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En quête d’un monde oublié…

Longtemps a régné l’idée selon laquelle la culture et la


civilisation européennes seraient exclusivement nées en
Grèce et se seraient épanouies à la faveur de l’empire de
Rome. Ce dogme mérite d’être révisé. Il ne représente
qu’une part de la vérité. Il ne rend pas justice à l’important
héritage culturel scandinave qui irrigue encore aujourd’hui
la partie septentrionale de l’Europe et qui s’est constitué
hors du monde gréco-latin. Il ignore encore plus le
domaine culturel celtique qui s’étendait sur un espace au
moins aussi vaste que l’Empire romain à l’apogée de sa
puissance et qui précéda historiquement ce dernier. Faut-il
rappeler que les Celtes représentèrent longtemps une
menace pour Rome jusqu’à ce que la conquête romaine de
la Gaule mît fin à leurs prétentions hégémoniques ? Tout à
l’opposé d’une civilisation de « rustres » sans foi ni loi, la
civilisation celtique possédait une forte originalité. Celle-
ci se traduisit à travers son art, sa mythologie et sa littéra-
ture dont le Moyen Âge hérita. Comment 1 ?
La Gaule et la Bretagne celtiques, après avoir subi de
front la romanisation (installation de la civilisation gallo-
romaine ou britto-romaine) puis la christianisation (à par-
tir du VIe siècle), avaient fondu sa culture dans celle de
l’envahisseur puis dans celle de ses évangélisateurs. Loin
d’apparaître comme une religion étouffante, le christia-
nisme conquit l’Europe en assimilant progressivement les
religions et les cultures qui l’avaient précédé. Une réelle
1. Nous ne pouvons que renvoyer sur ces questions à F. Le Roux et C.
Guyonvarc’h, La Civilisation celtique, Rennes, Ouest-France, 1990 et La
Société celtique, Rennes, Ouest-France, 1991.
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transformation de la culture celtique primitive s’ensuivit


