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Annales littéraires de l'Université

de Besançon

Gamoroi et Killyrioi. Analyse de la structure sociale dans la


Syracuse archaïque
E. D. Frolov, Jacqueline Gaudey

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Frolov E. D., Gaudey Jacqueline. Gamoroi et Killyrioi. Analyse de la structure sociale dans la Syracuse archaïque. In:
Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente. Besançon : Université de Franche-Comté, 1995. pp. 73-
92. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 577);

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Gcunoroi et Killyrioi *
(Analyse de la structure sociale et de la lutte sociale
dans la Syracuse archaïque)

E. D. Frolov

L'histoire de Syracuse, la plus grosse colonie grecque de


Méditerranée occidentale, présente un intérêt extraordinaire, pour de
nombreuses raisons. D'abord, parce que cette colonie fut l'une des
premières à être fondée en Occident et qu'elle permet de juger de
l'orientation, de l'échelle et des caractéristiques de la colonisation
grecque à ses débuts. Ensuite, parce que cette ville était destinée à
devenir le principal centre de vie des Grecs d'Occident et à
représenter avec prestige le monde grec, aux époques tant classique
qu'hellénistique, dans tous les domaines d'activité - économie, politique,
culture -, face aux deux autres peuples dominants de Méditerranée,
les Carthaginois et les Romains. Enfin, et surtout, parce que l'exemple
de Syracuse illustre la structure sociale et l'évolution d'une cité-Etat
grecque périphérique, d'une polis, dans toute son originalité
(originalité due au fait que les Grecs avaient pénétré de force en milieu
étranger) 1 .
Syracuse fut fondée en 735 av. n. è., selon la chronologie la plus
autorisée, que l'on trouve chez Thucydide, Pindare (avec ses scholies)
et Eusèbe et qui remonte, selon toute vraisemblance, à Antioche de
Syracuse (Thuc, VI, 3-5 ; Pind., Oí. II, 93 Boeckh, avec scholies ; Schol
adPind, Ol, V, 16 ; Euseb., Chron. II, vers. arm. Karst, p. 182)2. La ville
fut fondée par des colons de Corinthe, dirigés par Archias, fils
d'Evagète, de la lignée des Héraclides (Thuc, VI, 3, 2 ; Marmor Pariwn,
ép. 31, 47). Selon la légende, c'est un crime commis par Archias pour

Vestnik Dreuneï Istorii, 1982, 1, p. 27-41.


L'histoire de l'ancienne Syracuse est reflétée par une série complète de
travaux dont il suffira ici d'indiquer les plus importants : Sokolov F. F. ,
Krititcheskie issledovania, otnosiachtchiesia k arevneîchemou periodou
istorii Sitsûii (Recherches critiques liées à la première période de
l'histoire de Sicile), Saint-Pétersbourg 1865, p. 176 et s. ; Holm Α., Geschichte
Siziliens im Altertum, B. I. Leipzig 1970, p. 116 et s. ; Freeman E., A His-
tory of Sicily, I-II, Oxford 1891 (I, p. 306 et s. ; II, p. 1 et s.) ; Hüttl W. ,
Verfassungs-geschichte von Syrakus, Prague 1929, p. 43 et s. ; Wickert L.,
Syrakusai, RE, 2. Reihe, B. IV, Hlbd. 8, 1932, p. 1478 et s. ; DunbabinT.J.,
The Western Greeks, Oxford 1948, p. 8 et s., 48 et s., 95 et s. ; Stauffenberg
Α., Schenk Graf ν., Trinakria. Sizûien und Grossgriechenland in archai-
scher und frûhklassischer Zei, Munich-Vienne 1963, p. 109 et s. Ces
ouvrages fournissent des chapitres ou des notes sur une question particu -
lière, mais pas, jusqu'ici, d'étude spéciale sur la structure socio-politique
et le développement de Syracuse à l'époque archaïque, et cela - outre
l'intérêt général du sujet - justifie pleinement que nous traitions ce
thème.
Ziegler K., Sicilia, RE, 2, Reihe, B. II. Hlbd. 4, 1923, p. 2491 et s.

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des raisons sentimentales qui servit de prétexte à la fondation de la


colonie. Il avait recherché les faveurs du jeune et bel Actéon, fils de
Mélissos. N'étant pas parvenu à ses fins, il avait essayé d'enlever de
force le garçon à sa famille, mais Mélissos s'y était opposé avec l'aide
de parents et d'amis, et dans la bagarre Actéon avait succombé. Aux
requêtes émises par le malheureux père de faire payer au ravisseur la
mort de son fils, le peuple resta sourd (manifestement, par crainte de
l'aristocratie dirigeante à laquelle appartenait aussi Archias) ; alors
Mélissos, après avoir attendu les fêtes isthmiques annuelles, monta
sur le toit du temple de Poséidon, maudit les Corinthiens et, prenant
les dieux à témoin, se jeta dans le vide. Corinthe fut bientôt atteinte de
sécheresse et de famine, et, lorsque les Corinthiens demandèrent à
l'oracle de Delphes le motif de ce malheur, la Pythie répondit qu'ils
avaient courroucé Poséidon et que leurs maux ne cesseraient pas
tant qu'ils ne vengeraient pas Actéon et Mélissos. Un des théores
- membres de l'ambassade sacrée à Delphes - était justement
Archias, et aussitôt, sans même revenir à Corinthe, il appareilla pour
la Sicile et y fonda Syracuse (Diod., fr. VIII, 8 ; Plut., Am. narr. 2, 772c-
773b).
Cette histoire romanesque n'est pas garantie, même si sa
tournure générale est convaincante : emprise de l'aristocratie (Corinthe
était alors dirigée par le clan noble des Bacchiades, dont la lignée
remontait à leur ancêtre Héraclos Bacchidos), incartades despotiques
et effrénées des aristocrates, couardise de la masse populaire, qui ne
s'était pas résolue à venir en aide aux offensés, toutes
caractéristiques qui pouvaient en effet être inhérentes à la vie sociale de la
Corinthe archaïque. Néanmoins, même si le ton général de cette
histoire a été transmis de façon véridique et même si les motifs ayant
poussé Archias à partir en Sicile étaient vraiment personnels,
l'ensemble de l'entreprise était de nature publique, et non personnelle :
elle concernait une fraction importante du peuple et était organisée
par l'aristocratie dirigeante elle-même3.
A en juger par les proportions de la ville nouvellement fondée et
par la rapidité avec laquelle les colons mirent en valeur le territoire
environnant, un assez grand nombre de Corinthiens émigrèrent dans
cette colonie. Selon Strabon, la majeure partie en était formée par des
habitants de la zone rurale de Ténéa (VIII, 6, 22, p. 380), où,
manifestement, l'accroissement de population et le manque de terre,
multipliés par des conditions climatiques difficiles, avaient créé une
situation particulièrement défavorable4. Qu'une relative
surpopulation ait réellement été un gros problème pour la Corinthe archaïque

3. Dunbabin, o. c, p. 15.
4. En ce qui concerne les motifs et caractéristiques de la colonisation - dans
un contexte plus général, mais aussi avec référence directe au cas de
Corinthe -, cf. Domanski la. Β., Ο Kharaktere rannikh migratsionnykh
dvijeni ν antitchnom mire (Caractéristiques des premiers mouvements
migratoires du monde antique), Arkheologultcheskl sbornik (Recueil
archéologique) (Ermitage d'Etat), 14, Leningrad 1972, p. 32-42. Dans une
littérature plus ancienne, indiquons l'article intéressant d'Aubry Gwynn
(The Characterof Greek Colonisation, JHS, XXXVIII, 1918, p. 88 et s.).

