατία »
ou « λατινοκρατία »125. Les termes n’apparaissent pas non plus dans les diction-
naires grecs ou grec-français et français-grec de Skarlatos D. Byzantios (1798-
1878) publiés durant les années 1830-1840126.
Cette imprécision quant à la compréhension du passé médiéval grec est
partagée par les philhellènes, savants ou publicistes, qui prennent le parti des
insurgés et adhèrent à l’idéologie de la régénération nationale ; à leurs yeux,
l’Antiquité classique représente un modèle dont la perfection sert de guide,
tant en matière politique, que philosophique ou civilisationnelle, justifiant
l’intérêt pour la culture néo-hellénique127. Dans cette perspective, la période
de la domination franque suscite un médiocre intérêt ; en témoigne James
Emerson (1804-1869), professeur au Trinity College de Dublin, qui, en 1830,
donne une History of Modern Greece from Its Conquest by the Romans B.C. 146,
to the Present Time, publiée après un récit de voyage dans la Grèce insurgée
de 1825. Emerson y expose les causes éclairant la situation contemporaine
des Grecs, et il concentre son analyse sur les dominations successives sup-
portées depuis la conquête romaine ; pour la période consécutive à 1204, s’il
admet que la conquête franque inaugure une période nouvelle dans l’histoire
de la Grèce, il n’en cerne pas l’originalité et la condamne de façon globale, en
termes explicites :

125 A. M. Vlastos, Χιακά: ἤτοι ἱστορία τῆς νήσου Χίου ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τῆς ἔτει 1822
γενομένης καταστροφῆς αὐτῆς παρὰ τῶν Τούρκων, 2 vols. (Ermoupolis : Georgios Polymeris,
1840) ; É. I. Stamatiadis, Ἱστορία τῆς ἁλώσεως τοῦ Βυζαντίου ὑπὸ τῶν Φράγκων καὶ τῆς αὐτόθι
ἐξουσίας αὐτῶν, 1204-1261 μ.Χ. (Athènes : A. Ktenas et P. Soutsas, 1865) ; Idem, Οἱ Καταλανοὶ ἐν
τῇ Ἀνατολῇ. Οἷς προσετέθη καὶ ἀνέκδοτός τις χρονολογία τῶν Ἀθηνῶν (Athènes : C. Antoniadis,
1869).
126 S. D. Byzantios, Λεξικὸν τῆς καθ’ ἡμᾶς ἑλληνικῆς διαλέκτου, μεθηρμηνευμένης εἰς τὸ ἀρχαῖον ἑλ-
ληνικὸν καὶ τὸ γαλλικὸν (Athènes : Imprimerie royale, 1835) ; Idem, Λεξικὸν ἐπίτομον τῆς
Ἑλληνικῆς Γλώσσης συντεθὲν μὲν ὑπὸ Σκαρλάτου Δ. τοῦ Βυζαντίου ἐπὶ τῇ βάσει πάντων τῶν ἄχρι
τοῦδε ἐκδεδομένων Ἑλληνικῶν λεξικῶν καὶ πλουτισθὲν ἐπὶ τέλους διαφόροις πίναξι χρονομετρικοῖς,
νομισματολογικοῖς κλπ. κατὰ τὸ νεωστὶ εἰσαχθὲν εἰς τὴν Ἑλλάδα μετρικὸν σύστημα (Athènes :
A. Koromilas, 1839) ; Idem, Λεξικὸν Γαλλο-Ἑλληνικὸν (Athènes : A. Koromilas, 1846).
127 G. Most, « Philhellenism, Cosmopolitanism, Nationalism », dans Hellenisms. Culture
Identity and Ethnicity from Antiquity to Modernity, dir. K. Zacharia (Aldershot : Ashgate,
2008), 151-168 ; Augustinos, « Philhellenic Promises and Hellenic Visions » ; D. Barau,
La cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829) (Paris : Honoré
Champion, 2009), 40-79, 95-109 ; E. Konstantinou, « Graecomania and Philhellenism »,
European History Online (EGO), Leibniz Institute of European History (IEG), Mayence
2012-11-23 : <http://www.ieg-ego.eu/konstantinoue-2012-en URN: urn:nbn:de:0159-201211
2304> [consulté le 4 août 2019] ; G. Tolias, « The Resilience of Philhellenism », The
Historical Review/La Revue historique 13 (2016), 51-70 (voir, en particulier, n. 1 pour un état
de la bibliographie antérieure).

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40 Grivaud and Nicolaou-Konnari

The very nature, however, of the new arrangements was such as must
appear, on the first glance, calculated to be productive of anarchy and
bloodshed, where so many petty tyrants were placed in collision, with
no check save a nominal control, and owning no law but the decisions of
the sword […] During all this long series of revolution and poverty, the
history of Greece is merely a detail of the adventures of her invaders: the
name of her citizens but seldom occurs in the page of her melancholy
annals, and as for her genius, it had ceased to shine.128

La décennie 1840-1850, bien que consécutive à la fondation de l’Universi-


té d’Athènes, où l’enseignement de l’histoire antique est établi comme une
priorité129, montre peu de progrès quant à la réflexion portant sur la périodi-
sation de l’histoire nationale ; la diffusion du terme « τουρκοκρατία » s’effectue
à rythme très lent, si on suit l’indicateur fourni par le lexicographe Stéphanos
Koumanoudis, dans les deux volumes où il inventorie les néologismes grecs,
publié une première fois en 1883, puis complété par son fils en 1900130. Y sont
en effet recensées quatre occurrences de citations : une première est attribuée
au médecin et professeur épirote Konstantinos Mavroyiannis (1816-1861) en
1841, que nous n’avons pu retrouver, mais le ton employé par le savant dans les
descriptions historiques contenues dans ses autres articles renvoie certaine-
ment à un usage exceptionnel du vocable, pour rappeler une période où l’obs-
curantisme ne favorise pas le développement des sciences131.
Si on ne sait rien sur le contexte de la citation prêtée par Koumanoudis à
T. Sellasias l’année suivante (1842)132, la brève histoire d’Athènes de Dionysios
Sourmélis (fin XVIIIe s.-après 1862), publiée la même année, ne laisse aucun

128 J. Emerson, History of Modern Greece from Its Conquest by the Romans B.C. 146, to the
Present Time, 2 vols. (Londres : Henry Colburn & Richard Bentley, 1830), 1:84, 156 (cita-
tions) ; voir également Koubourlis, Οι ιστοριογραφικές οφειλές των Σπ. Ζαμπέλιου και Κ.
Παπαρρηγόπουλου, 277-316.
129 V. D. Karamanolakis, Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο
Πανεπιστήμιο Αθηνών (1837-1932) (Athènes : Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko
Idryma Erevnon, 2006), 31-35.
130 S. Koumanoudis, Συναγωγὴ λέξεων ἀθησαυρίστων ἐν τοῖς ἑλληνικοῖς λεξικοῖς (Athènes :
A. Koromilas, 1883) (le terme y est absent) ; Idem, Συναγωγὴ νέων λέξεων ὑπὸ τῶν λογίων πλα-
σθεισῶν. Ἀπὸ τῆς ἁλώσεως μέχρι τῶν καθ’ ἡμᾶς χρόνων, 2 vols. (Athènes : Typois P. D. Sakellariou,
1900, réimpr. Athènes : Ermis, 1980), 2:1003.
131 Ainsi dans K. Mavroyiannis, « Ἰατρική: ἐνεστῶσα κατάστασις τῆς ἰατρικῆς εἰς τὴν Ἑλλάδα »,
Εὐρωπαϊκὸς Ἐρανιστής 1/3 (1841), 195-236. Voir K. Lappas, Πανεπιστήμιο και φοιτητές στην
Ελλάδα κατά τον 19ο αιώνα (Athènes : Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma
Erevnon, 2004), 465, 636.
132 Il s’agit peut-être de Théodoritos (1787-1843), évêque de Sellasia, également connu sous
le nom de Vrestheni. Voir P. I. Manolakos, « Λάκωνες ευεργέτες και δωρητές και η προσφορά