malgré le maintien de l’espace (lieux de culte) et du temps
(ou calendrier) rituels propres à l’ancienne religion cel-
tique. C’est ainsi que des noms de lieux celtiques ont pu se
maintenir en France, tout comme certaines croyances ou
certains sites sacralisés par le paganisme (pierres, fontaines
ou arbres sacrés, par exemple) que le monde celtique hérita
lui-même d’une civilisation antérieure. Certaines fêtes pré-
chrétiennes et certains rituels païens survécurent égale-
ment dans ce christianisme originel tout en étant assimilés
et réinterprétés par la nouvelle religion. On ne tient pas
assez compte de ces phénomènes essentiels de transfert
culturel lorsqu’on étudie l’imaginaire médiéval. Celui-ci
ne surgit pas ex nihilo des brumes du haut Moyen Âge ou
du gouffre des temps obscurs. Il est tributaire d’un imagi-
naire plus ancien qu’il restructure et réinterprète.
Lorsqu’on évoque le monde celtique, on fait allusion à un
ensemble de peuples qui ont pu léguer leur langue au vaste
monde médiéval. Plusieurs branches linguistiques celtiques
survivent au Moyen Âge. On les regroupe en dialectes goi-
déliques (ou gaéliques) comprenant l’irlandais, l’écossais et
le mannois (Ile de Man) et en dialectes brittoniques com-
prenant le gallois, le cornique (de Cornouailles) et le breton
(armoricain). S’il ne restait plus rien au Moyen Âge des
parlers celtiques continentaux (comme le gaulois ou le cel-
tibère), en revanche une branche de la culture celtique brit-
tonique réussit à maintenir plus fermement ses traditions
primitives, c’est-à-dire sa langue et sa littérature (essentiel-
lement orale). Autour du roi Arthur se rassembla ainsi la
galaxie des légendes celtiques qui remontaient aux mythes
des tribus ancestrales. Or, ces deux conservatoires de la tra-
dition celtique qu’étaient le pays de Galles d’une part et
l’Irlande d’autre part allaient faire déferler sur le continent
au XIIe siècle des récits et traditions celtiques apparentés à
ceux que la Gaule celtique connaissait mais qu’elle avait
progressivement oubliés. Ainsi allait pouvoir s’opérer à
partir du XIIe et du XIIIe siècle une véritable « receltisation »
du continent par légende arthurienne interposée.
Il est possible aujourd’hui de proposer une véritable
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relecture « celtique » de certaines traditions celtiques éva-
nouies ou métamorphosées dans la culture chrétienne du
Moyen Âge parce que le folklore colporte les mêmes
légendes de fées, d’ogres et de revenants que les récits
médiévaux. Non que ces derniers aient réussi à façonner
tout le folklore des campagnes mais bien plutôt parce que
le folklore et la littérature médiévale tirent leur origine
d’un même ensemble culturel qui n’est, pour une fois, ni
grec ni romain mais bien celtique. Aujourd’hui, cette relec-
ture « celtique » de sites, de mythes et de rites peut encore
être tentée grâce au double témoignage de la littérature
arthurienne mais aussi de la littérature mythologique irlan-
daise du Moyen Âge (la seule du monde celtique qui nous
soit directement accessible et qui puisse se prévaloir d’une
réelle antiquité). On ne peut guère comprendre l’esprit et la
lettre de la littérature arthurienne médiévale si l’on ne fait
pas l’effort de s’informer sur le formidable héritage cultu-
rel celtique dont elle est dépositaire.
Toutefois, le grand problème de la transmission des
thèmes arthuriens reste posé. Il est évidemment lié au pro-
blème des substrats oraux 1 de la culture celtique en Occident.
Il n’est plus vraisemblable d’admettre aujourd’hui une
transmission exclusivement écrite de ces traditions comme
l’affirment encore certains critiques qui nient l’existence
d’une tradition orale (qu’en France on répugne à appeler
« folklore »). Ces critiques imaginent à tort que tous les
romans arthuriens sortent de la plume de Geoffroy de
Monmouth, c’est-à-dire des quelques chapitres de l’Historia
regum Britanniae qui concernent directement le roi Arthur.
En fait, il existe bien au Moyen Âge plusieurs traditions
orales : celle qui vient des îles Britanniques est certaine-
ment la plus connue grâce aux adaptations littéraires
qu’elle a favorisées mais il existe encore une tradition
orale spécifiquement continentale dont un Gervais de
Tilbury donne un témoignage au XIIIe siècle et dont les
légendes hagiographiques latines du haut Moyen Âge ont
1. P. Gallais, « Bleheri, la cour de Poitiers et la diffusion des récits arthu-
riens sur le continent », Actes du VIIe congrès national de littérature comparée,
Paris, Didier, 1967, pp. 47-79.
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pu conserver des traces. C’est tout cet ensemble de tradi-


tions qui ne possèdent leur source ni dans la Bible ni dans
la littérature gréco-latine qui peut donner une idée de la
culture celtique originelle dont certaines œuvres littéraires
du Moyen Âge procèdent.
Il est indéniable en outre que, même avant le Ier siècle de
notre ère, les échanges entre les cultures celtiques insulaire
(Grande-Bretagne) et continentale (Gaule) ont été très
importants. À en croire Jules César 1, la doctrine druidique
serait même « née en Bretagne et a été apportée de cette île
dans la Gaule ; de nos jours encore ceux qui veulent en
faire une étude approfondie vont le plus souvent s’instruire
là-bas ». Pour étayer ses dires, Jules César recueillit le
témoignage direct des intéressés et son rapport constitue
encore aujourd’hui une source appréciable d’observations
diverses sur la civilisation celtique 2. Cette déclaration rela-
tive à l’interdépendance de la Gaule et de la Grande-
Bretagne n’est guère prise en considération dans l’étude
des traditions celtiques. Pourtant, elle ouvre d’immenses
perspectives dans la recherche d’un fonds culturel com-
mun aux deux Bretagne. Au Ve siècle, l’émigration bre-
tonne des îles Britanniques vers le continent représente une
preuve supplémentaire des liens culturels interceltiques qui
se renforcent entre les deux territoires et qui assurent la
migration des vieilles traditions celtiques vers le conti-
nent 3.
Par ailleurs, certains thèmes celtiques et arthuriens
remontent à d’antiques traditions religieuses et druidiques
qui, à une période tardive, se sont cristallisées autour du
personnage probablement mi-historique mi-légendaire du
roi Arthur. Dans la perspective d’une longue durée, les
vieux récits épico-cosmogoniques qui, dans le cadre de la
religion druidique, proposaient une explication cohérente
du monde tendirent à se figer en récits légendaires ou