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est confirmé par la législation antique de Phidon (couramment datée


de la première moitié du Vile s. av. n. è.), selon laquelle le nombre de
lots de terre - indépendamment de leurs dimensions initiales - et le
nombre correspondant de citoyens devaient rester inchangés (Arist.,
Pol. II, 3, 7, 1265b 12- 16)5. Outre les Corinthiens, l'entreprise attira
aussi certains autres Doriens (Strabon, VI, 2, 4, 270), sans doute
d'Argos, si l'on en juge par le fait que la culture matérielle de la
Syracuse archaïque porte le sceau d'une influence d'Argos (vases
originaires d'Argos, et peut-être aussi d'origine locale, exécutés dans
le style d'Argos) et que le roi ou le tyran légendaire de Syracuse, Pollis,
dont il sera encore question plus loin, était d'une lignée originaire
d'Argos6.
La fondation d'une colonie en Sicile faisait partie, pour les
Corinthiens, d'un programme plus vaste et plus orienté visant à
l'appropriation de l'Occident. En témoigne le fait qu'en route pour la Sicile
une partie des colons, dirigée par Kersicratos, s'implanta à Corcyre
et, après en avoir chassé les Erythréens déjà établis, fonda sa propre
colonie (Strabon, VI, 2, 4, 269 ; sur les Erythréens, Plut, AetGr. 11, 293
a-b). Un peu plus tard, ceux qui étaient déjà devenus syracusains,
mais n'avaient pas, bien entendu, perdu leurs liens avec leur
métropole de Corinthe, prirent une part active à la fondation de Crotone par
des colons d'Achaïe et de Locres Epizéphyrienne par des colons de
Locride (respectivement en 708 et 674 av. n. è. ; Eusèbe, Chron. II, vers,
arm. Karst, 183 et 184 ; sur la participation des Syracusains, Strabon,
VI, 1, 12, 262, et 7, 259).
Il est donc difficile d'évaluer l'énergie et la logique de la
politique colonisatrice menée par les Corinthiens, et il faut croire que ses
dirigeants (les Bacchiades de Corinthe) prenaient en compte la
totalité des problèmes qui se posaient à leur ville : nécessité de faire
refluer la population agraire en excédent et, partant, de détendre les
tensions sociales de Corinthe ; nécessité d'assurer les conditions
d'un large développement du commerce corinthien, auquel les
Bacchiades eux-mêmes, s'ils n'y prenaient pas une part directe,
étaient tout de même très attachés comme à l'une des sources de
revenus principales (Strabon, VIII, 6, 20, p. 378)7 ; enfin, nécessité de
renforcer tous les appuis stratégiquement fiables, en créant, par une
chaîne de colonies propres ayant avec eux des liens d'amitié, une
sorte de pont entre la Grèce des Balkans et la Sicile. Le caractère
systématique de la fondation des colonies en Sicile et à Corcyre est
confirmé, d'une part, par le recours officiel à l'oracle de Delphes, qui
était, pour ainsi dire, le centre d'orientation de la colonisation grecque

5. Chichova
n° 4, p. 68 etΙ. s.Α.. Reformy Filolaia (Réformes de Philolaiosj, VDI, 1970,
6. Dunbabin, o. c, p. 14 et s.
7. Peliman R., Otcherk gretcheskoi istorii i istotchnikovedenia (Aperçu de
l'histoire grecque et de sa gestion documentaire), trad. de la 4e éd. allem.
de S. A. Kniazikova, Saint-Pétersbourg 1910, p. 56 ; Dunbabin T., The
Early History of Corinth, JHS, LXVIII, 1948, p. 65 et s. ; Will Ε. ,
Korinthiaka, Paris 1955, p. 306 et s.

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(quelles que fussent les raisons de ce recours invoquées par la


légende romanesque)8, et, d'autre part, par la situation élevée des
fondateurs-oikistes eux-mêmes : Archias et Hersicratos étaient tous
deux des Héraclides ; de plus, l'appartenance d'Hersicratos à la lignée
dirigeante des Bacchiades est directement attestée [Schol. ad Ap.
RhocL, IV, 1212 et 1216), et l'on peut supposer la même chose, avec
une forte probabilité, pour Archias9 . En tout cas, la tradition
conservera longtemps l'idée que Syracuse avait été fondée à l'initiative de la
lignée corinthienne des Bacchiades :
Et qua Bacchiadae, bimari gens orta Corintho,
ínter inaequales posuerunt moenta portus.
(Ovide, Métamorph. V, 407-408).
La nouvelle colonie de Sicile fut initialement fondée sur l'îlot
d'Ortygie, contigu à la côte est, d'où Archias, selon le témoignage
explicite de Thucydide, chassa les habitants, les Sicules (VI, 3, 2 :
Σικελούς έξελάσας πρώτον έκ της νήσου). Mais assez rapidement - peut-
être encore du temps d'Archias - le village grec s'étendit vers le rivage
sicilien opposé (région de la dénommée Acradinè). L'îlot peuplé en
premier prit le nom d'Ortygie. Il semble avoir été nommé ainsi en
l'honneur de l'île de Délos, qui s'appelait parfois Ortygie
(littéralement, île aux cailles) dans l'Antiquité. Délos était en effet
considérée comme la patrie d'Apollon et d'Artémis, premières
divinités, avec Athéna, pour lesquelles les colons érigèrent des sanctuaires
sur la terre reprise aux Sicules. En ce qui concerne le village
continental, il fut peut-être baptisé d'après le marais qui se trouvait là, Syrako,
et cette appellation donna son nom à l'ensemble de la ville, qui fut
appelée Syrakusai au pluriel parce qu'elle était composée de deux
parties (Ps.-Scymnos, 279-282 ; Stéph. Byz., s. υ. Συράκουσαι) 10 .
Le nouveau village fut dès l'abord constitué en communauté
civile indépendante, en polis autonome, à régime agricole aristocra-

8. Bien entendu, notre tradition pèche contre la vérité lorsqu'elle oblige


Archios à recourir à Delphes pour être conseillé à propos de la fondation
d'une colonie en même temps que Miscillos, futur fondateur de Crotone
(Strabon, VI, 2, 4, p. 269 ; Steph. Byz., s. υ. Συράχουσαι ; la Souda, s. υ. 'Α|>χίας
b). Le caractère artificiel de l'association de ces deux oikistes pour émettre
une demande solennelle est manifeste, mais il ne faut pas mettre en
doute, à cause de cela, le fait même du recours des Corinthiens à l'oracle
de Delphes à propos de la fondation d'une colonie en Sicile [cf. Paus., V, 7,
3, qui donne la réponse de l'oracle à Archias), non plus que nier
l'importance de cet oracle dans le mouvement colonisateur des Grecs,
importance confirmée par toute une série d'exemples historiques.
Evidemment, il serait logique, comme l'a fait naguère Ernst Curtius
(cf. son Histoire grecque, trad. de la 4e éd. allemande d'A. Veselovski, I,
Moscou 1880, p. 416 et s.), de dire que Delphes dirigeait véritablement
la colonisation grecque, mais le scepticisme démesuré enraciné
dans la littérature récente, à l'exemple de R. Peliman (o. c, p. 62 ;
Bengtson H., Griechische Geschichte, 4, Aufl., Munich 1969, p. 88 et s.,
avec indication de travaux plus spécialisés), n'est sans doute pas tout à
fait juste.
9. Sokolov, o. c, p. 180 ; Freeman, o. c, I, p. 572 et s. ; Dunbabin, o. c. p. 14 ;
Stauffenberg, o. c, p. 109.
10. Sokolov, o. c, p. 182 ; Dunbabin, o. c, p. 17, 50, 53, note 4 ; Stauffenberg,
o.c, p. 110.

