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Histoire de France

Sous la direction de JOËL CORNETTE

Féodalités
888 – 1180

Florian Mazel
Ouvrage dirigé par Joël Cornette
H F
Joël C , agrégé de l’Université, ancien élève de l’École
normale supérieure de Saint-Cloud, Professeur à l’Université Paris VIII-
Vincennes-Saint-Denis.
Jean-Louis B , agrégé, docteur d’État, professeur émérite des
Universités, a enseigné l’histoire du Moyen Âge aux Écoles normales
supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses.
Henry R , agrégé d’histoire, ancien élève de l’École normale
supérieure de Saint-Cloud, directeur de recherche au CNRS (Institut
d’histoire du temps présent).
Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre.

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© Éditions Belin, 2010
P

888-1180

Le monde est un ensemble


ordonné de créatures
Guillaume de Conches

Les écoles de Chartres sont à la pointe du progrès intellectuel de la


première moitié du XIIe siècle et l’assertion d’un de leurs maîtres les plus
fameux ( † vers 1154) pourrait passer pour la profession de foi d’un
historien du XXIe siècle cherchant, comme s’y efforce le présent livre, à
mettre au jour l’ordre des choses, voilé par le chaos des apparences.
Rapportée au temps de sa formulation, la phrase de Guillaume de Conches
exprime deux faits majeurs, spécifiques des trois siècles qui s’écoulent entre
la disparition de l’empire carolingien et l’avènement de Philippe Auguste.
Affirmant que le monde doit à Dieu son ordonnancement, elle souligne une
donnée fondamentale, qu’il faut avoir constamment présente à l’esprit si
l’on veut comprendre l’époque médiévale : la religion est alors coextensive
à la nature et à la société et cette imprégnation totale justifie que l’Église
tienne un rôle déterminant dans l’encadrement et la régulation des
communautés. L’opinion du maître chartrain révèle en outre une perception
nouvelle du monde visible : il cesse d’être considéré comme un univers
incohérent et vain, objet de mépris et de rejet, la perfection se situant au-
delà des phénomènes sensibles, dans la sphère divine ; il acquiert intérêt et
valeur comme effet d’une pensée de Dieu, gouverné par une harmonie
d’origine céleste, que l’esprit humain a la possibilité de saisir et de pénétrer.
Un tel changement d’attitude mentale, intellectuelle et religieuse,
signale que les pays composant la France actuelle ont connu, de la fin du IXe
à celle du XIIe siècle, une évolution profonde, améliorant les conditions
matérielles de la vie et suscitant une inflexion de la spiritualité chrétienne.
Effectivement, un essor technique, économique et démographique sans
précédent a révélé aux hommes de ce temps que – jusqu’à un certain point –
ils avaient prise sur leur environnement.
Florian Mazel, jeune universitaire de talent, expose avec clarté que les
siècles de la féodalité, longtemps définis comme des « siècles de fer »,
correspondent en réalité au moment du « décollage » européen. Opérant la
synthèse magistrale des acquis récents de la recherche historique, il
renouvelle aussi les approches antérieures de la période, notamment celles
élaborées dans la seconde moitié du XXe siècle.
Michelet – et d’autres écrivains romantiques – ont fait croire à leurs
lecteurs qu’en l’an mille, les gens vivaient dans l’attente et « l’effroyable
espoir du Jugement dernier ». Des analyses plus attentives de la
documentation ont enlevé toute pertinence à l’image de ces terreurs.
Toutefois, le passage du premier au second millénaire a conservé sa
prégnance dans l’historiographie et l’idée a surgi qu’il marquait une
« mutation » brusque et brutale, « la révolution féodale ». L’ouvrage qu’on
va lire montre que l’histoire est davantage continuités que ruptures et que
les structures féodales s’installent par suite d’un mouvement de fond
prenant sa source dans la société des temps carolingiens. L’affirmation de la
seigneurie et les gains de la christianisation sur « la pensée sauvage »
progressent de pair, de sorte que la réforme de l’Église, dite
« grégorienne », correspond, après 1050, à l’éclosion d’un monde nouveau
dont l’émergence se prépare durant les deux siècles antérieurs. En
conséquence, plutôt que d’articuler la période autour de l’an mille, il
convient de considérer le milieu du XIe siècle comme son pivot, entre une
époque d’établissement progressif du système féodal et une époque où ce
dernier connaît son plein épanouissement. Florian Mazel donne un
magnifique exemple du travail des historiens, effort d’intelligibilité et de
construction graduelle du passé, sans cesse renouvelé à travers doutes et
débats. Les origines lointaines de cette méthode se trouvent chez Pierre
Abélard, le plus célèbre des penseurs du XIIe siècle, lequel enseignait déjà
que les « vérités » demeurent à découvrir et que tout point de vue humain
peut être amélioré.
Au cours du XIe siècle, la féodalité, après un long temps de gestation,
entre dans sa maturité et trouve son expression achevée, celle d’un ordre
territorial et social fermement établi et dont les témoins, pour partie,
demeurent présents dans notre quotidien. Un dense réseau de châteaux et
d’églises enserre l’espace où se trouvent désormais bien en place
seigneuries, paroisses et villages ; en parallèle s’instaure un maillage de
villes, qui ne connaît ensuite guère de modifications avant la révolution
industrielle. En dernière analyse, le prélèvement seigneurial constitue le
cœur de la société féodale, de composition relativement simple, au-delà des
représentations qu’elle a données d’elle-même. Un clivage essentiel oppose
ceux qui subissent le prélèvement et ceux qui en bénéficient. Une même
dualité oppose l’habitat des puissants et les cabanes des paysans. La culture,
marquée fortement par l’idéologie chevaleresque et la guerre, demeure un
phénomène d’élites et de cours. Toutefois, l’abondance des revenus
seigneuriaux laisse à leurs détenteurs, ecclésiastiques ou laïcs, des surplus
importants ; ils permettent le développement du commerce et des villes,
ainsi que des communautés religieuses. La croissance urbaine, produit de la
féodalité, introduit dans le sein de celle-ci des ferments de déséquilibre.
Lieux d’accumulation de la rente féodale et de la richesse monétaire par le
biais des échanges, constituées en seigneuries autonomes à l’abri de leurs
remparts, les villes, dans la seconde moitié du XIIe siècle, deviennent des
puissances et les centres d’une culture originale, tandis que leur patriciat
aspire à s’intégrer dans l’aristocratie et offre parfois un terrain de choix aux
dissidences religieuses.
L’ouvrage écrit par Florian Mazel complète avec brio l’histoire de
l’époque féodale, associant les certitudes anciennement établies à des
perspectives neuves. Il met judicieusement en œuvre les derniers apports de
l’anthropologie, de l’archéologie et d’un ensemble très élargi de sciences
auxiliaires, en même temps que les approches renouvelées des textes, au
demeurant cités en abondance. La nouveauté affleure dans tous les
chapitres ; à titre d’exemple, il suffit de renvoyer à l’étude de l’évolution
anthroponymique des puissants, qui éclaire de manière suggestive leurs
pouvoirs et les structures familiales de l’aristocratie.
L’époque féodale s’avère constitutive d’un ordre territorial
puissamment affirmé, au point que même des paysages ruraux de notre pays
en portent encore le témoignage. Pour autant, l’époque, où surgit la dynastie
capétienne, ne se confond pas avec « la naissance de la France ». Sans
doute le royaume, qui embrasse alors la Catalogne au sud et la Flandre au
nord, devient-il une entité politique qui ne se partage plus, mais le
souverain continue explicitement de se dire « roi des Francs », Francorum
rex, plutôt que celui d’un territoire, Franciae rex, « roi de France ». Si la
monarchie construit et élargit méthodiquement son domaine, le sentiment
d’une unité française n’existe pas alors. La France demeure une mosaïque
de régions, de langues et de coutumes diverses. Et ce n’est pas le moindre
des mérites de Florian Mazel que d’évoquer chacune d’elles, avec son
individualité et sa chronologie particulières, en présentant son cas dans un
tableau d’ensemble fortement architecturé. Ce dernier se nourrit également
d’une illustration tout à fait remarquable, qui ne vient pas en hors-d’œuvre à
l’appui du discours historien, mais en est partie intégrante.
Bref, voici une histoire réécrite à la lumière de l’information la plus
récente et qui propose un regard neuf, porté sur un monde où le nôtre
s’enracine et trouve la meilleure part de son imaginaire et de ses héros.
Jean-Louis Biget
À la mémoire de mes grands-pères, Pierre, le
pasteur, et Marcel, le professeur

Tout auteur d’un ouvrage de synthèse contracte


de multiples dettes, qu’une bibliographie, si juste
soit-elle, ne pourra jamais complètement honorer. Je
tiens donc à dire toute ma gratitude, même s’il n’est
pas possible de les nommer, à tous ceux, historiens et
archéologues de France ou d’ailleurs, dont les
travaux et les réflexions ont nourri ce texte et
contribué à l’améliorer. Il me faut plus
particulièrement remercier ceux dont la relecture
exhaustive fut une aide ô combien précieuse :
Laurent Ripart, Jean-Manuel Roubineau, Jean-Louis
Biget et, last but non least, Claire, mon épouse. Je
dois aussi remercier Jean-Louis Biget pour la
confiance qu’il a bien voulu m’accorder en me
confiant la rédaction de cet ouvrage, ainsi que les
collaborateurs des éditions Belin, pour leur infinie
patience et leurs conseils avisés.
I
Bon nombre des images plus ou moins folkloriques que l’on se fait du
Moyen Âge sont issues de l’époque dite féodale. C’est le temps des
châteaux et des grandes abbayes, des pèlerinages et des croisades, des
moines et des chevaliers, des chansons de geste et des troubadours, une
époque à laquelle on doit aussi la première parure monumentale du
territoire français d’aujourd’hui, entre l’épanouissement de l’art roman et
les premières expériences gothiques. Mais au-delà de cette apparente
familiarité, les Xe, XIe et XIIe siècles constituent un moment charnière dans
l’histoire de l’Europe. À la fin du IXe siècle, dans un monde encore
presqu’exclusivement rural, les consciences, du moins celles des élites,
restent imprégnées de l’héritage carolingien, habitées par l’idéal de
l’Empire franc et son rêve de « république chrétienne » universelle. Trois
siècles plus tard, le paysage apparaît profondément modifié. La société s’est
diversifiée sous l’effet d’une croissance économique à la fois précoce et
durable et d’un essor urbain sans précédent depuis le Haut Empire romain.
Dans les villes et dans les cours, une nouvelle culture s’épanouit,
concurrençant la vieille tradition monastique du haut Moyen Âge. L’Église
n’est plus intégrée de manière aussi intime à l’État qu’elle avait pu l’être et
apparaît désormais comme une institution centralisée, puissante et riche, sur
laquelle la papauté romaine exerce une forte domination. La carte
géopolitique européenne est elle aussi profondément transformée. À l’est, le
Saint-Empire n’est que l’héritier lointain de son prédécesseur franc. Fondé
par le roi de Germanie en 962, il s’est développé sur de nouvelles bases et
dans un périmètre réduit, qui s’étend jusqu’en Italie, mais n’englobe plus
qu’une partie des territoires aujourd’hui français, un vaste tiers oriental, de
la Lorraine à la Provence. À l’ouest, de grands royaumes aux origines
lointaines de nos États modernes se sont constitués. Parmi eux figure
l’ancienne « Francie occidentale » (Francia occidentalis) de Charles le
Chauve, issue du partage de Verdun (843), ce « royaume des Francs »
(regnum Francorum) que l’on ne partage plus et que l’on commence tout
juste à désigner parfois du nom de France (regnum Franciae) à partir des
années 1120. Depuis 987, son trône est occupé par une nouvelle dynastie,
les Capétiens, issus d’une des plus grandes familles de l’ancienne
aristocratie impériale. Jusqu’au règne de Louis VII (1137-1180), ces rois
font souvent pâle figure face à l’empereur ou aux souverains d’outre
Manche. Mais dès le XIe siècle, la vitalité démographique du royaume, le
dynamisme de son aristocratie et le rayonnement des milieux
ecclésiastiques se reflètent dans le rôle décisif que jouent les « Francs »
dans l’expansion occidentale, de la conquête de l’Angleterre à la
reconquista ibérique, en passant par la fondation des principautés
normandes d’Italie méridionale et de Sicile ou la création des États latins de
Terre sainte.
Le sens des deux bornes chronologiques retenues pour délimiter la
période envisagée dans ce volume reflète cette évolution. 888, la date
initiale, revêt une dimension européenne. C’est le moment où se défait
définitivement l’unité de l’Empire carolingien, auquel succède une
multiplicité de royaumes : Germanie, Italie, Francie, Bourgogne, Provence,
Lotharingie. À la rupture territoriale s’ajoute une rupture dynastique,
puisque partout la couronne échappe à la famille carolingienne et échoit à
des membres de la très haute aristocratie. Au sein de chacun de ces
royaumes, les prérogatives des nouveaux rois et leurs marges de manœuvre
varient toutefois beaucoup. En Francie occidentale notamment, nombre de
princes ont tôt fait de s’emparer de l’essentiel des pouvoirs à l’échelle
régionale. Ces événements ont une profonde et durable résonance
idéologique et sociale, puisqu’ils obligent clercs et moines à repenser
l’Église, c’est-à-dire la société chrétienne dans son ensemble et leur propre
rôle en son sein. À l’autre extrémité de la période, la date de 1180 a une
portée plus restreinte, plus étroitement politique et plus « française » aussi.
C’est le moment de l’avènement de Philippe Auguste (1180-1223), dont le
règne marque traditionnellement le début de l’essor de la puissance
capétienne, au sein du royaume de France – on peut le nommer ainsi
désormais – et plus largement en Europe. Mais c’est aussi, à quelques
années près, le moment où disparaissent le roi anglo-normand Henri II
Plantagenêt († 1189) et l’empereur Frédéric Barberousse († 1190), dont les
hautes figures avaient dominé le second XIIe siècle. À chacun de ces
souverains est associée l’idée d’une renaissance de l’État, lequel aurait
sombré avec l’Empire carolingien, laissant libre cours à trois siècles de
féodalité.
Féodalité. Le terme reste empreint de connotations péjoratives, en
particulier en France, pays où l’abolition des droits féodaux, dans la nuit du
4 août 1789, est considérée comme fondatrice de la modernité
démocratique, pays aussi où la tradition de l’État, qu’il soit monarchique ou
républicain, fut longtemps fortement centralisatrice. Ces connotations
péjoratives, qui resurgissent régulièrement lorsqu’il s’agit de dénoncer les
abus des potentats locaux, dans les collectivités territoriales françaises
comme au fin fond de l’Afrique subsaharienne ou de l’Asie centrale,
doivent pourtant être abandonnées si l’on veut comprendre la société des
Xe-XIIe siècles pour ce qu’elle est : une société où les rapports sociaux se
définissent et les pouvoirs s’exercent de manière différente, où une notion
aussi fondamentale que la distinction du public et du privé n’a ni le sens, ni
l’importance que nous lui accordons ; une société où, en effet, l’État n’est ni
pensé, ni investi des prérogatives qu’il commence à acquérir peu à peu au
cours des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Une fois cet effort accompli, le terme de
féodalité n’en reste pas moins ambigu et insatisfaisant. Ambigu parce que
les historiens en font des usages très différents, insatisfaisant parce qu’il
met en exergue une seule dimension de l’époque qu’il entend caractériser, à
savoir la segmentation des pouvoirs et le primat des horizons locaux. Un
premier usage du terme de féodalité, technique et propre aux spécialistes,
renvoie aux liens féodo-vassaliques tissés, au sein de l’aristocratie, entre un
seigneur et son vassal, à l’occasion, théoriquement du moins, de la
concession d’un ensemble de biens et de droits, appelé bienfait, bénéfice ou
fief. Il s’agit de liens à la fois personnels et matériels, supports d’échanges
de biens et de services et vecteurs de valeurs, au travers desquels
s’établissent la domination du groupe aristocratique sur les paysans (les
fiefs sont des seigneuries ou des droits seigneuriaux) et les hiérarchies
internes au monde aristocratique. Un second usage du terme féodalité, le
plus courant, renvoie de manière globale à la société des Xe-XIIe siècles en
tant qu’elle se caractérise par la faiblesse de tout pouvoir central coercitif, la
domination sans partage du groupe aristocratique et l’encadrement
rigoureux des paysans. Dans cette société à la fois chrétienne, guerrière et
rurale, ce qui fait communauté, ce sont, à l’échelle locale,
l’interconnaissance et les liens de dépendance, à l’échelle universelle,
l’appartenance à l’Église et la communion dans une même foi. C’est ce sens
du terme féodalité, permettant d’embrasser l’ensemble de la société et non
sa seule frange aristocratique, qui justifie le titre de ce volume. Il reste qu’il
ne faudrait pas se laisser abuser par son apparente évidence. On a pu lui
préférer parfois, avec de bons arguments, celle d’âge ou d’ordre seigneurial.
On peut aussi considérer, à juste titre, qu’elle sous-estime le rôle
déterminant joué par l’Église, qui s’étend bien au-delà de la sphère
religieuse telle qu’on l’entend aujourd’hui. On y verra par conséquent une
figure de compromis. Comme l’écrivait jadis Marc Bloch, à condition de
traiter ce terme « simplement comme l’étiquette, désormais consacrée, d’un
contenu qui reste à définir, l’historien peut s’en emparer sans plus de
remords que le physicien n’en éprouve, lorsqu’au mépris du grec, il persiste
à dénommer “atome” une réalité qu’il passe son temps à découper ». Quant
à la marque du pluriel dont le mot est affublé, elle tient à la volonté de
souligner, avec plus de vigueur qu’on ne le fait généralement, la grande
diversité des situations régionales et locales dans un monde où le cadre du
royaume a bien moins de pertinence que celui de la principauté, de la
seigneurie ou de la chrétienté.
Le cadre géographique, en effet, ne va pas de soi. Si, comme l’écrit
Paul Veyne, « l’histoire […] ne s’est jamais complètement dégagée de sa
fonction sociale, celle de perpétuer le souvenir de la vie des peuples ou des
rois », toute histoire de France court le grand risque de favoriser une vision
téléologique du passé, de prédéterminer une vocation à la continuité du
pays et de son histoire, en particulier lorsqu’elle envisage, comme ici, une
époque antérieure à la formation de l’État nation. Les commémorations
liées au millénaire capétien, en 1987, ou au baptême de Clovis, en 1998, en
ont offert une récente et malheureuse illustration. Contre les tentatives,
aussi régulières que suspectes, de ressusciter le « roman national » exalté
par la IIIe République, il faut reconnaître et rappeler que les principaux
enjeux de la période féodale, au moins jusqu’au règne de Louis VII (1137-
1180), ne constituent pas une proto-histoire du royaume de France.
L’avènement des Capétiens, en 987, doit être considéré pour ce qu’il est :
une péripétie dynastique d’une intrigue socio-politique dont les principaux
éléments sont en place dès la fin du IXe siècle et dont les incidences n’ont
guère à voir avec la destinée du futur « grand royaume » du XIIIe siècle.
Dans ces conditions, il ne peut être question de se limiter à l’histoire des
Capétiens, de leur domaine ou même de leur royaume, et de leur donner par
là une importance excessive. Il s’agit au contraire d’être sensible à une
histoire multipolaire, reflet plus juste de la diversité régionale des territoires
aujourd’hui français et du caractère artificiel des frontières du royaume, des
frontières que l’on serait d’ailleurs souvent bien en peine de tracer. Le
propos embrasse par conséquent de manière large le royaume de Francie ou
de France tel qu’il existait alors, incluant des espaces qui, au nord (la
Flandre) comme au sud (la Catalogne), sont aujourd’hui étrangers. Il
envisage aussi les territoires qui appartiennent à la France actuelle, même
s’ils relevaient alors d’autres royaumes (Lotharingie, Bourgogne,
Provence), puis du Saint-Empire. Cet espace factice, à première vue
étrange, me semble le plus à même de satisfaire la curiosité des lecteurs
contemporains, tout en enracinant l’histoire des territoires aujourd’hui
français dans une histoire de l’Europe et des régions européennes, seule
échelle d’analyse pertinente pour l’époque féodale.
La synthèse est toujours un exercice difficile. Il faut cependant
souligner à quel point il l’est aujourd’hui plus encore qu’il y a vingt ans. La
première raison de cette difficulté croissante est d’ordre général et tient aux
bouleversements des conditions de production du savoir scientifique :
l’explosion quantitative des publications savantes, leur spécialisation
grandissante et l’internationalisation de la recherche, qui remet en cause,
souvent de manière heureuse d’ailleurs, les traditions historiographiques
nationales, entraînent une parcellisation des connaissances sans précédent.
La seconde raison est particulière à la période considérée ici et tient à la
remise en cause, depuis une vingtaine d’années, du modèle explicatif
dominant jusqu’à la fin des années 1980, un modèle issu pour une large part
de l’œuvre de Georges Duby et de ses pairs, qui imprègne encore largement
les ouvrages de vulgarisation, jusqu’aux manuels scolaires. Cette remise en
cause découle de plusieurs facteurs : l’influence croissante de
l’anthropologie sur les études médiévales ; l’impact des découvertes
archéologiques ; l’analyse plus serrée des sources écrites et de leurs
conditions de production par ce que l’on appelle parfois la « nouvelle
érudition » ; une meilleure considération des historiographies étrangères
demeurées rétives à l’égard d’un modèle resté très français. La remise en
cause porte à la fois sur la perception des grandes articulations
chronologiques, avec la critique de la thèse de la mutation de l’an mil, et sur
la pertinence de nombreuses catégories d’analyse traditionnelles, telles la
seigneurie banale, le lignage, la naissance du village ou l’incastellamento,
pour n’en citer que quelques-unes. C’est bien l’ensemble de notre
compréhension des Xe-XIIe siècles qui en est bouleversée, sans que n’émerge
encore un nouveau consensus, de nombreuses questions demeurant fort
débattues. On comprendra dans ces conditions que la synthèse proposée ici
soit plus personnelle que ce que l’on serait légitimement en droit d’attendre
d’un tel exercice.
Si l’idée d’un bouleversement majeur des structures sociales et
politiques dans les décennies entourant l’an mil n’a plus, aujourd’hui, les
faveurs des historiens, et si les nouvelles perspectives ouvertes par l’histoire
et l’archéologie rurales mettent en lumière l’ancienneté, la durée et le
caractère progressif de la croissance démographique et économique, dont
les origines remontent à l’époque carolingienne, les trois siècles séparant la
disparition de l’Empire carolingien du premier essor capétien ne constituent
pas pour autant une longue période homogène. En effet, plusieurs inflexions
se dessinent entre le milieu du XIe siècle et le premier tiers du XIIe siècle : la
réforme dite “grégorienne”, dernier avatar des réactions en chaîne
provoquée par la crise du modèle impérial, bouleverse les structures de
l’Église et recompose les rapports entre sphères laïque et ecclésiastique de
la société ; le décollage urbain et le développement du grand commerce
modifient les équilibres économiques et les relations entre villes et
campagnes ; l’enracinement des seigneuries castrales et la redéfinition des
pouvoirs princiers transforment les modalités de la domination
aristocratique. En amont de ce moment de transition, le Xe siècle et la
première moitié du XIe siècle se situent pour l’essentiel dans le
prolongement de l’époque carolingienne (première partie), qu’il s’agisse
des recompositions politiques (chapitre 1), socio-religieuses (chapitre 2) ou
socio-économiques (chapitre 3) provoquées par l’effacement de l’Empire. À
partir du milieu du XIe siècle (seconde partie), la rupture grégorienne
(chapitre 4) et ses prolongements (chapitre 5), mais aussi l’essor urbain
(chapitre 6), l’affirmation de la seigneurie castrale (chapitre 7) et les
transformations des campagnes (chapitre 8), ouvrent la voie à l’émergence
de nouveaux horizons politiques et idéologiques, dont le regain de
puissance du roi et l’épanouissement de la culture chevaleresque constituent
les aspects les plus significatifs (chapitre 9).
P I

Après l'Empire (vers 880 – vers 1050)

Chapitre I

Chapitre I – L’heure des princes

Chapitre II

Chapitre II – Un ordre chrétien

Chapitre III

Chapitre III – Une société seigneuriale


C I
Détail : œuvre présentée dans ce chapitre, I. La crise des années 880-940.
C I

L’

E 888, l’Empire carolingien se disloque en de multiples royaumes qui,


pour la plupart, échappent aux derniers représentants de la dynastie
carolingienne. Au sein de chacun de ces royaumes, l’aristocratie exerce un
pouvoir croissant, au point que quelques familles parviennent à construire
de véritables principautés largement émancipées de la tutelle royale. Cette
décomposition de l’Empire a fait l’objet de multiples interprétations.
Longtemps elle fut envisagée, comme la chute de l’Empire romain, dans la
perspective d’une désagrégation des structures étatiques sous les coups et
au bénéfice de pouvoirs privés – les nobles – avec pour toile de fond une
nouvelle vague d’« invasions barbares » (Vikings, Hongrois et Sarrasins).
Aujourd’hui, le cœur du problème est plutôt situé dans l’évolution de
la relation entre le roi et l’aristocratie et de manière plus générale dans la
transformation des modes d’exercice du pouvoir. En effet, le profond
renouvellement des études sur la période carolingienne conduit à envisager
les choses de façon nouvelle. Les relations entre les rois carolingiens et
l’aristocratie ne peuvent plus être analysées à la lumière de l’État moderne,
ni même à celle de l’État romain tardif, et la notion même d’État pose
problème. Si l’on reconnaît en général aux Carolingiens la volonté de
dégager une sphère publique ou plutôt régalienne dans les domaines
militaire et judiciaire – c’est déjà moins évident dans le domaine fiscal –
l’écart entre l’ambition législative et la réalité sociale demeura grand, en
dépit des efforts normatifs du cercle d’ecclésiastiques qui inspirait le
gouvernement royal et façonnait son idéologie. Surtout, rois et empereurs
ne s’appuyèrent jamais sur une administration indépendante de la société
civile, mais sur une étroite collaboration avec l’Église, en particulier les
évêques, et avec les grandes familles, à commencer par celles qui étaient
originaires de la même région qu’eux, l’ancienne Austrasie, avec lesquelles
ils s’allièrent et dont ils favorisèrent le déploiement à travers tout l’Empire.
À l’échelle locale, l’exercice du pouvoir reposait sur l’association des
évêques et des nobles, imbriquait les pratiques civiles et religieuses et
mêlait étroitement le public et le privé. Les comtes et la plupart des évêques
étaient nommés par le roi au sein d’un petit groupe d’ayants droit du fait de
leur naissance, de leur puissance et de leurs réseaux. Alors que l’Empire se
présentait comme la réalisation de la société chrétienne, les évêques
œuvraient simultanément au service de l’Église et du souverain. Les
comtes, pour leur part, gouvernaient autant en aristocrates et en chefs de
clan qu’en agents du pouvoir royal. Dans les cités et les « pays » (pagi) qui
leur étaient confiés ils devaient compter sur les forces locales, grands
propriétaires ou établissements monastiques bénéficiaires de privilèges
d’immunité, qui limitaient ou modulaient leur champ d’action. Ils devaient
aussi s’adapter à des contextes régionaux fort divers que le pouvoir central,
en dehors de la haute aristocratie et du monachisme, ne chercha pas à
uniformiser outre mesure. Ce jeu explique, de la part des souverains, le
développement de pratiques politiques, sociales et culturelles censées
resserrer les liens avec l’aristocratie et lutter contre les facteurs de
déséquilibre ou de dissolution. Au premier rang de ces pratiques figuraient
la recherche du « consensus des fidèles » (consensus fidelium), la
redistribution subtile des « honneurs » (honores), c’est-à-dire les charges de
comtes, d’évêques et d’abbés, enfin le contrôle des agents locaux par des
inspecteurs, les missi dominici. Les rois favorisèrent aussi l’insertion des
plus grands nobles dans la parenté royale, encouragèrent la diffusion de la
vassalité et tentèrent de se lier l’aristocratie en l’attirant à la cour d’Aix-la-
Chapelle et en la faisant participer aux grandes expéditions militaires qu’ils
menaient chaque année. Ce jeu explique l’importance d’une idéologie
royale nouvelle et vigoureuse, qui fit du roi sacré et de la lignée
carolingienne les garants, ici-bas, de l’ordre divin.
En somme, l’ordre carolingien n’est plus considéré aujourd’hui comme
un édifice étatique pré-moderne, mais comme une construction
monarchique précaire reposant sur la collaboration à une très vaste échelle
de puissantes forces sociales, religieuses et familiales. Pour se perpétuer, cet
ordre devait fournir à ces forces de quoi satisfaire leur propre intérêt tout en
servant la famille régnante et le pouvoir central. Dans ce cadre, la remise en
cause, à partir des années 870-880, des compromis qui fondaient cet ordre
ne peut plus être analysée comme le recul de l’État, du droit ou du pouvoir
public face à l’aristocratie, la violence et les pouvoirs privés, mais doit être
envisagée comme une crise de légitimité dynastique et le passage d’une
logique impériale à une logique régionale. Dès lors, on comprend mieux
que les structures idéologiques évoluent peu, mais se transfèrent des rois
aux princes et peu à peu à l’ensemble des détenteurs du pouvoir local,
même si, à long terme, cette translation finit par susciter questionnements et
remises en question. On comprend mieux aussi combien se transforme
l’exercice du pouvoir, depuis les mutations de la prérogative royale jusqu’à
l’émergence du phénomène castral.

I. L 880-940

888 : l’année des rois

Au début de l’année 888, à peu près simultanément, une série de


nouveaux rois apparut dans le monde franc, conduisant au fractionnement
de l’Empire carolingien en de multiples royaumes : Eudes en Francie
occidentale, Rodolphe en Bourgogne transjurane, Bérenger en Italie. Dans
leur course à la royauté, ces derniers durent s’imposer aux dépens de
compétiteurs éphémères comme Gui de Spolète, concurrent malheureux
d’Eudes en Francie occidentale, contraint de se replier en Italie, ou
Rannoux, qui espéra sans doute un temps régner sur l’Aquitaine. Certains
tentèrent d’élargir leur royauté, tel Rodolphe qui se fit aussi sacrer à Toul et
revendiqua brièvement l’ancien royaume de Lothaire II (855-869), que l’on
appelle Lotharingie à partir des années 970. Tous appartiennent à la haute
aristocratie, exercent au minimum des fonctions comtales et sont élevés à la
royauté par leurs pairs, au cours d’assemblées réunissant évêques et grands
laïcs, en de hauts lieux royaux : le palais de Compiègne pour Eudes,
l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune pour Rodolphe… Deux ans plus tard, en
890, à Valence, le couronnement de Louis, fils de l’ancien usurpateur
Boson, comme roi de Provence, accrut encore le cercle de ces « petits rois »
(reguli), pour reprendre le mot célèbre de Réginon, abbé de Prüm. Le
territoire de la France actuelle apparaît alors partagé entre quatre royaumes :
la Francie occidentale, la Bourgogne transjurane, la Provence et la Francie
orientale, qui s’étend sur l’Alsace et la Lotharingie.
L’avènement de ces rois apparaît à première vue comme la
conséquence d’une crise dynastique : le 12 janvier 888, l’empereur Charles
le Gros mourut sans laisser d’héritier direct. À la suite d’une série
exceptionnelle de décès, ce petit-fils de Louis le Pieux, à l’origine
seulement roi d’Alémanie, avait recueilli l’Italie (879), la Franconie, la
Saxe et la Bavière (882), la Lotharingie et la Francie occidentale (885).
Couronné empereur par le pape, il avait, pour la première fois depuis 843,
exercé son autorité sur l’ensemble des royaumes issus des partages
successifs de l’Empire de Charlemagne et Louis le Pieux. Cependant, cette
ultime réunification s’était achevée dans la confusion et, à sa mort, Charles
était en fait déchu depuis deux mois : en novembre 887, son neveu Arnulf
l’avait déposé et s’était fait élire roi à Ratisbonne par les grands de Francie
orientale. En 888, les grands de Francie occidentale, de Bourgogne et
d’Italie préférèrent donc se dissocier de ces derniers et se tourner vers
d’autres candidats, dont aucun n’était issu de la famille carolingienne,
pourtant considérée depuis 751 comme la seule détentrice légitime de la
fonction royale.

L’ 888 ’ R P

887. L’empereur [Charles le Gros] commença à faiblir de corps et


d’esprit. Au mois de novembre, vers la fête de la mort de saint Martin
[11 novembre], il vint à Trebur et y convoqua une réunion générale.
Les grands du royaume, voyant que la force physique, mais aussi la
lucidité l’abandonnaient, prirent l’initiative de placer Arnulf, fils de
Carloman, à la tête du royaume et aussitôt conspirèrent pour quitter le
parti de l’empereur et passer à qui mieux mieux dans le camp de
l’autre, en sorte qu’au bout de trois jours à peine en restait-il un pour
le traiter avec humanité […].
888. An de l’Incarnation du Seigneur 888. L’empereur Charles,
troisième du nom dans cette dignité, meurt la veille des ides de janvier
[12 janvier] et est enseveli au monastère de Reichenau […]. Après sa
mort, les royaumes qui lui avaient été soumis se trouvent pour ainsi
dire sans héritier légitime ; ils se séparent de l’assemblage et ne
trouvent plus de seigneur naturel ; chacun se donne un roi tiré de son
sein. Ce fut la cause de grandes guerres, non que les Francs
manquassent de princes qui pussent, par leur noblesse, leur force et
leur sagesse dominer les différents royaumes, mais parce qu’ils étaient
égaux par la qualité de l’extraction, de la dignité, de la puissance, ce
qui augmentait la discorde, car personne n’était assez au-dessus des
autres pour que les autres acceptassent de se soumettre à son pouvoir.
La terre des Francs aurait en effet engendré de nombreux princes,
aptes à assumer le gouvernement, si la Fortune ne les avait armés
pour leur perte naturelle par l’émulation de la valeur.
C’est ainsi qu’une partie du peuple italien se donne pour roi Bérenger,
fils d’Évrard, qui tenait le duché de Frioul, pendant que l’autre décide
de conférer la même dignité royale à Gui, fils de Lambert et duc de
Spolète ; leur rivalité causa bientôt de part et d’autre tant de
massacres et répandit tant de sang humain que, selon la parole du
Seigneur, les dissensions internes du royaume l’amènent à deux pas
d’une immense désolation [Matthieu 12, 25]. Pour finir, Gui l’emporte
et chasse Bérenger du royaume. Exilé, celui-ci va trouver Arnulf et lui
demande de le soutenir contre son ennemi ; ce qu’a fait Arnulf,
comment il a pénétré par deux fois avec son armée dans le royaume
d’Italie, sera rappelé là où il le faut.
Entre-temps, les peuples des Gaules se rassemblent et, avec l’accord
d’Arnulf, établissent roi au-dessus d’eux, d’un commun conseil et
d’une même volonté, le duc Eudes, fils de Robert, dont nous avons fait
mention un peu plus haut : un homme courageux, qui l’emportait sur
les autres par sa beauté, par sa haute taille, par l’ampleur de ses
forces et de sa sagesse. Il conduit la république de manière virile et se
posa en combattant inlassable contre les déprédations répétées des
Normands.
Vers le même temps, Rodolphe, fils de Conrad, neveu de Hugues
l’Abbé, dont nous avons déjà parlé, occupe la région entre Jura et
Alpes pennines ; convoquant certains des grands et plusieurs prêtres à
Saint-Maurice [d’Agaune], il prend la couronne et se fait appeler roi.
Après quoi il envoie des messagers par tout le royaume de Lothaire et,
à coup de persuasions et de promesses, gagne en sa faveur les esprits
des évêques et des nobles. Quand la chose fut annoncée à Arnulf, il
déboula immédiatement contre lui avec une armée. Rodolphe prit la
fuite par des chemins très difficiles et chercha refuge dans des lieux
sûrs, particulièrement défendus par les rochers ; et durant toute leur
vie Arnulf et son fils Zwentibold lui donnèrent la chasse sans réussir
pour autant à lui nuire.
Certes, Arnulf, seul carolingien parmi les nouveaux rois, se vit
reconnaître une certaine suprématie. Eudes rechercha auprès de lui la
confirmation de son élection et l’obtint en échange d’un serment
d’allégeance. Il reçut alors d’Arnulf les insignes royaux utilisés pour
son second sacre, à Reims, le 13 novembre 888. Rodolphe de
Bourgogne, qui avait pourtant un moment contesté son autorité sur la
Lotharingie, se reconnut son fidèle. Il en alla de même pour Louis de
Provence qui fut couronné en 890 avec l’accord d’Arnulf, grâce à
l’intercession en sa faveur de sa grand-mère Engelberge, veuve de
l’ancien empereur Louis II. Mais cette suprématie semble devoir
autant à la puissance d’Arnulf qu’au prestige de son sang : grand chef
de guerre, il était le maître du plus vaste royaume et du cœur de
l’ancien Empire, où se trouvaient les vieilles capitales carolingiennes
de Metz et Aix-la-Chapelle. En 896, il parvint même à acquérir le titre
impérial.
L’essentiel est ailleurs : le monopole carolingien sur la fonction royale
est désormais rompu. En Francie occidentale, le choix en faveur
d’Eudes s’est même fait aux dépens des droits d’un enfant de sang
carolingien, le futur Charles le Simple, fils de Louis le Bègue, écarté
en raison de son jeune âge. La légitimité carolingienne ne suffisait
plus. Elle avait d’ailleurs une première fois déjà été sérieusement
remise en cause dix ans auparavant. En 879, Boson, beau-frère de
Charles le Chauve et gendre de l’empereur Louis II, s’était fait élire
roi par une assemblée d’ecclésiastiques et de grands laïcs de
Bourgogne et de Provence. Il avait un moment obtenu le soutien du
pape et apparaissait aux yeux de beaucoup comme un souverain
capable. Les rois carolingiens s’étaient ligués contre lui et l’avaient
acculé à la défaite, mais pour la première fois le droit de régner leur
avait été contesté. Les événements de 888 répétèrent d’une certaine
manière son aventure, mais à une tout autre échelle et avec beaucoup
plus de succès.
L’instabilité dynastique

En Francie occidentale, l’instabilité dynastique se prolonge jusqu’à la


fin des années 930. La résistance d’un parti aristocratique favorable à une
restauration carolingienne débouche sur le sacre de Charles le Simple, à
Reims, en 893. La guerre qui s’ensuit entre Charles et Eudes aboutit à un
compromis original qui voit les deux rivaux reconnaître leur légitimité
respective et Eudes désigner Charles comme son successeur. En 898, à la
mort d’Eudes, Charles devient donc pleinement roi. Mais une nouvelle
rupture intervient en 922. Les grands, mécontents de la politique
expansionniste de Charles en Lotharingie et de ses velléités d’intervention
dans l’attribution des honneurs, que révèlent les faveurs qu’il accorde à son
conseiller Haganon, un noble lotharingien étranger aux cercles de Francie
occidentale, déposent le roi et choisissent pour le remplacer Robert,
marquis de Neustrie, frère du roi Eudes. Mais Robert meurt au combat dès
l’année suivante. Les grands confirment cependant la déposition de Charles
tout en écartant le fils de Robert, Hugues le Grand, et élisent roi Raoul, duc
de Bourgogne, gendre de Robert. Charles meurt en captivité en 929,
abandonné de tous. En 936, lorsque Raoul meurt à son tour sans héritier
direct, un nouveau changement intervient : Hugues le Grand, inquiet d’être
lui-même dépourvu d’héritier ou peut-être limité dans ses ambitions par la
crainte d’une compétition hasardeuse avec un autre magnat, Herbert de
Vermandois, préfère œuvrer au rappel du fils de Charles le Simple de son
exil à la cour d’Angleterre. Louis IV devient donc roi grâce à son appui et
accorde aussitôt à son protecteur le titre prestigieux de « duc des Francs »,
autrefois porté par les derniers maires du palais mérovingien, ainsi que le
rang exceptionnel de second après lui dans tout le royaume. La couronne
fait ainsi de nouveau retour aux Carolingiens qui, cette fois, parviennent à
la conserver : en 954, Lothaire succède à son père en dépit de son jeune âge
et grâce au soutien de sa mère et de son oncle, l’archevêque Brunon de
Cologne, tous deux issus de la puissante famille des Ottoniens qui règne
alors en Francie orientale. Mais cette restauration ne doit pas faire illusion.
Les trois ruptures dynastiques de 888, 922 et 923 ont introduit la possibilité
d’une alternative à la légitimité carolingienne et accru le contrôle des
grands sur l’accession à la royauté et l’exercice de la prérogative royale.
Parmi ces grands, la famille d’Eudes, Robert et Hugues le Grand, les
Robertiens, qui compte désormais d’anciens rois et dont les membres
portent le titre de ducs des Francs, a acquis une position prééminente.

L ’E : F , B ,
P ,G ,I

L’instabilité dynastique caractérise aussi les royaumes de l’est. En


Francie orientale ou Germanie, elle dure jusqu’à l’avènement, en 919, du
duc de Saxe Henri Ier, premier souverain de la dynastie ottonienne. La
domination de la famille carolingienne a ici définitivement vécu. Entre les
deux Francies, la Lotharingie, qui ne s’est pas reconstituée en royaume
autonome en dépit de la tentative d’un fils illégitime du roi Arnulf,
Zwentibold, entre 895 et 900, devient un objet de convoitise. Les deux rois,
attirés par la présence des lieux de mémoire carolingiens et par les
sollicitations d’une aristocratie changeante et divisée, s’en disputent le
contrôle. Un moment dominée par Charles le Simple, entre 910 et 920, elle
est finalement intégrée au royaume oriental sous le règne d’Henri Ier, entre
923 et 925. Le mariage d’une fille d’Henri Ier avec Hugues le Grand
consolide cette intégration, qui résiste à la brève tentative de conquête
menée en 939 par Louis IV, avec le soutien du duc de Lotharingie Giselbert.
En 942, lors de la rencontre de Visé, Louis IV renonce définitivement à ses
prétentions sur la région au profit d’Otton Ier, dont il est entre-temps devenu
le beau-frère.
Dans le royaume de Provence, l’instabilité naît de l’échec des
ambitions du roi Louis, désireux de récupérer la couronne italienne et le
titre impérial de son grand-père maternel. Aveuglé par son adversaire
Bérenger, Louis se retire dans son palais de Vienne en 905, abandonnant le
pouvoir à son parent, le duc et marquis Hugues d’Arles. Mais l’éloignement
d’Hugues, parti à son tour en Italie en 926, puis la mort de Louis l’Aveugle
en 928, ouvrent la voie aux entreprises du roi de Francie occidentale (le roi
Raoul est un proche parent de Louis) et du roi de Bourgogne. Après une
quinzaine d’années d’instabilité, le royaume de Provence est finalement
acquis, vers 942-943, par Conrad Ier de Bourgogne, grâce au soutien décisif
du roi de Francie orientale Otton Ier. Les Rodolphiens se trouvent dès lors à
la tête d’un double royaume articulé sur l’axe Lausanne-Sion au nord et
Vienne au sud. L’emprise rodolphienne apparaît toutefois fragile au sud de
Valence, où Conrad Ier ne fut reconnu qu’après la mort d’Hugues d’Arles,
en 948, et dut entériner l’implantation d’une famille comtale provençale liée
aux anciens rois.
En définitive, parmi les royaumes apparus entre 887 et 890, seul
échappe à l’instabilité le royaume de Bourgogne, où la dynastie fondée par
Rodolphe Ier perdure jusqu’en 1032. Sans doute cette stabilité est-elle liée à
l’abandon de toute ambition extérieure à partir de 926 et à la tutelle
croissante exercée par le roi de Francie orientale, qui en 937 s’était emparé
du jeune Conrad Ier et l’avait fait éduquer à sa cour. Quoi qu’il en soit, cette
stabilité n’oriente pas le royaume sur des voies singulières car les mêmes
évolutions sont partout à l’œuvre.
L F (888-996)

La régionalisation des aristocraties

Si les aristocraties éprouvent le besoin de choisir un roi « tiré du sein »


de chaque royaume, pour citer de nouveau Réginon de Prüm, c’est qu’elles
entendent disposer d’un roi proche. Il ne faut pas se méprendre sur le sens
de l’expression de Réginon. La formule ne renvoie ni à la manifestation de
particularismes régionaux, ni à l’origine locale des rois, mais souligne la
rupture dynastique avec la lignée carolingienne et suggère la volonté des
élites ecclésiastiques et laïques de voir désormais la royauté s’exercer dans
une proximité relative jugée garante de son utilité et de son efficacité.
Les aristocraties des différents royaumes se ressemblent. En dépit de la
perpétuation d’appellations génériques distinctives, aux contours d’ailleurs
fluctuants (« les Aquitains », « les Bourguignons » ou « les Provençaux »),
et de certains usages spécifiques, en particulier juridiques, la fusion
ethnique et culturelle des aristocraties, engagée dès les débuts de
l’expansion franque, est ancienne et profonde, n’ignorant guère que
quelques marges comme la Gascogne. Dans les régions septentrionales, le
nom franc réunit les grands « de l’est », « de l’ouest » et « du milieu » par-
delà la division en royaumes. Partout ailleurs, à l’exception des comtés
catalans, de la Gascogne et de la Basse-Bretagne, la domination est exercée
par des familles d’origine germanique qui ont su tisser, par les alliances
matrimoniales et les liens d’amitié et de fidélité, de solides relations avec
les aristocraties autochtones. Dans ce cadre, tous les grands partagent un
même ensemble de valeurs et témoignent de pratiques sociales voisines. Si
des conflits déchirent régulièrement l’aristocratie, ils renvoient à la
compétition politique et aux logiques vindicatoires et non à des
antagonismes culturels ou aux particularismes régionaux. Les nouveaux rois
eux-mêmes, comme leurs compétiteurs, sont tous issus de l’aristocratie
d’Empire, cette élite franque sur laquelle les souverains carolingiens
s’appuyaient pour gouverner et dont les ramifications familiales, les
honneurs et les domaines pouvaient s’égrener dans tout l’Empire. Leur
implantation dans les régions où ils deviennent rois est récente et remonte
en général à une génération seulement. À l’origine, elle doit beaucoup à la
volonté d’un souverain qui leur concède honneurs et bénéfices. Le père
d’Eudes, Robert le Fort, originaire de la moyenne vallée du Rhin, avait été
nommé comte en Val de Loire par Charles le Chauve, au début des années
850, pour défendre le royaume contre les Bretons et les Normands. Le père
de Rodolphe, Conrad, originaire d’Alémanie, fut institué duc en Bourgogne
transjurane dans les années 860, à l’initiative de Lothaire II,
vraisemblablement pour contrôler les cols alpins. Le père de Louis,
l’usurpateur Boson, originaire de Lotharingie, fut aussi installé en Lyonnais,
Viennois et Provence par Charles le Chauve dans les années 870, lui aussi
avec le titre de duc.
Si l’on ne trouve nulle trace de régionalisme ethnique ou culturel
derrière les événements de 887-890, en revanche, les partages successifs
effectués depuis 843 entre les fils et les cousins de la famille carolingienne
favorisèrent la régionalisation croissante des intérêts aristocratiques, la
circulation des honneurs et des patrimoines se concentrant dans un espace
de plus en plus réduit tendant à coïncider avec les royaumes. Cette
régionalisation fut encouragée par les rois eux-mêmes, désireux, dans un
contexte de vive rivalité, de s’assurer une meilleure fidélité des grands.
Ceux-ci y trouvèrent pour leur part une proximité avec le roi leur
permettant d’être mieux associés à son pouvoir et à ses richesses, voire
d’intégrer plus facilement la parenté royale. Vers 887-890, les différentes
aristocraties avaient donc fait l’expérience d’une royauté rapprochée depuis
une quarantaine d’années et préfèrent la renouveler par-delà l’épisode d’une
réunification éphémère. Il faut à ce propos souligner que le souvenir mitigé
du règne de Charles le Gros à l’ouest de la Meuse tient moins à la faiblesse
de son action militaire face aux Normands – il n’est ni le premier, ni le
dernier à obtenir leur retraite par le versement d’un tribut, ce qu’il fait à
Asselt en 882, puis Paris en 886 – qu’à son enracinement oriental. Le cœur
de son pouvoir se trouvait en effet à l’est du vieux foyer carolingien, dans
son premier royaume d’Alémanie, et plus particulièrement au sud de
l’Alsace. Son entourage était d’origine alémanique et des relations
spirituelles privilégiées l’unissaient aux monastères de Saint-Gall et
Reichenau. La construction d’un nouveau palais à Sélestat en 881 et le
transfert de reliques d’Aix-la-Chapelle vers l’Alémanie étaient
significatifs : sous son règne, le centre de l’Empire avait glissé vers l’est et
s’était un peu plus éloigné de l’ancien royaume de Charles le Chauve.
Un deuxième phénomène contribua à la régionalisation des
aristocraties : l’institution par les souverains carolingiens de grands
commandements confiés à des comtes de rang supérieur, cumulant plusieurs
comtés et pourvus du titre de marquis ou de duc. Ces commandements,
souvent associés à un abbatiat laïque qui fournissait la puissante protection
d’un saint et l’accès à de riches domaines où installer des vassaux, finirent
par doter ceux qui en étaient investis, les magnats, de prérogatives
exceptionnelles et d’une légitimité croissante à exercer des pouvoirs
éminents sur les élites laïques et ecclésiastiques des régions concernées. Ils
figurent à l’origine de bien des ambitions princières et favorisèrent les
entreprises des élus des années 887-890, tous magnats ou héritiers directs
d’anciens magnats. Rodolphe, par exemple, était marquis de Bourgogne
transjurane et abbé laïque du vieux sanctuaire royal burgonde de Saint-
Maurice d’Agaune. Héritées de son père, ces fonctions lui avaient été
confirmées par Charles le Gros, au nom duquel il gouverna la région
jusqu’au décès de l’empereur. Le cas d’Eudes est encore plus remarquable.
En raison de son jeune âge, Eudes avait été privé en 868 des honneurs
ligériens de son père, Robert (l’abbaye Saint-Martin de Tours et les comtés
d’Angers, Tours, Orléans, Blois et Châteaudun), et ne redevint comte qu’en
882, à Paris. Son rôle vigoureux dans la défense de la cité face aux
Normands, en 885-886, lui valut l’attribution par Charles le Gros des
principaux honneurs jadis tenus par son père. Eudes recueillit alors aussi les
honneurs d’un autre magnat qui venait de décéder, Hugues l’Abbé, lequel
avait succédé à Robert dans les comtés ligériens et avait surtout cumulé un
nombre impressionnant d’abbatiats laïques en Neustrie et en Bourgogne.
Ces concessions faisaient d’Eudes un marquis sans le titre entre Seine et
Loire, c’est-à-dire dans toute l’ancienne Neustrie. Le fait qu’Eudes ait pu
investir des grands de certains honneurs de sa propre initiative avant 888
fait encore l’objet de débats. Mais le principal est qu’il se voyait
simultanément associé au gouvernement de l’Empire et promu au premier
rang de l’aristocratie de Francie occidentale. Certes, les autres grands
(Baudoin de Flandre, Richard de Bourgogne, Guillaume le Pieux…) ne lui
doivent rien et ne participent pas d’ailleurs à l’assemblée de Compiègne qui
l’élit roi. Certains, comme l’archevêque de Reims Foulque ou le comte de
Vermandois Herbert, lui sont même hostiles. Mais la nouvelle position
acquise par Eudes lui permettait de disposer de suffisamment d’appuis dans
l’aristocratie régionale et chez les évêques de son aire de domination pour
s’imposer. Il pouvait en outre compter sur le soutien de ses parents, à
commencer par l’archevêque de Sens, son neveu, qui présida au sacre du
29 février 888, et son frère Robert, auquel, dès 892-893, il transmit tous ses
honneurs, les abbatiats laïques de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés
qu’il venait d’acquérir, et le titre de marquis de Neustrie.
Les nécessités de la défense face aux raids des Normands, des
Hongrois et des Sarrasins représentent un troisième facteur de
régionalisation des aristocraties. En effet, même si les rois ne renoncèrent
jamais à assurer la protection des populations et tour à tour levèrent des
armées, renforcèrent des fortifications, négocièrent des tributs, l’essentiel de
la défense fut assuré à l’échelle locale par les évêques, les comtes et les
magnats, dont certains commandements avaient même été institués pour
cela. Cet engagement leur permit de mobiliser régulièrement leurs clientèles
guerrières et de renforcer leur prestige auprès des clercs et des moines,
premières victimes des agresseurs païens ou musulmans. Plus encore, dans
une société où la victoire sur le champ de bataille était considérée comme le
signe de la faveur divine, vaincre avec éclat pouvait légitimer des
prétentions à exercer des fonctions plus hautes. Le prestige acquis par
Eudes lors du siège de Paris, dont nous pouvons mesurer l’écho dans le
poème que l’abbé Abbon de Saint-Germain-des-Prés composa à sa gloire,
vers 890, facilita son élévation à la royauté. Sa nouvelle victoire à
Montfaucon, en juin 888, conforta sa position vis-à-vis du roi Arnulf et
convainquit certains grands jusque-là hostiles, ouvrant la voie à son second
sacre. De la même manière, son frère Robert fut l’un des principaux acteurs
de la lutte contre les Normands dans les années 910-920, ce qui ancra
solidement sa légitimité entre Seine et Loire. À une moindre échelle, la
reconquête de la Flandre menée par Baudoin II dans les années 880 non
seulement chassa définitivement les Normands de la région, mais accrut le
rayonnement personnel du comte, que le roi Louis le Bègue, en se repliant
sur l’Artois, avait laissé seul. Le prestige de Richard le Justicier, comte
d’Autun et duc des Bourguignons, dut aussi beaucoup à ses victoires sur les
Normands en 895 et 905 et sur les Hongrois en 911. En Provence, le
phénomène apparaît décalé dans le temps, mais l’expulsion définitive par le
comte Guillaume II, en 972, des pirates musulmans installés au Freinet,
produisit les mêmes effets. Ce fut l’occasion pour le comte d’adopter le titre
de marquis, de redistribuer terres et honneurs au bénéfice de l’aristocratie
régionale qui l’avait soutenu dans les combats, enfin d’acquérir un prestige
que reflètent l’attribution de son nom aux aînés de sa lignée et le titre
antiquisant de « père de la patrie » dont l’honorèrent rétrospectivement les
moines de Cluny.

La crise du modèle carolingien de


gouvernement royal

En Francie occidentale, l’essor des pouvoirs régionaux s’accompagne


du délitement du modèle carolingien de gouvernement royal. Les
institutions et les pratiques dont usaient les rois pour lier entre elles les
différentes parties du royaume s’étiolent avant de disparaître les unes après
les autres au gré des secousses politiques. Ainsi, avant même l’avènement
du roi Eudes, la fin des capitulaires généraux et la disparition des missi
dominici qui veillaient à leur mise en œuvre marquent la fin d’une certaine
forme d’ambition royale en matière législative. La convocation générale à
l’armée du roi, le ban, est attestée une dernière fois pour l’ensemble du
royaume en 888 et pour la seule moitié nord en 925. Le roi ne parvient pas
plus à imposer sa justice aux magnats lorsque leurs rivalités dégénèrent : en
900, Charles le Simple reste démuni devant l’assassinat de l’archevêque
Foulque de Reims par un fidèle du comte de Flandre Baudoin II. En 942,
Louis IV se révèle tout aussi impuissant face au meurtre du comte de
Rouen, Guillaume Longue Épée, par le fils de Baudoin, Arnoul Ier.
Cependant, le phénomène le plus important est la réduction du contrôle
royal sur la circulation des honneurs du fait de leur captation par les grands.
En effet, les comtes se mettent à transmettre directement leur charge à leur
fils et l’on assiste ainsi, entre la fin du IXe et le milieu du Xe siècle, à
l’émergence de véritables dynasties comtales en Flandre, en Vermandois,
au Mans, à Autun, Chalon, Poitiers, Angoulême, Périgueux, Toulouse,
Carcassonne, Barcelone, Besalù… Certains de ces comtes qui cumulent
plusieurs comtés se parent eux-mêmes du titre de marquis, tel Raimond III
Pons de Toulouse en Gothie en 919, ou de duc, tels Guillaume le Pieux en
Aquitaine dès 898 ou Richard le Justicier en Bourgogne vers 918-921. La
plus puissante de ces dynasties est bien sûr celle des marquis de Neustrie,
maîtresse de tous les comtés entre Seine et Loire à l’exception du Mans et, à
partir de 911, de Rouen. À l’occasion du compromis passé avec Eudes en
897, Charles le Simple dut reconnaître tous les pouvoirs exercés par Robert.
En 914, il se vit à nouveau contraint de reconnaître à Hugues, fils aîné de
Robert, la capacité de succéder à son père dans son titre et tous ses
honneurs. Au cœur même de la Francie, le roi se voyait ainsi concurrencé
par une grande lignée princière. Le contrôle royal sur les charges
épiscopales résista un peu mieux, en particulier dans les provinces
ecclésiastiques de Reims et Sens. Mais dès le début du Xe siècle, l’espace
dominé par le marquis de Neustrie, une partie de la Bourgogne et tout le sud
de la Loire, sauf Le Puy, lui échappaient. Enfin, à l’exception de Saint-
Remi de Reims, bien peu des grandes abbayes héritées de l’époque
carolingienne demeuraient entre ses mains.
À vrai dire, la transmission héréditaire des honneurs ne constitue pas
en soi une nouveauté : elle était largement pratiquée aux VIIIe-IXe siècles et
apparaît comme inévitable dans une société où tout pouvoir se transmet
dans le cadre de la parenté et a tendance à s’enraciner localement. Exercer
la charge de comte ouvrait droit à sa reconduction au sein de la même
parenté dès lors qu’il y avait un héritier et que celui-ci était capable. Les
rois carolingiens acceptaient cela et leurs successeurs du Xe siècle aussi. La
nouveauté est à rechercher ailleurs. En premier lieu, la transmission
s’effectue désormais de manière directe, de père en fils, au sein de
véritables lignées comtales, sans que le roi ne puisse faire autre chose que la
reconnaître, alors qu’auparavant elle s’exerçait dans une large parenté,
paternelle et maternelle, à l’intérieur de laquelle le souverain exprimait sa
préférence. La diffusion du titre de comtesse pour les épouses de comtes, à
partir des années 860-880 au sud de la Loire et 890-900 au nord, manifeste
clairement cette patrimonialisation des honneurs comtaux. Être comte, ce
n’est plus être l’agent du roi, même si l’on considère toujours que le
pouvoir que l’on exerce est en quelque sorte une incarnation du pouvoir
royal. Être comte, c’est appartenir à une maison comtale, à la tête de
laquelle figure le couple comtal. Un degré de plus est franchi dans
l’autonomie lorsque l’héritier ne se soucie même plus, lors de son accession
à la charge comtale, d’obtenir le consentement ou la confirmation du roi, ce
qui se produit dès les années 930-940 pour les princes méridionaux
(Toulouse, Poitiers, Cerdagne). En second lieu, le roi se trouve de plus en
plus souvent dans l’incapacité de reprendre le contrôle d’un honneur en cas
de déshérence ou de rébellion. En 890 par exemple, après la mort du comte
de Poitiers Rannoux, le roi Eudes tente d’attribuer la charge à son frère
Robert. Mais il échoue et c’est le comte d’Angoulême Adémar qui récupère
le comté. En 902, celui-ci est finalement évincé par le fils illégitime de
Rannoux, Ebles Manzer, qui rétablit le pouvoir de sa lignée : le comté de
Poitiers n’échappera plus à ses descendants. En 893, le roi Eudes connaît un
échec identique à Bourges, où il ne peut imposer son candidat aux dépens
du duc d’Aquitaine Guillaume le Pieux. En 900, Charles le Simple ne
parvient pas plus à empêcher le comte de Flandre Baudoin II de s’emparer
de l’abbatiat laïque de Saint-Bertin. En 922, c’est la tentative du roi
d’attribuer une abbaye de la sphère robertienne à Haganon qui constitue
l’élément déclencheur de la révolte aristocratique. Un timide renouveau se
produisit peut-être sous le gouvernement de Raoul, mais il se révéla sans
lendemain.
Date Nom, titre et statut
868 Berthe comtesse (épouse de Raimond comte de Toulouse)
881 Ermengarde comtesse par la grâce de Dieu (épouse de Bernard
Plantevelue, comte et marquis de Gothie)
885 Ermessinde comtesse (veuve du comte Sunifred), et Quixile
comtesse (sœur des comtes Guifred, Radulf et Miron, dans la
Marche d’Espagne)
887 Winidilde comtesse (épouse du comte Guifred, dans la Marche
d’Espagne)
893 Ermengarde comtesse (épouse d’Adalelme, comte de Troyes)
906 Adalinde comtesse (épouse du comte de Carcassonne)
907 Adèle comtesse (épouse d’Herbert II, comte de Vermandois)
918 Elstrude comtesse (veuve de Baudoin II, comte de Flandre)
P (860-920)

En définitive, les grands considèrent que la régionalisation de leur


domination ouvre droit à l’appropriation de tous les honneurs de leur zone
d’influence et que cette patrimonialisation prive le roi du droit d’intervenir
directement dans leur gestion. Une telle évolution ruine la fonction de
régulation que le roi exerçait en arbitrant les rivalités entre les grandes
familles par la circulation des charges comtales, épiscopales et abbatiales.
Sans que la supériorité symbolique de son pouvoir soit remise en cause – ce
dont témoigne la prestation plus ou moins régulière par les princes du
serment de fidélité – le roi se voit donc peu à peu contraint de s’adapter à de
nouvelles formes de relations avec les puissants. Cette nécessité est rendue
d’autant plus criante que parallèlement ses ressources propres se sont
amenuisées, réduisant ses capacités de contrôle et d’intervention au loin. La
patrimonialisation des honneurs s’accompagne en effet de la captation par
les princes des biens et domaines fiscaux, c’est-à-dire royaux, qui pouvaient
subsister dans leur région. Les domaines fonciers et les palais, les droits
publics et judiciaires, les tonlieux et ateliers monétaires qui relèvent encore
directement de l’autorité royale se concentrent dès lors dans un périmètre de
plus en plus étroit, entre Laon, Noyon, Soissons et Reims. Ce resserrement
permet de moins en moins au souverain de rétribuer les fidélités
subalternes, alors même que la disparition du ban renforce l’importance des
clientèles vassaliques. Pour compenser cette faiblesse, le roi se repose de
plus en plus sur les contingents militaires que lui fournissent les évêques et
quelques abbayes. De même, on le voit se reporter sur les cités épiscopales
et les grands monastères pour se faire héberger, lui et sa cour, lors de ses
déplacements.

U .

Cette enluminure, qui décore un manuscrit réalisé aux environs de 1100 à l’abbaye
Saint-Aubin et contenant le récit de la Vie du saint, ancien moine et abbé devenu
évêque d’Angers ( † 550), témoigne de la persistance du souvenir des attaques
normandes dans l’ouest de la France. Au IXe siècle, la cité d’Angers avait en effet vu
passer plusieurs expéditions vikings et avait accueilli des moines et des reliques de
Bretagne ou de Neustrie en quête de protection. En 873, elle avait même été occupée
durant plusieurs mois par une troupe scandinave, qui y avait été assiégée par le roi
Charles le Chauve et le roi des Bretons Salomon. L’enluminure illustre l’attaque de la
presqu’île de Guérande, où l’abbaye angevine avait des possessions. Si l’image du
bateau reste approximative (on peut noter l’absence de rameurs et une allure générale
plus arrondie qu’allongée), elle fournit aussi quelques détails réalistes, comme la
proue ornée d’une tête d’animal, la rame-gouvernail maniée par un barreur, le mât
unique, des détails qui caractérisent toutefois encore les bateaux du XIe siècle, comme
en témoigne, par exemple, la broderie de Bayeux. Les combattants, en revanche, n’ont
pas grand-chose à voir avec les guerriers vikings et leur équipement s’apparente en
tout point à celui des chevaliers du XIe siècle (casque à nasal, longue cotte de mailles,
lance et long écu). Leur entassement et l’impression globale de puissance qu’ils
dégagent disent cependant assez le souvenir de la violence de raids dont les
communautés monastiques avaient été les principales victimes.

Les agressions extérieures : Normands,


Hongrois et Sarrasins

Les raids menés par les musulmans et les païens normands ou


hongrois, pourtant commencés bien avant la fin du IXe siècle, ont depuis
longtemps été comptés parmi les facteurs de la crise du monde carolingien.
Cependant ce sont moins les ravages qu’ils causent qui importent, ravages
au demeurant assez limités, que le rôle qu’ils jouent dans les
reconfigurations politiques et le choc qu’ils provoquent dans les esprits. Ces
raids sont d’abord d’ampleur, de formes et de durée variables. Les Hongrois
mènent de grandes chevauchées dans l’est de la France actuelle et la vallée
du Rhône en 911 et 924, s’en prenant aux cités et aux monastères. Leurs
dernières incursions les conduisent jusqu’à Attigny et Reims en 926, Vienne
en 938, Cambrai en 953. Les pirates musulmans originaires d’al-Andalus,
que les sources occidentales appellent les Sarrasins (c’est-à-dire « les
Orientaux »), ravagent régulièrement les côtes languedociennes et
provençales à partir des années 860. Peu avant 890, un groupe s’installe de
manière permanente au Freinet, dans la péninsule de Saint-Tropez. Il mène
de là de nombreuses expéditions dans les Alpes en direction des cols où se
concentre la circulation des hommes et des marchandises, en particulier
entre 920 et 942. En 972, l’enlèvement de l’abbé de Cluny, Maïeul, finit par
susciter la mobilisation des princes régionaux et le comte d’Arles, aidé du
marquis de Turin, les chasse définitivement de Provence.
A , .

Ces trois armes ont été mises au jour lors de dragages effectués dans la Seine autour
de Rouen et en aval d’Elbeuf, une zone où l’implantation scandinave était ancienne
et importante (la cité de Rouen fut définitivement prise en 876). Il s’agit probablement
d’armes perdues ou abandonnées, leur faible nombre ne permettant guère d’y voir la
trace de combats. Les Vikings combattaient à pied. L’épée était l’arme la plus
répandue : brandie à une main, elle était à double-tranchant et longue de 70 à 80 cm.
La plupart du temps, garde et pommeau étaient dépourvus d’ornementation, mais la
lame de l’épée du haut présente quelques traces d’une décoration géométrique. Elles
étaient portées dans des fourreaux de bois, doublés de fourrure et recouverts de cuir.
La hache était l’autre arme de prédilection des Vikings, en particulier chez les
Norvégiens et les Danois. Elle était fixée au bout d’un long manche et brandie à deux
mains. L’ensemble témoigne d’une métallurgie de qualité, mais les Vikings
n’hésitaient pas à utiliser aussi des armes franques, achetées ou capturées sur les
champs de bataille.

Les Normands, ces « hommes du nord » venus de Scandinavie ou de


leurs colonies britanniques, apparaissent de loin comme les plus
redoutables. Leurs attaques se déploient le long des côtes de la mer du
Nord, de la Manche et de l’Atlantique, mais aussi dans les vallées fluviales
que leurs navires à fond plat peuvent remonter très loin, par exemple
jusqu’au cœur de la Bourgogne en 885-886. Leurs raids sont à l’origine
saisonniers, mais la pratique de plus en plus fréquente de l’hivernage étend
les périodes de prédation. Les établissements ecclésiastiques, où
s’accumulent les trésors en métal précieux (objets liturgiques, reliquaires),
sont les premiers visés. Mais les Normands n’hésitent pas à s’attaquer aux
cités, comme Paris en 885-886 et en 889. À partir de la fin du IXe siècle
leurs offensives se réorientent en fonction des résistances qu’ils rencontrent
et des faiblesses dont ils peuvent avoir connaissance. Chassés d’Angleterre
en 879, ils se retournent d’abord contre la Flandre, durement ravagée
plusieurs années de suite. La vigueur de la réaction du comte Baudoin II les
reporte sur les côtes neustriennes et le bassin de la Seine. Une rupture
importante intervient autour de 896-900 lorsque des groupes commencent à
s’installer à demeure à l’embouchure de la Seine puis dans le Cotentin. À la
tête de l’un d’entre eux figure certainement déjà Rollon sous la direction
duquel, en 911, les Normands de la Seine finissent par intégrer la chrétienté
et le système politique franc. Les raids scandinaves s’intensifient alors à
l’ouest et au sud, en Bretagne, Poitou, Charente et Gascogne. La situation
est surtout dramatique en Bretagne : la région est abandonnée par le
marquis de Neustrie en 921 et les Normands prennent pied en Cornouaille
et à Nantes. Les communautés monastiques s’exilent en Poitou, en Flandre
ou dans le Bassin parisien, tandis qu’une partie des élites aristocratiques
trouve refuge à la cour d’Aethelstan de Wessex, en Angleterre. Ce n’est
qu’en 936 qu’Alain Barbetorte, de retour d’exil, débarque dans la région de
Dol et commence à reprendre le contrôle de la péninsule. En 939, sa
reconquête s’achève par la prise de Nantes. Toutefois, durant plusieurs
décennies, les Normands mènent encore quelques expéditions et occupent
certaines îles comme Groix ou des camps littoraux comme celui de Péran.
En 1014 encore ils ravagent la cité de Dol. Plus au sud, leurs raids se
poursuivent en Gascogne jusqu’en 988 et ressurgissent brièvement en
Poitou en 1010 et 1018.
Face à ces agressions, les réactions du monde franc furent fort
diverses. La défense mit longtemps à s’organiser. Très mobiles, les
Normands déjouaient facilement les manœuvres des lourdes troupes de
cavaliers de l’aristocratie franque. En revanche, les fortifications, dont la
multiplication est encouragée dès le règne de Charles le Chauve, prouvèrent
rapidement leur efficacité. On construisit quelques fortifications pour
bloquer la remontée des vallées fluviales ou protéger les côtes. En Flandre,
Baudoin II et Arnoul Ier dotèrent la plaine maritime d’une série de points
fortifiés (Bergues, Furnes, Dixmude, Bruges…). Mais l’essentiel de l’effort
porta sur les enceintes des cités, que les évêques et les comtes s’attachèrent
à restaurer, comme à Rouen, Metz, Paris, Reims, Rennes…, et sur certains
monastères qui s’entourèrent de murailles, tels Saint-Vaast, Saint-Denis ou
Saint-Martin de Tours. Cependant, l’ennemi fut plus souvent éloigné par le
versement d’un tribut, fourni par une levée fiscale exceptionnelle, un
danegeld, ou bien prélevé par les rois et les magnats sur les trésors
ecclésiastiques.
Au-delà des nécessités de la défense, les agressions extérieures
participent aux recompositions politiques à l’œuvre à l’intérieur du monde
franc. On se rappelle combien l’engagement de certains magnats dans la
défense locale a pu servir leurs projets et asseoir leur légitimité.
Inversement, certains d’entre eux, les mêmes parfois, ne se privent pas de
recourir aux services des agresseurs contre leurs rivaux. Le roi Charles le
Simple lui-même tente de pactiser avec un chef scandinave en 897 et fait
appel aux Normands de la Loire en 922. En Provence et dans les Alpes, les
Sarrasins du Freinet soutinrent probablement les partisans d’Hugues
d’Arles. Mais le phénomène le plus spectaculaire est sans aucun doute
l’intégration des Normands de la Seine. En 911, après avoir été battu devant
Chartres par une coalition réunie par le marquis de Neustrie Robert, leur
chef Rollon traite avec le roi Charles le Simple. Lors de l’entrevue de Saint-
Clair-sur-Epte, il se reconnaît le fidèle du roi et reçoit le territoire autour de
Rouen de part et d’autre de la Seine et de l’Epte à Eu, en échange de sa
conversion au christianisme et de la protection du royaume contre les autres
Normands. Tout en réussissant à neutraliser le danger scandinave en
Neustrie, Charles le Simple et Robert – qui devient le parrain de Rollon et
sous l’autorité duquel le comté de Rouen reste placé – agissent dans la
tradition carolingienne qui, depuis le règne de Louis le Pieux, vise à agréger
les populations païennes en les intégrant au peuple chrétien et aux structures
politiques franques. Rollon semble avoir adhéré à ce projet et adopte les
traits d’un prince franc de son temps. Il avait déjà épousé une fille de
comte et leurs enfants, Adèle et Guillaume, portent des noms typiques de
l’aristocratie franque. Rollon reprend lui-même le titre de comte, place le
siège épiscopal de Rouen sous sa tutelle et laisse son archevêque engager
l’acculturation chrétienne des populations d’origine scandinave. À
l’extérieur, il s’émancipe de la tutelle robertienne dès les années 920 et
cherche à étendre son influence vers l’ouest et le nord-est. En transmettant
directement son pouvoir à son fils en 932, il fonde, comme les autres
princes, une nouvelle lignée comtale. L’agression normande débouche ainsi
sur l’émergence d’une nouvelle principauté franco-scandinave polarisée sur
la basse Seine, que la disparition précoce de Guillaume Longue Épée en
942 ne compromet pas et qui se voit renforcée par l’appropriation effective
des territoires occidentaux (Bessin, Hiémois, Cotentin, Avranchin) à partir
de 966.
L P (C - ’A ).

Ce camp fortifié se situe au fond de la baie d’Yffiniac, au sud-est de Saint-Brieuc,


entre les vallées du Gouët et de l’Urne, à un peu moins d’une dizaine de kilomètres de
la mer. Ses vestiges furent repérés dès le début du XIXe siècle (vers 1820-1825), des
fouilles réalisées en 1841 et le site classé dès 1875. Mais ils furent longtemps attribués
aux Gaulois ou aux Romains, jusqu’à ce que de nouvelles fouilles de grande ampleur,
menées de 1983 à 1990, en fixent la date au Xe siècle. Il s’agit d’un camp retranché
de terre et de pierre, au système défensif complexe (deux levées et deux fossés
précèdent le rempart) et de forme elliptique, d’un modèle assez répandu en Europe du
Nord-ouest. À l’intérieur de l’enceinte, on a retrouvé la trace de plusieurs bâtiments
d’habitation, aux finalités domestiques, artisanales ou agricoles (maisons, greniers,
silos, écuries), ainsi qu’une aire de battage. Si l’on ne peut écarter l’hypothèse d’une
première occupation par des populations autochtones, les derniers occupants du site
furent indéniablement des Vikings, comme l’attestent, entre autres, la découverte
d’armes et d’objets domestiques de facture scandinave, ainsi qu’un denier frappé à
Saint-Pierre d’York entre 905 et 925, au moment où les Danois occupaient la cité.
Plusieurs datations par radiocarbone ou par archéomagnétisme montrent que le camp
fut détruit dans la violence vers 915 +/- 20 ans, une date pas très éloignée des combats
ayant opposé le duc Alain Barbetorte aux Normands dans la région de Saint-Brieuc en
936.

Par ailleurs, les agressions extérieures déstabilisèrent les structures


domaniales des grands monastères de l’époque carolingienne. En raison de
donations de la part des souverains et de la haute aristocratie, ces
monastères disposaient de patrimoines dispersés à travers de vastes
territoires. Les monastères de Saint-Denis, en Île-de-France, et de Prüm, en
Rhénanie, avaient des domaines dans le Rennais, l’Anjou et le Maine.
L’abbaye Saint-Remi de Reims était possessionnée en Provence. La
recherche d’un approvisionnement en sel avait conduit nombre d’abbayes à
acquérir des droits dans les marais salants de la baie de Bourgneuf et la
presqu’île de Guérande : Noirmoutier et Redon bien sûr, mais aussi
Stavelot, Saint-Aignan d’Orléans, Saint-Médard de Soissons, Saint-Mesmin
de Micy… L’insécurité causée par les raids et le processus de
régionalisation des pouvoirs rendirent de plus en plus fragile l’emprise de
ces établissements sur leurs biens lointains, lesquels firent souvent l’objet
d’appropriations par les évêques ou les comtes locaux. La mémoire de ce
patrimoine ne fut pas toujours perdue et se vit parfois réactivée dans le
contexte de la réforme monastique à partir de la fin du Xe siècle, comme à
Saint-Victor de Marseille ou Saint-Florent de Saumur, mais sa récupération
fut souvent difficile et partielle. En réalité les patrimoines monastiques se
recomposèrent à l’intérieur d’un horizon plus étroit et la nature de leurs
réseaux dut évoluer dans le sens d’une large autonomie des dépendances.

U .

Cette enluminure, extraite d’un manuscrit anglo-saxon du deuxième quart du


XIe siècle, représente la constellation d’Argo – le bateau de Jason et des Argonautes –
sous la forme d’un étrange vaisseau viking. Elle vient illustrer un passage du Poème
des constellations du poète et astronome de Cilicie Aratus, rédigé vers 280 av. J.-C. et
connu en Occident grâce à sa traduction en latin par Cicéron. Ce poème fut
régulièrement copié à l’époque carolingienne et constituait l’un des textes étudiés
dans les écoles monastiques des Xe-XIe siècles. Le passage du poème explique
certains caractères de la représentation du navire, comme l’inversion anormale de sa
course ou la distribution des étoiles (les points orange égrenés sur le haut du mât et le
pourtour de la coque) : « À la queue du grand Chien succède le vaisseau Argo, qui est
tiré par la poupe, car sa marche n’est pas ordinaire, puisqu’il vogue en arrière, comme
les navires dont les nautoniers tournent la poupe vers le port, quand on les remorque,
et il touche bientôt la terre en rétrogradant ; c’est ainsi que le vaisseau Argo de Jason
est remorqué par la poupe. Il est obscur et sans étoiles à l’endroit où le mât s’élève de
la proue, mais il est apparent partout ailleurs, et son gouvernail s’approche des pieds
postérieurs du Chien qui court devant lui. ». Le plus remarquable est cependant
l’ampleur démesurée prise par la tête de dragon ornant la proue du vaisseau, une
figure qui, pour les Scandinaves, avait pour fonction de protéger les marins des esprits
maléfiques de la mer, mais qui pour les chrétiens, à commencer par les clercs et les
moines, symbolisait le mal et assimilait les Normands aux démons.

Le choc que les raids extérieurs produisent sur les esprits n’est pas
moins riche de germes d’avenir. Dans un premier temps, pour les clercs qui
voient leurs églises dévastées, leurs trésors pillés et leurs reliques
dispersées, les agressions païennes et musulmanes sont un fléau de Dieu,
une punition pour les péchés des hommes. Les défaites des chrétiens, les
dissensions des grands, la faiblesse des rois viennent régulièrement rappeler
à tous la légitimité de sa colère. Mais au creux de l’angoisse, de l’affliction
et des appels à la pénitence se dégage peu à peu, en particulier chez les
moines, plus sensibles que les évêques à la décomposition de l’ordre
ecclésial carolingien, l’intuition qu’une époque est révolue. La ruine de bien
des monastères, la politisation accrue de la fonction épiscopale et une
certaine nostalgie de la « belle époque » carolingienne aiguisent le
sentiment d’une réforme nécessaire, conçue à la fois comme une
restauration matérielle et une rénovation spirituelle. Mais dans le nouveau
contexte politique, celle-ci ne peut plus être menée sous la direction du roi.
L’essor des principautés implique nécessairement, pour les moines comme
pour les princes eux-mêmes, que ce projet soit mis en œuvre au niveau de
ces derniers et avec leur soutien.

II. L
Dès le début du Xe siècle, le paysage politique est donc dominé par les
princes qui, partout où ils le peuvent, médiatisent l’autorité du roi. Dans ce
que les historiens ont appelé les principautés, ils s’imposent comme les
interlocuteurs obligés des élites locales, laïques et ecclésiastiques, et
entendent contrôler l’essentiel des prérogatives royales. L’usage commode
du terme de principauté ne doit cependant pas faire illusion. D’une part, il
occulte la diversité d’entités apparues à des moments et dans des contextes
différents, jusqu’à ce qu’une certaine stabilisation s’opère dans la première
moitié du XIe siècle. D’autre part, il laisse supposer l’existence précoce
d’entités territorialisées, alors que les principautés existent d’abord par les
lignées princières qui les dirigent et les réseaux qui les structurent, à
l’échelle de plus ou moins vastes régions aux contours fluctuants.

Trois générations de principautés

Tous les princes sont des héritiers. La naissance, les réseaux d’alliance
et de fidélité, les patrimoines les rattachent à des groupes de parenté déjà
puissants à l’époque carolingienne, voire, pour quelques-uns à la lignée
royale elle-même (la stirps regia). Toutefois un renouvellement important
se produit à partir du milieu du Xe siècle, favorisant l’ascension de familles
de moindre rang et un élargissement progressif du cercle des princes.
Dans un premier temps, les princes issus de l’aristocratie d’Empire
occupent le devant de la scène. La vaste Aquitaine est ainsi dominée par les
Guillelmides, les Raimondins et les Ramnulfides. Les premiers sont les
lointains héritiers d’un cousin de Charlemagne, Guillaume, héros de la
guerre ibérique et fondateur du monastère de Gellone, en Gothie. Leur plus
illustre représentant est Guillaume, dit le Pieux († 918), qui contrôle toute
une série de comtés, du Berry à la côte méditerranéenne, en passant par le
Mâconnais, l’Auvergne et le Limousin. Il porte le titre de duc des Aquitains
et épouse Engelberge, fille du roi Louis l’Aveugle, dont il reçut peut-être le
comté de Lyon, dans le royaume de Provence. Les Raimondins descendent
pour leur part d’un comte et missus du début du IXe siècle. Le cœur de leur
pouvoir est à Rodez et Toulouse, mais sous Raimond III Pons († vers 950),
leur autorité s’étend sur les comtés d’Albi et Cahors, les marges orientales
de la Gascogne et l’ensemble des comtés de Gothie, à l’exception de
Carcassonne, jusqu’à Nîmes, Uzès et peut-être Viviers. Après la mort du
dernier duc guillelmide en 927, ils revendiquent le titre de duc des
Aquitains. Celui-ci est finalement récupéré en 955 par les Ramnulfides, eux
aussi descendants de comtes du IXe siècle, qui, après avoir assuré
définitivement leur emprise sur Poitiers sous Ebles Manzer (902-939),
deviennent les principaux princes au sud de la Loire, en captant la fidélité
des comtes d’Angoulême et Périgueux, des comtes de La Marche et de
plusieurs lignées vicomtales à Limoges, Turenne et Thouars.
On retrouve des familles aussi anciennes et puissantes au nord et à
l’est, à commencer, en Francie, par les Robertiens ou les Herbertiens. Ces
derniers descendent du roi Bernard d’Italie, portent le vieux titre carolingien
de comte palatin et contrôlent les comtés de Vermandois, Omois, Meaux et
Troyes. En 925, ils s’emparent, aux dépens du roi, du siège archiépiscopal
de Reims, le plus important du royaume depuis que l’archevêque Hincmar
(845-882) en a fait le lieu privilégié des couronnements et des sacres
royaux. Les comtes de Flandre représentent un cas original. Ils sont issus de
Baudoin Ier ( † 879), dont nous ne savons pas grand-chose avant le rapt
audacieux par lequel il enlève la fille de Charles le Chauve, Judith.
Parvenant à faire reconnaître son union par le pape et le roi, il obtient de ce
dernier la charge de comte de Gand. Cette prestigieuse origine et
l’opiniâtreté mise à combattre les Normands fortifient la légitimité de son
fils, Baudoin II ( † 918), qui parvient à épouser une autre fille de roi,
Aesfeltrude, fille d’Alfred de Wessex. Plus à l’est, le comte Régnier († 915)
et son fils le duc Giselbert (929-939), maîtres du jeu en Lotharingie,
descendent directement de l’empereur Lothaire Ier. En Bourgogne
occidentale et dans le royaume de Provence, ce sont différentes branches
des Bosonides qui détiennent les principaux honneurs. Richard le Justicier,
comte d’Autun et duc des Bourguignons, est le frère de l’usurpateur Boson
et donc l’oncle de Louis l’Aveugle. Son fils aîné, Raoul, hérite du comté
d’Autun et devient roi de Francie en 923. Le cadet, Hugues le Noir, reprend
le titre de duc et les autres honneurs de son père. Dans ce tableau général,
les comtes de Rouen issus de Rollon ne représentent une exception qu’en
apparence puisque dès le règne de Guillaume Longue Épée (932-942) des
alliances les unissent aux Ramnulfides (de Poitiers) et aux Herbertiens (de
Vermandois). Au milieu du siècle, l’union du comte Richard Ier, fils de
Guillaume Longue Épée, avec Emma, fille d’Hugues le Grand et de
l’ottonienne Hadwige, leur apporte un sang plus prestigieux encore.
Cependant, nombre de ces grandes lignées s’éteignent ou déclinent
dans les décennies centrales du Xe siècle, ouvrant le jeu à de nouvelles
dynasties princières. Le dernier duc guillelmide, qui ne maîtrise guère plus
que l’Auvergne et le comté de Carcassonne, décède sans héritier direct dès
927. Les Bosonides disparaissent de Provence et de Bourgogne occidentale
avec les décès d’Hugues d’Arles en 948 et d’Hugues le Noir en 952. Sans
disparaître, les Régnier de Lotharingie se voient privés du titre ducal à la
suite de la rébellion de Giselbert, en 939, et se replient sur leurs honneurs
comtaux de Basse-Lotharingie. À partir des années 940, les Herbertiens et
les Raimondins traversent eux aussi de graves difficultés et peinent à
maintenir l’unité de leur vaste domination. Les Robertiens eux-mêmes
connaissent une période de faiblesse entre 956 et 960 lorsque le roi
Lothaire, profitant de la minorité du futur Hugues Capet, retarde son
investiture au titre ducal et ébranle ses réseaux de fidélité. C’est dans ce
contexte que de nouvelles familles, issues des rangs de l’aristocratie
comtale ou vicomtale et parfois apparentées aux anciens princes,
parviennent à s’imposer et à former une nouvelle génération de
principautés.
En Neustrie, de nombreux vicomtes (à Angers, Blois, Tours, Paris),
fidèles du Robertien, avaient adopté le titre de comtes dès les années 920-
940, ne laissant de contrôle direct au duc que sur le comté d’Orléans. À
l’occasion de la vacance du pouvoir ducal entre 956 et 960, les plus
puissants d’entre eux, les comtes de Blois et d’Angers, acquièrent une
véritable autonomie. Thibaud Ier de Blois ( † 977) s’empare des comtés
voisins de Chartres et Châteaudun, détourne à son profit de nombreux
fidèles du duc et étend même sa tutelle sur le comté de Rennes. Grâce à son
mariage avec une fille d’Herbert II il acquiert, dès 946, des droits sur le
Provinois et peut-être le Rémois, dans la fidélité directe du roi. En 1022, à
la mort du dernier comte herbertien, Eudes II (996-1037), s’appuyant sur
cette lointaine parenté, s’impose par la force dans les comtés de Troyes et
de Meaux, donnant naissance à la principauté bicéphale bléso-champenoise,
qui enserre à l’est et à l’ouest le cœur de la domination robertienne, entre-
temps devenue capétienne. Les comtes d’Angers manifestent un semblable
dynamisme. Sous les règnes de Geoffroy Grisegonelle (960-987) et de
Foulques Nerra (987-1040), ils étendent leur autorité aux dépens de tous les
princes voisins par la guerre ou la captation de fidélités : au sud autour de
Loudun, au nord dans les franges méridionales du Maine, à l’ouest sur le
comté de Nantes, enfin à l’est sur le comté de Vendôme et contre les comtes
de Blois, auxquels ils ravissent Saumur (1026) puis Tours (1044).
Thibaudiens et Angevins sont issus de familles de second rang, mais liées à
d’anciens groupes de parenté, les premiers aux Bosonides, les seconds aux
Guidonides et peut-être aux Robertiens et aux Welfs. Ils doivent leur
installation comme vicomtes dans la région ligérienne, au tournant des IXe
et Xe siècles, aux Robertiens, dont ils accompagnent d’abord l’ascension et
dont ils restent les fidèles, mais à distance, au moins jusqu’en 987.
Cependant, à partir du milieu du siècle, l’absentéisme du duc et la puissance
d’attraction du modèle princier les conduisent à se hisser au premier rang.
Dans le Midi, les plus anciens vicomtes s’émancipent de manière
identique, même s’ils sont moins bien connus et demeurent moins
puissants. En Auvergne, les comtes de Poitiers ne parviennent pas à
récupérer l’autorité jadis exercée par les ducs guillelmides et dès la fin des
années 950 le pouvoir local passe à d’anciens vicomtes, qui prennent le titre
de comte, ainsi qu’aux évêques du Puy et de Clermont. Plus au sud, les
Trencavel, qui secondaient les comtes de Toulouse et Rodez à Albi et
Nîmes, se détachent de l’emprise comtale dans la deuxième moitié du
Xe siècle. Tout en demeurant les fidèles des Raimondins, ils désertent leur
cour et patrimonialisent leur charge, comme l’atteste la mention précoce,
dès 956, du titre de vicomtesse. Sous Aton II (vers 990-1030), ils
commencent à recevoir des serments de fidélité pour des châteaux et
étendent leur contrôle aux évêchés d’Albi et Nîmes. Leur gouvernement
repose d’ailleurs sur l’étroite collaboration des deux frères, le vicomte et
l’évêque, dans le cadre, peut-être, d’une répartition territoriale : au vicomte
les domaines occidentaux, à l’évêque les droits et biens orientaux. À
Béziers, Agde et Lodève, ou bien à Narbonne, les vicomtes, dans le premier
cas, apparentés aux Guillelmides, s’affranchissent de la tutelle raimondine
dès la disparition de Raimond Pons.
En Provence, un nouveau comte est attesté à Arles à partir des années
946-954. Il hérite son pouvoir des derniers Bosonides, auxquels il est
certainement apparenté et dont ses ancêtres, eux aussi venus du nord, furent
des soutiens de part et d’autre du Rhône dès la fin du IXe siècle. Dans la
deuxième moitié du siècle, cette nouvelle lignée parvient à patrimonialiser
la charge comtale et à renforcer sa légitimité en expulsant les Sarrasins du
Freinet (972) et en captant les seuls vassaux installés par le roi de
Bourgogne, auxquels elle abandonne, avec un titre de vicomte, une emprise
totale sur un fragment de la Provence, le pagus de Marseille, vers 977-1000.
C’est seulement au début du XIe siècle que se produit l’émergence de
lignées princières dans le reste du royaume de Bourgogne. Dans les Alpes,
il s’agit des Humbertiens, qui sont comtes en Bugey, Savoie, Maurienne et
Tarentaise et tiennent les cols du Mont-Cenis et du Grand-Saint-Bernard, et
des Guigonides, de plus modeste origine, qui ne prennent le titre de comte
que vers 1030 et sont maîtres du Viennois, du Grésivaudan et du
Briançonnais, avec le col du Mont-Genèvre. Plus au nord, Otte-Guillaume
(982-1026), petit-fils d’un roi détrôné d’Italie, a hérité de son épouse le
comté de Mâcon, dans le duché de Bourgogne, et des possessions dans le
Jura. S’appuyant sur de prestigieuses alliances et sur le soutien du duc de
Bourgogne Henri Ier, il parvient à s’imposer à l’est de la Saône dans
plusieurs pagi de la province de Besançon, où il prend le titre de comte de
Bourgogne, fondant ainsi une principauté bicéphale à cheval sur les
royaumes de Francie et de Bourgogne.
Il y a donc trois moments dans l’apparition des principautés : les plus
anciennes remontent à la crise de la fin du IXe et du début du Xe siècle
(Flandre, Normandie, Aquitaine, Toulouse, Gascogne, Catalogne, duché de
Bourgogne) ; une deuxième vague émerge à partir du milieu du siècle
(Anjou, Blois, Auvergne, vicomtés languedociennes, Provence) ; les
dernières apparaissent dans le royaume de Bourgogne au début du XIe siècle
(comté de Bourgogne, Savoie, Viennois). C’est aussi le moment où les
comtes de Blois, principaux héritiers de l’éphémère principauté
herbertienne, s’implantent solidement en Champagne méridionale et où les
dynasties catalanes se fixent dans leurs différents comtés. Si l’on ajoute la
Bretagne, où les trois maisons comtales rivales de Nantes, Rennes et
Cornouaille finissent par s’unir en une seule entre 1051 et 1066, les grandes
principautés des royaumes de Francie et de Bourgogne des XIe-XIIe siècles
sont alors en place. Seule se distingue la Lotharingie, où l’intégration au
nouvel Empire fondé par le roi Otton Ier en 962 bloque la formation de
véritables principautés.

L’assise spatiale de la domination princière

Derrière les étapes chronologiques se dessine donc une géographie. À


l’est, en Lotharingie et dans le royaume de Bourgogne-Provence, les
constructions princières sont plus tardives et plus fragiles. La
patrimonialisation des charges comtales ne se produit qu’entre le troisième
quart du Xe siècle et les années 1030-1050. Ici, comme sur la frange nord-
est du royaume de Francie, les pouvoirs épiscopaux dominent. Les évêques,
comme à Beauvais, Reims, Laon, Grenoble ou Arles, sont en possession de
nombreux droits comtaux (frappe de la monnaie, péages, marchés, châteaux
fiscaux, fortifications des cités…), parfois dès la première moitié du
Xe siècle. Certains reçoivent officiellement des souverains germaniques ou
bourguignons la totalité du pouvoir comtal (comitatus), comme à
Strasbourg (988), en Tarentaise (996), à Sion (999), Cambrai (1007),
Vienne (1023) et Besançon (1041-1042), peut-être aussi à Verdun, Metz et
Toul sous le règne d’Otton III. En Francie, seules les concessions en faveur
de Reims (940) et Sens (1015), dues aux rois Louis IV et Robert le Pieux,
semblent assurées, le diplôme de Lothaire en faveur de l’évêque de Langres
(967) faisant l’objet de lourds soupçons de falsification. Dans ce contexte,
les pouvoirs aristocratiques s’enracinent d’abord autour des sièges
épiscopaux, souvent transmis au sein de lignées avunculaires. C’est vrai en
Lotharingie, où la famille dite d’Ardenne ne doit pas l’essentiel de sa
puissance au contrôle du comté de Verdun, mais à la présence régulière
d’un de ses membres, du Xe au début du XIe siècle, sur les sièges de Verdun,
Metz, Laon ou Reims. C’est vrai aussi dans les Alpes, où la puissance des
Humbertiens repose en bonne partie sur le contrôle des évêchés de Belley,
Aoste ou Sion, et celle des Guigonides sur celui des sièges de Grenoble et
Valence. C’est vrai encore en Provence, où la famille de Marseille contrôle
le siège épiscopal de la cité près de vingt ans avant d’acquérir la charge
vicomtale et le conserve jusqu’à la fin du XIe siècle. Jusqu’au milieu du
XIe siècle, la césure politique entre l’est et l’ouest apparaît donc aussi forte
que la césure culturelle entre le nord et le sud, sur laquelle l’historiographie
française insiste traditionnellement.
L e
XI

Toutes les principautés procèdent d’une matrice commune qui combine


la détention de la titulature comtale, l’emprise théorique sur un ou plusieurs
pagi, enfin le contrôle d’honneurs ecclésiastiques, sièges épiscopaux ou
sanctuaires monastiques. Au-delà, la diversité domine. Un premier cas de
figure est représenté par les grands conglomérats constitués par des héritiers
de l’aristocratie d’Empire au tournant des IXe et Xe siècles (ensembles
guillelmide, bosonide, robertien, herbertien ou raimondin). Ces
conglomérats assez disparates s’étendent sur de vastes régions et
rassemblent un très grand nombre de comtés, certains contrôlés directement
par le prince, d’autres tenus par des fidèles, comtes de second rang ou
simples vicomtes. Ils se situent dans la postérité des grands
commandements de l’Empire tardif et résistent mal aux poussées
croissantes des forces centrifuges. Ce sont des entités fragiles qui
disparaissent ou rétrécissent fortement dans la deuxième moitié du Xe siècle
à l’exception des principautés neustrienne et aquitaine, où les ducs
parviennent à conserver un certain ascendant sur leurs grands vassaux. Un
deuxième type regroupe les principautés constituées autour d’un comté
majeur à partir duquel le prince parvient à intégrer des territoires voisins
(principautés normande, flamande, angevine ou blésoise, comté de
Bourgogne). D’envergure plus réduite que les précédentes, ces principautés
sont plus homogènes et se révèlent plus durables. Fondées sur une logique
d’intégration plutôt que d’accumulation, elles remodèlent aussi plus
rapidement les anciennes structures territoriales. Un troisième et dernier
type est fourni par la plupart des principautés méridionales qui rassemblent
plusieurs comtés sous la direction collective de fratries, voire de
cousinages, où chacun porte le titre de comte et se trouve associé au
gouvernement dans le cadre d’une indivision des comtés, de partages
temporaires ou d’une combinaison des deux. La cohésion et la durée de
telles principautés reposent sur la solidité de la cohésion familiale et ses
hiérarchies internes, plus ou moins explicites.
Bien qu’enracinés dans un espace régional, les pouvoirs princiers ne
peuvent être définis, à proprement parler, comme des pouvoirs territoriaux.
De manière significative, jusqu’au milieu du XIe siècle, les titres princiers
mentionnés dans la documentation diplomatique sont pour la plupart utilisés
sous leur forme brève (comte, duc, marquis). Lorsqu’un prédicat apparaît, il
renvoie, comme le titre royal, à la direction d’un « peuple », c’est-à-dire
aux élites aristocratiques d’une région : on évoque le « comte des
Angevins », le « comte des Flamands », le « duc des Aquitains » ou le « duc
des Bourguignons »… Et lorsque nous avons affaire à un prédicat
géographique – ce qui peut se produire dès les années 860-870 au sud de la
Loire, à partir des années 920-930 seulement au nord – il s’agit de chefs-
lieux de cités, voire, pour les plus tardifs, de châteaux majeurs, c’est-à-dire
d’un centre de pouvoir et non d’un territoire. D’ailleurs, à l’exception des
principautés héritières, sur le plan des représentations, d’un ancien royaume
du haut Moyen Âge, comme la Bourgogne, la Provence ou la Bretagne, la
désignation de la principauté comme un ensemble territorial n’apparaît que
tardivement : dès 953 en Flandre, au milieu du XIe siècle en Anjou. Partout
où ce type de désignation est attesté son usage reste rare et certains princes
y demeurent définitivement rétifs, tels les comtes de Toulouse, de Barcelone
ou de Blois.
Dans l’espace régional où il est reconnu comme prince, le pouvoir du
duc ou du comte ne se déploie pas de manière uniforme. Il faut en effet
renoncer à l’idée abstraite d’une homogénéité territoriale des cités, des
comtés ou des pagi hérités de l’époque franque. Si jusqu’à la fin du
XIe siècle les formulaires diplomatiques, par conservatisme culturel,
continuent parfois d’y faire référence pour situer les biens et les
transactions, leur unité est souvent illusoire, parfois dès avant l’époque
carolingienne, et l’emprise princière s’y révèle toujours très contrastée. En
réalité, le pouvoir du prince s’arrime autour de pôles majeurs que sont les
chefs-lieux de cités, les palais, quelques forteresses, les sanctuaires
monastiques et les grands domaines qu’ils contrôlent directement, toutes
choses qui constituent « son fisc », « sa terre ». La répartition de ces pôles
dans l’espace n’est pas régulière, même s’ils sont plus nombreux dans un
cœur princier (la « zone interne » de la principauté, pour reprendre une
terminologie consacrée) et se raréfient dans les périphéries (la « zone
externe »). Au-delà de sa terre, le pouvoir du prince repose donc surtout sur
les liens de parenté, de fidélité et d’amitié tissés avec l’aristocratie
régionale, les évêques et les abbés, tous forts de leurs propres réseaux
subalternes. Dans ce cadre, le prince, à l’image du roi, est conduit à
gouverner en se déplaçant sans cesse. Il s’agit pour lui d’une nécessité
politique : celle de resserrer les liens avec les élites locales en se montrant
régulièrement en personne.

Date Nom et titre


868 Bernard, comte et marquis de Toulouse
877 Oliba, comte de Carcassonne (Oliba II)
[v. 880- Rannoux, comte d’Aquitaine (Rannoux II)
890]
926 Guillaume, très illustre marquis des Auvergnats et comte de
Mâcon (Guillaume le Jeune)
927 Le vénérable seigneur Ebles comte de la cité de Poitiers
(Ebles Manzer)
934 Ebles humble comte des Poitevins par la miséricorde de Dieu
(Ebles Manzer)
936, Pons par la grâce de Dieu comte de Toulouse, promarquis et
novembre duc des Aquitains (Raimond Pons)
P F
’ (860-940)

Pour finir, il faut préciser que les grandes principautés, en incluant ce


que l’on peut appeler la principauté royale, ne recouvrent pas l’ensemble du
territoire. Il demeure entre elles de nombreux espaces interstitiels où de
petites entités secondaires, comtés et vicomtés mineurs, seigneuries de
marche ou seigneuries d’Église, en général guère documentées avant la fin
du Xe siècle, se maintiennent ou se développent en jouant des rivalités ou du
désintérêt de leurs puissants voisins. On peut citer par exemple, pour le
royaume de Francie, le petit comté du Perche ou la grosse seigneurie de
Bellême, sur le flanc méridional de la Normandie, les comtés méridionaux
de la Flandre (Boulogne, Guînes, Saint-Pol) ou les seigneuries épiscopales
de Langres et Mende ; ou encore, pour le royaume de Bourgogne-Provence,
les petits comtés de Valentinois, de Lyonnais et de Genevois.

Pouvoir et parenté

La perpétuation des principautés régionales est liée à l’adoption par les


princes d’une transmission héréditaire des honneurs dans le cadre d’une
filiation masculine directe. Chez de nombreux princes du nord, mais aussi
chez les ducs d’Aquitaine, cette pratique est durcie par le principe de la
primogéniture qui s’exerce aux dépens des cadets, investis de charges
ecclésiastiques ou dotés sur les biens récemment acquis. Toutefois,
certaines maisons princières témoignent de pratiques successorales moins
rigoureuses. Les familles de Blois et de Vermandois poursuivent la tradition
franque du partage plus ou moins égalitaire entre tous les garçons, qui
suppose de toujours disposer de suffisamment d’honneurs sous peine de
s’affaiblir, comme il advient aux Herbertiens dans la deuxième moitié du
Xe siècle. Dans le Midi, les comtes et vicomtes préfèrent combiner la
pratique occasionnelle du partage avec des formes variées d’indivision entre
frères, voire entre cousins, sous l’autorité plus ou moins effective d’un chef
de famille. Le rapport entre le nombre d’ayants droit et les honneurs doit
alors demeurer stable, ce qui encourage à la fois l’expansionnisme
territorial et une certaine régulation des alliances matrimoniales. Les comtes
catalans se caractérisent ainsi, jusqu’au milieu du Xe siècle, par une très
forte endogamie, accompagnée, à partir des années 930, d’une restriction de
la nuptialité des cadets au-delà du deuxième fils (le mariage de ce dernier
garantissant la lignée contre un décès inopiné de l’aîné). Cependant, plus on
avance dans le siècle, plus les pratiques des princes méridionaux s’efforcent
à leur tour de limiter la dispersion des droits sur les honneurs. Sans doute
cela explique-t-il la séparation définitive des branches rouergate et
toulousaine des Raimondins au début du XIe siècle. C’est à la même époque
que de véritables dynasties comtales, issues de frères et de cousins autrefois
associés dans l’indivision, se fixent dans les multiples comtés catalans, la
lignée de Barcelone ne se distinguant que par la domination indivise de
plusieurs comtés (Barcelone, Vic et Gérone).
Cette évolution se reflète dans la transformation des pratiques
anthroponymiques. Depuis l’époque carolingienne, la haute aristocratie
utilise le nom propre et unique, dont les règles de transmission renvoient
avant toute chose aux liens du sang et de l’alliance. Ces noms ont une
fonction indicielle : ils servent à identifier les individus et à les inscrire dans
un groupe de parenté, chaque groupe utilisant une série de noms de manière
préférentielle. Mais ils ont aussi une fonction symbolique qui situe ceux qui
les portent au sein d’un réseau de pouvoirs et d’images du pouvoir, voire les
destine à une vocation particulière. Dans ces conditions, les pratiques
anthroponymiques donnent de précieux renseignements sur les relations
entre parenté et pouvoir. Or entre la fin du IXe et le début du XIe siècle une
évolution notable se produit : le nombre de noms masculins se réduit,
dégageant dans chaque famille un petit groupe de noms majeurs obéissant à
des règles de transmission de plus en plus contraignantes. Ces noms, que
l’on peut appeler dynastiques, destinent celui qui les porte à succéder au
détenteur de l’honneur princier. Dans certains cas, il peut s’agir d’un seul
nom transmis de père en fils aîné, tel Guillaume chez les comtes de Poitiers
à partir de Guillaume Tête d’Étoupe (932-963), un nom qui apparaît si lié à
l’autorité du duc d’Aquitaine qu’il conduit ceux qui héritent
accidentellement de l’honneur à l’adopter aux dépens de leur premier nom,
comme cela se produit avec Pierre en 1038 et Gui-Geoffroy en 1058. Plus
souvent, il s’agit de deux ou trois noms (Henri, Hugues et Eudes chez les
ducs de Bourgogne, Alain et Conan chez les ducs de Bretagne), qui peuvent
alterner d’une génération à l’autre en se transmettant de grand-père en petit-
fils, comme Hugues et Robert chez les Robertiens, Foulques et Geoffroy
chez les comtes d’Angers ou Baudoin et Arnoul chez les comtes de Flandre.
Dans les familles méridionales, plus favorables aux fratries, les noms
princiers sont plus variés : outre Raimond, les Raimondins utilisent Pons,
Guillaume et Bertrand. Mais la réduction du choix n’en est pas moins
sévère par rapport aux VIIIe-IXe siècles. Cette forte articulation entre le nom
et l’honneur vaut aussi pour les charges ecclésiastiques : chez les comtes de
Verdun, Adalbéron est le nom attribué aux garçons destinés à la fonction
épiscopale, de même que Gui chez les comtes d’Angers, Pierre chez les
comtes de Carcassonne ou de Substantion (en Bas-Languedoc), Burchard
dans les familles de Bourgogne transjurane… Le sens d’une telle évolution
est clair : il vise à donner le sentiment d’une continuité et donc d’une
légitimité à l’exercice familial du pouvoir, tout en renforçant l’association
entre la transmission de l’honneur et la filiation masculine directe (la
filiation avunculaire pour les charges ecclésiastiques). Une principauté,
c’est une lignée de pères. On en trouve une belle illustration dans
l’exceptionnel poème funèbre composé par un moine de Ripoll en mémoire
du comte de Barcelone Raimond Borell, mort en 1017 : le comte,
« magnifique descendant de l’illustre Borell », est « père et nourricier »,
« recteur du peuple et père », « seigneur et père » ; « chef par la grâce du
Christ », il régit « la tour de la patrie » et « apporte la paix ». Le pouvoir
princier reprend ici l’idéologie antique du père de la patrie, tout en lui
associant le principe de filiation patrilinéaire.

P R
B

R ( 1017)

R B éminent père et nourricier […]. Magnifique


descendant de l’illustre Borell, Ramon, chef à un âge tendre, par la
grâce du Christ, décida de tempérer la loi insigne de son père. […]
Alors qu’il se trouvait au sommet des grands et que la terre pleurait
encore la nuque de son père, ce doux amant, recteur du peuple et père
à part entière, redouta d’être plus longtemps loué. […] Ô Ramon,
lumière immense de la patrie, gloire de la terre, si pieux jadis, tu as
été vraiment le seigneur pour les tiens, à la façon d’un père. […] Quel
recteur sur terre était-il si doux au point de se montrer seigneur ou
père ? […] Quelle douleur doit te tenailler, Barcelone, où pourrissent
les membres défunts de ton père ! […] Avec du baume le matin [Marc
16, 1-2], pleure ce pieux patron, Barcelone la puissante et la ville de
Gérone jusqu’à Vic et la terre d’Urgell. Que les quatre points
cardinaux le pleurent !

Comme le suggère ce poème, la mémoire joue un rôle fondamental


dans le système de représentation de la haute aristocratie et participe à
l’affirmation de sa légitimité. Il s’agit d’abord d’une mémoire religieuse
entremêlant souci du salut et conscience des solidarités familiales – la
memoria – héritée des pratiques liturgiques du monachisme bénédictin
carolingien. Bénéficiaires de la générosité aristocratique sous forme de
donations foncières ou mobilières, les moines multiplient en retour prières
et célébrations eucharistiques pour le salut des vivants et des morts de la
parenté, pour l’essentiel les plus proches (les parents, les enfants, les frères
et sœurs et leurs conjoints). De nombreux groupes aristocratiques disposent
pour cela de relations privilégiées avec un monastère familial, fondé sur un
domaine de la famille, dirigé par un membre de la parenté ou un proche
fidèle et peuplé de moines ou de moniales issus des réseaux qui leur sont
liés. En Francie occidentale, les princes ont aussi réussi à capter les grands
établissements royaux qui se trouvaient dans leur aire d’influence,
s’appropriant de la sorte le prestige lié à leur histoire et plaçant leur
memoria dans la continuité de celle des rois. En Lotharingie, comme dans
le reste de l’espace germanique, la memoria aristocratique repose surtout
sur les communautés féminines, comme en témoigne par exemple le « livre
de mémoire » de l’abbaye de chanoinesses de Remiremont, dans les Vosges,
une immense liste de noms mêlant vivants et morts, moines et laïcs,
hommes et femmes. On y trouve notamment les noms des Régnier de
Lotharingie, des comtes de Verdun, des Bosonides de Provence ou de
Bourgogne, des noms inscrits à l’intérieur du livre déposé sur l’autel de
l’église abbatiale.
La nouveauté réside dans l’apparition d’une mémoire généalogique
jusque-là apanage des seules familles royales. Cette mémoire valorise les
ancêtres fondateurs et justifie la transmission des pouvoirs et des dignités en
l’enracinant dans une lignée prestigieuse. Le premier vecteur de cette
mémoire est l’anthroponymie. Les Ramnulfides de Poitiers adoptent le nom
de Guillaume aux dépens de leurs anciens noms Rannoux et Ebles à partir
du moment où ils se considèrent comme les héritiers des Guillelmides. Les
Robertiens alternent les noms Robert et Hugues parce que ce sont ceux du
premier roi (en filiation directe) et du premier duc de leur lignée. Même s’il
s’agit encore d’un écrit à finalité liturgique, une innovation promise à un bel
avenir se produit entre 952 et 955 dans l’entourage des comtes de Flandre,
lorsqu’un moine de l’abbaye de Saint-Pierre de Gand, Witger, rédige la
première généalogie non royale de Francie occidentale. Le texte valorise
l’union de Baudoin Ier avec Judith et greffe la lignée des comtes sur la
généalogie des Carolingiens. Il prolonge l’adoption du nom du saint évêque
de Metz Arnoul, ancêtre des Carolingiens, comme nom comtal à partir
d’Arnoul Ier ( † 964), et fait des comtes les dignes héritiers des rois. À
l’autre extrémité du royaume, la généalogie des comtes de Ribagorça,
réalisée vers 980-990 par les clercs de Roda, met l’accent sur la lignée
masculine des détenteurs de l’honneur, tout en valorisant les pères des
épouses prestigieuses. Une amplification se produit lorsque la mémoire
généalogique est intégrée à un propos plus ambitieux, d’ordre
historiographique, comme c’est le cas dans les Gestes des premiers ducs de
Normandie, rédigés vers 990-1015 pour le duc Richard II par Dudon de
Saint-Quentin, un clerc de Rouen d’origine picarde. Mais ce texte est
exceptionnel : aucune autre famille princière ne dispose d’un tel récit avant
le XIIe siècle. Au total ces écrits sont encore rares, mais tous cherchent à
renvoyer l’image d’un pouvoir princier dont la domination s’enracine à la
fois dans un espace défini et dans un temps lointain.
L’adoption d’un ou deux sanctuaires privilégiés pour les inhumations
princières participe d’une logique voisine, même si d’une maison princière
à l’autre la pratique est loin d’être systématique. Les comtes de Flandre se
font inhumer dans les abbayes Saint-Pierre de Gand ou Saint-Bertin, les
comtes de Toulouse à Saint-Sernin, les comtes de Cerdagne et de Besalù à
Sainte-Marie de Ripoll… Là encore il s’agit de l’imitation d’un modèle
royal, les Mérovingiens à partir de Dagobert, plusieurs Carolingiens (Pépin
le Bref et Charles le Chauve notamment) et les Capétiens témoignant d’une
prédilection certaine pour la basilique de Saint-Denis. L’accumulation des
tombes participe à l’élaboration idéologique de la lignée. À Ripoll par
exemple, seuls des pères et des fils sont inhumés, les mères et les épouses
reposant ailleurs, tandis que les épitaphes mettent en valeur le titre comtal,
la filiation paternelle et les valeurs guerrières des défunts. Les sanctuaires,
qu’ils soient canoniaux ou plus souvent monastiques, sont toujours
étroitement liés au pouvoir princier, qu’il s’agisse d’établissements
récemment fondés ou réformés par le prince ou de vénérables églises
associées à une capitale et aux premiers évangélisateurs (légendaires) du
pays. L’inhumation princière perpétue ainsi les liens entre lignée, lieux de
pouvoir et lieux de mémoire de la principauté.
La primauté acquise par la lignée masculine infléchit mais ne
transforme pas radicalement le système de parenté qui, en termes
anthropologiques, demeure indifférencié puisque les filles peuvent hériter
de l’honneur et le transmettre à leur époux et à leur fils en cas de défaillance
de la filiation masculine directe. Cette réalité explique le rôle fondamental
que jouent les femmes dans les relations entre pouvoir, mémoire et parenté.
L’anthroponymie en fournit un clair indice : des noms venus des parentés
maternelles alimentent régulièrement le patrimoine onomastique de chaque
lignée, rappelant le prestige des alliances conclues, voire constituant une
forme de réserve symbolique de droits potentiels. On trouve ainsi chez les
filles ou des cadets de la famille de Flandre des noms issus de la famille
royale de Wessex ou de la famille de Vermandois. On rencontre des noms
robertiens chez les Thibaudiens, des noms ottoniens chez les Robertiens ou
des noms angevins chez les comtes de Provence. Dans la famille de
Barcelone, l’union de Borell II (947-992) avec une fille du comte
d’Auvergne est même à l’origine de l’adoption du nom Raimon qui, à la fin
du Xe siècle, devient le nom dynastique de la lignée.
L H T

Ces pratiques renvoient toujours à des alliances hypergamiques, les


hommes épousant des femmes issues de lignées considérées comme plus
nobles et plus prestigieuses que les leurs. Dans un contexte où les honneurs
et les patrimoines sont désormais hérités, les alliances matrimoniales et les
transferts patrimoniaux qui leur sont liés suscitent une compétition accrue
entre lignées. Dès lors, une alliance hypergamique a tôt fait d’être valorisée
par la parenté et conservée dans sa mémoire. Elle favorise aussi souvent la
position de l’épouse au sein du couple et de la maisonnée, à condition
toutefois que celle-ci ait mis au monde un héritier, car jusque-là la
répudiation la menace. L’épouse du comte ne devient vraiment comtesse
qu’une fois mère. Elle apparaît souvent aux côtés de son mari, agit de
concert avec lui et le suit même parfois à la guerre. Ses principales
prérogatives concernent cependant la mémoire familiale, en particulier celle
des parents de son époux, et les relations avec l’Église. L’épouse de
Richard Ier de Normandie, Gunnor, est ainsi la principale informatrice de
Dudon de Saint-Quentin pour l’histoire des ancêtres du duc. Nombre de
comtesses jouent un rôle déterminant dans le renouveau monastique, en
particulier par la fondation d’établissements féminins, comme le montrent
l’exemple des comtesses de Barcelone, fondatrices des abbayes Sant Joan
de les Abadesses en 885 et Sant Pere de les Puelles en 945, ou celui
d’Hildegarde, comtesse d’Anjou, principale fondatrice de Notre-Dame de la
Charité d’Angers en 1028.
Les comtesses disposent par ailleurs de certaines prérogatives
patrimoniales du fait de leur douaire et des biens qu’elles peuvent hériter de
leurs parents, même s’il existe de grandes disparités entre les régions. Dans
le Midi et jusqu’en Mâconnais, les douaires sont substantiels – en
Catalogne, à la fin du Xe siècle, ils sont composés du dixième des biens du
mari octroyés aux fiançailles, complétés par un tiers de ses comtés à
l’occasion du mariage – et la femme dispose d’une assez grande liberté
dans la gestion de son patrimoine. En revanche, en Francie septentrionale et
en Lotharingie, elle est placée dans une véritable dépendance vis-à-vis de
son époux. D’une manière générale, c’est surtout une fois devenue veuve
que la femme acquiert une relative liberté, à condition qu’elle ne se remarie
pas ou qu’elle ne soit pas envoyée dans une abbaye pleurer son défunt mari
et prier pour le salut de son âme. Une inflexion commence toutefois à se
faire sentir à partir de la fin du Xe siècle, tendant à limiter les droits de la
veuve sur son douaire à un simple usufruit et à en transférer la possession à
son fils, qui le réutilisera souvent pour sa future épouse. Là encore, la
logique de cohésion patrimoniale de la filiation masculine tend à s’imposer,
ne laissant à la veuve que la tutelle de son fils et l’espérance de sa
reconnaissance future.

Le modèle royal

Les princes ne sont pas des usurpateurs, mais des imitateurs du


pouvoir royal. L’appropriation de la frappe monétaire, des tonlieux et des
revenus des fiscs, du rituel de réception des suppliques, voire d’éléments de
la titulature royale témoigne de la force du modèle royal hérité de l’époque
carolingienne, que les princes désirent reproduire à leur niveau. Dans la
première moitié du Xe siècle, les comtes de Flandre ne font-ils pas bâtir leur
chapelle palatine Saint-Donatien de Bruges sur le modèle d’Aix-la-
Chapelle ? On a pu dire avec justesse que les principautés se voulaient des
formes réduites de la royauté. Pour autant, aucun prince ne revendique la
royauté pour lui-même ni ne cherche à faire sécession, pas même les ducs
de Bretagne ou de Gascogne pour lesquels un couronnement ducal est
attesté en 988 et vers 1010, les premiers pouvant en outre s’appuyer sur une
tradition royale autochtone. Tous se satisfont de gouverner leur principauté
sous l’autorité hiératique, mais passive et lointaine du roi. C’est que les
princes avaient aussi besoin du roi, la faveur royale leur ayant souvent
permis de s’imposer face à des lignées concurrentes, à l’image des comtes
d’Anjou face aux comtes de Blois, de Poitiers et de Rennes.
L’ensemble de l’idéologie princière perceptible à travers la
documentation diplomatique, les sceaux, les monnaies ou les titulatures
témoigne de ce mélange d’imitation et de retenue vis-à-vis du pouvoir
royal, même si une certaine assurance princière finit par se manifester à
l’époque d’Henri Ier (1031-1060). Ainsi, aucun prince ne dispose de
chancellerie propre ni de sceau avant le milieu du XIe siècle, et lorsque les
premiers sceaux princiers apparaissent, dans les dernières décennies du
siècle, ils adoptent tous un type original – un cavalier brandissant un
étendard, en signe de commandement – et non une figure de majesté.
Maîtres des ateliers monétaires dans leur principauté et battant monnaie à
leur profit, les princes restent fidèles, pour le type monétaire, au
monogramme royal traditionnel. Les premières inscriptions du nom de
l’émetteur apparaissent bien dès les années 930 en Auvergne et en
Normandie, mais elles demeurent rares et sans véritable intention
idéologique avant le milieu du XIe siècle.
L’analyse des titulatures fournit le même enseignement. Jusqu’au
règne de Lothaire (954-986) l’écart est grand entre les titres reconnus aux
princes par les actes dressés par la chancellerie royale (c’est-à-dire par les
chapelains chargés de la rédaction des actes sous l’autorité du chancelier) et
les titres attribués par les actes locaux rédigés dans les monastères ou
l’entourage des évêques. Les premiers privilégient le titre de comte, tout en
attribuant à quelques individus (Arnoul Ier de Flandre, Hugues le Noir de
Bourgogne, Raimond Pons de Toulouse…) le titre prestigieux de marquis et
au seul Robertien, à partir de 936, celui de duc. Les usages locaux se
révèlent beaucoup plus changeants, même si le souci d’une certaine
hiérarchie semble les inspirer, devançant ainsi les pratiques de la
chancellerie. Ils attribuent aux grands des épithètes empruntées à la
titulature royale (prince, seigneur, illustre, excellentissime…) ou des titres
auréolés du prestige de la tradition antique (archonte, consul…). Parmi tous
les titres, celui de duc se distingue par son éminence. Il est seulement porté
par quelques-uns : le Robertien jusqu’en 987, le duc d’Aquitaine, le duc de
Bourgogne, le duc de Gascogne, le duc de Bretagne et le comte de Rouen
qui commence à être appelé duc à partir de Richard II (966-1026). Ce titre
associe les images du chef biblique, issues du livre des Juges, du chef de
guerre, issue de la tradition romaine, et du chef de peuple, issue de la
tradition mérovingienne : autant d’images déjà présentes dans l’idéologie
royale carolingienne, dont elles constituent une transposition. On peut en
dire autant de l’association au titre de comte, de marquis ou de duc de la
formule « par la grâce de Dieu ». Celle-ci apparaît dès les années 850-860
dans la région toulousaine, les années 890-900 en Auvergne et Poitou et les
années 920 en Lotharingie. En Francie septentrionale, le duc des Francs
l’adopte en 937, puis la plupart des comtes à partir des années 960-980.
Longtemps considérée comme une marque d’indépendance à l’égard du roi,
il faut en réalité plutôt la comprendre comme un témoignage de la diffusion
de l’idéologie providentialiste du pouvoir forgée pour les rois par les clercs
carolingiens sous l’inspiration du modèle épiscopal. Certes, à la différence
du roi, les princes ne sont pas sacrés (consacrés devrait-on dire), mais ils
conçoivent leur pouvoir, et de plus en plus de clercs avec eux, à l’image de
celui du roi (ou de l’évêque), comme fondé en Dieu. C’est pourquoi ils
estiment avoir vis-à-vis de l’Église et des populations placées sous leur
autorité des responsabilités et des droits régaliens.

Premières occurrences en Francie Premières occurrences en Francie


méridionale et Bourgogne- septentrionale et Lotharingie
Provence
848- Frédol comte et marquis par 907 Régnier comte, abbé et
849 la grâce divine (comte de recteur par le patronage et la
Toulouse) clémence de Dieu
(Lotharingie)
853 Raimond comte et marquis 926 Giselbert comte et marquis
par la faveur de la grâce par la grâce de Dieu
divine (comte de Toulouse) (Lotharingie)
864 Bernard comte par la grâce de 937 Hugues duc des Francs par la
Dieu (Bernard Plantevelue) clémence de Dieu tout-
puissant
867 Geoffroy comte par la faveur 946 Robert comte par la faveur de
de la grâce divine (comte de la grâce du Christ (comte de
Cahors) Namur)
885 Guifred comte et marquis par 962 Arnoul comte par la grâce de
la miséricorde de Dieu Dieu (Arnoul Ier comte de
(Marche d’Espagne) Flandre)
886/ Eudes comte par la grâce de 963 Herbert comte et abbé par la
887 Dieu (comte de Toulouse) miséricorde de Dieu (comte
de Vermandois)
895 Guillaume comte par la grâce 975- Godefroid comte par la grâce
de Dieu (Guillaume le Pieux, 980 de Dieu (comte de Verdun)
comte d’Auvergne)
907 Ebles comte en raison de la 985 Gautier comte des Amiénois
grâce de Dieu (Ebles Manzer, par la grâce de Dieu
comte de Poitiers)
912 Hugues comte par la grâce de 989 Foulques comte des
Dieu (Hugues d’Arles, comte Angevins par la volonté de
de Vienne) Dieu (Foulques Nerra)
P « D »

’E , B , R P

À R , E .
Seigneur, j’ai quelques mots à te dire, si tu daignes les écouter. Le
comte Richard [duc de Normandie], ton vassal, m’a prié de venir
m’expliquer en justice ou conclure un accord au sujet des
revendications que tu élevais contre moi. J’ai remis ma cause
entièrement en sa main. Avec ton agrément, il m’a fixé alors un plaid
pour le règlement de l’affaire. Mais, peu avant le terme, comme j’étais
prêt à me rendre à sa convocation, il m’a mandé de ne pas me donner
la peine de venir au plaid fixé, parce que tu n’étais disposé à accepter
qu’un jugement ou un accord qui m’interdirait, pour cause
d’indignité, de tenir de toi aucun fief et qu’il ne lui appartenait pas,
disait-il, de me faire comparaître pour un tel jugement sans
l’assemblée de ses pairs. Telle est la raison pour laquelle je ne suis
pas allé te retrouver au plaid.
Mais je m’étonne que, de ton côté, avec une pareille précipitation,
sans que la cause ait été discutée, tu me juges indigne de ton fief. Car,
si l’on considère la naissance, il est clair, grâce à Dieu, que je suis
digne d’en hériter : si l’on considère la nature du fief que tu m’as
donné, il est certain qu’il fait partie non de ton fisc, mais des biens
qui, avec ta faveur, me viennent de mes ancêtres par droit héréditaire ;
si l’on considère la valeur du service, tu sais comment, tant que j’eus
ta faveur, je t’ai servi à la cour, à l’ost et à l’étranger. Et si, depuis que
tu as détourné de moi ta faveur et que tu as tenté de m’enlever le fief
que tu m’avais donné, j’ai commis à ton égard, en me défendant et en
défendant mon fief, des actes de nature à te déplaire, je l’ai fait
harcelé d’injures et sous l’empire de la nécessité. Comment, en effet,
pourrais-je renoncer à défendre mon honneur ? J’en atteste Dieu et
mon âme, je préférerais mourir honoré que de vivre sans honneur. Et
si tu renonces à vouloir m’en dépouiller, il n’est rien au monde que je
désirerais plus que d’avoir et de mériter ta faveur.
Car cette querelle qui nous divise, en même temps qu’elle m’est
pénible, t’enlève à toi-même, seigneur, ce qui constitue la racine et le
fruit de ton office, je veux dire la justice et la paix. J’implore donc
ardemment cette clémence qui t’est naturelle et qu’un méchant conseil
peut seul t’ôter, en te suppliant de renoncer à me persécuter, et de me
laisser me réconcilier avec toi, soit avec le concours de tes familiers,
soit par l’entremise des princes.
Rédigée par Fulbert, évêque de Chartres (vers 1023-1024).

La documentation est trop lacunaire et discontinue pour saisir avec


exactitude les relations entre les princes et le roi, aussi doit-on se contenter,
sur cette vieille question, de remarques assez générales. Les princes, même
les plus lointains, se considèrent sans trop de réticences comme les fidèles
du roi et chacun conçoit cette fidélité comme la condition de l’harmonie
sociale et politique, un élément de l’ordre du monde. Mais il faut préciser
deux choses. D’une part, les occasions d’expliciter et de manifester cette
fidélité demeurent exceptionnelles et varient beaucoup selon le degré de
proximité (familiale, géographique, politique…) du roi. Plus ou moins
régulières pour la plupart des princes du nord, ces occasions sont rares pour
le duc d’Aquitaine et inexistantes après le règne de Louis IV (936-954)
pour les comtes bretons ou les princes du Midi, à l’exception du pèlerinage
de Robert le Pieux en 1019-1020. D’autre part, cette fidélité ne doit pas être
envisagée de manière normative car ses formes et ses implications font
toujours l’objet de négociations et d’appréciations diverses. Le rituel qui
fonde la fidélité repose sur la prestation d’un serment par lequel le fidèle se
soumet au roi, son seigneur, et lui promet « l’aide et le conseil », en
échange de quoi celui-ci le reçoit dans sa protection et lui confirme son
honneur ou son fief (ce dernier terme commence à se diffuser à partir des
années 1020-1040). Par le serment, le fidèle s’engage publiquement devant
les hommes mais aussi devant Dieu. Non seulement parce qu’il jure sur des
reliques ou un évangéliaire, mais aussi parce que sa fidélité se dit avec les
mots de la foi – le terme latin fides désigne tout aussi bien la foi que la
fidélité – et que la rompre peut être considéré comme un blasphème,
comme le montre, à la fin du XIe siècle, le discours sous-jacent de la célèbre
broderie de Bayeux, construit autour de la trahison d’Harold. Ce serment est
souvent suivi, au nord de la Loire, du rituel de l’hommage, hérité de la
pratique franque de la recommandation par les mains. Ces rituels entendent
établir ou renouveler entre les acteurs une relation de hiérarchie et de
services fondatrice d’un ordre politique. Mais cet idéal performatif est
fortement pondéré par le jeu social et politique extérieur aux rituels. Les
formes de l’hommage (prêté debout ou à genoux), les lieux et le contexte de
la cérémonie (aux marches de son honneur ou auprès du roi, en début de
règne ou au commencement d’une campagne militaire…), l’existence
d’autres liens entre les acteurs, comme une parenté charnelle ou spirituelle,
modulent à l’infini la part de la soumission et celle de la réciprocité entre le
fidèle et son seigneur. De même, le droit du fidèle sur son honneur combine
toujours une légitimité « naturelle », fondée sur la naissance et l’hérédité, et
la reconnaissance du bienfait royal. Cet alliage subtil ouvre droit à toute une
gamme d’appréciations sur la nature et le respect des devoirs qui engagent
seigneur et fidèle l’un vis-à-vis de l’autre. C’est bien ce que montre, au-delà
des tournures rhétoriques empruntées à la culture classique, la célèbre lettre
composée par Fulbert, évêque de Chartres, à propos de la controverse qui
oppose le comte Eudes II de Blois à son seigneur, le roi Robert le Pieux,
vers 1023-1024. Dans ces conditions, les alliances durables entre le roi et
certains princes – le duc d’Aquitaine, le comte de Flandre, le duc de
Normandie jusqu’au retournement de 1051 – ont bien d’autres fondements
que la seule fidélité. Inversement, la longue hostilité qui oppose Eudes II de
Blois à Robert le Pieux ne peut se passer, de la part du comte, d’une
protestation de fidélité. En définitive, à l’échelle du roi et des princes, la
fidélité apparaît moins comme un instrument de gouvernement que comme
un langage politique.

L M T .

Le culte de saint Martin (vers 316- † 397), était l’un des plus diffusés dans la
chrétienté, en particulier dans l’ancienne Gaule. Moine et évêque de Tours, Martin
était considéré comme le principal évangélisateur de la Gaule. En tant qu’ancien
centurion de l’armée romaine, il apparaissait aussi comme le prototype du miles
Christi. Depuis le VIe siècle, il faisait enfin figure de patron des rois francs. Son
principal sanctuaire était à Tours, à l’abbaye Saint-Martin, où reposaient ses reliques
et dont la tutelle était exercée, au Xe siècle, par le duc des Francs, puis, à partir de
987, par le roi capétien. Cette enluminure est extraite d’un manuscrit composé dans
cette abbaye aux environs de 1100 et qui contenait notamment la Vie de saint Martin
par Sulpice Sévère et des récits de miracles dus à Grégoire de Tours. Elle représente
deux scènes emblématiques de la vie du saint : l’épisode où, encore centurion, il
partagea son manteau avec un pauvre ; le moment de sa mort, où le Christ lui-même,
assisté de deux anges, semble se préparer à accueillir son âme dans le morceau du
manteau qu’il avait offert. Au travers du manteau, c’est la parole de Jésus en
Matthieu 25, 40 (« Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que
vous le faites ») qui unit les deux scènes en un éloge de la charité en faveur des
pauvres, images du Christ, dont les moines et les chanoines se présentent comme les
meilleurs représentants.

Les princes, l’Église et le sacré

Au fondement du pouvoir princier, indispensable à sa puissance et à


l’expression de sa légitimité, figure le contrôle de l’Église, qui mêle
intimement les dimensions institutionnelle, idéologique et sociale. Ce
contrôle s’exerce d’abord sur les évêchés, c’est-à-dire les offices
épiscopaux et l’ensemble des patrimoines attachés aux sièges. Les évêques
sont en effet à la fois pasteurs du peuple chrétien, ordonnateurs du culte et
maîtres de droits et domaines importants, en particulier dans les cités. Ils
peuvent en outre contrôler de nombreux monastères ou être en possession
de leur patrimoine. En Francie, le roi perd presque toute emprise sur les
sièges épiscopaux situés dans les principautés dès le tournant des IXe-Xe
siècles. Cette rupture n’intervient dans le royaume de Provence qu’après la
mort d’Hugues d’Arles (948) et dans le royaume de Bourgogne qu’au début
du XIe siècle. En revanche, l’intégration de la Lotharingie dans le système
impérial, où le roi conserve l’attribution des évêchés, en fait un cas
particulier. Une fois établi, le contrôle du prince peut ne pas être complet et
devoir composer ici avec le roi, là avec une puissante famille locale : dans
la première moitié du XIe siècle, alors que les ducs de Normandie nomment
presque tous les évêques de la province ecclésiastique de Rouen, les comtes
de Provence doivent se contenter du quart des sièges de leur principauté, les
autres, y compris celui d’Arles, étant passés sous la domination de familles
de moindre rang. Au même moment, à Nîmes, le siège épiscopal semble
revenir tantôt aux comtes de Toulouse, tantôt aux vicomtes Trencavel. En
tout cas, l’incapacité du prince à asseoir sa domination sur un évêché lui est,
à terme, très préjudiciable : le fait que le siège du Mans échappe aux comtes
de la cité au profit de rivaux – les vicomtes du Mans, puis la famille de
Bellême – joue un rôle déterminant dans la faillite de leur principauté,
rapidement satellisée par les comtes d’Angers. Concrètement, le contrôle
princier passe par la désignation et l’investiture de l’évêque, que prolongent
souvent la fidélité personnelle et la présence à sa cour. L’évêque peut être
choisi directement dans la parenté princière – comme l’évêque Ebles de
Limoges, frère du duc Guillaume III d’Aquitaine, ou les archevêques de
Rouen Robert et Mauger, frères des ducs de Normandie Richard II et Robert
– ou bien dans une famille fidèle, ou encore au sein de cercles
ecclésiastiques dévoués. Contrairement à ce qu’affirmeront les réformateurs
grégoriens, les évêques indignes sont assez rares. Ce sont souvent des
meneurs d’hommes, voire des guerriers, comme leurs pères, leurs frères et
leurs cousins, mais c’est ce l’on attend alors d’un évêque. Ce sont aussi des
hommes destinés à leur charge longtemps à l’avance et donc souvent
éduqués dans cette perspective : lorsque l’on connaît leurs antécédents, la
plupart sortent d’un chapitre cathédral. Les évêques sont des collaborateurs
essentiels de l’autorité du prince : ils fournissent souvent à ce dernier de
forts contingents militaires et figurent nombreux à ses côtés, au quotidien
ou lors des assemblées aristocratiques. Cette étroite collaboration entraîne
souvent l’imbrication des patrimoines et des droits issus des évêchés et des
comtés, tous considérés par les grands comme relevant du fisc, surtout
lorsque l’évêque et le prince sont issus de la même parenté. Le contrôle
princier limite aussi l’acquisition en propre par les évêques de pouvoirs
politiques importants, alors même qu’à la fin du Xe et au début du XIe siècle,
en Lotharingie impériale et en Bourgogne rodolphienne, dans une moindre
mesure à l’est de la Francie, les rois font des évêques leurs principaux
soutiens et leur concèdent des droits comtaux. Les politiques princières et
royales dessinent ainsi une carte contrastée des pouvoirs épiscopaux
appelée à se perpétuer dans la longue durée.
L’ V (H -M )

L’église Saint-Étienne de Vignory fut fondée par le seigneur Guy de Vignory,


probablement pour accueillir la communauté de chanoines qu’il avait instituée à côté
de son château en 1032. Vers 1049, son fils Roger, allié au comte de Bar-sur-Aube,
confia l’église aux moines de Saint-Bénigne de Dijon, à charge pour eux d’en faire un
prieuré bénédictin suivant les coutumes clunisiennes. L’église était alors presque
achevée et fut consacrée par l’évêque de Langres Hardouin. Les seigneurs de Vignory
agissaient ainsi en fidèles de leurs seigneurs, les comtes de Bourgogne, qui, avec
l’évêque Brunon de Langres, avaient réformé Saint-Bénigne au début du siècle.
L’église elle-même, presqu’entièrement conservée dans son état du milieu du
XIe siècle, témoigne de la force des traditions architecturales carolingiennes dans l’est
de la Francie et en même temps de premières influences « romanes » en provenance
de la vallée de la Loire. Du côté de la tradition figurent l’adoption du plan basilical,
l’absence de transept (c’est un arc diaphragme qui marque la séparation entre la nef et
le chœur) et la couverture charpentée ; du côté des nouveautés, on peut relever
l’élévation sur trois niveaux, la présence de baies géminées séparées par des
colonnettes surmontées de chapiteaux ouvragés, enfin un chœur encadré de bas-côtés
voûtés, prolongé par un chevet à déambulatoire avec trois chapelles rayonnantes.
Vignory apparaît ainsi comme un monument de transition entre deux époques et entre
deux espaces.
Les princes sont aussi les maîtres des établissements monastiques. Au
nord, la plupart exercent la charge d’abbé laïque à la tête d’anciennes
abbayes royales patrimonialisées : les Robertiens sont abbés de Saint-
Martin-de-Tours, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Denis, les ducs de
Bourgogne de Saint-Germain d’Auxerre et Sainte-Colombe de Sens, les
comtes de Flandre de Saint-Pierre au mont Blandin, Saint-Bertin et Saint-
Vaast, les ducs d’Aquitaine de Saint-Hilaire de Poitiers… Cette charge
attribue à celui qui la détient la direction de l’abbaye pour tout ce qui
concerne son patrimoine et ses responsabilités dans le monde. Elle confère
au prince une sorte de magistère ecclésial que rappelle l’usage du titre
abbatial ou d’épithètes royaux spécifiques comme domnus (seigneur),
attribué dès 895 à Robert de Neustrie ou en 915 à Giselbert de Lotharingie.
Elle lui apporte aussi, ainsi qu’à sa lignée, la protection et les faveurs d’un
saint puissant, dont les reliques font l’objet de toute sa dévotion et de ses
soins. Hugues Capet ne doit-il pas son surnom, probablement, à l’insigne
relique de Martin, la capa, cette moitié de chape pieusement conservée dans
son trésor par les clercs de sa bien nommée chapelle ? L’abbatiat laïque
fournit enfin à qui le détient un accès aux vastes domaines de la mense
abbatiale pour chaser, c’est-à-dire concéder des bénéfices, à de nombreux
vassaux. Même quand le statut d’abbé laïque n’existe pas ou disparaît
devant l’offensive des abbés réformateurs, le contrôle indirect d’un
sanctuaire majeur par le biais d’une avouerie – comme c’est le cas pour
Otte-Guillaume à Saint-Bénigne de Dijon – ou de la désignation et de
l’investiture de l’abbé – comme c’est le cas à Marmoutier pour les comtes
de Blois ou à Saint-Aubin pour les comtes d’Angers – se révèle essentiel à
la légitimité et au rayonnement du pouvoir princier. Son absence est
toujours la marque d’un pouvoir plus faible, comme l’atteste le cas des
comtes de Provence. Dans ces conditions, on comprend l’engagement
résolu des princes dans la fondation de nouveaux monastères et plus
largement dans la réforme monastique.
Duc ou comte « par la grâce de Dieu », maître des évêchés et des
abbayes, soutenu par des évêques, des clercs et des moines dévoués, le
prince se sent investi d’une mission à la fois politique et religieuse.
Reprenant l’idéal royal de justice et de paix, il se doit d’assurer la
protection et la prospérité des églises et des populations placées sous son
autorité. Cette volonté le guide lorsqu’il mène la guerre et protège le pays
contre les Normands ou les Sarrasins. Elle se devine dans les gestes de piété
qui accompagnent l’expression des dernières volontés : les testaments du
dernier prince guillelmide Acfred, en 927, ou du comte Raimond Pons, en
961, répartissent les legs entre tous les sanctuaires d’Aquitaine pour l’un, du
Toulousain, du Rouergue et du Nîmois pour l’autre, entremêlant œuvre de
salut personnel et générosité princière. Cette volonté se retrouve enfin
lorsque les princes président les assemblées réunissant évêques et grands
laïcs, à l’image du duc Guillaume V d’Aquitaine pour les conciles de la
paix de Dieu de Poitiers (vers 1010) et Charroux (1028), ou du comte
Baudoin IV de Flandre pour l’assemblée de Douai (1030).
Plus remarquable encore, de nombreux princes s’ingèrent dans le culte
des reliques, en particulier lorsqu’il s’agit de saints considérés comme les
patrons du pays, s’appropriant une prérogative traditionnelle des évêques et
secondairement du roi. Les princes cherchent en effet à apparaître comme
les plus proches des saints, leurs meilleurs serviteurs, mais aussi comme les
principaux artisans du renouveau et du rayonnement des sanctuaires
régionaux. C’est pourquoi les comtes flamands, de Baudoin Ier ( † 879) à
Arnoul II (918-964), multiplient les acquisitions de reliques des saints
évangélisateurs de la Flandre, dispersées par les raids scandinaves, et les
accumulent dans leurs centres de pouvoir : la chapelle Saint-Donatien de
Bruges, l’abbaye Saint-Bertin à Saint-Omer ou l’abbaye Saint-Pierre-du-
mont-Blandin à Gand. Au début du XIe siècle, ils portent eux-mêmes les
reliques lors des conciles de paix qu’ils président, financent de multiples
processions et sont accueillis « à la manière royale » par des hymnes, de
l’encens et des laudes à leur arrivée dans les monastères de leur comté.

L C C
Le plus ancien texte à mentionner le surnom Capet est la Chronique du
moine limousin Adémar de Chabannes, peu avant 1030, mais il
s’applique alors au père d’Hugues Capet, le duc Hugues le Grand
( † 956). C’est seulement dans la première moitié du XIIe siècle que
plusieurs textes l’attribuent à Hugues Capet, les Annales de Saint-
Amand d’abord (début XIIe siècle), puis l’Abrégé de l’Histoire des rois
francs, composé à l’abbaye de Saint-Denis vers 1140, qui évoque « 
Hugues duc des Francs surnommé Capet », enfin la Chronique du
clunisien Richard le Poitevin peu avant 1153. L’usage en devient dès
lors courant. Le terme « Capétien » fait quant à lui son apparition pour
désigner la nouvelle dynastie à la fin du XIIe siècle, sous la plume du
chroniqueur anglo-normand Raoul de Diceto († 1202).

Les princes et l’aristocratie

Lorsque les sources écrites commencent à se faire un peu moins rares,


dans les années 950-1000 pour les régions méridionales, plus tard au nord,
toute une aristocratie régionale riche en terres, en pouvoirs et en réseaux,
émerge de la documentation. À l’échelle d’une principauté, il s’agit d’un
petit groupe de familles qui se placent immédiatement au-dessous des
comtes, une vingtaine pour l’ensemble des comtés provençaux, une dizaine
dans le comté de Rennes. Les relations qui les unissent au prince
apparaissent d’emblée complexes. Les ducs et comtes, dépourvus de relais
« administratifs » – les vicomtes et les viguiers ont patrimonialisé leur
charge dès la première moitié du Xe siècle – ne détenant jamais le monopole
de l’impôt ou de la justice, encore moins celui de l’exercice de la violence
légitime, ont besoin du soutien de ces puissantes familles locales pour
asseoir leur domination. Mais les princes restent partout les plus puissants
et les détenteurs du pouvoir de légitimation le plus reconnu. Les familles
locales ont donc aussi besoin de leur proximité et de leurs faveurs pour
conforter leur propre légitimité à dominer. Dans ces conditions l’exercice de
l’autorité princière sur les grands relève toujours d’une forme de
négociation, d’un rapport de force où se combinent contrainte et
collaboration, rivalité et solidarité.
La fidélité désigne l’idéal de la relation entre les grands et le prince,
cependant, comme entre les princes et le roi, elle revêt des formes et une
importance variables selon les régions. En Poitou et au nord de la Loire, de
l’Anjou à la Haute-Lotharingie en passant par la Flandre, la fidélité paraît le
plus souvent liée à la vassalité. Ducs et comtes sont d’abord les héritiers de
la vassalité que les souverains carolingiens avaient largement développée
sur les terres royales ou ecclésiastiques à la fin du VIIIe et au IXe siècle.
Comme le montre l’origine des fidèles ligériens du marquis Robert et du
duc Hugues le Grand, les princes parviennent ici à capter la plupart des
anciens vassaux royaux dès les premières décennies du Xe siècle. Les
comtes, les évêques et même certains abbés, soucieux de disposer de
troupes chevaleresques et de soutiens locaux plus étoffés, font souvent
fructifier cet héritage en recrutant de nouveaux vassaux. En Normandie par
exemple, les premiers vassaux mentionnés dans la documentation
diplomatique à partir des années 1010-1030, qui dépendent de l’abbaye
Saint-Ouen de Rouen, de l’évêque de Lisieux ou du duc, semblent pour
beaucoup n’être entrés au service de leur seigneur et n’avoir reçu leur
bénéfice que récemment. Dans un contexte où la transmission héréditaire
des bénéfices et des fiefs est attestée dès le Xe siècle, les fidélités
vassaliques paraissent toutefois plus souvent héritées que choisies, même si
les glissements d’un seigneur à l’autre, à l’image du comte de Montreuil-
sur-Mer passant, peu avant 942, de la fidélité d’Hugues le Grand à celle de
Guillaume Longue Épée, révèlent que les logiques de proximité peuvent
parfois, dans les périphéries princières, ouvrir à nouveau le jeu politique.
Au sein même de cette vaste aire septentrionale élargie au Poitou, les
liens de fidélité vassaliques ne pèsent pas partout le même poids. Très
présents ici, en Anjou ou dans le Maine par exemple, ils paraissent
secondaires là, comme en Picardie ou en Bourgogne, et même lorsque les
bénéfices ou les fiefs sont fréquents dans la documentation, ils ne
représentent jamais qu’une part des patrimoines aristocratiques. En
revanche, ils jouent un rôle majeur sur le plan symbolique puisqu’en
conservant la mémoire de leur origine fiscale, comtale ou ecclésiastique, ils
apparaissent comme le bien noble par excellence. Les obligations des
vassaux sont quant à elles loin d’être définies de manière claire, même dans
les régions qui apparaîtront plus tard comme des paradigmes de la féodalité,
telles la Normandie, la Flandre ou la Champagne. Lorsqu’elles nous sont
connues, comme en Vendômois au début du XIe siècle, il s’agit
essentiellement d’un service militaire qui prend ici la forme d’une garde de
château (l’estage) ou d’une participation à l’armée (l’ost) pour une période
de un à deux mois. Mais de manière significative, la fameuse lettre que
l’évêque Fulbert de Chartres adresse avant 1021 à Guillaume V d’Aquitaine
au sujet de ses turbulents vassaux délivre plus une éthique de la fidélité
qu’une réglementation contractuelle : ce qui est d’abord en jeu dans une
relation vassalique, ce sont les garanties apportées à l’honneur de chacun.
Enfin, le groupe des vassaux n’est nulle part homogène : y figurent de
modestes chevaliers à l’horizon très limité, mais aussi de puissants chefs de
maison, maîtres de nombreux domaines dispersés sur de vastes territoires,
qui ont eux-mêmes leurs propres vassaux et sont souvent engagés auprès de
plusieurs seigneurs, comme cela se rencontre en Orléanais dès les environs
de 875 ou dans le Maine dès 895. Dans ces conditions, la relation féodale
ne peut être réduite au face-à-face entre le seigneur et son fidèle et échappe
à toute définition normative, comme le montre le récit complexe du conflit
riche en rebondissements opposant Guillaume V d’Aquitaine et son
fidèle Hugues de Lusignan, rédigé vers 1028, peu après le nouvel hommage
de ce dernier.