1. Guerre des Gaules, livre 6, ch. XIII.


2. Sur la documentation de base : F. Le Roux, « Introduction générale à
l’étude de la tradition celtique », Ogam, 19, 1967, pp. 269-356.
3. L. Fleuriot, Les Origines de la Bretagne. L’émigration, Paris, Payot,
1980.
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contes héroïques qui devenaient la mémoire vivante de la
collectivité. Jules César parle d’un enseignement druidique
exigeant la mémorisation « d’un grand nombre de vers 1 ».
Régulièrement transmis et métamorphosés, ces récits
mythiques devinrent peu à peu le réservoir littéraire et
légendaire du monde médiéval, tantôt sous forme de récits
hagiographiques (qui christianisaient les vieux thèmes
païens), tantôt sous forme de légendes héroïques (les
contes arthuriens). Jules César a bien insisté sur le carac-
tère oral de la science druidique : « Ils [les druides] esti-
ment que la religion ne permet pas de confier à l’écriture la
matière de leur enseignement, alors que pour tout le reste
en général, pour les comptes publics et privés, ils se ser-
vent de l’alphabet grec. » On comprend alors l’inexistence
de toute documentation écrite sur la religion des Celtes et
la difficulté d’une confrontation entre les résidus folklo-
riques médiévaux d’une part et ces traditions celtiques pri-
mordiales qui ont échappé à toute transcription littéraire
(sauf en Irlande à partir du XIIe siècle). L’enjeu d’une com-
préhension mythique de ces textes est pourtant bien là.
En fait qu’on parle de mythe arthurien ou de mythe cel-
tique, rien n’est plus difficile à définir que le mythe et rien
ne prête autant au malentendu. Pourtant, une définition
commode peut rendre compte de la singulière relation des
mythes et des noms propres : le mythe est le discours com-
menté du nom propre. Il est aisé de noter en effet l’atten-
tion particulière des mythes aux noms propres (toponymes
ou anthroponymes). Les mythes se concentrent dans ces
noms et en éclairent certaines singularités (c’est la fonction
« étiologique » du mythe). Toutefois, beaucoup de noms de
lieux ou de personnages d’origine celtique ne possèdent
plus le contexte légendaire qui les éclaire. Il devient diffi-
cile dans ces conditions d’établir cette valeur explicative
du nom propre tentée par le récit mythique. L’étude que
l’on va lire réhabilite cette dimension étiologique du mythe
de Merlin. Elle tente de rétablir le contexte celtique ancien
de cette légende médiévale qui trouve sa cohérence dans