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tique caractéristique des communautés doriennes. En effet, malgré les


idées émises sur des intérêts commerciaux qui auraient guidé, lors de
la fondation de la nouvelle colonie en Sicile, l'aristocratie dirigeante
de Corinthe, le caractère spécialement agraire de cette même colonie
est un fait indiscutable11. L'effectif des premiers colons est
exemplaire. Le sommet de la pyramide était constitué d'aristocrates
nobles du genre de l'Héraclide Archias, du poète épique bacchiade
Eumèlos (Clém. Alex., Strom. I, 21, 131) et d'un représentant de la
lignée noble des prêtres-prophètes olympiens iamides, qui n'est pas
nommé (Pind., Ol. VI, 6). La position sociale élevée de ces
personnages - ou, en tout cas, de leurs pères - dépendait autant de
leur état de gros propriétaires fonciers que de leur noblesse. Mais la
masse des simples colons - émigrés de Ténéa - appartenaient aussi à
la catégorie des agriculteurs, et, si leur patrie menaçait de leur ôter cet
état qui leur était propre, en revanche outre-mer, dans ces nouveaux
lieux, ils avaient la ferme intention d'améliorer leurs affaires et de
rétablir pleinement leur position d'hommes possédant de la terre et
en vivant. La création, préméditée par les colons, d'un corps de
nouveaux propriétaires terriens est confirmée par un curieux épisode
raconté par Athénée, d'après Démétrius de Scepsis, qui à son tour
s'appuyait sur le témoignage d'Archiloque : un colon corinthien du
nom d'Ethiops, au cours du voyage, vendit à un ami, contre du pain
d'épices au miel, le lot même qu'il devait recevoir à Syracuse par tirage
au sort (Athénée, IV, 63, 167 : τω έαυτου συσσιτω μελιττοιίτης άπέδοτο τον
κλήρο ν, δν έν Συραχούσαις λαχών έμελλε ν έ^ειν).
Toute cette masse de premiers colons formèrent à Syracuse un
corps de citoyens -propriétaires fonciers privilégiés qui prirent, dans
la tradition antique, le nom de gamoroi (littéralement, possesseurs
d'une part de terre), la forme dorienne γαμόροι correspondant au
γεωμόροι attique, plus usité. Ces premiers colons, qui avaient occupé
et partagé entre eux la plus grande et la meilleure partie de la terre,
s'opposèrent à tous les colons qui leur succédèrent, en revendiquant
l'apanage d'un ordre de propriétaires fonciers et de citoyens. Les
nouvelles vagues de colons, ou époikoi, comme on les appelle
couramment dans la tradition grecque, durent se contenter des parcelles de
terre les plus petites et les plus pauvres ou alors pratiquer à part
entière, lorsqu'ils n'avaient pas accès à la terre, des métiers purement
citadins, qui n'étaient pas très respectés dans l'Antiquité. Ces gens
formèrent progressivement la masse du peuple, du démos, dont
l'importance n'eut d'abord aucune comparaison avec l'importance des
gamoroi et dont le mécontentement, engendré par leur position
désavantageuse, deviendra avec le temps une source de tensions et de
troubles dans l'Etat 12 .

11. Dundabin tente d'étayer la primauté des intérêts commerciaux (o. c,


p. 15 ; cf. également Stauffenberg, o. c, p. 109), mais ses conclusions ne
peuvent pas ébranler le point de vue déjà exprimé par Gwynn sur le
caractère spécialement agraire du nouveau village (o. c, p. 92 et s.).
12. En reconstituant le schéma général des relations sociales dans la
Syracuse archaïque, nous nous conformons à F. F. Sokolov et surtout à
A. Holm. Cf. Sokolov, o. c, p. 188, 194 et s. ; Holm, o. c, I, p. 145 et s.

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Donc, si les situations différentes des deux groupes de


population libre - gamoroi et démos - risquaient d'engendrer un conflit grave
dans la société syracusaine, un danger encore plus grand à cet égard
était l'opposition - d'ailleurs ancienne - entre deux antipodes déjà
absolus : les gamoroi et les kÛlyrioL En effet, quand un lexicographe
antique définit les gamoroi comme des gens qui « soit travaillent sur
une terre ou ont reçu une part de terre par tirage au sort, soit gèrent
des affaires publiques à partir du cens foncier » (Hésych., s. υ. γαμόροι),
seules les deuxième et troisième définitions se rattachent proprement
aux gamoroi de Syracuse, alors qu'il faut rattacher la première à leurs
esclaves, les killyriot
L'existence des kûlyrioi (κυλλύριοι, κιλλύριοι) ou bien des kalli-
kyrioi ou killikyrioi (καλλικύριοι , κιλλικύριοι) en tant que catégorie
particulière d'esclaves syracusains est bien attestée par la tradition
antique. Ils sont mentionnés par les historiens Hérodote (VII, 155) et
Timée (FGrH 566 F 8), le philosophe, érudit en droit public, Aristote
(dans la Politeia de Syracuse, fr. 586 Rose3), les lexicographes
Hésychius, Photios, la Souda, et plusieurs autres auteurs. La tradition
antique les appelle de manière explicite les esclaves des gamoroi,
mais des esclaves d'une sorte particulière, du genre des hilotes
Spartiates, des pénestes thessaliens ou des clarotes crétois. (La
comparaison vient d'Aristote.) A l'évidence, de même que toutes ces
catégories (on pourrait y ajouter les mariandyniens héracléens), les
killyrioi constituaient une population locale sicule ; ils avaient été
soumis par les conquérants grecs et ravalés à l'état de travailleurs
assujettis, attachés à la glèbe et obligés de travailler pour des
gamoroi. Mais de plus, à la différence des esclaves normaux, achetés,
et comme les hilotes, ils gardaient la possibilité de vivre avec leur
famille, de gérer leur exploitation et, après s'être acquittés de charges
fixes et avoir versé une redevance déterminée, de disposer du reste de
la récolte à leur guise13.
Il apparaît qu'une écrasante majorité de la population sicule de
la chora de Syracuse était réduite en esclavage. Ne gardaient une
relative liberté que les habitants de quelques rares villages situés
dans des zones montagneuses éloignées et peu accessibles, du genre
de Hybla Héraia, localisée dans la région de l'actuelle Ragusel4. La
masse restante était entièrement ravalée au rang d'esclaves agricoles,
et c'est ce qui explique certainement leur multitude. Les anciens
notaient à l'unisson cette circonstance, qui aurait même donné un
dicton : quand on voulait désigner une quantité énorme, on disait
« plus que de killyrioi » (Zénob., Prov., IV, 54 ; la Souda, s. υ. καλλικΰριοι).

13 . Vallon A. , Histoire de l'esclavage dans le monde antique (traduit en russe


par S. P. Kondratieva, Moscou 1941, p. 49) ; Beloch K. J., Griechische
Geschichte, 2, Aufl. B. I, Abt. 1, Strasbourg 1912, p. 305 et s. ; Lotze D.,
Metaxy eleutheron kai doulon. Studien zur Rechsstellung unfreie
Landbevôlkerungen in Griechenland bis zum 4. Jh. v. Chr., Berlin 1959,
p. 58 et s., 75, 79.
14. Dunbabin, o. c, p. 107.

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Les jugements portés sur les killyrioi sont généralement assez


précis, mais le terme même reste obscur. Les anciens, peut-être à
l'exemple d'Aristote, proposaient une étymologie de ce terme à partir
de sa seconde variante, plus répandue, kallikyrioi ou killikyrioi, dont
la dernière partie montre la racine grecque κύριοι, maîtres : « La raison
de cette appellation est que, malgré leur hétérogénéité, ils s'étaient
unis pour attaquer leurs maîtres. » (Zénob., Prov. IV, 54 ; cf. Phot. et la
Souda, s. υ. χαλλιχΰριοι, qui donne une référence d'Aristote).
Néanmoins, cette étymologie - du moins sous la forme où elle
nous a été transmise - souffre d'imperfection, car la première partie
du mot reste inexpliquée. Plusieurs chercheurs ont récemment essayé
de combler ce manque et ont proposé des interprétations communes
du terme en tenant compte de la signifícation possible de sa première
partie : de χέλλειν, chasser : ayant chassé leurs maîtres ; de κιλλος =
δνος, âne : meneurs d'ânes15. Comme seule variante de cette dernière
proposition, il faut considérer le point de vue de Dunbabin, qui,
rejetant à juste titre, à l'exemple de Freeman et de Hüttl, la forme
allongée kallikyrioi, comme étant créée par l'étymologie populaire
grecque16, interprète la forme plus courte et originale de killyrioi
(dans la variante κιλλύριοι, précisément) comme étant le sobriquet
injurieux de κ&λος (âne)1'.
Mais toutes ces tentatives peuvent être pareillement mises en
doute, car la base du mot kûlyrioi, comme l'a déjà indiqué Millier, est
peut-être une racine locale, sicule, et pas du tout grecque18. On peut
penser par exemple, comme Holm, que le mot killyrioi était à l'origine
le nom d'une tribu sicule soumise aux Grecs. Holm se réfère de plus à
un passage du poème de Nonnos, Dionysiaques, qui mentionne les
killyrioi comme étant un peuple ancien au même titre que les Elymes
(XIII, 31 1)19. Une autre éventualité - et sans doute la plus attirante -
est proposée par le savant italien A. Ceci, qui rapproche le χυλλύριοι
grec du cuüeus latin, signifiant sac en peau, outre20. De plus, il s'avère
possible d'expliquer le terme de killyrioi non seulement du point de
vue de l'italien ancien, dont un dialecte devait être parlé par les
Sicules, mais aussi par analogie avec certaines autres appellations
grecques, que l'on connaît, utilisées pour les esclaves agricoles. Il se
peut que les killyrioi aient été ainsi surnommés d'après leur vêtement,
du type pelisse (c'était de plus l'appellation localement utilisée), de la
même façon que les esclaves sicyoniens étaient surnommés
katônakophoroi (κατονακοφόροι) d'après leur vêtement de dessus en
fourrure ou en peau, le katônakè (κατωνάκη)21. Que ce type de
vêtements - les pelisses - fût en principe caractéristique des gens du