U :

L F , C , G V
P ( 1020)

A G , A , F ,
.
Invité à écrire quelques mots sur les caractères de la fidélité, voici ce
que j’ai relevé pour vous dans les livres qui font autorité. Celui qui
jure fidélité à son seigneur doit avoir constamment ces six mots en
mémoire : sain et sauf, en sécurité, honnête, utile, facile, possible. Sain
et sauf, à savoir qu’il évite de porter préjudice à son seigneur dans
son corps ; en sécurité, de lui porter préjudice dans son secret et dans
les châteaux qui maintiennent sa sécurité ; honnête, de lui porter
préjudice dans sa justice ou dans toute affaire qui concerne
manifestement son honneur ; utile, de lui porter préjudice dans ses
possessions ; facile et possible, de rendre difficile le bien que son
seigneur pouvait facilement réaliser, ou de rendre impossible celui qui
lui était possible. Que le fidèle se garde de ces préjudices, c’est
justice ; mais ce n’est pas ainsi qu’il mérite son chasement
[installation sur un fief], car il ne suffit pas de s’abstenir du mal si
n’est pas réalisé ce qui est bien. Il lui reste donc aux six occasions
susdites, à fournir fidèlement à son seigneur conseil et aide, s’il veut
apparaître digne de son bénéfice et sauvegarder la fidélité jurée. Le
seigneur aussi doit rendre à son fidèle la pareille à toutes les
occasions susdites. S’il ne le fait pas, il sera à bon droit déclaré « de
mauvaise foi » et le vassal, de son côté, s’il est surpris à y manquer
activement ou tacitement, sera déclaré « sans foi et parjure ».

Dans d’autres régions, en particulier là où la vassalité carolingienne ne


s’est pas diffusée, la fidélité des grands repose sur une relation personnelle
dégagée de tout support patrimonial. En Provence par exemple, elle se
résume à la reconnaissance de l’autorité supérieure des comtes, que
manifeste notamment, jusqu’au milieu du XIe siècle, la présence régulière
des grands aux plaids comtaux. On ne perçoit rien de plus dans l’entourage
du comte de Toulouse, dans une vaste Gascogne ou chez les fidèles des
vicomtes d’Agde, Béziers et Lodève. De manière significative, la plupart
des serments conservés à partir de la fin du Xe siècle sont ici des serments
de sécurité qui fondent une alliance ou une amitié. Cependant, à partir des
années 1020-1040, certains princes et ecclésiastiques méridionaux
cherchent à favoriser le développement des liens féodo-vassaliques. En
Catalogne et dans les domaines primitifs des Trencavel, comtes et vicomtes
se font prêter des serments pour des châteaux ou des parts de châteaux et
commencent à exiger le libre accès à ces forteresses à toute semonce. De
son côté, l’archevêque d’Arles semble avoir concédé en fief la garde des
tours de l’enceinte et des édifices antiques de sa cité, ainsi que certains
domaines ecclésiastiques l’environnant, à des chevaliers ou à des grands
qui, en général, les concèdent à leur tour à d’autres chevaliers.

L G V P H
L

C ’ ,
(l’appellation Conventum Hugonis remonte au XVIIe siècle), de 342
lignes, provenant de l’Aquitaine du début du XIe siècle et rapportant
une série de conflits entre le duc et l’un de ses vassaux. Il a peut-être
été écrit en langue vernaculaire, même s’il n’est connu que dans une
version latine composée par un auteur anonyme vers 1028. Il s’agit
d’une mise en récit d’événements sur lesquels nous sommes par
ailleurs très mal renseignés ; elle est largement inspirée par la forme
des accords seigneuriaux (convenientiae) et imprégnée de procédés
littéraires, au point que certains historiens ont voulu y voir un texte
précurseur des premières épopées.
[…] Hugues [de Lusignan] conclut une convention avec le vicomte
Raoul stipulant qu’il prendrait pour femme la fille de ce dernier en
échange de cette terre, d’une autre plus importante ou d’autres
choses. En l’entendant, le comte [de Poitiers, duc d’Aquitaine] entra
dans une grande colère et, se précipitant chez Hugues avec humilité, il
lui dit : « Ne prends pas la fille de Raoul pour femme. Je te donnerai
tout ce que tu me demanderas et je t’aurai en amitié plus que toute
autre personne à l’exception de mon fils ». Hugues obéit aux ordres du
comte et, en raison de son amour et de sa fidélité, il renonça
secrètement à la prendre pour épouse. En ce temps-là, il arriva que
Joscelin du château de Parthenay finit sa vie et le comte dit qu’il
livrerait à Hugues l’honneur du défunt et sa femme, mais, s’il refusait
de les accepter, il ne se fierait plus du tout à lui. Il faut savoir que
dans cette affaire Hugues évita d’adresser au comte injonction ou
prière, ni pour lui ni pour un autre. À la réflexion, il dit à Guillaume :
« Je ferai tout ce que tu m’auras ordonné ». Or, tenant un plaid avec le
comte Foulques [d’Angers], le comte [Guillaume] s’engagea à lui
donner de ses propres bénéfices ; Foulques promit qu’il donnerait à
Hugues ce qui lui appartenait. À cette convention cependant, le comte
[Guillaume] manda le vicomte Raoul et lui dit : « De la convention
qu’Hugues a faite avec toi, il ne fera rien car je le lui interdis. Mais
moi et Foulques nous avons aussi convenu de lui donner l’honneur et
la femme de Joscelin. Et nous le ferons pour te confondre puisque tu
ne m’es pas fidèle ». En entendant ces paroles, Raoul fut très dolent et
il dit au comte : « Pour que Dieu te soit en aide, ne fais pas cela ». Et
le comte dit : « Garantis-moi de ne pas lui donner ta fille et de ne pas
observer la convention que tu as conclue avec lui ; moi, de mon côté,
je ferai en sorte qu’il ne possède ni l’honneur ni la veuve de
Joscelin ». Et ils firent en sorte qu’Hugues n’eût ni l’un ni l’autre.
[…])
D’après le Conventum Hugonis (vers 1028).
Le prince, s’il entend conserver son ascendant sur les grands, doit
entretenir leur fidélité. Dans ce but, il peut leur distribuer de nouveaux
biens, en pleine possession : ce que fait le comte de Provence après 972,
une fois « confisquées », c’est-à-dire intégrées à son fisc, les terres
orientales récupérées sur les Sarrasins ; ou sous forme de bénéfices : ce que
fait le comte d’Anjou Foulques Nerra (987-1040) en faveur des chevaliers
chargés de la garde de ses nouveaux châteaux, tout en prenant bien soin de
disperser leurs bénéfices dans tout le comté et d’en contrôler la transmission
successorale. Le prince a besoin pour cela de disposer de ressources
foncières importantes, qu’il trouve dans ses fiscs (anciens ou récents) ou
dans les patrimoines ecclésiastiques passés sous son contrôle, mais qu’il
peut aussi chercher à acquérir par la guerre ou un bon mariage.
Mais le prince s’efforce surtout de tisser avec ses fidèles des relations
d’« amitié », le terme renvoyant dans le vocabulaire de l’époque,
indépendamment de toute connotation affective, à un véritable pacte
engageant les partenaires au respect d’un code de comportements implicite.
Pour cela, il cherche à les associer à ses gestes de piété (donations,
fondations ou restaurations monastiques), dont la fonction politique et
mémorielle ne peut être distinguée de la fonction spirituelle. Il les entraîne
aussi dans ses guerres contre les princes voisins ou les seigneurs rebelles :
dans une société où le pouvoir reste avant tout fondé sur la force et repose
sur le charisme personnel, le compagnonnage guerrier est un facteur de
cohésion du groupe aristocratique, entre le chef local et ses chevaliers
comme entre le prince et ses fidèles. Enfin, le prince doit attirer les grands à
ses plaids, les associer à ses décisions et arbitrer les conflits qui les
déchirent ou les opposent aux ecclésiastiques, car même s’il ne dispose
nulle part d’un monopole juridictionnel, une bonne part de son autorité
découle de sa capacité à réguler la violence aristocratique. Il s’agit bien de
régulation sociale et non de l’exercice d’une justice répressive. En effet,
comme le montrent plusieurs études récentes sur le Mâconnais, le Poitou ou
la Catalogne, dès la première moitié du Xe siècle la justice princière
fonctionne bien différemment du modèle normatif érigé par les anciens
capitulaires carolingiens (mais cet idéal a-t-il jamais correspondu à une
quelconque réalité ?). Aucune cause spécifique n’est réservée au prince,
aucun droit particulier ne s’y exerce de manière exclusive, pas même en
Catalogne ou dans les régions marquées par l’empreinte wisigothique. On
rencontre bien parfois des juges ou des experts en droit au tribunal du
comte, en particulier dans les terres de pluralisme juridique comme la
Septimanie, mais partout ce sont les groupes de fidèles qui dominent les
plaids, au Xe comme au XIe siècle. Les procédures se caractérisent, comme
dans les cours épiscopales, par la recherche du compromis, le recours à
l’arbitrage, voire la menace du duel judiciaire ou de toute autre ordalie.
Sans avoir le désir d’imposer une justice surplombante, le prince use de
tous les moyens à sa portée pour faire reconnaître sa prééminence
juridictionnelle et contenir l’exercice de la violence dans des limites
considérées par l’ensemble du groupe aristocratique, dont il se considère
partie prenante, comme acceptables.
Pour s’attacher les grands ou se prémunir contre leur hostilité, le
prince joue enfin sur les liens de parenté. Dans un contexte où les structures
de parenté de l’aristocratie locale sont encore indifférenciées, il peut
s’immiscer dans les rivalités qui ne manquent pas de surgir entre parents à
l’occasion d’une succession difficile ou d’un mariage, comme le montre de
nouveau le récit des malheurs d’Hugues de Lusignan. La tendance à
l’alliance hypogamique des filles de comtes dans la première moitié du
XIe siècle montre par ailleurs que les princes n’hésitent pas à utiliser leur
sang pour conforter des fidélités et s’attacher durablement certaines
familles. Le comte de Besalù Bernat Tallaferro (994-1020) donne ainsi sa
fille Adélaïde en mariage à Joan d’Oriol, « homme très illustre » et l’un des
principaux nobles de son comté. De même, les comtes de Barcelone
donnent-ils leurs filles comme épouses aux vicomtes de Barcelone, lesquels
donnent les leurs à leurs viguiers des châteaux de Castellvi de la Marca et
Sant Marti, créant une chaîne de parenté censée venir consolider une chaîne
de fidélité. L’accent mis dans les plus anciens serments de fidélité catalans
et languedociens sur la filiation maternelle du prestataire renvoie d’ailleurs,
au-delà de l’association symbolique de la fidélité à la figure de la mère, à
cette conscience d’une parenté comtale plus ou moins lointaine. À côté ou
en sus de ces liens de parenté charnelle, un lien de parenté artificielle peut
aussi être établi par l’accueil de jeunes garçons dans la suite du futur
seigneur. Dans la tradition des cours royales carolingiennes, le groupe des
« nourris » (nutriti) à la table du prince mêle les enfants ce dernier, des fils
de proches parents et des fils de fidèles, formant dès l’adolescence une
relation privilégiée entre quelques grands d’une même région, dans la
fidélité au prince. Odon (v. 879-942), le futur abbé de Cluny, fils d’un noble
ligérien par ailleurs juriste, est ainsi « nourri » à la cour de Foulques le
Roux, vicomte puis comte d’Angers, puis à celle du duc Guillaume le
Pieux. Bouchard Ier, futur comte de Vendôme, est instruit des « choses
célestes et militaires » au palais d’Hugues le Grand.

La multiplication des tours et des châteaux

Alors qu’à l’époque carolingienne les forteresses étaient encore


relativement rares, on assiste dès la fin du IXe siècle et de manière
exponentielle à partir du milieu du Xe siècle à la multiplication des tours et
des châteaux (turre, castra, castella, forticie, rocce), dans les campagnes
comme dans les cités. Le rythme d’apparition de ces nouvelles forteresses,
leur nombre et leur distribution dans l’espace varient beaucoup d’une
région à l’autre. D’une manière générale, il ne s’agit pas d’une brusque
poussée concentrée aux alentours de l’an mil comme on l’a longtemps cru,
mais d’un phénomène à la fois précoce et durable, qui se prolonge sous des
formes diverses jusqu’au milieu du XIIIe siècle.
R M (M )

Les fouilles archéologiques et l’étude du bâti réalisées au château de Mayenne de


1993 à 1999 ont révélé l’existence, enkystée dans le château des XIIe-XIVe siècles,
d’une forteresse antérieure dont les datations radiocarbones fixent l’élévation
aux années 900-950, soit plus d’un siècle avant la première mention dans les sources
écrites d’un castrum de Mayenne (vers 1067-1070) ou d’un seigneur de Mayenne
(1014). Ce château s’élève en surplomb de la vallée de la Mayenne, sur un site
d’éperon, à proximité d’un ancien domaine de l’évêque de Mans mentionné à la fin du
VIIIe siècle. Il s’agissait d’une imposante forteresse de pierre, composée d’un gros
édifice rectangulaire de deux niveaux (plus des combles), auquel était accolée au sud-
ouest une tour d’angle carrée, elle-même précédée du côté nord-est d’une petite tour
abritant un escalier. La salle principale se trouvait au premier étage. La forteresse, qui
associait très probablement fonction résidentielle et fonction défensive, était située à
l’intérieur d’une cour close, dont l’accès était fortifié, et où l’on a conservé la trace
d’activités domestiques et artisanales, ainsi, probablement, que d’une chapelle. Il
s’agissait d’un édifice prestigieux, comme en témoignent la façade des deux tours en
granit et plus encore le remploi de pierres cyclopéennes prélevées sur le site gallo-
romain de Jublains, à 12 km au sud-est de Mayenne. Cette forteresse s’élevait dans
une zone stratégique, aux confins de l’ancien duché du Mans dont les titulaires
avaient été chargés, au IXe siècle, par les rois carolingiens, de défendre le royaume
contre les Bretons et les Normands. Elle a probablement été élevée au début du
Xe siècle par les nouveaux comtes du Mans, au moment où ceux-ci s’imposaient dans
la cité et sa région aux dépens des anciens ducs de la famille des Rorgonides et
devaient éprouver la nécessité d’asseoir leur autorité sur cette marge occidentale. Au
XIe siècle, elle avait glissé des comtes aux mains de seigneurs dont nous ignorons
malheureusement les origines.

Parmi les premières forteresses figure la fameuse série de castra du


littoral flamand apparus à l’initiative des comtes entre les années 870 et les
années 930. Comme les châteaux élevés par les comtes de Poitiers à
Colombiers en 926, Niort en 946-947 et Melle en 950, ou par le comte de
Blois à Chinon et Saumur entre 956 et 962, ces castra nous sont seulement
connus par les sources écrites. Quelques sites archéologiques permettent
toutefois de se faire une idée de leur allure. À Mayenne, des fouilles
récentes ont mis au jour un spectaculaire ensemble monumental daté des
environs de 900. Probablement construit par les comtes du Mans, il se
compose d’une grande salle surélevée au-dessus d’un espace de stockage et
pourvue d’un accès extérieur spécifique, à laquelle est accolée une massive
tour quadrangulaire. On retrouve une configuration voisine à Château-
Thierry, résidence des comtes de Vermandois, au début du Xe siècle. À
Doué-la-Fontaine, l’ancien palais carolingien passé entre les mains des
comtes d’Anjou semble surélevé et transformé en tour aux environs de 950,
mais la chronologie de ce site pionnier de l’archéologie castrale semble
devoir être reprise à la lumière des nouvelles techniques de datation. À
Langeais, autre résidence des comtes d’Anjou, une étude récente a de la
sorte conduit à redater des années 994-1000 un édifice que l’on croyait plus
tardif, tout en faisant apparaître l’ampleur de l’œuvre de fortification : la
grande salle située au-dessus des pièces de stockage reçoit ici deux grosses
tours en façade, directement reliées entre elles par une galerie de bois. Plus
au sud, à Andone, l’étude à nouveaux frais du château des comtes
d’Angoulême attribue désormais la surélévation du logis principal à la
période d’origine des bâtiments, vers 980. Sur tous ces sites, l’utilisation de
la pierre, l’ampleur des élévations et l’adoption fréquente de techniques et
d’un appareil de qualité manifestent le choix d’une architecture de prestige.
F ’ D - -F (M - -L ).

Les vestiges de Doué, un site pionnier de l’archéologie médiévale fouillé par M. de


Bouärd dans les années 1960, sont ceux d’une grande salle rectangulaire (aula) aux
murs de pierre, traditionnellement datée des environs de 900, attribuée à un palais
carolingien attesté dès le règne de Louis (futur Louis le Pieux) sur l’Aquitaine, au tout
début du IXe siècle. Passée aux mains des comtes d’Angers avec le domaine fiscal qui
l’entourait, cette aula fut d’abord surélevée autour de 950. Puis sa base – ce que nous
voyons sur la photographie – fut enfouie à l’intérieur d’une motte de terre d’une
dizaine de mètres de hauteur et devint un espace de stockage. Le glissement de cet
éminent lieu de pouvoir carolingien, situé aux confins de la Neustrie et de l’Aquitaine,
des mains du roi à celle d’un comte et la transformation d’un ancien palais en tour sur
motte sont caractéristiques de l’évolution politique et monumentale du Xe siècle.
L L (I - -L )

La forteresse de Langeais s’élève à l’extrémité d’un éperon situé au nord de la Loire.


Elle est associée à quelques vestiges secondaires, dont une chapelle dédiée au Sauveur
fondée par le comte d’Angers Foulques Nerra au retour d’un pèlerinage à Jérusalem,
entre 1004 et 1008/1009 ou entre cette date et 1039. Le castellum de Langeais est
mentionné pour la première fois en 996 : le château, tenu par Foulques Nerra, est alors
assiégé par son rival le comte Eudes de Blois. Il changea plusieurs fois de main avant
d’être définitivement acquis par le comte d’Angers Geoffroy Martel en 1044. Selon la
chronique de Saint-Julien de Tours, rédigée dans les années 1040, il avait été construit
par Foulques Nerra. L’étude d’archéologie du bâti effectuée entre 1993 et 1998 ne
permet pas de confirmer cette attribution, mais elle établit que la forteresse date bien
du début du XIe siècle, voire de l’extrême fin du Xe siècle. La reconstitution
archéologique proposée montre un gros édifice flanqué de deux tours massives reliées
par une galerie de bois. Comme à Mayenne, la salle principale se trouvait au premier
étage et occupait toute la superficie, avec une cheminée monumentale en son centre.
Le rez-de-chaussée faisait office de réserve. L’édifice cumulait donc fonction militaire
et fonction résidentielle, même si un autre bâtiment résidentiel a pu exister sur le site,
la chapelle du Sauveur étant distante d’une centaine de mètres.

Sous l’influence de ces nouvelles forteresses, les résidences princières


traditionnelles se transforment elles aussi. Les palais ruraux qui
répartissaient les fonctions civiles et religieuses, selon un modèle
carolingien, entre plusieurs bâtiments dispersés sur un vaste périmètre, se
voient dotés de nouveaux éléments défensifs. À Bruges par exemple, au
milieu du Xe siècle, le comte de Flandre entoure son palais d’une clôture
fortifiée. Le duc de Normandie fait de même à Fécamp au début du
XIe siècle, associant en outre à l’enceinte deux tours de flanquement. Il
récidive à Caen vers le milieu du siècle. Le modèle de la tour gagne aussi
les palais urbains. À Tours, les fouilles archéologiques montrent que vers
1040-1060 l’on adjoignit une forte tour au palais comtal appuyé sur
l’enceinte de la cité. D’après les sources écrites, il en alla de même dans les
palais royaux de Compiègne et de Laon, pourvus d’une tour dès les
environs de 910, à Blois, Chartres et Châteaudun, où le comte Thibaud
éleva trois tours entre 956 et 962, ou encore à Rouen, où la construction
d’une tour comtale est mentionnée vers la fin du Xe siècle.
Les comtes ne sont pas les seuls acteurs de cette militarisation des
lieux de pouvoir. Les abbayes du nord : Saint-Bertin, Saint-Vaast, Saint-
Omer, Corbie, Saint-Quentin, Lobbes… se dotent de fortifications dès la fin
du IXe siècle. Elles sont imitées avant le milieu du Xe siècle par Saint-
Médard de Soissons, Saint-Denis, Saint-Remi de Reims, Saint-Martin de
Tours, Vézelay, Cluny, Saint-Pons-de-Thomières, Aniane, Saint-Hilaire et
Sainte-Radegonde de Poitiers, peut-être Saint-Savin-sur-Gartempe. Parfois
seule une tour est élevée à proximité de l’église. Mais elle devait être
suffisamment spacieuse pour que des grands puissent y résider, comme
c’est le cas à Waulsort, en Lotharingie, dès 946, où le comte vient séjourner,
ou à Saint-Amand, où la reine Gisèle, répudiée par Robert le Pieux, se retire
en 994. Les évêques ne sont pas en reste : en Laonnois et en Rémois dès les
années 900-930, dans le Maine, en Auxerrois ou en Lorraine dans les
années 960-990, les premiers châteaux connus sont le fruit de leur initiative.
Les grands laïcs de rang non comtal viennent à leur tour grossir les rangs
des maîtres de châteaux. Dès la fin du IXe siècle, Géraud d’Aurillac délaisse
sa curtis au profit de la forteresse qui la domine. Un château aristocratique
est mentionné à Château-Larcher, en Poitou, dès 888. Des tours
apparaissent en Agadès dès les années 910-920, en Biterrois dans les années
930-950, en Provence à partir des années 950-980. Le phénomène n’est pas
propre au Midi : ce sont aussi des puissants de rang non comtal qui élèvent
de nouvelles forteresses en Laonnois ou à Montbéliard dans les premières
décennies du Xe siècle.
Tous ces castra ont pour point commun l’érection d’une tour
maîtresse, de pierre ou de bois, même si un certain nombre de bâtiments
annexes lui sont associés. Ce choix en faveur du resserrement, de la
monumentalité et de la verticalité rompt de manière très nette avec les
fortifications du haut Moyen Âge, caractérisées par de vastes enceintes
linéaires, souvent rudimentaires. Au début du XIe siècle, une innovation
morphologique vient accentuer l’effet de rupture : à Ivry-la-Bataille vers
1000 et à Loches vers 1013-1035, dans deux châteaux appartenant
respectivement au duc de Normandie et au comte d’Anjou, la grande salle
surélevée et la tour fusionnent, donnant naissance au donjon résidentiel, une
forme promise à une grande postérité. Cette grosse tour quadrangulaire,
entourée d’une cour et d’une chemise, unit dans un même volume
rigoureusement étagé un espace de réserve, la salle monumentale destinée
aux réceptions et à l’exercice de la justice (l’aula), la chapelle (la capella)
et un ou plusieurs appartements (les camerae). Les donjons de Beaugency
(vers 1020-1040), Nogent-le-Rotrou (vers 1050) ou Épernon (vers 1050),
construits par des fidèles des comtes de Blois, les petits comtes du Perche
ou les sires de Montfort, montrent que la moyenne aristocratie n’hésite pas
à adopter cette forme à l’origine princière. Ces nouveaux donjons
caractérisent surtout le centre et le nord-ouest de la Francie, mais des tours
de moindre envergure, étageant les fonctions de la même manière, se
rencontrent aussi en Catalogne, avec les tours épiscopale de Montbui (vers
972-993) et seigneuriale de Llordà (vers 1045-1050), ou dans certaines
constructions des contreforts méridionaux du Massif central, du Rouergue
au Vivarais, à partir des années 960-980.
Alors que les fortifications carolingiennes jouaient pour l’essentiel un
rôle de refuge ou d’occupation temporaire, ces nouvelles forteresses
représentent toujours un lieu de pouvoir, même si leur maître n’y réside que
de manière épisodique. Comme le montre la documentation du Rouergue ou
du Vendômois, elles sont peuplées de milites ou de barones castri, lesquels
forment, même en l’absence du maître, une véritable garnison ou mesnie
castrale. Certains de ces « chevaliers de château » restent là quelques
semaines seulement, accomplissant pour leur seigneur un service de garde
ou d’estage. D’autres disposent d’un habitat permanent dans l’enceinte
castrale ou dans la basse-cour attenante. Ces châteaux sont aussi des lieux
de pouvoir ecclésiastiques. Leurs possesseurs y élèvent une église, à moins
qu’ils ne la récupèrent d’un état des lieux antérieur, et fondent souvent un
chapitre canonial ou un prieuré monastique. À Bellême par exemple, aux
confins de la Normandie et du Maine, la première mention du château
figure dans l’acte par lequel Yves, le premier seigneur connu, fonde vers
1004-1012 une collégiale dédiée à Sainte-Marie, Saint-Pierre et Tous-les-
Saints. Le déplacement du pôle castral à quelques centaines de mètres au
nord-est, avant 1030-1035, s’accompagne d’emblée de la fondation d’un
chapitre, dédié à saint Léonard, donné quelques décennies plus tard aux
moines de Marmoutier qui le transforment en prieuré. En associant sur les
sites castraux les pouvoirs laïque et ecclésiastique, la domination
aristocratique reproduit les formes de la domination princière sur les cités.
Elle se donne en outre les moyens de pérenniser les fondations castrales, les
sites ecclésiaux s’avérant plus stables du fait de leur sacralité intrinsèque.
Enfin, l’implantation d’un prieuré attire souvent les populations et favorise
l’émergence d’un bourg castral, source de prestige et de richesse, ce dont
les élites seigneuriales ont bien conscience. L’église et la communauté
canoniale ou monastique apparaissent ainsi essentielles à la réussite
symbolique, politique et matérielle du château.
Cette multiplication des forteresses est souvent considérée comme un
facteur et un symptôme de l’affaiblissement de l’autorité royale et comtale,
d’abord face aux agressions extérieures, ensuite et surtout face à
l’aristocratie régionale, au point que l’on a pu suggérer l’existence d’une
véritable « crise châtelaine des principautés » dans la première moitié du
XIe siècle. Une telle interprétation est aujourd’hui remise en cause. Si l’essor
des châteaux transforme les pratiques et les représentations de la
domination aristocratique et favorise à long terme la recomposition des
structures territoriales, elle ne constitue pas en soi un brusque
bouleversement des structures sociales et politiques.
Dans le cadre de la compétition à laquelle se livrent les puissants à
l’échelle régionale dès la fin du IXe siècle, la multiplication des châteaux
traduit à l’évidence une volonté nouvelle : celle d’asseoir tout pouvoir – y
compris le pouvoir épiscopal d’ailleurs – sur un marquage monumental et
militaire de l’espace. À ce titre il est significatif que la plupart des nouvelles
lignées comtales et vicomtales qui émergent tout au long des Xe et
XIe siècles élaborent leur domination autour d’un pôle castral et non plus
autour d’un chef-lieu de cité, que ce pôle soit l’héritier d’une ancienne
forteresse carolingienne, à l’exemple de Substantion en Bas-Languedoc ou
de Thouars en Poitou, ou le fruit d’une entreprise plus récente, à l’exemple
de Saint-Pol en Flandre méridionale, d’Albon en Dauphiné ou de Rohan en
Bretagne. Il en va de même en Normandie et Île-de-France, où les
nouveaux comtes apparus dans les premières décennies du XIe siècle dans
l’entourage des ducs rollonides ou des rois capétiens, à Eu, Arques, Ivry,
Mortain, Meulan, Beaumont, Corbeil ou Dammartin, ne sont pas des
comtes de cité, mais des comtes de château. Cet arrimage croissant des
pouvoirs au(x) château(x) porte en lui une réorganisation progressive des
patrimoines aristocratiques et des règles de leur dévolution, ainsi, plus
profondément, qu’une recomposition des structures de parenté et des
modalités d’encadrement des hommes.
L N - -R (E - -L )

Le donjon de Nogent-le-Rotrou, typique du nouveau type de forteresse intégrant


complètement sur le plan architectural tour et résidence palatiale, fut commencé vers
le milieu du XIe siècle et régulièrement repris jusqu’à la fin du XIIe siècle. Il fut
édifié par les vicomtes de Châteaudun qui, après avoir temporairement adopté le titre
de comtes de Mortagne, prirent, à partir du début du XIIe siècle, celui de comtes du
Perche. Nogent était l’une de leurs principales seigneuries, où ils avaient fondé une
abbaye dédiée à saint Denis en 1031, année de la première mention du castrum dans
les sources écrites. À cette époque, ces puissants seigneurs des confins de la
Normandie, du Maine et de l’Île-de-France, étaient les fidèles des comtes de Blois,
aux côtés desquels ils apparaissent dans la vallée de la Loire, où s’élevait depuis les
années 1015-1035 le donjon de Loches, premier exemple de donjon résidentiel.

Cependant, au milieu du XIe siècle, ces phénomènes ne sont


qu’amorcés. Les châteaux sont souvent encore peu nombreux : on en
compte une dizaine dans les vicomtés d’Agde et Béziers vers 1030, six à
huit dans le comté de Rennes vers 1050. Ils sont loin aussi d’échapper au
contrôle des princes. Une bonne partie reste en effet entre les mains des
comtes, des vicomtes ou des évêques, les autres sont tenus par des parents
ou des fidèles, et cela aussi bien en Flandre et en Normandie qu’en Haute-
Bretagne, en Vendômois, en Bas-Languedoc ou en Champagne. Ces liens
familiaux, féodaux ou plus largement politiques avec le pouvoir comtal ou
épiscopal confèrent aux maîtres des châteaux une véritable légitimité, que
les chartes ecclésiastiques leur reconnaissent d’ailleurs sans défaut en leur
attribuant des titres autrefois réservés aux plus nobles, comme « seigneur »
(domnus, dominus), « homme illustre » (vir illustris) ou même « prince »
(princeps). Certains sont même désignés, à l’image des princes, comme
seigneurs ou chevaliers « par la grâce de Dieu », à l’exemple des seigneurs
de Rochecorbon, en Touraine, vers 999-1004. Certes, certains fidèles
peuvent se révolter. Des châteaux peuvent aussi être édifiés contre la
volonté du prince ou de l’évêque, voire par défi à son autorité, en particulier
dans les zones marginales ou disputées de principautés voisines. C’est ainsi
qu’en Soissonnais les principales forteresses apparaissent, autour du milieu
du XIe siècle seulement, dans des secteurs frontaliers de la Champagne à
l’est (Braine et Bazoches), du Valois à l’ouest (Pierrefonds, Crépy) ou du
Vermandois au nord (Quierzy, Coucy). Toutefois, ce n’est qu’au XIIe siècle
que certains abbés ou moines tels Suger, Guibert de Nogent ou Orderic
Vital, prompts à élaborer de nouvelles normes politiques au profit du
renforcement des pouvoirs royaux, capétien ou anglo-normand, désigneront
ces châteaux comme « adultérins », c’est-à-dire à leurs yeux comme
illégaux, utilisant une métaphore qui, dans un contexte grégorien, ajoute le
péché et l’impiété, c’est-à-dire la faute religieuse et morale, à l’injustice et à
la rébellion. Aux Xe et XIe siècles, ces forteresses n’étaient pas considérées
en soi comme illégales, seuls leurs détenteurs pouvaient être condamnés
pour leur infidélité. En outre, que ce soit par la guerre ou par la négociation
et l’instauration après-coup d’un lien de fidélité ou d’amitié, le prince ou
l’évêque parvenaient le plus souvent à placer les rebelles sous leur autorité,
fût-elle allégée, à l’exemple de la soumission finale d’Hugues de Lusignan
au comte Guillaume V de Poitiers vers 1028. Il faut d’ailleurs souligner le
caractère précoce de l’introduction de la clause d’ouverture du château à la
semonce du seigneur dans les serments de fidélité vassalique que comtes ou
vicomtes se font prêter, puisqu’on la trouve dès les premières décennies du
XIe siècle, au nord comme au sud, en Chartrain, en Anjou, en Poitou, en
Languedoc, en Catalogne. Même si c’est souvent à l’issue d’un rapport de
force, le pouvoir du prince apparaît bien toujours, in fine, comme
l’incontournable instance de légitimation.
M D (N ).

C’est dans le premier quart du Xe siècle qu’une petite agglomération d’environ un


hectare fait son apparition sur le site de Douai, en bordure de la Scarpe, probablement
en relation avec l’instauration d’un tonlieu. Le site, appelé castrum, est approprié par
le comte de Flandre vers 945. Celui-ci fait alors édifier une première résidence à
proximité du rempart, invisible ici. La maquette constitue une tentative de restitution
de l’état de cette résidence autour de l’an mille d’après les fouilles archéologiques
effectuées de 1976 à 1980. Le château comtal, en bois, et d’importance modeste,
se compose d’une tour entourée d’une chemise, élevée sur une très légère éminence
d’environ deux mètres de hauteur, de forme oblongue et desservie par une rampe en
terre. Cette tour avait une fonction résidentielle, juxtaposant un espace de stockage au
rez-de-chaussée et une salle principale au premier étage, à laquelle on accédait
directement par un escalier extérieur.

La multiplication de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler les


« mottes » castrales – le terme apparaît vers le milieu du XIe siècle, mais
reste peu usité avant le XIIe siècle – pourrait à première vue contredire les
analyses précédentes. De quoi s’agit-il ? De monticules de terre artificiels
ou de reliefs naturels surélevés et aménagés sur lesquels on dresse une tour
de bois ou de pierre et que l’on ceint d’une palissade et d’un fossé. En
général, un logis et une basse-cour viennent compléter l’ensemble. Peu
onéreuses et rapides à construire, les mottes sont dotées d’une efficacité
militaire et d’une portée symbolique équivalentes à celles de bien des tours
et châteaux. Depuis un demi-siècle, les prospections archéologiques en ont
repéré un très grand nombre dans toutes les régions françaises. La présence
de matériel de guerre et d’équitation, voire de pièces de jeu de table (trictrac
ou échecs), les identifie clairement comme des résidences aristocratiques et
chevaleresques. Ces mottes se rencontrent partout : dans des sites neufs et
isolés (marécages ou lisières forestières), dans certains centres urbains (à
Arras par exemple), et même dans la basse-cour de châteaux de plus grande
ampleur, comme à Talmont, dans le comté de Poitiers, dès les environs de
1020-1040. Cependant, l’absence de datation précise de la plupart des sites,
la pauvreté de la documentation écrite à leur sujet avant le XIIe siècle, enfin
et surtout la fréquence des abandons et la poursuite des créations jusqu’en
plein XIIIe siècle, ne permettent plus d’y voir un phénomène propre aux
alentours de l’an mil. Ils ne permettent pas non plus d’y voir un phénomène
porté par une petite aristocratie en mal d’indépendance. Plusieurs fouilles
récentes, à Charavines en Dauphiné ou Pineuilh en Agenais, montrent
qu’aux environs de l’an mil la petite aristocratie pouvait résider dans de
simples maisons ou de modestes manoirs fossoyés dépourvus de tour et de
fortification. Seuls quelques sites bien fouillés, comme Boves en Picardie,
Teulet en Languedoc ou Niozelles en Provence, rendent compte de manière
indiscutable d’une datation haute, comprise entre les années 960 et les
années 1020. Or ces trois mottes sont l’œuvre de familles de la moyenne
aristocratie proche des comtes ou des vicomtes. En outre, ces derniers,
comme les évêques, n’hésitaient pas à élever eux-mêmes ce genre de
fortifications, comme en témoignent la construction de la motte comtale de
Sugny dans les Ardennes ou l’« emmottement » de l’ancienne aula de
Douai par le comte de Flandre Arnoul II, qui dateraient l’une et l’autre de la
fin des années 980. Les célèbres mottes de Rennes, Dol et Dinan
représentées sur la broderie de Bayeux à la fin du XIe siècle sont pour leur
part aux mains du comte de Rennes, de l’archevêque de Dol et des
seigneurs de Dinan, ces derniers étant issus d’une ancienne lignée
vicomtale. Dans une région bien étudiée comme la Normandie, les mottes
castrales ne se développent qu’à partir de la fin du XIe siècle et la plupart
peuvent être rattachées aux grandes familles du duché, tels les Bellême au
sud, les comtes d’Évreux à l’est. Enfin, dans certaines régions comme le
Rennais ou la Gascogne bordelaise, on a pu montrer que nombre de mottes
s’articulaient de manière cohérente autour de châteaux majeurs, suggérant
l’existence de véritables petits réseaux unissant l’aristocratie chevaleresque
aux maîtres des châteaux, auxquels elle devait être liée par des services
d’ost et d’estage.

L D ’ B .

Cette image est extraite de la fameuse tapisserie (en fait une broderie) de Bayeux,
confectionnée peu après la conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume de
Normandie (1066) et avant la disgrâce de l’évêque de Bayeux Odon (1082), demi-
frère du duc et très probable commanditaire de la broderie. Celui-ci la destinait
probablement à sa cathédrale qui, à l’issue d’un long chantier, bénéficia d’une
dédicace solennelle le 14 juillet 1077, en présence de Guillaume, de la reine Mathilde,
de l’archevêque de Cantorbéry Lanfranc, ancien abbé du Bec, et de nombreux prélats
et barons. Longue de soixante-dix mètres, la broderie est l’œuvre d’artisans anglo-
saxons. Elle raconte la conquête de l’Angleterre au travers d’une succession de scènes
commentées par de nombreuses inscriptions permettant d’identifier les lieux et les
protagonistes. Plusieurs des premières scènes évoquent la campagne militaire du duc
Guillaume contre le comte de Rennes Conan II en 1064 ; elle fut ponctuée par les
sièges de Dol, Dinan et Rennes. Le siège de Dinan fournit une représentation
exceptionnelle d’une motte castrale, en parfaite concordance avec certains sites
archéologiques comme celui de la motte d’Olivet à Grimbosq (Calvados). On y voit
une forteresse de bois élevée sur une motte de terre artificielle, entourée d’un fossé et
d’une levée de terre. L’accès en est protégé par une avant-porte fortifiée et un pont-
levis stylisé. Au sommet de la motte, une chemise de bois entoure la tour. Cette
dernière est surmontée d’un toit en carène de bateau renversé, ornementé de motifs
animaliers, laissant deviner sa fonction résidentielle. Comme le suggère le récit de la
broderie, les campagnes militaires étaient ponctuées par le siège de ces forteresses. Le
détail du premier plan suggère toutefois que l’incendie, plus que l’assaut, constituait
la technique la plus efficace pour les réduire. Les mottes castrales ne constituent pas le
seul type de résidence aristocratique figurée sur la broderie de Bayeux, qui présente
aussi trois véritables palais (Winchester, Rouen et Westminster), dépourvus de
fonction défensive et obéissant à une tout autre tradition architecturale et
iconographique.

Dans ces conditions, les mottes, comme les tours et les châteaux
seigneuriaux, ne peuvent être considérées comme des forteresses
« privées » et opposés aux forteresses « publiques » des comtes, des
vicomtes ou des évêques. Toutes ces forteresses manifestent le rang éminent
de leurs détenteurs au sein de la société et leur commune et légitime
participation à l’exercice des pouvoirs de commandement. En revanche, le
degré de l’emprise princière sur les châteaux varie fortement d’une région à
l’autre. Les périphéries princières, les espaces interstitiels et les principautés
fragiles sont, à l’évidence, plus favorables à la multiplication des forteresses
seigneuriales. Sur les marges de la Normandie et du Maine, en Picardie, en
Provence, en Gévaudan ou en Vivarais, le contrôle du comte repose
entièrement sur les relations qu’il entretient avec ses fidèles auxquels il
cède une bonne part de ses prérogatives. À l’autre bout du spectre, quelques
princes tiennent solidement le tissu castral de leur principauté au point de
s’appuyer sur lui pour commencer à élaborer un véritable contrôle
territorial. Dans les premières décennies du XIe siècle, le duc de Normandie
nomme par exemple une série de comtes et de vicomtes, pour la plupart
choisis parmi ses proches parents, et les investit de nouvelles forteresses
construites loin des cités, telles Mortain, Ivry, Falaise… Plus systématique
encore apparaît l’action des comtes de Flandre Baudoin IV (988-1035) et
Baudoin V (1035-1067), qui nomment dans leurs châteaux de véritables
gardiens, recrutés dans la petite aristocratie, investis à titre de fief de
fonctions militaires et judiciaires : ainsi à Gand en 1010, Bruges en 1012,
Douai en 1024… La présence à leur côté d’agents chargés de la gestion du
domaine achève de faire de ces premiers châtelains comtaux l’embryon
d’une structure administrative princière appuyée sur un réseau castral. Il
s’agit toutefois d’un cas de figure exceptionnellement précoce.
En définitive, pour assurer la perpétuation de leur domination, les
princes furent partout amenés à partager le pouvoir avec l’aristocratie
régionale. Ce partage est précoce, durable et profond. Il remonte au moins à
la fin du IXe siècle, s’approfondit tout au long des Xe et XIe siècles et
concerne tous les aspects du pouvoir princier, de la justice à la détention de
domaines et de droits fiscaux, en passant par les prérogatives militaires et le
contrôle des châteaux. Ce partage ne résulte pas d’une révolte généralisée et
brutale des grands contre le prince – cette crise de la fidélité aristocratique
autour de l’an mil dont les études récentes ont mis en doute la réalité dans
bien des régions où on avait cru la percevoir, du Mâconnais à la Provence –
mais de la structure même du pouvoir princier dans le cadre régionalisé de
l’exercice du pouvoir issu de la crise de l’ordre carolingien entre 880 et
940. Cependant, il est évident que ce partage ne se produisit pas de manière
régulière, mais qu’il se trouva accéléré à certains moments délicats pour le
prince, variables d’une principauté à l’autre. Dans une société où le pouvoir
était masculin et s’exerçait en personne, les périodes de minorité étaient par
exemple toujours des moments où l’autorité princière faiblissait. « Malheur
au royaume dont le prince est un enfant » (Ecclésiaste 10, 16) pouvaient à
bon droit se lamenter les chroniqueurs monastiques. Ce fut vrai pour le
comté de Flandre lors des minorités d’Arnoul II et de Baudoin IV ou pour
la Normandie lors de la minorité de Guillaume le Bâtard. Les rivalités qui
déchiraient les familles princières pouvaient aussi déséquilibrer le rapport
de force entre princes et grands, comme ce fut le cas en Anjou après la mort
de Geoffroy Martel († 1060). Par ailleurs, le partage du pouvoir se révélait
plus prononcé dans certaines principautés du fait même de leurs
caractéristiques propres. Ainsi, là où les princes étaient dépourvus d’une
solide assise sur l’Église, ce qui était le cas en Provence, le rapport de force
apparut rapidement favorable aux grands. Il en alla de même dans les
espaces périphériques des principautés écartelées, où le prince ne se
montrait guère, comme le Mâconnais, délaissé par les comtes de
Bourgogne, ou le Toulousain, abandonné par les Raimondins.
III. R

En Francie occidentale : des Carolingiens aux


premiers Capétiens

De 936 à 987, les derniers rois carolingiens, Louis IV (936-954),


Lothaire (954-986) et Louis V (986-987), restent prisonniers d’une relation
complexe et difficile avec le duc des Francs robertien auquel ils doivent leur
retour sur le trône. Les rois conservent d’importants domaines autour de
Laon et Compiègne et contrôlent une écharpe de sièges épiscopaux entre la
principauté robertienne et la Lotharingie, de Laon à Langres, ainsi que
quelques abbayes dont Saint-Remi de Reims et Saint-Corneille de
Compiègne. Mais le duc Hugues le Grand (923-956) dispose d’un tel
nombre de comtés et d’abbayes entre Loire et Seine qu’il se trouve à la tête
d’un réseau de fidèles laïques et ecclésiastiques supérieur à celui du roi et
souvent étroitement entremêlé au sien, en particulier en région parisienne. Il
parvient en outre à nouer de bons rapports avec le comte normand de
Rouen, auquel il offre l’une de ses filles, et à satelliser le comte du Mans.
En vertu de cette puissance et de son titre, il entend exercer sur la
prérogative royale une véritable tutelle, à laquelle Louis IV s’épuise à
échapper jusqu’à sa mort en 954. L’inhumation de Louis IV, puis de son
successeur Lothaire, à Saint-Remi, ainsi que celle de Louis V à Saint-
Corneille, et non à Saint-Denis, l’ancien sanctuaire des rois francs passé
sous l’emprise des Robertiens, apparaît comme le symbole de cette rivalité
peu favorable aux Carolingiens.
Au début du règne de Lothaire, la minorité d’Hugues Capet, fils
d’Hugues le Grand, affaiblit un moment le duc des Francs. Le roi bénéficie
aussi du soutien de ses oncles, l’archevêque Brunon de Cologne et
l’empereur Otton Ier, ce qui lui offre l’occasion d’un certain rééquilibrage.
Mais la politique expansionniste qu’il engage en Lotharingie à partir de
977-978 finit par lui aliéner le soutien des Ottoniens et de leurs principaux
alliés en Lotharingie et en Francie du nord-est, les évêques Adalbéron, issus
de la maison de Verdun et maîtres des sièges de Laon (depuis 977) et Reims
(depuis 969). Cette politique était d’autant plus hasardeuse qu’Hugues
Capet était lui aussi apparenté aux Ottoniens : par sa mère Hadwige, il était
le neveu d’Otton Ier et le cousin d’Otton II ; sa sœur Béatrice, veuve du duc
de Haute-Lotharingie Frédéric, un autre membre de la famille de Verdun,
joua, contre Lothaire, un rôle décisif en faveur d’Otton III au moment
difficile de la minorité de celui-ci en 985. Une alliance se nouait ainsi, aux
dépens de Lothaire, entre Hugues, les Ottoniens et l’archevêque Adalbéron
de Reims.

L’ ’H C (987)

S entrefaites, Charles, qui était frère de Lothaire et oncle


paternel de Louis, alla à Reims trouver l’archevêque [Adalbéron] et
lui parla ainsi de ses droits au trône : « Tout le monde sait, vénérable
père, que, par droit héréditaire, je dois succéder à mon frère et à mon
neveu. Car bien que j’aie été écarté du trône par mon frère, cependant
la nature ne m’a refusé rien de ce qui constitue l’homme ; je suis né
avec tous les membres sans lesquels on ne saurait être promu à une
dignité quelconque. Il ne me manque rien de ce qu’on a coutume
d’exiger avant tout de ceux qui doivent régner, la naissance et le
courage qui fait oser. Pourquoi donc, puisque mon frère n’est plus,
puisque mon neveu est mort et qu’ils n’ont laissé aucune descendance,
pourquoi suis-je repoussé du territoire que tout le monde sait avoir été
possédé par mes ancêtres ? Mon frère et moi avons survécu à notre
père : mon frère posséda tout le royaume et ne me laissa rien. Sujet de
mon frère, je n’ai pas combattu avec moins de fidélité que les autres
[…] Par qui, sinon par vous, serais-je réintégré dans les honneurs
paternels ? »
Lorsque Charles eut terminé ses plaintes, l’archevêque, ferme dans sa
résolution, lui répondit en peu de mots : « Tu t’es toujours associé à
des parjures, à des sacrilèges, à des méchants de toute espèce, et
maintenant encore tu ne veux pas t’en séparer : comment peux-tu,
avec de tels hommes et par de tels hommes, chercher à arriver au
souverain pouvoir ? » […] Enfin, il répondit à Charles qu’il ne ferait
rien sans le consentement des princes, et il le quitta. Charles, perdant
l’espoir de régner, s’en retourna en Belgique, en proie au
découragement. Entre-temps les grands de la Gaule qui s’étaient liés
par serment se réunirent à Senlis. Lorsqu’ils se furent formés en
assemblée, l’archevêque, avec l’accord du duc, leur parla ainsi :
« Louis de divine mémoire ayant été enlevé au monde sans laisser
d’enfants, il a fallu s’occuper sérieusement de chercher qui pourrait le
remplacer sur le trône pour que la chose publique ne restât pas en
péril, abandonnée et sans chef. Voilà pourquoi dernièrement nous
avons cru utile de différer cette affaire, afin que chacun de vous pût
venir ici soumettre à l’assemblée l’avis que Dieu lui aurait inspiré, et
que de tous ces sentiments divers on pût induire quelle est la volonté
générale. Nous voici réunis ; sachons éviter par notre prudence, par
notre sagesse, que la haine n’étouffe la raison, que l’affection n’altère
la vérité. Nous n’ignorons pas que Charles a ses partisans, lesquels
soutiennent qu’il a droit au trône que lui ont transmis ses parents.
Mais si l’on examine cette question, on verra que le trône ne
s’acquiert point par droit héréditaire, et l’on ne doit mettre à la tête du
royaume que celui qui se distingue non seulement par la noblesse
corporelle, mais encore par les qualités de l’esprit, celui que
l’honneur recommande, qu’appuie la magnanimité. Nous lisons dans
les annales qu’à des empereurs de race illustre que leur lâcheté
chassa du pouvoir, il en succéda d’autres, tantôt semblables, tantôt
différents, mais quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que
ne guide point l’honneur, que l’engourdissement énerve, enfin qui a
perdu la tête au point de n’avoir plus honte de servir un roi étranger,
et de se mésallier à une femme prise dans l’ordre des vassaux ?
Comment le puissant duc souffrirait-il qu’une femme sortie d’une
famille de ses vassaux devînt reine et dominât sur lui ? Comment
marcherait-il après celle dont les pères et même les supérieurs
baissent le genou devant lui et posent les mains sous ses pieds ?
Examinez soigneusement la chose et considérez que Charles a été
rejeté plus par sa faute que par celle des autres. Décidez-vous plutôt
pour le bonheur que pour le malheur de la chose publique. Si vous
voulez son malheur, créez Charles souverain ; si vous tenez à sa
prospérité, couronnez Hugues, l’illustre duc franc. Donnez-vous donc
pour chef le duc, recommandable par ses actions, par sa noblesse et
par ses troupes, le duc en qui vous trouverez un défenseur non
seulement de la chose publique, mais de vos intérêts privés. Grâce à
sa bienveillance vous aurez en lui un père. Qui en effet a mis en lui son
recours et n’y a point trouvé protection ? Qui, enlevé aux soins des
siens, ne leur a pas été rendu par lui ? »
Cette opinion proclamée et accueillie, le duc fut, d’un accord
unanime, porté au trône, couronné à Noyon par l’archevêque et les
autres évêques, et reconnu pour roi par les Gaulois, les Bretons, les
Normands, les Aquitains, les Goths, les Espagnols et les Gascons.
Entouré des grands du royaume, il fit des décrets et porta des lois
selon la coutume royale, régnant avec succès et disposant toutes
choses […].
Richer de Reims

Dans ce contexte, l’avènement d’Hugues Capet à la royauté, en 987,


ne peut apparaître comme une surprise, même si c’est bien le hasard d’une
crise dynastique – le décès prématuré de Lothaire en mars 986, puis celui de
son fils Louis V, dépourvu d’héritier direct, le 21 mai 987 – qui conduit à
l’élection d’Hugues. Celle-ci est le fait d’une assemblée de grands réunie à
Senlis, au cœur des domaines robertiens, à l’invitation d’Adalbéron de
Reims. Elle est immédiatement suivie par le sacre d’Hugues par
l’archevêque, dans la cathédrale de Noyon, le 3 juillet. Les princes du sud,
comme déjà soixante ans plus tôt, mais aussi les principaux comtes du nord
(Flandre, Rouen, Blois), n’ont pas participé à l’assemblée de Senlis.
L’élection d’Hugues ne suscite toutefois pas vraiment d’opposition. Le seul
danger vient un moment de Charles, le frère cadet de Lothaire et l’oncle
paternel du dernier roi, duc de Basse-Lotharingie depuis 977. En effet, en
988-989 Charles parvient à se rallier Eudes II de Blois, Herbert IV de
Troyes et Meaux et le nouvel archevêque de Reims, Arnoul. Il s’empare de
Laon et de Reims. Mais il est finalement trahi par l’évêque Adalbéron de
Laon en 991 et décède en prison peu après.
U C S ( T )

Depuis les réformes monétaires carolingiennes, le denier est la pièce centrale d’un
système monétaire fondé sur le monométallisme argent associant deux unités de
compte (la livre et le sou) à une unité réelle (le denier), selon l’équivalence 1 livre
= 20 sous = 240 deniers. Le poids moyen des deniers de Charles le Simple est
théoriquement de 1,535 g, mais en réalité il varie de 1,23 g à 1,87 g. Jusqu’à l’entrée
dans une forte et durable période de dépréciation à partir des années 930, sa teneur
moyenne est de 85 % d’argent-métal. Le conservatisme monétaire s’affirme sur le
plan symbolique. Le denier de Charles le Simple reprend en effet les caractères de
pièces de Charles le Chauve : à l’avers, la titulature CAROLUS REX s’enroule autour
d’une croix cantonnée de quatre globules, tandis qu’au revers figure le nom de
l’atelier monétaire, en l’occurrence Toul, en Lotharingie, ce qui signifie que la pièce a
dû être frappée au moment où Charles dominait cette région, entre 911 et 920. Ces
éléments sont à leur tour repris par les évêques et les princes qui battent monnaie et en
tirent souvent profit, mais souhaitent se placer dans le sillage des Carolingiens, même
lorsqu’ils osent faire figurer sur les pièces leur propre nom.

Contrairement à ce que l’on a longtemps affirmé, la royauté sort


renforcée de cette substitution dynastique. La fusion de la principauté
robertienne, même amoindrie par l’émancipation des grands vassaux
ligériens, avec les biens et droits des derniers rois carolingiens conforte la
position royale. Le surcroît de puissance est surtout visible dans le contrôle
de l’Église : sous Robert le Pieux (997-1031) et Henri Ier (1031-1060), les
rois exercent leur tutelle sur seize sièges épiscopaux, dont quatre
métropolitains (Reims, Sens, Bourges et Tours) et sur plusieurs des plus
grandes abbayes du nord du royaume. Enfin, la renonciation définitive à
toute expansion en Lotharingie écarte pour longtemps toute confrontation
avec les empereurs germaniques et libère les rois pour d’autres combats.
T R .

Cette plaque en ivoire d’éléphant servit de reliure à un manuscrit aujourd’hui perdu


qui devait probablement contenir la Vie de Remi. À l’intérieur d’une bordure de
feuilles d’acanthe, ponctuée de rosaces et de carrés incrustés d’or et d’argent doré,
sont évoqués plusieurs miracles de saint Remi, évêque de Reims (459-533), en trois
registres superposés. Au registre supérieur est représentée la résurrection de la fille du
comte de Toulouse, le miracle suprême qu’un saint peut réaliser à l’imitation du Christ
lui-même. Au registre médian, Remi en prière obtient de Dieu que deux flacons
déposés sur l’autel soient miraculeusement remplis du saint chrême indispensable au
baptême d’un mourant. Au registre inférieur figure le baptême de Clovis par Remi,
dans une église et en présence de la reine Clotilde (à gauche). On remarque la
présence d’une colombe descendant avec la sainte ampoule au-dessus de la tête du roi,
une légende qui apparaît pour la première fois dans la Vie de Remi rédigée en 880 par
l’archevêque Hincmar de Reims (845-882), dans le but de glorifier la monarchie
franque tout en la liant étroitement au siège de Reims. Ce détail permet aussi de dater
la plaque de reliure, que ses caractéristiques stylistiques rattachent au milieu rémois
de la deuxième moitié du IXe siècle, mais qui ne peut être antérieure à 880.
Pour autant, les premiers Capétiens innovent peu. La continuité la plus
frappante est d’ordre idéologique : le modèle carolingien réactivé sous
Charles le Simple (898-922) et les influences ottoniennes perceptibles dès
le règne de Lothaire (954-986) demeurent très présents jusque sous le règne
d’Henri Ier (1031-1060). Le vieux titre carolingien de « roi des Francs »
(rex Francorum), délaissé par les fils de Louis le Pieux et repris par Charles
le Simple en 911 dans un contexte de défi vis-à-vis du roi de l’est, est
conservé par tous les rois suivants jusqu’aux Capétiens, même une fois
abandonnés le rêve lotharingien et les ambitions orientales. Il exprime
l’essence d’un pouvoir royal qui s’exerce d’abord sur un peuple, c’est-à-
dire sur une aristocratie, celle des Francs, et non sur un territoire. Ce lien
privilégié avec la tradition franque, le roi occidental s’en présente de plus
en plus comme le détenteur exclusif au moment où les souverains
germaniques, absorbés par leur construction impériale, la délaissent. Le
contenu du ministère royal évolue peu lui aussi, comme le montrent, chacun
à leur manière, la Collection canonique de l’abbé Abbon de Fleury, à la fin
du Xe siècle, qui s’appuie sur le concile de Paris de 829 et le traité de
l’évêque Jonas d’Orléans (818-843), ou le fameux Poème au roi Robert,
composé vers 1027-1031 par le vieil évêque Adalbéron de Laon. Le roi est
d’abord le garant, « par la grâce de Dieu », de la justice et de la paix, c’est-
à-dire de la protection de l’Église et de l’harmonie sociale, dans la
perspective de la fin des temps. La cérémonie du sacre et du couronnement,
dont le jour sert à dater les actes royaux depuis le règne de Charles le
Simple, revêt donc une grande importance, d’autant qu’avec la disparition
des célébrations monastiques en l’honneur des souverains et la raréfaction
des laudes royales dès les années 920-930, elle représente, avec les
funérailles, la seule liturgie royale. Lors du sacre, l’archevêque de Reims,
qui s’est imposé comme consécrateur depuis 936 et qui est entouré des
évêques, tient le premier rôle, l’onction du roi précédant l’assentiment des
grands et l’acclamation par les chevaliers et le peuple. Le rite de l’onction,
hérité des Carolingiens et inspiré par le modèle royal vétéro-testamentaire,
ne fait pas du roi un prêtre. Mais en accordant au roi une grâce spécifique
pour l’aider à accomplir son ministère, un peu à la manière des évêques,
elle le lie de manière privilégiée à Dieu et à l’Église et l’élève, en dignité,
au-dessus de tous les autres puissants laïcs. Pour sa part, le serment que
prêtent les rois capétiens ne nous est connu qu’en 1059, mais il est possible
qu’à la promesse de garantir les droits des églises et des évêques, aussi
héritée de la tradition carolingienne, se soit ajoutée, dès le sacre d’Hugues
Capet, celle de garantir ceux du « peuple des laïcs ». La dimension
ecclésiale du ministère royal demeure en tout cas très forte. Elle est même
accentuée sous Robert le Pieux (997-1031), aussi bien sur le plan des
pratiques – Robert adopte pour son sceau la forme christique de la mandorle
et préside en personne le concile de 1022 condamnant des clercs d’Orléans
pour hérésie – que des discours, comme en témoigne la Vie que lui consacre
le moine Helgaud de Fleury, prompt à dresser le portrait d’un roi de charité,
ami de l’Église et des pauvres et même, à l’occasion, faiseur de miracles.

É .

Cette épée dite de Charlemagne est en réalité une épée composite, faite de divers
éléments des Xe, XIe (le pommeau) et XIIe siècles (les quillons), utilisée pour le sacre
des Capétiens depuis le XIIe siècle au moins, peut-être déjà auparavant (le fourreau
est bien postérieur). Comme le suggère un filigrane figurant aussi sur un plat
liturgique de Saint-Denis, elle a certainement été fabriquée à l’abbaye même, où
existait un atelier d’orfèvrerie. Symbole de la paix et de la justice, auxquelles se
référait le serment prononcé par le roi le jour de son sacre, elle constituait, avec la
couronne, le principal des insignes royaux (regalia). Son pommeau et sa garde d’or,
délicatement ouvragés, en font en outre un objet singulier dont les motifs animaliers,
traités sur mode archaïque (oiseaux et monstres affrontés, entrelacs), témoignent
d’une étonnante volonté d’indépendance à l’égard des prestigieux modèles
iconographiques carolingien ou ottonien.

Au cœur de l’exercice du pouvoir, la continuité l’emporte aussi. Les


actes de la chancellerie royale continuent d’énoncer, dans la tradition
carolingienne, la suprématie et la dignité du roi. Ce discours ressort aussi
des sceaux royaux qui témoignent de l’influence croissante de la
symbolique impériale sur la représentation de la majesté : l’image du buste
impérial revêtu des insignes royaux (les regalia), adoptée par Lothaire, est
reprise avec quelques modifications par Hugues Capet et Robert le Pieux,
avant qu’Henri Ier ne fixe le type royal en empruntant le modèle
christologique du roi trônant avec sceptre et bâton long. Les actes où sont
apposés ces sceaux sont souscrits par de nombreux membres de
l’aristocratie, témoignant de l’association croissante des grands à l’exercice
du pouvoir royal. L’organisation du palais, en dehors de la place importante
qu’y occupe la reine, véritable maîtresse de la maison royale dans la
tradition carolingienne, est peu connue, jusqu’à ce qu’au début des années
1040 Henri Ier recrée les grands offices, sans doute sur le modèle d’un traité
élaboré par Hincmar de Reims. Les principaux officiers sont alors le
sénéchal, véritable intendant de la maison royale, chargé avec le bouteiller
de l’approvisionnement de la cour et de la gestion des domaines, et le
connétable, responsable des écuries. La cour continue d’ailleurs d’accueillir
archevêques, évêques et grands laïcs. Les princes du nord, parfois aussi
celui d’Aquitaine, viennent aux sacres et certains participent aux
assemblées liées au calendrier liturgique (Noël, Pâques et Pentecôte), où le
roi apparaît parfois couronné, à l’image des empereurs germaniques. Même
si l’on perçoit quelques évolutions à partir des années 1030-1050, comme
un léger recul de la présence épiscopale et l’émergence des nouveaux petits
comtes de la principauté royale, on ne croit plus aujourd’hui à la désertion
massive des grands et au nivellement social de l’entourage royal au milieu
des années 1020.
La consolidation de la transmission dynastique par-delà les
événements de 987 représente un dernier élément de continuité. La pratique
de l’association du fils aîné à la fonction royale du vivant de son père est
attestée pour la première fois en 979, lorsque Lothaire fait sacrer et
couronner son fils Louis, futur Louis V. Il s’agit de l’imitation d’une
pratique ottonienne. Elle est reprise par Hugues Capet en faveur de son fils
Robert dès la Noël 987. En 1017, Robert fait à son tour sacrer son fils
Hugues, puis après le décès de celui-ci, en 1027, son fils Henri, qui
poursuivra la tradition. Ces cérémonies se déroulent en présence des grands,
à l’occasion d’assemblées tenues en de hauts lieux royaux : Sainte-Croix
d’Orléans en 987, le palais de Compiègne en 1017, Reims en 1027. Cette
pratique conforte d’abord le principe dynastique, que l’on fait
solennellement reconnaître par les grands. Mais elle vise aussi à limiter les
prétentions des cadets à la mort du père, voire à satisfaire l’impatience de
l’aîné à régner. Enfin, elle a pour effet de contribuer à la stabilisation du
royaume en écartant tout risque de partage. Le regnum n’est plus une
capacité personnelle à régner que peuvent exercer tous les fils de roi, mais
une entité politique dotée d’une existence propre, indépendante de ses
détenteurs successifs, et dont le ministère revient au fils aîné. Une telle
évolution pose le problème du sort des cadets. Ceux-ci sont indispensables
à la prolongation de la dynastie en cas de décès inopiné de l’aîné, comme
cela se produit en 1027. Il convient en même temps de limiter leurs
revendications en les dotant, comme le font aussi les princes. En 953,
Louis IV eut peut-être ainsi le souhait d’attribuer à son fils cadet Charles un
royaume dépendant en Bourgogne à la manière carolingienne. Le duché de
Bourgogne, que les Robertiens avaient récupéré en 960 grâce au mariage
d’un frère cadet d’Hugues Capet avec son ultime héritière, apparaît en tout
cas à Robert le Pieux comme le meilleur moyen de doter son fils cadet.
C’est pourquoi il engage une longue lutte contre l’ambitieux Otte-
Guillaume à la mort du duc Henri, leur parent à tous deux, en 1002.
Victorieux, Robert conserve un temps le duché avant d’en investir son
cadet, aussi nommé Henri, en 1016. Une fois devenu roi en 1031, Henri Ier
transmet le duché à son cadet Robert, fondateur de la longue lignée des
ducs robertiens de Bourgogne.
Cette poussée de l’influence capétienne en Bourgogne dans les
premières décennies du XIe siècle, prolonge l’action menée par Hugues le
Grand aux débuts des années 950 et s’inscrit dans le cadre d’une
transformation durable des horizons de la royauté. À partir de 987, le centre
de gravité du pouvoir royal glisse au sud, délaissant le triangle carolingien
Laon-Reims-Compiègne au profit de l’axe Senlis-Orléans, que vient
renforcer la récupération du comté de Paris par le roi après la mort du fidèle
comte Bouchard en 1005. Orléans sous Robert, Paris sous Henri,
deviennent les principales résidences royales, tandis qu’à partir des années
1030-1050, les nouveaux comtes et seigneurs d’Île-de-France figurent de
plus en plus souvent auprès du roi. D’une certaine manière, les Capétiens
renouent avec le vieux cœur neustrien de la royauté mérovingienne, même
s’ils continuent de tenir de grandes assemblées, en quelques occasions bien
choisies, dans les hauts lieux du passé carolingien (Compiègne surtout). Le
fait est d’autant plus remarquable qu’il s’accompagne de la fin du tropisme
lotharingien qui avait dominé la politique de Louis IV dans les années 939-
942 et encore celle de Lothaire en 978 et 985. Sans prétentions lorraines, les
rois capétiens entretiennent de bonnes relations avec leurs puissants voisins
de l’est, sans pour autant reconnaître de suprématie à l’empereur. C’est
pourquoi ils les rencontrent seulement sur la frontière de la Meuse, pour des
entrevues très ritualisées où l’on renoue régulièrement le pacte d’amitié
entre souverains, dans la tradition de l’ancienne « confraternité »
carolingienne qui régentait les relations entre les descendants de
Charlemagne. Henri Ier est même fiancé à une fille de l’empereur Conrad II,
qui décède rapidement, puis il épouse une nièce de l’empereur, qui meurt à
son tour avant de lui avoir donné une descendance. Après une dernière
entrevue en 1056, les relations s’interrompent jusqu’en 1171, la monarchie
germanique étant désormais accaparée par de nombreuses autres
difficultés. Le passé commun carolingien paraît définitivement soldé.
Une autre rupture, plus précoce, intervient vers le milieu du Xe siècle :
elle concerne les relations entre le roi et les pays les plus méridionaux du
royaume, de la Gascogne à la Gothie. En 889 se tient la dernière assemblée
réunissant à la fois des grands laïcs et ecclésiastiques du nord et du sud de
la Loire. Ensuite, les rois continuent de se rendre dans le nord de
l’Aquitaine, mais de manière épisodique : Eudes est à Poitiers en 890 et à
Bourges en 893, Louis IV accompagne Hugues le Grand dans son aventure
poitevine en 955 et Hugues Capet s’est peut-être rendu à Souvigny peu
avant de mourir en 996. Vers 1019-1020, Robert le Pieux se distingue en
effectuant un grand pèlerinage qui le mène jusqu’à Aurillac, Conques et
Saint-Sernin de Toulouse, au cours duquel il dut rencontrer les princes du
Midi. Les comtes de Poitiers rencontrent aussi le roi en quelques occasions,
sur la Loire ou à leur cour. Mais en 944 un comte de Toulouse et en 955 un
comte catalan viennent pour la dernière fois prêter hommage au roi. Après
le règne de Louis IV, nous n’avons plus aucune trace d’une fidélité de ce
genre de la part des princes méridionaux. Les évêques et les abbés catalans
délaissent alors eux aussi la cour royale au profit de la cour pontificale,
comme le montrent les voyages romains de l’abbé de Saint-Michel de Cuxa
en 950, de l’évêque d’Urgell et de l’abbé de Ripoll en 951. Si l’on en juge
par les alliances matrimoniales des familles princières, la royauté n’est pas
seule concernée par cet éloignement des parties nord et sud du royaume, qui
affecte aussi le royaume voisin de Bourgogne-Provence. En effet, alors qu’à
partir du milieu du Xe siècle les logiques hypergamiques tendent à élargir
l’horizon géographique des stratégies matrimoniales, deux espaces distincts
se dégagent avec netteté : un espace méridional correspondant à la zone
linguistique occitane et à la Catalogne d’une part, un espace septentrional
unissant le nord de la Francie et la Lotharingie d’autre part. Seules quelques
familles, situées en position intermédiaire, jouent sur les deux espaces : les
comtes de Poitiers et les comtes d’Angers à l’ouest, les ducs de Bourgogne,
les comtes de Bourgogne et les comtes de Savoie à l’est. Pour autant, les
régions méridionales continuent de se considérer comme faisant partie du
royaume, même la Catalogne où les réticences à reconnaître la nouvelle
dynastie capétienne ne dépassent guère les années 990 et où les formules de
datation des actes diplomatiques continuent d’utiliser les règnes capétiens
jusque vers 1180.

À l’est, peu de nouveau

Dans la partie orientale de la France actuelle, l’évolution apparaît


longtemps moins favorable aux princes. Non que les rois soient ici
nécessairement puissants, mais les traditions carolingiennes, appuyées sur
de solides évêchés, de Liège à Arles en passant par Metz, Verdun, Lyon et
Vienne, y sont demeurées vigoureuses jusqu’au milieu du XIe siècle.
En Lotharingie, aucune principauté régionale ne parvient à se former,
notamment parce que la fonction ducale est reprise en main par le roi après
la révolte de Giselbert en 939. De 953 à 965, elle est exercée par
l’archevêque Brunon de Cologne, frère du roi Otton Ier. À la mort de
Brunon, Otton Ier, qui après avoir conquis l’Italie ressuscite l’Empire en
962, confirme la scission de la région, opérée en 959, en deux duchés : une
Haute-Lotharingie correspondant à la province ecclésiastique de Trèves
(soit une vaste Lorraine), une Basse-Lotharingie s’étendant des Ardennes
aux bouches de la Meuse et du Rhin. Les ducs restent nommés par
l’empereur et même si celui-ci accepte la transmission héréditaire de la
charge, il n’hésite pas à la confisquer en cas de rébellion, comme c’est le
cas en 1047 aux dépens du duc Godefroid le Barbu, auquel Henri III
substitue Adalbert (1048), puis Gérard d’Alsace (1048-1070), comtes de
Metz. Surtout, les prérogatives ducales se trouvent limitées par le
renforcement du pouvoir des évêques dans le cadre de la mise en place
progressive du système de l’Église impériale. Les évêques sont choisis au
sein de la chapelle impériale et viennent souvent de Saxe, de Souabe ou de
Bavière. Ils reçoivent d’importants pouvoirs de la part des souverains,
parfois jusqu’à la totalité des droits comtaux. Au XIe siècle, le contrôle
impérial varie toutefois selon les sièges : il concerne surtout Cambrai, que
sa situation rend stratégique – le siège dépend de la métropole de Reims et
son diocèse s’étend à la fois sur l’Empire et le royaume de Francie – Verdun
et Toul. À Metz en revanche, le siège reste entre les mains des maisons
aristocratiques, qu’il s’agisse de la famille ducale, des comtes de
Luxembourg ou de la maison d’Ardenne. Par ailleurs, la Lotharingie a beau
compter en son sein Aix-la-Chapelle, où depuis 936 les souverains de l’est
se font couronner rois, une fois les prétentions des rois de l’ouest éteintes,
elle est peu à peu ignorée par les itinéraires royaux. À la différence de
l’Alsace, qui accueille régulièrement les souverains, elle connaît ainsi, dès
la fin du Xe siècle, une certaine marginalisation politique, qui contraste avec
la vigueur de la réforme monastique qui s’y développe.
Sous l’influence des souverains germaniques, les structures politiques
du royaume de Bourgogne-Provence conservent bien des traits carolingiens,
même si le pouvoir de la dynastie rodolphienne apparaît plus fragile. Pour
empêcher la patrimonialisation des honneurs comtaux, les rois s’appuient
sur les grands monastères et surtout sur certains évêques auxquels ils
transfèrent l’essentiel des prérogatives publiques sur le modèle impérial.
Simultanément, les Rodolphiens reprennent la tradition carolingienne de
déplacement des élites ecclésiastiques et laïques : ils nomment des évêques
septentrionaux sur les sièges d’Arles et Lyon et favorisent l’implantation de
groupes aristocratiques de Bourgogne transjurane dans l’ancien royaume
bosonide, en Viennois surtout, de manière plus exceptionnelle en Provence.
Si cette politique ne peut empêcher la formation de la principauté
bourguignonne dans la province de Besançon, elle réussit assez bien dans
les zones royales, de Vienne au plateau suisse, où l’émergence des lignées
princières ne se produit que dans les premières décennies du XIe siècle. En
revanche, les liens avec le sud se distendent parallèlement à l’essor de la
maison comtale de Provence. Le seul voyage d’un roi au sud de Vienne
mène Conrad Ier jusqu’à Arles en 967. Le roi s’appuie ensuite sur
l’archevêque d’Arles, mais sa nomination lui échappe après 994 et au début
du XIe siècle il ne conserve ici pour fidèles que quelques évêques.
Le roi de Francie orientale étend sa tutelle sur le royaume de
Bourgogne dès 937. Elle ne cesse ensuite de se renforcer, notamment grâce
aux alliances matrimoniales imposées par Otton Ier. En 1016 et 1018,
Rodolphe III se rend sur les terres de l’empereur, à Strasbourg et Mayence,
pour prêter serment de fidélité à Henri II. Dépourvu d’héritier direct, il
prévoit la transmission de son royaume à l’empereur, ce qui se produit en
1032, malgré la tentative d’Eudes II de Blois, lointain parent de Rodolphe,
pour s’y opposer. L’empereur Conrad II est donc couronné roi de
Bourgogne en 1033 : l’Empire regroupe désormais les royaumes de
Germanie, d’Italie et de Bourgogne, sans que soit modifiée la frontière avec
la Francie occidentale, stabilisée depuis le milieu du Xe siècle. Dans son
nouveau royaume l’empereur prend appui sur l’archevêque de Besançon,
dont il fait son archichancelier, et conserve une certaine influence sur les
sièges de Lyon, Lausanne, Bâle et Sion. Mais il n’exerce aucun contrôle
réel au sud de Lyon.

Royaumes et principautés forment-ils des


communautés politiques ?

Entre la Francie occidentale et la Francie orientale – que l’on appelle


de plus en plus Germanie – la frontière occidentale de la Lotharingie
représente désormais la limite des prétentions respectives des deux rois.
Elle constitue un terrain neutre où l’égalité symbolique des souverains peut
se manifester. C’est à ce titre qu’elle devient le lieu de leurs rencontres (en
947, 980, 1006, 1023, 1033, 1043, 1048 et 1056), qui se déroulent de
manière significative sur un fleuve, la Meuse ou son affluent la Chiers,
même si la zone frontalière se trouve légèrement plus à l’ouest.

L’ O II.

Cette enluminure est l’une des deux seules à avoir survécu parmi celles qui illustraient
un recueil des lettres du pape Grégoire le Grand commandé par l’archevêque de
Trèves Egbert, peu après la mort de l’empereur Otton II en 982. Elle fournit une
image de la puissance ottonienne et de son ambition d’un gouvernement universel et
chrétien, dans une postérité à la fois carolingienne, romaine et byzantine : Otton II
n’avait-il pas épousé une princesse venue de Byzance, Theophano, à Rome le jour de
Pâques 972 ? On y voit un portrait idéalisé de l’empereur auquel les « provinces »,
selon un thème iconographique repris de la tradition antique, viennent apporter leur
offrande en signe de soumission. L’empereur est représenté glabre, en position de
majesté, assis sur un trône, les pieds sur une estrade et sous un baldaquin de pierre
construit more romano (colonnes de marbre à chapiteaux corinthiens, arcs en plein
cintre, couverture de tuiles). Il est revêtu des insignes impériaux : dans la main
gauche, l’orbe de la domination universelle, marqué d’une croix renvoyant à la
protection de l’Église et à la diffusion de la foi ; le manteau de pourpre tenu par
une fibule sur les épaules ; le bâton de commandement dans la main droite ; la
couronne sur la tête. Les « provinces » de l’Empire sont représentées à une plus petite
échelle, en vierges couronnées et en position d’offrande. Une inscription à l’encre
blanche placée au-dessus de leur tête, difficilement visible, permet de les identifier :
de gauche à droite, figurent ainsi la Germanie, la Francie (pour la Lotharingie), l’Italie
et l’Alémanie (qui vient dédoubler la Germanie).

Cependant, cette frontière ne sépare pas deux aristocraties, tant sont


nombreuses les relations de parenté, de fidélité ou d’amitié qui l’enjambent.
Les stratégies matrimoniales et les logiques d’expansion princière n’en
tiennent aucun compte. Au début du XIe siècle, nombreux sont ainsi les
princes de l’ouest à étendre leur domination ou à tenter l’aventure dans les
royaumes de l’est : au nord, par la guerre ou les mariages, les comtes de
Flandre acquièrent de nombreux droits en Basse-Lotharingie, dans ce que
l’on appelle la Flandre impériale ; au sud, les comtes de Toulouse prennent
pied en Provence, grâce au mariage de Guillaume-Taillefer avec Emma (fin
du Xe siècle) ; au centre, Otte-Guillaume ( † 1027), prince d’origine
bourguignonne, est comte de Mâcon (en Francie) et de Bourgogne (autour
de Besançon, dans le royaume de Bourgogne), à cheval sur deux royaumes,
et tente de s’emparer du duché de Bourgogne (autour de Dijon, en Francie).
Peu après, les princes de Savoie et de Dauphiné acquièrent des terres en
Piémont, dans le royaume d’Italie.
Jusque vers les années 1040-1050, l’ensemble de l’aristocratie
septentrionale, de part et d’autre de la frontière lotharingienne, se sent avant
tout franque et non « française » ou « germanique ». L’identité franque finit
même par être endossée par les Normands, qui sont désignés comme des
« Francs » sur la broderie de Bayeux. Le nom « Francie » (Francia) reste
utilisé pour l’un ou l’autre des royaumes de l’ouest ou de l’est, voire pour la
Lotharingie. L’expression de « Francie occidentale » (Francia occidentalis),
que les historiens actuels utilisent pour désigner l’ensemble du royaume de
l’ouest, renvoie seulement, à l’époque de Flodoard († 966), à la région entre
Loire et Meuse. Du règne de Louis IV à celui des premiers Capétiens son
sens se réduit même à la seule principauté royale. Aucun nom ne désigne
donc l’ensemble du royaume, pas même « Gaule » qui reste un usage de
lettré. Lorsqu’ils doivent évoquer l’espace du royaume, annalistes et
chroniqueurs sont toujours contraints d’énumérer les peuples sur lesquels
s’exerce l’autorité royale. Le royaume n’est que la juxtaposition des Francs,
des Aquitains et des Bourguignons (comprenons leurs aristocraties),
auxquels peuvent s’ajouter, selon les auteurs, les Normands, les Bretons, les
Gascons, les Goths… Ce qui fait son unité, c’est la personne du roi, voire la
dynastie royale.
S’il n’y a pas d’identité du royaume autre que dynastique, si le
royaume en somme n’est qu’une royauté, peut-on déceler dans les
principautés, tout au moins dans certaines d’entre elles, un sentiment
d’appartenance à une communauté politique territoriale ? Il semble bien que
oui, mais seulement à partir de la fin du Xe siècle. En Provence par exemple,
l’intégration dans le royaume de Bourgogne coïncide avec l’émergence à
Arles, Lérins et Saint-Victor de Marseille, d’une tradition diplomatique
autochtone qui tient à isoler la Provincia du Viennois et à renvoyer le
monarque rodolphien à sa germanité en le désignant comme « roi des
Alamans ». Une telle évolution accompagne l’adoption par le comte d’une
titulature régionale : il est dit « comte de Provence » dès 972 et « chef de la
région provençale » en 1031. En Catalogne, le vieux mot de patrie perd son
sens eschatologique traditionnel de paradis (la patrie céleste) dans le
deuxième quart du XIe siècle, au profit de celui de terre des pères, la terre
des ancêtres, une terre clairement associée par les scribes monastiques à
l’espace comtal catalan et dont les comtes doivent assurer la défense face
aux Sarrasins. On retrouve une conception identique dans l’œuvre de
Dudon de Saint-Quentin, où le mot patrie est utilisé pour désigner la « terre
des Normands » que le duc doit défendre contre toute agression extérieure.
Dudon est aussi le premier à utiliser régulièrement le terme « Normandie »
pour désigner la principauté, et c’est à l’époque où il écrit, peu après l’an
mil, que le mot est repris comme prédicat territorial dans la titulature ducale
(en 1014 exactement).
On pourrait évoquer des phénomènes proches pour la Flandre ou la
Bretagne. Il reste que l’ébauche d’une conscience identitaire régionale qui
s’exprime ainsi émane de cercles lettrés ou de l’entourage direct des princes
et qu’il est impossible de mesurer son influence au-delà. Une chose est
sûre cependant : les principautés sont avant tout des constructions
politiques. N’est-ce pas ce que manifeste l’usage à leur sujet des termes
regna ou monarchiae ? À l’exception peut-être de la Gascogne occidentale
et de la Basse-Bretagne, il n’y a nulle part de spécificité ethnique, même si
l’ancienne Gaule témoigne d’une diversité linguistique déjà importante.
Dans les régions méridionales en particulier, les aristocraties d’origine
gallo-romaine, franque ou wisigothique sont profondément mêlées dès
l’époque carolingienne. Quant aux remarques, généralement dépréciatives,
formulées par les lettrés sur les coutumes ou les comportements propres à
certains peuples, elles ne font en général qu’évoquer des particularités
culturelles mineures à travers le prisme déformant des poncifs littéraires ou
des partis pris politiques. Les cheveux longs, les visages imberbes, les
habits efféminés et le bavardage des Méridionaux font ainsi partie des
stéréotypes sans cesse ressuscités par les clercs francs du Nord depuis le
VIIIe siècle. Dans ces conditions, les sentiments d’appartenance, lorsqu’ils
existent, ne renvoient pas à une conscience ethno-culturelle et politique
ancestrale, un temps subsumée par la construction impériale carolingienne,
mais se développent, à partir de la fin du Xe ou du début du XIe siècle,
autour de la fidélité à une dynastie et à une histoire régionales, l’une et
l’autre relativement récentes.
C II
Œuvre présentée dans ce chapitre, II. La société et le sacré.
C II

D société des Xe-XIe siècles, l’ensemble des représentations et des


pratiques sociales prennent sens au regard de la quête du salut. Le temps est
tout entier tendu par l’attente du retour glorieux du Christ. L’espace est
orienté, et le mot doit conserver sa saveur première, par l’attraction
qu’exercent Jérusalem et Rome. Le prince qui entend faire régner la paix et
la justice, le guerrier qui manie le glaive, le paysan qui laboure son champ,
le moine qui copie ou décore un manuscrit entrent toujours en résonance
avec des paroles, des figures ou des symboles tirés des Écritures saintes, de
la tradition patristique ou des textes liturgiques. Dans ce contexte, il n’y a
guère de sens à isoler les phénomènes « religieux » des phénomènes
politiques, sociaux ou même économiques, car ce que nous appelons
religion recouvre ou inclut la totalité de ces champs. Avant le XIIe siècle, la
notion d’Église renvoie d’ailleurs plus souvent à l’ensemble de la
communauté des fidèles, à la res publica christiana, qu’à la seule hiérarchie
ecclésiastique, c’est-à-dire à l’institution ecclésiale, même si cette dernière
est sortie renforcée et plus structurée de la rénovation carolingienne.
Celle-ci valorisa en effet la fonction épiscopale, en charge de
l’encadrement des fidèles, et la fonction monastique, en charge de la
commémoraison des vivants et des morts et du combat spirituel contre les
forces du mal, tout en les intégrant pleinement dans les rouages de
gouvernement et les processus de reproduction sociale. Cet héritage
demeure largement prégnant jusqu’au milieu du XIe siècle, mais dans le
cadre des principautés, qui favorise l’épanouissement de variations
régionales. Clercs et moines, parce qu’ils dispensent les sacrements, parce
qu’ils sont les maîtres de la compréhension des Écritures saintes et les
principaux détenteurs des reliques des saints, font figure de spécialistes du
sacré. Mais le gouvernement de l’Église, tout en continuant de relever
officiellement de l’autorité royale, est assumé à l’échelle régionale ou locale
par les princes et les puissants, avec l’aide des évêques et parfois de grands
abbés.
La crise des années 880-940 provoqua toutefois un certain nombre
d’évolutions. L’ébranlement fut d’abord matériel : établissements et
patrimoines ecclésiastiques étaient les premiers touchés par les raids
extérieurs et les rivalités aristocratiques. Il fut aussi idéologique : les
difficultés des chrétiens face aux païens et aux musulmans et la dissolution
de l’unité impériale furent vécues comme une menace pour l’unité de
l’Église. Ces phénomènes alimentaient chez les ecclésiastiques un discours
pessimiste qui se nourrit aussi de l’idéologie monastique, fondée sur le
retrait et le « mépris du monde », et de la conception chrétienne de
l’histoire, qui cherchait dans les « signes des temps » les prémices de
l’Apocalypse et du Jugement dernier. À cette aune, les deux siècles qui
s’étendent du milieu du IXe au milieu du XIe siècle apparaissent comme des
temps d’oppression pour les pauvres et les clercs. Mais la réalité est à la fois
plus complexe et plus contrastée et sans négliger la dureté de l’époque, il
faut souligner la vigueur des renouvellements à l’œuvre. Le plus
remarquable de ces renouvellements réside dans l’essor sans précédent du
monachisme dont le succès, lié à la fois à la régionalisation du pouvoir et à
l’émergence d’une nouvelle forme de rapport à la société, transforme peu à
peu les anciens équilibres idéologiques et sociaux.

I. M

Essor et réformes du monachisme

Le phénomène que l’on désigne couramment par l’expression de


réforme monastique présente une grande complexité et une tout aussi
grande diversité. Il s’agit d’abord d’un renouveau qui conduit à la
multiplication des communautés monastiques, à l’essor de leur emprise
domaniale et de leur rayonnement social. Mais il s’agit aussi d’une réforme
porteuse d’un profond renouvellement des formes et du sens de la
« discipline » (disciplina) monastique – les textes parlent plus volontiers de
religio, de conversatio ou de propositum monastiques, autant de termes
impossibles à traduire – et de son rôle dans le monde. Un renouvellement
qui va bien au-delà de l’idéal de retour aux origines propre à tous les
mouvements de réforme au sein du christianisme.
Le renouveau monastique tient d’abord à la restauration d’anciens
établissements abandonnés ou détruits dans le contexte des agressions
scandinaves ou sarrasines, tels Saint-Wandrille en Normandie en 960, Saint-
Victor en Provence en 977, Marmoutier en Val de Loire avant 985 ou
Psalmodi en Bas-Languedoc vers 1004-1005. Il tient ensuite à l’adoption de
la vie monastique par d’anciennes communautés de chanoines, à l’exemple
de Saint-Vanne de Verdun en 952 ou de Saint-Aubin d’Angers vers 960-
966. Il tient encore à la fondation de nouveaux établissements : les premiers
apparaissent au cœur même de la crise du monde carolingien, à l’image de
Ripoll vers 879-880 ou de Cluny en 910, mais le mouvement ne démarre
vraiment qu’à partir du milieu du Xe siècle – et ne commence à se tarir qu’à
la fin du XIIe siècle. L’Europe latine se couvre de monastères.
Ce renouveau est par ailleurs un mouvement de réforme, autrement dit
de retour aux règles qui organisent la vie monastique. Jusqu’au milieu du
Xe siècle, ce mouvement se situe dans la continuité directe de l’action et de
l’œuvre de Benoît d’Aniane (v. 750- † 821), véritable refondateur de la
tradition bénédictine et artisan de son hégémonie à l’époque carolingienne,
même si quelques aspirations érémitiques transparaissent ici ou là. À partir
du milieu du Xe siècle, un certain nombre d’inflexions se dessinent.
D’autres sources d’inspiration sont valorisées, qu’il s’agisse de la première
communauté apostolique évoquée au livre des Actes, de l’expérience
érémitique transmise par les Vies des Pères du désert (IVe-Ve siècles) ou des
écrits monastiques de Jean Cassien († v. 433-435). Quelques communautés
commencent à jouer un rôle pilote en diffusant leurs coutumes, lesquelles
viennent compléter la règle en matière de vie matérielle et de pratiques
liturgiques. C’est le cas de Cluny et de Fleury dès la fin du Xe siècle, de
Saint-Victor de Marseille et de Marmoutier à partir des années 1030-1050.
Ces coutumes, qui sont souvent mises par écrit (les plus anciennes
coutumes de Cluny datent des années 990-1015), peuvent présenter une
extrême minutie, comme dans le Livre du chemin (Liber tramitis) composé
à Cluny sous l’abbatiat d’Odilon vers 1027-1040. La plupart amplifient la
place accordée à l’office divin, c’est-à-dire à l’ensemble des services
liturgiques, à commencer par les prières et les messes en faveur des défunts.
Cependant leur diversité, jointe à la pluralité des contextes politiques
locaux, explique, au-delà du consensus bénédictin, la grande variété du
monachisme de ce temps.
Les principaux initiateurs de ce double mouvement de renouveau et de
réforme monastiques sont les princes, les comtes et les ducs, mais aussi les
évêques, ceux-ci jouant même un rôle majeur en Lotharingie et dans le
royaume de Bourgogne. C’est ainsi le duc des Francs, Hugues le Grand, qui
fait réformer Fleury en 936 et le comte Bouchard Ier, Saint-Maur-des-
Fossés, vers 989-995, avec le soutien d’Hugues Capet. Hugues et son fils
Robert font aussi appel à Maïeul (954-994) puis Odilon (994-1049) de
Cluny pour réformer Saint-Denis en 994 et 1005. Ce sont les ducs
d’Aquitaine et leurs épouses qui fondent la Trinité de Poitiers vers 963/969
et Maillezais vers 989 et s’efforcent de réformer Charroux, Saint-Cyprien et
Saint-Jean d’Angély. C’est l’évêque de Metz, Adalbéron, qui réforme
l’abbaye de Gorze en 933 et l’évêque de Marseille, Honorat, qui refonde
Saint-Victor en 977… À partir de la fin du Xe siècle, les familles de
l’aristocratie régionale entrent en scène et imitent les princes en fondant à
leur tour de petits établissements monastiques ou bien des dépendances,
« celles » ou « obédiences » (que l’on appellera des prieurés au XIIe siècle) ;
elles sont placées sous l’autorité d’une abbaye prestigieuse, parfois fort
éloignée. En Provence par exemple, ces familles de second rang sont à
l’origine de la plupart des prieurés clunisiens et de nombreux monastères au
rayonnement régional ou local : Montmajour, Correns, Esparron…
L’ S -P J .

L’abbaye de Jumièges, fondée vers 654 par saint Philibert dans la basse vallée de la
Seine, était à l’époque carolingienne un important complexe monastique pourvu de
plusieurs églises : Saint-Pierre est la seule dont certains vestiges sont parvenus jusqu’à
nous. En effet, longtemps attribués à la fin du Xe siècle, ces vestiges ont été redatés
par de récentes études archéologiques de la fin du VIIIe siècle ou du début du
IXe siècle : les traces de feu sur les chapiteaux des baies géminées de l’étage (visibles
ici sur le mur du fond au-dessus des oculi aveugles) sont ainsi susceptibles de
correspondre à l’incendie du monastère, le 24 mai 841, par une troupe danoise qui
venait de piller la cité de Rouen. Les ruines de l’église durent toutefois rester
imposantes, puisqu’elles furent réutilisées lors de la restauration de l’abbaye par le
duc Guillaume Longue Épée en 942, avant que ne soit construite, à partir de 1027, la
nouvelle église Notre-Dame (dont on aperçoit une tour derrière le feuillage).

A , M (929-954),
L
C attente, Adalbéron – il était certes de sang royal en
ligne paternelle et en ligne maternelle aussi loin que remontait la
mémoire des hommes, mais sa fortune s’était considérablement réduite
après l’appauvrissement subi par son patrimoine lors du second
mariage de sa mère – avec l’accord de tous et les suffrages publics et
légitimes de l’église et avec l’appui du Seigneur, fut élevé au pontificat
du saint siège de Metz. Pour dire comment ses actes, progressant avec
plus de bonheur de jour en jour, s’accrurent sous la conduite du
Christ, comment plus qu’aucun autre il employa son zèle à restaurer
surtout les monastères, on ne saurait limiter son discours à quelques
mots, et, si j’avais du bon sens, je ne m’y risquerais même pas. Car la
réalité de la chose frappe en vérité suffisamment tous les regards pour
rendre bien pâle tout ce qu’on pourra en dire, et la multitude de ses
réalisations ne saurait tenir en un discours. Cette église, qu’il avait
reçue quasiment privée de tout zèle dans les activités divines et
humaines en raison des troubles de la période antérieure, grâce à
l’assistance de Dieu, en peu de temps il l’éleva de presque rien au
niveau suprême, si bien qu’il rendit à la vie régulière tous les
monastères relevant de son diocèse, qui souffraient d’une longue et
ancienne paralysie de la discipline et étaient dans un état presque
désespéré. Il leur préposa partout des hommes de vie et de science
éprouvées, qui, renonçant totalement au monde, pussent être
profitables aux autres par leur enseignement et leur instruction. Il
transforma en institutions monastiques les groupuscules de clercs,
parce qu’il n’approuvait pas du tout leur vie partagée avec le siècle.
Quant aux maisons des religieuses, parce qu’il supportait très mal de
les voir décliner sinon dans la réalité, tout au moins dans leur
réputation, il les arracha à la dent de toute fâcheuse suspicion, et en
proportion des capacités de leur sexe, il soumit les religieuses aux
mêmes institutions que les moines et à des observances en tout point
semblables. Il ne se limita pas aux monastères les plus anciens ni aux
plus éminents, mais dota de l’habit et de l’observance monastiques des
cellules depuis longtemps éclatées en raison d’une discipline
incertaine, et dans lesquelles huit clercs ruraux à peine, ou moins
encore, assuraient des offices sans paroles. Quand le moment et
l’occasion s’y prêtèrent, il restitua aux monastères les terres
nécessaires à leurs dépenses ainsi que ce qui leur appartenait et, avec
une remarquable générosité, donna par d’autres chartes des terres
prises sur ses propres ressources.
Mais encore que le souci de tous les monastères le préoccupât de
façon étonnante, Gorze pourtant, comme je l’ai dit, bénéficia toujours
d’une affection unique de sa part, pour la raison qu’elle avait été la
première de ses œuvres et que la sainteté d’Einold et de Jean lui faisait
plaisir par-dessus tout : en raison de l’excellence de leur foi et de leur
sagesse, il fit par la suite usage de leurs avis sur des questions aussi
bien divines qu’humaines. Presque aucun de leurs conseils ne resta
jamais sans effet : au contraire, si on s’en écartait, on s’en repentait
plus tard. Ils entrèrent dans ce monastère en l’an 933 de l’Incarnation
de notre Seigneur, alors que la part de Francie qui avait été le
royaume de Lothaire revenait au roi des Germains Henri, père du très
glorieux empereur Otton [Ier], lequel surpassa la renommée de ceux
qui l’avaient précédé et naquit tant pour la gloire que pour le bénéfice
du monde entier. La part occidentale de la Francie était allée à Louis,
fils de ce Charles [le Simple] qui, à la bataille de Soissons, ne fut,
selon une tradition connue, ni vaincu ni vainqueur, et resta en prison
jusqu’à sa mort. Ils entrèrent ensemble dans la milice sacrée selon la
même répartition que dans leur groupe primitif : venaient en premier,
nouveaux chefs du groupe et lumières très prestigieuses de ce monde
Einold et Jean, ensuite Salecho, un des clercs de Saint-Martin-Outre-
Moselle, Randinc, prêtre du titre de Saint-Symphorien, Bernacre, ce
diacre que nous avons cité plus haut, et avec eux deux jeunes gens,
Teuthinc, domestique du seigneur Einold, et Teuther, un homme de vie
honorable qui est encore de ce monde et fut admis avec le prêtre
Randinc dont il était le neveu. Ils vécurent un certain temps en habits
de clercs, jusqu’au moment où ils adoptèrent l’institution de la vie
régulière et échangèrent leur habit contre celui du moine, après que
l’évêque fut venu et qu’une élection d’un père supérieur eut été
demandée et acceptée selon la coutume monastique. D’un vœu
unanime et avec une égale intention, seigneur Einold fut réclamé par
tous. Il fut le premier à faire à l’évêque vœu de vie régulière, par écrit,
suivant la règle de saint Benoît, et pour se vouer à la croix du
Seigneur se vêtit de la coule. À la suite de l’abbé, dans le respect de la
hiérarchie, ils firent tous profession ensemble et d’égale manière, se
liant sous son autorité par le serment de servir le Ciel et d’obéir.
Seigneur Jean, qui était compétent et connaissait ces choses-là, fut
choisi pour gérer les affaires extérieures. Quelques moines, qui
avaient connu ici l’ancien mode de vie et furent contraints de suivre
l’exemple des nouveaux, donnèrent aussi leur accord pour mener la
vie commune.
Vie de Jean de Gorze, vers 974-984.

Le processus de diffusion de la réforme n’a rien d’institutionnel : il


s’appuie sur les relations personnelles des abbés réformateurs et les réseaux
de parenté, de fidélité et d’amitié du monde aristocratique, qu’il nourrit et
enrichit en retour. Dans la première moitié du Xe siècle, Odon, qui succède à
Bernon à la tête de la toute jeune communauté de Cluny (926- † 942), est
l’un de ces abbés. Issu de la noblesse tourangelle, il était lié, par ses
premières années de vie laïque, son passage à Saint-Martin de Tours et à
Saint-Germain d’Auxerre, puis ses premières expériences réformatrices, à
de nombreux puissants de son temps : les comtes d’Angers, l’archevêque de
Tours, les Robertiens, les Rodolphiens, les Guillelmides, les Bosonides…
Ces relations le conduisirent à diriger et réformer dans le duché et le
royaume de Bourgogne, en Aquitaine, en Val de Loire et jusqu’à Rome,
dix-neuf établissements dont le moindre n’était pas Fleury, où reposait le
corps de saint Benoît de Nursie. Ses successeurs à la tête de Cluny, les
abbés Maïeul (954-994) et Odilon (994-1049), étaient étroitement liés aux
souverains de Francie et de Germanie, ainsi qu’à l’aristocratie provençale
ou auvergnate dont ils étaient issus. Ils poursuivirent la pratique souple et
polyvalente du multi-abbatiat, qui les faisait cumuler à titre personnel et
viager l’abbatiat de plusieurs abbayes qu’ils gouvernaient directement ou en
déléguant leurs prérogatives à des prieurs. À une moindre échelle, on
retrouve une situation identique en Lotharingie et en Flandre autour de
Gérard de Brogne († 959), proche des ducs de Lotharingie et des comtes de
Flandre, ou en Catalogne, autour d’Oliba (1008-1046), fils et frère de
comtes, qui dirigea Cuxa, Ripoll et plusieurs autres abbayes catalanes, avant
de devenir évêque de Vic, en 1018, sans renoncer à ses charges abbatiales.
Le cas de la réforme de l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon par le comte Otte-
Guillaume et son beau-frère Brunon, évêque de Langres (980-1016), fournit
un bel exemple du lien étroit entre processus de réforme et monde
aristocratique. En 990, les deux hommes firent appel à douze moines de
Cluny menés par Guillaume dit de Volpiano, cousin du comte. Guillaume
devint bientôt le premier abbé de l’abbaye réformée et les liens entre celle-
ci et la famille comtale de Bourgogne demeurèrent ensuite très étroits. Le
nécrologe de Saint-Bénigne commémore le souvenir de l’évêque Brunon en
le présentant comme le réformateur de l’abbaye « avec le généreux soutien
du comte Otte-Guillaume de Bourgogne ». Lorsqu’il dut choisir des moines
pour desservir la chapelle de son château de Vesoul, au début du XIe siècle,
le fils d’Otte-Guillaume fit appel à Saint-Bénigne. Le duc de Bourgogne
Henri († 1002), beau-père d’Otte-Guillaume, fit de même pour l’église de
son château de Vergy, aussitôt élevée en prieuré par l’abbé Guillaume.
Concrètement les multi-abbés favorisent l’adoption de nouvelles
pratiques plus ou moins inspirées de leur maison d’origine et encouragent la
circulation des moines et des textes entre les différentes communautés. À
leur disparition, les relations entre leur abbaye d’origine et les nouvelles
abbayes restaurées ou fondées évoluent de manière variée en fonction de
nombreux paramètres : parfois des liens de subordination plus ou moins
souples sont maintenus, donnant naissance à un réseau encore non
institutionnalisé ; dans d’autres cas les abbayes réformées retrouvent une
complète indépendance, surtout lorsqu’elles sont dotées d’une tradition
antérieure prestigieuse. Il peut même arriver que des communautés
connaissent plusieurs réformes successives d’inspirations différentes : en
Normandie, dès avant 942, Guillaume Longue Épée sollicite les moines de
Saint-Cyprien de Poitiers pour réformer Jumièges ; puis à partir de 961,
Richard Ier fait appel à Mainard, disciple de Gérard de Brogne, pour
réformer Saint-Wandrille et Saint-Ouen de Rouen ; enfin, dans les
premières décennies du XIe siècle, son fils Richard II confie au clunisien
Guillaume de Volpiano le soin de réformer Fécamp, Jumièges, Saint-Ouen
et le Mont Saint-Michel.
À partir du début du XIe siècle, les modes de vie promus par les
grandes abbayes réformatrices tendirent cependant à se doter d’une identité
propre plus affirmée. Certaines mirent alors par écrit leurs coutumes dans
des petits ouvrages appelés coutumiers qui servirent désormais de support à
la diffusion de la réforme. Ce fut notamment le cas à Fleury vers 1015 et à
Cluny, où l’on rédigea successivement quatre coutumiers à partir de 990-
1015. Ces textes favorisaient l’émergence d’une communauté d’observance
entre tous les établissements qui les appliquaient, aussi bien en termes
d’usages liturgiques que de pratiques sociales et matérielles. Parmi ces
communautés d’observance, Cluny fut assurément la plus puissante et la
plus originale. Son rayonnement croissant, comme son évolution
ecclésiologique singulière, débouchèrent à l’époque de l’abbé Odilon (994-
1049) sur une mutation institutionnelle d’envergure, que les historiens
décrivent comme la formation de l’« Église clunisienne » (Ecclesia
cluniacensis). Sans adopter de structure institutionnelle explicite, ni de
fonctionnement centralisé, sans donc devenir un ordre religieux – une
notion qui n’a de sens qu’à partir du XIIe siècle et, pour Cluny même, qu’à
partir du XIIIe siècle – les dépendances et les établissements liés à Cluny
tendirent à s’agréger de manière plus ferme et plus pérenne sous l’autorité
de son abbé. Odilon conserva désormais le titre d’abbé de Cluny dans tous
les monastères qu’il fut conduit à réformer, même les plus prestigieux
comme Saint-Denis ou Saint-Honorat de Lérins. Il y nommait des prieurs,
qui étaient en général considérés comme des subordonnés. Il s’efforçait de
les attacher définitivement à Cluny par des liens plus durables que ceux dus
à son action personnelle ou celle de ses prédécesseurs – avec plus ou moins
de bonheur cependant, car les protecteurs traditionnels des établissements
réformés pouvaient se montrer réticents. Cette évolution s’épanouit sous
l’abbatiat d’Hugues de Semur (1049-1109) : l’Église clunisienne se conçut
alors elle-même, en des termes empruntés au Commentaire du célèbre
passage de la première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 1, 12-27) du
pape Grégoire le Grand (590-604), comme un corps dont l’abbaye de Cluny
était la tête et l’ensemble des domaines et établissements dépendants les
membres. L’abbé de Cluny n’était plus un multi-abbé, mais un archi-abbé.
Au-delà du jeu des réseaux aristocratiques et ecclésiastiques,
l’extraordinaire essor du monachisme aux Xe-XIe siècles tenait à la
convergence de deux facteurs : le prestige croissant de l’état monastique
dans la société et la diffusion du modèle royal de la fondation au sein de
l’aristocratie. En effet, dans un contexte où la figure de l’évêque
apparaissait noyée dans les affaires du monde, les moines se considéraient
et furent considérés comme plus exemplaires par leur mode de vie et plus
efficaces en matière d’intercession. L’articulation entre les dimensions
spirituelle et sociale de la réforme se trouve ici : en suivant rigoureusement
la règle de saint Benoît et les coutumes les plus réputées, les moines se
donnaient les moyens d’exercer un rayonnement croissant sur les laïcs, à
commencer par les puissants. Fonder une église ou une institution
ecclésiastique apparaissait comme un geste d’autorité fondamental,
indispensable à tout pouvoir d’une certaine envergure et pourvoyeur d’une
légitimité renouvelée parce que puisée aux sources du sacré. Ce geste
connut par conséquent une diffusion croissante, qui accompagna la
déconcentration des pouvoirs. Le phénomène se laisse particulièrement bien
observer dans les Alpes occidentales : au Xe siècle, les fondations
monastiques relevaient de la famille royale de Bourgogne, puis des années
990 aux années 1010 ce furent les évêques de Maurienne, Genève ou
Grenoble qui restaurèrent ou fondèrent des monastères ou de petites
dépendances ; dans les années 1020-1030, ils furent suivis par les ancêtres
des comtes de Savoie ou de Genève, et enfin, à partir de la fin des années
1020, par les seigneurs locaux comme ceux de Domène.
Cependant, la réforme monastique conduisit aussi à l’aménagement de
la tutelle exercée par les laïcs. Les abbés réformateurs, soucieux de rétablir
la régularité de la vie monastique et de restaurer les patrimoines, se
montrèrent d’emblée hostiles à l’abbatiat laïque et parvinrent partout à
obtenir peu à peu son abandon. À partir de la fin du Xe siècle, certains
cercles se firent toutefois plus exigeants et recherchèrent une plus grande
autonomie à l’égard des princes et des évêques. Le mouvement de réforme
connut alors des évolutions différentes selon les régions et les contextes
socio-politiques. En Lotharingie les grandes figures réformatrices – Jean de
Gorze ( † 974), Richard de Saint-Vanne ( † 1046), Poppon de Stavelot
(† 1048) – souvent issues du milieu canonial, restaient proches des sièges
épiscopaux. Soutenues par les évêques et les empereurs, elles conservaient
le souci d’une bonne intégration des monastères aux structures diocésaines
et d’une bonne entente avec les princes et les avoués, nombreux en ces
régions, qui continuaient d’intervenir dans la vie des établissements et
pouvaient même encore désigner les abbés. La réforme monastique se
coulait ainsi dans les cadres institutionnels traditionnels rehaussés par les
Ottoniens et les Saliens. Ce modèle peut être étendu à l’ensemble de la
province de Reims et à la majeure partie de la province de Sens. Ici aussi
les élites restaient attachées à la tutelle épiscopale sur les communautés
monastiques héritée du concile de Chalcédoine (451) et réaffirmée avec
force par l’épiscopat carolingien.
En revanche, le monachisme de Fleury et de Cluny se montra plus
réservé à l’égard des évêques et finit par revendiquer une véritable
indépendance juridictionnelle, sans hésiter pour l’obtenir à recourir à
l’appui de la papauté romaine, faible, lointaine mais prestigieuse. Dès 910,
l’abbaye de Cluny avait été consacrée aux apôtres Pierre et Paul et placée
par son fondateur sous la protection du pape, auquel elle devait
symboliquement verser un cens annuel. En 981, pour la consécration de la
nouvelle église majeure – « Cluny II » – l’abbaye acquit des reliques des
deux apôtres et se présenta comme une « petite Rome ». La dédicace à saint
Pierre connaissait alors un succès croissant : déjà présente à Aurillac en 884
ou Déols en 917, on la retrouvait à Montmajour en 954, Maillezais vers
989, Bourgueil en 1003… Il en allait de même de la « protection »
pontificale, obtenue par exemple par des monastères aussi différents que
Sainte-Marie de Gerri en 966, Saint-Valéry-sur-Somme en 981 ou Beaulieu-
lès-Loches en 1008. Ce lien privilégié avec la papauté distinguait ces
communautés et leur assurait un rayonnement certain, mais il n’avait que de
faibles conséquences concrètes en termes politiques ou institutionnels. À la
fin du Xe siècle, les abbés Abbon de Fleury et Odilon de Cluny allèrent
beaucoup plus loin : en conflit avec les évêques d’Orléans et de Mâcon, ils
obtinrent tour à tour en 997 et 998 l’exemption complète de leurs
monastères de la tutelle épiscopale. En 1024, le pape Jean XIX étendit le
privilège de Cluny à l’ensemble de ses dépendances, favorisant
l’homogénéité du réseau clunisien et les débuts de son organisation en
« Église clunisienne » (Ecclesia cluniacensis) soumise au sanctuaire
bourguignon. Peu à peu, l’exemption se diffusa au bénéfice
d’établissements de moindre envergure : Saint-Pierre de Montmajour en
Provence (998), Saint-Bénigne de Dijon en Bourgogne (1012), Fécamp en
Normandie (1016)… Parallèlement, certains établissements obtinrent aussi
l’immunité, c’est-à-dire l’exemption par les puissants laïcs des droits
judiciaires et fiscaux qu’ils exerçaient sur les seigneuries monastiques.
Saint-Martin de Tours la reçut du roi Charles le Simple en 918-919, Cluny
des rois Raoul et Lothaire en 927 et 955, Ripoll l’obtint du comte Borell
vers 947-992… Ailleurs, comme à Saint-Denis au début du XIe siècle, les
moines n’hésitèrent pas à recourir à la forgerie ou à l’interpolation
d’anciens privilèges pour leur donner un sens conforme au nouvel idéal de
réforme.
Cette autonomie vis-à-vis des pouvoirs épiscopaux et laïques faisait
des monastères qui en bénéficiaient de véritables puissances
institutionnelles. Dès lors, ils se heurtaient parfois à des réactions d’hostilité
comme en témoignent à des titres divers l’assassinat en 1004 d’Abbon de
Fleury, venu réformer l’abbaye de La Réole en Gascogne, ou les difficultés
rencontrées par Cluny et Montmajour en Provence dès les années 1020-
1030. Mais l’autonomie « officielle » pouvait aussi s’accommoder, à
l’échelle locale, de situations de compromis, comme en témoigne la
réforme de Saint-Maur-des-Fossés par l’abbé Maïeul de Cluny vers 987-
993, qui ménageait le statut d’avoué du comte Bouchard et tolérait ses
fréquentes interventions dans la vie monastique. De manière plus générale,
les évêques et les princes conservaient un ascendant sur les monastères
qu’ils restauraient ou qu’ils fondaient, que ce fût par l’intermédiaire de la
nomination de l’abbé – comme le duc d’Aquitaine à Saint-Maixent,
Maillezais ou Saint-Michel-en-L’Herm ou le roi capétien à Fleury – de son
investiture – comme le comte d’Angers à Saint-Aubin ou l’évêque de
Marseille à Saint-Victor – ou encore du contrôle indirect, en particulier par
le biais de l’avouerie, sur tout ou partie du patrimoine ou des hommes de la
seigneurie monastique.

L’« amitié » entre moines et laïcs

Pour la bonne marche du monde et le salut de tous, moines et puissants


laïcs doivent entretenir une relation positive et harmonieuse à laquelle
renvoie le terme très fort d’« amitié » (amicitia) utilisé dans les chartes
monastiques. Cette « amitié » est fondée sur l’échange de biens matériels et
spirituels au premier rang desquels figurent les donations « pour le salut de
l’âme » (pro anima) et les conversions à la vie monastique, qu’il s’agisse de
l’oblation d’enfants ou de conversions dites « au secours de l’âme » (ad
succurrendum), c’est-à-dire de professions tardives prononcées au seuil de
la mort. Sous des formes et à des degrés divers, donations et conversions
intègrent le bienfaiteur et ceux, vivants ou morts, qu’il associe à ses gestes
dans la « société » ou la « confraternité des moines » et les font participer
aux bénéfices spirituels des prières et des célébrations monastiques.

U : ’A F
L R (1004)
[…] le parti des factieux qui s’était livré à des vexations contre ceux
que notre saint père avait envoyés dans ce monastère, avait déjà
comploté dans le dessein de provoquer des bagarres sous un prétexte
quelconque et d’infliger alors à ses serviteurs l’affront de telles
violences que ni lui-même ni personne d’autre n’oserait jamais revenir
chez eux. Mais qu’ils aient prémédité traîtreusement sa mort, on ne le
sait pas vraiment, sinon que celui qui, dit-on, l’a frappé, aurait dit aux
nôtres dans la dispute – à ce que l’on rapporte – qu’il lui serait
indifférent que sa lance lui perforât le ventre.
Le lundi donc, où l’on célébrait la fête de saint Brice confesseur, notre
saint père Abbon se mit à réprimander un moine qui était, disait-on,
l’instigateur de ce complot, parce qu’il était sorti du monastère sans
sa permission et qu’il avait osé aller manger à l’extérieur. De race et
de nom barbares, il s’appelait Anezan. Tout en feignant d’accepter
avec patience la réprimande du saint homme, il rétorque par des mots
de révolte à ceux qui l’entourent : tout à coup on perçoit la clameur
des femmes qui toutes ensemble poussent des cris selon la coutume de
ce peuple dès qu’un mouvement de foule se manifeste ou qu’il y a mort
d’homme. […]
Or voici quelle était la cause du désordre : alors que les Francs et les
Gascons se harcelaient les uns les autres par des injures, un des
Francs, par trop irrité de l’affront fait à son seigneur, jeta par terre un
offenseur en lui assenant un coup de gourdin entre le cou et les
épaules. Celui-ci par terre, aussi bien les nôtres que les factieux se
mirent à se jeter mutuellement des pierres. […] l’homme de Dieu
Abbon […] entend la clameur des gens qui se battent, s’avance à
l’extérieur en venant du bas de la colline et en se hâtant pour arrêter
les siens, qui occupaient les parties hautes, est blessé au haut du bras
gauche par un guerrier du parti adverse, d’un coup de lance si violent
que le fer en s’enfonçant pénétra à l’intérieur des côtes. [… Abbon est
emmené vers la maison de ses serviteurs. Là] vidé de son sang, il
rendit au ciel son âme entre les mains de ses disciples et de ses
serviteurs qui le soutenaient ; c’était le 13 novembre. Ceux qui ont
mérité de voir sa sainte mort – car moi j’étais resté à l’extérieur pour
calmer ceux qui se battaient – ont rapporté que ses dernières paroles
furent les suivantes : « Aie pitié, Dieu tout-puissant, de mon âme, du
monastère et de la communauté que, jusqu’à présent, par votre faveur,
j’ai dirigés. » Après avoir prononcé ces mots, comme nous l’avons dit,
il rendit le dernier soupir.
Mais les séditieux, cernant la maison dans laquelle notre saint père
qui venait de mourir était pleuré par les siens, attaquaient à coups de
haches les gonds des portes qui avaient été verrouillées. C’est alors
que la foule déchaînée fit irruption ; après avoir blessé plusieurs
personnes, ils rouèrent à mort de coups de bâtons pointus et de lances
le chambrier de l’homme de Dieu, nommé Adélard. Son agonie se
prolongea jusqu’à l’aube du mardi, il rendit l’esprit et mourut, et on
l’enterra dans le cloître du monastère. À côté de lui fut encore enseveli
par la suite le garde des chevaux dudit saint qui, blessé alors, traîna
jusqu’au jour de la fête de saint André, puis mourut. […]
Au matin du mercredi, avec les vêtements mêmes qu’il portait, comme
c’est la coutume d’ensevelir ceux qui périssent de mort violente, et
sans même qu’il l’eût lavé, il fut enseveli dans un sarcophage de
pierre à l’intérieur de la crypte, devant l’autel du très saint père
Benoît. Et assurément d’une façon tout à fait décente, n’eût été que la
fin de sa vie était survenue de façons si imprévue. Mais nous savons
par le témoignage de l’Écriture que « le juste, quelque prématurée
qu’ait été sa mort, sera dans le lieu de rafraîchissement » (Sagesse 4,
7).
Vie d’Abbon d’Aimoin de Fleury, vers 1005-1022.
U .

Par cette charte, recopiée dans le cartulaire de l’abbaye du Mont Saint-Michel


entre 1149 et 1155, le « comte Robert, fils du grand Richard, par la grâce de Dieu duc
et prince des Normands » rend à l’archange, entre 1027 et 1032, « l’autel et tout le
monastère » sur lequel ses prédécesseurs et lui-même avaient exercé des droits divers.
Le duc fait cette donation pour le salut de son âme et celle de ses parents, en
particulier son père, sa mère et ses frères et sœurs. Comme le suggère la mise en page
soignée, les moines du XIIe siècle avaient conscience de l’importance de ce privilège
et voulaient le mettre en valeur. Le titre donné à la charte est porté à l’encre rouge.
Les deux premières lignes du texte sont écrites en capitales et une lettrine aux motifs
d’entrelacs, végétal et animalier, s’étend sur toute la marge gauche. Mais le plus
remarquable est le dessin, l’un des quatre seulement que contient le cartulaire. Il
occupe tout un feuillet en vis-à-vis de la charte ducale. La composition se déploie sur
deux registres et en trois scènes, à l’intérieur d’un décor architecturé renvoyant
explicitement à l’église abbatiale (colonnes, voûte, candélabres, clochers surmontés
de croix). Chaque registre est orienté par la présence, à droite, de l’autel de saint
Michel, sur lequel se dresse l’archange terrassant le dragon, image de la victoire de la
foi sur le démon et du triomphe du bien sur le mal. En bas à gauche est représenté le
duc (reconnaissable à sa couronne) en proie à un songe, sous la forme d’un ange venu
inspirer son geste de piété. On reconnaît là un motif biblique dont les songes de Jacob
ou de Joseph constituent les exemples les plus illustres. Comme le suggère le fait que
le lit déborde du cadre, la scène n’est pas située dans l’abbaye, mais probablement
dans un palais du duc. Sur le plan formel, elle entre en résonance avec le premier
dessin contenu dans le cartulaire, qui représente le songe de l’évêque d’Avranches
Aubert, à l’origine de la fondation du sanctuaire du Mont Saint-Michel selon le récit
légendaire de la Révélation de saint Aubert, recopié au début du cartulaire. Le dessin
suggère ainsi que la donation du duc Robert vient renouveler la fondation initiale. Au
même niveau, mais à droite, est figuré le rituel de la donation : le duc, agenouillé
et tête nue, dépose un gant sur l’autel. Le gant était un objet couramment utilisé dans
les rituels d’investiture : son dépôt sur l’autel manifeste que le duc se défait alors de
son autorité au profit de l’archange. Au registre supérieur, en position éminente donc,
est représenté le contre-don de l’archange, symbolisé par la remise d’une fleur – un
lys apparemment – à l’abbé Aumode (1027-1032). Derrière lui, le duc est en train de
s’agenouiller, les mains jointes en geste de prière. La scène renvoie aux services
liturgiques et à la commémoration dont le duc et sa famille bénéficient de la part de
l’abbé et de la communauté monastique. De manière significative, l’abbé est placé
entre le saint et le duc, en position de médiateur spirituel, un effet renforcé par la
hiérarchisation des trois personnages : l’archange, debout sur l’autel, la tête entourée
d’une auréole, domine l’abbé, debout devant l’autel, les genoux fléchis, la tonsure
bien visible, qui lui-même précède le duc en train de s’agenouiller, la tête recouverte
d’une capuche. Tout est fait pour manifester la supériorité du contre-don spirituel et la
position médiatrice des moines.

La donation est la pratique la plus répandue, qui englobe toutes les


formes de transferts (jusqu’aux ventes, qui prennent la forme de dons), au
point que l’on peut parler d’un véritable système social du don. À partir de
la deuxième moitié du Xe siècle, les familles fondatrices, mais aussi de
nombreux autres groupes familiaux moins puissants, multiplient les
donations de terres, droits, parts de seigneurie, auxquelles s’ajoutent, dès les
années 1020-1030, des églises, des chapelles et des droits ecclésiastiques.
Comme cela a été bien constaté en Mâconnais ou dans le pays liégeois, ces
transferts reposent sur l’échange, en fait inégal, d’un don matériel offert par
les laïcs et d’un contre-don spirituel, considéré par tous comme supérieur,
offert par les moines. En effet, les abbés réformateurs des Xe et XIe siècles
reprennent et amplifient les pratiques carolingiennes de la prière
commémorative (la commémoraison) et de la célébration de messes en
faveur des défunts. Pour cela, ils encouragent le sacerdoce des moines et
multiplient les consécrations d’autels dans les églises abbatiales, de manière
à y faciliter les célébrations simultanées de messes. À Cluny, certains dons
se voient même attribuer une véritable valeur d’offrande, ce que manifeste
aussi le rituel du dépôt solennel de la charte de donation sur l’autel, attesté
en de nombreux monastères. Est ainsi reconnue, d’une manière nouvelle, la
volonté des donateurs d’être directement associés aux bénéfices du sacrifice
eucharistique célébré par les moines-prêtres : dans ce cadre, les biens
terrestres offerts par les laïcs sont appelés à se transformer symboliquement
en biens célestes. La concentration des autels au chevet des églises, dans
des chapelles articulées sur le chœur ou sur de longs transepts, constitue
d’ailleurs une des évolutions majeures de l’architecture religieuse à partir
du milieu du Xe siècle. C’est aussi l’époque où la multiplication des cryptes
sous-jacentes aux sanctuaires généralise la surélévation des chœurs par
rapport aux nefs : tout est fait pour mettre en valeur la liturgie eucharistique.

L ’ M .

Ce feuillet est extrait d’un nécrologe de l’abbaye bénédictine et féminine de


Marcigny, commencé vers 1090 et régulièrement enrichi au cours du XIIe siècle.
Marcigny était la première communauté de moniales de la congrégation clunisienne.
Elle avait été fondée en 1054 par l’abbé de Cluny Hugues de Semur sur des terres
familiales. Sur le feuillet, les mentions nécrologiques sont réparties par jour, selon le
calendrier romain, ici du sixième au deuxième jour des calendes de décembre (VI K à
À
II K, à l’encre rouge, soit du 26 au 30 novembre). À la suite de l’abréviation Ob. (pour
obiit : [ce jour] mourut…) figurent les noms des défunts, dans l’ordre de leur
inscription au nécrologe, parfois accompagnés d’un titre ou d’une qualité qui peuvent
avoir été ajoutés par suscription (par exemple Pons, décédé le 4 des calendes 1122,
qu’une suscription identifie comme abbé de Cluny). Les défunts sont principalement
des moniales de Marcigny et des moines de Cluny, mais la marge de gauche, laissée
en blanc, accueille parfois la mention d’ami(e)s de la communauté, comme cette
Berchilais en haut à gauche (Berchilais amica nostra). En bas à gauche, on peut lire
une brève mention de la scribe, la moniale Isendis, qui clôt le nécrologe en disant « je
demande que ceux ou celles dont les noms sont inscrits ici soient pour leurs mérites
inscrits au ciel », c’est-à-dire dans le « livre de vie » où sont inscrits les noms des élus
dans l’attente du jour du Jugement selon l’Apocalypse. Avoir son nom inscrit au
nécrologe, à la suite d’une donation, permettait en effet de bénéficier des prières et de
divers services spirituels de la part des moniales (célébrations de messe, distribution
d’aumônes au jour anniversaire du décès…). Marcigny est l’une des neuf
communautés clunisiennes dont on a conservé le nécrologe (les autres sont Saint-
Martial de Limoges, Moissac, Saint-Saulve près de Valenciennes, Saint-Martin-des-
Champs à Paris et son prieuré de Beaumont, Longpont en Île-de-France, enfin
Montierneuf à Poitiers). Au total, ces livres rassemblent 96 000 mentions pour
48 000 défunts, ce qui donne une idée de l’ampleur de la société des vivants et des
morts, moines et bienfaiteurs, liée au réseau clunisien aux XIe-XIIe siècles.

L’amplification des services liturgiques pour les âmes des vivants et


des morts s’accompagne de leur diffusion à l’ensemble du groupe
aristocratique et même au-delà. Le phénomène est particulièrement
remarquable à Cluny où, en sus des services commémoratifs assurés pour
les bienfaiteurs, l’abbé Odilon instaure, vers 1030, une commémoration
universelle et anonyme des défunts tous les 2 novembre, le lendemain de la
fête de tous les saints. Cette diffusion respecte une stricte hiérarchisation.
Les formes et l’ampleur des services funéraires sont définies par les
coutumiers en fonction du statut des bienfaiteurs et du lien qui les unit à la
communauté monastique, tandis que les nécrologes, qu’un oblat lit chaque
matin au chapitre après la règle, enregistrent au jour de leur décès les noms
des défunts privilégiés appelés à bénéficier d’un service anniversaire
particulier. À Cluny, le Livre du chemin (Liber tramitis) distingue parmi les
évêques et les laïcs, les « amis » du monastère, à savoir ses principaux
bienfaiteurs, des « amis très chers » de la « société et fraternité »
monastique que sont certains empereurs et rois plus particulièrement
honorés. À Marmoutier au XIe siècle, une cérémonie particulière, présidée
par l’abbé et réservée aux plus grands bienfaiteurs, manifeste l’intégration à
la « société des bienfaits » et le statut d’ami de la communauté.

L’ O C

( 1030)

U un moine rouergat revenait de Jérusalem. Au beau milieu de


la mer qui s’étend de la Sicile à Thessalonique, il rencontra un vent
très violent, qui poussa son navire vers un îlot rocheux où demeurait
un ermite, serviteur de Dieu. Lorsque notre homme vit la mer
s’apaiser, il bavarda de choses et d’autres avec lui. L’homme de Dieu
lui demanda de quelle nationalité il était et il répondit qu’il était
Aquitain. Alors, l’homme de Dieu voulut savoir s’il connaissait un
monastère qui porte le nom de Cluny, et l’abbé de ce lieu, Odilon. Il
répondit : « Je l’ai connu et même bien connu, mais je voudrais savoir
pourquoi tu me poses cette question. » Et l’autre : « Je vais te le dire,
et je te conjure de te souvenir de ce que tu vas entendre. Non loin de
nous se trouvent des lieux qui, par la volonté de Dieu, crachent avec la
plus grande violence un feu brûlant. Les âmes des pécheurs, pendant
un temps déterminé, s’y purgent dans des supplices variés. Une
multitude de démons est chargée de renouveler sans cesse leurs
tourments : ranimant les peines de jour en jour, rendant de plus en
plus intolérables les douleurs. Souvent j’ai entendu les lamentations
de ces hommes qui se plaignaient avec véhémence : la miséricorde de
Dieu permet, en effet, aux âmes de ces condamnés d’être délivrées de
leurs peines par les prières des moines et les aumônes faites aux
pauvres, dans des lieux saints. Dans leurs plaintes, ils s’adressent
surtout à la communauté de Cluny et à son abbé. Aussi je te conjure
par Dieu, si tu as le bonheur de revenir parmi les tiens, de faire
connaître à cette communauté tout ce que tu as entendu de ma bouche
et d’exhorter les moines à multiplier les prières, les veilles et les
aumônes pour le repos des âmes plongées dans les peines pour qu’il y
ait ainsi plus de joie au ciel et que le diable soit vaincu et dépité.
Vie d’Odilon par Jotsald, vers 1050.

Le sens de la pratique du don excède cependant la recherche de


contreparties liturgiques, d’ailleurs rarement explicitée par les donateurs
laïques. En matière de salut, les donations sont en effet considérées en elles-
mêmes comme rédemptrices. Tout d’abord en raison de leur dimension
pénitentielle : donner c’est accomplir un acte réparateur qui permet
d’espérer l’absolution de ses péchés et l’accès à la vie éternelle. Ensuite
parce qu’elles traduisent l’exercice de la charité à l’égard de personnes, les
moines, qui se considèrent et sont considérés, au regard de leur vœu de
pauvreté volontaire, comme les vrais « pauvres du Christ ». Cette parfaite
incarnation par le monachisme de l’idéal de pauvreté et d’humilité se trouve
renforcée par les pratiques de redistribution assurées en faveur des miséreux
par les aumôneries et les porteries des monastères, de manière quotidienne
dans le cadre du calendrier liturgique, de manière plus exceptionnelle en
lien avec telle ou telle fondation anniversaire. Déjà intermédiaires entre
laïcs et Dieu, les moines se posent ainsi en intermédiaires entre puissants et
misérables. L’échange mis en œuvre par le don s’élargit de la sorte à un
troisième partenaire, les pauvres, tout en renforçant le rôle médiateur des
moines, principaux agents de la circulation des suffrages et des biens. Dans
le même temps, cette association des moines et des grands dans la prise en
charge rituelle et symbolique des pauvres, c’est-à-dire du peuple, resserre
les liens qui les unissent et conforte leur domination.
U H Ier.

Ce dessin figure dans le manuscrit de la Chronique de l’abbaye canoniale de Saint-


Martin-des-Champs, aux abords de Paris, daté des années 1067-1079. Il vient illustrer
un diplôme d’Henri Ier, intégralement cité par la chronique, par lequel le roi
rétablissait l’abbaye dans sa dotation en lui restituant notamment le domaine qu’un
chevalier, pour rentrer en grâce auprès de lui, lui avait rendu par l’entremise de
l’évêque de Paris Imbert. Le dessin fournit toutefois une autre version de la
transaction. On y distingue deux registres, séparés par un passage de la chronique
annonçant le diplôme royal. Le registre supérieur exalte la dotation du roi, assimilée
symboliquement à la donation/construction de l’église Saint-Martin. Le roi est
représenté à droite, en position de majesté, assis sur une chaise curule (le siège des
magistrats à imperium à Rome, adopté par les souverains depuis le haut Moyen Âge),
couronné, revêtu d’un manteau pourpre, la main droite levée et l’index pointé, signe
d’une parole performative. Le dessin de l’église combine les points de vue, donnant à
voir à la fois la façade, la nef et le chevet, le trait soulignant l’œuvre de pierre. Au
registre inférieur, le roi Henri est de nouveau représenté en position de majesté (ici la
couronne est ouverte et la chaise ornée de têtes d’oiseau), surplombant tous les autres
protagonistes. Il brandit de sa main droite le diplôme rédigé par son chancelier,
Baudoin (identifié par un titulus, celui-ci tient le diplôme par le bas), et y appose son
signum, une croix grecque, au moyen d’un calame tenu dans la main gauche. À ses
pieds, l’évêque de Paris (lui aussi identifié par un titulus et par sa crosse) est
représenté en position de suppliant, agenouillé, les mains jointes, la tête inclinée
en dessous des épaules en signe d’humilité. Derrière l’évêque et le chancelier, l’abbé
de Saint-Martin et plusieurs chanoines brandissent des livres. L’évêque apparaît donc
ici en position d’intercesseur pour l’abbaye et non pour le chevalier disgracié, un rôle
qu’il a sans doute aussi joué même si le diplôme ne le mentionne pas. L’auteur du
dessin, un chanoine de Saint-Martin, a en tout cas voulu associer l’évêque de Paris à
la générosité royale, d’autant que, comme le suggèrent les quelques mots lisibles sur
le diplôme, la donation royale est interprétée comme l’affirmation de la « liberté »
(i.e. des privilèges) de la communauté monastique. Ce dessin n’est donc pas une
simple illustration du diplôme. Il vient enrichir et compléter le récit de la chronique.

La fonction sociale et politique du système du don ressort aussi de son


rôle dans la diffusion à l’ensemble du groupe aristocratique de pratiques
mémorielles jadis réservées aux grandes parentés carolingiennes. Le
souvenir des dons et des bienfaiteurs se trouve en effet rappelé dans les
chartes de donation, de plus en plus souvent recopiées à l’intérieur de
cartulaires, les nécrologes ou les obituaires. Il peut aussi être conservé grâce
à l’inscription des noms sur les tables d’autel, sur un reliquaire ou sur de
petits parchemins glissés auprès des reliques. La recherche du salut
personnel se combine alors à la construction de l’identité nobiliaire et
familiale, fondée sur le rappel des filiations ou des liens privilégiés unissant
certaines terres à des groupes particuliers.
Par ailleurs, les donations s’inscrivent dans des chaînes d’échanges
plus ou moins complexes. La confirmation du don par toute une série de
parents, sa répétition ou son rappel par plusieurs générations successives,
voire la récupération du bien donné puis sa restitution, toutes rémunérées
par les moines par le renouvellement des contre-dons spirituels (prières,
messes, association à la confraternité…), permettent aux groupes de parenté
de prolonger et de réitérer presque infiniment le lien qui les unit, à travers
telle ou telle terre, à la communauté monastique. Dans ce cadre, les
possessions monastiques demeurent intimement liées aux patrimoines
aristocratiques : jusqu’à l’émergence, à partir des années 1030-1040, d’un
discours réformateur plus radical soucieux de consolider les patrimoines
ecclésiastiques et de faire de toute donation une aliénation définitive, les
conflits entre moines et laïcs sont plus souvent l’occasion de resserrer des
liens distendus que de les rompre.
U ’ .

Cette lettrine, extraite d’un manuscrit juridique du XIIe siècle contenant le Décret de
Gratien, représente une scène d’oblation d’enfant. Au centre de l’image, la crosse
abbatiale et le jeu de mains des différents protagonistes manifestent le transfert
d’autorité du père « charnel » au père « spirituel ». Le père charnel, à droite, est un
noble, comme le signalent ses habits, notamment la cape retenue à l’épaule par une
agrafe. Il tient dans ses mains quelques pièces symbolisant la dotation qui
accompagne nécessairement toute oblation d’un enfant à une communauté
monastique. À gauche, l’abbé, un bénédictin, prend l’enfant sous son autorité en lui
saisissant le poignet. Derrière lui, un deuxième moine, sans doute le maître des
novices chargé de l’éducation du jeune oblat, répond au geste et à la parole du père
charnel.

Au regard du grand nombre de donations, les entrées au monastère


sont à l’évidence des gestes plus rares et aux conséquences plus lourdes.
Les abbés réformateurs, s’appuyant sur la tradition du haut Moyen Âge et
sur l’interprétation symbolique de motifs scripturaires tels le sacrifice
d’Isaac ou le massacre des Innocents, encouragent la pratique de l’oblation
d’enfants. Pour les parents, offrir un jeune enfant fonde une relation très
forte avec la communauté monastique qui le reçoit. Certes, le futur moine
est appelé à quitter sa famille charnelle pour rejoindre sa nouvelle famille
spirituelle, mais à travers sa personne les deux se trouvent de fait associées
dans une amitié faite pour durer. À l’échelle locale, cette amitié est
précieuse pour les abbayes, d’autant que l’oblation s’accompagne d’une
dotation et enclenche ou intensifie souvent un cycle de donations.
L’oblation leur permet aussi d’assurer de manière interne et complète la
formation de leurs futurs moines, qui suppose un long apprentissage de
pratiques liturgiques élitistes. Mais elle répond surtout à l’idéal des
réformateurs, qui envisage l’état monastique comme un renoncement total
au monde et en particulier à la sexualité, et considère les communautés
monastiques comme une préfiguration des chœurs angéliques. Ce modèle
angélique, fondé sur la virginité plus que sur la seule chasteté, apparaît dans
le monachisme clunisien dès l’abbatiat d’Odon et connaît un grand
rayonnement à partir de l’abbatiat de Maïeul. Il renvoie à la pureté sexuelle
des moines oblats et à l’essor de la liturgie des prières chantées. Il fait du
monastère une sorte d’antichambre du paradis céleste.
Cette image et la conviction de la supériorité absolue de l’état
monastique expliquent le succès auprès des grands laïcs et ecclésiastiques
d’une autre forme d’entrée au monastère : la conversion « au secours » (ad
succurrendum) ou in extremis, elle aussi accompagnée d’une dotation. Des
princes comme les ducs d’Aquitaine Guillaume III, IV et V reçoivent ainsi
la tonsure et revêtent l’habit monastique à Saint-Cyprien de Poitiers ou
Saint-Pierre de Maillezais. Cela concerne aussi de plus modestes seigneurs,
comme ce Guillaume Grueta qui entre à Saint-Honorat de Lérins entre 994
et 1034. Le rituel s’accompagne souvent de la déposition solennelle des
armes sur l’autel, un geste qui témoigne de la dimension pénitentielle de la
conversion : il s’agit de racheter les péchés de sa vie passée par une fin de
vie exemplaire. Cependant, plus que de rompre avec le siècle, il s’agit de
spiritualiser et donc de sublimer sa vocation à servir, de passer de la milice
séculière à la milice céleste, de s’éloigner un peu de la terre et se rapprocher
du ciel.
Il y a quelque chose de paradoxal dans cette fascination qu’éprouvent
l’un pour l’autre l’aristocratie et le monachisme. Le mépris du monde qui
gouverne la vie de l’ascète semble s’opposer non seulement à la vie noble,
mais à toute vie laïque. La piété pénitentielle, qui souligne cet écart tout en
mettant en scène le retour en grâce des laïcs par l’intermédiaire des clercs et
des moines, constitue une première modalité de réconciliation. En effet,
renoncer à un bien pour en faire don aux moines, abandonner sa vie
chevaleresque pour entrer au monastère, suspendre sa vie seigneuriale pour
accomplir un pèlerinage, représentent autant de gestes permettant aux
grands laïcs de réintégrer l’Église et la société chrétienne tout en préservant
leur honneur. Cependant, il apparaît plus profondément que l’idéologie des
réformateurs bénédictins, éprise d’une vision ordonnée du monde, valorise
le rôle des puissants laïcs en transférant sur l’ensemble du groupe
aristocratique les droits et devoirs qui étaient jadis l’apanage du ministère
royal.

La valorisation des puissants

Les actes de donation, qui donnent à voir les liens privilégiés unissant
la noblesse à Dieu et aux saints, sont les plus nombreux à rendre compte de
cette valorisation. Les chartes présentent souvent les donateurs comme les
épigones de prédécesseurs illustres, figures bibliques ou souverains
carolingiens, et comme les artisans d’une véritable « rénovation
chrétienne » après le temps des sévices païens (Normands, Sarrasins…).
Elles constituent aussi l’occasion d’affirmer publiquement, avec le prestige
lié à l’écrit, l’identité et la puissance de ses auteurs. Elles se réfèrent par
exemple de manière réitérée à la seigneurie des donateurs, en décrivent
parfois l’étendue, en précisent souvent l’origine. La présence des enfants et
en particulier des fils, comme la répétition des donations, leur confirmation
ou leur augmentation, manifestent à la fois la continuité et la légitimité d’un
pouvoir fondamentalement héréditaire. Les donations participent alors à
l’affirmation et à la manifestation d’une domination, à son insertion dans un
passé, une mémoire, étroitement associés à un espace, à un honneur. Il n’est
pas anodin de constater que les donations prennent leur essor entre 980 et
1060, au moment où le pouvoir aristocratique commence à se structurer
autour d’une terre dominée par une forteresse.

L G G
( 994-1034)

A ’ le Seigneur a dit à notre premier père [Adam] en


raison de sa faute « Que la terre soit maudite pour ton œuvre »
[Genèse 3, 17], tout le genre humain fut accablé par de nouvelles
fatigues et par la masse des délits quotidiens et des adversités dans
son pèlerinage. Mais, comme un médicament supérieur, ne voulant pas
que l’homme périsse pour toujours pour ce qu’il fit [réminiscence
d’Ézéchiel 33, 11], il clame de façon miséricordieuse : « Venez à moi,
vous tous qui peinez et êtes fatigués, je vous soulagerai »
[Matthieu 11, 28].
Moi, Guillaume, voulant accomplir le conseil de cette voix,
abandonnant toutes les choses qui sont du monde pour lutter dès
maintenant pour Dieu seul et pour vaincre, d’ores et déjà, selon la
règle de saint Benoît, déposant le baudrier de la chevalerie au
monastère de Lérins sous l’abbé Garnier, j’entre dans l’ordre
monastique avec l’aide de Dieu.
Parce que, selon le témoignage de l’Écriture, nous savons que « la
rançon de la vie de l’homme est sa richesse » [Proverbes 13, 8], je
donne avec ma personne à Dieu notre Seigneur, à sainte Marie, à saint
Honorat, au lieu de Lérins, à l’abbé susdit et aux moines qui y servent
Dieu, tout le quart du territoire du castrum de La Napoule, que j’ai
acquis à la guerre menée au nom de saint Maïeul [abbé de Cluny
capturé par les Sarrasins en 972]. De la même façon, je donne un
manse situé à Arluc avec toutes les dépendances que détient Manfred.
Cartulaire de Saint-Honorat de Lérins.

La composition de Vies de saints guerriers reflète mieux encore la


valorisation dont l’aristocratie fait l’objet de la part des moines. La plus
connue est la Vie de Géraud d’Aurillac écrite par Odon de Cluny vers 930,
mais l’on peut aussi citer la réécriture de la Vie de Gengoul par Hroswita de
Gandersheim (après 962), la Vie de Bobon, un noble provençal (vers 1020-
1050), ou la Vie du comte Bouchard (1058). Tous ces guerriers sont
demeurés dans l’état laïque ou se sont convertis à la vie monastique in
extremis, à l’image de saint Guillaume, dont le culte à l’abbaye de Gellone
connaît à partir de la fin du Xe siècle un vif essor. Les milieux monastiques
se soucient de valoriser des formes de vie exemplaires menées hors du
cloître, tout en envisageant ce dernier comme le lieu d’aboutissement
logique et nécessaire d’une vie sainte menée dans le siècle. Certains textes
soulignent l’adhésion du héros aux valeurs et à certaines pratiques
monastiques, fut-ce au prix de contradictions ou d’une dérive vers l’utopie,
comme dans la Vie de Géraud où celui-ci, par refus de faire couler le sang,
combat en tournant vers lui la pointe de son épée. Plus souvent, on célèbre
la mansuétude et l’humilité du guerrier, son engagement contre les païens,
ses donations et les bonnes relations qu’il entretient avec les moines. Même
s’il reste délicat d’apprécier l’influence de tels textes et de tels cultes sur les
comportements aristocratiques, ils témoignent de l’étroitesse de la relation
entre moines et grands et de la légitimité religieuse et sociale que ces
derniers en retirent.
Les nouvelles représentations de la société que promeuvent les moines
abondent dans le même sens. Dès les premières décennies du Xe siècle,
Odon de Cluny considère que la société chrétienne repose tout entière sur
l’étroite collaboration des moines et des puissants : il reconnaît ainsi à ces
derniers une fonction éminente de protection de l’Église et des pauvres jadis
dévolue au roi. La représentation sociale promise au plus bel avenir est
toutefois l’idéologie dite des trois ordres fonctionnels, que l’évêque
Adalbéron résume au début du XIe siècle en une formule devenue célèbre :
« Ici-bas, les uns prient, d’autres combattent, d’autres encore travaillent ».
La première formulation d’une telle conception est toutefois bien
antérieure, puisqu’elle est due à Haymon, un moine de Saint-Germain
d’Auxerre, qui, vers 860, explique que l’Église est composée de trois ordres
définis par leur fonction sociale : les clercs, guidés par les évêques, les
guerriers, guidés par les princes, et la foule des producteurs derrière
lesquels on reconnaît surtout les paysans. Les moines des Xe-XIe siècles,
notamment les clunisiens sous les abbatiats de Maïeul (954-994) et Odilon
(994-1049), héritent de cette représentation. Mais dans la postérité des
écrits d’un disciple d’Haymon, Heiric, et sous l’influence des textes du
pseudo-Denis l’Aréopagite, ils durcissent la hiérarchie des trois ordres et
font des moines, spécialistes de la prière, les membres les plus éminents du
premier ordre, aux dépens des évêques et des clercs. Cette image de la
société n’est pas exclusive dans les écrits de l’époque et l’on rencontre
encore, par exemple, l’ancienne tripartition statutaire carolingienne entre
clercs, moines et laïcs. Mais sa diffusion reflète à la fois les nouvelles
ambitions des moines, la primauté acquise par la prière et le rôle majeur
attribué à l’ensemble des puissants laïcs dans la marche de l’Église et du
monde.

U F ( Xe )

U dame, Doda, commandait un château appelé Castelnau au


pays de Quercy, sur la Dordogne. De son vivant, elle avait possédé
injustement une terre de sainte Foy, le domaine d’Alans. Au soir de sa
vie, se sentant déjà à l’agonie, elle pourvut au salut de son âme et
restitua cette terre à l’abbaye de Conques. Son petit-fils Hildegaire,
fils de sa fille, hérita de ses grandes richesses et de ses autres
prérogatives. Il était seigneur du château très renommé de Penne, au
pays d’Albi. Il osa s’emparer de nouveau du domaine et le soustraire à
l’abbaye de Conques.
Les moines eurent recours à l’assistance divine pour arracher leur
propriété des mains de ce violent ravisseur. Ils résolurent de porter,
selon leur coutume, avec toute la pompe d’une nombreuse procession,
l’effigie vénérable de la vierge sainte dans leur terre envahie. Au sujet
de cette statue, comme on pourrait croire à quelque superstition,
j’exposerai plus loin mon sentiment. Or l’un des vassaux d’Hildegaire
[…] voulant fêter solennellement le jour de Noël, se trouvait dans un
grand festin, au milieu d’une brillante réunion de chevaliers et de
serfs. Échauffé par le vin, il se livra, comme il arrive en pareil cas, à
divers propos orgueilleux et insultants. Dans le cours de ses vaines
déclamations, il en vint à dénigrer et attaquer les serviteurs de sainte
Foy, les traitant honteusement d’impur fumier et protestant qu’il ne
tenait aucun compte de la démarche des moines qui transportaient
dans la terre concernée leur statue ou plutôt une larve grotesque et
hideuse. Cela ne l’empêcherait nullement, disait-il, de soutenir le droit
de son seigneur par la force et à outrance, et même il n’hésiterait pas
à accabler cette statue de toutes sortes d’insultes, à la fouler aux
pieds. On se lasserait de dire avec quelles moqueries et quels rires
l’insensé se complut à répéter ces indignités jusqu’à trois et quatre
fois. Mais tout à coup, un tourbillon envoyé par la vengeance divine se
déchaîne avec un fracas épouvantable. La terrasse tombe réduite en
pièces, la charpente craque et se disloque, la toiture entière s’écroule
avec l’étage inférieur. Cependant, il n’y a pas d’autre victime que cet
effronté, ainsi que sa femme et cinq serviteurs. Et afin que personne ne
puisse attribuer au hasard, comme on le fait en pareil cas,
l’écroulement de la maison et à cet écroulement seul la mort de ces
gens, sans que Dieu ait frappé, ils furent emportés tous les sept à
travers les fenêtres et retrouvés à une grande distance de la maison.
Leurs restes sont ensevelis dans le cimetière de Saint-Antonin, au pays
d’Albi.
Apprenez vous tous, hommes rapaces et envahisseurs des biens de
l’Église, combien sont irrésistibles les châtiments de Dieu et
équitables ses jugements. Sa vengeance ne cède devant aucune
puissance. Si elle épargne dans le présent, elle frappera un jour plus
durement. Si elle diffère de châtier dans le temps, elle vous réserve une
punition plus redoutable et plus terrible dans les flammes éternelles.
Livre des miracles de Bernard d’Angers, vers 1010-1014.

De manière sous-jacente cette valorisation idéologique de l’aristocratie


repose sur l’origine sociale commune des moines et des guerriers. Mais elle
renvoie aussi à une vraie connivence éthique. Dans le cadre d’une société
dure et brutale, les uns et les autres sont animés par la même conception
militante, combattante, de l’action dans le monde, ce que révèlent à la fois
le succès auprès des moines d’un texte comme la Psychomachie de
Prudence, leur goût pour la représentation, dans les enluminures et les
sculptures, des scènes de combats entre anges et démons, ou encore le
lexique des chartes de conversions tardives, qui suggère la commune
vocation des deux « milices », la terrestre, aristocratique et guerrière, et la
céleste, à la fois monastique et angélique, à servir (c’est le sens premier du
verbe militare) les mêmes buts. On retrouve cette sensibilité guerrière du
monachisme dans la valeur agonistique attribuée aux prières liturgiques
dans le vaste combat mené contre le diable et les démons, comme, de
manière plus ponctuelle, dans les pratiques liturgiques nouvelles telles la
clameur, ce rituel de supplication par lequel une communauté monastique
demande à Dieu d’exercer sa vengeance, ou bien l’humiliation des saints, ce
rituel par lequel les moines affligent les reliques de leurs saints de toutes
sortes de brimades (les dissimulant, les recouvrant de cendres, les fouettant)
afin de provoquer leur intervention (ou la crainte de celle-ci) contre leurs
adversaires. On la retrouve encore dans le mimétisme frappant entre les
pratiques de la faide aristocratique et certains miracles de châtiment exercés
par les saints, tels ceux rapportés dans les premiers chapitres du Livre des
miracles de sainte Foy rédigés par Bernard d’Angers vers 1010-1014.