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Aux origines de la « frankokratia » 41

doute sur l’usage réservé au terme. Prenant une part active à la défense
d’Athènes contre les troupes ottomanes, en 1826-1827, Sourmélis retrace le
passé de la nouvelle capitale du royaume grec de la conquête romaine jusqu’à
1820 ; il s’agit donc, une fois encore, de relater les tribulations de la ville-phare
de l’hellénisme durant plusieurs siècles d’asservissement ; il relate les domi-
nations successives des croisés, des Catalans, de la famille Acciaiuoli, et il
évoque l’intervention de l’« Ἀριστοκρατεία τῆς Βενετίας », sans proposer de
concept générique unissant ces différents pouvoirs ; la période ottomane est
rendue plus volontiers par la formule « ὑπὸ τὴν Τουρκικὴν ἐξουσίαν » que par
le terme « τουρκοκρατία », utilisé à deux reprises seulement, dans le titre et
dans la page de présentation de l’ouvrage133. Nourrissant le même état d’esprit,
Georgios A. Mavrocordatos, professeur de droit public français à l’Université
d’Athènes, emploie le vocable pour célébrer les brillants esprits ayant assuré
la formation intellectuelle de la nation durant la « τουρκοκρατία », dans le dis-
cours qu’il prononce le 2 octobre 1849134. À chaque fois, le néologisme définit la
période de domination ottomane de manière globale, sous la plume de lettrés
dépourvus de formation spécifique en histoire.
Dans ce contexte, l’invention du concept négatif « λατινοκρατία » par Rizo
Néroulos mérite d’être soulignée ; le correspondant de Kapodistrias, premier
historien de la Grèce moderne et premier président de la Société archéolo-
gique d’Athènes (Ἀρχαιολογικὴ Ἑταιρεία τῶν Ἀθηνῶν) entre 1837 et 1844, pro-
nonce un discours devant cette société savante, sous les ruines du Parthénon,
le 25 mai 1841, à 5 heures du soir ; il y réaffirme une conception de l’histoire
conservatrice, toujours axée sur la défense du modèle antique, où il reprend à
son compte les critiques formulées par les Lumières contre Byzance :

L’histoire Byzantine n’est qu’un long enchaînement d’actes stupides, et de


basses violences de ce pouvoir Romain transplanté à Byzance. C’est pour
ainsi dire une colonne de marbre où est gravée l’histoire honteuse de la
misère, et de la dégradation du peuple grec135.

τους στην εκπαίδευση και τον πολιτισμό », thèse de doctorat (Université de Patras, 2014),
131-133.
133 D. Sourmélis, Κατάστασις συνοπτικὴ τῆς πόλεως Ἀθηνῶν ἀπὸ τῆς πτώσεως αὐτῆς ὑπὸ τῶν Ῥωμαίων
μέχρι τέλους τῆς Τουρκοκρατείας (Athènes : A. Angelidou, 1842), 29-36, 52.
134 Λόγοι ἐκφωνηθέντες τὴν 2 Ὀκτωβρίου 1849 ὑπὸ τοῦ πρώην πρυτάνεως κ. Φιλίππου Ἰωάννου παρα-
δίδoντος εἰς τὸν διάδοχον αὐτοῦ τὴν πρυτανείαν τοῦ Ὀθωνείου Πανεπιστημίου καὶ ὑπὸ τοῦ τακτι-
κοῦ καθηγητοῦ τοῦ γαλλικοῦ κώδηκος κ. Γ. Ἀ. Μαυροκορδάτου ἐπὶ τῆς διαδοχῆς τῆς πρυτανείας τοῦ
Πανεπιστημίου (Athènes : Ek tou vasilikou typografiou, 1849), 23.
135 Σύνοψις τῶν Πρακτικῶν τῆς Ἀρχαιολογικῆς Ἑταιρείας τῶν Ἀθηνῶν. Ἔκδοσις Δευτέρα/Résumé des
Actes de la Société archéologique d’Athènes. Deuxième édition (Athènes : Ek tis dimosiou
typografias, 1846), 105 (traduction française, avec texte grec en regard).

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42 Grivaud and Nicolaou-Konnari

À ses yeux, l’arrivée des croisés accentue la décomposition de la société


grecque en fragmentant les territoires byzantins en principautés féodales :
« la Grèce […] fut partagée entre des Ducs, des Comtes, des Barons et des
Marquis. »136 Rizo Néroulos n’entre pas dans une analyse détaillée des diffé-
rents pouvoirs francs ou italiens qui s’exercent après 1204, il reconduit le point
de vue exprimé dans l’essai publié à Genève en 1828 et discuté plus haut, en
considérant la « domination militaire des Croisés » – traduit par « στρατιωτικὴ
λατινοκρατία » – comme une phase historique cohérente, dans sa totalité.
Jamais l’historien ne mentionne les sources qu’il aurait pu consulter pour as-
seoir son opinion, qui correspond davantage à un manifeste politique. On peut
supposer que Rizo Néroulos détermine son vocable en insistant sur la dimen-
sion religieuse opposant la chrétienté grecque à la chrétienté latine ; on peut
encore argumenter que cette habile formule évite de porter une attaque fron-
tale contre la France, puissance qui joue un rôle déterminant dans le soutien à
la nation émergente, et que l’historien salue pour avoir produit une révolution
« […] devenue l’étendard invincible des droits de l’homme et du citoyen »137.
Quels que soient les mobiles de Rizo Néroulos, sa pertinente création lexicale
ne rencontre aucun écho dans la littérature historique des années suivantes.
Jusqu’au début des années 1840, la réflexion sur l’histoire des Grecs durant
la période médiévale demeure un champ scientifique non investi ; cette igno-
rance autorise des prises de position déterminées par un contexte idéologique
et politique plus large, où les zélateurs de l’Antiquité – parmi lesquels Rizo
Néroulos et Koumanoudis – persistent, à la fois, dans leur défense du modèle
classique pour inspirer l’hellénisme régénéré et dans leur rejet de Byzance138.
De manière paradoxale, il faut attendre la publication des thèses provocatrices
de l’Allemand Jakob Philipp Fallmerayer (1790-1861) sur la discontinuité de la
présence grecque en Morée, dans les années 1830, pour que soit posé le pro-
blème de l’identité grecque au Moyen Âge, et pour que des historiens grecs
s’emparent de cette période de leur histoire pour lui donner un sens139.

136 Ibidem, 107 ; la déclaration de Rizo Néroulos a précédemment été analysée par K. T.
Dimaras, « Λεξικογραφία καὶ ἰδεολογία », introduction à la réédition de S. Koumanoudis,
Συναγωγὴ Νέων Λέξεων (Athènes : Ermis, 1980), xxi ; Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 339,
376 ; Nystazopoulou-Pelekidou, « Οι βυζαντινές ιστορικές σπουδές στην Ελλάδα », 160-161 ;
Ε. Gazi, Scientific National History. The Greek Case in Comparative Perspective (1850-1920)
(Francfort-sur-le-Main : Peter Lang, 2000), 67-68.
137 Σύνοψις τῶν Πρακτικῶν τῆς Ἀρχαιολογικῆς Ἑταιρείας τῶν Ἀθηνῶν, 109 ; pour son Histoire mo-
derne de la Grèce, voir supra note 116. Cf. Koumanoudis, Συναγωγὴ νέων λέξεων ὑπὸ τῶν λογί-
ων πλασθεισῶν, 2:594.
138 Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 330-339.
139 J. P. Fallmerayer, Geschichte der Halbinsel Morea während des Mittelalters, 1 : Untergang
der peloponnesischen Hellenen und Wiederbevölkerung des leeren Bodens durch slavische

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Aux origines de la « frankokratia » 43

2.2 L’apport de l’école historiographique heptanésienne


Durant la première moitié du XIXe siècle, le débat sur l’appréhension du passé
national ne se résume pas aux positions des lettrés de la capitale du jeune État
réincarné sous les habits d’une monarchie confiée à une dynastie bavaroise ;
les érudits des Îles ioniennes développent une réflexion parallèle, avec une
dimension originale puisque les institutions politiques et sociales de l’époque
vénitienne perdurent dans les îles jusqu’à l’abrogation de la république de
Venise, en 1797. L’archipel ionien forme un creuset qui obtient une unité po-
litique à partir de l’époque napoléonienne, et qui développe un caractère
spécifique par sa situation de frontière entre les péninsules balkanique et
italienne ; ces îles ne sont-elles pas nommées « Φραγκονήσια » par Philippidis
et Konstantas, dans la synthèse de géographie descriptive qu’ils publient à
Vienne, en 1791140 ?
En conséquence, la mémoire de la domination vénitienne, déposée dans
des archives publiques et dans des collections privées, se révèle mieux entre-
tenue, plus accessible ; l’école historiographique heptanésienne peut déve-
lopper une compréhension nettement mieux articulée de l’histoire sociale,
même si elle participe aux débats sur le sens de la nation, puisqu’elle formule
l’idée de la continuité de l’hellénisme de l’Antiquité à 1821, en un sens qui ins-
pire plus tard l’historiographie romantique élaborée à Athènes. Les historiens
soutiennent, les premiers, que l’identité du nouvel hellénisme résulte de la
confrontation avec l’Occident, à travers une confrontation religieuse, dont les
origines puisent au schisme photien141. En ce contexte historique et politique
original des « États-Unis des Îles ioniennes », plusieurs savants réfléchissent au
passé de leur nation : Andréas Moustoxydis, Spyridon Zambélios, Panagiotis