15. Pour les avis (le premier, de F. Veliker, et le second, de Hettling), cf. Holm,
o. c, I, p. 397.
16 . Freeman, o. c, II, p. 439 ; Hüttl, o. c, p. 38. Anm. 29.
17. Dunbabin, o. c. p. 111, note 1.
18. Müller K.O., Die Dorier, 2, Aufl. B. H, Breslau 1844, p. 56.
19 . Holm, o. c, I, p. 147 et 397.
20. Ceci Α., Contributo alla storia délia civiltà itálica, RAL, VI, VIII, 1932,
p. 51.
21 . Lotze, o. c, p. 58 et s.

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peuple à l'époque archaïque est confirmé par un excellent exemple


que donne A. I. Dovatour. C'est un extrait de Théognis, qui relate une
révolution sociale dans la patrie du poète, Mégare :
Notre ville est toujours une ville, ô Kymos, mais que les gens y sont différents !
Ceux qui jusqu'ici ne connaissaient ni lois, ni justice,
Ceux qui s'habillaient d'une peau de chèvre usée
(άλλ' άμφΐ πλευραΤσι δοράς αίγών χατέτριβον)
Et vivaient en dehors des murailles de la ville, comme des cerfs sauvages,
Sont maintenant devenus nobles. Et les gens qui étaient nobles
Sont devenus petits. Qui donc pourrait supporter cela ?
(53-58 Diehl3)
Ce parallèle est doublement intéressant, non seulement parce
qu'il confirme peut-être les us et coutumes des kûlyrioi de Syracuse,
mais aussi parce qu'il indique une situation socio-politique
semblable ; en effet, à Syracuse aussi l'opposition entre l'aristocratie
et le démos s'acheva - avec la participation directe des kûlyrioi - par
la victoire du peuple. Dans les débuts, et pendant assez longtemps, la
position dominante à Syracuse appartenait sans réserves aux
premiers colons, qui s'étaient approprié la meilleure et la plus grande
partie de la terre, avaient asservi la population locale et s'étaient
alliés - pour faire front à leurs nombreux esclaves et contrebalancer
le développement du démos urbain - en formant un ordre puissant,
soudé, d'aristocrates- gamoroi. Bien entendu, cette nouvelle
aristocratie syracusaine ne constituait pas une caste monolithique comme
celle des Spartiates ou des Thessaliens. Sa position était beaucoup
plus fondée sur une richesse et une puissance réelles que sur son
appartenance à une organisation parentale traditionnelle, et elle
n'était pas garantie ni assurée par des lois restrictives particulières.
Par exemple, comme le montre l'histoire d'Ethiops, ces aristocrates
avaient le droit d'aliéner leurs lots22, et par conséquent la couche
sociale qu'ils représentaient n'était pas aussi résistante à l'usure que
l'ordre des Spartiates. Malgré tout, leur richesse, leur armement, leur
cohésion les rendirent pour longtemps (pour presque deux siècles et
demi) maîtres du nouveau pays qu'ils avaient conquis, et ils réussirent
évidemment pendant cette durée à forger des traditions propres et à
devenir - en la personne de leurs descendants - une aristocratie de
naissance.
Etant donné le rôle dominant de l'agriculture et de la propriété
foncière et la position de prestige occupée par les gamoroi qui avaient
monopolisé ces formes d'activités, le régime politique de Syracuse
deviendra aristocratique, sinon dès le début, au moins très
rapidement, dans la mesure où se manifestera bientôt une opposition entre
la couche des premiers colons qui étaient devenus nobles et les
époikol qui leur succéderont. Une confirmation générale en est sans
doute apportée par le témoignage de la Chronique de Paros, qui note
pour la période d'environ 600 av. n. è., quand la poétesse aristocrate
de Lesbos, Sappho, trouva refuge à Syracuse : « A Syracuse, le pouvoir

22. Cela est souligné à juste titre par Dunbabin, o. c, p. 15 ; Stauffenberg,


O.C., p. 110.

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


-81-

était aux mains des gamoroi (έν Συρακούσσαις δε των γαμόρων


κατεχόντων την άρχην) » [Marm. Par., ép. 36, 52). Il faut évidemment
interpréter ce document non pas dans le sens où à l'époque les
gamoroi avaient été les premiers à prendre le pouvoir à Syracuse,
mais dans le sens où ils le détenaient depuis déjà longtemps ou
encore au moment où cette phrase est écrite. En tout cas, le fait que le
chroniqueur souligne cette circonstance indique que l'opposition
entre l'aristocratie possédant la terre et le reste du peuple était déjà
tout à fait évidente et que le régime était nettement aristocratique23.
Ce document correspond également aux indications d'Aristote
[Pol. V, 3, 1, p. 1303b 17-26) : il raconte une dispute qui avait eu lieu à
Syracuse, dans les temps anciens (έν τοϊς άρχαίοις χρόνοις), entre
deux jeunes gens, suivie d'une révolution générale dans l'Etat, et il
note qu'ils faisaient partie des citoyens remplissant ou, plus
précisément, pouvant remplir des charges (έν ταΐς άρχαΐς δντων) et que cette
dispute avait scindé en deux camps tout le corps des bénéficiaires de
droits civiques (τους έν τω πολιτεύματι), ce qui suppose de nouveau
qu'une autre partie du peuple n'avait pas droit de cité 24 .
On dispose de plusieurs autres documents permettant de
reconstituer dans une certaine mesure la structure politique de
Syracuse pendant l'hégémonie des gamoroi. Le rôle dominant dans
l'Etat était rempli par un organisme corporatif de gamoroi qui prenait
des décisions sur toutes les questions importantes, et en particulier
rendait la justice. Ainsi, Diodore représente les gamoroi menant des
débats judiciaires in corpore sur l'affaire d'un certain Agathoclès qui
avait abusé d'une fonction publique (fr. VIII, 9, 2 : oi δε γεωμόροι
έκριναν την ούσίαν αύτοΰ δημοσίαν είναι κτλ). Il est difficile de dire si cet
organisme s'appelait un conseil, comme on pourrait l'inférer des
paroles de Plutarque racontant dans un de ses ouvrages la même
dispute entre deux aristocrates (Praec. ger. reip. 32, 825c, où le
conseil - la βουλή - s'occupe d'examiner l'affaire), ou bien alors une
assemblée de privilégiés, comme le mentionne Hésychius (s. v.
έσκλητος - ή τών έξοχων συνάθροισις έν Συρακοΰσαις)2^.
De la même façon, il est difficile de décider quelle charge
précise remplissait le nommé Pollis, dont le nom désignera plus tard
en Sicile un vin doux tiré d'une certaine sorte de raisin qu'il avait été le
premier à transplanter de Grèce en terre sicilienne (Pollux, VI, 16,
avec référence à Aristote [= fr., 585 Rose3] ; Hippys de Rhegion ap.
Athen., I, 56, 31b ; Aelian., NH XII, 31 ; Etym. Magn., s. υ. βφλινος οίνος).

23 . Holm, o. α, I, p. 147 et 397 ; Freeman, o. c, II, p. 436 et s. ; Wickert, o. c,


p. 1481.
24. Dunbabin, o. c, p. 57 ; Dovatour A. I., Politika et politii Aristotelia
(Politique et polities d'Aristote), Moscou-Leningrad 1965, p. 286 et note
54.
25. B. Keil a attiré l'attention sur le témoignage d'Hésychius, en estimant
possible de rattacher esklet, mentionné par le lexicographe, à l'époque
archaïque (Griechische Staatsaltertumer, In Gercke Α., Norden E.,
Einleitung in die Altertumswissenschqft, 2. Aufl. B. III, Leipzig-Berlin
1914, p. 347 et 367).