Les trois ordres de la société selon Heiric d'Auxerre repris par Odilon de Cluny
Les trois ordres de la société selon Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai

Évêques et chanoines face au défi monastique

Dès la première moitié du Xe siècle, les critiques adressées par Odon


de Cluny et Jean de Salerne aux chanoines de Saint-Martin de Tours
témoignent de l’esprit de supériorité des moines et des tensions qui les
opposent aux tenants d’un mode de vie plus proche des laïcs. À partir de la
fin du Xe siècle, l’essor du monachisme et les relations privilégiées des
moines avec les grands laïcs suscitent à leur tour les réserves voire
l’hostilité d’une partie des évêques et des clercs, surtout parmi les tenants
d’une conception plus traditionnelle de l’Église et des pouvoirs. C’est en
particulier le cas dans le nord de la France et en Lotharingie, où les évêques
disposent de prérogatives et d’un prestige importants, renforcés par la
politique des empereurs ottoniens et saliens. Ici, les évêques encouragent la
réforme monastique mais dans le cadre d’une étroite soumission à leur
autorité. Les archevêques de Reims acceptent ainsi de se déposséder de
plusieurs abbayes de leur episcopatus en y restaurant ou en y réformant la
vie monastique (Saint-Remi en 945, Saint-Basle de Verzy en 952, Mouzon
en 971 et Saint-Thierry en 972), mais tout en préservant dans leur intégrité
leurs droits canoniques sur les nouvelles communautés.
Dans ce contexte, la rivalité entre évêques et moines se cristallise
autour de plusieurs problèmes. Le premier est l’exemption de l’autorité
épiscopale obtenue par certaines communautés monastiques. Étroitement
associée à la question de la primauté juridictionnelle de la papauté, puisque
c’est le pape qui accorde les exemptions, cette question agite les conciles
septentrionaux des années 990-1020, au cours desquels les abbés de Fleury
et de Cluny sont souvent vivement pris à partie par les évêques. Plus
généralement, les évêques attribuent à l’influence des moines sur les grands
et le roi des conséquences déstabilisatrices sur l’ordre social et politique. La
dénonciation des conciles de la paix de Dieu, du moins ceux qui sont tenus
hors des cités sous la direction de certains abbés, la suspicion à l’égard du
rôle des moines – qui s’exerce au détriment de l’autorité judiciaire de
l’évêque – dans la résolution des conflits qui déchirent l’aristocratie, la
condamnation de la complicité « psychologique » entre moines et guerriers,
tout ceci se mêle dans les très rudes réquisitoires lancés contre les moines,
en particulier ceux de Cluny, par les évêques Gérard de Cambrai, à
l’occasion d’une assemblée tenue à Douai vers 1024/1025, et Adalbéron de
Laon, dans son fameux poème dédié au roi Robert le Pieux composé à la fin
des années 1020. Les deux hommes avaient été formés à Reims et étaient
issus de grandes familles lotharingiennes liées au pouvoir impérial. Face
aux moines, ils réaffirment le rôle primordial des évêques et réaménagent,
au profit de ces derniers, la conception trifonctionnelle de la société. Ces
critiques ne sont pas sans écho dans le royaume de l’ouest. On les retrouve
par exemple en Normandie dans le cercle qui entoure l’archevêque de
Rouen, pour partie issu de l’école cathédrale de Laon. Mais en définitive,
les moines réformateurs, que leurs liens étroits avec l’aristocratie
seigneuriale et chevaleresque confortent, l’emportent sur ce parti épiscopal
et parviennent même à rallier certains des plus illustres évêques de
l’époque, tels Fulbert, évêque de Chartres, et Brunon, évêque de Toul, le
futur pape Léon IX (1049-1054).
Les moines n’avaient le monopole ni de la vie régulière, ni de la faveur
des grands. En Lotharingie, comme dans le reste de l’Empire, mais aussi
dans le royaume de Bourgogne, les communautés féminines de
chanoinesses connaissent un succès croissant au cours du Xe siècle. Les
familles aristocratiques apprécient de pouvoir y placer les veuves et
certaines filles et recherchent leurs services en faveur des défunts. Elles
apprécient aussi de pouvoir en conserver facilement la tutelle en contrôlant
les élections abbatiales. Dans le royaume de l’ouest, ces communautés
féminines sont beaucoup plus rares. En revanche, il se produit entre la fin
du Xe et le milieu du XIe siècle, de la Flandre à l’Anjou en passant par la
Normandie, l’Île-de-France et la Champagne, une véritable floraison de
petits chapitres masculins, en lien étroit avec la multiplication des sites
castraux. Plus faciles à fonder qu’une abbaye et strictement soumis à leur
fondateur, ces petits chapitres sont dus à l’initiative des comtes ou de
seigneurs désireux de donner un certain lustre au service cultuel rendu dans
les églises ou les chapelles associées à leurs résidences castrales et soucieux
de bénéficier des services de maîtres de l’écriture. Ils sont dotés d’un
patrimoine foncier et ecclésiastique réparti en prébendes individuelles,
tandis que leurs membres, issus des familles chevaleresques de la fidélité
princière ou seigneuriale, vivent au château dans l’entourage du maître et de
leurs parents. Ces chapitres confortent ainsi la domination du château et de
la mesnie castrale sur la seigneurie environnante.
Cependant, le modèle monastique finit par peser sur toutes ces
communautés. À partir de la fin du Xe siècle, les fondations de couvents
féminins suivant la règle bénédictine se multiplient, aussi bien à l’est qu’à
l’ouest, et à compter des années 1030-1040 nombre de petits chapitres sont
captés par les grandes abbayes et peu à peu transformés en prieurés. Les
chanoines entourant les évêques sont parfois eux-mêmes attirés par le
prestigieux modèle monastique. La situation de ces clercs est en fait
extrêmement variable d’un diocèse à l’autre et reste en général mal connue,
faute de sources suffisantes. À l’époque carolingienne et déjà sous
inspiration monastique, la règle d’Aix (817) avait souhaité que les
chanoines adoptassent la vie commune et pussent disposer d’une partie du
patrimoine de l’église cathédrale. Cette dernière recommandation, qui
impliquait le partage de ce patrimoine en deux menses, épiscopale et
canoniale, ne s’applique que progressivement, selon une chronologie et des
rythmes très variés d’un siège à l’autre. Bien établie à Beauvais, Noyon,
Toul, Verdun ou Metz dès le IXe siècle, adoptée à Langres au début du
Xe siècle, elle n’est pas encore engagée dans la plupart des autres diocèses
avant le XIe siècle. Le plus souvent ces partages avantagent l’évêque, auquel
sont réservés les droits liés à l’exercice de pouvoirs publics (tonlieux,
monnaie, droits sur les minorités juives…) et la tutelle sur les abbayes
soumises à l’ordinaire. L’adoption de la vie commune, qui fut pratiquée à
Metz, Autun ou Lyon dès le IXe siècle, suscite encore plus de réticences.
Vers 972 à Reims, à partir des années 1029-1050 à Arles, Avignon, Apt ou
Maguelonne, elle est cependant introduite ou réintroduite dans un certain
nombre de chapitres, à l’initiative d’évêques influencés par le monachisme
réformé, au prix parfois d’une division temporaire en deux collèges
canoniaux.

II. L
Il y a dans la société des Xe et XIe siècles un puissant besoin de sacré et
la conviction qu’une relation directe avec le divin peut être établie ici-bas
par l’intermédiaire de pratiques, d’objets, de lieux spécifiques. Le sacré est
donc incarné, ouvrant la possibilité de tisser de multiples liens entre le
matériel et l’immatériel.
Les clercs sont considérés comme les spécialistes de ces liens, les
mieux à même de les connaître, de les mettre en œuvre, d’en légitimer les
formes et le sens au regard de la religion chrétienne, ou bien au contraire de
les disqualifier comme « superstitions » ou « survivances païennes ». Sur
ces croyances traditionnelles qui échappent à l’emprise ecclésiastique nous
ne savons presque rien d’autre que ce que nous en rapportent les clercs, qui
relaient en abondance des lieux communs issus de la tradition patristique et
hagiographique. Mais il est clair que les limites ne sont pas vraiment
étanches entre les différents registres de croyance et que les domaines du
profane et du sacré, comme la définition même du sacré, ne font pas l’objet
d’une appréhension consensuelle, y compris chez les clercs, comme le
montrent par exemple, au début du XIe siècle, l’embarras puis
l’enthousiasme de Bernard, écolâtre d’Angers et ancien élève de Fulbert de
Chartres, devant les formes prises par le culte des reliques dans les
sanctuaires d’Aurillac ou de Conques. En outre, les clercs n’ont pas
toujours le monopole du sacré chrétien et les élites laïques, en particulier les
rois et les princes, cherchent souvent à se l’approprier, en général avec le
consentement et la collaboration des clercs eux-mêmes. La répartition des
rôles vis-à-vis du sacré le plus légitime présente donc elle-même une
relative ambiguïté.
Cependant, une évolution profonde se dessine, qui se renforce à partir
du XIe siècle. Le sacré fait l’objet d’une définition de plus en plus précise et
d’une prise en charge de plus en plus exclusive de la part de l’institution
ecclésiale. Cette évolution n’est pas encore le fruit d’un mouvement
coordonné et organisé. Elle ne concerne pas tous les champs de la vie
sociale au même rythme ni avec la même ampleur. Ses promoteurs sont
eux-mêmes divers : on trouve au premier rang les moines réformateurs,
mais certains cercles épiscopaux, en particulier dans l’espace impérial,
jouent un rôle tout aussi décisif.

Le pouvoir des reliques


Le culte des reliques, sans aucun doute la manifestation sociale et
religieuse la plus évidente du besoin de sacré, connaît aux Xe-XIe siècles un
développement considérable. Le désarroi provoqué par les agressions
extérieures et par la crise de l’ordre carolingien dynamisa un moment le
phénomène. Mais c’est surtout l’essor du monachisme et la vigueur de la
demande sociale, aristocratique et populaire, qui le portent à un niveau
exceptionnel.
Le renouveau monastique s’accompagne d’abord d’une intense
circulation de reliques. On cherche à récupérer celles qui ont jadis été mises
à l’abri des pillards normands ou sarrasins dans de lointains sanctuaires qui
ne veulent pas toujours les restituer. On en acquiert d’autres, on en échange,
on en partage. Au besoin, on va même en dérober dans un sanctuaire voisin,
la réussite de l’entreprise témoignant aux yeux de tous de la bienveillance
du saint à l’égard de ce « vol sacré ». C’est que les reliques sont absolument
nécessaires pour la consécration des autels et le rayonnement de tout nouvel
établissement. Elles fondent son identité, comme le montre le fait que la
plupart des donations foncières sont directement adressées à la personne
même des saints. Les communautés monastiques rédigent par conséquent
avec ardeur des Vies des saints, des récits de translation et des recueils de
miracles. Nombre de ces textes intègrent le saint et ses reliques dans une
histoire locale, en résonance avec la diffusion de la foi chrétienne, le
développement de l’Église, la prospérité du pays et le rôle bienfaisant des
pouvoirs régionaux, épiscopaux et nobiliaires. Quelques-uns, en particulier
dans les régions méridionales, préfèrent associer les sanctuaires et leurs
reliques à la geste glorieuse des souverains carolingiens, fût-ce au prix de
reconstructions légendaires.
Les princes soutiennent toutes ces entreprises et tentent même parfois,
comme nous l’avons vu, d’en retirer pour eux-mêmes un certain prestige et
une aura de sacralité. Aux côtés des évêques, ils jouent aussi un rôle décisif
dans l’enrichissement des trésors et dans la diffusion des reliquaires
anthropomorphes, si caractéristiques des Xe-XIIe siècles. Les plus anciens,
aujourd’hui disparus, ne nous sont connus que par des dessins. Il s’agirait
du chef-reliquaire de saint Maurice, offert par le roi Boson à la cathédrale
de Vienne vers 879-885, et de la statue de la Majesté de la Vierge à
l’Enfant, réalisée par l’évêque de Clermont Étienne II ( † 984) pour sa
nouvelle cathédrale. Cette dernière statue devait être placée sur une
colonne, derrière l’autel de l’abside centrale, évoquée dans le récit du rêve
de l’abbé Robert de Mozat, à la suite duquel figure le dessin de la Majesté,
comme le saint des saints de la nouvelle Jérusalem céleste. Selon le rêve de
l’abbé, la statue aurait en outre été achevée grâce à l’action miraculeuse de
la Vierge elle-même, qui aurait envoyé un essaim d’abeilles, virginales par
nature, délivrer les orfèvres des mouches diaboliques qui empêchaient leur
travail. Ce type de reliquaires se répand largement dans les régions
méridionales et lotharingiennes, le plus souvent par l’intermédiaire de
donations aristocratiques. L’exemple le plus célèbre est la Majesté de sainte
Foy de Conques, issue du remaniement, au tournant des Xe et XIe siècles,
d’une première statue reliquaire carolingienne elle-même façonnée à partir
d’une tête tardo-antique. Recouverte de feuilles d’or parsemées de pierres
précieuses, de camées et de cristal de roche, elle donne à voir dans la
splendeur un corps glorieux, image de la résurrection. Assise sur un trône
dans une position de majesté, empreinte d’un certain hiératisme, elle dégage
une impression de puissance et d’autorité mystérieuse. À l’occasion de son
voyage dans le Midi, Bernard d’Angers a bien relevé la dévotion mêlée de
crainte qu’une telle image suscitait parmi les populations locales, paysans et
seigneurs confondus. En bon disciple de saint Augustin et de saint Martin, il
réprouva d’abord les excès « idolâtres » d’un tel culte, alors inconnu au
nord de la Loire, mais fut bientôt converti par les miracles réalisés devant la
statue.
Le pouvoir reconnu aux reliques explique qu’elles soient
abondamment sollicitées dans les relations sociales et politiques. Les
communautés monastiques les exhibent lors des plaids judiciaires ou les
manipulent au cours de rituels comme les humiliations de reliques ou les
malédictions solennelles dans le but d’impressionner ou d’intimider leurs
adversaires. Les princes et les évêques les font venir sur les lieux de
certains conciles de la paix ou de la trêve de Dieu, dans une démarche à la
fois pénitentielle et propitiatoire, pour s’attirer les faveurs de Dieu et
vaincre les résistances des éventuels récalcitrants. Les grands laïcs y ont
aussi souvent recours lors de la prestation de serments de sécurité ou de
fidélité pour conférer plus de solennité aux cérémonies et de garantie aux
engagements échangés. Sur la broderie de Bayeux, l’Anglo-Saxon Harold
est ainsi représenté prêtant serment au duc de Normandie Guillaume une
main sur une châsse, vraisemblablement apportée pour l’occasion, l’autre
sur un autel, qui suggère que la scène se déroule dans une église.
L « » C .

Ce dessin figure dans un manuscrit de la fin du Xe siècle ou du début XIe siècle


composé à la cathédrale de Clermont. Il ouvre le récit par le diacre Arnaud de la
vision de Robert, abbé de Mozat : celui-ci avait vu en songe, avant sa construction, la
nouvelle église cathédrale voulue par l’évêque Étienne II (942-984), ainsi que la
statue de la Vierge qu’elle devait abriter. Ce manuscrit contient par ailleurs plusieurs
œuvres de Grégoire de Tours (originaire de Clermont), parmi lesquelles une réécriture
du récit apocryphe du Pseudo-Méliton, un texte du Ve ou du VIe siècle consacré à la
fin de la vie de Marie et à ses miracles. Il s’agissait donc d’un ensemble de textes à la
gloire de Marie, à laquelle était dédiée la cathédrale de Clermont. Le dessin apparaît
clairement comme une représentation de la statue réalisée vers 946 par le clerc
Aleaume, un chanoine de Clermont, architecte et orfèvre. L’évêque Étienne était aussi
abbé de Conques et avait peut-être trouvé son inspiration dans la première statue de
sainte Foy. Quoi qu’il en soit, la statue de Clermont, aujourd’hui disparue, apparaît
comme le prototype des Vierges en majesté si répandues dans le centre de la France
aux XIe et XIIe siècles. Sur le dessin, la Vierge porte un voile et tient un sceptre en
forme de croix hastée, attribut de l’Église et de la Sagesse, comme sur les ivoires
carolingiens. Elle est assise « en majesté » sur un trône décoré de motifs
d’architecture traditionnellement employés pour évoquer les murs de la Jérusalem
céleste. Elle porte son fils sur ses genoux, lui servant à son tour de trône. Ses pieds
reposent sur une estrade. La statue de Clermont représente ainsi la Vierge-Église,
dépositaire de la Sagesse et de la parole de salut du Christ (Jésus a la main droite
levée, l’index et le majeur dressés), dans l’attente de la fin des temps. La parenté entre
le trône de la Vierge et certains sièges épiscopaux des XIe-XIIe siècles redoublait
cette signification, en lui associant une référence directe au siège épiscopal de
Clermont et au rôle de l’évêque dans la société et dans l’Église.

Dans une société où les conditions de vie sont dures, les reliques
représentent la possibilité d’un accès direct au sacré qui est promesse de
protection et de guérison, aussi bien corporelle que spirituelle. Cette
croyance dans les pouvoirs apotropaïque et thaumaturgique des reliques est
partagée par toutes les catégories sociales et en premier lieu par les élites
ecclésiastiques, comme en témoignent la passion accumulatrice de Richard
de Saint-Vanne ou l’intense dévotion d’Isarn de Saint-Victor. Tout ceci
explique l’essor considérable des pèlerinages dès la seconde moitié du
Xe siècle. Les plus fréquentés sont les pèlerinages régionaux et locaux le
plus souvent liés aux sanctuaires monastiques, à l’image de Sainte-Foy de
Conques, du Mont Saint-Michel, de Saint-Benoît-sur-Loire ou de Saint-
Gilles. Le long pèlerinage effectué par le roi Robert le Pieux en 1019-1020
le conduit ainsi dans les plus grands sanctuaires de la France méridionale,
jusqu’à Saint-Sernin de Toulouse. Mais les pèlerinages lointains
connaissent aussi un vif renouveau, surtout auprès des grands. En dépit des
difficultés que traverse la papauté, le prestige de Rome croît de manière
continue. Les évêques, abbés et princes catalans s’y rendent régulièrement
dès les années 950-970. Au début du XIe siècle, ils sont imités par les grands
de Francie tels Guillaume V d’Aquitaine ou le roi Robert le Pieux. Le
pèlerinage à Jérusalem attire aussi de plus en plus : l’entreprennent des
abbés aussi divers que Garin de Cuxa (avant 974), Adson de Montier-en-
Der (en 992) ou Poppon de Stavelot (vers l’an mil). En 1002 et 1008, le
comte d’Angers Foulques Nerra s’y rend à deux reprises pour expier ses
fautes. Les premiers chevaliers normands que les abbayes et les potentats
lombards d’Italie méridionale recrutent comme mercenaires, dans les
années 1010, étaient probablement des pèlerins de retour de Terre sainte. La
multiplication de ces voyages contribue au succès croissant des reliques
« évangéliques », dont témoignent, par exemple, le culte des saints
Innocents à Cluny ou Saint-Victor de Marseille au début du XIe siècle,
l’invention du chef de saint Jean-Baptiste à Saint-Jean d’Angély en
avril 1016 ou les débuts du culte de la Madeleine à Vézelay vers 1020-
1050.

L - F .

Ce célèbre reliquaire anthropomorphe, d’aspect massif et hiératique, renferme une


partie des reliques de sainte Foy, dérobées à Agen en 883 (ou peu avant) par les
moines de l’abbaye de Conques, en Rouergue, à l’occasion d’un « vol pieux » (furtum
sacrum). Tandis que les ossements de la sainte – une jeune martyre du IVe siècle –
furent déposés dans une châsse, son chef, enveloppé dans une soierie byzantine, fut
inséré dans une âme de bois sur laquelle fut fixée une tête provenant d’un buste du
Bas-Empire en tôle d’or. L’ensemble fut recouvert d’or et enrichi de pierres
précieuses, d’émaux, de camées antiques et d’intailles en cristal de roche de l’époque
carolingienne, issus du trésor de l’abbaye et des offrandes des pèlerins. La statue a
longtemps été datée de la fin du Xe siècle, mais il est plus probable qu’elle remonte à
la fin du IXe siècle ou au début du Xe siècle, même si elle connut une profonde
transformation à la suite d’un retentissant miracle – la guérison d’un aveugle-né –
survenu aux environs de 985. Elle continua d’être enrichie tout au long du Moyen
Âge, comme l’attestent les ajouts de globes en cristal de roche sur les montants du
trône (aux dépens de deux colombes d’or serties de pierreries, offertes par l’abbé de
Beaulieu vers 984-1005 et aujourd’hui disparues), d’un quadrilobe gothique de la
seconde moitié du XIIIe siècle sur la poitrine, de disques d’or datés du XIVe siècle
sur les genoux… Le culte de sainte Foy fut en effet remarquable. Il nous est
particulièrement bien connu grâce au Livre des miracles de sainte Foy, rédigé vers
1010-1012 par Bernard, écolâtre d’Angers, qui après l’avoir considéré comme une
pratique idolâtre, se fit son ardent propagandiste. Ce culte connut un succès croissant
au cours des XIe-XIIe siècles, en relation avec la Reconquista, en raison de la
présence de nombreux Rouergats en Espagne et de la spécialisation de la sainte dans
la délivrance des prisonniers.

On ne croit plus aujourd’hui à l’existence d’une rupture formelle et


technique entre l’architecture carolingienne et l’architecture préromane et
romane, des notions qui font elles-mêmes l’objet de sérieuses remises en
question. Il reste que le développement des pèlerinages et l’enrichissement
des sanctuaires par l’afflux des donations aristocratiques et des offrandes
entraînent, à partir du milieu du Xe siècle, la transformation monumentale
d’un grand nombre d’édifices cultuels. On a ainsi trace de chantiers au
Mont Saint-Michel, à Fontenelle (Saint-Wandrille), Saint-Martial de
Limoges, Saint-Martin de Tours, Maillezais, Saint-Victor de Marseille,
Saint-Maur-des-Fossés… Deux espaces font l’objet d’un investissement
particulier, en étroite relation avec les exigences symboliques et
liturgiques : les massifs d’entrée et les chevets. Dans la postérité des
massifs occidentaux des grandes églises carolingiennes, plusieurs édifices
se dotent de porches monumentaux, parfois à deux niveaux (une salle
voûtée surmontée d’une tribune), encadrés de deux tours latérales, à l’image
des cathédrales de Reims vers 976, Orléans vers 989-1003 et Mâcon vers
1019-1030, ou des abbatiales de Cluny II en 981, Fécamp avant 996 et
Tournus vers 1050. Dans les églises clunisiennes, ces porches sont parfois
précédés d’un vaste atrium à portiques symboliquement appelé « galilée ».
Ailleurs, on peut se contenter d’une unique tour-porche, comme à Saint-
Germain-des-Prés vers 990-1014 ou Saint-Père de Chartres dans la
première moitié du XIe siècle, qui constitue parfois un sanctuaire spécifique,
comme à Fleury vers 1026-1031. Utilisés pour l’accueil des pèlerins et des
visiteurs et pour certaines cérémonies particulières (la liturgie des Rameaux,
les inhumations privilégiées…), les porches et les « galilées » marquent
symboliquement le seuil des sanctuaires, assimilé à l’entrée de la cité
céleste. On ne s’étonne donc pas de voir qu’un des plus anciens ensembles
de chapiteaux historiés connus, au porche de Fleury, a pour principale
thématique la représentation de scènes de l’Apocalypse. À l’autre extrémité
des églises, les chevets se développent aussi dans des proportions
grandissantes. Parfois, un long transept permet d’échelonner des chapelles
de part et d’autre du chœur comme à Saint-Michel de Cuxa ou Saint-Remi
de Reims. Cependant l’innovation promise au plus grand avenir est
l’apparition du chœur à déambulatoire et chapelles rayonnantes. Il semble
pour la première fois adopté dans la crypte de la cathédrale de Clermont,
récemment redatée entre 1000 et 1019/1020, ainsi qu’au chevet de Saint-
Philibert de Tournus, lui aussi redaté des années 1009-1019. Avant le milieu
du XIe siècle ce nouveau dispositif est attesté aussi bien pour des cathédrales
(Chartres) que pour des sanctuaires monastiques (Saint-Étienne de Vignory)
ou canoniaux (Saint-Aignan d’Orléans). Il permet de guider le flux des
pèlerins autour de l’autel majeur lorsque les reliques y sont exposées.
Situées sous le chœur, les cryptes, connues au moins depuis le IXe siècle,
connaissent elles aussi une diffusion croissante. Abritant les principales
reliques, elles sont considérées comme les lieux les plus saints. Leurs
voûtes renvoient symboliquement à la voûte céleste et les distinguent des
autres parties de l’église, qui restent le plus souvent charpentées. Dans
quelques cas un parti plus original est adopté, comme à Saint-Bénigne de
Dijon où Guillaume de Volpiano fait ériger dans le prolongement de
l’église, entre 1001 et 1018, une crypte monumentale hors d’œuvre en
forme de rotonde, sur le modèle des chapelles palatines et du Saint-Sépulcre
de Jérusalem. L’accès des pèlerins aux reliques peut alors se faire sans
gêner outre mesure les offices monastiques qui se tiennent dans l’église
abbatiale.
L ’H .

Selon le récit de la broderie de Bayeux, la conquête de l’Angleterre par le duc


Guillaume de Normandie est justifiée par le parjure d’Harold, qui aurait rompu son
serment envers Guillaume en s’emparant en 1066 de la couronne d’Édouard le
Confesseur. Le serment d’Harold constitue par conséquent la scène capitale de la
broderie. La scène vient peu de temps après qu’Harold a reçu de Guillaume les armes
de la chevalerie. On y voit Harold prêtant serment à Guillaume en jurant sur deux
reliquaires. À gauche, le duc Guillaume est assis en position de majesté, sur un trône
aux motifs animaliers (représenté de face et légèrement en arrière, sans souci de
réalisme mais pour que l’on puisse bien voir les pieds en pattes de lion et l’oiseau du
dossier), les pieds sur une estrade, l’épée dénudée et levée, symbole de la justice.
Harold est au centre, debout, les deux bras étendus pour toucher les reliquaires. Sa
main gauche est posée sur un autel, ce qui situe la scène dans une église, sans doute la
cathédrale de Bayeux, bien que les sources écrites soient contradictoires sur ce point.
Sa main droite touche un reliquaire, apporté sur un brancard, comme c’était l’usage
pour les conciles ou les grandes assemblées depuis le début du XIe siècle au moins.
Nous ne connaissons pas la nature du serment prononcé par Harold, mais il est
probable qu’il s’agissait de la promesse de respecter le règlement de la succession à la
couronne d’Angleterre prévu par Édouard le Confesseur, privé descendance directe.
L - F : ’ J .

L’abbaye de Fleury-sur-Loire était un monastère particulièrement prestigieux. Fondée


vers 651, elle abritait depuis 672 les reliques de saint Benoît, considéré comme le père
de la tradition monastique occidentale. Réformée par Odon de Cluny au début du
Xe siècle, elle apparaissait depuis comme l’un des principaux foyers de la réforme
monastique. À partir du début du XIe siècle, les imposants massifs occidentaux qui
caractérisaient les églises depuis l’époque carolingienne furent parfois remplacés par
une simple tour surmontant l’espace d’accueil, dont la massivité et la hauteur
imitaient les tours aristocratiques (celle de Fleury comptait sans doute un niveau de
plus à l’origine). Cependant, à la différence des tours-porches de Saint-Germain des
Prés (vers 1014), de Poissy ou de Saint-Père de Chartres (avant 1025), la tour de
Fleury, élevée sous la direction de l’abbé Gauzlin, après l’incendie de l’abbatiale en
1026, se présente comme un édifice ouvert sur l’extérieur, invitant à l’entrée dans
l’église. Cette fonction est soulignée par une symbolique architecturale inspirée du
chapitre 21 du livre de l’Apocalypse – un plan presque carré, avec trois ouvertures sur
trois côtés – qui assimile l’église à la Jérusalem céleste : « La ville […] avait une très
haute muraille, avec douze portes, et douze anges gardaient les portes. Sur les portes
étaient inscrits les noms des douze tribus du peuple d’Israël. Il y avait trois portes de
chaque côté : trois à l’est, trois au nord, trois au sud et trois à l’ouest. La muraille de la
ville reposait sur douze pierres de fondation, sur lesquelles étaient inscrits les noms
des douze apôtres de l’Agneau… Les portes de la ville resteront ouvertes pendant
toute la journée ; et même, elles ne seront jamais fermées, car là il n’y aura plus de
nuit. » Les chapiteaux corinthiens des colonnes du rez-de-chaussée montrent que la
référence à l’Antiquité restait essentielle. Mais d’autres chapiteaux étaient historiés et
puisaient largement leur répertoire dans le même livre de l’Apocalypse, tandis qu’une
fresque représentant le Jugement dernier – aujourd’hui disparue – ornait le revers de
la façade de l’église. L’ensemble manifestait ainsi la dimension eschatologique du lieu
saint, qui ouvrait ici-bas le chemin du salut aux fidèles et aux pèlerins.
L S -M ’ S -B D .

L’abbaye Saint-Bénigne fut entièrement reconstruite par Guillaume de Volpiano, venu


de Cluny en 989 : la première pierre fut posée en 1002, les consécrations d’autels
eurent lieu en 1017 pour la partie basilicale et en 1018 pour la rotonde Sainte-Marie,
élevée à l’est de l’église, au-delà du chœur. L’église a subi deux reconstructions
postérieures (l’une entre 1137 et 1147, l’autre peu après 1272) qui en ont
profondément modifié l’aspect. Quant à la rotonde, elle fut détruite en mai 1792, à
l’exception du premier niveau aujourd’hui situé en contrebas du sol de l’église. Fort
heureusement cet édifice exceptionnel nous est assez bien connu grâce aux planches
publiées en 1739 dans un ouvrage de Dom Plancher (l’Histoire générale et
particulière de Bourgogne) et aux sondages archéologiques effectués entre 1976
et 1978, puis en 2003. Il s’agissait d’un édifice parfaitement circulaire de dix-sept
mètres de diamètre, qui s’inscrivait dans la tradition des églises circulaires byzantines
ou carolingiennes. Il s’élevait sur trois niveaux associés à deux tours permettant de
circuler de l’un à l’autre. Les deux premiers niveaux, dont celui ayant subsisté, étaient
divisés par trois cercles concentriques de huit, seize et vingt-quatre colonnes. Le
réduit central était à ciel ouvert, comme dans l’église de l’Ascension du Mont des
Oliviers. La rotonde était dédiée à Marie, dont l’autel se trouvait au niveau médian, le
niveau inférieur étant consacré à Jean-Baptiste, le niveau supérieur à la Trinité, à
l’apôtre Paul et à l’archange Michel. La rotonde était directement reliée à l’église
abbatiale, au rez-de-chaussée comme au niveau des tribunes, et commandait l’accès à
l’édicule qui abritait, à l’est, le tombeau de saint Bénigne. Elle constituait le théâtre
privilégié de la liturgie processionnelle monastique mise en œuvre à partir de
l’abbatiat de Guillaume. Elle abritait d’ailleurs les trois quarts des autels de
l’ensemble monastique. Elle permettait aussi, à l’image des premiers déambulatoires,
de mieux gérer la circulation des pèlerins lorsque ceux-ci avaient accès au sanctuaire
du saint.
La guerre et la paix : pratiques sociales et
émergence de nouvelles normes

Dans la société des Xe et XIe siècles, la guerre est fréquente. Elle


représente même une composante essentielle de la vie aristocratique. Les
formes de la guerre sont alors partout les mêmes : la chevauchée, l’incendie
ou la prise de forteresses, le pillage… Elle se pratique avec de modestes
effectifs – quelques dizaines de chevaliers, parfois une à deux centaines – et
dans un périmètre limité : il s’agit toujours de guerres vicinales, qui ne
dépassent pas l’horizon des sociétés locales. Les motifs explicites de ces
guerres se révèlent eux aussi identiques d’une région à l’autre : la
concurrence pour la domination de l’espace et des hommes ; la vengeance
ou la « faide », destinée à laver l’offense faite à l’honneur familial, qu’il
s’agisse d’un vol, de la destruction d’un bien, d’un meurtre, du viol ou du
rapt d’une femme. La guerre se nourrit ainsi elle-même, chaque vengeance
en appelant une nouvelle, jusqu’à ce que des tiers, à commencer par des
parents ou des amis des protagonistes, le prince ou l’Église, en la personne
d’un évêque ou d’un abbé influents, parviennent à imposer une médiation et
un arbitrage. On tient alors un plaid où l’on palabre abondamment et où
l’on cherche à dégager un compromis. Lorsque celui-ci paraît difficile à
atteindre, on envisage de s’en remettre au « jugement de Dieu », à l’ordalie
(un duel judiciaire ou une épreuve physique, comme marcher sur des
braises ou être jeté à l’eau les mains liées), dont le déploiement rituel et la
nature à la fois mystérieuse, dangereuse et hasardeuse poussent le plus
souvent l’une des parties à renoncer ou à composer. Le recours au sacré et
au mystère de la toute-puissance divine permet ainsi d’imposer une sortie
du conflit à la fois honorable pour les protagonistes – même si l’examen
précis des arbitrages montre qu’il y a toujours un gagnant et un perdant – et
mémorable pour la communauté, certes souvent de manière temporaire car
le perdant peut à tout moment estimer profitable de relancer le conflit.

U N (1023)
À ’écriture est confié le souvenir du déguerpissement [l’abandon]
qu’ont fait l’abbé Auger et les chanoines de Saint-Paul, en faveur de
Raimond Ezalger, de l’alleu pour lequel ils se disputaient. Auger et les
chanoines contestaient le droit de Raimond et pareillement Raimond
celui de l’abbé et des chanoines. Il s’ensuivit une longue dispute, qui
se résolut en un plaid fait entre eux avec des fidéjusseurs [garants
sous serment], convenus de part et d’autre, dans la main du vicomte
Bérenger [de Narbonne], de cinq cents sous et d’un duel. Ensuite vint
le jour prévu pour le duel suivant la garantie prévue et l’accord. Le
représentant dudit abbé, à qui il avait été enjoint de combattre, après
avoir reçu la communion, se préparait à combattre. Alors arrivèrent
ceux qui avaient été présents au plaid, à savoir l’archevêque Guifred
[de Narbonne], le vicomte Bérenger et Richard, également vicomte, et
l’abbé Bernard et Hugues Iscafred et Armand et Ibroïn, avec de
nombreux autres nobles qui y avaient assisté, et ils conseillèrent aux
deux parties de ne pas combattre mais de partager l’alleu. Ainsi en
fut-il décidé.
Lorsqu’arriva le jour dit du partage et que les deux parties étaient
dans l’alleu avec ledit vicomte Bérenger et les autres nobles dont les
noms suivent, Bernard de Cuxac, Guillaume Hugues, Ambard, Riquin,
Gisalfred, Bonafos de Lunas et bien d’autres, ils dirent de faire ainsi :
si c’est l’abbé qui instituait les deux parts, c’est Raimond qui
choisirait sa part le premier ; si c’est Raimond qui faisait le partage,
c’est l’abbé qui choisirait sa part. Raimond choisit alors que l’abbé
fasse le partage et que lui-même choisisse en premier.
Mais Raimond dit ensuite qu’il était mécontent de ce qui avait été
fait ; l’abbé, pour lui donner satisfaction et ne pas paraître lui faire
injustice, dit que si Raimond le voulait, ils reviendraient à l’accord
précédent et feraient la guerre afin que le jugement de Dieu montre
qui était dans son droit et lequel des deux lui agréait. Quand enfin fut
venu le jour où devait être signé le pacte de cinq cents sous, il ne
convint plus à Raimond et il choisit de revenir à la solution du
partage, ce qui fut fait.
Nous, Auger, abbé et les chanoines de Saint-Paul, nous te remettons à
toi, Raimond, la part que tu as choisie [suit la délimitation] ; autant
qu’il est convenu à l’intérieur des quatre confins, nous te
l’abandonnons sans aucune réserve, en présence de Bonafos de Lunas
et Gisalfred et Bernard de Cuxac et de nombreux autres.
Cette charte de déguerpissement et d’évacuation a été faite le 11 des
calendes d’avril [22 mars], l’an de l’Incarnation 1023, Robert
régnant en Francie depuis 33 ans à ce qu’il est dit. Galinus sacriste,
R. prévôt, Déodat, Ibrin de Durban, Beluz de Jonquières, Austen de
Bages. Pons prêtre écrivit au jour et années dessus dit.

Cette logique de la conflictualité aristocratique délivre deux


enseignements. Le premier renvoie à l’étroite articulation de la guerre et de
la paix : l’une ne s’oppose pas à l’autre, pas plus que l’une ne met un terme
définitif à l’autre. Guerre et paix s’entremêlent, ne constituent jamais que
des étapes transitoires de cycles conflictuels dont les sources nous révèlent
la fréquente réactivation. La paix, si l’on accepte de l’envisager comme les
hommes de ce temps, c’est-à-dire comme un moment de négociation et
d’arbitrage, n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Le
deuxième enseignement fourni par la conflictualité aristocratique tient au
fait que la violence chevaleresque s’exerce toujours dans un cadre bien
défini, fait de coutumes et de valeurs partagées, même si celles-ci
demeurent en général implicites. Au-delà des divisions et des déchirements
que chaque conflit manifeste et entretient, l’adhésion à un code de
l’honneur, l’exercice de la solidarité, le goût du combat et des âpres
discussions fortifient la communauté aristocratique et renforcent sa
cohésion globale, tout en la distinguant du reste de la société, aussi bien
ecclésiastique que laïque. Concrètement, il s’agit pour les grands de
manifester leur puissance, d’exalter des valeurs communes – la force, le
courage, la générosité – de tisser ou de renforcer, dans le compagnonnage
guerrier et l’épreuve partagée, des liens d’amitié, de fidélité ou de parenté.
Il est donc légitime de dire qu’il s’agit d’une violence régulée qui ne
débouche pas sur la destruction du tissu social, mais participe à l’exercice
même de la domination aristocratique, laquelle se réalise bien sûr toujours
aux dépens des « sans armes » (inermes) les plus vulnérables, c’est-à-dire
les paysans, voire, dans une moindre mesure, les moines.
À partir de la fin du Xe siècle, certains milieux ecclésiastiques
envisagent cependant d’aller au-delà d’une justice ordalique ponctuelle et
d’encadrer plus systématiquement la violence aristocratique. C’est une telle
volonté qui inspire les conciles de la « paix de Dieu », comme ceux de la
« trêve de Dieu » qui leur succèdent à partir des années 1040. Les premiers
conciles de paix ont lieu de 978/980 à 994 en France méridionale, à
Laprade près du Puy, Charroux, Narbonne, Le Puy et Anse, à l’initiative de
l’évêque du Puy Gui, de l’archevêque de Bordeaux Gombaud et de
l’archevêque de Lyon Burchard. De nouveaux conciles se déroulent après
1010 à Poitiers, puis de nouveau à Charroux, mais ils se tiennent désormais
sous la présidence du duc d’Aquitaine Guillaume V. Dans les années 1020,
le mouvement s’étend à presque tout le Midi et à la Bourgogne. En
revanche, à l’exception des évêques de Beauvais et Soissons, qui adoptent
quelques mesures de paix en 1023, il suscite les réserves voire l’hostilité de
la plupart des évêques du nord, qui y voient souvent, comme Gérard de
Cambrai, l’influence néfaste de Cluny. Les conciles de la trêve de Dieu
prennent le relais. Quelques mesures de trêve sont adoptées dès 1027 au
concile de Toulouges, dans le diocèse d’Elne, mais le mouvement ne
démarre vraiment qu’en 1040-1042 avec les conciles d’Elne, Montriond et
Saint-Gilles. La trêve gagne ensuite l’ensemble de la Gothie, puis la
Lombardie. Dans les années 1060, elle s’étend en Gascogne et dans deux
régions septentrionales, la Normandie et la Flandre, désormais à l’initiative
de princes qui y voient un instrument de consolidation de leur pouvoir. Les
résistances sont en revanche toujours fortes dans la France de l’ouest, dans
la zone capétienne et en Lotharingie.
Ces conciles rassemblent principalement des clercs, mais on y trouve
aussi des grands laïcs. Ils se déroulent sous la présidence d’un archevêque
ou de plus en plus souvent d’un prince, comme en Aquitaine, en Provence,
en Normandie ou en Flandre. Certains se tiennent en présence de foules
paysannes attirées par la présence des nombreuses reliques apportées pour
l’occasion. Ces assemblées ont en effet une forte tonalité pénitentielle : liées
à un contexte immédiat de crise (une famine, une épidémie, un
débordement exceptionnel de violence aristocratique…), elles dénoncent
d’abord les péchés des hommes, voire de certains d’entre eux en particulier,
et en appellent à la protection des saints pour ouvrir la voie d’un salut
collectif. Dans cet esprit, elles adoptent une série de mesures destinées à
encadrer la violence des puissants par la mise en œuvre d’une
réglementation ecclésiastique particulière. La paix de Dieu cherche à
protéger les personnes vulnérables : les veuves et les orphelins, les clercs et
les moines, l’ensemble des « sans armes », et les lieux considérés comme
sacrés (les églises, certains enclos comme les cimetières). La trêve de Dieu
entend interdire toute guerre durant certaines périodes : le dimanche, les
jours de grande fête, le cycle du Carême et de Pâques, puis les derniers
jours de chaque semaine, du mercredi soir au samedi soir. Ces décisions
sont parfois suivies de la prestation d’un serment de paix par les grands et
les guerriers, serment qui peut être renouvelé à plusieurs occasions.
Le sens de ces conciles donna lieu à des interprétations divergentes de
la part des contemporains eux-mêmes, selon qu’ils étaient moines ou clercs,
impliqués dans l’affaire ou observateurs lointains, et leur interprétation
continue de diviser les historiens. La plupart mettent en scène la
collaboration du prince et des évêques dans la direction conjointe de
l’Église et du peuple chrétien. Et même si parfois certains évêques agissent
seuls, il ne faut pas oublier qu’ils sont liés au prince par la parenté ou la
fidélité et lui doivent leur nomination et leur investiture. Contre les
éventuels récalcitrants, les conciles envisagent d’abord le recours aux
peines spirituelles, l’excommunication ou l’anathème. Mais les puissants
laïcs sont aussi souvent investis de la tâche de faire respecter les décisions
prises et, à une ou deux exceptions près, aucun transfert de compétences
juridictionnelles n’est organisé au profit des évêques. Contrairement à ce
qu’affirment les évêques du nord, les conciles renforcent donc d’abord les
autorités traditionnelles dans le cadre régionalisé des principautés et dans
un esprit néo-carolingien. Dans les terres d’Empire, le mouvement
s’accompagne d’ailleurs de la reconnaissance de l’autorité suprême de
l’empereur.
Cependant, les conciles ne font pas qu’enregistrer le transfert de la
mission de paix et de justice du souverain au bénéfice des évêques et des
puissants laïcs. Ils innovent aussi. À ce propos, on a parfois pensé que la
législation de paix représentait une réaction face à l’essor des violences
chevaleresques et à l’émergence de nouveaux prélèvements autour de l’an
mil. Cette analyse fait désormais l’objet d’une sérieuse révision. L’idée
d’une inflation de la violence aristocratique, dont les patrimoines
ecclésiastiques seraient les premières victimes, ne peut guère être étayée par
une documentation objective. On relève bien dans les chartes, à partir des
années 980-1010, une inflation des dénonciations de la « violence », des
« exactions » ou des « mauvaises coutumes » commises ou exercées par les
guerriers. Mais sous la plume des moines ou des clercs réformateurs, ces
expressions ont le plus souvent un sens moral. Leur emploi vise à produire
une nouvelle norme du juste et de l’injuste qui passe par la délégitimation
de prérogatives ou de pratiques sociales aristocratiques jusque-là
coutumières, comme les rétrocessions en précaire, la répétition rémunérée
des donations, le maintien sur des terres offertes de certains prélèvements
considérés comme indus… À l’arrière-plan de tels discours se dessine une
conception plus exclusive des droits sur la terre, qui vise à remettre en
cause toutes les formes traditionnelles de possessions partagées ou
enchâssées. Plus largement, en cherchant à limiter l’exercice de la violence
dans l’espace et dans le temps et en s’efforçant de soustraire à l’emprise
aristocratique certaines personnes et certains lieux, notamment
ecclésiastiques, les conciles entendent promouvoir une meilleure définition
des champs sacré et profane et une séparation accrue des sphères
ecclésiastique et laïque en matière de comportements, de statuts, d’espaces
et de patrimoines.
Ce projet renvoie en bonne partie à l’influence du monachisme
réformateur. On a depuis longtemps souligné la connivence entre certains
canons conciliaires et les écrits d’un Abbon de Fleury. D’autres canons font
écho aux privilèges d’immunité et d’exemption alors réclamés et obtenus
par plusieurs établissements monastiques (de nouveau Fleury, Cluny…).
Certains abbés jouent d’ailleurs un rôle direct dans la diffusion de la
législation de paix, en particulier Odilon de Cluny qui participe au concile
de Verdun-sur-le-Doubs en 1016 et influence un prélat comme l’archevêque
d’Arles Raimbaud. Les mesures de paix entrent enfin en résonance avec
bien des récits composés dans les cercles monastiques, à commencer par les
recueils de miracles. Les Miracles de saint Benoît, rédigés à Fleury entre la
fin du IXe siècle (livre 1) et le début du XIe siècle (livres 2 à 7), montrent
ainsi la vindicta du saint, sa puissance vengeresse, s’exercer aux dépens des
mauvais chevaliers, agresseurs et pilleurs des domaines monastiques.
En définitive, les conciles de la paix et de la trêve de Dieu se
caractérisent par leur ambivalence. D’une part, ils reflètent l’attachement
des évêques et des princes au vieil ordonnancement carolingien, tout en le
transposant à l’échelle des principautés. D’autre part, ils manifestent
l’émergence de nouvelles orientations idéologiques essentiellement
promues par les moines réformateurs.
Des lieux sacrés

La volonté de mieux définir les sphères profane et sacrée pour mieux


les séparer se manifeste également par un renforcement de la sacralité de
certains lieux. Les premiers d’entre eux sont bien sûr les édifices cultuels.
En la matière, l’héritage de l’époque carolingienne est conséquent :
l’élaboration du rituel de la consécration, tout en renforçant le contrôle de
l’évêque sur les lieux de culte, avait fait de l’église dans son ensemble et
non seulement de l’autel un lieu pur et sacré, dont le diable et les démons
ont été chassés. Par ailleurs, l’essor de l’usage funéraire des églises, même
s’il est encore limité par les interdits conciliaires, enrichit la sacralité et la
fonction mémorielle du lieu de culte, jusque-là seulement fondées sur la
présence des reliques dans l’autel, la célébration eucharistique et la fonction
baptismale. Aux Xe et XIe siècles, les évêques, mais aussi les moines qui, à
partir des années 1020-1030, reçoivent de plus en plus d’églises de la part
des laïcs et fondent eux-mêmes de nouveaux lieux de culte dans leurs
dépendances, diffusent amplement ces conceptions. En retour, celles-ci
aiguisent le désir des seigneurs laïques de se séparer de leurs églises
domaniales en faveur des spécialistes du sacré.
À partir du milieu du Xe siècle l’aire d’asile qui entoure l’église depuis
l’Antiquité tardive voit à son tour sa sacralité renforcée. En Catalogne, les
actes de dotation et de consécration d’églises évoquent régulièrement cette
aire sacrée appelée sacraria ou sagraria, d’un rayon de trente pas
(quarante-cinq mètres environ) autour du lieu de culte, une aire dont le
statut protégé attire les inhumations et les celliers. Au XIe siècle, plusieurs
canons de la paix ou de la trêve de Dieu (Verdun-sur-le-Doubs en 1016,
Toulouges, à côté d’Elne, en 1027, Barcelone, Vic et Gérone en 1064)
définissent les églises et leurs aires d’asile comme des sauvetés, où les
fugitifs et les biens sont placés sous la protection du lieu consacré. Comme
dans l’Antiquité tardive, une amende de 600 sous est appliquée à celui qui
enfreint cet interdit et cette amende est bien imposée à certains
contrevenants, même si elle est souvent commuée en donation foncière :
vers 1023, Josserand de Merzé doit ainsi s’acquitter d’un don de terres pour
compenser l’homicide commis devant la porte du monastère de Cluny ; en
1055, les agresseurs des moines et profanateurs d’un cimetière à Chaudols
doivent faire de même au profit de Saint-Victor de Marseille.
Ce dernier exemple montre que les aires funéraires commencent aussi
à faire l’objet d’une sacralisation. Les premières mentions de rituels de
déambulation étendant aux aires d’inhumation des pratiques liturgiques
jusque-là réservées aux lieux de culte datent en effet du Xe siècle, mais elles
demeurent cantonnées au monde anglo-saxon. Sur le continent, les
premières consécrations de cimetières sont attestées en Lotharingie, à
l’abbaye de Stavelot en 1040, puis à Bouzonville et Besançon en 1049 et
1050, à l’initiative de l’ancien évêque de Toul Brunon, devenu en 1049 le
pape Léon IX. Quelques chartes font aussi allusion à des consécrations de
cimetières en Île-de-France et à Vitré, en Bretagne, dans les années 1040-
1060. Le rituel consiste en général en une procession délimitant l’espace
consacré, qui est dès lors considéré comme le mieux à même de protéger les
âmes et les corps contre le diable et ses démons dans l’attente du Jugement
dernier. Cette évolution encourage le regroupement des inhumations dans
des aires communes resserrées autour des lieux de culte ou accolées à eux.
Le processus a été remarquablement mis en lumière par les fouilles
archéologiques menées à Rigny, dans le diocèse de Tours, qui révèlent la
concentration des tombes autour de l’église entre la fin du Xe et le milieu du
XIe siècle. En Catalogne, à la même époque, les nombreuses chartes de
consécration d’églises du diocèse d’Urgell comprennent la concession d’un
cimetière, la mise en place du prélèvement de la dîme, voire une
délimitation sommaire du territoire paroissial, procédant à un encadrement
inédit des populations rurales. Certes, il s’agit d’un cas de figure
exceptionnel, propre à une région de repeuplement : ces différentes
dimensions de la constitution d’une paroisse se développent ailleurs
séparément et sur le temps long des Xe, XIe et XIIe siècles. Mais le lien entre
la consécration de l’église et la concession d’un cimetière est bien
révélateur de l’évolution en cours.
Un dernier phénomène est significatif : la transformation de la nature
de l’immunité. À partir du tournant des IXe et Xe siècles, comme en
témoignent les privilèges accordés à Saint-Denis en 898, Corbie en 901 ou
Saint-Martin de Tours en 918-919, l’immunité n’est plus un privilège
général accordé à une communauté, mais se voit soigneusement rapportée à
un espace. L’immunité ainsi restreinte à un certain périmètre associé au
sanctuaire et rigoureusement délimité, le plus souvent par une enceinte,
favorise l’émergence de petits territoires monastiques ou canoniaux séparés
de leur environnement et dotés d’une forte homogénéité religieuse,
seigneuriale et territoriale.
Cette sacralisation croissante des églises, des aires d’asile, des
cimetières et de quelques territoires immunistes tend à en faire les lieux
exclusifs de la relation entre les hommes et le divin, par l’intermédiaire des
clercs et des moines qui en fondent la sacralité et en règlent les usages. Sa
principale conséquence dans le champ social et religieux est donc de
renforcer la médiation ecclésiastique. Elle vient ainsi peu à peu ébranler
l’imbrication des sphères profane et sacrée héritée de l’époque
carolingienne et perpétuée au sein des principautés régionales. Par ailleurs,
le prestige croissant attaché à ces lieux tend aussi à en faire des pôles
d’attraction pour l’habitat ou certaines activités des hommes. Dans la
première moitié du XIe siècle, ces évolutions n’en sont qu’à leur début, mais
elles portent en germe des phénomènes de grande ampleur : la réforme
« grégorienne » et la concentration de l’habitat autour des églises.
U .

Sur ce chapiteau du milieu du XIIe siècle, situé dans le narthex de l’église abbatiale
de Vézelay, l’iconographie du mariage est détournée au profit d’une scène de tentation
diabolique : au père ou au prêtre qui unit les conjoints s’est substitué le diable, qui
propose une femme à saint Benoît pour le convaincre de renoncer à l’état monastique.
La victoire du moine est symbolisée par le livre sacré, que le saint brandit devant lui,
et par la main levée, expression de son ferme refus. L’inscription qui surmonte le
chapiteau et identifie les personnages dit par ailleurs clairement la considération dont
la femme était l’objet dans les milieux monastiques traditionnels : le terme diabolus y
est utilisé deux fois, pour le démon et pour la femme.

Le mariage : une affaire profane

L’époque carolingienne avait défini l’ordre des laïcs comme celui des
gens mariés, tout en favorisant l’éclosion d’une morale conjugale
chrétienne. L’influence croissante du monachisme n’est pas toujours
favorable à la perpétuation de ces conceptions. Pour les moines
réformateurs, qui mettent en pratique une rupture radicale avec le monde et
développent parfois, à Cluny notamment, une véritable fascination pour la
virginité angélique, la femme est avant tout faite à l’image d’Ève et le
mariage un pis-aller pour ceux que le renoncement monastique rebute. Au
milieu du XIIe siècle, sur un chapiteau de l’abbatiale de Vézelay, on
représente ainsi la tentation de saint Benoît par un simulacre de scène de
mariage où une femme est offerte par le diable, qui tient le rôle du père, au
saint qui la repousse en brandissant un livre (la Bible ou plus probablement
la règle). L’inscription va même jusqu’à identifier la femme comme une
autre figure du diable.
Le mariage demeure donc une affaire profane, dans ses enjeux comme
dans ses rituels. Pour les familles de l’aristocratie, les seules dont nous
connaissions les pratiques, un mariage est toujours une opération
savamment réfléchie, car une union fonde l’alliance de deux parentés et
appelle toutes sortes de solidarités futures. Il s’agit donc avant tout d’une
affaire d’hommes, généralement négociée entre le futur époux et le père ou
le tuteur légal de la jeune fille convoitée. La « tradition », c’est-à-dire la
donation de l’épousée par son père, représente d’ailleurs le geste majeur de
la cérémonie de mariage. Toute union s’accompagne de transferts
patrimoniaux : le père remet à sa fille une dot ; le mari remet à sa femme un
douaire, ainsi que le « don du matin » (Morgengabe), offert au lendemain
des noces pour prix de sa virginité, selon la tradition germanique. Le
douaire représente le transfert le plus important sur le plan matériel, comme
souvent sur le plan symbolique. En effet, en Catalogne, dans le Midi, en
Macônnais jusque vers 1030, en Lotharingie et dans le royaume de
Bourgogne, c’est la constitution du douaire qui fait juridiquement le
mariage. Celui-ci est donc souvent rédigé avec attention, voire une certaine
solennité. Il fonde aussi la relative autonomie financière de l’épouse et de la
veuve.
Affaire profane, les mariages peuvent être facilement rompus, et le
sont de fait assez fréquemment. L’absence d’héritier mâle, une mésentente
conjugale, le désir de tisser une nouvelle alliance peuvent conduire à la
répudiation de l’épouse. La pratique du rapt est encore attestée, même si
elle paraît résiduelle. Elle peut viser une vierge ou l’épouse d’un concurrent
et peut être acceptée par la victime. Au XIIe siècle, on se souvient encore du
rapt d’Almodis de La Marche, l’épouse du comte Pons de Toulouse,
commis par le comte Raimond Bérenger Ier de Barcelone en 1053 avec le
consentement d’Almodis. Les remariages sont courants et les fratries issues
de lits différents sont légion. La pratique du concubinage est elle aussi
fréquente, d’autant que les enfants de ces concubines ne sont exclus ni de la
parenté, ni de l’héritage paternel. Ils peuvent même remplacer un fils
légitime en cas de nécessité, comme cela se produit au bénéfice d’Ebles
Manzer (c’est-à-dire « le bâtard » en hébreu) chez les ducs d’Aquitaine au
début du Xe siècle, ou de Guillaume le Bâtard chez les ducs de Normandie
un siècle plus tard. La multiplicité des enfants de lits différents est une
source potentielle de conflits, mais peut aussi représenter une force comme
le montre le rôle joué par les demi-frères, investis de charges comtales ou
épiscopales, dans la famille ducale normande.
Dans ces conditions, l’endogamie était relativement fréquente, d’autant
que les familles aristocratiques cherchaient à conforter les alliances en les
renouvelant régulièrement toutes les deux ou trois générations. En
Catalogne, au Xe siècle, les familles comtales n’hésitent pas à unir des
oncles et des nièces ou des cousins germains. En Gothie, en Provence et en
Francie septentrionale, où les pratiques endogamiques semblent moins
prononcées, on multiplie les unions au 4e ou au 5e degré, qui paraissent
représenter pour les grands l’horizon où il devient nécessaire de retisser une
alliance. Ce faisant, les usages matrimoniaux de l’aristocratie enfreignent
largement les interdits ecclésiastiques énoncés aux conciles de Worms (868)
et de Douzy (874), qui s’étendaient jusqu’au 7e degré. Face à cette situation,
la position des évêques, eux-mêmes issus des parentés aristocratiques,
semble le plus souvent conciliante. Cependant, dans les premières
décennies du XIe siècle, une ligne rigoriste, inspirée par l’évêque et
canoniste Burchard de Worms (1000-1025) et appuyée par les souverains
Otton III et surtout Henri II, cherche à s’imposer dans l’Empire pour les
mariages royaux et princiers, n’hésitant pas à provoquer de longs et
nombreux conflits. Cette ligne pastorale, qui cherche à imposer un contrôle
ecclésiastique sur les unions aristocratiques, exerce son influence sur les
évêques de Lotharingie, souvent proches de la cour impériale, et en
particulier sur le futur Léon IX. Elle inspira peut-être aussi le pape Grégoire
V et les prélats français qui condamnèrent le deuxième mariage de Robert
le Pieux avec Berthe de Bourgogne, sa cousine au 3e degré, en 996, et
parvinrent à imposer leur séparation en 1003. Pour autant, la portée de cette
évolution ne se fait pas encore sentir sur l’aristocratie méridionale ou
occidentale.

L M ’E ( IXe–
Xe )

Premières hérésies ?

Pour la première fois en Occident depuis l’Antiquité tardive des faits


d’« hérésie » sont mentionnés à plusieurs reprises dans les années 1020-
1040. L’interprétation du phénomène a fait l’objet d’importantes révisions
de la part des historiens. Aujourd’hui, la plupart ne pensent plus qu’il s’agit,
comme on a pu un temps le croire sur la base d’une confiance excessive
dans les discours ecclésiastiques, de la résurgence, dans un contexte
intellectuel ou eschatologique favorable (le millénaire de la passion du
Christ), d’un gnosticisme chrétien dont la perpétuation se serait poursuivie
de manière souterraine durant des siècles.
Seules trois affaires ont quelque épaisseur : une concerne le Piémont,
deux la Francie septentrionale. Parmi ces dernières, la première se déroule à
Orléans, à la Noël 1022 : quatorze chanoines, parmi lesquels figurent
l’écolâtre et le premier chapelain de la reine, sont accusés d’hérésie et
brûlés sur l’ordre du roi Robert le Pieux. L’histoire reste obscure. Comme le
suggère le statut des accusés, elle semble avoir revêtu une dimension
intellectuelle. Orléans, situé à proximité de centres de culture prestigieux
comme Fleury ou Tours, fut peut-être un lieu de réflexion audacieuse :
n’est-ce pas dans la cité voisine de Tours que, dans les années 1050, un
autre écolâtre, Bérenger, s’engagea résolument contre la tendance
dominante dans l’Église en matière de théologie eucharistique ? Cependant,
ce sont à l’évidence des rivalités politiques qui donnèrent un tour
dramatique aux événements, que ces rivalités soient liées à l’accès au siège
épiscopal d’Orléans, alors centre du pouvoir royal, ou à l’hostilité de
certains princes envers l’entourage de la reine Constance, ou bien aux deux
à la fois. L’accusation d’hérésie servit bien à disqualifier des adversaires,
tout en permettant au roi de manifester son autorité en matière de défense
de l’Église et de la foi. La deuxième affaire se déroule trois ans plus tard.
En 1025, à Arras, à l’occasion d’un synode diocésain, l’évêque de Cambrai
juge un autre groupe d’« hérétiques ». Il s’agit cette fois de laïcs, originaires
du diocèse voisin de Châlons, c’est-à-dire aux yeux des clercs, d’illettrés
qu’il convient avant tout de ramener dans le droit chemin. Convaincus de
leurs erreurs, les accusés s’humilient aux pieds de l’évêque qui les absout
selon le rite de la pénitence publique. Une nouvelle fois, l’affaire a des
enjeux politiques puisqu’elle sert les intérêts de Gérard de Cambrai, évêque
d’Empire, qui cherche à s’imposer à Arras, une ville placée sous l’autorité
du comte de Flandre et située dans la partie de son diocèse relevant du roi
capétien. Elle donne en outre à Gérard l’occasion de s’en prendre à son
collègue de Châlons, accusé d’avoir inconsidérément fait relâcher les
suspects après une première arrestation.
Ces deux affaires, ainsi que quelques autres concernant la Lotharingie
vers 1010-1024 et 1051, ou la Champagne vers 1030-1040, auxquelles
peuvent être ajoutées les rumeurs au sujet de « manichéens » en Aquitaine,
en Périgord et à Toulouse, vers 1015-1018, sont toutes distinctes les unes
des autres. Elles sont par ailleurs mal éclairées par des sources rares,
tendancieuses et parfois tardives, des récits ecclésiastiques imprégnés des
modèles de pensée et de la terminologie des pères de l’Église, en particulier
Augustin, au sujet des philosophies et des hérésies antiques, à commencer
par le manichéisme. Il n’y a pas lieu d’en déduire l’existence de groupes
dissidents constitués autour de croyances hétérodoxes communes et bien
établies.
En revanche, ces récits autorisés témoignent de la volonté nouvelle de
certains secteurs de l’Église d’assurer un contrôle plus rigoureux sur le
mouvement de réforme, comme sur les croyances et les comportements des
laïcs. Ils affirment la nécessité absolue de la médiation de l’Église pour
accéder au salut, que cette médiation s’exprime dans les rites sacramentels,
en particulier ceux qui encadrent les grandes étapes de la vie (le baptême, le
mariage et les services en faveur des défunts), ou qu’elle s’incarne dans les
objets et les lieux définis comme sacrés, tels les reliques, les crucifix, les
églises ou les cimetières. La médiation ecclésiale repose aussi sur le
contrôle de l’accès aux Écritures, ce qui explique la dénonciation du désir
des laïcs d’avoir un usage direct du texte biblique et de chercher à imiter la
vie des apôtres en marge de tout encadrement ecclésiastique. La médiation
ecclésiale repose enfin sur les échanges matériels et spirituels manifestés
par la pratique du don ou le versement de la dîme, dont la contestation est
sévèrement condamnée. L’affirmation de la médiation ecclésiale débouche
ainsi logiquement sur le contrôle des comportements et des identités
sociales. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la dénonciation de
l’ascétisme excessif, en matière alimentaire notamment, dont semblent faire
preuve certains accusés, des pratiques éthiques radicales qui concurrencent
celles des moines et qui brouillent la répartition statutaire des rôles de
chacun au sein de la société chrétienne. Enfin, on remarquera que la
répression relève toujours des évêques, dont elle contribue opportunément à
renforcer les prérogatives judiciaires à un moment où les conciles de la paix
de Dieu (dans le Midi) et le timide renouveau de la juridiction synodale
(dans le Nord et l’Est) œuvrent dans le même sens.
En définitive, les accusations d’hérésie, qu’elles visent des clercs ou
des laïcs, des réformateurs radicaux, leurs maladroits disciples ou des
conservateurs réticents face aux évolutions doctrinales, résultent du
télescopage entre le contexte de réforme, des situations politiques tendues et
le désir de certains évêques de renforcer leurs pouvoirs juridictionnels. Elles
ne doivent donc pas être considérées comme une réaction des autorités
ecclésiastiques face à la résurgence ou à l’émergence de groupes subversifs,
mais rendent compte, de manière complexe, des orientations nouvelles que
prend l’institution ecclésiale depuis le milieu du Xe siècle.
III. L ’
Dans la société des Xe et XIe siècles, l’écrit reste rare. Sa maîtrise et son
usage sont le monopole de l’élite ecclésiastique, ce que renforce l’utilisation
exclusive du latin, langue des Écritures saintes et de la liturgie. Pour autant,
parler de société de l’oralité serait une erreur, car tout y demeure en
dernière instance référencé à l’écrit, justement parce que celui-ci est le
dépositaire privilégié de la parole divine et demeure investi du prestige et
de l’autorité liés à l’antiquité et à la rareté. En outre à partir de la fin du
Xe siècle, en lien étroit avec la réforme monastique et la régionalisation des
pouvoirs, l’écrit fait l’objet d’une meilleure conservation et voit ses usages
commencer à se diversifier.

L .

Le manuscrit musical dont est extrait ce feuillet, sans doute confectionné à Auch au
tournant des Xe et XIe siècles, avant d’être en possession de l’abbaye Saint-Martial de
Limoges, contient des recueils de tropes (des textes chantés incorporés à l’office), de
proses (textes liturgiques non chantés) et un tonaire (répertoire des tons grégoriens). Il
s’agit ici du passage concernant le huitième ton grégorien, dont la lecture était
facilitée par une mise en page aérée et agrémenté par l’image très colorée d’un joueur
de chalumeau double accompagné d’un acrobate jouant avec des balles. Une telle
illustration témoigne de la circulation des pratiques musicales entre monde profane
et monde monastique.

Prestige et puissance de la parole

« Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était avec Dieu, et le


Verbe était Dieu » (Jean 1, 1). Aux Xe et XIe siècles, la société tout entière, à
commencer par les lettrés, partage cette conviction évangélique. Le verbe,
la parole, l’oralité, que vient soutenir le geste, cet « habit de la parole »
comme le définit Rémi d’Auxerre vers 908, occupent un champ
considérable, outrepassant largement les seuls domaines de la liturgie et de
la communication.
Dans une société chrétienne, la première parole est celle de la prière.
Tout le système du salut élaboré à l’époque carolingienne et amplifié aux
Xe-XIe siècles par les moines bénédictins, en particulier clunisiens, repose
sur l’efficacité attribuée à la prière, une prière orale, collective et le plus
souvent chantée ou psalmodiée. Toute une production de livres et d’écrits
spécifiques, les nécrologes et les obituaires, de plus en plus nombreux, lui
est même directement subordonnée. La parole efficace est ainsi au
fondement de la mission d’intercession des moines, de leur vocation à
prendre en charge le salut collectif de la chrétienté, et donc, en dernier
ressort, de leur raison d’être. Cette fonction de la prière explique la place
accordée au chant et à la musique dans la vie liturgique, l’enseignement et
la formation monastiques. Le chœur des moines doit préfigurer le chœur
des anges et l’office de chantre est l’un des plus importants au sein des
communautés. Le Xe siècle se caractérise d’ailleurs par un essor des
manuscrits musicaux et par la création d’un livre liturgique spécifique, le
tropaire-prosaire, dont on a conservé des exemplaires issus de Saint-Martial
de Limoges, Cluny ou Autun. La musique pouvait en outre être associée à
toute une gestuelle dans le cadre des processions ou de jeux paraliturgiques
comme la représentation de la visite au tombeau, dont on sait qu’elle était
pratiquée à Fleury par exemple.
La parole est pour les clercs et les moines le seul moyen de
communication avec le peuple car le rôle pédagogique des images, jadis
souligné par Grégoire le Grand et repris par des évêques comme Burchard
de Worms ou Gérard de Cambrai, reste très marginal. D’une part, parce que,
dans la postérité de la pensée carolingienne, le statut de l’image demeure
dévalué par rapport à la parole, dite ou chantée. D’autre part, parce que le
langage de l’image a des fonctions essentiellement symboliques et non
didactiques : pour les fresques, il s’agit avant tout de dire le statut du lieu de
culte, d’en hiérarchiser et d’en connoter les différents espaces ; pour les
reliquaires et les devants d’autels, de désigner le sacré, d’en suggérer la
nature et la majesté… Ce langage de l’image est en outre lui-même un
langage de gestes expressifs renvoyant très souvent, une nouvelle fois, à la
parole. Il est à ce titre significatif que les chapiteaux du porche de Fleury,
avant les grands programmes iconographiques des tympans de la deuxième
moitié du XIe siècle et du XIIe siècle, figurent des scènes inspirées de
l’Apocalypse, ce livre du dévoilement ou de la révélation, proliférant de
gestes et de paroles liturgiques.
Le primat ou l’antécédence de la parole se retrouve dans la
transmission des récits, des histoires et des mythes. Les auteurs de recueils
de miracles, comme Létald de Micy pour les miracles de saint Mesmin, ou
de Vies de saints, comme Helgaud de Fleury pour Robert le Pieux, disent
toujours commencer par recueillir des témoignages, avant de se mettre à
l’ouvrage. Dudon de Saint-Quentin déclare avoir interrogé les membres de
la famille ducale ou d’éminents témoins des choses passées pour composer
sa geste des ducs de Normandie. Les proto-récits épiques qui aboutiront aux
chansons de geste, dont un exercice scolaire comme le fameux Fragment de
La Haye atteste déjà l’existence vers 980-1030, se transmettent eux aussi
sous forme orale.
L’efficacité de la parole et des gestes figure enfin au fondement même
des principaux rituels religieux, politiques ou judiciaires. Dans les plaids,
l’essentiel de la procédure, qu’il s’agisse de transactions, d’arbitrages ou de
jugements, repose sur la palabre entre les parties et leurs intercesseurs et
lorsque l’on recourt à l’enquête ou que l’on part en quête de preuves, ce
sont d’abord les paroles de témoins qui sont recherchées. Dans le baptême,
l’eucharistie ou les diverses consécrations, les donations, les professions
monastiques, les constitutions de douaire, les investitures, ou encore les
serments – que le latin désigne du même mot que les sacrements
(sacramentum, sacramenta) – la parole et les gestes qui la soutiennent sont
les signes de réalités invisibles qui transforment celles et ceux auxquels ils
sont destinés, qui les prononcent ou les accomplissent. Il en va de même
pour les paroles de menace ou d’exclusion comme les malédictions, les
anathèmes ou les excommunications. Certes, il ne faut pas exagérer la
puissance de contrainte de ces rituels : les paroles et les gestes peuvent aussi
être instrumentalisés, voire donner lieu à des interprétations diverses de la
part des acteurs comme des commentateurs postérieurs. Mais pour ce qui
nous occupe, peu importe. Que les rituels soient un outil de communication
manipulé par des acteurs conscients et réfléchis, une mise en scène
construite, comme le soutiennent certains historiens, ou bien un acte
« authentique », suscitant une adhésion et éventuellement des émotions qui
ne peuvent être feintes, comme le pensent d’autres, l’efficacité reconnue à
la parole et aux gestes reste pleine et entière. La combinaison de l’autorité
et du symbole, portée à son acmé dans la parole performative, explique
d’ailleurs l’influence exercée par la liturgie sur tous les modes de
communication. L’écrit vient éventuellement ensuite, pour confirmer (ou
déformer) ce qui a été dit, en assurer la mémoire, l’auréoler de prestige.

La longue vie des traditions carolingiennes

La vitalité culturelle du siècle et demi suivant l’effondrement de


l’Empire carolingien n’est plus à démontrer. Même dans une région comme
la Normandie, pour laquelle nous n’avons conservé presqu’aucune
documentation écrite du Xe siècle, les recherches récentes sont parvenues à
discerner une dynamique précoce, dès les années 940-960 : l’une
monastique, qui mêle autour de l’abbaye de Jumièges des influences
poitevine et orléanaise, l’autre épiscopale, qui unit autour du siège de
Rouen des influences de Laon et Reims. Les enquêtes quantitatives
démontrent la poursuite de l’activité des ateliers d’écriture, une vigoureuse
reprise effaçant rapidement, comme à Laon, le léger fléchissement de la
première moitié du Xe siècle. Comme en témoignent les quelques catalogues
et inventaires conservés pour les abbayes de Saint-Bertin, Gorze ou Lobbes
ou pour quelques cathédrales comme Clermont, les bibliothèques
s’enrichissent et pour l’essentiel il s’agit de manuscrits copiés récemment.
À Ripoll, la bibliothèque passe de 60 à 246 ouvrages entre 976 et 1046.
Entre 250 et 300 manuscrits peuvent être attribués au scriptorium de Fleury
avant le milieu du XIe siècle, moment où la bibliothèque de l’abbaye
dépasse le millier de volumes. Par ailleurs, des abbés, des évêques, plus
rarement de grands laïcs comme Guillaume V d’Aquitaine ou Robert le
Pieux, possèdent des ouvrages à titre personnel.

I C ( 985-
1010).

Ce document se situe dans la tradition des pratiques de l’écrit d’inventaire de l’époque


carolingienne, qui pouvait concerner aussi bien les biens fonciers que les livres ou les
reliques. Il s’agit d’un document vivant, qui a fait l’objet d’ajouts réguliers, aussi bien
de la part de son rédacteur initial (signalé par exemple par une croix cantonnée en bas
de la colonne de gauche), que de scribes postérieurs (grattages, corrections, additions
in texto en petite écriture). Cette dimension pratique ressort aussi des mentions
d’acquisitions ou de disparitions, des indications sur l’état matériel des objets (« usé »,
« vieux »…), ou de particularités linguistiques induites par l’influence de la langue
vernaculaire, comme la présence de termes proto-occitans. L’ordre suivi apparaît
tantôt thématique (reliques, vêtements, objets de l’évêque, livres…), tantôt
topographiques (au début du texte, on a l’impression de tourner autour de l’autel). On
notera la mention de la « majesté de sainte Marie », la fameuse statue du milieu du
Xe siècle (p. 133), décrite trônant sous un baldaquin derrière l’autel majeur, sur une
colonne, entourée des châsses reliquaires des martyrs et d’un chef-reliquaire doré. Les
livres en possession de la cathédrale de Clermont sont variés : on y trouve des livres
bibliques (les Chroniques, les Rois, les Psaumes, les Évangiles, les Actes des
Apôtres…) et certains commentaires, mais aussi des livres liturgiques (missels,
évangéliaires, lectionnaires…), hagiographiques (les Vies des Pères de Grégoire de
Tours, divers recueils de miracles) ou patristiques (Jean Chrysostome, Grégoire le
Grand, Bède le Vénérable), des livres de chant et de grammaire, les Étymologies
d’Isidore de Séville ou un livre de Virgile. L’ensemble apparaît assez modeste au
regard de l’extraordinaire richesse des grandes bibliothèques monastiques, mais il
reflète avec justesse l’état des bibliothèques cathédrales au tournant des Xe-
XIe siècles.

La géographie des écoles connaît cependant une profonde


reconfiguration. Bien des grands centres de la culture carolingienne sortent
affaiblis de la crise des années 880-940, tels Saint-Martin de Tours, Corbie
ou Fontenelle, tandis que le renouveau monastique favorise l’essor de
nouveaux foyers comme Fleury, Ripoll ou Cluny. En comparaison, les
écoles cathédrales sont plus rares et leur influence moindre : seule Reims
dispose d’un rayonnement continu depuis la deuxième moitié du IXe siècle.
Au début du XIe siècle, Laon et Chartres connaissent un certain succès, mais
il faut surtout mentionner, à l’époque de l’évêque Notger (972-1008),
l’essor des écoles de Liège liées à la cathédrale, aux communautés
canoniales et au monastère voisin de Lobbes. Un bon nombre de leurs
élèves se retrouvent à la tête des écoles ou des sièges épiscopaux de
Lotharingie ou de Germanie, encourageant en retour les flux d’étudiants
vers la cité. Le rayonnement de ces écoles monastiques ou cathédrales est
toutefois fragile, car il repose en général sur le prestige d’un ou deux
maîtres dont la succession n’est pas toujours assurée.
U .

Au Moyen Âge, la distinction de l’auteur et du scripteur est fondamentale. Dans cette


enluminure issue d’un Commentaire sur les psaumes dû à saint Augustin, copié à
l’abbaye de Fleury, la hiérarchie entre les deux statuts ressort clairement de la taille
respective et de la place des deux figures : l’auteur, saint Augustin, est de plus grande
taille ; il est assis à droite sur un siège plus majestueux ; il s’appuie sur sa crosse et
dicte son ouvrage, comme l’indique sa main gauche à l’index tendu. Le scribe, en
position nettement subalterne, écrit avec son calame (une plume d’oie taillée) sur un
parchemin déjà relié en cahier. Si les enluminures, les lettrines et les incipit sont
souvent composés avec des encres de couleur, le texte est écrit à l’encre noire,
fabriquée à partir de décoction de substances végétales comme la noix de galle (en
dehors de certaines régions comme la Bretagne, l’encre de seiche est très peu utilisée).

Dans ce contexte, les traditions culturelles carolingiennes se


prolongent un peu partout et il n’y a pas lieu de distinguer, comme on l’a
parfois fait, un monachisme de culte d’un monachisme de culture. Au sein
de tous les monastères une place fondamentale reste faite à la lecture, une
lecture avant tout silencieuse même si la déclamation demeure d’usage pour
la liturgie ou lors des repas. L’introduction de la séparation des mots et les
débuts d’une ponctuation pré-moderne (c’est-à-dire d’une ponctuation qui
ne vise pas à marquer les endroits où l’on reprend son souffle, mais qui
souligne les articulations syntaxiques de la phrase) dans la première moitié
du XIe siècle assurent par ailleurs une meilleure lisibilité des textes.
L’organisation des connaissances repose toujours sur la répartition des
savoirs (on dit les arts) entre le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique)
et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique) issue de
l’ouvrage de Martianus Capella, les Noces de Philologie et de Mercure
(ve siècle), qui fait l’objet de nombreux commentaires. Au sein du trivium,
en conformité avec la tradition carolingienne, la grammaire et la rhétorique,
qui reposent sur l’étude de Cicéron et des grammairiens de l’Antiquité
tardive, sont privilégiées, même si se développe un goût prononcé pour la
poésie et l’ensemble des auteurs de la latinité classique (Virgile, Horace,
Térence, Salluste, César, Tite-Live). On constate plus de curiosité dans le
domaine du quadrivium avec, à la fin du Xe siècle, une prédilection pour
l’arithmétique et surtout l’astronomie. Le Commentaire sur le songe de
Scipion de Macrobe (peu après 430) est alors abondamment recopié et on
illustre parfois son propos cosmographique de mappemondes, comme dans
le fameux manuscrit de Fleury attribué à Abbon lui-même. Le legs des
auteurs de l’époque carolingienne est tout aussi important. On a déjà
évoqué la postérité des écrits de Benoît d’Aniane ou des maîtres de Saint-
Germain d’Auxerre. On peut aussi mentionner, dans un tout autre domaine,
l’utilisation que fait Abbon de Fleury de la collection de capitulaires
réalisée par Anségise († 833), abbé de Fontenelle, dans sa propre collection
canonique.

La mémoire et l’oubli

Tout n’est pas tradition cependant et les pratiques de l’écrit connaissent


aussi, dans la première moitié du XIe siècle, un certain nombre de
bouleversements. Le premier tient à l’émergence, notamment en milieu
monastique, d’un nouveau souci de conservation de l’écrit documentaire. À
Cluny, Saint-Denis, Saint-Bertin, Saint-Amand, Saint-Riquier, Montier-en-
Der… on entreprend de classer et de ranger les chartes qui s’accumulent
avec l’afflux des donations. Cela suppose l’élaboration de techniques
archivistiques comme le recours à des mentions dorsales, ces brèves
analyses inscrites au dos des chartes, parfois soigneusement mises en valeur
par des procédés particuliers de pliage. Même si les usages des documents
demeurent pluriels (juridique, mais aussi mémoriel voire liturgique), ce que
reflète d’ailleurs la variété des lieux où ils sont gardés (l’armarium, la
bibliothèque ou le trésor), ce souci de conservation montre que l’écrit est
désormais bien reconnu comme porteur de sens et dépositaire de valeurs
pour l’abbaye. Une anecdote au sujet d’Odilon de Cluny permet d’en
prendre la mesure. Pour faire établir une donation contestée par les héritiers
d’un donateur, l’abbé fait rechercher la pièce dans les fonds de son abbaye.
Une fois retrouvée, la charte est solennellement confirmée dans le cloître de
l’abbaye le jour de la fête de Pierre-et-Paul, les saints patrons de Cluny. La
cérémonie de confirmation est elle-même portée par écrit dans un court
récit que l’on coud au bas de la charte contestée. Les deux textes seront plus
tard soigneusement recopiés dans un des cartulaires de l’abbaye. Un tel
épisode témoigne de la compétence monastique en matière de gestion de
l’écrit, mais il manifeste aussi la volonté de conférer à l’écrit et au geste
même d’écrire une autorité spécifique, fondatrice d’une mémoire mise au
service de l’institution.
U ’ : F .

Ce dessin de la terre figure dans un manuscrit écrit à Fleury au temps de l’abbé


Abbon (988-1004) contenant plusieurs œuvres d’Abbon lui-même, en particulier
celles consacrées au comput. Il est d’ailleurs possible qu’Abbon soit directement
intervenu dans sa fabrication. Ce manuscrit, sorte de compilation de théories
cosmographiques, devait servir de support à l’enseignement du quadrivium dans
l’école monastique. Le dessin prend place au sein d’extraits du Commentaire du songe
de Scipion de Macrobe, une œuvre du Ve siècle ap. J.-C. qui connut un grand succès
tout au long du Moyen Âge et reprenait, en l’amplifiant, un passage de la République
de Cicéron. Une représentation du monde soulignant la sphéricité de la terre (aucun
savant médiéval n’a soutenu l’idée que la terre était plate) occupe les deux tiers de la
page. Outre ce dessin, le feuillet comprend un texte explicatif (en haut à gauche) et
deux schémas commentés : en bas à droite, il s’agit d’une représentation théorique
expliquant comment la pluie tombe sur toutes les parties de la terre, en bas à gauche
d’une démonstration de la sphéricité de la mer. Le dessin de la terre ne représente
qu’un seul hémisphère, orienté par les points cardinaux (on peut lire les mentions
« septentrio » en haut, « occidens » à gauche, « oriens » à droite, « miridies » en bas,
écrits à l’encre rouge). Le texte qui borde le cercle rappelle le calcul de la
circonférence terrestre par Ératosthène. Le cercle est entouré et divisé par les océans.
Les pôles sont seulement indiqués par quelques mots. Avec les trois zones découpées
par les océans, ils divisent la terre en cinq zones climatiques : septentrionale froide
inhabitable, septentrionale tempérée habitable, équatoriale torride inhabitable, australe
tempérée habitable (mais déserte) et australe froide inhabitable. Dans la zone
septentrionale tempérée habitable, on reconnaît les trois continents connus du monde
ancien (Europe, Asie, Afrique), séparés par la Méditerranée et les mers Noire,
Caspienne et Rouge. On y remarque aussi six vignettes de villes, parmi lesquelles
Jérusalem, marquée d’une croix. Au sud-est de l’Afrique et à la limite de la zone
équatoriale figure le royaume mythique de Méroé.

Il reste que dans la France du nord, l’usage de l’écrit est approprié par
les établissements monastiques et connaît une réelle éclipse pour les
transactions entre particuliers. Dans plusieurs régions méridionales en
revanche, l’écrit est plus diffusé et joue un rôle croissant dans la formation
des liens sociaux et politiques ou la structuration des identités
institutionnelles, communautaires ou familiales. C’est notamment le cas en
Catalogne, où en raison du poids de la tradition juridique romano-gothique
et d’une forte demande sociale, toute transaction implique la rédaction d’un
acte écrit. On peut par exemple mentionner les convenientiae, ces contrats
régissant les relations entre les seigneurs et leurs fidèles. La pratique de
l’écriture est ici très largement diffusée à l’ensemble des clercs mais aussi,
dès le début du XIe siècle, à une certaine élite laïque urbaine, le milieu des
juges notamment. En Languedoc, les plus anciens serments de fidélité
conservés remontent à la première moitié du XIe siècle. Dans un espace où
le rituel de l’hommage, bien qu’attesté très tôt, demeure secondaire, le
serment écrit apparaît constitutif de l’établissement de liens sociaux et en
conserve la mémoire. Pour les régions septentrionales, quelques historiens
ont suggéré que la lecture et la circulation de certains textes avaient pu
jouer un rôle majeur dans la structuration intellectuelle et sociale de groupes
comme celui des dissidents d’Orléans, au point de forger pour les décrire
l’expression de communautés textuelles.
Les opérations de sélection des textes et des manuscrits à conserver ou
l’élaboration de récits fondateurs jusqu’au cœur des actes diplomatiques
témoignent souvent de véritables stratégies mémorielles magnifiant,
occultant ou transformant le souvenir de certaines figures ou de certains
événements. C’est ainsi que les premiers cartulaires occidentaux, celui de
Saint-Bertin vers 962 ou celui de Cluny commencé vers 1030, ont souvent
pour but, outre la conservation de documents patrimoniaux, la célébration
des hauts faits des anciens abbés et l’élaboration d’une forme d’histoire
sainte de l’établissement. De leur côté, les préambules des chartes
provençales ou ligériennes diffusent l’idée d’une profonde désolation du
pays sous les coups des raids sarrasins ou normands, donnant naissance à un
véritable mythe permettant de célébrer la rénovation chrétienne menée
conjointement par les moines et les grands laïcs. Par le tri, l’orientation du
propos, voire la manipulation, les scribes monastiques de la fin du Xe et de
la première moitié du XIe siècle ont ainsi efficacement œuvré à leur propre
louange et à la disqualification de l’époque carolingienne, au point de
tromper bien des historiens contemporains.

Régionalisation et échanges culturels

Le renouveau monastique et la segmentation des royaumes en


principautés, en s’accompagnant de la multiplication des foyers de culture,
favorisent une certaine régionalisation de la culture écrite. Le phénomène se
reflète d’abord dans la spécialisation accusée de certaines écoles. À Fleury
par exemple, on cultive surtout la rhétorique, la dialectique et le droit
canonique, tandis qu’en Catalogne, en raison de l’héritage romano-gothique
et de la proximité du monde arabo-andalou, on privilégie le droit et les
disciplines du quadrivium : l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie.
Cependant, le plus remarquable réside dans l’apparition de traditions
diplomatiques régionales adoptant un lexique singulier ou des formulaires
spécifiques. C’est ainsi que dans le domaine de la validation des actes, la
souscription par l’apposition d’un simple point, « selon l’usage des laïcs »
comme disent les chartes, caractérise les actes méditerranéens de la
Catalogne à Saint-Victor de Marseille. Les actes catalans se distinguent par
ailleurs, à partir des années 1020-1030, par l’usage fréquent de la langue
vernaculaire, en particulier pour les locutions orales, la description du
paysage ou des exploitations rurales, les indications de mesure… Dans
l’ouest de la France, on assiste à l’apparition d’actes d’un nouveau genre
présentant bien des caractéristiques propres aux récits. Ces chartes-notices,
dans les années 1040-1060, puis ces notices à partir de 1060, constituent
des sortes d’aide-mémoire de transactions ou de litiges antérieurs. Elles
témoignent d’un mélange croissant des différentes formes diplomatiques et
des multiples jeux d’influence entre les pratiques de l’écrit que favorisent le
renouveau monastique et son inclusion dans les sociétés locales.
Les transformations de l’historiographie constituent un autre aspect de
la régionalisation de la culture écrite. Les genres carolingiens sont peu à peu
abandonnés, à commencer par les grandes annales après la disparition de
Flodoard de Reims († 966), en dépit de la tentative des Histoires de Richer
de Reims (991-998) de prolonger l’œuvre d’Hincmar. On ne rédige plus
d’annales locales ou de gestes d’évêques que dans l’espace lotharingien
(Cambrai, Liège, Trèves, Metz, Toul et Verdun), où les évêques sont
puissants et les traditions carolingiennes vivaces. Dans le royaume de
l’ouest ou en Bourgogne-Provence il n’y a plus d’historiographie plus ou
moins officielle liée à la cour. En revanche, avec la rédaction des Gestes des
premiers ducs de Normandie (vers 1015-1026) par le chanoine Dudon de
Saint-Quentin, on assiste à l’apparition d’une historiographie régionale au
service des princes. Cependant, au début du XIe siècle, les chroniques les
plus importantes sont composées par des moines, comme le Bourguignon
Raoul Glaber († après 1047) ou l’Aquitain Adémar de Chabannes († 1034).
Elles sont animées d’un projet propre, moral et théologique, et les passages
consacrés à leur époque témoignent souvent d’un enracinement régional
prononcé.

L’ :D S -Q
N

L du retour tant espéré du duc Guillaume [Longue Épée]


dans les terres normandes bouleversa les habitants. Quand fut
annoncée la présence du très illustre duc, la cité de Rouen,
bouleversée de joie se porta en cortège à sa rencontre, empruntant des
chemins divers pour le voir : les femmes se tenaient sur la muraille,
les vieillards aux croisements des rues, les jeunes gens et les hommes
du peuple couraient à sa rencontre ; le clergé, qui l’attendait à la
porte de la cité, respectueusement, à la manière des moines,
l’accueillit en exultant. Aussitôt, il fit appliquer les lois, le droit et les
commandements de son père, qui avaient été négligés en son absence.
Il mettait fin aux querelles et aux conflits en disant la loi et mettait la
paix en tout par l’application des lois ou le rétablissement de la
concorde. Il construisit à Jumièges un temple admirable et d’une
admirable invention, qu’étayait un clergé composé de moines
nombreux. Le très saint abbé de ce monastère, un certain Martin, les
maintenait dans l’exercice d’une règle contemplative très stricte.
vers 1015-1026.

L’ :R G

ÀO , abbé du monastère de Cluny et le plus illustre des hommes


éminents, Raoul le Glabre.
Les justes reproches que mes frères lettrés et vous-même m’avez si
souvent adressés m’ont touché et j’ai déploré qu’il ne se trouve
aujourd’hui personne pour transmettre, sous quelque forme que ce
soit, à ceux qui vivront après nous les divers événements mémorables
qui sont survenus aussi bien dans les églises de Dieu que parmi les
peuples. D’autant que nous avons appris du témoignage de notre
Sauveur que, jusqu’à la dernière heure du jour, aidé de l’Esprit Saint,
lui-même opérera avec le Père des choses neuves. En outre, depuis
presque deux cents ans, c’est-à-dire depuis que Bède [le Vénérable],
prêtre en Angleterre [auteur de l’Histoire ecclésiastique du peuple
anglais, vers 731], et Paul [Diacre] en Italie [auteur de l’Histoire des
Lombards, vers 787-797], ont chacun raconté l’histoire de leur nation
et de leur patrie, il ne s’est trouvé personne pour transmettre à la
postérité un ouvrage d’histoire, alors qu’à l’évidence, tant dans le
monde romain que dans les régions d’outre-mer ou dans les provinces
barbares, des faits sont survenus dont il serait extrêmement utile aux
hommes de conserver la mémoire, pour que leur méditation inspire à
chacun des précautions salutaires. Il n’en va pas autrement, à coup
sûr, des événements qui se multiplièrent de façon insolite à l’occasion
du millénaire de l’incarnation du Christ notre Sauveur. Aussi ai-je
décidé d’obéir, comme je le pourrai, à votre injonction et à la volonté
de mes frères.
avant 1030-1046.
L G

L de Gerbert se répand à travers les Gaules et l’Italie. Il


se passionnait pour l’étude et le nombre de ses élèves augmentait de
jour en jour. La renommée d’un si grand docteur ne se limitait pas
seulement aux Gaules ; elle s’étendait encore parmi les peuples de la
Germanie. Elle traversa les Alpes et se répandit en Italie jusqu’à la
mer Tyrrhénienne et à l’Adriatique.
C’était l’époque où Otric était célèbre en Saxe. Il avait entendu vanter
le philosophe et comme il remarquait que Gerbert avait soin de diviser
méthodiquement les questions dans touts ses argumentations, il pria
ses amis de lui rapporter les leçons du philosophe, quelques exemples
de divisions et de préférence des exemples empruntés à la philosophie,
parce que c’était, pensait-il, dans une division méthodique de la
philosophie qu’il pourrait plus facilement apprécier l’exactitude des
connaissances d’un homme qui était considéré comme philosophe. Ne
s’agit-il pas en effet d’une matière qui touche à la science des choses
divines et humaines ? On envoya donc à Reims un Saxon qui
paraissait capable de cette mission. Cet homme assista aux leçons et
nota avec soin les divisions des genres adoptées par Gerbert.
Richer de Reims, 991-998.

Cette régionalisation croissante est équilibrée par une intense


circulation des hommes et des livres. Les réseaux aristocratiques jouent ici
longtemps un rôle majeur. Ce sont en effet les services ou les faveurs des
grands qui orientent l’exode des communautés monastiques face aux
Normands, puis les voyages des abbés réformateurs. À partir de la fin du
Xe siècle, des itinéraires plus spécifiquement ecclésiastiques se développent
à leur tour. Les évêques convoquent de nouveau des conciles. Quelques
pionniers comme Odon, Maïeul et Odilon de Cluny, Abbon de Fleury ou les
abbés et évêques catalans se rendent auprès de la papauté romaine. Abbés
ou maîtres voyagent pour visiter des dépendances ou délivrer un
enseignement. L’abbaye de Fleury envoie par exemple des moines ou ses
coutumes à Reichenau, Gorze, Toul, Laon, Chartres, Saint-Gildas-de-Rhuys
et attire des moines de Ripoll, d’Irlande ou d’Angleterre. Avant de devenir
abbé, Abbon lui-même est envoyé enseigner au monastère de Ramsey, où il
séjourne de 985 à 988. Le parcours de Gerbert d’Aurillac, en dépit de son
caractère exceptionnel, témoigne de cette mobilité intellectuelle. Originaire
de l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac, en Limousin, Gerbert se rend d’abord
à Vic et Ripoll en Catalogne, entre 967 et 970, pour y étudier l’arithmétique
et la géométrie. Il gagne ensuite Reims pour étudier la dialectique. Il y est
nommé écolâtre et commence une brillante carrière ecclésiastique, fruit de
ses talents et de ses bonnes relations avec les souverains germaniques. Abbé
de Bobbio en Italie (983), puis archevêque de Reims (991), il ne parvient
pas à s’imposer face à son concurrent Arnoul, soutenu par Hugues Capet. Il
est alors nommé archevêque de Ravenne (998) par l’empereur Otton III, qui
l’avait intégré à sa cour. En 999, l’empereur, qui en a le pouvoir depuis la
restauration de l’Empire en 962, le choisit comme pape, une fonction que
Gerbert assume, sous le nom de Sylvestre II, jusqu’en 1003.
La circulation scolaire, les échanges de manuscrits et les influences
liturgiques ou artistiques révèlent l’existence de véritables réseaux culturels.
Des liens étroits unissent l’Angleterre et la Flandre, à travers en particulier
les relations qu’entretiennent Saint-Bertin et Winchester, sur lesquelles se
greffe l’influence de Fleury. L’évêque de Winchester Aethelwood réforme
ainsi l’abbaye d’Abingdon en introduisant les usages de Fleury, tandis que
l’archevêque de Cantorbéry, Dunstan (959-988), fait rédiger, à la demande
du roi Edgar, la « Regularis concordia » des moines et moniales de la
nation anglaise en s’inspirant des coutumiers de Gand et de Fleury. Les
manuscrits astronomiques conservés en Angleterre proviennent pour la
plupart de Fleury, alors que des ivoires ou plusieurs manuscrits enluminés
présentant de nombreuses caractéristiques communes se retrouvent à Saint-
Bertin, Saint-Omer et Winchester. Des liens comparables unissent l’Irlande
à la Lotharingie, le Piémont et la Lombardie à la Bourgogne et la
Normandie… Les rouleaux mortuaires, ces documents liturgiques
consignant les intentions de prières collectées en faveur du salut de l’âme
d’un illustre défunt auprès de multiples communautés monastiques ou
canoniales, apportent un éclairage exceptionnel sur les horizons culturels et
certains parcours privilégiés. On a conservé celui du comte de Cerdagne
Guifred, devenu moine à Saint-Michel de Cuxa et décédé en 1049. Le
moine catalan qui portait ce rouleau a voyagé de mars à décembre 1050 et
s’est rendu de San Cugat à côté de Barcelone jusqu’à Liège et Aix-la-
Chapelle en Lotharingie. Son horizon demeure globalement celui du
royaume de l’ouest, mais tient compte à la fois des établissements anciens
et prestigieux tels Saint-Martin de Tours, Saint-Denis, les abbayes rémoises
et messines, Aniane, et des nouveaux centres tels Fleury, Brogne, Cluny ou
Ripoll.
Grâce à l’usage universel du latin, à l’oral comme à l’écrit, la
circulation des savoirs et des hommes se fait à l’échelle européenne. Dans
la première moitié du XIe siècle, on trouve ainsi des Italiens à peu près
partout : à Dijon (Guillaume de Volpiano), à Fécamp (Jean de Ravenne), au
Mont-Saint-Michel (Suppo), à Saint-Michel de Cuxa (l’ancien doge
Orseolo), à Fleury (Nivard)… Ces lettrés sont des clercs, car très rares sont
les princes laïques qui, à l’image de Guillaume V d’Aquitaine ou de Robert
le Pieux, maîtrisent le latin. Les écrits en langue vernaculaire sont encore
exceptionnels et l’on ne peut guère mentionner que quelques poèmes
hagiographiques et fragments de sermons de la seconde moitié du Xe siècle,
aussi bien pour le nord (Hainaut) que pour le sud (Limousin, Catalogne). La
langue latine, langue des Écritures et langue de la liturgie, exerce une
domination sans partage.
R (Xe-XIe ) : ’
G , C († 1049)
C III
Détail : œuvre présentée dans ce chapitre, III. Prestige de la cité, fragilité de la
ville.
C III

L e siècle, « siècle de fer » ? Cette idée s’est longtemps nourrie d’une


vision dramatique des raids normands, sarrasins et hongrois. Elle s’est
trouvée récemment renforcée par la thèse de la mutation de l’an mil selon
laquelle se serait produit, entre 980 et 1030, un profond bouleversement
social et politique marqué par la prolifération des châteaux, les déprédations
des troupes chevaleresques et l’aggravation de l’oppression des populations
rurales. Une appréciation plus nuancée de l’impact des agressions
extérieures sur l’économie, la mise en relief de l’ancienneté de la croissance
rurale, enfin la remise en cause de la thèse de la mutation de l’an mil,
conduisent aujourd’hui à une vision moins noire et plus contrastée du
Xe siècle, et par voie de conséquence à une réévaluation des innovations
attribuées au premier XIe siècle.
Dans un monde profondément rural, où les villes n’exercent plus, bien
souvent, que des fonctions ecclésiastiques et militaires, la puissance et la
richesse reposent sur le contrôle et l’exploitation de la terre. L’un et l’autre
ne prennent toutefois leur sens qu’à travers la seigneurie et l’on peut à ce
propos parler d’un véritable enchâssement de l’économique dans le
politique. C’est la seigneurie qui distribue les pouvoirs et les richesses.
C’est la seigneurie qui est la matrice de la croissance par les prélèvements
qu’elle opère, les dépenses qu’elle impose, les flux qu’elle suscite, les
marchés qu’elle protège. C’est de cette croissance que sort la renaissance
urbaine. Seule semble lui échapper la distribution des hommes et le début
de leur regroupement, ici et là, autour des églises et des cimetières. Mais
même en ce domaine, elle tente de faire sentir sa puissance, en imposant sa
présence fortifiée, en contrôlant le prêtre ou son église, en captant les
prélèvements ecclésiastiques.

I. S
Au XIe siècle, la société est dominée par ceux que les textes appellent
tour à tour les grands (magnates), les puissants (potentes), les maîtres
(domini), les seigneurs (seniores) ou les guerriers, grands ou petits (milites
majores vel minores). L’exercice de la domination combine toujours la
possession de la terre, l’autorité sur les hommes, la pratique de la guerre et
un mode de vie caractérisé par l’ostentation et la dépense. Cette domination
se transmet de manière héréditaire et remonte le plus souvent haut dans le
temps. Comme le montrent les études généalogiques menées là où les
sources le permettent (Languedoc, Val de Loire, Lotharingie), les familles
aristocratiques du XIe siècle se placent dans la continuité de l’aristocratie
régionale de l’époque carolingienne, au sud comme au nord. La noblesse est
donc à la fois une qualité personnelle et familiale, une affaire de mémoire,
de prestige et de considération. Au sein de l’aristocratie, on est par
conséquent toujours plus ou moins noble qu’un autre et le groupe
aristocratique se décompose ainsi en de multiples strates, plus ou moins
ouvertes aux mobilités internes selon les niveaux et les régions, depuis les
ducs et les comtes jusqu’aux simples fidèles au service des maîtres de
châteaux.

Les maîtres de la terre

L’aristocratie est forte d’une emprise sur les sociétés locales qui repose
avant tout sur sa puissance foncière. La terre est en effet la principale source
de richesse, mais elle constitue aussi le support de la formation des liens
sociaux, politiques et économiques et par conséquent l’instrument de la
domination sur les hommes.
La richesse foncière de l’aristocratie n’est pourtant pas facile à
appréhender. La division de l’Empire carolingien puis l’essor des
principautés mirent progressivement fin aux ensembles patrimoniaux se
déployant à très vaste échelle et favorisèrent une concentration des
domaines au sein d’espaces régionaux. Ce rétrécissement des horizons ne
vaut cependant que pour la haute aristocratie laïque, cette ancienne
aristocratie d’Empire qui se trouve à l’origine de la plupart des lignées
princières, et pour les très grands établissements monastiques, dont les
patrimoines avaient pu s’étendre à travers des royaumes entiers. Car au sein
de chaque région il existe, dès avant la crise des années 880-940, une
aristocratie laïque ancienne et des institutions ecclésiastiques locales dont
l’horizon patrimonial était déjà limité. Cet horizon restreint caractérise
aussi, au IXe comme aux Xe et XIe siècles, les nouveaux venus que rois,
princes, évêques ou abbés implantent localement en leur concédant des
biens en bénéfice, en fief ou en précaire, ou bien qui s’installent à la suite
d’une alliance matrimoniale opportune. Pour cette aristocratie régionale ou
locale, la principale évolution des Xe-XIe siècles ne tient pas au
rétrécissement de son horizon, mais à la transformation de la structure et
des pratiques de transmission du patrimoine en raison du rôle grandissant
joué par les châteaux.
Les patrimoines laïques se présentent comme des ensembles
composites et mouvants. On y trouve de très anciens domaines
patrimoniaux, en général désignés comme alleux, des biens reçus en
bénéfice, en fief ou en précaire, des biens acquis à l’occasion d’une alliance
matrimoniale… Certains domaines sont perdus à la suite d’un conflit ou
d’une confiscation, d’autres sont aliénés à l’occasion d’une alliance ou
d’une donation en faveur d’un établissement ecclésiastique. Plus important
encore, la nature même de la possession se révèle très éloignée de ce que le
droit romain classique ou nos usages contemporains entendent par
propriété. En effet, une terre, quelle que soit son origine, n’est jamais
possédée de manière pleine, entière et individuelle. Elle relève toujours
d’un enchâssement de droits au bénéfice d’une pluralité de possesseurs dont
la légitimité relève, en dernière instance, du consensus social. En outre, les
droits de ces possesseurs ne se valent pas : ils peuvent varier en intensité, se
fonder ici sur un lien de parenté, là sur une relation féodale, ailleurs sur un
contrat d’exploitation. Dans ces conditions, on comprend combien le
contrôle ou l’accès à la terre permettent d’articuler les solidarités et les
dépendances, aussi bien entre seigneurs et paysans qu’au sein de
l’aristocratie ou entre celle-ci et les établissements ecclésiastiques. Du point
de vue de chaque ayant droit, le plus important n’est donc pas tant la
possession elle-même que le degré de liberté dont il dispose et les moyens
qu’il peut mettre en œuvre pour user du bien en question. La situation est de
plus souvent compliquée par la mémoire ou le pouvoir symbolique inclus
dans le bien, qui en conditionnent en partie l’usage et la transmission.
Certaines terres entre les mains d’une famille depuis des temps très anciens
peuvent ainsi être considérées comme inaliénables, d’autres sont
traditionnellement liées aux femmes par le biais des douaires ou des dots,
d’autres encore, parce qu’elles sont d’origine fiscale, c’est-à-dire royale,
comtale ou ecclésiastique, confèrent à leur possesseur une légitimité
supérieure à exercer le pouvoir. C’est en particulier le cas des châteaux dès
lors que ceux-ci acquièrent une place déterminante dans la structure des
patrimoines et l’organisation des successions.

S F ’A , I
L ,

L ( 1060-1065)

À cette heure et dorénavant, Frotaire, évêque fils


d’Ermendructe, ne trahira pas Isarn, fils de Rangarde, pour qu’il
perde la vie ou les membres que porte son corps, et il ne manigancera
pas sa capture par ruse sciemment au détriment d’Isarn. Et Frotaire
ne prendra pas à Isarn ce château qu’on appelle Lautrec, ni la
forteresse, ni les fortifications [du village] qui y sont, ni aucune qui y
sera construite, ni ne les lui interdira pour qu’il les perde, ni Frotaire,
ni aucun homme, ni aucune femme sur son conseil, selon sa
machination ou à sa connaissance. Et Frotaire dans ce château de
Lautrec ne mettra pas de châtelain sans le conseil d’Isarn, et les
châtelains qui ont été choisis par convenientia par Isarn et Frotaire
évêque, pour qu’ils en soient châtelains, Frotaire ne les expulsera pas
sans le conseil d’Isarn. Et Frotaire, de ce château de Lautrec, ne
donnera une partie à aucun homme ni à aucune femme, ni la lui
vendra, ni la lui échangera, sans le conseil d’Isarn du vivant d’Isarn.
Et s’il est un homme ou une femme qui prenne ce château de Lautrec à
Isarn, Frotaire n’aura avec cet homme ou cette femme ni alliance ni
association, et Frotaire ne se soustraira pas à l’aide qu’il doit à Isarn,
sans le conseil d’Isarn, du vivant d’Isarn, jusqu’à ce qu’Isarn ait
récupéré sa part de ce château. […]
À ce qui est écrit plus haut Frotaire s’en tiendra et il l’observera
envers Isarn, avec forfait ou sans forfait, si Frotaire ne peut prouver à
propos d’Isarn qu’il a manigancé que Frotaire perde sa vie ou ses
membres que porte son corps ; ou qu’il a manigancé à son détriment ;
ou qu’Isarn a manigancé que Frotaire perde le château de Lautrec ou
un des châteaux dont il est le maître, ou la convenientia ou la garde de
Labruguière que Sicard lui a données ou l’alleu d’Aussillon ; ou
qu’Isarn refuse de répondre de ses actes judiciairement. À ce qui est
écrit plus haut Frotaire s’en tiendra et il l’observera envers Isarn
selon ce qu’il saura et connaîtra, sauf ce dont Isarn absoudra Frotaire
de son plein gré sans violence. Les paroles qu’Isarn transmettra à
Frotaire, ou qu’il lui fera dire par son messager et qu’il lui interdira
au nom du serment de répéter, Frotaire ne les divulguera pas
sciemment.

Dans ce cadre et jusqu’à la clarification juridique des XIIe et


XIIIe siècles, l’opposition entre l’alleu, censé désigner un bien ancestral
possédé librement, et le fief, censé être tenu et avoir été reçu d’un seigneur
en échange de services, ne doit pas être exagérée. La documentation des Xe-
XIe siècles laisse percevoir des situations souvent ambiguës : dans le Maine,
le Vendômois, les Alpes ou la vallée du Rhône, on rencontre des biens
désignés comme alleux tout en étant tenus en bénéfice ; a contrario on peut
trouver des biens désignés comme fiefs ou comme bénéfices sans que leur
possesseur soit astreint à un serment ou un service. En fait, l’usage du terme
« alleu » signale avant tout un degré supérieur d’aliénabilité du bien. Il
souligne la liberté d’action de son possesseur et suggère par conséquent,
dans la plupart des cas, son appartenance au monde aristocratique. De là
découle la tendance profonde des puissants à « allodialiser » tous les
domaines qu’ils considèrent comme primordiaux pour eux, les châteaux
notamment, quelle que soit leur origine. En regard, les bénéfices ou les fiefs
sont plus vulnérables. Cependant, comme ils sont en général issus du fisc
ou d’un patrimoine ecclésiastique – fief et fisc sont d’ailleurs souvent
synonymes dans les régions méridionales aussi bien qu’en Normandie – ils
ont tendance, par leur connotation publique et aristocratique, à se
rapprocher de l’alleu. En outre, la transmission héréditaire des bénéfices et
des fiefs, fréquemment coutumière dès le Xe siècle, tend à leur conférer le
caractère patrimonial censé caractériser les seuls alleux.
À la différence des lignées princières, les structures de parenté de cette
aristocratie régionale évoluent peu. Seule la Normandie semble se
distinguer avec l’émergence, dès la première moitié du XIe siècle, d’un droit
successoral privilégiant les aînés qui pousse de nombreux cadets à tenter
l’aventure en Italie du sud ou en Espagne. Ailleurs, on ne constate
d’inflexion patrilinéaire que dans quelques familles déjà puissantes, comme
les Baux en Provence ou les Montpellier en Languedoc, et seulement à
partir des années 1020-1050. En général, le patrimoine est donc partagé
entre tous les enfants, même si les fils sont avantagés par rapport aux filles.
Nulle restriction n’est faite au mariage des cadets, même si ceux-ci
demeurent le plus souvent sous l’autorité de leur aîné. Enfin, tout ce qui est
acquis peut être redistribué au cours de la vie, notamment à l’occasion des
alliances matrimoniales ou des concessions de fiefs. De telles pratiques
expliquent le caractère précoce du morcellement des droits seigneuriaux,
ainsi en Vendômois, ou la diffusion rapide de la coseigneurie dans la plupart
des régions méditerranéennes.

H Ier ’A (971-997),

C l’avons dit plus haut, tirant profit de la pompe séculière,


Héribert [évêque d’Auxerre] se livrait plus que de raison à de larges
distributions aux hommes d’armes, tels les comtes Eudes de Chartres
et Héribert de Troyes, afin de se les soumettre en reconnaissance de
bénéfices. Dans son propre diocèse enfin, sans y être forcé par la
crainte d’une attaque mais, ce qui est pire, séduit par les plaisirs de la
chasse, il fortifia solidement deux châteaux : l’un sur le Loing, près du
domaine de Saint-Fargeau, l’autre appelé Toucy, à dix milles de la
cité ; et il disait que ces châteaux seraient pour très longtemps
destinés autant à la protection de l’Église qui lui était confiée qu’à
celle du comté. Mais il se trompait : dès le début, pour avoir semé
l’orgueil, il moissonna l’abaissement de la chair, car « Dieu reconnaît
de loin l’arrogance » [Psaumes 137, 6].
Gestes des évêques d’Auxerre.

C’est avant tout à travers la possession de la terre que les seigneurs,


aussi bien laïques qu’ecclésiastiques, contrôlent et dominent les paysans.
Cette domination s’exerce de manière directe lorsque les paysans sont des
tenanciers chasés, c’est-à-dire installés sur une tenure dont ils obtiennent
l’usufruit en échange de redevances et de prestations en travail, en nature ou
en argent. La tenure est en général transmissible de manière héréditaire,
même si cela doit faire l’objet d’un consentement seigneurial qui implique
la perception de droits de mutation plus ou moins élevés. Cette dépendance
foncière ne doit pas être réduite à sa dimension économique : dans la
société seigneuriale, tenir sa terre de quelqu’un, que l’on soit vassal ou
tenancier, revient d’abord à reconnaître l’autorité de celui qui vous l’a
concédée. Cela oblige à son égard à certains gestes et certains
comportements. Il s’agit donc d’une dépendance qui entremêle étroitement
l’économique, le social et le politique. La domination foncière des
seigneurs pèse aussi dans les contextes où des paysans libres sont
propriétaires des terres qu’ils exploitent, même si elle prend alors des
formes plus complexes. En effet, à l’échelle locale, ces paysans ne sont
pratiquement jamais en position hégémonique. Pour l’usage des espaces
incultes, l’accès au marché de la terre ou la vente de leurs éventuels surplus,
ils doivent compter avec la position dominante des seigneurs. Sur le plan
social et politique ils sont par ailleurs menacés, dès le IXe siècle, par
l’ascendant militaire et judiciaire que prennent les seigneurs à l’échelle
locale. Ce n’est pas un hasard si les groupes de paysans propriétaires les
plus consistants – que l’on dit aussi alleutiers – se trouvent sur les domaines
princiers, par exemple celui du duc d’Aquitaine en Bordelais, ou dans les
zones frontalières, par exemple la Catalogne, c’est-à-dire là où les
seigneuries locales sont contenues ou diluées par un contexte politique qui
leur est défavorable.

Les maîtres de la guerre


Cette aristocratie foncière est aussi une aristocratie guerrière. Cela
semble évident pour l’aristocratie laïque qui place au firmament de ses
valeurs la force physique et le courage. Mais cela l’est aussi pour les
ecclésiastiques : d’une part parce que de nombreux évêques sont eux-
mêmes des combattants, n’hésitant pas à aller au combat pour défendre leur
cité ou conduire des chevauchées, ou s’adonnant aux plaisirs de la chasse ;
d’autre part parce que tous les seigneurs ecclésiastiques, même les
établissements monastiques, s’appuient de manière plus ou moins directe
sur les puissants ou des troupes de chevaliers pour asseoir leur domination.

C XIe .

Cette illustration du début du livre des Macchabées, extraite du troisième volume de


la Bible de Roda, un manuscrit du troisième quart du XIe siècle composé à l’abbaye
de Ripoll et sans doute illustré dans celle de Roda, en Catalogne, fournit une belle
représentation de chevaliers du XIe siècle, en particulier dans le registre central
consacré à la bataille de Béerzeth (le registre supérieur évoque la rencontre d’Akime
et Démétrios Ier, le registre inférieur les funérailles de Judas Macchabée). La plupart
des chevaliers sont pourvus d’un équipement léger. Si tous portent des casques et des
boucliers longs, seuls deux d’entre eux sont revêtus d’une cotte de mailles. L’épée et
la lance, utilisée surtout comme javelot, constituent les armes de prédilection.
M ’ : , , , .

Ces différentes pièces d’équitation ont été retrouvées sur le site de Colletière, à
Charavines (Isère), en bordure du lac de Paladru, à l’occasion de fouilles
archéologiques effectuées entre 1972 et la fin des années 1980. Elles attestent du
statut chevaleresque et donc aristocratique d’une partie au moins des habitants du site.
Les éperons sont tout à fait semblables à ceux représentés sur la broderie de Bayeux.
Le mors à double bride est un accessoire spécifique de dressage ou d’équitation de
combat : une des brides permettait de tirer sur la bouche par un dispositif brutal,
l’autre était destinée à la conduite de l’animal. Le pommeau de selle a fait l’objet de
soins particuliers. Il est en effet pourvu d’un décor d’animaux fantastiques au corps
hybride, mi-félin mi-cheval, affrontés de part et d’autre d’une croix pattée, unissant de
la sorte référence chrétienne et symboles de force puisés dans un imaginaire
merveilleux.

L’aristocratie détient le monopole presque complet de l’usage des


armes. En effet, dès l’époque carolingienne, la place prépondérante acquise
par la cavalerie dans les combats et les armées et ses implications en termes
d’entraînement et d’équipement font de l’activité guerrière une affaire de
spécialistes, réservée aux plus riches, les puissants et leurs fidèles. Seules
quelques zones frontalières comme la Catalogne et dans une moindre
mesure la Normandie échappent à cette évolution : ici la proximité de
l’adversaire musulman ou la tradition scandinave justifient un temps une
plus ample dissémination des armes et la mobilisation locale de l’ensemble
des populations « pour la défense de la patrie ». La pratique de la guerre et
notamment de la guerre à cheval apparaît donc de plus en plus comme une
marque d’éminence, un signe de noblesse. Dans ce cadre, la remise
solennelle d’armes (le grand cheval, les étriers, l’épée, la cotte de mailles, le
long écu, la lance) constitue une étape fondamentale dans la vie de tout
jeune aristocrate, bien avant les premières évocations précises de
l’adoubement dans la deuxième moitié du XIe siècle : elle marque à la fois la
fin d’un apprentissage, l’accession à l’âge adulte, l’intégration au groupe
des guerriers et l’acquisition du droit à l’exercice du pouvoir.
L’usage de plus en plus fréquent du terme miles (milites au pluriel)
dans les sources du Xe et du début du XIe siècle a parfois été interprété
comme un indice de l’émergence d’un nouveau groupe social en grande
partie recruté par les puissants au sein de la paysannerie aisée pour étoffer
leurs suites guerrières : les chevaliers. Une telle évolution, qui aurait
accompagné la militarisation de la résidence aristocratique, dont témoigne
l’essor des tours et des châteaux, aurait conduit à l’élargissement du groupe
aristocratique par l’intégration des strates supérieures des hommes libres,
voire, dans certaines régions de l’est (Champagne, Lorraine, Alsace), de
certains non libres déjà au service des seigneurs – des ministériaux
d’origine servile – dont la sujétion pouvait paraître mieux assurée. Des
arguments d’ordre macro-économique ont parfois été avancés à l’appui de
cette thèse : en l’absence de toute révolution technologique, la vigoureuse
croissance rurale que connaît alors l’Occident ne pourrait s’expliquer que
par l’intensification de la pression seigneuriale, elle-même rapportée à un
accroissement quantitatif et à la militarisation du groupe des dominants. Ces
conceptions font désormais l’objet de sérieuses critiques. Nous reviendrons
plus loin sur la complexité de la relation entre la croissance agraire et la
pression seigneuriale, mais il faut dès maintenant souligner que le groupe
aristocratique ne fut pas renouvelé en profondeur par l’intégration en son
sein de nouveaux venus promus en raison de leur compétence guerrière. Les
études lexicologiques montrent que l’usage des termes miles, milites ou
militia correspondait à des situations variées et qu’il revêtait plus souvent
une portée idéologique, renvoyant au prestige des armes ou à l’idée de
service, qu’un sens sociologique évoquant un groupe particulier. Les
enquêtes généalogiques révèlent par ailleurs que bien des alleutiers des Xe-
XIe siècles que l’on prenait pour des paysans libres appartenaient en fait aux
cercles aristocratiques gravitant autour des évêques, des comtes et des
vicomtes. C’est le cas notamment en Languedoc, en Normandie ou en
Dauphiné. En fait, au sein du groupe aristocratique, les situations de fortune
apparaissent très diverses, dès la première moitié du Xe siècle, selon
l’ampleur des domaines, le prestige du sang et des fonctions, les réseaux de
relation… Dans ces conditions, les individus ou les groupes évoqués
comme des milites sont, selon les sources, les puissants eux-mêmes, ou bien
des cadets, des fidèles de second rang et de simples guerriers devant tout à
leur seigneur, tous également distingués des populations paysannes. De
plus, certaines dénominations collectives peuvent occulter une réelle
diversité sociologique. Ainsi en est-il des groupes de chevaliers qui
peuplent les châteaux (les milites castri) ou certaines cités épiscopales (les
milites civitatis), en particulier dans les régions méridionales, mais aussi au
nord de la Loire (Tournai, Senlis, Paris, Tours, Chartres) ou à l’est (Reims,
Sens, Metz, Strasbourg). À Arles par exemple, au tournant des Xe-
XIe siècles, les plus lointains ancêtres connus de la famille des Porcelet
appartiennent à l’entourage de l’archevêque et au milieu des élites
arlésiennes. Ils résident en ville, possèdent des alleux dans les terroirs
suburbains et assistent aux assemblées aristocratiques que tiennent
l’archevêque et le comte lorsque celui-ci est de passage dans la cité. Ils sont
vassaux des vicomtes de Marseille pour certains de leurs domaines arlésiens
et comptent un fils dans le chapitre cathédral. À Vendôme ou à l’Île-
Bouchard, le groupe des milites castri mêle des familles possessionnées
dans plusieurs châteaux et dans l’arrière-pays à d’autres de bien moindre
envergure dont l’horizon paraît se limiter à la ville. Le degré de dépendance
de ces milites apparaît en outre très variable. Si l’archevêque de Reims
semble maîtriser ses chevaliers, qui sont aussi pour partie ses ministériaux,
les chevaliers de Meulan ou de Dreux changent aisément de seigneurs dans
les années 980-990.
En définitive, des contextes particuliers purent, certes, favoriser des
ascensions sociales par l’intermédiaire d’un service armé dans l’entourage
d’un puissant. Ce fut le cas en Catalogne en raison de la proximité de
l’Islam : ici, le système de la commande permettait à un puissant de prêter –
en réalité de donner – un cheval et un équipement à un guerrier qui pouvait
être d’origine non noble, lequel demeurait ensuite soumis en étroite
dépendance. Ce fut aussi le cas, dans une moindre mesure, en Champagne
ou en Lotharingie, autour de sièges épiscopaux ou de monastères puissants,
au bénéfice de ministériaux aisés, parfois issus de la servilité comme dans
les régions germaniques. Cette mobilité sociale demeura cependant limitée.
Nulle part elle ne provoqua l’élargissement substantiel de l’aristocratie, ni
ne modifia ses valeurs ou ses comportements tant la guerre figurait, depuis
le très haut Moyen Âge, au fondement même de la raison d’être des
puissants.

Les paysans : statuts personnels et accès à la


terre

En raison de l’hétérogénéité du vocabulaire à l’échelle de l’Occident et


de l’existence de groupes d’exploitants à la fois libres et propriétaires dans
des régions bien documentées comme la Catalogne, la Toscane ou la
Lombardie, on a longtemps cru au maintien de forts clivages statutaires au
sein du monde paysan tout au long du Xe siècle, clivages que l’instauration
de la « seigneurie banale » serait venue niveler au tournant des Xe et
XIe siècles. Cependant, les recherches récentes tendent à montrer que, dès le
Xe siècle, d’une part la distinction entre serfs (servi) et libres (liberi) ne
représente pas une césure fondamentale, et d’autre part que l’existence de
fortes communautés de paysans libres et maîtres de leur terre semble limitée
à quelques contextes très particuliers. Dans ces conditions, on ne peut plus
guère soutenir qu’une dégradation et une uniformisation générales des
statuts paysans se seraient brutalement produites autour de l’an mil.
À vrai dire, la question des statuts personnels se pose de manière
différente selon les régions. En effet, si le servage paraît assez fréquent dans
les régions orientale et septentrionale de la France actuelle, en particulier
sur les domaines ecclésiastiques, il est en net recul dans les régions
atlantiques et méridionales, au point qu’il semble avoir complètement
disparu de Catalogne à la fin du Xe siècle. Ce servage ne peut de toute façon
pas être assimilé à un esclavage. Quels sont ses principaux caractères ? Il
place ceux qui le subissent sous l’autorité judiciaire absolue du maître, leur
interdit l’accès à la propriété et les oblige à de lourdes corvées sur les terres
seigneuriales. Il se transmet de manière héréditaire, restreint la liberté
matrimoniale et empêche théoriquement toute mobilité géographique. Dans
un contexte où les hommes sont encore peu nombreux et où la compétition
seigneuriale peut être rude, leur contrôle représente pour les seigneurs un
enjeu essentiel, aussi bien en termes de prestige que d’utilité économique,
en particulier en ce qui concerne les serfs qui exercent une fonction
ministériale (intendant, tonloyer, meunier…) indispensable au
fonctionnement de la seigneurie. Sans doute est-ce ce qui explique
l’attachement des seigneurs à mettre en scène les rituels de dédition, à
recevoir ici l’hommage de leurs serfs (ce qu’on appelle un hommage
servile), là une taxe spécifique, le chevage, ou certaines corvées
particulières, qui représentent autant de marqueurs de servitude. La plupart
des serfs disposent toutefois de droits importants sur la terre qu’ils ont reçue
d’un seigneur et exploitent dans un cadre familial. Ils peuvent notamment la
transmettre à leurs descendants, comme les paysans libres, même s’il leur
faut pour cela verser à leur maître des taxes spécifiques. D’une manière
générale, les redevances dues au seigneur, à l’image de celles versées par
les paysans libres, relèvent de la coutume et s’inscrivent donc dans le cadre
d’une certaine régulation. Certains serfs peuvent d’ailleurs en compenser la
lourdeur et même parvenir à s’enrichir en occupant au service du seigneur
une charge de ministérial, une situation assez fréquente dans les seigneuries
épiscopales ou monastiques.
En regard, la situation des paysans libres était loin d’être aussi
favorable qu’on l’a parfois avancé. L’extension du grand domaine et le
développement des chaînes de clientèle avaient affaibli leur position dès les
VIIIe-IXe siècles. La pression foncière, militaire et judiciaire continue
exercée par les puissants encourageait les entrées en dépendance, parfois
sous la forme du servage, plus souvent comme simples tenanciers. Dans ce
contexte, le maintien d’un accès à la terre plein et entier au profit de
paysans libres, hors de tout cadre seigneurial donc, semble limité à des
contextes particuliers. En Catalogne, il est favorisé par le dispositif
juridique de l’aprision qui, dans le cadre du repeuplement d’une société de
frontière, permet l’appropriation par les paysans, au bout de trente ans
d’exploitation, des terres mises en valeur prélevées sur le domaine inculte
ou le fisc comtal. En Normandie, comme le suggèrent les formes et les
motifs de la révolte qui secoue la région en 966, le maintien d’une catégorie
d’hommes libres paraît lié à la préservation de structures sociales d’origine
scandinave constituant un puissant facteur de résistance aux appétits
fonciers des grands. Ailleurs toutefois, sauf peut-être dans quelques régions
moins bien documentées pour cette haute époque comme les vallées
pyrénéennes ou alpines, il n’y a pas de communautés alleutières paysannes
vivaces. Ce constat n’empêche pas qu’un peu partout les tenanciers
complètent souvent leurs tenures par l’exploitation de terres nouvelles
gagnées sur les friches et exemptes de taxes foncières. Dans le Midi, du
Bordelais au Mâconnais, ces gains sont surtout réalisés grâce aux contrats
de complant qui organisent un partage par moitié entre seigneurs et
exploitants des terres que ces derniers auront mis en valeur, en y plantant
des vignes notamment. Mais ces possessions allodiales sont en général de
courte durée car les puissants parviennent rapidement à les
« seigneurialiser ».

R N

Le soulèvement de paysans francs contre Rollon peu avant 911,


d’après Dudon de Saint-Quentin (vers 996-1001) :
L , voyant presque anéantis les plus braves guerriers francs
et les plus farouches combattants de Bourgogne, se réunirent en une
multitude innombrable et prenant les armes, qu’ils n’étaient guère
habitués à manier, ils coururent sur Rollon. Rollon, regardant derrière
lui, vit l’air obscurci des flots de poussière soulevés par la marche
d’une foule épaisse. Convoquant les chefs, il leur dit : « Un peuple, de
piétons ou de cavaliers, je ne sais, nous poursuit ; que les cavaliers
restent avec nous, pour que nous sachions de quelle force sont ceux
qui veulent notre perte ». Alors que Rollon les attendait avec ses
cavaliers, les paysans s’approchèrent, cavaliers et piétons mêlés.
Rollon se rua sur eux, les repoussa en leur imposant une fin cruelle,
jusqu’à en faire un carnage, les anéantit, et après ce grand massacre
retourna vers les siens. »
La révolte de 966 selon Guillaume de Jumièges (peu avant 1060) :
« T qu’il [le duc Richard II] prodiguait en abondance les
richesses d’une si grande honnêteté, aux premiers temps de son jeune
âge, commença à croître dans le duché normand la semence d’une
division mortelle. Car les paysans des différents comtés de la patrie
normande, d’un même mouvement, se rassemblèrent en
d’innombrables conciliabules, décidant de vivre selon leur plaisir et
d’user de leurs propres lois, tant pour le revenu des forêts que pour
l’exploitation des cours d’eau, sans se soucier du droit établi
auparavant. Pour imposer ces principes, chaque groupe de cette foule
en furie envoya deux députés à l’assemblée générale qui devait se
tenir au cœur du pays pour ratifier ces décisions. Lorsque le duc
l’apprit, il envoya le comte Raoul avec une multitude de combattants
pour réduire cette férocité campagnarde et disperser l’assemblée des
paysans. Sans attendre les ordres, ce dernier s’empara aussitôt de tous
les députés, et de bien d’autres avec eux, leur fit trancher mains et
pieds, et les rendit, impotents, à leurs proches ; ceux-ci s’abstinrent
désormais de tels actes et la crainte de subir un sort pire encore les
rendit plus prudents. Les paysans, instruits par l’expérience, oubliant
leurs assemblées, retournèrent en hâte à leurs charrues. »
La révolte de 966 selon le Livre de la révélation, de la construction
et de l’autorité du monastère de Fécamp (dernier tiers du
XIe siècle) :

« R [II], fils de Richard [Ier], lorsqu’il reçut le duché sur toute
la Normandie, au début de son règne, contint par sa prudence ses
Normands révoltés, les vainquit heureusement, et, par sa puissance,
les ramena et les soumit aux coutumes du joug paternel. Ayant calmé
ces soudaines séditions de ses citoyens, apaisé et réconcilié les
régions environnantes par l’image de la probité paternelle, l’illustre
duc Richard commença de resplendir et de répandre toujours plus loin
dans les diverses parties du monde les effluves sublimes de ses vertus.
Il surpassait la célébrité et l’éminence de ses prédécesseurs et voilait
leur éclat par l’incomparable noblesse de ses actions, et composait à
l’intention de ses successeurs l’image d’une vie à imiter par tous.

L’opposition entre serfs et paysans libres n’a donc bien souvent qu’une
importance relative et cela dès le Xe siècle. Les uns et les autres sont
installés sur des tenures qu’ils peuvent transmettre à leurs enfants et qu’ils
exploitent dans un cadre familial en contrepartie du versement de
redevances et de services d’ampleur variable. Les uns et les autres ont accès
aux espaces incultes. Les uns et les autres dépendent au quotidien de la
protection seigneuriale, laquelle découle d’un pouvoir local ancien. Chez
les uns comme chez les autres règne une assez grande disparité de
conditions matérielles. Finalement, seuls trois éléments distinguent les
paysans libres des serfs : une plus grande marge de manœuvre en matière
judiciaire, une plus grande mobilité potentielle et un moindre niveau de
prélèvement. Dans ces conditions, servage et liberté constituent plus les
deux pôles extrêmes et quelque peu abstraits d’une situation de dépendance
partagée par tous les paysans, que des catégories statutaires englobantes
nettement différenciées. La vraie liberté est avant tout la caractéristique de
ceux qui en disposent de manière pleine et entière et peuvent la défendre à
la pointe de l’épée, c’est-à-dire les puissants.

Une intensification brutale du prélèvement


seigneurial ?

Le rapport de domination seigneurial se manifeste concrètement par un


certain nombre de prélèvements en nature, en argent ou en travail effectués
par les seigneurs sur les paysans. Ces prélèvements opèrent donc un
transfert de richesse de la masse paysanne vers l’aristocratie ecclésiastique
et laïque et représentent, à côté des produits tirés de l’exploitation directe du
domaine – ce que l’on a pris l’habitude de nommer la réserve – une part des
ressources seigneuriales. Il ne faut pas, cependant, en réduire le sens à la
dimension matérielle, car l’un des enjeux des prélèvements est aussi de
manifester publiquement la relation de dépendance, c’est-à-dire de la faire
reconnaître et établir par ceux-là mêmes qui la subissent. C’est l’une des
raisons pour lesquelles les versements sont fragmentés et étalés dans le
temps, ce qui en assure la répétition régulière. C’est aussi l’une des raisons
pour lesquelles ils sont associés à des fêtes religieuses, grandes célébrations
du calendrier chrétien ou fêtes du saint local, ce qui les insère dans un
rapport à l’autorité empreint de sacralité. C’est enfin l’une des raisons pour
lesquelles les modalités du versement – doit-on porter ses redevances à la
grange, au cellier ou au château seigneurial, ou bien attendre le passage
d’un ministérial ? – revêtent, en sus de logiques pratiques (pour éviter les
fraudes, le seigneur préfère bien sûr prélever « sur le champ », comme la
dîme, les redevances proportionnelles aux récoltes), des enjeux
symboliques non négligeables.
Les premiers prélèvements découlent de la possession du sol par le
seigneur et sont levés dans le cadre du manse. Selon les contextes le manse,
comme le mot ferme aujourd’hui, peut renvoyer à l’habitation paysanne (la
maison et ses dépendances immédiates, la cour, le jardin, le verger, parfois
une vigne) ou à l’exploitation dans son ensemble (l’habitation et les terres
constituant la tenure paysanne). Le manse est donc à la fois une unité
d’habitat, une unité d’exploitation et une unité seigneuriale. Dans les
espaces encore peu peuplés comme les régions de moyenne montagne, les
piémonts ou les terres aux sols pauvres, les manses se présentent en général
d’un seul tenant, exploités par une seule famille, et le prélèvement foncier
est donc unifié. Mais le plus souvent les manses sont fragmentés en demi ou
en quart de manses, répartis entre différents tenanciers et sans véritable
cohésion foncière. Le prélèvement foncier est alors plus complexe et plus
émietté, une situation bien visible dès le milieu du Xe siècle sur les
domaines de l’abbaye Saint-Remi de Reims dans les Ardennes.
Les redevances foncières sont pour l’essentiel des cens fixes, versés en
nature ou en argent, auxquels s’ajoutent des corvées de travail. Les uns et
les autres présentent une grande diversité selon les régions et il est presque
toujours impossible d’apprécier leur valeur ou leur poids, aussi bien du côté
seigneurial que du côté paysan, avant le XIIe siècle. La plus grande variété
concerne les corvées qui représentent pour les seigneurs le principal moyen
de faire exploiter leurs réserves. Encore lourdes au nord de la Loire au
milieu du XIe siècle, en particulier dans le nord-est et en Normandie, elles le
sont beaucoup moins dans les régions méridionales, où elles n’ont jamais
représenté un élément majeur du système seigneurial. Toutefois, plus que
leur volume ou leur efficacité, c’est la régularité des corvées qui importe car
elles représentent un moment privilégié de l’exercice de la domination
seigneuriale. Les corvées impliquent en effet pour les tenanciers de se
rendre sur la réserve seigneuriale, d’y travailler sous la direction de
ministériaux, de partager dans un cadre de sujétion communautaire un repas
fourni par le maître.
U : T B ,
S -L ’A

L’ l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ 937, onzième de


l’indiction, seconde année du règne de Louis [IV] et troisième de
l’épiscopat de Rodmond, le doyen Gobert et les dignitaires du chapitre
de Saint-Nazaire ont trouvé dans la villa de Tillenay une exploitation
seigneuriale, sur la Saône, avec grange, jardin et cour. Il y a là une
église dédiée à Saint-Denis, qui a en dotation trois manses et paie à la
Toussaint un cens de dix sous. Il y a là un pré du seigneur ; on peut y
récolter soixante chars de foin ; trois condamines où l’on peut semer
trente muids ; trois bois où l’on peut engraisser deux mille porcs,
compte non tenu du bois commun ; le port de la rivière apporte
certains revenus à la seigneurie du chapitre. Il y a un pré de cinq
charretées qui est au vidame.
Il y a là cinq manses garnis. Rictred et Gautier tiennent un manse libre
qui paie en mars deux sous, en mai douze deniers, ou bien un porc
valant un sou ; aux foires de Châlon douze deniers ; il fait la corvée
[sur les condamines] et l’ansange [parcelle seigneuriale exploitée par
les tenanciers des manses] ; il fait deux quinzaines de travail, ou bien
les rachète à la mi-mars douze deniers ; une troisième quinzaine de
travail, sans possibilité de rachat ; pour le bois, à la Saint-André
[30 novembre], deux deniers ; il sème dans l’ansange un muid du
froment du seigneur, un muid du sien ; il étend deux chars de fumier
dans l’ansange, s’il y en a ; à Pâques, trois poulets, ou un poulet et
cinq œufs ; cent bardeaux à la Saint-Jean, ou bien il les rachète pour
un denier ; douze cercles [de tonneaux] ; pour le guet, un muid
d’avoine en mars. Matusalem et Dominique tiennent à eux deux un
manse qui doit la même chose ; Aydoen, Constantin et Constant
tiennent un manse qui doit la même chose. Ildebert, Albert et Thierry
tiennent ensemble un manse qui doit la même chose. Lebaud, Agni
Guinus et Dominique, hommes libres, tiennent un manse servile qui
doit la même chose. Bliger tient un quart de manse garni et servile. Il
y a là neuf manses vides, et qui doivent ce que rapporte la terre. Il y a
trois autres condamines où l’on peut semer cent muids.
Dans les régions méridionales, la multiplication des simples parcelles
en dehors du système du manse, que l’on constate dès la fin du Xe siècle
dans les espaces où la croissance agraire se fait le plus vivement sentir,
entraîne peu à peu une profonde transformation de la structure de
l’exploitation paysanne. Ces nouvelles parcelles apparaissent à l’occasion
de défrichements ou de la mise en culture de produits de bon rapport
comme la vigne ou le froment, ce qui peut concerner de vieux terroirs.
Constituant de nouvelles unités seigneuriales, elles contribuent à la
fragmentation du prélèvement foncier, d’autant qu’elles sont plus faciles à
redistribuer (par le don, la concession, l’échange ou la vente) que les
manses ou les parts de manse. Sur ces parcelles pèsent le plus souvent des
taxes dites « à part de fruits », c’est-à-dire proportionnelles aux récoltes,
comme la tasque, l’agrier ou le quarton. En général considérées comme plus
lourdes que les cens traditionnels, ces taxes représentent une première
forme d’intensification du prélèvement seigneurial. Pour autant, ces
prélèvements ne sont pas aussi préjudiciables aux paysans qu’on l’a parfois
avancé. À court terme, par leur caractère proportionnel, ils sont mieux
adaptés que les cens fixes aux délais et aux risques des nouvelles mises en
culture. À moyen terme, en période de croissance, les cultures sur lesquelles
ils pèsent fournissent des surplus rentables et faciles à écouler sur les
marchés, qui permettent souvent aux paysans de compenser le poids des
redevances. Ainsi, l’adaptation de la seigneurie foncière à la croissance
dans les zones rurales les plus dynamiques du Midi passe par une
intensification du prélèvement foncier au grand bénéfice des seigneurs, sans
vraiment nuire aux paysans.
Une deuxième catégorie de prélèvements est représentée par les droits
attachés à l’église. Les églises paroissiales sont en effet des centres de
perception : à l’occasion des fêtes religieuses ou des grands moments du
calendrier agraire les fidèles déposent au pied de l’autel diverses offrandes,
prémices et oblations ; toute inhumation s’accompagne par ailleurs du
versement d’un droit particulier (sepultura) ; enfin, depuis l’époque
carolingienne, tous les fidèles doivent théoriquement remettre à l’Église la
dîme des récoltes et du croît de l’élevage. À l’époque carolingienne, les
conciles avaient tenté de fixer la répartition canonique de ces droits entre
l’entretien de l’église, le desservant, l’évêque et l’aide aux pauvres. Dans la
pratique cependant ce sont les maîtres des lieux de culte qui les possèdent et
en règlent la redistribution. Parmi eux figurent bien sûr des seigneurs
ecclésiastiques, évêques, chapitres ou monastères. Mais les plus nombreux
sont les seigneurs laïques, même si dans certaines régions comme la
Provence ou le val de Loire ils commencent à se dessaisir des églises sous
l’influence et au bénéfice du monachisme réformateur à partir des années
1020-1030. Ce contrôle des lieux de culte par des laïcs est tout à fait
traditionnel. La plupart du temps les seigneurs en héritaient avec le reste de
leurs domaines. Parfois ils en avaient eux-mêmes assuré la construction ou
la restauration, comme l’attestent de nombreuses chartes des Xe-XIe siècles.
Dans un cas comme dans l’autre, ils nommaient les desservants, assuraient
leur entretien et celui des édifices et prélevaient par conséquent à leur profit
l’essentiel des droits attachés à l’église. Dans la documentation, de
nombreuses dîmes apparaissent par ailleurs dissociées de toute église et
mêlées aux droits seigneuriaux pesant sur la terre, au point que l’on peut se
demander si elles étaient vraiment perçues comme des droits d’origine ou
de nature ecclésiastique. Elles pouvaient de fait être rapprochées de
dixièmes seigneuriaux que l’on rencontre aussi bien en Provence qu’en
Bretagne ou dans le Maine. De bon rapport en période de croissance agraire
en raison de leur caractère proportionnel, elles étaient fréquemment
utilisées par les seigneurs pour rétribuer leurs fidèles, une pratique qui
accentuait leur fragmentation et les fondait peu à peu dans l’ensemble des
droits seigneuriaux.
D’autres prélèvements d’origine, de nature et d’ampleur très variables
pèsent sur les paysans. La plupart sont liés à l’exercice par les seigneurs des
pouvoirs de commandement, au maintien de la paix, à l’exercice de la
justice. Parmi eux figurent la commendise, la taille ou la tolte, levées en
vertu de la protection militaire. On peut leur associer les corvées exigées
pour la construction ou l’entretien des forteresses, ainsi que l’ost, et la
chevauchée ou cavalcade, qui requièrent des hommes un service de défense
ou d’escorte. On rencontre aussi des droits de gîte ou d’albergue, proches de
l’aide féodale, qui contraignent les paysans à héberger et nourrir le seigneur
et sa suite. On trouve enfin des droits de plaid (placita) ou de viguerie
(vicaria) perçus par de nombreux seigneurs au titre de l’exercice de la
justice. À cela peuvent s’ajouter les tonlieux et les droits levés sur les
marchés et les foires, qui pèsent occasionnellement sur la circulation des
marchandises et les échanges. Ces droits ont longtemps été regroupés sous
la catégorie de la « seigneurie banale ». Ils se seraient généralisés et étendus
à l’ensemble des hommes entre la fin du Xe et le milieu du XIe siècle,
moment où les seigneurs, en s’appuyant sur les châteaux et leurs troupes
chevaleresques, auraient capté les attributs d’une « puissance publique »
jusque-là exclusivement détenus par les comtes, les vicomtes ou les
évêques. C’est à cette généralisation et à la brutalité de l’opération que sont
rapportées l’émergence dans les documents de l’époque des mentions de
« mauvaises coutumes » ou l’apparition d’un lexique de la « prise »
seigneuriale (prendre, saisir, exiger…). De nombreuses études conduisent
aujourd’hui à reconsidérer une telle interprétation et à abandonner, en
particulier, l’idée d’une intensification du prélèvement seigneurial et d’un
nivellement de la condition paysanne dans les décennies entourant l’an mil.
Il convient par conséquent d’examiner la question avec attention.
La marginalisation des paysans libres et propriétaires se produit, à
l’exception de quelques régions, dès l’époque carolingienne, et la plupart
des ruraux relèvent d’une protection et d’une justice seigneuriales et locales
bien avant le XIe siècle. La captation des fiscs et des droits comtaux ou
épiscopaux, comme la construction des châteaux, commencent elles aussi
dès la fin du IXe siècle et se poursuivent tout au long des Xe, XIe et
XIIe siècles. Dans ce cadre, une dissémination des droits attachés à ces fiscs
ou à ces forteresses entre les mains de détenteurs de plus en plus nombreux
et de plus en plus éloignés des cercles comtaux ou vicomtaux se produit
bien. Là réside d’ailleurs la raison principale de l’émergence de la notion de
« mauvaises coutumes » : dans le contexte de la réforme monastique et
d’une concurrence seigneuriale croissante entre ecclésiastiques et laïcs, il
s’agit moins pour les moines et les clercs de dénoncer des impositions
nouvelles que des prédateurs et des prélèvements qu’ils jugent illégitimes
parce qu’ils s’en prennent aux hommes de leurs domaines ou à des lieux,
des droits et des biens (les églises, les taxes ecclésiastiques, les sauvetés…)
qu’ils entendent soustraire à toute emprise laïque. Cependant, cette
dissémination se produit sur le temps long, de la fin du IXe au milieu du
XIIe siècle, avant que ne s’opère une sorte de rationalisation dans les années
1150-1190 seulement. La taille, ou ses équivalents méridionaux la tolte et la
queste, sont ainsi mentionnées pour la première fois en Catalogne vers
1050-1060, en Languedoc et au Maine vers 1080-1090, en Chartrain vers
1100, en Bordelais et en Vendômois seulement dans le second quart du
XIIe siècle. Le droit de gîte ou d’albergue, attesté en Languedoc dès le
milieu du Xe siècle, n’est mentionné en Anjou qu’à partir des années 1070.
Les corvées de charroi pour la construction des forteresses, évoquées en
Normandie dans la deuxième moitié du XIe siècle, ne se rencontrent en
Biterrois qu’à partir des années 1140… Le degré de fragmentation et de
diffusion des droits au sein du groupe aristocratique se révèle tout aussi
variable. Les droits les plus régaliens : l’édification des forteresses
majeures, la levée de l’ost, les corvées militaires, la justice criminelle, la
monnaie, les foires et les marchés… demeurent partout entre les mains des
comtes, des vicomtes, des évêques et des seigneurs les plus éminents. En
revanche, la justice mineure, le contrôle des cours d’eau et des espaces
incultes, les péages… échoient rapidement à de très nombreux seigneurs
locaux. Mais le plus important tient au fait que tous ces droits se mêlent
dans l’ensemble des droits exigés des dépendants. Dans ce cadre, la
distinction entre droits fonciers et droits banaux n’a guère de sens. La
relation seigneuriale est toujours globale, seule varie son intensité, laquelle
est surtout fonction du degré de contrainte que le seigneur souhaite et peut
faire peser.
C’est pourquoi le lexique seigneurial présente souvent un caractère
coercitif : taille, tolte, queste ou force, issus du langage vernaculaire,
appartiennent bien au registre de l’extorsion. Il ne faudrait pas exagérer
toutefois la dimension physique de cette coercition. Les termes dénoncent
d’abord le caractère aléatoire et arbitraire des levées et à vrai dire, dans les
conditions des Xe-XIe siècles, les seigneurs n’avaient pas les moyens
d’imposer leur prélèvement dans la durée par le seul usage de la force. Les
difficultés qu’ils rencontrent encore au XIIe siècle en bien des régions pour
imposer aux paysans l’usage exclusif de leurs moulins pour la mouture des
grains le montrent bien. Ils n’y ont d’ailleurs pas intérêt, ne serait-ce que
par souci de préserver les équilibres sociaux et économiques locaux. En fait,
il leur est nécessaire d’obtenir le consentement tacite des populations, ce
qui suppose un usage modéré de la contrainte, une forme d’autolimitation
dans le niveau des prélèvements et la concession de contreparties réelles ou
symboliques. Parmi celles-ci figurent bien sûr la paix et la protection des
populations et des activités. C’est pourquoi, au-delà de leur intérêt bien
compris, les seigneurs cherchent à garantir et protéger la tenue des marchés,
la sécurité des routes et la loyauté des transactions commerciales,
notamment en contrôlant la valeur des monnaies et les poids et mesures.
En définitive, même s’il est probable qu’entre le IXe et le XIe siècle le
prélèvement seigneurial sur le travail paysan se soit accru, cela ne résulta
pas de l’instauration brutale de prélèvements inédits autour de l’an mil,
mais de la combinaison, dans la longue durée, de plusieurs facteurs : une
diversification de la nature des prélèvements dans le contexte de la
croissance rurale, une dissémination des droits militaires et judiciaires dans
le cadre du processus de localisation des pouvoirs, le resserrement de
l’encadrement seigneurial induit par la densification du maillage castral et
prieural. Le phénomène dut fortement varier d’une région à l’autre en
fonction des configurations seigneuriales et des conditions économiques
locales. Dans les régions de mono-seigneurie, par exemple sur les grands
domaines de Saint-Denis ou Saint-Germain-des-Prés, les seigneurs
disposaient a priori de coudées plus franches. En même temps,
l’accroissement des superficies cultivées et l’augmentation de la population
pouvaient suffire à satisfaire leurs besoins et favoriser une relative
modération de la seigneurie. Ailleurs, c’était au contraire la concurrence
seigneuriale et la relative pénurie des hommes qui pouvaient inciter les
seigneurs à la retenue. Du côté des paysans, les gains de terres,
l’intensification du travail sur les parcelles vivrières ou le passage à des
cultures spéculatives comme la vigne pouvaient compenser la pression
seigneuriale ou la rendre plus indolore. Des relations complexes unissent
ainsi l’évolution de l’encadrement seigneurial, la condition paysanne et la
croissance rurale.