Volksstämme, 2 : Morea, durch innere Kriege zwischen Franken und Byzantinern verwüs-
tet und von albanischen Colonisten überschwemmt, wird endlich von den Türken erobert.
Von 1250-1500 nach Christus (Stuttgart – Tübingen : J. G. Cotta, 1830-1836) ; Idem, Welchen
Einfluß hatte die Besetzung Griechenlands durch die Slawen auf das Schicksal der Stadt
Athen und der Landschaft Attika ? (Stuttgart – Tübingen : J. G. Cotta, 1835). Voir infra
note 188 ; E. Skopétéa, Φαλμεράυερ. Τεχνάσματα τοῦ ἀντιπάλου δέους (Athènes : Themelio,
1997) ; G. Véloudis, O Jakob Philipp Fallmerayer και η γένεση του ελληνικού ιστορισμού
(Athènes : E.M.N.E. – Mnimon, 19992).
140 Philippidis et Konstantas, Γεωγραφία Νεωτερική, 178-180 ; voir également les remarques
d’E. Skopétéa, Τὸ “Πρότυπο Βασίλειο” καὶ ἡ Μεγάλη Ἰδέα. Ὄψεις τοῦ ἐθνικοῦ προβλήματος στὴν
Ἑλλάδα (1830-1880) (Athènes : s.é., 1988), 88 et supra note 93.
141 I. Koubourlis, « “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική κατάκτηση: Ο Σπ. Ζαμπέλιος και η
ιστοριογραφική επτανησιακή σχολή στα μεσά του 19ου αιώνα », dans Πρακτικά Ζ΄ Πανιονίου
Συνεδρίου (Λευκάδα, 26-30 Μαΐου 2002) (Athènes : Etaireia Lefkaditikon Meleton, 2004),
1:149-169, en particulier 165.

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44 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Chiotis et Ermannos Lountzis sont les principales figures d’une école histo-
rique polymorphe142.
L’exemple d’Andréas Moustoxydis (1785-1860), qui livre son ouvrage de syn-
thèse sur Corfou, en italien, en 1848, montre que l’érudit ne recourt jamais à la
formule « venetocrazia » ou « francocrazia » ; celui que Spyridon Lambros qua-
lifie de fondateur de l’école historique heptanésienne, qui s’installe à Corfou en
1832 après de longs séjours en Italie, et qui occupe à plusieurs reprises la charge
d’historiographe officiel de l’État ionien, use de périphrases conformes au lan-
gage historique et politique de l’époque : « l’isola si assoggetta ai Veneziani »,
« quei di Butrintὸ […] si dessero liberamente e di buon volontà al veneto do-
minio », « condizione dell’isola al tempo degli Angioini »143. Dans les années
précédentes, alors qu’il édite le périodique Ἑλληνομνήμων, Moustoxydis n’in-
vente pas davantage de termes en grec, ainsi dans la livraison d’avril 1843, lors-
qu’il relève que les « νέαι μεταβολαὶ συμβαίνουσιν εἰς τὴν τύχην τῶν ὑπὸ Λατίνων

142 Sur cette école historique de l’Heptanèse, que les historiens ne reconnaissent pas
comme un courant de pensée cohérent et constitué : S. Lambros, « Ἡ ἱστορικὴ σχολὴ
τῆς Ἑπτανήσου », Nέος Ἑλληνομνήμων 12/3 (1915), 319-347 ; É. Bélia, « Η ιδεολογία της
Επτανησιακής ιστοριογραφίας του 19ου αιώνα », dans Πρακτικά Ε΄ Διεθνούς Πανιονίου Συνεδρίου
(Αργοστόλι-Ληξούρι, 17-21 Μαΐου 1986) (Argostoli : Etaireia Kefalliniakon Istorikon Erevnon,
1989), 2:265-285 ; T. É. Sklavénitis, « Επτανησιακή ιστοριογραφία και γραμματολογία 16ος-20ος
αι. », dans Πρακτικά Ζ΄ Πανιονίου Συνεδρίου (Λευκάδα, 26-30 Μαΐου 2002) (Athènes : Etaireia
Lefkaditikon Meleton, 2004), 1:79-89 ; D. Arvanitakis, « Un viaggio nella storiografia greca.
Immagini della Dominante e degli ordini sociali delle città Ionie (secoli XVI-XVIII) »,
dans Italia-Grecia : temi e storiografia a confronto, dir. C. Maltezou et G. Ortalli (Venise :
Istituto ellenico di studi bizantini e postbizantini, 2001), 91-111 ; Idem, « Τάσεις στην
ιστοριογραφία του Ιόνιου χώρου 17ος-αρχές 19ου αι. », dans Πρακτικά Ζ΄ Πανιονίου Συνεδρίου
(Λευκάδα, 26-30 Μαΐου 2002) (Athènes : Etaireia Lefkaditikon Meleton, 2004), 1:91-115 ; Idem,
« Οι τόποι, οι χρόνοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφίας του Ιονίου κατά τον 19ο αιώνα », dans
Θ´ Πανιόνιο Συνέδριο (Παξοί, 26-30 Μαΐου 2010). Πρακτικά (Paxoi : Etaireia Paxinon Meleton,
2014), 2:293-321 ; N. É. Karapidakis, « Η ιστορία των δυτικών κυριαρχιών: η παρέκκλιση από
την κοινωνική ιστορία στην εθνική. Η διάσταση μεταξύ των στοχαστών και των ιστοριογρά-
φων της κατάκτησης », dans Δ΄ Διεθνές Συνέδριο Ιστορίας. Ιστοριογραφία της νεότερης και σύγ-
χρονης Ελλάδας 1833-2002. Πρακτικά, dir. P. M. Kitromilidis et T. É. Sklavénitis (Athènes :
Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon, 2004), 2:573-584 ; Koubourlis,
« “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική κατάκτηση », 2:150-169 ; Idem, La formation de l’his-
toire nationale grecque, 102-104.
143 A. Moustoxydis, Delle cose Corciresi (Corfou : Nella tipografia del governo, 1848), 453,
460, 464 pour les citations ; sur la vie de l’historien, on renvoie à l’introduction de
D. Arvanitakis : Andrea Mustoxidis & Emilio Tipaldo/Ανδρέας Μουστοξύδης & Αιμίλιος
Τυπάλδος, Carteggio 1822-1860/Αλληλογραφία 1822-1860, éd. D. Arvanitakis (Athènes :
Mouseio Benaki – Kotinos, 2005), 17-67 ; sur sa contribution historique : Lambros,
« Ἡ ἱστορικὴ σχολὴ τῆς Ἑπτανήσου », 322-325 ; Arvanitakis, « Τάσεις στην ιστοριογραφία του
Ιόνιου χώρου 17ος-αρχές 19ου αι. », 111-114.