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


-82-

A notre avis, l'essentiel des documents concernant le dirigeant


syracusain Pollis sont indubitables ; ils sont confirmés par la haute
autorité d'Aristote, qui, selon toute vraisemblance, aborde ce sujet
dans la Politeia de Syracuse?6 .
La légende ancienne disait que Pollis, qui venait apparemment
d'Argos (comme mentionné chez Pollux et Athénée), était roi
(expression unanime des auteurs antiques) ou tyran (dans YEtymolo-
gicum Magnum, plus tardif) de Syracuse. Il semble impossible
d'interpréter ce témoignage littéralement comme Mûller, c'est-à-dire dans le
sens où aux premiers temps de Syracuse il aurait existé un pouvoir
royal de type héroïque27. Il est difficilement imaginable que les colons
corinthiens aient institué un pouvoir royal dans une grande ville
nouvelle, alors que dans leur patrie ils l'avaient aboli au moins dix ans
avant la fondation de la colonie en Sicile (Diod., fr. VII, 9, 5 : 90 ans
avant la tyrannie de Cypsélos, soit en 747 av. n. è.). Mais, s'ils l'avaient
institué, il est douteux que le roi de Syracuse eût été un autre que
l'oikiste Archias ; or, aucune source ne parle du pouvoir royal
d'Archias ou de ses descendants28.
Tout ce qui est dit sur les gamoroi suggère l'existence à
Syracuse, sans doute depuis le début, d'un état aristocratique. Mais
qui pouvait être Pollis à l'époque ? Sokolov est enclin à considérer
Pollis comme un genre d'aisymnète désigné d'un commun accord par
les citoyens en période de troubles naissants (d'ailleurs, non point
tant encore entre gamoroi et démos qu'entre gamoroi eux-mêmes).
Par conséquent, il rattachait le gouvernement de Pollis à la seconde
moitié du Vile s. av. n. è. et reliait sa fonction à l'apparition de
troubles dans Syracuse, qui avaient conduit à bannir la lignée noble
des Milétides (Thuc, VI, 5, 1 ; v. également plus bas)29. De son côté,
Busolt, et à sa suite G. Swoboda et V. HütÜ, a émis l'hypothèse que
Pollis était le chef élu du gouvernement aristocratique au début de
l'existence de Syracuse et que ce même prytane était annuellement
élu à Corinthe sous l'oligarchie des Bacchiades (Diod., fr. VII, 9, 5 ;
Paus., II, 4, 4) ce qui se trouve attesté pour plusieurs colonies
corinthiennes (à Corcyre, à Apollonios, à Epidamne). De plus - et de
nouveau par analogie avec Corinthe, où le chef élu des Bacchiades
continuait apparemment à être appelé roi (v. Nie. Dam., fr. 57, 1 et 6
Jacoby) -, on a émis la conjecture que Pollis aurait également porté le
titre de roi30. Cette version du roi-prytane nous semble mériter la
préférence : la légende de Pollis sonne tellement vieillot qu'il vaudrait
mieux rattacher le gouvernement de ce « roi » à l'époque la plus

26. Sont dubitatifs : Holm, I., I, p. 147 ; Dunbabin, o. c, p. 93 et s. Cf.,


néanmoins, Sokolov, o. c, p. 201 et s. ; Freeman , o. c, II, p. 8 et s., 431 et s. ;
Hüttl.o. c, p. 44 et s.
27. Mûller, o. c, II2, p. 104 et s. ; cf. également Freeman, Le.
28. Sokolov, o. c, p. 201 et s.
29 . Idem, p. 203.
30. Busolt G., Hermès, XXVIII, 1903, p. 318; Swoboda H., Lehrbuch der
griechtschen Staatscdtertümer, Tübingen 1913, p. 45, Anm. 6 ; Hûttl.
o. c, p. 44-46.

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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ancienne, où la puissance des gamoroi était inébranlable et où il n'y


avait pas encore besoin d'aisymnètes, comme au début des troubles.
D'une façon ou d'une autre, avec ou sans prytanée autocratique,
l'hégémonie des gamoroi devint rapidement un facteur décisif de la vie
politique à Syracuse ; cette mainmise fut évidemment légalisée et prit
très rapidement la forme d'un régime bien enraciné. Néanmoins,
quelle que fût la solidité de la situation des gamoroi, la vie les
confronta de décennie en décennie à de nouveaux problèmes qu'ils
eurent de plus en plus de mal à résoudre. Les principaux facteurs en
étaient l'afflux incessant de nouveaux colons et le progrès
économique naturel lié à la mise en valeur de la chora et au développement
des industries urbaines. Les étapes marquant l'action de ces facteurs
sur la vie socio-politique de Syracuse sont la fondation de colonies
filles, d'une part, et les querelles intestines, de l'autre.
En particulier, de nombreux problèmes étaient certainement
créés par l'afflux de nouveaux colons, lequel devait être encouragé par
les perturbations socio-politiques qui survinrent en Grèce au
Vile s. av. n. è. et conduisirent à la chute des régimes aristocratiques
traditionnels et à l'établissement des tyrannies (à Corinthe,
particulièrement, en 657 av. n. è.). En partie à cause de la difficulté d'accès à
la terre, dont les premiers colons avaient la prérogative, du moins
dans l'environnement immédiat de Syracuse, et en partie pour les
nouvelles possibilités offertes par l'artisanat et le commerce, la
majeure partie des époikoi s'établissaient en ville. Ce sont eux qui
accroissaient le démos : couche de population libre, mais considérée
comme de second ordre, donc privée de droits civiques. Comme elle
n'était pas de plein droit, cette couche soutenait naturellement les
intrigues d'ambitieux de tous poils, mais avec le temps, prenant
conscience de sa force (la masse et l'importance du démos urbain
augmenteront substantiellement), elle deviendra elle-même
l'instigatrice de changements 31 .
C'est dans le même sens, préjudiciable aux gamoroi, que
s'orientait le progrès économique général, dû en partie aux efforts des
plus gros propriétaires fonciers et illustré par l'élargissement du
territoire agricole exploité, par l'augmentation du volume de céréales
de consommation et d'autres produits destinés à la vente, par le
développement du commerce et de diverses industries urbaines qui en
découlait. Tout cela créait naturellement des mutations importantes
dans le domaine des relations sociales. D'une part, le développement
économique contribuait à affaiblir le groupe des gamoroi, à distinguer,
en son sein, les riches, qui conservaient réellement leur importance
de couche sociale privilégiée, et les pauvres, dont les ambitions
devenaient source de tensions et de troubles. D'autre part, le progrès
économique contribuait à agrandir la ville et, en même temps, à
former un démos urbain, dont la masse enflait sans arrêt, en

31 . Aristote avait déjà indiqué le lien essentiel entre l'installation des


époikoi et le développement des conflits internes dans l'Etat [Pol. V. 2,
10-1 1, 1303 a25-b3 ; 5, 6, 1306 a2-4).