II. U
Dès le début du Xe siècle, les indices de l’essor démographique et
économique sont nombreux en Catalogne et en Flandre. À partir du milieu
du Xe siècle, on en rencontre aussi en Languedoc et en Provence, puis dans
les régions atlantiques, la vallée de la Loire et le bassin parisien. Cette
précocité montre que les agressions normandes, hongroises et sarrasines
n’eurent qu’un faible impact sur le peuplement et ne compromirent pas une
croissance rurale dont l’origine remonte en fait à l’époque carolingienne. Le
cas de la Normandie est à cet égard remarquable : dans cette région
particulièrement exposée, le tissu des églises rurales et le vieux réseau des
cités ne furent pas bouleversés par les agressions scandinaves. Comme en
Flandre, la vigueur de la reprise doit même être en partie attribuée au
dynamisme et à l’ouverture de nouveaux horizons suscités par l’arrivée des
Normands.

Habitats et territoires

Avant le XIIe siècle les formes du peuplement et de l’habitat rural


restent délicates à apprécier. Les sources écrites sont encore rares et recèlent
nombre de pièges lexicaux. Quant aux enquêtes archéologiques, même si
elles sont de plus en plus abondantes du fait du développement considérable
de l’archéologie préventive, elles reposent souvent sur des sites dont les
caractéristiques hétérogènes (superficies fouillées, période et durée
d’occupation, possibilité d’apprécier l’insertion dans un environnement…)
rendent délicate toute comparaison. Plus ennuyeux encore, le fait qu’il
s’agit presque toujours de sites abandonnés, dépourvus d’occupation
villageoise postérieure – ce qui explique d’ailleurs qu’ils puissent faire
l’objet de fouilles – représente un handicap sérieux à toute perception
d’ensemble. De telles contraintes expliquent que si les recherches des vingt
dernières années permettent de remettre en cause le modèle jadis dominant
d’une « naissance du village » aux Xe-XIe siècles, elles n’ont pas encore fait
émerger de nouvelle interprétation globale convaincante. Plusieurs éléments
peuvent malgré tout être avancés avec une relative certitude.
Les enquêtes archéologiques conduisent d’abord à réévaluer la densité
de l’occupation du sol durant le haut Moyen Âge (vie-IXe siècles) et par
conséquent la part des héritages dans le peuplement rural observable aux
Xe-XIIe siècles. Il faut prendre acte d’une démographie moins affaiblie, d’un
habitat rural moins évanescent et d’un maillage ecclésial bien plus dense
qu’on ne les a longtemps supposés. La déprise rurale semble avoir été
marquée dans les régions méridionales, les plus densément peuplées à
l’époque gallo-romaine, mais dans les régions situées au nord de la Loire,
une première phase de regroupement de l’habitat a été mise en valeur entre
le milieu du VIIe et le milieu du VIIIe siècle. Par ailleurs, on a pu constater un
peu partout que certains sites d’origine gallo-romaine ou mérovingienne
avaient fait l’objet d’une occupation continue jusqu’au Moyen Âge central,
voire jusqu’à nos jours, notamment dans les vieux terroirs des environs de
Paris et de Saint-Denis, la plaine de Caen, certains secteurs de la vallée du
Rhône ou de la plaine languedocienne. Les transformations qui se
produisent à partir du Xe siècle doivent être resituées dans ce contexte et
envisagées par conséquent plus sur le mode du remodelage de structures
héritées – un réaménagement des formes et des fonctions de l’habitat,
comme des modalités de leur insertion dans l’environnement – que de
l’apparition de structures nouvelles.
Dans ce cadre, la principale évolution tient, à partir des années 950-
960 surtout, à la multiplication des tours et à la monumentalisation des
églises. Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’essor des tours et des sites
castraux. Intéressons-nous en revanche aux églises. On ne croit plus
aujourd’hui à l’existence d’une floraison monumentale autour de l’an mil,
floraison à laquelle était censée renvoyer la fameuse formule de Raoul
Glaber évoquant « l’éblouissante robe d’églises » qui aurait alors recouvert
la chrétienté. D’abord parce que l’inflation des mentions de nouvelles
églises dans les sources à partir de la fin du Xe siècle relève pour l’essentiel
d’un effet documentaire : il tient à l’essor du recours à l’écrit dans le
contexte de la réforme monastique et à la focalisation croissante des scribes
sur l’église comme unité descriptive des patrimoines. Ensuite parce que les
enquêtes systématiques montrent, par exemple pour la Touraine,
l’Auxerrois ou la Provence, que le tissu des églises est déjà largement
constitué aux alentours de 900 et que les nouvelles constructions des Xe-
XIIe siècles viennent seulement le densifier dans les vieux terroirs et le
compléter dans les espaces périphériques. En revanche, il semble bien
qu’un vaste mouvement de reconstruction ou de restauration des églises
rurales s’engage à partir du milieu du Xe siècle. Jusque-là construites en
bois ou sur solins de pierre, les églises sont souvent entièrement
reconstruites en pierre. Celles qui l’étaient déjà sont transformées, agrandies
et embellies. Parmi ces aménagements, il faut souligner la diffusion des
clochers. L’usage des cloches était encouragé depuis l’époque de
Charlemagne, mais il semble être longtemps demeuré l’apanage des églises
les plus importantes, cathédrales ou abbatiales. Sa diffusion dans les églises
paroissiales ou les prieurés monastiques traduit la volonté de l’Église
d’étendre aux populations rurales sa conception du temps, fondée sur le
rythme des heures canoniques emprunté à la tradition monastique. Leur
intégration dans un campanile, même modeste, manifeste en outre un
certain mimétisme, voire une forme de rivalité symbolique vis-à-vis des
tours seigneuriales. Les textes de l’époque, comme la Geste des évêques de
Cambrai, utilisent d’ailleurs le terme de tour pour désigner les clochers. Le
pontifical romano-germanique, élaboré à Mayence sur ordre d’Otton Ier,
mais qui devient peu à peu le livre liturgique de l’évêque dans tout
l’Occident, ne précise-t-il pas que les cloches ont non seulement pour
fonction d’appeler le peuple à la prière, mais aussi, à l’image des trompettes
de Jéricho (et du vieux rituel des conduites de bruit destinées à chasser les
démons), de le protéger contre le mal ? Au XIe siècle, le chroniqueur de
Saint-Trond, près de Liège, affirme d’ailleurs avec assurance que la seule
vue du clocher de l’abbaye à l’horizon faisait fuir ses ennemis. La
sacralisation croissante dont l’édifice ecclésial et son environnement
immédiat, et plus seulement l’autel, sont l’objet, de même que
l’amélioration des conditions économiques ou l’essor des transferts
d’églises entre les mains de communautés monastiques plus soucieuses de
leur état matériel, expliquent sans doute ces évolutions. En définitive, par
l’usage de la pierre comme matériau de construction privilégié, par leur
envergure et par leur forme élancée, tours, forteresses et églises se
distinguent de plus en plus du reste du bâti et marquent les paysages d’une
monumentalité et d’une verticalité nouvelles.
L ’ C (S - -L ).

La tour de croisée de l’église de Chapaize, un prieuré de l’abbaye Saint-Pierre de


Chalon, bâtie vers 1020, est parfaitement représentative des clochers cherchant à
rivaliser avec les tours laïques. Haute de trente-cinq mètres, construite en petit
appareil, elle est percée sur ses deux étages supérieurs de baies géminées et ornée
d’une frise d’arcatures aveugles dites lombardes. Elle permet par ailleurs de se faire
une idée de la tour de croisée de l’abbatiale de Cluny II, consacrée en 981, détruite à
la Révolution. Le chevet (abside et absidioles étagées) et la nef furent en revanche
largement repris au cours du XIIe siècle.

Cette évolution ne pèse cependant pas encore de manière notable sur le


peuplement, lequel demeure assez largement dispersé, même dans les
régions méditerranéennes. En Provence, la multiplication des sites castraux,
très nette entre les années 970 et la fin du XIe siècle, n’entraîne ainsi aucun
regroupement substantiel : la population continue de se répartir entre de
nombreux hameaux de taille variable, certains d’entre eux se trouvant
associés à une église, d’autres, plus rares, à l’émergence d’un nouveau pôle
castral. Les fouilles archéologiques menées dans l’ouest ou dans la région
lyonnaise rendent compte de traits semblables. En dehors de quelques sites
anciens, voire très anciens (antérieurs à l’époque carolingienne), d’une
certaine envergure, presque toujours pourvus d’une église, l’habitat reste
dispersé entre de multiples hameaux composés de quelques unités
d’exploitation seulement – neuf par exemple au Teilleul, sur la commune de
Montours, en Haute-Bretagne, un site occupé du VIIIe au milieu du Xe siècle.
Dans chacun de ces hameaux les maisons sont peu nombreuses et espacées
les unes des autres, les activités réparties entre de multiples bâtiments de
taille très différente, aux fonctions spécialisées : habitat humain ou animal,
grenier, four, atelier de tissage ou de poterie. La présence assez régulière, au
sud comme au nord, de vastes zones d’ensilage à proximité de ces sites de
modeste envergure ou même d’églises isolées, laisse aussi supposer
l’existence, à une échelle supérieure, de liens de solidarité pour le stockage
des grains, le prélèvement seigneurial ou la levée de la dîme.

R ’ S (R )

Ce four domestique, destiné à la cuisson du pain, a été dégagé à l’occasion de fouilles


archéologiques effectuées récemment sur le site de La Plaine, dans l’actuelle
commune de Simandres. Il s’agit d’une structure en plein air, creusée dans le sol, où la
chambre de cuisson était séparée du foyer placé dans une avant-fosse assez
développée. Comme le montre la restitution, la chambre de cuisson était circulaire et
pourvue d’une bouche d’aération que l’on pouvait clore à l’aide d’une pierre. La sole
elle-même, en revanche, n’était pas empierrée. Ce four fait partie d’une série de six
fours de taille importante (de 4 à 7 mètres de long) disposés en batterie et destinés à
un usage intensif à vocation collective. L’ensemble est aujourd’hui situé dans une
zone inhabitée, à 1,3 kilomètre de l’actuel village de Simandres, dont le nom est
mentionné pour la première fois dans deux chartes de 980 et 1012. Mais les traces
d’occupation humaine dans les environs sont nombreuses et anciennes (époque gallo-
romaine, puis VIIe-VIIIe siècle). Les fours eux-mêmes ont été utilisés entre le début
du Xe siècle et le milieu du XIe siècle. Ils suggèrent que, quel que soit le type
d’habitat, certains équipements collectifs (ici les fours à pain, ailleurs des ateliers
métallurgiques ou des silos pour stocker les céréales) étaient alors mis en commun par
les paysans.

À cette relative dispersion de l’habitat s’ajoute souvent le caractère


temporaire des occupations, qu’atteste notamment le grand nombre de sites
abandonnés au Xe et au XIe siècle, à l’image de Serris, des Écuelles ou de la
Grande-Paroisse, en Île-de-France, qui regroupaient pourtant un nombre
conséquent d’unités d’exploitation. Ces abandons sont facilités par la
précarité des matériaux utilisés, pour l’essentiel le bois, la terre, le pisé et le
chaume, même dans les régions méditerranéennes. En général, ils ne
s’accompagnent pas de l’abandon des terroirs, mais d’un déplacement en
leur sein, comme le suggère le cas du Viennois rhodanien, où le réseau
viaire et une part du parcellaire semblent déjà fixés vers 900, ce qui semble
assez fréquent dans les plaines de l’ancienne Narbonnaise, mais où l’habitat
rural continue de se caractériser, jusqu’au milieu du XIe siècle au moins, par
des occupations éphémères. Certains abandons s’expliquent par la
promotion de sites plus dynamiques qui attirent à eux les populations et
témoignent d’un regroupement qui s’intensifiera à partir de la fin du
XIe siècle. Ces sites émergents ne sont pas des sites neufs, mais découlent
d’une sélection parmi les multiples noyaux de peuplement antérieurs. En
Anjou et en Touraine, cette sélection s’opère souvent au bénéfice de sites
dont la première occupation remonte aux VIIe-IXe siècles. Au sud, comme à
Lunel-Viel sur le littoral languedocien ou comme à Soulièvres en Poitou,
elle peut même s’effectuer au profit de sites occupés depuis l’époque gallo-
romaine. Partout la présence d’un ancien lieu de culte et d’une aire
funéraire importante constitue un facteur décisif de promotion. Dans
certains cas la concentration d’équipements collectifs (greniers, silos…)
autour de l’église peut précéder et préparer le regroupement de l’habitat lui-
même. C’est ce qui se produit en Catalogne septentrionale, où des celliers
se serrent autour de l’église ou à l’intérieur de l’aire funéraire pour
bénéficier de leur protection sacrée bien avant d’être remplacés par des
maisons, à partir de la fin du XIe siècle. Au sud comme au nord, la plupart
de ces regroupements débouchent donc sur la formation de villages
ecclésiaux, agglomérés autour d’églises paroissiales ou de celles
monastiques. En regard, l’attraction exercée par les tours et les châteaux
paraît modeste. De nombreux sites castraux sont rapidement abandonnés et
la plupart de ceux qui se maintiennent ne parviennent pas à polariser
d’habitat. En Touraine, seule une demi-douzaine de châteaux fondés sur des
sites modestes sont parvenus à donner naissance à une nouvelle église
paroissiale et à un noyau villageois. Le constat est identique en Jura ou en
Quercy. En fait, la quasi-totalité des châteaux qui parviennent à agglomérer
les populations sont ceux qui se greffent sur un site ecclésial déjà
dynamique. Mais ils jouent alors, dès le milieu du XIe siècle, un puissant
rôle d’accélérateur du développement démographique et économique.

M XIe .

Cette maquette des maisons du site de Colletière à Charavines (Isère), au nord-ouest


de Grenoble, s’efforce de reconstituer l’état des bâtiments retrouvés sur ce site
lacustre, occupé des environs de 1007 aux années 1040. Ces bâtiments furent élevés
sur une presqu’île exondée vers 970, au sol crayeux, humide mais ferme,
définitivement recouverte par les eaux du lac de Paladru vers le milieu du XIe siècle.
Le site exploré lors de longues fouilles subaquatiques s’étend sur une superficie totale
de 1 300 m². On y a retrouvé les traces de quatre bâtiments. Les trois principaux
étaient protégés par une forte enceinte de bois de quatre mètres et demi de hauteur,
enserrant un vaste quadrilatère d’environ cinquante mètres sur vingt-cinq. Un
quatrième bâtiment (sans couverture ici) se trouvait à l’extérieur de l’enceinte, à
proximité d’un atelier de charpenterie. Trois ouvertures étaient ménagées dans
l’enceinte, deux du côté de la colline pour accéder à l’habitat depuis la terre, et une
troisième du côté du lac, permettant aux barques d’aborder et de débarquer à sec. Les
bâtiments étaient constitués d’une armature de chêne comblée de torchis et couverte
de chaume. Le bâtiment central, le plus important, couvrait une surface de 180 m² et
comportait sans doute deux étages. Sur ses côtés, à l’extérieur, des auvents abritaient
les écuries et les étables. L’immense pièce carrée du rez-de-chaussée était pourvue
d’une cheminée centrale. Il s’agissait à l’évidence de la résidence de la famille
dominante. Le second bâtiment, plus petit, a servi d’étable et de bergerie avant d’être
converti en demeure pourvue d’annexes agricoles. Le troisième est encore
incomplètement fouillé. Un temps considéré comme l’habitat d’une catégorie
improbable de chevaliers-paysans, le site de Colletière s’apparente plutôt à une
maison-forte chevaleresque associée à deux ou trois habitats paysans.

L’appréhension des structures territoriales reflète une semblable


hétérogénéité. La rareté et la complexité des informations fournies aussi
bien par les fouilles archéologiques que par les sources écrites rendent très
délicate notre perception des terroirs du haut Moyen Âge. Ils semblent
toutefois présenter une grande diversité de situations. Les terroirs les plus
anciens et les plus densément occupés, comme ceux que l’on trouve autour
des cités méridionales, semblent largement structurés et depuis longtemps.
Quelques sites ruraux plus isolés récemment fouillés laissent aussi deviner
une organisation parcellaire plus poussée et plus ancienne qu’on ne l’a
longtemps pensé. À Louvaquint, sur la commune de Montours, en Haute-
Bretagne, on a par exemple retrouvé les éléments d’un parcellaire des VIIIe-
Xe siècles, dont certains tracés reprennent d’anciens fossés de l’Âge du fer.
Dans de nombreux autres contextes en revanche, les territoires agraires ne
semblent pas fixés, les défrichements, les cultures temporaires, la pratique
de la rotation, le déplacement des aires de pâture… en reconfigurant
régulièrement les contours.
En matière religieuse, la fréquentation croissante des églises pour
assister aux offices dominicaux, recevoir les sacrements et inhumer les
défunts, conformément au programme pastoral hérité de l’époque
carolingienne, tend à transformer les églises paroissiales en véritables
centres à l’échelle locale. Pour autant, la paroisse ne peut pas encore être
considérée comme une circonscription territoriale. Si chaque église dispose
bien sûr, en raison notamment des contraintes liées à la distance et aux
conditions d’accessibilité, d’une aire de rayonnement privilégiée, celle-ci ne
correspond pas à un territoire figé, encore moins à une circonscription
pourvue de limites linéaires. Les forêts, les landes et les terres incultes
demeurent ignorées, les zones marginales, à distance plus ou moins égale de
plusieurs lieux de culte, mouvantes. De manière plus fondamentale,
l’attachement des fidèles à une paroisse ne se fonde pas sur un principe
d’assignation territoriale, d’autant que ce qui pourrait fonder celui-ci, le
versement de la dîme, qui est un prélèvement principalement foncier, n’est
pas en mesure de le faire. En effet, la dîme, lorsqu’elle est effectivement
levée (et souvent nous n’avons pas trace de cela avant les XIIe-XIIIe siècles),
apparaît très fragmentée, aussi bien en terme de percepteurs que sur un plan
territorial, au point qu’apparaissent dans certaines régions des unités de
levée de la dîme spécifiques, les dîmaires ou décimaires, pourvues de leurs
propres logiques. En réalité, ce qui fonde l’attachement des fidèles à une
église paroissiale ce sont les liens qui les unissent, par tradition familiale et
communautaire, à un lieu de culte et à un lieu d’inhumation, lesquels sont
de plus en plus souvent associés.
Enfin, si châteaux, abbayes et prieurés commandent de plus en plus
l’organisation des pouvoirs locaux en polarisant les réseaux de clientèle, les
liens de dépendance et les patrimoines seigneuriaux, à quelques exceptions
près, ils ne modèlent pas encore l’espace de manière décisive. En s’élevant
sur ou à proximité de sites anciennement occupés, qui jouaient souvent déjà
un rôle dans l’organisation spatiale des pouvoirs à l’époque franque,
nombre des premiers châteaux se coulent d’ailleurs dans des structures
héritées, qu’il s’agisse de domaines fiscaux comme Thouars, en Poitou, ou
Trets, en Provence, d’anciens domaines ecclésiastiques comme Coucy, en
Picardie, bâti sur une terre de l’église de Reims, ou les Baux, en Provence,
élevés sur un patrimoine monastique intégré à la mense archiépiscopale
d’Arles, ou, plus rarement, d’anciens chefs-lieux administratifs locaux
comme Vitré en Haute-Bretagne.
Dans ce contexte, il ne faut pas se laisser abuser par l’impression de
stabilité que délivrent de nombreux documents diplomatiques, qui jusque
vers 990-1020, voire jusqu’aux années 1060-1070, continuent de situer les
biens au sein des cadres territoriaux de l’époque carolingienne : le « pays »
(pagus) ou le comté, la « viguerie » (vicaria), la villa enfin. Cet usage
relève plus du respect par les scribes d’une nomenclature auréolée de
prestige et d’autorité que d’une juste appréhension de la structure
territoriale des pouvoirs. En réalité, les contours des pays ou des comtés
présentent une fréquente plasticité, tandis que les domaines immunistes,
ecclésiastiques ou laïques, et l’émergence de nouveaux « pays » secondaires
en fragmentent l’apparente unité. Concrètement, les pouvoirs comtaux
s’accrochent aux cités, aux menses comtales, à certaines abbayes et aux
principales forteresses, qui peuvent d’ailleurs se trouver à l’extérieur des
limites du pays ou du comté. Il est de plus fréquent qu’un comte cumule
plusieurs pays ou comtés. L’examen des subdivisions du pays, qu’on les
nomme viguerie, ager (régions bourguignonnes et rhodaniennes) ou « val »
(vallées provençales, alpines et pyrénéennes), conduit à de semblables
constatations. En Touraine, en Mâconnais ou en Quercy par exemple, les
vigueries ne formèrent jamais un maillage systématique du territoire. Leurs
chefs-lieux se déplacent souvent. Leur emprise territoriale relève plus de la
mouvance que d’un ressort fixe et immuable. Dans la région nîmoise, où la
profondeur de la romanisation laisserait attendre une certaine stabilité,
l’unité territoriale de l’ancienne cité apparaît comme une pure abstraction
bien avant le Xe siècle. Ici, les subdivisions du pays présentent une grande
diversité onomastique (ministerium, suburbium, vicaria), morphologique et
fonctionnelle, et ne correspondent jamais à une division systématique du
territoire. Nombre d’entre elles, parfois dès le IXe siècle, sont associées à un
château, confié à des fidèles des évêques ou des comtes (Anduze,
Substantion, Lunas, Popian…). Ce qui compte alors, c’est la reconnaissance
de l’autorité de celui qui exerce le pouvoir et du lieu privilégié où il
l’exerce, qui tend dès lors à s’imposer comme un lieu central, et non
l’appartenance à une circonscription vicariale bien définie, qui à vrai dire
n’existe pas. Ces caractères expliquent assez bien pourquoi les pouvoirs et
les droits liés à la fonction vicariale (des droits essentiellement judiciaires
depuis que l’ost n’est plus levé) purent être facilement captés par les
nouvelles forteresses, que ces dernières se soient développées de manière
préférentielle sur des sites qui furent un temps chef-lieu de viguerie, comme
c’est le cas en Mâconnais ou en Poitou, ou bien en marge d’eux, et le cas
semble beaucoup plus fréquent, comme en Viennois, en Île-de-France, en
Angoumois ou dans le Maine.
En définitive, que l’on considère l’exploitation du sol, l’organisation
ecclésiastique ou l’agencement des pouvoirs, les rapports entre l’homme et
l’espace se caractérisent par leur faible territorialité. Ce constat ne doit pas
déboucher sur une analyse en termes de faiblesse ou de fragilité des liens
socio-économiques, religieux ou politiques qui unissent les hommes entre
eux, mais sur la reconnaissance que ces liens reposent alors sur d’autres
principes que l’assignation territoriale : les relations inter-personnelles
d’une part, l’attachement privilégié à des « lieux centraux » (églises,
châteaux, cités) d’autre part.

L’économie paysanne

Sans surprise, l’économie paysanne se caractérise par une polyactivité


agricole et artisanale dont le fondement demeure la culture des céréales et
notamment des céréales panifiables. Dans ce cadre, les études des grains
retrouvés en contexte archéologique rendent compte de la prépondérance de
l’orge d’hiver dans les régions méditerranéennes, du seigle sur les terres
ingrates, de l’épeautre en France médiane et septentrionale. À l’échelle
locale, la répartition des cultures entre les différents champs est d’abord
fonction des caractéristiques du terrain. Partout, on doit recourir à la
jachère, tous les deux ou trois ans, pour préserver la qualité des sols, tant les
possibilités d’amendement restent limitées. Le prélèvement seigneurial
oriente parfois la production en fonction des besoins aristocratiques, ce qui
explique la diffusion croissante de l’avoine, nécessaire à l’alimentation des
chevaux, et du froment, le pain blanc étant plus apprécié à la table
seigneuriale que les pains noir ou gris. L’introduction de l’avoine, une
céréale de printemps, contraint les paysans à complexifier les cycles de
culture et peut favoriser l’introduction d’une rotation triennale, que les
sources semblent attester en de nombreuses régions dès la première moitié
du XIe siècle. Les efforts des paysans se concentrent toutefois sur les petites
parcelles intensives, les jardins, les courtils, ou les ferrages et les ferragines
des régions méridionales. Ils y cultivent les fèves et les légumineuses et leur
consacrent le peu de fumure dont ils disposent, ainsi que des labours à la
main plus fréquents et plus attentionnés.
O : .

Ces outils, retrouvés sur le site de Colletière, étaient utilisés par les femmes pour
la fabrication domestique de tissus en fibre végétale (en l’occurrence du chanvre et du
lin, dont on a retrouvé des graines et des pollens, ainsi qu’un fragment de toile) ou
animale (laine de mouton). Des outils utiles à tous les stades de fabrication ont été mis
au jour par les fouilles, à l’exception des métiers à tisser sans doute emportés au
moment de l’abandon du site.

La culture de la vigne revêt une grande importance et pas seulement


dans les régions méridionales dotées de conditions climatiques favorables.
C’est une activité gourmande en main-d’œuvre, notamment d’avril aux
vendanges, qui exige souvent d’importants investissements, mais dont le
prestige, la nécessité (pour les besoins du culte) et la rentabilité assurent le
succès. Au nord de la Loire, elle paraît déjà très développée dans certains
pays : le Soissonnais et le Laonnois, la moyenne vallée de la Seine, les
vallées de la Moselle et du Rhin, et bien présente de manière diffuse partout
ailleurs. Dans le Bas-Maine par exemple, des vignes sont fréquemment
mentionnées autour de Laval et Sablé, sur les domaines seigneuriaux
laïques ou ecclésiastiques, mais aussi dans les clos des simples prêtres et
même dans les exploitations paysannes. Leur densité semble parfois
importante comme le suggère une anecdote d’Orderic Vital au sujet des
chevaliers du duc Guillaume de Normandie qui, dans les années 1060,
s’empêtrèrent dans les ceps en tentant de donner l’assaut au château de
Sainte-Suzanne. Les pratiques culturales varient selon les régions : dans le
Midi, où elle est parfois complantée avec des céréales ou des arbres
fruitiers, dans le Val de Loire et dans les régions atlantiques, la vigne est
cultivée haute, sur de grands échalas qui peuvent atteindre 1,70 m ; dans le
nord et l’est elle semble plutôt cultivée basse. La vigne favorise par ailleurs
le développement des activités artisanales, le travail du bois et du fer
notamment (tonnellerie, charronnerie, outillage), et pèse sur
l’environnement floristique, encourageant l’essor des aulnaies et des
saussaies pour la fabrique des échalas.
L’élevage nous est moins bien connu car il échappe largement au
prélèvement seigneurial et apparaît donc peu dans les sources écrites avant
la multiplication des taxes liées à la pâture ou aux transhumances aux XIIe-
XIIIe siècles. Il est cependant indispensable aux paysans. Il semble surtout
pratiqué pour les produits laitiers, les œufs, la laine, beaucoup moins pour la
viande dont la consommation demeure assez rare. Les enquêtes
archéozoologiques effectuées sur les ossements révèlent une plus grande
importance du porc au nord, des ovins et des caprins au sud, tandis que les
bovins sont présents partout. Mais la pratique du polyélevage reste la plus
courante. Les fouilles d’un habitat paysan occupé du milieu du Xe au milieu
du XIe siècle, à Melgueil (aujourd’hui Mauguio), en Bas-Languedoc, ont
ainsi montré que si les ovins étaient les animaux les plus courants, les
bovins et les porcs étaient aussi bien présents.
Au regard des fouilles menées dans la moitié nord de la France
actuelle, l’artisanat à usage domestique, pour les vêtements, l’habitation ou
l’outillage, semble connaître un développement continu depuis le IXe siècle.
Il s’agit pour l’essentiel du travail du textile et du cuir, de la vannerie, de la
menuiserie, du travail des os, de la petite métallurgie et de la céramique.
Très souvent, ces activités génèrent des structures matérielles spécifiques.
C’est le cas notamment du tissage de la laine qui est effectué sur des métiers
verticaux à deux ou trois pieds, avec ou sans pesons, installés dans de
petites cabanes de bois distinctes de l’habitat principal. Sur les sites les plus
importants, on constate parfois une certaine spécialisation qu’attestent la
diffusion de la verrerie ou la fabrication de meules.
M ,
.

L’économie paysanne repose enfin sur une forte intégration aux


activités vivrières des espaces incultes : forêts, landes, friches, marais des
fonds de vallée, des rives lacustres ou des littoraux. On y envoie les
animaux en pâture. On y prélève le bois d’œuvre et le bois de chauffe, ainsi
que toutes sortes de baies et de champignons. Dans les marais et sur les
rivages, on se fournit en roseaux, en ajoncs et bien sûr en poissons. En
revanche, à en juger par les études des restes alimentaires, les paysans
semblent peu chasser, alors même que les seigneurs ne se sont pas encore
réservés la pratique de cette activité. Ce large recours aux ressources des
espaces incultes renvoie au fait, qu’à l’exception des milieux les plus
répulsifs (les zones de haute altitude et les zones humides les plus
étendues), l’environnement, jusqu’aux diverses gâtines et aux grands
massifs forestiers, est depuis longtemps « ouvert » et exploité :
l’anthropisation du milieu est un phénomène hérité, seule son intensité et
ses formes varient.
Même si, comme l’attestent la composition des cens, les pratiques de
la vente ou l’acquittement des tonlieux, l’usage de la monnaie n’est nulle
part ignoré, l’économie paysanne reste caractérisée par sa faible
monétarisation. La plupart des redevances sont versées en nature et de
nombreuses transactions s’opèrent de manière composite, associant des
biens matériels à de la monnaie. Tout ceci témoigne d’une grande continuité
par rapport à l’époque carolingienne, en dépit de reculs passagers dus aux
agressions extérieures jusque vers 940. Ce qui change en revanche, c’est
l’aire de circulation des monnaies, qui se réduit de manière notable. Au
cours du Xe siècle, nombre d’évêques et de princes se sont peu à peu
appropriés la frappe de la monnaie, laquelle fait par excellence figure de
prérogative régalienne. Mais tous continuent d’utiliser le système monétaire
et le type carolingiens comme référence, ce qui limite les conséquences
économiques d’un phénomène dont la signification apparaît avant tout
politique. On relève cependant une dépréciation de l’aloi dès le règne de
Raoul et surtout l’apparition autour de l’an mil, dans le Midi, d’une
première monnaie désignée par son lieu d’émission et non plus par
l’autorité émettrice : la monnaie de Melgueil. Une telle évolution représente
un clair témoignage de la régionalisation du système monétaire qui s’est
opérée au cours du Xe siècle.

Précocité de la croissance rurale

De nombreux indices témoignent d’une croissance rurale précoce,


plongeant ses racines jusque dans l’époque carolingienne. Les plus évidents
sont les mentions de défrichements, même si la polysémie du terme doit
inciter à la prudence. En effet, le mot peut rendre compte d’un essartage
permettant de gagner à la culture des espaces jusque-là incultes, comme on
l’entend généralement. Mais il peut aussi désigner une phase d’un cycle
d’exploitation dans le cadre de la pratique de l’écobuage, ou même une
simple transformation des modalités de l’exploitation du sol, par exemple la
mise en labour de terres jusque-là consacrées à l’herbage. En l’absence de
précisions sur le contexte, il est donc délicat d’en déduire systématiquement
un gain de terres cultivées. Il reste que la multiplication des attestations
témoigne d’un réel dynamisme agraire. Les essartages sont nombreux en
Catalogne jusque vers 950, où ils relèvent en général d’initiatives
paysannes, qui prennent parfois des formes collectives, par exemple lors du
creusement de canaux d’irrigation. À partir des années 960-980, on en
trouve mention un peu partout, surtout dans les régions méditerranéennes.
Ils sont toutefois souvent encore fragiles, comme le montre le cas des
défrichements entamés vers 1000-1003 sur les rives du lac de Paladru, en
Dauphiné, brusquement interrompus par une soudaine remontée des eaux
vers 1020 ou 1030. Dans les premières décennies du XIe siècle, la
déforestation des plaines et des coteaux méditerranéens semble déjà fort
avancée. Dans les Alpes, c’est le moment où apparaissent les premières
occupations humaines entre 800 et 1 000 m, alors que se densifie la
population des piémonts. Le rôle des seigneurs est parfois attesté : dès le
milieu du Xe siècle on voit l’abbaye Saint-Remi de Reims attribuer
massivement des terres incultes sur ses domaines ardennais ; à la fin du
Xe siècle, évêques et vicomtes font de même dans l’arrière-pays marseillais,
souvent au moyen de contrats de complant. Les gains de terre concernent
aussi les espaces humides. En Flandre maritime, les premières digues
(dykes) contre les grandes marées permettant de drainer les marais
(schorren) des rivages de la mer du Nord sont élevées dès le début du
XIe siècle. Vers 1050, le comte Baudoin V (1035-1067) est probablement à
l’origine du raccordement des différents tronçons permettant de réaliser
l’Oude Zeedijk, à l’est de Furnes, une grande digue longue de 18 km. C’est
vers la même époque que commence le drainage des marais de Saint-Omer
au moyen de canaux d’évacuation des eaux (watergang).
O : .

Le site de Colletière correspond à une opération de colonisation intense d’une zone


lacustre peu peuplée et largement couverte de forêts à la fin du premier millénaire.
Dans cet environnement, la principale ressource était le bois, qui fournit les deux tiers
des objets utilitaires du site. L’émondoir, qui présente une forte usure, servait
à ébrancher les arbres fruitiers, à tailler les haies et couper les basses branches des
lisières forestières. La hache d’abattage fut quant à elle utilisée en forêt pour le chêne
ou le hêtre, utilisés pour le gros œuvre, et pour déforester les superficies consacrées
aux champs – plus d’une centaine d’hectares – autour de l’habitat.

Dans les terroirs anciens, l’évolution du parcellaire témoigne aussi de


la croissance à l’œuvre. En Mâconnais par exemple, on a pu mettre en
lumière une forte réduction de la taille moyenne des parcelles céréalières
entre la première et la seconde moitié du Xe siècle, traduisant une
densification vigoureuse de l’occupation du sol. Cette évolution rend
nécessaire la réduction de l’unité de mesure agraire locale, puis finit par
entraîner, dans le dernier tiers du XIe siècle, l’abandon de toute procédure de
mesure des parcelles au profit d’une identification par les confronts (c’est-
à-dire en nommant les exploitations adjacentes) caractéristique des terroirs
pleins.

C ’ ’ C (1020)

A du Christ, moi, Ermessende, par la grâce de Dieu comtesse,


et mon fils Bérenger, par la grâce de Dieu comte et marquis, nous
deux ensemble vous vendons ce qui suit, à vous, habitants de la villa
de Corro d’Amunt, dont les noms suivent : Sunifred, prêtre, Bonfill,
Borrell Ermengol, Pere, Rigald, Marcus, Joan. Nous vous vendons de
l’eau, provenant des munificences que Dieu nous octroya, pour que
vous en irriguiez et nourrissiez vos arbres et vos jardins, vos cultures
de lin et de chanvre, vos champs ensemencés et toutes vos plantations
de vignes, d’arbres fruitiers, ainsi que vos cultures de toutes espèces
de légumes ou de céréales, et que, pour votre usage, vous la
conduisiez, en long et en large, dans tous les lieux où cela vous sera
nécessaire ou opportun, sans aucun empêchement de la part de
quelque homme ou de quelque femme soumis à notre loi. Nous vous
vendons donc, à vous-mêmes susdits, à vos fils, à votre progéniture et
postérité toute l’eau qui pourra être prélevée dans ce ruisseau qui naît
dans le val de Ronuarias et dans le val de Longioso et dans le val de
Canalilias et dans celui de Pedralbes : eau qui aujourd’hui suit son
cours ordinaire et descend jusqu’à la villa de Samalùs. Cette eau
souvent nommée ci-dessus, nous vous la vendons pour le prix de
quatre mancusos d’or cuit, légitimement pesés et que nous agréons. Et
tout ceci est manifeste.
Cette eau que nous vous vendons pour faire et aménager votre canal,
de même que les autres sources qui naissent dans les mêmes lieux,
sous la prise d’eau du canal de Samalùs, nous la transférons de notre
droit en votre pouvoir, pour que vous en fassiez ce que vous voudrez,
comme votre bien propre. Et que les habitants de Samalùs se gardent
de détruire ou endommager votre canal inférieur et, vous, habitants de
Corro, gardez-vous de dissiper l’eau du canal supérieur de Samalùs
ou d’agir à son encontre. Et ainsi vous, habitants de Corro d’Amunt,
possédez tranquillement et en toute sécurité votre canal inférieur,
docilement et sans querelle. Et que les habitants de Samalùs possèdent
de même leur canal supérieur, tranquillement et en toute sécurité,
docilement et sans querelle. Et qu’il ne vous soit pas licite, à vous,
habitants de Corro, de détourner votre canal sur le cours de celui des
hommes de Samalùs. Et qu’il ne vous soit pas non plus licite à vous,
habitants de Samalùs, de détourner votre canal sur le cours du canal
inférieur des hommes de Corro. Mais que les cours de ces canaux
restent en tout temps tels qu’ils sont nouvellement établis, ou
dénommés, ou définis, et tels que nous en avons ordonné ci-dessus.
Et que celui qui oserait transgresser notre décision ou
présomptueusement refuserait d’obéir à notre ordre, verse en
réparation, en notre conseil restreint, en notre présence, deux cents
sous de grosse monnaie, cent nous revenant et cent allant à la partie
adverse. Et que par la suite, les eaux soient remises dans les cours
accoutumés des canaux susdits. Cette eau susdite se trouve dans le
comté de Barcelone, sur le versant du mont Figuerarias, près des
routes qui se trouvent là et elle s’écoule jusqu’à la via tavernaria.
Et tout ce qui a été ci-dessus défini par nous, tel que nous l’avons dit
et rapporté, tout cela, nous vous le vendons à vous, habitants de la
villa de Corro, pour le prix susdit, et nous le plaçons sous votre droit,
sous cette condition cependant qu’il ne vous soit pas permis de
reconnaître pour cette eau un autre seigneur ou un autre bayle que
nous-mêmes et notre postérité.
Vente faite le 8 des ides d’avril [6 avril], la vingt-quatrième année de
règne du roi Robert [le Pieux], fils d’Hugues défunt.
Ermessende, par la grâce de Dieu comtesse. Bérenger, par la grâce de
Dieu comte et marquis, qui avons fait cette vente et avons demandé
qu’elle soit signée. Signe de Guitard Onasi ; signe de Guadal ; signe
de Guilimund Baiaric ; signe d’Odalguer. Ermemir laïc, qui ai écrit
cette charte de vente, le jour et l’année susdits.

Un autre signe de croissance est représenté par la diversification des


cultures et des activités. Partout, dès le Xe siècle, les blés vêtus, notamment
l’épeautre, reculent au profit du froment dans les plaines septentrionales et
du seigle dans les régions méridionales ou montagneuses. Le froment est de
culture plus fragile, mais il procure une meilleure alimentation et la vente
des surplus sur les marchés se révèle plus rentable. L’avoine commence
aussi sa progression, tant au nord qu’au sud, comme dans la plaine nîmoise.
Dans le Midi, la vigne connaît une vigoureuse expansion, d’abord dans les
zones basses, comme la plaine biterroise dès les années 950-960, puis dans
la périphérie des cités. Cette culture suppose une capacité d’attente (il faut
compter trois à quatre années avant d’effectuer les premières vendanges) et
une insertion dans les réseaux commerciaux (pour écouler le vin et se
procurer les nécessaires compléments céréaliers) qui signalent une sortie
des logiques d’autosubsistance. Dans le domaine artisanal, les Xe-XIe siècles
voient l’apparition de productions rurales disposant d’une véritable
diffusion régionale, comme la poterie dans la basse vallée de la Seine, le
Beauvaisis ou la vallée de l’Ysieux (petite rivière du Val-d’Oise actuel), ou
bien la céramique à fonds marqués dans la moyenne vallée du Rhône.
La mobilité de la terre et l’enrichissement de certains ministériaux
constituent d’autres indices de croissance. En Catalogne, une région
d’importante petite propriété paysanne, il existe un marché de la terre
relativement actif dès le Xe siècle. Ailleurs, où il existe toujours quelques
alleux ou des tenures qui échappent à la transmission héréditaire, on
constate aussi un essor des transactions à partir de la fin du Xe siècle : ainsi
en est-il en Bas-Languedoc, en Mâconnais ou en Viennois. De manière
confuse, ces transactions laissent deviner des stratégies d’acquisition, le
début d’une diversification de la société paysanne, voire l’émergence d’une
petite élite. On connaît quelques exemples précoces d’ascension sociale de
ministériaux, à l’image de ce Stabilis, serf et intendant de Fleury, qui, peu
avant 974-988, parvient à s’enrichir en régissant des domaines lointains, en
Bourgogne, au point d’adopter un mode de vie chevaleresque et de faire un
mariage noble, au grand dam de son seigneur monastique.
Ces différents éléments suggèrent déjà une géographie et une
chronologie contrastées : avant le milieu du XIe siècle, la croissance est
surtout repérable dans les régions méditerranéennes, en Auvergne, dans la
vallée du Rhône et la moyenne vallée de Seine, en Bourgogne méridionale
et en Flandre. L’examen des mécanismes de la croissance n’en est que plus
délicat à mener. On a souvent évoqué un meilleur équipement des
campagnes et un meilleur outillage agricole. La réévaluation récente de la
qualité de l’artisanat carolingien incite toutefois à la prudence et conduit à
privilégier des évolutions lentes. Le fer était ainsi d’usage fréquent dès le
IXe siècle et il était déjà souvent de bonne qualité, comme le montre la
métallurgie produite aux IXe et Xe siècles sur le site lorrain de Ludres. Les
outils retrouvés à l’occasion des fouilles archéologiques, comme les belles
séries fournies par les sites de Colletière et Pineuilh pour les environs de
l’an mil, ne traduisent pas de véritable amélioration quantitative ou
qualitative. L’usage de la charrue, qui permet un meilleur labour des terres
lourdes et humides, est attesté pour la première fois au Xe siècle dans les
plaines septentrionales, mais sa diffusion est un phénomène de longue durée
dont les effets ne se font guère sentir avant les XIIe-XIIIe siècles. La diffusion
du moulin à eau, qui constitue la seule véritable machine médiévale jusqu’à
l’invention du métier à tisser horizontal, paraît plus assurée. Certes, les
moulins étaient très déjà nombreux au IXe siècle sur les grands domaines
monastiques comme Saint-Bertin, Saint-Germain-des-Prés ou Saint-
Remi de Reims. Mais leur nombre semble malgré tout augmenter de
manière notable à partir du milieu du Xe siècle. On les rencontre désormais
dans des contextes plus divers. D’une technologie simple mais coûteuse, ils
demeurent souvent sous le contrôle des seigneurs, qui en attribuent
l’exploitation à un ministérial ou les concèdent en tenure à un paysan et
tendent à en faire leur monopole. Il n’y a guère qu’en Catalogne que l’on
rencontre des moulins construits et gérés par des communautés paysannes.
La multiplication des moulins permet des économies de main-d’œuvre et
favorise une meilleure mouture, gage d’une meilleure alimentation. Mais
ces avantages concernent longtemps les seuls membres de la familia
seigneuriale et les plus gros producteurs paysans, qui pouvaient y trouver
un avantage, les plus modestes continuant de moudre à bras dans un cadre
domestique. La diffusion des moulins favorisait par ailleurs l’aménagement
des cours d’eau et le développement des pêcheries, des petits ports fluviaux
et des batelleries seigneuriales, dont l’épave d’Orlac, sur la Charente, datée
des années 1020-1030, fournit un bel exemple.
O .

On cultiva diverses céréales autour de Colletière : le seigle, le blé, l’avoine, l’orge et


le millet. C’est aux labours et aux moissons que servirent la houe, l’araire et la plupart
des faucilles retrouvés sur le site. L’une des faucilles servit cependant pour le lin et le
chanvre. Les habitants de Colletière disposaient aussi de potagers, où ils cultivaient
les pois, les fèves et les lentilles, ainsi que de vergers (pommiers, cerisiers, pruniers,
pêchers et vignes). Ils pratiquaient enfin l’élevage (porcs, bovins, chèvres et
moutons), la pêche, la chasse et la cueillette en forêt (noix, noisettes, châtaignes).

Pour comprendre la croissance, les transformations de la seigneurie


semblent fournir une piste plus sûre, qu’il s’agisse de la configuration
spatiale des domaines, des modalités de leur gestion ou du rapport entre
réserve et tenures. Avant le XIIIe siècle, les patrimoines seigneuriaux les
mieux éclairés par les sources sont ceux des établissements monastiques, ce
sont donc vers eux qu’il faut nécessairement se tourner. L’idéal de réforme
exigeait de disposer d’un patrimoine garant de l’autonomie de la
communauté, tandis qu’un certain nombre de contraintes matérielles (la
croissance des effectifs monastiques, les divers services de l’aumône…)
incitait les moines à le gérer avec rigueur : ceci explique que nous
disposions de plus de sources à leur sujet, mais suggère aussi que les
seigneuries monastiques accordaient plus d’attention à la consolidation et à
l’amélioration de leurs revenus. Un autre élément va dans le même sens :
dans le contexte de régionalisation des pouvoirs et en raison des liens étroits
qu’ils tissent avec les aristocraties locales, les moines sont amenés à
privilégier une nouvelle organisation territoriale et économique de leurs
domaines. C’est ainsi que les abbayes carolingiennes restaurées renoncent à
leurs réseaux d’approvisionnement centralisés étendus sur de vastes espaces
et se délestent de leurs anciens domaines excentriques (d’autant plus
facilement que les évêques ou les puissants locaux se les sont appropriés)
au profit de leurs domaines proches, comme le montrent les cas d’Aniane et
de Saint-Remi dans la deuxième moitié du Xe siècle, de Saint-Denis et
Saint-Germain-des-Prés dans la première moitié du XIe siècle. De leur côté,
les nouveaux établissements qui acquièrent peu à peu un rayonnement
suprarégional, à l’image de Cluny dès la fin du Xe siècle, Saint-Victor de
Marseille ou Marmoutier à partir des années 1020-1030, adoptent pour leurs
biens éloignés une structure décentralisée reposant sur la fondation de
prieurés appelés à constituer autant de petites seigneuries largement
autonomes, susceptibles de mieux s’intégrer au milieu local et de mieux
veiller au patrimoine, en particulier en ce qui concerne les prélèvements sur
les dépendants.
U XIe _: ’ ’O (C -M ).

Cette maquette reproduisant le bateau retrouvé à Orlac, dans la Charente, en 1987-


1988, permet de se faire une idée des barques et des chalands utilisés par les
batelleries de rivière au début du XIe siècle. Long de 15,50 m et large de 2,10 m, il
possède une architecture de type monoxyle-assemblé aux caractéristiques originales,
dont on a pu reconstituer le processus de fabrication. Il servait au transport des
céréales, du vin ou du sel.
Phase 1
Phase 2
Phase 3
Phase 4
Phase 5
Phase 6

Cette évolution n’est pas sans rapport avec celle qui voit les
seigneuries laïques commencer à s’organiser autour des châteaux, lesquels
favorisent un contrôle des populations paysannes plus efficace
essentiellement parce que leur maillage est plus serré que celui des
anciennes structures domaniales. Certes, les seigneurs laïques ne sont pas
des gestionnaires. Ils délèguent la gestion quotidienne de leurs domaines
(l’exploitation de la réserve et la collecte des redevances) à leurs
ministériaux, des serviteurs intéressés aux revenus de la seigneurie, souvent
recrutés parmi les serfs les plus aisés. Il faut en outre souligner que leurs
décisions économiques obéissent en général d’abord à des motivations
politiques : la création d’un marché ou l’ouverture d’un atelier monétaire,
attributs par excellence de la puissance publique, relèvent bien plus souvent
de stratégies d’affirmation ou de légitimation du pouvoir que du souci
d’assurer la prospérité de leur seigneurie. Cependant, il est aussi vrai que
les seigneurs laïques, comme les moines mais pour d’autres motifs, sont
attentifs à leurs revenus. Ils y sont en effet contraints par les pratiques de
dépense et d’ostentation indispensables à l’affirmation de leur rang et à
l’entretien des fidélités. Les vêtements retrouvés sur le corps du comte de
Toulouse, exhumé d’une sépulture de la collégiale Saint-Sernin et daté des
environs de l’an mil, en témoignent : des chausses vermillon, une tunique
de lin à la mode nordique mais tissée selon des techniques arabes, le prince
doit se distinguer par son allure. Tout puissant doit aussi pouvoir
redistribuer à ses fidèles, à l’occasion de fêtes et de banquets, une part des
fruits de ses domaines. Toutes ces dépenses, qu’il s’agisse d’armes, de
chevaux ou d’habits de luxe, de pièces d’orfèvrerie, d’objets rares et
exotiques ou encore des frais de construction des nouvelles forteresses,
exigent de disposer de ressources abondantes et de facilités de trésorerie.
Cela ne pouvait que conduire les seigneurs laïques à exercer une certaine
pression sur leurs domaines, même de manière seulement indirecte à travers
les ministériaux.
Dans bien des régions de nombreux signes témoignent, à partir du
milieu du Xe siècle, de la diminution de la part seigneuriale du domaine (la
pars dominica), que nous appelons plus volontiers la réserve, au profit des
tenures, qu’il s’agisse de manses ou de parcelles. Cette évolution, appelée à
se poursuivre jusqu’au XIIIe siècle, a longtemps été expliquée par la
nécessité où se seraient trouvés les seigneurs de compenser une baisse de
leur main-d’œuvre servile domestique par le recours aux corvées fournies
par les nouveaux tenanciers, une hypothèse qui n’est confirmée ni par
l’étude du servage, ni par celle des corvées. En réalité les terres loties sont
la plupart du temps gagnées sur l’espace inculte et non sur des terres
cultivées. Le phénomène semble donc avant tout résulter de la convergence
entre la pression exercée par la surpopulation des anciens terroirs et
certaines aspirations seigneuriales. Les seigneurs se montrent en effet plus
intéressés par l’augmentation du nombre de leur dépendants que par la
possession de vastes espaces sous exploités encore abondants. Il y a des
motifs idéologiques à cela : la puissance d’un seigneur se mesure plus à
l’envergure de ses clientèles qu’à l’étendue de ses domaines. Il y a aussi des
motifs économiques : le chasement de paysans, c’est-à-dire leur installation
sur de nouvelles tenures, procure de nouvelles prestations et donc une
nouvelle source d’enrichissement, d’autant que les seigneurs privilégient les
redevances à part de fruit, mieux adaptées à un contexte de mise en valeur,
mais aussi rapidement plus profitables que les cens. En outre, comme le
montre le cas dauphinois, les seigneurs conservent l’exploitation directe des
meilleures terres, ces grandes parcelles appelées coutures ou condamines
que l’on rencontre le plus souvent sur les vieux terroirs ou aux abords
immédiats des résidences seigneuriales. Reconsidérée de la sorte,
l’évolution du rapport entre réserves et tenures s’explique moins par une
crise de main-d’œuvre, dont les sources à vrai dire ne parlent pas, que par
une adaptation à la croissance, susceptible en retour de l’amplifier.

L 1033 R G

P suite, la faim commença à sévir sur toute la terre, menaçant de


mort l’ensemble du genre humain. Le temps, en effet, se trouva
bouleversé au point que jamais on ne trouva un moment où faire les
semailles, ni les moissons, en particulier à cause des inondations. On
avait l’impression que les éléments, opposés entre eux, se livraient
bataille, alors que, sans aucun doute, ils châtiaient l’insolence des
hommes. Les pluies continues avaient à ce point imbibé le sol que
durant trois ans il fut impossible de tracer le sillon pour y semer. Au
temps des moissons, les mauvaises herbes et la funeste ivraie
recouvraient la surface des champs. Dans le meilleur des cas, un muid
de grain semé rendait un setier lors de la moisson, duquel on pouvait
difficilement tirer plus d’une poignée de grains. Cette famine
vengeresse commença à l’est : dévastant la Grèce, elle passa en Italie,
se diffusa par la suite à travers les Gaules, et s’étendit à toutes les
populations des Angles. Le manque de nourriture accabla les peuples
tout entiers : riches et moins riches étaient hâves, comme les pauvres,
car la misère universelle avait mis fin aux pillages des puissants. S’il
se trouvait quelque nourriture à vendre, le vendeur pouvait, selon son
bon plaisir, augmenter ou respecter le prix accoutumé : on vit ainsi en
beaucoup d’endroits le muid de grain à 60 sous, dans d’autres cas, le
setier à 15 sous. Après avoir mangé le bétail et les oiseaux, les
hommes se mirent, poussés par une faim atroce, à manger des
charognes ou autres nourritures innommables. Certains allèrent
jusqu’à manger les algues des rivières pour échapper à la mort, mais
en vain : il n’y avait d’autre moyen d’échapper à la fureur divine que
de revenir en soi. Dire à quels excès porta la corruption du genre
humain provoque l’horreur : on vit alors, ô douleur ! ce qu’on avait vu
que rarement dans le passé, des hommes rendus furieux par la faim,
manger la chair d’autres hommes. Les voyageurs, assaillis par des
hommes plus vigoureux qu’eux, étaient démembrés, cuits au feu et
mangés. Beaucoup d’autres, qui fuyaient la famine de région en
région, furent égorgés de nuit par leurs hôtes et servirent de repas à
ceux qui les avaient accueillis. Très souvent, montrant un fruit ou un
œuf à un enfant, on l’entraînait dans un lieu écarté pour le tuer et le
manger. En beaucoup d’endroits les cadavres furent exhumés et
servirent à apaiser la faim. On en vint à un point de démence tel que le
bétail abandonné courait moins de risque d’être surpris que les
hommes.

Il existe un dernier facteur de croissance, que l’on a suggéré depuis


longtemps, qui n’est pas mesurable mais qui a probablement joué un rôle
décisif : l’accumulation des petits gains paysans. La multiplication des
indices attestant l’écoulement de surplus sur les marchés ruraux et urbains,
en particulier en Catalogne et en pays mosan entre la fin du Xe et le milieu
du XIe siècle, atteste de la capacité des paysans à accroître leur production
au-delà de la stricte nécessité, même en contexte de pression
démographique et de resserrement de l’encadrement seigneurial, voire en
raison même de ce contexte. Ces petits gains sont dus à des facteurs
multiples qui échappent à notre documentation, mais qui complètent
certainement l’exploitation de nouvelles terres gagnées sur l’inculte par une
intensification du travail sur les parcelles vivrières, jardins et courtils. Or
ces deux espaces sont ceux sur lesquels le prélèvement seigneurial était le
plus faible et donc ceux où l’exploitation de la terre pouvait se révéler la
plus directement profitable.
Quelles qu’en soient les causes, au milieu du XIe siècle la croissance
est bien installée, même si elle n’a pas encore gagné certaines régions
comme la Bretagne, la Gascogne, la Picardie ou la Lorraine. Elle reste
cependant fragile, comme l’atteste le retour épisodique de grandes famines
en 1005-1006, 1032-1034 ou 1044-1045. L’évocation par Raoul Glaber de
la famine de 1032-1034 rapporte des situations dramatiques et des
comportements extrêmes qui vont jusqu’au cannibalisme. C’en est toutefois
la dernière attestation dans les sources. Ces famines ou plus régulièrement
encore les disettes qui caractérisent le moment de la soudure, lorsque les
réserves sont épuisées et que la nouvelle moisson n’est pas encore
effectuée, s’expliquent par une grande vulnérabilité aux aléas climatiques et
notamment aux pluies de printemps et d’été qui peuvent brutalement
compromettre une récolte non moissonnée ou non engrangée. Mais elles
s’expliquent aussi par les faiblesses structurelles de l’économie rurale : de
modestes rendements dus à de trop faibles capacités d’amendement ;
l’immobilisation d’une partie des terres par des jachères assez longues,
rendues souvent nécessaires par l’épuisement rapide des sols ; des surplus
par conséquent trop modestes ; une faible capacité de stockage ; enfin des
échanges aux horizons beaucoup trop limités pour permettre des
rééquilibrages entre régions en cas de disette.

III. P ,
Dans cette société profondément rurale, les villes sont peu nombreuses
et très peu peuplées. La définition même du fait urbain pose d’ailleurs
problème tant les formes des agglomérations, les densités de peuplement et
la distribution des fonctions traditionnellement attribuées à la ville
renvoient à des configurations très variables. L’essentiel du maillage urbain
reste constitué par les cités épiscopales (les civitates) d’origine antique ou
tardo-antique. Mais l’abandon temporaire de certaines d’entre elles, la
faiblesse démographique et économique de la plupart et surtout l’émergence
de nouvelles petites agglomérations liées à un marché, une forteresse ou un
monastère, en particulier au nord de la Loire, viennent de plus en plus
diversifier le paysage urbain.

Les cités épiscopales : forteresses et villes


saintes

Ce sont la monumentalité, représentée par l’enceinte et l’église


cathédrale, et les fonctions de commandement, induites par la présence de
l’évêque et du comte, qui font la cité et la distinguent des campagnes
environnantes. Et cela alors même que leur taille et leur population peuvent
varier dans des proportions considérables, y compris au sein d’une même
région.
En l’absence de sources, toute approche quantitative se heurte à de
sérieuses difficultés. À Tours toutefois, des hypothèses récentes permettent
d’avancer le chiffre de 2000 personnes pour le bourg Saint-Martin au milieu
du IXe siècle. Pour évaluer la population totale de la ville, il faudrait ajouter
à ce chiffre le nombre des habitants de la cité épiscopale, située à un
kilomètre à l’est, guère plus élevé. Quelques milliers de personnes, voilà
sans doute encore au milieu du XIe siècle le nombre d’habitants des cités les
plus peuplées. Il y a bien sûr d’importantes différences à l’échelle de la
France actuelle. Si l’on en juge par le nombre des églises et quelques
indices archéologiques, les villes les plus peuplées semblent se trouver dans
la région mosane et mosellane (Metz, Verdun, Liège), alors que le maillage
des cités reste le plus dense dans les régions méditerranéennes et la vallée
du Rhône. Certaines cités paraissent toutefois si peu peuplées que l’on ne
peut guère les distinguer de la plupart des agglomérations castrales ou
monastiques. C’est en particulier le cas là où la succession épiscopale fut
longuement interrompue au cours du Xe siècle, comme en bien des cités de
Flandre, d’Artois, de Picardie, de Normandie, de Bretagne, de Provence ou
de Gascogne.
À partir de la fin du IXe siècle, dans le contexte agité des agressions
extérieures et des déchirements de l’aristocratie d’Empire, les cités
connaissent une transformation majeure en devenant de véritables
forteresses. La plupart d’entre elles étaient déjà entourées d’une enceinte
remontant au Bas-Empire, mais celle-ci se trouvait souvent fort délabrée et
la proie d’appropriations multiples. Entre les années 860 et 930, ces
enceintes font l’objet de restaurations systématiques dans les cités du nord
et de l’ouest confrontées à la menace normande, le plus souvent à
l’initiative des évêques. Ces derniers en profitent parfois pour inclure en
leur sein un faubourg, à l’image de l’évêque de Metz avant 917 ou de
l’évêque d’Angers en 924. Les espaces enclos varient fortement d’une cité à
l’autre : certains sont très modestes comme à Paris et Tours (8-9 hectares),
d’autres plus vastes comme à Bourges (26 hectares), Poitiers (43), Reims
(60) ou Metz (84), la plus importante. Mais ces espaces reflètent une
emprise urbaine fossile, sans rapport avec la réalité démographique du
temps. On y trouve des vignobles, des champs, des zones de pâture, des
ruines. C’est particulièrement vrai au sud, où les cités antiques étaient
souvent très vastes, où les restaurations d’enceinte sont plus rares et plus
tardives et où l’on préfère en général se replier sur un ou plusieurs réduits
fortifiés situés à l’intérieur, comme à Toulouse, Nîmes ou Marseille. À la
même époque, les comtes et les vicomtes, qui jusque-là ne résidaient
qu’épisodiquement dans les cités, se replient dans leurs enceintes pour
bénéficier de la protection des murailles et de l’appui des suites guerrières
attachées aux évêques. Ce repli tend à renforcer la fonction de
commandement des cités, d’autant qu’il se prolonge souvent dans le cadre
de la formation des principautés régionales et de l’étroite collaboration
entre le prince et l’évêque. Ce réinvestissement des cités par les pouvoirs
laïques accentue ce que l’on peut appeler leur « castralisation ». Comme
nous l’avons vu, à partir du milieu du Xe siècle, les palais comtaux
s’adjoignent des tours et se transforment peu à peu en véritables châteaux
urbains. Dans les régions méridionales, les portes et les monuments
antiques subsistant sont réaménagés en forteresses et hérissés de tours
confiées à des chevaliers, à l’image des arènes de Nîmes, du théâtre et des
arènes d’Arles, des portes des enceintes de Bourges, Poitiers et Bordeaux.
U :J .

Cette enluminure réalisée par l’abbé Otbert de Saint-Bertin, vers 990-1007, vient
illustrer la Vie de saint Bertin, dans un manuscrit consacré aux saints fondateurs du
monastère (Bertin, Folcuin, Silvin et Winnoc). Au centre, saint Bertin est représenté
assis sur un trône, sa crosse dressée, un moine debout à ses côtés. Un moine
agenouillé (l’auteur de la Vie ou Otbert lui-même) lui offre le livre tenu ouvert. Il
s’agit d’une scène classique de dédicace, qui offre la particularité d’être ici située dans
l’au-delà, voire à la fin des temps. Le décor architecturé représente en effet à la fois
une église et la Jérusalem céleste, de part et d’autre d’un orbe où apparaît la main de
Dieu. L’enluminure donne ainsi à voir une image idéale de la ville, qui se résume à
une enceinte de pierre percée de portes et ponctuée de tours surmontées de croix,
derrière laquelle se devinent quelques bâtiments. Tout est mis en œuvre pour suggérer
la monumentalité et la sacralité : ce n’est pas une ville (urbs) qui est montrée, mais
une cité (civitas), lieu privilégié de la mise en scène du sacré. Ce genre de
représentation, très courante depuis le IXe siècle, ne dit par conséquent pas grand-
chose des villes de l’époque. Mais elle révèle la puissance symbolique que conservent
les villes (cités épiscopales ou nouveaux bourgs abbatiaux), lointains échos de la Cité
de Dieu, dans une société devenue profondément rurale. La palette stylistique de
l’image, qui associe des éléments puisés dans la tradition carolingienne (l’usage de
l’encre d’or, les médaillons historiés, l’architecture scénique) à des éléments insulaires
inspirés de l’école de Winchester (bordures d’acanthes), manifeste par ailleurs
l’intensité des échanges culturels entre le nord de la Gaule et l’Angleterre anglo-
saxonne aux Xe et XIe siècles.

La cité reste dominée par son groupe épiscopal, au cœur duquel


s’élève l’église majeure, où se trouve la cathedra, le siège de l’évêque, qui
finira par lui donner son nom. À l’exception de Metz, de Lyon et des cités
provençales, où perdurent des complexes associant plusieurs églises, voire
un ancien baptistère, l’église cathédrale tend à se resserrer en un seul
édifice. Tout autour s’agrègent le palais de l’évêque, divers sanctuaires
épiscopaux (petits monastères, collégiales, simples églises) et les bâtiments
canoniaux. En ce qui concerne ces derniers, seules quelques cités (Metz,
Lyon et Autun, peut-être Rouen) disposent depuis l’époque carolingienne
d’un véritable ensemble claustral lié à la vie communautaire des chanoines.
La plupart du temps les chanoines vivent dans des maisons individuelles et
se satisfont d’une canonica ou « maison commune » pour leurs réunions et
le partage des quelques repas pris en commun. La très forte concentration
d’églises et de bâtiments religieux donne à ce petit espace un aspect très
caractéristique, surtout s’il est déjà circonscrit par une clôture comme dans
les cités de la vallée du Rhin jusqu’à Strasbourg.
U :L M .

Le rempart du Mans, appuyé sur vingt-six tours fortifiées, fut construit de la fin des
années 270 au début des années 300 pour protéger la cité, alors réduite à un éperon
de neuf hectares surplombant la Sarthe (à gauche) d’environ 450 mètres de long
sur 250 mètres de large. Le soin pris pour son élévation, dont témoigne la qualité
de son beau décor d’ornementations géométriques qui joue sur le contraste
chromatique entre la pierre et la brique, a sans doute contribué à sa conservation et à
son entretien régulier tout au long du haut Moyen Âge, notamment de la part des
évêques et en particulier aux IXe et Xe siècles, lorsque la cité fut un centre de la
résistance franque contre les Bretons et les Normands.

V ( X
e -  XI
e )
M 1050

Autour de ce quartier cathédral se répartissent un certain nombre de


quartiers périphériques, parfois plus vastes, dotés d’un caractère propre lié à
la présence d’une abbaye, d’une forteresse ou d’activités particulières. À
Verdun par exemple, à la fin du Xe siècle, à l’extérieur de la cité épiscopale,
l’habitat se déploie au nord, autour de l’abbaye Saint-Paul, ainsi que le long
des routes qui conduisent à Reims à l’ouest, autour de l’abbaye Saint-
Vanne, et à Metz, au sud-est, sur une île de la Meuse où se trouve le
principal marché. Le bourg Saint-Paul et le quartier des marchands, distants
chacun de 300 m de la cité, sont alors pourvus de leur propre enceinte.
Entre la cité et ces quartiers on trouve un habitat moins dense, des cultures,
des moulins le long des bras secondaires de la Meuse, des églises, un
hôpital. Au milieu du XIe siècle, le quartier des marchands s’est étendu vers
la cité jusqu’à l’abbaye Sainte-Croix, mais sans fusionner avec elle, et le
bourg Saint-Vanne apparaît à son tour doté d’une enceinte : à ses débuts, la
croissance augmente plus qu’elle ne réduit le caractère polynucléaire de la
morphologie urbaine. À Marseille, héritière d’un riche passé urbain antique,
on trouve une situation comparable, mais à l’intérieur du périmètre de
l’ancienne enceinte romaine, qui excède largement l’espace bâti. L’habitat
se serre ici autour de deux pôles : le pôle cathédral au nord-ouest, autour de
la cathédrale, du palais épiscopal, du chapitre et du petit port de Portegalle ;
le pôle vicomtal à l’est, autour de l’ancien tonlieu, du marché, du Vieux-
Port et de la principale porte de l’enceinte antique. Au sud-ouest, face à la
mer, s’élève le « château Babon », une forteresse probablement construite
au IXe siècle par un ancien évêque, mais dont les environs ne semblent pas
habités. Entre ces trois ensembles qui disposent chacun, semble-t-il, de leur
propre enceinte au milieu du XIe siècle, on trouve des vignes, des jardins,
des moulins, des églises. Les cités sont donc le plus souvent des nébuleuses,
juxtaposant de manière discontinue plusieurs noyaux d’habitats agglomérés
et des espaces intermédiaires que l’on pourrait qualifier de « rurbains », où
champs, vignobles et terres vacantes s’immiscent entre les zones bâties.
En dépit de leur forme éclatée, le prestige des cités tient bien à leur
dimension monumentale, qui tranche avec les campagnes environnantes par
l’exceptionnelle concentration des lieux de culte, l’envergure des
principaux édifices, les matériaux utilisés. Les évêques en ont clairement
conscience, qui prennent soin, surtout en Lotharingie, de donner de leur cité
l’image d’une véritable « cité sainte », figure réduite de Rome ou de
Jérusalem, comme en témoignent les monnaies frappées par les évêques de
Liège, Metz ou Verdun. Cette idéologie épiscopale s’appuie souvent sur la
promotion du culte des saints considérés comme les fondateurs des sièges,
que l’on cherche alors à relier le plus directement possible au collège
apostolique, en en faisant des disciples de Pierre ou de Paul, comme saint
Trophime à Arles ou saint Julien au Mans. Ce contexte explique
l’engagement des évêques, souvent avec le soutien actif des princes, dans la
reconstruction ou la transformation des églises cathédrales à partir du
milieu du Xe siècle.

Mende à partir de 951 Rouen avant 996 et 1027-1037


Cambrai 956-995, puis 1023-1030 Clermont vers 1000-1019
Nantes vers 960 Chalons avant 1004
Toul 963-967 Strasbourg après 1015
Metz à partir de 965-984 Chartres vers 1020-1027
Sens 967-983 Bayeux vers 1020-1040
Langres 967-983 Sées vers 1020-1040
Liège 972-1008 Lisieux vers 1022-1049
Lodève 975 Auxerre après 1023
Reims vers 976 Poitiers avant 1024/1025
Béziers vers 977 Angers avant 1025
Beauvais 987-998 Mâcon après 1025
Orléans après 989 Coutances vers 1030-1056
Troyes 990-999 Avranches vers 1028-1060
Verdun 995-1025 Meaux début XIe s.
A

La plupart de ces édifices ont aujourd’hui disparu, effacés par les


reconstructions des XIIe-XIIIe siècles, mais les sources écrites et les enquêtes
archéologiques montrent qu’il s’agit d’un phénomène général, qui
commence dans les espaces lotharingien et languedocien avant de s’étendre
à l’ensemble du royaume de l’ouest. Ce renouveau monumental atteint aussi
les églises et les abbayes urbaines et suburbaines. Saint-Germain-des-Prés
et Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris, sont ainsi reconstruites à partir de la
fin du Xe siècle, Sainte-Croix et Saint-Seurin de Bordeaux à partir de 980-
1000, Saint-Remi de Reims à partir de 1005, Saint-Martin de Tours avant
1015. Le cas de Metz est particulièrement spectaculaire puisque dans la
première moitié du XIe siècle la cité ne compte pas moins de six églises et
monastères dans son complexe cathédral, auxquelles s’ajoutent une
quarantaine d’églises dans la cité et ses abords immédiats. L’apparition de
nouveaux hôpitaux urbains – en fait d’abord des lieux d’accueil pour les
pauvres et les pèlerins – à Metz ou Poitiers à la fin du Xe siècle est un signe
supplémentaire de ce dynamisme.
Les prémices de l’essor urbain : bourgs, ports
et marchés

En dépit de l’impact que durent nécessairement avoir ces chantiers sur


la population et les activités économiques des cités, la forme la plus
remarquable du renouveau urbain réside dans la multiplication des bourgs.
Entre la fin du IXe et le milieu du Xe siècle on en voit apparaître dans les
cités de Reims, Lyon, Chalon, Orléans, Bourges, Tours, Angers, Poitiers,
comme dans la très ancienne agglomération castrale de Dijon. À la fin du
Xe siècle, le mouvement gagne le nord (Cambrai), l’est (Verdun, Metz) et le
Midi (Narbonne, Toulouse, Albi, Carcassonne, Nîmes, Arles). Nombre de
ces premiers bourgs se développent autour d’un établissement monastique
ou canonial, souvent héritier d’une basilique du haut Moyen Âge comme à
Saint-Martin de Tours, Saint-Remi de Reims ou Saint-Sernin de Toulouse.
Leur situation est proche de celle des bourgs qui commencent à se
développer dans la première moitié du XIe siècle autour de grands
monastères ruraux comme Saint-Denis, Saint-Omer, Cluny ou Saint-
Barnard de Romans. La présence d’un pèlerinage et d’une population
ecclésiastique nombreuse favorise à l’évidence le dynamisme
démographique et l’activité économique. À Tours, la formation dès le
milieu du Xe siècle du petit bourg de Saint-Pierre-le-Puellier, au bord de
Loire, est ainsi directement liée à l’approvisionnement du castrum Saint-
Martin. Et de manière significative le premier nom de rue que nous
connaissons, en 915, est une « rue des Saxons », sans doute en raison de la
présence de lieux d’accueil pour les pèlerins venus d’outre-Rhin.
Cependant, la plupart des bourgs sont avant tout des lieux d’échange de
produits locaux issus de l’agriculture et de l’artisanat rural : céréales, vin ou
bière, céramique, petite métallurgie… Ce n’est pas un hasard si, à
Marseille, le débordement de l’enceinte vicomtale se produit autour de
l’église Saint-Martin, du côté du tonlieu et du marché. De même, à
Narbonne, le bourg Saint-Pont doit son essor au marché lié au passage de la
via Domitia et au pont jeté sur l’Aude. La construction de nouveaux ponts à
l’initiative des princes ou des évêques comme à Rouen avant 1025, Angers
avant 1028, Albi en 1035, Tours vers 1033-1037 ou Liège entre 1025
et 1038 est d’ailleurs souvent contemporaine du développement d’un bourg,
que celui-ci en apparaisse comme la cause ou la conséquence.
Dans un vaste espace lotharingien et flamand, de nombreux bourgs se
confondent avec les portus qui se multiplient le long des fleuves et des
rivières. Ces portus sont des lieux d’échanges et de stockage, parfois aussi
des centres de perception fiscale pour les comtes ou les évêques. Pour
l’essentiel, ils écoulent les produits agricoles et artisanaux des environs.
Mais ils sont aussi associés à des marchés aux poissons et parfois à de
véritables foires comme à Dinant vers 950 ou Visé en 983. Ces portus
apparaissent dans quelques cités comme Tournai ou Cologne. Mais le plus
souvent ils sont liés à des centres seigneuriaux, soit épiscopal (Maastricht),
soit monastique (Gand), soit laïque (Anvers, Valenciennes, Luxembourg
vers 960, probablement Ypres au début du XIe siècle). En Flandre, ils
attirent rapidement le comte qui favorise en retour leur développement,
comme le montre l’exemple de Gand, où le premier portus sur l’Escaut, à la
fin du IXe siècle, procédait de la coalescence de deux centres monastiques,
Saint-Pierre et Saint-Bavon, tandis que le second, au milieu du Xe siècle, se
développe sur les rives de la Lys, au pied du château que construit alors le
comte. Les portus entraînent le développement dans la région d’un tissu
urbain secondaire, distinct des anciennes cités et étroitement lié à
l’économie seigneuriale, qui ne se développe ailleurs qu’à partir du dernier
tiers du XIe siècle.
Partout, la multiplication des bourgs accentue le caractère
polynucléaire des cités. Le phénomène est particulièrement remarquable
lorsque les bourgs sont entourés de leur propre enceinte, comme c’est le cas
pour le bourg Saint-Remi à Reims vers 923-925, le bourg Saint-Hilaire à
Poitiers après 937 ou l’enclos des marchands à Verdun avant 985. Cette
fragmentation de la ville n’est pas seulement topographique, mais aussi
seigneuriale puisque le sol où se développent les bourgs relève de seigneurs
différents. À Arles, ce sont les comtes, donc des seigneurs laïcs, qui
semblent contrôler le Vieux Bourg. Plus souvent, il s’agit d’établissements
monastiques ou canoniaux, souvent dotés d’un privilège d’immunité. À
partir de la fortification du bourg Saint-Martin, à l’ouest, en 918-919, la
ville de Tours se présente comme une ville double : la cité, regroupée autour
de la cathédrale et du palais comtal et enserrée dans les murs du vieux
castrum romain, s’élève à bonne distance, à l’est, de Châteauneuf, le
castrum novum bâti autour du chapitre Saint-Martin. Entre les deux s’étend
un vaste espace demeuré vide d’hommes, où l’archevêque Théotolon et
l’abbé de Cluny Odon fondent, vers 940-943, le monastère Saint-Julien.
Mais la nouvelle communauté entend limiter et contrôler l’afflux des
populations, qu’elle juge néfaste pour la vie monastique, et tend par
conséquent à renforcer l’écart entre les deux pôles de la ville plutôt qu’à le
combler. Le bourg Saint-Martin et le nouveau quartier Saint-Julien
présentent d’ailleurs des formes urbaines très différentes. L’espace canonial
mêle clercs et laïcs, habitants et pèlerins, aussi bien en termes de résidences
que d’activités, y compris au sein du « château Saint-Martin » où s’élèvent
l’église qui abrite les reliques de Martin et les bâtiments canoniaux.
L’espace monastique repose au contraire sur la stricte séparation des moines
et des laïcs. Ces derniers sont rejetés à l’extérieur de l’enclos monastique et
leur bourg se trouve même séparé du monastère par une zone d’activités
agraires d’au moins 150 m. Les habitants du bourg Saint-Julien sont en
outre bien moins nombreux que ceux de la cité et de Châteauneuf.
L’apparition des bourgs ne bouleverse pas la sociologie urbaine : celle-
ci reste dominée par une importante population cléricale et monastique. En
revanche, la transformation des cités en forteresses favorise l’essor en ville
d’une aristocratie chevaleresque liée à la clientèle des évêques, des comtes
ou des vicomtes. Il s’agit là d’une réalité courante dans les cités
méridionales (Toulouse, Carcassonne, Béziers, Nîmes, Arles…), mais que
des sources ponctuelles permettent aussi de repérer dans bien des cités
septentrionales : ainsi à Tournai en 952, Laon en 975, Nevers vers 1000,
Sens en 1015, Senlis et Paris dans les premières décennies du XIe siècle.
Dans les petites agglomérations qui commencent à se former autour des
principales forteresses comtales, le groupe des chevaliers, exclusivement lié
aux comtes ou aux vicomtes, occupe une place comparable, comme le
montrent les exemples de Corbeil, Melun ou Vendôme. Tous ces chevaliers
résident en ville, où ils ont souvent reçu la garde de tout ou partie de
l’enceinte et des tours. Mais ils sont aussi possessionnés dans les
campagnes environnantes, sur leurs domaines familiaux et sur les précaires
ou les fiefs reçus de l’évêque ou du prince. À ce titre, ils constituent, aux
côtés des ministériaux chargés de l’écoulement des surplus seigneuriaux, un
groupe social qui enracine les cités et les villes dans la société seigneuriale
et rurale.
L ’ L T E
B .

Comme en témoigne cette charte solennelle des années 1034-1037, la construction


d’un pont était une entreprise exceptionnelle. Tout est mis en œuvre pour souligner la
puissance du comte et son bon gouvernement chrétien. La charte est rédigée d’une
écriture soignée sur un parchemin de grande taille (68 x 38 cm), par un moine de
Marmoutier, une abbaye située sur la rive nord de la Loire, en face de la cité de Tours,
et dont les comtes de Blois étaient proches. En bas de la charte figurent le seing
du comte (la grande croix), mais aussi le monogramme du roi Henri Ier,
l’emplacement d’un sceau aujourd’hui disparu (probablement celui du roi), ainsi que
trois colonnes de souscriptions des grands du royaume et des proches du comte, qui
sont donc pris à témoin de sa décision. Un long préambule fait du geste du comte un
acte de piété au service du peuple – les crues de la Loire provoquaient de fréquentes
noyades – et une forme de donation à Dieu, d’autant que le comte renonce à percevoir
tout tonlieu ou péage sur les usagers du pont, quels que soient les motifs de leur
déplacement ou l’importance de leur chargement. Rien n’est dit en revanche sur la
construction elle-même, le matériau utilisé (le bois, comme les deux ponts antiques
qui avaient précédé celui-ci, ou bien la pierre), la durée du chantier ou la longueur du
pont, dont aucune autre source ne reparle avant 1385.
Le reste de la population urbaine nous est rarement connu avant le
XIIe siècle. La plupart des habitants devaient se caractériser par leur
polyactivité, comme le suggère la présence dans les cités et les bourgs de
vignobles, de champs et d’une petite activité artisanale. Certaines activités
pouvaient favoriser une plus grande spécialisation : ainsi la métallurgie – un
des premiers noms de rue connu, à Poitiers, vers 975, est une « rue de la
forge » – le travail du cuir ou les métiers de bouche – comme la boulangerie
dans le bourg Saint-Martin à Tours. Les marchands sont en revanche
rarement mentionnés. Au début du XIe siècle, la plupart sont en fait les
ministériaux ou les agents commerciaux des seigneurs, en particulier
ecclésiastiques, dont ils cherchent à écouler les surplus. De manière
significative, le seul marchand connu par son nom avant le milieu du
XIe siècle, un dénommé Thibaud, « marchand éminent » de Poitiers attesté
vers 1020, a pour frère un chanoine de la cathédrale. Rares sont les villes où
existe un milieu marchand autonome, spécialisé dans le commerce de biens
spécifiques dans un plus long rayon d’action. C’est le cas à Rouen et
Verdun, places tournantes du commerce des esclaves anglo-saxons et slaves
à destination des marchés nordique et méditerranéen. C’est sans doute aussi
le cas à Tournai et Gand, dans le cadre du commerce de la laine tirée des
troupeaux des campagnes de l’intérieur de la Flandre autant que des prés
salés du littoral. Une dernière particularité de la société urbaine tient à la
présence fréquente de juifs et d’étrangers d’origine lointaine. Des
communautés juives sont attestées à Metz, Verdun, Mâcon, Chalon,
Tournus, Lyon, Arles, Narbonne… À Vienne, où un « bourg public des
Hébreux » est mentionné à la fin du Xe siècle, ils sont à la fois prêteurs,
marchands et propriétaires de terres agricoles et de vignes dans les
faubourgs. À Mâcon, vers 1040-1050, des artisans juifs travaillent dans la
teinture, le tissage et la commercialisation des textiles. Il ne faudrait pas
exagérer toutefois la dimension urbaine de l’implantation juive, car dans les
vallées du Rhône et de la Saône comme dans l’ensemble du Midi
méditerranéen, on trouve aussi, et sans doute même surtout, des juifs
paysans, cultivateurs ou vignerons. Les étrangers, pour leur part, sont le
plus souvent désignés comme des « Grecs », mais ceux qui sont accueillis à
Arles sous ce nom par l’archevêque, au milieu du Xe siècle, sont en fait des
Italiens du Sud, probablement des Amalfitains. La plupart se livrent au
commerce de produits orientaux, de nouveau en lien étroit avec les milieux
ecclésiastiques et seigneuriaux.
Aux origines de la renaissance urbaine

Après avoir longtemps suscité la polémique la question des origines du


renouveau urbain fait aujourd’hui l’objet d’un relatif consensus. Dans
quelques cas, l’initiative politique put jouer un rôle décisif. À la fin du
IXe siècle, le roi Eudes semble ainsi avoir regroupé à Rouen, de manière
autoritaire, les populations des différents portus de la basse Seine, à la fois
pour les protéger des raids normands et pour asseoir son contrôle sur une
région stratégique. De cette décision découle sans doute le dynamisme de la
cité dès l’époque de Rollon et son avènement comme principale place du
commerce des esclaves du monde nordique jusqu’aux années 1020. Une
situation assez voisine se devine à Nantes, à l’initiative des comtes, et
surtout en Flandre au profit d’une série d’agglomérations castrales d’origine
comtale au plan caractéristique, circulaire (Bourbourg, Bergues, Furnes,
Dixmude, Gistel) ou semi-circulaire appuyé sur une rivière (Saint-Omer,
Arras, Ypres, Armentières, Courtrai, Tournai, Gand). Sans obéir à un
programme aussi net, le cas de Douai montre le rôle que peut jouer le
prince, en l’occurrence le comte Arnoul Ier, dans l’émergence d’un centre
proto-urbain. Une résidence comtale et une collégiale y sont fondées vers
945-950, puis entourées d’une enceinte de pierre dans les années 960-980.
Le détournement d’un cours d’eau et la captation de l’ancien portus
carolingien de Lambres, distant de deux kilomètres, débouchent sur la
création d’un marché et d’un tonlieu vers 988, véritable matrice du
développement de la petite agglomération. Ce processus sera imité par bien
des maîtres de châteaux majeurs à partir de la deuxième moitié du
XIe siècle.
Cependant, le principal facteur du renouveau urbain est bien la
croissance rurale, par l’intermédiaire des mécanismes de concentration et de
redistribution des produits de l’économie seigneuriale. Pour les seigneurs, à
commencer pour ceux qui y résident régulièrement comme les évêques, la
ville est le lieu privilégié de l’accumulation et de la commercialisation des
produits agricoles. Les attestations d’entrepôts seigneuriaux sont d’ailleurs
nombreuses, à l’image des greniers des comtes de Flandre dans les centres
de leurs châtellenies ou des celliers des abbayes Saint-Martin et Marmoutier
dans le bourg canonial de Saint-Martin de Tours. Mais à partir du début du
XIe siècle les indices de l’écoulement en ville de surplus paysans se
multiplient. Certains seigneurs urbains semblent désireux d’attirer les
surplus des paysans des environs et jouent pour cela sur la fiscalité
commerciale. Au début du XIe siècle, l’abbaye Saint-Vaast exempte ainsi de
taxe sur le marché d’Arras tous les membres de sa familia résidant dans un
rayon d’une trentaine de kilomètres autour de la ville. À la même époque,
l’archevêque de Reims accorde un privilège identique à tous les habitants
d’une centaine de communautés rurales situées aux alentours de sa cité.
Plus rarement l’initiative peut venir des paysans eux-mêmes. Il faut à ce
propos évoquer le cas des paysans catalans Pere Vivas et Ricart Guilhem
qui, au tournant des Xe et XIe siècles, s’enrichissent en investissant dans
l’exploitation de la vigne et en spéculant sur le marché de la terre.
Originaires du village de Provençals, à deux kilomètres au nord de
Barcelone, ils écoulent leur vin, et bientôt celui d’autres producteurs, sur le
marché de Castell Viell, à la porte orientale de la cité. Le contexte
barcelonais – une forte monétarisation liée à la proximité du monde
musulman, des conditions agraires rendues optimales par une irrigation
précoce, une liberté paysanne à un degré inconnu ailleurs – est certes
atypique, mais il préfigure certains des mécanismes qui se généraliseront un
siècle plus tard. La ville reste par ailleurs, mais il n’y a là rien de neuf, le
lieu privilégié de la dépense seigneuriale puisqu’elle accueille les activités
artisanales et marchandes les plus susceptibles de satisfaire une demande
aristocratique friande de produits rares et luxueux.
Cette articulation fondamentale entre l’économie seigneuriale et le
renouveau urbain a d’importantes implications territoriales. Comme le
montrent les exemples d’Arles, Béziers, Chartres ou Tours, l’emprise
seigneuriale urbaine se concentre dans les campagnes proches de la ville,
dans cet espace souvent appelé suburbium qui entretient des liens étroits
avec la cité et où se trouvent des terroirs riches, anciennement peuplés et
exploités, souvent préservés du surgissement des tours par l’hégémonie
foncière des seigneuries ecclésiastiques. Au-delà de cet espace, le drainage
des produits de l’économie seigneuriale par la ville est beaucoup plus
modeste et discontinu. Les évêques, les monastères et les seigneurs laïques
possèdent bien sûr de nombreux domaines éloignés des centres urbains.
Mais les difficultés et le coût des transports, ainsi que le mode de vie
itinérant des élites, favorisent les logiques d’autoconsommation à l’échelle
domaniale. Parfois, celles-ci peuvent malgré tout être compensées par des
conditions de circulation favorables et notamment par l’insertion de la ville
dans un réseau de cours d’eau navigables. C’est ce qui explique le
dynamisme de la plupart des portus lotharingiens et flamands, situés à
l’articulation d’un réseau navigable relié à la mer et d’un arrière-pays
fournisseur des produits issus de l’économie seigneuriale.
Il convient d’ajouter que dans les régions les plus septentrionales le
renouveau précoce du grand commerce, trop souvent ignoré après avoir été
longtemps exagéré, a tôt amplifié les effets de la croissance rurale. Ici les
agressions normandes bouleversèrent et dynamisèrent à la fois les réseaux
et les flux commerciaux. Les grands comptoirs littoraux carolingiens
(emporia) virent leurs activités commerciales, monétaires et fiscales captées
par de nouveaux centres, mieux protégés, mieux reliés à la mer et à
l’arrière-pays, mais de moindre envergure et dominés par des pouvoirs
locaux. Dans la première moitié du Xe siècle, Quentovic fut peu à peu
délaissée au profit de Montreuil-sur-Mer ; à la fin du siècle il en alla de
même pour Dorestadt au bénéfice de Tiel et Deventer, aux actuels Pays-
Bas. Ces nouveaux sites, comme la multiplication des portus à l’intérieur
des terres, rendent compte d’une plus grande dissémination des activités
commerciales et de leur plus grande connexion avec l’économie
seigneuriale. L’articulation entre commerce maritime et commerce fluvial
qui caractérise les vallées du Rhin et de la Seine dès le Xe siècle, les vallées
de l’Escaut et de la Meuse au début du XIe siècle, fut par ailleurs facilitée
par le développement des batelleries seigneuriales, à commencer par celles
des grandes abbayes. La mise en circulation des énormes tributs versés aux
Vikings et le dynamisme des échanges en Mer du Nord, encore contrôlés
par les marchands scandinaves, finirent par attirer les Occidentaux, en
particulier les Normands, les Flamands et les Lotharingiens, comme
l’attestent la découverte de monnaies rouennaises à Iona, petite île à l’ouest
de l’Écosse (980), à Inchkenneth en Angleterre (990), au Danemark et en
Poméranie (début XIe), ou encore la mention, autour de l’an mil, de
marchands originaires de Rouen, Ponthieu, Nivelles, Liège et Huy sur les
registres du tonlieu de Londres. De manière plus conjoncturelle, l’afflux de
monnaie, qu’il s’agisse de l’argent des mines de Saxe dans la vallée de la
Meuse à partir des années 960, ou de l’or arabe issu des prises et des tributs
en Catalogne à partir des années 970, put soutenir, aux deux extrémités de
la Francia, le renouveau des échanges et les débuts de l’essor urbain.
P II

D'un monde à l'autre (vers 1050 –


vers 1180)

Chapitre IV

Chapitre IV – La rupture « grégorienne », une révolution culturelle

Chapitre V

Chapitre V – Innovations, polémiques et retour à l’ordre

Chapitre VI

Chapitre VI – Le décollage urbain

Chapitre VII

Chapitre VII – L’affirmation de la seigneurie castrale


Chapitre VIII

Chapitre VIII – La transformation des campagnes

Chapitre IX

Chapitre IX – Un nouvel horizon politique et idéologique

Conclusion

Chapitre X

Chapitre X – L’atelier de l’historien –


C IV
Détail : œuvre présentée dans ce chapitre.
C IV

L « »,

D seconde moitié du XIe siècle, l’ancienne Gaule, comme


l’ensemble de la chrétienté, est ébranlée par une rupture de l’ordre ecclésial
d’une ampleur sans précédent, que l’on a coutume de désigner par
l’expression de réforme « grégorienne », du nom du pape Grégoire VII
(1073-1085) qui en fut un temps l’un des protagonistes les plus actifs. Cette
rupture, loin de se réduire au champ religieux ou politique, concerne toutes
les dimensions de la vie sociale, culturelle et même économique, et projette
son influence jusqu’à la fin du XIIe siècle, bien au-delà de la période
chronologique dans laquelle on a pris l’habitude de l’enclore, de
l’avènement de Léon IX (1049) au concordat de Worms entre le pape et
l’empereur (1122) et au premier concile œcuménique du Latran (1123).
Cette chronologie traditionnelle renvoie pour l’essentiel à la question des
investitures épiscopales, premier objet de discorde entre la papauté et les
souverains, dans l’Empire surtout. Mais la rupture « grégorienne » excède
de loin cette seule question, autant du fait des prolongements que lui
donnent la papauté ou les nouveaux ordres, qu’en raison des résistances
qu’elle rencontre et des réactions qu’elle suscite. Il s’agit d’un tournant
majeur dans l’histoire des sociétés occidentales, d’une véritable
« révolution culturelle » qui, en rejetant l’ordre carolingien et ses
prolongements princier ou impérial, provoque le basculement d’un « ordre
du monde » à un autre.
Un nouvel ordre du monde

Au milieu du XIe siècle, la réforme de l’Église est encore un projet


impérial. Henri III, roi de Germanie depuis 1039 et empereur de 1046 à
1056, soutient le renouveau monastique et nomme des papes réformateurs
qu’il recrute parmi les évêques d’Empire, en Germanie (Clément II, évêque
de Bamberg, en 1046) ou en Lotharingie (Léon IX, évêque de Toul, en
1049). La réforme que lancent ces papes met l’accent sur la purification
morale et disciplinaire du clergé, tout en demeurant l’héritière des
conceptions ecclésiologiques carolingiennes et ottoniennes. Cependant, une
rupture se dessine au fur et à mesure que la papauté s’émancipe de la tutelle
impériale sous les pontificats d’Étienne IX (1057-1059) et Nicolas II (1059-
1061). La décision de confier aux cardinaux l’élection du pape, en 1059,
enlève à l’empereur le choix du Souverain Pontife ; elle marque un tournant
majeur. La papauté joue désormais un rôle croissant dans la réforme, dont
elle retire un prestige nouveau et une puissance sans précédent. Le pape
impose peu à peu sa primauté au sein de l’institution ecclésiale et
commence à se doter d’un gouvernement central. Les fameux dictatus
papae énoncés par Grégoire VII en 1075, même s’ils ne connaissent qu’une
diffusion limitée avant le XIIe siècle, donnent de l’affirmation du pouvoir
pontifical la formulation la plus radicale en conférant au pape le droit de se
dégager de la tradition et de faire de nouvelles lois. Mais la réforme jaillit
aussi de milieux régionaux variés : de la Lotharingie traditionaliste, d’où
sont issus Léon IX, Humbert de Moyenmoutier, l’un des plus ardents
grégoriens de la première génération, ou bien Étienne IX, frère du duc de
Haute-Lotharingie ; d’Italie centrale et septentrionale, où la réforme fut
d’abord portée par les populations des cités du nord, Milan notamment, par
quelques grandes familles hostiles aux empereurs comme les Canossa, et
par des cercles proches de l’érémitisme dominés par la figure de Pierre
Damien ; de France méridionale, où la réforme « grégorienne » prolongea
l’action du monachisme réformateur, clunisien en particulier. Ces milieux
n’étaient pas étrangers les uns aux autres. Le succès de Cluny est porté par
des réseaux aristocratiques traversant l’ensemble du royaume de Bourgogne
et l’Aquitaine ; en outre, ses abbés empruntent la route de Rome et de la
Lombardie depuis le Xe siècle. La rénovation impériale ottonienne et
salienne favorise depuis longtemps les contacts entre ecclésiastiques de part
et d’autre des Alpes. L’aristocratie lotharingienne a d’importantes alliances
en Italie depuis le début du XIe siècle… Mais à partir du pontificat de
Léon IX (1049-1054), la papauté développe ces échanges en faisant circuler
les réformateurs à travers tout l’Occident, de Rome à la Bretagne, de la
Provence et de la Catalogne à la Souabe ou la Saxe. La réforme reste
toutefois traversée de courants multiples et l’élaboration de ses principes se
fait de manière progressive. Les légats pontificaux, comme les acteurs
régionaux, jouent parfois leur propre jeu. Surtout, la réforme suscite des
polémiques et rencontre des résistances qui la contraignent à des
ajustements, les uns propres à certains moments ou à certains contextes, les
autres plus fondamentaux.
La réforme « grégorienne » conserve malgré tout une profonde unité.
Les principes grégoriens apparaissent chez des hommes pour lesquels les
péchés du monde sont dus à la fragmentation de l’Église – conçue à la fois
comme institution et comme communauté des fidèles – et à son
appropriation par les puissants. Un tel constat nourrit une double aspiration
à l’unité et à la purification de l’Église et de la société. Il y a ainsi au
fondement de l’exigence réformatrice une conscience accrue du péché, vécu
sur un plan d’abord ecclésiologique. En ses débuts, cette exigence peut se
nourrir de la nostalgie pour un ordre carolingien idéalisé et d’une confiance
dans l’œuvre de rénovation engagée, à l’est, par les empereurs ottoniens et
saliens. Mais rapidement elle place son espérance dans le rôle pionnier que
la papauté, aidée par les moines et les clercs inspirés par l’idéal de vie
monastique, est appelée à jouer. De manière conventionnelle la réforme se
pense comme un retour aux origines, à la « forme de la primitive Église »
(Ecclesiae primitivae forma), à la communauté des apôtres évoquée dans
les Évangiles ou le livre des Actes, au premier monachisme du désert
égyptien… Moines, chanoines, ermites tendent avec constance à se
présenter comme les continuateurs de ces communautés idéales. Mais la
fascination pour le modèle de « vie apostolique » dépasse leurs cercles et
inspire de nombreux laïcs. Les clercs réformateurs ne s’y trompent pas et
n’hésitent pas, à l’occasion, à prendre appui sur ces derniers pour faire
pression et lutter contre leurs opposants dans les contextes difficiles.
Au fondement des principes grégoriens figure la séparation entre clercs
et laïcs, considérée comme la condition nécessaire au salut de la chrétienté.
Cette séparation est consacrée sur le plan juridique par le célèbre canon du
Décret de Gratien (vers 1140) : « Il y a deux sortes de chrétiens, les clercs et
les laïcs » – une formule que le Décret attribue à saint Jérôme, mais qui
remonte seulement à la seconde moitié du XIe siècle et figure notamment
dans les écrits canoniques d’Yves de Chartres ( † 1116). Cette séparation
correspond avant tout à une différence d’états de vie, fondée sur le critère
de la sexualité. Chacun des deux ordres se voit en effet défini par une
norme sexuelle qui lui est propre : les clercs doivent demeurer chastes, les
laïcs sont destinés au mariage. En considérant la pureté sexuelle comme
indispensable pour l’accès au sacerdoce et comme la condition même de
son prestige, la réforme « grégorienne » tend à imposer la vie monastique
comme modèle à l’ensemble du clergé. Chez certains réformateurs radicaux
comme l’abbé Geoffroy de Vendôme cette obsession de la pureté va jusqu’à
la diabolisation de la femme et de toute sexualité, rapportées l’une et l’autre
à la figure d’Ève, mère de l’humanité et première pécheresse. Dès lors, les
laïcs, dont l’état de vie matrimonial est considéré au mieux comme un
moindre mal, sont placés en position subalterne, sur le plan éthique comme
en matière de salut. Ils doivent par ailleurs accepter que les clercs
définissent les critères de légitimité de toute union et réglementent le champ
de la parenté autorisée pour le choix du conjoint. L’engagement dans un
ordre est définitif et irréversible. Une fois reçus les ordres majeurs ou
prononcée la profession monastique, un clerc ou un moine ne peut revenir à
la vie séculière. De même, le mariage est considéré comme un sacrement
unique et indissoluble que seul peut défaire le décès de l’un des conjoints.
Même en ce cas, le veuvage ou la retraite au monastère sont encouragés, en
particulier pour les femmes, de préférence au remariage.
« L’È ’A »: ,

Cette très célèbre sculpture du premier quart du XIIe siècle provient du linteau du
portail du bras nord du transept de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun, une porte par
laquelle les fidèles devaient entrer le Mercredi des Cendres, prosternés en signe de
pénitence, avant d’être absous de leurs péchés. En jouant sur la position sinueuse
d’Ève, qui tient le fruit défendu d’une main, et sur sa lascivité, soulignée par sa nudité
et sa chevelure, le sculpteur a suggéré le lien maléfique unissant « la Mère de
l’humanité », la sexualité et le serpent, figure du diable, dont on aperçoit les anneaux
au travers des feuillages. Mais Ève est aussi allongée, prosternée, et son sexe est caché
par un arbuste_: elle a reconnu son péché et fait elle-même pénitence, ouvrant le
chemin à tous les pécheurs.
L :

Comme l’illustre ce chapiteau de la basilique Saint-Julien de Brioude (Haute-Loire)


daté de la fin du XIe siècle, la sirène médiévale n’est pas l’héritière, sur le plan
morphologique, des sirènes antiques, l’hybridation entre la femme et le poisson ayant
remplacé la femme-oiseau grecque ou latine sous l’influence de traditions irlandaises
et des écrits d’Aldhelm de Malmesbury (636-707). La sirène demeure cependant un
être dangereux et maléfique, non seulement du fait de sa monstruosité (seuls l’homme
et la femme sont à l’image de Dieu), mais aussi en raison de sa lubricité. Dans le
discours des Pères de l’Église déjà (Clément d’Alexandrie par exemple), et plus
encore dans celui des moines et des clercs des XIe-XIIe siècles, la sirène apparaît en
effet comme une figure de la luxure, ce que soulignent, dans la tradition
iconographique, sa nudité et sa queue bifide, déployée de manière suggestive.

Cette séparation entre clercs et laïcs est donc aussi une hiérarchie
fondant la répartition des prérogatives ecclésiales et religieuses. Pour les
grégoriens, le sacré et de manière générale l’ensemble des échanges entre
les hommes et Dieu relèvent exclusivement de la responsabilité des clercs.
La valorisation croissante de la célébration eucharistique concourt à
renforcer cette conviction, d’autant que la condamnation des thèses de
Bérenger de Tours, entre 1050 et 1079, établit définitivement une
conception réaliste du sacrement faisant des espèces eucharistiques
transformées par le rite la substance du corps historique du Christ. La
réforme s’accompagne d’ailleurs d’un développement sans précédent de la
vie canoniale, placée sous le patronage de saint Augustin et favorisée par
les papes de Grégoire VII à Innocent III en passant par Urbain II. De
manière significative, la principale congrégation de chanoines réguliers,
Prémontré, fondée en 1120, se caractérise à la fois par l’exaltation du
sacerdoce et sa dévotion envers l’eucharistie. La médiation cléricale est
donc indispensable à toute vie comme à toute mort chrétiennes. Les femmes
en sont bien sûr exclues, même lorsqu’elles sont vouées au cloître. Mais
cette conception implique aussi la désacralisation de tous les pouvoirs
laïques et peut aller, sous la plume d’Humbert de Moyenmoutier par
exemple, jusqu’à la désacralisation de la fonction royale elle-même. Sans
atteindre cette extrémité, elle inspire, à la fin du XIIe siècle, les théories
ministérielles de la royauté d’un Thomas Becket ou d’un Jean de Salisbury,
qui réduisent les prérogatives du roi au pouvoir reçu de l’Église et exercé
pour elle. Cette conception binaire et hiérarchique de l’Église et de la
société est si puissante qu’elle éclipse longtemps les autres représentations
qui avaient pu émerger aux IXe-Xe siècles, à commencer par l’idéologie des
trois ordres fonctionnels.
O , ’

Dans une charte de 1195, l’abbé de Saint-Martin du Canigou, en Roussillon, accorde


des privilèges spirituels (concrètement des indulgences, c’est-à-dire une remise de la
peine temporelle à accomplir dans l’au-delà pour ses péchés) aux fidèles qui
rejoindraient la « confrérie » ou « société » de Saint-Martin et feraient des offrandes
au saint, dont l’abbaye possède quelques reliques. Le texte est surmonté de ce superbe
dessin sur fond rouge et noir qui se déploie sur deux registres. Au registre supérieur,
dans une mandorle recouvrant une croix, figure le Christ en majesté de l’Apocalypse,
revenu juger les vivants et les morts. Assis sur un trône, la tête entourée d’un nimbe
cruciforme, de part et d’autre duquel on peut lire les lettres de l’Apocalypse (alpha et
oméga), il tient le Livre dans sa main gauche et lève la main droite, signe qu’il est en
train de prononcer sa sentence. Il est entouré de la Vierge à sa droite, de saint Martin à
sa gauche et du tétramorphe symbolisant les quatre évangélistes. Au registre inférieur
est représentée une célébration eucharistique dans l’église de Saint-Martin évoquée
par le texte. L’espace intérieur est clairement divisé en deux parties étanches : à droite,
dans la nef, se trouvent les fidèles, les uns debout, les autres agenouillés, les mains
jointes ou paumes ouvertes, en position de prière ou de vénération. Les femmes sont
voilées. Les mains de l’une d’elle, la première, sont recouvertes d’un linge, en signe
de pénitence. Des lampes à huile, dont le texte précise qu’elles pouvaient servir
d’offrandes, sont suspendues à l’entrée du chœur. Dans celui-ci, un prêtre officie,
tournant le dos aux fidèles. Il balance un encensoir. Devant lui, sur l’autel, se dressent
une croix d’orfèvrerie et les deux espèces eucharistiques : l’hostie et le calice. En
soulignant ainsi le lien unissant offrandes des fidèles, célébration eucharistique
et recherche du salut, l’image vient clairement appuyer le message de la charte.

Animés de ces principes, les réformateurs considèrent que l’ensemble


des fonctions, des biens, des lieux et des droits définis comme
ecclésiastiques ou considérés comme tels doivent être attribués, possédés et
exercés par les clercs eux-mêmes, de manière autonome, sans intervention
laïque. La désignation des évêques doit revenir « au clergé et au peuple » de
chaque cité épiscopale, bientôt incarnés par le collège des chanoines de la
cathédrale, ou de manière exceptionnelle à la papauté ou à ses
représentants ; la désignation des abbés doit quant à elle revenir au chapitre
de l’abbaye ou à l’évêque selon les lieux et les circonstances. L’investiture
des évêques dans leur charge par un laïc, fût-il le roi, est dénoncée avec
vigueur. Il en va de même pour l’hommage de clercs à des laïcs. Dans la
postérité d’Abbon de Fleury, les réformateurs rejettent la distinction entre
« l’autel » (ce qui relève du sacré) et « l’église » (le cadre matériel), qui
avait parfois justifié une répartition des droits entre clercs et laïcs. Ce rejet
se fait au profit d’une conception unitaire de l’église, considérée comme un
ensemble juridictionnel indépendant de la seigneurie castrale. Cela a de
lourdes conséquences : la possession par les laïcs des églises, des dîmes, de
biens et de droits tenus pour ecclésiastiques est condamnée ; tous les
abandons sont regardés comme de légitimes « restitutions » ; les donations
en faveur des communautés religieuses sont considérées comme uniques et
définitives ; les laïcs ne doivent plus opérer de prélèvements indus sur les
patrimoines ecclésiastiques ; les prérogatives des défenseurs des églises et
des abbayes, celles des avoués par exemple, doivent être encadrées et
limitées avec rigueur… Dans ce contexte, on ne s’étonne pas que le terme
même d’Église finisse souvent, à partir des années 1100, par ne plus
désigner que la seule institution ecclésiale, c’est-à-dire les clercs et les
moines, et non l’ensemble de la « congrégation des fidèles » (congregatio
fidelium).
L

Sur cette enluminure extraite d’un manuscrit de la Vie de saint Amand par
Baudemond, daté du début du XIe siècle, un paralytique est emmené auprès de saint
Amand, installé sur une île de l’Escaut. Au registre médian, on l’avertit de la présence
du malade. Au registre inférieur, un prêtre investi par le saint évêque, vient apporter
au paralytique sa dernière communion, qui en fait le guérira. Depuis l’époque
carolingienne, il s’agissait d’une pratique assez courante chez les clercs et les moines,
beaucoup moins chez les laïcs. Ici, il s’agit d’ailleurs bien d’un moine ou d’un prêtre,
comme l’indiquent sa tonsure et le lieu de l’agonie, une église. La dernière
communion, qui était reçue sous les deux espèces et dont l’efficacité apparaissait
renforcée par le réalisme eucharistique, était censée aider l’âme du défunt à échapper
aux démons au moment difficile où elle sortait du corps pour rejoindre le Sein
d’Abraham. C’est le sens du terme même de viatique : la provision pour le voyage
(viaticum), en l’occurrence celui de l’âme dans l’au-delà.

Une telle redéfinition de l’Église et de sa place dans la société


représente une complète rupture par rapport à la tradition carolingienne et
postcarolingienne. Mais les réformateurs ne se limitent pas à élaborer de
nouvelles normes et à vouloir les imposer. Par-delà les polémiques parfois
très virulentes qui les opposent aux partisans de l’ordre antérieur, ils
recherchent l’adhésion profonde de tous les fidèles et s’efforcent pour cela
de susciter une véritable prise de conscience du péché chez ceux dont ils
dénoncent les comportements. À leurs yeux la réforme est d’abord
personnelle et doit passer par une forme de conversion, dont les figures de
Paul ou Augustin présentent les types idéaux. À ce titre aussi la réforme
« grégorienne » apparaît comme une révolution culturelle : elle tend à
diffuser auprès du plus grand nombre, en commençant par les clercs et les
élites laïques, une conscience plus individuelle et plus intériorisée du péché,
mieux à même de transformer les comportements.

Cette lettrine (H) d’un manuscrit de la fin du XIIe siècle contenant le Décret de
Gratien représente les pouvoirs spirituel et temporel à travers les figures de l’évêque
et du roi. L’évêque, bien identifiable à sa mitre, comme le roi, qui brandit l’épée
dénudée, symbole de la justice, tiennent tous les deux un phylactère, symbole de la
loi, à l’établissement et au respect de laquelle les deux pouvoirs collaborent. Mais
l’évêque est en position éminente, signe de la supériorité du pouvoir spirituel sur le
pouvoir temporel, selon les canonistes.

La réforme en action

La première mise en œuvre des idées nouvelles se produit en 1049, à


Reims, où se tient un grand concile sous la présidence du pape Léon IX,
mais en l’absence du roi Henri Ier (1031-1060) qui, inquiet des liens entre le
pape et l’empereur, préfère décliner l’invitation. L’assemblée réunit quatre
archevêques, seize évêques et une cinquantaine d’abbés, issus pour une part
de Lotharingie et du royaume de Bourgogne, pour une autre part du nord du
royaume de France, principalement des provinces de Tours et Rouen, le roi
s’étant opposé à la venue des évêques qui lui sont fidèles. À l’initiative du
pape et de son entourage, le concile promulgue plusieurs décrets
condamnant sévèrement la simonie et rappelant les normes qui doivent
définir l’état clérical. Plusieurs prélats, présents ou absents, sont mis en
jugement : certains sont excommuniés (l’archevêque de Sens, les évêques
de Beauvais et Amiens), d’autres déposés (les évêques de Langres et
Nantes). Quelques laïcs sont aussi excommuniés pour union
« incestueuse », c’est-à-dire illégitime au regard des interdits de parenté
édictés par l’Église.
Le concile de Reims marque un point de départ : dans les décennies
qui suivent, toute une série de conciles et de synodes reprennent de manière
de plus en plus précise la lutte contre la simonie, le nicolaïsme et l’inceste,
promulguant de nouvelles normes, déposant les évêques récalcitrants,
investissant des partisans de la réforme. Pour l’ensemble de l’espace
français dans sa configuration actuelle on compte plus de cent soixante-dix
conciles entre 1049 et 1130. Leur fréquence est sans précédent : en
Aquitaine par exemple, sous le seul pontificat de Grégoire VII (1073-1085),
il s’en tient un presque chaque année, tour à tour à Bordeaux (1068, 1079 et
1080), Poitiers (1074, 1075 et 1078) ou Saintes (1075, 1081). Certains
conciles sont bien sûr plus importants que d’autres et jouent, à l’échelle
régionale, le même rôle initiateur que celui de Reims. C’est le cas par
exemple du concile de Lisieux de 1055, du concile de Toulouse de 1056 ou
du concile de Tours de 1060. À l’exception notable de la Normandie, ces
conciles se déroulent la plupart du temps sous la présidence de légats, c’est-
à-dire de représentants de la papauté dotés de pouvoirs exceptionnels,
supérieurs à ceux des évêques et des archevêques. Ces légats sont pour une
part issus de la Curie romaine, à l’image du diacre Étienne, de Pierre
Damien ou d’Hildebrand (le futur Grégoire VII), pour une autre part,
progressivement plus nombreuse, ils sont désignés parmi les évêques ou
abbés partisans de la réforme, à l’image d’Hugues, évêque de Die puis
archevêque de Lyon, d’Amat, évêque d’Oloron puis archevêque de
Bordeaux, d’Hugues, abbé de Cluny (1049-1109), ou de Bernard (1060-
1079) et Richard (1079-1106), abbés de Saint-Victor de Marseille. Leur
action constitue un véritable bouleversement dans la vie des principautés et
des églises locales, non seulement parce qu’elle diffuse les principes de la
réforme, mais aussi parce qu’elle favorise l’émergence d’un fonctionnement
centralisé de l’institution ecclésiale sous l’autorité suprême du pape.
Cette continuité dans les modalités d’action ne doit pas dissimuler
l’existence de trois moments dans l’action pontificale. Après une première
décennie à la fois initiatrice et modérée par le souci de ménager l’empereur,
on distingue, à partir de la fin des années 1050 et sous l’influence
d’Humbert de Moyenmoutier et Hildebrand, une véritable radicalisation qui
s’épanouit sous le pontificat de Grégoire VII. C’est le moment où l’autorité
pontificale s’affirme avec le plus de détermination au sein de l’Église
comme vis-à-vis des pouvoirs laïques. Cette détermination se retrouve dans
l’action des légats Hugues de Die et Amat d’Oloron qui, à partir de 1075-
1077, s’en prennent directement aux princes, comme le comte d’Anjou ou
le duc d’Aquitaine et déposent de très nombreux évêques. En 1078, ils
s’attaquent même à l’investiture des évêques par le roi. À partir du
pontificat d’Urbain II (1088-1099), ancien chanoine de Reims et ancien
clunisien, une troisième étape commence. Un « second grégorianisme » se
fait jour, davantage préoccupé par l’application réelle de la réforme et donc
plus enclin à s’associer les évêques et à ménager les pouvoirs laïques, à
commencer par le pouvoir royal. On retrouve cette modération dans l’action
des légats, par exemple chez Girard d’Angoulême vis-à-vis de
Guillaume IX d’Aquitaine à partir de 1117. Elle caractérise surtout un parti
épiscopal « français », mené par Yves de Chartres, clairement acquis à la
réforme, mais soucieux d’apaisement et de normalisation.
À bien des égards, le voyage d’Urbain II en 1095-1096 peut apparaître
comme une forme d’apogée de l’action réformatrice. Pour la première fois
depuis le IXe siècle, un pape séjourne longuement en France : venu d’Asti,
le pape traverse les Alpes puis parcourt l’ensemble des régions
méridionales, remontant au nord jusqu’en Bourgogne et dans le Maine. Sur
son passage, le pape rencontre évêques et abbés, consacre des églises et
quelques cimetières, favorise la donation d’églises et de dîmes par des laïcs
pénitents. Le sommet du voyage est le concile de Clermont en
novembre 1095. Treize archevêques et plus de deux cents évêques y
assistent : ils sont pour l’essentiel issus des royaumes de France et de
Bourgogne, mais l’on compte aussi des Lorrains, des Italiens et des
Espagnols. L’assemblée reprend la législation réformatrice et prononce une
nouvelle excommunication pour bigamie du roi Philippe Ier et de sa
compagne Bertrade de Montfort (la première datant de 1094). Elle étend les
prescriptions de la paix et de la trêve de Dieu à l’ensemble de la chrétienté
et en confie l’application aux évêques dans le cadre diocésain. Surtout, le
28 novembre, le pape prononce devant elle une prédication appelant tous
les chrétiens à prendre la croix pour obtenir la délivrance de Jérusalem du
joug musulman. Le pape renouvelle son appel quelques mois plus tard, en
juillet 1096, au concile de Nîmes. Cet appel revêt plusieurs dimensions. Il
représente d’abord l’aboutissement d’une longue évolution idéologique, que
les combats menés en Italie méridionale et en Espagne depuis le milieu du
XIe siècle ont précipité : la guerre menée en faveur de l’Église, contre les
infidèles, est considérée comme une guerre juste. Cet appel présente ensuite
la croisade comme un pèlerinage pénitentiel offert à l’aristocratie guerrière
dans la postérité des pratiques traditionnelles du pèlerinage aux lieux
saints : les croisés voient leurs familles et leurs biens placés sous la
protection de l’Église, comme les pèlerins, et ceux qui mourront sous la
croix bénéficieront, comme les martyrs, d’une indulgence plénière ; le
contexte réformateur, avec ses exigences de purification, renforce cette
dimension. Enfin, l’appel à la croisade est une mise en pratique de l’autorité
acquise par le pape sur l’institution ecclésiale et la chrétienté. C’est lui qui
lance l’opération, lui qui prétend en instituer le chef, aussi bien
ecclésiastique (il désigne le légat Adhémar de Monteil) que laïque, même
s’il ne parvient pas à imposer aux princes du nord son choix en faveur de
Raimond IV de Saint-Gilles.
Indépendamment des grandes scansions de la politique pontificale et
de l’action des légats, la diffusion de la réforme dépend largement des
contextes régionaux qui peuvent, selon les cas, en devancer les orientations,
en favoriser la réception, en rejeter les principes… Bien souvent, le succès
de la réforme tient à la rencontre entre des milieux locaux déjà travaillés par
des évolutions prégrégoriennes et une intervention extérieure qui leur donne
une légitimité et une puissance qui leur faisaient défaut. À l’inverse, une
intervention pontificale trop précoce ou trop brutale peut compromettre
pour longtemps l’adoption des nouvelles idées. En Bretagne par exemple, la
papauté tenta, dès 1049, de remplacer l’évêque de Nantes, issu de la famille
comtale, par un moine de l’abbaye de Saint-Paul-hors-les-murs de Rome.
Mais le nouvel évêque dut rapidement renoncer face à la détermination des
comtes, appuyés par les élites ecclésiastiques et laïques locales. Ce ne fut
qu’à partir de la fin du XIe siècle que les réformateurs purent reprendre pied
dans la région par l’intermédiaire de prélats plus modérés issus de l’ouest
de la France comme Marbode, évêque de Rennes (1096-1123), ou Baudri
de Bourgueil, archevêque de Dol (1107-1130).
L U II (1095-1096)

Les premiers relais de la réforme sont les établissements qui s’étaient


déjà illustrés dans la réforme monastique au Xe ou dans la première moitié
du XIe siècle, tels Cluny, Fleury, Saint-Victor de Marseille, Marmoutier,
Saint Florent de-Saumur, Saint-Denis, Saint-Germain-des-Prés… La
papauté fait de ces communautés le fer de lance de son action en recrutant
leurs abbés comme légats et en leur accordant des privilèges considérables,
à commencer par l’exemption de toute tutelle épiscopale et l’immunité vis-
à-vis des puissances laïques. Elles sont par exemple accordées à Saint-
Victor, sur le modèle de Cluny, en 1079 et 1080. Mais c’est surtout en
accédant à l’épiscopat, parfois grâce à des réseaux aristocratiques
favorables à la réforme, parfois à l’initiative de la papauté, que les moines
issus du monachisme œuvrent à la diffusion des idées réformatrices, à
l’image des évêques Raimond de Marseille (1082-1122) et Pierre Geoffroy
d’Aix-en-Provence (1082-1099), issus de Saint-Victor, ou Adrald de
Chartres (1069-1075) et Guillaume d’Auch (1068-1096), issus de Cluny. À
l’inverse, le monachisme lotharingien, à la fois plus soumis au pouvoir
épiscopal et plus attaché aux structures traditionnelles de l’Église dans
l’Empire, demeure en retrait.
Sous l’abbatiat d’Hugues de Semur (1049-1109), Cluny joue un rôle
fondamental dans la réforme « grégorienne ». Le réseau clunisien atteint
alors sa plus grande expansion : de nouveaux prieurés sont fondés dans des
régions jusque-là réservées à l’égard du monachisme clunisien comme le
domaine capétien ou la Lotharingie, les demandes d’entrée dans les
fraternités de prière se multiplient, de nouvelles abbayes s’affilient. Dans le
même temps, la structure institutionnelle de l’Ecclesia Cluniacensis ne
cesse de se fortifier. En 1097, Urbain II étend les privilèges de Cluny à tous
les établissements dépendants. À partir des années 1110 ces derniers se
répartissent en deux grandes catégories : d’une part les abbayes qui
conservent leur abbé et une plus grande autonomie, d’autre part les prieurés
directement soumis à l’abbé de Cluny, certaines anciennes abbayes pouvant
être réduites au rang de prieurés. Avec la fondation de Marcigny-sur-Loire
par l’abbé Hugues (1054), Cluny dispose même d’une branche féminine,
qui accueille d’éminentes figures de la haute aristocratie. Le rayonnement
de Cluny est clairement favorisé par la papauté. Plusieurs abbayes lui sont
directement confiées par les papes pour être réformées et demeurer sous son
autorité, comme Saint-Gilles, Beaulieu, Saint-Germain d’Auxerre, Saint-
Bertin… Au concile romain de 1080, Grégoire VII fait l’éloge de l’action
de Cluny au service de Dieu, « sans équivalent sur toute la terre », et
proclame la sainteté de ses abbés. L’abbé Hugues est appelé « frère » et non
« fils » par les papes Urbain II et Pascal II, ce qui le met sur un pied
d’égalité avec les évêques. En 1120, à peine plus de dix ans après sa mort et
après que sa Vie fut rédigée, il est canonisé par Calixte II lors d’une visite à
Cluny. À Cluny même, cette gloire est justifiée par les monuments de
pierre : un chantier grandiose, achevé en 1130, fait de la troisième abbatiale
de Cluny (« Cluny III ») la plus grande église de la chrétienté. Elle l’est
aussi par les monuments de parchemin : la constitution de cartulaires et de
dossiers hagiographiques volumineux, tout en conservant les traces
matérielles de l’expansion clunisienne, forge l’identité de la communauté
sur la mémoire de ses fondateurs et leurs liens avec Rome, à la lumière des
impératifs réformateurs. L’abbaye s’engage résolument dans la réforme : en
1076, l’abbé Hugues joue les médiateurs dans le grand conflit qui oppose le
pape Grégoire VII à l’empereur Henri IV, dont il est le parrain, et la
communauté clunisienne fournit de nombreux évêques, cardinaux et légats
à la papauté. Il n’est donc pas étonnant qu’en 1088 ce soit un ancien prieur
de Cluny, Eudes de Châtillon, cardinal-évêque d’Ostie depuis 1078, qui soit
élu pape sous le nom d’Urbain II.

L’ C III

L’abbaye de Cluny III fut commencée sous l’abbatiat d’Hugues de Semur, en 1085, et
fut consacrée par le pape Innocent II en 1130. Comme elle fut presqu’entièrement
détruite à la Révolution (il ne subsiste qu’un bras du grand transept), ce sont les
dessins et peintures de l’Ancien Régime qui permettent de s’en faire une
représentation, à l’image de cette vue due à Jean-Baptiste Lallemand (1716-1803),
dessinée à la plume et à l’aquarelle dans les années 1780. Au premier plan se dresse
l’enceinte de l’abbaye, percée à droite par une imposante porte fortifiée. L’église
abbatiale se déploie à l’arrière-plan. On distingue successivement, de droite à gauche,
les deux tours des Barabans, hautes de 50 mètres, entre lesquelles on devait passer
pour accéder à un vaste espace d’accueil (la galilée) long de cinq travées. Puis on
atteignait la nef, élargie par des collatéraux doubles et composée de onze travées,
avant d’aboutir à deux transepts et à un chevet à déambulatoire pourvu de cinq
absidioles, que l’on n’aperçoit pas ici. Quatre tours coiffaient l’église : la plus
importante, de plan carré, s’élevait à la croisée du transept, au-dessus d’une coupole
placée à 40 mètres au-dessus du sol ; deux autres, octogonales, se dressaient sur les
bras du grand transept, la dernière, octogonale elle aussi, sur la croisée du petit
transept. L’église était longue de 187 mètres et large de 73 ou 59 mètres au niveau des
transepts. La voûte de la nef s’élevait à 30 mètres, sur trois niveaux. Jusqu’à
la construction de la basilique Saint-Pierre du Vatican, au XVIe siècle, il s’agissait de
la plus vaste église de la Chrétienté, reflet de l’extraordinaire puissance de Cluny au
début du XIIe siècle.

Les réformateurs peuvent par ailleurs compter sur le soutien de figures


charismatiques, anciens prêtres, moines ou chanoines, ou même laïcs, en
rupture avec la société et l’Église traditionnelle, tels Étienne de Muret ou
Robert d’Arbrissel. Ces hommes que la quête d’une vie meilleure, plus
conforme au modèle évangélique, conduit à renoncer à leur état pour mener
une vie d’ascèse, seuls ou en petits groupes, adhèrent au programme de
purification morale et religieuse porté par la réforme. Mais ces nouveaux
ermites sortent aussi de leur ermitage pour parcourir le monde et exhorter
clercs et laïcs à la pénitence, en particulier dans l’ouest de la France, du
Périgord à la Normandie : Vital de Savigny sermonne les chevaliers de
Mortain, Bernard de Tiron dénonce les clercs de Coutances… Les propos
ou le comportement de ces prédicateurs itinérants sont parfois jugés
excessifs, mais dans le combat contre la tutelle laïque, la richesse et
l’immoralité des prélats ou des prêtres « simoniaques » et « nicolaïtes »,
leur succès populaire représente pour les grégoriens, au moins
temporairement, un soutien utile.
La position des évêques et des archevêques est souvent plus difficile.
Nombre d’entre eux sont l’objet des foudres des légats et du pape. La
multiplication des exemptions ruine leur autorité sur les communautés
monastiques. Les transferts d’églises et de dîmes bénéficient en général
davantage aux moines qu’à eux-mêmes. Enfin, la papauté n’hésite pas à
bousculer la carte des sièges et des métropoles pour favoriser les partisans
de la réforme : les sièges d’Arras (1092), d’Orange (1107) et de Tournai
(1143) font ainsi leur apparition ou réapparition aux dépens de Cambrai,
Saint-Paul-Trois-Châteaux et Noyon, tandis que les provinces d’Arles et
Narbonne se voient affaiblies par la réhabilitation ou la restauration des
métropoles d’Aix, Embrun et Tarragone. Pourtant, la réforme trouve des
soutiens croissants dans les rangs épiscopaux. Les premiers évêques
réformateurs ne sont pas à proprement parler des grégoriens, mais des
prélats traditionnels, issus de la haute aristocratie, soucieux de restauration
morale et disciplinaire, à l’image de Raimbaud d’Arles (1030-1069), Léger
de Vienne (1030-1070) ou Hugues de Besançon (1031-1066). À partir des
années 1070-1080, ils sont peu à peu relayés, selon les progrès de la
réforme, par des évêques plus radicaux, de plus en plus souvent issus du
monachisme ou des mouvements canoniaux et qui n’hésitent pas à aller
jusqu’à la confrontation avec les princes ou les grands, à l’image de
Pierre II de Poitiers (1087-1117) ou Barthélemy de Laon (1113-1151) en
France, Hermann de Metz (1072-1090) en Lotharingie ou Hugues de
Grenoble (1080-1132) dans le royaume de Bourgogne. Cette nouvelle
génération favorise la diffusion du monachisme réformé et des
communautés de chanoines réguliers, ainsi que l’adoption de la vie
commune par les chapitres cathédraux. Elle encourage l’abandon des droits
des laïcs sur les églises et les dîmes et s’efforce de développer son emprise
sur les desservants des églises rurales.
Les réformateurs reçoivent enfin le soutien de certains princes, tels
Bertrand II de Provence (1055-1090), Gui-Geoffroy d’Aquitaine (1058-
1086), Thibaud de Blois-Champagne (1063-1089) ou Robert de Flandre
(1070-1093), ou de grands seigneurs, tel Simon de Crépy (1074-1077). Ce
dernier, maître de l’éphémère principauté d’Amiens-Valois, se lie d’amitié
avec l’abbé Hugues de Cluny et le pape Grégoire VII, soutient l’expansion
clunisienne en Île-de-France et en Champagne, et s’efforce, sans succès,
d’influencer les choix politiques et matrimoniaux de Philippe Ier (1060-
1108). Dans les régions méridionales, le soutien princier peut aller jusqu’à
l’intégration dans une forme de vassalité à l’égard de la papauté, que vient
chaque année rappeler le versement d’un cens recognitif à la Curie romaine.
C’est ce que choisissent de faire le comte de Besalù en 1077, le comte de
Provence en 1081, le comte de Melgueil en 1085, le comte de Barcelone en
1090 ou le seigneur de Montpellier en 1132. Ce soutien peut témoigner
d’un certain pragmatisme ou résulter d’une contrainte. Mais il peut aussi
procéder d’un véritable choix, car s’il s’accompagne de la renonciation aux
formes les plus directes de la tutelle princière sur l’institution ecclésiale, il
présente aussi bien des avantages : il fournit l’appui de la papauté contre
d’éventuels compétiteurs, confère le prestige du statut de protecteur de
l’Église ou de « chevalier de saint Pierre », permet de conserver sous une
forme atténuée une certaine emprise sur l’Église de sa principauté…
Face aux princes et aux grands, les réformateurs sont confrontés à un
dilemme. Ils ont besoin d’eux pour imposer la réforme aux évêques voire au
roi, au point que Grégoire VII reproche par exemple, en 1079, à l’abbé de
Cluny d’avoir accueilli dans son monastère le duc Henri de Bourgogne, car
« c’est à peine si l’on peut trouver un bon prince ». Mais en même temps,
ils condamnent les formes de domination des princes sur l’Église. Dans ces
conditions, les réformateurs, tout en exaltant la parenté spirituelle qui les
unit entre eux et les extrait de la parenté charnelle, n’hésitent pas, comme
ils sont eux-mêmes souvent issus de l’aristocratie, à s’appuyer sur leurs
réseaux de parenté et à passer de nombreux compromis pour faire
progresser leur cause. Les abbés Bernard et Richard de Saint-Victor, issus
de la famille vicomtale de Millau et apparentés à de nombreuses lignées du
Midi, les mobilisent en faveur de leur abbaye et de la réforme : ainsi, les
sires de Peyre, en Gévaudan, qui soutiennent l’expansion victorine en
fondant le gros prieuré du Monastier-Chirac et parviennent, grâce à leur
engagement aux côtés des réformateurs, à préserver leur domination sur le
siège épiscopal de Mende de 1048 à 1151. Au début du XIIe siècle, Richard
de Saint-Victor, devenu archevêque de Narbonne, œuvre encore en faveur
des alliances qui aboutissent en 1112 à imposer le comte de Barcelone à la
tête du comté de Provence, aux dépens du comte de Toulouse, hostile à la
réforme. Mais le cas le plus remarquable est celui de la Normandie, où la
tutelle princière sur l’Église demeura très importante par-delà la réforme et
avec l’accord de la papauté. En effet, en raison du haut niveau intellectuel
des clercs et des moines de l’entourage ducal – parmi lesquels figuraient
notamment des Italiens ou des Bourguignons qui avaient la confiance du
pape, comme Lanfranc et Anselme, abbés du Bec – et des enjeux de la
conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume en 1066, à laquelle
Alexandre II donna sa bénédiction, la papauté accepta de laisser au duc-roi
la conduite de la réforme et avec elle le maintien de larges prérogatives sur
l’institution ecclésiale. C’est ainsi qu’aucun légat n’intervint en Normandie
et que Guillaume présida lui-même, en 1080, le concile réformateur de
Lillebonne. Il continua aussi, et ses fils après lui, de présider aux choix des
évêques, des ecclésiastiques généralement de valeur, mais pour une grande
part issus de la chapelle ducale ou de leur parenté, en les désignant
directement ou en pesant fortement sur le vote des chapitres. Il empêcha
enfin tout nouveau monastère de disposer d’une autonomie juridictionnelle
trop importante. Dans ces conditions, on ne peut s’étonner que la
Normandie demeure une région où la plupart des églises et des dîmes
demeurent entre des mains seigneuriales tout au long du XIIe siècle. S’ils se
révèlent souvent disposés à ce genre de compromis avec les princes, les
réformateurs se montrent en revanche bien plus rigoureux vis-à-vis des
seigneurs châtelains ou des simples chevaliers face auxquels ils se trouvent
en position de force.

C Y C .

Cette crosse en ivoire d’éléphant de la fin du XIe siècle (le nœud date, lui, du début du
XIIe siècle seulement), originaire du trésor de l’abbaye canoniale de Saint-Quentin de
Beauvais, est attribuée par la tradition à l’évêque Yves de Chartres (1090- † 1116),
ancien abbé de Saint-Quentin. Elle présente un décor d’une richesse exceptionnelle,
alliant animaux fantastiques et iconographie chrétienne. Le dragon qui achève la
volute tenait ainsi dans sa gueule une croix ajourée, aujourd’hui brisée, tandis qu’à la
base de la crosse, sous trois arcs surmontés de petits clochers, figurent trois
personnages : un évêque, entouré de deux clercs.

La nouvelle puissance de l’Église-institution


En favorisant l’autonomie des institutions ecclésiastiques, la réforme
« grégorienne » débouche sur une profonde reconfiguration des pouvoirs.
La domination des grands laïcs sur les sièges épiscopaux est la première à
en souffrir. En considérant que seule l’élection de l’évêque par le chapitre,
implicitement considéré comme le dépositaire de la volonté « du clergé et
du peuple », peut être considérée comme canonique, la réforme contraint les
puissants laïcs à renoncer à leur emprise. C’est ainsi que les sièges de
Marseille, Avignon, Nîmes, Albi, Béziers, Agde, Narbonne échappent avant
la fin du XIe siècle aux lignées vicomtales qui les possédaient. Dans les
régions septentrionales, les grands et le roi résistent plus longtemps, mais
même de grands princes comme les ducs d’Aquitaine ou les comtes
d’Anjou doivent finalement renoncer, passées les années 1110, à toute
intervention directe. Désormais, le seul moyen pour un grand d’imposer son
candidat est d’influencer le corps des chanoines, ce qui n’est guère possible
qu’aux rois ou aux plus puissants des princes.
La question de l’investiture dans la charge épiscopale traduit une
évolution comparable. Le roi et les grands estimaient pouvoir investir les
évêques dans leur charge et cela non seulement parce que les évêques
étaient appelés à exercer sous leur autorité leurs prérogatives régaliennes ou
seigneuriales, mais aussi, de manière plus fondamentale, parce que la
fonction épiscopale restait conçue, dans toutes ses dimensions, comme un
prolongement naturel du pouvoir du princeps. Cette investiture se
produisait après l’élection, au cours d’une cérémonie particulière durant
laquelle l’évêque recevait même parfois du roi ou du prince sa crosse et son
anneau – symboles de l’essence pastorale de sa charge – et lui prêtait
serment de fidélité, avant d’être consacré par un archevêque, normalement
son métropolitain. Le roi ou le prince pouvait ainsi retrouver, grâce à son
pouvoir d’investiture, un moyen de contrôler l’évêque dont l’élection lui
aurait échappé. Mais les réformateurs ne peuvent concevoir qu’une fonction
d’Église soit attribuée par un laïc, a fortiori l’épiscopat considéré comme la
plus importante dans l’ordre ecclésiastique. Dès 1075 Grégoire VII
condamne fermement l’investiture laïque par la crosse et l’anneau. En 1095,
puis en 1099, Urbain II élargit la condamnation en interdisant à tout évêque
et à tout abbé de prêter hommage et serment de fidélité personnelle au roi
ou à un quelconque laïc : les mains sacerdotales, appelées à manipuler les
espèces eucharistiques, doivent rester pures de tout contact avec des mains
profanes, souillées par la luxure, le vol ou le sang. Les conflits suscités par
une telle condamnation furent particulièrement aigus dans l’Empire, où le
pouvoir du souverain reposait largement sur les évêques, auxquels il avait
concédé maintes prérogatives régaliennes. Il suffit pour s’en faire une idée
d’évoquer le cas de Cambrai où, en 1102, les candidats du pape et de
l’empereur en vinrent à s’affronter dans une véritable guerre mettant aux
prises de nombreux grands laïcs et ecclésiastiques de Flandre et de
Lotharingie. Les conflits furent moins violents dans le royaume de France,
mais Philippe Ier (1060-1108) continua d’investir les évêques et de recevoir
leur hommage jusqu’en 1106. Une voie moyenne émergea cependant peu à
peu. La papauté avait en effet besoin de l’appui du Capétien contre
l’empereur. En outre, un groupe d’évêques modérés, rassemblés autour de
l’évêque et canoniste Yves de Chartres (1090-1116), se montrait disposé à
la recherche d’un compromis. On en vint à distinguer deux moments dans
l’investiture : dans un premier temps, le nouvel évêque était consacré et
recevait sa charge pastorale, symbolisée par la remise de la crosse et de
l’anneau, des mains d’un collège épiscopal présidé par l’archevêque de sa
province ; dans un second temps, il recevait l’investiture des biens et droits
attachés à l’évêché des mains du roi ou du prince, au moyen d’un nouvel
objet symbolique, en général une verge. La procédure, expérimentée à
Beauvais en 1101, fut acceptée par le nouveau roi Louis VI en 1108. Dans
le domaine anglo-normand, l’archevêque Anselme de Cantorbéry, ancien
abbé du Bec, finit l’année précédente (1107) par convaincre Henri Ier
Beauclerc (1100-1135) d’accepter une évolution voisine. Après une
dernière tentative de résistance dans les années 1111-1118, cette solution fut
enfin agréée par l’empereur Henri V au concordat de Worms, en 1122. La
question de l’hommage et du serment était plus délicate car les rois y
tenaient résolument. En 1108, Yves de Chartres réussit à convaincre le pape
Pascal II, sur la défensive, de se montrer tolérant sur ce point en considérant
que l’hommage était seulement rendu pour les droits temporels. En
Angleterre, le roi conservait aussi l’hommage des évêques pour leur seul
« honneur ». Ce n’est qu’en 1137 que Louis VI autorisa son fils, alors duc
d’Aquitaine, à renoncer « à l’obligation de l’hommage, au serment ou à la
foi donnée par la main » dans la province ecclésiastique de Bordeaux. En
France, le compromis évoluait ainsi dans le sens pontifical.
Cette évolution dégage peu à peu les évêques des dominations
familiales et locales. Elle ouvre aux moines et aux clercs issus de familles
aristocratiques de moindre rang la possibilité d’une carrière épiscopale. Elle
facilite la circulation des chanoines entre les chapitres et le transfert des
prélats d’un siège à l’autre. Un espace social propre à l’institution ecclésiale
tend de la sorte à émerger. Il ne faudrait pas en déduire la fin de toute
domination de la part des pouvoirs royaux ou princiers, mais celle-ci
s’exerce désormais de manière plus complexe et surtout plus différenciée.
En effet, si les empereurs à l’est, les comtes et les vicomtes à l’ouest, ont
beaucoup perdu, ce n’est pas le cas des rois capétiens et anglo-normands,
vis-à-vis desquels la papauté s’est finalement montrée plus conciliante. Le
Capétien bénéficie dans le même temps d’un regain d’intérêt de la part des
évêques et des chapitres méridionaux qui voient dans le recours à la
protection royale un moyen d’échapper aux tutelles locales. Concrètement,
Louis VI (1108-1137) et Louis VII (1137-1180) pèsent encore
régulièrement sur les élections épiscopales, n’hésitant pas à susciter des
conflits à Beauvais, Paris, Reims, Laon, Auxerre ou Tours sous Louis VI,
Langres, Poitiers, Reims et Bourges sous Louis VII, à recommander
fermement un candidat aux chapitres (comme à Arras en 1131), à recevoir
le serment de fidélité de futurs évêques avant même leur investiture. En
1141, le conflit au sujet du siège de Bourges va si loin que le pape jette
l’interdit sur tout le royaume. Le roi continue par ailleurs d’intervenir dans
la vie des chapitres, concédant directement certaines prébendes, limitant où
il le peut l’introduction de la vie régulière qui le prive de ce pouvoir. Là
aussi les conflits sont fréquents : en 1114-1115 avec Yves de Chartres, en
1126 avec Hildebert de Lavardin, archevêque de Tours, en 1128 et 1133
avec l’évêque de Paris, en 1129 avec l’archevêque de Sens, en 1132 ou
1133 avec l’évêque d’Orléans. Le roi, à l’image de bien des princes, ne
renonce que difficilement à percevoir le droit de dépouille lors des vacances
épiscopales (Senlis en 1120, Paris en 1143-1144, Orléans avant 1151, Sens
en 1156, Laon en 1158…). Enfin, le roi perçoit les régales de vingt-deux
évêchés vers 1140, vingt-cinq vers 1180.
L P N -D G (P ).

L’abbaye canoniale de Notre-Dame la Grande (Sainte-Marie Majeure si l’on traduit


littéralement le nom latin), située au centre de la ville de Poitiers, à proximité du
palais des comtes de Poitou, ducs d’Aquitaine, était soumise à l’évêque de la cité, qui
en désignait l’abbé. Son église fut reconstruite dans la seconde moitié du XIe siècle et
consacrée en 1086 par le futur pape Urbain II, alors légat, venu soutenir l’évêque
Pierre dans sa lutte contre le duc Guillaume IX. La façade-écran où se trouvent ces
figures fut rajoutée dans le deuxième quart du XIIe siècle. Ces trois statues font partie
d’une série de quatorze statues d’apôtres, d’évêques et d’abbés, assis ou debout,
placées sous un décor d’arcature au milieu de la façade. À droite, saint Pierre tient les
clés, symboles du pouvoir de lier et de délier, c’est-à-dire d’ouvrir ou de fermer aux
fidèles les portes du Ciel. Lui répond à gauche (la figure centrale n’est pas
identifiable), un évêque, dépositaire de ce même pouvoir en vertu du principe de
succession apostolique. Comme le signale sa tenue, cet évêque est celui de Rome, ce
qui confère à ce programme sculpté une nette tonalité grégorienne.