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Aux origines de la « frankokratia » 45

καταληφθέντων τόπων τῆς Βυζαντινῆς αὐτοκρατορίας »144 ; à chaque fois, le sens


de la précision l’emporte, loin des simplifications opérées par Rizo Néroulos,
dans une narration qui déroule les événements sur une trame chronologique
fondée sur la succession de règnes, dans le cadre de dominations étrangères.
L’apport d’Andréas Moustoxydis à la compréhension de l’histoire natio-
nale repose davantage sur la politique éditoriale qu’il suit pour Ἑλληνομνήμων ;
entre 1843 et 1853, l’érudit publie une série de textes qui reflètent la produc-
tion littéraire des Grecs depuis l’Antiquité jusqu’à ses jours, en passant par le
Moyen Âge ; ainsi, la production intellectuelle de Byzance trouve une place
aux côtés de celles d’autres périodes, induisant l’idée de continuité, démon-
trant que l’hellénisme ne reste pas improductif, malgré les siècles de servi-
tude traversés. Moustoxydis ne formalise pas pour autant une théorie sur la
permanence de l’hellénisme ou sur sa périodisation, partageant l’opinion de
penseurs des Lumières grecques, pour qui la sagesse antique transmise à l’Oc-
cident à la fin de l’époque médiévale a favorisé l’éclosion de la Renaissance.
Néanmoins, Moustoxydis participe d’un courant d’érudition qui rassemble les
sources et les preuves textuelles nécessaires à une réflexion sur la destinée de
l’hellénisme145. Cette dynamique intellectuelle, propre au milieu heptanésien,
provoque un détachement par rapport aux habituels préjugés portés contre
Byzance146 ; par sa proximité avec le corfiote Kapodistrias, dont il partage les
convictions politiques, Moustoxydis entretient un courant de pensée qui se
dégage des dogmes professés par Koraïs et son entourage ; très tôt, dès la fin
de l’année 1830, les critiques pleuvent contre ces lettrés et hommes politiques
qualifiés, par le parti adverse, de « ξένοι […], ἑπτανησοβενετικὴ ψώρα »147.
Il appartient sans conteste à Spyridon Zambélios (1815-1881) d’opérer une
première synthèse sur l’histoire nationale, en réévaluant la place tenue par

144  λληνομνήμων 4 (avril 1843), 230 ; confirmant cet usage de la terminologie, on peut verser

la traduction grecque d’un avis attribué à Moustoxydis – sous le pseudonyme d’Amaury
Duval, Exposé des faits qui ont précédé et suivi la cession de Parga (ouvrage écrit originaire-
ment en grec, par un Parganiote, et traduit en français par un de ses compatriotes) (Paris :
Brissot-Thivars, Corréard, 1820) – Ἔκθεσις τῶν γεγονότων ὅσα συνέβησαν πρὶν καὶ μετὰ τὴν πα-
ραχώρησιν τῆς Πάργας (Σύγγραμμα ἐκδοθὲν ἐν Παρισίοις γαλλιστὶ κατὰ τὸ 1820 ἔτος νῦν δὲ μεταφρα-
σθὲν ὑπὸ Ἰωάννου Βερβιτσιώτου) (Corfou : Typografion Ermis C. Nikolaïdou Philadelpheos,
1851), où apparaissent les formules suivantes, « Βενετικὴ Ἀριστοκρατία », « Εἰς τὰς ἄλλας
ἐπαρχίας τῆς Βενετικῆς πολιτείας » (14).
145 Zanou, « Προς μια συνολική θεώρηση του εθνικού χρόνου », 331-345 ; Eadem, « Διανοούμενοι-
“Γέφυρες” στη μετάβαση από την προεθνική στην εθνική εποχή », Τα ιστορικά 30/58 (2013),
3-22.
146 Comme signalé par Skopétéa, Τὸ “Πρότυπο Βασίλειο” καὶ ἡ Μεγάλη Ἰδέα, 179.
147 Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 329-330 ; Arvanitakis, dans son introduction à la corres-
pondance de Moustoxydis, 41-42 (cité supra note 143).

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46 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Byzance dans le cours de l’histoire grecque148. Aristocrate peu engagé dans


la vie politique, plus philologue qu’historien, ayant reçu une formation ju-
ridique en Italie, Zambélios tire d’ouvrages inventoriant les lettrés grecs la
conscience d’une continuité de l’hellénisme, induite, par exemple, dans
l’Ἀπολογία ἱστορικοκριτική, que Loudovikos Sotiris publie à Trieste, en 1814, titre
auquel peuvent être ajoutés d’autres catalogues composés depuis le début du
siècle149. Zambélios théorise de nouveaux ferments de réflexion sur le passé
médiéval des Grecs dans sa copieuse introduction aux Ἄσματα δημοτικὰ τῆς
Ἑλλάδος. Ἐκδοθέντα μετὰ μελέτης ἱστορικῆς περὶ μεσαιωνικοῦ Ἑλληνισμοῦ, qu’il pu-
blie à Corfou, en 1852150. D’emblée, Zambélios pose le Moyen Âge au centre de
son enquête philologique et historique, lui attribuant un rôle essentiel dans
l’évolution continue de l’hellénisme, entre Antiquité et hellénisme régénéré ;
Zambélios repense la place de Byzance en l’intégrant dans la succession des
époques marquant l’histoire de l’hellénisme, et il confère au christianisme une
place essentielle dans ce processus, puisque la religion assimile la langue et les

148 Sur Zambélios, on renvoie principalement aux travaux de I. Koubourlis, qui incluent les
références bibliographiques antérieures : La formation de l’histoire nationale grecque ;
« “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική κατάκτηση » ; « Η μεθοδολογική συμβολή του
Σπυρίδωνος Ζαμπελίου στην αναθεώρηση της εικόνας του βυζαντινού μεσαίωνα », dans Ποίηση:
Οδυσσέας Ελύτης. Βιολογία: βιολογία και βιοηθική. Ιστορία: Ιωάννης και Σπυρίδων Ζαμπέλιοι.
Πρακτικά Θ΄Συμποσίου, Πνευματικό Κέντρο Δήμου Λευκάδας, Γιορτές Λόγου και Τέχνης, Λευκάδα
16-18 Ιουλίου 2004, dir. D. C. Sklavénitis et T. É. Sklavénitis (Athènes : Etaireia Lefkaditikon
Meleton, 2005), 163-189 ; « Οι οφειλές του Σπυρίδωνος Ζαμπελίου στη γαλλική ρομαντική ιστο-
ρική σχολή », dans Η΄ Διεθνές Πανιόνιο Συνέδριο. Πρακτικά, Χώρα Κυθήρων, 21-25 Μαΐου 2006,
vol. IV/A (Athènes : Etaireia Kythiriakon Spoudon, 2009), 431-456 ; Οι ιστοριογραφικές οφει-
λές των Σπ. Ζαμπέλιου και Κ. Παπαρρηγόπουλου. Parmi les travaux antérieurs, à titre indica-
tif : D. A. Zakythinos, « Σπυρίδων Ζαμπέλιος, ὁ θεωρητικὸς τῆς Ἱστοριονομίας. Ὁ ἱστορικὸς
τοῦ Βυζαντινοῦ Ἑλληνισμοῦ », Πρακτικὰ τῆς Ἀκαδημίας Ἀθηνῶν 49 (1974), 303*-328* ;
I. Z. Oikonomidis, Ἡ ἑνότητα τοῦ Ἑλληνισμοῦ κατὰ τὸν Σπ. Ζαμπέλιο (Athènes : Iolkos, 1989) ;
N. G. Svoronos, « Ὁ Σπυρίδων Ζαμπέλιος », Μνήμων 14 (1992), 11-20.
149 L. Sotiris, Ἀπολογία ἱστορικοκριτικὴ (Trieste : En ti Typografia Gasparos Vaïs, 1814) ;
T. É. Sklavénitis, « Οι κατήγοροι του ελληνικού γένους και η “Απολογία ιστορικοκριτική” του
Λουδοβίκου Σωτήρη », Λευκαδίτικη Πνοή 73 (novembre-décembre 2000), 5, cité par Zanou,
« Προς μια συνολική θεώρηση του εθνικού χρόνου », 326 ; Koubourlis, La formation de l’his-
toire nationale grecque, 67-75.
150 S. Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος. Ἐκδοθέντα μετὰ μελέτης ἱστορικῆς περὶ μεσαιωνι-
κοῦ Ἑλληνισμοῦ (Corfou : Typographeion Ermis Α. Terzaki kai T. Romaiou, 1852). Les opi-
nions sur la pensée de Zambélios ne manquent pas : Lambros, « Ἡ ἱστορικὴ σχολὴ τῆς
Ἑπτανήσου », 339-342, où à la p. 341 est relevé le manque de sources fiables dans la compo-
sition de l’ouvrage de 1860 Ἱστορικὰ σκηνογραφήματα: πάθη τῆς Κρήτης ἐπὶ Ἑνετῶν (Athènes :
Ek tou Typografiou Laz. D. Vilara, 1860, repr. Athènes : Galaxias-Kerameikos, 1971) ; Politis,
Ρομαντικά χρόνια, 53-55 ; Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 119, éga-
lement, 197-200, souligne l’importance de ce préambule, établi comme « le vrai acte de
naissance de l’historiographie grecque du XIXe siècle ».