1. Guerre des Gaules, livre 6, ch. 14.


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un fonds mythique plus ancien. On verra que le personnage


de Merlin dont le nom est à mettre en relation avec la mer
peut trouver une cohérence mythique dans la mythologie
des êtres marins par comparaison avec d’autres figures
analogues dans le monde indo-européen. Les Celtes insu-
laires sont d’abord et avant tout des marins et cette dimen-
sion de leur culture ne peut pas être sous-estimée dans
l’étude de leur mythologie. Le comparatisme apporte un
éclairage précieux dans cette enquête. Il reste aujourd’hui
une technique essentielle capable de nous faire retrouver
les cadres anciens de l’imaginaire celtique, c’est-à-dire les
associations nécessaires de motifs mythiques appartenant à
une tradition multiséculaire et que le monde moderne a pu
oublier.
Est-il nécessaire de rappeler en effet que la littérature du
Moyen Âge se nourrit de toute une tradition orale, bien
antérieure à l’écriture qui nous en livre le reflet ? Les
romanciers médiévaux n’inventaient pas leurs histoires
mais ils étaient des « auteurs » au sens étymologique du
mot, c’est-à-dire qu’ils amplifiaient (auctor vient du latin
augere qui signifie précisément « accroître, augmenter »)
un canevas de traditions qu’ils s’efforçaient par ailleurs de
mettre en forme dans un double souci esthétique et idéolo-
logique. Le récit se devait d’être beau et agréable
à suivre, mais il devait aussi suggérer un sens (moral ou
spirituel) en accord avec l’esprit d’une société aristocra-
tique et courtoise, plus ou moins pénétrée de christianisme.
Or, l’élément traditionnel (le substrat folklorique) que col-
portait la littérature médiévale (arthurienne) provenait des
îles Britanniques. C’est là en effet que le folklore arthurien
s’était progressivement cristallisé 1 avant de passer sur le
continent à la faveur des lointains descendants de
Guillaume le Conquérant et de ses Normands.
À partir de 1066, l’installation de barons normands sur
le sol anglais avait créé, une solidarité de fait entre les îles
Britanniques et le continent. Certains seigneurs anglo-nor-

1. J. Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, PUF, 1952 et


Nouvelles recherches sur la littérature arthurienne, Paris, Klincksieck, 1965.
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mands, possesseurs de fiefs en Angleterre, étaient égale-
ment titulaires de domaines en France. Dans le contexte de
ce royaume anglo-normand, la « nationalité » française ou
anglaise n’avait évidemment aucun sens ; des états-nations
dignes de ce nom ne s’étaient pas encore constitués. Par
contre, des échanges linguistiques et culturels s’établirent
entre les îles et le continent. C’est le début de la culture
anglo-normande. Plus tard, vers le milieu du XIIe siècle, en
épousant le roi Henri II Plantagenêt, Aliénor d’Aquitaine,
héritière de la riche province du Sud-Ouest, allait faire du
roi d’Angleterre le possesseur de terres « françaises » bien
plus vastes que celles du roi de France en titre. La cour
d’Angleterre était alors aussi « française » que celle du roi
de France. Petite-fille du premier troubadour, Aliénor
aimait la poésie et le roman 1. Elle fut à l’origine du déve-
loppement de la littérature arthurienne sur le continent et
elle encouragea de nombreux écrivains à raconter la
légende du roi Arthur et de ses chevaliers. Une fois que la
mode fut lancée, les écrivains devinrent intarissables. Le
Conte du Graal de Chrétien de Troyes est le plus ancien
récit du Graal connu. Il allait donner lieu à de nombreuses
réécritures. Il en fut de même pour l’histoire de Merlin que
l’on rattacha à la légende arthurienne. Dans ce contexte,
interroger le personnage de Merlin, c’est donc bien scruter
la mémoire primitive de l’Europe, celle qui resta long-
temps étrangère aux fables gréco-latines et aux séductions
du livre biblique. C’est aussi se mettre en mesure de com-
prendre que ce personnage mythique peut révéler des
enjeux primordiaux de la littérature du XIIe et du XIIIe siècle.

avril 2000

1. R. Lejeune, « Le Rôle littéraire de la famille d’Aliénor d’Aquitaine »,


Cahiers de civilisation médiévale, 1, 1958, pp. 319-337.

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