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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particulier sous l'action de nouvelles vagues de colons affluant de la


Grèce balkanique. Absorbant toutes sortes de marginaux, mais aussi
créant peu à peu une aristocratie particulière, nouvelle, aristocratie
d'argent avant tout, la ville devint le siège d'éléments dangereux, qui
devaient tôt ou tard relever la tête et partir en guerre contre l'emprise
de l'aristocratie agricole.
La coterie dirigeante de Syracuse n'était pas sans connaître le
danger présenté par la population qui s'accumulait dans la ville, en
particulier parce que cette masse était capable de trouver des leaders
énergiques en la personne de certains aristocrates de seconde main
rêvant d'améliorer leur situation par n'importe quel moyen. Une
méthode efficace pour conjurer l'explosion sociale pouvait être de
prolonger le mouvement colonisateur : pénétrer encore davantage
dans le domaine des Sicules et déduire vers leurs terres de nouvelles
colonies susceptibles d'absorber l'excédent de population syracu-
saine. Effectivement, suivant l'exemple de leur métropole, les Syracu-
sains entreprirent la fondation de nouvelles colonies en deux ou trois
générations seulement. Les prétextes immédiats à ces fondations
furent purement stratégiques - une aspiration à se fixer sur les terres
enlevées aux Sicules -, mais en même temps purent aussi influer des
motifs plus généraux visant à débarrasser la population syracusaine
elle-même de son surcroît, au moyen d'une colonisation secondaire,
ou interne.
Au Vile s. av. n. è., Syracuse fonda toute une série de ces
colonies filles. En 665, à 30 km à l'ouest de Syracuse, dans le haut
Anapos, fut mise en chantier la forteresse d'Akrai (Thuc, VI, 5, 2), et à
la même époque, si l'on en croit Stéphane de Byzance, fut mis en
chantier un autre fort, Enna, loin vers le nord-ouest, au fin fond des
terres sicules (s. υ. νΕννα). En 649, sur la côte nord de Sicile, avec
l'active participation de Syracusains de Zankle (future Messine), fut
fondée la nouvelle colonie d'Himère (Thuc, VI, 5, 1), et quatre ans plus
tard, 12 km à l'ouest d'Akrai, sur la colline de Monte Cásale, les
Syracusains construisirent encore une forteresse, Kasménai {ibidem,
§ 2). Enfin, en 600, sur la côte sud de Sicile, à l'embouchure de
l'Hipparis, les Syracusains créèrent la ville de Camarina [ibidem, § 3 ;
cf. Schol. ad Pind., Ol. V, 16), principale colonie syracusaine, qui, à la
différence de ses soeurs, restées à l'état de forteresses sous le
contrôle des Syracusains, acquit tout de suite le statut de polis
autonome, tout en étant, au moins dans les débuts, étroitement liée à
la métropole32.
La fondation de toutes ces colonies filles marqua les contours
généraux du territoire assujetti au pouvoir ou au contrôle des
Syracusains. Ce territoire comprenait pratiquement tout l'angle sud-
est de la Sicile, environ 1 500 milles carrés, grâce à quoi Syracuse
devint une grande cité -Etat, ne le cédant en taille qu'à Sparte parmi

32. Sur l'époque de la fondation, l'emplacement et le statut des colonies


syracusaines, cf. Sokolov, o. c, p. 189-191 ; Wickert, o. c, p. 1482 et s. ;
Dunbabin, o. c, p. 95 et s.

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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les premières poleis grecques33. Dans cette vaste région, Syracuse


même ainsi que les villes et forteresses qu'elle avait fondées servaient
de remparts à la suprématie grecque et dominaient un océan de
petites colonies sicules, dont la population était soumise, attachée à
la glèbe et ravalée à la situation d'esclaves obligés de cultiver les lots
des conquérants.
L'expansion vers les terres sicules devait naturellement profiter
surtout à ceux qui la guidaient, c'est-à-dire à la catégorie dirigeante
des gamoroL Bien que la déduction de nouvelles colonies eût
contribué à résorber l'excédent de population à Syracuse et à satisfaire
dans une certaine mesure les prétentions agraires des époikoi, la
richesse et la puissance des gamoroi s'accrurent encore ; il ne pouvait
en résulter qu'une opposition exacerbée et des relations tendues
entre l'aristocratie foncière et le reste du peuple. Lorsqu'au début du
Vie s. Syracuse atteignit ses ultimes frontières (qui rentraient dans le
domaine d'autres villes grecques, Léontinoi au nord et Gela au sud-
ouest) et eut ainsi épuisé le fonds agraire accessible à sa mainmise, il
s'ensuivit inéluctablement un conflit social généralisé. Néanmoins,
des fissures étaient déjà apparues dans le camp même des dirigeants,
prémices de troubles pour l'Etat.
En 649 av. n. è., on l'a déjà noté, un certain nombre (voire un
nombre très important) de Syracusains prirent part à la fondation de
Zankle et d'Himère (Thuc, VI, 5, 1). Ils étaient composés, selon le
témoignage de Thucydide, de représentants de la lignée noble des
Milétides, qui avaient été contraints, avec leurs clients et partisans,
d'abandonner leur patrie, après avoir été vaincus par leurs
adversaires dans une révolte civile (φυγάδες στάσει νικηθέντες). Le grand
nombre de ces émigrants est démontré par Thucydide, qui signale une
particularité de la ville fondée avec leur participation : ses
institutions étaient admises comme chalcidiennes, mais sa langue était un
mélange de chalcidien (c'est-à-dire ionien) et de dorien. Il n'en reste
pas moins que l'appartenance reconnue des exilés à un seul clan
noble doit conforter l'idée, émise plus haut, que le conflit de Syracuse
éclata au sein même de l'aristocratie et que la participation d'autres
couches de population était encore purement passive. On est tenté de
faire le lien entre ces premiers troubles à Syracuse et les
perturbations politiques dans la métropole des Syracusains, Corinthe, où peu
avant avaient également éclaté des troubles, qui s'étaient achevés par
la chute des Bacchiades, leur bannissement de la ville et l'affermis -
sèment des Cypsélides. L'écho de cette révolution était sans doute
parvenu jusqu'aux colonies corinthiennes ; si des clans apparentés
aux Bacchiades étaient au pouvoir dans ces colonies, il durent
connaître des désagréments34.
Cependant, quels que fussent les Milétides vaincus et exilés, le
caractère généralement aristocratique de la constitution syracusaine
resta inchangé. Les gamoroi sortirent indemnes d'une autre secousse

33. Dunbabln, o. c. p. 107.


34. ibidem, p. 56 et s.

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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qui semble avoir eu lieu dès le début du Vie s. av. n. è. Diodore raconte
comment un certain Agathocle, manifestement noble et riche, choisi
comme curateur de la construction du temple d'Athéna, profita de sa
fonction pour utiliser les pierres destinées à ériger le sanctuaire et se
bâtir - peut-être là même où se construisait le temple, à Ortygie - une
demeure de luxe. La divinité, courroucée par ce sacrilège, frappa de sa
foudre et incendia la maison ainsi que le malhonnête homme, ce qui
n'empêcha pas les gamoroU de leur côté, d'organiser un débat
posthume sur le cas d'Agathocle et d'émettre un verdict sévère. Malgré les
protestations de ses héritiers déclarant qu'Agathocle avait payé de sa
poche les pierres qu'il avait prises, les gamoroi condamnèrent ses
biens à la confiscation, déclarèrent maudite la parcelle dépendant de
la maison et en interdirent l'accès à quiconque (Diod., fr. VIII, 9).
Tel est le récit de Diodore, et il n'y a pas lieu de douter de sa
véracité. Ce document est très important. Le parallèle qui vient à
l'esprit avec les tyrans d'Agrigente, Phalaris et Théron, qui commençaient
aussi par des entreprises de construction, puis se retranchaient sur
l'acropole et s'emparaient du pouvoir - parallèle renforcé par le
châtiment extrêmement sévère infligé à Agathocle et son clan -,
évoque des dessous politiques graves dans cette affaire. Il est
possible qu'Agathocle ait visé la tyrannie et que les gamoroi aient pris des
mesures extraordinaires pour réprimer ce genre de velléités. La date
approximative de cet événement - en tout cas son terminus ante
quem - est déterminée par une indication portée sur le temple en
pierre d'Athéna : c'est de toute évidence un des plus anciens ouvrages
situés sur le terrain sacré d'Athéna, et il fut remplacé, au début du
Vie s. av. n. è., par un temple en bois à revêtements de céramique, qui
dura jusqu'à l'époque des Déïnoménides (début du Ve s.)35.
Les choses sont moins claires pour la datation d'un autre
événement - rentrant également dans le cadre des querelles à
l'intérieur des groupes, mais ayant eu des conséquences plus graves -,
raconté par Aristote {Pol. V, 3, 1. p. 1303b 17-26) et Plutarque [Praec.
ger. reip. 32, 825 et s.). Deux jeunes hommes se disputaient pour un
motif amoureux : l'un d'eux avait attiré chez lui le jeune garçon aimé de
l'autre, et celui-ci avait séduit par vengeance la femme de l'offenseur.
Tous deux appartenaient à la plus haute sphère dirigeante, et leur
querelle provoqua une scission dans la sphère des citoyens de plein
droit. (Nous avons déjà abordé ces détails plus haut.) Le résultat fut
que l'Etat subit des transformations (μετέβαλε γαρ ή πολιτεία , comme
dit Aristote) et que la structure politique perdit son caractère fonciè -
rement aristocratique (την άρίστην πολιτείαν ανέτρεψαν, au dire de
Plutarque). On se demande, cependant, si ces changements furent
radicaux et à quel moment précis de l'histoire de la Syracuse
archaïque il faut les rapporter. (Il est indiscutable que cette affaire eut
lieu à l'époque archaïque, car Aristote l'affirme : έν τοΤς άρχαίοις
χρονοις).