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Aux origines de la « frankokratia » 47

valeurs de l’hellénisme antique, en inventant le terme « ἑλληνοχριστιανικὸς »


(helléno-chrétien)151.
Les considérations de Zambélios sur la période de la domination franque,
passionnantes, intéressent notre enquête, tant pour le vocabulaire employé
pour décrire les situations historiques que pour les arguments retenus dans la
démonstration. Dans la mesure où l’intérêt de Zambélios consiste à suivre les
mutations de l’hellénisme entre Antiquité et époque moderne, il en observe les
caractères politiques, sociaux et culturels constitutifs (monarchie/aristocratie,
Église/peuple), tant à l’époque byzantine qu’en régime de « ξενοκρατία »152,
ce dernier terme recouvrant indifféremment les situations consécutives aux
conquêtes romaine, franque, vénitienne ou ottomane. Pour mener son analyse,
Zambélios recourt à une division chronologique originale de la « Βυζαντινὴ
ἱστορία » (ou « Βυζαντινὸς Μεσαίωνας », « μέσος Ἑλληνισμός », « Ἑλληνικὸς
Μεσαίωνας », « μεσαιωνικὸς Ἑλληνισμός », « μεσαιωνικὴ Ἑλλάδα »)153, opposant
un Moyen Âge ancien (« ἀρχαῖος μεσαιωνισμὸς ») à un nouveau Moyen Âge
(« νεομεσαιωνισμός »), dont la césure est placée à la fin de la crise iconoclaste et
à l’avènement de la dynastie basilide/macédonienne154.
S’il n’a cessé de rejeter la situation créée par la chute de Constantinople en
1204, Zambélios ne distingue pas la domination franque et vénitienne par une
terminologie particulière, ignorant le recours aux termes « λατινοκρατία » ou
« φραγκοκρατία ». Il s’intéresse aux conséquences de la « φραγκικὴ κατάκτηση »,
de la « λατινικὴ κατάκτηση », voire de l’« ἑνετικὴ κυριαρχία », parfois de la
« γαλλοενετικὴ κατάκτηση » ou de la « σταυροφορικὴ κατάκτηση »155. À maintes
reprises, Zambélios identifie les peuples acteurs des conflits par leurs ethno-
nymes, usant fréquemment de « Φράγγοι/Γάλλοι », « Βενετοί », plus rarement
de « Γενουῖτες », « Πισσαῖοι », sachant aussi rassembler les étrangers sous des
vocables plus larges comme « Σταυροφόροι », « Λατῖνοι » et « Δυτικοί ». À cette
terminologie historique neutre, il oppose des formules nettement plus mor-
dantes, dirigées contre le principe de la croisade et ceux qui l’entretiennent,
venus d’Occident : « οἱ βόρειοι Σταυροφόροι », « μάστιγα τῶν Λατίνων », « ὠνόμα-
σαν τότε τους Σταυροφόρους σταυροφθόρους, στραβοπόρους, μελανὸν νέφος ἀκρίδων »,
« Σταυροφόρος ἐγένετο ταυτοσήμαντον τυχοδιώκτου ληστοῦ », « ψευδοσταυροφορία
γαλλοενετική »156. Cette hostilité repose sur une profonde conviction, à savoir

151 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 81, également, 21-23, 61-81, 116-123.
152 Ibidem, 71, 91, 106, 110, 459.
153 Voir à titre indicatif, ibidem, 21, 23, 25-26, 40, 66, 70.
154 Ibidem, 20-25, 84-115, en particulier 584.
155 Respectivement, ibidem, 28, 108, 114, 401, 432 ; 114, 433, 445, 466 ; 411 ; 114, 432 ; 505.
156 Respectivement, ibidem, 107, 132, 407, 413, 424.

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48 Grivaud and Nicolaou-Konnari

que l’Église de Rome a délibérément élaboré le projet des croisades afin d’assu-
jettir l’hellénisme médiéval et de dominer l’Église orthodoxe.
Face à cette tension, Zambélios scrute l’attitude de l’aristocratie byzantine,
suspecte de collusion avec les ennemis de l’hellénisme (« λατινικὴ τῆς βυζα-
ντινῆς ἀριστοκρατίας μεταλλαγή »), puis de favoriser les tentatives d’Union des
deux Églises, après 1261 et surtout lors du concile de Ferrare-Florence (1439).
Le résultat de ce rapprochement débouche sur ce que Zambélios considère
comme une trahison : la latinisation du rite grec se trouve assimilée à une hybri-
dation franco-grecque (« φραγκογραικικὴ λειτουργία »)157 ; de ce fait, l’historien
légitime la réaction populaire, conduite par son guide éclairé, Gennadios, qui
refuse la célébration d’un office contraire à la tradition orthodoxe ; Zambélios
défend la pureté de l’hellénisme chrétien médiéval, et prend position en faveur
du peuple contre ses élites.
La résistance à la domination latine se traduit également dans le domaine des
institutions et Zambélios aborde la question des lois introduites par les Francs,
en faisant référence explicite aux Assises de Romanie, qui déploient la féodalité
en pays grecs : « Ἡ φραγκικὴ κατάκτησις […] ἐνεισάγει εἰς Ἀνατολὴν τοὺς θεσμοὺς
καὶ τὰ ἔθιμα τῆς Δύσεως », « Τῦχαι τοῦ ἐν Ἑλλάδι εἰσαχθέντος Τιμαριωτισμοῦ »,
« ὁ φεουδαλικὸς τῆς Γαλλίας Κῶδιξ »158. Par essence, les lois coutumières franques
ne concernent pas le peuple grec, ravalé au rang de serf, et dont l’esprit « natio-
nal » demeure pétri du sens de l’égalité (« ἰσονομία »)159. La profonde incompa-
tibilité des deux philosophies politiques, la franque coutumière et la grecque
antique, autorise une assimilation sémantique qui n’est pas rare dans le voca-
bulaire grec du XIXe siècle, celle de fief et de timar, que Zambélios formalise
de manière explicite : « φέουδον εἶναι τὸ τιμαριωτικὸν κληροδότημα »160. Cette
confusion des deux types de dotations foncières conditionnées, aussi compré-
hensible soit-elle au regard des progrès des sciences historiques au milieu du
XIXe siècle, accentue l’association des systèmes politiques franc et turc, confon-
dus dans les formes de l’oppression exercée sur le peuple grec ; logiquement,
la domination franque annonce la « τουρκοκρατία », comme la première chute
de Constantinople, en 1204, présage la seconde, en 1453, argument appelé à

157 Respectivement, ibidem, 458 ; 545, 547-548.


158 Respectivement, ibidem, 108, 114, 442.
159 Sur l’importance de cette notion d’« ἰσονομία » : Koubourlis, La formation de l’histoire na-
tionale grecque, 170-181.
160 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 447. Voir Koubourlis, La formation de l’his-
toire nationale grecque, 174-175, 196-197 ; Idem, « “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική
κατάκτηση », 166.

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Aux origines de la « frankokratia » 49

être maintes et maintes fois répété161. Ainsi, Zambélios rejoint Rizo Néroulos
en accusant les Latins d’avoir préparé le terrain aux Ottomans puisque les
coups portés aux Grecs les ont affaiblis ; il amplifie la critique en reprochant à
l’Occident d’avoir utilisé l’hellénisme pour renforcer sa civilisation, à travers la
Renaissance, abandonnant Constantinople aux Turcs162.
Assurément, Zambélios attribue à la période de la domination franque/
latine/croisée un rôle déterminant dans le processus de transformation de
l’hellénisme médiéval, et 1204 marque une profonde césure dans le cours de
l’histoire nationale163 ; cependant, il ne distingue pas cette phase historique
des autres : jamais, il ne reprend à son compte le néologisme « λατινοκρατία »,
forgé par Rizo Néroulos en 1841, ni ne recourt au néologisme « φραγκοκρατία ».
Ce choix lexical s’explique par une conception de l’histoire de l’hellénisme
propre à Zambélios, qui, comme il l’explique en préambule à son recueil de
poèmes, doute de la validité des concepts d’« acmé, décadence, chute » ; il per-
çoit, au contraire, des stades d’évolution, de lentes transitions des formes po-
litiques et culturelles sur le long terme164. Lorsqu’il tente une périodisation de
l’histoire médiévale, Zambélios privilégie des critères philosophiques person-
nels, qui ne débouchent pas sur une compréhension plus claire des époques,
du fait du morcellement de l’hellénisme médiéval165. Cette philosophie de
l’histoire le pousse à observer les évolutions sociales en écartant les critères
de nature politique jugés trop restrictifs ; lui importe la compréhension de
la période médiévale dans sa globalité afin de suivre les métamorphoses de