La principale conséquence de l’autonomie des sièges épiscopaux est


toutefois ailleurs : les seigneuries épiscopales et canoniales acquièrent une
puissance sans précédent. Le processus et les résultats varient beaucoup,
bien sûr, en fonction de l’héritage de la période postcarolingienne et de la
taille des diocèses. En Lotharingie et dans le royaume de Bourgogne, où les
évêques avaient reçu des souverains d’importants droits régaliens (Cambrai,
Liège, Bâle, Lyon, Vienne…), il s’agissait de faire fructifier ces droits dans
le nouveau contexte. En revanche, dans la majeure partie du royaume de
France, où le contrôle princier sur les sièges était fort, les évêques ne
disposaient pas, en général, de pouvoirs importants : la réforme
« grégorienne » leur donne les moyens de combler leur retard, tout en
conférant à leurs revendications et à leurs droits une légitimité nouvelle.
Les évêques obtiennent d’abord l’abandon des diverses formes de
prélèvement que les pouvoirs laïques exerçaient sur leur siège, à
commencer par le droit de dépouille. Comme le montre le cas de Chartres,
ces abandons mirent toutefois longtemps à se traduire dans les faits :
l’évêque Yves eut beau avoir obtenu du roi, en 1105, la confirmation de la
renonciation consentie par le comte Étienne-Henri juste avant sa mort en
1102, cela n’empêcha pas le successeur de ce dernier, le comte Thibaud IV,
de l’exercer encore à la mort d’Yves en 1116.
Par ailleurs, les évêques cherchèrent à imposer aux comtes ou aux
vicomtes le partage des droits régaliens (tonlieux, justice, monnaie…) et
leur disputèrent seigneuries et fortifications, en particulier dans les cités, se
heurtant souvent à de vives résistances. La diversité des rapports de force
locaux dessine un tableau contrasté. Dans le nord-est du royaume, toute une
série d’évêques parvinrent peu à peu à capter la totalité des pouvoirs
comtaux : ce sont les « évêques-comtes » – la notion émerge à partir du
milieu du XIIe siècle – de Châlons, Beauvais, Noyon, Laon, Reims et
Langres. Ailleurs, comme à Genève en 1124, Mende, Uzès, Lodève au
cours du XIIe siècle, les évêques reléguèrent les comtes ou les vicomtes hors
de la cité. Le plus souvent, la concurrence entre l’évêque et les pouvoirs
laïcs conduisit à des arbitrages qui vinrent organiser la répartition et la
hiérarchie des pouvoirs en termes féodaux. À Rodez (1099-1135), Soissons
(1140/1141), Béziers (1182 et 1194), Amiens (1185), Albi (1193/1194),
l’évêque devint ainsi le seigneur féodal du comte ou du vicomte pour ses
droits dans la cité. À Auxerre, en 1145 et 1157, la hiérarchisation féodale
déborda la cité pour s’étendre à plusieurs seigneuries rurales, mais dans la
ville l’évêque devait aussi compter avec le roi. Ces arbitrages débouchèrent
souvent sur une répartition topographique des pouvoirs et donc une
fragmentation seigneuriale des cités. À Auxerre, Arles, Marseille,
Narbonne, Béziers, Nîmes, Cahors, Albi ou Agen, on distingua ainsi la ville
du comte ou du vicomte de la ville de l’évêque. L’enjeu était alors d’inclure
dans sa part les droits les plus lucratifs, ceux qui portaient sur les échanges
notamment. À Marseille, le rapport de force profita aux vicomtes, maîtres
du Vieux-Port, du tonlieu et des salines. À Narbonne en revanche,
l’archevêque l’emporta facilement et s’appropria les péages et droits sur le
port, les droits de naufrage, de botage (sur la vente de vin en fûts) et
d’arpentage, le contrôle des poids et mesures, les salines, le monopole de la
pêche sur l’Aude et les étangs du littoral. L’évolution fut beaucoup moins
favorable aux évêques des cités situées au cœur des principautés, comme
Senlis, Paris et Orléans dans la principauté royale, Mâcon, Chalon et Autun
dans le duché de Bourgogne, Troyes dans le comté de Champagne, Angers
et Le Mans dans la principauté angevine, Poitiers, Saintes, Limoges et
Angoulême dans le duché d’Aquitaine. En Normandie, ce furent même
l’ensemble des évêques qui demeurèrent sous la tutelle d’un pouvoir ducal
qui, depuis la conquête de l’Angleterre (1066), était aussi royal.
Les évêques entreprirent aussi de développer leur assise seigneuriale
dans les campagnes, y acquérant de nouveaux domaines, bâtissant des
châteaux, élargissant leur clientèle féodale. Nombre de seigneurs entrèrent
alors dans la vassalité de l’évêque à l’occasion d’une inféodation ou d’une
reprise en fief. Ils demeuraient dans les faits assez indépendants, jusqu’à ce
que les évêques, dans le dernier tiers du XIIe siècle, commencent à imposer
avec plus de rigueur et de régularité la prestation des rites et des services
vassaliques qui leur étaient dus. À cette fin l’archevêque de Reims fit
dresser, peu avant 1179, une liste des fiefs qui étaient tenus de lui et des
services qu’ils impliquaient. À Arles, les serments féodaux furent regroupés
en sections spécifiques au sein du cartulaire que l’archevêque fit compiler
peu après 1178. Pour conforter leur seigneurie, les évêques, comme les
chapitres d’ailleurs, recherchèrent auprès du pape d’imposantes bulles de
confirmation, qui leur furent délivrées généreusement jusqu’au pontificat
d’Innocent III (1198-1216). À partir des années 1160, certains, dans le Midi
surtout, sollicitèrent aussi du roi ou de l’empereur des diplômes leur
concédant officiellement les droits régaliens dans leur cité, à charge pour
eux, cependant, de les faire reconnaître sur le terrain.
De manière significative, l’usage du sceau se diffusa à ce moment dans
l’épiscopat de France, à l’exception du cas précoce des archevêques de
Reims qui adoptèrent un sceau dès 1040. Cela témoigne de la volonté
nouvelle des prélats de s’ériger, à l’image de l’empereur, des rois et des
papes, en détenteurs de l’autorité et en garants de la vérité des actes écrits.
Dans la moitié sud de la France, les premiers à user d’un sceau en 1081
furent d’ailleurs les légats Amat d’Oloron et Hugues de Die, devenus
respectivement archevêques de Bordeaux et de Lyon. L’évolution des
formulaires diplomatiques épiscopaux rend aussi compte de cette
affirmation du pouvoir épiscopal, s’inspirant tantôt des modèles souverains
lorsqu’il s’agit de valoriser le contrôle par l’évêque d’éléments de la
puissance publique, tantôt de modèles pontificaux lorsqu’il s’agit de
promouvoir la nouvelle conception de l’office épiscopal au sein de l’Église
rénovée. Comme les évêques interviennent de plus en plus souvent dans les
transferts d’églises et de dîmes, le règlement des contentieux ecclésiastiques
ou la confirmation du patrimoine des institutions religieuses, leurs
chancelleries connaissent à partir du tournant des XIe-XIIe siècles un essor
continu, concurrençant peu à peu la production écrite des scriptoria
monastiques. Confiées à un dignitaire du chapitre ou au maître de l’école
cathédrale, elles ne constituent pas un service bien établi avant la fin du XIIe
ou le XIIIe siècle. Cela ne les empêche pas de commencer à être sollicitées, à
partir des années 1170, par les institutions et les particuliers pour rédiger ou
authentifier les actes privés, ouvrant la voie à ce qu’on appelle la juridiction
gracieuse dans les régions septentrionales ignorant le renouveau du notariat.
Enfin, l’essor des pouvoirs épiscopaux conduit bien des évêques à
s’entourer d’officiers, le plus souvent recrutés parmi les seigneurs ou les
chevaliers urbains de leur clientèle. À Beauvais, outre l’ancien vidame,
l’évêque dispose aussi d’un châtelain (à partir de 1072), d’un sénéchal (à
partir de 1072) et de divers officiers domestiques (bouteiller, veneurs), d’un
prévôt enfin (à partir de 1111) pour l’exercice de la justice. L’évêque y voit
le moyen de gérer sa seigneurie et d’accroître son rayonnement sur la
société aristocratique locale ; quant aux bénéficiaires, ils en retirent un
surcroît de puissance, d’autant que leurs offices deviennent rapidement
héréditaires.
L’attribution du choix de l’évêque aux chanoines, fréquemment
confirmée par une bulle pontificale entre 1140 et 1180, jointe à la séparation
effective, en de nombreux diocèses, des menses épiscopale et canoniale font
des chapitres cathédraux des puissances institutionnelles et seigneuriales, au
point que certains d’entre eux s’érigent au cours du XIIe siècle en rivaux de
l’évêque. Dans les régions méridionales, où la vie commune se diffuse avec
la réforme « grégorienne » (elle est adoptée à Toulouse en 1073, Nîmes en
1075, Carcassonne en 1088, Narbonne en 1093, puis Albi, Mende, Rodez,
Lescar, Orange…), les chapitres constituent de véritables coseigneuries
comparables, à bien des égards, aux coseigneuries castrales, d’autant que
les chanoines sont pour la plupart issus de la petite aristocratie. Dans les
régions septentrionales en revanche, où les chapitres sont plus étoffés (on
compte trente-cinq chanoines à Amiens, quarante-huit à Langres, cinquante
à Paris, Rouen ou Lyon, soixante-quatorze à Reims…) et le modèle
monastique moins prégnant, la vie commune n’est souvent adoptée que de
manière limitée (les chanoines partagent certains repas dans une salle
commune) ou temporaire : à Autun ou Angers par exemple, elle est
abandonnée au cours du XIIe siècle, une cinquantaine d’années après avoir
été adoptée. Cet abandon s’accompagne de la division de la mense
canoniale en autant de prébendes qu’il y a de chanoines. Ces prébendes sont
alors fréquemment accaparées par des parentèles aristocratiques qui
s’efforcent d’en conserver le contrôle, comme le montrent le cas des
chapitres d’Amiens, Laon ou Liège. Dans ce contexte, les chapitres de Sées
et de Saint-Malo, qui choisissent la régularité augustinienne en 1131
et 1145, font figure d’exception. Au nord comme au sud, le principal est
cependant l’essor général des seigneuries canoniales qui, sous la houlette du
prévôt ou du doyen du chapitre, parviennent à agglomérer à de très anciens
domaines un nombre croissant d’églises paroissiales et de dîmes, surtout
dans la deuxième moitié du siècle. Grâce aux effets de la croissance rurale,
qui gonflent le produit des dîmes, les chapitres se retrouvent à la tête de
fortunes considérables, massivement investies, à partir du milieu du
XIIe siècle, dans la reconstruction des bâtiments canoniaux et dans les
chantiers des cathédrales.
La situation des établissements monastiques présente plus de variété
encore. Le rayonnement considérable de quelques grandes abbayes,
qu’accroît leur engagement au service de la réforme, favorise leur
implantation en de nombreuses régions où princes, évêques et seigneurs
leur donnent des églises ou leur confient des chapitres séculiers ou des
monastères à réformer. Cluny reçoit par exemple du comte de Toulouse les
abbayes de Moissac (1053) et de Saint-Gilles (1066). Au nord, le roi et
divers seigneurs d’Île-de-France et du Perche lui confient les établissements
de Longpont (1061), Mantes (1074), Saint-Arnoul-de-Crépy (1077), Saint-
Martin-des-Champs (1079), Saint-Leu-d’Esserent (1081) et Nogent-le-
Rotrou (1081-1082). D’immenses réseaux unis par des liens complexes,
d’ordre liturgique, disciplinaire ou institutionnel, se déploient ainsi à travers
l’Europe favorisant la diffusion des idées réformatrices. Saint-Victor de
Marseille acquiert des monastères ou fonde des prieurés dans un vaste arc
méditerranéen s’étendant de la Catalogne à la Ligurie et remontant jusqu’au
Rouergue et au Gévaudan. Le réseau de Marmoutier s’étend pour sa part
dans tout l’ouest de la France et gagne même l’Île-de-France et la
Champagne dans les dernières décennies du siècle. Pour ces moines
partisans de l’exemption et de l’immunité, les communautés monastiques
doivent constituer des institutions autonomes seulement liées à leur propre
réseau et à la papauté. À l’appui de leur projet, ils élaborent parfois, à
l’image de Saint-Victor de Marseille entre 1060 et 1080, de véritables
dossiers documentaires et historiographiques censés enraciner leur
indépendance ou leurs liens privilégiés avec la papauté dans une tradition
largement inventée. Dans ce cadre, les protecteurs traditionnels, évêques ou
seigneurs, doivent renoncer à leur emprise sur l’élection de l’abbé, son
investiture et l’accès au patrimoine monastique. Ces renoncements
représentent une véritable perte de pouvoir et de prestige pour les seigneurs,
au point que certains donateurs ou plus souvent leurs héritiers reviennent
parfois sur leurs donations initiales ou certaines concessions temporaires,
déclenchant de durs conflits. Entre 1105 et 1125, les comtes Bertrand de
Saint-Gilles et Alphonse Jourdain reprennent ainsi à plusieurs reprises le
contrôle des offrandes liées au pèlerinage à Saint-Gilles, disputent aux
moines marchés et péages, enfin élèvent un château à l’immédiate
proximité de l’abbaye, d’où ils menacent régulièrement les moines. Vers
1120, Alphonse Jourdain emprisonne même l’abbé et le retient prisonnier
plusieurs mois, avec le soutien actif de nombreux seigneurs et évêques
provençaux et languedociens. Ces tensions tiennent au fait que le bourg de
Saint-Gilles constitue le centre névralgique de la principauté raimondine et
que s’y concentre un flux considérable de richesses en raison de l’essor du
pèlerinage, de la batellerie sur le Rhône et du commerce méditerranéen.
Pour parer à de telles situations et ménager les protecteurs traditionnels des
églises, les réformateurs s’efforcent de transformer les avoueries en une
« garde » qui conserve à la fonction ses attributs symboliques et certains
avantages matériels, tout en privant son détenteur des pouvoirs intrusifs et
peu encadrés dont bénéficiaient les anciens avoués. En fonction des
contextes locaux, les moines doivent cependant s’adapter et consentir à
certains compromis. Dans le nord et l’est, en particulier sur les terres
d’Empire, les évêques comme les moines se montrent en général réservés
ou hostiles à l’exemption, à l’image d’un Sigebert, abbé de Gembloux
(1071/72-1112), partisan résolu des empereurs dans la querelle des
investitures. Les clunisiens se montrent par conséquent plus modérés. En
Flandre et en Lotharingie, ils sont même souvent obligés de conserver tel
quel le système de l’avouerie auquel restent attachés bien des fondateurs.
Cela ne leur évite pas de se faire malgré tout préférer, à partir des années
1120-1130, les cisterciens et les chanoines réguliers, hostiles à l’exemption
et plus respectueux de l’autorité épiscopale.

L’ D M , T .

Ce bas-relief du cloître de l’abbatiale Saint-Pierre de Moissac, réalisé vers 1100,


représente Durand, qui fut abbé de 1048 à 1059, avant d’accéder au siège épiscopal de
Toulouse (1059-1070). Il orne le pilier central de la galerie est et fait face à l’entrée de
la salle capitulaire. Il répond, sur un plan géométrique et symbolique, au pilier de la
galerie ouest où se trouve l’inscription commémorant la construction du cloître par
l’abbé Ansquitil (1085-1115) entre 1096 et 1100. Durand, qui soumit sa communauté
à l’autorité de Cluny en 1054, apparaît ainsi, aux côtés d’Ansquitil, comme l’un des
refondateurs de l’abbaye de Moissac. Durand est représenté en entier, sous un arc
entre deux colonnes, en totale frontalité et les mains levées, la gauche pour tenir la
crosse, la droite dans un geste de bénédiction. Tout est symétrique dans cette image
dégageant une impression de clarté, de simplicité et de rectitude. Comme on a pu
l’écrire, Durand étant son propre miroir, il jouait aussi pour les moines de Moissac
le rôle d’abbé-miroir : il était l’exemple à suivre. Dressée face à la salle capitulaire,
où les moines se rendaient chaque matin pour lire un chapitre de la règle, un extrait du
martyrologe et du nécrologe, reconnaître leurs fautes devant l’abbé et régler les
affaires courantes, l’image de Durand veillait symboliquement au respect des
coutumes et de la discipline. À l’image des représentations d’apôtres ornant les autres
piliers du cloître, Durand arbore un nimbe. L’inscription qui entoure sa tête
(S[AN]C[TU]S DURANNUS E[PISCO]P[U]S TOLOSANUS ET ABB[A]S
MOYSIACO) souligne d’ailleurs clairement qu’il était considéré comme un saint par
sa communauté. Elle rappelle aussi qu’il avait été évêque de Toulouse. Le parallèle
avec les apôtres en ressort plus nettement. Il permet à la communauté monastique de
s’identifier elle-même au collège des apôtres et d’afficher son attachement à l’idéal de
la vie apostolique tel que la conçoivent alors les moines.

Ce mouvement d’autonomisation ne marque en rien la fin de toute


emprise aristocratique sur l’institution ecclésiale, mais transforme en
profondeur les modalités de son exercice. En effet, comme le montrent la
sociologie des légats, de l’épiscopat du premier XIIe siècle ou des chapitres
cathédraux, mais aussi l’essor prodigieux du nouveau monachisme et des
ordres militaires à partir des années 1120, la réforme est portée par des
moines et des clercs pour la plupart issus des rangs de la petite et moyenne
aristocratie. La réforme « grégorienne » représente pour ces derniers un
moyen d’investir une institution jusque-là cadenassée par les grandes
lignées de rang comtal ou vicomtal, exceptionnellement de rang châtelain.
La transformation des conditions d’accès aux fonctions d’évêque, de prévôt,
d’abbé permet en effet de mettre fin à la tutelle familiale et au contrôle local
exercés par les plus grandes familles. Certes, la réforme n’entraîne pas de
rupture sociale au sein de l’institution : les élites ecclésiastiques restent
massivement recrutées dans l’aristocratie. Mais elle favorise un jeu plus
ouvert : grâce à l’interventionnisme pontifical et à l’essor des collégialités
oligarchiques, l’accès aux postes dirigeants s’exerce dans un horizon élargi
à toute la chrétienté et, de manière tendancielle, en marge des anciennes
logiques dynastiques. En outre, le nouveau contexte offre des voies de
promotion à des formes de compétence nouvelles, en particulier
intellectuelles, plus favorables aux parcours individuels. Un certain
raidissement se produit toutefois à partir du milieu du XIIe siècle, alors
même que des membres des nouveaux ordres commencent à accéder aux
fonctions épiscopales. Les chapitres cathédraux tendent à se fermer aux non
nobles. Les cadets de la très haute aristocratie font un retour significatif à la
tête d’une abbaye comme Cluny ou de certains sièges épiscopaux. C’est le
cas par exemple chez les Capétiens (Henri, évêque de Beauvais puis
archevêque de Reims, Philippe de Dreux, évêque de Beauvais), les ducs de
Bourgogne (Robert et Henri, évêques d’Autun, Gautier, évêque de
Langres), les comtes de Champagne (Guillaume, évêque de Chartres, puis
archevêque de Sens, puis Reims) ou les ducs de Haute-Lotharingie (Henri
et Mathieu, évêques de Toul, Thierry évêque de Metz).

Distinction et séparation des seigneuries

À l’échelle locale, les réformateurs revendiquent, aux dépens des laïcs,


toute une série de droits, qu’il s’agisse de biens et de droits désormais
considérés comme ecclésiastiques (par exemple la dîme) ou de droits levés
sur les hommes et les terres d’Église (par exemple la commendise). La
réforme se fait ainsi sentir jusqu’au cœur de la seigneurie.
En premier lieu, les réformateurs estiment que les églises, les dîmes et
les divers droits paroissiaux (les prémices, les oblations, les droits de
sépulture) relèvent, au même titre que les biens ecclésiastiques, des
« choses sacrées » (res sacrae) inaliénables. Quelle que soit l’origine de
leur possession par des laïcs, celle-ci est désormais considérée comme
indue et toute donation interprétée comme une juste « restitution ». Ces
« restitutions » ont souvent commencé avant la réforme « grégorienne », en
Touraine et en Provence par exemple, en raison de l’influence du
monachisme réformateur. Mais elles se multiplient à partir des années 1060-
1080, à des rythmes variables selon les régions, le voyage d’Urbain II en
1095-1096 ayant souvent ici et là accéléré le phénomène. En Berry, vers
1130, la quasi-totalité des églises et des droits qui leur sont attachés sont
déjà passés entre des mains ecclésiastiques, mais les transferts commencent
à peine en Normandie. Le transfert des dîmes se révèle plus limité. Leur
bon rendement en période de croissance agricole, ainsi que leur
fractionnement entre de multiples détenteurs ne facilitent pas les choses. En
outre, il semble bien qu’elles ne soient pas toujours considérées comme un
droit ecclésiastique. En tout cas, dans les années 1180, elles sont encore
largement entre des mains laïques dans des régions aussi diverses que le
Maine, le Languedoc ou la Bretagne, au point qu’un chapitre cathédral
comme celui du Mans engage alors une vaste politique d’acquisitions.
Les moines et en particulier les bénédictins (dans un premier temps les
nouveaux ordres, à commencer par les cisterciens, y sont hostiles) restent
les principaux bénéficiaires des transferts d’églises et de dîmes, même si les
évêques et les chapitres les concurrencent de plus en plus au cours du
XIIe siècle. Cluny, par exemple, est déjà en possession d’environ deux cent
soixante-quinze églises vers 1109, dont cent vingt sont paroissiales. La
réforme favorise toutefois l’essor du contrôle épiscopal. Plusieurs décisions
de Grégoire VII (1078) et Urbain II (1089) imposent que tout transfert
d’église ou de dîme soit soumis à l’autorisation de l’évêque diocésain.
L’élaboration progressive d’un droit de patronage, achevée sous le
pontificat d’Alexandre III (1159-1181), réserve au fondateur ou au
protecteur laïque ou ecclésiastique de l’église, le patron, une certaine
prérogative dans la désignation du desservant et la gestion de l’édifice
ecclésial, tout en l’encadrant rigoureusement. Les monastères et les abbayes
de chanoines réguliers se voient en particulier reconnaître le droit de
posséder des églises paroissiales et de désigner des desservants en
contrepartie de l’acceptation de la tutelle épiscopale, que manifestent la
levée des droits de visite et de synode, ainsi que l’examen du desservant :
c’est le principe du « personnat », dont les premières attestations remontent
à 1099 et concernent les diocèses de Toul, Verdun, Cambrai, Arras, Laon et
Reims.
La séparation des sphères ecclésiastique et laïque concerne aussi les
domaines et les prélèvements seigneuriaux. Les réformateurs diffusent
l’idée que toute possession ne peut qu’être complète et que toute donation
ne peut qu’être définitive : ne trouvent plus grâce à leurs yeux les donations
répétées d’un même bien permettant d’associer les parents et les héritiers,
les rétrocessions sous forme de précaire et plus généralement l’ensemble
des pratiques de cogestion patrimoniale par lesquelles se tissaient les
relations d’amitié entre moines et laïcs. Dans le même ordre d’idées, les
réformateurs s’efforcent de soustraire les biens ecclésiastiques à tout
prélèvement de la part de laïcs : lorsque de tels prélèvements existent, par
exemple sur une seigneurie foncière au titre de droits de protection
(commendise, sauvement) ou de justice (vicaria) attachés à une seigneurie
castrale, ils sont dénoncés comme de « mauvais usages » ou de « mauvaises
coutumes » qu’il s’agit d’abolir. Ces expressions, que l’on rencontre sous la
plume des moines réformés, clunisiens notamment, depuis la fin du
Xe siècle, se diffusent dans le nouveau contexte grégorien en Quercy, en
Bas-Languedoc, en Provence ou en Bretagne.
Dans ce contexte certaines seigneuries ecclésiastiques sont
soigneusement délimitées, définies comme inviolables et protégées par tout
un arsenal de sanctions ecclésiastiques. C’est le cas des sauvetés qui se
multiplient en Gascogne et en Toulousain à partir du milieu du XIe siècle.
C’est surtout le cas des domaines monastiques qui parviennent à bénéficier
d’un statut d’immunité les soustrayant à toute forme de contrainte
judiciaire, militaire ou fiscale exercée par les pouvoirs laïques. En 1050, à
l’occasion de la dédicace des églises abbatiales de Romainmôtier et de
Hohenburg (aujourd’hui le Mont Saint-Odile), le pape Léon IX délimite
ainsi tout autour des deux abbayes un territoire inviolable, ici ceinturé d’un
mur, là marqué par des bornes. Autour de Cluny, une charte d’immunité du
légat Pierre d’Albano en 1080, puis une bulle d’Urbain II en 1095
délimitent avec précision une aire d’immunité absolue s’étendant de trois à
six kilomètres autour de l’abbaye et définie par le pape comme le « ban
sacré » de Cluny. Au-delà, une bulle de Pascal II instaure une zone sans
péage qui coïncide largement avec la zone sans château édictée par un
privilège de Robert le Pieux, qui acquiert alors une vigueur nouvelle. On
retrouve de semblables sanctuarisations d’un territoire monastique
précisément délimité ailleurs encore : par exemple autour de la Grande-
Chartreuse en 1086 et 1090-1101, ou de l’abbaye de Saint-Oyend
(aujourd’hui Saint-Claude), en Jura, un siècle plus tard (1184). Lorsque ces
principes sont appliqués de manière radicale, il peut en résulter de graves
conflits avec les seigneurs locaux tant ceux-ci y voient une rupture de
l’amitié qui liait leurs familles aux communautés monastiques. Ils peuvent
alors se détourner d’elles, comme les moines de Saint-Victor en font les
frais à Chorges, en Haute-Provence, les moines de Marmoutier à Fougères,
en Haute-Bretagne, à la fin du XIe siècle. Pour les moines ou les chanoines,
il s’agit toutefois d’instaurer un rapport de force qui leur soit favorable,
avant de renouer ensuite une relation plus conforme aux nouvelles normes
canoniques.
À l’échelle locale, la réforme, en suscitant à plus ou moins long terme
une sorte de sécularisation de la seigneurie des laïcs, a donc d’importantes
conséquences idéologiques, sociales et économiques sur les pouvoirs
aristocratiques. Sur le plan matériel, elle dépossède l’aristocratie de certains
de ses revenus coutumiers, la conduisant à adopter des mesures
compensatoires qui ont pu accroître la pression sur les paysans. Sur le plan
idéologique, elle prive l’aristocratie d’une sacralité diffuse traditionnelle, la
contraignant à refonder son prestige et sa légitimité sur d’autres bases, ce
qu’elle fait par exemple en s’engageant dans les croisades ou en œuvrant au
succès de la nouvelle culture courtoise.

Renforcement et territorialisation de
l’encadrement pastoral

En valorisant le sacerdoce et en renforçant l’autorité épiscopale, la


réforme vise aussi à améliorer l’encadrement ecclésiastique des
populations. Yves de Chartres souligne élégamment la responsabilité de
l’évêque en la matière dans la réponse qu’il adresse à un certain Gérard, qui
venait de lui offrir un peigne liturgique : « Ce peigne […] me plaît surtout à
cause du beau symbole qu’il constitue. Car on peut comparer le désordre
dans la chevelure aux mœurs désordonnées du peuple et je crois que ta
prudence, par ce petit cadeau, a voulu, comme par un monitoire, réveiller
ma vigilance afin que je m’étudie à réformer, par diverses sortes
d’exhortations, les mœurs désordonnées des peuples et à rappeler ceux-ci,
avec modération et discrétion, à l’ordre qu’ils doivent observer ». Au-delà
de l’action traditionnelle d’exhortation et de prédication, la construction de
l’Église comme institution autonome, hiérarchisée et centralisée
s’accompagne de la mise en place de nouvelles structures territoriales au
sein des diocèses et d’une incitation à revitaliser les instruments
traditionnels du gouvernement épiscopal : le synode diocésain et la visite
pastorale. À vrai dire, jusqu’au début du XIIIe siècle, les indices attestant la
pratique régulière de la visite ou du synode, même s’ils sont plus nombreux
qu’aux siècles précédents, demeurent rares. Une meilleure preuve du souci
des évêques de contrôler leur diocèse réside dans le rôle croissant
d’auxiliaires dotés de prérogatives spécifiques à l’intérieur de parties du
diocèse, qu’il s’agisse de chanoines (les archidiacres) ou de prêtres locaux
(les doyens). Les archidiacres sont ainsi dotés d’importantes prérogatives à
la fois fiscales (la levée de certaines taxes épiscopales), patrimoniales (le
contrôle de la mense) et pastorales (la surveillance des doyens et des
prêtres). Ces structures intermédiaires entre le diocèse et la paroisse
(doyennés, archiprêtrés, archidiaconés), apparues en quelques endroits dès
le XIe siècle, se généralisent au cours du XIIe siècle, acquérant peu à peu une
véritable stabilité administrative et territoriale. Parallèlement le diocèse
acquiert une véritable autonomie territoriale en se séparant définitivement
du comté avec lequel il faisait encore souvent corps, comme l’atteste la
distinction des évolutions territoriales des deux entités en Anjou, en
Normandie, en Provence ou en Champagne à partir de la fin du XIe siècle.
Ces évolutions sont contemporaines d’une valorisation du cadre de la
paroisse. Les derniers espaces hostiles et peu peuplés sont peu à peu
pourvus d’un tissu de nouvelles églises. Les établissements de chanoines
réguliers jouent un rôle décisif dans ces fondations, à l’image de l’abbaye
de La Roë en forêt de Craon ou de l’abbaye Saint-Georges-du-Bois en
Vendômois entre 1100 et 1150. La création de nouvelles paroisses peut
cependant se prolonger jusqu’au XIIIe siècle, comme dans la montagne du
Jura.
Par ailleurs, les églises paroissiales et les aires funéraires achèvent de
s’associer, jusque dans les régions d’habitat dispersé. Au cœur des paroisses
figurent désormais partout l’église et le cimetière, l’édifice où se réunissent
les vivants et la terre où reposent les morts, deux lieux creusets de l’identité
communautaire, deux lieux également considérés comme sacrés. La
consécration ou la bénédiction du cimetière par l’évêque est en effet de plus
en plus souvent mentionnée dans les sources. Elle se diffuse dans les
régions méridionales où elle était jusque-là inconnue : l’évêque de Limoges
y recourt au début des années 1070, l’archevêque de Bordeaux en 1088. Le
pape Urbain II en souligne l’importance et en encourage la diffusion en
procédant lui-même à plusieurs consécrations de cimetières dans le sud et
l’ouest de l’ancienne Gaule, à Tarascon, Maguelonne, Carcassonne ou
Marmoutier, lors de son voyage de 1095-1096.
Enfin, la paroisse se transforme progressivement en véritable territoire.
Ce phénomène résulte de la conjonction d’une volonté épiscopale de mieux
encadrer les fidèles, de l’essor des logiques d’assignation territoriale des
populations et d’une pression démographique et agraire réduisant les
espaces interstitiels. La levée de la dîme semble n’avoir joué qu’un rôle
secondaire dans le processus, même si dans certaines régions comme le
Maine, l’Anjou ou la Bretagne, l’attribution d’une part de toutes les dîmes
au prêtre put favoriser l’établissement d’une certaine unité territoriale dans
le courant du XIIe siècle. En Picardie et en Île-de-France, le principal facteur
résida plutôt dans la reconstruction et l’entretien de l’église. En effet, dans
la foulée des abandons de dîmes par les laïcs, les nouveaux propriétaires
ecclésiastiques, le plus souvent des moines, se lancèrent dans une grande
campagne de restauration des lieux de culte, à laquelle furent étroitement
associées des associations, sortes de proto-fabriques, émanant des
communautés. On procéda alors pour la première fois à la délimitation des
dîmaires de façon à pouvoir affecter une partie du produit de la dîme de la
communauté au chantier de l’église. La construction de l’édifice cultuel et
la territorialisation de la paroisse allaient ici de pair et renforçaient l’identité
communautaire.
Sur le terrain, le processus de territorialisation ne s’effectuait pas
partout de la même manière. Dans certains cas la création ex nihilo d’une
nouvelle paroisse à l’initiative d’un pouvoir fort (évêque, comte voire grand
châtelain) s’accompagnait de la délimitation simultanée du territoire
subordonné, en général modeste. C’est ce qui se produisit pour les quelques
nouvelles paroisses fondées par l’évêque d’Angers dans le second tiers du
XIIe siècle. Mais ce cas de figure demeurait exceptionnel. La plupart du
temps la définition du territoire paroissial s’effectuait par étapes, au gré des
conflits entre paroisses voisines. La multiplication de ces conflits à partir de
la fin du XIe siècle, d’abord en milieu urbain en raison de la densité de
l’habitat, puis dans les campagnes, montre que le processus de
territorialisation entra alors dans une phase décisive. Tous étaient en effet
résolus par une procédure de délimitation linéaire. L’enjeu de ces
délimitations, qui presque toujours ne portaient que sur un petit tronçon,
était de répartir les fidèles et les dîmes novales entre les paroisses
concurrentes. Vers 1170, l’évêque de Rennes procéda ainsi à la délimitation
des paroisses de Lécousse et de Saint-Sulpice de Fougères à la suite d’un
conflit sur les dîmes entre les abbayes de Marmoutier et de Pontlevoy, en
possession de l’une et l’autre église. Ce mouvement de délimitation
commença à des moments différents selon les régions : dès les années 1080
dans le Maine, à partir des années 1110 seulement en Quercy. Il fait peu à
peu disparaître des sources les allusions aux zones « sans paroisse », les
forêts notamment. Les opérations de bornage se poursuivirent tout au long
des siècles suivants, en particulier dans les zones de peuplement récent ou
de remodelage du peuplement ancien. L’usage de situer les biens ou les
lieux en référence à la paroisse, lors des transactions foncières ou
judiciaires, fournit un indice sûr de la territorialisation des paroisses et de
l’importance que revêt désormais ce territoire pour les communautés. Il
apparaît un peu partout entre la fin du XIe et le troisième quart du XIIe siècle,
éclipsant peu à peu les procédés de localisation antérieurs par le comté, le
pagus ou la villa, ou même celui plus récent par le territoire castral. Le droit
canonique finit par prendre acte de cette territorialisation : au milieu du
XIIe siècle, le Décret de Gratien, tout en soulignant la territorialité des
structures ecclésiastiques, ne s’intéresse encore qu’au diocèse ; un siècle
plus tard, aux alentours de 1250, le canoniste Henri de Suse avance enfin la
première véritable définition territoriale de la paroisse.

P ’ S -S T .

L’abbaye canoniale, édifiée autour du corps du martyr Saturnin († 250), tenu pour le
premier évêque de la cité, constitue le principal sanctuaire de Toulouse, en rivalité
latente avec l’évêque et les chanoines de la cathédrale Saint-Étienne. À la fin du
XIe siècle, dans le contexte de la réforme grégorienne et de l’essor du pèlerinage de
Saint-Jacques de Compostelle, les chanoines entreprennent de reconstruire leur église.
Le nouvel édifice, pourvu d’un plan à cinq nefs avec transept saillant et d’un
déambulatoire associé à cinq chapelles rayonnantes, est d’une ampleur considérable
(110 m de long sur 60 m de large au niveau du transept). L’épaisseur des piles de
la croisée s’explique par la nécessité de supporter une imposante tour-lanterne. En
1096, lors de la consécration de l’autel majeur par le pape Urbain II, seuls le chevet et
une partie du transept sont presque achevés. Le chantier de la nef se poursuivra tout
au long du Moyen Âge.

Églises de pierre, Église de Pierre

L’essor monumental commencé dans la seconde moitié du Xe siècle


connaît une intensification notable à partir des années 1060-1080. Partout
les grands chantiers se multiplient : jusque vers 1120-1140 ils concernent
surtout les abbatiales bénédictines (Moissac, Conques, Saint-Sernin, Saint-
Étienne et la Trinité de Caen, Cluny III, Saint-Gilles…) et les cathédrales
(Le Mans, Cambrai, Autun, Nevers…) de quelques régions privilégiées : le
Poitou, l’Auvergne, le Toulousain, la Normandie, la Bourgogne… Puis la
diffusion des nouveaux ordres et la multiplication des églises urbaines
étendent le phénomène à l’ensemble de la France. Ce foisonnement a
parfois fait l’objet d’une caractérisation spécifique sous le nom de « second
art roman ». Ces édifices se distinguent en effet de leurs prédécesseurs du
premier XIe siècle par leur homogénéité et leur complexité architecturales,
comme par le déploiement inédit de la sculpture monumentale sur les
portails ou les chapiteaux. Les églises en ressortent plus que jamais comme
des bâtiments d’exception dans le paysage monumental et social. Ce
phénomène dépasse de loin le cadre de la réforme « grégorienne » stricto
sensu, aussi bien d’un point de vue chronologique qu’idéologique. Mais il
rend compte avec éclat de la puissance et des fonctions dévolues à
l’institution ecclésiale dans le nouveau contexte qu’elle inaugure.
L’évolution du culte des reliques et l’importance accordée à la
célébration de l’eucharistie expliquent tout d’abord le développement
considérable des sanctuaires. Les reliques conservées dans les cryptes sont
plus fréquemment remontées dans les chœurs liturgiques, parfois de
manière temporaire à l’occasion de cérémonies particulières, plus souvent
de manière définitive. Pour faciliter la contemplation, voire le toucher des
reliquaires, et organiser la circulation de pèlerins de plus en plus nombreux,
les sanctuaires se dotent de déambulatoires entourant l’autel majeur. Sur ces
déambulatoires viennent à leur tour se greffer toute une série de chapelles
rayonnantes. Les chevets acquièrent de la sorte des dimensions sans
précédent : dans certains des premiers édifices gothiques, les abbatiales de
Saint-Martin-des-Champs ou Saint-Denis vers 1140-1145 par exemple, ils
finissent par devenir plus importants que la nef. Cette évolution est
soutenue par l’importance croissante du culte eucharistique. Les actes de la
pratique se font parfois le reflet d’une telle évolution, à l’image des chartes
de Saint-Victor de Marseille qui, dès les années 1050-1060, évoquent
l’église comme le lieu du vrai sacrifice. La dramatisation progressive du
rituel, accentuée par la diffusion de la pratique de l’élévation de l’hostie –
laquelle apparaît courante dès les environs de 1200 – œuvre dans le même
sens.
À l’opposé du chœur, l’entrée des églises fait aussi l’objet de
l’attention privilégiée des constructeurs. Depuis l’époque carolingienne,
l’architecture religieuse valorisait cet espace au moyen de massifs
monumentaux : l’entrée se trouvait surmontée d’une tribune et encadrée par
deux grandes tours, associées à des cultes (celui des archanges Michel,
Raphaël et Gabriel) et des rituels processionnaires spécifiques, en
particulier à l’occasion de Pâques. Les églises romanes et gothiques
poursuivent cette tradition des tours de façade, mais elles donnent une
ampleur sans précédent à l’entrée elle-même, la développant en plusieurs
portails hiérarchisés (trois le plus souvent) et en accentuant le rôle
symbolique au moyen d’un déploiement considérable de la sculpture
monumentale. Le tympan, le linteau, les voussures et les piédroits qui
encadrent chaque porte se couvrent d’un discours de pierre jouant de la
symbolique du passage (la Pâque) sur un mode autant spatial (l’entrée dans
l’église renvoie à l’accès au paradis) que temporel (le grand cycle de la
Parousie et du Jugement dernier préfigure la rétribution des fidèles). À
l’intérieur de l’église, l’étagement des formes répète l’expérience sur un
mode mineur, du sol où se tiennent les fidèles, aux voûtes où s’épanouit le
chant (et se déploie parfois aussi l’image peinte, comme à Saint-Savin
autour de 1100) : les chapiteaux, entre terre et ciel, sont les principaux
dépositaires du discours sculpté. L’allégorie ou la narration figurative,
même si elles peuvent demeurer obscures à la plupart des fidèles, viennent
enrichir le Verbe jusque-là seulement porté par le chant et la parole. En
dépit du mot célèbre de Grégoire le Grand sur l’image comme « Bible des
illettrés », l’enjeu est en réalité bien moins pastoral que symbolique.
P : S -T
’A .

Cette façade, adossée à l’église cathédrale d’Arles dans la dernière décennie du


XIIe siècle, constitue l’un des chefs-d’œuvre de l’art roman provençal. Le parti pris
architectural est clairement antiquisant : il reprend le motif de l’arc de triomphe, peut-
être directement inspiré de l’arc de Glanum, comme le suggèrent la forme générale et
la disposition des statues entre les colonnes au registre médian. Plusieurs motifs
sculpturaux s’inspirent pour leur part des sarcophages paléochrétiens conservés dans
le cimetière des Alyscamps, à l’extérieur de la cité. On remarquera l’élégance du jeu
sur la polychromie des pierres (lignes noires de l’entablement, colonnes de marbre
gris, pilastres de marbre rose, calcaire clair). La composition ordonnée autour du
tympan, inspirée de la petite apocalypse de l’Évangile de Matthieu, renvoie au retour
du Christ à la fin des temps : « Quand le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire,
escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire » (Matthieu 25,
31). Le Christ couronné apparaît sur un trône, au sein d’une mandorle (un motif
traditionnel, qui renvoie aux nuées et à l’arc-en-ciel, l’un des signes de l’alliance entre
Dieu et les hommes), tenant un livre ouvert dans sa main gauche et levant la main
droite, signe qu’il prend la parole : il vient juger les vivants et les morts. On reconnaît
autour de lui les symboles des quatre évangélistes : l’ange de Matthieu, l’aigle de
Jean, le lion de Marc, le taureau de Luc. Au-dessous, sur le linteau, se déploie le
collège des apôtres. La frise se poursuit de part et d’autre du linteau sur l’ensemble du
portail : à la droite du Christ figure la file des élus, à sa gauche, moins longue, celle
des damnés. Au registre inférieur, séparées par une majestueuse colonnade couronnée
de chapiteaux corinthiens et appuyée sur des lions au repos (un motif très fréquent en
Italie du Nord), s’égrènent quelques grandes statues d’apôtres, parmi lesquelles celle
de Trophime (le troisième en partant de la gauche), considéré depuis l’Antiquité
tardive comme un disciple de Paul et le fondateur de l’église d’Arles. L’antiquité de
l’église arlésienne, soulignée par la façade, ainsi proclamée, en justifie le prestige
et l’autorité au sein des églises des Gaules.

Certaines réalisations se situent dans une filiation symbolique vis-à-vis


de Rome qui revêt désormais un sens nouveau, voire reflètent directement
les conceptions réformatrices. Le modèle romain a en effet influencé la
construction et le décor des églises dans des proportions plus importantes
qu’on ne l’a longtemps admis. Les motifs issus de l’art paléochrétien,
destinés à témoigner du retour à l’Église primitive ou plus confusément
d’une révérence envers une Antiquité romaine que l’on ne peut concevoir
autrement que chrétienne, connaissent une diffusion nouvelle. Le
phénomène est particulièrement sensible et prolongé dans le Midi et la
vallée du Rhône, comme en témoignent la façade de l’abbatiale de Saint-
Gilles (vers 1140), rythmée par un jeu de pilastres et d’arcs de triomphes,
ou celle de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles (vers 1180), où frises,
colonnades et niches miment la sculpture monumentale romaine. Mais ce
modèle romain n’est pas ignoré des régions septentrionales : à Saint-Denis
par exemple, le choix des cinq nefs et du double déambulatoire, pour
l’élévation du nouveau chevet vers 1140-1151, évoque les basiliques
constantiniennes et les rotondes de l’Antiquité chrétienne. Un motif
décoratif comme le chapiteau à feuilles d’acanthe, utilisé au porche de
l’abbaye de Fleury dès les années 1026-1031, connaît une diffusion sans
précédent à partir de la fin du XIe siècle. On l’utilise notamment vers 1118-
1130 dans l’abbatiale de Cluny III et vers 1140-1145 dans celle de Saint-
Denis.
L’ S -N (P - -D ).

L’église de Saint-Nectaire, en Auvergne, fut construite dans le troisième quart du


XIIe siècle par les moines de l’abbaye de la Chaise-Dieu qui, après l’avoir reçue du
comte d’Auvergne Guillaume VIII, l’avaient transformée en prieuré. Elle fait partie
d’un groupe de cinq églises très influencées par le modèle de la cathédrale de
Clermont (outre Saint-Nectaire, il s’agit d’Orcival, d’Issoire, de Saint-Saturnin et de
Notre-Dame du Port). L’église présente un plan en croix latine à trois nefs couverte
d’une voûte en berceau continu. Dans la tradition des massifs occidentaux des églises
carolingiennes, elle conserve un important narthex encadré par deux tours carrées. Le
trait le plus remarquable en est cependant le développement du sanctuaire,
caractéristique de l’art roman, matérialisé par un transept saillant dont chaque bras est
pourvu d’une absidiole, par un déambulatoire sur lequel se greffent trois chapelles
rayonnantes, enfin par une croisée avec coupole sur trompe surmontée d’une tour-
lanterne. De l’extérieur, cet ensemble constitue un beau chevet étagé aux formes
harmonieuses, animé par des motifs décoratifs en mosaïque et par la polychromie
naturelle des pierres volcaniques.

L’idéologie grégorienne est explicitement présente dans le décor de


certaines grandes abbayes, fers de lance de la réforme. Dans la salle
capitulaire de l’abbaye de la Trinité de Vendôme, la pièce où se rassemble
le chapitre conventuel, se discutent les grands événements de la
communauté et sont reçus les hôtes de marque, une série de fresques
interprète plusieurs scènes des Évangiles. Leur réalisation date du
gouvernement de Geoffroy (1093-1132), abbé, cardinal et ardent grégorien.
Elle suit probablement le passage dans la région du pape Urbain II en 1096.
Au centre, figure la pêche miraculeuse au lac de Tibériade, de part et
d’autre, le repas d’Emmaüs (à gauche), l’investiture de Pierre, l’envoi en
mission des apôtres et l’ascension du Christ (à droite). Toutes ces images
mettent en scène l’Église telle que la voient les grégoriens. La barque où se
tiennent dix disciples est une figure traditionnelle de l’Église ; Pierre se
tient au devant et marche sur l’eau, anticipant son rôle de chef une fois le
Christ parti et préfigurant celui du pape, auquel renvoie l’investiture in
cathedra. La mission des apôtres prend sens au regard de la pastorale
sacramentelle à laquelle fait écho le repas d’Emmaüs, d’autant que le Christ
y élève le pain dans un geste inédit qui rappelle l’élévation de l’hostie.
Geoffroy de Vendôme est d’ailleurs l’auteur d’un traité sur l’eucharistie et
la présence réelle. Dans la chapelle du prieuré clunisien de Berzé, en
Mâconnais, les fresques peintes à la demande de l’abbé Hugues et réalisées
sous son successeur vers 1110-1120 acclimatent le thème romain de la
« donation de la loi » (traditio legis) par Jésus aux apôtres Pierre et Paul. Ce
thème grégorien et romain souligne sur un mode triomphal la primauté de
Pierre et le rôle directeur de la papauté dans la conduite de l’Église. Il se
double d’une vision de l’Église comme « milice du Christ » au sein de
laquelle Cluny, dont l’apostolicité et le lien privilégié avec Rome sont
suggérés par la représentation de part et d’autre de la scène centrale de deux
saints abbés, est appelé à exercer un ministère spécifique. L’ensemble prend
sens dans une commune référence à l’Église des origines, au sein d’un
dispositif ornemental qui souligne la majesté du Christ et de son Église.
U : ’
T V .

L’abbaye de la Trinité de Vendôme, fondée par le comte d’Angers Geoffroy Martel et


son épouse Agnès de Bourgogne, fut consacrée en 1040. Elle fut entièrement
reconstruite à l’époque gothique. Cependant, en 1972, des travaux de restauration
mirent au jour, dans la salle capitulaire refaite au XIVe siècle, d’importantes fresques
attribuées à l’abbatiat de Geoffroy de Vendôme (1093-1132). En dépit de leur
médiocre état de conservation, ces fresques constituent un témoignage capital sur la
diffusion des idées grégoriennes dans l’ouest de la France. Elles ont pour sujet
plusieurs rencontres entre le Christ et ses disciples après la Résurrection. Une
première scène, invisible ici, évoquait la rencontre d’Emmaüs. La deuxième scène, ici
à gauche, représente la pêche miraculeuse au lac de Tibériade, saint Pierre s’avançant
sur les eaux à la rencontre du Christ, debout sur le rivage (on ne voit que leurs
jambes), conformément au récit de Jean 21, 1-9. La troisième scène, plus difficile à
déchiffrer, représente l’investiture de Pierre sur sa chaire (in cathedra) par le Christ
lui-même, une interprétation de l’échange qu’eurent le Christ et Pierre rapporté en
Jean 21, 15-19. On ne voit ici que le bas du corps de Pierre, assis sur un trône, ainsi
qu’une partie de l’orbe rouge et des vêtements blancs et rouges du Christ. On peut
toutefois recomposer la scène à l’aide de représentations voisines : le Christ,
représenté assis et de face, remettait les clés, symboles du pouvoir de lier et délier
(c’est-à-dire de l’accès au salut), à saint Pierre. Le petit mur, dont on perçoit la base et
qui sépare les deux dernières scènes, fait référence à la porte des brebis, évoquée en
Jean 10, 7 et 9 (« Jésus leur dit encore : En vérité, en vérité je vous le dis, moi, je suis
la porte des brebis. […] Moi je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera
sauvé ; il entrera et sortira et trouvera des pâturages »), au début de l’évangile du bon
pasteur, un passage qui était lu le deuxième dimanche après Pâques, lors de la fête de
la Dédicace, une fête célébrée avec une solennité particulière à Saint-Pierre de Rome.
L’ensemble de la fresque visait donc à magnifier la figure de Pierre et son autorité sur
l’Église, dont les papes se présentaient comme les héritiers. Le milieu local était
favorable à ce programme. On peut en effet rapprocher les fresques de Vendôme d’un
passage du sermon de l’évêque Yves de Chartres prononcé le jour anniversaire de
l’investiture de Pierre : « Aujourd’hui Pierre est sorti de sa barque pour monter sur la
chaire, qui n’est pas celle des rieurs, ni celle des marchands de colombes, mais celle
de l’évêque, pour qu’il siège parmi les princes et se tienne sur le trône de gloire ». La
Trinité était située dans le diocèse de Chartres et Yves était présent dans l’abbaye en
1097, dans la suite d’Urbain II, lorsque celui-ci séjourna à Vendôme, où il fut reçu par
l’abbé Geoffroy. Comme en témoigne son traité sur les investitures, adressé à Pierre
de Léon, l’abbé de Vendôme était un ardent propagandiste de la primauté pontificale
dans l’Église et dans le monde. En 1096, il avait obtenu d’Urbain II la confirmation
solennelle de l’exemption de son abbaye, qui la mettait à l’abri des ingérences
épiscopales ou laïques. Les fresques peintes dans la salle capitulaire de son abbaye, le
lieu où s’exprimaient chaque jour la cohésion de la communauté et sa soumission à
l’abbé, furent très certainement réalisées sous son contrôle direct.

Ce foisonnement s’accompagne d’un renouvellement de la conception


même du lieu de culte, qui intensifie les liens entre l’édifice matériel et
l’institution ecclésiale, favorisant tout un jeu de renvois de l’un à l’autre et
valorisant in fine la sacralité du bâtiment dans sa matérialité même. La
métonymie qui fait de toute église une figure de l’Église, héritée de l’âge
carolingien, s’impose désormais dans tous les discours ecclésiastiques,
tandis que se multiplient dans l’iconographie monumentale les
représentations d’édifices vétéro-testamentaires (l’arche de Noé, le
tabernacle de Moïse, le Temple de Salomon ou d’Ézéchiel…) se donnant
simultanément pour des anticipations des églises chrétiennes et l’image
symbolique de l’Église. Un nouveau rituel, celui de la pose de la première
pierre, fait son apparition dans l’Empire au début du XIe siècle (à
Mersebourg en 1015), avant de se diffuser en France, d’abord dans le
monde anglo-normand (à Fécamp, Coutances ou au Bec-Hellouin), où les
récits qui l’évoquent se multiplient à partir des années 1090-1100. Les
cérémonies de consécration et de dédicace se déploient avec un faste
liturgique d’ampleur inédite. La papauté semble ici avoir joué un rôle
initiateur. Lors de son voyage en Bourgogne, en Lotharingie et en France en
1049-1050, Léon IX consacra ainsi près d’une trentaine d’églises, dont
douze en Alsace et en Lorraine, dont il était originaire. La consécration de
l’abbatiale Saint-Remi de Reims, en ouverture du concile, puis celle de la
cathédrale de Besançon, sur la route du retour vers l’Italie, furent les plus
marquantes. À plusieurs reprises, la cérémonie fut l’occasion de tisser un
lien privilégié avec Rome en octroyant quelques reliques romaines, en
recourant au rite romain (more romano) ou en accordant un privilège
réservant l’usage du maître-autel à un collège de chanoines dits cardinaux.
Ces différentes cérémonies, comme les chantiers eux-mêmes, firent par
ailleurs l’objet d’un nouveau genre d’écrit : les récits de construction et de
consécration, dont les premières attestations remontent aux années 1040 (à
Stavelot et peut-être à Saint-Michel-de-Cuxa) et dont le Mémoire de l’abbé
Suger (1122-1151) sur l’abbatiale de Saint-Denis, rédigé peu après 1144,
constitue l’exemple le plus célèbre.

S P C : B
(S - -L ).

La chapelle de Berzé avait été concédée à titre personnel à l’abbé Hugues de Cluny
par le seigneur du lieu en 1094. L’abbé la donna à son abbaye peu avant sa mort, en
1109, et l’église fut alors érigée en prieuré. Hugues avait fait reconstruire la chapelle
entre 1105 et 1109 et son successeur Pons de Melgueil la fit décorer de fresques
vers 1110-1120 par des artisans venus du chantier de l’abbatiale de Cluny III. Il s’agit
de peintures luxueuses, utilisant une grande variété de couleurs, dont certaines (le vert
notamment) étaient très rares. L’ensemble fut rénové au début du XIIIe siècle. La
fresque couvre entièrement l’abside en cul-de-four de l’église et développe le thème
de la traditio legis, c’est-à-dire de la transmission de la Loi – la Loi de la nouvelle
alliance – en faveur de saint Pierre. Le Christ apparaît dans une mandorle irisée, assis
sur un riche coussin, la tête nimbée d’une auréole cruciforme sur laquelle s’étend la
main de Dieu. Il est entouré des douze apôtres, avec au premier rang, Pierre à sa
gauche et Paul à sa droite, les deux saints apôtres de l’église de Rome auxquels
l’abbaye de Cluny était aussi dédiée depuis sa fondation. En position subalterne et de
taille plus petite, apparaissent aussi les deux diacres Laurent et Vincent (devant saint
Paul) et deux abbés de Cluny (devant saint Pierre) revêtus des insignes épiscopaux,
conformément au privilège reçu d’Urbain II. Le Christ tend un phylactère à saint
Pierre, qui le saisit de sa main droite, sa main gauche tenant une lourde clé. Il s’agit
donc d’une scène d’investiture en faveur de Pierre, à charge pour lui et ses
successeurs, les papes, de gouverner l’Église jusqu’à la fin des temps, comme le
rappelle l’Agneau de l’Apocalypse figuré dans un médaillon sur l’arc triomphal
précédant l’abside (invisible ici). La fresque de Berzé exalte ainsi, dans une
perspective eschatologique, le lien privilégié qui unissait Cluny à Rome à travers les
figures des saints Pierre et Paul.

De nouveaux modèles de comportement

La bonne marche de la société et le salut du monde dépendant de la


bonne conduite de chacun au regard de son ordre, les réformateurs ne se
contentent pas de diffuser de nouvelles normes et de nouveaux modèles, ils
cherchent aussi à modifier les comportements.

U ’É : ’ N

Aux environs de 1100, peu après sa reconstruction entre 1050 et 1080, l’abbaye de
Saint-Savin, qui devait sa célébrité au fait d’avoir été gouvernée au début du
IXe siècle par Benoît d’Aniane, fut entièrement recouverte de fresques, dont les
vestiges constituent aujourd’hui le plus vaste ensemble de peintures murales conservé
pour l’époque romane. Les plus importantes décorent la voûte en berceau de la nef,
déroulant en une soixantaine de scènes le récit de la Genèse et de l’Exode, de la
Création du monde aux histoires de Moïse et de Joseph. La scène 19, située dans la
septième travée, au registre supérieur nord, représente l’arche de Noé. On y voit un
lourd bateau rond fendre l’eau, où flottent des noyés. Les trois niveaux du bâtiment
sont occupés par des couples de quadrupèdes, des couples d’oiseaux, enfin la famille
de Noé. Deux personnages sont restés sur le pont. La scène rappelle l’alliance entre
Dieu et Noé au moment du déluge. Mais elle est aussi une figure de l’Église, dirigée à
travers les malheurs des temps et sauvée du démon par ces héritiers du patriarche Noé
que sont les clercs et les moines.

L S -D
’ S

VIII. […] En ayant donc délibéré avec nos frères dévoués « dont le
cœur était ardent lorsque Jésus leur parlait en chemin » (Luc 24, 32),
nous résolûmes, les ayant consultés sur l’inspiration de Dieu, de nous
employer à ennoblir et à embellir l’antique église en accroissant sa
longueur et sa largeur. En souvenir de cette vénérable consécration
dont les écrits font foi, quand le Christ de ses propres mains en fit la
dédicace [allusion à la légende d’une consécration miraculeuse de
l’église construite par Dagobert, en 636, par le Christ, assisté des
saints Pierre, Paul, Denis, Rustique et Éleuthère], nous devions aux
pierres sacrées elles-mêmes, comme à autant de reliques,
d’entreprendre cette rénovation que la nécessité exigeait de son côté.
Après réflexion, il fut donc décidé de démolir la voûte moins élevée
que l’édifice contigu à l’abside où sont conservés les corps de nos
saints seigneurs et de la porter à la même hauteur que la crypte
attenante : de la sorte, une seule et même crypte offrirait son plan
supérieur comme pavé à ceux qui y monteraient de part et d’autre par
deux suites de degrés, et de cet endroit surélevé les reliquaires ornés
d’or et de pierres précieuses s’imposeraient au regard des arrivants. Il
fut aussi sagement prévu qu’en superposant les colonnes supérieures
et les arcs médians à ceux de la crypte, on mettrait à niveau, dans
l’axe, au moyen d’instruments géométriques et arithmétiques, les
voûtes de l’ancienne église et du nouvel agrandissement et qu’on
harmoniserait les proportions des anciens et des nouveaux bas-côtés,
mis à part l’élégant déambulatoire donnant sur les chapelles,
perfectionné par nos soins, et dont la beauté intérieure devait être
baignée sans interruption par l’admirable lumière des verrières très
sacrées.
IX. […] On réunit […] une assemblée d’hommes illustres, évêques et
abbés ; on s’assura aussi de la présence du sérénissime seigneur et roi
de France Louis [VII], et la veille des ides de juillet, un dimanche [le
14 juillet 1140], on organisa une procession rehaussée par la beauté
des ornements et par le renom des personnes. Bien plus, les évêques et
les abbés portaient en leurs mains les insignes de la Passion du
Seigneur, à savoir le clou et la couronne du Seigneur, le bras du saint
vieillard Siméon et les autres reliques de nos patrons, et, tous, nous
descendîmes dévotement et humblement dans les tranchées ouvertes
pour recevoir les fondations. Puis, ayant invoqué l’Esprit de
consolation, le Paraclet, afin qu’un heureux achèvement terminât
l’heureux commencement de la maison de Dieu, les évêques eux-
mêmes confectionnèrent du ciment avec de l’eau qu’ils avaient bénite
[…] ; ils posèrent les premières pierres et, offrant un hymne à Dieu,
chantèrent le psaume Fundamenta ejus (Psaume 86) jusqu’à la fin. Le
sérénissime roi lui-même descendit au fond et posa une pierre de ses
propres mains, ainsi que nous et beaucoup d’autres abbés et
dignitaires.

Leur premier champ d’action est l’éthique sexuelle qui gouverne à la


fois leur anthropologie et leur ecclésiologie, c’est-à-dire leur conception de
l’homme et de la société. Les premiers visés sont les moines et les
moniales. La reprise en main de certaines communautés, notamment
féminines, par les autorités ecclésiastiques se fonde en effet très souvent sur
des accusations de licence sexuelle, dont il n’est pas possible d’apprécier la
véracité, à l’image des menaces proférées par Yves de Chartres à l’encontre
des moniales de Faremoutiers en 1098 ou de l’expulsion par les évêques de
Paris ou de Laon des religieuses de Saint-Éloi de Paris en 1107, de Saint-
Jean de Laon en 1128, d’Argenteuil en 1129, pour en rester à la région
parisienne. Mais l’action des réformateurs pèse surtout sur les prêtres,
auxquels il s’agit d’imposer le célibat et la chasteté, seuls en mesure de leur
conférer la pureté nécessaire à l’exercice de leur fonction. En ce qui
concerne la haute Église, la généralisation de l’élection canonique et la
promotion à l’épiscopat de nombreux moines ont rapidement rendu la
question du célibat secondaire. La situation était plus délicate dans les
campagnes où le concubinage des prêtres était largement pratiqué et toléré.
Il était fréquent que les prêtres aient des enfants et il arrivait même que la
cure d’une paroisse se transmette de père en fils. Mais le transfert des
églises rurales aux moines et aux chanoines et le renforcement du contrôle
épiscopal sur les desservants donnent aux réformateurs les moyens de peser
plus fermement sur le comportement des prêtres, comme le laisse entrevoir,
par exemple, l’histoire du prêtre Albéric, desservant de l’église Saint-
Sulpice de Fougères, que les moines de Marmoutier et l’archidiacre de
Rennes cherchent à écarter à la fin du XIe siècle. Le programme réformateur
ne cesse par ailleurs de se durcir, ainsi qu’en témoigne l’extension de
l’interdiction du mariage aux diacres et aux sous-diacres lors du concile de
Reims de 1119. Un tel programme n’allait pas sans susciter des résistances,
comme l’attestent à des titres divers la présence persistante de prêtres
mariés ou concubinaires jusque dans les chapitres cathédraux – à Paris dans
les années 1100-1110 par exemple – la défense des droits des fils de prêtres
par certains lettrés comme Serlon de Bayeux, les vives protestations de
groupes de prêtres, comme à Rouen en 1119, ou encore, sur un mode plus
anecdotique, la liaison amoureuse du clerc Abélard avec son élève Héloïse
entre 1115 et 1117. Ce programme pose en outre des problèmes inédits, à
commencer par la déshérence de nombreuses concubines ou femmes de
prêtres rejetées par l’Église et par leur famille, à l’image de celles qui
rejoignent la foule bigarrée qui suit Robert d’Arbrissel († 1117) lors de ses
prédications itinérantes. En effet, ce dernier, au grand dam de certains
ecclésiastiques, les accepte en sa compagnie, aux côtés d’anciennes
prostituées, leur offre en modèle la figure évangélique de Madeleine et leur
réserve même un statut particulier au sein de l’originale communauté
monastique qu’il finit par fonder à Fontevraud entre 1101 et 1116. À vrai
dire, l’efficacité du programme grégorien reste impossible à mesurer. Mais
comme le montre le cas de Robert lui-même – fils de prêtre ayant d’abord
hérité de son père la cure d’Arbrissel avant d’y renoncer et de partir pour
Paris se former aux nouvelles idées – les réformateurs sont bel et bien
parvenus à créer chez de nombreux clercs un sentiment de culpabilité et à
imposer un nouveau modèle.
L ’ S -A M

Cette peinture ouvre le récit de la Vie du pape Léon IX par le pseudo-Witbert dans un
manuscrit copié à l’abbaye Saint-Arnoul de Metz avant la fin du XIe siècle. On y voit
l’abbé Warin, à droite, dans une position subalterne soulignée par sa plus petite taille,
offrir au pape, que son auréole désigne comme saint (il est donc décédé), une
maquette de son église, dans une scène traditionnelle de dédicace. La représentation
du pape incite cependant à conférer à la scène un deuxième sens : le pape porte la
chasuble de l’officiant et opère de sa main droite un geste de bénédiction. On peut y
voir le rappel de la consécration de l’église effectuée le 11 octobre 1049 lors de son
voyage en Lotharingie. Comme le soulignent les deux vers latins écrits en haut du
feuillet (invisible ici), deux gestes ont ainsi fait de l’église Saint-Arnoul ce qu’elle est,
un lieu saint et sacré : le geste constructeur de l’abbé, le geste consécrateur du pape.

Convaincus de la nature sacramentelle du mariage et donc de son


appartenance à la sphère de compétence des clercs, mais aussi désireux
d’influencer les successions aristocratiques, les réformateurs cherchent à
réglementer les usages matrimoniaux. Soucieux d’atténuer la pression des
familles, ils considèrent que seul l’échange du consentement des conjoints,
et non la volonté du père ou la donation du douaire ou de la dot, fait le
mariage. Ils s’efforcent aussi d’imposer le principe de son indissolubilité et
le respect rigoureux d’un interdit de l’inceste étendu, depuis la fin du
IXe siècle, au 7e degré de parenté. En 1059, le concile de Rome confirme
l’extension à l’affinité des interdits concernant la consanguinité et, en 1076,
le pape Alexandre II se prononce solennellement en faveur du mode de
comput germano-canonique, le plus exigeant, que Pierre Damien avait
défendu avec vigueur, en 1063, dans son traité sur Les degrés de parenté.
Yves de Chartres relaie ces prescriptions et quelques documents du
XIIe siècle, en Anjou notamment, laissent entendre que l’aristocratie ne fut
pas la seule visée. Elle le fut cependant la première et de manière souvent
spectaculaire. On peut même dire qu’en France, à la différence de l’Empire,
les crises les plus importantes se sont cristallisées autour de conflits
matrimoniaux et non sur la question des investitures épiscopales. Le plus
grave de ces conflits concerne le roi Philippe Ier lui-même qui, après s’être
séparé de sa première épouse, enlève, avec son consentement, la femme du
comte d’Anjou, Bertrade de Montfort, et l’épouse en 1092, avec la
bénédiction de l’archevêque de Reims et de l’évêque de Senlis. Le roi se
heurte cependant immédiatement à l’hostilité des légats et à la fronde d’une
partie des évêques menés par Yves de Chartres. Il est excommunié pour
inceste en 1094, puis de nouveau en 1095, cette fois directement par le
pape. Réconcilié en 1096 ou 1098 après avoir donné quelques gages, il est
une nouvelle fois excommunié en 1099. Après avoir abjuré et reconnu ses
torts, il est réconcilié en 1105, mais, jusqu’à sa mort en 1108, il ne se sépare
pas pour autant de Bertrade. Bien des princes se heurtent aussi aux foudres
des réformateurs. Dès 1049, le concile de Reims interdit, en vain, l’union
projetée entre Guillaume de Normandie et Mathilde de Flandre, et
excommunie pour inceste les comtes de Ponthieu et de Boulogne. De
nombreuses autres condamnations suivent : Guillaume VIII d’Aquitaine en
1074, Baudoin VI de Flandre en 1076, Centulle de Béarn en 1079,
Raimond IV de Saint-Gilles en 1076 et 1078… Les réformateurs mettent
aussi en avant des modèles d’aristocrates censés s’être conformés aux
nouvelles exigences. La Vie du comte Simon – il s’agit de Simon de Crépy –
composée dans un esprit grégorien à l’abbaye de Saint-Oyend (aujourd’hui
Saint-Claude), dans le Jura, peu après 1109, loue ainsi le refus par Simon du
mariage que lui proposait Guillaume le Conquérant avec sa propre fille,
refus motivé par la parenté qui le liait à la reine Mathilde. L’ouvrage précise
même que Simon avait écarté la possibilité de mobiliser des prélats ou de
faire des aumônes pour obtenir une dispense.
L’

Situées sur les voussures des arcatures aveugles de la façade de l’abbatiale


bénédictine Sainte-Croix de Bordeaux, une église rebâtie autour de 1100, ces deux
images allégoriques dénoncent les principaux péchés (le nicolaïsme et la simonie)
reprochés aux clercs et peu à peu à tout le corps social par les réformateurs
grégoriens. La luxure est représentée sous les traits d’une femme aux seins
protubérants et à la longue chevelure, tourmentée par un démon aux formes
serpentines. L’avarice, dont l’image est plus dégradée, est figurée sous les traits
d’un homme riche, une lourde bourse suspendue autour du cou, lui aussi assailli par
un démon.

L A F
M ( 1089-1096)

J savoir à tous, tant présents que futurs, moi, moine de Saint-


Martin [de Marmoutier] du nom de Foulques, comment le prêtre
Albéric nous abandonna entièrement, de sa propre volonté, à moi et à
tous les autres moines de Saint-Martin de Marmoutier, l’église Saint-
Sulpice [de Fougères]. Assurément, il est long d’énumérer comment,
moi et mes prédécesseurs demeurant à Fougères à son époque, il nous
avait nui par ses manœuvres ; comment il souilla de sang fétide
l’autel, tous les vêtements, et le voile posé dessus comme si le sang en
suintait, et il dit que le saint avait fait des miracles et que c’était pour
cette raison qu’Adélaïde avait acheté l’église et l’avait donnée aux
moines ; tout le peuple accourut pour voir cela comme s’il s’était agi
d’une chose admirable ; comment il cacha la croix après l’avoir
enduite d’excréments humains sur l’autel, où elle fut trouvée par
Geoffroi, prêtre de Romagné et Eudes, le scribe, et ceux-ci la remirent
à Létard. […] Comment il avait volé l’argent de son maître Raginald,
prêtre de Beaucé, d’où il s’avéra que le voleur était sacrilège au
témoignage de tous les principaux habitants du château de Fougères.
Comment il volait les offrandes autant qu’il le pouvait et partout où il
le pouvait, au point que même lorsqu’il les recevait devant l’autel, il
faisait glisser dans sa manche tout ce qu’il estimait bon dans les plis
de son vêtement, ou bien le cachait sous les corporaux, ce qui fut
prouvé en ma présence par le témoignage de tous les sacristains qui
lui étaient affectés. En effet, le jour de la Nativité du Seigneur, alors
que Robert, fils du moine Rotald, était dans l’église, il vit l’objet du
larcin déposé sous les corporaux, ce qu’il me montra. […]
Et moi Albert, succédant à Foulques, je trouvai ce prêtre dans l’église,
qui de toutes les façons se comportait mal et presque tous les hommes
qui disaient que c’était sur son conseil et à son instigation que
Foulques avait fait ce qu’il fit mal. Peu de jours après le départ de
Foulques, après l’incendie de la maison et de l’église, des livres et de
nombreux autres biens furent perdus, parmi lesquels un livret que
m’avait prêté maître Urvoi de Gahard. Or moi, […] je déposai de
multiples plaintes jusqu’au jour de la Nativité ; et comme je portais
ma plainte en présence de Raoul [de Fougères, le seigneur], et celui-ci
me demandant pourquoi je requérais et de quoi parlait le livre, je le
lui dis. Il dit alors qu’il connaissait un homme qui possédait un livre
de ce genre : le prêtre Albéric. Par un heureux hasard il y avait
quelqu’un qui était avec nous auquel il avait prêté le livre et interdit
de me le montrer, et qui cependant le montra. Une fois le livre montré,
reconnu et remis à sa place, nous le fîmes venir ; Raoul lui-même alla
à sa rencontre, le prit à part et l’interrogea au sujet du livre qu’il
l’avait souvent vu lire. Et celui-ci jura la foi qu’il lui devait et le corps
du Seigneur qu’il avait consacré le jour même que le livre ne se
trouvait pas dans toute cette contrée, mais qu’il l’avait rendu à
Richard Paenel qui le lui avait prêté. En entendant cela, Raoul dit que
sans doute le pire était déjà arrivé et il ordonna d’apporter le livre.
Assistèrent à cette affaire quatre moines de Saint-Martin, Bernard,
Fulbert, Rivallon et moi, Albert, ainsi qu’un moine de Saint-Calais. Et
il y avait aussi Raoul lui-même et Juhel fils d’Urvoi, et Jean le
régisseur, et Lupel, Trosier, Léonard et le prêtre Damarrhoc. Une fois
cet homme ainsi convaincu et accusé de nombreux autres méfaits, je
l’expulsai hors de l’église. Rien, ni la foi, ni le serment, ni les garants
ne l’empêchaient de faire aux moines et au prêtre tout le mal qu’il
pouvait.
Le temps passant, Arnulf, archidiacre de Rennes, parcourant le
diocèse de Rennes comme le veut la coutume, il arriva qu’il vînt au
château de Fougères et qu’il descendit là dans la maison des moines.
L’apprenant, la population de Fougères vint à lui en lui demandant la
confession et la pénitence pour leurs péchés. Parmi eux se trouvaient
plusieurs femmes mariées qui apprirent à cet archidiacre qu’elles
n’avaient pu obtenir la confession ni la pénitence de leur prêtre,
l’Albéric susdit, depuis trois ou quatre ans, parce qu’elles ne voulaient
pas coucher avec lui. L’archidiacre, apprenant ce crime détestable, fut
plus étonné qu’on ne pourrait le dire. Et se rendant de l’église à la
maison, il s’exclama publiquement, avec douleur et tristesse, que
vraiment lui-même, l’évêque de Rennes Silvestre [1076-1096] et les
moines de ce lieu ne valaient guère ou même rien du tout pour avoir
toléré d’aussi nombreux et grands crimes de la part de l’impie prêtre
Albéric.

Les résistances aristocratiques demeuraient cependant très fortes. En


1096, par exemple, Yves de Chartres ne parvint pas à empêcher l’union
d’Isabelle de Crépy et Robert de Meulan. La même année, l’archevêque de
Besançon sollicita l’intervention du pape Urbain II pour contraindre le
comte Thierry de Montbéliard à renoncer au mariage de sa fille Sophie avec
le fils d’Amédée de Montfaucon, sans doute en raison du trop jeune âge des
époux. L’union semble cependant elle aussi s’être faite. Comme le
montrent, à un peu moins d’un siècle de distance, le cas du comte d’Anjou
Foulques le Réchin (1068- † 1109) ou celui du comte de Toulouse
Raimond V (1147-† 1194), qui eurent chacun cinq épouses successives, les
princes continuaient à changer d’alliance en fonction de leurs intérêts,
recourant, s’ils le jugeaient nécessaire, à la répudiation et n’hésitant pas,
désormais, à arguer d’une proche parenté pour la justifier. La papauté s’est
tôt émue de cette instrumentalisation et Alexandre II imposa dès 1063 le
recours au concile des évêques pour juger de la valeur de l’argument. Sa
décision fut d’ailleurs intégrée au recueil de droit canonique d’Yves de
Chartres (fin XIe), puis au Décret de Gratien (vers 1140), preuve qu’il y
avait là, aux yeux de l’Église, un réel danger. Pour autant, l’argument servit
encore à justifier la séparation de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine en
1152… après quinze années de mariage. En fait, le respect des interdits de
parenté édictés par l’Église grégorienne demeura très relatif. L’affaire de
Raoul de Vermandois montre qu’au milieu du XIIe siècle les choses avaient
peu évolué par rapport à l’époque de Philippe Ier : en 1141, Raoul répudia
sa première épouse Aliénor, nièce du comte de Champagne, pour épouser
Pétronille d’Aquitaine. Le pape intervint et un concile annula la
répudiation. Le roi Louis VII prit toutefois la défense de Raoul. Le pape et
les prélats ne cédèrent rien sur le plan du droit, mais Raoul et Pétronille
demeurèrent ensemble jusqu’à ce que le décès d’Aliénor permette de
légaliser leur union. D’une manière générale, toutes les enquêtes
généalogiques montrent que les unions à la limite des 3e et 4e degrés, c’est-
à-dire celles que les anthropologues identifient comme des bouclages
consanguins et par lesquelles les lignées princières ou seigneuriales
refondent régulièrement leurs alliances, restent courantes.
L -

Le schéma ci-dessus représente la généalogie fictive d’un individu (ego), en


développant ses ascendants et ses collatéraux par le sang sur plusieurs générations. Au
sein de la généalogie, les numéros précisent le degré de parenté séparant chaque
individu d’ego en fonction d’un mode de calcul différent : romain à gauche,
germanique à droite. Le comput germanique (à droite), utilisé par l’Église pour définir
les degrés de parenté à partir du VIIIe siècle, à la place de l’ancien comput romain (à
gauche), ne décompte pas les individus mais les générations. Ainsi, selon le comput
romain, le père et la mère d’ego sont situés au deuxième degré de parenté, l’oncle et la
tante (paternels ou maternels) au troisième degré de parenté, comme les grands-pères
et grands-mères, puisqu’à chaque fois on franchit un degré en passant d’un individu à
l’autre. Dans le comput germanique en revanche, père, mère, oncle et tante (paternels
ou maternels) sont tous situés au premier degré puisqu’une seule génération les sépare
d’ego. Les grands-parents, comme les cousins germains, sont situés au deuxième
degré puisque deux générations les séparent d’ego. L’adoption du comput germanique
a par conséquent entraîné le resserrement du champ de la parenté et un doublement de
l’étendue de l’interdit de l’inceste.

Deux évolutions se dessinaient pourtant. D’une part, les princes se


soucièrent plus souvent de rechercher au préalable une dispense pontificale.
L’inquiétude au sujet de l’inceste joua d’ailleurs un certain rôle dans
l’engouement pour la généalogie et justifia parfois sa mise par écrit. D’autre
part, les clercs s’immiscèrent peu à peu dans la célébration des mariages.
Dans le nord de la France, les rituels liturgiques qui se diffusent à partir de
la fin du XIe siècle précisent que l’échange des consentements, la lecture de
la charte de douaire et la remise de l’épouse à son mari doivent se faire en
présence d’un prêtre et sur le parvis d’une église. En Laonnois, un tel rituel,
d’origine anglaise, semble en usage à partir des années 1135-1140. À Laon
ou Soissons, les quelques chartes de douaire conservées, datées des années
1160-1180, ont par ailleurs été rédigées par la chancellerie de l’évêque et
conservées dans ses archives. On ne s’étonnera pas que le préambule de ces
chartes relaie la nouvelle pastorale du mariage canonique. Leur rédaction
fournit sans doute aussi à l’évêque le moyen de mieux contrôler les
alliances. De 1155 à 1174, celui de Laon est d’ailleurs Gautier de Mortagne,
ancien écolâtre et auteur d’un traité sur le sacrement de mariage. À la fin du
XIIe siècle, l’emprise ecclésiastique reste cependant partielle. Les noces
d’Arnoul de Guînes, en 1194, comportent la célébration d’une messe. Mais
la bénédiction du lit nuptial, si elle se fait aussi en présence d’un prêtre,
manifeste surtout l’importance de la figure du père, qui procède aux
derniers gestes et prononce les principales paroles : l’appel à la fécondité du
couple et à la perpétuation de la lignée.
Le deuxième champ où les réformateurs tentent d’influencer les
comportements est celui de l’éthique des fonctions. Les évêques d’abord se
voient proposer un modèle fort éloigné de ce qu’étaient traditionnellement
les évêques des Xe-XIe siècles, aussi bien dans les principautés du royaume
de l’ouest que dans l’Empire. Les notices biographiques des Gestes des
évêques du Mans, composées au sein du chapitre cathédral à partir de 1056-
1063, en fournissent un clair témoignage : elles brocardent plusieurs
évêques des Xe-XIe siècles, dénonçant en particulier leur vie guerrière ou
leur appétit sexuel, puis élaborent, à partir de l’épiscopat d’Hildebert de
Lavardin (1097-1125), une figure stéréotypée de l’évêque bon pasteur,
soucieux de l’accroissement du patrimoine ecclésiastique, de la réforme du
chapitre cathédral et du gouvernement de son diocèse, se tenant enfin
résolument éloigné de tout comportement trop proche de la vie laïque.
L’arrivée sur les sièges épiscopaux, à partir des années 1140, de moines
issus des nouveaux ordres donne de la vigueur et du crédit à ce nouveau
modèle épiscopal, d’autant que plusieurs d’entre eux font l’objet de
canonisations précoces, tels les cisterciens Pierre de Tarentaise (1141-1174)
et Amédée de Lausanne (1145-1159) ou le chartreux Anselme de Belley
(1163-1178).
S G : G (A H -
P )

Ganagobie, prieuré clunisien du diocèse de Forcalquier situé sur un éperon en


surplomb de la vallée de la Durance, a fait l’objet de fouilles et de restaurations très
importantes de 1974 à 1997. Dans l’église, reconstruite au XIIe siècle, un pavement
de mosaïque exceptionnel d’une superficie de 70 m² recouvre l’abside centrale, la
partie antérieure des absidioles latérales et le transept oriental. À l’intérieur de décors
géométriques, se déploie un tapis d’animaux fabuleux, exotiques ou fantastiques,
largement inspiré des bestiaires, un genre très apprécié jusque dans les cloîtres. Une
inscription indique que cette mosaïque fut réalisée à l’époque du prieur Bertrand, en
fonction à partir de 1122, par une équipe dirigée par un frère de Ganagobie nommé
Pierre Trutbert, décédé peu avant 1129-1130 : elle date donc des années 1120. Sa
fonction semble essentiellement décorative, mais la logique binaire que l’on repère
dans le transept et les absidioles trahit aussi une signification symbolique : les
animaux situés à droite et regardant vers l’est figurent des aspects du bien, tandis que
les autres représentent des aspects du mal. Parmi ces derniers, deux sont combattus
par des chevaliers, dont celle du bras sud du transept reproduite ici. On y voit un
chevalier revêtu d’un haubert, d’un casque conique, d’un bouclier rond et de chausses
à lacets rouges transpercer de sa longue lance un dragon fantastique mi aigle-mi
serpent. Il s’agit probablement d’une représentation de saint Georges, dont le culte,
d’origine orientale, se diffuse en Occident dans le contexte des croisades. Mais en
célébrant ainsi un saint guerrier, c’est l’ensemble des chevaliers qui se voient associés
par les moines à la lutte contre le mal, qu’il s’agisse du diable ou de ses alliés ici-bas,
les Sarrasins.

L’ Y C ’
(1096)

Y , par la grâce de Dieu évêque de Chartres, aux clercs de Meulan


et à tous ceux de l’archidiaconé de Poissy, salut.
Il est parvenu à nos oreilles que le comte [Robert] de Meulan veut
épouser la fille de Hugues, comte de Crépy ; ce que défendent d’un
commun accord les décrets et les canons, disant : « Nous défendons
les alliances entre consanguins ». Or nul n’ignore leur consanguinité,
qui est proche, comme l’attestent et sont prêts à le prouver de nobles
hommes issus de la même souche. Ils disent, en effet, que Gautier le
Blanc engendra la mère du comte Galeran, qui donna le jour à la
mère du comte Robert ; d’un autre côté, le dit Gautier engendra
Raoul, père d’un autre Raoul, qui eut pour fille la comtesse de
Vermandois, de qui est née la femme du comte Hugues, dont le comte
de Meulan veut actuellement épouser la fille. Si cette généalogie est
exacte, ce mariage ne pourra être légitime ; ce sera un commerce
incestueux, et les enfants ne pourront être légitimes, mais bâtards.
Aussi vous défendons-nous au nom de l’autorité apostolique et
canonique de consacrer dans aucune église de notre diocèse une union
aussi contestable ou de la laisser consacrer, autant qu’il dépendra de
vous, à moins qu’auparavant il n’ait été prouvé en notre présence que
cette consanguinité remonte au-delà du septième degré.
Adieu et communiquez cette lettre au comte de Meulan.
L’ R M I C

Comme il apparaît sur cette reconstitution généalogique, Isabelle de Crépy et Robert


de Meulan étaient bien apparentés de manière trop proche aux yeux de la
réglementation ecclésiastique, puisque cinq degrés de parenté canonique (pour
Isabelle) et quatre (pour Robert) les séparaient de leur ancêtre commun, Gautier le
Blanc.

Les guerriers ensuite, du prince au simple chevalier, cristallisent des


discours plus complexes. Comme en témoignent les portraits à charge de
Thomas de Marle, Hugues du Puiset ou Robert de Bellême dans les récits
monastiques de Guibert de Nogent, Suger ou Orderic Vital, ou encore la
dénonciation d’Hugues III comte de Saint-Pol sous la plume du chanoine
Gauthier de Thérouanne, il s’agit souvent pour les clercs de dénoncer les
mauvais chevaliers qui, habités par la violence et l’impiété, rompent la paix
– la paix de Dieu comme la paix du prince – et pillent les terres d’Église. Il
peut s’agir à l’inverse de valoriser les bons chevaliers que leur frugalité,
leur chasteté et leur piété rapprochent de l’éthique ecclésiastique, des
chevaliers qui mettent leur glaive au service de la cause de l’Église avant,
bien souvent, de finir leurs jours sous l’habit monastique. C’est le portrait
que font Orderic Vital du chevalier normand Ansoud de Maule ou les récits
de croisade de Godefroid de Bouillon, duc de Basse Lotharingie, élu
« avoué du Saint-Sépulcre » après la prise de Jérusalem en 1099. Pour les
réformateurs, deux voies idéales s’offrent à l’aristocratie laïque. Aux yeux
des moines – et sur ce point le nouveau monachisme, cistercien notamment,
et l’ancien, clunisien par exemple, se trouvent en harmonie – la voie la plus
parfaite est l’entrée volontaire au monastère. Sans rejeter l’oblation ou la
conversion tardive, les moines réformateurs valorisent les conversions
d’adultes car elles manifestent une rupture radicale, l’adhésion à une
éthique absolue qui reconnaît la supériorité de la vie monastique sur tout
autre état de vie, à commencer par la vie chevaleresque. C’est la voie suivie
par Bernard de Fontaine et ses parents lorsqu’ils se présentent à la porte de
l’abbaye de Cîteaux un jour de l’an 1112. La deuxième voie est celle de
l’engagement dans le siècle au service de l’Église et de la papauté. Pour
quelques princes, cet engagement, on l’a vu, a pu prendre la forme d’une
entrée dans la vassalité du pape ou d’un combat en son nom. Il peut aussi
s’incarner dans une fonction soigneusement encadrée par l’Église de
« gardien » ou de « défenseur » : à la fin du XIe siècle, l’évêque de Cahors et
l’abbé de Saint-Sernin de Toulouse confient à Gauzbert de Castelnau et au
vicomte Adémar la tâche de protéger leurs biens des entreprises du duc
d’Aquitaine Guillaume IX. D’une manière générale, l’idée partagée par les
réformateurs, puis par la plupart des clercs du XIIe siècle, est que les princes
et les grands, voire les rois eux-mêmes, doivent être les avoués de l’Église.
C’est l’idéal de royauté refusé par Raimond IV de Saint-Gilles à Jérusalem
en 1099, mais accepté par Godefroid de Bouillon. La croisade, qu’elle se
déroule en Espagne ou au Levant, représente plus largement le meilleur
moyen d’accomplir un tel engagement. Comme l’exprime Guibert de
Nogent dans sa Geste de Dieu par les Francs, « Dieu, de nos jours, a
suscité de saintes batailles où chevaliers et errants [trouvent], au lieu de
s’entretuer à l’exemple des anciens païens, des moyens nouveaux de gagner
leur salut ». Dans ce contexte, l’apparition de congrégations religieuses
associant de manière inconnue jusqu’alors activité guerrière et statut
clérical – essentiellement l’ordre du Temple, fondé en 1129, et l’ordre de
l’Hôpital, une fois ce dernier transformé en véritable ordre militaire sur le
modèle du Temple dans les années 1120-1140 – peut apparaître comme une
conciliation entre la voie monastique et l’engagement militaire au service
de l’Église. Pour ces chevaliers d’un nouveau genre, il s’agit, après avoir
prononcé des vœux, de faire la guerre exclusivement contre les infidèles, en
vivant comme des moines et en suivant une règle. Pour Bernard de
Clairvaux, qui l’exprime à propos de l’ordre du Temple dans son Éloge de
la nouvelle chevalerie, choisir cette « nouvelle milice », c’était rejeter
l’autre milice, celle du siècle, tout empreinte de « malice », et ainsi faire son
salut.

U XIIe ’ O V :
A M

L de Pierre, Ansoud, fut assez peu semblable à son père par ses
mœurs, plus grand par sa valeur. Il était en effet d’un caractère
excellent et plein de grandeur, courageux et puissant physiquement,
très remarquable par sa loyauté de chevalier, d’une grande autorité et
d’un jugement impartial, hardi et éloquent dans la discussion, presque
l’égal des philosophes. Il fréquentait les églises et prêtait une oreille
attentive aux sermons sacrés. Il apprenait par cœur les faits passés
tels qu’on les trouvait dans les anciens manuscrits, les recherchait
auprès de savants chroniqueurs et confiait à sa solide mémoire les
biographies de ses ancêtres qu’il avait entendues […]. Il honora
toujours sa mère la dévote Guindesmoth et, en fils fidèle, se conforma
en toutes choses aux conseils de sa pieuse mère. Celle-ci, d’une
famille noble de la région de Troyes, vouée à Dieu, survécut presque
quinze ans à son mari lors de son veuvage. […] Puis son doux fils la
fit amener avec respect à son tombeau et enterra son corps avec
honneur dans la nef de l’église, près de celui qui avait partagé sa
couche. Au temps de son apprentissage du métier des armes, notre
chevalier se signala par ses hauts faits et, laissant ses connaissances,
sa famille et ses chers parents, alla exercer à l’étranger les qualités
qu’il avait en lui. Il gagna l’Italie et compagnon du très puissant duc
Guiscard, participa à l’attaque de la Grèce. […] Revenu en Gaule
quelque temps après sur la ferme demande de son père, il prit pour
épouse une jeune fille noble et bien plaisante du nom d’Odeline, fille
de Raoul dit Mauvoisin, châtelain de Mantes.
Homme de guerre, il incitait, par sa frugalité, tous ceux qui le
fréquentaient à une vie dans l’honneur et servait aussi d’exemple aux
réguliers par ses jeûnes. Il ne mangeait jamais de pommes dans le
verger, jamais de grappes de raisin dans la vigne, et ne goûtait pas les
noisettes dans la forêt. Se contentant d’une union légitime, il aimait la
chasteté […] Il louait les jeûnes et toute sorte de continence de la
chair. Il s’abstenait totalement de commettre des rapines et préservait
habilement ses biens acquis par le travail. Il restituait, légitimement,
les dîmes, les prémices et les aumônes données par ses prédécesseurs
aux ministres de Dieu. […] De sa femme légitime qu’il avait épousée
toute jeune fille, et que, pieusement il avait rendue docile en toute
dignité, il eut sept fils et deux filles, dont les noms sont les suivants :
Pierre, Raoul, Guérin, Lisiard, Gui, Ansoud, Hugues. Marie et
Guindesmoth […]. Après le décès de son père, notre héros dirigea
pendant dix-huit ans le domaine légitime de ses ancêtres : il témoigna
envers les moines d’un fidèle patronage en toutes choses et s’appliqua
chaque jour avec avidité à converser avec eux pour l’édification de
ses mœurs. […]
Après avoir porté les armes de la chevalerie pendant cinquante-trois
ans, Ansoud atteignit désormais les années de la vieillesse et tomba
malade. Malade pendant presque sept semaines, il se prépara par la
confession et la pénitence à se présenter devant le tribunal du Très-
Haut. Il ne restait pas couché dans son lit et gagnait l’église chaque
jour : il disposait de toute la vivacité de sa mémoire et de son
éloquence. Cependant il savait qu’il avait perdu les facultés naturelles
de son corps qui permettent aux médecins de prédire aux hommes leur
perte ou leur salut, et qu’il ne pouvait pas fuir le sort d’une mort
imminente. Ainsi, se souvenant du salut éternel, il se tourna totalement
vers le Seigneur et, avide, se hâta d’accomplir ce qu’il avait entendu
des sages et ce qu’il avait retenu de lui-même, afin de mériter la vie
éternelle. Une nuit, il entendit le son d’une cloche et se leva pour se
rendre à l’église avec un fidèle et prier Dieu d’accepter sa pénitence
et d’accomplir sa volonté. À la fin du service des matines, il appela les
moines, s’ouvrit à eux de son vœu et leur demanda de l’accepter
comme moine […]. Ansoud souhaitait leur être associé par l’habit
comme par l’esprit. […]. Il affirmait que c’était là tout son désir et
toute sa volonté, vivre avec les pauvres du Christ, terminer sa vie avec
eux, afin de réaliser la promesse que Dieu a faite aux siens. […] C’est
pourquoi, après l’accord de sa femme, la nouvelle recrue du Christ fut
bientôt tonsurée et le néophyte revêtit les vêtements sacrés. […] Trois
jours après, enfin, sentant la mort venir, il fit appeler les frères et leur
demanda qu’ils lui fassent la recommandation aux mourants. Celle-ci
faite, il demanda que lui soient apportées l’eau bénite et la croix. Il
s’aspergea d’eau, adora la croix et se recommanda au Christ. […]
Puis, à ce que nous croyons, il expira dans la félicité.

Il ne faudrait pas déduire trop rapidement de la vigueur de ces discours


et du succès considérable de la croisade, du nouveau monachisme et des
ordres militaires, l’idée d’une complète adhésion de l’aristocratie laïque à
ces modèles de comportement. En effet, pour d’évidentes raisons
documentaires les motivations des laïcs demeurent difficiles à percevoir et
lorsqu’elles peuvent l’être elles apparaissent toujours multiples et
complexes. Certaines motivations sont d’ordre traditionnel et renvoient à la
diffusion au sein de la petite aristocratie du modèle nobiliaire de l’amicitia
et du bon voisinage avec les religieux (en densifiant le maillage des
établissements monastiques l’essor des cisterciens et des ordres militaires
eut pour effet de rendre la chose plus accessible), à la fascination pour une
vie monastique plus que jamais conçue comme combat spirituel, ou encore
au désir plus ou moins explicite d’imiter les dévotions princières (les
nouveaux ordres sont en effet précocement soutenus par les rois et les
princes). D’autres motivations paraissent plus neuves, sans que l’on puisse
pour autant en déduire la pleine adhésion des grands à l’idéologie
grégorienne. Ainsi, il est évident que le goût de l’aventure et l’opportunité
que représentait la légitimation canonique de l’activité guerrière ont
beaucoup joué dans le succès du Temple et de l’Hôpital. De même, l’idéal
autarcique et le refus des droits ecclésiastiques et seigneuriaux propres aux
cisterciens et aux cartusiens les rendaient séduisants aux yeux d’une
aristocratie que rebutait la volonté de puissance seigneuriale des
bénédictins.
C V
Œuvre présentée dans ce chapitre, I. Un temps d'innovations et de polémiques.
C V

I ,

L « grégorienne » s’accompagna d’un foisonnement


d’expériences nouvelles. La diversification des formes de vie religieuse, la
multiplication des écoles, l’épanouissement de la dialectique et du droit,
l’apparition d’une littérature profane, le renouveau de la statuaire
monumentale en représentent quelques aspects. L’Église et la ville, dans le
cadre de la réforme et dans un contexte de vif essor urbain, furent les
terrains privilégiés de ces expériences. Le rapport au passé, à la tradition et
à la coutume se dégagea alors d’une certaine pesanteur intellectuelle et
sociale. Le propos fameux placé par Jean de Salisbury dans la bouche du
maître Bernard de Chartres – « nous sommes des nains, mais, juchés sur les
épaules de géants, nous voyons plus loin qu’eux » – tout en préservant la
révérence due aux anciens, manifeste clairement la conviction qu’il était
désormais possible et légitime de les surpasser. Certains s’en lamentèrent,
d’autres s’enthousiasmèrent, et de vives polémiques secouèrent la société
jusqu’à ce qu’un certain retour à l’ordre se fasse sentir, à l’initiative des
autorités ecclésiastiques, à partir du milieu du XIIe siècle.

I. U ’

La légitimité du neuf
La logique de la réforme, dans son inspiration initiale, était de lutter
contre les mauvaises traditions, de remettre en cause les autorités perçues
comme illégitimes, de ne pas hésiter à instaurer de nouvelles normes au
nom d’une exigence de vérité. Comme l’affirmait Grégoire VII : « Jésus a
dit : Je suis le chemin, la vérité et la vie (Jean 14, 6) et non : Je suis la
coutume ». La formule, que le pape avait trouvée sous la plume d’un Père
de l’Église (Cyprien), fit fortune. Elle fut régulièrement reprise par de
nombreux réformateurs, y compris les plus modérés, à l’image d’Hildebert
de Lavardin, archevêque de Tours, qui en 1124 s’en inspira pour dénoncer
la transmission héréditaire des prébendes canoniales. La nécessité pour les
réformateurs de tisser des alliances contre les partisans de l’ordre ancien
favorisait par ailleurs une certaine effervescence et l’épanouissement d’une
relative diversité dans l’Église et la société. Ce phénomène est
particulièrement visible en matière de vie monastique et canoniale où la
volonté de rompre avec la tradition prolonge l’idéal de retour aux origines.
La critique de la coutume et la volonté de retour aux origines sont
clairement attestées dans les récits des commencements de l’abbaye de
Cîteaux, aussi bien chez les chroniqueurs issus de la tradition bénédictine,
tels Guillaume de Malmesbury ou Orderic Vital, que dans les textes
fondateurs de Cîteaux, le Petit Exorde (avant 1119), la première version de
la Charte de Charité (1119) et l’Exorde (vers 1124-1137/1138). On retrouve
l’une et l’autre dans la manière dont l’abbé Étienne Harding (1099-1133)
fait établir un texte révisé de la Bible en recourant à de multiples manuscrits
et aux compétences de plusieurs correcteurs, dont des juifs pour certains
textes de l’Ancien Testament. On retrouve encore une démarche voisine
dans la collecte et le rassemblement à Clairvaux de l’œuvre complète de
saint Augustin telle qu’on la connaissait alors. Dans le cadre de la
radicalisation du projet cistercien opérée entre 1110 et 1130, cette volonté
de retour aux origines est cependant vite englobée et dépassée par une
authentique revendication de nouveauté, présentée comme la condition
indispensable d’un retour à l’Église primitive. Cette revendication se
manifeste par un certain nombre de choix symboliques : la désignation
générique de l’abbaye de Cîteaux comme le « nouveau monastère » ;
l’adoption pour l’habit des moines, sans doute peu après 1111, d’une laine
non teinte ; le renoncement aux formes figuratives et aux ornements (les
couleurs, les peintures, les objets liturgiques luxueux, les cloches) dans les
édifices cultuels ; le retour au plain-chant et l’adoption, à partir de 1147,
d’une liturgie épurée. L’absence de référence au passé dans les textes
cisterciens, bernardins en particulier, contraste fort par ailleurs avec les
multiples renvois à la tradition qui parsèment l’œuvre de Pierre le
Vénérable, artisan de la reconstruction clunisienne après la crise que
connaît la congrégation dans les années 1122-1126. Comme toutes les
institutions, les nouveaux ordres et Cîteaux en particulier réinventent leurs
origines. Mais à la différence des établissements bénédictins, même
réformateurs, ils ne le font pas en s’inscrivant dans la longue chaîne des
bonnes coutumes régulièrement réactivées par de saints prédécesseurs.
La légitimité de la nouveauté ressort aussi de la valorisation des
expériences singulières et de la multiplication des genres de vie religieuse.
Chez les ermites, comme dans la plupart des nouveaux ordres, des chartreux
aux cisterciens, mais aussi chez certains bénédictins comme Lanfranc du
Bec ou quelques-uns des premiers scolastiques comme Anselme de Laon ou
Pierre Abélard, l’accent est mis désormais sur la prière intérieure, la
pénitence et la conversion personnelles, aux dépens de la prière
d’intercession. Avant de prendre en charge le salut des autres, fussent-ils les
grands de ce monde, il s’agit d’abord de faire son propre salut. Dans la
prière comme dans le genre de vie, le choix existentiel l’emporte en quelque
sorte sur le rôle fonctionnel, la dimension individuelle sur la conformité à la
tradition. Se développe ainsi la conscience d’une responsabilité personnelle
dans le péché : l’angoisse du péché n’est plus liée à la peur de corrompre la
communauté sociale ou religieuse, de la souiller, mais se nourrit de la
crainte de ne pas être exemplaire pour autrui. La vie intérieure et la relation
directe avec Dieu sont donc valorisées, même si les processus
d’institutionnalisation des expériences novatrices favorisent, comme on le
verra, un retour progressif aux pratiques liturgiques et sociales
traditionnelles. La nouveauté des idéaux initiaux survécut dans l’éloge des
héros fondateurs et la geste des origines, et même dans certaines pratiques
comme le montrent l’austérité durable des édifices cisterciens ou la
pérennité du mode de vie mi-cénobitique, mi-érémitique des chartreux.
De manière significative, le discours hagiographique, un genre
pourtant profondément conservateur, se fait le reflet de ces ruptures. Dans
les Vies de Robert d’Arbrissel, de Bernard de Tiron ou d’Étienne de Muret,
les expériences de mortification sont ainsi moins présentées comme un
combat contre le mal que comme l’expiation d’un péché personnel. Mieux
encore, les textes hagiographiques revendiquent la nouveauté de ces
saintetés : dans la Vie que rédige Marbode, archidiacre d’Angers et futur
évêque de Rennes, Robert, le fondateur de La Chaise-Dieu, est un
« saint nouveau » ; la Vie de Norbert de Xanten, fondateur de Prémontré,
souligne que celui-ci « a mené un nouveau type de vie sur terre […] et
qu’on n’avait jamais vu rien de tel ». De semblables constatations figurent
dans bien d’autres écrits, comme la lettre de Guillaume de Saint-Thierry
aux chartreux de Mont-Dieu, à propos de la vie cartusienne, dans l’Éloge de
la nouvelle chevalerie de Bernard de Clairvaux, au sujet du Temple. En
1132/1133, dans l’Histoire de mes malheurs, Pierre Abélard évoque lui
aussi la « sainte nouveauté » apportée chez les chanoines et les moines par
Norbert de Xanten et Bernard de Clairvaux, qu’il n’aimait guère pourtant.
La nouveauté tient enfin au relatif desserrement du contrôle
ecclésiastique sur la parole au temps fort de la réforme. Les prédications
aux laïcs se multiplient alors. Elles sont le fait d’ermites, clercs ou laïcs, de
chanoines et même de moines, anciens ou nouveaux, qui n’hésitent pas à
sortir des cloîtres : Wederic, moine de Saint-Pierre de Gand, obtient
l’autorisation de prêcher de Grégoire VII en 1075, l’ermite Robert
d’Arbrissel celle d’Urbain II en 1096, le moine Henri celle de l’évêque
Hildebert du Mans en 1116… Cette parole proliférante s’en prend parfois
vivement aux élites ecclésiastiques traditionnelles, aux évêques et aux
chanoines jugés corrompus par l’argent ou le sexe. Elle est animée par la
volonté d’agir et de peser sur le comportement des hommes et fonde sa
légitimité sur la sainteté de vie du prédicateur, son éthique et son charisme.
Prédication de pénitence et de conversion, elle porte en elle une exigence
morale. Un siècle avant la révolution mendiante, elle traduit un engagement
nouveau dans le siècle, manifeste un premier glissement de la prise en
charge du monde par la liturgie et la prière vers sa prise en charge par la
pastorale et la prédication. Au même titre que l’engagement des laïcs dans
la croisade ou l’essor des pèlerinages, elle participe à l’avènement d’une
religion de l’action.

Un foisonnement d’expériences
Le succès de la vie monastique et canoniale se mesure d’abord à la
multiplication des communautés religieuses. Dans le diocèse de Toul par
exemple, le nombre de ces communautés passe de quinze à trente-cinq sous
le seul épiscopat de Pibon (1069-1107). Le nombre de leurs membres
augmente aussi : à Saint-Bertin, les moines sont huit en 1030, cent vingt
vers 1095-1123, cent cinquante au milieu du XIIe siècle ; à Saint-Aubin
d’Angers, ils sont cinquante-sept en 1038, soixante-dix-huit en 1060, cent
cinq en 1080 ; à Cluny, ils sont entre soixante et quatre-vingts vers 1049,
plus de trois cents en 1122. L’essor du nouveau monachisme est encore plus
spectaculaire : la seule abbaye de Clairvaux put fonder deux nouvelles
abbayes, de douze moines chacune, chaque année de l’abbatiat de Bernard
(1115-1153), ce qui suppose l’arrivée d’un minimum de deux nouvelles
recrues par mois.
C’est cependant la nouvelle diversité des modes de vie religieuse qui
retient l’attention. La fondation de nombreuses communautés de chanoines
réguliers à partir du milieu du XIe siècle et des congrégations monastiques
de Molesme en 1075, la Chartreuse en 1084, Cîteaux en 1098, Fontevraud
en 1118, Prémontré en 1120, le Temple en 1129…, la multiplication des
genres de vie aux frontières de l’Église et de la société (les convers, les
donnés, les recluses…) représentent une diversification sans précédent, qui
vient perturber la vision grégorienne, simplificatrice et unificatrice. La
fluidité des situations durant toute la première moitié du XIIe siècle accentue
le phénomène : une communauté comme Saint-Sulpice en Bugey par
exemple, d’abord bénédictine, adopte les coutumes des chartreux avant de
finir cistercienne. Cette nouvelle diversité a été clairement perçue par les
contemporains. Les chroniques de Prémontré (1131), d’Orderic Vital (vers
1135) et de Robert de Torigny (avant 1182) énumèrent ainsi les prémontrés,
les cisterciens, les clunisiens, les cartusiens, les templiers, les hospitaliers et
les moniales. Dans le deuxième quart du XIIe siècle, un traité Sur les
différents ordres et professions qui sont dans l’Église, composé dans le
diocèse de Liège, tente une première classification entre « ceux qui se
tiennent loin des hommes » (les cisterciens, les prémontrés), « ceux qui sont
proches des hommes » (les clunisiens, les victorins) et « ceux qui vivent
parmi les hommes » (les chanoines), les ermites demeurant à part. Tous ces
textes ont en commun de percevoir cette diversité comme bonne et
profitable pour l’Église et d’aplanir les différences entre anciens (les
clunisiens) et nouveaux (les autres) réformateurs dans une vision globale
plutôt irénique.
Il est vrai que ces expériences présentent de nombreuses parentés. En
premier lieu un même appétit d’évangile, une même fascination pour les
expériences premières, celles des apôtres comme celles des premiers
anachorètes. Pour tous, la vie apostolique représente une forme de
perfection. Son imitation est revendiquée par tous jusqu’aux groupes
considérés comme hérétiques et relève donc de modalités infinies, chaque
communauté privilégiant tel ou tel aspect, s’appropriant tel ou tel verset des
Évangiles ou des Actes des apôtres. En deuxième lieu, toutes ces
expériences manifestent un idéal de conversion radical. « Suivre nu le
Christ nu » est l’un des adages les plus régulièrement cités. La pauvreté
personnelle en est la figure la plus commune, d’autant que la distinction
entre pauvreté subie et pauvreté choisie reste un lieu commun de la
littérature ecclésiastique. À quelques exceptions (les grandmontains), la
mendicité reste cependant réprouvée, l’idéal se situant dans l’autarcie
communautaire. Plus largement, il s’agit de rompre volontairement et
définitivement avec le monde, une démarche qui peut aller jusqu’à
envisager la profession monastique comme un second baptême
(dévalorisant du même coup le baptême et l’état laïque). La seule
conversion vraiment légitime est dès lors celle des adultes et la plupart des
nouvelles communautés refusent les oblats, les nourris et les écoles, voire
témoignent d’une certaine réticence envers les convertis tardifs. En
troisième lieu, la rupture avec le monde est toujours vécue sur le mode
mythologique de l’expérience du désert. L’érémitisme inspire en effet
l’ensemble des expériences nouvelles, jusqu’à l’ordre cistercien. Les récits
de vocations glosent l’exemple de Jean-Baptiste, du Christ lui-même, de
saint Antoine ou des Pères égyptiens. Les récits de fondations déclinent le
topos du lieu sauvage, hostile et désertique, fondé sur un extrait du
Deutéronome (32, 10). Les ermites vivent pourtant presque toujours en
petits groupes et se déplacent souvent au milieu d’une foule bigarrée. Quant
aux abbayes, à l’exception des chartreuses, elles s’installent le plus souvent,
même les cisterciennes, à proximité de lieux habités et exploités, de routes
et de rivières. Il reste que le double modèle apostolique et érémitique est
bien ce qui permet à la plupart des nouveaux ordres de renouveler les
formes de la vie monastique, les uns, comme les cisterciens et les chartreux,
proposant de nouvelles articulations entre cénobitisme et érémitisme, les
autres, comme les chanoines réguliers, une association originale entre vie
commune et pastorale.

L’ M R ’A ( 1098-
1100)

M , le plus petit des évêques [de Rennes, 1096-1123], à Robert,


serviteur de Dieu […]
Par ailleurs, beaucoup pensent que tu dois à juste titre être repris à
propos de l’extravagance de ton vêtement déguenillé, puisqu’il ne
paraît convenir ni à la profession canoniale sous laquelle tu as
commencé à militer, ni à l’ordre sacerdotal auquel tu as été promu.
[…] Jusqu’où donc, après avoir rejeté l’habit régulier, t’a-t-il fallu
t’avancer au milieu du peuple, un cilice sur ta chair, vêtu d’une
casaque usée et trouée, les jambes à demi-nues, la barbe abondante,
les cheveux coupés autour du front, pieds nus, et offrir une nouvelle
espèce de spectacle à ceux qui te voient, si bien qu’ils disent qu’il ne
te manque plus que le gourdin pour être accoutré en lunatique ? […]
Reviens donc, je t’en prie, au sens commun et ne t’efforce pas d’être
seul sans autre exemple en sainteté […]. Si tu t’es proposé d’imiter
Jean-Baptiste, remplis d’abord la mesure des confesseurs, remplis
celle des apôtres, pour pouvoir ensuite monter vers celui qui est tel
qu’aucun enfant né d’une femme ne s’est levé de plus grand. Car de
même qu’il ne faut pas retomber tout au fond, de même la raison
enseigne à ne pas commencer par les sommets.
En outre, que dans les sermons par lesquels tu as coutume d’enseigner
les foules populaires et les hommes ignorants, tu reprennes non
seulement, comme il convient, les vices des gens présents, mais aussi
des absents, et que tu énumères, attaques, déchires, ce qui ne convient
pas, les fautes non seulement des membres des ordres ecclésiastiques,
mais aussi des dignitaires, cela me semble la même chose que si on
mêlait le poison à l’antidote […]. Car ce n’est pas là prêcher, mais
dénigrer. […]
Et maintenant ce point aussi : par quelle raison peut-on défendre le
fait que tu admets indistinctement les hommes et les femmes de toute
condition ou de tout âge qui à ta prédication, comme il arrive
d’ordinaire, sont touchés de componction pour une heure et que tu les
pousses aussitôt à la profession religieuse sans qu’ils aient été mis à
l’épreuve […] ? Or le nombre de tes prosélytes est si grand que nous
les voyons en troupeaux répandus à travers les provinces, couverts de
vêtements en peau de chèvre, reconnaissables au foisonnement de
leurs barbes […]. Je me tais sur les jeunes filles qui, je l’ai dit, ont fait
leur profession religieuse sans examen et que, sitôt leur vêtement
changé, tu as enfermées dans des cellules distinctes […]. Aussi le
résultat lamentable de cette action en montre-t-il la témérité : les unes
en effet, leur accouchement imminent, se sont échappées après avoir
brisé leurs prisons ; d’autres ont accouché dans leurs cellules mêmes.
[…]
Le dernier point sur lequel il y a, semble-t-il, des reproches à te faire
ne dément pas le premier : il concerne la profession de vie canoniale
et la stabilité dans le lieu antérieur [l’abbaye de La Roë], ainsi que la
charge que tu as accepté de diriger les frères qui y ont fait profession :
toutes choses que tu as, dit-on, méprisées à cause des sœurs. Sur ce
sujet, nous demandons à ta fraternité une réponse raisonnable, faute
de quoi nous craignons pour toi une condamnation certaine. […] Que
le Christ garde ta religion en prières pour nous, frère très cher.

Le renouveau érémitique est un phénomène européen dont les deux


principaux foyers sont l’Italie centro-septentrionale et la France de l’ouest,
du Périgord aux marges méridionales de la Normandie. L’insatisfaction à
l’égard d’un monachisme liturgique très normé comme le rejet des
évolutions économiques et sociales les plus déstabilisatrices (l’essor des
échanges, le rôle croissant de l’argent, les débuts de l’essor urbain,
l’enrichissement de l’Église), nourrissent de multiples vocations qui
naissent aussi bien dans le monde laïque (Étienne de Muret), que chez les
prêtres (Robert d’Arbrissel), les chanoines (Géraud de Sales) ou les moines
(Vital de Savigny). Ces ermites recherchent l’autosuffisance, pratiquent le
travail manuel et refusent de posséder des droits seigneuriaux ou
ecclésiastiques. Le choix de la pauvreté matérielle se lit souvent dans une
allure hirsute et négligée, cheveux longs et barbe mal taillée, le dénuement
vestimentaire, l’ascétisme alimentaire, le refus des dons et des échanges
socio-religieux traditionnels. Retirés à l’écart du monde, près d’une
chapelle ou d’un oratoire, dans les forêts ou les landes qui leur tiennent lieu
de désert, ils sont cependant régulièrement visités – les chevaliers des
premiers romans courtois rencontrent fréquemment des ermites ; ces
derniers n’hésitent pas à aller haranguer les foules et à cheminer par monts
et par vaux. Ils sont à la fois des pénitents attachés à leur ermitage sur le
modèle des Pères du désert et des prédicateurs itinérants sur le modèle
apostolique. C’est le cas par exemple de Robert d’Arbrissel († 1117), l’un
des plus célèbres d’entre eux : sa critique virulente des clercs, comme la
présence à sa suite d’une foule où se mêlent indistinctement hommes et
femmes, prostituées et concubines délaissées, clercs et laïcs, indisposent
certains prélats. Mais Robert a aussi l’oreille des puissants et des grandes
dames, comme le montrent la lettre qu’il adresse à la duchesse de Bretagne
Ermengarde vers 1106-1109 ou les soutiens dont il dispose pour la
fondation de Fontevraud. Les expériences érémitiques débouchent en effet
souvent sur la naissance de nouvelles institutions monastiques, qui
conservent en général quelques singularités : à Fontevraud les hommes sont
soumis à l’autorité des femmes, à Grandmont les moines de chœur sont
soumis aux convers.

L ’ F
Cette salle capitulaire est à peu près contemporaine de la mort de Bernard de
Clairvaux († 1153). Six travées, sur les neuf qu’elle comptait à l’origine, ont subsisté.
Comme dans tous les monastères, elle donnait sur une galerie du cloître, ici à droite.
Chaque matin, les moines s’y réunissaient pour écouter un chapitre de la règle de saint
Benoît, lire le martyrologe et le nécrologe, procéder à l’examen et à la correction des
frères, évoquer les affaires courantes. Les moines se tenaient sur des bancs qui
couraient le long des murs. Le décor est aussi simple et dépouillé que celui de l’église.
L’originalité réside dans l’architecture : les piles centrales constituent des faisceaux de
huit colonnettes, d’où surgissent doubleaux et nervures d’ogive de forme semi-
circulaire. L’ensemble atteste de l’existence d’un gothique cistercien tout à fait
contemporain des premiers édifices d’Île-de-France témoignant du nouveau style.

L C ’ G N
( 1114-1117)

P qui est de Bruno, lorsqu’il eut quitté la ville [Reims], il se


proposa de renoncer aussi au siècle et, fuyant le contact des siens, il
gagna le territoire de Grenoble. Là, décidant d’habiter aux flancs
d’une montagne escarpée et vraiment effrayante, vers laquelle ne se
dirige qu’un chemin très difficile et fort peu fréquenté, au pied de
laquelle apparaît, comme un gouffre béant, une vallée extrêmement
encaissée, il y institua le mode de vie que je vais décrire, et ses
disciples, aujourd’hui encore, y vivent de la même manière.
L’église de ce lieu est située non loin du pied de l’escarpement, sur un
terrain arrondi, en légère déclivité. Treize moines vivent là. Ils ont un
cloître qui est tout à fait apte aux usages monastiques, mais ils
n’habitent pas en clôture comme font les autres moines. Pour tout dire,
chacun a sa propre cellule sur le pourtour du cloître, lieu où il
travaille, dort et prend ses repas. Tous les dimanches, le procureur
leur remet leurs provisions, c’est-à-dire du pain et des légumes, à
l’aide de quoi chacun cuit chez soi une espèce de potée, toujours la
même. L’eau, tant pour boire que pour les autres usages, leur vient
par l’adduction d’une source ; cette eau fait le tour des cellules
individuelles et, par des percées appropriées, elle pénètre dans chaque
maisonnette. Les dimanches et jours de grande fête, ils usent de
poisson et de fromage : de poisson, ai-je dit, non point qu’ils en
achètent pour eux-mêmes, mais selon ce qu’ils ont pu en recevoir par
la libéralité de telles pieuses personnes.
Ils n’acceptent de qui que ce soit ni or ni argent ni objets sacrés : ils
ont là, en tout et pour tout, un calice d’argent. Dans leur église ils
s’assemblent à des heures qui ne sont point nos heures habituelles,
mais d’autres. Pour la messe, ils l’entendent, si je ne me trompe, les
dimanches et fêtes solennelles. Ils ne parlent pour ainsi dire nulle
part : s’ils ont besoin de quelque chose, c’est par signes qu’ils la
requièrent. S’il leur arrive de boire du vin, il est à ce point coupé qu’il
ne saurait procurer à qui en use ni vigueur ni, pratiquement, aucun
plaisir, car c’est à peine s’il l’emporte sur de l’eau ordinaire. Ils
portent un cilice à même la peau, le reste de leur vêtement est des plus
légers. C’est un prieur qui les régit ; quant aux fonctions d’abbé ou de
trésorier, l’évêque de Grenoble [Hugues de Châteauneuf, 1080-1132],
homme d’une haute sainteté, s’en acquitte. Mais, bien qu’ils
s’abaissent à une pauvreté multiforme, ils ne laissent pas d’assembler
une très riche bibliothèque : en effet, moins ils ont l’abondance du
pain matériel d’ici-bas, d’autant plus travaillent-ils à la sueur de leur
front pour acquérir cette nourriture qui ne meurt pas, mais qui
subsiste éternellement […].
Leur monastère est appelé la Chartreuse ; ils ne cultivent en blé
qu’une faible portion du sol. C’est que, grâce aux toisons des moutons
qu’ils élèvent en grand nombre, ils se procurent habituellement toutes
les provisions dont ils ont besoin. Il existe enfin, au pied de cette
montagne, des granges où sont logés des laïcs éprouvés, au nombre de
plus de vingt, qui travaillent sous leur surveillance.

La création de la Chartreuse s’inscrit dans un contexte voisin. Son


fondateur, Bruno († 1101), est issu de l’aristocratie rhénane. C’est un ancien
chanoine et maître de l’école cathédrale de Reims (vers 1056), où il eut
comme confrère le futur pape Urbain II. À la suite du rude conflit qui
oppose une partie du clergé rémois, favorable à la réforme, à l’archevêque
Manassès entre 1077 et 1081, il décide de se retirer du monde. Après une
décevante expérience cénobitique, il finit, en 1084, par s’installer avec
quelques compagnons en plein massif de la Chartreuse, grâce au soutien de
l’évêque réformateur Hugues de Grenoble (1080-1132). Ce dernier organise
la création d’un désert en obtenant donations et concessions des seigneurs
locaux et en plaçant le lieu sous sa protection. Lorsque Bruno part pour
l’Italie en 1090, il laisse derrière lui une communauté profondément
originale, où la dimension anachorétique (la vie en cellules individuelles, le
silence presque perpétuel) définit la vie communautaire.

L’ S (V )

L’abbaye de Sénanque fut fondée vers 1148-1150 au creux d’un vallon du plateau de
Vaucluse, par des moines venus de l’abbaye de Mazan, en Vivarais, invités par
l’évêque de Cavaillon et dotés par la puissante famille seigneuriale d’Agoult-Simiane
qui dominait l’ensemble du pays d’Apt. Il s’agit d’un site de désert cistercien
classique, dont il ne faudrait pas toutefois exagérer le caractère sauvage : le gros
bourg castral de Gordes n’est qu’à deux kilomètres au sud-est et l’ensemble du
piémont du plateau de Vaucluse était déjà peuplé et exploité avant l’arrivée des
moines blancs. L’église fut construite entre 1160 et la fin du XIIe siècle. Comme
l’attestent son chevet avec une abside en cul-de-four ou sa croisée surmontée d’une
coupole et d’un clocher, elle témoigne d’une adaptation des usages cisterciens aux
traditions architecturales locales.
Robert, le fondateur de la communauté de Cîteaux en Bourgogne, en
1098, possède lui aussi plusieurs expériences érémitiques à son actif. En
1075, il tenta un premier retour aux sources de la tradition bénédictine en
fondant l’abbaye de Molesme. Au bout d’une vingtaine d’années, sa
situation ne le satisfaisant plus, il choisit avec quelques moines de rompre
son vœu de stabilité et d’abandonner son abbaye pour fonder un nouvel
ermitage à Cîteaux. Dans le Petit Exorde rédigé avant 1119, le départ de
Robert pour Cîteaux est justifié par le fait que Molesme aurait acquis des
églises et des dîmes. Il est délicat d’apprécier la véracité du motif avancé
par un texte très polémique, rédigé pour nuire à Molesme. Il reste qu’un lien
fort était posé entre le mode de vie, la fonction sociale et la forme du
patrimoine. Dans les années 1110-1140, cette exigence gouverne le projet
cistercien, tout entier animé par une volonté de retour à la simplicité, à la
pureté voire à la lettre de la règle bénédictine. La Charte de charité (1119)
et les premiers Statuts (vers 1134-1140) mettent en œuvre la revalorisation
du travail manuel, le refus de la possession des églises ou des dîmes, le rejet
de toute seigneurie sur les hommes, enfin la mise à distance du monde, qui
se réalise concrètement dans le refus des écoles, des oblats ou des offices
ouverts aux populations. Aux yeux de tous, le rigorisme cistercien s’incarne
dans son austérité vestimentaire, liturgique et monumentale. Ce dernier
aspect est sans doute le plus frappant à une époque où les sanctuaires
déploient leur faste avec un éclat sans précédent. Sous l’influence de
Bernard de Clairvaux (1115-1153), de nombreuses églises cisterciennes
adoptent un parti pris d’uniformité et de sobriété, bien représenté par les
abbatiales de Clairvaux I (vers 1135-1145), de Fontenay (vers 1139-1147)
ou de Noirlac (vers 1150-1160) : un plan en croix latine à une nef flanquée
de deux collatéraux, un transept flanqué de chapelles carrées et un chœur à
chevet plat, une élévation dépouillée, sans tribunes, ni triforium, ni
arcatures aveugles, aucun décor figuratif, pas de fresque ni de vitraux
colorés, une simple voûte en berceau. Dans les régions méridionales ou
centrales de la France, la force des traditions architecturales locales conduit
à l’abandon précoce du chevet plat au profit d’un chœur à abside, comme à
Sénanque (vers 1180). Au fur et à mesure qu’avance le siècle, on revient
parfois, comme à Clairvaux II (vers 1154-1174) aux absides à
déambulatoire et l’on préfère de plus en plus souvent l’ogive à la voûte en
berceau. Mais une commune sévérité continue de donner à l’ensemble des
abbayes cisterciennes un véritable air de famille, qui les distingue des autres
constructions de leur temps.

L’ F (C - ’O )

L’abbaye de Fontenay fut fondée en 1118 par Bernard de Clairvaux lui-même, dans le
nord de la Bourgogne, au diocèse d’Autun, dans un vallon très humide qu’il fallut
drainer – le nom de Fontenay fait référence aux nombreuses sources qui s’y
trouvaient. Il s’agit d’une fondation familiale puisque l’abbaye s’élève sur des terres
données par les seigneurs de Touillon et de Montbard, apparentés à Bernard, qui y
nomme comme premier abbé son cousin, Godefroid de la Roche-Vanneau. L’église
abbatiale, consacrée en 1147 par Eugène III, le premier pape cistercien, fut construite
à partir de 1139 à l’imitation de Clairvaux, selon un plan cruciforme et des
proportions qui lui valent d’être considérée comme l’église modèle de l’architecture
bernardine. Il s’agit en tout cas d’un des plus anciens édifices cisterciens parvenus
jusqu’à nos jours. Elle mesure 66 mètres de long pour une nef de 8 mètres de large et
un transept de 19 mètres. Sa voûte en berceau brisé s’élève à 16 mètres de haut et
repose sur des colonnes aux chapiteaux décorés de palmettes de faible relief.
Austérité, dépouillement, luminosité caractérisent un espace intérieur pourvu d’une
excellente acoustique. Le chœur, de forme carrée, est plus bas que la nef. Son pavage
est fait de céramiques, qui recouvraient auparavant l’ensemble du sol de l’édifice. Le
chevet plat est percé de six baies réparties sur deux niveaux. La nef est aussi éclairée
par cinq autres baies percées dans un arc triomphal plus élevé que le chœur.
Conformément aux statuts de l’ordre, l’église est dépourvue de clocher.

Après des débuts modestes, la communauté de Cîteaux connaît un


succès rapide grâce à la fois au bon gouvernement de l’abbé Étienne
Harding (1099-1133) et à la dynamique locale insufflée par l’arrivée de
Bernard de Fontaine et de ses parents en 1112 ou 1113. Dès 1115, Bernard
peut partir fonder Clairvaux. Celle-ci constitue, à la fin des années 1110,
l’une des premières « filles » de Cîteaux aux côtés de La Ferté, Pontigny et
Morimond, elles-mêmes appelées à fonder de nouvelles filles dans un
processus d’expansion qui se pense et s’organise en termes de filiation.
L’essor des cisterciens en France et dans toute l’Europe prend alors une
ampleur sans précédent. En 1153, à la mort de Bernard, on compte déjà près
de trois cent cinquante monastères, dont cent quatre-vingts en France et
soixante et onze dans la seule filiation de Clairvaux. Le phénomène ralentit
ensuite quelque peu : on ne compte plus que trente et une nouvelles
fondations dans le royaume de France entre 1153 et 1200. La densité des
établissements est particulièrement remarquable en Champagne, en
Bourgogne (duché et comté) et en Île-de-France. En 1137, ils sont déjà onze
dans le seul diocèse de Sens et en 1149 dix-neuf dans celui de Reims. À
côté des fondations dues aux initiatives seigneuriales ou épiscopales, le
succès des cisterciens tient aussi à leur capacité à capter les communautés
érémitiques désireuses de conforter leur institutionnalisation, en particulier
dans le Midi. C’est le cas par exemple de l’abbaye rouergate de Silvanès,
fondée par Pons de Léras, un noble converti, qui s’affilie vers 1135-1136 à
l’abbaye cistercienne de Mazan, ou de l’abbaye toulousaine de Grandselve,
fondée par Géraud de Sales, qui s’affilie à Clairvaux vers 1145-1147. Les
cisterciens parviennent de même à agréger à leur ordre de véritables
congrégations déjà structurées autour d’une abbaye-mère, elle aussi souvent
d’origine érémitique, à l’image de celles d’Obazine, en Limousin, et de
Savigny, en Normandie, qui en 1147 lui apportent respectivement quatre et
vingt-sept abbayes. L’essor cistercien reste largement un phénomène
masculin, mais le refus de se doter d’une branche féminine est battu en
brèche dès 1120-1125 par la fondation de la communauté de moniales de
Tart, en Bourgogne, par l’abbé de Cîteaux, l’évêque de Langres et la
châtelaine Élisabeth de Vergy. À la fin du XIIe siècle, sans faire à
proprement parler partie de l’ordre, de nombreuses abbayes ou
congrégations féminines s’inspirent des statuts cisterciens. L’accession de
cisterciens à des sièges épiscopaux à partir des années 1140, d’abord en
Bourgogne et dans les Alpes (Auxerre dès 1137, puis Langres, Moutiers,
Lausanne, Sion, Autun…), constitue un autre signe de leur succès, tout
comme l’élection, en 1145, du premier pape cistercien en la personne
d’Eugène III (1145-1153). À la tête de leur diocèse, les évêques cisterciens
soutiennent activement l’expansion des nouveaux ordres et la réforme des
chapitres cathédraux.

P ’ S

L’incroyable succès des cisterciens a de multiples causes. Ils


bénéficièrent tout d’abord de l’appui précoce de prélats influents tels
Guillaume de Champeaux, ancien maître parisien et évêque de Châlons
(1113-1121), qui ordonna Bernard prêtre en 1115, Barthélemy de Laon
(1113-1150), Anséri (1117-1135) et Humbert (1135-1161) de Besançon…
Le fait qu’à l’origine ils refusèrent l’exemption contribua sans aucun doute
à leur attirer les bonnes grâces de l’épiscopat. Mais Cîteaux finit par obtenir
d’importants privilèges des papes en 1132 et 1152 et par acquérir une
exemption de fait entre 1163 et 1184, ce qui tendit quelque peu ses relations
avec les évêques. Le succès des cisterciens fut aussi porté, à partir des
années 1130, par le rayonnement personnel exceptionnel de Bernard de
Clairvaux. Ce dernier ne cessa d’écrire lettres, traités ou sermons, voyagea
sans repos entre la France, l’Allemagne et l’Italie, et s’engagea avec ardeur
dans les affaires de son temps. En 1128, il contribua à la rédaction de la
règle de l’ordre du Temple. En 1130, il prit vigoureusement parti dans le
schisme pontifical et favorisa, aux côtés des prélats français et anglais, la
reconnaissance finale d’Innocent II aux dépens d’Anaclet. En 1140, il obtint
du concile de Sens une nouvelle condamnation des écrits d’Abélard. En
1145, il mena dans le Midi toulousain une campagne anti-hérétique.
En 1146 et 1147, il prêcha la deuxième croisade à Vézelay devant le roi
Louis VII, puis en Flandre et en Allemagne, où il décida l’empereur
Conrad III à prendre la croix. Le rayonnement de Bernard se prolongea par-
delà sa mort (1153) puisqu’il fut rapidement canonisé en 1174.
Ce succès, considérable, des cisterciens reposait surtout sur la
complicité immédiate et profonde qui les unissait à l’aristocratie laïque. En
Bourgogne, en Champagne, en Île-de-France et en Savoie, ils bénéficièrent
à la fois du soutien actif des princes et de la petite aristocratie chevaleresque
qui, à l’image de la famille de Bernard lui-même, peupla les monastères et
multiplia les donations. En Bretagne, en Provence ou en Flandre, les
premières fondations furent en revanche surtout le fait des plus puissantes
lignées, voire des familles comtales ou ducales. Comme cela avait déjà été
le cas pour le monachisme bénédictin réformateur des Xe-XIe siècles, c’était
la dimension agonistique et la rigueur de la vie cistercienne qui séduisaient
les guerriers, un certain rejet du monde de l’argent et de la ville aussi sans
doute. Les réticences des cisterciens envers toute forme de seigneurie sur
les hommes et leur refus des dîmes, même s’ils s’atténuèrent au fur et à
mesure que l’on avançait dans le siècle, ne pouvaient que satisfaire par
ailleurs des familles aristocratiques ébranlées, notamment pour les plus
modestes, par la rude concurrence des seigneuries bénédictines. Enfin,
surtout après la mort de Bernard, les cisterciens finirent par répondre aux
aspirations les plus traditionnelles des seigneurs laïques, notamment en
matière de services pour les défunts. C’est ainsi qu’ils en vinrent à
multiplier les offices funéraires, à accepter les conversions « au secours de
l’âme » et les sépultures dans leurs églises, à l’image des moines de
Cercamp, en Picardie, recueillant dès 1143/1144 le corps de leur fondateur
Hugues Candavène, et même à reprendre la tradition bénédictine des
rouleaux des morts, comme le firent les moines de Sénanque en faveur de
Bertrand de Baux en 1181.

É H ’ C

Cette somptueuse enluminure décore un manuscrit biblique réalisé à l’abbaye Saint-


Vaast d’Arras par le moine Oisbert vers 1125. Le colophon précise que le manuscrit
fut commandé par l’abbé de Cîteaux Étienne Harding lors de sa visite à Saint-Vaast en
1124. On y voit une triple scène de dédicace. L’abbé de Cîteaux en habit blanc, à
gauche, et l’abbé de Saint-Vaast en habit foncé, à droite, offrent leurs églises à la
Vierge, dressée au-dessus d’un autel. Au bas de l’image, le moine Oisbert offre son
livre à la Vierge et à l’abbé de Cîteaux. Les trois hommes et l’autel sont sur terre
(l’orbe verte et le sol bleu), tandis que la Vierge est située à l’articulation de la terre et
du ciel (l’orbe bleu au motif géométrique, doublé d’un arc triomphal), en position de
médiatrice. Couronnée, elle est aussi une figure de l’Église dans laquelle les deux
monachismes, l’ancien et le nouveau, sont appelés à collaborer. Le pacte de fraternité
É
conclu entre les deux monastères lors de la visite d’Étienne Harding, prolongé par le
don ou l’échange de manuscrits, peut aussi se lire comme un signe de l’intégration du
nouvel ordre cistercien au sein de la tradition monastique bénédictine.

Le foisonnement des expériences nouvelles ne se limite pas au


monachisme, qu’il soit érémitique ou cénobitique. On le trouve aussi dans
des milieux plus engagés dans le monde, comme les cercles canoniaux ou
les combattants des croisades. À partir du milieu du XIe siècle, les
expériences de vie régulière et communautaire menées par des groupes de
prêtres, en dehors de tout projet monastique, se multiplient. Elles émanent
en général de chanoines issus des chapitres cathédraux, désireux de mettre
en œuvre une régularité plus exigeante, dont ils trouvent le modèle dans
certaines lettres de saint Augustin. C’est le cas par exemple des chanoines
de Saint-Ruf, à côté d’Avignon, dont l’existence remonte à 1039 et procède
d’une scission du chapitre cathédral. À partir de 1059, la papauté
réformatrice apporte tout son soutien à cette évolution en recommandant
l’adoption de la vie commune par tous les collèges canoniaux.
Grégoire VII, peut-être lui-même issu d’une communauté de chanoines, et
Urbain II, qui en 1090 proclame officiellement que le mode de vie canonial
est aussi exemplaire que celui des moines, jouent un rôle décisif. Les
chapitres réguliers se multiplient, en particulier dans le nord du royaume,
qu’il s’agisse de véritables fondations ou de la régularisation d’anciennes
communautés séculières. Certains sont dus à l’initiative royale comme
Saint-Martin-des-Champs (1060) ou Saint-Vincent de Senlis (vers 1069),
d’autres, plus nombreux, à des évêques, comme Saint-Denis de Reims (vers
1063-1065), Saint-Jean-des-Vignes à Soissons (vers 1076), Saint-Quentin
de Beauvais (vers 1079-1091), Saint-Barthélemy de Noyon (1088). Il s’agit
souvent d’un moyen de permettre à des chanoines de mener une vie
régulière en des temps et des lieux où les évêques n’ont pas les moyens
d’imposer une réforme à leur chapitre cathédral. Dans une province comme
la Flandre, les premiers chapitres réguliers n’apparaissent qu’au début des
années 1070. Ils sont onze vers 1100 et prennent le dessus sur les chapitres
séculiers au cours de la première moitié du XIIe siècle. La plupart de ces
chapitres sont situés en milieu urbain ou péri-urbain et cherchent clairement
à se démarquer des mouvements érémitiques. Ils restent proches du clergé
cathédral auquel ils sont souvent montrés en exemple par les évêques
réformateurs. Dans les centres de vie intellectuelle, ils sont souvent proches
du monde des écoles, comme le montre le cas exemplaire de Saint-Victor de
Paris, fondé par Louis VI en 1113. Au tournant des XIe et XIIe siècles,
émerge une nouvelle tendance, plus radicale, inspirée par l’érémitisme et le
nouveau monachisme, que l’on désigne sous le nom d’ordo novus pour la
distinguer de la génération antérieure, celle de Saint-Ruf notamment, qui
pratique l’ordo antiquus. Arrouaise, fondé en Flandre vers 1090, et surtout
Prémontré, fondé en Laonnois en 1120 par Norbert de Xanten († 1134), en
constituent les fers de lance. Les deux abbayes se trouvent bientôt à la tête
de véritables congrégations. Ces nouveaux chanoines désirent notamment
vivre à l’écart des villes et pratiquer une pauvreté et une régularité plus
sévères. Comme les moines de Cîteaux, ils refusent à l’origine de posséder
des églises et des dîmes et ils agrègent de nombreux anciens groupes
d’ermites. Peu à peu ils sont cependant amenés à participer, à l’invitation
des évêques, à l’encadrement pastoral des populations rurales.

L’ e
XII
Un trait commun aux nouvelles communautés monastiques et
canoniales réside dans l’institution des convers. Ces derniers apparaissent
d’abord à la Chartreuse et à Cîteaux peu avant 1120, puis on en trouve à
Prémontré et à Chalais à partir des années 1120, à Grandmont avant 1140, à
Molesme après 1150… Ce nouveau statut permet à la fois de décharger les
moines de certaines activités et d’accueillir les illettrés dans des ordres qui
refusent l’oblation. À l’intérieur des communautés, les convers sont en effet
chargés d’effectuer les travaux agricoles, artisanaux ou domestiques. Pour
cela ils sont libérés d’une partie des obligations liturgiques et vivent à part
dans des bâtiments spécifiques ou dans les exploitations domaniales. Bien
distingués des moines, tous considérés comme clercs, ils sont souvent
appelés frères lais ou laïcs. Ils traduisent finalement l’intégration, à
l’intérieur de la communauté monastique ou canoniale, de la division
grégorienne entre clercs et laïcs et de la division sociale entre seigneurs et
paysans.
C’est dans l’entourage de communautés canoniales qu’apparaissent à
Jérusalem, au début du XIIe siècle, les premiers ordres militaires. Le Temple,
qui doit son nom au Temple de Salomon sur les substructions duquel est
située sa première maison, est le premier d’entre eux. Il est fondé par un
chevalier champenois, Hugues de Payns, en 1120, à partir d’un petit groupe
de chevaliers associés au chapitre du Saint-Sépulcre, le chapitre cathédral
de Jérusalem. Sa vocation initiale est d’assurer la protection des pèlerins sur
la route qui conduit de la côte à la ville sainte. Reconnus par la papauté lors
du concile de Troyes, en 1129, et soutenus par Bernard de Clairvaux, qui
contribue à la rédaction de leur règle et écrit à leur intention l’Éloge de la
nouvelle chevalerie, les templiers connaissent à partir des années 1130 un
très grand succès, en Occident comme en Terre sainte. La naissance de
l’ordre de l’Hôpital est plus complexe. Comme son nom le suggère, il s’agit
à l’origine d’une communauté hospitalière, fondée peu après 1099 par un
Amalfitain nommé Gérard, à côté de l’église Saint-Jean-Baptiste de
Jérusalem. Gérard était jusque-là en charge de l’hôpital de l’abbaye
bénédictine Sainte-Marie-Latine, dont il s’affranchit. La nouvelle
communauté est approuvée par le pape en 1113 : sa vocation est alors
l’accueil des pèlerins et le soin des malades. Mais dans les années 1140,
sous l’influence du Temple et dans un contexte de plus en plus difficile pour
les chrétiens, elle se transforme peu à peu en véritable ordre militaire, tout
en conservant une dimension hospitalière.
L C (C )

Cette chapelle, construite entre 1150 et 1160, est le seul vestige de l’ancienne
préceptorerie du Temple du Dognon, fondée au milieu du XIIe siècle par le seigneur
de Chatigniers à son retour de la deuxième croisade. Il s’agit d’un édifice très simple,
au chevet plat percé de trois baies et d’un oculus, en conformité avec les aspirations
ascétiques des nouveaux ordres militaires et leur moindre intérêt pour la liturgie.

La création de ces ordres représente une rupture sans précédent dans la


tradition monastique occidentale. Pour la première fois se trouvent réunies
deux formes de vie jusque-là considérées comme inconciliables : la vie
monastique et la vie guerrière. Les templiers, dont la règle suit les usages
bénédictins, sont bien considérés comme des moines. Les hospitaliers aussi,
même s’ils adoptent les usages canoniaux augustiniens sous le
gouvernement de Raimond du Puy (1120/24-1153). Cette sorte
d’hybridation entre l’état monastique de l’état chevaleresque est rendue
pensable et réalisable dans le contexte des croisades, comme conjonction
des deux formes de militia Christi, grâce à la sanctification par la papauté
de la guerre menée contre les infidèles pour défendre les nouveaux États
latins d’Orient, peu soutenus par les rois d’Occident. Les papes multiplient
d’ailleurs les privilèges à l’intention des nouveaux ordres : l’Hôpital
entre 1113 et 1154, le Temple entre 1139 et 1179 bénéficient peu à peu
d’une exemption générale à l’égard de l’ordinaire et sont dispensés de toute
dîme, au grand dam des évêques.
En offrant aux guerriers une voie de salut assurée au travers de
l’exercice de leur activité privilégiée, les nouveaux ordres connaissent un
rapide succès auprès de toute l’aristocratie laïque. Leur recrutement est
d’ailleurs explicitement élitiste : les frères chevaliers ne peuvent qu’être
issus de la chevalerie du siècle, les vocations non nobiliaires étant reléguées
au rang subalterne des sergents ou, plus tard, à la catégorie particulière des
chapelains (des clercs qui ne combattent pas). Ce recrutement est
particulièrement massif en France, aussi bien dans le nord, où prédomine
l’influence du Temple, que dans le sud, où prédomine celle de l’Hôpital. À
partir des années 1130-1140, l’Occident se couvre ainsi d’un tissu de
maisons templières et hospitalières (que l’on appelle alors préceptoreries
plutôt que commanderies), d’abord sur les routes qui conduisent à la
Méditerranée et dans les principaux ports d’embarquement pour la Terre
sainte, puis un peu partout, surtout dans les campagnes, mais aussi, dans le
Midi notamment, dans les villes. Ces nouvelles seigneuries ecclésiastiques
sont à l’origine motivées par la nécessité d’apporter un soutien matériel et
humain aux combattants de Terre sainte, mais rapidement elles acquièrent
une véritable fonction sociale et religieuse en Occident même. À travers les
donations de biens, l’octroi de privilèges ou les liens de fraternité, les
princes et les seigneurs sont en effet de plus en plus nombreux à tisser avec
les ordres militaires des relations privilégiées, à la fois traditionnelles et
empreintes d’un prestige singulier, le Temple et l’Hôpital incarnant un
nouvel idéal de chevalerie chrétienne. Nombreux sont ceux qui demandent
à finir leurs jours sous l’habit du Temple ou de l’Hôpital ou font
symboliquement don de leur cheval et de leurs armes. D’autres leur
confient l’éducation de leurs fils, comme Guillaume de Montpellier en
1172. La relation peut acquérir un degré supplémentaire de proximité chez
les donats, qui font donation d’eux-mêmes à une maison à laquelle ils
abandonnent aussi leurs biens et au service de laquelle ils passent le reste de
leur vie.
Le succès des nouveaux ordres, cisterciens et ordres militaires en
particulier, présente toutefois des ambiguïtés. À première vue, il semble
témoigner de l’adhésion de l’aristocratie laïque au projet réformateur,
d’autant que tous ces ordres sont à la fois très soumis à la papauté et
soutenus par elle. Mais par de nombreux côtés ce succès reflète aussi la
persistance ou le retour des traditions, en termes de pratiques socio-
religieuses (les relations d’amitié et la prise en charge de la mémoire des
défunts), comme en termes d’idéologie (la convergence des héroïsmes
monastique et chevaleresque) ou de sociologie (leur recrutement demeure
très élitiste, c’est-à-dire aristocratique). Subrepticement, ces ordres
remettent en cause certains pans du modèle grégorien. Les ordres militaires,
par exemple, représentent aux yeux de Bernard de Clairvaux une
monachisation de la chevalerie. Mais ils incarnent aussi pour d’autres clercs
une militarisation et donc un dévoiement du monachisme. Ils viennent en
tout cas battre en brèche l’idéal de distinction et de séparation des états
clérical et laïque. Plus largement, la prolifération des ordres compromet
l’idéal d’unité, voire d’uniformité de l’Église porté par les grégoriens. En
multipliant les genres de vie religieuse et les états semi-religieux aux
contours parfois imprécis (confrères, convers, donnés…), cette prolifération
répond mieux aux aspirations diverses d’une société de plus en plus
complexe, mais elle affaiblit les classifications dominantes au sein de
l’institution.

L’effervescence intellectuelle : nouvelles


écoles, nouveaux savoirs, nouvelles méthodes

Le monde des écoles connaît lui aussi une transformation radicale,


étroitement liée au développement des villes et des sociétés urbaines. Les
écoles monastiques, encore dominantes aux alentours de 1050, connaissent
en effet un déclin continu face à l’essor des nouvelles écoles urbaines. Dans
la deuxième moitié du XIe siècle et le début du XIIe siècle, les dernières à
exercer quelque rayonnement sont les abbayes du Bec et du Mont Saint-
Michel en Normandie et l’abbaye de Fleury en Val de Loire. Le nouveau
monachisme accélère cette évolution en refusant d’accueillir des oblats et
des écoles pour les enfants de l’aristocratie. Il influence même le
monachisme bénédictin traditionnel comme le montrent les restrictions
concernant les oblats mises en œuvre à Cluny sous l’abbatiat de Pierre le
Vénérable (1122-1156). Dans les villes, en revanche, les écoles prolifèrent.
Les plus importantes restent liées aux chapitres cathédraux et aux grands
établissements monastiques ou canoniaux urbains. Quelques cités –
Orléans, Tours, Angers, Chartres, Laon, Reims et Paris – se distinguent
rapidement par la renommée de leurs maîtres et le nombre de leurs
étudiants. Mais le phénomène le plus original est l’apparition d’écoles
libres, fondées à l’initiative de maîtres indépendants (toujours des clercs),
qui délivrent leur savoir en dehors de toute institution et se font directement
rémunérer par leurs élèves. On peut évoquer le cas célèbre de Pierre
Abélard († 1142), qui bénéficie du gîte et du couvert chez le chanoine de
Paris Fulbert en contrepartie de l’instruction de la nièce de celui-ci, Héloïse.
Pour pouvoir enseigner, tous les maîtres doivent cependant avoir reçu
l’autorisation de l’évêque du diocèse, qui détient en la matière un véritable
monopole canonique. Cette autorisation – la licencia docendi ou licence
d’enseigner – est délivrée par un officier épiscopal issu du chapitre,
l’écolâtre, qui, outre la vérification des compétences de l’impétrant, exige
en général le versement d’un droit. Dans ces conditions, les tensions entre
le chapitre et les maîtres indépendants sont fréquentes. À Paris, elles
débouchent même, en 1127, sur plusieurs mesures d’expulsion prononcées
par le chapitre, qui favorisent le transfert de nombreux étudiants sur la rive
gauche, autour des abbayes canoniales de Saint-Victor et de Sainte-
Geneviève. En 1170, le pape Alexandre III finit par ordonner que la licence
soit délivrée gratuitement à qui en a les compétences et sa décision est
reprise par le troisième concile de Latran en 1179.
D ( 1100- 1175)

L ’A A -

J’ P , où depuis longtemps la dialectique florissait,


spécialement auprès de Guillaume de Champeaux, que l’on considère
à bon droit comme mon principal maître dans ce genre
d’enseignement. Je commençai par fréquenter quelque temps son
école, mais lui devins bientôt très incommode car je m’efforçais de
réfuter certaines de ses thèses, argumentais contre lui et parfois
l’emportais. […] Enfin, présumant trop de mon génie et oublieux de la
faiblesse de mon âge, j’aspirai, malgré ma grande jeunesse, à diriger
à mon tour une école. J’avais fixé en principe le lieu où je grouperais
mes disciples : c’était Melun, ville illustre à cette époque, et résidence
royale. […] Plein d’orgueil et sûr de moi, je transférai bientôt mon
école à Corbeil, ville toute proche de Paris, afin d’y poursuivre plus
vivement ce tournoi intellectuel [avec Guillaume de Champeaux]. Ma
santé ne tarda pas à souffrir d’un tel surmenage. Je tombai gravement
malade et me vis contraint de regagner mon pays natal [la Bretagne].
Pendant plusieurs années je restai, pour ainsi dire, exilé de France,
ardemment regretté par tous les fervents de la dialectique. […] Le
successeur de Guillaume à l’école épiscopale de Paris m’offrit sa
chaire et prit place dans la foule de mes élèves, aux lieux mêmes où,
peu de temps auparavant, florissait l’éloquence de notre maître
commun. […] Guillaume fit, sur des griefs infamants, destituer celui
qui m’avait cédé sa chaire et en mit un autre à sa place, pensant ainsi
me créer un rival. Je revins alors à Melun et y reconstituai mon école.
[Guillaume quitte la capitale] Je revins aussitôt de Melun dans la
capitale, espérant qu’il me laisserait désormais tranquille. La chaire
était toujours occupée par le concurrent qu’il m’avait suscité ;
j’installai donc mes élèves hors de la Cité, et établis mon camp sur la
montagne Saint-Geneviève : je semblais ainsi mettre le siège devant
l’usurpateur ! [Abélard retourne en Bretagne où sa mère se dispose à
entrer au couvent] J’assistai à la prise d’habit puis revins en France,
surtout dans l’intention d’étudier la théologie. Guillaume l’enseignait
depuis peu, avec succès, dans son évêché de Chalons. Son maître dans
cette discipline avait été Anselme de Laon, la plus haute autorité de ce
temps. C’est auprès de ce vieillard que je me rendis…

Il ne faudrait pas toutefois exagérer les différences entre les écoles.