35. Pour estimer et dater l'affaire d'Agathoclès, cf. Dunbabin, o. c, p. 58 ;


Stauffenberg, o. c, p. 113

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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Sokolov pense que cette histoire n'avait eu aucune


répercussion sur la situation des gamoroi et qu'il fallait la rattacher à l'époque
du bannissement des Milétides ou de la « dictature » de Pollis,
événements qu'à son tour il inclinait à rapprocher36. Ce point de vue
semble erroné, car il fait fi des indications directes des sources sur la
réalité des changements qui s'accomplirent en liaison avec la dispute
des deux aristocrates. A cet égard, Holm a davantage raison quand il
souligne le caractère fatidique de cette querelle et, admettant la
portée des transformations ultérieures, les rattache aux succès
économiques de Syracuse au Vie s. av. n. è., en particulier à la monnaie
que Syracuse avait commencé à frapper, dit-on, vers 53037. Holm
tombe cependant dans un autre extrême en déclarant que le pouvoir
des gamoroi était déjà renversé à l'époque38. C'est contredit par le
témoignage d'Hérodote selon lequel les gamoroi avaient été bannis
après une manifestation conjointe du démos et des esclaves- killyrioi
en 491 av. n. è. (VII, 155)39 ; il est plus naturel de rattacher ce
témoignage non pas aux tentatives des gamoroi pour reprendre le pouvoir,
comme Holm le supposait pour suivre son idée, mais au renversement
de leur hégémonie, survenue précisément à l'époque. Il reste
évidemment une possibilité : relier l'épisode raconté par Aristote et
Plutarque à l'exposé d'Hérodote et considérer que c'est la querelle des
deux aristocrates qui déchaîna ces troubles généraux, lesquels se
terminèrent par la chute du pouvoir des gamoroi et leur bannissement
de la ville en 49 140. Cela est pourtant en contradiction avec deux
réserves caractéristiques émises par Hérodote, sur la dispute
fatidique des deux jeunes gens, et par Aristote, sur l'intervention du
démos et des killyrioi, mais le principal semble être l'ancienneté
encore assez grande de l'événement cité par Aristote et Plutarque, qui
interdit une datation inférieure au Vie siècle.
Nous inclinons donc à partager l'opinion de Hôlm relative à
l'époque du fait divers dont Aristote et Plutarque se portent témoins :
le Vie s. av. n. è., plus exactement son troisième quart. En ce qui
concerne la teneur des changements provoqués par cet événement, il
a été correctement expliqué par Huttl et Dunbabin (qui, d'ailleurs,
comme Sokolov, rattachent le fait lui-même au Vile s.)4 ! :
l'aristocratie dirigeante, affaiblie par des querelles internes, et souhaitant
empêcher le peuple d'en profiter, accepta un compromis sur

36 . Sokolov, o. c, p. 203 et s. ,;
37. Boehringer E., Die Mûnzen von Syrakus, Berlin-Leipzig 1929, p. 6, 91 ;
Dunbabin, o. c, p. 62.
38. Holm, o. c, I, p. 148.
39. Pour dater cet événement, que l'on rattache couramment à une défaite
infligée aux Syracusains par le tyran de Gela Hippocrate, sur la rivière
Hélôros en 492 av. n. è., cf. Dunbabin, o. c, p. 400 et s., 414 et s. ; cf.
également plus bas.
40 . C'est ce que pensent précisément : Jebelev S. A. dans ses notes sur sa
traduction d'Aristote (Aristote, Politique, Moscou 1911, p. 216, note 1 du
chap. V, 3, 1) ; Dovatour, o. c, p. 286 ; HowW.W. et Wells J., A
commentant on Herodotus, V, II, Oxford (1912) 1957, p. 194 et s. (ad VII, 155, 2) ;
Wickert, o. c, p. 1483 et s.
41 . Hüttl, o. c, p. 48-52 ; Dunbabin, o. c, p. 57 et s.

Esclavage et dépendance dans l'historiographie soviétique récente


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l'intégration des Syracusains autonomes, mais non nobles


(manifestement de la classe des époifcoi), dans le groupe des gamoroi,
avec distribution de tous droits et privilèges donnant accès à la terre à
ceux qui jusqu'alors devaient se limiter aux activités citadines. Le
groupe des gamoroi ainsi élargi perdit son exclusivité et se
transforma en une couche plus vaste d'aristocratie possédante ; par
conséquent, le régime aristocratique de Syracuse devint ce qui s'appe -
lait couramment à l'époque classique une oligarchie.
L'influence de ces changements sur l'assainissement de la
conjoncture sociale et sur la reprise de la vie économique à Syracuse
se passe d'explications. Mais il est tout aussi évident que de larges
couches du démos restaient insatisfaites de cette « révolution par le
haut » et souhaitaient un bouleversement radical. Celui-ci eut bel et
bien lieu au début du Ve s. av. n. è.
A cette époque, Syracuse eut à faire la guerre au tyran de Gela
Hippocrate. En 492, Hippocrate battit les Syracusains à plate couture
lors d'une bataille sur la rivière Hélôros et parvint ensuite au pied des
murailles de Syracuse. Il est vrai que le tyran de Gela ne s'empara pas
de la ville, mais les Syracusains eurent à payer cher pour obtenir la
paix : ils durent céder à Hippocrate la province de Kamarina
(Hérodote, VII, 154 ; cf. Pind., Nem. IX, 39 et s. avec scholies ; Diod.,
fr. X, 27 ;Thuc, VI, 5,3)42.
L'autorité et la puissance de la coterie dirigeante de Syracuse
en furent fortement ébranlées, et la démocratie syracusaine ne
manqua pas d'en profiter. Les gamoroi tentèrent en vain d'opposer les
killyrioi au démos en leur octroyant la liberté (Diod., fr. X, 25, 3 dans
l'interprétation d'Andrewes-Dunbabin)43. Ces derniers préférèrent
obtenir leurs droits civiques des mains du démos et firent front
commun avec lui contre les gamoroL En 491, l'oligarchie de Syracuse
fut renversée, les killyrioi obtinrent effectivement les droits civiques,
et les gamoroi furent bannis (Hérodote, VII, 155 ; Denys Hal., Ant.
Rom. VI, 62 ; Zénob., Prov. IV, 54 ; Hésych., Phot, la Souda, s. υ.
καλλικυρνοι et κιλλικύριοι, avec références chez Photios et dans la Souda
à Timée et Aristote ; de plus, Photios parle explicitement de
l'intégration des külyrioi dans la vie civique : κιλλικυριοι - oi αντί των γεωμόρων
μέρος καταλαβόντες του πολιτεύματος)44.
Les gamoroi bannis de Syracuse émigrèrent à Casménai et y
restèrent plusieurs années, en attendant un changement de situation.

42. LenschauT., Hippokrates (7), RE, B. VIII, Hbbd. 16, 1913, p. 1778;
Dunbabin, o. c. p. 399 et s. ; Stauffenberg, o. c.,p. 171 et s. ; Berve H., Die
Tyrannis bei den Griechen, B. I-II, Munich 1967 (I, p. 138 ; II, p. 598).
43. Dunbabin, o. c, p. 414, avec référence dans la note 3 à l'opinion
d'E. Andrewes, qui a rattaché le passage indiqué de Diodore à l'histoire de
Syracuse.
44 . Pour évaluer ce qu'avaient obtenu les killyrioi, ainsi que les caractéris -
tiques et le niveau des mouvements démocratiques de l'ensemble de
Syracuse, cf. Dunbabin, o. c, p. 414 et s. ; Stauffenberg, o. c, p. 177-179,
avec les notes.