161 On peut prendre l’exemple de Pavlos Kalligas, en 1894 – lui-même précédant d’éminents
byzantinistes –, qui associe les débuts de la Megali Idea aux deux chutes de la Polis, la
première par les Latins en 1204-1205, la seconde par les Ottomans en 1453 ; ainsi, sont
confondues les deux dominations étrangères : P. Kalligas, Μελέται βυζαντινῆς ἱστορίας
ἀπὸ τῆς πρώτης μέχρι τῆς τελευταίας ἁλώσεως 1205-1453 (Athènes : A. Κonstantinidis, 1894) ;
Vacalopoulos, Ἱστορία τοῦ νέου ἑλληνισμοῦ, 1:39-41, 43 sqq., 68, 72 sqq. ; A. A. M. Bryer, « The
Great Idea », History Today 15/3 (March 1965), 159-168 ; D. A. Zakythinos, The Making
of Modern Greece. From Byzantium to Independence, trad. K. R. Johnstone (Oxford :
Blackwell, 1976), 192-198 ; Idem, Μεταβυζαντινὰ καὶ Νέα Ἑλληνικά, 447-463 ; Ahrweiler,
Ἡ πολιτικὴ ἰδεολογία τῆς Bυζαντινῆς Aὐτοκρατορίας, 123-131. Voir I. K. Voyatzidis, « La Grande
Idée », L’Hellénisme contemporain 7 (1953), 279-287, et Kitromilides, « On the Intellectual
Content of Greek Nationalism », 25-26.
162 Zambélios maintient cette argumentation quelques années plus tard dans ses Βυζαντιναὶ
μελέται. Περὶ πηγῶν Νεοελληνικῆς ἐθνότητας ἀπὸ Η΄ ἄχρι Ι΄ ἑκατονταετηρίδος μ.Χ. (Athènes : Ek
tis typografias C. Nikolaidou Philadelpheos, 1857), 32.
163 Idem, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 115 ; Koubourlis, « “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική
κατάκτηση », 162.
164 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 17 ; sur ces faits « supra-historiques », voir les
commentaires de Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 135-137.
165 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 243-269.

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50 Grivaud and Nicolaou-Konnari

valeurs considérées comme « nationales », entre Antiquité et régénérescence


du nouvel hellénisme après 1821.
De ce fait, Zambélios confère au Moyen Âge une place centrale, car il le
considère comme un maillon essentiel dans la transmission des valeurs consti-
tutives du nouvel hellénisme, dont il s’attache à traquer les sources dans la
littérature produite à l’époque byzantine. Il repère les traces de l’opposition
entre Orient grec et Occident latin dès les querelles iconoclastes, et constate
les positions irréconciliables qui nourrissent des siècles de confrontations ;
néanmoins, les épreuves traversées construisent le caractère grec : « Τὸ
Νεοελληνικὸ Ἐγὼ […] ὑπέσκαψε τὴν Σταυροφορικὴν κατάκτησιν, διέλυσε σχέδια
Λατινοεπισκόπων θανάσιμα […] »166. Zambélios en arrive à remercier la provi-
dence divine d’avoir envoyé la plaie latine, qui provoque le raffermissement
de la conscience nationale grecque et l’entretien d’une haine salutaire envers
l’étranger : « […] ὀφείλομεν εὐχαριστίας εἰς τὴν θείαν Πρόνοιαν διὰ τὰ τόσα καὶ
τόσα πρὸς ἡμᾶς ἀποσταλέντα ἀγαθά, ἴσως ὀφείλομεν νὰ τὴν εὐχαριστήσωμεν προ-
σέτι καὶ διότι μᾶς ἔπεμψε τὴν Λατινικὴν πληγήν. Ἐμάθομεν παρ᾽ αὐτῆς τὴν ἀξίαν
τῆς ἐν ὥρᾳ δουλείας ἤ κινδύνου ὁμοφροσύνης˙ ἐστερεώθημεν εἰς τὸ σωτήριον μίσος
κατὰ τοῦ ξενισμοῦ »167. Ce discours, promis à une longue prospérité, réhabilite
Byzance comme foyer central de la civilisation grecque médiévale, balayant les
critiques et assertions portées auparavant par les philosophes des Lumières,
notamment par Koraïs.
Le plus significatif tient au fait que Zambélios creuse l’argumentation
avancée par Rizo Néroulos quant à l’irréductible fossé séparant les Grecs des
Latins depuis les schismes de Photius et de Michel Cérulaire ; la confrontation
millénaire avec Rome devient emblématique de l’hostilité nourrie envers un
Occident coupable de chercher l’asservissement de l’Église grecque et de la
nation. En rappelant les positions irréconciliables des belligérants, Zambélios
invite ses compatriotes à la réserve face aux Occidentaux, qui, au milieu du
XIXe siècle, freinent encore la reconstruction du nouvel hellénisme, référence
étant faite aux aspirations des Heptanésiens revendiquant leur union au
royaume grec168. En 1853, dans une préface, rédigée en français, à la réédition
d’une supplique lancée aux gouvernements occidentaux en 1822, Zambélios
avance des opinions proches de celles de Ioannis Kolettis (1773/4-1847), fonda-
teur du parti pro-français, et d’autres intellectuels athéniens, montrant que son

166 Idem, Βυζαντιναὶ μελέται, 60.


167 Idem, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 462, également 494 ; déjà relevé et commenté par
Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 154-155.
168 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 115, 501 ; Idem, Βυζαντιναὶ μελέται, 59-61 ;
Koubourlis, « “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική κατάκτηση », 162-168.

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Aux origines de la « frankokratia » 51

analyse historique et littéraire s’inscrit dans un dessein politique national de


plus en plus affirmé :

L’indépendance Grecque fut jugée une chimère, de la même manière


qu’en 1853 on traite de romans l’Empire Grec de Byzance. Cependant,
une Grèce pleine de verve et de vigueur existe aujourd’hui dans la réa-
lité, tandis qu’à son tour la Turquie de 1822 n’est plus qu’une chimère et
un romans169.

La pensée érudite et sophistiquée de Zambélios imprègne modérément celle


de ses contemporains, Panagiotis Chiotis (1814-1896) et Ermannos Lountzis
(1806-1868), tous deux originaires de Zante ; s’ils savent lui exprimer leur re-
connaissance pour les entretiens partagés et leur libre accès à sa bibliothèque,
les deux historiens retiennent surtout de sa démonstration l’idée de continuité
historique de l’hellénisme170. Chiotis, érudit local sans formation intellectuelle
à l’étranger connue, s’inscrit dans la lignée de Moustoxydis lorsqu’il entre-
prend une véritable encyclopédie historique sur sa patrie, dont le destin ne
peut être relaté sans références à l’histoire de l’archipel ionien et à celle de la
nation grecque, ce qui le destine à devenir le premier historien de l’Heptanèse
à composer l’ensemble de son œuvre en grec171. Dans les trois volumes publiés
à Corfou, en 1849, 1858 et 1863172, Chiotis use abondamment de néologismes
dans un récit consacré aux tribulations que Zante connaît sous différents ré-
gimes d’oppression ; il formule, pour la première fois semble-t-il en 1849, le
concept de « βενετοκρατεία » qui lui sert de marqueur chronologique. Le terme
est employé sans association à des adjectifs négatifs ou critiques ; il conserve
une valeur historique neutre pour désigner la période où Venise exerce son
pouvoir sur Zante et les autres îles ioniennes. Pour formuler la domination
vénitienne, Chiotis utilise volontiers d’autres périphrases : « κυριαρχία τῶν
Βενετῶν », « ἡ Κεφαλληνία ὑποπίπτει εἰς τοὺς Βενετούς », « Ζάκυνθος λαμβάνεται

169 K. Minoïdis Mynas, Ἀναφορὰ τῶν ἀγωνιζομένων Ἑλλήνων πρὸς τοὺς κραταιοτάτους Εὐρώπης
Βασιλεῖς κατὰ τὸ ἔτος 1821 (Corfou : Typografion Scheria, 1853), 5-6 ; déjà relevé par Dimaras,
Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 378.
170 Arvanitakis, « Un viaggio nella storiografia greca », 107-108.
171 Comme le souligne Arvanitakis, « Οι τόποι, οι χρόνοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφίας του
Ιονίου », 317.
172 P. Chiotis, Ἱστορικὰ ἀπομνημονεύματα τῆς νήσου Ζακύνθου, 3 vols. (Corfou : En ti Typografia tis
Kyverniseos, 1849-1863, réimpr. Athènes : Vivliopolio D. N. Karavias, 1978-1979) ; sur cet au-
teur, voir les opinions de Lambros, « Ἡ ἱστορικὴ σχολὴ τῆς Ἑπτανήσου », 331-333 ; É. Bélia,
« Ο ιστοριογράφος Παναγιώτης Χιώτης », Μνημοσύνη 10 (1985-1987), 227-240 ; Koubourlis,
« “Χριστιανική δημοκρατία” και λατινική κατάκτηση », 151-152 ; Arvanitakis, « Οι τόποι, οι χρό-
νοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφίας του Ιονίου », 299-301, 317.