Jusqu’à la fondation de l’Université au début du XIIIe siècle, une école n’est
jamais une institution, mais un groupe d’élèves réunis autour d’un maître,
même lorsque celui-ci occupe un poste institutionnel. Le cas d’Anselme de
Laon, qui enseigne de 1090 à sa mort en 1117, est à cet égard
exemplaire. Celui-ci est écolâtre de Laon, mais il doit son statut de maître à
sa capacité d’attirer de nombreux disciples venus d’horizons multiples qui
ont ensuite relayé son enseignement en diffusant ses « sentences ». Celles-ci
sont finalement portées par écrit, sous forme de florilèges, à partir des
années 1130-1140. Il y a à l’évidence une grande proximité de
comportement avec les groupes de disciples rassemblés autour des ermites
charismatiques, des fondateurs de nouvelles communautés monastiques ou
canoniales, ou même des hérésiarques. La terminologie est d’ailleurs
identique : on parle de sectes, on forge des noms sur celui du maître et l’on
évoque ainsi les Porrétains, disciples de Gilbert de la Porée, les Melunois,
disciples de Robert de Melun, ou les Adamites, disciples d’Adam du Petit-
Pont… Les disciples accompagnent leur maître dans ses pérégrinations : les
étudiants d’Abélard le suivent, au gré des conflits qui l’opposent aux autres
maîtres ou aux autorités ecclésiastiques et le mènent de Paris à Melun
(1102) et Corbeil (1104), de Sainte-Geneviève (1108) à la cathédrale (1113),
puis, après la malheureuse affaire avec Héloïse, à Maisoncelle (1120) et
Nogent-sur-Seine (1122), enfin de nouveau à Sainte-Geneviève (1136-
1140).
Ces évolutions bouleversent la géographie scolaire : à la logique de
régionalisation à l’œuvre aux Xe et XIe siècles se substitue une logique de
centralité. Cette dernière n’est pas propre au monde des écoles : à partir des
années 1140-1150, on la retrouve dans le domaine architectural, au moment
où s’expérimentent les premières formes gothiques, et dans le domaine
littéraire, alors que commencent à s’épanouir les grandes cours princières.
Dominante dans la moitié nord de la France, cette logique est atténuée dans
le Midi par la moindre hiérarchisation des centres urbains et des pouvoirs
princiers. Dans le nord, la situation reste très mouvante jusqu’au milieu du
XIIe siècle, en raison de la fragilité d’écoles dont le rayonnement dépend
d’un ou deux maîtres. Le rayonnement de Tournai, dans les années 1090-
1100, repose ainsi tout entier sur l’écolâtre Odon. Celui de Laon, entre 1090
et 1120, tient à la présence d’Anselme, écolâtre et chancelier de la
cathédrale, puis de son frère Raoul : c’est là notamment que sont formés
Guillaume de Champeaux et Gilbert de la Porée. Le rayonnement de Reims
reste lui aussi limité à la période où Albéric, un autre élève d’Anselme, est
maître, de 1118 à 1136. Seules Chartres et surtout Paris parviennent à
inscrire leur rayonnement dans la durée. À Chartres, l’évêque Yves (1090-
1116) a peut-être exercé un enseignement en matière canonique. Mais ce
sont les maîtres du chapitre qui ont assuré le véritable rayonnement scolaire
de la cité en privilégiant l’étude des arts et en particulier du quadrivium :
Bernard, maître à partir de 1112, puis chancelier de 1119 à 1124 ; Gilbert de
la Porée, chancelier de 1126 à 1142 et qui enseigne aussi à Paris ; Thierry,
chancelier de 1142 à peu après 1156 ; Guillaume de Conches aussi peut-
être, bien qu’on le repère seulement à la cour d’Henri II Plantagenêt. À
Paris, l’école dominante est d’abord celle de la cathédrale, où Guillaume de
Champeaux est écolâtre jusqu’en 1108. Mais les écoles libres se multiplient
rapidement, sur le Petit-Pont et sur la rive sud, autour de Saint-Julien-le-
Pauvre, de Saint-Séverin et de la montagne Sainte-Geneviève. La ville attire
déjà des élèves de très loin, de Bretagne par exemple, comme le montre la
venue vers 1100 de Pierre Abélard, fils d’un petit seigneur du Nantais. La
fondation de la communauté canoniale de Saint-Victor par le roi Louis VI
en 1113, à partir d’un ermitage où s’était retiré Guillaume de Champeaux en
1108, vient renforcer le prestige intellectuel de Paris. La communauté
victorine assume en effet rapidement une vocation d’enseignement et
s’illustre par une série de maîtres prestigieux : Hugues d’abord, originaire
de Saxe, qui entre à Saint-Victor peu après 1115 et y enseigne jusqu’en
1141, puis ses disciples Richard, Achard et André.
Le rayonnement de Paris se mesure au grand nombre d’étrangers
venus y étudier. Alors qu’au XIe siècle, les Italiens (Guillaume de Volpiano,
Lanfranc du Bec) venaient en France pour y enseigner, au XIIe siècle ils
viennent pour y étudier. Parmi eux on peut citer Landolf de Saint-Paul, un
clerc de Milan qui suit les cours de Guillaume de Champeaux après être
passé par Orléans (1103) et Tours (1106) et avant de se rendre à Laon (vers
1110), mais aussi Arnaud de Brescia, Guido da Citta di Castello (le futur
Célestin II), Hyacinthe (le futur Célestin III), Pierleone (le futur Anaclet II),
Pierre Lombard (qui devient maître à la cathédrale en 1145, puis évêque de
Paris en 1159)… Paris attire aussi des Allemands comme Otton de Freising
entre 1125 et 1133, des Anglais comme Jean de Salisbury entre 1136
et 1148, des Levantins comme Guillaume de Tyr entre 1146 et 1160. Ce
rayonnement exceptionnel a de multiples causes, mais l’une d’entre elles
doit être privilégiée : Paris apparaît comme le centre de la modernité et de
la nouveauté intellectuelles. À ce titre, le rôle d’Abélard ne doit pas être
sous-estimé, en dépit des condamnations dont certains de ses écrits ont été
l’objet en 1121 puis en 1140. En renouvelant l’étude de la logique et la
philosophie du langage, en donnant ses lettres de noblesse à la méthode
dialectique de la disputatio et en appliquant l’une et l’autre au champ de la
théologie, il contribua non seulement de manière décisive à la fondation de
la scolastique – laquelle représente une véritable rupture intellectuelle par
rapport à la tradition monastique et grammairienne – mais il œuvra aussi à
la promotion de Paris comme nouvelle capitale du savoir. Paris s’impose de
même, à partir des années 1170, comme la capitale européenne de la
musique sacrée grâce au prestige des chantres de la cathédrale, à
commencer par Léonin et Pérotin, maîtres de « l’école de Notre-Dame » et
orfèvres de l’organum et du déchant.
Dans le Midi, le développement des écoles, aussi bien les écoles
cathédrales que les nouvelles écoles urbaines, est à la fois moindre et plus
difficile à cerner. Ici ce ne sont ni l’exégèse, ni les arts, ni la théologie qui
mobilisent maîtres et étudiants, mais le droit et en particulier le droit
romain, redécouvert en Italie à la fin du XIe siècle. Comme le suggèrent la
présence dans l’entourage de l’évêque de Die, autour de 1110-1120, de
disciples du Bolonais Martinus, ou la lettre d’un moine de Saint-Victor de
Marseille datée des années 1124-1127, par laquelle celui-ci demande à son
abbé l’autorisation d’aller à Pise pour y étudier les « lois », les méridionaux
semblent s’être précocement intéressés au nouveau droit et s’être à cette fin
rendus en Italie. Le flux d’étudiants originaires du Languedoc et de
Provence vers l’Italie – surtout Bologne qui devient, dès les années 1120, le
centre d’études juridiques le plus important d’Europe – se poursuit tout au
long du XIIe siècle. Mais un enseignement du droit se développe dans le
Midi même. Les premiers maîtres sont attestés en milieu urbain : à Avignon
dès 1101, à Die et Apt peu après, puis, à partir des années 1120-1140, à
Agde, Nîmes, Béziers, Arles, toutes cités épiscopales, mais aussi à
Montpellier et Saint-Gilles. Jusque vers 1140/1150 les écoles cathédrales
restent d’ailleurs essentiellement versées dans l’étude du trivium
traditionnel et demeurent à l’écart du renouveau juridique. Celui-ci est porté
d’une part par l’école de l’abbaye canoniale de Saint-Ruf, qui se transfère
d’Avignon à Valence en 1158 et accueille des chanoines venus de tous les
horizons (Flandre, Angleterre, Catalogne, Navarre) dont le plus célèbre est
l’Anglais Nicolas Breakspear, qui devient abbé en 1141, cardinal vers 1149,
puis pape en 1154 sous le nom d’Adrien IV ; d’autre part, par des écoles
libres apparues autour de maîtres indépendants, d’origine locale comme
Elzéar à Nîmes ou Aubert à Béziers, ou bien d’origine italienne, qui
délivrent leur enseignement à domicile. Parmi ces derniers, il faut souligner
le rôle des Bolonais Rogerius († 1162), présent en Provence vers 1140, et
surtout Placentin, qui assure entre 1166 et 1183/84 la renommée de
Montpellier. Passé 1150, le nombre croissant de chanoines cathédraux
versés dans le droit laisse deviner qu’un enseignement du droit existe
désormais au sein de certains chapitres, à Arles et Avignon notamment.
Comme le montre par exemple l’essor de la logique, l’apparition des
nouvelles écoles s’accompagne d’un profond renouvellement des savoirs.
Ce renouvellement procède de la rencontre entre des curiosités nouvelles et
les nouveaux besoins ou les nouvelles préoccupations de la société, de
l’institution ecclésiale et des pouvoirs civils. Il concerne en priorité les arts,
la théologie et le droit.
Au cours des années 1110-1140, à Chartres et Saint-Victor de Paris
notamment, le champ du savoir sur le monde et la nature acquiert une
véritable autonomie dans le cadre d’une double légitimation de l’action de
l’homme dans la Création et du travail de la raison. C’est dans ce contexte
qu’est valorisée l’étude des arts libéraux, dont la représentation sur le
pavement en mosaïques de l’abbatiale Saint-Remi de Reims, vers 1134-
1151, ou aux voussures du portail central de la cathédrale de Chartres, vers
1140-1155, aux côtés de figures des maîtres de l’Antiquité, manifeste la
nouvelle dignité. À Saint-Victor, comme le montre l’un des principaux
ouvrages d’Hugues, la Description de la carte du monde, l’accent est mis
sur l’histoire, la géographie et l’image. À Chartres, on privilégie le
quadrivium, c’est-à-dire l’arithmétique, la musique, la géométrie et
l’astronomie, favorisant l’épanouissement d’une conception pleine et
entière de la nature. Le Timée de Platon, seulement connu par une
traduction partielle de Chalcidius et les commentaires de Boèce, Macrobe et
Martianus Capella, continue de gouverner les représentations que l’on se
fait du cosmos comme entité pourvue d’une vie propre et gouvernée par des
lois. Son commentaire nourrit une réflexion sur la composition des choses,
les dynamiques et les causalités intrinsèques de l’univers, notamment au
moyen des théories des éléments (l’air, la terre, l’eau et le feu). Un tel
savoir implique le rejet d’une lecture littérale de la Bible et en particulier de
la Genèse au profit d’une conception de la Création comme processus
complexe de recréation continue. Il s’accompagne d’une vision du monde
anthropocentrique, partagée, au-delà de maîtres comme Thierry de Chartres,
Guillaume de Conches ou Alain de Lille, par des auteurs monastiques plus
traditionnels comme le cistercien Guillaume de Saint-Thierry ou le
bénédictin Suger. Tout ceci présente une profonde rupture par rapport à la
conception symboliste de la nature qui avait cours jusqu’au XIe siècle et
reposait sur le parallèle entre nature et Écritures, réduisant l’étude de la
première à une forme d’herméneutique. La rupture est accentuée par
l’arrivée, à partir du milieu du XIIe siècle, d’un flot de traductions nouvelles
d’ouvrages de philosophie et de sciences du grec ou de l’arabe, dans les
domaines de l’alchimie, de la médecine, de l’optique et de l’astronomie.
Parmi elles on peut citer la traduction du Planisphère de Ptolémée par
Hermann de Carinthie, achevée à Toulouse en 1142 et dédiée à Thierry de
Chartres, ou les traductions d’Aristote (la Métaphysique 1-4, la Physique,
De l’âme) par Jacques de Venise († après 1147), dont la diffusion est bien
attestée en Normandie entre 1157 et 1169, ainsi qu’à Paris ou Chartres
avant 1159.

L C

Sur les voussures de la porte de la Vierge de la nouvelle façade de la cathédrale de


Chartres, sculptées vers 1150 - 1155, on a représenté les matières profanes du trivium
et du quadrivium en les associant aux grands maîtres de l’Antiquité, comme dans
l’Eptateuchon de Thierry de Chartres, qui était alors chancelier du chapitre. On y
trouve la dialectique et Aristote, la rhétorique et Cicéron, la géométrie et Euclide,
l’arithmétique et Boèce (ou Pythagore), l’astronomie et Ptolémée, la grammaire et
Donat (ou Priscien), la musique et Pythagore (ou Boèce). Les arts, image du savoir
profane, entourent ainsi le tympan de la Vierge-Église, siège de toute Sagesse. Ici, on
peut voir la musique en train de jouer du carillon, un psaltérion et une vielle posés sur
les genoux. À sa droite, la grammaire tient un fouet dans sa main droite et un livre
dans sa main gauche, signe qu’elle châtie le paresseux et enseigne au studieux,
incarnés par les deux enfants qui se tiennent à ses pieds, l’un facétieux, l’autre
appliqué. En dessous, les deux maîtres antiques sont assis et écrivent sur leurs
écritoires, à l’image des maîtres et des étudiants du XIIe siècle.

Autre bouleversement : le XIIe siècle voit l’avènement de la théologie


en tant que science. Le terme de théologie est utilisé pour la première fois
par Abélard pour désigner une réflexion sur Dieu menée selon l’usage de la
raison et les règles de la logique. Le projet est systématisé par Alain de Lille
( † 1202), maître à Paris dans les années 1170-1180. Ses Règles du droit
céleste, aussi connues sous le titre des Règles théologiques, se présentent en
effet comme une tentative pour instaurer la scientificité de la théologie
organisée sur un mode géométrique et gouvernée par la logique et la
grammaire. La théologie se comprend dès lors comme un discours
rigoureux qui emprunte sa syntaxe à la dialectique, fondée sur le corpus de
la Logique d’Aristote tel qu’il est connu dans la traduction de Boèce, ce que
l’on appellera, après l’arrivée de nouvelles traductions à la fin du XIIe siècle,
la « vieille logique » (logica vetus). L’émergence de cette nouvelle forme de
rationalité, animée par le souci de préciser la nature, le statut et la place de
chaque chose, vient renouveler le vieux dessein augustinien d’une « foi en
quête d’intelligence ». Il s’agit de nouveau d’une profonde rupture avec la
tradition monastique, prolongée au XIIe siècle par les maîtres cisterciens, qui
comprenait la théologie comme une expérience intime et personnelle de
Dieu ne pouvant avoir lieu, en définitive, qu’au monastère. La rupture
posée par Abélard est donc double. Elle concerne à la fois le contexte :
l’école se pose en concurrente du cloître ; et le sens : l’extériorité et la
raison – à partir d’Alain de Lille on n’hésite plus à dire la science –
s’opposent à l’intériorité et à l’expérience. Rapidement, la théologie ne se
limite pas à la question de la nature ou des attributs de Dieu, mais aborde de
multiples dimensions de la vie religieuse, morale et sociale. Tout au long du
XIIe siècle se développe par exemple, à l’initiative des maîtres de Saint-
Victor, une véritable théologie du mariage dénonçant la réduction de celui-
ci à un remède contre le péché et équilibrant le devoir de procréation par
l’amour, aussi bien charnel que spirituel (la dilectio), que les époux doivent
librement et volontairement éprouver l’un pour l’autre, un amour qui peut
seul fonder la nature sacramentelle de leur union. De même, tout un courant
parisien élabore-t-il, de Pierre Abélard à Pierre le Chantre, une nouvelle
« morale de l’intention » soumettant l’appréciation des faits et gestes, voire
leur qualification judiciaire et spirituelle devant Dieu comme devant les
hommes, aux intentions de leurs auteurs.
Le développement du droit représente le troisième bouleversement du
champ des savoirs. En effet, en se définissant avant tout comme institution,
l’Église postgrégorienne exprimait et alimentait un besoin sans précédent de
droit, stimulant la réinterprétation de la tradition canonique. C’est dans ce
contexte que s’inscrit la compilation de nouvelles collections canoniques :
celle du cardinal Deusdedit, ancien moine de Tulle, vers 1083-1087, la
Panormie et le Décret de l’évêque Yves de Chartres, à l’extrême fin du
XIe siècle, enfin et surtout le Décret de maître Gratien, commencé à Bologne
vers 1140, puis remanié et amplifié jusque vers 1160. Ce dernier ouvrage,
qui éclipse peu à peu tous les précédents, réalise une véritable somme des
textes canoniques depuis les Pères de l’Église et s’efforce, à travers la
résolution des contradictions qu’ils recèlent, de proposer une synthèse du
droit de l’Église à l’usage des clercs. Tout en se constituant en discipline
scolaire, le droit canonique prit peu à peu une ampleur considérable,
s’emparant des innombrables sujets qui touchaient de près ou de loin à la loi
religieuse, n’hésitant pas à s’avancer jusque dans le champ du droit des
personnes ou de la théologie sacramentelle, à propos du mariage ou de
l’ordre par exemple. Dans le Midi, son enseignement n’est attesté qu’à
partir des années 1140 (à Saint-Ruf, Arles, Montpellier) et seule émerge,
parmi les maîtres, la figure du cardinal Raimond des Arènes, de Nîmes.
Dans le nord, on conserve la trace d’une activité juridique assez intense,
fondée sur une relecture de la rhétorique cicéronienne, dès le tournant des
XIe et XIIe siècles, dans l’école de Laon (Maingaud, Anselme) et le cercle de
Guillaume de Champeaux. Les ouvrages d’Yves de Chartres exercent aussi
une profonde influence, jusqu’à ce que le Décret de Gratien soit connu dans
les écoles parisiennes, aux environs de 1160, et fasse l’objet, dès avant
1165, d’un premier commentaire, sous la forme d’une « somme » composée
par Étienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève. Plusieurs autres maîtres
peuvent alors être identifiés et deux autres sommes parisiennes sont écrites
vers 1170 et 1180. C’est encore à Paris que sont élaborées deux des
premières collections de Décrétales, ces lettres pontificales intégrées au
corpus canonique en raison de leur portée générale. Dans les années 1170-
1180, le droit canonique fait aussi l’objet d’un enseignement dans les écoles
cathédrales de quelques autres cités : Reims, Chartres et Tours notamment.
C’est dans le contexte des polémiques grégoriennes nourrissant la
recherche fébrile d’argumentaires par les partis opposés qu’il faut situer la
redécouverte, entre Rome, Ravenne, Sienne et Pise, de manuscrits du
corpus juridique romain composé à l’époque de l’empereur Justinien (le
Digeste, les Institutions, le Code et les Novelles). La fascination
intellectuelle que ces textes suscitent et le véritable besoin de droit qui
traverse une société de plus en plus complexe expliquent leur diffusion
précoce dans les pays méditerranéens. Le rayonnement du « nouveau »
droit passe d’abord et principalement par l’enseignement, car même s’il
peut être mis en relation avec des situations pratiques contemporaines, il
pose à ses utilisateurs de redoutables problèmes de compréhension et
d’usage. Les écoles méridionales produisent rapidement de grands
commentaires, tels la Somme aux Institutions, composée à Saint-Ruf au
début des années 1130, la Somme au Code de Géraud le Provençal (vers
1135), Lo Codi, rédigé à Arles, en provençal, vers 1150-1170, ou encore les
Exceptions de Pierre, produites à Valence vers 1158-1170. Il faut leur
ajouter les Sommes que les célèbres maîtres italiens Roger et Placentin ont
vraisemblablement rédigées lors de leur séjour en Provence et à
Montpellier. En revanche, bien qu’il soit parfois connu de manière précoce
(à sa mort, Thierry de Chartres, qui pourtant n’était pas juriste, lègue à sa
cathédrale un exemplaire des Institutions, des Novelles et du Digeste), le
droit romain suscite d’importantes réserves dans le nord de la France, en
particulier dans les milieux monastiques, comme en témoignent l’hostilité
de Bernard de Clairvaux dénonçant son usage à la Curie, ou les ambiguïtés
de Pierre le Vénérable tiraillé entre un réflexe de méfiance et la nécessité de
se concilier les services de juristes pour défendre les propriétés clunisiennes
du Midi. Il faut ainsi attendre les années 1170 pour déceler les premières
traces d’un enseignement du droit romain à Paris et Orléans. Ces réticences
sont entretenues par la position ambivalente de l’Église, qui balance
longtemps entre une assimilation sélective, recommandée dès 1097 par le
cardinal Deusdedit et mise en œuvre vers 1165 par Étienne de Tournai, et
l’inquiétude due au fait que de nombreux juristes, en particulier en Italie,
font du nouveau droit un instrument du pouvoir impérial.
J I

Cette statue de l’empereur Justinien figure sur un pilier de la claire-voie d’une


somptueuse maison de Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-Garonne) datée du milieu du
XIIe siècle. Elle répond à une autre statue représentant Adam et Ève en train de
commettre le péché originel et vise donc à opposer la Loi au péché. L’empereur tient
un long sceptre surmonté d’un aigle dans la main gauche et le livre des Institutes
ouvert dans la main droite. La couronne qu’il portait sur la tête a aujourd’hui disparu.
Une inscription peinte, elle aussi effacée, citait un commentaire des Institutes
composé à Saint-Ruf vers 1130. L’ensemble atteste du prestige précoce acquis par le
nouveau droit et témoigne de l’intensité de la circulation du savoir juridique dans le
Midi. Il s’agissait d’ailleurs d’un savoir vivant : dès 1155, une charte des vicomtes
de Saint-Antonin faisait référence aux Institutes de Justinien.

Peu à peu le nouveau droit fait sentir son influence dans certains
domaines de la pratique, des contentieux commerciaux au droit féodal en
passant par les coutumes matrimoniales ou successorales. Dans le Midi, à
partir des années 1160, il vient conférer une nouvelle légitimité à
l’exclusion des filles dotées, pratiquée depuis la fin du XIe siècle. Il entraîne
surtout, aux dépens de la traditionnelle donation pour cause de mort, la
réapparition du testament, dont les premières traces se repèrent à Arles et
Avignon aux environs de 1130 et dont le formulaire est définitivement fixé
une trentaine d’années plus tard, en particulier en ce qui concerne
l’institution d’héritiers et le choix des exécuteurs testamentaires. Le
nouveau droit influence aussi les procédures judiciaires. Il explique le
recours plus fréquent à l’enquête d’office, la promotion du témoignage et de
l’aveu dans la hiérarchie des preuves, l’évolution de la forme du jugement
de l’arbitrage vers la sentence, qui prétend dire le vrai et le faux, le juste et
l’injuste, même si un compromis continue souvent de la suivre. Son succès
croissant tient aussi au changement de contexte et à l’affirmation des
pouvoirs princiers, qu’il sert. Les disparités entre régions restent cependant
très profondes. Alors qu’en Bas-Languedoc et en Provence, les premières
mentions explicites de l’utilisation judiciaire du nouveau droit apparaissent
dans les années 1120, puis deviennent fréquentes dans les années 1140, en
Anjou, elles remontent seulement à 1156.
Il ne faudrait pas, toutefois, exagérer l’influence pratique du nouveau
droit. Certaines évolutions judiciaires ont d’autres causes. Le recul de
l’ordalie par exemple, sensible en Anjou et dans le Maine dès les années
1110-1130, semble dû, avant tout, aux réticences croissantes des laïcs face à
l’instrumentalisation du rituel par les moines et les clercs. À partir de la fin
du XIIe siècle, alors que les pouvoirs princiers tendent à s’affirmer, le
caractère incertain de l’ordalie apparaît aussi de plus en plus comme une
offense à la toute-puissance du juge. Le droit romain, pour sa part, est
parfois délibérément écarté de certains règlements. En 1164, les conseillers
de Louis VII, parmi lesquels figure pourtant un juriste, le rejettent ainsi
complètement au profit de la « coutume du royaume », pour répondre à une
plainte formulée par la vicomtesse Ermengarde de Narbonne. À Reims, les
cours ecclésiastiques ne commencent à y recourir, de manière très timide,
qu’à partir de 1182. Enfin, les juristes qui manient le nouveau droit ne se
placent pas dans une logique de restitution, mais procèdent à d’infinis
ajustements en fonction des contextes et des situations. Les coutumes
rédigées dans le Midi mêlent ainsi usages anciens et bribes du nouveau
droit plus ou moins bien compris. Souvent, le recours au droit romain se
limite à requalifier en termes savants des réalités ou des pratiques
antérieures. Mais cette requalification produit elle-même ses propres effets :
elle charrie implicitement d’autres notions et peut durcir une pratique
jusque-là assez souple. Elle peut aussi favoriser l’éclaircissement de
situations complexes. C’est le cas en matière féodale, où elle facilite la
hiérarchisation des droits sur le fief, ce qui explique, par exemple,
l’utilisation croissante des formulaires juridiques dans les serments et les
hommages rendus aux évêques de Provence dans la deuxième moitié du
XIIe siècle.
De manière générale, les multiples conflits suscités par la réforme,
l’essor des réflexions sur les lieux, les choses et les sujets sacrés ou
ecclésiastiques, ainsi que l’émergence des communes et des consulats,
provoquent une intense fermentation intellectuelle au sujet du droit et de la
justice. La distinction entre la norme absolue et le droit en acte, en germe
chez Guillaume de Champeaux, se cristallise chez Pierre Abélard, Hugues
de Saint-Victor et Thierry de Chartres dans les années 1120-1130, au travers
de la fameuse distinction entre droit naturel (d’origine divine, intrinsèque à
la nature et à toute humanité) et droit positif (construit par les hommes au
cours de l’histoire). Forgée par les théologiens, cette dichotomie, qui établit
aussi une hiérarchie des sources du droit, est adoptée par les juristes à partir
des années 1160 et devait structurer le champ juridique et théologico-
politique jusqu’à l’époque moderne. Il ne s’agit pas là de spéculations
théoriques isolées, mais d’une dimension particulièrement significative du
vaste processus culturel d’abstraction judiciaire enclenché dans les
premières décennies du XIIe siècle. Englobant l’ensemble des pratiques
judiciaires, ce processus considère comme légitime la recherche de normes
antérieures (et supérieures) à toute action humaine et rend compte d’une
volonté nouvelle de formaliser, pour mieux les appréhender, la diversité et
la complexité des conflits.
Parallèlement aux savoirs eux-mêmes, leur organisation, les formes de
leur production et les méthodes d’étude se transforment de manière notable.
La classification des savoirs repose toujours officiellement sur le septénaire
antique du trivium et du quadrivium. Mais l’apparition de nouveaux
domaines et la formation de projets encyclopédiques en atténuent la
pertinence. Dans son Didascalion (vers 1130-1140), Hugues de Saint-Victor
propose ainsi une nouvelle classification distinguant les arts théoriques
(théologie, arithmétique, musique, géométrie, astronomie, physique), les
arts pratiques (éthique, économie, politique), les arts mécaniques (artisanat,
guerre, commerce, agriculture, chasse, médecine, draperie) et les arts
logiques (grammaire, dialectique, rhétorique, sophistique). L’élargissement
du champ des savoirs ne cesse d’entretenir cet appétit du classement et de
l’ordonnancement, qui finit par se porter sur tout le réel, l’Église, le monde,
le temps… et gouverne le propos d’œuvres de nature globalisante. Le
XIIe siècle est en effet celui des premières « sommes », qui se présentent à la
fois comme des résumés et des compilations de la totalité du savoir dans un
champ déterminé. Le phénomène concerne surtout le droit canonique et
commence à la fin du XIe siècle. Le Décret de Gratien (vers 1140-1160) et la
Somme des offices ecclésiastiques de Jean Beleth (vers 1160/1165) en
représentent un premier aboutissement. Mais le phénomène concerne aussi
le droit romain et la théologie. Il trouve son prolongement dans l’apparition
des premiers ouvrages d’ambition encyclopédique, qui prétendent
embrasser la totalité des champs du savoir, à l’image de l’Hortus deliciarum
(le Jardin des délices) que compose l’abbesse du Mont Saint-Odile,
Herrade de Landsberg, à partir de 1175, ou de l’Anticlaudianus d’Alain de
Lille, vers 1182-1183.
L’étude des Écritures, ce qu’on appelle l’exégèse, se poursuit tout en
prenant la forme, à partir de la seconde moitié du XIe siècle, de la glose.
Celle-ci repose sur l’insertion d’annotations et de commentaires ponctuels
au texte principal dans les marges du livre (glose marginale) ou entre les
lignes du texte (glose interlinéaire). La première glose complète de la Bible
est réalisée dans l’entourage d’Anselme de Laon vers 1100. Puis de l’école
de Laon la pratique gagne l’école de Saint-Victor, qui s’en fait une
spécialité. À la glose se rattache un autre genre, celui des sentences
magistrales, ces paroles d’un maître rapportées par ses disciples. Sur le plan
des pratiques intellectuelles, la diffusion et la mise par écrit des sentences
favorisent l’émergence de la figure d’autorité du maître. Sur le plan de la
matière, l’objet des sentences est d’harmoniser la Bible et les Pères de
l’Église et d’opérer de la sorte une unification de la tradition. Les sentences
d’Anselme de Laon sont les premières à être rassemblées dans le Liber
pancrisis, composé dans un milieu cistercien proche de Clairvaux vers
1130-1140. Puis la pratique est reprise par Guillaume de Champeaux et
Pierre Lombard, qui compose lui-même ses propres Sentences vers 1155-
1158, lesquelles sont appelées à devenir, au XIIIe siècle, le manuel de base
de l’enseignement de la théologie dans les Universités. Les techniques de la
glose et de la sentence ne se limitent pas au domaine de l’exégèse et de la
théologie. Elles sont aussi massivement utilisées dans le domaine juridique,
pour le droit romain comme pour le droit canon.
La principale innovation réside cependant dans l’adoption de la
dialectique comme outil privilégié de l’argumentation, que celle-ci prenne
la forme orale de la dispute (disputatio) ou la forme écrite de la question
(quaestio). Concrètement, il s’agit, après l’énoncé d’un problème,
d’avancer un argument pour, puis un argument contre, enfin de proposer
une synthèse. Empruntée à la logique, la formule est appliquée à la
théologie, à laquelle elle impose donc à la fois une démarche heuristique et
un canon formaliste d’argumentation, l’une et l’autre fondés sur la raison.
Le premier à avoir largement recours à la dialectique est Bérenger de Tours,
vers 1050-1070, et cela constitue l’un des motifs de sa condamnation, alors
même que son principal contradicteur, Lanfranc du Bec, l’utilise aussi, mais
de manière plus prudente. Les maîtres qui lui donnent véritablement ses
lettres de noblesse sont toutefois Pierre Abélard, dans son fameux Sic et non
(vers 1132-1140), Robert de Melun et Gilbert de la Porée. Comme le révèle
l’Histoire de mes malheurs d’Abélard, il entre une part de culture
chevaleresque dans ce goût pour la controverse : la pratique du défi,
l’échange des arguments comme autant de coups, l’habileté, l’adresse, la
force d’une démonstration sont choses appréciées des élites et bon nombre
de maîtres, à commencer par Abélard lui-même, sont d’ailleurs issus de la
petite aristocratie. Indice de son adéquation à l’esprit du temps, la
dialectique est aussi utilisée dans d’autres champs du savoir. Elle devient
notamment l’un des modes d’exposition du droit : le Décret de Gratien,
dont le vrai titre est Concorde des canons discordants, présente ainsi
successivement des canons contradictoires, puis leur résolution. À la fin du
XIIe siècle, la dialectique est même utilisée dans le champ littéraire et
courtois par André le Chapelain, sur un mode parodique : dans son traité
Sur l’amour, cet auteur consacre les deux premiers livres à un plaidoyer de
l’amour hors mariage, avant d’en faire une sévère critique dans le troisième
livre… et de se refuser à toute synthèse !
L ’H ’H L

Depuis la destruction du manuscrit de l’Hortus deliciarum, composé entre 1175 et le


début du XIIIe siècle au monastère du Mont-Saint-Odile, dans l’incendie de la
bibliothèque de Strasbourg en 1870, les dessins réalisés par l’érudit strasbourgeois
Christian Maurice Engelhardt vers 1815, imprimés en 1818, constituent notre
principale source sur cette œuvre exceptionnelle. Engelhardt décalqua une quarantaine
de fragments d’images et quatre miniatures entières, dont celle-ci. Au centre de
l’image trône la philosophie, surplombant Socrate et Platon au travail. De son sein
jaillissent sept sources, trois à droite, quatre à gauche. Comme le précise le texte, ce
sont les sept arts libéraux, qui ont pour auteur le Saint-Esprit. Tout autour du cercle
central, les arts libéraux sont disposés sous des arcades romanes, sous la forme de
belles figures féminines revêtues de longues robes aux larges manches, leurs attributs
dans les mains. En haut à droite, ce sont les trois arts du trivium : la grammaire,
la rhétorique et la dialectique ; en bas à gauche, les quatre arts du quadrivium : la
musique, l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Sur chaque arcade, un court
texte explicite la nature de leur enseignement. La grammaire dit ainsi : « Par moi, tous
peuvent apprendre ce que sont les mots, les syllabes et les lettres » ; la rhétorique :
« Grâce à moi, fier orateur, tes discours pourront prendre de la vigueur » ; la
dialectique : « Mes arguments se suivent avec rapidité, comme les aboiements d’un
chien » ; la musique : « Moi, j’enseigne mon art à l’aide d’une variété
d’instruments » ; l’arithmétique : « Je me base sur les nombres et je montre les
rapports qui existent entre eux » ; la géométrie : « C’est avec exactitude que j’arpente
les terres » ; l’astronomie : « Moi, je tiens mon nom des corps célestes et prédis
l’avenir ». L’ensemble dessine une rose, à l’image d’un vitrail. En dehors du cercle, en
bas de la composition, se trouve ce qui est exclu du domaine de la philosophie. Il
s’agit de quatre hommes, assis devant des pupitres : ce sont des poètes ou des mages.
Comme le texte l’indique, ils sont instruits par des esprits impurs et ce qui vient d’eux
n’est que contes ou fables. Ces esprits impurs sont représentés sous forme d’oiseaux
noirs, chuchotant à l’oreille de chaque homme, par opposition à la colombe blanche,
symbole du Saint-Esprit.

Il est un dernier fruit de l’essor des écoles et des nouveaux savoirs : au


XIIe siècle, la maîtrise de compétences intellectuelles ouvre des possibilités
inédites d’ascension sociale dans l’Église ou bien au service du prince.
Dans le nord du royaume, les plus grands maîtres voient souvent leur
carrière professorale couronnée par l’accession à la fonction épiscopale, en
dépit de la modestie relative de leurs origines : Guillaume de Champeaux
devient évêque de Châlons (1113-1121), Albéric de Reims, archevêque de
Bourges (1136-1141), Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers (1142-1155),
Gautier de Mortagne, évêque de Laon (1155-1174), Pierre Lombard, puis
Maurice de Sully, évêques de Paris (1159-1160 et 1160-1196). La voie des
écoles ouvre aussi aux fils de la petite aristocratie, voire à quelques
roturiers, la possibilité d’une ascension sociale à travers le service royal.
Les cas sont encore peu nombreux dans l’entourage des Capétiens. Le
théologien Hugues de Champfleury devient chancelier de Louis VII en
1150. Giraud de Bourges, probable auteur d’un traité de procédure civile
vers 1163-1164, devient notaire et chapelain de Louis VII. En 1166, deux
autres légistes versés dans le droit romain, Mainier et Philippe Sarrazin,
sont mentionnés dans l’entourage du roi. Le décrétiste Étienne de Tournai
deviendra aussi conseiller du roi Philippe-Auguste qui le fera évêque de
Tournai en 1193.
Le phénomène est plus remarquable à la cour d’Henri II Plantagenêt.
Même si la haute aristocratie y reste majoritaire, le roi a en effet favorisé un
certain nombre de clercs ou de laïcs instruits, tels Richard de Lucé, Ranulf
de Glanville, Hugues de Cressy ou Thomas Becket. Beaucoup sont
familiarisés avec le droit et ont séjourné en France ou en Italie, à l’image de
Pierre de Blois, formé à Tours, Paris et Orléans, puis à Bologne.
L’ascension de Richard de Lucé ( † 1179), un petit chevalier sans doute
originaire des environs de Chartres, fournit un bel exemple de ces
trajectoires rendues possibles par la compétence intellectuelle. Expert en
droit, il exerce tour à tour les fonctions de connétable de la Tour de
Londres, de juge de Cumberland, de sheriff d’Essex, de président de
l’Échiquier puis de grand justicier. Le service du roi fait sa fortune : il reçoit
le château d’Ongar, dans l’Essex, et de nombreuses terres en Angleterre,
mais aussi en Boulonnais et en Normandie. Ses largesses envers les
chanoines réguliers de la Trinité d’Aldgate ou les moines de Saint-Aubin
d’Angers, comme la fondation de l’abbaye de Lesnes, achèvent de le hisser
au niveau de la moyenne aristocratie. Sa réussite personnelle lui permet
d’entretenir une vaste maisonnée et surtout d’assurer la carrière de son fils
Godefroy. Celui-ci est envoyé poursuivre des études à Paris, puis fait une
double carrière dans l’Église, au chapitre d’Exeter, et dans le service du roi,
en exerçant comme juge itinérant puis à l’Échiquier. La promotion sociale
d’un individu soutient en effet toujours une ascension familiale et favorise
les pratiques népotiques et clientélaires dans l’administration comme dans
l’Église.
Sans être liée à l’hégémonie d’une cour princière, l’ascension sociale
par le droit est tout aussi significative dans le Midi. Des maîtres figurent
très tôt dans l’entourage des grands : à Nîmes vers 1107, à Montpellier ou
Agde vers 1120-1130, à Carcassonne et Albi vers 1150-1160. D’autres
entrent au service des consulats pour y exercer la fonction de juges : à Arles
et Avignon dès les années 1140-1150, puis à Nice, Grasse, Aix-en-
Provence, Saint-Gilles… Ces juristes, pour une large part issus de la petite
chevalerie urbaine et de la vassalité épiscopale, constituent peu à peu, par le
biais des alliances matrimoniales, un milieu homogène. La plupart sont
chanoines dans une cathédrale ou un établissement canonial, d’autres
restent laïcs, mais tous utilisent le droit pour se hisser dans l’Église et la
société. Leur succès les amène souvent à se déplacer, à l’image des
chanoines de Saint-Ruf que l’on retrouve dans l’entourage des évêques de
Grenoble, de Maguelonne, de Nice… Ces déplacements conduisent bien
des chanoines à enfreindre le respect de la clôture, sans parler de la
rémunération des services juridiques. Vers 1168, bien conscient de ces
infractions, le pape Alexandre III réactive une ancienne législation romaine
et carolingienne fondée sur une épître de Paul (2 Timothée 2, 4) pour tenter
d’interdire aux chanoines la fonction d’avocat en matière civile. Mais la
reprise de cette interdiction par le concile de Latran III (1179), puis par
Urbain III (1186) témoigne de la résistance à laquelle elle se heurte.
Un temps de polémiques

L’ampleur des transformations et la diversité des expériences qui


traversent l’Église et la société sont telles qu’elles nourrissent une
multiplicité de polémiques dont on ne trouve de véritable précédent que
dans l’Antiquité tardive. Certaines de ces polémiques, d’ordre purement
doctrinal, n’ont qu’un écho modeste, mais d’autres, celles qui concernent la
querelle des investitures, les nouvelles formes de vie religieuse ou l’hérésie,
excèdent les cercles qu’elles affectent directement. Par leur vigueur et leur
ampleur elles disent aussi, à leur manière, la vivacité intellectuelle de
l’époque.

U :
’E

I avait aux confins du royaume d’Arles, dans l’évêché de Valence,


un château nommé Espervier. La dame de ce château avait l’habitude
bien enracinée de quitter l’église pendant la célébration de la messe,
aussitôt après l’Évangile : elle ne pouvait en effet supporter d’assister
à la consécration du corps du Seigneur. Son mari, le seigneur du
château, l’avait remarqué pendant de longues années, sans trouver,
malgré ses recherches soigneuses, la cause de ce départ anticipé.
Aussi, un jour de fête solennelle, au moment où la dame s’en allait à
la fin de l’Évangile, elle fut retenue de force, malgré sa résistance, par
son mari et ses gens : dès que le prêtre prononça les paroles de
consécration, la dame s’envola, enlevée par un esprit diabolique, en
emportant avec elle une partie de la chapelle, qui s’écroula. Elle ne
fut plus jamais revue dans le pays, mais la partie de la tour qui
jouxtait la chapelle est encore debout, pour témoigner des faits.
Gervais de Tilbury, Otia imperalia (vers 1209-1214).

La première polémique d’importance porte sur la nature de


l’eucharistie. Au milieu du XIe siècle, Bérenger, ancien élève de l’école de
Chartres et écolâtre de Tours, puis archidiacre d’Angers, radicalise
l’opposition entre une interprétation symbolique du sacrement, plutôt
d’inspiration augustinienne, et une interprétation réaliste, plutôt
d’inspiration ambrosienne, tout en défendant la première position,
marginalisée dans l’Église depuis le IXe siècle. Ses thèses suscitent
immédiatement la controverse. Deux grandes figures réformatrices,
Lanfranc du Bec et Humbert de Silva Candida, s’engagent contre Bérenger.
En 1050, celui-ci est condamné par le pape Léon IX. Le roi Henri Ier
intervient à son tour et oblige Bérenger à renoncer à ses propos lors d’un
concile tenu en France vers 1051-1052. Bérenger étant revenu sur ses
premières rétractations se voit de nouveau condamné et contraint de se
soumettre à deux confessions de foi, en 1059 par Nicolas II et en 1079 par
Grégoire VII. Après ce dernier épisode, il se retire au prieuré Saint-Cosme,
près de Tours, où il meurt en 1088. La défaite de Bérenger marque la
victoire définitive de la conception réaliste de l’eucharistie et facilite la
valorisation dont le sacrement et celui qui l’opère – le prêtre et à travers lui
l’Église – font l’objet, aussi bien sur le plan liturgique qu’en matière
pastorale. La controverse nourrit par ailleurs l’évolution intellectuelle du
siècle suivant, d’abord en contribuant à diffuser l’usage de la méthode
dialectique, ensuite en aiguillonnant la réflexion théologique sur
l’eucharistie, laquelle débouche, une fois intégrées certaines notions de la
physique aristotélicienne, sur la doctrine de la transsubstantiation.
À partir des années 1070, la querelle des investitures suscite une
multitude de controverses, en particulier dans l’Empire. La polémique créée
en 1102 par l’appel du pape Pascal II à la guerre sainte contre l’empereur
Henri IV, à l’occasion d’un conflit pour le siège de Cambrai, en fournit un
bel exemple. Le pape et l’archevêque de Reims, voyant le candidat de
l’empereur, Walcher, s’imposer dans la ville, font appel au comte de
Flandre Robert II pour qu’il intervienne en faveur de leur propre candidat,
Manassès. Le comte s’empare alors de Cambrai et met la ville à feu et à
sang. Dans une lettre de félicitations, le pape l’encourage à s’en prendre de
la même manière à la cité de Liège, mais la lettre pontificale tombe aux
mains des Liégeois. L’archidiacre et doyen de la cathédrale charge alors le
moine Sigebert de Gembloux d’y répondre. Celui-ci s’acquitte de la tâche
avec verve et talent. Au-delà de l’affaire de Cambrai, il en profite pour
dénoncer de manière générale le recours à la guerre et l’usage de la force
par la papauté et le clergé réformateur. Son propos peut se lire comme une
défense de la position impériale et de la répartition traditionnelle des
fonctions sociales – la guerre aux laïcs, la paix aux clercs – que les
réformateurs, depuis Grégoire VII, que Sigebert prend un malin plaisir à
n’appeler qu’Hildebrand, remettent en cause. Mais de manière plus
fondamentale encore, c’est la notion même de guerre sainte promue par la
papauté réformatrice, surtout depuis 1095, qui est implicitement critiquée.
La multiplication des nouvelles formes de vie religieuse provoque elle
aussi son lot de polémiques. Ce sont d’abord des réactions d’hostilité face à
une prolifération vécue comme une menace pour l’unité de l’Église.
Urbain II, puis Pierre le Vénérable, considèrent ainsi la fondation de
Cîteaux comme un schisme dans le monachisme, une expression reprise par
de nombreux auteurs traditionnalistes, bénédictins ou séculiers. Pour leur
répondre, chanoines réguliers et nouveaux moines font l’éloge de la
nouvelle diversité de l’Église, à l’image de Bernard de Clairvaux dans son
Apologie (vers 1124-1125) : « Tous reçoivent un don propre […], qu’ils
soient clunisiens, cisterciens, clercs réguliers ou même laïcs ». La critique
des ermites est en général plus sévère : la promiscuité des hommes et des
femmes dans sa compagnie attire à Robert d’Arbrissel les reproches d’un
évêque, Marbode de Rennes, d’un abbé, Geoffroy de Vendôme, d’un
écolâtre, Roscelin de Compiègne, et peut-être même d’un prince,
Guillaume IX d’Aquitaine. Les ambiguïtés du statut des ordres militaires
suscitent elles aussi la critique : Isaac de l’Étoile dénonce les moines qui
font couler le sang et déclarent leurs morts martyrs ; Pierre le Chantre
exclut les hospitaliers et les templiers de la catégorie de ceux qui prient (les
oratores), où sont pourtant réunis les moines, même s’ils ne sont pas tous
ordonnés, les clercs et les chanoines réguliers.

L C : L

( 1102)

U destruction de l’Église, une telle oppression des veuves et


des pauvres, une telle barbarie dans les pillages et les rapines et, plus
grave encore, l’exécution sans discrimination des bons et des mauvais,
qui croirait que ces choses-là et des choses pires se soient opérées
sous les ordres du pape, si lui-même n’y avait pas incité par ses
discours ? Je passe sous silence le fait que l’évêché de Cambrai ait
été, par le jugement de l’Église romaine, divisé en deux. Je passe sous
silence le fait que Walcher, après avoir été agréé et ordonné en
premier lieu avec le consentement et l’autorité du pape, soudain ait
été déposé, excommunié et qu’un autre [Manassès] soit ordonné à sa
place. Dieu jugera si ces faits se sont passés de façon juste. Nous ne
nous mêlons pas de l’oint du Seigneur dont dépend le soin de toutes
les Églises.
Mais que le pape prenne sur lui ces malheurs et félicite, par des
actions de grâces, celui qui dévaste l’Église [Robert II, comte de
Flandre], je ne sais s’il faut s’en étonner ou plutôt s’en affliger. Qui
pourrait déterminer qui est le plus en danger, celui qui donne l’ordre
ou celui qui y obéit, qui est le plus condamnable, celui qui agit ou
celui qui laisse faire ? Quand à nous, frappés de stupeur devant la
nouveauté de ces choses nous nous demandons d’où vient ce nouvel
exemple : le prêcheur de la paix qui introduit, par sa propre parole et
par la main d’un autre, la guerre dans l’Église. Les canons accordent
même aux clercs des armes pour défendre leur ville et leur Église
contre les assauts des barbares et des ennemis de Dieu, mais nous ne
lisons nulle part dans l’autorité canonique des Écritures qu’on déclare
la guerre à l’Église. Ce que j’ignore je le cherche, ce que je sais je le
dis. Jésus prêche la paix, les apôtres prêchent la paix, les papes
prêchent la paix. C’est avec patience et dans l’enseignement chrétien
qu’ils persuadent, conjurent et réprimandent les pécheurs. […]
Donc, puisque nous ne sommes pas des hérétiques et qu’il s’agit là du
droit des rois et des empereurs, pourquoi Pascal [II] ne se contente-t-
il pas du glaive spirituel et envoie-t-il Robert [II, comte de Flandre],
l’homme d’armes, dévaster les terres et les villages des églises ?
Même s’il fallait les détruire, ce devrait l’être à la suite d’un édit des
rois et des empereurs, car ce n’est pas sans motif qu’ils portent le
glaive (Romains 13, 4). […] Le pape Hildebrand [Grégoire VII], qui
est à l’origine de ce nouveau schisme et qui, le premier, a levé la lance
sacerdotale contre le diadème royal, excommunia au début dans la
confusion les partisans d’Henri [IV]. Mais, se reprenant de son excès,
il exclut de l’excommunication ceux qui étaient attachés à l’empereur
à cause de leur fonction indispensable et requise, et non par leur
volonté de faire ou de conseiller le mal. […] Tous les papes, depuis
Grégoire Ier, utilisèrent uniquement le glaive spirituel jusqu’au
dernier Grégoire [VII], à savoir Hildebrand, qui le premier s’arma du
glaive de la guerre contre l’empereur et en donna l’exemple aux autres
pontifes.
Sigebert de Gembloux.

Les plus rudes polémiques opposent cependant les ordres entre eux,
prenant souvent la forme d’une première querelle des Anciens et des
Modernes. Ces polémiques se concentrent dans les années 1120-1150. Elles
mettent surtout aux prises les clunisiens et les cisterciens, les moines et les
chanoines. Quelques hommes célèbres y jouent un rôle actif (Pierre le
Vénérable, Hugues de Rouen, Thibaud d’Étampes, Bernard de Clairvaux,
Pierre le Chantre, Gautier Map…), mais elles mobilisent aussi beaucoup
d’anonymes. Ces querelles ne se limitent pas à la France, mais sont
européennes, comme le montre le rôle de Gerhoh de Reichersberg, Philippe
d’Harvengt et Anselme d’Havelberg du côté des chanoines réguliers,
d’Idung de Prüfenig du côté cistercien ou de Rupert de Deutz du côté
bénédictin. Leur principal objet est toujours le même : l’exemplarité du
mode de vie, sa conformité ou non aux modèles de référence (les apôtres,
les pères du désert, la règle bénédictine…) ou aux normes que l’ordre s’est
choisies. Mais la polémique peut aussi porter sur un point particulier :
l’exemption et la détention de dîmes, la possession d’églises, l’exercice de
la fonction pastorale… La Vie d’Amédée de Hauterive par exemple, écrite
par un cistercien de Bonnevaux, en Dauphiné, vers 1160, développe le
thème de la conversion d’Amédée, un grand seigneur laïc, en opposant à la
rigueur et à l’ascèse cistercienne, seules en mesure de satisfaire ses
aspirations profondes, le Temple, où Amédée ne ferait que changer de
couleur de vêtements s’il le rejoignait, et Cluny, où l’on ne se préoccuperait
que de gestion domaniale et d’ascension dans la hiérarchie communautaire :
c’est qu’à partir des années 1150, la richesse manifeste des cisterciens et les
premières entorses à la règle suscitent de plus en plus de critiques
caustiques auxquelles il faut bien répondre. Entre 1159 et 1174, le schisme
pontifical vient enfin parfois donner à la polémique une dimension
politique : les cisterciens soutiennent massivement Alexandre III, alors que
les clunisiens se divisent et que l’abbé Hugues III est même déposé en 1162
pour avoir choisi le candidat de l’empereur, Victor IV.
Le développement des écoles et la multiplication des débats
théologiques alimentent, eux aussi, de nombreuses polémiques. La plupart
demeurent limitées aux cercles intellectuels, au sein desquels elles jouent un
rôle quasi structurant : la renommée d’un maître dépend aussi de sa capacité
à remporter des disputes, comme le montre, par exemple, le parcours
d’Abélard et ses défis successifs à Guillaume de Champeaux en 1102-1106
et 1108, puis à Anselme de Laon en 1113. Mais le contrôle de
l’enseignement par les évêques, les soutiens dont bénéficient certains
maîtres de la part de clans politiques (Abélard est par exemple protégé par
la famille de Garlande, proche des rois Philippe Ier et Louis VI), ainsi, à
partir des années 1120, que le magistère moral et spirituel revendiqué et
exercé avec rudesse par Bernard de Clairvaux, donnent à certaines disputes
un rayonnement supérieur. Les spéculations sur la nature de la Trinité sont
celles qui suscitent le plus de réactions et c’est ainsi que régulièrement des
conciles se tiennent pour examiner l’orthodoxie de tel ou tel ouvrage : en
1092, au concile de Soissons, ce sont les travaux de Roscelin de
Compiègne qui sont condamnés ; en 1121, à Soissons, puis de nouveau en
1140, à Sens, ce sont les ouvrages de Pierre Abélard ; en 1148, au concile
de Reims, Gilbert de la Porée échappe de justesse à un sort semblable en
faisant amende honorable. Le concile de Sens eut une audience particulière
en raison de la notoriété acquise par l’accusé et de l’engagement acharné de
Bernard de Clairvaux contre lui. Pour Bernard, ce sont tout à la fois la
méthode (la dialectique), les propos (la conception de la Trinité) et le projet
intellectuel (la science théologique) d’Abélard qui sont intolérables.
N’écrit-il pas à son sujet : « Lui qui a scruté les cieux, qu’il descende dans
les profondeurs de l’enfer et que soient clairement révélées à la lumière du
jour les œuvres de ténèbres qu’il a osé faire naître ? » En 1140, comme déjà
en 1121, les ouvrages d’Abélard sont condamnés pour hérésie. L’écho du
concile est d’autant plus important qu’après le procès, chacun des
protagonistes reprend la plume pour se défendre ou se justifier : les
archevêques de Reims et de Sens envoient au pape les comptes rendus du
procès, Abélard compose trois manifestes dénonçant l’injustice de Bernard,
et ce dernier multiplie les lettres pour convaincre le pape et les membres de
la Curie de faire de nouveau condamner Abélard à Rome. Mais Pierre le
Vénérable recueille Abélard et le protège jusqu’à sa mort.
Dans toutes ces polémiques un terme revient sans cesse pour
compromettre ou condamner l’adversaire : celui d’hérésie. En l’appliquant
à la simonie et au nicolaïsme, la réforme « grégorienne » a répandu son
usage. Dans la première moitié du XIIe siècle, il reste une arme pour
dénoncer les croyances jugées déviantes et les mettre en accusation.
Comme à l’époque de l’hérésie d’Orléans, il s’agit encore seulement
d’individus et de pensées savantes. Au milieu du siècle en revanche, un
véritable tournant se produit : des textes ecclésiastiques s’en prennent pour
la première fois à des groupes d’hérétiques dont on redoute autant les
comportements que les croyances et dont on craint l’expansion dans la
société. Nous y reviendrons.

Diffusion et nouvelles pratiques de l’écrit

Le support exclusif du savoir reste les livres, dont la production


connaît au XIIe siècle un saut quantitatif considérable. Ce saut est dû d’une
part à la multiplication des centres de production en lien avec l’essor des
écoles urbaines, d’autre part à l’ordre de Cîteaux, qui, en obligeant tous ses
monastères à disposer d’une bibliothèque importante, dynamisa le travail de
copie : à la fin du XIIe siècle, Clairvaux possédait 350 manuscrits,
Cîteaux 340, Pontigny 270, Chaalis 216.

Nombre de manuscrits
Xe siècle 44
XIe siècle 118
XIIe siècle 397
S C ,T ,R
R
U

Ce manuscrit de Richer, abbé de Saint-Martin de Metz, réalisé vers le milieu du


XIIe siècle, contient la Vie de Saint-Martin par Sulpice Sévère. Il s’ouvre par ce beau
dessin représentant une scène fictive de dictée. Sulpice Sévère, l’auteur, se tient
debout à droite, tenant son livre ouvert. L’index dressé de sa main droite indique qu’il
est en train de dicter. L’abbé Richer, confortablement assis, copie le texte, le calame
dans la main droite, un couteau pour tailler la plume dans la main gauche. Sur son
pupitre figurent une deuxième plume, ainsi qu’une corne enfoncée dans un trou, où se
trouve l’encre. À l’arrière-plan, un moine tient sa crosse.

La pratique de la correspondance connaît en parallèle un vif essor et


s’accompagne de l’épanouissement d’un véritable art épistolaire, l’ars
dictaminis. Le phénomène naît en Italie dans la deuxième moitié du
XIe siècle et se fonde sur une adaptation de l’art oratoire antique, en
particulier le De inventione et la Rhétorique à Herrénius de Cicéron. Il se
diffuse rapidement dans le nord et l’ouest de la France dans le contexte de
la réforme et de la circulation accrue des clercs et des moines. Dans les
années 1140, un premier aboutissement formel est réalisé par Bernard de
Clairvaux. Une lettre canonique doit désormais comprendre cinq parties : la
salutation, l’exorde (ou captatio benevolentiae), la narration, la demande et
la conclusion. La lettre apparaît alors comme un support privilégié de la
circulation des idées et des échanges culturels, notamment entre
ecclésiastiques et grands laïcs, y compris les dames. On en enseigne les
techniques dans les écoles, en particulier dans le Val de Loire et l’ouest de
la France, d’Orléans à Angers, en passant par Tours, Chartres, Vendôme et
Blois.

G J G N
G C

Dans cette belle lettrine (P) dessinée à l’encre rouge, Guillaume de Jumièges, en habit
de moine, remet son œuvre au roi Guillaume le Conquérant, assis sur son trône, un
sceptre à la main. Cette scène traditionnelle de dédicace souligne le rôle du roi dans
l’élaboration d’une historiographie à la gloire de sa famille. Elle figure en ouverture
d’une copie des Gestes des Normands dans un manuscrit entièrement réalisé par
Orderic Vital, à l’abbaye de Saint-Évroult, dans le premier quart du XIIe siècle. On
sait que l’œuvre de Guillaume de Jumièges constitue l’une des sources d’inspiration
d’Orderic pour son Histoire ecclésiastique.

L’évolution majeure tient cependant à l’apparition de nouvelles


pratiques de l’écrit. Celles-ci concernent en premier lieu ce que l’on appelle
l’écrit pragmatique, c’est-à-dire l’ensemble des écritures seigneuriales,
commerciales et administratives. L’essor des écrits de cette nature répond à
un double besoin de la société : la nécessité nouvelle de garantir l’exécution
ou le souvenir des contrats, et l’on se trouve alors dans la sphère des
transactions foncières et commerciales ; l’amélioration du fonctionnement
des pouvoirs seigneuriaux et des administrations ecclésiastiques et
princières, et l’on se trouve alors dans la sphère des institutions.
Le premier phénomène qui permet de prendre la mesure de cette
évolution figure dans la mutation du document diplomatique liée à
l’importance croissante de la question de l’authentification. Dans le Midi,
on repère trois étapes qui ont été bien étudiées pour la région d’Agde en
Bas-Languedoc. La première étape, vers 1070-1130, est mise en œuvre par
un groupe de scribes spécialisés liés au chapitre : elle aboutit à la fixation
du formulaire de la charte (on observe au même moment la fixation du
formulaire des serments de fidélité) et à la notation systématique des
témoins. Une deuxième étape commence autour de 1150 avec l’arrivée des
maîtres et des principes juridiques inspirés du droit romain, favorisant
l’apparition de clauses nouvelles, plus techniques, dans la rédaction des
documents. La diffusion des nouveaux usages est d’autant plus rapide que
certains maîtres dispensent un véritable enseignement pratique. L’activité de
scribe se professionnalise et l’on relève par exemple en 1163 la première
mention d’un atelier spécialisé indépendant dans la cité d’Agde. La
troisième étape est celle de l’apparition du tabellion – un simple scribe
professionnel – puis du notaire public, qui exerce sa fonction et authentifie
les documents par délégation d’une autorité légale (l’évêque, le consulat, en
Provence l’empereur). À Agde, les premiers tabellions sont mentionnés vers
1170-1175. Il s’agit pour l’essentiel de clercs liés au chapitre cathédral qui
exercent au nom de l’évêque. À Béziers, où les tabellions sont connus à
partir de 1178, leur création est même un monopole épiscopal reconnu par
le vicomte. La fonction est viagère et se limite au territoire du diocèse. Elle
implique le paiement d’un droit d’entrée en charge. Les premiers notaires,
bien connus en Italie dès le XIe siècle, apparaissent peu après. À l’origine
leur succès n’est pas lié à la nouvelle forme d’authentification que constitue
le seing (qui n’est pas attesté avant les années 1200), mais à leur
compétence technique de rédacteur d’actes, laquelle est d’autant plus
appréciée que les notaires, à la différence des tabellions, se montrent très
rapides à intégrer les nouveautés juridiques. Sans doute certains d’entre eux
ont-ils fait des études de droit. Dans les régions septentrionales, l’évolution
est plus lente et prend d’autres chemins. Mais comme au sud elle favorise
un plus grand formalisme rédactionnel et une plus grande diffusion de
l’écrit. En Normandie par exemple, à partir du milieu du XIIe siècle, certains
actes sont rédigés et lus publiquement devant l’assemblée paroissiale,
indice d’un relatif élargissement du recours à l’écrit.
L’invention du registre présente une autre dimension de l’essor des
écrits pragmatiques. Un registre est un ouvrage, le plus souvent un codex,
constitué de copies de documents, de notices, de brèves formules
d’enregistrement ou de comptes, dont le but est de conserver la mémoire
d’un patrimoine ou d’un gouvernement, voire de servir d’instrument
judiciaire ou gestionnaire. Sa consultation régulière justifie le
développement de tout un paratexte de titres, sous-titres, rubriques,
annotations marginales ; parfois, il peut même contenir des tables ou un
index : c’est un véritable instrument de travail. Le premier type de registre,
de loin le plus répandu à la fin du XIIe siècle, est le cartulaire, qui renferme
les copies d’actes de donations, de ventes, d’échanges, d’arbitrages… Le
genre est apparu dans le royaume de Francie de l’est dès l’époque
carolingienne, mais il n’a été adopté à l’ouest qu’à la fin du Xe siècle et ne
s’y est vraiment développé qu’à partir du milieu du XIe siècle. Les premiers
cartulaires sont confectionnés dans les communautés monastiques, telles
Gellone (vers 1070/1072) ou Saint-Victor de Marseille (peu après 1080)
dans le Midi, Marmoutier (vers 1060-1075) ou Saint-Père de Chartres (vers
1080-1100) dans le nord. Puis les évêques et les chapitres cathédraux les
imitent, à l’image de ceux d’Arles (vers 1093-1095), Apt (vers 1122-1124),
Nîmes (vers 1120-1130), Angers (vers 1149-1162)… À l’extrême fin du
XIIe siècle, la pratique commence d’être adoptée par quelques grands laïcs
comme les vicomtes Trencavel en Languedoc ou les seigneurs de
Montpellier. En recopiant les chartes, les cartularistes exercent une fonction
archivistique de conservation, de tri (toutes les chartes ne sont pas jugées
dignes d’être copiées) et de classement. Ils exercent aussi une fonction
juridique en protégeant les preuves potentielles à fournir dans un procès. Ils
exercent enfin une fonction idéologique : par la sélection de pièces
significatives, sincères, interpolées ou même forgées parfois pour
l’occasion, par l’insertion de textes hagiographiques ou historiographiques,
par le choix d’un classement valorisant une chronologie ou une géographie
significatives, les cartulaires, au même titre que les écrits narratifs,
traduisent, de la part de la communauté, une forme de conscience de soi. Ils
construisent un discours sur son identité, son histoire, son statut, son
insertion dans un territoire. Par exemple, l’adoption par les cartulaires de
Cluny et de Saint-Victor, à la fin du XIe siècle, du cadre du diocèse pour
classer les documents concernant leurs patrimoines monastiques, est
clairement une imitation du formulaire des bulles de confirmation des papes
à partir de Grégoire VII. Elle manifeste l’adhésion des deux communautés
au projet pontifical de construction d’une véritable géographie
ecclésiastique. En revanche, le choix dans le cartulaire des évêques
d’Angers de classer les documents dans un ordre chronologique, par
épiscopat, vise à souligner l’enracinement du patrimoine et des droits
jusque dans l’époque carolingienne et à valoriser la figure de l’évêque, aux
dépens notamment du chapitre. Dans le deuxième quart du XIIe siècle, un
autre type de registres apparaît à la cour du pape et du souverain anglo-
normand, dans lequel on conserve la trace de toutes les correspondances
envoyées pour les besoins du gouvernement. L’administration centrale
d’Henri Ier Beauclerc (1100-1135), l’Échiquier, enregistre ainsi la trace de
ses activités de manière régulière dès 1129-1130 dans des rouleaux de
parchemins : ce sont les premiers pipe rolls. Ils nous apprennent
qu’Henri Ier expédie alors environ 4 5 lettres par an. Un vrai saut quantitatif
se produit sous le règne d’Henri II Plantagenêt (1154-1189), dont
l’administration est la première en Europe (une dizaine d’années après celle
des papes, mais en avance de vingt-cinq ans sur la chancellerie capétienne)
à recourir massivement à l’écrit. La logique mémorielle encore dominante
dans la plupart des cartulaires cède alors le pas devant les préoccupations de
gestion et d’administration. Il en va de même dans les premières enquêtes
féodales princières, normandes ou champenoises, conservées sous forme de
rouleaux ou de registres à partir de 1172. La bureaucratisation des pouvoirs
civils est en marche.
L’ ’ S -V M

Longtemps considérés comme de simples recueils de copies destinés à favoriser la


conservation des chartes, les cartulaires sont aujourd’hui étudiés pour eux-mêmes et
réinsérés dans une histoire des pratiques de l’écrit mettant l’accent sur l’apparition, à
partir du XIe siècle, de registres de toute nature, aux finalités multiples d’ordre
archivistique (conserver et classer les documents), juridique (défendre les
patrimoines), gestionnaire (gérer les biens) ou identitaire (définir et conforter
l’institution). Ces différents éléments se retrouvent dans le grand cartulaire de Saint-
Victor de Marseille, compilé au début des années 1080 sous l’abbatiat de Richard
(1079-1106). Les premiers feuillets de ce cartulaire rassemblent dans une sorte de
dossier d’ouverture les dix documents considérés alors comme les plus précieux pour
l’abbaye, bulles pontificales, diplômes impériaux et chartes épiscopales. Par leur
propos comme par leur agencement, ces dix documents, sincères ou falsifiés,
proposent une réécriture de l’histoire de l’abbaye susceptible de mieux correspondre
aux intérêts du moment, qui voit l’abbé Richard s’engager résolument dans les
combats de la réforme « grégorienne ». Cette invention de la mémoire monastique
place la communauté victorine du XIe siècle dans la filiation directe de la fondation
monastique de Jean Cassien, au début du Ve siècle. Elle met l’accent, par-delà les
destructions attribuées aux Vandales ou aux Sarrasins, sur l’œuvre de restauration des
Carolingiens et la protection pontificale, minimisant le rôle de la famille épiscopale et
vicomtale de Marseille, pourtant à l’origine de la refondation de l’abbaye à partir de
977. Les deux feuillets reproduits ici constituent le tout début du cartulaire (les
quelques lignes en haut du premier feuillet sont un ajout postérieur). Ils contiennent la
copie des quatre premiers actes. Les trois premiers sont des bulles pontificales : deux,
dont l’une est une forgerie, sont attribuées à Jean XVIII (1006-1009), la troisième est
de Léon IX (1049), dont on reconnaît le monogramme reproduit au milieu du second
feuillet. Le quatrième acte est un diplôme de Charlemagne daté de 790 accordant
l’immunité au monastère marseillais. Des titres en capitales allongées, écrits à l’encre
rouge et noire, précèdent chaque document. Avec les mentions portées dans les
marges, ils facilitent le repérage des documents, mais en précisant leur auteur et en
cherchant à en résumer de manière plus ou moins tendancieuse le contenu,
ils orientent aussi leur lecture.

Nombre moyen de lettres envoyées par année de règne

Une autre mutation considérable tient à l’accession de la langue


romane à la dignité de langue littéraire. Les premiers poèmes et chansons en
langue romane mis par écrit remontent aux alentours de 1050 et sont des
textes hagiographiques, la Chanson de sainte Foy d’Agen en langue d’oc et
la Vie de saint Alexis en langue d’oïl. À partir du tournant des XIe et
XIIe siècles apparaît toute une variété de textes aux sujets profanes. Ce sont
d’abord des textes épiques, les chansons de geste, célébrant les hauts faits
des compagnons de Charlemagne dans leurs guerres contre les Sarrasins
d’Espagne. La plus célèbre et la plus ancienne de ces chansons est la
Chanson de Roland, dont l’on date le plus ancien texte conservé des années
1098-1100. Elle est suivie par toute une série de chansons concernant
Guillaume d’Orange, un cousin de Charlemagne, ou des guerriers de
l’époque de Charles le Chauve ou Louis IV. Cette littérature anonyme en
langue d’oïl est née de la cristallisation de multiples traditions légendaires
circulant d’abord sous forme orale. Cette situation explique la faible
stabilisation des textes avant le XIIIe siècle, l’existence précoce de versions
en d’autres langues (le franco-italien, le haut allemand, certainement
l’occitan) pourvues de leur vie propre, enfin un processus de continuation
par amplifications du récit biographique du héros ou de certains de ses
compagnons. Le succès de ces chansons est bien sûr porté par le contexte
de la reconquista ibérique et des croisades outre-mer.

Chanson de Roland Charlemagne en Espagne (778)


(vers 1090-1100)
Girart de Charles le Chauve soumet Girard de Vienne
Roussillon (début (vers 861-870)
du XIIe siècle)
Girart de Vienne
(vers 1180)

Gormont et Victoire de Louis III sur les Normands à Saucourt


Isembart (vers (881)
1130)
Chanson de Guillaume de Toulouse (alias de Gellone) combat
Guillaume (vers les Sarrasins en Septimanie et dans la Marche
1140) d’Espagne (vers 793-806)
Aliscans (deuxième
moitié du
XIIe siècle)
Chevalerie Vivien
(fin du XIIe siècle)
Le charroi de
Nîmes (milieu du
XIIe siècle)
Le moniage
Guillaume (fin du
XIIe siècle)

Le couronnement Louis le Pieux et ses fils (vers 813-840)


de Louis (milieu du
XIIe siècle)

Mainet (deuxième Charles Martel est vainqueur de Chilpéric II (716)


moitié du
XIIe siècle)
Berthe aux grands
pieds (xiiie siècle)
Raoul de Cambrai Guerre entre Raoul de Gouy et les fils d’Herbert
(dernier quart du de Vermandois sous le règne de Louis IV (943)
XIIe siècle)

La chevalerie Charlemagne vainc le roi des Lombards qui protège


Ogier (avant 1200) les fils de Carloman (773)
Renaut de Charles Martel combat Eudes duc des Aquitains
Montauban (vers 719-731)
(xiiie siècle)
L

L’ R R

R mis l’olifant à sa bouche,


Il le serre bien, il sonne de tout son souffle.
Hauts sont les monts et le son porte loin ;
On entendit l’écho à trente lieues et plus.
Charles l’entendit, et toute son armée.
Le roi déclare : « Nos hommes livrent
bataille ! »
Et à l’inverse Ganelon lui répondit :
« Si un autre que vous le disait, cela semblerait un grand mensonge. »
Le comte Roland, avec peine et souffrance,
À grande douleur sonne son olifant.
Le sang jaillit, clair, par la bouche :
de son cerveau la tempe se rompt.
Du cor qu’il tient le son porte très loin :
Charles l’entend au passage des cols,
Naimes l’entendit, et les Francs l’écoutent.
Le roi déclare : « J’entends le cor de Roland !
Il ne l’aurait jamais sonné s’il n’avait
pas eu à se battre. »

En langue d’oc, les premiers écrits conservés à sujet profane sont des
poèmes lyriques, des cansos, dont le sujet principal est l’amour. Eux aussi
sont d’abord destinés à être chantés dans les cours princières ou
seigneuriales. Les plus anciens sont attribués au duc d’Aquitaine
Guillaume IX (1071-1126), mais une multiplicité de poètes apparaissent
bientôt du Limousin à la Provence, avant que le phénomène ne s’étende
dans le nord à partir des années 1160-1170. La lyrique s’empare au même
moment d’une plus grande variété de sujets, les uns d’inspiration funèbre,
d’autres d’inspiration satirique ou politique.
Jusqu’au XIIIe siècle tous ces textes sont véhiculés et connus par la
performance orale des jongleurs, en général accompagnée de musique.
Dans ce contexte, la mémoire joue un rôle déterminant et explique en partie
la forme des textes : la versification et l’assonance, le système des laisses
(les séquences de déclamation) dans les chansons de geste ou des refrains
dans les cansos, constituent autant d’aides à la mémorisation. Mais leur
transcription à l’écrit, jusque-là réservée au latin, manifeste l’acquisition
d’une légitimité culturelle nouvelle en même temps qu’elle élargit le champ
des lettres. La diversité des auteurs en fournit un autre témoignage. En
matière de poésie lyrique par exemple, si certains troubadours ou trouvères
sont des clercs ou le deviennent, la plupart sont des laïcs : de simples
chevaliers comme Marcabru et Raimbaud de Vacqueyras dans le Midi,
Gace Brûlé dans le nord ; des seigneurs comme Bertrand de Born dans le
sud, Gui de Coucy dans le nord ; des princes comme Guillaume IX ou
Raimbaud d’Orange dans le sud, Geoffroy Plantagenêt dans le nord. Ces
poètes circulent beaucoup, preuve de leur succès et de la relative
polyglossie des milieux aristocratiques. Ne constate-t-on pas la présence à
la fois de poètes d’oc et de poètes d’oïl à la cour d’Aliénor d’Aquitaine et
de Louis VII, puis d’Aliénor et d’Henri II, enfin de Richard Cœur de Lion ?
Apparemment, la langue ne représenta jamais un obstacle à
l’intercompréhension, d’autant que la langue littéraire écrite constituait de
toute façon une sorte de koinè elle-même distincte des multiples dialectes
parlés, au sud comme au nord.
La mise par écrit des langues vulgaires concerne rapidement d’autres
champs que la littérature. D’abord un certain type d’ouvrage savant
apprécié dans les cours comme le Bestiaire de Philippe de Thaon, composé
entre 1121 et 1135. Puis le droit : on peut une nouvelle fois citer Lo Codi,
rédigé en provençal vers 1140. Enfin l’histoire, avec l’Estoire de la guerre
sainte, un récit de la troisième croisade composé par le jongleur normand
Ambroise pour Richard Cœur de Lion, avant 1196, ou bien la traduction, à
l’initiative de Yolande de Hainaut et Hugues IV de Saint-Pol, de l’Histoire
de Charlemagne et de Roland du pseudo-Turpin par Nicolas de Senlis,
autour de 1200 – qui représente aussi l’un des tout premiers textes en prose
rédigé en langue vulgaire.
La légitimité de l’écrit vulgaire et profane est définitivement acquise
lorsque le mot roman ne renvoie plus à la langue, mais à une forme littéraire
particulière, le roman, à savoir le long récit d’une aventure imaginaire,
encore composé en vers et destiné à être lu, à haute voix et en public, même
s’il n’est plus chanté. Les premiers romans sont des adaptations de récits ou
d’épopées antiques : le Roman d’Alexandre par le dauphinois Albéric de
Pisançon (début XIIe), le Roman d’Énée par un anonyme normand
(vers 1160), le Roman de Troie et le Roman d’Eracle (Hercule), par Benoît
de Sainte-Maure (vers 1165), ce dernier dédié à Alix, une fille d’Aliénor
d’Aquitaine, et à son époux Thibaud de Blois. Mais, dès les années 1170-
1180, la matière bretonne l’emporte en raison du succès considérable des
romans de Chrétien de Troyes : Érec et Énide (1170), Cligès (1176), le
Chevalier au lion, Yvain (vers 1176-1177), le Chevalier à la charrette,
Lancelot (vers 1177-1180), le Conte du Graal, l’histoire de Perceval, resté
inachevé (vers 1181-1185). À l’origine des légendes que ces romans
commencent à élaborer autour de la figure du roi Arthur et des chevaliers de
la table ronde se trouve le Roman de Brut de Wace, achevé en 1155 et dédié
à la reine Aliénor, qui constitue une traduction/amplification en anglo-
normand de l’Historia regum Britanie (Histoire des rois de Bretagne), de
Geoffroy de Monmouth, rédigée peu avant 1138. Ces romans arthuriens
forgent un merveilleux original, propre à la culture chevaleresque et
courtoise du XIIe siècle, même s’ils puisent abondamment dans de multiples
traditions antérieures, à commencer par les traditions celtiques et galloises.
Un processus comparable se produit pour la légende de Tristan et Iseult,
dont les premières mises en forme littéraires en anglo-normand sont dues au
normand Béroul entre 1165 et 1170, puis à Thomas d’Angleterre en 1172-
1176. À tous ces romans peuvent être associés les Lais de Marie de France,
composés vers 1165-1190, plus proches des contes par leur longueur
réduite, mais véhiculant le même imaginaire : le fameux Lai du
Chèvrefeuille reprend par exemple l’histoire de Tristan. Quel qu’en soit le
sujet, romans et lais témoignent d’une émancipation assumée par rapport au
genre historique et traduisent l’avènement d’une autre vérité, une vérité
fictionnelle, qui repose sur l’autorité de l’auteur et une communion de
valeurs avec les lecteurs. Romans et lais, en procédant au mélange des
genres et des thèmes, en combinant l’épique et le lyrique, la guerre et
l’amour, l’aventure et la réflexion, favorisent en outre l’émergence d’un
univers symbolique et de motifs psychologiques d’une grande complexité.
En tout cela, ces textes rendent compte de la nouvelle et puissante
conscience de soi dont dispose l’aristocratie laïque, principale destinataire
des textes quels qu’en soient les auteurs, dans la France du XIIe siècle.
L’H B G M

Ce feuillet est issu de l’un des plus anciens manuscrits de l’Histoire des rois de
Bretagne de Geoffroy de Monmouth, un ouvrage composé en 1135-1138 qui constitue
la principale source de la légende arthurienne. Chanoine d’Oxford, puis évêque de
Saint-Asaph, au Pays de Galles, Geoffroy relate l’histoire de la Grande-Bretagne
depuis ses origines, en insistant sur le rôle des Romains puis sur celui des rois celtes,
au premier rang desquels figure Arthur, auquel sont consacrés les chapitres 137 à 178.
Au travers de la figure de Merlin et de ses prophéties, Geoffroy de Monmouth
souligne les liens privilégiés qui unissent et doivent unir Bretons et Normands, aux
dépens des Anglo-Saxons. Il s’agit donc aussi d’un ouvrage de propagande en faveur
de la dynastie fondée par Guillaume le Conquérant. Comme on le voit sur ce feuillet,
l’ouvrage commence par un prologue adressé à Robert, comte de Gloucester,
destinataire et probable commanditaire de l’œuvre. Le texte proprement dit ne
commence qu’au haut de la deuxième colonne, avec le mot Britannia en lettres
capitales et à l’initiale rouge. À gauche, la première lettrine aux motifs végétaux est
surmontée d’une très belle image de chevalier au galop, en position de combat, qui
révèle d’emblée combien l’ouvrage s’adresse prioritairement à un public
chevaleresque et aristocratique. Le succès de l’Histoire des rois de Bretagne fut
d’ailleurs considérable, puisque deux cent quinze manuscrits médiévaux ont pu être
recensés, dont plus de la moitié sont antérieurs à 1300.
Ceci explique certainement le rayonnement précoce de cette littérature
à travers toute l’Europe occidentale, de la Catalogne à l’Allemagne en
passant par l’Italie. Dès les années 1160-1170, on trouve des troubadours
occitans dans les cours de Barcelone, du Piémont ou de Lombardie. Des
thèmes arthuriens sont sculptés au portail de la cathédrale de Modène ou
repris sur le pavement mosaïqué de la cathédrale d’Otrante. Dans l’Empire,
l’épouse du duc de Saxe Henri le Lion, Mathilde (une autre fille d’Aliénor),
fait traduire vers 1170 la Chanson de Roland par le prêtre Konrad et
commande à Eilhart von Oberg un Tristan und Isolde. Le poète Hartmann
von Aue réalise pour sa part des adaptations des romans de Chrétien de
Troyes : Erec en 1185, Iwein en 1200. Commence ainsi à s’élaborer, à partir
d’une matrice française, une culture littéraire aristocratique européenne.
À l’arrière-plan de ce phénomène figure de manière plus large le
nouvel appétit des laïcs pour l’écrit et la littérature. Le patronage princier ou
seigneurial soutient aussi bien l’essor de la lyrique que celui du roman.
Hormis ceux composés par les princes, la plupart des poèmes des
troubadours s’achèvent par l’éloge d’un mécène. Nombreux sont les romans
qui s’ouvrent par un éloge ou une dédicace adressé au commanditaire, à
l’image du Chevalier à la Charrette dédié à Marie de Champagne ou du
Comte du Graal dédié au comte de Flandre Philippe d’Alsace. La situation
est plus complexe pour les chansons de geste, mais c’est par exemple dans
la sphère des comtes de Saint-Pol qu’est rédigée au début du XIIe siècle la
première version de la Chanson d’Antioche, qui célèbre les exploits des
premiers croisés, puis sa réécriture à la fin du siècle. C’est probablement
dans l’entourage d’Henri II Plantagenêt que fut confectionné, vers 1140-
1170, le manuscrit de la Chanson de Roland le plus ancien que l’on a
conservé (le texte lui-même date des environs de 1090-1100), et que fut
composée, avant 1190, la Chanson d’Aspremont, deux épopées qui mettent
en relief le rôle (légendaire) d’un comte d’Anjou nommé Geoffroy auprès
de Roland et de Charlemagne. Dès lors, on ne peut s’étonner que cette
littérature corresponde à un horizon d’attente aristocratique, aussi bien en
termes de valeurs qu’en termes d’usages sociaux, explicites (le
divertissement) ou implicites (la reconnaissance mutuelle). Il s’agit bien
d’une littérature élitiste, d’un art aristocratique jusque dans sa poétique,
comme en témoignent le goût des compositions complexes, le discours
symbolique, la multiplicité des niveaux de lecture, voire la tentation de
l’hermétisme. Les sujets privilégient de manière presque exclusive la guerre
et l’amour, y compris dans les textes composés par des clercs et jusque dans
les œuvres satiriques. Les premiers épisodes du Roman de Renard, rédigés
entre 1174 et 1190 et inspirés pour une part par les fables antiques, pour une
autre part par l’Ysangrinus, une œuvre cléricale et latine antérieure (vers
1150), brossent ainsi un tableau parodique des comportements
aristocratiques et du monde courtois, sans jamais se départir d’un mépris
absolu pour les « vilains ». L’unique exception à la prépondérance culturelle
de l’aristocratie est représentée par les premiers fabliaux, dont les plus
connus sont dus à la plume de Jean Bodel d’Arras, vers 1190.

U :
’ M .

Sur le portail nord de la cathédrale de Modène, connu sous le nom de Porta della
Pescheria, figure un haut-relief de facture exceptionnelle réalisé dans les années 1120-
1140. Au-dessus d’un linteau décoré de motifs fantastiques et animaliers, l’archivolte
déploie une scène chevaleresque que plusieurs inscriptions permettent de décrypter et
de rattacher sans ambiguïté à la légende arthurienne. Au centre, une femme nommée
« Winlogee » (une forme bretonne de Gwendoline, le nom porté par Guenièvre dans
certains récits en langue latine) est retenue dans un château par un guerrier nommé
« Mardoc ». Le château est attaqué par deux groupes de chevaliers : à gauche
« Isdernus » (Yder), « Artus de Bretagne » et un chevalier anonyme s’avancent vers
un guerrier à pied nommé « Burmaltus » ; à droite « Galvagin » (Gauvain), suivi de
« Galvariun » (peut-être Galeshin) et de « Che » (Keu), s’attaque au chevalier
« Carrado », adossé à une puissante tour. Cette scène peut être rapprochée d’épisodes
de la légende rapportés par plusieurs textes littéraires des XIIe-XIIIe siècles, même si
les identités des différents protagonistes varient au gré des textes et des auteurs. Dans
l’Histoire des rois de Bretagne, Geoffroy de Monmouth raconte ainsi comment le
neveu d’Arthur, Mordred, tente d’usurper le pouvoir et d’épouser Guenièvre, avec sa
complicité, durant la campagne du roi en Gaule. Dans la Vie de Gildas de Caradoc de
Llancarfan, datée du milieu du XIIe siècle, Guenièvre a été enlevée par le roi Melwas
et enfermée à Glastonbury, d’où Arthur la délivre grâce à l’aide de saint Gildas. Dans
le Lancelot ou le chevalier à la Charrette de Chrétien de Troyes, le ravisseur de
Guenièvre est le roi Méléagant et la reine est délivrée par son amant Lancelot. Dans le
Tristan de Thomas de Bretagne, comme dans le roman Durmant le Galois, le sauveur
de Guenièvre est le chevalier Yder. Dans le Lancelot en prose, le chevalier Gauvain,
le seul sur l’archivolte à porter un écu décoré, combat un chevalier nommé Caradoc
de la Tour Douloureuse. Dans un autre passage du même ouvrage, c’est Arthur,
accompagné de son neveu Galeshin et de son sénéchal Keu, qui attaque Caradoc.
Cette variété illustre à la fois la diversité et le succès des légendes arthuriennes. À leur
mesure, celles-ci contribuent à donner corps à une idéologie chevaleresque adoptée
dès le début du XIIe siècle jusque dans les consulats aristocratiques des cités d’Italie
septentrionale.

Les milieux aristocratiques, ou tout au moins certains d’entre eux,


semblent par ailleurs accorder une plus grande importance à l’éducation
intellectuelle. Le père d’Abélard, Bérenger, originaire du Poitou, est un
chevalier instruit des environs de Nantes. Il dote tous ses fils d’une culture
littéraire. Pierre, l’aîné, est envoyé à l’âge de quatorze ans à Loches, l’un
des principaux châteaux du comte d’Anjou, pour y apprendre à parler
couramment le latin. Il y reçoit en particulier l’enseignement de Roscelin de
Compiègne. La maîtrise du latin par des membres de l’aristocratie est en
effet plus fréquente qu’auparavant, comme l’attestent le cas des nombreux
chevaliers juristes des cités méridionales ou celui des chevaliers lettrés de la
cour d’Henri II Plantagenêt, notamment les « barons de l’Échiquier ». Henri
lui-même fut éduqué par Pierre de Saintes et Guillaume de Conches, il
comprenait le latin et appréciait les livres. Plus on avance dans le XIIe siècle,
plus il y a de « lettrés » (litterati) qui ne sont pas clercs. Le mot clerc évolue
en conséquence, revêtant désormais parfois un sens plus culturel
qu’ecclésiastique. L’exemple d’Héloïse, certes exceptionnel à bien des
égards, montre qu’au sein de l’aristocratie laïque, quelques femmes avaient
aussi accès à cette curiosité culturelle et pouvaient bénéficier des moyens de
l’assouvir. Les princesses de haut rang, telles Adèle de Blois, Mathilde de
Normandie et d’Angleterre, Ermengarde de Bretagne, ou même les
moniales du Ronceray ou de Fontevraud, certes issues de bonnes familles,
étaient en mesure d’apprécier les poèmes latins de Marbode de Rennes,
Baudri de Bourgueil ou Hildebert de Lavardin. La bibliothèque d’Henri,
comte de Champagne († 1181), et de son épouse Marie († 1198) montre que
le couple avait eu recours au service d’un notaire anglais de Provins
employé par la chancellerie comtale pour faire réaliser la copie d’un grand
nombre d’ouvrages latins.

L R (le lion), Ysengrin (le loup) et Renart approchent d’une prairie


où paissent un taureau, une vache et son veau. Sur le conseil
d’Ysengrin, le Roi envoie Renart en reconnaissance.
Renart arrive à portée de la proie. Le vilain, gardien du bétail,
dormait tranquillement sous un orme. Renart se coule tout auprès de
lui, cherchant dans sa tête un moyen de s’en défaire. Sans le réveiller,
il saisit une branche de l’arbre et saute rapidement plus haut : il va de
branche en branche et s’arrête enfin précisément au-dessus de la tête
du berger. Me sera-t-il permis de continuer ? Renart, comme un vrai
salaud, se tourne, pousse et laisse tomber sur le vilain une large
écuelle de fiente infecte. Le berger, sentant couler sur lui un pareil
brouet, s’éveille en sursaut, porte la main à son visage humide et ne
devine pas comment pareille chose a pu tomber de l’arbre. […] Puis il
se lève et court au fossé qui fermait la prairie et qui portait une
profondeur de vingt pieds d’eau. […] Comme il arrivait au fossé et
qu’il commençait à se pencher pour se laver, Renart, qui ne l’avait pas
perdu de vue, s’était laissé glisser à terre et l’avait rejoint. Quand il
l’avait vu dos courbé, tête penchée sur l’eau, il avait sauté vivement
sur son échine et de son poids avait décidé la chute du vilain au fond
du fossé. […] Renart […] avise à quelque distance une large pierre
plate et carrée ; il la pousse, la soulève et la fait tomber enfin de telle
force sur le dos du vilain que celui-ci descend avec elle dans la bourbe
du fossé. [Le Roi et Ysengrin s’approchent]. Pendant qu’ils arrivaient
de fort mauvaise humeur, le vilain avait longtemps battu l’eau, avait
plongé deux fois et deux fois remonté, et perdait tout ce qui lui restait
de force. Renart […] fait rapidement un amas de grosses mottes de
terre et les jette dru comme grêle sur le dos du patient qui plonge pour
la troisième et dernière fois. Le vilain demeura sous les eaux, arrêté
dans les herbages. Dieu veuille le recevoir dans son paradis !
Roman de Renart

Cet appétit de lecture et de savoir déborde le cadre de l’aristocratie, en


particulier lorsqu’il prend pour objet les Écritures. L’évangélisme et la
fascination pour le modèle apostolique portés par la réforme
« grégorienne » et tous les mouvements de rénovation des XIe-XIIe siècles
favorisaient le retour aux textes. L’essor des traductions en langue vulgaire
montre que certains milieux recherchent désormais un accès direct à ces
derniers, indépendant de toute médiation cléricale. Vers 1160-1170, Marie
de Champagne fait par exemple réaliser une traduction de la Genèse en
langue d’oïl, tandis que deux templiers du nord, Richard de Hastings et
Othon de Saint-Omer, font traduire le livre des Juges. Les attestations les
plus nombreuses et les plus précoces viennent toutefois du bas clergé et des
milieux laïcs urbains. Vers 1170, le prêtre Lambert li Beges a ainsi lui-
même traduit et glosé les Actes des apôtres à l’intention de fidèles du
diocèse de Liège. Peu après, le marchand lyonnais Pierre Valdo se serait fait
faire une traduction de tout le Nouveau Testament par deux chanoines du
chapitre cathédral. On a par ailleurs gardé la trace de traductions
fragmentaires des Évangiles en occitan et du Psautier en anglo-normand et
l’on a conservé des traductions des Moralia in Job, des Homélies sur
Ezéchiel et des Dialogues de Grégoire le Grand, sans parler de la traduction
par Marie de France de l’Espurgatoire de saint Patrice, appelé à une très
grande diffusion dans les siècles suivants. Comme le montre une lettre de
l’évêque de Metz de 1199, dans laquelle le prélat demande au pape
Innocent III comment réagir face à « la multitude de laïcs et de femmes »
qui ont entrepris la traduction en langue vernaculaire (in gallico) des
Évangiles, des Épîtres et des Psaumes, les responsables ecclésiastiques ont
bien conscience de cet appétit et commencent à s’en inquiéter.

II. L ’É (1130-1190)
Dans le prolongement de la réforme « grégorienne », l’Église s’engage
dans un ample processus de renforcement de ses structures institutionnelles
et de durcissement de son emprise idéologique. Au moment où la société
devient plus diverse et plus complexe, en grande partie en raison de l’essor
urbain, et où les pouvoirs royaux et princiers regagnent en puissance et en
assurance, ce processus apparaît aussi comme une réponse à ces nouveaux
défis. Il manifeste en tout cas, après plusieurs décennies de foisonnement,
une forme de retour à l’ordre, voire un véritable raidissement.

Institutionnalisation

Le premier phénomène à rendre compte de cette évolution est


l’effacement progressif de l’érémitisme et l’intégration des mouvements
d’origine aristocratique – les autres sont négligés ou considérés avec
suspicion – au sein de communautés régulières et bien établies. Un des cas
les plus précoces et les plus spectaculaires est représenté par l’ordre de
Fontevraud, issu de l’expérience de Robert d’Arbrissel et définitivement
structuré en ordre monastique sous l’abbatiat de Pétronille de Chemillé
(1115-1149). Ici l’institutionnalisation est favorisée par le soutien de la très
haute aristocratie de l’ouest et du nord de la France à partir de la retraite de
Bertrade de Montfort, en 1115, et de l’engagement en faveur de l’ordre de
son fils Foulques V d’Anjou (1109-1142), puis de son beau-fils, le roi
Louis VI. Outre la pesanteur des relations sociales aristocratiques, l’action
volontariste des évêques et de la papauté joue un grand rôle dans la
stabilisation des ermites, auxquels sont offertes des formes variées de
normalisation : création d’une nouvelle congrégation monastique
(Fontevraud, Grandmont, Savigny), agrégation à l’ordre de Cîteaux
(Silvanès, Grandselve, Aulps), adoption du mode de vie canonial (La Roë,
Saint-Victor de Paris)… C’est ainsi l’évêque Yves de Chartres qui
encourage l’ermite Bernard à se fixer à Tiron, en forêt du Perche, vers 1109.
C’est le légat pontifical Geoffroy de Lèves qui favorise l’installation
d’Étienne de Vielzot dans la forêt d’Obazine en 1120. L’exemple le plus
significatif est celui de Prémontré. En 1119, le concile de Reims présidé par
Calixte II demande à Norbert de Xanten d’abandonner son errance pour
s’établir en un lieu. L’évêque Barthélemy de Laon lui propose d’abord de
réformer le chapitre Saint-Martin, situé dans sa cité, puis après son échec, le
soutient dans la fondation de Prémontré, en forêt de Coucy (1120). C’est
encore Barthélemy qui, après le départ de Norbert pour Magdebourg
(1126), favorise une première expansion de Prémontré en Jura, la région
dont il est originaire, grâce à ses liens dans l’Église et la haute
aristocratie. De là l’influence de Prémontré s’étend rapidement en Lorraine,
où pas moins de quinze établissements sont fondés entre 1135 et 1150,
toujours grâce à l’appui décisif des évêques. Toutes ces communautés
issues de l’érémitisme développent des vocations diverses, de l’accueil des
pèlerins à l’enseignement et la pastorale, en passant par l’entretien
d’hospices ou de léproseries. Ce processus d’institutionnalisation a aussi
pour effet d’accroître le soupçon d’hétérodoxie pesant sur tous ceux qui
préfèrent se tenir à distance de ces communautés.
Un deuxième aspect de l’institutionnalisation de l’Église réside dans
l’apparition des premiers ordres religieux. Jusqu’au deuxième quart du
XIIe siècle, aucune communauté monastique, pas même l’Ecclesia
cluniacensis, ne forme un ordre organisé par une structure assurant de
manière pérenne l’unité d’observance entre ses membres, hiérarchisant les
relations entre les différents établissements et gouvernant l’ensemble de
leur vie religieuse et sociale ; et cela même lorsqu’elles sont regroupées en
congrégations suivant des coutumes liturgiques identiques ou relevant de
l’autorité personnelle d’un seul abbé. Les premières à pouvoir être tenues
pour de véritables ordres religieux sont Fontevraud, Cîteaux, Prémontré, le
Temple et l’Hôpital. Parmi elles, Cîteaux fait rapidement figure de modèle.
Les premières règles de gouvernement cisterciennes sont édictées dans la
Charte de charité, rédigée par Étienne Harding et les supérieurs des quatre
premières abbayes « filles » en 1119. Cette Charte est amplifiée et
recomposée vers 1152-1165. La principale institution mise en place est le
chapitre général qui réunit chaque année, sous la présidence de l’abbé de
Cîteaux, tous les abbés des monastères affiliés. Ce chapitre est attesté dès
les années 1120 et ses décisions ont force de loi pour toutes les abbayes de
« l’ordre cistercien » – l’expression apparaît pour la première fois dans une
bulle pontificale en 1132. À partir des environs de 1134-1152, ces décisions
commencent d’ailleurs à être promulguées sous forme de Statuts. Ce n’est
donc plus une personne qui dirige l’ordre, en l’occurrence l’abbé de
Cîteaux, mais une institution collégiale. Celle-ci ne doit toutefois pas être
considérée comme une instance démocratique, car les principales décisions
restent prises par une oligarchie abbatiale fortement hiérarchisée. En outre,
en raison du succès considérable de l’ordre, le chapitre général est peu à
peu dépossédé de ses attributions par un comité exécutif restreint, le
définitoire, composé des seuls cinq premiers abbés (Cîteaux, Clairvaux,
Morimond, Pontigny, La Ferté). Un système de visite annuelle des abbayes-
filles par leur abbé-père, destiné à contrôler l’application des statuts,
complète le dispositif. Le système de filiation sur lequel repose l’expansion
de l’ordre sert donc aussi à son gouvernement hiérarchique.
Ces institutions furent rapidement adoptées par les prémontrés et les
chartreux. Jusqu’au départ de Norbert de Xanten pour le siège
archiépiscopal de Magdebourg, en 1126, l’unité des différentes maisons
prémontrées reposait encore, de manière traditionnelle, sur l’autorité
personnelle du fondateur. C’est le successeur de Norbert, Hugues de Fosses
(1126-1164), qui assure la formation de l’ordre : un chapitre général annuel
est instauré en 1126 et des statuts unifiant et codifiant l’observance sont
publiés vers 1134. L’expression « ordre de Prémontré » est régulièrement
attestée à partir de 1131. Enfin, dans les années 1150, le Livre des coutumes
instaure l’office des circateurs, chargés, sur désignation du chapitre et aux
côtés des abbés-pères, de visiter les maisons de l’ordre. De leur côté, les
chartreux, moins désireux de rompre avec la tradition bénédictine, se dotent
seulement de Coutumes, rédigées vers 1127 par le cinquième prieur,
Guigues († 1137). Ces coutumes sont confirmées par Innocent II en 1133,
qui utilise alors pour la première fois l’appellation « ordre érémitique de la
Chartreuse ». L’institution du chapitre général apparaît en 1140, puis
devient annuelle en 1155. La véritable expansion de l’ordre commence
alors : à la fin du XIIe siècle, il compte une trentaine de maisons, aux deux
tiers situées dans l’ancien royaume de Bourgogne. Le modèle cistercien
était si puissant qu’il finit par influencer certains réseaux bénédictins. Cluny
se dota ainsi de ses premiers statuts à l’initiative de Pierre le Vénérable
(1122-1156), puis, après quelques expériences ponctuelles et devant
l’insistance de la papauté, d’un véritable chapitre général annuel sous
l’abbatiat d’Hugues V (1199-1207).
Comme on l’aura remarqué, l’institutionnalisation est un processus qui
s’étale sur plusieurs décennies et relève de l’initiative des héritiers et non
des fondateurs. Il s’accompagne en général d’une réécriture de l’histoire des
origines de la communauté et dans la mesure du possible d’une
sanctification du fondateur – mais l’exemple de Robert d’Arbrissel, ou
même de Bruno, vient montrer que cela n’était pas toujours le cas. Celles-ci
étaient destinées autant à assurer le prestige de l’ordre qu’à rétablir une
continuité entre les différentes générations et les étapes successives, parfois
dissonantes, de sa genèse. Sur le plan proprement institutionnel, ce
processus, qui affecte aussi les ordres militaires et les congrégations issues
de l’érémitisme comme Grandmont, traduit une triple évolution : une
uniformisation croissante, une centralisation poussée, une relative
dépersonnalisation. Du même coup, sous l’influence de ces nouveaux
ordres, l’Église que l’on commence à appeler « régulière » se déprend peu à
peu des horizons locaux pour gagner en cohésion à l’échelle européenne. À
ce niveau, la plupart des ordres sont d’ailleurs étroitement liés à la papauté,
dont ils apparaissent, l’ordre cistercien surtout, comme le fer de lance.
Le renforcement des structures d’encadrement concerne aussi le cadre
diocésain, dont les évêques, forts de leur position et de leur prestige
restaurés par la réforme, œuvrent à la consolidation institutionnelle et
territoriale. Au sein de chaque diocèse, les évêques sont amenés à confirmer
les biens de tous les monastères. Dans le diocèse du Mans, Hildebert de
Lavardin ratifie ainsi les listes de possessions des abbayes de Saint-Vincent
en 1106, Saint-Aubin en 1111, La Couture en 1112, Marmoutier après 1116.
Les concessions en faveur des établissements réguliers doivent de plus en
plus souvent se faire avec leur consentement. Le premier concile du Latran
(1123) réaffirme par ailleurs la pleine autorité des évêques sur la cure des
âmes, les transferts de biens ecclésiastiques et la définition des limites
paroissiales. Sur cette base, les évêques s’imposent peu à peu dans les
transactions concernant les églises et les dîmes et renforcent leur contrôle
sur les desservants. Dans le diocèse d’Angers par exemple, à partir de 1130
environ, tous les desservants doivent théoriquement être présentés par
l’archiprêtre, évalués par l’archidiacre, puis confirmés par l’évêque. À
partir de Calixte II, la politique pontificale tend par ailleurs à favoriser les
évêques et les chapitres cathédraux aux dépens des abbayes dans les conflits
portant sur les dîmes ou les autels. En Bourgogne et en Provence, les
premiers arbitrages défavorables à Cluny et Saint-Victor datent ainsi des
environs de 1119. Le phénomène devient très net sous le pontificat
d’Alexandre III (1159-1181) : celui-ci multiplie les injonctions aux prêtres
de se rendre aux assemblées synodales, limite les attributions des
archidiacres au bénéfice de l’évêque, codifie le droit de patronat en
réduisant les prérogatives des collateurs laïques ou monastiques, enfin
renforce la juridiction épiscopale. Au terme de ces évolutions, le seul
domaine à échapper encore, à la fin du XIIe siècle, à l’institutionnalisation,
est le monde des écoles et des étudiants.

Juridisation

La disparition de Bernard de Clairvaux († 1153) accélère l’effacement


d’une certaine tradition ecclésiologique monastique hostile au juridique et à
l’administratif. Désormais l’influence des canonistes ne cessera de se
renforcer, déterminant aussi bien la définition de l’institution ecclésiale que
son fonctionnement. Deux signes marquent le début de ce processus qui
nourrit le renforcement de l’autorité pontificale et qui connaîtra son apogée
au XIVe siècle : à partir d’Alexandre III (1159-1181), les papes sont en
majorité des canonistes ; quelque temps avant 1179, sont confectionnés les
premiers recueils de décrétales pontificales appelés à se substituer à
l’observance traditionnelle des « statuts des Pères ».
Le droit canonique concerne bien sûr de nombreuses dimensions de la
vie sociale et religieuse des laïcs : la guerre et la paix, le commerce et le
prêt, le mariage et les sacrements… Mais il procède d’abord à la
construction d’un statut juridique propre aux clercs, fondé sur l’exercice des
fonctions cultuelles. Sur un plan juridictionnel, ce statut rend les clercs
justiciables des seuls tribunaux ecclésiastiques. Sur un plan plus large,
socio-politique si l’on veut, il fait de l’ensemble du clergé un corps dont la
distinction du reste de la société est fondée en droit. Au-delà du statut des
personnes, cette évolution conduit à repenser l’ensemble des prérogatives
ecclésiastiques en termes juridiques. C’est ainsi, par exemple, que
l’ancienne catégorie des « choses ecclésiastiques » (res ecclesiasticae), qui
relevait d’une logique patrimoniale, tend à s’effacer au profit d’une
nouvelle catégorie, celle des « droits spirituels » (spiritualia), dont la nature
découle de leur garde par les clercs conçus comme sujets de droit.
À ces évolutions idéologiques et juridiques, s’ajoutent des évolutions
sociologiques et judiciaires. Au sein de l’institution ecclésiale, les juristes
acquièrent une place de plus en plus importante. Le phénomène est
particulièrement précoce dans le Midi où les juristes commencent à investir
les chapitres cathédraux dès les années 1120-1130, comme à Agde ou
Nîmes, avant d’accéder à la fonction épiscopale passé le milieu du siècle, à
l’image de Raimond de Montredons, évêque d’Agde (1130-1142) puis
archevêque d’Arles (1142-1160), ou d’Henri, évêque de Riez (1167-1179)
puis archevêque d’Aix (1180-1186). Ces juristes sont régulièrement
sollicités par les évêques ou de grandes abbayes (La Chaise-Dieu, Gellone,
Saint-Victor, Cluny…) pour arbitrer les conflits seigneuriaux ou exercer une
fonction de conseil dans les affaires de « restitution » d’églises et de dîmes.
Ils jouent souvent un rôle actif dans la gestion des seigneuries épiscopales
et canoniales, favorisant ici le processus de séparation des menses,
recourant ailleurs aux outils du droit féodal pour régler les conflits avec les
grands laïcs.
Le rôle croissant des juristes s’explique aussi par l’essor de la
juridiction épiscopale. La cour de justice de l’évêque, tout en demeurant
non permanente, acquiert en effet de l’importance et une plus grande
autonomie. Présidée par l’évêque ou par son délégué (le prévôt à Beauvais à
partir de 1111 par exemple), elle est composée de dignitaires du chapitre et
de clercs de l’entourage de l’évêque, mais aussi de chevaliers de sa
clientèle. Elle conserve longtemps de la sorte l’allure d’une cour féodale,
d’autant que certains de ses membres participent aussi à la cour comtale ou
aux cours seigneuriales. À partir du milieu du XIIe siècle cependant, sa
professionnalisation s’affirme en même temps que le champ des
prérogatives juridictionnelles de l’évêque s’élargit. Même dans les
principautés où le pouvoir princier est puissant, comme en Normandie,
l’évêque se fait reconnaître comme arbitre de tous les conflits impliquant
les établissements ou les personnes ecclésiastiques. Comme l’y engageaient
les conciles de Reims (1049), Tours (1060), Lillebonne (1080), Clermont
(1130), puis le Décret de Gratien, l’évêque s’empare aussi de plus en plus
souvent des affaires matrimoniales. Le rayonnement de l’évêque peut par
ailleurs découler de compétences personnelles : en Provence par exemple,
l’accession de juristes reconnus aux sièges d’Arles ou de Carpentras dans
les années 1160-1180 fait de ces prélats les juges les plus appréciés de la
région en matière de conflits féodaux. À la fin du siècle, le succès croissant
des justices épiscopales, joint au désir de diminuer les prérogatives des
archidiacres, conduit à l’institution d’un nouvel officier, l’official, d’abord
surtout en charge de la juridiction gracieuse (rédaction d’actes en faveur des
laïcs), puis peu à peu appelé à rendre la justice contentieuse de manière
permanente en lieu et place de l’évêque. Les premiers sont mentionnés dans
les provinces ecclésiastiques de Reims et de Rouen, en 1178 à Amiens,
1179 à Beauvais, 1182 à Reims, avant 1183 à Rouen, 1183 à Noyon.
Le plus important dans cette évolution réside dans le fait que la justice
et son exercice apparaissent désormais comme le fondement d’une
prérogative épiscopale supérieure. Il y a là une mutation plus décisive que
celle des procédures, que les usages romano-canoniques ne commencent à
influencer timidement que dans les dernières décennies du XIIe siècle. Une
mutation qui contribue à expliquer, qu’au tournant des XIIe et XIIIe siècles,
dans le droit canon (Étienne de Tournai en France, Rufin à Bologne)
comme dans la théologie (Pierre le Chantre, Étienne Langton), les auteurs
se soucient de distinguer explicitement « pouvoir d’ordre » et « pouvoir de
juridiction ».

Orthodoxie, identité et exclusion

Tout au long du XIIe siècle, les affaires d’hérésie se multiplient au point


d’apparaître, dans les dernières décennies du siècle, comme la principale
préoccupation et source d’angoisse des clercs. En raison de la rareté et de
l’univocité des sources parvenues jusqu’à nous le phénomène reste difficile
à appréhender. Il prend cependant tout son sens une fois replacé dans le
cadre de la puissante volonté unificatrice de l’institution ecclésiale.
Qui sont ces individus ou ces groupes dénoncés comme hérétiques ?
Au début du XIIe siècle, deux figures émergent de la documentation : Pierre
de Bruys d’abord, un prêtre du Dauphiné qui prêche dans les années 1105-
1112 et qui est finalement arrêté, puis brûlé à Saint-Gilles, en 1139 ou 1140,
au cours d’un lynchage populaire ; le moine Henri ensuite, parfois dit de
Lausanne, qui prêche dans le Maine aux alentours de 1116-1118, puis en
Toulousain dans les années 1130-1140. Dans les années 1170, une autre
figure de prêtre se distingue, en Lotharingie cette fois : Lambert « li
Beges », c’est-à-dire l’hérétique, qui s’en prend avec vigueur aux clercs et
aux autorités ecclésiastiques du diocèse de Liège. Quelques années
auparavant, en 1164/1165, le terme « cathare », oublié depuis la fin de
l’Antiquité, avait été pour la première fois réutilisé par un bénédictin
rhénan, Eckbert de Schönau, dans un traité polémique, le Livre contre
l’hérésie des cathares, pour dénoncer un groupe d’hérétiques condamnés au
bûcher en 1163 dans la cité de Cologne. Le mot est emprunté aux écrits
d’Augustin. Il ressort à l’évidence d’un discours savant projeté sur une
réalité qui nous demeure largement inaccessible. Tout en restant d’un usage
rare, il est repris par les pères du troisième concile du Latran en 1179, puis
par le pape Lucius III en 1184, pour désigner de manière confuse et
englobante tout une série de groupes dissidents, apparemment assez divers
et sans lien entre eux, de la vallée du Rhin au Toulousain. En revanche, le
terme n’est jamais utilisé dans le Midi. Tous les discours qui dénoncent ici
les hérétiques parlent en effet de « bons hommes » (boni homines), une
expression couramment employée dans d’autres contextes pour désigner, au
sein des communautés rurales ou urbaines, les membres de l’élite appelés à
jouer un rôle de médiateurs.
À partir de la campagne de prédication contre le moine Henri, menée à
l’initiative du légat Albéric, cardinal-évêque d’Ostie, par Bernard de
Clairvaux et Geoffroy d’Auxerre, en Toulousain et en Albigeois en 1145,
les inquiétudes et les dénonciations des clercs se focalisent peu à peu sur le
Midi, même si leur géographie reste assez imprécise, visant tantôt la
Gascogne et la Provence (1148), tantôt le Toulousain (1163), tantôt la
Gascogne, l’Albigeois et le Toulousain (1179). En réunissant à Lombers, en
1165, les grands ecclésiastiques du Midi, pour dénoncer à leur tour les
hérétiques, le comte Raimond V de Toulouse et le vicomte Raimond
Trencavel cherchent avant tout à contrer la pression politique qu’exercent
sur eux Henri II Plantagenêt et la papauté. Mais du même coup ils
accréditent l’idée d’un Midi gagné par l’hérésie, une idée qui ne cesse de
gagner du terrain dans les dernières décennies du siècle.

L « »

L ’étais chanoine à l’église de Bonn, souvent moi-même et


Bertholphe, qui partage mes sentiments, nous avons participé à des
débats avec de tels hommes et prêté une attention prudente à leurs
erreurs et leurs défenses. Beaucoup de choses les concernant avaient
été connues grâce à ceux qui étaient sortis de leurs conventicules et
qui étaient libérés des liens du diable. D’où la très grande abondance
de ce qui provient d’eux et de ce qui peut être dit contre eux, par moi
réunis en ce livre avec les encouragements de mon abbé, le seigneur
Hildelin et transmis à votre altesse en raison de notre vieille amitié.
[…]
Mais ceux qui sont appelés « catharistes » doivent être considérés
comme plus ignobles que tous les autres, à cause des choses immondes
secrètes qu’ils accomplissent, eux spécialement. Leur doctrine et leur
vie sont suivies indubitablement par ceux dont il est question dans ce
sermon. […] Je me souviens d’avoir vu un jour, en présence de
l’archevêque Arnold de Cologne, un homme d’un nom assez important
qui était revenu de l’école des cathares vers les siens. Lorsque nous
l’interrogeâmes avec diligence, pour savoir en quoi consistait leur
hérésie, il répondit de la manière suivante : « Je résumerai ce que
vous me demandez par une courte phrase : Tout ce que vous croyez,
tout ce que vous accomplissez dans l’Église, ils l’estiment faux et
insensé ». Cette déclaration suffit à l’archevêque comme réponse et il
jugea qu’il n’était plus nécessaire de poser d’autres questions à ce
sujet. […]
J’ai eu un échange de propos avec un certain homme suspecté par
nous d’appartenir à la secte des cathares dans mon domicile à Bonn.
On avait fini par tomber dans une discussion à propos des mauvais
prêtres. Et il me dit, en parlant d’eux : « Comment pouvez-vous
admettre que ceux qui vivent tellement contre la raison, distribuent
dans l’Église le corps du Seigneur ? » Et je lui dis : « Ne lisons-nous
pas que Pilate, qui a crucifié le Sauveur et qui était infidèle, avait le
pouvoir de donner son corps à qui il voulait et l’a donné à Joseph, un
homme juste ? Le Seigneur a encore maintenant la même patience, il
supporte les mauvais prêtres, il leur permet de détenir le pouvoir dans
l’Église et il leur permet de distribuer son corps et son sang, qu’ils
soient bons ou mauvais. » Et l’homme avance aussitôt ceci : « Après le
temps de la Passion, il [le Seigneur] n’est pas venu entre leurs
mains. » À ces paroles, j’ai bien compris l’incroyance que je
soupçonnais en lui à ce sujet, à savoir qu’il croyait qu’aucun homme
ne pouvait administrer ou recevoir dans l’Église le corps et le sang du
Seigneur. Et je lui dis avec indignation : « Ô cathare, maintenant je te
convaincrai manifestement » ; et je feuilletai les Épîtres de Paul que
j’avais avec moi et lui montrai le passage où il écrit aux Corinthiens,
en disant : « Celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur
indignement… » (1 Corinthiens 11, 27).
Eckbert de Schönau (1164/1165).

Les croyances attribuées à tous ces « hérétiques » posent problème.


Elles ne nous sont en effet connues que par leurs dénonciateurs, les
cisterciens notamment, avant les inquisiteurs dominicains et franciscains du
XIIIe siècle. Or ceux-ci contribuent à l’évidence à les homogénéiser, à les
déformer voire à les construire, pour mieux les combattre. Ainsi en est-il,
par exemple, des propos sur les origines de l’hérésie. Depuis le XIe siècle en
effet, les clercs tendent à y voir une résurgence du vieux manichéisme jadis
dénoncé par Augustin, d’où l’appellation de « néo-manichéens » ou la
reprise du vocable « cathare » à partir des années 1160-1170. C’est aussi
dans ce contexte savant qu’en 1177, un texte sans doute d’inspiration
cistercienne évoque pour la première fois un « dualisme », une expression
appelée à un grand avenir. Au début du XIIIe siècle, dans un contexte de vive
hostilité à l’égard de Byzance, surgit la croyance en une origine ou une
étape orientale, c’est-à-dire balkanique ou bogomile, que rien n’atteste
auparavant. De manière générale, la rhétorique anti-hérétique insiste avant
toute chose sur les méfaits de l’hérésie, recourant largement aux lieux
communs de la maladie – l’hérésie est un chancre, une lèpre – ou de la
bestialisation : les hérétiques sont des loups, « des renards dans les vignes
du Seigneur » (Cantiques des cantiques 2, 15). Les clercs ont par ailleurs
tendance à amplifier de manière démesurée l’extension de l’hérésie pour
mieux susciter réaction et mobilisation. Dans ce cadre, ils n’évitent pas
toujours la contradiction, dénonçant la prolifération des sectes d’une part,
l’unité profonde de l’hérésie d’autre part. D’un côté, ils montent en épingle
la figure singulière d’un hérésiarque, de l’autre tous les dissidents sont
considérés comme les éléments épars d’une même contre-Église hérétique
portée à concurrencer l’Église catholique jusque dans ses structures
(consécration d’évêques hérétiques, adoption d’une géographie diocésaine
hérétique…). À l’extrême fin du XIIe siècle, le pape Innocent III réalise la
synthèse de ces discours en forgeant l’image de l’hydre hérétique, pourvue
de multiples têtes attachées à un seul corps.
Les croyances hérétiques restent donc très opaques. Il y a cependant
quelques éléments significatifs à retirer de tous ces discours, non parce
qu’ils dessineraient les contours d’un corps de doctrine constitué, mais
parce qu’ils révèlent les points d’achoppement qui, aux yeux de l’institution
ecclésiale, fondent l’accusation d’hérésie. Parmi eux figure au premier chef
la critique de la médiation sacerdotale, car les hérétiques lui opposent un
accès plus direct à la Bible et en particulier aux Évangiles. Cet accès plus
direct se réalise à travers l’utilisation de traductions en langue vernaculaire
et le recours à des médiateurs du sacré plus proches, directement issus des
communautés, des laïcs donc, incarnant mieux que les clercs, par leur
éthique personnelle, l’idéal apostolique. Deuxième point d’achoppement,
étroitement lié au précédent : les soupçons ou le rejet de certains sacrements
(le baptême des enfants, l’eucharistie désormais pensée en termes réalistes)
et de pratiques ecclésiales (les prières pour les morts, la sacralité des lieux
de culte), sacrements et pratiques situés par la réforme monastique et
grégorienne au cœur de la médiation sacerdotale. Enfin, de manière plus
traditionnelle, la critique de la richesse de l’Église, à laquelle sont opposés
la pauvreté et le dénuement des apôtres. Deux sentiments affleurent derrière
ces différents éléments : l’évangélisme et l’anticléricalisme. Cet
évangélisme se situe à l’évidence dans le prolongement de la réforme
« grégorienne ». Il existe en effet de nombreux points communs entre ce qui
est reproché à Pierre de Bruys, au moine Henri, à Lambert li Beges… et les
revendications des « patarins » de Milan, les prédications des ermites de
l’ouest ou les idéaux de la réforme canoniale. Le moine Henri n’est-il pas
d’ailleurs autorisé à prêcher au Mans par l’évêque Hildebert avant d’être
désavoué et chassé par les dignitaires du chapitre cathédral ? Il y a chez
ceux qui sont dénoncés comme hérétiques une forme de radicalisation de
certaines aspirations réformatrices, en particulier celles portées, jusqu’au
début du XIIe siècle, par la mouvance érémitique. Dans le contexte
réformateur, l’anticléricalisme avait pu représenter un moyen d’action dès
lors qu’il visait les mauvais clercs, ceux que la simonie et le nicolaïsme
frappaient d’indignité. Mais cette critique du clergé apparaît de moins en
moins admissible au fur et à mesure que l’on avance dans le XIIe siècle et
que l’institution ecclésiale se dégage des pouvoirs locaux, se renforce, se
hiérarchise et réaffirme son absolu monopole du rapport au sacré. Les
« hérétiques » sont donc vraisemblablement avant toute chose des
personnes qui se retrouvent doublement en porte-à-faux vis-à-vis de ces
évolutions : d’une part parce qu’elles croient à la possibilité d’une
médiation non cléricale, d’autre part parce qu’elles ignorent ou rejettent le
principe de soumission à l’autorité institutionnelle. De manière tout à fait
significative, les groupes hérétiques sont dénoncés par les conciles comme
des « conventicules », c’est-à-dire comme des groupes autonomes par
rapport à l’Église, qui, de ce simple fait, n’ont pas lieu d’être. Le refus de se
soumettre est en soi un signe d’hérésie.

L S

Sur ce dessin du XIXe siècle d’une enluminure du manuscrit disparu de l’Hortus


deliciarum, un célèbre passage du Cantique des cantiques, où l’époux et l’épouse
s’écrient ensemble : « Prenez-nous les renards, les petits renards qui ravagent les
vignes, car nos vignes sont en fleurs » (Cantique des cantiques 2 : 15), donne lieu à
une représentation allégorique du péril que les hérétiques font courir à l’Église,
glosant le sermon soixante-cinq de Bernard de Clairvaux sur le Cantique. L’image
montre le Christ-roi s’adressant à l’Église-reine, accompagnée des Filles de
Jérusalem, pour l’inciter à prendre conscience des ravages que commettent les
renards/hérétiques dans sa vigne. Comme l’indique le texte, face à ces prédateurs,
l’Église est appelée à s’ériger en combattante.

L’histoire de Pierre Valdo, le mieux connu des hérétiques du XIIe siècle,


permet de comprendre comment s’effectue ce glissement dans l’hérésie.
Riche marchand lyonnais, Valdo connaît en 1173 une expérience de
conversion radicale après avoir entendu prêcher l’histoire de saint Alexis. Il
se trouve bientôt à la tête d’un petit groupe de laïcs adoptant dans la
pauvreté un mode de vie inspiré des apôtres, fondé sur la lecture des
Évangiles et des Actes traduits en langue vernaculaire. Valdo reçoit alors
l’autorisation de prêcher de l’archevêque de Lyon Guichard de Pontigny
(† 1181), un cistercien, qui voit dans cette prédication le moyen d’inciter le
chapitre cathédral, jusque-là réticent, à se réformer. Cette décision reçoit en
1179 l’approbation d’Alexandre III. Celui-ci en limite toutefois la portée en
réduisant cette prédication d’un laïc aux seules occasions où des prêtres en
font explicitement la demande. En 1182, après la mort de Guichard, le
nouvel archevêque de Lyon retire à Valdo son autorisation de prêcher.
Celui-ci refuse de soumettre : ce geste le met immédiatement au ban de
l’Église. Dès 1184, lui et ses disciples, appelés Vaudois, sont condamnés
comme hérétiques par le pape. Sans être confondus avec les cathares ou les
bons hommes, les Vaudois, dont des groupes sont attestés dans le comté de
Bourgogne, les Alpes et le Languedoc, font dès lors l’objet des mêmes
poursuites qu’eux. L’affaire Valdo montre enfin l’un des milieux où
apparaissent les dissidents : celui des élites urbaines, en particulier les
marchands, alors en plein essor. Si l’on en croit le témoignage de Geoffroy
d’Auxerre, un autre milieu serait concerné : la petite aristocratie des
coseigneuries castrales des campagnes toulousaines et albigeoises. Ces deux
catégories sociales entretiennent à l’évidence des relations difficiles avec
l’Église. L’essor des élites marchandes vient en effet contrarier les
représentations idéologiques et le discours moral des clercs, qui se méfient
des villes, ignorent les spécificités des milieux urbains et réprouvent ou
condamnent les activités d’échange et de prêt, voire la manipulation de la
monnaie. Quant à la petite aristocratie rurale languedocienne, elle subit
d’autant plus difficilement la concurrence des seigneuries d’Église qu’elle
dépend, pour une partie de ses ressources, du produit de la rente
ecclésiastique, à commencer par la dîme. Or ce produit est régulièrement
affaibli, depuis la fin du XIe siècle, par le phénomène des « restitutions ».
Plus on avance dans le siècle, plus la répression de l’hérésie prend une
place importante dans l’affirmation de l’unité de l’Église. À Toulouse en
1119, au Latran en 1139, à Reims en 1157, à Montpellier en 1162, à Tours
en 1163, à Lombers en 1165… les conciles ne cessent de reprendre les
mêmes condamnations. À la suite du livre Contre les Pétrobrusiens de
Pierre le Vénérable (vers 1144), les traités anti-hérétiques se multiplient : la
plupart sont anonymes, d’autres dus à d’importantes figures telles
l’archevêque de Rouen Hugues (vers 1145-1147), l’abbé prémontré de
Fontcaude Bernard (vers 1190-1192) ou le théologien Alain de Lille (avant
1203). La papauté confie de grandes campagnes de prédication à des
personnalités cisterciennes comme les abbés de Clairvaux Bernard, en
1145, et Henri, en 1178. L’arsenal juridique contre les hérétiques se durcit.
Ils sont d’abord privés de sépulture chrétienne et exclus des cimetières,
comme les excommuniés, les non baptisés et les juifs. L’idée d’une
répression physique fait son apparition, implicitement au concile de Reims
(1157), puis explicitement aux conciles de Montpellier (1162) et de Tours
(1163). À Tours, sous la présidence d’Alexandre III, on formule aussi pour
la première fois le principe de l’enquête spécifique en matière d’hérésie
(inquisitio), dont la charge est confiée aux évêques. Au troisième concile du
Latran (1179), l’abbé de Clairvaux fait admettre le double principe de
l’enquête et de l’usage des armes pour combattre l’hérésie. En 1184, la
bulle Ad abolendam reprend l’idée tout en la perfectionnant. En 1199 enfin,
la bulle Vergentis in senium couronne le système en assimilant l’hérésie au
crime de lèse-majesté, permettant l’adoption de l’ensemble de l’arsenal du
droit romain pour mener la répression. Les souverains ne sont pas en reste.
Dès 1164 à Clarendon et 1165 à Oxford, Henri II Plantagenêt se déclare
responsable de la lutte contre l’hérésie et en fait l’un des prétextes à son
intervention militaire contre le comte de Toulouse.

L V ’H II

A romain présidé par le pape Alexandre III [Latran III,


1179] nous avons vu les Vaudois, des hommes ignorants, ne
connaissant pas le latin, qui sont ainsi nommés à cause de leur chef
Valdo, un citoyen de Lyon sur le Rhône, présenter au seigneur le pape
un écrit en français contenant le texte glosé du Psautier et de leurs
autres livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Avec beaucoup
d’insistance ils demandaient que leur soit confirmé le droit de
prédication, car à leurs propres yeux ils étaient instruits, bien qu’ils
connaissent à peine leur alphabet. Il est bien connu que les oiseaux
qui ne voient pas les filets fins ou le piège croient que la voie est libre
partout. Or, ceux qui s’entraînent toute leur vie à débattre des
questions épineuses dans lesquelles il est presqu’impossible de
convaincre son adversaire ou d’être convaincu par lui, ceux qui vont
vraiment au fond des problèmes difficiles, ne sont-ils pas toujours très
prudents en parlant de Dieu, craignant de se tromper, Dieu dont la
majesté est si élevée que les louanges et les prières n’ont pas la force
d’y monter si sa grâce ne les aide pas ? Dans chaque lettre de la page
divine volètent tant de vérités sur les ailes des vertus, sont accumulés
tant de trésors de sagesse que tous ceux à qui Dieu en a donné les
moyens peuvent boire à leur soif. Va-t-on donc jeter des perles aux
porcs, donner la parole aux ignorants, qui sont, on le sait, incapables
de la recevoir et encore moins capables de transmettre ce qu’ils ont
reçu ? […]
Moi, le plus insignifiant des milliers de gens convoqués à ce concile,
j’étais en train de me moquer d’eux, m’étonnant qu’il puisse y avoir
une discussion ou même une hésitation au sujet de leur demande,
quand un grand prélat, à qui Son Excellence le Pape avait donné la
direction des confessions, m’appela. Je me suis assis, cible pour les
flèches, car au milieu d’un grand nombre de juristes et d’experts je fus
confronté à deux Vaudois qui semblaient être des dirigeants de leur
secte ; ils venaient pour discuter avec moi de la foi, non pas dans le
but d’arriver à la vérité, mais de me confondre et de fermer bouche à
celui qui disait du mal à leur égard. Je confesse avoir pris ma place
avec inquiétude, dans la crainte qu’en ce grand concile le don de la
parole ne me soit enlevé à cause de mes péchés. L’évêque m’ordonna
de les mettre à l’épreuve alors que je me préparais à répondre. Je
commençai par leur poser des questions on ne peut plus faciles
auxquelles tout le monde doit pouvoir répondre, partant du principe
que quand un âne mange des chardons il ne trouve pas de laitues
dignes de lui. « Croyez-vous en Dieu le Père ? » Ils répondirent :
« Nous croyons ». « Et en Dieu le fils ? » Ils répondirent : « Nous
croyons ». « Et au Saint Esprit ? » Ils répondirent : « Nous croyons ».
Je continuai : « Et en la mère du Christ ? » Et eux de donner la même
réponse : « Nous croyons », aux grands cris de dérision de
l’assemblée. Ils partirent dans la confusion, et non sans raison, car
sans avoir vraiment de direction ils voulaient devenir des dirigeants,
comme Phaéton qui « ne connaissait même pas les noms des
chevaux ».
Ces individus n’ont aucun domicile fixe et circulent deux par deux, les
pieds nus, habillés de laine, n’ayant rien de personnel, mais tout en
commun, suivant nus le Christ nu. Ils commencent de cette façon très
humble parce qu’ils ne peuvent se faire accepter immédiatement, mais
si nous les laissons entrer chez nous, nous serons expulsés nous-
mêmes. Que celui qui ne me croit pas entende ce que je viens de dire à
leur sujet.
Gautier Map, Contes pour gens de cour (vers 1181-1194).

À ce durcissement interne de la chrétienté répond un durcissement


externe vis-à-vis des non chrétiens : les musulmans, rudement combattus
aux marges de l’Occident, mais aussi les juifs, de plus en plus difficilement
tolérés au sein même de la société chrétienne. Des violences à l’égard des
juifs se produisent dès les alentours de 1010-1012 à Limoges, Orléans et
Rouen, en raison d’une rumeur concernant le Saint-Sépulcre, puis en 1063 à
Narbonne, à l’occasion du passage d’une troupe de combattants se dirigeant
vers l’Espagne. Mais les premiers véritables massacres ont lieu lors du
déclenchement de la première croisade, en 1096, et touchent surtout les
villes rhénanes et lotharingiennes, jusqu’à Metz. À la notable exception de
Rouen, les communautés du royaume de France sont épargnées. En 1146,
au moment où une deuxième croisade est lancée, une nouvelle série de
massacres est évitée de justesse grâce à l’intervention de Bernard de
Clairvaux. À l’évidence, les croisades ont stimulé l’hostilité envers les juifs.
Elles n’en sont pas pour autant la cause profonde, qu’il faut plutôt
rechercher dans l’émergence de l’antisémitisme chrétien. En effet, au cours
des XIe et XIIe siècles, l’ancienne tradition anti-juive prend de l’ampleur et se
transforme en véritable antisémitisme, s’attaquant non seulement à la
religion juive, mais aux juifs en tant que peuple. Des thématiques appelées
à une longue fortune font leur apparition. Dans son Autobiographie rédigée
vers 1114-1117, Guibert de Nogent rapporte de nombreuses anecdotes qui
associent les juifs à des perversions sexuelles, des pratiques de sorcellerie,
une connivence avec le diable. Le thème de la profanation de l’hostie est
pour la première fois mentionné à Cologne en 1096, puis de nouveau en
1150. Celui du meurtre rituel des enfants, lui aussi apparu en Allemagne en
1147, est attesté dès 1171 en Blésois, à Pontoise et à Joinville. Cette
diabolisation trouve son équivalent sur le plan doctrinal dans le traité de
Pierre le Vénérable Contre la dureté invétérée des juifs (vers 1143-1144), au
ton particulièrement grossier et violent. Elle est aussi véhiculée de manière
plus sommaire par les libelles dénonçant l’anti-pape Anaclet II, entre 1130
et 1138, qui exploitent la lointaine origine juive du prélat (son arrière-
grand-père s’était converti au christianisme sous le pontificat de Léon IX).
L’évêque Arnoul de Lisieux se signale par la virulence de ses propos. C’est
enfin au cours du XIIe siècle que les juifs sont associés à la pratique de
l’usure, à une époque où celle-ci fait l’objet de condamnations de plus en
plus sévères. Bernard de Clairvaux est ainsi le premier à utiliser le verbe
« judaïser » au sens de prêter de l’argent. Cette association renvoie au
développement des activités marchandes et financières des juifs, qui
accompagne l’interdiction qui leur est désormais souvent faite de cultiver la
terre ou la vigne et les restrictions croissantes que leur imposent les métiers
artisanaux. Dans ce contexte détérioré, le roi ou le pape se posent parfois en
protecteurs : en 1171, Louis VII intervient par exemple contre le comte de
Blois pour empêcher la tenue d’un procès contre des juifs et, en 1179, le
pape invite les pères du troisième concile du Latran à protéger les juifs.
Mais cette protection, qui participe avant tout de la construction d’une
idéologie de la souveraineté articulée sur la protection des minorités, n’est
pas à l’abri de graves défaillances. En 1179, Philippe-Auguste ordonne ainsi
une première série de réquisitions arbitraires. En 1181/1182, il fait expulser
les juifs du domaine royal : ceux de Paris, Bourges, Corbeil, Étampes,
Melun et Orléans se réfugient alors en Champagne ; la synagogue de l’île
de la Cité est transformée en église. Le roi les autorise finalement à rentrer,
mais à condition que leurs activités se limitent au prêt, ce qui ne fait
qu’attiser la vindicte populaire. Et cela n’empêche pas le roi de se livrer lui-
même à un massacre à Bray-sur-Seine en 1191. À la fin du XIIe siècle,
lorsque l’on est juif, il vaut mieux vivre désormais dans le Midi ou dans les
domaines Plantagenêt.
L’hostilité envers les musulmans se nourrit bien sûr des affrontements
militaires menés dans le cadre de la reconquista et des croisades, mais elle
prend aussi un tour intellectuel et doctrinal. Une nouvelle fois, l’abbé de
Cluny Pierre le Vénérable joue un rôle crucial. En 1142, il se rend en
Espagne pour accéder à certains textes dont il estime la connaissance utile à
son projet de réfutation des adversaires de la foi chrétienne, les hérétiques,
les juifs et les musulmans. Il fait alors traduire par Robert de Ketton et
Hermann de Carinthie le Coran, plusieurs traités de penseurs arabes et des
récits juifs et musulmans sur la Création, les patriarches et les prophètes. Le
traité de Pierre Contre la secte des Sarrasins (vers 1143-1144) fait pendant
à son traité contre les juifs. Le processus de diabolisation y porte d’abord
sur Muhammad, puis sur l’islam en général, considéré à la fois comme
hérétique et païen. De manière significative, la critique se focalise sur
l’absence de médiateurs entre Dieu et les hommes et sur la luxure associée à
l’eschatologie musulmane. S’y dessinent une nouvelle fois, en creux, les
deux obsessions de l’Église postgrégorienne : l’impérative médiation
cléricale et l’idéal de chasteté (voire de virginité pour les moines). Comme
on le voit, le combat contre les ennemis de l’intérieur (les hérétiques, les
juifs) ou ceux de l’extérieur (les musulmans), qu’il soit rhétorique ou
physique – le XIIe siècle favorise à l’évidence le glissement de l’un à l’autre
– participe au renforcement simultané de l’institution ecclésiale et de la
société chrétienne.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer une autre évolution, celle qui
voit s’aggraver la ségrégation dont les lépreux sont l’objet. À partir de la fin
du XIe siècle apparaissent aux abords des cités les premières léproseries,
c’est-à-dire des établissements de réclusion spécifiques et obligatoires.
Cette relégation à l’extérieur des villes et des bourgades est souvent
justifiée par la peur de la contagion, comme en Picardie vers 1110 ou en
Bourgogne vers 1120. Mais les léproseries se multiplient surtout à partir des
années 1175-1200, en liaison avec le rituel d’exclusion des lépreux
promulgué au troisième concile de Latran, en 1179 : le lépreux, debout dans
une tombe ouverte, s’entend dire par un prêtre les interdits qui pèsent sur
lui, l’obligation de se mettre au service de Dieu et la privation de tous ses
biens et droits. Il devient un véritable mort-vivant, banni de la société,
obligé de vivre reclus dans une léproserie, même pour les offices puisqu’à
l’image de la léproserie de Grand-Val à Arras, construite en 1186, celles-ci
doivent être pourvues d’une église. Parfois, comme à Spelleke, à côté de
Guînes, peu après 1205, la léproserie est même entourée d’une enceinte.

La confiscation de la parole

La période de la réforme avait été marquée dans l’Église et la société


par une certaine prolifération de la parole, toutes sortes de personnes,
moines, ermites ou laïcs, s’en emparant avec d’autant plus de facilité
qu’aux yeux de nombreux réformateurs la légitimité résidait dans la vie
sainte plus que dans l’ordre : la parole d’un prêtre indigne pouvait se
trouver dévaluée au bénéfice de celle d’un saint ermite. Pour autant, toutes
les paroles ne se valaient pas. La terminologie en usage le signalait déjà : la
parole des laïcs relevait de l’exhortation, la parole des clercs de la
prédication, seule susceptible de délivrer un véritable enseignement.
Cette distinction se durcit au cours du XIIe siècle, alors que les ermites
sont progressivement intégrés aux nouvelles structures monastiques ou
canoniales et que les prêtres indignes, au regard des normes grégoriennes,
se font plus discrets. Le Décret de Gratien marque bien la hiérarchisation
qu’une telle distinction implique, entre les hommes et les femmes d’une
part, entre les clercs et les laïcs d’autre part : « Que la femme, quand bien
même elle serait docte et sainte, ne prétende pas enseigner (le verbe est
synonyme de prêcher) aux hommes dans une assemblée. Que le laïc n’ose
pas enseigner en présence de clercs ». L’interdiction est explicitée par le
premier grand commentateur du Décret, Rufin de Bologne, vers 1188-
1191 : « Cela ne signifie pas qu’en l’absence d’un clerc les laïcs peuvent
légitimement enseigner, c’est-à-dire prêcher ; c’est en effet l’office du
prêtre ». Certes, il existe dans les cercles intellectuels parisiens, autour de
Pierre le Chantre († 1197), quelques partisans de la prédication de certains
laïcs dans certaines circonstances. C’est aussi, on l’a vu, l’opinion de
certains réformateurs, comme l’archevêque de Lyon Guichard de Pontigny.
Mais ils sont de plus en plus marginaux. En 1184, le pape Lucius III
condamne officiellement toute prédication laïque. La mesure est ardemment
relayée par la littérature anti-hérétique. La prédication des femmes chez les
vaudois, à vrai dire seulement attestée chez ses dénonciateurs catholiques,
devient pour ces derniers un moyen de discréditer facilement le mouvement
vaudois.
Ce contrôle sévère de la parole témoigne à nouveau du souci croissant
de tout encadrer, tout maîtriser, un souci d’autant plus vif que la société se
diversifie de plus en plus et l’Église avec elle. Si par-delà les
condamnations un certain jeu se maintient dans la vie intellectuelle, dans les
autres sphères de la vie religieuse et sociale l’institution ecclésiale,
indéniablement, se raidit.

L’affirmation monumentale
Ce raidissement est contemporain des débuts d’un déploiement
monumental d’une ampleur inédite au cœur des cités, là où la société se
transforme le plus et où l’institution ecclésiale doit affirmer sa puissance et
son dynamisme. Ce déploiement est visible dans deux grands types de
constructions : les bâtiments canoniaux et les palais épiscopaux d’une part,
lesquels ont fait l’objet de nombreuses destructions ou de profonds
réaménagements depuis la fin du Moyen Âge ; les églises cathédrales
d’autre part, qui sont mieux conservées, mais dont l’isolement monumental,
légué par le XIXe siècle, obscurcit la perception.
La réforme canoniale, mais aussi l’enrichissement des chapitres, ont
encouragé la construction de bâtiments collectifs. C’est le cas dès la fin du
XIe siècle à Aix-en-Provence, dans le courant du XIIe siècle à Vaison,
Cavaillon, Metz, Rouen. Il peut s’agir d’une maison commune ou d’un
réfectoire, d’un hôpital ou de celliers. À Lyon, le bâtiment de la
manécanterie correspond probablement à l’ancienne maison commune des
chanoines construite à la fin du XIe siècle. Sa façade tournée vers le parvis,
c’est-à-dire vers l’extérieur, est ornée d’une série d’arcatures aveugles et de
colonnettes ouvragées, son portail surmonté d’une belle croix et de
voussures soulignées par des incrustations de terre cuite. L’ensemble
témoigne du nouveau prestige des chanoines dans la cité. À l’exception de
Metz et d’Autun, la diffusion des cloîtres à galerie ne commence qu’à la fin
du XIIe siècle, comme à Arles dans les années 1180 ou à Aix dans les années
1190. Au nord, à l’exception peut-être de Rouen, les premiers cloîtres
cathédraux ne sont élevés qu’au XIIIe siècle, dans le nouveau style gothique.
Les évêques entreprennent eux aussi de reconstruire leur palais.
Jusqu’au milieu du XIIe siècle ceux-ci sont souvent élevés en marge des
quartiers canoniaux et sans recherche de monumentalité, à l’exception de
quelques éléments fortifiés. Ils se présentent tantôt comme un conglomérat
de bâtiments divers regroupés autour d’une cour (Aix-en-Provence), tantôt
comme un édifice de modeste envergure associant, à l’image de bien des
palais comtaux, une salle et une tour (Noyon, Viviers), parfois prélevée sur
l’enceinte urbaine (Évreux, Senlis, Beauvais). Seul le palais archiépiscopal
de Narbonne se distingue, dès la fin du XIe siècle, par son élévation sur
quatre niveaux et un plan en L plus élaboré. Mais au XIIe siècle et surtout à
partir de 1150, de nombreux évêques se lancent dans la construction de
palais beaucoup plus monumentaux. Certains ne nous sont connus que par
les sources écrites. À Chartres par exemple, on apprend que l’évêque Yves
fait reconstruire en pierre vers 1100 son ancien palais de bois. À Rennes,
Étienne de Fougères (1168-1178) transforme son vieux manoir en véritable
palatium. Au Mans, Hildebert de Lavardin transfère la résidence épiscopale
au nord-est de la cathédrale, où il fait bâtir un nouveau palais. Celui-ci fait
l’objet d’une vaste reconstruction sous Guillaume de Passavant (1145-
1187) : une grande salle d’apparat, située au premier niveau, est dotée de
belles arcatures et d’une chapelle peinte ; on aménage un aqueduc
souterrain pour approvisionner le palais en eau ; les appartements de
l’évêque sont pourvus de nombreux bâtiments annexes – une chapelle
confiée aux cisterciens, une grange en pierre, un vaste verger, le tout ceint
de hauts murs. À Arles, l’archevêque entreprend aussi, à partir de 1152, la
construction d’un nouveau palais, dont tout suggère la puissance : son
élévation sur deux niveaux, ses trente mètres de façade dans le
prolongement de la cathédrale, l’intégration entre 1166 et la fin du siècle
d’une tour aristocratique et d’une porte de l’enceinte urbaine. D’autres
palais nous sont mieux connus grâce aux études archéologiques. Tous se
caractérisent par leur monumentalité, une proximité plus grande avec la
cathédrale, l’association d’une salle de prestige et d’une chapelle. À
Angers, la grande salle d’apparat communique par exemple directement
avec le bras nord du transept de la cathédrale. À Paris, le palais édifié par
Maurice de Sully vers 1160 à côté de la cathédrale prolonge la grande salle
par une vaste chapelle qui s’élève sur deux niveaux. À Noyon, sous
l’épiscopat de Renaud (1176-1188), la chapelle s’intercale et sert de passage
entre le palais et la cathédrale.
L L ,

Accolé à la façade de la cathédrale Saint-Jean de Lyon, la manécanterie, qui doit son


nom au fait d’être devenue la maison des chantres de la cathédrale au XVIIe siècle
(mane cantare signifiant chanter de bon matin), est un ancien bâtiment canonial. Des
recherches archéologiques récentes (1981-1984) permettent de dater l’édifice des
VIIIe-IXe siècles. Il prend alors la suite d’un bâtiment romain ruiné et sert de
« maison commune » aux chanoines. Nous savons que l’évêque Leidrade se glorifiait,
vers 810, d’avoir « construit le cloître des clercs [le terme ne désigne alors qu’un
espace fermé] où tous demeurent dans une même enceinte », à l’imitation de l’œuvre
de Chrodegang à Metz vers 755-757. Au XIIe siècle, le bâtiment reçut une nouvelle
façade en style roman, décorée d’arcatures aveugles portées par des colonnettes
reposant sur des pilastres et séparées par des contreforts. Des statues en haut-relief
prirent place au-dessous de chaque doublon d’arcade. Des incrustations de terre cuite,
rouges ou noires, disposées en losanges ou en rond, vinrent orner la partie haute de
l’édifice à la façon d’une mosaïque. On retrouve ce motif décoratif à la droite du
bâtiment, dessinant un arc et une croix latine au-dessus du portail monumental par
lequel on accédait à la maison commune. Le bâtiment acquit alors une véritable
dimension ostentatoire qui doit être mise en relation avec l’essor du chapitre
consécutif à la réforme « grégorienne ». Le bâtiment a subi plusieurs remaniements
aux siècles postérieurs : aux XVe et XVIe siècles, des fenêtres gothiques (aujourd’hui
murées) furent percées sous les arcades ; en 1562, les statues furent détruites ou
endommagées par les protestants ; au XVIIe siècle, un étage supplémentaire fut créé
(au-dessus de la frise) et des boutiques s’installèrent au rez-de-chaussée. Le niveau du
sol fut par ailleurs régulièrement surélevé, atténuant peu à peu la monumentalité de
l’édifice.

Les églises cathédrales font enfin, elles aussi, l’objet de restaurations


ou d’une complète reconstruction, dans la tradition « romane » dans le Midi
(Angoulême, Périgueux, Cahors, Le Puy…) ou selon les nouveaux canons
« gothiques » dans le nord (Sens, Chartres, Noyon, Paris, Soissons…), dont
les édifices de l’ouest constituent une variante communément dite
« plantagenêt » (Angers, Poitiers, partie du Mans). En ce domaine, les
chantiers sont toujours des aventures au long cours, ponctuées de multiples
phases d’abandon et de reprises, d’inflexions plus ou moins radicales du
projet initial. Il reste donc souvent difficile d’articuler le bâti actuel à une
chronologie précise et il est fréquent qu’un chantier débuté dans la seconde
moitié du XIIe siècle se poursuive au cours du XIIIe siècle, comme c’est le
cas à Laon, Paris, Chartres… Selon les contextes locaux, l’évêque peut
jouer un rôle de direction ou de coordination plus ou moins important. Mais
les principaux financeurs sont les chapitres cathédraux, renforcés par la
réforme « grégorienne », enrichis par les transferts d’églises et de dîmes et
légitimés par l’essor des études. En cas de nécessité, des quêtes spécifiques
et les dons des fidèles, à commencer par ceux des princes, peuvent servir
d’appoint, comme c’est le cas à Chartres dans les années 1190-1200.
C N

La cathédrale de Noyon, reconstruite à partir de 1150, suite à l’incendie de l’église


romane en 1131, est considérée comme la deuxième cathédrale gothique, après Sens. Son
chœur, d’une ampleur alors peu commune, est achevé vers 1157 ; son transept, long de
48,6 m et dont les deux bras s’achèvent en absides semi-circulaires, vers 1185. Avec la
chapelle épiscopale accolée au bras sud, construite entre 1176 et 1188, ce sont les seuls
éléments remontant au XIIe siècle. La construction de la nef et de la façade dura jusque
vers 1235. Le cloître (couleur claire) date de la seconde moitié du XIIIe siècle et du XIVe
siècle.

Dans les régions méditerranéennes, la diffusion d’une réforme


canoniale rigoureuse semble avoir bloqué les reconstructions de cathédrales
en perpétuant l’existence conjointe de deux nefs ou de deux églises
mitoyennes, l’une affectée aux chanoines vivant régulièrement, l’autre à la
paroisse cathédrale, comme c’est le cas à Fréjus, Avignon, Viviers, Aix…
Rares ici sont les cathédrales reconstruites dans les dernières décennies du
siècle, à l’image de Saint-Trophime d’Arles. Dans le nord en revanche, où
la régularité canoniale reste limitée, la reconstruction des cathédrales est
l’occasion d’une simplification et d’une hiérarchisation des églises au sein
du groupe cathédral urbain : l’église cathédrale unique, de très grande
ampleur, domine les anciens lieux de cultes, qui sont détruits ou relégués au
rang de chapelle épiscopale, d’église paroissiale ou de collégiale, comme
c’est le cas à Chartres, Beauvais, Senlis (avant Reims et Amiens au
XIIIe siècle), mais aussi Lyon ou Grenoble. La rupture avec le haut Moyen
Âge devient alors flagrante.
Le départ de ces grandes reconstructions se produit aux alentours de
1140-1150 et dans une région bien particulière : l’Île-de-France et ses
périphéries picarde, blésoise ou champenoise. La façade de la cathédrale de
Chartres est élevée dans les années 1140, la nouvelle cathédrale de Sens
consacrée en 1163, le chœur et le transept de celle de Noyon rebâtis
entre 1150 et 1185. À Senlis, la reconstruction de la cathédrale débute en
1153, à Laon vers 1155, à Paris en 1163, à Soissons en 1176… Toutes ces
cathédrales se caractérisent par leur architecture nouvelle, d’une ampleur
inédite, pleine d’élan vers le ciel et de lumière, et que depuis le XVIe siècle
on désigne du nom de « gothique ». L’élévation des voûtes,
l’amincissement des murs et l’élargissement des baies en constituent les
principales caractéristiques, qui manifestent une conception unifiée de
l’édifice ecclésial et l’avènement d’un nouvel espace intérieur, favorisant la
convergence du regard vers le chœur et l’autel majeur. La réduction des
transepts et l’allongement considérable des chœurs, où se déploient, à
l’arrière des jubés, les stalles canoniales, témoignent de l’importance
nouvelle des chanoines, à la fois plus nombreux et plus soucieux
d’isolement liturgique et de distinction sociale. Les cathédrales sont
toutefois loin d’être les seuls édifices à forger cette nouvelle grammaire
esthétique, à laquelle œuvrent aussi des églises abbatiales (Saint-Denis,
Saint-Remi, Saint-Germain-des-Prés…) ou des collégiales urbaines (Poissy,
Étampes, Mantes…). La concentration de ces églises dans un vaste espace
capétien reflète la singularité et la vitalité, à la fois économique et
culturelle, des élites ecclésiastiques « françaises ».
L V C

Le portail de la Vierge, réalisé vers 1150-1155 et situé à droite du portail royal, est
l’un des trois portails de la nouvelle façade de la cathédrale de Chartres élevée dans
les années 1140. Au tympan figure l’histoire de la Vierge, disposée sur trois registres.
En bas, de gauche à droite, sont représentées l’Annonciation, la Visitation, la Nativité
et l’Annonce faite aux bergers. Au registre médian, Marie présente Jésus dans le
Temple de Jérusalem. En haut, la Vierge couronnée trône en majesté, servant elle-
même de trône à son Fils, entre deux anges balançant des encensoirs. Toujours
associée à son Fils, c’est la Vierge-Église, dépositaire de la parole du Christ, qui est
exaltée au portail de Chartres. Aux voussures, les arts libéraux soulignent d’ailleurs
qu’elle est la source de tout savoir, même profane. Mais ce discours est enrichi par un
second message, véhiculé par l’association, dans l’axe vertical du tympan, de l’enfant
de la Nativité, de l’enfant de la Présentation et de l’enfant de la Majesté, dont la
représentation renvoie explicitement à l’autel et au sacrifice eucharistique, premier
sacrement de l’Église. En mettant fortement l’accent sur l’Incarnation, le tympan se
présente donc aussi comme une affirmation du réalisme eucharistique, jadis contesté
par Bérenger de Tours, ancien chanoine de Chartres.
L’apparition des statues-colonnes au portail de la cathédrale de
Chartres (mais aussi de l’abbatiale de Saint-Denis), peu avant 1150, comme
le déploiement des grands tympans sculptés sur les façades, commun aux
édifices monastiques et aux cathédrales, rendent compte d’une nouvelle
intégration de la sculpture à l’espace architectural, apte à rehausser la
monumentalité des églises, tout en affirmant, avec un faste sans précédent,
le message de salut et la fonction médiatrice de l’Église. Il est remarquable
qu’au portail des cathédrales en particulier, des églises souvent dédiées à la
Vierge, tout un discours sculpté exalte Marie, « mère de Dieu ». La
croyance en la résurrection et l’Assomption corporelle de Marie, dont la
diffusion est assurée par la liturgie et certains traités, favorise l’élaboration
de nouvelles formules iconographiques. Dès les environs de 1130-1135, le
tympan du prieuré clunisien de La Charité-sur-Loire représentant
l’Assomption valorise l’intercession de la Vierge auprès du Christ, ici en
faveur de religieux qui lui adressent leurs prières et sont probablement des
moines clunisiens. À Chartres vers 1150-1155, à Senlis vers 1185-1190, à
Mantes et Laon vers 1200, l’histoire de Marie se déploie désormais sur
l’ensemble de la façade en un programme unitaire développant l’ensemble
des séquences traditionnelles (l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, la
Présentation au Temple), sans hésiter à en ajouter de nouvelles (la
Dormition, l’Assomption, le Couronnement, le Triomphe). Marie,
incarnation de la pureté (elle est la Vierge), de l’enfantement et de la
protection (elle est la Mère), de la seigneurie (elle est la Reine), apparaît
bien comme la figure privilégiée de l’intercession, ce que manifeste aussi
l’emploi fréquent dans la liturgie ou les traités du terme de « médiatrice »,
jusque-là exceptionnel.
L V S ( 1185-1190)

La Vierge apparaît ici comme l’égale de son Fils. Elle est représentée dans la même
position, assise de trois quarts sur un trône. Elle porte comme lui une couronne sur la
tête et tient un livre dans sa main. Elle apparaît à ses côtés en co-médiatrice du salut.
Le seul élément qui préserve une forme de supériorité du Fils réside dans sa main
droite levée, en signe d’enseignement : c’est lui qui parle, sa Mère l’écoute.