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Par ailleurs, ils comptaient sans doute sur la précarité de l'alliance


entre les démocrates : Grecs et barbares- killyrioi, les esclaves d'hier.
Si tels étaient leurs calculs, ils se vérifièrent jusqu'à un certain point.
Lorsqu'en 485 le successeur d'Hippocrate, Gélon, réitéra - peut-être à
l'appel des gamoroi - son attaque de Syracuse, le désordre et
l'anarchie y régnaient, d'après Aristote [Pol. V, 2, 6, p. 1302b 25-33). Dans
ces conditions, quand Gélon atteignit les portes de la ville il força
sans difficulté le démos syracusain à capituler (Hérod., VII, 155)45.
L'attaque de Syracuse par le tyran de Gela s'accompagna d'une
série d'actions politiques importantes, qui résultèrent peut-être d'un
large accord socio-politique46. En premier lieu, les gamoroi furent
rappelés d'exil (Hérodote, VII, 155). Ils récupérèrent apparemment
leurs terres, mais ne connurent pas de retour à la situation
exceptionnelle antérieure ; plus de mainmise sur les killyrioU ni de pouvoir
politique. Il faut croire que les killyrtoi gardèrent leur liberté et leurs
droits civiques. Comme on ne les rencontre plus dans l'histoire de
Syracuse, ils durent progressivement se fondre dans la masse du
démos47 . Les possesseurs de grands domaines devaient désormais
utiliser la main-d'œuvre normale d'esclaves achetés ou recourir à
l'aide des salariés agricoles. La couche des gros propriétaires fonciers
eux-mêmes, qui comportait moins d'anciens aristocrates et plus de
gens du peuple, avait perdu son exclusivité aristocratique et en même
temps, semble-t-il, son ancienne appellation. Par la suite, étant
donné son état et son service dans l'armée, il lui resta un nom qui
servait couramment à l'époque classique à désigner la couche
possédante la plus élevée : les cavaliers (oi ιππείς). En ce qui concerne le
démos, il conserva les droits conquis en son temps, mais il perdit le
pouvoir. Gélon concentra le pouvoir politique entre ses mains ; il
s'installa à Syracuse et en fit la capitale de son vaste état sicilien.
Pour conclure, soulignons les particularités principales de
l'évolution socio-politique de Syracuse à l'époque archaïque. Il faut

45. Niese B., Gelon (3), RE, B. VII, Hbbd. 13, 1912, p. 1007 ; Dunbabin, o. c,
p. 145 ; Stauffenberg, o. c, p. 189 ; Berve, o. c, p. 141 ; II, p. 599.
46. Niese, 1, c.
47. Sur le sort des killyrioi, cf. Dunbabin, o. c, p. 415 ; Stauffenberg, o. c,
p. 189, 337 (note 6 du chap. 12), 338 (note 3 du chap. 13). Berve a un
jugement plus réservé lorsqu'il avance que Gélon laissa leur liberté
personnelle aux killyrioi, mais les exclut de la collectivité civile (o. c, I,
{). 142 ; II, p. 600). Certains chercheurs ne croient même pas à l'éventua-
ité que les killyrioi aient gardé leur liberté sous Gélon et rattachent leur
émancipation finale à une période beaucoup plus tardive : l'époque de
Dionysos l'Ancien [cf. Scheele M., Strategos autokrator, Staatsrechtliche
Studten zur griechischen Geschichte des 5. und 4. Jh. , Leipzig 1932, p. 28,
Anm. 1 ; Wentker H., Sizilien undAthen, Heidelberg 1956, p. 32) ; mais ce
scepticisme nous semble tout à fait injustifié. Cf. Frolov E. D., Sitsi-
liïskaia derjava Dionisio. (Puissance sicilienne de Denys), Leningrad
1979, p. 95, note 21, déclarant, de façon d'ailleurs peu heureuse, qu'« il
n'est plus fait mention des kûlyrioi dans la tradition antique, à partir de
leur attaque conjointe avec le démos de Syracuse contre les gamoroi, au
tout début du Ve s. av. n. è. (Hérodote, VII, 155, 2) » ; il faudrait dire pour
plus d'exactitude qu'ils ne sont pas mentionnés en ce qui concerne la
période plus tardive.

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avant tout noter la longue durée de l'hégémonie exercée par l'ordre


aristocratique des gamoroi issu de la première couche de colons, qui
indique la force et la solidité des positions de cette classe dans l'Etat.
D'autre part, le rôle et le destin particuliers des esclaves- killyrioi
agricoles de ce pays sautent aux yeux. Au bout du compte, en
rejoignant les rangs du démos syracusain opposé aux gamoroi, ils
obtinrent la liberté et même les droits civiques. En outre, c'est
l'intervention des killyrioi qui radicalisa les troubles civils à Syracuse et
conduisit au renversement de l'hégémonie plus que bicentenaire des
gamoroi On peut juger par ce fait de la masse et de la puissance de la
classe insurgée des esclaves, lesquels étaient d'ailleurs puissants non
seulement de par leur masse, mais aussi du fait qu'ils étaient assurés
de la sympathie et du soutien des Sicules libres qui leur étaient
apparentés. On remarque, au contraire, la faiblesse du démos
syracusain, intervenu sur le tard, redevable de sa victoire non pas tant à lui-
même qu'à des esclaves -barbares étrangers à la polis et, enfin,
incapable de conserver son acquis : en effet, la première démocratie
syracusaine se maintint par la force pendant cinq ou six ans, pas
davantage !
L'explication de cette situation est manifestement à rechercher
dans l'originalité de la vie socio-économique de la Syracuse
archaïque, où l'agriculture devint effectivement et pour longtemps
primordiale et où le rôle et l'importance des couches de population
liées à ce secteur clé de l'économie furent bien supérieurs à ceux du
démos urbain. Evidemment, au fur et à mesure que grandit la ville, la
force des couches urbaines augmenta ; comme nous l'avons vu, les
gamoroi durent en effet faire des concessions aux chefs du dèmôs,
dans la seconde moitié du Vie s. av. n. è. Il est cependant difficile de
dire comment se seraient déroulés les événements sans l'ingérence
des killyrioi ; sans elle, la société syracusaine aurait peut-être encore
longtemps souffert de tensions et de désordres internes : exactement
comme cela se passa à Héraclée Pontique, où il ne fut mis fin aux
troubles civils qu'au milieu du IVe s. av. n. è., et encore, seulement
après l'établissement de la tyrannie48. A Syracuse, la victoire du
démos, obtenue grâce à une participation active des külyrioí, mit fin à
l'hégémonie des gamoroi, mais la précarité du bloc populaire - peut-
être parce qu'il était justement hétérogène - et l'instabilité générale
de la situation politique, due à cette précarité, mais aussi à des
complications externes, conduisirent rapidement à la chute de la
démocratie, qui fut alors remplacée par la tyrannie. Cette dernière prit
vraiment à Syracuse la place de la démocratie, et non de l'aristocratie
comme cela se passait couramment, et son orientation première fut
donc celle d'une collaboration avec la classe des propriétaires
fonciers.

48. Frolov E. D., Tyrania ν Gueraklee Pontiïskoï (Tyrannie à Héraclée


Pontique), in Antitchny mir i arkheologuia (Monde antique et
archéologie), 2, Saratov 1974, p. 114-139.

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Ainsi, vers le début du Ve s., Syracuse offrait-elle le tableau


étrange d'un entrelacs de situations diverses : traditions enracinées
de la couche des propriétaires fonciers-aristocrates ;
sous-développement et faiblesse de la démocratie urbaine ; malgré cela, et grâce au
soutien de la population locale asservie, succès du mouvement
populaire ; instabilité du nouveau régime démocratique ; et, dans ces
conditions, apparition tardive, plutôt imposée de l'intérieur, de la
tyrannie, à qui se posait le difficile problème de se maintenir dans une
ville étrangère, sans compter qu'il fallait faire bloc avec l'aristocratie
foncière étant donné la loyauté douteuse de la masse populaire.
Néanmoins, l'époque archaïque où les Grecs furent au fond livrés à
eux-mêmes coulait ses dernières années. A l'horizon de la Sicile
s'amoncelaient des nuages : une invasion carthaginoise menaçait, et
Gélon en profitait pour affermir son pouvoir et sa dynastie à Syracuse.

ooOoo

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