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52 Grivaud and Nicolaou-Konnari

εἰς τὸ κράτος τῶν Βενετῶν », « ἡ βενετικὴ πολιτεία, ἄνευ βαρέων μόχθων ἐγένετο
κυρία τῶν δύο νήσων » ; par ailleurs, l’historien ne procède pas à des dérivations
qualificatives à partir de « βενετοκρατεία » : « καθ’ ὅλας τὰς ἐν Ἑλλάδι Βενετικὰς
χώρας »173.
S’il conserve une mesure dans l’usage du terme « βενετοκρατεία », Chiotis
recourt à d’autres créations de termes, sans doute aidé par la facilité qu’offre la
langue grecque, mais on doute que l’auteur ait approfondi la validité historique
des concepts inventés. Dans le deuxième volume, publié en 1858 et qui couvre
la période commençant avec la conquête romaine et qui s’achève par l’arrivée
des Vénitiens, il n’hésite pas à recourir à des constructions hasardeuses ; faisant
référence aux événements qui se déroulent dans la péninsule italienne aux
IXe-Xe siècles, il affirme l’existence d’une « παποκρατεία » et de « τιμαριοῦχοι » ;
très vite, les amalgames fleurissent, et Chiotis attribue aux Normands de Robert
Guiscard l’application du « τιμαριωτισμὸς ἤ φεουδαλισμὸς » dans les « ἀρχαίας
δημοκρατουμένας Ἑλληνοπολιτείας ». Avec l’arrivée des Anjou, Chiotis adopte
des termes encore plus virulents, considérant que « νέα λοιπὸν τύχη διὰ ταῦτα
διευθύνει τὴν ἀθλίαν κατάστασιν τῶν ἐν τῇ χέρσῳ καὶ νήσοις Φραγκοκρατουμένων
Ἑλλήνων », ce qui transforme Chiotis en pionnier d’une formulation appelée à
un long avenir ; dans sa condamnation des événements qui rendent les Grecs
« prisonniers » des Francs, Chiotis use de termes variés, qui démontrent sa faible
connaissance de la période, où la Morée est aux mains de « Φραγκογάλλοι »,
alors que les Cyclades passent sous le contrôle du duc de Naxos « καὶ ἄλλων
ἡγεμονίσκων Λατίνων », reflétant une « ξενοκρατεία » générale174.
Pour nombre de situations historiques, Chiotis multiplie les néologismes et
les approximations ; ainsi, à propos de Leonardo Tocco, dernier comte palatin
de Céphalonie, ce prince ne fut pas inclus « μεταξὺ τῶν πραγματικῶν ἡγεμόνων
τῆς Φραγγοελλάδος », entité présentée plus bas sous un jour différent : « τὸ
τότε τιμαριωτικὸν πολίτευμα τῆς Γαλλοελλάδος ». Chiotis admet se perdre dans
des discussions sur les identités médiévales lancées par Zambélios, Buchon
et Moustoxydis : « τὸ πολύπλοκον καὶ λαβυρινθῶδες πολίτευμα τῆς λεγομένης
γαλλογραικίας ». De ce fait, dans la seconde partie du volume, Chiotis multi-
plie les occurrences du mot « φραγκοκρατία », qui devient un terme générique
couvrant les situations mouvantes de la Grèce au bas Moyen Âge : « Πολίτευμα
τῶν νήσων ἐπὶ Φραγκοκρατείας », « ἡ πολιτικὴ διαχείρισις τῆς Ἐλλάδος ἐπὶ
Φραγκοκρατίας ». Enfin, toute la partie consacrée à l’examen des rapports

173 Voir, respectivement, Chiotis, Ἱστορικὰ ἀπομνημονεύματα τῆς νήσου Ζακύνθου, 1 : ζ΄ ; 2:201,
203 ; 282 ; 295 ; 305.
174 Respectivement, ibidem, 2:88, 90, 107, 122 ; 88 ; 100 ; 171 ; 175 ; 190 ; 195.

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Aux origines de la « frankokratia » 53

entre les deux religions est marqué du sceau de la « Παποκρατεία ». Quant à la


féodalité introduite par les Occidentaux, elle est, comme d’habitude, confon-
due avec le système ottoman du timar : « Τὸ τιμαριωτικὸν σύστημα ἤ ὁ φεουδα-
λισμὸς τῆς δύσεως », « τὸ τότε τιμαριωτικὸν πολίτευμα τῆς Γαλλοελλάδος », qui
prévoit la répartition des terres entre « Φραγγογάλλων ». Dans le troisième et
dernier volume de son opus magnum, Chiotis reste fidèle aux principes de ci-
tation du terme générique « βενετοκρατία » ; l’historien célèbre Venise pour sa
capacité à résister aux Ottomans et à administrer les îles en tenant compte
des intérêts de ses sujets grecs, dont elle améliore la condition sociale et
défend la spécificité culturelle ; il lui sait gré de maintenir une lucidité face
aux « ἀντιπαραθέσεις τῆς τουρκοκρατουμένης Ἑλλάδος », ce qui ne l’empêche pas
de soumettre à critique les nobles des Îles ioniennes qui imitent les mœurs de
Venise et de l’Occident175.
De manière rétrospective, on peut attribuer à Chiotis une singulière capacité
à fabriquer des concepts appelés à une longue postérité dans l’historiographie
grecque contemporaine ; on lui doit « βενετοκρατία », en 1849, « φραγκοκρατία »
et « φραγκοκρατούμενος », en 1858 ; enfin, il utilise « τουρκοκρατούμενος », en
1863, dérivé déjà installé dans le lexique des néologismes grecs depuis 1848176.
Ses autres innovations n’obtiennent pas le même succès, sans doute par
manque de discernement dans la définition des termes, ce qui est le reflet des
connaissances limitées sur la Grèce de l’époque franque et vénitienne au mi-
lieu du XIXe siècle ; on observe, néanmoins, que Chiotis réserve un traitement
plus négatif à la domination franque qu’à celle de Venise, sans doute parce qu’il
connaît cette dernière avec davantage de précisions. Aussi indicative soit-elle,
cette chronologie des néologismes historiographiques de Chiotis fournit un
cadre épistémologique de référence, que l’historien soit l’authentique créateur
de ces termes, ou qu’il en ait été le diffuseur, à partir d’autres textes que nous
n’avons pas identifiés. Si l’on se fie au récit que son contemporain, le médecin
Nikolaos Karavias Grivas, délivre sur l’histoire d’Ithaque, en 1849, les néolo-
gismes sont bien spécifiques du style de Chiotis, car Karavias Grivas use de for-
mules neutres ; lorsqu’il évoque la domination vénitienne, souvent critiquée, il

175 Respectivement, ibidem, 2:272 ; 292-293 ; 373 ; 359 ; 379 ; 477 ; 373, également 359-360 ; 392-
393 ; 374 ; 3:53. Voir Arvanitakis, « Un viaggio nella storiografia greca », 107-108.
176 Pour « βενετοκρατία », Koumanoudis, Συναγωγὴ νέων λέξεων ὑπὸ τῶν λογίων πλασθεισῶν, 1:210,
renvoie à un ouvrage non-identifié de Chiotis, daté de 1854 ; pour « φραγκοκρατία », ibi-
dem, 2:1085, à un ouvrage non-identifié de Constantin Paparrigopοulos (peut-être daté de
1851) ; quant à « τουρκοκρατούμενος », Koumanoudis donne l’infinitif « τουρκοκρατεῖσθαι »,
ibidem, 2:1003. Nous tenons à remercier le professeur Georges D. Babiniotis pour son as-
sistance relative aux sources utilisées par Koumanoudis.