En tout cela, Marie est aussi une figure de l’Église, dans la postérité
d’un symbolisme carolingien revivifié par la réforme « grégorienne » et
renouvelé par les maîtres du XIIe siècle. Une étape fondamentale est alors
franchie dans l’exaltation de la dimension royale de Marie et par contrecoup
de l’Église elle-même. Dans la prédication ou l’exégèse, Marie était déjà de
plus en plus souvent comparée à une reine. Au tympan du portail de la
cathédrale de Senlis, vers 1185-1190, elle est pour la première fois
représentée triomphante, en gloire, déjà couronnée et intronisée par son fils,
placée sur le même plan que lui, en véritable dispensatrice de salut. La
représentation connaît une fortune certaine. Marie, reine et épouse du
Christ, peut tenir un livre à la main, symbole de sagesse et de vérité : elle
est l’Église qui enseigne et éclaire. Elle peut aussi tenir un sceptre, symbole
de commandement : elle est l’Église qui dirige et qui conduit.
L’Église du second XIIe siècle apparaît donc avant tout comme une
« Église militante ». L’expression fait son apparition dans les années 1160
sous la plume de Jean de Salisbury, puis de Pierre le Mangeur, avant de
devenir d’un usage courant autour de 1200 : elle dit avec clarté l’immersion
dans le monde d’une institution dont le combat incessant contre les ennemis
de Dieu doit faciliter l’avènement de son Royaume.
C VI
Nef de l’hôpital du Mans présenté dans ce chapitre, I. La croissance urbaine.
C VI

C reste de l’Europe occidentale, les régions de l’ancienne Gaule


connaissent à partir de la fin du XIe siècle un essor des villes et de la
population urbaine sans précédent depuis l’époque gallo-romaine.
Longtemps ce phénomène fut envisagé sous le seul angle politique, à
travers le mouvement communal, mais ses implications économiques,
sociales et culturelles sont en réalité bien plus vastes. La société urbaine du
XIIe siècle demeure pleinement intégrée au monde seigneurial, largement
dominée par les élites traditionnelles (nobles et chevaliers, évêques et
chanoines) et leurs auxiliaires (ministériaux), étroitement liée au
dynamisme démographique et économique des campagnes, qui assure sa
croissance et son approvisionnement. Elle constitue malgré tout, à bien des
égards, un nouveau monde : celui des foules d’artisans et d’ouvriers, de
marchands et de commerçants, de maîtres et d’étudiants, qui témoignent
d’une diversification considérable des activités et des échanges ; celui des
grands chantiers d’églises, d’hôpitaux, de palais, de ponts ou d’enceintes,
qui mobilisent main-d’œuvre et capitaux à une échelle inédite ; celui des
innovations associatives, scolaires et politiques, qui renouvellent et
complexifient les équilibres traditionnels de la société féodale.

I. L
En l’absence de toute documentation démographique ou fiscale portant
sur l’ensemble d’une population, aucune approche quantitative de la
croissance urbaine n’est vraiment possible. Certains historiens se sont
toutefois risqués à avancer quelques chiffres : la population de Saint-Omer
serait ainsi passée de 4 500 habitants vers 1100 à 13 000 vers 1200. À cette
date les villes de Nîmes, Arles, Reims et Rouen compteraient environ
5 000, 8 000, 10 000 ou 18 000 habitants. Il s’agit là de villes anciennes
dont la croissance connaît alors une nette accélération. Mais le caractère
spectaculaire du décollage urbain tient surtout à l’apparition d’une nouvelle
génération de villes.

La mesure de la croissance

La croissance des villes anciennes est sans doute la plus facile à


apprécier, car on dispose de multiples indices documentaires ou matériels.
Le premier est la construction de nouvelles enceintes. Parfois il s’agit
seulement d’étendre l’ancienne enceinte pour intégrer des faubourgs déjà
bien développés : à Cambrai par exemple, on élargit l’enceinte vers 1076-
1092 pour englober dans les murs le quartier du Saint-Sépulcre. D’autres
fois la construction concerne seulement un nouveau bourg, pourvu de sa
propre enceinte, distincte de celle de l’ancienne cité. C’est le cas à Chartres
et Senlis à la fin du XIe siècle, Narbonne vers 1100, Troyes et Strasbourg
avant 1125, Amiens entre 1117 et 1135, Metz au milieu du XIIe siècle. Mais
le plus souvent, il s’agit bien de la construction ou de la reconstruction
d’une enceinte entourant l’ensemble de la ville. Le phénomène concerne
d’abord les villes flamandes : à Saint-Omer, avant 1071, une nouvelle
enceinte englobe entre 30 et 35 hectares, à Bruges et Gand, vers 1090-1100,
la superficie enclose avoisine les 80 hectares. Tournai entre 1054 et 1090,
Arras vers 1100, puis de nouveau à la fin du XIIe siècle, Lille au milieu du
XIIe siècle se dotent à leur tour d’une enceinte urbaine. À cette date,
l’ensemble de l’espace français est concerné comme l’attestent les enceintes
élevées à Dijon peu après 1137, Toulouse en 1145, Rouen vers le milieu du
siècle, Bourges et Poitiers après 1155, Chartres à partir de 1181, Nevers à la
fin du siècle… Certes, l’espace enclos comporte souvent de vastes zones
non bâties – vignobles, vergers et champs occupent ainsi de notables
étendues dans les bourgs Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Seurin de
Bordeaux ou Saint-Remi de Reims – et ne peut être tenu comme le juste
reflet de l’espace urbanisé, lequel s’étend aussi à l’extérieur des murs de la
nouvelle enceinte avant même que sa construction ne soit achevée. En
outre, les motivations politiques ont pu être plus déterminantes que la prise
en compte des réalités démographiques : à Bourges et Poitiers par exemple,
l’initiative du roi capétien ou du Plantagenêt d’enserrer la ville dans de
nouveaux murs est liée à la guerre qui les oppose. Il n’empêche que ces
constructions attestent malgré tout d’une indéniable vitalité démographique
et économique.
Un deuxième marqueur de la croissance urbaine est constitué par la
multiplication des lieux de culte, églises et chapelles, dont beaucoup
accèdent au rang d’églises paroissiales. À Cambrai, l’apparition des
nouvelles églises – Saint-Martin au début du XIe siècle, Saint-André vers
1050, Saint-Sépulcre en 1064, Saint-Nicolas avant 1076 – jalonne ainsi
l’essor du bourg Saint-Géry, confirmé au XIIe siècle par l’implantation du
Grand marché. À Bordeaux, la cité ne comprend, à la fin du XIe siècle, que
trois églises, outre la cathédrale. À la fin du XIIe siècle, elle en compte six
autres. La densification du réseau paroissial suit, la ville passant d’une
paroisse vers 1086-1091 à neuf paroisses en 1193. Tours, qui comptait déjà
un grand nombre d’églises héritées du haut Moyen Âge, connaît un
processus plus original. La densification de l’habitat, les nécessités de
l’encadrement pastoral des nouveaux citadins et l’inflation des problèmes
de voisinage entre moines et laïcs conduisent au départ des moines vers des
lieux plus isolés et à la sécularisation d’anciens monastères, peu à peu
transformés en chapitres séculiers ou en simples églises paroissiales : Saint-
Pierre-le-Puellier, Saint-Saturnin, Saint-Vincent et peut-être Saint-Venant
avant la fin du XIe siècle, Saint-Pierre-du-Chardonnet au début du
XIIe siècle, Saint-Clément et Saint-Simple à la fin du XIIe siècle. Comme le
montrent le cas de Tours (une ancienne cité) ou celui de Caen (une nouvelle
ville castrale et abbatiale), il ne faudrait pas imaginer que la multiplication
des églises paroissiales s’est immédiatement ou toujours accompagnée de la
délimitation territoriale des paroisses. Ces églises et leur cimetière sont
d’abord, comme dans les campagnes, des pôles d’agrégation des habitants.
C’est la multiplication des conflits, causée par la densification de l’habitat,
qui conduit les différents patrons des églises à procéder à de véritables
délimitations, qui en général n’ont pas lieu avant les dernières décennies du
XIIe siècle.
Un dernier indice de la croissance urbaine est fourni par l’apparition
des institutions hospitalières et des œuvres de charité. Quelques villes
étaient dotées, depuis le haut Moyen Âge, d’hospices ou d’hôpitaux qui
étaient surtout des lieux d’accueil des pèlerins. Ceux-ci se multiplient au
XIIe siècle en même temps qu’ils diversifient leurs fonctions, accueillant en
leur sein les malades et les mourants, en particulier les plus pauvres. Ces
hôpitaux, à l’image de l’Hôtel-Dieu fondé par le chapitre cathédral de Laon
en 1167, sont surtout institués par des ecclésiastiques, mais quelques-uns
sont le fruit d’une initiative princière : les hôpitaux de Bar-sur-Aube et
Provins sont fondés par le comte de Champagne, la Charité de Dijon par le
duc de Bourgogne, l’Hôtel-Dieu du Mans par Henri II Plantagenêt. Ils sont
le plus souvent établis à la périphérie des villes, ce qui fournit un
renseignement supplémentaire sur les limites de l’extension urbaine ou tout
au moins sur la perception que l’on pouvait en avoir. En Flandre et en
Anjou, ces hôpitaux apparaissent dès la fin du XIe siècle et sont déjà
nombreux au milieu du XIIe siècle. Ailleurs le phénomène est plus tardif et
s’accélère de manière notable dans les dernières décennies du XIIe siècle. À
Arles par exemple, on ne connaît longtemps que l’hôpital dépendant de la
maison des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, fondée vers 1116-1119
dans le quartier de Trinquetaille, au-delà du Rhône, au nord de la Cité. Puis
apparaissent l’hôpital de Saint-Jacques des Alyscamps (le grand cimetière
situé à l’extérieur de la Cité, sur la route de Marseille) avant 1172, l’hôpital
des pauvres de la Cité en 1172, l’hôpital des pauvres de Trinquetaille vers
1174-1182, la maison des lépreux de Trinquetaille vers 1174-1182, l’hôpital
de Beaulieu (aux Alyscamps) vers 1182-1189, l’hôpital du Saint-Esprit du
Bourg neuf vers 1185-1200, l’hôpital de Saint-Honorat des Alyscamps vers
1185-1200, soit un total de sept hôpitaux autour de 1200, dont six sont
apparus dans le dernier tiers du XIIe siècle.
L’ M ( ’ H -D C ).

C’est vers 1180 qu’Henri II Plantagenêt ordonna la construction d’un hôpital au Mans
en signe d’expiation du meurtre de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, peu
après celle de l’hôpital Saint-Jean à Angers. La construction du bâtiment (aujourd’hui
transformé en église) dut cependant s’étaler jusqu’en 1207. Elle relève entièrement de
ce que l’on a coutume d’appeler le « gothique Plantagenêt », caractérisé par l’ampleur
du volume et du bombement des voûtes, qui confèrent à l’espace intérieur l’allure
d’une vaste halle, ici divisée en trois nefs, sans influer sur les formes extérieures.
Comme on le voit, des murs épais et de puissants contreforts suffisent à maintenir
l’édifice, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des arcs-boutants. Cela s’accompagne
d’une forte « muralité » – les fenêtres, rares et étroites, s’élèvent au-dessus d’un mur
plein à la base – accentuée par l’austérité de la façade. Ce parti pris de simplicité
correspond à la fonction de l’édifice, destiné à accueillir malades, pauvres et pèlerins.
En effet, situé aujourd’hui dans la ville, l’hôpital du Mans s’élevait alors au milieu des
champs, à plus de deux kilomètres et demi de la cité, au bord de la route conduisant à
Tours, à mi-chemin de Pontlieue et de l’abbaye de La Couture.

L’apparition d’une nouvelle génération de villes est plus délicate à


apprécier car elle pose la redoutable question des critères de l’urbanité : à
partir de quand et sur quelles bases peut-on dire qu’une agglomération
castrale ou abbatiale a atteint le statut de ville ? La question est d’autant
plus difficile que les sources à notre disposition ne permettent pas, en
général, de mesurer dans le temps court (un siècle en l’occurrence) les
phénomènes les moins contestables, comme l’importance de la population
ou la diversification de ses activités. Il reste que, si l’on se place vers 1300,
le tissu des petites villes est très largement le produit de l’émergence, dans
le courant des XIIe et XIIIe siècles, de cette nouvelle série de petits centres
urbains, au point que nombre d’historiens n’hésitent pas à évoquer la
formation d’un second réseau urbain venant compléter et resserrer le réseau
aux larges mailles des villes héritées des époques romaine et alto-
médiévale.
Parmi ces petits centres, il est possible de distinguer trois cas de figure.
Le premier regroupe les villes nées autour et en raison de la présence d’un
château, même si celui-ci est associé à un établissement ecclésiastique
auquel il a imposé sa présence ou dont il a favorisé l’implantation. On peut
alors parler de villes castrales. Il faut de nouveau évoquer le cas précoce et
exceptionnel de la Flandre, où presque toutes les villes, dès le XIe siècle,
sont issues d’un château comtal (Bruges, Douai, Ypres, Tournai, Lille),
souvent surimposé à une ou plusieurs abbayes plus anciennes (Gand, Saint-
Omer, Arras). Mais au XIIe siècle les villes castrales sont bien présentes
partout : en Normandie (Mortain, Caen, Falaise), en Bretagne (Vitré,
Fougères, Lamballe), en Val de Loire (Saumur, Amboise, Blois), en
Champagne (Vitry, Rethel, Saint-Dizier), en Lorraine (Nancy, Bar-le-Duc),
en Alsace (Haguenau), en Bourgogne comté ou duché (Dole, Montbéliard),
en Auvergne (Montferrand, Riom), en Gascogne (Morlaas, Orthez), et
même dans des régions pourvues d’un dense réseau de cités antiques
comme la vallée du Rhône (Montélimar, Aubenas) ou la Provence
(Beaucaire, Tarascon, Forcalquier, Manosque). Entre Loire et Gironde, on a
recensé quarante et une villes castrales apparues avant la fin du XIIe siècle et
représentant 60 % des petites villes actuelles. En Lorraine, ce sont 56 % des
actuels chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton qui sont
issus d’une ville castrale antérieure à 1300. Leur importance relative varie
cependant beaucoup d’une région à l’autre : forte dans l’Est (duché et
comté de Bourgogne, Champagne, Lorraine) et dans l’Ouest (Normandie,
Bretagne, Maine, Anjou, Poitou, Charente), elle se révèle bien moindre
dans le Midi méditerranéen, en dépit de belles exceptions dont la plus
spectaculaire est celle de Montpellier, car le réseau des cités était plus dense
dans cette région (même si nombre de ces cités étaient en fait de toutes
petites villes, comme Viviers, Apt ou Lodève). Un des facteurs essentiels de
la réussite urbaine de ces sites castraux tient au fait qu’ils appartiennent
partout aux princes, ducs et comtes, ou à de très grands seigneurs, ceux que
l’on appelle souvent désormais les barons, plus en mesure de favoriser leur
développement économique.
Les villes ecclésiales, nées autour d’une abbaye ou d’un gros prieuré,
comme Saint-Denis (dont l’habitat déborde de l’ancienne enceinte au cours
du XIIe siècle), Vézelay, Moissac, Redon, Saint-Jean-d’Angély, Cluny,
Romans, Saint-Gilles… forment une deuxième catégorie de villes
nouvelles. Elles sont moins nombreuses que les villes castrales, mais leur
répartition sur le territoire est plus homogène. Une dernière catégorie est
représentée par les villeneuves. À la différence des deux précédentes,
celles-ci constituent de véritables opérations programmées de fondation
urbaine, le plus souvent dues à l’initiative des princes. Il s’agit d’un
phénomène tardif, qui ne commence qu’à partir du milieu du XIIe siècle – un
des premiers exemples particulièrement spectaculaire est la fondation de
Montauban par le comte de Toulouse en 1144 – et se prolonge tout au long
du XIIIe siècle, à travers notamment les fondations de bastides. Il peut aussi
arriver, comme à Montferrand à la fin du XIIe siècle, qu’une villeneuve soit
destinée à relancer une ville castrale au développement bloqué.
Toutes ces villes, aussi bien les anciennes que les nouvelles, demeurent
de petites agglomérations, de faible étendue, relativement peu peuplées,
dotées, à l’exception des cités épiscopales, d’une armature monumentale de
modeste envergure. Elles restent fractionnées, sur le plan politique comme
sur le plan topographique. À l’exception de quelques villes flamandes, où
semble s’être imposée, dès la fin du XIe siècle, une possession libre et
héréditaire des parcelles urbaines par leurs habitants, le sol urbain est
partout seigneurialisé et donc soumis au cens au même titre que n’importe
quelle parcelle rurale. Pèsent aussi sur les habitants, dans des proportions et
des configurations très variables, tous les droits seigneuriaux liés à la
justice, à la protection, à la circulation et aux échanges. Les seigneurs
urbains sont en général multiples et souvent en situation de rivalité, en
particulier dans les anciennes cités. À Arles par exemple, la Cité et ses
quatre bourgs (le Vieux bourg, le Bourg neuf, le Borian et Trinquetaille) se
partagent entre l’archevêque, le comte de Provence et trois grands
seigneurs, chacun ayant souvent redistribué de multiples droits seigneuriaux
à de nombreuses lignées chevaleresques. À Reims, la ville apparaît divisée
entre quatre seigneurs ecclésiastiques : l’archevêque, le chapitre cathédral et
les abbayes Saint-Nicaise et Saint-Remi. Cette fragmentation seigneuriale
recouvre partiellement une fragmentation topographique. Les villes
demeurent en effet polynucléaires, même lorsqu’un quartier prend le pas sur
les autres ou lorsqu’une enceinte tente de rétablir une forme d’unité,
laquelle n’est jamais que temporaire. De nombreuses villes continuent
notamment d’apparaître comme des villes doubles, juxtaposant à l’ancienne
cité un bourg dont le dynamisme peut parfois aller jusqu’à éclipser cette
dernière, comme c’est le cas à Arras avec le bourg Saint-Vaast, à Périgueux
avec le bourg Saint-Front, à Limoges avec le bourg Saint-Martial, à Tours
avec le bourg Saint-Martin, à Cambrai avec le bourg Saint-Géry. Dans
quelques cas, la cité parvient cependant à conserver sa suprématie, comme
Toulouse face au bourg Saint-Sernin ou Reims face au bourg Saint-Remi. Il
faut par ailleurs bien voir que nombre de ces bourgs sont eux-mêmes le
produit de la coalescence de plusieurs noyaux d’habitats antérieurs, à
l’image du bourg Saint-Paul de Narbonne, issu du regroupement vers 1100,
à l’intérieur d’une même enceinte, de quatre petits habitats distincts.
L , .

Cette copie par Engelhardt (vers 1815-1818) d’une enluminure disparue de l’Hortus
deliciarum (après 1175) représente l’échelle conduisant au ciel, une image
métaphorique de la vie monastique (puis par élargissement de toute vie chrétienne),
dont l’origine remontait à saint Jean Climaque, moine syrien du VIe ou du VIIe siècle.
À l’époque de la composition de l’Hortus deliciarum par Herrade de Landsberg,
l’échelle comptait douze ou quinze degrés selon les textes. Elle conduit du monde du
dragon et du diable, en bas à gauche, au Ciel, en haut à droite, où celle qui est
parvenue à gravir tous les échelons reçoit de la main droite de Dieu la « couronne de
vie », image de la vie éternelle. Tout au long de leur ascension les fidèles sont
protégés par des anges et assaillis par des démons armés d’arcs et de flèches. À
gauche, celles qui parviennent à demeurer sur l’échelle sont des femmes et en
particulier une « sainte moniale » aidée par un prêtre – Herrade dirigeait
la communauté féminine du Mont Saint-Odile. À droite, de haut en bas, ceux qui
chutent sont un ermite (pour avoir négligé la prière), un reclus (pour avoir trop
dormi), un moine (pour avoir trop amassé d’argent), un clerc, enfin une dame laïque
et un chevalier pour avoir trop aimé les richesses et les plaisirs du monde. Ces
derniers sont symbolisés par une ville, bien identifiable à ses remparts et ses
monuments. On y trouve de la nourriture et de la vaisselle de luxe (plat de poissons,
carafe de vin), des armes (un grand écu notamment) et des chevaux. La ville est bien
le lieu de la dépense seigneuriale. Mais dans la perspective monastique qui reste celle
d’Herrade, c’est aussi un lieu dangereux, où l’on met son âme en péril : le repaire du
dragon, en bas à gauche, est aussi symbolisé par une ville.

Cette croissance urbaine est à plusieurs titres fille de la croissance


rurale. Le développement des campagnes alimente tout d’abord la
croissance démographique qui déverse son excédent dans les villes. En
effet, comme le montrent les études effectuées pour Reims et Metz au
XIIIe siècle, l’essentiel de l’essor démographique urbain est dû à l’arrivée
régulière de populations issues des campagnes environnantes, c’est-à-dire
d’une zone éloignée de dix à trente kilomètres de la ville. Quelques études
anthroponymiques menées sur les populations d’Amiens ou de Bordeaux
suggèrent qu’il en va de même au XIIe siècle : à Amiens, par exemple, 85 %
des surnoms toponymiques renvoient à des villages distants de moins de 60
kilomètres de la cité.
Par ailleurs, les excédents de la croissance agraire et les prélèvements
seigneuriaux s’accumulent dans les centres urbains, où se trouvent la
plupart des granges et des celliers seigneuriaux laïques ou ecclésiastiques.
Avant la fin du XIIe siècle, les villes accueillent en outre les comptoirs et les
entrepôts des nouveaux ordres, en particulier ceux des cisterciens,
longtemps réticents vis-à-vis des opérations commerciales. Les produits de
l’agriculture et de l’élevage sont ainsi écoulés sur les marchés urbains qui
se multiplient aux pieds des châteaux et des abbayes ou aux portes des
villes (Arles, Bordeaux, Chartres…), par l’intermédiaire de ministériaux qui
se font souvent marchands (ou l’inverse), comme à Chartres au milieu du
XIIe siècle. L’ajustement du calendrier de versement des cens et des
champarts sur les dates des foires urbaines, que l’on constate dans certaines
régions de l’ouest de la France à partir des années 1080, manifeste
l’intégration croissante du monde des campagnes aux activités d’échange
polarisées par les villes. Cette accumulation et ces échanges permettent de
nourrir une population croissante de non-producteurs agricoles. Ils
produisent aussi des revenus en numéraire qui alimentent un artisanat et un
commerce urbains de plus en plus diversifiés.
En effet, en enrichissant les seigneurs, la croissance rurale leur permet
d’augmenter leurs dépenses et de soutenir leur goût de l’ostentation. Or
l’aristocratie ne peut satisfaire ses besoins que dans les centres urbains, les
seuls à dispenser les produits de luxe qu’elle recherche : épices et vins de
qualité, étoffes et armes précieuses, vaisselle et orfèvrerie… L’essor de la
consommation aristocratique favorise ainsi à la fois la diversification des
activités artisanales et le développement des échanges en milieu urbain.
L’enrichissement des évêques et des chapitres cathédraux à la suite de la
réforme « grégorienne » joue un rôle tout aussi important, car évêques et
chanoines sont eux-mêmes de grands seigneurs, à la tête de vastes familiae.
De plus, ils sont les principaux promoteurs des grands chantiers qui
dynamisent l’activité de construction dans les cités dans la seconde moitié
du XIIe siècle. L’augmentation de la population urbaine finit par susciter
elle-même une demande croissante, en produits alimentaires notamment,
qui entretient le développement des échanges et élargit le bassin
économique des centres urbains. Le passage régulier d’une cour princière
(comme à Gand ou Barcelone) ou l’existence d’un pèlerinage (comme à
Tours ou Saint-Gilles) constituent alors autant de facteurs adjuvants, de
même que la présence d’écoles et d’une population étudiante abondante
(comme à Paris).

Le développement d’activités nouvelles :


draperie, commerce, crédit

La croissance urbaine s’accompagne de l’essor des activités artisanales


traditionnelles telles que la construction, la tannerie, la cordonnerie, la
meunerie… À Avignon, le nombre de moulins aurait ainsi doublé entre
1060 et la fin du XIIe siècle. Mais le plus important est ailleurs : dans la
concentration en ville d’une activité textile dotée d’une technicité et d’un
niveau de production et de profit sans précédent. À l’origine de cette
mutation économique figure la rencontre entre une demande nouvelle et une
innovation technique, l’essor de la demande aristocratique en tissus de luxe
se trouvant de mieux en mieux satisfaite grâce à l’apparition en Flandre,
aux alentours de 1050-1070, du métier à tisser horizontal. En effet, ce
nouveau type de métier permet de fabriquer des draps de très grande taille
(les panni), qui peuvent faire jusqu’à trente mètres de long pour un ou deux
mètres de large selon que l’outil est actionné par une ou deux personnes. La
réduction du temps passé à installer les fils de chaîne sur le métier
représente un gain de productivité considérable, accru par l’introduction de
pédales dans le courant du XIIe siècle. Les draps sont aussi de meilleure
qualité. L’ampleur des pièces est mieux adaptée à une grande diversité de
coupes et rend les draps plus faciles à feutrer par le foulage, permettant
d’obtenir un toucher plus agréable. Les exigences du nouveau tissage
impliquent d’utiliser une laine dotée de caractéristiques bien précises (un
poil à la fois long, solide, souple et fin), ce qui oriente l’élevage rural vers
une certaine espèce de moutons. Cette laine meilleure est en outre plus
facile à colorer, ce qui favorise l’essor des activités tinctoriales. Toutes ces
évolutions techniques témoignent du souci de s’adapter à une demande
aristocratique de plus en plus exigeante.
La diffusion du métier horizontal fait du tissage une activité de
professionnels intégrée dans un véritable cycle de production. Celui-ci ne
nous est vraiment connu qu’à partir de la fin du XIIe siècle, une époque à
laquelle il apparaît déjà assez standardisé. Les premières opérations
concernent la préparation du fil à partir de la laine importée des
campagnes : ce sont le battage, le désuintage et la teinture, le graissage, le
peignage et le filage. Puis viennent les opérations de tissage proprement
dites, que prolonge l’apprêt, à savoir le lavage et le foulage. Toutes ces
étapes s’étalent sur plusieurs mois et se répartissent entre plusieurs lieux et
plusieurs types de main-d’œuvre au sein de la ville. Il s’agit bien d’une
industrie, même si la mécanisation reste limitée au tissage. Les moulins à
foulons sont en effet rejetés par les villes flamandes au profit du foulage
aux pieds jugé de meilleure qualité ; les élites urbaines redoutaient peut-être
aussi les effets sociaux d’une mise au chômage massive des ouvriers
foulons. Les moulins à foulons sont en revanche attestés dans des villes
comme Chartres en 1169, Étampes en 1182, Dreux en 1191… lorsqu’une
draperie de moindre qualité se répand dans de nombreuses villes d’Île-de-
France et de la basse Seine, à commencer par Rouen et Paris, dans la
seconde moitié du XIIe siècle.
Les conséquences de cette professionnalisation sont considérables.
Une large part de l’activité lainière destinée à la commercialisation bascule
du cadre domestique, des campagnes et des femmes vers l’atelier, les villes
et les hommes. Non seulement se fixe en ville, pour la première fois, une
activité de production d’ampleur industrielle, mais s’y concentre, aussi pour
la première fois, une population d’artisans et d’ouvriers nombreuse et en
constante augmentation. Ces différents phénomènes mettent bien un siècle à
se généraliser, mais ils sont déjà clairement perçus vers 1068-1070 par
l’auteur, probablement Winric de Trèves, d’un poème intitulé le Conflit du
mouton et du lin. L’essor de la draperie est d’ailleurs si spectaculaire qu’il
transforme rapidement le regard que moines et clercs portent sur la ville et
la société urbaine. Les moines y décèlent les prémices d’une évolution
dangereuse, comme cela ressort de la diatribe que lancent ceux de Saint-
Trond, en 1137, contre la nouvelle « race impudente et arrogante » des
travailleurs de la laine des villes. Les clercs y voient plutôt l’un des signes
d’une société en mouvement, à l’image du grand maître parisien du début
du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor († 1141), qui, dans son Didascalion,
place la draperie en tête des sept arts mécaniques, appelés à faire pendant
aux sept arts libéraux, hérités de la tradition antique, dans la classification
des champs du savoir.

D .
Cette lettrine (Q) provenant d’un manuscrit des Morales sur Job de Grégoire le Grand
confectionné à Cîteaux peu après 1111, sous l’abbatiat d’Étienne Harding (1099-
1133), contient l’une des rares représentations d’activité artisanale antérieure au
XIIIe siècle. De manière significative, il s’agit de drapiers, signe de l’importance
acquise, dès le début du XIIe siècle, par la fabrication, la teinte et le commerce des
draps. Le personnage assis semble tenir entre ses mains une toison de laine non teinte.

Cette mutation économique représente à n’en pas douter le fondement


du précoce et exceptionnel développement urbain artésien et flamand : celui
des villes d’Arras, Saint-Omer et Douai d’abord, entre la fin du XIe et le
début du XIIe siècle, puis celui d’Ypres, Gand, Bruges et Tournai tout au
long du XIIe siècle. Car la draperie a un effet d’entraînement sur l’ensemble
des activités artisanales et marchandes. Par son activité même, elle favorise
le développement de secteurs voisins, comme la teinturerie ou la menuiserie
(pour la fabrication et l’entretien des métiers). En gonflant la population
urbaine, elle entraîne le développement de tous les métiers de bouche, du
vêtement et du bâtiment. Enfin, elle anime le commerce et les activités
d’échange, entre les villes et leurs campagnes d’abord, mais aussi et de plus
en plus entre villes et à grande échelle. En termes de volume et de profit
global, cet essor commercial concerne en premier lieu les produits
alimentaires : les céréales, la viande, le sel, le vin et la bière. Mais le
commerce de la laine et des draps prend rapidement une importance
croissante. L’importation de la laine recoupe en général les flux alimentaires
traditionnels : contrairement à ce que l’on a longtemps affirmé, les
campagnes flamandes en fournissent l’essentiel, même si les premières
attestations d’importation de laine anglaise à Gand remontent aux années
1113-1120. L’essor de la demande est tel qu’il conduit certaines grandes
seigneuries, en particulier monastiques, bénédictines puis cisterciennes, à
privilégier une forme de mono-activité. Le commerce des draps rompt en
revanche avec les circuits traditionnels d’échange. Le drap représente en
effet un nouvel objet à haute valeur ajoutée qui peut toutefois être produit
en grande quantité (à la différence, par exemple, de l’orfèvrerie ou de la
vaisselle de luxe). Rapidement, une bonne partie de la production n’est plus
écoulée dans les villes de production pour un marché régional, mais
destinée à des acheteurs lointains : le commerce des draps, comme celui des
épices et des produits rares, mais à bien plus grande échelle, est un
commerce de longue distance. Dès 1068-1070, le Conflit du mouton et du
lin atteste que les draps flamands, prisés pour leur couleur (verte, grise et
bleu foncé) et leur qualité, étaient déjà un produit d’exportation dans les
vallées du Rhin, de la Meuse et de la Moselle et l’on a d’ailleurs conservé la
trace de marchands flamands à Coblence avant 1070.
L’essor des échanges ressortit et bénéficie tout à la fois de l’apparition
de foires dans l’ensemble des villes flamandes. Il en existe une à Gand dès
le début du XIe siècle, mais elles se multiplient à partir du milieu du même
siècle : à Saint-Omer, une foire apparaît vers 1050, à Douai en 1076,
Turnhout vers 1084, Tronchiennes en 1087, Aardenburg et Messines vers
1100, Ypres et Lille avant 1127. Le comte contrôle les plus importantes, les
foires de Gand, Turnhout, Messines, Ypres et Lille, et semble avoir joué un
rôle dans leur organisation en cycle annuel dès le début du XIIe siècle. Ces
foires sont à l’origine dédiées au commerce des produits agricoles, du
poisson et du sel. Mais la présence à Ypres dès 1127 de marchands italiens,
appelés Lombards, est déjà certainement liée à l’achat de draps. À partir des
années 1130-1140, l’essor des foires de Champagne vient compléter et
concurrencer le réseau des foires flamandes. Ces foires sont fondées dans la
cité de Troyes et dans trois nouvelles villes castrales et abbatiales (Bar-sur-
Aube, Provins et Lagny) par les comtes de Blois et Troyes, qui s’efforcent
eux aussi de les organiser en cycle. Dès 1137, on y trouve des marchands de
draps originaires d’Arras, en 1148 des merciers de Paris et des changeurs de
Vézelay, en 1172 au plus tard des Lombards, venus y apporter épices et
mordant (l’alun) et y acheter des draps. Dans la deuxième moitié du
XIIe siècle, les foires de Champagne s’imposent ainsi comme un pôle de
rencontre des marchands et de redistribution des produits venus de Flandre
et d’Italie. L’axe qui relie les villes d’Italie du nord aux villes de Flandre en
passant par les cols alpins, les vallées du Rhône et de la Saône et la
Bourgogne, devient alors le principal axe commercial d’Europe.
Au sud, le long des côtes méditerranéennes, des circuits plus diffus
témoignent aussi du rôle des villes dans le renouveau des échanges à longue
distance. Ici, ce sont les marchands italiens, Génois et Pisans, et donc les
facteurs exogènes – la demande des populations de cités italiennes en plein
essor – qui semblent jouer le premier rôle. Des Lombards sont attestés à
Arles dès 1143-1149, des Italiens à Marseille avant 1164. Ils vendent des
soieries, de l’alun et des épices, en échange de draps venus du nord et de
produits locaux (miel, corail, vermillon, sel). En Provence, alors que la cité
d’Arles et le bourg de Saint-Gilles disposent de foires depuis le XIe siècle,
de nouvelles foires sont créées dans presque toutes les villes : Avignon,
Marseille, Saint-Paul-Trois-Châteaux (1108), Fréjus (1138), Gap (avant
1150), Pont-Saint-Esprit (1164), Beaucaire (deuxième moitié du
XIIe siècle)… Les ports de la région (Saint-Gilles, Arles, Narbonne d’abord,
Marseille et Barcelone ensuite) sont aussi dynamisés, à partir de la première
croisade, par l’essor des relations avec le Levant, qui concerne aussi bien
les flux de pèlerins que le trafic des marchandises. En ce domaine, les
flottes italiennes disposent toutefois d’une suprématie absolue : lors de la
campagne contre les Musulmans de Majorque, en 1113, les Pisans
fournissent au comte de Barcelone quatre-vingts navires, alors que les
seigneurs des bourgs d’Arles (la Cité ne participe pas à l’expédition) n’en
fournissent que quatorze, ceux de Narbonne et de Montpellier vingt ; on sait
par ailleurs qu’en 1119 la flotte génoise compte quatre-vingts galères et
soixante autres navires.
Dans une région comme la Flandre, l’essor de la draperie et des
échanges favorise dès la deuxième moitié du XIIe siècle une amorce de
spécialisation économique des campagnes. Dans la zone côtière, aux sols
humides et salés, dominent les activités d’élevage pour la laine et la viande,
la pêche, la collecte de la garance, du sel et de la tourbe. Les plaines
méridionales de la Flandre, de l’Artois et de la Picardie, avec leurs sols
riches, constituent le grenier à blé des villes flamandes et exportent leurs
céréales tout le long de la Lys et de l’Escaut. La Flandre intérieure, aux sols
sableux, présente une agriculture moins soumise à l’emprise de la ville, à
l’exception de l’avoine, recherchée par les brasseurs, et des cochons, qui
approvisionnent le marché de Gand. Dans les régions méridionales, l’essor
de la production textile favorise un élevage de plus en plus intensif et le
développement sans précédent de la transhumance entre les plaines et les
arrière-pays montagnards des Alpes, des Causses et des Cévennes ou des
Pyrénées. Ce développement tient à l’essor des troupeaux, mais aussi à la
réduction des aires de pâture dans les plaines en raison de l’élargissement
des terroirs cultivés. Entre les établissements ecclésiastiques et les
communautés d’habitants des montagnes une concurrence croissante se fait
jour, favorisant le renforcement des communautés et l’élargissement du
rayon des migrations. C’est ainsi que l’abbaye d’Aniane s’engage dans une
politique d’acquisition de pâtures, qui des causses du Rouergue s’étend, à
partir des années 1030-1050, jusqu’au Gévaudan. La pratique inverse de
l’hivernage dans la plaine commence aussi à être attestée dans la seconde
moitié du XIIe siècle, mais reste le fait de quelques établissements
monastiques, comme l’abbaye chalaisienne de Boscodon, dans les Alpes du
Sud, qui se dote de tout un réseau de bergeries-relais d’Embrun aux
Alpilles, le long de la route qu’empruntent ses troupeaux.
Un des aspects les plus spectaculaires du nouveau dynamisme
économique urbain réside dans l’engagement de clercs, de chevaliers et
même de grands seigneurs, jusqu’alors essentiellement préoccupés de leur
seigneurie rurale, dans le commerce de l’argent, la marchandise ou les
affaires immobilières. Chez les clercs, ce sont les chanoines qui semblent
les plus actifs, en particulier dans le Midi où ils sont les premiers à maîtriser
les nouveaux outils fournis par la renaissance juridique. Voici par exemple
le cas de Guillaume Rainard, dont la fortune nous est bien connue grâce à
deux testaments rédigés en 1155 et 1176 et à une cinquantaine de chartes le
concernant. Chanoine d’Agde à partir de 1153, gestionnaire de certains
domaines canoniaux, il devient même procureur de la fabrique du chapitre à
partir de 1173. Lors de la rédaction de ses deux testaments, il dispose de
600 à 650 sous de liquidités, auxquels doivent être ajoutés 10 marabotins
sans doute acquis grâce à la part qu’il détient d’un droit de leude sur les
navires du port d’Agde, et 3 400 à 5 000 sous de gage. Ces sommes révèlent
l’importance nouvelle de la masse monétaire en circulation dans une région,
le Bas-Languedoc, qui est certes dynamique, mais ne constitue pas un foyer
de première importance. Le rapport entre gages et liquidités montre ensuite
à quoi Guillaume consacre son temps et son capital. Guillaume est à la fois
un homme d’Église et un homme d’affaires. À l’origine, ses premières
richesses semblent venir du rôle d’intermédiaire qu’il joue dans des
opérations complexes de transfert de dîmes entre plusieurs seigneurs laïques
et le chapitre cathédral. Guillaume a réinvesti une partie de cet argent dans
la campagne d’Agde en acquérant du bétail, un mas d’assez grande
envergure, des champs et une masade, situés à moins d’une dizaine de
kilomètres de la ville : il s’agit là d’un comportement social et économique
traditionnel. Mais il en a aussi investi une partie dans l’acquisition de droits
sur le commerce du port d’Agde, témoignant d’une certaine conscience du
développement des échanges en Méditerranée. Enfin, il en a prêté : à des
personnes proches du chapitre et de l’évêché, à des institutions
ecclésiastiques liées au chapitre, à des individus avec lesquels ses fonctions
ecclésiastiques ou sa résidence l’ont mis en contact, dont plusieurs membres
de la petite aristocratie castrale de l’Agadès. Et c’est à l’évidence à cette
pratique du prêt sur gage que Guillaume doit sa fortune. Il en fait par
ailleurs profiter sa famille, en particulier les membres les plus modestes,
transformant une réussite personnelle en réussite familiale, ce qui constitue
là aussi un comportement traditionnel. Tout est instructif dans ce parcours :
l’articulation entre les activités ecclésiastiques, seigneuriales et
commerciales, la circulation des hommes et des biens entre villes et
campagnes, l’investissement dans la terre mais aussi dans le prêt, la
coalescence des réseaux personnels et institutionnels…
Les chevaliers urbains ne sont pas en reste. De multiples indices
attestent leurs liens avec les milieux d’argent, les marchands et surtout les
changeurs et les prêteurs. À Bruges, le chevalier Lambert de Straet et ses
fils acquièrent ainsi de nombreuses dîmes et achètent des grains à bas prix à
des marchands étrangers pour se livrer à la spéculation en période de
disette. Comme le rapporte Galbert de Bruges, vers 1126, « leurs greniers
furent pleins de toutes sortes de grains et cependant ils les vendaient si cher
que les pauvres ne pouvaient en acheter ». À Paris, vers 1117, les chevaliers
Henri le Lorrain et Thierry de Paris prêtent sur gage. À Arles, plusieurs
chevaliers font le commerce du sel. Les plus riches, les Porcelet, disposent
même, en 1113, de leurs propres navires. À Barcelone, à partir des années
1150, les chevaliers commencent à spéculer dans l’immobilier, investissant
dans les maisons de location ou transformant leurs champs et leurs jardins
situés intra muros en terrains à bâtir. Dans ces régions méridionales, les
grands participent aussi aux activités commerciales urbaines par le biais de
certains monopoles seigneuriaux. En Provence par exemple, la vente du
vermillon (la cochenille qui vit sur le chêne, à partir de laquelle on fabrique
une couleur rouge utilisée dans la teinte des draps et des tissus) est
entièrement contrôlée par les seigneuries monastiques des cités (les abbayes
de Montmajour à Arles et de Saint-Victor à Marseille), l’archevêque
d’Arles, le comte et quelques grands seigneurs urbains. Ceux-ci recourent
en général à l’affermage de la collecte et de la vente, dont les premières
attestations remontent aux années 1070, mais dont le véritable essor se
produit à partir des années 1140-1150. Les fermiers sont souvent des juifs,
par ailleurs liés aux seigneurs par la ministérialité ou le commerce des
grains, qui stockent le vermillon dans des entrepôts urbains avant de le
vendre sur les marchés d’Arles et de Marseille.
Les formes de l’essor urbain

La croissance des cités s’effectue de trois manières : par la


densification de l’habitat, en particulier dans les cités pourvues de vastes
enceintes antiques comme Reims, Toulouse, Marseille ou Poitiers ; par la
coalescence des anciens noyaux de peuplement, cité et bourgs, jusque-là
distincts ; par la création et l’extension de nouveaux bourgs, souvent en
raison du déplacement ou de la dispersion des activités les plus dynamiques
– à Metz par exemple, alors que changeurs et merciers restent à l’ancien
marché du Vésigneul, les autres activités se déplacent, au cours du
XIIe siècle, dans le nouveau quartier du Champ-à-Seille. Le nombre de ces
bourgs n’est toutefois pas un critère de hiérarchie urbaine : on en compte
par exemple un seul à Rouen contre cinq à Bayeux, à l’évidence moins
peuplée. Pour restituer au phénomène sa diversité et sa complexité, mieux
vaut présenter quelques cas de figure.
Albi est un cas exemplaire de ville double. La Cité, qui se tasse autour
de la cathédrale Saint-Cécile, est enserrée dans une enceinte depuis le
IXe siècle au moins. Un château comtal s’est greffé sur son flanc ouest. À
l’est, séparé par une légère dépression, s’élève le bourg, composé de
plusieurs petits noyaux d’habitat. Au nord, le long du Tarn, au débouché du
pont construit en 1035 et autour de l’église Saint-Affric, se trouve un petit
quartier lié aux activités de batellerie. L’habitat le plus important
s’agglomère autour de la collégiale Saint-Salvi et regroupe des activités
artisanales diversifiées. Il dispose d’une église paroissiale depuis les
environs de 940. Avant la fin du XIe siècle, deux nouvelles églises
paroissiales, Saint-Estèfe et Saint-Julien, apparaissent dans ce secteur. Le
bâti se densifie au point d’aboutir à la jonction des différents quartiers dès
le début du XIIe siècle : le bourg couvre alors une superficie plus grande que
la Cité. Tout au long du XIIe siècle, l’extension urbaine, bloquée au nord par
le Tarn, se déploie vers le sud. Vers 1120, un premier bourg apparaît, appelé
Castelnau. Il est le fruit d’un pariage entre le comte de Toulouse, seigneur
majeur, l’évêque d’Albi et le vicomte Trencavel, qui tous trois tirent profit
de l’entreprise. Le parcellaire et le réseau viaire laissent deviner qu’il s’agit
d’une opération programmée et planifiée. Avant le milieu du siècle, un autre
quartier émerge au sud-est, le Borc Saint-Salvi, qui demeure sous la
seigneurie de la collégiale. Sans doute s’agit-il aussi d’un lotissement
systématique destiné à répondre à la fondation du castelnau. Ces nouveaux
bourgs accroissent d’un tiers la superficie couverte par la ville. Mais la
densité de l’habitat est ici moins forte que dans les anciens quartiers : des
vignes et des jardins y figurent encore en plein XIIIe siècle. On n’y construit
d’ailleurs aucun nouveau lieu de culte, mais c’est peut-être aussi en raison
de l’opposition des patrons des églises paroissiales déjà existantes. Au-delà
des traits propres à chacune des phases de l’expansion urbaine, la
concurrence seigneuriale stimule ici directement la croissance urbaine.

A e
XII

Tours est aussi une ville double marquée par une forte bipolarisation
entre la Cité à l’est, le bourg à l’ouest, tous les deux enserrés de murs
depuis la construction du castellum sancti Martini en 918. Le dynamisme
urbain est clairement du côté du bourg Saint-Martin, appelé Châteauneuf,
dont le bâti se densifie et qui s’adjoint deux nouveaux bourgs. Le premier,
le bourg Saint-Pierre-le-Puellier, se développe au nord, sur le bord de la
Loire, en lien avec l’approvisionnement de Saint-Martin qui se fait pour
l’essentiel par voie fluviale depuis l’époque carolingienne. À partir de 1119,
le bourg est entièrement sous la double tutelle seigneuriale et paroissiale du
chapitre Saint-Martin. On y trouve une population de taverniers, d’hôteliers,
de prêteurs et de changeurs liée au ravitaillement des habitants et au
pèlerinage. L’abbaye de Marmoutier elle-même, située face à la Cité, sur la
rive droite, investit dans le bourg, où elle acquiert des fours et un cellier. Le
second bourg de Châteauneuf, Saint-Michel-de-la-Guerche, situé au sud-est,
n’apparaît qu’au début du XIIe siècle et reste plus effacé. Entre la Cité et
Châteauneuf, au milieu de vastes étendues, s’élève le bourg Saint-Julien,
mentionné pour la première fois en 1080. Il s’agit d’un bourg modeste, tenu
à distance de l’enclos de l’abbaye Saint-Julien, qui demeure entouré de
vignes et de champs. Dans le courant du XIe siècle, il est doté de sa propre
église paroissiale, dédiée à saint Saturnin. Mais la présence monastique gèle
le développement urbain. En 1114, les moines obtiennent même du comte
d’Anjou la fermeture de la voie conduisant directement de la Cité à
Châteauneuf, qui passait trop près de leur établissement et leur causait
quelques désagréments. À Tours, le dynamisme de Châteauneuf entretient
ainsi une rivalité continue entre le chapitre et l’archevêque (qu’avive aussi
la concurrence religieuse autour de la figure de saint Martin), le bourg et la
Cité, une rivalité qui renforce l’ancienne bipolarisation et bloque tout
développement urbain dans la zone qui les sépare. Le quartier Saint-Julien
demeure largement rural car cela arrange tout le monde : l’archevêque, les
chanoines et les moines eux-mêmes.
T e
XII
L’ P e
XII

Paris, qui s’était rétractée sur l’île de la Cité depuis la fin du IXe siècle,
connaît un essor considérable à partir de la deuxième moitié du XIe siècle.
La croissance urbaine se manifeste surtout sur la rive nord de la Seine, mais
finit par concerner aussi la rive sud à partir du deuxième tiers du XIIe siècle.
Sur la rive droite, plusieurs bourgs apparaissent autour des églises Saint-
Germain-l’Auxerrois, Saint-Merri et Saint-Gervais. L’abbaye Saint-
Germain avait été reconstruite au début du XIe siècle, mais c’est la reprise
de la circulation fluviale et la présence d’un point d’accostage à proximité
qui assurent le premier développement du bourg, lequel est rapidement
pourvu de sa propre enceinte. Autour de l’église Saint-Merri, l’extension se
fait en direction de la rive de la Seine et de l’église Saint-Jacques-de-la-
Boucherie, érigée en paroisse entre 1080 et 1119, en raison du débouché du
Grand Pont, qui favorise l’activité le long de la rue Saint-Denis, aux dépens
de l’ancien axe de la rue Saint-Martin. Il s’agit d’un quartier de bouchers et
de poissonniers. Autour de l’église Saint-Gervais enfin, la croissance est
due à la présence du principal port de la ville, place de Grève. Ici aussi le
bourg est doté de sa propre enceinte. À la fin du XIe siècle, ces trois bourgs
de la rive droite sont englobés dans une enceinte commune constituée d’une
levée de terre précédée d’un large fossé et surmontée d’une palissade de
bois crénelée. Dès avant 1110, deux nouveaux bourgs sont attestés au
devant des portes principales de cette enceinte : le faubourg Saint-Paul et le
faubourg Saint-Nicolas-des-Champs. Au cours du XIIe siècle, l’extension
urbaine vers le nord est désormais volontairement favorisée par le roi et les
institutions ecclésiastiques. En 1137, Louis VI fonde le marché aux
Champeaux à l’emplacement des futures Halles. En 1138, les moines de
Saint-Magloire, dans la Cité, se transfèrent dans la rue Saint-Denis et
accélèrent ainsi le lotissement de tout le quartier qui prend le nom de bourg
l’Abbé. L’expansion se fait aussi au nord de la place de Grève, en direction
du Temple, installé au plus tard vers 1140, donnant naissance à trois
nouveaux bourgs : Beau Bourg, le bourg Tibourg et le bourg Saint-Martin-
des-Champs. La croissance de toute la rive droite est directement liée à
l’essor des activités commerciales sur la Seine et sur l’axe qui conduit de
Paris à Saint-Denis, où se tenait chaque année, aux mois de juin et
d’octobre, la grande foire du Lendit, dont la possession est solennellement
confirmée à l’abbaye par Louis VI en 1124. En comparaison, le
développement de la rive gauche est plus modeste. Il présente surtout des
traits différents. Ici prédominent les clos, ces enclos de cultures mêlant
champs, vignes et vergers appartenant au chapitre cathédral et aux grandes
abbayes parisiennes. Mais le roi et les abbayes engagent peu à peu une
politique de lotissement des clos : en 1134, Louis VI autorise le chapitre
cathédral à arracher les vignes du clos de Garlande le long de la route
d’Orléans ; à partir de 1179, l’abbaye Saint-Germain-des-Prés commence à
lotir le grand clos du Laas, où est construite l’église Saint-André-des-Arts.
Autour de l’abbaye elle-même, un bourg assez important existe déjà au
milieu du XIIe siècle : l’abbé, qui bénéficie d’une exemption épiscopale
totale, y exerce de larges prérogatives ecclésiastiques et seigneuriales. À la
fin du siècle, la croissance y est si forte qu’on y construit une nouvelle
église paroissiale et un deuxième four seigneurial. Plus à l’est, l’habitat se
développe d’abord en raison de l’essor de la population étudiante. En 1113,
Louis VI fonde ici l’abbaye Saint-Victor, qui dispose rapidement d’un
important rayonnement intellectuel. Surtout, en 1127, le chapitre cathédral
interdit l’hébergement des étudiants étrangers dans les maisons des
chanoines et la dispense des cours dans une partie du cloître. Il réserve en
outre aux chanoines l’accès à la bibliothèque de la cathédrale. Toutes ces
mesures ont pour effet de favoriser l’essor des activités scolaires de la rive
gauche, sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève et autour de
l’abbaye Saint-Victor. Un premier bourg se développe au nord-est, entre
l’abbaye et la Seine, puis un autre, le bourg Sainte-Geneviève, entre Saint-
Victor et Sainte-Geneviève, et un troisième, attesté dès 1163, le bourg
Saint-Médard, un peu plus au sud. Plus au sud encore, sur la route de Lyon,
se trouve le bourg Saint-Marcel, mentionné pour la première fois en 1158.
C’est la naissance du Quartier Latin, dont la croissance rapide se traduit par
une hausse vertigineuse du prix du logement si l’on en croit Jean de
Salisbury, qui fut étudiant et jeune maître de 1135 à 1147, puis qui revint à
Paris comme compagnon d’exil de Thomas Becket en 1165.

V P .
Des fouilles effectuées en 2008 et 2009 ont mis au jour, au coin de la rue de Rivoli et
de la rue de l’Arbre-Sec, les vestiges du fossé et de la première enceinte de Paris, sur
la rive nord de la Seine, que l’on peut attribuer à la fin du XIe siècle. Le fossé, que la
coupe stratigraphique au milieu de la photographie permet de repérer, était profond de
deux mètres et demi à trois mètres et large d’une dizaine de mètres. La terre prélevée
formait en arrière une levée, sur laquelle avaient été plantées des lices crénelées en
bois. Cette première enceinte englobait l’église Saint-Germain l’Auxerrois à l’ouest,
l’église Saint-Gervais-Saint-Protais à l’est et l’église Saint-Merri au nord, laissant le
cimetière des Innocents à l’extérieur.

La croissance des villes nouvelles présente une diversité aussi grande,


d’autant que les opérations planifiées restent très rares avant le XIIIe siècle.
La villeneuve de Montauban (1144), dont le tracé en trapèze, le réseau
viaire orthonormé et le parcellaire régulier se déploient autour d’une place
centrale elle-même trapézoïdale, fait figure d’exception. Une certaine
impression de régularité radioconcentrique a beau se dégager de certains
plans cadastraux modernes, elle tient plus au resserrement spontané des
maisons à l’intérieur de l’aire sacrée de l’église ou autour du pôle protecteur
du château, que d’une programmation urbaine. La plupart du temps, la
croissance des villes nouvelles présente plus d’un trait commun avec celle
des anciennes cités, à commencer par la diversité des formes et une
fréquente polynucléarité.
Ainsi, à l’extrême fin du Xe siècle, Montpellier n’est qu’un simple
domaine tenu par un seigneur de la moyenne vallée de l’Hérault,
Guillaume Ier, probable descendant du prestigieux groupe familial
carolingien des Guillelmides. Le pouvoir de Guillaume se déplace alors
vers l’est, dans le comté de Melgueil et le diocèse de Maguelonne,
dépourvu d’une véritable cité. Vers 1103-1104, le site présente encore une
allure très rurale. Il se compose d’abord d’un village castral formé sur une
butte autour du château Saint-Nicolas et de sa chapelle, où ne s’élèvent que
quinze à vingt maisons, pour la plupart chevaleresques, et des fours. À ses
pieds s’étend un quartier ouvert et commerçant, plus peuplé et pourvu de
son propre lieu de culte, l’église Sainte-Marie, appelé la Condamine, un
nom qui renvoie certainement à l’ancienne grande parcelle seigneuriale où
l’habitat se déploie. En 1113-1114, un troisième habitat est mentionné, de
nouveau sur la butte castrale : le village ecclésial Saint-Firmin, doté d’une
église paroissiale et de sa propre enceinte, probablement fondé à l’initiative
d’Arnaud de Sauvian, un fidèle de Guillaume V de Montpellier (1103-
1121). Ce dernier est le premier à porter ce surnom toponymique, mais il ne
réside qu’épisodiquement au château Saint-Nicolas, dont la garde est
confiée à des viguiers, les Aimoin. C’est son fils Guillaume VI (1121-1146)
qui est l’artisan de la transformation de cette nébuleuse en véritable ville. Il
fait d’abord de Montpellier sa résidence principale et y construit, vers 1120-
1140, au nord-est de Saint-Nicolas, un nouveau palais non fortifié, pourvu
sa propre chapelle dédiée à la sainte Croix. Il rouvre le port antique de
Lattes, qui devient l’avant-port de la ville sur la Méditerranée. Il assure le
développement du marché, exempte de taxes les nouveaux arrivants,
institue plusieurs hôpitaux, fonde un atelier monétaire où il fait frapper un
denier au type melgorien, crée enfin, au sud de la ville, un nouveau quartier
appelé Villeneuve (Villa nova), dont le lotissement régulier manifeste une
volonté planificatrice. Enfin, entre 1130 et 1140, il édifie la première
enceinte urbaine, pourvue de cinq portes, qui englobe tous les habitats
antérieurs. Dans les sources écrites, Montpellier est pour la première fois
désignée comme une ville au sens moderne du mot en 1139. L’apparition de
consuls vers 1141-1143 constitue un autre signe de l’essor urbain. Le rôle
joué par l’initiative seigneuriale est donc ici très net, même si celle-ci a pu
profiter d’un contexte favorable : l’absence de cité concurrente entre Nîmes
et Béziers, le passage d’une grande voie de pèlerinage et de commerce
reliant Saint-Gilles à Narbonne, Toulouse et Saint-Jacques de Compostelle,
l’installation précoce de maîtres italiens des études juridiques.
Guillaume VI dut toutefois œuvrer contre l’influence de l’évêque de
Maguelonne, lui-même dépourvu de cité et qui voyait sans doute d’un
mauvais œil l’émergence de la ville. L’évêque avait réussi à prendre le
contrôle de l’église Saint-Firmin et à conserver, au profit de celle-ci, le
monopole paroissial sur toute la ville. De manière significative, le chanoine
en charge de l’église, qui portait le titre de prieur, était celui qui, en cas de
décès, remplaçait l’évêque avant qu’un successeur ne fût élu. De concert
avec le comte de Toulouse, autre ennemi de Guillaume VI, l’évêque soutint
aussi la révolte des consuls entre 1141 et 1143. Mais Guillaume VI en sortit
grand vainqueur. En 1143, il fit immédiatement construire une nouvelle
forteresse dominant la ville à l’est, le château du Peyrou, abandonnant ses
anciennes résidences dont les chapelles furent données à des institutions
ecclésiastiques. Dans la deuxième moitié du XIIe siècle, l’extension de la
ville déborda largement l’enceinte puisqu’en 1205 la nouvelle enceinte
multiplia par quatre la superficie enclose à l’intérieur des murs.
L M (XIe–XIIe )

Le développement du bourg de Cluny est moins spectaculaire mais


tout aussi instructif. À partir de la fin du XIe siècle, l’existence d’un bourg
autour de l’abbaye est fréquemment mentionnée. Celle-ci est enserrée dans
une enceinte depuis le milieu du Xe siècle, mais dès avant 1126, une
deuxième enceinte, plus légère et certainement en bois, est attestée autour
du bourg. Elle est reconstruite en pierre sous l’abbatiat de Thibaud (1179-
1183). Le développement de la ville est lié à la construction d’un espace
symbolique autour de l’abbaye. Avant la fin du XIe siècle, un système
d’églises et de chapelles dédiées aux grands abbés de Cluny (Maïeul,
Odilon, Odon) et toutes équidistantes de l’abbaye, définit un espace sacré,
borné par la présence des reliques. Ces églises sont incluses dans le circuit
des processions monastiques. En outre, dès 1080, le bourg est inclus dans
l’espace garanti par l’immunité pontificale : la « banlieue de Saint-Pierre ».
Au sein de cet espace, le peuplement est polarisé par les lieux de culte,
l’abbaye elle-même d’abord, les chapelles et les églises du bourg ensuite :
Saint-Maïeul, attestée la première (deuxième quart du XIe siècle), tôt
associée à un cimetière, Sainte-Marie, mentionnée peu avant 1075, et Saint-
Odon, évoquée avant 1095, qui ont rang de paroisses à partir de 1120,
Saint-Odilon enfin, qui demeure un peu isolée. Les moines n’ont pas hésité
à conforter ce premier développement, lié à l’approvisionnement de la
communauté monastique et à la protection apportée par le ban sacré de
Cluny, par la concession de privilèges économiques. Un marché
hebdomadaire et une foire annuelle sont attestés dès les environs de 1075-
1080, mais un texte de 1140 nous apprend que les foires sont à présent au
nombre de quatre.

II. U

La diversification de la population urbaine

La croissance urbaine vient non seulement accroître, mais aussi


renouveler et diversifier la population citadine. Les groupes traditionnels
s’étoffent et s’enrichissent, à commencer par les clercs et les chevaliers
urbains, ainsi que leurs serviteurs, les ministériaux, ou leurs fréquents
associés, les juifs. Mais les grands seigneurs ont tendance à s’effacer,
derrière les évêques d’abord, puis les communes ou les consulats. Surtout la
croissance favorise l’essor de trois nouveaux groupes appelés à bouleverser
la société urbaine : les marchands, les artisans, les gens des écoles (maîtres
et étudiants).
Les clercs et les moines continuent d’occuper dans la plupart des villes
une position privilégiée. Ils restent d’abord souvent plus nombreux, en
proportion, que dans les campagnes. Mais surtout, ils sont les premiers
possesseurs du sol et des droits urbains dans de très nombreuses villes, à
commencer par les cités épiscopales et les nouvelles villes abbatiales. La
cité de Liège présente à cet égard un cas exemplaire : les activités
artisanales, à l’exception du fer, y restent très limitées et vers 1120 la cité
reste entièrement dominée par son évêque, véritable prince d’Empire, et la
population ecclésiastique et étudiante liée à ses huit chapitres (environ
270 prébendes) et ses deux abbayes (environ 80 moines). La population
ecclésiastique a tendance à croître et à se diversifier en raison de la
multiplication en ville des chapitres urbains, réguliers ou séculiers, des
institutions hospitalières et même des ordres militaires : hospitaliers et
templiers s’installent en effet souvent dans les villes, en particulier dans le
Midi.
Des chevaliers sont présents dans toutes les villes, y compris au nord,
où l’on a trace de milites aussi bien dans les cités (Laon, Senlis, Chartres,
Cambrai…) que dans les villes nouvelles (Saint-Omer, Vendôme, Cluny…).
Mais leur évolution diverge au cours du XIIe siècle : alors que dans le nord
les chevaliers tendent à déserter les villes pour s’installer dans leurs manoirs
ruraux (à Bruges et Saint-Omer dès le milieu du siècle, à Laon plutôt à la
fin), dans les cités méridionales, leur position tend au contraire à se
renforcer, au moins jusque vers 1180-1190. À Nîmes, on estime ainsi leur
nombre à trente et un vers 1100 et cinquante en 1174. Avec leurs parents, ils
représentent alors à peu près 10 % de la population dans les villes du Midi.
Tous ces chevaliers possèdent à la fois des biens immobiliers en ville et des
terres dans les campagnes environnantes. C’est en leur sein que se recrutent
les chanoines cathédraux et même de plus en plus les évêques, une fois
établi le principe électif grégorien. À Agde, sur soixante-cinq chanoines
connus entre la fin du XIe et le début du XIIIe siècle, soixante-deux semblent
appartenir au milieu chevaleresque de la cité et de son (tout petit) arrière-
pays. Dans le nord, beaucoup de chevaliers exercent des fonctions
ministériales, en général d’ordre militaire, au service de l’évêque, d’un abbé
ou du comte. Au XIIe siècle, ces fonctions sont déjà héréditaires et
accaparées par quelques lignées privilégiées, à l’image des offices de prévôt
et de vicomte de l’évêque à Laon. Dans cette cité, la famille des Aulnois
fournit un bel exemple de lignée chevaleresque. Ils portent ce surnom
toponymique, qui renvoie à leur château situé dans la périphérie de la ville,
à partir de 1136. Mais ils résident dans la cité, dans une noble maison de
pierre. Ils possèdent aussi un manse seigneurial dans le bourg, des fiefs et
des dîmes dans la banlieue et d’autres fiefs, pour la plupart tenus de
l’évêque, dispersés dans tout le diocèse de Laon. Portant le titre de
chevaliers, seigneurs et citoyens de Laon, l’un d’entre eux accède même à
la fonction de maire de la commune en 1158 et 1164. Comme on l’a vu, ils
appartiennent aussi à la vassalité de l’évêque, ainsi qu’à celle de la
principale famille seigneuriale de la ville, les Pierrepont-Montaigu. Dans le
Midi, la plupart des chevaliers sont intéressés aux revenus des péages, des
marchés, des moulins, de la vente du sel ou de l’administration de la justice,
par le biais des concessions de droits que les comtes et les évêques leur ont
souvent consenties en rémunération de la garde des principales tours ou des
portes de l’enceinte urbaine. Ces concessions s’insèrent naturellement dans
le cadre des relations féodo-vassaliques, comme cela se produit à Narbonne,
à l’initiative de l’archevêque, en 1112. Ces revenus représentent une
formidable source d’enrichissement, d’autant que les chevaliers sont dans le
même temps largement exemptés de toute fiscalité sur la circulation et le
commerce. Au milieu du XIIe siècle, l’enrichissement des chevaliers urbains
est un phénomène général, plus prononcé toutefois dans les cités
méditerranéennes. À Arles, vers 1150, le chevalier Bertrand Porcelet est en
mesure de prêter 12 000 sous au comte de Provence, et en 1176, il lui prête
de nouveau 20 000 sous. À Nîmes, le chevalier Pierre Girard prête 5 500
sous au comte de Toulouse avant 1163. Désormais, ce n’est plus le prince
qui distribue les richesses à ses chevaliers, mais ceux-ci qui l’alimentent en
ressources monétaires, dans un contexte où, par ailleurs, les rapports de
dépendance sont transformés par la mise en place d’une première
administration locale.
La présence de seigneurs laïques en ville est plus rare, en particulier
hors des pays méditerranéens. En Provence ou en Languedoc, d’assez
nombreux seigneurs résident régulièrement en ville, y ont des châteaux ou
des maisons fortifiées, des jardins, des censives. Certains sont même
seigneurs de certains quartiers, à l’image des Baux, maîtres des quartiers de
Trinquetaille et du Bourg neuf à Arles, ou de la Cité à Orange. On trouve
aussi certains grands dans les villes de l’est telles Reims, Besançon, Salins,
Strasbourg, ou du nord comme Laon. À Laon, le groupe des châtelains reste
même assez important jusqu’au milieu du XIIe siècle, moment où plusieurs
familles entament un repli sur leurs possessions rurales, montrant la voie
aux chevaliers qui les imitent à partir des dernières décennies du siècle. Les
Pierrepont-Montaigu résident ainsi de moins en moins souvent dans la cité
après 1145 et commencent à vendre certains de leurs vignobles, maisons et
droits seigneuriaux.
La présence d’une multiplicité de seigneurs, jointe à la diversité et au
bon rapport des droits urbains, explique que résident en ville un grand
nombre d’officiers seigneuriaux et ministériaux de toutes sortes. Les plus
importants et souvent les plus riches sont attachés à l’évêque. À Beauvais,
gravitent ainsi autour de l’évêque le vidame, le châtelain, le prévôt
(l’assesseur de l’évêque en matière de justice), le sénéchal, le bouteiller,
plusieurs veneurs (l’évêque reste un grand seigneur), des tonloyers et des
monétaires. Les chapitres cathédraux et les abbayes urbaines ont leurs
propres serviteurs, tout comme les comtes (ce sont les prévôts dans le nord,
les viguiers au sud) et même certains seigneurs. Ces ministériaux, qu’ils
tiennent leur charge à ferme ou, plus souvent, de manière héréditaire, sont
directement intéressés aux revenus de la seigneurie et y trouvent souvent la
source d’un enrichissement rapide et des possibilités d’ascension sociale
plus aisée que dans les campagnes. D’autant qu’ils se livrent simultanément
à des activités commerciales ou financières complémentaires, à l’image des
monétaires ducaux de Rouen ou épiscopaux de Beauvais, Besançon ou
Chartres avant le milieu du XIIe siècle.
Les juifs constituent le dernier groupe social traditionnel des villes.
Dans le nord, ils ne sont guère présents que dans quelques
cités épiscopales : Rouen, Paris, Troyes – où vécut Rashi († 1105), le plus
grand commentateur de la Torah du judaïsme médiéval – Verdun…, dont les
communautés, à l’exception de celle de Rouen, ont échappé aux pogroms
de la première croisade qui avaient dévasté le judaïsme rhénan. Dans le sud,
leur présence est à la fois plus importante et plus disséminée : nombreux
dans les cités de Barcelone, Gérone, Narbonne, Toulouse, Nîmes, Arles,
Avignon et Marseille, on les rencontre aussi dans les villes nouvelles de
Saint-Gilles et Montpellier et dans de tout petits centres urbains comme
Lunel ou Posquières. Ces communautés méridionales sont renforcées par
l’afflux de juifs d’Espagne fuyant les persécutions menées par les
Almoravides après 1086 et plus encore par les Almohades après 1147.
Certaines disposent d’une relative autonomie juridictionnelle : à Narbonne,
la communauté est pourvue d’un chef, le « roi de Narbonne », investi d’un
certain pouvoir de réglementation et de représentation ; à Gérone et
Barcelone, où apparaissent dans les années 1170 les premiers quartiers juifs
séparés (Call judaica), les juifs s’administrent eux-mêmes, sous la tutelle et
la protection de l’évêque. À Rouen, en 1190, la communauté se voit
reconnaître par Henri II Plantagenêt de très larges prérogatives en matière
foncière et économique, ainsi que le droit de disposer d’un représentant
officiel et d’une juridiction propre. Au nord comme au sud, les juifs se
caractérisent par une grande diversité de conditions socio-économiques,
mais il faut insister sur la réussite d’une élite juive méridionale au sein de
laquelle les seigneurs, qu’ils soient évêques ou laïcs, recrutent leurs
fournisseurs en produits de luxe, leurs prêteurs et même des ministériaux.
Le comte de Mâcon emploie ainsi des juifs de sa cité comme agents
financiers. Le premier censier de l’archevêque d’Arles que nous avons
conservé, composé au milieu du XIIe siècle, est rédigé en hébreu par le baile
juif du prélat. À Marseille, un juif comme Bonet Bonrespiet peut s’associer
en 1193 avec un bourgeois chrétien du milieu consulaire pour prendre en
gage le quart des revenus du Vieux-Port contre un prêt de 2000 sous en
faveur des vicomtes de la cité. Hormis dans la Normandie des Plantagenêts,
leur situation est bien moins favorable dans le nord.
La principale mutation tient cependant à l’essor de nouveaux groupes
socio-professionnels : changeurs, marchands, artisans et étudiants.
L’apparition des changeurs dans la documentation constitue un bon
indicateur du dépassement d’un certain niveau d’échanges. À Vendôme, qui
est encore une toute petite agglomération castrale, les premiers changeurs
sont mentionnés dès les années 1040-1050 (en même temps que les
usuriers), probablement en raison de la présence d’un atelier monétaire, car
la première foire n’apparaît qu’en 1074 (une seconde est fondée en 1145) et
les premiers marchands (mercatores) seulement au début du XIIe siècle. À
Chartres, une cité de plus grande envergure pourtant, la première allusion à
des changeurs n’intervient que peu avant 1070. À partir d’un certain niveau
d’affaires, les activités du change et de la marchandise, auxquelles s’ajoute
rapidement le crédit, qui n’est rien d’autre que le commerce de l’argent,
sont exercées simultanément par les mêmes individus, même si ceux-ci en
privilégient souvent une. L’horizon économique de ces activités reste en
général local. Seule une minorité de marchands – quinze à Laon, à la fin du
XIIe siècle, sur soixante à soixante-dix identifiés – brasse des affaires à
l’échelle d’un pays ou d’un diocèse et seule une poignée participe à des
échanges interrégionaux ou internationaux. Certaines villes qui ont anticipé
le développement des échanges sont alors privilégiées : dans la France du
nord et de l’est, c’est le cas des marchands d’Arras et de Cambrai, jusqu’à
ce qu’arrivent, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les premiers marchands
italiens. D’une manière générale, ce milieu est très composite et reste très
lié, au moins jusqu’à la fin du XIIe siècle, au monde seigneurial et à la
ministérialité. Il n’est ainsi pas rare qu’un marchand nous soit d’abord
connu comme familier (familiaris) de l’évêque, de l’abbé ou du comte.
D’une part, bon nombre de ministériaux deviennent marchands : à Caen, à
la fin du XIIe siècle, ce sont les officiers et les ministériaux du duc-roi qui
dominent l’élite urbaine, possèdent à la fois le plus gros patrimoine
immobilier et des liquidités importantes, investissent dans le commerce de
l’argent (le prêt), celui des produits alimentaires ou les affaires
immobilières. D’autre part, la plupart des marchands exercent à un moment
ou à un autre une fonction ministériale ou nouent avec ce milieu d’étroites
relations, à l’image d’Yves le Roux à Laon, à la fin du XIIe siècle, à la fois
marchand et prêteur sur gage, qui gravite dans l’entourage du vidame de
l’évêque. Un autre marchand de Laon, Soibert, exerce même un moment la
fonction de bailli royal. Ces marchands de Laon et leurs confrères
possèdent des maisons et des échoppes dans la cité, à côté du marché, pour
lesquelles ils versent un cens aux seigneurs du sol. Ils apparaissent
rapidement en possession de biens ruraux et de parts de moulins. À la fin du
XIIe siècle, ils investissent dans la rente, c’est-à-dire dans l’immobilier
urbain ou les seigneuries rurales. Le commerce du blé et du vin du pays de
Laon, à destination des grands et des habitants de la ville ou des marchands
étrangers de passage, ne représente dès lors qu’une partie de leurs activités.
Par tous ces traits, on voit combien ces marchands sont proches des
chevaliers urbains. Le cas de Laon n’a rien d’exceptionnel : à Chartres, les
Barbou, attestés en possession d’une assez belle fortune dès le début du
XIIe siècle et qui commercent à Montpellier vers 1140-1150, ont sans doute
été au service de l’abbaye Saint-Père ; à Arras, les premiers marchands
évoluent autour de l’abbaye Saint-Vaast ; à Mâcon, Metz ou Rouen, ils
apparaissent dans l’entourage des évêques. Porosité des activités et fluidité
des milieux sont donc la règle.
En regard des marchands, les artisans, dont les activités sont plus
spécialisées et les ressources plus modestes, sont bien moins connus. La
multiplication et la diversité de leurs activités peuvent toutefois aussi servir
d’indicateurs du développement urbain. À Vendôme, on rencontre des
pelletiers, des tanneurs et des cordonniers (métiers de peau), des bouchers,
des boulangers et des meuniers (métiers de bouche), des maçons et des
charpentiers (métiers du bâtiment), des forgerons, dès le milieu du
XIe siècle ; à Cluny, des boulangers, des forgerons, des charpentiers, des
tonneliers et des charrons – on est dans une région viticole – au début du
XIIe siècle. Ces activités commencent à faire l’objet de réglementations,
autre signe de leur développement. Encore rares au XIIe siècle, ces textes
émanent tous des autorités seigneuriales, qui semblent donc avoir joué un
rôle décisif dans l’émergence de ce que l’on commence à appeler les
métiers. On peut évoquer les statuts des pelletiers, des taverniers et des
poissonniers de Chartres, délivrés en 1131, 1147 et 1164 par le comte de
Blois, ceux des boulangers, des bouchers et des tanneurs de Paris, attribués
par Louis VII, comme ceux des bouchers d’Étampes ou des boulangers de
Pontoise (daté de 1162-1163). À Rouen, les pelletiers reçoivent leur statut
du duc-roi Plantagenêt entre 1154 et 1189, les tanneurs entre 1170 et 1189.
La situation est la même au sud, où le comte de Toulouse accorde leur statut
aux bouchers de Toulouse en 1181 (et probablement auparavant aux
tanneurs, aux maçons et aux charpentiers) et aux tailleurs de pierre de
Nîmes en 1187. À Montpellier, les seigneurs réglementent la profession de
teinturier en 1181. L’intervention de l’Église semble être beaucoup plus
rare : on la repère seulement dans le statut des fèvres (forgerons) de Caen,
antérieur à 1180, qui préfigure par bien des côtés les statuts de confréries du
XIIIe siècle. En général, ces statuts consacrent le monopole du métier sur
l’activité et l’organisation hiérarchique de la profession sous l’autorité d’un
maître ou chef du métier. Plus rarement, ils peuvent aussi concéder
quelques aménagements fiscaux. En tout cela, ils ne se distinguent guère
des privilèges accordés aux changeurs (comme à Saint-Gilles en 1176) ou à
certaines associations de marchands, comme celle des marchands de Rouen,
qui obtient en 1150 le monopole du commerce des vins français exportés
par la Seine vers l’Angleterre et celui de l’importation en France de toutes
les denrées d’origine anglaise.
U .

Cette sculpture, qui décorait la façade d’une maison de Cluny (au 18, rue du Merle),
montre un cordonnier au travail dans son échoppe, un enfant (peut-être un apprenti) à
ses côtés.

Il faut enfin évoquer la présence dans certaines villes d’une population


de maîtres et d’étudiants de plus en plus nombreuse liée à l’explosion du
nombre des écoles à partir du début du XIIe siècle. Le phénomène est surtout
remarquable dans quelques grandes cités septentrionales : Chartres, Laon,
Tournai, Reims, Angers avant 1150, Orléans et bien sûr Paris ensuite, car
dans le Midi, à l’exception de Montpellier, l’essor des études, en
l’occurrence juridiques, reste longtemps cantonné aux cercles canoniaux et
aux milieux chevaleresques déjà présents dans les cités. On y rencontre des
étudiants venus d’Italie, d’Allemagne, de Flandre et surtout d’Angleterre.
Maîtres et étudiants forment de plus en plus un groupe distinct et cohérent,
présent en masse dans certains quartiers, tels le Petit-Pont et la montagne
Saint-Geneviève à Paris, pesant à la fois sur le marché de l’immobilier et la
demande globale urbaine.

Un nouveau paysage urbain

Au XIIe siècle, une meilleure documentation écrite et archéologique


liée à l’expansion urbaine permet de se faire une bien meilleure image du
paysage urbain qu’auparavant. Le premier trait qui caractérise ce paysage
est le foisonnement des constructions : la ville est un grand chantier. À
Laon, par exemple, plusieurs chantiers apparaissent dans la première moitié
du siècle : le palais épiscopal commence à être reconstruit à partir de 1112,
l’abbatiale Saint-Jean vers 1129-1135, la commanderie du temple est élevée
à partir de 1134. Mais les chantiers se multiplient vraiment entre 1150
et 1200. C’est alors que l’on reconstruit les abbatiales Saint-Martin (vers
1150-1156) et Saint-Vincent (à partir de 1178) et que l’on achève le palais
de l’évêque (1158), auquel on ajoute deux chapelles attenantes, consacrées
en 1170. Entre 1143 et 1179, on élève un nouveau palais royal que l’on dote
de deux chapelles et que l’on agrandit d’un donjon vers 1200. Le chantier
de la cathédrale commence dans les années 1150. On construit l’Hôtel-Dieu
entre 1167 et 1177, le beffroi en 1177 et l’on commence la reconstruction
des bâtiments claustraux du chapitre Saint-Julien en 1178. Dans le même
temps, se déroulent plusieurs grandes opérations de lotissements, en
particulier autour de l’enclos Saint-Martin en 1136 et entre le quartier
cathédral et l’enclos Saint-Jean en 1150. Tous ces chantiers sont dus aux
abbayes urbaines, à l’évêque et surtout au chapitre cathédral, le plus grand
du royaume : quatre-vingts prébendes en 1180. Ils supposent à chaque fois
des opérations d’acquisitions et d’échanges de parcelles, l’appel à des
maîtres d’œuvre et même à des architectes, la mobilisation de nombreux
ouvriers et matériaux qui dynamisent le marché immobilier et tous les flux
en direction de la ville. Comme le montre cet exemple, les chantiers des
grands édifices civils et religieux ont un fort impact sur l’économie et le
paysage urbains. Ce sont aussi les mieux connus. L’implantation de
nouvelles communautés religieuses se traduit par l’apparition de nouveaux
établissements : collégiales canoniales, commanderies templières ou
hospitalières… Autour des cathédrales on construit de nouveaux bâtiments
claustraux en lien avec l’adoption par les chapitres de la vie commune ou de
la régularité augustinienne : maisons communes, réfectoires, dortoirs… On
élève de somptueux palais de pierre pour les évêques, les ducs et les
comtes, à la mesure de leur enrichissement et de leur résidence plus
fréquente en ville. Enfin on se lance dans la reconstruction de nombreuses
églises, dont certaines cathédrales. Cet élan, qui se prolonge dans un long
XIIIe siècle, taille la nouvelle parure palatiale et ecclésiale de la ville. Nous y
reviendrons.

L ’A .

Le pont d’Avignon est attesté pour la première fois par un acte notarié de 1185, dans
lequel les consuls fixent le tarif du péage sur le pont après avoir obtenu l’autorisation
de l’évêque et l’avis du viguier comtal. Il est le fruit de l’Œuvre du pont, une confrérie
apparue vers 1177-1181 et dirigée par Bénezet. Un acte de 1226 montre que si les
piles du pont étaient déjà en pierre, son tablier était alors en bois. Ce n’est sans doute
qu’entre 1234 et 1237 qu’il fut entièrement reconstruit en maçonnerie. L’ouvrage
semble s’être en partie appuyé sur les vestiges d’un ancien pont romain du Bas-
Empire. Il comprenait à l’origine vingt-deux piles, d’environ 42 mètres d’entraxe,
représentant une longueur totale de 915 mètres de tablier : c’était un ouvrage
exceptionnel. Emporté par les crues répétées du Rhône entre 1603 et 1669, il n’en
subsiste plus aujourd’hui que quatre arches. La chapelle, attestée dès 1187, s’élève sur
la deuxième pile. Elle était desservie par les Frères du pont et protégeait ce dernier. Sa
partie haute, dédiée à saint Nicolas, est postérieure à la reconstruction maçonnée du
règne de saint Louis. Sa partie basse, qui abrite les reliques de saint Bénezet, remonte
en revanche à la fin du XIIe siècle : on y accédait alors de plain-pied, depuis le pont
en bois, par un portail en plein cintre encadré de colonnes et surmonté d’un tympan,
bien visible sur la photographie.

L S -A -N -V (T - -G ).

Cette construction exceptionnelle, qui comporte trois niveaux d’élévation, remonte


au milieu du XIIe siècle. Ses propriétaires, les Granolhet, n’étaient pas nobles.
C’étaient de riches marchands et juristes, proches des comtes de Toulouse : la maison
hébergea Raimond V en 1175. Leur demeure se conforme cependant en tout point au
modèle des maisons chevaleresques des villes méridionales de l’époque. Elle associe
un corps de logis (à droite) et une tour (à gauche), dont l’élévation fut reprise à une
date ultérieure. Au-dessus d’un portique qui abritait sans doute des activités
commerciales ou juridiques (le viguier comtal y rendit la justice en 1155), le premier
étage du logis abritait une grande salle de réception, signalée en façade par une
majestueuse claire-voie rythmée par trois groupes de colonnettes, séparés par deux
piliers ornés de statues (l’empereur Justinien à gauche, Adam et Ève à droite). L’étage
supérieur constituait le niveau d’habitation proprement dit : on y voit en façade trois
baies géminées en plein cintre. Le décor était complété par des incrustations de
faïence ou de terre cuite dont il ne reste plus que les empreintes au-dessus de la claire-
voie et de part et d’autre des baies géminées.

Un deuxième type de grands chantiers ne doit pas être négligé pour


autant : les équipements collectifs. Il s’agit pour l’essentiel des enceintes
urbaines, que nous avons déjà évoquées, et des ponts. Les constructions de
ponts se font en effet plus nombreuses et plus ambitieuses, puisqu’il s’agit
désormais de ponts de pierre ou de ponts de bois sur piles de pierre, comme
à Mâcon avant 1077, Lyon entre 1052 et 1077 puis de nouveau vers 1180-
1190, Grenoble vers 1100, Toulouse entre 1119 et 1130, Rouen vers 1144-
1145… À Paris, la ville dispose depuis l’Antiquité de deux ponts de bois :
le Petit-Pont entre la Cité et la rive gauche, couvert de maisons dès la fin du
XIIe siècle, et le Grand-Pont, dont le tracé a changé à la fin du IXe siècle,
entre la Cité et la rive droite. Tous les deux sont défendus à leur tête par des
fortifications depuis le règne de Charles le Chauve (le Grand-Châtelet au
nord, le Petit-Châtelet au sud). En 1111, la destruction du Grand-Pont
entraîne sa reconstruction sur piles de pierre ; le tablier reste en bois. Ce
pont joue un grand rôle dans la ville puisqu’il structure l’axe commercial
entre la Cité et le marché des Champeaux et accueille, à la suite d’une
décision de Louis VII de 1141, les changeurs. La longueur et le coût des
chantiers expliquent qu’apparaissent des structures de collecte spécifiques,
les œuvres des ponts, qui font de la construction de ces derniers une œuvre
de piété religieuse et d’utilité communautaire, par-delà les initiatives des
seigneurs ou des communautés d’habitants. Une des plus anciennes de ces
œuvres est celle fondée par l’abbé de Saint-Sernin de Toulouse en 1080. La
plus célèbre est sans conteste l’œuvre du pont d’Avignon, fondée, selon la
légende hagiographique, par un berger du Vivarais nommé Benoit, Bénezet
en provençal, arrivé dans la ville vers 1177. Gérée par une confrérie
religieuse, les frères du pont, attestée pour la première fois en 1181, l’œuvre
se charge uniquement des quêtes. Elle est dirigée par un prieur élu par les
frères avec le consentement de l’évêque, auquel il prête serment de fidélité.
Les frères, qui ne prononcent pas de vœu, vivent cependant en
communauté : ils disposent d’une chapelle peu après 1187, d’un réfectoire
et d’un dortoir attestés entre 1196 et 1208. La construction elle-même reste
du ressort de l’évêque et du consulat, d’autant qu’il faut vaincre
l’opposition des seigneurs et des chevaliers qui tiraient jusque-là de
substantiels revenus des bacs assurant la traversée du Rhône. Elle est
achevée vers 1190, mais l’œuvre subsiste pour son entretien et les
réparations rendues nécessaires par les fréquentes crues du fleuve.

U C (S - -L ).

Cette maison, située au 25, rue de la République à Cluny, est parfaitement


représentative de la dizaine de maisons des XIIe ou XIIIe siècle conservées dans cette
petite ville. On peut y distinguer deux habitats strictement séparés l’un de l’autre. Au
rez-de-chaussée se trouvaient deux pièces en enfilade, une échoppe et une pièce à
vivre : on y entrait directement par la grande ouverture surmontée d’un arc brisé.
C’était le logement de simples artisans. Au premier étage, auquel on accédait par la
porte de gauche et un escalier, se trouvait un second logement, ici aussi constitué de
deux pièces en enfilade mais qui pouvait en contenir plus. La pièce sur rue est
pourvue d’une cheminée, d’armoires murales et d’un évier. Elle s’ouvre sur la façade
par une belle galerie en claire-voie de baies en plein cintre séparées par des
colonnettes ou un pilier. L’ensemble est richement décoré d’une frise d’arcs, de
voussures géométriques et d’écoinçons aux motifs végétaux proches des sculptures de
l’abbatiale de Cluny III, dégageant l’impression d’une forte continuité architecturale
entre l’abbaye et le bourg. Cette dernière reflète une réelle continuité sociale, les
chevaliers, marchands, ministériaux ou chanoines de Mâcon résidant dans ces
premiers étages étant tous liés, de près ou de loin, aux affaires de la puissante abbaye.

L : ’ ’A .

Dans les villes méridionales, les monuments antiques, comme les enceintes, ont tôt
fait l’objet de récupérations et de réaménagements fortifiés. Cette tour élevée sur
l’amphithéâtre d’Arles en constitue l’un des rares exemples conservés, les pratiques
archéologiques du XIXe et du début du XXe siècle ayant tendu à faire disparaître tous
les vestiges médiévaux pour mettre à nu les monuments antiques. À Arles comme à
Nîmes, les arènes étaient entièrement habitées, envahies de maisons, de chapelles et
de tours, principalement à l’usage des chevaliers.

L’habitat urbain est lui aussi mieux connu. Les maisons s’élèvent en
général à l’avant de parcelles allongées de part et d’autre des rues. Elles
sont jointives et de plain-pied. Une cour les prolonge à l’arrière, qui est
souvent lotie au fur et à mesure que la population croît et le bâti se densifie.
Le bois reste le matériau prépondérant, d’où la fréquence et la gravité des
incendies, à l’image de ceux qui ravagent Chartres en 1134, 1178, 1188 et
1194. On recourt aussi à la terre et à la brique, et même, en raison du
renchérissement du bois, à la pierre, y compris dans les villes
septentrionales. Mais l’usage de la pierre comme la présence d’un étage
restent des marqueurs de puissance et d’aisance. À Chartres, les premières
maisons de pierre sont mentionnées au début du XIIe siècle : en 1101 il
s’agit du palais de l’évêque, avant 1120 de plusieurs maisons canoniales,
avant 1128 d’une maison bourgeoise. À Laon, à la fin du XIIe siècle, la
possession d’une maison de pierre établie sur une vaste parcelle, avec ses
dépendances de bois et son jardin, est aussi un critère décisif
d’appartenance à l’oligarchie seigneuriale et communale. À Cluny, les
maisons de pierre que l’on a la chance d’avoir conservées, datées de la
seconde moitié du XIIe ou du XIIIe siècle, sont certainement la propriété de
notables et de chevaliers liés à l’abbaye. Elles s’élèvent sur deux ou trois
niveaux, le rez-de-chaussée, dévolu à des échoppes, est séparé des étages,
auxquels on accède par l’extérieur. Le premier étage constitue l’étage
noble ; la qualité de la construction donne à voir la symbiose à la fois
architecturale et sociale entre l’abbaye et son bourg.
Dans les villes méridionales, où l’usage de la pierre est à la fois plus
ancien et beaucoup plus fréquent, c’est la tour qui, comme en Italie, désigne
la demeure du puissant ou du chevalier. Plus ces derniers sont nombreux,
plus les villes se hérissent de tours. Ces dernières sont donc nombreuses à
Arles, Avignon, Carcassonne, Grenoble, Nîmes, Narbonne, Béziers,
Toulouse, Barcelone, Gérone… Mais on en trouve aussi quelques-unes dans
certaines villes de l’Empire comme Strasbourg ou Besançon, ou dans le
nord du royaume, comme à Rouen, Bayeux ou Chartres. On sait qu’en 1127
plusieurs mottes s’élevaient à Gand et Saint-Omer. Certaines sont des tours
de l’enceinte ou des portes, appropriées et surélevées, comme à Marseille,
Béziers, Senlis ou Toulouse. D’autres reposent sur l’intégration et la
transformation de monuments antiques : à Orange, à la fin du XIIe siècle, le
théâtre et l’arc de triomphe sont deux châteaux entre les mains des deux
coseigneurs de la cité, les seigneurs de Baux et l’Hôpital de Saint-Jean de
Jérusalem. La plupart de ces tours ne sont que des maisons à plusieurs
étages, que les sources appellent des solaria et que l’on retrouve dans tous
les villages castraux méditerranéens. Des campagnes aux villes, la
différence paysagère est ainsi, dans ces régions, plus affaire d’échelle que
de nature du bâti.
J J
S -P -T -C (D ).

La mosaïque de pavement découverte en 1897 dans la cathédrale de Saint-Paul-Trois-


Châteaux représente, de part et d’autre de l’autel, les villes de Bethléem et de
Jérusalem, respectivement lieux de la naissance et de la résurrection du Christ. La
mosaïque de Jérusalem est la mieux conservée. La cité est représentée à la fois de
l’extérieur et de l’intérieur. Au premier plan figure le rempart, en damier noir et blanc,
percé d’une porte monumentale fortifiée à un seul battant. L’espace supérieur est
occupé par quatre tours, les unes rayées, les autres noires, et par un édifice à arcades
surmonté d’une échelle. Puis viennent le buste d’une figure masculine sonnant du cor,
sans doute le prophète Ézéchiel, et un édifice à coupole, l’Anastasis, lieu de la
résurrection du Christ. Au niveau supérieur, à droite, un vaste édifice allongé abrite
une croix sur fond noir, sans doute le Saint-Sépulcre. La mosaïque, réalisée vers 1170,
mêle donc la tradition de la Jérusalem céleste (conforme à la vision qui achève le livre
d’Ézéchiel) et le souvenir idéalisé de la Jérusalem terrestre, que les pèlerins et les
croisés connaissaient bien au XIIe siècle. Elle donne aussi à voir une image de la ville
telle qu’on continuait à la concevoir en Occident : une cité ceinte de murs, hérissée de
tours et d’églises.
À l’exception de quelques rares opérations planifiées, le
développement urbain se fait de manière plus ou moins spontanée, en
fonction des contraintes du terrain, du réseau viaire et des pôles
d’agglomération que sont les églises, les marchés, les portes… Plusieurs
phénomènes témoignent toutefois de l’émergence de logiques socio-
topographiques d’ordre tantôt politique et religieux, tantôt économique. Les
premières sont à l’évidence les plus fortes. L’habitat clérical et
aristocratique se concentre ainsi dans un ou deux quartiers privilégiés. Dans
les cités épiscopales, le quartier de la cathédrale remplit cette fonction : à
Laon il se distingue fortement du quartier bourgeois, regroupé autour de
l’abbaye Saint-Jean. Le quartier cathédral présente une forte densité de
lieux de culte, on y trouve les maisons des chanoines et l’ensemble
claustral, un hôtel-Dieu… Il est parfois doté d’une clôture, de bois comme à
Viviers dès la fin du XIe siècle, où seule la porte est maçonnée, de pierre
comme à Béziers dès avant 1147, Autun vers 1178 ou Châlons au début du
XIIIe siècle. Plus souvent, c’est la juxtaposition d’édifices dépourvus
d’ouvertures vers l’extérieur qui suffit à isoler le quartier canonial du reste
de la ville, comme à Laon, Arles, Nîmes ou encore Chartres. Cette clôture
ne l’empêche pas d’être régulièrement ouvert aux activités commerciales : à
Chartres, dans les années 1180, les merciers sont installés sur le flanc de la
cathédrale, le cloître est envahi lors des quatre foires annuelles, les
chanoines louent même les rez-de-chaussée de leurs demeures à des
boutiques… Dans nombre de cités méridionales divisées entre une ville
comtale ou vicomtale et une ville épiscopale, le château d’une part, la
cathédrale et le palais épiscopal d’autre part polarisent un habitat plutôt
aristocratique d’un côté, à la fois clérical et chevaleresque (car les évêques
ont de nombreux fidèles) de l’autre. L’habitat chevaleresque est en effet
souvent dispersé. Mais il peut donner lieu à la constitution d’un petit
quartier spécifique, autour d’une tour et d’une placette, dominé par les liens
de voisinage et de clientèle. Les communautés juives sont pour leur part
souvent regroupées dans certaines rues ou certains quartiers bientôt appelés
la rue aux juifs ou la juiverie. On a parfois retrouvé des vestiges
archéologiques de certains équipements collectifs propres à ces
communautés. À Rouen, un imposant bâtiment du début du XIIe siècle, dont
l’élégance architecturale témoigne à la fois de l’aisance et de l’acculturation
des juifs de la ville, semble correspondre à une ancienne synagogue. À
Montpellier, c’est tout un ensemble cultuel, comprenant une synagogue, un
mikveh (bain rituel), une école et une maison de charité qui a récemment
été exhumé et daté du début du XIIIe siècle. Ces petits quartiers ne
constituent pas des ghettos, car aucune clôture ne les isole et la dominante
juive n’exclut jamais le maintien d’une certaine mixité religieuse. Ces rues
se trouvent d’ailleurs souvent à proximité des lieux de pouvoir, le palais de
l’évêque par exemple.

V (?) R .

Le bâtiment découvert au mois d’août 1976 sous la cour du palais de justice de


Rouen, dans l’ancien quartier juif de la ville et à proximité de l’ancien palais ducal,
est traditionnellement considéré comme une synagogue en raison de ses nombreuses
inscriptions hébraïques et en dépit de ses caractères architecturaux. Ce monument,
daté du début du XIIe siècle, ne diffère guère en effet des édifices normands civils ou
religieux de l’époque. Ses cinq travées, en très bel appareil de pierre blanche, sont
rythmées de baies en plein cintre et de contreforts aux colonnettes décorées de lions,
de fleurs ou de dragons sculptés. Le bâtiment d’origine comportait une salle basse
d’environ trois mètres de hauteur et un étage, probablement réservé aux femmes. Vers
la fin du XIIe siècle, il fut agrandi d’une cave, dont l’accès apparaît au premier plan
de la photographie et qui pourrait correspondre aux bains rituels. La présence de juifs
à Rouen est attestée dès le début du XIe siècle, en particulier dans les chroniques de
Raoul Glaber et Adémar de Chabannes. Leurs traces se multiplient sous le règne de
Guillaume le Conquérant et de ses fils. Le quartier juif (vicus judeorum) est
mentionné pour la première fois en 1116, année où il est ravagé par un violent
incendie dont le bâtiment de la synagogue semble conserver des traces. Ce bâtiment,
par sa qualité et sa monumentalité, témoigne en tout cas de la richesse et de
l’intégration de la communauté juive dans la principauté normande.

En regard, les logiques économiques sont moins pesantes, même si


certaines activités sont déjà relativement concentrées. Les bouchers, les
tisserands, les teinturiers, qui exercent des métiers impurs ou polluants, sont
souvent relégués en périphérie et à proximité des cours d’eau, comme à
Chartres, Toulouse ou Arras. À l’inverse, les métiers du fer (forgerons,
charrons) et des matières précieuses (orfèvres, changeurs) sont toujours à
l’intérieur des villes, à l’abri des murs. Nombre de métiers se regroupent
aux mêmes endroits, ce qui explique que la plupart des premiers noms de
rue soient liés aux activités artisanales, telle la rue des tanneurs, attestée à
Chartres dès 1106, ou la rue mercière à Strasbourg, mentionnée en 1190. Il
s’agit cependant encore d’exceptions et la toponymie urbaine en formation
renvoie plus souvent aux micro-quartiers qu’aux rues. À Montpellier on
parle ainsi, dès les années 1120-1140, de la Flocaria, où l’on travaillait la
laine, et de la Blancaria, où l’on travaillait le cuir, à Caen, à la fin du siècle,
de la Mercerie, où l’on échangeait toute sorte d’articles vestimentaires, et de
la Crapaudière, où l’on devait régulièrement marcher dans la boue.

L’apparition des communes et des consulats

La société urbaine est de plus en plus diverse et fragmentée. Dans le


même temps, les habitants des villes sont de plus en plus souvent identifiés
de manière générique : le terme de bourgeois (burgenses), jusqu’alors
réservé aux populations rurales, est usité pour les citadins à partir des
environs de 1100 ; celui de citoyens (cives), utilisé de manière ponctuelle
dès le Xe siècle, se répand à partir des années 1130, mais renvoie plutôt aux
seules élites, se conjuguant le cas échéant avec chevalier (miles). L’idée est
toutefois la même : les citadins, ceux qui comptent en tout cas, forment une
communauté spécifique, une université (universitas) – le terme commence
lui aussi à se diffuser dans la seconde moitié du XIIe siècle. Au cours du
siècle, les élites urbaines acquièrent ainsi peu à peu une forme de
conscience d’elles-mêmes, au point de se poser en acteur collectif et de
rechercher une reconnaissance institutionnelle. Celle-ci reste toutefois
exceptionnelle : si à la fin du XIIe siècle de nombreuses villes ont obtenu des
franchises, au même titre que nombre de communautés villageoises, seules
quelques-unes sont des communes. Ces communes, qui prennent au sud,
dans les pays de droit écrit, la forme de consulats, supposent le
regroupement des habitants dans une communio ou une conjuratio, c’est-à-
dire une association jurée, dont les membres sont liés par serment. Elles
acquièrent, aux dépens des seigneurs traditionnels, un certain nombre de
prérogatives de nature et d’ampleur très variables. Les artisans de ces
communes sont toujours les plus fortunés des habitants, voire les mieux nés.
À Laon en 1128 ou à Soissons en 1136, il faut posséder au moins une vigne
ou une maison pour participer aux assemblées de paix. Dans le Midi, à
Arles et Avignon, il semble bien qu’au début il ait fallu être chevalier pour
faire partie du consulat. Communes et consulats concernent aussi, au moins
jusque vers 1190-1200, les villes les plus importantes. Dans les petites
villes, les concessions seigneuriales sont presque inexistantes, en particulier
lorsque les seigneurs sont des abbés. C’est le cas à Cluny, où les bourgeois
constituent pourtant, à partir de 1100, un groupe influent qui participe, à
partir du serment de 1145, aux côtés des hommes des doyennés (les prieurés
les plus proches de la ville), à la milice des bourgeois de Cluny chargée de
la défense du monastère. Cette milice favorise l’intégration et l’attachement
des bourgeois à la communauté, d’autant qu’elle devient un acteur
important du jeu local dans un contexte où les conflits liés à la politique de
Frédéric Ier en Bourgogne lui donnent de multiples occasions de verser le
prix du sang. Pour autant, les deux chartes de coutume que l’abbé octroie
aux habitants, vers 1163-1173 puis en 1188, ne contiennent aucune
franchise.
Les facteurs favorisant l’émergence des communes et des consulats
sont nombreux. Il faut d’abord souligner l’importance de la pratique
associative en milieu urbain, la plus grande habitude qu’ont les citadins de
se lier entre eux, qu’il s’agisse des confréries religieuses, de la gestion des
enceintes (construction, entretien et service de guet) ou des guildes. Ces
associations jurées de marchands, souvent élargies à d’autres catégories de
personnes et parfois issues d’une confrérie, ont en effet pu servir de
modèles à certaines des premières expériences communales. La première
expérience vraiment connue est attestée à Saint-Omer vers 1070-1080 : elle
mêle bourgeois, chanoines et chevaliers. Comme dans une confrérie, le
rituel qui fonde l’appartenance au groupe est le repas communautaire (la
potatio) et les buts de l’association, au-delà de la sociabilité, sont la paix,
l’amitié et le règlement des conflits en interne, sans recours aux autorités
supérieures.
Un autre facteur de l’apparition des communes tient bien sûr à la
diversification des activités urbaines, qui enrichit ministériaux, marchands
et chevaliers urbains tout en favorisant leur rapprochement. Ce
rapprochement pousse les élites à l’acquisition de prérogatives collectives,
au premier rang desquelles figure le maintien de la paix, indispensable à
leur prospérité et au maintien de leur cohésion. Il est à ce titre significatif
que la plupart des conjurés de France du nord reprennent le programme
ecclésiastique de la paix de Dieu, comme à Cambrai en 1077, Saint-Quentin
en 1081, Beauvais en 1099, Noyon en 1108-1109, Laon en 1110-1116. Si
cela manifeste l’influence des courants réformateurs de l’Église sur les
élites laïques urbaines, cela représente aussi, à moyen terme, une véritable
menace pour les prérogatives juridictionnelles dont les évêques et les
princes s’estiment les seuls détenteurs légitimes.
Les avantages et privilèges accordés aux nouvelles fondations,
sauvetés, villeneuves, castelnaus ou bourgs neufs pour y attirer les
populations, par la stimulation qu’ils suscitent, représentent un autre facteur
d’émergence des communes urbaines. Les avantages les plus importants
sont en effet d’abord attribués à ces nouveaux sites, dont une partie
deviennent de fait des petites villes. Le comte de Flandre délivre ainsi ses
chartes de franchises les plus précoces et les plus nombreuses, à partir des
années 1060 et jusque vers 1160, à ses villeneuves. Le comte de Poitiers
accorde de même plus de privilèges à l’abbé et aux habitants de Saint-Jean-
d’Angély, entre 1047 et 1052, que n’en disposent les villes de Poitiers ou de
Saintes. Une différence de taille distingue toutefois les franchises rurales du
mouvement communal : en ville, les concessions seigneuriales découlent
toujours d’une revendication et de l’instauration d’un rapport de force, non
d’une stratégie seigneuriale destinée à assurer le développement profitable
d’une agglomération. En outre, cette revendication vise peu à peu plus
qu’un simple aménagement du régime seigneurial. Ce rapport de force
s’instaure rarement par le recours à la violence, que l’on ne relève en fait
qu’en quatre occasions : à Cambrai en 1077, Laon en 1110-1114, Amiens en
1113-1117 et Beauvais en 1114-1115 (il faut en effet écarter le cas de la
révolte du Mans en 1070, qui, en dépit d’une tenace tradition
historiographique, ne relève pas du phénomène communal). La situation la
plus fréquente est donc celle de la négociation et du compromis. Le cas de
Tours est à cet égard exemplaire. À partir de 1160, les bourgeois de Saint-
Martin, menés par l’élite des hôteliers, des banquiers et des changeurs,
exercent une pression continue sur le chapitre (leur seigneur) et à travers lui
sur le roi. En 1180-1181, ils sautent le pas et forment une conjuratio qui
aboutit rapidement à la reconnaissance par Louis VII des premiers statuts
des bourgeois de Châteauneuf consacrant l’existence d’une commune, le
droit d’association et la concession de la justice commerciale.
De manière globale, on peut distinguer quatre grandes configurations
régionales. Les villes flamandes représentent un premier cas de figure.
Toutes sont des villes nouvelles qui doivent leur développement à l’action
des comtes et de grandes abbayes et à l’essor artisanal et commercial.
Aucune ne doit compter avec la présence d’un évêque. Dans ce contexte
plutôt favorable, la plupart acquièrent, dès la fin du XIe et le début du
XIIe siècle, une importante autonomie de fait, notamment en matière
commerciale, le plus souvent sans recevoir de charte. Elles obtiennent aussi
du comte des cours de justice qui leur sont propres, appelées échevinages,
dont les membres sont des bourgeois, mais restent nommés par le comte.
Ces cours fonctionnent à Arras dès 1111, à Gand très certainement avant
1127, à Bruges et Saint-Omer à partir de 1127. Les villes sortent ainsi du
cadre territorial standard des cours de châtellenie. Le rôle que jouent les
villes de Flandre dans la guerre de succession ouverte par l’assassinat du
comte Charles le Bon, en 1127, manifeste avec clarté, en même temps qu’il
l’accroît, le niveau de puissance et d’autonomie relative qu’elles ont alors
atteint. Charles étant décédé sans héritier, le roi Louis VI s’immisce dans
les affaires flamandes en poussant son candidat, Guillaume Cliton. Douze
représentants des villes sont présents aux côtés des vingt chevaliers dans la
délégation qui se rend auprès des envoyés du roi. C’est à ce moment que se
forment des communes dans quelques villes (Gand, Aire-sur-la-Lys) et que
Saint-Omer et Bruges obtiennent leurs chartes de franchises (Saint-Omer en
obtiendra une seconde en 1128, puis une troisième en 1164). Seule celle de
Saint-Omer est parvenue jusqu’à nous : au-delà de l’acquisition de
franchises et de privilèges commerciaux, elle promulgue un
affranchissement général de la terre et des hommes, étend les compétences
des échevins et modifie la procédure judiciaire, ce qui lui confère un
caractère nettement communal. Ces chartes sont d’abord ratifiées par le roi
Louis VI. Mais très rapidement Guillaume Cliton revient sur ces
concessions, provoquant le ralliement des villes à la cause de son
adversaire, Thierry d’Alsace, qui finit par l’emporter en partie grâce à elles
en 1128. Non seulement des villes avaient pour la première fois pesé sur des
événements politiques et militaires, mais elles avaient aussi eu
suffisamment conscience de leur force et de leurs intérêts pour se coaliser et
faire aboutir des revendications communes, quarante ans avant la Ligue
lombarde qui, en 1167, unit plusieurs cités d’Italie du Nord contre
l’empereur Frédéric Barberousse. Les villes entretinrent ensuite de bons
rapports avec les comtes, dont elles appréciaient l’œuvre de pacification et
auxquels elles fournissaient de substantielles ressources. Cet équilibre ne
fut pas remis en cause par le renforcement de l’autorité comtale sous le
gouvernement de Philippe d’Alsace, à partir de 1157/1168. Celui-ci reprit
notamment le contrôle de la justice pénale dans toutes les grandes villes :
Arras, Bruges, Douai, Gand, Lille, Ypres et Audenarde. Mais dans le même
temps de nouvelles villes, comme Furnes en 1168, apparurent dotées
d’institutions propres entre les mains de jurés.

U - :L , 1112

L jeudi, tandis que dans l’après-midi il [l’évêque


Gaudry] s’entretenait avec l’archidiacre Gautier des moyens de
réclamer de l’argent, voici que, à travers la ville, éclata le tumulte de
gens qui criaient : « Commune ! » Dans le même temps, passant par
l’intérieur de l’église Notre-Dame […], des habitants en troupe
considérable, porteurs d’épées, de haches doubles, d’arcs, de cognées,
d’épieux et de piques, envahirent le palais épiscopal. On vit alors
accourir de toute part, vers l’évêque, des grands qui avaient eu
connaissance du début de cette subversion : ils avaient juré de lui
porter secours si une telle attaque se produisait. Tandis que s’opérait
leur rassemblement, le châtelain Guimar, homme noble, vieillard de
très belle allure comme de mœurs irréprochables, après avoir traversé
l’église en courant, muni seulement d’un écu et d’une pique, à peine
mettait-il le pied dans la cour de l’évêque, fut frappé d’un coup de
hache à la nuque par un certain Raimbert, qui n’en avait pas moins
été son compère : Guimar fut la première victime. Aussitôt après, ce
Rainier dont j’ai déjà parlé, mari de ma cousine, comme il se hâtait
pour accéder lui-même au palais, fut atteint par-derrière d’un coup de
pique au moment même où, gravissant les marches de la chapelle
épiscopale, il cherchait y pénétrer, et là il fut jeté à terre ; peu après,
le feu allumé au palais allait consumer son corps des pieds à la
ceinture. Le vidame Adon, la menace à la bouche et non moins au fond
du cœur, comme il voulait gagner la demeure de l’évêque, se rendit
compte que le fait d’être seul le rendrait inefficace au combat, car il
était pressé par toute la troupe ; mais il résista si bien avec pique et
glaive que, en un instant, il abattit trois de ses adversaires. Ensuite il
grimpa sur la table des repas dans la salle ; il fut alors frappé aux
genoux, ce qui ajouta à ses blessures ; et ce fut à genoux qu’il
continua longtemps de frapper ici et là, repoussant les agresseurs,
jusqu’à ce que son corps épuisé fût transpercé d’un trait. L’instant
d’après, ce corps allait être à son tour entièrement réduit en cendres
par l’incendie des bâtiments.
Et voici que la populace insolente, qui hurlait devant les murailles du
palais, attaque enfin l’évêque. Celui-ci, aidé de quelques-uns de ceux
qui s’étaient portés là à son secours, tint l’ennemi en respect tant qu’il
put en jetant des pierres, en tirant des flèches. À cette heure comme
auparavant, il affirma l’âpreté au combat qui toujours l’avait
caractérisé ; mais parce qu’il s’était servi de l’autre glaive indûment
et en vain, il périt par le glaive (Matthieu 26, 52). Incapable de
contenir les assauts audacieux du peuple, il prit les vêtements d’un de
ses esclaves, se réfugia dans le cellier diocésain et s’y cacha dans un
petit fût où il se fit enfermer, un domestique fidèle appliquant le
couvercle : il se croyait ainsi bien dissimulé. « Où donc est ce
pendard ? » criaient les gens parlant de l’évêque et courant çà et là.
Les voici qui portent la main sur un de ses petits valets, mais celui-ci
demeure fidèle, ils ne lui peuvent soutirer rien de satisfaisant. Ils en
saisissent un autre, et ce perfide, d’un signe de tête, leur fait
comprendre de quel côté il faut chercher. Ils pénètrent alors dans le
cellier, fouillent de toute part et finissent par découvrir l’évêque de la
manière que je vais dire. […]
Ainsi donc, tandis que les émeutiers cherchaient notre homme dans les
tonneaux, l’un après l’autre, Theudegaud s’arrêta devant celui-là
même où Gaudry se cachait, en fit sauter le fond et, à deux reprises, il
lança : « Qui est ici ? » Sous les coups, l’autre put peine remuer ses
lèvres glacées pour articuler : « Un prisonnier. » Or sachez que
l’évêque avait coutume, par raillerie, d’appeler cet homme Ysengrin,
à cause de son profil de loup, car c’est ainsi que certains appellent
habituellement les loups. Aussi cette canaille répliqua-t-elle au
prélat : « Serait-ce monseigneur Ysengrin qui se cache ici ? » Alors
celui qui, tout pécheur qu’il fût, n’en était pas moins l’oint du
Seigneur (1 Rois 24, 11), est arraché du tonneau, tiré par les cheveux,
roué de coups, puis entraîné en plein air, dans une ruelle du quartier
des clercs, devant la maison du chapelain Godefroy. Là, il finit par les
implorer lamentablement, à leur garantir par serment que jamais plus
il ne serait leur évêque, leur promettant d’énormes sommes d’argent et
assurant qu’il quitterait le pays ; mais eux tous, comme des obstinés,
s’acharnaient sur lui. Finalement, un nommé Bernard, dit de
Bruyères, brandit une hache double, frappa à la tête cet homme sacré,
encore que pécheur, et en fit brutalement jaillir la cervelle.
Guibert de Nogent.

L’espace royal et sa périphérie constituent un deuxième cas de figure,


assez différent. D’abord, les élites urbaines sont ici plus mélangées qu’en
Flandre, les aristocraties urbaines et les ministériaux jouant un plus grand
rôle. Ensuite, les grandes villes sont en général des cités, traditionnellement
dominées par leurs évêques, lesquels opposent une plus grande résistance à
l’émancipation urbaine. Enfin, le roi ne se prive pas d’intervenir, sans qu’il
soit toujours possible de dégager une unité de vue dans ses actions. Tous ces
éléments rendent les situations locales plus tendues et plus complexes. Ce
n’est pas un hasard si c’est dans cette zone que se concentrent les quelques
épisodes de violences connus. Le cas de Laon, particulièrement bien connu
grâce au récit de Guibert de Nogent, apparaît à cet égard exemplaire. Au
début du XIIe siècle, la cité est encore dominée par le groupe des puissants
de la cité (les proceres civitatis), composé d’une part des proches vassaux
de l’évêque et des institutions monastiques (l’abbaye Saint-Jean
notamment), qui tiennent d’eux le château, des tours et des droits urbains, et
d’autre part de grands seigneurs, avant tout maîtres de seigneuries
châtelaines dans le plat pays, mais aussi vassaux de l’évêque et partie
prenante de toutes les élections épiscopales. Tous possèdent des maisons en
ville, serrées autour de la cathédrale. En 1110, les habitants du bourg et les
puissants liés à l’abbaye Saint-Jean se révoltent contre les habitants et les
puissants liés à l’évêque et forment une première commune réclamant
l’abolition de pans entiers de la fiscalité épiscopale. L’évêque finit, sous la
contrainte, par reconnaître la commune et par réduire et aménager ses
prélèvements. Le roi Louis VI ratifie la charte. Mais en 1112, profitant du
passage du roi et de son armée dans la ville, l’évêque revient sur ses
concessions et abolit la commune. Sitôt le roi parti, le conflit dégénère : les
partisans de la commune se révoltent, saccagent le palais épiscopal et
massacrent l’évêque ainsi que plusieurs de ses vassaux. En 1114 et 1115, la
répression, d’abord locale puis royale, s’abat sur les révoltés. En 1128, le
roi finit par accorder une « institution de paix » à la cité : le droit
d’association est reconnu aux habitants (il est étendu à quatre villages
environnants en 1129), désormais dirigés par un maire et des jurés ; en
contrepartie d’obligations fiscales en faveur du roi, ils obtiennent des
franchises juridiques, la fixation du montant de la taille, la pacification des
relations avec l’évêque et les nobles, enfin une amnistie générale, dont ne
bénéficient pas cependant treize meneurs. C’est donc au bout de deux
décennies de lutte que la commune parvient à s’imposer à Laon.
Ailleurs, la situation est en général moins conflictuelle. À Noyon, la
charte de franchises confirmée par le roi vers 1108-1110 est négociée entre
l’évêque et les clercs, les chevaliers et les bourgeois de la cité. La voie du
compromis est aussi celle que reflètent les chartes confirmées par Louis VI
à Mantes en 1110, Soissons peu après 1116, Corbie et Saint-Riquier vers
1123-1126, Dreux et Chelles en 1128, ou bien par le comte de Hainaut à
Valenciennes en 1114. Au-delà de franchises seigneuriales, qu’obtiennent
ces communes ? D’abord une existence institutionnelle, c’est-à-dire une
identité singulière et un pouvoir de représentation. Ensuite des prérogatives
judiciaires d’ampleur diverse, qui ne vont jamais cependant jusqu’à la
concession de la justice criminelle. Sous le règne de Louis VII, la position
royale tend cependant à se durcir. Les principaux soucis du roi restent le
maintien de l’ordre, le respect des hiérarchies et l’acquisition de nouvelles
ressources, ce qui peut le conduire à négocier, mais les clercs hostiles aux
communes semblent dans le même temps de plus en plus influents. Dans
ces conditions, si le roi se montre assez généreux là où il n’a que peu de
prises et où il peut voir dans les communes un facteur de stabilité, il
apparaît beaucoup plus rigoureux là où il reste en position de force. Il
réprime ainsi toutes les tentatives d’établissement de communes dans les
villes directement placées sous son autorité, comme à Orléans en 1137,
Poitiers en 1138 et Sens en 1146, ou dirigées par des ecclésiastiques qui
font appel à lui, comme à Vézelay en 1155, Tournus vers 1171-1172 ou
Auxerre en 1176. Et il se contente en général de n’octroyer que des
privilèges fiscaux et économiques limités, comme à Paris, Orléans,
Étampes, Bourges ou Compiègne.
Dans l’ouest et le centre de la France, où les villes étaient peu
nombreuses et peu développées, le mouvement communal reste inconnu, à
l’exception de Rouen. Entre 1169 et 1171, la cité obtient en effet du duc
Henri le Jeune un certain nombre de « libertés », codifiées dans les fameux
Établissements de Rouen. Ces derniers instituent un maire et des échevins,
investis de prérogatives juridictionnelles particulières, et mettent en œuvre
une législation urbaine destinée à faciliter les transactions commerciales et
le recouvrement des dettes. Le contrôle princier reste cependant très fort.
C’est le duc-roi qui choisit le maire parmi trois prud’hommes élus par une
oligarchie censitaire de cent pairs. Ce maire a par ailleurs tous les traits
d’un officier ducal : il ne juge qu’accompagné du bailli ducal lorsqu’il
s’agit de causes majeures, il garde les clefs de l’enceinte, convoque les
habitants pour l’ost ducal et commande la milice communale. Comme le
laissent deviner ces prérogatives, la concession de la commune est aussi
l’occasion pour le duc Plantagenêt d’intégrer la ville dans le système
militaire princier, à un moment où l’ost féodal ne suffit plus et où le
mercenariat fait l’objet des condamnations de l’Église. Il faut toutefois
attendre l’extrême fin du XIIe siècle pour que la charte rouennaise
commence à être étendue à d’autres villes de Normandie et d’Aquitaine,
comme Saintes en 1199.
Tout autre est la situation du Midi méditerranéen, où,
vraisemblablement sous l’influence italienne, les consulats urbains se
multiplient à partir des années 1130 (voir page 323). Le phénomène semble
d’abord apparaître dans la basse vallée du Rhône, à Avignon et Arles. Puis
il s’étend au Bas-Languedoc jusqu’au milieu du siècle, avant de se diffuser
plus largement aussi bien à l’est, dans le reste de la Provence, qu’à l’ouest,
en s’éloignant des rivages méditerranéens.
Le premier rôle revient ici aux chevaliers des cités, qui fournissent
presque partout la totalité des premiers consuls. Pour la plupart, ces
chevaliers appartiennent à l’entourage de l’évêque et comptent parmi ses
fidèles. La plupart sont aussi proches du chapitre : chanoines et consuls
appartiennent aux mêmes familles. L’apparition des consulats ne se fait pas
ici contre l’évêque, mais avec son assentiment, avec d’autant plus de facilité
que l’affirmation de la nouvelle institution est progressive et longtemps
pacifique. Les premiers consuls nous sont d’ailleurs souvent connus par
hasard et ce n’est que dans quelques cas seulement qu’une charte de
confirmation délivrée par le comte ou l’évêque vient, après coup, préciser
les statuts du consulat, comme à Arles entre 1142 et 1156, Avignon vers
1154, ou Saint-Gilles en 1176. L’influence du modèle italien et du droit
romain, perceptible dans la terminologie consulaire, s’explique par la
précocité et l’intensité des échanges économiques et culturels entre la basse
vallée du Rhône et les cités italiennes, Pise et Gênes en particulier. Les
consulats forment en définitive une nouvelle seigneurie collective (ou
coseigneurie) de chevaliers-magistrats. Le collège des consuls, composé de
deux à quatre membres à l’origine, peu à peu élargi à huit à douze membres
avant la fin du XIIe siècle, est choisi par cooptation pour un mandat d’une
année au sein d’un conseil d’une centaine d’individus qui regroupe les
principaux chefs de famille de la cité. Ce conseil tire officiellement sa
légitimité d’une assemblée générale considérée comme la source théorique
du pouvoir municipal. À quelques exceptions près (Marseille notamment),
les chevaliers exercent longtemps une complète hégémonie au sein des
collèges consulaires, même s’il arrive souvent que s’y glissent quelques
représentants des élites urbaines non nobles (les probi homines). En général,
ce sont les chartes de confirmation des comtes et des évêques qui, dans le
troisième quart du XIIe siècle, imposent l’ouverture aux bourgeois. Comme
au nord, la première fonction attribuée au consulat est le maintien de la
paix : les statuts d’Avignon (vers 1154) s’intitulent ainsi « charte de paix, de
concorde et de consulat ». Mais les consuls, issus de familles qui pratiquent
le commerce et participent au renouveau du droit, cherchent rapidement à
acquérir de multiples prérogatives judiciaires. Vingt-six des trente-sept
articles des statuts arlésiens sont de fait consacrés à la justice. Il s’agit bien
sûr de justice foncière et de justice commerciale et plus généralement de la
réglementation des marchés et des transactions, mais il s’agit aussi de
justice criminelle (la répression du vol, du rapt, de l’adultère, de l’effusion
de sang). Au-delà de la justice, les consulats participent aussi, aux côtés des
seigneurs, à la diplomatie commerciale concrétisée par la signature de
traités avec plusieurs communes italiennes. Ils acquièrent enfin des droits
urbains (à Arles des droits sur la pêche et les tonlieux par exemple), qui leur
permettent de financer la construction de ponts ou d’hôpitaux.
Au-delà de la diversité des situations régionales et locales, l’apparition
de ces gouvernements municipaux manifeste l’avènement des villes en tant
que nouveaux acteurs politiques. L’apparition de statuts, de coutumes et de
tribunaux urbains fait aussi émerger une singularité juridique de la ville, ou
plutôt d’une partie de la ville puisque ces statuts ne concernent qu’une
catégorie de ses habitants (les citoyens) et même souvent qu’une partie du
sol urbain (à Arles la Cité, seule pourvue d’un consulat, et non les bourgs).
Dans le Midi, à Avignon, Arles (vers 1147-1164), Valence (1178) ou Saint-
Gilles (vers 1183-1185), cette singularité s’appuie sur la référence au droit
romain, même si celui-ci est en réalité plus évoqué qu’utilisé et souvent très
adapté aux pratiques coutumières.
Ni les communes du nord, ni les consulats du Midi n’ont de bâtiments
qui leur soient propres avant le XIIIe siècle : jurés ou consuls se réunissent le
plus souvent dans une église, voire dans le palais de l’évêque. Nous ne
sommes pas mieux renseignés sur la conservation des documents et la
gestion des archives communales. Dans ce contexte, le premier et pendant
longtemps seul marqueur, à la fois matériel et symbolique, de l’identité
communale est le sceau, imité des évêques et des princes. Les premiers
sceaux de ville apparaissent en Allemagne (Cologne et Mayence en 1149
et 1150) et en Italie (Pise en 1160), avant de se propager en France par la
Provence (Arles et Avignon en 1180 et 1189) et les marges occidentales de
l’Empire (Metz et Cambrai en 1180 et 1185). Avant 1200, on en trouve
aussi en Flandre et dans quelques villes du bassin parisien.

1129 ?, 1146 Avignon


1130 (unicum) Barcelone
1131 Arles
1132 Narbonne
v. 1141-1143 (unicum) Montpellier
1143 Saint-Gilles
1144 Nîmes
1144 Nice
1152 Toulouse
1155 Grasse
v. 1144-1162 Tarascon
1167 ? Béziers
avant 1178 Marseille
1187 Millau
1189 Agen
1192 Carcassonne
1197 Perpignan
P XIIe

N ’ ’ :

L ’A ( . 1142-1156)

A de Notre Seigneur Jésus-Christ, moi, Raimond, archevêque


d’Arles, sur le conseil de chevaliers et prudhommes que nous voulons
avoir avec nous, avec le consentement et l’assentiment de certains
autres, en l’honneur de Dieu et de la glorieuse vierge Marie, sa mère,
ainsi que de saint Trophime et de son église, nous établissons et nous
ordonnons de fonder dans la cité et le bourg d’Arles, un consulat,
valable, légal et convenable, étant sauf le domaine et le droit des
seigneurs majeurs et mineurs qui ont participé au présent consulat ou
qui y participeront à l’avenir. Que chacun, en vérité, dans ce consulat,
ait son droit, obtienne justice par la main des consuls et fasse justice,
étant sauf les statuts et bonnes coutumes.
Il y aura douze consuls, quatre chevaliers [de la Cité], quatre pris
parmi les habitants du bourg [le Vieux-Bourg], deux choisis parmi
ceux du Méjean, deux parmi ceux du Borian, par lesquels ceux qui
font partie du consulat seront régis et gouvernés. Le gouvernement du
consulat étant accepté, ils auront le pouvoir de juger et de mettre à
exécution les jugements, tant au sujet des héritages que des injures et
de tout autre délit. Ceux qui auront été élus pour élire les consuls
jureront que, toute crainte et toute préférence négligées, ils ont élu au
gouvernement de la cité ceux qu’ils ont estimé, en leur âme et
conscience et suivant le conseil de l’archevêque.
Le consul élu prêtera le serment suivant : « Moi, untel, élu consul, je
jure que de toute manière, à ma connaissance, je régirai et
gouvernerai ceux qui font partie avec moi du consulat, par le conseil,
le meilleur et le plus éclairé, de ceux qui feront partie du consulat, et
que je ne manquerai pas d’exercer ma fonction de consul jusqu’à ce
qu’un autre soit élu, et si quelque discorde s’élève entre nous, consuls,
j’y mettrai fin avec le conseil de l’archevêque et des meilleurs du
consulat et je ferai en sorte qu’il en soit ainsi. Pour discuter d’une
affaire je ne recevrai ni promesse, ni argent de personne, et nul,
pendant la durée de mes fonctions consulaires, ne sera cité en justice,
s’il fait partie du présent consulat ou s’il a fourni préalable caution.
Ainsi Dieu m’aidera et ses saints Évangiles.

Il est intéressant de relever qu’il n’y a pas de rapport entre la


possession d’un sceau l’étendue des franchises ou des prérogatives de
l’institution urbaine. Même si le sceau vient en général bien après
l’obtention d’une charte ou de statuts, dans quelques cas, comme à Arras, il
peut la précéder. La variété des dénominations dans les légendes manifeste
en partie ce flottement : si maires, échevins, jurés ou consuls sont souvent
identifiés comme tels, on trouve aussi des formulations plus ambiguës
renvoyant aux « bourgeois de Bergues », au « château de Valenciennes » ou
à la « cité de Cambrai ». Quoi qu’il en soit, l’usage d’un sceau reflète bien
l’acquisition d’un pouvoir et sa reconnaissance par les autres autorités, à
commencer par l’évêque et les seigneurs de la ville. Il consacre la commune
ou le consulat comme une institution à part entière.
Sur le plan juridique, il traduit le pouvoir de valider et de rédiger des
documents ayant valeur probatoire. Les institutions urbaines favorisent en
effet la diffusion de nouvelles pratiques de l’écrit, en particulier dans le
domaine commercial. Dans le nord, où l’usage de l’écrit était plus rare, les
premières chartes produites par les institutions urbaines sont d’ailleurs très
précoces : 1151 à Péronne, 1152 à Amiens, 1155 à Valenciennes… Sur le
plan idéologique, le sceau manifeste, par sa légende et surtout son image,
une forme de conscience de soi et de discours sur soi. À ce titre, il est
significatif que si quelques sceaux sont ornés d’une figure de monument
renvoyant par métonymie à la ville tout entière, d’autres préfèrent
représenter les dirigeants de la commune en position frontale et revêtus
d’attributs symboliques renvoyant à la magistrature antique ou à la
chevalerie, ainsi à Avignon, en 1192 ; à Laon, au début du XIIIe siècle (mais
il s’agit probablement d’un motif de la fin du siècle précédent), un laïc
revêtu d’un manteau porte une épée dégainée tenue pointée vers le bas.
Comme ici et là, ce sont bien la plupart du temps la justice et la paix qui
sont mises en valeur, la présence fréquente d’une croix ou d’une fleur de lys
rappelant leur fondement religieux. Aucune référence n’est jamais faite aux
activités économiques.

Date Ville Conservation Légende Motif


1175 Arras Non –
1180 Arles Non –
1180 Metz Oui (1200) « sceau de Saint- Lapidation de
Étienne du saint Étienne
commun de
Metz »
1185 Cambrai Oui « sceau de la cité Représentation
de Cambrai » symbolique d’une
cité (enceinte et
églises)
1189 Avignon Oui (1192) « sceau des Quatre hommes
consuls en buste,
d’Avignon » imberbes,
presque de face et
drapés à l’antique
1190 Pontoise Oui « sceau du maire Un pont à cinq
et des pairs de la arches, surmonté
commune d’un donjon
de Pontoise »
1194 Rouen Oui Illisible Un léopard
1195 Meulan Oui « sceau du maire Douze têtes
de Meulan » d’hommes sur
trois rangées, en
dessous d’une
fleur de lys
1197 Valenciennes Oui « sceau du Un château dans
château une enceinte
de Valenciennes »
1199 Bergues Oui « sceau des Saint Pierre en
bourgeois position
de Bergues » de majesté, tenant
une fleur de lys,
des clefs et un
livre
1199 Saint-Omer Oui « sceau de la Quatre
commune des personnages
seigneurs de assis, les deux
Saint-Omer » premiers en
majesté, vêtus à
l’antique et
entourés de sept
têtes d’hommes
1199 Lille Oui « sceau des Une fleur de lys
échevins et jurés
de Lille »
1200 Aire Non –
vers Doullens Non –
1200
L 1200
L ’A

Le sceau des consuls d’Avignon (« SIGILLUM CONSULUM


AVINIONENSIUM »), attesté dès 1189, nous est connu pour la première fois grâce à
une bulle de plomb de 1192 et par ce sceau, appendu au bas d’un acte de 1216. On y
voit quatre personnages en buste, deux par deux les uns devant les autres, glabres et
tête nue, vêtus d’un manteau attaché à l’épaule : c’est en dignes successeurs des
magistrats romains que les consuls ont voulu apparaître.
L P

Sur le sceau du maire et des pairs de la commune de Pontoise (« SIGILLUM


MAIORIS ET PARIUM COMMUNIE PONTISARCSIUM »), appendu au bas d’un
acte de 1190, est représenté un pont à cinq arches (on distingue un poisson sous
l’arche du milieu), au-dessous d’un donjon carré percé de baies et surmonté d’une
fleur de lys, flanqué de part et d’autre de deux bâtiments à quatre baies pourvus d’une
tour crénelée. C’est autant la forteresse et le palais royal que le pont ayant donné son
nom à la ville que les chefs de la commune ont souhaité faire figurer sur leur sceau.
L C

Sur le grand sceau (72 mm de diamètre) de la cité de Cambrai (« SIGILLUM


CAMERACE CIVITATIS » dit l’inscription), appendu au bas d’un acte de 1185, est
représentée une ville fortifiée, pourvue d’une enceinte circulaire avec porte et tours,
au centre de laquelle s’élève une église avec tour à coupole.
C VII
Détail ; œuvre présentée dans ce chapitre, I. Enracinement et déploiement de
l'aristocratie.
C VII

L’

À du milieu du XIe siècle, la seigneurie castrale apparaît comme


l’instrument privilégié du pouvoir aristocratique et de l’encadrement des
populations rurales. Cette situation a d’importantes conséquences sur
l’organisation de la parenté aristocratique, favorisant le resserrement
lignager, ainsi que sur les relations entre princes, châtelains et chevaliers,
encourageant le processus de féodalisation et la dissémination du ban. Mais
cette situation a aussi des effets considérables sur la nature de la domination
seigneuriale sur les paysans, accélérant la territorialisation des sociétés
locales et alourdissant le poids des prélèvements. Si le dynamisme
économique général atténue souvent la portée de ces évolutions, il n’est
plus possible de considérer le XIIe siècle, à l’image de ce que l’on croyait
jadis, comme un temps d’émancipation paysanne.

I. E ’

La densification du maillage castral

Encore relativement limité au milieu du XIe siècle, le nombre des


châteaux et des mottes augmente ensuite partout. Deux phases de créations
intenses, dans les années 1060-1110 puis dans les années 1170-1220,
séparent en général quelques décennies intermédiaires plus atones. Le
résultat en est une densification sans précédent du maillage castral des
campagnes occidentales. Le premier facteur de cette densification, le plus
important et le plus durable, tient à la segmentation régulière des lignées en
dépit de la diffusion des pratiques successorales favorisant un seul fils, le
plus souvent l’aîné. En effet, à l’occasion d’un accroissement de fortune en
particulier, la plupart des lignées procèdent à un partage ou à une meilleure
dotation des cadets. En s’établissant sur les portions du domaine dont ils
héritent et en y faisant bâtir de nouvelles résidences fortifiées, ces derniers
donnent naissance à de nouvelles seigneuries castrales. En Provence, cette
multiplication des lignées secondaires commence dès les années 1080-1120
et s’épanouit dans la seconde moitié du XIIe siècle. Dans le massif de la
Sainte-Baume, dans l’arrière-pays marseillais, la segmentation de la lignée
des Signes débouche ainsi sur la fondation de toute une série de nouveaux
sites castraux contrôlés par des branches cadettes. Dans le comté de
Bourgogne, cette multiplication des sites castraux liés aux branches cadettes
ne commence vraiment qu’à partir des années 1160-1190 et se prolonge tout
au long du XIIIe siècle.
Un deuxième facteur de la densification du maillage des châteaux tient
à la déconcentration de la mesnie castrale : les milites castri, qui résidaient
jusque-là aux côtés de la familia seigneuriale, abandonnent le château
majeur et son bourg pour s’installer dans un village ou sur leur propre petit
domaine, où ils élèvent tantôt une motte, tantôt un manoir ou une maison-
forte. Dans le Rennais, la multiplication de ces nouveaux habitats
chevaleresques commence dès les années 1050-1120. En Bourgogne, en
Picardie, en Laonnois, en Vendômois, il s’agit d’un phénomène plus tardif,
qui commence peut-être dans les premières décennies du XIIe siècle, mais ne
prend de véritable ampleur qu’à partir des années 1150. Une fois installés
sur leur terre, ces chevaliers ne reviennent plus au château majeur ou dans
leur maison du bourg castral que pour y accomplir leur service de garde ou
d’estage.
Le troisième et dernier facteur de la densification du maillage castral
tient à la diffusion du modèle culturel du château à l’ensemble de
l’aristocratie. Le prestige du château est tel qu’il conduit peu à peu tous les
maîtres des seigneuries locales qui en ont les moyens à transformer leur
domus en maison-forte, même modeste, en l’entourant ici de fossés, là
d’une palissade, voire en lui adjoignant une tour. Le phénomène est bien
attesté dans le Maine ou en Chartrain dès le milieu du XIIe siècle. En
Bordelais et en Bazadais, il ne commence que dans les années 1170-1190.
Le modèle est si fort en tout cas qu’il influence même la construction de
certaines églises, comme en témoigne la façade crénelée de l’abbaye de
Saint-Denis, élevée vers 1130-1140 à l’initiative de l’abbé Suger.
À la différence des châteaux du Xe et du début du XIe siècle, les
nouvelles forteresses de la fin du XIe et du XIIe siècle s’élèvent le plus
souvent à l’écart des lieux de pouvoir et des villages, en périphérie des
espaces peuplés et exploités par les hommes. Certains, associés aux zones
incultes, aux friches ou aux forêts, sont clairement édifiés sur des fronts de
colonisation. C’est le cas des mottes du pays rennais, implantées en lisière
forestière et associées à des métairies, au contrôle des bois et des droits de
chasse, voire à de petits gisements métallifères. D’autres se greffent sur des
sites permettant de contrôler et de taxer les flux commerciaux alors en plein
essor : le long de routes très fréquentées, sur des gués ou des carrefours…
Les nouveaux châteaux de Dole et Auxonne sont construits par le comte de
Bourgogne, au début du XIIe siècle, sur les points de passage du Doubs et de
la Saône de la nouvelle route conduisant du Jura à Dijon. Parfois, le château
parvient à capter un ancien axe commercial voisin pour le faire passer sous
ses murs, comme c’est le cas pour la « voie des Français », dont le tracé est
détourné par les comtes d’Auvergne vers leur château de Montferrand peu
avant les années 1120. Ces nouvelles implantations témoignent de la
volonté d’intégrer à la seigneurie et de soumettre au prélèvement des
espaces ou des flux qui jusqu’alors lui échappaient.
Cette multiplication des sites castraux ne se fait pas dans l’anarchie car
leurs possesseurs restent toujours plus ou moins subordonnés au maître de
la seigneurie majeure dont ils sont issus. Elle accroît en revanche la variété
morphologique des résidences aristocratiques, du simple site fossoyé,
comme les plessis ou les fertés de l’ouest et du nord de la France, jusqu’au
château, en passant par la motte ou la roque aménagée. La plupart des ces
forteresses demeurent construites en bois, à l’image du château reconstruit
par le seigneur d’Ardres, en Boulonnais, vers 1120, ou du château du
puissant seigneur de Fougères, en Bretagne, détruit par Henri II Plantagenêt
en 1163. Cependant l’usage de la pierre, jusque-là limité aux régions
méditerranéennes et aux principales forteresses princières, se répand partout
à partir des années 1080-1100. Il favorise la diversification des formes et la
complexification des fortifications, à l’image du donjon octogonal de
Gisors (vers 1090-1097), du donjon quadrilobé d’Étampes (vers 1140), des
donjons et tours circulaires de Houdan en Île-de-France, Fréteval,
Mondoubleau ou Châteaudun en pays chartrain, Neauphles et Château-sur-
Epte aux confins du Vexin normand, Issoudun en Berry… Un vaste Midi,
les Alpes et le Jura, l’Alsace et la Lorraine restent en revanche fidèles à la
tour carrée jusque vers 1210-1230.
À la fin du XIIe siècle, la densité du maillage castral reste très variable
d’une région à l’autre et même, au sein de chaque région, d’un pays à
l’autre. Les raisons de ces différences ne sont pas toujours évidentes à
apprécier. La densité de l’occupation humaine, l’importance numérique du
groupe aristocratique et les règles de succession sont bien sûr des facteurs
décisifs. Mais il faut aussi prendre en compte la tendance des seigneuries
monastiques à limiter l’érection de forteresses et la capacité des pouvoirs
princiers à conserver ou récupérer le jus munitionis, c’est-à-dire le droit de
fortifier. Les châteaux et villages castraux sont ainsi beaucoup plus rares
dans les espaces dominés par les abbayes de Cluny en Mâconnais,
d’Aniane, Gellone et Psalmodi en Bas-Languedoc. En Bretagne, les mottes
chevaleresques sont aussi moins nombreuses dans les régions dominées par
de grandes seigneuries ecclésiastiques comme les « régaires » épiscopaux
de Dol et Saint-Malo ou les environs de l’abbaye de Redon.
L H (Y ).

Ce donjon exceptionnel fut élevé dans les années 1120-1137 par Amaury III de
Montfort, au sein d’un ensemble castral qui a complètement disparu. Il est constitué
d’une tour cylindrique de seize mètres de diamètre et de vingt-cinq mètres de hauteur,
flanquée de quatre tourelles semi-circulaires, dont l’une abritait un oratoire. Les murs
ont une épaisseur moyenne de trois mètres. La porte d’accès (à droite sur la
photographie) se situait à six mètres du niveau du sol et on devait l’atteindre par un
pont-levis ou un escalier escamotable. À l’intérieur, la tour comprenait trois niveaux :
un espace de stockage pourvu d’un puits, une grande salle de réception (aula) éclairée
par des baies, et des appartements (camera). Les planchers intérieurs et la couverture
sommitale ont disparu.

Désormais toutes les dimensions du pouvoir seigneurial s’articulent


sur le château. D’abord parce que les droits seigneuriaux les plus éminents
sont liés à la possession d’un château : ceux qui relèvent de la protection
bien sûr (le paiement de la taille ou de la commendise, le droit de lever des
troupes d’appoint, les corvées d’entretien de la forteresse…), mais aussi ce
qu’on appellera plus tard, au XIIIe siècle, la haute justice, c’est-à-dire la
répression du meurtre, du vol et de l’incendie et de tout ce qui peut
entraîner une peine capitale. Ensuite, parce que la projection spatiale de ces
droits dessine peu à peu les contours d’un territoire spécifique qui se
surimpose à la multiplicité des seigneuries locales pour la plupart seulement
foncières. Dans les régions méridionales les premiers territoires castraux
(territorium castri), que l’on appelle ici « mandements » (mandamentum
castri), sont mentionnés en Dauphiné, en Viennois et en Savoie peu avant
1050. Dans l’ouest, où on les appelle aussi « sauvements » (salvamentum
castri), ils remontent aux années 1040-1070. L’expression de détroit castral
(districtus castri) peut aussi se rencontrer. En Lorraine, le mot ban prend un
sens territorial dans les années 1130-1150. C’est toutefois le terme de
châtellenie (castellania), plus ramassé mais aussi plus ambigu – il peut
désigner l’ensemble des droits associés à un château sans nécessairement
renvoyer à un territoire – et à ce titre plus commode, qui connaît la plus
grande diffusion. Il est attesté dans un sens territorial en Berry, en Poitou,
en Charente et en Haute-Bretagne dès les alentours de 1060, dans le Maine
et en Chartrain vers 1120-1150, un peu partout à la fin du XIIe siècle. La
nature exacte de ces territoires reste difficile à apprécier. Il ne s’agit
certainement pas d’un espace homogène et continu tant les pouvoirs
seigneuriaux demeurent fragmentés et imbriqués les uns dans les autres. Il
est donc illusoire de tenter d’en dresser une cartographie. Le pouvoir
châtelain continue de peser d’abord sur des hommes, mais il s’efforce
d’emprisonner ces derniers dans un nouveau ressort dominé et déterminé
par la présence d’un château. Bien des princes sauront, à plus ou moins long
terme, tirer les fruits de cette expérience.
L ’A (I ).

Le site d’Albon est bien connu grâce aux fouilles archéologiques effectuées de 1995 à
1997. Au VIIIe siècle, il n’était occupé que par une petite chapelle en pierre à chevet
plat, associée à plusieurs silos pour le stockage des céréales. Le site connaît
un important développement au cours du XIIe siècle. La chapelle est étendue vers
l’est, sa nef est agrandie et l’abside est désormais semi-circulaire (une extension bien
visible au premier plan de la photographie). L’aménagement principal réside dans
la construction d’une résidence aristocratique que les textes nomment aula. Cet
édifice rectangulaire mesure plus de trente mètres de long pour onze mètres de large.
Il est bien visible à droite de la photographie. Cette aula est constituée de deux
parties : la partie nord, où se superposaient deux vastes pièces (23 x 9 m), et la partie
sud, plus petite (6 x 9 m), qui disposait d’un niveau supplémentaire. Dans la partie
nord, le premier niveau était dédié au stockage des denrées, comme en témoignent les
silos retrouvés au cours des fouilles ; le deuxième niveau, accessible par un escalier
intérieur ou par un imposant escalier en pierre appuyé contre la façade ouest, était
occupé par la salle de réception. De grandes baies donnant sur la vallée du Rhône
devaient l’éclairer et ses murs étaient probablement ornés d’enduits peints. Des textes
du début du XIVe siècle mentionnent l’existence d’une tribune appuyée contre le mur
sud : peut-être servait-elle aux musiciens ? En face, dans le mur nord, se trouvait une
cheminée semi-circulaire, élément d’apparat autant que de chauffage. Les trois pièces
superposées de la partie sud correspondaient aux appartements seigneuriaux
(camerae). Ce n’est qu’au début du XIIIe siècle que l’ensemble fut complété par
l’érection du donjon carré sur motte qui domine aujourd’hui le site. Ce donjon ne
mesure que huit mètres de côté et les trois niveaux qui le constituent ne disposaient
d’aucun élément de confort. Les rares ouvertures dont il est percé suggèrent qu’il
ne servit pas à la résidence. Son rôle semble bien avoir été surtout symbolique : il
manifestait le maintien du pouvoir des comtes d’Albon (le titre existe depuis 1029),
désormais plus connus sous le nom de Dauphins de Viennois, alors que ceux-ci
préféraient résider à Grenoble ou dans d’autres palais.