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54 Grivaud and Nicolaou-Konnari

recourt à des expressions aussi banales que « ἐπὶ τῆς Ἐνετικῆς ἀριστοκρατίας »
ou « ἡ ἐνετικὴ διοίκησις »177.
Face à l’exubérance lexicale de Chiotis, le vocabulaire utilisé par Ermannos
Lountzis se révèle d’autant plus passionnant à étudier que l’historien, juriste
formé à Pise et dans d’autres universités occidentales, publie deux versions
d’une somme historique consacrée aux Îles ioniennes, la première publiée
en grec à Athènes en 1856, la seconde, augmentée, en traduction italienne,
à Venise, deux ans plus tard. Dans son essai, Lountzis recourt à une ana-
lyse serrée des sources disponibles, parfois citées in extenso en bas de pages
dans l’édition italienne ou en traduction dans la version originale grecque, se
livrant à un examen approfondi des sources juridiques ; l’ouvrage se décom-
pose en deux parties de dimensions équivalentes : la première relate l’histoire
des îles depuis la période normande jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, alors que la
seconde examine les institutions politiques et sociales particulières à chaque
grande île178.
L’examen attentif des sources vénitiennes et de la littérature historique
antérieure mène Lountzis à proposer une analyse très fine des rapports po-
litiques dans les sociétés ioniennes sous domination vénitienne ; il sait
reconnaître les bienfaits du gouvernement de Saint-Marc, mais aussi la déli-
quescence de certains principes durant le XVIIIe siècle ; à ses yeux, l’histoire ne
se résume pas à une longue domination aveugle et sans nuances, car chaque
époque aboutit à une renégociation des relations entre Venise et les popula-
tions insulaires. En conséquence, le concept globalisant de « βενετοκρατία »
ne correspond pas à son appréhension des phases successives qui marquent
la domination vénitienne : nulle part, il n’emploie le néologisme si cher à
Chiotis, à qui il oppose une appréhension plus subtile : « Κατὰ τὴν πρώτην
ἑκατονταετηρίδα ἀπὸ τῆς ἐν Κερκύρᾳ συστάσεως τῆς Ἑνετικῆς ἐξουσίας »179.

177 N. Karavias Grivas, Ἱστορία τῆς νήσου Ἰθάκης ἀπὸ τῶν Ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τοῦ 1849
(Athènes : Typois F. Karabini kai K. Vafa, 1849, réimpr. Athènes : Vivliopolio D. N. Karavias,
1977), 65, 70-73 ; Arvanitakis, « Οι τόποι, οι χρόνοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφίας του
Ιονίου », 304.
178 E. Lountzis, Περὶ τῆς πολιτικῆς καταστάσεως τῆς Ἑπτανήσου ἐπὶ Ἑνετῶν (Athènes : Ek tis ty-
pografias C. Nikolaidou Philadelpheos, 1856, réimpr. Athènes : Kalvos, 1969) ; Idem, Della
condizione politica delle isole Ionie, preceduta da un compendio della storia delle isole
stesse dalla divisione dell’impero bizantino (Venise : Tipografia del Commercio, 1858).
Sur Lountzis : Lambros, « Ἡ ἱστορικὴ σχολὴ τῆς Ἑπτανήσου », 330-331 ; N. Karapidakis,
« Ἡ “ἀνακάλυψη” τῆς πολιτικῆς ἱστορίας καὶ ἡ ἐννοιολογικὴ προετοιμασία τοῦ Ἑρμάννου
Λούντζη », dans Νεοελληνικὴ παιδεία καὶ κοινωνία. Πρακτικὰ Διεθνοῦς Συνεδρίου ἀφιερωμένου
στὴ μνήμη τοῦ Κ. Θ. Δημαρᾶ, dir. D. Apostolopoulos (Athènes : Omilos Meletis Ellenikou
Diafotismou, 1995), 544-565.
179 Lountzis, Περὶ τῆς πολιτικῆς καταστάσεως τῆς Ἑπτανήσου ἐπὶ Ἑνετῶν, 119.

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Aux origines de la « frankokratia » 55

Lountzis ne masque pas une certaine révérence pour Venise, ainsi quand il
rappelle que, le 9 juin 1386, devient « Κυβερνήτης καὶ Κύριος Κερκύρας τὸ σεβα-
στὸν Κομμούνιον τῆς Ἑνετίας ». Le vocabulaire utilisé pour désigner le pouvoir en
place demeure toujours empreint de retenue, préférant « ἡ Ἑνετικὴ Πολιτεία » à
« ἡ Ἑνετικὴ Κυβέρνησις » ou à « ἡ Ἑνετικὴ ἐξουσία » ; il évite les formules réduc-
trices : « ἐν ταῖς νήσοις καθιδρύσεως τῆς Ἑνετικῆς ἐξουσίας », « ἡ παπικὴ ἐξουσία ».
La même rigueur terminologique est appliquée aux situations historiques
antérieures ou parallèles : « ἡ Βυζαντινὴ ἐπικράτεια μετὰ τὸν ὑπὸ τῶν Λατίνων
διαμελισμὸν αὐτῆς », « Φραγκικοὶ λαοὶ εἰσέβαλον […] εἰς τὴν Ἑλληνικὴν γῆν »,
« ὑπὸ τῶν Φράγκων καταργήσεως τῶν ἐν ταὶς νήσοις Κεφαλληνίας καὶ Ζακύνθου »,
« ἡ Λευκὰς ἀπὸ τοῦ ἔτους 1479 διέμενεν ὑπὸ τὴν τυραννίαν τῶν Ὀθωμανῶν »180.
Les choix lexicaux de Lountzis, qui reflètent la précision du vocabulaire
juridique, ne l’empêchent pas de partager les jugements de ses contempo-
rains sur certaines institutions importées par les Francs ; il attribue aux Anjou
de Naples l’introduction du « τιμαριωτικὸν σύστημα », et rejoint Zambélios
et Chiotis quant à l’incompatibilité de ce régime avec l’esprit national grec :
« ὁ τιμαριωτισμὸς ὡς φυτόν τι ἐξωτικὸν καὶ παράσιτον εἰσεκομίσθη μὲν εἰς τὴν
Ἑλλάδα, ἀλλὰ δὲν ἐρρίζωσεν ἐν αὐτῇ »181. Ces positions montrent que Lountzis
connaît les idées de Zambélios, et qu’il adhère au discours historique national
en cours de construction, sans toutefois procéder à l’utilisation de concepts ou
de néologismes simplifiant sa démonstration. Lountzis pose un regard nette-
ment plus scrupuleux sur le passé, sans doute parce que les lectures d’archives
en Italie ont forgé une analyse dialectique des situations historiques, dégagée
des formules réductrices de Chiotis. Il ne fait aucun doute que Lountzis était
mieux préparé au métier d’historien, car sa formation juridique avait été com-
plétée de séjours à Paris, Genève, Munich et Berlin, où il s’était familiarisé tant
avec la pensée de Guizot qu’avec celle du philosophe hégélien Eduard Gans.
Néanmoins, aussi raffinée que puisse être la démonstration de Lountzis, les
historiens grecs de la seconde moitié du XIXe siècle lui préfèrent le vocabulaire
de Chiotis, plus apte à restituer les aspirations du grand discours national en
cours d’élaboration182. (à suivre …)

180 Ibidem, οα΄, ιγ΄, λβ΄, κ´, 121, ργ΄. Koumanoudis, Συναγωγὴ νέων λέξεων ὑπὸ τῶν λογίων πλασθει-
σῶν, 1:369, dit que Lountzis utilise « ἑνετοκρατία » et que le premier à utiliser le terme fut
Konstantinos Pop (1816-1878) en 1851 ; pourtant, nous n’avons pas pu trouver le terme, ni
chez Lountzis ni chez Pop.
181 Lountzis, Περὶ τῆς πολιτικῆς καταστάσεως τῆς Ἑπτανήσου ἐπὶ Ἑνετῶν, 186, κα΄.
182 Les raisons menant à la marginalisation de la pensée de Lountzis dans l’historiogra-
phie nationale grecque ont été précisées par Karapidakis, « Ἡ “ἀνακάλυψη” τῆς πολιτικῆς
ἱστορίας καὶ ἡ ἐννοιολογικὴ προετοιμασία τοῦ Ἑρμάννου Λούντζη », et Arvanitakis, « Οι τόποι,
οι χρόνοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφίας του Ιονίου », 294-295.

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