L’affirmation des lignées castrales

Le rôle croissant des châteaux a d’importantes conséquences sur


l’organisation de la parenté aristocratique, favorisant l’émergence de lignées
castrales structurées autour de leur contrôle et de leur dévolution. D’une
certaine manière se réalise à l’échelle de l’aristocratie châtelaine ce qui
s’était produit au Xe siècle chez les princes lors de la patrimonialisation des
honneurs. Le glissement de sens du mot « honneur », jadis réservé aux
charges comtales ou épiscopales et utilisé, à partir du milieu du XIe siècle,
pour désigner la seigneurie, le château ou le fief, reflète cette évolution
majeure.
Concrètement, s’observe un peu partout ce que l’on peut appeler un
resserrement lignager dont le but est d’assurer la cohésion la plus complète
possible du patrimoine familial à travers les générations. Pour cela, la
majeure partie du patrimoine, c’est-à-dire les principaux châteaux, tend à
faire l’objet d’une transmission privilégiée à un seul des fils, la plupart du
temps l’aîné. Les filles, lorsqu’elles ont des frères, sont exclues de
l’héritage parental. Les cadets sont plus ou moins marginalisés : selon leur
rang et leur caractère, les uns sont destinés à une carrière ecclésiastique,
d’autres pourvus, sous la tutelle de leur aîné, d’une part réduite de
l’héritage, plus ou moins importante en fonction des acquêts réalisés par le
père. Les plus chanceux peuvent améliorer leur sort en épousant une
héritière. En termes anthropologiques, le système de parenté demeure donc
cognatique puisqu’en cas de défaillance masculine les filles héritent de la
seigneurie castrale avant les oncles ou les cousins. Mais il connaît une
inflexion patrilinéaire qui tient à l’articulation croissante des pouvoirs et des
patrimoines sur la détention des châteaux, c’est-à-dire in fine à
l’accentuation de la nature guerrière et masculine de la domination
aristocratique. Ce schéma général dissimule de profondes différences
régionales qui tiennent à la fois au rythme et à l’ampleur des évolutions.
Dans un vaste Midi le resserrement lignager ne commence qu’autour
de 1100 et préserve souvent les droits des cadets. On rencontre toutefois
une très grande variété de situations. De nombreuses familles perpétuent la
pratique du partage égalitaire entre frères. La solidarité familiale est alors
maintenue grâce au système de garde partagée du château majeur, maintenu
en coseigneurie alleutière – chez les Peyre, en Gévaudan, on se partage les
châteaux par période de deux mois – et à la hiérarchisation des branches par
l’instauration de liens féodo-vassaliques entre aînés et cadets. Dans la petite
aristocratie, à l’horizon plus limité, la coseigneurie liée au partage égalitaire
apparaît comme le mode de domination le plus courant, qu’elle s’exerce au
sein d’une indivision ou, plus rarement, au moyen d’une rotation des
coseigneurs au cours de l’année. Dans chaque village castral, le groupe
seigneurial est composé de pariers ou parsonniers, détenteurs de parts
variables et apparentés entre eux de manière plus ou moins proche. La vie
commune au village, dans des maisons-tours concentrées autour de la
forteresse principale où réside parfois un seigneur majeur, et l’insertion
dans des réseaux de pouvoirs, de fidélité et de dévotion partagés assurent la
cohésion du groupe et compensent la fragmentation des droits.
D’autres familles alternent la pratique du partage et le resserrement en
fonction de l’évolution de leur patrimoine. Les Baux par exemple, après
avoir adopté à partir de la fin du XIe siècle la coutume de la melioratio
favorisant nettement l’aîné, reviennent à la fin du XIIe siècle, l’espace d’une
génération, au partage, à la suite de l’acquisition de la seigneurie d’Orange.
Le lignage se divise alors en trois branches qui demeurent hiérarchisées au
profit de la branche aînée, seule maîtresse du château familial des Baux-de-
Provence, et qui reprennent chacune la coutume de la melioratio. D’autres
familles encore adoptent un modèle lignager presque parfait. C’est le cas
par exemple des seigneurs de Montpellier qui, après avoir choisi la
melioratio en 1121, lui préfèrent, à partir de 1146, un strict droit d’aînesse.
Peut-être ont-ils subi l’influence de la Catalogne, dont ils sont si proches sur
le plan politique, où la transmission des fiefs, c’est-à-dire des châteaux, au
seul aîné s’est imposée dès la fin du XIe siècle ? Par ailleurs, la lente
diffusion de la pratique testamentaire à partir des années 1130, sous
l’influence de la redécouverte du droit romain, confère au testateur une plus
grande liberté dans le choix de ses héritiers. Le phénomène favorise souvent
l’abandon de la coutume du partage au bénéfice d’un héritier privilégié,
l’aîné. Seules les clauses de substitution préservent les droits des cadets en
cas de décès anticipé de ce dernier. Le droit vient ainsi peu à peu conforter
le resserrement lignager.
Dans une moindre mesure la diversité caractérise aussi les régions
septentrionales. Dès la fin du XIe siècle, un important contraste oppose une
région comme la Normandie, où le droit d’aînesse est déjà la règle, à la
Champagne ou au Maine, où les droits des cadets, pourvus d’une part de
l’héritage et d’une réelle autonomie, sont notables et appelés à se maintenir.
En général, on assiste cependant à une détérioration de la situation des
cadets entre 1050 et 1150. En effet, dans un contexte où s’entremêlent
l’affirmation des seigneuries castrales, l’imitation des successions princières
et la rivalité avec l’Église grégorienne, les familles seigneuriales tendent à
privilégier la transmission de leur patrimoine aux seuls aînés. Les cadets
doivent se mettre au service d’un puissant, rechercher une héritière ou
accepter un certain déclassement. C’est alors, dans les années 1120-1150,
qu’émergent ces groupes de juvenes qui, sous l’autorité d’un fils de prince
ou de grand seigneur, courent les tournois organisés aux marges des
principautés bourguignonnes, champenoises et flamandes. À partir du
milieu du XIIe siècle, une certaine détente a lieu. En Vendômois, en Picardie
ou en Flandre, des mécanismes successoraux permettant aux cadets de
disposer d’une partie de l’héritage font leur réapparition. En Champagne, le
comte finit par reconnaître les cadets en tant que chefs de famille et vassaux
directs, à condition qu’ils détiennent un château, entre 1198 et 1201. Assez
souvent les cadets ne sont plus éloignés, mais associés au gouvernement de
leur frère aîné, comme chez les Candavène, comtes de Saint-Pol. Pour
autant, vers 1200 en Flandre, les premières rédactions de coutumes
entérinent les droits de l’aîné. Il en va de même en Bretagne, où les Assises
du comte Geoffroy, inspirées par la coutume normande, établissent en 1185,
à la demande de l’aristocratie, un régime successoral qui consacre le droit
d’aînesse. La dépréciation du statut des cadets ressort également, sur le plan
symbolique, de l’évolution des armoiries : en 1177, apparaît dans la famille
de Guînes la première « brisure » – une modification de couleur, la
suppression ou le rajout d’une figure – signalant le rang de cadet, les
armoiries « pleines » et entières étant désormais réservées à l’aîné.
L P (H ).

Aux XIIe et XIIIe siècles, ce paysage de tours à l’allure italienne devait caractériser
de nombreux villages du Midi méditerranéen. À Pignan, seules deux tours ont subsisté
en élévation jusqu’à aujourd’hui, mais il en reste trois autres arasées au niveau des
toits et il n’est pas impossible que deux autres encore aient existé, l’une à
l’emplacement du château principal (invisible ici), l’autre au chevet de l’église.
Chacune de ces tours était associée à un logis. Cette prolifération est liée au régime de
la coseigneurie, caractéristique de la société aristocratique méridionale. Le castrum de
Pignan est mentionné dès 1025 dans un acte du monastère Saint-Pierre de Psalmodi.
Au XIIe siècle, il prend plus d’importance, devenant le siège d’une seigneurie
dépendante des seigneurs d’Aumelas et de Montpellier. Les seigneurs de Pignan
prêtent serment de fidélité aux Guillaume de Montpellier en 1139, 1156 et 1175. Ils
appartiennent alors à plusieurs branches issues d’une même lignée. Or chaque branche
souhaitait affirmer sa puissance en se dotant d’une résidence propre dont l’élément le
plus significatif était une haute tour carrée.

Les femmes souffrent plus que les cadets d’une telle évolution.
L’angoisse de ne pas avoir d’héritier mâle et la piètre considération pour les
filles, partagées par toute l’aristocratie, étaient clairement exprimées par
Louis VII, en 1165, alors qu’il vient juste d’apprendre, qu’après de longues
années d’attente, un fils, Philippe – aussitôt surnommé Dieudonné en signe
de louange et de reconnaissance – lui est enfin né : « Ce désir ardent que
Dieu nous donne une progéniture du meilleur sexe nous enflammait nous
aussi qui avions été terrifié par une multitude de filles ». L’évolution des
pratiques matrimoniales reflète de telles paroles. En dehors des familles
royales et princières, les douaires (la dotation accordée par l’époux) tendent
à s’étioler et ne jouent plus le rôle déterminant qu’ils pouvaient avoir dans
la formation même du lien matrimonial. La dotation paternelle, que nous
appelons la dot, tout en se généralisant, tend aussi à diminuer en valeur. Elle
est surtout de plus en plus souvent considérée – dès la fin du XIe siècle en
Languedoc, dans le courant du XIIe siècle en Île-de-France – comme une
avance d’hoirie, excluant les filles de l’héritage à la mort du père. En
Provence, cette exclusion, renforcée par des arguments tirés du droit
romain, prend force de loi dans les statuts d’Arles (vers 1142-1156) et
d’Avignon (vers 1154) et dans les statuts du comte de Forcalquier (vers
1170-1173). La dot est par ailleurs plus souvent stipulée en argent ou en
rente qu’en bien-fonds – dès 1070 en Catalogne, après 1100 en Languedoc,
après 1150 en Bretagne – témoignant clairement de la volonté des familles
de ne plus voir les mariages des filles amoindrir le patrimoine. Lorsque la
dot reste constituée de terres, comme en Mâconnais, elle est composée de
domaines marginaux, parfois même menacés par les restitutions en faveur
de l’Église. Cette dégradation reflète le déséquilibre croissant des stratégies
matrimoniales. Au sein des familles, les mariages d’un ou deux des fils
apparaissent comme les seules grandes affaires. Le mariage des filles a beau
être plus fréquent – d’autant que les abbayes féminines sont encore peu
nombreuses et que les nouveaux ordres leur sont même pour la plupart
hostiles – il présente moins d’enjeux, car les filles, à l’exception des
héritières, sont données à des lignées de moindre envergure, dont il s’agit
avant tout de perpétuer la fidélité. Par ailleurs, comme le montre l’évolution
dans le Maine ou en Provence, l’épouse perd le contrôle de sa dot et de son
douaire au profit d’un contrôle marital de plus en plus étroit. Elle ne dispose
plus, en général, que de l’usufruit des biens et de l’argent qui lui ont été
accordés, ce qui permet aux familles de les récupérer pour doter leurs filles,
sans avoir une nouvelle fois à toucher au cœur du patrimoine. En cas de
mésentente avec son époux ou bien de répudiation, et nous avons vu
combien la pratique restait fréquente, la femme se retrouve souvent privée
de ressources et délaissée par sa famille d’origine. Une fois veuve, si elle ne
peut se remarier, elle continue de dépendre de la bonne volonté et de la
générosité d’un homme, son fils aîné désormais. Cette détérioration de la
situation des épouses et des veuves contribue à expliquer le succès des
établissements monastiques qui, à l’image de l’abbaye de Fontevraud,
accueillent celles qui se trouvent rejetées.
Ces évolutions s’accompagnent d’un bouleversement du système de
dénomination de l’aristocratie. Le nom constitue le principal support de
l’identité aristocratique. À ce titre, il combine une fonction indicielle, qui
permet d’identifier la personne en tant qu’individu et membre d’une
famille, et une fonction symbolique, qui situe celui qui le porte au sein d’un
réseau de pouvoir et d’images du pouvoir. Dans ces conditions, il est
logique que la « castralisation » du pouvoir seigneurial et le resserrement
lignager qui l’accompagne provoquent une véritable révolution
anthroponymique. Celle-ci se manifeste de deux façons. En premier lieu, le
nombre des noms propres en usage dans l’aristocratie se réduit de manière
drastique au profit de quelques noms dominants, transmis selon des règles
assez strictes au sein de chaque lignée. En deuxième lieu, un surnom, qui
reprend le plus souvent le nom du château, vient s’ajouter au nom propre.
On passe ainsi, entre le milieu du XIe et la fin du XIIe siècle, d’un système de
dénomination à un élément (le nom propre) à un système à deux éléments,
combinant un nom propre et un surnom, le plus souvent d’origine
toponymique.
Au XIIe siècle, le groupe des noms propres dominants varie d’une
région à l’autre, mais le principe de sélection est presque toujours le même :
l’aristocratie reprend les noms privilégiés par les princes régionaux, ducs ou
comtes. En Normandie, ce sont Richard, Guillaume, Henri ou Robert, en
Languedoc, Guillaume, Bernard, Pierre, Raimond ou Pons, en Bourgogne,
Hugues, Henri, Robert, Gui, Renaud… Ce phénomène confère à chaque
groupe aristocratique régional une couleur anthroponymique propre, indice
d’une forme d’identité partagée. Il manifeste surtout combien les lignées
aristocratiques, en imitant les usages anthroponymiques des maisons
princières, cherchent à bénéficier de leur prestige et de leur légitimité. Au
sein de chaque lignée, les noms propres ne sont pas attribués par hasard.
Les aînés reçoivent souvent le même nom – Hugues chez les Baux,
Enguerrand chez les Coucy, Raoul chez les Fougères, Eustache chez les
Boulogne, Guillaume chez les Montpellier… – à moins que deux noms
n’alternent d’une génération sur l’autre – Humbert et Guichard chez les
Beaujeu par exemple – chaque nouveau seigneur reprenant le nom de son
grand-père paternel. Comme chez les princes, cette répétition donne à voir
la continuité du pouvoir par-delà la succession des générations et finit par
forger une identité dynastique propre à chaque lignée. Ces noms sont par
ailleurs puisés dans le patrimoine onomastique paternel, les noms de la
famille de la mère n’étant plus attribués qu’aux filles et à certains cadets.
C’est seulement lorsque la mère est l’héritière d’un honneur seigneurial
qu’elle peut envisager transmettre à son fils, avec la seigneurie, le nom de
son propre père ou grand-père.
De manière parallèle, on assiste un peu partout, à partir du milieu du
XIe siècle (à l’exception de la Bretagne où le phénomène reste marginal
avant 1150), à l’apparition d’un surnom qui vient s’accoler au nom. En
l’espace d’une ou deux générations ce surnom finit par se transmettre à tous
les membres masculins d’une même lignée. Il s’agit parfois d’une reprise
du nom du père soulignant le lien de filiation : Guillelmus Hugonis signifie
par exemple Guillaume (fils d’) Hugues. Dans le monde anglo-normand, ce
procédé est parfois explicité en langue vulgaire : Richard Fitz Néel est
« Richard fils de Néel ». Plus souvent, et cela devient l’usage dominant à
partir du XIIe siècle, le surnom reprend le nom de la principale seigneurie
castrale de la famille. Lorsque l’on désigne un seigneur – Robert de Vitré,
Hugues de Lusignan, Geoffroy de Semur, Boniface de Castellane… – on
indique désormais d’une part son appartenance à une lignée, voire son rang
dans la fratrie, d’autre part sa principale terre, son château majeur, le cœur
symbolique et matériel de son pouvoir. Le procédé est encore plus
remarquable lorsque le surnom toponymique renvoie en outre au nom du
fondateur présumé du château, ancêtre réel ou légendaire de la lignée,
comme c’est le cas, par exemple, pour les seigneurs de La Ferté-Bernard,
de Châteaugiron ou de Rochecorbon. Ce nouvel usage ne concerne pas les
femmes, qui continuent à ne porter qu’un nom propre. La généralisation du
surnom introduit donc au sein des lignées une discrimination symbolique
entre hommes et femmes, qui manifeste aux yeux de tous l’exclusion des
femmes de la dévolution normale du pouvoir castral. Cette discrimination
est confirmée par la diffusion chez les femmes de noms auguratifs
renvoyant aux seules qualités physiques ou morales de l’épouse : Blanche,
Douce, Bonne…
Peu à peu, le surnom toponymique commence aussi à se diffuser au
sein de la petite aristocratie chevaleresque, s’accrochant à un village, un
manoir ou une simple motte. Le phénomène n’atteint en revanche pas les
princes (ducs et comtes), qui continuent de n’accoler à leur nom que leur
titre. Mais ce titre renvoie aussi, de plus en plus souvent, à un territoire.
Surnom toponymique et titre traduisent alors le même phénomène : les
pouvoirs se définissent par leur enracinement dans un lieu, leur domination
sur un territoire. Cet enracinement peut finir par compter davantage que la
continuité de la filiation, comme en témoignent les premiers cas
d’appropriation du surnom castral, par exemple lorsque la transmission de
la seigneurie s’effectue au bénéfice d’un gendre ou d’un parent éloigné.
Entre 1170 et 1175, Pons de Toulouse devient ainsi Pons de Bruniquel au
moment où il tente de récupérer l’héritage de ses cousins, les vicomtes de
Bruniquel. Comme l’anthroponymie en porte témoignage, la logique
castrale, dans sa triple dimension spatiale, guerrière et masculine, gouverne
désormais l’économie symbolique de la parenté aristocratique.
L’extension des pratiques mémorielles de l’aristocratie carolingienne
et post-carolingienne à l’ensemble des lignées castrales constitue un dernier
aspect de l’affirmation de leur pouvoir. Chaque lignée cherche en effet à
tisser des liens privilégiés avec un ou plusieurs sanctuaires monastiques ou
canoniaux, abbayes ou simples prieurés selon leur degré de puissance. La
diversification des modes de vie religieux à partir de la fin du XIe siècle
accentue la concurrence entre les établissements et favorise le
renouvellement régulier des intercesseurs. Pour autant, les gestes
aristocratiques (donations, conversions et inhumations au monastère),
comme les services liturgiques censés y répondre (prières et célébrations de
messes) s’inscrivent dans la droite ligne des pratiques des Xe-XIe siècles.
C’est que, pour les seigneurs laïcs, le système de la commémoraison reste
doté de substantiels avantages spirituels et sociaux : une forme de garantie
de salut, le prestige d’être associés aux spécialistes du sacré, un moyen
d’adoucir les rivalités seigneuriales. La demande aristocratique est
d’ailleurs si forte qu’elle contraint les ordres qui, à l’origine, étaient hostiles
aux usages liturgiques funéraires traditionnels, à y revenir. Les cisterciens
s’engagent par exemple, dès les années 1140-1150, dans la confection de
nécrologes et d’obituaires et acceptent plus souvent d’inhumer des laïcs
dans leurs monastères, jusque dans les églises abbatiales. En 1181, l’abbaye
de Silvacane accueille de la sorte la dépouille de Bertrand de Baux, qu’elle
considère comme son fondateur, et réalise à son intention un rouleau des
morts, dans la grande tradition bénédictine.
L’ ’ : B

Comme le montre ce tableau généalogique, deux phénomènes caractérisent


l’évolution anthroponymique de la famille de Baux, en Provence occidentale, entre la
fin du Xe et le milieu du XIIe siècle. En premier lieu, on assiste à la réduction
drastique de l’éventail des noms propres au profit de quatre, puis trois noms
dominants (Hugues, Raimond, Guillaume et Pons, ce dernier disparaissant à la fin du
XIe siècle). En deuxième lieu, le surnom fait son apparition, d’abord sous la forme du
sobriquet (Pons « le Jeune »), puis sous la forme de surnoms toponymiques (« de
Rians » et « de Baux » au milieu du XIe siècle) ou patronymique (Hugues chez les
fils d’Hugues de Baux dans la deuxième moitié du XIe siècle), avant que ne s’impose
définitivement un seul surnom toponymique porté par tous les fils à chaque génération
au tournant des XIe et XIIe siècles (« de Baux »).

La féodalisation de l’aristocratie

À partir du milieu du XIe siècle, les relations féodo-vassaliques se


diffusent en de nombreuses régions contribuant à une hiérarchisation de
plus en plus forte du groupe aristocratique. Ce processus se développe dans
un contexte de clarification terminologique et juridique qui voit le fief (bien
tenu d’un seigneur en échange d’un service) de mieux en mieux distingué
de l’alleu (bien tenu « librement »). Dans les régions méditerranéennes
l’influence du droit savant, qui s’intéresse dès le milieu du XIIe siècle aux
questions féodales, semble avoir été déterminante. Dans une région comme
la Provence, pourtant rétive à la féodalité, on connaît par exemple la
distinction entre seigneurie éminente (les droits supérieurs du seigneur) et
seigneurie utile (les droits exercés par le vassal) dès le troisième quart du
XIIe siècle. Dans le nord, cette clarification emprunte des voies plus diffuses
jusqu’à la rédaction des coutumes au cours du XIIIe siècle. Elle perce
cependant derrière le remplacement du terme fidèle, sans doute perçu
comme trop imprécis, par celui de vassal, et favorise l’effacement
progressif de l’alleu.

U F (1180)

M , Hugues de Rochefort […], je reconnais avoir fait hommage à toi,


mon seigneur, Guigues, comte de Forez [et d’Albon], et à tes
successeurs. J’ai reçu de toi, à titre de fief, le château de Rochefort
[…] et ce que moi ou mes successeurs acquerrons désormais dans le
dit château et son mandement. En outre, ce que je possède ou ce que
j’acquerrai, soit en fief, soit par achat ou autrement, dans le
mandement de Cervière, de Saint-Julien et de Saint-Priest, je l’ai
concédé en bonne foi à toi et à tes successeurs, pour le tenir [de vous
en fief] à perpétuité. Quant à toi, après cette concession et cet
hommage, prêté à toi en présence de plusieurs, tu m’as donné à
perpétuité, à moi et à mes successeurs, ce que tu possèdes et ce que tu
acquerras à l’avenir dans le susdit château de Rochefort et son
mandement, si bien que tu ne possèdes rien dans le dit château et son
mandement qui ne soit à moi. Et ce que moi ou mes successeurs y
avons ou y obtiendrons à l’avenir de toi ou tes successeurs, nous
l’avons à titre de fief. Il faut noter que chaque fois que le seigneur de
Cousan voudra m’inquiéter, le même comte, en même temps que son
fils, m’a promis son aide par serment et viendra à ma défense.
Inversement, si le comte de Forez veut attaquer le seigneur de Cousan,
moi ou mes successeurs serons tenus de lui porter aide.
Fait l’année où le seigneur comte de Forez a commencé la
construction du château de Cervière.
La diffusion du fief tient principalement à l’action volontaire de
princes, d’évêques et de quelques grands seigneurs laïques ou monastiques.
En Catalogne, les relations féodo-vassaliques se diffusent à partir du règne
de Raimond Bérenger Ier (1035-1076) sous la forme de véritables contrats
écrits conclus entre les comtes et leurs fidèles, appelés convenientiae et
développant les droits et devoirs de chacun. En Languedoc, la féodalité se
développe à travers la pratique de la reprise en fief, dont les premiers
exemples documentés datent des années 1080-1090. À partir du début du
XIIe siècle, le phénomène prend de l’ampleur à l’initiative des vicomtes
Trencavel, des comtes de Barcelone et des seigneurs de Montpellier. Le
procédé est le suivant : à la suite d’une alliance, sous l’effet d’un rapport de
force ou en contrepartie d’une somme d’argent, une lignée castrale ou un
groupe de coseigneurs acceptent de reprendre en fief la seigneurie qu’ils
détenaient jusque-là en alleu. En Forez et en Dauphiné, le comte d’Albon
Guigues IV (1163-1192) mène une politique semblable dans la deuxième
moitié du XIIe siècle. C’est aussi le cas, au nord cette fois, des ducs de
Bourgogne sous le règne d’Hugues II (1162-1186) et des comtes de
Champagne, mais à partir des années 1190-1200 seulement. De leur côté,
les évêques, comme certains seigneurs monastiques, trouvent dans les
relations féodo-vassaliques le moyen de régler les conflits nés avec la
réforme « grégorienne » à propos de domaines ou de droits ecclésiastiques
contrôlés par des laïcs. Ainsi, dans le diocèse d’Autun dès le tournant des
XIe et XIIe siècles, dans les diocèses d’Arles, Avignon, Marseille et Apt dans
la seconde moitié du XIIe siècle, la reprise en fief de ces biens contestés par
les prélats ou les chapitres leur permet de faire reconnaître les droits
éminents de leur Église, voire d’obtenir la prestation de certains services,
sans affaiblir outre mesure la domination effective des laïcs.
L’essor des seigneuries épiscopales entraîne par ailleurs, tout au long
du XIIe siècle, de nouvelles inféodations de droits et domaines épiscopaux
en faveur de lignées aristocratiques ou chevaleresques, dans les campagnes
comme dans les cités. Certaines seigneuries monastiques, comme l’abbaye
de La Réole en Bordelais, font de même, d’autant que la croissance agraire
et l’apparition de nouveaux prélèvements augmentent leur capacité de
redistribution. À partir de la fin du XIe siècle, alors même que la possession
des dîmes par les laïcs fait l’objet de condamnations répétées de la part des
réformateurs, de nombreux seigneurs concèdent aussi en fief des dîmes ou
des parts de dîmes. Il y avait là une facilité profitable : les seigneurs
s’attachaient des fidèles sans rien céder de leur terre et se déchargeaient de
droits devenus encombrants. Quant aux nouveaux vassaux, ils récupéraient
au mieux une rente intéressante, au pire, s’ils devaient finalement s’en
séparer, un droit dont la « restitution » pouvait être négociée avec l’Église.
Signe de l’intérêt de l’opération : dans le Maine, ces « restitutions » de
dîmes ne se produisent massivement qu’à partir des années 1180 et sont
toujours monnayées. La dernière voie par laquelle le fief se diffuse est assez
proche de la précédente : il s’agit du fief-rente par lequel un seigneur
rémunère un vassal en lui assignant une rente sur un domaine déterminé.
Les comtes de Barcelone en font usage dès les années 1050, mais le
phénomène ne connaît son véritable essor qu’à partir du milieu du
XIIe siècle, en particulier dans les domaines des Plantagenêts et des comtes
de Champagne.
Comme le laissent entendre les situations évoquées, le rythme et le
degré de féodalisation se révèlent très différents d’une région à l’autre.
Dans le Midi, à la fin du XIIe siècle, la féodalisation de l’aristocratie est déjà
très forte en Languedoc, en Rouergue et en Dauphiné, mais reste modeste
en Provence et en Gascogne. Dans le nord, elle est largement dominante en
Champagne, en Normandie et en Anjou-Maine. En revanche, la Picardie et
la Bretagne sont encore peu féodalisées et le cas de la Flandre demeure
discuté.
Du point de vue du seigneur, les intérêts du fief sont multiples. Il
permet d’abord de combiner différents droits sur une même terre tout en les
hiérarchisant. Le fait qu’on impose de plus en plus souvent aux cadets de
rendre fidélité et hommage à leur aîné atteste d’ailleurs que l’efficacité
attribuée en la matière au lien féodal l’emporte sur celle attribuée aux liens
du sang. Le fief permet souvent par là de régler de nombreux conflits en
associant au compromis sur la terre la formation d’une relation à la fois
hiérarchique et contractuelle entre les partenaires. Le développement des
relations féodales apparaît comme le meilleur moyen de contrôler les
châteaux autour desquels s’organisent désormais les pouvoirs locaux : la
clause du château « jurable et rendable à merci » (c’est-à-dire à la demande
du seigneur) est la plus fréquente dans les serments conservés. Le fief
permet aussi aux puissants de se constituer une clientèle guerrière, car les
services exigés du vassal sont toujours et partout d’ordre d’abord militaire :
la garde d’un château, la participation à l’ost, plus rarement la fourniture
d’otages ou de garants. Le développement du fief-rente dans la deuxième
moitié du XIIe siècle, à un moment où les guerres princières prennent une
ampleur nouvelle, en complément d’un mercenariat qui présente
l’inconvénient d’être condamné par l’Église, se situe dans le prolongement
de cette fonction traditionnelle du fief. Enfin, le fief commence d’apparaître
comme une source de revenus potentiels. Si les services militaires ou même
le gîte ou l’albergue ne sont pas encore commués en contributions
pécuniaires, on voit émerger ici ou là l’obligation de verser au seigneur des
droits de mutation à chaque changement de détenteur du fief – dès la fin du
XIe siècle en Dauphiné, dans les années 1180 seulement en Bordelais – et
une aide aux trois ou quatre cas – pour la rançon du seigneur, le mariage de
la fille aîné et l’adoubement du fils aîné, auquel peut s’ajouter le départ à la
croisade – qui laisse présager la future fiscalisation de la féodalité.
En devenant plus courantes, les relations féodo-vassaliques font l’objet
d’une uniformisation et d’une formalisation croissantes. Celles-ci affectent
d’abord les rituels, qui tendent à s’uniformiser. Les prestations de serment
et d’hommage, les investitures de fief, les « montres » se font plus
régulières. Sans devenir obligatoire, l’hommage les mains jointes se diffuse
dans le Midi : dès la fin du XIe siècle, on le connaît dans les pays de
l’Ariège et en Toulousain ; dans les premières décennies du XIIe siècle il est
bien attesté en Dauphiné, dans les seigneuries des Montpellier et sur les
terres des Trencavel ; après 1150, on le rencontre enfin en Gascogne et en
Basse-Provence. Dans les régions septentrionales, où son usage est plus
ancien, il reste peu évoqué. Il semble de plus aussi souvent utilisé comme
rituel de réconciliation que pour créer ou renouveler un lien
vassalique. Nulle part il n’enrichit un lien qui reste d’abord fondé, au nord
comme au sud, sur le serment et les services dus par le vassal, tous
référencés au château. Le serment lui-même est pourvu d’un rituel. En
Languedoc, la cérémonie commence par une interpellation du seigneur par
le fidèle, transcrite à l’écrit dans une oralité occitane bien vivante (aus,
audis, antenz : « écoute », « entends »), puis le fidèle étreint de sa main
droite la main du seigneur et énonce les identités et les filiations,
notamment maternelles, de chacun. Vient ensuite l’énoncé des clauses du
serment. Enfin le fidèle jure effectivement en étendant sa main droite sur
des reliques ou des Évangiles pour sceller sa promesse devant Dieu.
Les services dus par le vassal ne sont pas toujours connus et lorsqu’ils
le sont se révèlent d’ampleur assez variable d’une région à l’autre. Dans le
Maine par exemple, le service militaire consiste en un service d’ost ou de
chevauchée qui n’est pas quantifié et en un tour de garde du château, qui
peut durer jusqu’à deux mois et que des documents détaillent pour Château-
du-Loir à la fin du XIe siècle ou pour La Suze peu avant 1180. Les vassaux
doivent aussi une aide pécuniaire dont ils font retomber le poids sur leurs
dépendants. Celle-ci se décompose en une « aide aux trois ou quatre cas »,
exigée de manière ponctuelle à partir de la deuxième moitié du XIe siècle et
une taille régulière qui se diffuse à partir du début du XIIe siècle. En
Languedoc, comme en Bourgogne, la clause de restitution du château à la
demande du seigneur reste le premier service exigé du vassal.
Immédiatement après figure le droit d’albergue ou de gîte, qui permet au
seigneur de se faire héberger avec sa suite dans le château de son vassal. En
Provence, où les relations féodo-vassaliques demeurent rares, il faut
attendre le dernier quart du XIIe siècle pour passer du stade d’une simple
non-belligérance à l’explicitation de services positifs, essentiellement
militaires. Dans les régions méridionales, les contrats féodaux font par
ailleurs de plus en plus souvent l’objet d’une mise par écrit qui en favorise
l’uniformisation. Des experts en droit figurent dans l’entourage des
seigneurs, surtout les évêques, dès le début du XIIe siècle. Mais à partir des
années 1170, leur rôle dans l’élaboration des actes et la formulation des
contrats devient décisif.
U .

Cette enluminure extraite du Liber feodorum major, un ouvrage réalisé à la cour du


roi d’Aragon et comte de Barcelone Alphonse Ier entre 1178 et 1196, évoque le
serment de fidélité prêté au roi par les hommes de Perpignan le 17 juillet 1172, le jour
où celui-ci prit possession du comté de Roussillon. La scène se déroule dans un palais.
Elle est dominée par le roi représenté en majesté, assis sur un trône, la tête ceinte
d’une couronne, en position frontale et de plus grande taille que les autres
personnages. Les hommes de Perpignan – on sait qu’ils furent cent quarante-cinq
chefs de famille à prêter hommage et fidélité – sont représentés à genoux et de profil,
en position nettement subalterne, les mains jointes. Au centre de l’image figure le
principal rituel de l’hommage, au cours duquel le fidèle plaçait ses mains jointes entre
celles de son seigneur tout en lui prêtant serment.

Pour lutter contre les fidélités multiples et renforcer leur autorité, les
seigneurs, les princes surtout, ont cherché à hiérarchiser les engagements.
Ils se sont d’abord appuyés sur la réserve de fidélité que l’on rencontre en
Chartrain dès 1007/1008 et qui préserve le seigneur majeur de toute forme
de préjudice lié à un autre engagement. L’apparition simultanée, vers 1040,
de l’hommage-lige ou prioritaire en Vendômois et de la solidantia en
Catalogne manifeste la volonté de hiérarchiser les relations de vassalité :
l’un et l’autre permettent de désigner parmi les différents seigneurs d’un
vassal celui qui bénéficiera prioritairement de son service. La ligesse
connaît une assez grande diffusion dans la moitié nord de la France : elle est
attestée en Flandre dans la deuxième moitié du XIe siècle, en Normandie en
1087, en Bourgogne en 1097. Mais en se diffusant elle finit par s’éroder et
par perdre son caractère sélectif : telle est déjà la situation en Bourgogne
autour de 1200. Pour affermir leur autorité, les seigneurs, en particulier les
princes, recourent aussi plus fréquemment à la commise, c’est-à-dire la
confiscation du fief en cas de faute ou de rébellion du vassal. On connaît
quelques cas célèbres en Anjou et en Touraine, à l’initiative du comte, dès
le milieu du XIe siècle. Mais il faut attendre le règne de Geoffroy V (1128-
1151) pour qu’elle soit appliquée avec rigueur. La réconciliation avec les
seigneurs rebelles félons ne s’accompagne plus alors de contreparties : le
comte exige du seigneur de Sablé l’hommage et la fidélité s’il veut
récupérer ses fiefs, mais il ne lui offre rien d’autre, ni fille en mariage, ni
augment de fief. Il n’y a plus d’échange, mais l’application dans toute leur
sévérité des principes féodo-vassaliques. Il s’agit là toutefois d’une
situation précoce. En Bordelais, les premiers cas de commise, tous dus au
duc Plantagenêt, ne datent que des années 1180. C’est aussi seulement à
cette époque qu’apparaît ici la première interdiction du droit d’aliéner les
fiefs sans le consentement du seigneur, déjà connue en Normandie et en
Languedoc depuis le début du XIIe siècle.

L’ouverture aux horizons lointains

À partir du milieu du XIe siècle, l’aristocratie des pays francs fait


preuve d’une mobilité et d’un goût de l’aventure inconnus jusqu’alors.
L’Italie du Sud byzantine et lombarde est la première destination à susciter
son intérêt, celui des Normands en particulier. Les premiers à s’y installer
sont des pèlerins de retour de Terre sainte qui s’engagent comme
mercenaires auprès des potentats lombards ou des grandes abbayes dans les
années 1010-1020. À partir des années 1030, certains groupes acquièrent
leur autonomie et commencent à se tailler des domaines propres. Leur
réussite attire un afflux de guerriers de Normandie, mais aussi de Bretagne,
d’Anjou, du Maine, d’Île-de-France et de Champagne. À partir de 1060,
sous la direction du duc de Pouille Robert Guiscard et de son frère Roger,
issus de la famille de Hauteville, la conquête se fait plus organisée et
s’étend à la Sicile musulmane, entièrement occupée en 1091. Dans les
mêmes années 1060 se déroulent l’expédition de Barbastro, en Espagne
(1064), et la conquête de l’Angleterre (1066), qui mobilisent des puissants
d’horizons multiples, bien au-delà du cercle des fidèles de ceux qui les
conduisent. Au siège de Barbastro figurent des contingents bourguignons,
normands et aquitains. En 1066, l’armée du duc Guillaume rassemble, outre
des Normands, des guerriers venus de Flandre, de Touraine, d’Anjou, du
Maine, de Bretagne et même du Poitou. Après la victoire, comme en
témoigne le Domesday Book, confectionné vers 1086-1087, beaucoup de
continentaux reçurent des fiefs en Angleterre. Parmi les Bretons par
exemple, on trouve des membres des familles de Penthièvre, Fougères, La
Guerche, Totnes… qui partagent dès lors leur temps, comme de nombreux
Normands, entre l’île et le continent. L’installation de continentaux se
poursuit d’ailleurs au XIIe siècle, sous les règnes d’Henri Ier (1100-1135),
Étienne de Blois (1135-1154) et bien sûr Henri II (1154-1189), privilégiant
tantôt les Bretons et les Flamands, tantôt les Champenois, tantôt les
Angevins et les Poitevins.
La première croisade (1095-1099) rencontre un succès plus
considérable encore, jetant sur la route de Jérusalem des princes, des
seigneurs et des chevaliers issus de toute la France. Ceux que les
chroniqueurs appellent les « Francs » sont alors composés de trois groupes :
les grands du nord de la France et les Normands d’Italie, qui suivent le
comte de Flandre, le duc Normandie, le comte de Blois, le comte de
Bretagne, le duc de Pouille : ce sont eux qui fournissent les plus gros
bataillons ; des Méridionaux, unis derrière Raimond IV de Saint-Gilles ; des
Lotharingiens enfin, rassemblés derrière Godefroid de Bouillon, duc de
Basse-Lotharingie, son frère le comte de Boulogne et le comte de Hainaut.
Mais d’autres départs ont lieu dans les années qui suivent la prise de
Jérusalem en 1099 : le comte de Blois et le duc d’Aquitaine partent en
1101, le nouveau duc d’Aquitaine en 1109, le comte d’Anjou en 1129. La
deuxième croisade (1147-1149) prêchée par Bernard de Clairvaux à
Vézelay en 1146 suscite aussi un vif engouement, surtout en France du
nord, d’autant qu’elle est conduite par le roi Louis VII lui-même. Tout au
long du XIIe siècle, les départs pour l’Espagne restent par ailleurs nombreux.
À l’est, le comte de Barcelone mobilise fréquemment ses fidèles du Midi
languedocien et provençal. En 1115-1116 par exemple, pour l’expédition
qu’il mène contre Majorque, encore musulmane, il bénéficie du soutien de
Guillaume de Montpellier, du vicomte de Narbonne Amaury, des Arlésiens
Raimond Sacristain Porcelet et Raimond de Baux. Les seigneurs de
Montpellier deviennent des habitués des campagnes barcelonaises contre
les musulmans d’Espagne. En 1148, juste après la prise de Tortosa,
Guillaume VII semble même avoir reçu la cité en fief du comte Raimond
Bérenger IV. À l’ouest, ce sont plutôt des Francs du nord, Normands,
Bourguignons et Poitevins, qui combattent aux côtés des rois d’Aragon, de
Castille et de Portugal. En 1125, Guillaume IX d’Aquitaine conduit ainsi
une grande chevauchée qui le mène jusqu’à Grenade.
On a longtemps attribué ce dynamisme exceptionnel à la mise en place
des nouvelles structures de parenté au sein de l’aristocratie. Les croisés et
les aventuriers auraient été des cadets et des exclus du nouvel ordre lignager
partis tenter l’aventure. La réalité est toutefois plus complexe. Les fils
surnuméraires semblent en effet nombreux dans les rangs des Normands
partis chercher fortune en Italie méridionale et en Sicile ; les nobles rebelles
bannis par le duc aussi. Mais il s’agit plutôt d’une exception. Ailleurs, ce
sont plus souvent des chefs de famille bien établis ou de futurs héritiers qui
partent et parfois à plusieurs reprises au cours de leur vie. Le comte du
Perche Rotrou II (1099-1144) participe ainsi à la première croisade à la
suite du comte de Blois. Puis en 1108, de nouveau de 1120 à 1125 et encore
de 1128 aux environs de 1135, il combat en Aragon. Le comte de Flandre
Thierry d’Alsace se rend aussi en Terre sainte à quatre reprises entre 1139
et 1164. Le goût de l’aventure et la quête de l’exploit chevaleresque, la soif
de butin aussi, la pratique de la guerre dans un contexte à la fois exaltant et
légitime aux yeux de l’Église enfin, représentent autant de motifs de départ.
Mais les motivations religieuses sont souvent déterminantes. La croisade –
à laquelle la guerre en Espagne est assimilée – permet en effet de racheter
ses fautes tout en demeurant dans son état et en exerçant sa vocation :
combattre. Par bien des côtés, elle se situe dans le prolongement des
pèlerinages pénitentiels que l’aristocratie du XIe siècle pratiquait déjà
assidûment, comme cela a pu être montré pour la Gascogne et le Limousin.
Celle-ci continue d’ailleurs à les accomplir en se rendant en masse, comme
tous les chrétiens d’Occident, à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle
qui devient, à partir des années 1120, la première destination de pèlerinage
en Occident. Les réseaux ecclésiastiques et les traditions familiales jouent
enfin leur rôle, soutenant les départs tout au long du siècle. L’engagement
de Rotrou II, comte du Perche (1100-1144), en Aragon doit ainsi beaucoup
à ses liens de parenté avec Ebles, comte de Roucy (1063-1104), son oncle,
puis avec Alphonse Ier, roi d’Aragon (1104-1134), son cousin par sa mère.
Ebles avait combattu à Barbastro en 1064, puis aux côtés du roi d’Aragon
en 1076, avec son grand-père Rotrou Ier. Quant à Alphonse Ier, il fit
directement appel à Rotrou en 1120. L’engagement de celui-ci en suscite
d’autres au sein de la noblesse du Perche : celui de Robert Bordet de Cullei,
d’Algrin de Séchouvre et de Robert Judas par exemple. Il ne s’agit
d’ailleurs jamais de départs individuels, mais d’aventures collectives : on
part entouré de parents, de fidèles et d’amis. Il existe ainsi une filière
bourguignonne entretenue par les réseaux clunisiens et la famille ducale.
Certains combattants finissent par s’installer sur place, prenant épouse et
obtenant une terre, sollicitant dès lors l’appui de leurs parents demeurés en
France. C’est le cas, par exemple, de membres des familles provençales de
Porcelet et d’Agoult qui s’établissent à la tête des seigneuries de Gibelet et
d’al-Batrûn dans le comté de Tripoli, échu à une branche cadette des comtes
de Toulouse. De même, Henri de Bourgogne, frère cadet du duc Eudes Ier,
épouse une fille du roi Alphonse VI de Castille et reçoit de ce dernier le
comté de Portugal. Son fils, Alphonse Enriquez, finira par prendre le titre
de roi en 1139.
C .

Sur ce fragment de fresques de la fin du XIIe siècle ornant la chapelle templière de


Cressac (Charente), des chevaliers chrétiens, une croix rouge sur la poitrine, sortent
d’une ville accompagnés d’un ménestrel qui joue de la vielle pour les distraire. La
scène se prolonge par la poursuite de cavaliers musulmans conduits par un roi. Il
s’agit probablement d’une représentation de la bataille remportée en 1163 contre Nur
ad Din, émir d’Alep, dans la plaine de la Bekaa, à proximité du Krak des Chevaliers,
par un contingent de templiers et de chevaliers croisés menés par Hugues VIII de
Lusignan et Geoffroy Martel, frère de Guillaume Taillefer, comte d’Angoulême, deux
grands seigneurs poitevins, dont le souvenir devait rester vif dans la région de
Cressac.
L (1095-1131)

Au-delà des trajectoires individuelles et familiales, cet élargissement


des horizons a surtout des conséquences d’ordre culturel en contribuant à
l’élaboration d’une identité aristocratique commune à tout l’Occident. En
particulier, il enracine la croisade et la guerre contre l’infidèle musulman au
cœur de l’éthique chevaleresque, bien au-delà des mots d’ordre
ecclésiastiques. L’idéologie de la croisade imprègne ainsi de larges pans de
la littérature profane qui s’épanouit à partir du début du XIIe siècle à travers
les chansons de geste et la poésie des troubadours et des trouvères. Elle
suscite même sa propre littérature comme en témoigne l’essor d’une poésie
épique à la gloire des combattants, comme la Chanson d’Antioche,
composée en deux étapes, au début puis à la fin du XIIe siècle, dans
l’entourage des comtes de Saint-Pol. Dans ce contexte, le « Sarrasin »
devient l’ennemi par excellence et une figure diabolique, non seulement
dans les écrits savants, tel le Contre la secte des Sarrasins de l’abbé de
Cluny Pierre le Vénérable (1122-1156), mais aussi dans les croyances
communes de l’ensemble des élites laïques.

II. L

Une compétition seigneuriale plus vive

Le XIIe siècle a longtemps été considéré comme le beau temps des


franchises rurales, grâce auxquelles, par l’heureuse combinaison de la
croissance économique et de la compétition entre seigneurs, la pression
seigneuriale se serait atténuée, au grand profit des paysans. Mais ces
franchises sont souvent tardives et restent limitées, aussi bien par leur
nombre que par leur contenu. Surtout, les recherches récentes nuancent si
fortement le tableau que l’on conçoit aujourd’hui le XIIe siècle plutôt
comme le moment de l’enracinement de la contrainte seigneuriale et même
de l’alourdissement du prélèvement, même si ces évolutions sont en partie
amorties, pour les paysans, par les effets de la croissance.
À partir de la deuxième moitié du XIe siècle, la compétition
seigneuriale semble bien plus vive. Elle oppose d’abord les ecclésiastiques
aux laïcs, d’autant que la réforme de l’Église favorise l’émancipation des
seigneuries épiscopales et canoniales et l’affirmation des seigneuries
monastiques. Elle oppose aussi les ecclésiastiques entre eux : les moines,
les évêques et les chapitres entrent sévèrement en concurrence pour le
contrôle des églises et des dîmes, que les premiers reçoivent en grand
nombre de la part des laïcs, mais que les seconds entendent récupérer ou
contrôler en raison de leurs attributions pastorales confortées par la réforme.
L’essor prodigieux des chanoines réguliers, des ordres militaires et surtout
des cisterciens vient par ailleurs remettre en cause bien des équilibres
locaux et soumettre à une rude concurrence les anciennes communautés
bénédictines. La compétition seigneuriale oppose enfin les laïcs entre eux,
les princes profitant souvent de leurs plus larges prérogatives en matière de
justice ou de contrôle du saltus pour s’imposer aux dépens des seigneurs
locaux.
Cette compétition plus dure a d’importantes conséquences. Elle pousse
de nombreux seigneurs à aménager leur seigneurie pour la rendre plus
attractive. Les actes du roi Louis VI contiennent par exemple trente-sept
améliorations de statuts en faveur des nouveaux habitants de villages
royaux ou ecclésiastiques, ainsi que six pariages mettant en œuvre tout un
dispositif destiné à favoriser la création ou l’expansion d’un terroir. À
Lorris-en-Gâtinais, le roi garantit l’affranchissement des serfs au bout d’un
an et un jour de résidence, supprime les corvées, le service de guet et les
taxes extraordinaires, établit le montant des autres redevances à un niveau
modéré. La plupart du temps, les concessions sont cependant plus modestes.
À Torfou par exemple, au nord d’Étampes, peu avant 1134, les
défrichements sont encouragés par l’instauration d’une seigneurie allégée
caractérisée par des cens faibles et l’absence de corvée et de taille, mais les
nouveaux habitants sont obligés de résider et rien n’est dit en matière de
liberté personnelle. Pour mener à bien ces fondations, tout en en
amoindrissant le coût, deux seigneurs s’associent souvent dans le cadre de
pariages plus ou moins formalisés, aux dépens finalement des autres
seigneurs du voisinage. Au sein d’une multitude de cas, on peut évoquer le
pariage conclu entre le roi Philippe Ier et les chanoines de Saint-Cloud à
Lesville, dans la forêt de Cruye (aujourd’hui Marly), en 1106, ou celui qui
unit Baudoin de Dourdan et le chapitre de Notre-Dame de Paris à Érinville
en 1117. Certaines associations concernent des opérations plus modestes,
comme celle par laquelle, vers 1110, Tévin de Forges et le prieuré clunisien
de Longpont aménagent un étang et l’équipent d’un moulin. D’autres
actions seigneuriales cherchent au contraire à se protéger de la concurrence.
C’est le cas notamment des règlements seigneuriaux visant à restreindre la
mobilité des hommes et à empêcher la fuite des dépendants vers des
seigneuries plus accueillantes, en particulier en matière de liberté
personnelle. Ces règlements se multiplient en Soissonnais à partir de 1151 :
entre les abbayes Saint-Médard de Soissons et Saint-Yvred de Braine, entre
les sires de Pierrefonds et ceux de Coucy, entre le roi lui-même et toute une
série de seigneurs ecclésiastiques ou laïques… La compétition entre
seigneurs combine ainsi rivalité et collaboration plus qu’elle ne s’amplifie
en de vains conflits.
Cette compétition constitue par ailleurs une incitation à la
rationalisation de la gestion seigneuriale, dont témoigne en particulier
l’action de certains ecclésiastiques, comme les abbés Suger à Saint-Denis
ou Pierre le Vénérable à Cluny. La politique de l’abbé Suger est bien
connue grâce au Mémoire sur mon administration qu’il rédige à la fin de sa
vie. Ce texte témoigne d’une évaluation des capacités productives des
terroirs et de la mise en œuvre d’une gestion adaptée, clairement animée par
un souci de rentabilité. Bien sûr, le texte met en valeur les compétences de
l’abbé et ses grands mérites. Mais l’expérience de Suger – il fut responsable
du domaine de Toury au début de sa carrière, de 1109 à 1113 – et la
conservation de quelques chartes concernant les mêmes villages et
seigneuries, par exemple à Vaucresson en 1145, permettent de confirmer
qu’il mena une véritable politique seigneuriale animée par trois objectifs : la
restauration du prélèvement sur les paysans, le rétablissement ou la création
de centres d’exploitation foncière rentables, l’incitation au repeuplement et
aux défrichements des espaces désertés. D’une manière générale, l’action
de Suger témoigne de sa volonté d’uniformiser des domaines sandyonisiens
jusque-là très divers. À Cluny, des fragments de comptes de doyennés
(terme que les clunisiens utilisent pour désigner leurs prieurés) sont connus
dès les environs de 1100, mais aucune gestion centralisée ne semble mise
en œuvre avant l’abbatiat de Pierre le Vénérable. Deux documents nous
rendent compte de l’action de ce dernier pour faire face aux difficultés
économiques croissantes de l’abbaye. Le premier, daté de 1147-1148, deux
ans après la promulgation de nouveaux statuts, rassemble les diverses
mesures prises par l’abbé pour améliorer la répartition des ressources de
dix-sept dépendances majeures entre les différents groupes de la
communauté de Cluny : les moines de chœur, les officiers claustraux, les
doyens (responsables des doyennés), les hôtes, les « bourgeois », les
paysans et les pauvres. Le second, daté de 1155, est le bilan d’une enquête
confiée par l’abbé à Henri de Blois, ancien moine de Cluny et évêque de
Winchester, alors de passage en France, qui met au service de l’abbaye sa
fortune – il lui accorde un prêt de 1 500 onces d’or – et son expérience de
gestionnaire acquise auprès des maîtres anglais de l’administration
manoriale. Cette enquête recense, doyenné par doyenné, les recettes et les
dépenses de la seigneurie monastique de manière à mieux maîtriser la
gestion des dépenses et des flux entre les seigneuries décanales et le centre
abbatial. Une analyse serrée a par ailleurs permis de montrer que les
clunisiens avaient cherché à spécialiser les douze doyennés considérés dans
certaines cultures adaptées aux qualités pédologiques, topographiques et
climatiques des domaines. Ces exemples bien connus pourraient paraître
exceptionnels parce qu’ils concernent deux très grosses seigneuries
monastiques. D’autres sources, certes plus fragmentaires, témoignent
cependant que ce nouveau souci de rationalisation et d’efficacité anime
aussi des seigneurs plus modestes, même dans le monde laïque.
Globalement, la compétition seigneuriale semble donc devenir plus
rude, surtout à partir de 1130, lorsque l’affirmation du nouveau
monachisme, l’essor des chapitres et des seigneuries épiscopales, la
pression des princes et la hausse des prix font de plus en plus sentir leurs
effets. Pourtant, cette conjoncture n’est pas aussi favorable aux paysans
qu’on aurait pu le croire, car d’autres évolutions sont à l’œuvre.

I ’ C
(1155) : S -
H
V ’établissement de la dépense de Cluny fait par la main de sire
Henri, évêque de Winchester. […]
Doyenné de Saint-Hippolyte.
Y sont dus 9 livres et 6 sous à la Saint-Martin, 4 livres à la Nativité de
Saint-Baptiste. De chaque âne qui va prendre du bois dans la forêt,
[sont dus] 12 deniers ; au total cela fait 10 sous. Et à la Saint-Martin,
dix-neuf setiers de froment à la mesure de Cluny, vingt et un de grains
à la même mesure, soixante setiers et demi de vin, quinze chapons et
cinq poulets. À Pugeos, il y a un homme qui a une charrue, quatre
bœufs, dont deux appartiennent au seigneur et les deux autres à cet
homme ; le seigneur doit avoir la moitié de tout le gain. Y sont dus
dix-huit setiers de grains sur la dîme et la tasque, à la mesure de
Cluny, mais ce en saison stérile. Quand le temps s’améliore, le nombre
de setiers augmente. Il y a sept endroits dans lesquels il y a des roues
doubles de moulins, et si la saison est bonne, ils rendent deux setiers
par semaine ; avec le four qui s’y trouve, ils peuvent « fournir » [cuire
les pains de] vingt hommes chaque jour.
Il y a cinq charrues, chacune à six bœufs, et on peut y ajouter une
sixième charrue. Il y a cinq veaux de l’année et deux de l’année
passée, sept bœufs, trois ânes et dix-neuf porcs gros et petits. Il y a des
vignes qui, bien cultivées, peuvent rendre six charretées de vin. Il y a
un nouveau clos de vigne dans lequel pourront être récoltées à
l’avenir six charretées de vin, et ce clos de vigne, en même temps que
les autres vignes, peut bien être cultivé pour six livres. À Saint-
Hippolyte et à Chazelle ont été semés soixante setiers de froment, et
dans les terres louées deux setiers de froment ont été semés, du fruit
desquels le seigneur recevra la moitié du profit. À la Saint-Martin sont
dus à Chazelle 58 sous et six setiers de grains. À la Saint-Vincent
14 sous. À la Saint-Jean-Baptiste 12 sous et plus. Peuvent y être
récoltées soixante charretées de foin. Il y a deux moulins dont on peut
avoir quinze setiers, moitié en froment moitié en orge.
De la récolte des moissons de l’année, Cluny a reçu cent cinquante
setiers de froment et le seigneur en a vendu trente, et ont été semés
soixante. En août ont été reçus là cent sept setiers d’orge et d’avoine
du profit de toute l’année. Chaque berger et chaque bouvier y ont reçu
sept setiers sur tous les blés.
Somme de tout : 18 livres et vingt-six setiers et demi de froment ; cent
soixante-neuf setiers de grain ; sept setiers et demi d’orge ; trois
muids douze setiers et demi de vin ; quinze poules et cinq poulets. […]
peuvent être récoltées sur le domaine douze charretées de vin et
soixante charretées de foin.

La territorialisation de la seigneurie

La première réside dans la territorialisation croissante de la domination


seigneuriale. D’une part, l’on assiste à l’essor des logiques d’assignation
territoriale des dépendants, d’autre part, l’espace de la seigneurie gagne en
homogénéité, les enclaves constituées par les groupes familiaux dépendants
d’autres seigneurs tendant à se réduire. En raison de la dispersion des droits
de chaque seigneur et de l’empilement des droits de plusieurs seigneurs sur
une même terre, les seigneuries demeurent bien sûr enchevêtrées et il reste
impossible, par exemple, d’en dresser une juste représentation
cartographique, mais la logique territoriale progresse partout.

L N ( 1180)

M , Barthélemy, seigneur de Nogent [-en-Bassigny], je veux que soit


connu et tenu pour toujours assuré par moi et mes héritiers, qui
viendront après moi, l’accord de paix et de tranquillité que j’ai établi
avec les frères de La Crête [de l’ordre de Cîteaux].
Jadis, plus souvent que de juste, ils étaient dérangés par l’invasion des
chasseurs sur le flanc du coteau devant l’abbaye et quelques fois
même durant la célébration des messes et des prières, ce qui semblait
et était inconvenant à entendre pour des oreilles religieuses. Je
demande donc à tous mes amis et à tous ceux qui sont peu ou prou
sous mon autorité et à tous ceux qui veulent conserver mon amitié, de
ne plus essayer désormais de venir là pour chasser.
Cependant, s’il arrivait qu’une bête traquée depuis un autre endroit
s’enfuie jusque-là, je ne peux pas faire taire les chiens, mais le
chasseur lui-même la suivra sans crier ni sonner de la trompe
d’aucune manière aussi longtemps qu’elle s’attardera là. Si quelqu’un
de ceux qui dépendent de quelque manière de mon pouvoir transgresse
cet accord sciemment, qu’il sache qu’il encourra ma colère et qu’il
considère que j’aurais été plus qu’assez poussé à venger le
désagrément fait aux serviteurs de Dieu et l’injure faite à moi-même.
En remerciement de cela et pour ces engagements, mon ami, messire
l’abbé de La Crète, a fait fabriquer pour moi, dans son abbaye, le
sceau avec lequel cette charte est scellée, avec sa sculpture.
O .

Cet olifant en céramique de la deuxième moitié du XIe siècle, imitation d’un modèle
en ivoire, a été retrouvé lors des fouilles de la résidence aristocratique du site de
Pineuilh (Gironde), dans la vallée de la Dordogne. Utilisé pour la chasse ou la guerre,
l’olifant pouvait aussi servir de corne à boire, une fois son extrémité obstruée par un
capuchon.

Les facteurs d’une telle évolution sont multiples. Les mieux


perceptibles sont d’ordre juridictionnel. En Bordelais par exemple, la justice
des seigneurs majeurs commence à s’étendre, au-delà des hommes propres
de ces seigneurs, sur tous les habitants des anciennes sauvetés ou des
villages castraux appartenant à d’autres seigneurs. Ici, la juridiction est de
plus en plus souvent définie comme devant s’appliquer à tous les habitants
d’un territoire et non à une catégorie de personnes ou à des groupes
familiaux particuliers. D’autres facteurs sont d’ordre socio-économique. En
Bordelais toujours, l’extension de l’emprise seigneuriale sur les espaces
vacants permet aux principaux seigneurs d’en réserver l’accès, en échange
de redevances spécifiques appelées ici « padouens », à des communautés
particulières, ainsi pourvues d’une cohésion seigneuriale territoriale d’ordre
supérieur, au-delà et en marge de l’ager souvent fragmenté entre de
multiples seigneurs fonciers. Cette appropriation des terres incultes, des
landes et des garrigues, des eaux et des forêts par les princes et les hauts
seigneurs se retrouve partout et renvoie d’abord à une exploitation plus
systématique du saltus dans un contexte de pression démographique et de
concurrence seigneuriale. Le contrôle de la circulation, la réglementation de
l’accès à l’eau ou au bois, de la pratique de la pêche ou de la construction
des moulins manifestent concrètement l’emprise croissante des seigneurs
sur des espaces jusque-là partagés avec les paysans. C’est aussi à partir du
tournant des XIe et XIIe siècles que se multiplient les appropriations
forestières, en étroite relation, en général, avec la constitution de réserves
de chasse. En Bretagne par exemple, en 1085, les forêts de Tanouarn et de
Bourgouet, alors qu’elles sont considérées comme n’appartenant à aucune
paroisse, sont dites appartenir exclusivement au domaine de Jean de Dol.
Au début du XIIe siècle, Raoul de Fougères restreint l’accès de la forêt de
Fougères, qu’il entoure d’un grand et profond fossé pour y retenir le gibier.
En Vendômois, la première mention d’un defens date de 1146, en Gascogne
et en Provence des années 1180. Certaines communautés rurales, en
particulier dans les régions montagnardes, parviennent à résister aux
appropriations seigneuriales. Dans les hautes vallées de l’Andorre par
exemple, profitant de l’éloignement du principal seigneur, l’évêque
d’Urgell, et de l’absence de châtelains, les communautés paysannes
conservent un accès facile aux eaux, aux bois et aux pâtures.
L .

Cette lettrine (Q) provenant d’un manuscrit des Morales sur Job de Grégoire le Grand
confectionné à Cîteaux peu après 1111, sous l’abbatiat d’Étienne Harding (1099-
1133), représente avec un grand réalisme une chasse au faucon. Richement vêtu, le
seigneur tient son faucon sur son gantelet. L’oiseau a la tête décapuchonnée et le lacet
qui le retenait semble défait : il s’apprête à s’élancer. Les clochettes suspendues sur le
poitrail du cheval ont pour objet de lever les oiseaux, les lapins ou les lièvres afin de
les transformer en proies. Elles rappellent que la chasse seigneuriale imposait son
propre espace sonore.

Indépendamment de l’appropriation des forêts ou des landes, la


pratique de la chasse favorise le marquage seigneurial de l’espace. La
découverte fréquente de cors ou de trompes à l’occasion des fouilles
archéologiques, comme les nombreux règlements seigneuriaux au sujet de
la capture des oiseaux de proie attestent l’importance de cette activité dans
le monde aristocratique, qu’elle se pratique à courre pour le gros gibier
(sangliers, cervidés) ou avec des faucons pour le petit gibier (lièvres, lapins,
perdrix). Mais s’il s’agit d’un loisir et d’une forme d’entraînement équestre
et guerrier qui, comme la guerre ou le tournoi, fortifie les solidarités et
donne à voir les hiérarchies au sein du groupe aristocratique, il s’agit aussi
d’un rituel de domination, d’une mise en scène de la puissance qu’exerce le
seigneur sur la nature, le monde animal et la société rurale. En jetant de
petites troupes montées à travers les bois et les taillis pour la chasse à
courre, à travers les champs et les landes pour la chasse à l’oiseau, comme
en construisant un espace sonore spécifique (le son des cors, le cri des
chiens), la chasse seigneuriale met en œuvre une appropriation de l’espace
ponctuelle, imprévisible et brutale, en discordance avec les usages des
paysans, dont elle n’hésite pas à traverser et endommager les terres.
La mise par écrit des coutumes seigneuriales à partir des années 1130-
1150 permet d’abord, une fois achevée la phase polémique grégorienne, la
régulation du prélèvement seigneurial sur les paysans et procède du même
coup à sa légitimation. Mais le phénomène inscrit aussi la seigneurie dans
un cadre territorial. La coutume est en effet toujours la coutume d’un lieu,
même si ensuite, au sein de la seigneurie territoriale, différentes catégories
de dépendants ou de terres peuvent être évoquées. Enregistrement par écrit,
institutionnalisation et territorialisation du régime seigneurial vont ainsi de
pair, surtout dans la deuxième moitié du siècle. En Quercy par exemple, on
rédige les coutumes occitanes et latines de Moissac vers 1135-1140, puis
1194-1197, de Saint-Nicolas-de-la-Grave vers 1135, de Montauban en
1144, de Villemur en 1178… Au nord, le mouvement des franchises rurales
traduit une évolution semblable. Les plus anciennes sont les coutumes de
Lorris-en-Gâtinais, qui remontent au règne de Louis VI (1108-1137), même
si la plus vieille rédaction conservée ne date que de 1155. Le phénomène
prend de l’ampleur dans les dernières décennies du XIIe siècle, même s’il
demeure circonscrit à quelques régions. Quelques chartes de franchises
accèdent alors au rang de modèle du fait de la légitimité de leur auteur ou
de leur première diffusion : la charte de Lorris est adoptée par plus de
quatre-vingts communautés du sud de l’Île-de-France, de la moyenne vallée
de la Loire et de Bourgogne ; la charte de Prisches (1158), en Thiérache,
elle-même inspirée par la charte urbaine de Laon de 1128, se diffuse en
Hainaut, en Artois et en Vermandois ; la charte de Beaumont-en-Argonne
(1182) enfin, la plus célèbre, concédée à l’origine par l’archevêque de
Reims Guillaume aux Blanches-Mains, se répand rapidement dans tout
l’est, de la Champagne à la Lorraine.

L L - -G (1187)

A de la sainte et indivisible Trinité. Ainsi soit-il. Philippe [II


Auguste], par la grâce de Dieu, roi de France. C’est noblesse royale
que de venir au secours de tous ceux qu’afflige une infortune
quelconque et de leur dispenser remède de consolation. Sachent donc
tous, présents comme à venir, que les hommes de Lorris, ayant
demandé des coutumes à Louis [VI], notre grand-père, roi de France,
et à notre père, le roi Louis [VII], son fils, et ayant obtenu de l’un et de
l’autre des chartes qui contenaient ces coutumes, il arriva par
malheur pour eux que leur village presque entier et les chartes où
étaient écrites leurs coutumes furent consumés par le feu à l’heure
même où nous passions la nuit audit lieu. Aussi nous, compatissant à
leur infortune, de notre libéralité royale, leur avons concédé les
coutumes dont ils jouissaient anciennement, comme si nous les
établissions de nouveau.
1) C’est pourquoi nous concédons que quiconque aura une maison
dans la paroisse de Lorris, pour sa maison et pour un arpent de terre,
s’il en possède dans ladite paroisse, paiera seulement six deniers de
cens ; et s’il en acquiert un, qu’il le tienne au cens de sa maison [soit
donc 6 deniers].
2) Que nul homme de la paroisse de Lorris ne paie ni tonlieu, ni autre
coutume pour sa nourriture, qu’il n’acquitte pas non plus de minage
[redevance sur les mesures de capacités pour les matières sèches]
pour les récoltes qu’il aura eues du travail de ses animaux, quels
qu’ils soient ; qu’il n’acquitte non plus jamais de forage [redevance
sur chaque tonneau qu’on perce pour débiter le vin] pour le vin qu’il
aura eu de ses vignes.
3) Qu’aucun d’eux n’aille ni à l’ost, ni à la chevauchée à moins qu’il
ne puisse, s’il le veut, revenir le même jour.
4) Et qu’aucun d’eux ne s’acquitte de péage jusqu’à Étampes, jusqu’à
Orléans, ni jusqu’à Milly[-la-Forêt], qui est en Gâtinais.
5) Et quiconque aura son avoir dans la paroisse de Lorris, n’en perdra
rien pour un délit quelconque, à moins qu’il n’ait été commis à notre
détriment ou à celui de l’un de nos hôtes […].
7) Et qu’un délit de 60 sous revienne à 5 sous, un délit de 5 sous à
12 deniers et la plainte du prévôt à 4 deniers […].
9) Que nul, non pas plus qu’un autre, ne lève sur les hommes de Lorris
rien par taille, prélèvement, ni précaire.
10) Et que nul, à Lorris, ne vende de vin par ban, sauf le roi qui peut
vendre par ban son propre vin dans son cellier.
15) Qu’aucun d’eux ne fasse de corvée pour nous, sauf une fois par
an, pour porter notre vin à Orléans, et ne feront que ceux qui auront
chevaux et attelages et qui en seront requis. Nous ne prendrons pas le
gîte sur eux. Quant aux vilains, ils amèneront du bois à notre cuisine.
17) Et que celui d’entre eux qui voudra vendre son bien le vende ; et
ayant perçu le produit de sa vente, s’il veut quitter le village, qu’il le
fasse librement et paisiblement, sauf s’il a commis là un délit.
18) Et que quiconque dans la paroisse de Lorris aura demeuré un an
et un jour, s’il n’est poursuivi d’aucune plainte et s’il n’a pas fait
obstacle à notre droit, ni à celui de notre prévôt, sera désormais libre
et paisible […].
20) Quand les hommes de Lorris iront à Orléans avec leur
marchandise, ils s’acquitteront d’un seul denier par charrette, à la
sortie de la ville, si ce n’est pas en temps de foire. Pour la foire de
mars, ils s’acquitteront de 4 deniers par charrette à l’entrée, et 2 à la
sortie […].
24) Aux fours de Lorris, il n’y a aura pas d’officiers pour porter (le
pain).
25) Par la coutume de Lorris, il n’y aura pas de guet.
26) Et si quelqu’un de Lorris mène du sel ou son vin à Orléans, il ne
paiera qu’un denier pour l’attelage […].
28) Aucun habitant de Lorris ne paiera de tonlieu à Ferrières,
Château-Landon, Puiseaux et Nibelle.
29) Les hommes de Lorris pourront extraire de la forêt du bois mort
pour leur usage […].
32) Et si l’un des hommes de Lorris est l’objet de quelque accusation
et qu’il ne puisse faire la preuve par témoin, il pourra, par son seul
serment manuel, se disculper de l’allégation du plaignant […].
Pour que cela soit désormais bien établi et inébranlable en toute
chose, nous avons ordonné de confirmer la présente charte du sceau
de notre autorité et du monogramme de notre nom inscrit plus bas.
Fait publiquement à Bourges, l’an de l’Incarnation 1187, la huitième
année de notre règne, étant présents en notre palais ceux dont les
noms et les signa sont apposés ci-dessous.
Seing du comte Thibaud, notre sénéchal. Seing de Gui, bouteiller.
Seing de Mathieu, chambrier. Seing de Raoul, connétable. Donné
pendant la vacance de la charge de chancelier.

Parfois, un prince puissant favorise la reconnaissance de certaines


coutumes à plus grande échelle. En Catalogne, la rédaction définitive des
Usages de Barcelone vers 1150 – un premier noyau date de la fin du
XIe siècle – est due à l’initiative du comte Raimond Bérenger IV (1131-
1162). Au nord, aucune coutume régionale n’est portée par écrit avant le
XIIIe siècle, mais les actes de la pratique peuvent déjà y faire référence :
dans le comté d’Anjou, ils réactivent une « coutume d’Anjou »
ponctuellement évoquée dès le XIe siècle ; en Normandie, les actes ducaux
d’Henri II multiplient, à partir de 1178, les allusions à « l’antique coutume
de Normandie ». Ces coutumes s’intéressent en général aux usages
successoraux, au droit des fiefs ou aux pratiques juridictionnelles et
n’évoquent pas souvent le régime seigneurial stricto sensu. Mais elles
œuvrent, à une échelle supérieure, à l’inscription des pouvoirs dans un
territoire mieux défini, en l’occurrence un territoire princier au sein duquel
les territoires seigneuriaux sont appelés à s’ordonner. Dans le petit comté de
Saint-Pol, les communes et les échevinages ruraux attestés à la fin du
XIIe siècle reposent ainsi tous sur les usages de Saint-Quentin, qui
constituent ici le modèle de référence. Cette homogénéité favorise
l’adoption progressive d’une lex patriae qui prend finalement la forme, en
1200, des « lois et constitutions de Saint-Pol », appelées à s’étendre à
l’ensemble de la domination seigneuriale des comtes de Saint-Pol.

L’alourdissement du prélèvement

Logiquement, dans un contexte de colonisation agraire et de


concurrence seigneuriale, la relative pénurie de main-d’œuvre aurait dû
favoriser une baisse des prélèvements. De fait, parmi les franchises
concédées, nombreuses sont celles qui entraînent la fin du servage et
l’abolition des prélèvements considérés comme les plus arbitraires ou les
plus lourds, à commencer par la taille. Ces concessions, jointes à la
dévaluation continue de la valeur réelle des cens stipulés en monnaie sous
l’effet de la hausse des prix, ont pu laisser croire à un allégement de la
pression seigneuriale tout au long du siècle. Les études récentes obligent à
réviser cette opinion.
La portée des franchises sur le niveau du prélèvement doit faire l’objet
d’appréciations mesurées. Du côté des paysans, la généralisation de
l’abonnement de la taille ou la dette contractée pour acheter les concessions
seigneuriales équilibrent souvent, sur le long terme, le montant des gains
initiaux. Quant aux seigneurs, du fait de l’accroissement tendanciel de la
population et de l’installation régulière de nouveaux habitants, ils
récupèrent rapidement en volume ce qu’ils ont abandonné en quotité. Les
principaux effets des franchises ou des coutumes sont ailleurs, dans la
reformulation et l’explicitation du lien de dépendance, lesquelles jouent
plutôt en faveur des seigneurs. D’une part, comme nous l’avons vu, elles
assoient solidement la seigneurie dans un territoire, facilitant le contrôle
social exercé par les agents seigneuriaux. D’autre part, elles transforment en
profondeur la nature même du rapport de domination en lui conférant, par
l’écrit et le droit, un surcroît de légitimité.
Nombreux sont les signes qui témoignent en fait d’un alourdissement
du prélèvement. Examinons tout d’abord quelques situations régionales.
Dans le Languedoc méditerranéen, trois phénomènes traduisent une
importante recomposition du prélèvement seigneurial à partir de la fin du
XIe siècle. Les dîmes sont transférées entre des mains ecclésiastiques, pour
l’essentiel monastiques, compensant dans une certaine mesure la baisse des
donations pieuses, qui se raréfient dans le contexte grégorien et profitent
surtout aux ordres nouveaux à partir des années 1130-1150. De nouvelles
redevances foncières proportionnelles aux récoltes, les quartons, se
généralisent, aussi bien sur les terroirs anciens que sur les nouvelles terres.
Enfin, les prélèvements sur les activités de transformation et d’échange –
banalités des moulins et des fours, tonlieux, marchés et foires – se
multiplient, même s’ils demeurent concentrés entre les mains des évêques et
des principaux seigneurs châtelains. Au total, les seigneuries ecclésiastiques
et laïques tendent à se différencier, les formes du prélèvement se modifient,
mais la pression sur les paysans demeure forte. En Gascogne bordelaise, un
net alourdissement du prélèvement se produit dans la deuxième moitié du
siècle, lorsque se généralise la levée de « padouens » en échange de certains
usages (la vaine pâture, la collecte de bois d’œuvre ou de chauffe…) sur les
espaces vacants, les cours d’eau et les pêcheries. Au nord de la Loire, dans
le Maine, on constate un semblable alourdissement dû à l’apparition, à
partir des années 1140-1150, de cens plus lourds exigés en nature, à la
généralisation de la taille (même si celle-ci est désormais abonnée) et à la
multiplication des banalités et des droits d’usage, en particulier ceux qui
pèsent sur l’élevage. Au-delà des configurations locales, plusieurs
évolutions générales favorisèrent cet alourdissement.
La première concerne la tenure paysanne : partout le manse recule face
à l’essor des parcelles, plus nombreuses, plus petites et dispersées au sein
des terroirs. Dans la plaine languedocienne, les parcelles deviennent
majoritaires dès les environs de 1070, dans la plupart des régions
septentrionales au cours du XIIe siècle. Le manse résiste plus longtemps
dans le nord-est et dans les hautes terres de moyenne montagne. L’essor des
parcelles résulte pour une part de la fragmentation du manse, pour une autre
part de la concession sur de nouvelles terres de tenures que l’on appelle
souvent hostises dans le nord et sur lesquelles ne pèsent qu’un cens (on
parle alors de censive) ou un champart, dénommé terrage dans l’ouest,
agrier ou tasque dans le sud. Dans le Midi, à partir de la fin du XIIe siècle,
dans un contexte de redécouverte approximative du droit romain, ces
tenures parcellaires héréditaires sont de plus en plus souvent considérées,
improprement, comme des emphytéoses. Dans le même temps, le sens du
mot manse évolue et en vient à ne plus désigner, sous des formes diverses
(meix en Bourgogne, meis en Lorraine, mas en Provence, masade en
Languedoc, masure en Île-de-France…), que l’unité d’habitation,
éventuellement entourée d’un jardin, d’un verger ou d’un clos de vigne. Par
bien des côtés l’hostise du nord ou la tenure dite emphytéotique du sud
renforcent les droits des paysans sur la terre, mais deux éléments sont
favorables au seigneur. Tout d’abord, la prépondérance des tenures à
champart, non seulement sur les terres défrichées mais aussi sur les vieux
terroirs, est plus profitable à la rente foncière et vient compenser la
dévaluation des cens. Ensuite, les facilités de transmission et de cession des
tenures parcellaires favorisent l’essor d’un marché de la terre dont profitent
directement les seigneurs, qui à chaque transaction perçoivent des droits de
mutation (appelés lods et ventes dans le nord, lauzime dans le sud) et des
droits d’entrée (appelés acapte dans le Midi). En revanche, la parcellisation
croissante des exploitations paysannes et des redevances foncières pose aux
seigneurs de redoutables problèmes de gestion, qui expliquent le rôle
crucial des ministériaux.
Un deuxième facteur de l’alourdissement du prélèvement seigneurial
réside dans la démultiplication des sources mêmes du prélèvement. Celui-ci
s’immisce en effet peu à peu dans tous les secteurs de la vie économique.
Les seigneurs s’arrogent le monopole du fournage et du droit de mouture –
même si la découverte de meules à bras sur plusieurs sites archéologiques
de Bretagne et du Poitou semble témoigner d’une certaine résistance
paysanne. Les fondations de marchés et de foires, qu’accompagne la
diffusion d’une fiscalité seigneuriale sur les échanges et les transports, se
multiplient dans la deuxième moitié du XIe siècle et tout au long du
XIIe siècle parallèlement à la densification du maillage castral. Les seigneurs
d’Ardres fondent par exemple un marché au pied de leur château, vers
1050-1090, et les seigneurs de Fougères un marché hebdomadaire et deux
foires annuelles vers 1060-1070. Péages et tonlieux prolifèrent sur les voies
d’accès aux centres urbains ou aux points de passage délicats (gués, ponts,
cols…).
Ces évolutions témoignent d’une claire conscience de l’intensification
des échanges et des profits qui peuvent en être retirés. De manière plus
large, il faut souligner plus qu’on ne le fait habituellement les capacités
d’adaptation des seigneurs à l’évolution de la conjoncture. Comme le
montrent les politiques de sous-accensement ou de ré-accensement menées
par les moines de Saint-Père de Chartres dès la fin du XIe siècle ou par
l’abbé Suger à Guillerval au début du XIIe siècle, de nombreux seigneurs, en
particulier ecclésiastiques, comprennent rapidement les effets néfastes de
l’inflation sur les revenus des cens en argent et s’efforcent de les
contrecarrer. Cette même inflation, en revanche, gonflait les revenus tirés de
la vente des produits agricoles, ce qui explique pour une part la diffusion
des taxes à part de fruit dans de nombreuses régions, à partir de la fin du
XIe siècle en Bas-Languedoc, Quercy, Charente ou Provence, au XIIe siècle
seulement en Chartrain et en Normandie. Plus on avance dans le siècle, plus
la pression démographique redevient par ailleurs favorable aux seigneurs,
leur permettant d’établir sur les terres nouvelles des prélèvements plus
lourds que sur les anciens terroirs, notamment par l’intermédiaire d’une
hausse des droits d’entrée.
Les motifs susceptibles d’expliquer l’alourdissement du prélèvement
seigneurial sont nombreux. Mais deux paraissent avoir joué un rôle majeur.
Le premier, propre aux seigneurs laïques, a déjà été évoqué à plusieurs
reprises. Il s’agit du tarissement progressif de leurs revenus
« ecclésiastiques » dans le contexte grégorien et post-grégorien. On a pu
ainsi remarquer que la généralisation des taxes proportionnelles aux
récoltes, les mieux en mesure de venir compenser la perte des dîmes, se
produisait justement dans la foulée de l’abandon des « mauvaises
coutumes » levées sur les terres d’Église, des églises et des dîmes. Pour se
représenter l’importance du produit des dîmes, il suffit de rappeler qu’au
milieu du XIIe siècle, dîmes et offrandes représentent près du quart des
ressources de l’abbaye de Cluny en grains et 15 % de ses revenus en argent.
Le second facteur, certainement le plus important, réside dans l’essor des
dépenses seigneuriales. Du côté des ecclésiastiques, il s’agit pour l’essentiel
des dépenses de construction qui, avec les grands chantiers du « second âge
roman » et des débuts du gothique, prennent des proportions sans précédent.
Bien qu’exceptionnelle par son ampleur, la construction de la troisième
abbatiale de Cluny entre 1080 et 1130 donne une idée des sommes d’argent
et de travail qui pouvaient être investies dans les chantiers d’église. Il faut
aussi souligner que l’expansion du monachisme bénédictin au XIe siècle,
puis le succès considérable des nouveaux ordres au XIIe siècle, ont accru la
population monastique – pour l’essentiel composée de non-producteurs
agricoles – dans des proportions sans précédent. Du côté des laïcs, les dots
des filles à marier, les rançons (payées aussi dans les tournois) et les
donations en faveur des communautés religieuses continuent de représenter
de lourdes dépenses. Le mode de vie seigneurial se révèle par ailleurs de
plus en plus dispendieux. L’évolution du combat chevaleresque à partir de
la fin du XIe siècle, avec l’adoption de la technique de la lance couchée et la
recherche du choc frontal, a pour conséquence de complexifier et d’alourdir
l’équipement des guerriers : la cotte de mailles s’allonge, des plates de fer
viennent renforcer l’armure, la selle croît pour mieux enserrer le cavalier,
les chevaux doivent être plus robustes et plus nombreux, certains ne servant
qu’au combat, d’autres au transport ou au voyage. La chasse, avec ses
chiens, ses oiseaux de proie, ses cors richement sculptés, a aussi son coût, et
plus encore les tournois, qui impliquent l’entretien de toute une petite
troupe et surtout, en cas de mauvaise fortune, le versement de rançons. Les
pèlerinages ou l’aventure en pays lointain, en Espagne ou en Terre sainte,
représentent à chaque occasion des dépenses substantielles. La
généralisation de l’habitat castral et l’inflation des frais de construction en
raison de l’amplification des volumes, du recours à des maîtres d’œuvre et
de l’adoption progressive de la pierre, pèsent aussi lourdement sur les
dépenses seigneuriales et expliquent que, même en Soissonnais et en Valois,
des régions agricoles parmi les plus prospères de France, les seigneurs
cherchent à conserver les corvées de transport et d’entretien du château.
Enfin, tout au long du XIIe siècle, le train de vie aristocratique tend à devenir
plus luxueux, comme l’attestent la diversification des vêtements et des
étoffes, la diffusion des épices, l’essor de la vie de cour et la multiplication
des fêtes. À tout ceci s’ajoute l’entretien d’une abondante maisonnée,
domestiques, familiers du seigneur et de la dame, parents et hôtes de
passage. L’inventaire des biens du seigneur catalan Arnal Mir et de sa
femme Arsendis en 1071 fournit un exemple précoce – mais l’on est dans
une région qui bénéficie à la fois d’un vif dynamisme et de la proximité du
monde musulman – du nouveau luxe seigneurial : on y trouve une foule de
vêtements, capes, mantes, tuniques de laine, de brocart ou de soie, parfois
tissées d’or, de fourrures (pelisses, manteaux et peaux d’hermine, de fennec,
de martres), des paires de gant de Lucques et du Puy, des chapeaux, des
miroirs des Indes, des peignes d’ivoire, de multiples parures (bagues en or,
chaînes, boucles d’oreille, fibules, pommeau), des chandeliers, de la
vaisselle d’argent (hanaps, coupes, assiettes, vases, cuillers), quelques
meubles, notamment le lit et sa garniture de matelas, coussins, draps et
couvertures, des tentures, un tapis de Cordoue, des couettes, des couvre-lits,
un drap de Boukhara, un tapis de Castille, des jeux d’échec en ivoire et en
cristal, des selles et des mors d’argent… Pour faire face à toutes ces
dépenses, les seigneurs laïques recourent largement à l’emprunt, auprès des
ecclésiastiques notamment et sous la forme du mort-gage. Mais ils
cherchent aussi à accroître les revenus de leur seigneurie, quitte à alourdir le
poids du prélèvement effectué sur leurs dépendants.
U .

Ces deux écoinçons proviennent du volet gauche du triptyque de l’abbaye de Stavelot,


un chef-d’œuvre de l’orfèvrerie mosane réalisé vers 1156-1158 pour accueillir deux
petits reliquaires byzantins contenant des reliques de la vraie croix. Ils représentent
deux épisodes de la légende de la vraie croix : en bas, le songe de Constantin (un ange
du Seigneur lui apparaît pour lui prédire qu’il vaincra par la croix), en haut, la victoire
de l’empereur sur son rival Maxence au Pont Milvius (en 312), remportée grâce au
labarum, l’étendard surmonté de la croix. La scène est l’occasion de représenter une
charge de chevaliers telle qu’elle avait lieu sur les champs de bataille du XIIe siècle :
les chevaliers en rangs serrés, dressés sur leurs étriers, boucliers au poing, lances
couchées fermement tenues sous le bras, y forment un groupe compact lancé dans un
violent galop.

Le renforcement de l’encadrement seigneurial


À en juger par la documentation à notre disposition, le nombre des
agents seigneuriaux augmente peu à peu, parallèlement à la parcellisation et
à la diversification du prélèvement. Cette augmentation témoigne à la fois
du souci des seigneurs d’améliorer l’efficacité du prélèvement et de la
bonne rentabilité des seigneuries, puisque ces agents sont souvent
rémunérés sur le mode de l’intéressement ou de l’affermage. Les
seigneuries les mieux connues sont de nouveau les seigneuries
ecclésiastiques, qui semblent faire figure de modèle. Le prévôt en constitue
la figure principale. Adopté par les princes à partir des années 1030-1050,
l’emploi du prévôt se diffuse ensuite dans les plus grosses seigneuries
laïques. On en rencontre par exemple en seigneurie de Coucy dès 1059. Son
équivalent méridional est le viguier ou le bayle. En Quercy, on les trouve
dans les seigneuries monastiques et épiscopales dès le milieu du XIe siècle,
chez les seigneurs châtelains à partir du milieu du XIIe siècle seulement. À
leurs côtés apparaissent parfois des agents secondaires, péagers, tonloyers,
meuniers… ou des collecteurs particuliers, pour la dîme notamment. Si les
prélèvements fixes, à commencer par les cens, doivent en général être
apportés par les dépendants à la domus du seigneur ou de son représentant,
en particulier dans les régions d’habitat dispersé, en revanche pour la dîme
et l’ensemble des prélèvements proportionnels aux récoltes, l’agent du
seigneur doit se rendre « sur le champ » pour limiter les fraudes. De
nombreux règlements précisent d’ailleurs, comme pour les domaines de
Saint-Sernin de Toulouse en 1146 et 1149, qu’il est interdit de moissonner
ou de vendanger avant le passage de l’agent du seigneur. La pulvérisation
des dîmes entre de multiples ayants-droit explique la diffusion de
l’affermage au bénéfice d’un collecteur unique, choisi en commun. Les
agents seigneuriaux peuvent être recrutés dans la petite chevalerie locale,
parmi les prêtres (pour la levée de la dîme dans l’ouest par exemple), ou
plus souvent au sein des élites paysannes et artisanales auxquelles la
fonction, rapidement rendue héréditaire, offre des voies d’enrichissement et
d’ascension sociale. Elle place en tout cas ses détenteurs à la charnière de
deux mondes : celui des seigneurs et celui des paysans, lui conférant un
rôle-clé lors des conflits et dans les négociations.

Les résistances paysannes


La domination seigneuriale peut être douloureusement vécue, surtout
lorsqu’elle reçoit l’appui du prince, comme l’attestent les plaintes des
paysans catalans devant la justice comtale, que nous avons conservées pour
les règnes de Raimond Bérenger IV et Alphonse Ier. C’est pourquoi, sans
jamais conduire à la révolte, cette domination suscite des formes variées de
résistance de la part des paysans. Ces derniers refusent par exemple de
payer leurs redevances, réduisent les sommes dues ou allongent les délais
de versement, comme cela se produit sur les terres du châtelain de
Rumegies, en Douaisis, au début du XIIe siècle. Les cas les mieux connus
concernent des groupes de serfs que leurs seigneurs ecclésiastiques
s’empressent de dénoncer comme « rebelles ». En 1067, à Viry-Noureuil en
Vermandois, dans la seigneurie du chapitre de Notre-Dame de Paris, les
« rebelles » refusent d’assurer un service de guet nocturne et revendiquent
la possibilité de choisir librement leur épouse. En 1102, à Crépy-en-Valois,
dans la seigneurie de Cluny, ils demandent en outre l’abolition de la
mainmorte. À chaque fois, les serfs doivent renoncer devant la forte
mobilisation des seigneurs qui oublient leurs propres querelles et obtiennent
la condamnation des rebelles devant la cour comtale. La résistance des
hommes libres ne semble guère plus efficace. En 1158, les hommes de
Chavonne, en Soissonnais, s’opposent ainsi à l’acquisition de bois et de
terrains de pacage par l’abbaye de Prémontré (qui les a reçus de donation
seigneuriale) en les occupant, mais ils doivent bientôt céder devant la cour
de justice de l’évêque. En 1198, les hommes de Montigny et des vallées
adjacentes s’opposent à leur tour aux cisterciens de Longpont qui leur
interdisent l’accès à certains sentiers, détournent des eaux pluviales et
empêchent la pâture des bêtes dans leurs aulnaies. Ils causent des
dommages aux vignes des moines, à leurs arbres, à leurs fossés et au mur de
clôture, mais doivent finalement se soumettre en raison de l’intervention
des agents du roi. La résistance paysanne peut parfois dégénérer et aller
jusqu’au meurtre du seigneur. Ces derniers ne sont pas aussi rares qu’on
pourrait le croire : une enquête limitée à la Flandre méridionale, l’Artois et
le Laonnois, a pu en recenser sept entre le milieu du XIe et le milieu du
XIIe siècle. Les victimes en sont quatre châtelains, un avoué et deux agents
seigneuriaux, apparemment tous issus de la chevalerie. Ces meurtres sont
suivis d’une répression brutale, même lorsque les récits qui les rapportent
dénoncent l’oppression que ces hommes exerçaient.
En quelques occasions, les paysans semblent pourtant parvenir à
instaurer un rapport de force qui leur soit plus favorable. Cela leur est rendu
possible grâce aux rivalités entre seigneurs, qui leur permettent de faire
jouer la protection des uns contre les exigences des autres. À Bligny-sur-
Ouche par exemple, en Bourgogne, un conflit oppose en 1076 les paysans
au châtelain Renard de Mont-Saint-Jean. Ils dénoncent des taxes nouvelles
que celui-ci exigerait d’eux, recherchent et reçoivent le soutien de leur
seigneur foncier, en l’occurrence le chapitre cathédral d’Autun. Lors d’un
plaid présidé par le duc Hugues Ier (1075-1078), les chanoines parviennent
à faire pression sur l’évêque pour qu’il intervienne en faveur des paysans.
Nous apprenons alors que Renard levait ces taxes en vertu d’un sauvement
qu’il avait hérité de sa femme et tenait en fief du duc. Profitant de sa
position, sans doute a-t-il aussi cherché à s’approprier certaines des
redevances foncières dues aux chanoines. Le conflit est résolu par le
renoncement de Renard (qui est substantiellement dédommagé par les
chanoines) à percevoir une partie de ces taxes. Cette issue est trouvée grâce
l’opiniâtreté des paysans qui ne voulaient pas faire les frais d’un conflit
entre leurs deux seigneurs. Une enquête avec audition de témoins et
prestation de serment fut effectuée, et le témoignage du doyen de la
communauté semble avoir été décisif pour l’arbitrage. Une telle affaire
révèle la complexité des configurations seigneuriales, mais manifeste aussi
la force et l’habileté de la communauté paysanne qui, par la voix de son
doyen, dit finalement la coutume. Les négociations avec les seigneurs
peuvent donc aboutir, si la communauté sait se trouver des appuis, à
certains allégements. Les franchises les plus larges sont bien souvent le fruit
de tels compromis.
C VIII
Œuvre présentée dans ce chapitre, I. Les nouveaux chemins de la croissance
rurale.
C VIII

A XIIe siècle, la croissance démographique s’accélère et s’étend à


l’ensemble des régions. On estime que dans le territoire de la France
actuelle la population aurait crû d’un tiers, passant de 6,2 millions
d’habitants vers 1100 à 9 millions vers 1200. Les grandes famines se font
alors plus rares, même si la dureté de celle qui touche le nord de la France
en 1124-1127, sans épargner la Flandre, montre que même les régions les
plus riches demeurent exposées. Il reste que globalement les conditions de
vie s’améliorent pour toutes les catégories sociales. Cette amélioration est le
fruit d’une croissance rurale soutenue, à la fois intensive et extensive, due à
de multiples facteurs. L’amélioration des rendements d’abord, en particulier
sur les terres riches et lourdes des plaines septentrionales, que
l’amélioration des conditions climatiques et la diffusion de certaines
techniques ou façons culturales ne pouvaient que favoriser, même si les
lacunes de la documentation empêchent d’en prendre pleinement la mesure.
Le raccourcissement des temps de jachère et la surexploitation des terres
vacantes (landes, friches, alpages, garrigues et autres gâtines) sur les
anciens terroirs ensuite. Enfin, de nouveaux gains de terres agricoles ou
d’aires de pâture aux dépens des derniers grands massifs forestiers, des
zones humides et des hauts versants des montagnes, même si l’on ne croit
plus, compte tenu de l’ampleur de l’occupation du sol dès la fin du
Xe siècle, à la mise en œuvre de « grands défrichements ». Cette croissance
paraît d’abord liée à l’épanouissement de la seigneurie castrale : le
renforcement de l’emprise seigneuriale sur l’espace et les hommes, la
concurrence entre seigneuries, le volontarisme des puissants, le recours
croissant à la monnaie et au marché dynamisent l’économie rurale, tout en
favorisant la diversification de la société. Mais la croissance rurale s’inscrit
aussi dans un nouveau contexte, celui du développement des échanges et du
décollage urbain, qui s’intensifient à partir du milieu du XIIe siècle.

U .

Cette enluminure, issue d’un manuscrit du XIIe siècle des Comédies de Térence
confectionné à Tours, fournit une belle représentation d’un araire tracté par une paire
de bœufs. On en perçoit aisément les principaux éléments : les roues qui allègent le
poids et facilitent la manœuvre, le coutre qui guide le soc, le soc lui-même, dont la
pointe semble ferrée, enfin le manche, grâce auquel le paysan tient l’araire.

I. L

Des conditions favorables

Au XIIe siècle, un nouveau dynamisme traverse la société rurale,


soutient la croissance et ébranle certaines des représentations les plus
ancrées dans la tradition chrétienne. Les signes les plus manifestes de ce
dynamisme concernent le domaine des techniques et les systèmes de
culture. Sans qu’aucune révolution technologique ne se produise, plusieurs
évolutions combinent leurs effets bénéfiques. On relève d’abord une
meilleure utilisation de la force animale. La diffusion du joug frontal pour
les bœufs et du collier d’épaule pour les chevaux améliore la force de
traction des animaux, aussi bien pour le labour que pour le charroi. En dépit
d’une plus grande fragilité que le bœuf et des frais supplémentaires que son
utilisation occasionne en termes de ferrage ou d’alimentation, le cheval se
diffuse dans toute la France du nord, de la Beauce à la Lorraine, même si
son usage ne devient prépondérant qu’en Flandre. Dans cette dernière
région, il semble même avoir complètement remplacé le bœuf dans la
seconde moitié du XIIe siècle. Sa force plus grande permet d’améliorer la
qualité et le nombre des labours. Son usage favorise aussi la pratique plus
fréquente du hersage, qui permet une meilleure aération des sols lourds, la
diffusion de l’avoine, qui vient complexifier le cycle de culture, et une plus
grande capacité de charroi, qui permet aux paysans d’atteindre des marchés
plus éloignés pour écouler leurs surplus. Parallèlement, la charrue à versoir
se répand dans toute la France du nord, de la Normandie à la Lorraine. Elle
sert aux gros labours préparatoires et est utilisée en complément de l’araire,
qui sert, lui, aux labours de jachère et au recouvrement des semis. Plus
important, apparaît, à la fin du XIIe siècle, un quatrième labour qui vient
s’ajouter aux trois traditionnellement pratiqués depuis l’époque
carolingienne.
Les systèmes de culture se transforment grâce à la diffusion des
céréales de printemps ou trémois, en particulier l’avoine que les seigneurs
réclament pour nourrir les chevaux de leurs suites guerrières. L’ancienne
rotation biennale recule ainsi au profit d’une rotation triennale entre
l’avoine (céréale de printemps), le froment ou le seigle (céréales d’hiver) et
la jachère. Vers 1120, cette rotation l’emporte déjà largement sur les terres
de l’abbaye de Marchiennes, entre la Lys et l’Escaut. En 1187, une enquête
comme le Gros Brief montre qu’elle était pratiquée sur tous les grands
domaines du comte de Flandre au nord de Lille. Mais on la trouve aussi
attestée dans les régions méridionales dès le milieu du XIIe siècle : en
Quercy, en Rouergue, en Albigeois, dans les Alpes du sud. Le seul frein à sa
diffusion est la sécheresse du printemps : ce sont donc les régions les plus
humides du Midi qui l’accueillent et non les basses plaines
méditerranéennes. À bien l’analyser, le nouveau système n’assure pas
toujours une production plus importante, ni même un meilleur
renouvellement des sols – on continue d’ailleurs souvent à faire reposer la
terre plus d’une année de suite. En revanche il représente un surcroît de
travail considérable puisque le travail des céréales de printemps, en mars-
avril, vient combler un temps traditionnellement mort au sein du calendrier
agraire.

U .

Cette scène, qui figure le mois de mars sur le calendrier peint de la petite église
paroissiale de Brinay, dans le diocèse de Bourges (milieu du XIIe siècle), rappelle
qu’une partie des labours, et pas seulement dans les jardins, étaient réalisés à la houe.

Calendrier agricole en système biennal


Année 1 Année 2
Automne Derniers labours et semailles Terre laissée en
chaume (friche)
Hiver Germination des céréales durant 8 à 10
mois
Printemps Jachères, guérets
(labours
Été Moissons (la terre reste ensuite en chaume et fumure)
et devient espace de pacage des
troupeaux)
Bilan Une récolte de blé d’hiver Une année de
repos
L

Calendrier agricole en système triennal


Année 1 Année 2 Année 3
Automne Derniers labours Terre laissée en chaume Terre
et semailles (friche) laissée en
chaume
Hiver Germination des (friche)
céréales durant 8 à 10
Printemps mois Labour unique et Jachères,
semailles des blés de guérets
printemps. Germination (labours
des céréales durant 3 à 6 et fumure)
mois.
Été Moissons (la terre Moissons (la terre reste
reste ensuite en ensuite en chaume et
chaume et devient devient espace de pacage
espace de pacage des des troupeaux)
troupeaux)
Bilan Une récolte de blé Une récolte de blé Une
d’hiver de printemps année de
repos

L’expansion des moulins se poursuit, au point qu’une certaine


saturation des cours d’eau se fait sentir en de nombreuses régions dès la fin
du XIIe siècle. Les machines et leur envergure sont très différentes selon les
contextes, mais les moulins à roue verticale, les plus productifs, connaissent
une diffusion croissante, même s’ils sont les plus coûteux et exigent le
recours à des charpentiers spécialisés. Les véritables nouveautés résident
toutefois ailleurs. D’abord dans la multiplication des aménagements dans
l’environnement des moulins : des pêcheries, des viviers, des systèmes
d’irrigation plus ou moins importants viennent se greffer autour des biefs,
lesquels participent aussi à la stabilisation des rivages, favorisant
l’implantation de points d’accostage. Ensuite, dans l’apparition des moulins
à vent : on en connaît dans la région d’Arles vers 1160, puis en Normandie
vers 1180. Enfin, dans la diversification de l’usage des moulins : les
premiers moulins à bière sont mentionnés à Montreuil-sur-Mer en 1042 et
Évreux en 1088, les premiers moulins à fer à Amiens en 1085 et Issoudun
vers 1115-1130. Les moulins-pressoirs, pour l’huile d’olive dans le Midi
méditerranéen et l’huile de noix partout ailleurs, se répandent vers le milieu
du XIIe siècle. Les moulins à foulon, connus dès le milieu du XIe siècle en
Dauphiné et les années 1080 en Normandie, se diffusent partout dans la
seconde moitié du XIIe siècle : on en trouve à Chartres en 1169, à Étampes
en 1182… Ces nouveaux équipements permettent d’économiser autant la
main-d’œuvre que le temps de travail.
L B -L

De nombreux indices laissent percevoir, à partir de la seconde moitié


du XIe siècle, une plus grande mobilité des hommes. Celle-ci concerne
surtout les clercs et les nobles, mais comme l’atteste la fréquence des
mentions d’aubains ou d’hôtes, paysans et artisans sont aussi nombreux à se
déplacer, même s’il est impossible d’en prendre l’exacte mesure. Au hasard
des sources on souligne ainsi la présence de gens de la région de Paris dans
la forêt champenoise de Jouy vers 1150, de Bretons un peu partout entre la
Loire et la Seine du milieu du XIe à la fin du XIIe siècle, en particulier en
Anjou et dans le Maine. Ces indices laissent deviner la primauté des
migrations locales et inter-régionales. Mais un grand mouvement de
migration touche l’ensemble du sud-ouest et pousse les Franci, Francos ou
Francigena sur les routes de l’Espagne, à la suite de la reconquista. Ces
émigrés s’installent d’abord dans les petites villes qui s’égrènent le long du
chemin de pèlerinage qui mène à Saint-Jacques de Compostelle, que l’on
appelle le camino francés, puis plus largement en Navarre et en Castille. Ce
mouvement est déclenché par les élites ecclésiastiques ibériques, dont
certaines sont originaires de France. L’évêque de Pampelune Pierre
d’Andouque, alias de Rodez, un ancien moine de Conques issu de la petite
aristocratie albigeoise, fait par exemple appel à des populations de Condom
et Toulouse pour peupler Estella en 1090. Puis le phénomène devient
général et spontané. On rencontre ainsi de nombreux Aquitains et Gascons
à Burgos, en León, des gens du Béarn, du Limousin, du Quercy ou du
Languedoc autour de Saragosse et dans le bassin de l’Èbre, une fois ces
régions reconquises en 1118-1119 et peu après 1130.
L’époque est enfin marquée par une vision plus positive du travail et
des activités agraires. La tradition monastique a toujours dénoncé l’otium,
considéré comme un loisir vain et vu dans le travail manuel une activité
nécessaire et profitable. Mais sur la base d’une exégèse négative de la
Genèse (3, 17-23), ce travail était d’abord considéré comme le produit de la
malédiction divine pour le péché d’Adam et donc comme une forme de
pénitence. L’interprétation dominante du séjour de Jésus chez Marthe et
Marie (Luc 10, 38-42) fournissait par ailleurs une claire hiérarchisation des
activités humaines qui privilégiait la prière et la contemplation sur toute
autre forme d’activité. Une évolution se dessine cependant au cours du
XIIe siècle. La revalorisation du travail par le nouveau monachisme donne à
celui-ci une dignité nouvelle, à laquelle contribuent les théologiens des
villes, aiguillonnés par la part que prennent les « arts mécaniques » au
renouveau urbain. Le travail de l’homme n’est plus seulement le fruit du
péché, mais un instrument de salut, qui entre en résonance avec l’œuvre de
Dieu dans la Création. De manière significative, c’est le moment où l’on
pare les églises de calendriers qui évoquent les travaux des mois. Quarante-
six ensembles de sculptures, de fresques ou de mosaïques datés d’avant
1200 sont encore conservés dans l’espace correspondant à la France
actuelle, en particulier au nord et à l’ouest. Le plus ancien est celui
d’Airvault, en Poitou, réalisé vers 1096-1100. À côté de motifs traditionnels
qui puisent dans un répertoire antique bien établi (les signes du zodiaque,
les scènes bucoliques ou les scènes de chasse), toutes ces représentations
valorisent le travail des céréales et de la vigne, c’est-à-dire la production du
pain et du vin des espèces eucharistiques, conférant au travail agricole un
profond sens spirituel. Dans l’église de Pritz, à proximité de Laval, le
calendrier peint se déploie sur l’intrados de l’arc triomphal, au seuil de
l’abside, entretenant une étroite relation symbolique avec l’autel où le prêtre
célèbre la messe. La plupart du temps ces calendriers figurent plutôt au
portail des églises, dans les voussures qui encadrent le tympan, au seuil du
sanctuaire, à l’articulation symbolique entre la cité terrestre et la cité
céleste.

M
P .

Ce fragment de jante de roue à aube et cette pale hydraulique appartiennent aux


quelque deux cent cinquante pièces de bois d’un moulin à grain des Xe-XIIe siècles
mises au jour à l’occasion de fouilles récentes sur le site de Thervay, en Jura. Ce
moulin était d’une envergure imposante. La roue faisait près de deux mètres trente de
diamètre, était munie de vingt-six pales et se trouvait associée au moyeu par quatre
rayons. Les pales retrouvées sur le site appartenaient à au moins six roues différentes.
Le moulin était placé sur un chenal alimenté par le Gravelon, un petit affluent de
l’Ognon. La berge avait été aménagée et empierrée pour accueillir un atelier de
rhabillage de meules. L’ensemble relevait sans doute de la grange voisine du
Colombier, dépendant de l’abbaye cistercienne d’Acey.

Le temps du volontarisme

Les difficultés rencontrées dans la première moitié du XIIe siècle par


certaines grandes seigneuries monastiques, telles Saint-Denis ou Cluny, ne
témoignent pas d’une crise de la seigneurie, mais de déséquilibres internes
et de problèmes de gestion particuliers liés, au contraire, au contexte
d’expansion : pensons aux besoins d’une communauté comme celle de
Cluny qui compte alors plus de trois cents moines. Leurs abbés prennent
rapidement de vigoureuses initiatives pour redresser la situation. À vrai
dire, ils y sont aussi contraints par la concurrence croissante des évêques et
des chanoines, des nouvelles lignées castrales et des nouveaux ordres, dont
le dynamisme devient évident à partir des années 1130.
Le cas le mieux connu et le plus spectaculaire est celui des cisterciens.
Les moines blancs organisent autour de leurs abbayes de nouveaux grands
domaines exploités, au moins jusqu’aux années 1170-1180, en faire-valoir
direct, par une catégorie subalterne de frères, les convers, recrutés dans la
paysannerie et voués au travail agricole sur les terres de l’abbaye et de ses
granges. Ces dernières constituent autant de dépendances strictement
soumises à l’abbaye et établies au cœur de petits ensembles domaniaux qui,
théoriquement, ne peuvent se situer à plus d’une journée de marche. Le
nombre de ces granges varie beaucoup d’une abbaye à l’autre, dépassant
souvent la dizaine pour les communautés les plus grosses à la fin du
XIIe siècle. L’abbaye de Chaalis en Île-de-France, fondée en 1136, compte
par exemple sept granges en 1151, dix en 1161, quinze en 1188. L’abbaye
de Bégard, en Bretagne, en a sept en 1170, celle de Silvanès, en Rouergue,
huit en 1188. L’homogénéité foncière des domaines cisterciens, l’exemption
de dîme dont ils bénéficient et le faible coût de l’entretien des convers en
rendent le revenu bien supérieur à celui de la plupart des exploitations
seigneuriales. Le système des convers et des granges est d’ailleurs
rapidement adopté par les chanoines réguliers. L’abbaye de Prémontré,
fondée en 1120, compte déjà vingt-six granges en 1138 et trente en 1188.

L .

Ce très célèbre chapiteau de la nef de l’abbatiale de Vézelay (vers 1120-1140)


représente un moulin. L’image expose un thème développé depuis les Pères de
l’Église : la Nouvelle Loi est incluse dans l’Ancienne, comme la farine dans le grain.
Les clercs du Moyen Âge établissent à cet égard toute une série de concordances et
affirment sur cette base que l’Ancien Testament, interprété par la lecture symbolique
de saint Paul, se résout tout entier dans le Nouveau, le blé de Moïse devenant ainsi la
pure farine dont l’Église nourrit les hommes. À gauche, Moïse verse le grain de
l’Ancienne Loi dans le moulin ; à droite, saint Paul recueille la fine farine de la
Nouvelle Alliance. La roue du moulin, légèrement désaxée pour apparaître en pleine
lumière, figure une croix inscrite dans un cercle ; elle rappelle que le passage de
l’Ancienne à la Nouvelle Alliance s’est effectué par le ministère et la Passion du
Christ, qui est venu accomplir la Loi et les prophètes (Matthieu, 5, 17). En s’inspirant
d’une activité humaine fondamentale, le chapiteau délivre ainsi un puissant message
théologique.

L ’ S
S .

Comme le montre ce chapiteau du chœur de la petite église paroissiale de Neuilly-en-


Dun, dans le diocèse de Bourges (milieu du XIIe siècle), la moisson s’effectuait à la
faucille ; la faux, dont la coupe était trop brutale, était réservée à la fenaison. La coupe
est pratiquée haute : de sa main gauche, le paysan retient les épis, tandis que de sa
main droite il cisaille les tiges à l’aide de sa faucille. Les chaumes restaient sur le
champ ; on y laissait paître les animaux jusqu’aux premiers labours, qui enfouissaient
ce qui restait pour fertiliser la terre.
S …
… .

Ces scènes figurent dans les médaillons des mois d’août et d’octobre du calendrier
agricole et zodiacal de la voussure du portail central de l’abbatiale de Vézelay (vers
1120-1135). Le battage avait pour objet de séparer les grains des épis et s’effectuait
sur une aire spéciale, tantôt au moyen d’animaux (dans le Midi surtout), tantôt au
fléau comme ici (mais la représentation n’est pas réaliste car l’on ne battait pas des
épis réunis en gerbe). Outre l’exaltation du blé et de la vigne, à partir desquels on
élaborait les espèces eucharistiques, ce genre de représentation avait aussi une finalité
morale : les durs travaux saisonniers étaient une image des tribulations répétées de
l’âme pécheresse.

Les cisterciens cherchaient à assurer à chaque abbaye une autonomie


la plus complète possible. Ils se lancèrent donc autant dans les activités
artisanales (le travail du bois, de la laine, du cuir, du fer…) que dans les
activités agraires ou l’élevage, acquérant rapidement une véritable expertise
dans de nombreux domaines, en particulier l’hydraulique, la métallurgie ou
la production lainière. Ces compétences reconnues, comme la rentabilité
exceptionnelle de domaines bien gérés et grevés de faibles dépenses, les
conduisirent rapidement à s’immerger pleinement dans le monde. Les
nombreuses forges cisterciennes qui se multiplièrent en Champagne et en
Bourgogne septentrionale entre 1140 et 1190 servirent ainsi très souvent
aux communautés paysannes voisines. Les surplus céréaliers ou lainiers des
abbayes d’Île-de-France, de Champagne ou de Flandre étaient vendus sur
les marchés urbains les plus proches, où les cisterciens commençaient à
acquérir entrepôts, comptoirs et hospices.
Le rôle des cisterciens dans les défrichements doit en revanche être
relativisé. En dépit de leur aspiration érémitique et des lieux communs que
véhiculent les récits de fondation, les cisterciens ne s’implantent guère au
cœur de zones sauvages, mais choisissent plutôt des sites de lisière, à la
charnière d’espaces déjà habités et exploités par l’homme et d’espaces plus
hostiles, montagneux, boisés ou marécageux. Une fois installés en
revanche, ils engagent souvent une politique d’acquisitions foncières et de
remembrement qui peut aboutir à chasser les anciens occupants et à créer
artificiellement un « désert monastique », à l’image ce qui se produit autour
de l’abbaye de Pontigny, en Bourgogne. Il peut aussi arriver qu’un seigneur
déplace de lui-même des habitants pour favoriser la fondation d’une
communauté cistercienne. À une moindre échelle, ces pratiques se
retrouvent aussi chez les chanoines réguliers ou les ordres militaires. Les
templiers du Mas Deùs, en Catalogne septentrionale, par exemple,
constituent leur patrimoine, entre 1140 et le début du XIIIe siècle,
essentiellement par des achats ou des donations rémunérées. Ces
acquisitions se concentrent dans le Regatiù, c’est-à-dire dans la plaine
irrigable et bonifiable, où les templiers opèrent de véritables regroupements
de parcelles. On retrouve une politique de remembrement identique chez les
templiers de Douzens, non loin de Carcassonne. À la même époque, les
templiers d’Arles et de Saint-Gilles multiplient les acquisitions de vastes
espaces de pâture en Camargue pour y élever des ovins et des bovins à
grande échelle, à destination des marchés urbains.
L’expansion des terroirs cultivés est le fruit d’actions plus diverses, par
leurs acteurs comme par leurs formes. Les paysans continuent d’accroître
leurs exploitations dans les marges des anciens terroirs, le plus souvent au
travers de phases plus ou moins longues de cultures temporaires. Dans
certaines régions comme le Limousin ou les vastes étendues forestières qui
bordent encore le Maine, la Haute-Bretagne et la Basse-Normandie, les
foyers érémitiques constituent autant de nouvelles clairières, qui peuvent
acquérir une dimension substantielle lorsque le petit groupe d’ermites se
transforme en communauté canoniale, comme à La Roë en forêt de Craon,
ou monastique, comme à Savigny, au sud de Mortain, ou à Tiron, dans le
Perche. Les défrichements les plus spectaculaires sont cependant liés à la
fondation de villages neufs. S’ils sont bien mieux connus que les petits
défrichements paysans, leur importance en termes quantitatifs ne doit pas
être exagérée. Ils reflètent toutefois une véritable nouveauté : l’émergence
d’un volontarisme seigneurial, en particulier chez les princes et les grands
seigneurs, qui cherchent ainsi à élargir le nombre des assujettis à leur ban et
à leurs prélèvements. Ces fondations sont souvent associées à un château
(les castelnaus du sud-ouest, les châteauneufs de la France entière) ou à une
église (les sauvetés du sud-ouest). La plupart portent un nom explicite :
Bourgneuf, Neubourg, Villeneuve, Villefranche… Les principaux
fondateurs sont les princes. Les comtes de Toulouse, Alphonse Jourdain et
Raimond V, fondent ainsi, entre Cahors et Toulouse, les villages neufs de
Montech, Castelsarrasin, Montcuq, Beaucaire, Lauzerte, Miramont,
Brassac… Souvent, ils s’associent à d’autres seigneurs pour partager les
frais et les responsabilités, comme le roi Louis VI qui, pour fonder
Montchauvet entre 1118 et 1127, forme un pariage avec les seigneurs de
Montfort et l’abbaye Saint-Germain-des-Prés. Les chartes de fondation ou
de pariage sont peu disertes sur les opérations de défrichement elles-mêmes
et préfèrent se concentrer sur les mesures incitatives destinées à attirer les
colons et sur l’organisation du prélèvement seigneurial. Mais lorsque
peuvent leur être confrontés une carte topographique et un plan cadastral
contemporains, voire quelques observations archéologiques, ces nouveaux
villages sont en général associés à des parcelles cultivées assez régulières,
orientées dans le prolongement des parcelles d’habitat et de jardins,
témoignant d’une véritable organisation collective du défrichement.
On relève enfin quelques opérations de grande envergure. À partir des
années 1130, une deuxième campagne de construction de digues commence
sur le littoral flamand, dans les golfes du Zwin et de l’Yser. Il s’agit
résolument de digues offensives favorisant la poldérisation de vastes
étendues : le terme polder apparaît d’ailleurs pour la première fois dans la
documentation écrite, à Ramskapelle, vers 1130. Le comte de Flandre figure
toujours à l’origine de l’entreprise, mais dans la vallée de l’Escaut ce sont
les nouvelles abbayes cisterciennes (Les Dunes et Ter Doest) qui mènent
l’essentiel des opérations, prenant le relais des anciennes abbayes
bénédictines (Saint-Winoc, Watten, Bourbourg). Les communautés
paysannes regroupées en districts maritimes (les wateringen) sont chargées
de l’entretien des digues et des écluses. Les terres gagnées sur la mer sont
essentiellement utilisées en prés salés et en salines, tandis que la pêche se
développe sur le chevelu des canaux de drainage. Quelques opérations
concernent aussi les marais de l’intérieur : vers 1165, le comte Philippe
d’Alsace fait creuser le principal canal de drainage du marais de Saint-
Omer – la Grande Rivière – et canaliser le cours de l’Aa jusqu’à
Gravelines, le nouvel avant-port de la ville ; en 1169, il fait assécher les
marais de l’Aa, entre Watten et Bourbourg. C’est aussi des années 1160-
1170 que datent les premières levées ou « turcies » construites à l’initiative
d’Henri II Plantagenêt dans la région de Saumur et en Anjou pour endiguer
la Loire et ouvrir à la culture les étendues submersibles des rivages. Pour
cela le comte-roi fait appel à des hôtes qui sont installés sur les digues avec
la charge de les entretenir sous la direction de ministériaux comtaux. Dans
les années 1180 commence aussi, fort timidement, le drainage du marais
poitevin, une nouvelle fois à l’initiative de communautés cisterciennes.
Mais au total, il s’agit encore d’exceptions : la conquête des milieux
humides est un phénomène du XIIIe siècle.
F ’ F (C - ’O ).

Ce grand bâtiment de la fin du XIIe siècle, long de cinquante-trois mètres, large de


treize mètres et demi et doté de puissants contreforts, s’élevait à proximité d’un canal
qui fournissait la force motrice nécessaire au fonctionnement d’un moulin, abrité dans
la partie gauche de l’édifice. La forge elle-même se trouvait dans la vaste salle
centrale. L’étage constituait un espace de réserve.

Le poids nouveau du marché

L L C ’A (L R )
( . 1104-1122)
P bonnes actions, nombreuses et excellentes qui furent
réalisées du temps de l’abbesse Tiburge, celle-ci fut réalisée sur le
conseil de cette sainte congrégation [les moniales de Sainte-Marie de
La Charité] et sur celui d’hommes particulièrement experts : Geoffroy
le Bourgeois, Marchier fils d’Amauguin et beaucoup d’autres. À
savoir que la terre de l’aumônerie, sur le conseil de l’aumônière Anne
elle-même, fut confiée pour que des vignes y fussent plantées. En effet,
la sainte congrégation, les hommes susdits et l’aumônière Anne elle-
même, considérant les grandes difficultés de mise en valeur de la terre
et tout ce qui était nécessaire en bœufs, bouviers et autres, trouvèrent
que le revenu était vraiment minime par rapport à l’ampleur de la
dépense. En revanche, ils virent un grand profit si la terre était confiée
pour que des vignes y fussent plantées. C’est pourquoi la terre fut
confiée à des hommes pour y planter des vignes à condition que si l’un
d’eux veut vendre sa vigne, il ne peut la vendre ni la donner à une
autre église qu’à cette sainte église. Il reste aussi que si l’un d’eux
veut conduire sa vendange, qu’il la conduise ; sinon, qu’il ait
nécessairement là un tonneau dans le pressoir de Sainte-Marie et qu’il
paie alors le juste droit de pressurage. Enfin, qu’ils rendent la juste
dîme, comme c’est la coutume dans cette seigneurie et pour chaque
arpent trois setiers de seigle de vinage et quatre deniers de cens. [Suit
la liste des tenanciers et des superficies qui leur sont confiées].

Un des facteurs de dynamisme les plus puissants réside, à partir de la


fin du XIe siècle, dans l’influence croissante exercée par la ville et le marché
sur l’économie rurale. La hausse continue de la demande seigneuriale et
urbaine favorise d’abord la diffusion de certaines activités aux dépens de la
polyculture vivrière traditionnelle. La culture de vigne, pratiquée basse dans
le nord, haute dans le Midi, se répand largement. En Quercy et en
Toulousain, cette extension devient massive à partir des années 1120-1130,
en lien avec l’urbanisation de la région et l’implantation des nouveaux
établissements cisterciens et hospitaliers. En Bordelais, en Gascogne, en
Charente et en Poitou, elle s’accentue encore dans les dernières décennies
du siècle lorsque débute l’exportation régulière de vin vers l’Angleterre et
la Flandre par les ports de Bordeaux et La Rochelle. La demande urbaine
explique aussi l’essor de vignobles moins éloignés des grandes régions
urbanisées où la vigne ne peut être cultivée. C’est le cas des vignobles du
Laonnois et du Soissonnais, situés à une centaine de kilomètres au sud des
ports de l’Escaut – des marchands flamands sont mentionnés à Soissons dès
1066 – des vignobles d’Alsace et de Moselle qui exportent leur vin vers les
villes rhénanes, des vignobles de Champagne et d’Auxerrois enfin, qui
approvisionnent Paris (mais la capitale dispose aussi de ses propres
vignobles périurbains). La vigne est une culture savante, qui exige une
grande attention et réclame beaucoup de travail, mais sa rentabilité
commerciale est si bonne qu’elle explique la spécialisation précoce de
certains terroirs. De nombreux seigneurs ne s’y trompent pas qui, à l’image
des moniales de La Charité d’Angers, se lancent dans l’activité viticole à
des fins commerciales dès le début du XIIe siècle.
Le XIIe siècle voit par ailleurs se diffuser tout aussi largement la culture
du froment et de l’avoine. Ici, le rôle des exigences seigneuriales apparaît
fondamental : les grands ont besoin d’avoine pour leur abondante cavalerie
et recherchent du pain blanc pour leur table. Ils introduisent donc de plus en
plus souvent ces céréales dans les redevances en nature qu’ils exigent de
leurs dépendants. En 1106, les cens en nature versés par les hommes de
Bienvilliers, au sud d’Arras, sont ainsi composés pour moitié de froment.
Dans le Maine, le froment représente la seule céréale levée sur les terres
nouvellement défrichées, alors même que ces terres ne sont pas les
meilleures pour ce type de culture, assez fragile. En Bas-Languedoc, les
albergues sont toujours exigées en avoine.
Certains seigneurs, en particulier ecclésiastiques, investissent aussi
dans l’élevage, de nouveau à destination des marchés urbains. Il peut s’agir
d’un élevage d’embouche, surtout pour les bovins. Le plus souvent il s’agit
de grands troupeaux d’ovins dont la laine est destinée à l’activité textile qui,
à partir de la fin du XIe siècle, se concentre de plus en plus dans les villes.
Les abbayes flamandes utilisent les prés salés gagnés sur la mer pour leurs
immenses troupeaux de moutons. On constate enfin un essor de l’artisanat
rural. De nombreuses activités restent bien sûr effectuées au sein de chaque
foyer, à commencer par le travail textile et la petite menuiserie, et les
principaux artisans demeurent attachés à la curtis seigneuriale. Mais les
mentions d’artisans sont de plus en plus nombreuses, attestant l’essor d’un
petit groupe non paysan au sein des communautés villageoises. À en juger
par les découvertes archéologiques ou les énumérations des produits
écoulés sur les marchés ruraux, il s’agit pour l’essentiel des métiers du
métal, du cuir et de la construction.
La multiplication de ces marchés ruraux, liée à l’essor des surplus
agricoles et des activités artisanales, représente un deuxième facteur du
dynamisme des campagnes. Aux XIe-XIIe siècles, on recense par exemple
une vingtaine de nouveaux marchés en Saintonge et une soixantaine en
Toulousain, tous situés à l’immédiate proximité d’un château ou d’une
église, dans les cités (Saintes, Cahors, Rodez), les bourgs abbatiaux (Saint-
Jean d’Angély, Conques, Saint-Sernin, Moissac…) ou les gros villages
castraux (Cognac, Saint-Antonin-Noble-Val, Foix…). En Normandie, sur
les quarante-sept bourgs fondés entre 1025 et 1130, vingt sont dotés d’un
marché ou d’une foire. Ces nouveaux marchés sont fondés par les princes
ou la haute aristocratie châtelaine : il faut pouvoir assurer la paix et la
sécurité, non seulement du marché et des transactions, mais aussi des routes
qui y conduisent et de ceux qui les empruntent. Ces marchés sont d’abord
animés par les seigneurs eux-mêmes, qui y écoulent les plus gros surplus,
en particulier les établissements monastiques qui recherchent et obtiennent
des seigneurs l’exemption des leudes et des taxes commerciales. Mais
l’amélioration générale de la production et une forte incitation seigneuriale
conduisent aussi les dépendants à les fréquenter.
L e
XII

Le développement de ces marchés accélère la monétarisation des


campagnes. Cette dernière transparaît derrière l’inflation des mentions de
monnaie dans les actes de la pratique qui se produit entre 1080 et 1120,
aussi bien en Picardie qu’en Mâconnais ou dans le Maine. Elle ressort aussi
des masses d’argent que brassent certains seigneurs. Vers 1060-1070, une
modeste abbaye comme Saint-Pierre-des-Préaux, en Normandie, manie déjà
la somme de 100 livres, ce qui représente concrètement – la livre n’étant
qu’une monnaie de compte – 24 000 pièces d’un denier. L’abbaye de Cluny
manie pour sa part 300 livres par an vers 1080 et 3000 livres vers 1180, un
siècle plus tard. Un grand seigneur provençal, Raimond de Baux, est en
mesure de prêter au comte de Barcelone 11 000 sous dès 1113, puis 130
marcs d’argent (soit plus de 32 kg d’argent, environ 6 500 sous) vers 1130.
La diffusion de la monnaie concerne aussi les paysans, autant par le biais de
l’évolution des prélèvements que par le recours au marché. En effet, les
seigneurs, avides d’argent frais, encouragent partout la commutation des
cens en argent. Dès les années 1130, ces derniers deviennent prépondérants
dans la plupart des régions, même si réapparaissent régulièrement, comme
nous l’avons vu, des cens en nature. Les seigneurs sont en effet placés
devant un dilemme. Les cens en argent leur procurent les facilités de
trésorerie que leur mode de vie exige, mais leur valeur réelle est peu à peu
laminée par la dévalorisation des espèces monétaires – l’expansion
marchande, qui implique des stocks plus considérables de monnaie, entraîne
en effet un affaiblissement de la teneur des espèces en métal précieux – et
par la hausse des prix nominaux (pour en apprécier l’impact, il suffit de
relever qu’en Picardie, par exemple, le prix d’un cheval de selle double
entre 1140 et 1195). Les redevances en nature permettent en revanche aux
seigneurs de profiter de la hausse des prix, d’autant que, disposant de
moyens de stockage importants, ils peuvent attendre les périodes de soudure
pour écouler leurs réserves, mais cela suppose une gestion du temps qui
n’est guère dans leurs habitudes. Ils résolvent en général ce dilemme au
coup par coup, en profitant notamment des gains de nouvelles terres pour
ajuster et différencier leurs prélèvements.
La plupart des pièces sont issues de monnayages seigneuriaux ou
épiscopaux dont l’aire de diffusion reste locale, à l’image du denier
chartrain, frappé par l’évêque, dont l’usage s’étend approximativement au
diocèse de Chartres. Cette fragmentation monétaire est renforcée par
l’apparition régulière de nouvelles monnaies : certains seigneurs comme les
sires de Bourbon ou de Vierzon, sont en effet motivés par les gains attendus
du seigneuriage ou par le fait qu’il s’agit d’un signe éminent de pouvoir et
de prestige. Cependant, certaines monnaies frappées en plus grande quantité
par de plus puissants seigneurs, comme les deniers melgoriens ou viennois
dans le Midi méditerranéen, le denier tournois dans l’ouest de la France ou
le denier provinois dans le nord et l’est, accèdent au cours du XIIe siècle au
rang de monnaie inter-régionale. Une telle situation suppose la mise en
place de systèmes d’équivalence et le développement d’activités de change
confiées à des spécialistes. On devine qu’un tel processus est à l’œuvre
lorsque les actes de la pratique commencent à stipuler le nom de la monnaie
dans laquelle une transaction est réalisée, ce qui se produit en Languedoc
dès le milieu du XIe siècle, en Normandie et en Poitou vers 1060-1070, en
Touraine, en Bourgogne et en Flandre à partir de 1080.
L e
XII

Cette monétarisation est bien sûr très inégale selon la densité du réseau
des marchés et l’importance du tissu urbain. De manière générale, elle
affecte plus les espaces les plus proches ou les mieux reliés aux villes.
Enfin, elle rend l’économie rurale de ces espaces plus vulnérable à
l’inflation, laquelle peut être aggravée, à partir du milieu du XIIe siècle
surtout, par les mutations monétaires des seigneurs, toujours tentés par un
gain rapide et facile.

La diversification de la société rurale

La croissance favorise une diversification de la société rurale qui


s’accentuera tout au long du XIIIe siècle. Elle suscite d’abord l’émergence
d’une élite paysanne. En Gascogne, cette élite s’appuie sur un mode
d’organisation familiale et foncière particulier, le casal, dont les chefs
dominent la société rurale et peuvent même, à l’occasion, médiatiser
l’autorité seigneuriale. Mais cette élite existe même en l’absence d’une telle
structure. Partout émergent quelques individus plus riches en terres et en
biens meubles, plus à même de vendre sur les marchés les surplus de leur
production. Au nord de la Loire, un critère de différenciation fait
rapidement son apparition : la possession d’un train de labour. Les origines
de ce surcroît d’aisance demeurent presque toujours inconnues aux
historiens. Tout juste peut-on remarquer que ces « laboureurs » ou ces « rics
homs » sont souvent liés au prêtre de la paroisse, voire à des agents
seigneuriaux. Certains peuvent même se faire collecteurs de dîmes et
percevoir une rémunération sous la forme d’un intéressement.
Dans les dernières décennies du XIIe siècle, on assiste parallèlement à
la multiplication des signes témoignant d’un renforcement du poids de la
seigneurie sur certaines catégories paysannes, au point que l’on a pu
évoquer les débuts d’un nouveau ou d’un second servage. Ce phénomène ne
doit pas être confondu avec les actions judiciaires menées par certains
seigneurs ecclésiastiques du nord de la Loire pour rétablir leur autorité sur
des ministériaux enrichis en voie d’émancipation sociale, car ces actions
restent ponctuelles et souvent peu couronnées de succès. Quels sont donc
les signes de ce nouveau servage ? En premier lieu le fait que le seigneur
dispose à sa guise des personnes et de leur progéniture, peut les déplacer,
les échanger ou les vendre. Ensuite qu’il exige certaines redevances
spécifiques : une queste ou une taille, de nouvelles corvées ou un chevage,
ainsi que la prestation d’un hommage servile. Les premiers exemples d’une
telle sujétion se repèrent en Gascogne, en Catalogne, en Quercy dès la fin
du XIe siècle, puis leur multiplication donne l’impression d’une extension à
la fois démographique et géographique à partir des années 1170-1180. Les
régions plus au nord ne commenceront à être affectées par le phénomène
qu’à partir du milieu du XIIIe siècle. La logique de gradation des conditions
qui avait cours depuis le Xe siècle tend ainsi à s’effacer au profit d’une
juridisation plus nette des statuts et d’une polarisation plus forte au sein de
la société paysanne entre les libres d’un côté et les serfs de l’autre – une
distinction qui ne recoupe pas systématiquement la polarisation économique
entre riches et pauvres.
La diffusion du crédit et donc de l’endettement joue un rôle croissant
dans cette diversification de la société paysanne. Certes, le prêt à intérêt est
théoriquement interdit par l’Église sous le terme d’usure, laquelle est
régulièrement dénoncée par les conciles œcuméniques ou provinciaux tout
au long du XIIe siècle. Mais celui-ci se glisse malgré tout dans la société
sous la forme du prêt sur gage et surtout du mort-gage : l’emprunteur
abandonne les revenus d’un bien ou d’un droit pour une durée déterminée
en contrepartie du prêt d’une somme d’argent, les revenus du bien mis en
gage couvrant à la fois le remboursement et les intérêts. Les actes conservés
dans le cartulaire du chapitre d’Agde attestent que ce type de transaction
prend son essor au voisinage de la ville à partir du milieu du XIIe siècle.
C’est aussi le cas dans la région chartraine, où les contrats de mort-gage se
diffusent entre 1150 et 1250, à l’initiative surtout des établissements
ecclésiastiques, vieilles abbayes bénédictines comme Saint-Père de Chartres
ou, de manière plus fréquente, nouvelles fondations canoniales urbaines
telles Grand-Beaulieu ou Saint-Jean-en-Vallée, qui paraissent ignorer la
condamnation du mort-gage par le concile de Tours en 1163.
Une autre technique de crédit apparaît dans la deuxième moitié du
e
XII siècle : la rente constituée, qui permet d’acquérir une somme d’argent
en échange de la constitution d’une rente annuelle perpétuelle assise sur une
terre. L’amortissement est réalisé entre douze et vingt-cinq ans pour le
prêteur et ne représente pour l’emprunteur qu’un léger accroissement des
prélèvements dus au seigneur qui, en l’occurrence, est souvent aussi le
créancier. La rente étant en général stipulée en monnaie, elle subit en outre
l’érosion due à l’inflation. Les premiers créanciers sont les seigneurs,
notamment les seigneurs ecclésiastiques qui, dès la fin du XIe siècle, prêtent
régulièrement aux seigneurs laïques, par exemple à l’occasion des départs
en croisade ou en pèlerinage. Mais il arrive aussi que certaines
communautés rurales, à l’image de celle de Tende, dans la haute vallée de la
Roya, enrichie par les activités d’élevage, soient, dès la fin du XIIe siècle, en
mesure de consentir un prêt à leur seigneur, en profitant pour obtenir au
passage la suppression ou l’aménagement de certains prélèvements. Le
crédit est enfin le fait de juifs, dans les campagnes comme dans les villes, et
se développe de plus en plus entre paysans, à l’intérieur même des
communautés rurales, en lien avec la monétarisation de l’économie, l’essor
du marché de la terre et la diffusion de certains équipements onéreux
comme les trains de labour.

II. V ,
À partir de la deuxième moitié du XIe siècle, la tendance au
regroupement de l’habitat s’accentue, achevant de former dans de
nombreuses régions le tissu des villages que nous connaissons encore
aujourd’hui. Cette évolution apparaît toutefois plus lente et plus contrastée
qu’on ne l’a longtemps affirmé. Elle s’accompagne en revanche d’une
intensification de l’action humaine sur l’environnement et les paysages.

Le regroupement de l’habitat

Si l’on se place à la fin du XIIe siècle, l’habitat groupé paraît nettement


dominant dans deux vastes espaces : le nord et l’est d’une part, de la
Picardie à la Bourgogne en passant par la Champagne, la Lorraine et l’Île-
de-France, les pays du littoral méditerranéen d’autre part.
Dans le nord et l’est une première évolution affecte les matériaux de
construction, puisque l’on constate une nette progression de la pierre aux
dépens du bois. L’évolution la plus importante concerne toutefois
l’organisation des unités d’exploitation. Désormais les fonctions ne sont
plus éclatées entre une multitude de petits bâtiments répartis sur une aire
assez vaste, mais regroupées dans quelques bâtiments proches les uns des
autres. Ces fermes ou ces maisons paysannes sont entourées de jardins et de
vergers (les ouches) en nombre variable. Leur disposition au sein du village
revêt encore souvent l’aspect d’une nébuleuse, mais on relève une
structuration plus nette autour d’une place centrale et d’un ou deux pôles
majeurs : l’église surtout, elle-même associée à un cimetière, le château
plus rarement. En Île-de-France, en Picardie et en Lorraine, les villages-
rues, où les parcelles d’habitat s’alignent de part et d’autre d’un axe de
circulation central, sont fréquents. Cet axe est en général assez large et
présente en fait plus l’allure d’une place que d’une rue. On s’en sert pour le
stockage du fumier ou plus souvent pour le rangement du matériel
d’exploitation : c’est ce qu’on appelle l’usoir. À l’arrière des maisons se
trouvent les parcelles de jardin, dans le prolongement desquelles s’étendent
les parcelles en lanières des champs. En Anjou et en Touraine, les villages
sont fréquemment entourés d’une clôture, simple palissade plus que
véritable enceinte, délimitant une aire dominée par un château ou une église
et où se déploient les maisons. On y trouve de vastes espaces non bâtis qui
sont parfois utilisés pour un marché. À Vihiers par exemple, où un premier
marché avait été fondé à côté du castrum dès le premier quart du XIe siècle,
le comte Foulque le Jeune fonde un second marché en 1125. Dans la foulée,
il fait élever une enceinte de plan quadrilatéral, qui englobe une nouvelle
église et, en son centre, les halles. Beaucoup plus rares sont les villages
dont le parcellaire reflète un aménagement complètement programmé, à
l’image de Bourg-l’Évêque dans le diocèse d’Angers.

L V (M - -L )
L P (H )

Dans les régions méditerranéennes, le village se présente le plus


souvent comme une agglomération fortifiée resserrée autour du château,
souvent perchée sur un coteau, une « roque » ou un « puech ». Ici la pierre
est reine et la tuile se répand massivement aux dépens des toits de roseaux,
favorisant l’élaboration précoce de systèmes de récupération et
d’évacuation des eaux. Les maisons sont jointives et les rues étroites : si les
treilles se diffusent, les jardins sont rejetés à la périphérie et le village a tous
les traits d’une ville en miniature, au point que l’on a pu parler d’urbanisme
villageois. De manière significative, le terme domus, jusque-là réservé aux
maisons urbaines, se généralise aux dépens de l’ancien terme casa, tandis
que le mot staris fait simultanément son apparition dans les villes et les
villages. Au centre du village figurent la tour maîtresse où réside le seigneur
et l’enclos où se serrent les maisons de chevaliers. À partir des années
1030-1060 celles-ci sont souvent dotées d’un étage (solarium) ou d’une
tour. S’y ajoute assez souvent l’église du village. Tout ceci correspond à ce
que les sources latines appellent le cinctus superior ou le fortalicium, les
sources occitanes le capcastel. Tout autour viennent les maisons paysannes,
elles-mêmes enserrées d’une clôture (le cinctus inferior) le plus souvent
simplement formée par les murs jointifs et aveugles des maisons
périphériques, comme à Peyriac en Minervois ou Vias en Agadès dès les
années 1140, Le Pouget en Biterrois avant la fin du XIIe siècle. Dans les
régions de forte implantation monastique, les villages se sont plutôt
développés autour d’une église ou d’un prieuré. Mais la construction, dans
la deuxième moitié du XIIe siècle, d’une enceinte villageoise et parfois
même d’une tour ou d’un élément fortifié associé à l’église tendent peu à
peu à effacer les différences morphologiques entre villages castraux et
villages ecclésiaux. En Gascogne, ces premières enceintes villageoises sont
construites aussi bien à l’initiative des communautés d’habitants, comme à
Saint-Sever, qu’à celle du seigneur, comme à l’Isle-d’Arbéchan. Dans les
zones montagneuses, comme sur les contreforts méridionaux du Massif
central, perdurent enfin jusqu’à la fin du siècle des villages entièrement
chevaleresques comme Montpeyroux en Lodévois. L’habitat paysan est
alors dispersé ou regroupé dans un second village, situé en contrebas dans
la plaine. Ce dédoublement entre habitat de plaine et habitat de hauteur se
constate aussi en Provence à partir des dernières décennies du XIIe siècle.

L B -L (900-
1199)
L - S -J - -F (H ).

L’église Saint-Jean, attestée dès l’époque carolingienne, s’élevait au débouché des


gorges de l’Hérault dans un lieu qui, à partir des années 1025-1031, vit passer la route
principale descendant de l’abbaye de Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert) vers la
plaine. C’est dans ce contexte qu’un habitat se concentra peu à peu autour de l’église.
En 1162, un diplôme de Louis VII et une bulle d’Alexandre III autorisèrent l’abbé de
Gellone, seigneur des lieux, à fortifier le village. Une enceinte vint alors fixer
l’extension du bâti dans de nouvelles limites et lui conférer une monumentalité proche
du bourg castral ou de la petite ville. L’imposante tour-porche visible sur la
photographie en constitua la principale entrée. C’est à la suite de cette transformation
que Saint-Jean devint Saint-Jean-de-Fos, de « forcia », fortification.

On a longtemps considéré d’un même mouvement l’apparition des


sites castraux ou ecclésiaux et leur accession au rang de véritables villages
pourvus d’un peuplement substantiel. Pourtant, comme incitent à le penser
les prospections archéologiques, il s’écoule en général de longues décennies
entre l’une et l’autre. En Languedoc, Provence, Vivarais et Dauphiné, des
régions où les sites castraux et ecclésiaux se sont multipliés dès les Xe-
XIe siècles, ce n’est qu’au XIIe siècle que la concentration des hommes
(congregatio populi) prend de l’ampleur et que la plupart des habitats
secondaires sont abandonnés. C’est même seulement à partir des environs
de 1150 que ce regroupement devient significatif sur le plan quantitatif et
que l’on peut légitimement parler de village castral (castrum populatum).
L’évolution est semblable en Roussillon, où les celleres ne deviennent de
véritables villages que dans la seconde moitié du XIIe siècle. Même situation
encore à Najac, en Rouergue, qui a récemment fait l’objet d’une étude
archéologique approfondie : si un château est mentionné dès les environs de
1100, le bourg castral ne semble pas se développer avant les années 1180.
Dans l’ouest, en Anjou, Touraine, en Haute-Bretagne et dans le Maine, mais
aussi en Normandie, la grande période de fondation des bourgs, qu’ils
soient castraux ou ecclésiaux, se situe entre 1030 et 1120, même si l’on
rencontre encore quelques fondations jusqu’aux alentours de 1150. Mais ici
aussi, à l’exception de quelques bourgs castraux précoces, la phase de
peuplement intensif correspond à un long XIIe siècle. À Rigny-Ussé en
Touraine, par exemple, l’église, qui attire à elle le cimetière entre le Xe et le
milieu du XIe siècle, ne polarise vraiment l’habitat qu’à partir du XIIe siècle.
En revanche, les dernières créations castrales de la fin du XIIe siècle ou du
début du XIIIe siècle, plus rarement associées à une église que les châteaux
antérieurs, ne parviennent pas à fixer de nouvel habitat.
Le processus de création d’un village castral peut être illustré par
l’exemple bien connu d’Ardres, en Boulonnais, grâce à un texte
exceptionnel, la chronique de Lambert d’Ardres. En effet, même si ce récit
est relativement tardif (il date des environs de 1200) et paraît souvent
tendancieux (écrit par le chapelain du seigneur, il comporte une indéniable
dimension encomiastique), il reste riche d’intérêt. Le site d’Ardres se trouve
en Flandre méridionale, entre Calais et Saint-Omer, sur un versant dominant
des marais. Une première occupation du site, autour d’une taverne, est liée
au passage d’un cours d’eau et d’une route commerciale qui conduit aux
ports de la Manche. La greffe castrale se fait à l’initiative d’Arnoul Ier
(1049-1094) : celui-ci abandonne son ancien château de Selnesse, distant de
trois kilomètres, et transfère sa résidence à Ardres, où il fait élever une
motte et construire une écluse et un moulin. Pour attirer de nouveaux
habitants, il crée un marché, abrité dans une seconde enceinte, et instaure un
régime seigneurial favorable. Puis il fonde près du marché une nouvelle
église, qu’il fait bientôt desservir par un chapitre de chanoines et qui capte
les fonctions paroissiales d’une ancienne église des environs. Tous les
éléments d’une création réussie sont ici réunis : un site anciennement
occupé, la présence d’un axe commercial, la création d’un marché et
d’équipements agricoles, la fondation d’un lieu de culte. Une telle création
suppose des moyens financiers importants et de solides appuis, en
l’occurrence le comte de Boulogne, qui concède en fief à Arnoul ses droits
sur deux hameaux des environs et appuie la concession de franchises, et
l’évêque de Thérouanne, qui collabore à la fondation de l’église et du
chapitre. Les créations de villages sont en effet des opérations réservées aux
plus puissants seigneurs. Mais elles bénéficient aussi à la petite aristocratie
qui les entoure et vient habiter à proximité, dans des conditions diverses. De
nombreuses prospections archéologiques ont par exemple révélé l’existence
de mottes secondaires à côté de la motte principale, qui elle-même se
distingue souvent en évoluant en donjon maçonné au cours du XIIe siècle. À
Ardres, le récit de Lambert permet de suivre le réaménagement de la
résidence seigneuriale vers 1120. À cette date, Arnoul II (1094-1138) fait
appel à un charpentier renommé pour construire sur sa motte un nouveau
donjon de bois, plus monumental, auquel semblent accolés un bâtiment de
service (cuisine, porcherie, poulailler) et une grande salle de réception. Le
donjon lui-même étage sur trois niveaux les celliers et les greniers, la pièce
à vivre, les chambres et une chapelle. Un dernier enseignement peut être
tiré de l’exemple d’Ardres : l’absence de contrainte physique sur les
paysans. Le regroupement repose sur un contexte favorable bien exploité et
sur l’incitation seigneuriale. Le volontarisme seigneurial est cependant
souvent plus net qu’ici. Dans l’ouest par exemple, les préambules des
chartes de fondation de bourgs montrent clairement que les seigneurs ont la
volonté de regrouper dans le nouveau site les populations dispersées des
alentours. Les donations en faveur des grandes abbayes ligériennes
(Marmoutier, Saint-Florent de Saumur, Saint-Aubin d’Angers, Saint-Serge
et Saint-Bach…) visent de même explicitement à favoriser l’implantation
d’un prieuré, dont les seigneurs attendent qu’il contribue activement au
développement démographique et économique du site.
U :L (V ).

Situé sur le versant septentrional du massif du Luberon, en Provence, le castrum de


Lacoste est mentionné pour la première fois au milieu du XIe siècle dans une charte
de l’abbaye Saint-Victor de Marseille. Il conserve encore aujourd’hui les principaux
caractères d’un village castral méditerranéen. L’habitat y apparaît groupé sur un site
de hauteur, autour d’un château (les ruines visibles sur la photographie datent de la fin
du XIIe et du XIIIe siècle). Un premier groupe de maisons proches du château a été
enserré dans une enceinte, bien visible à gauche. Vergers et jardins sont rejetés en
périphérie, tandis que les vignes et les champs se trouvent en contrebas, sur le
piémont ou dans la plaine.
U ,L (A ).

Le petit village de Loupia, en Bas-Razès, constitue un exemple remarquable de


village ecclésial. On discerne facilement sur la photographie les deux anneaux
concentriques de maisons regroupées autour de l’église. Le premier est tout entier
situé à l’intérieur du cercle de trente pas de l’aire d’asile définie autour des églises
depuis l’Antiquité tardive et renforcée par les conciles de la paix de Dieu. Le second
fut consolidé par la décision de l’abbé d’Alet, le seigneur du lieu, peu avant 1197, de
doter le village, jusque-là ouvert, de murs et de fossés.

Qui joue le rôle principal : l’église ou le château ? À l’évidence, la part


de l’un et de l’autre varie beaucoup en fonction de la chronologie et du
contexte régional. En Gascogne par exemple, on a pu distinguer deux
phases très différentes. Du Xe au début du XIIe siècle, les villages ecclésiaux
regroupés autour des abbayes ou des prieurés dominent largement. Leurs
habitants disposent de l’immunité et de la liberté personnelle. Souvent
pourvus d’un marché, nombre de ces villages (La Réole, Sorde, Saint-
Sever, Lectoure, Éauze…) ont une vocation urbaine qui s’affirme au cours
du XIIe siècle. Les sites castraux tel Morlaas sont encore très rares. Puis à
partir des années 1130 et jusqu’au cœur du XIIIe siècle, les villages castraux
se multiplient, éclipsant presque complètement les créations ecclésiales.
Parfois le château vient se greffer sur un site ecclésial demeuré au stade de
hameau et lui donner le dynamisme qui lui faisait défaut, comme à Jégun ou
Vic-Fézensac, où le comte « enchâtelle » le bâtiment ecclésial lui-même.
Mais la plupart du temps il s’agit de fondations nouvelles, appelées
castelnaus, qui dévitalisent d’anciens sites castraux (appelés dès lors
« castelvielhs ») ou ecclésiaux (ainsi à L’Isle-Jourdain). À une échelle plus
modeste, l’étude du village de Vilarnau, situé dans la vallée du Tet, en
Catalogne septentrionale, a mis au jour une dialectique complexe entre
l’église et le château qui dut être assez fréquente. Ici, une église dédiée à
Saint-Christophe et entourée d’un cimetière est élevée dès la fin du
IXe siècle ou dans la première moitié du Xe siècle. Un premier habitat,
attesté par la découverte d’une quarantaine de silos à grains et les
bouleversements du sol, commence à s’agglomérer à partir de la seconde
moitié du Xe siècle (Vilarnau d’Amont). Il est encore modeste lorsqu’au
milieu du XIe siècle la fondation d’un château à 300 m au nord-est (Vilarnau
d’Avall) par une famille vassale des seigneurs du Canet, capte le
dynamisme local et dévitalise l’ancien village ecclésial, qui semble
abandonné au début du XIIe siècle. Celui-ci connaît cependant un renouveau
à partir de la fin du XIIe siècle et dans le courant du XIIIe siècle, une fois
réoccupé par une branche cadette de la lignée castrale. De nouveaux silos et
un nouvel habitat réapparaissent autour de l’église et de l’enclos cimitérial,
lesquels font eux-mêmes l’objet d’une fortification. La clôture du cimetière
permet par ailleurs de délimiter l’espace domestique et l’espace funéraire
qui, auparavant, étaient largement imbriqués l’un dans l’autre.
Au-delà de ces variations chronologiques, la recherche tend
aujourd’hui à revaloriser le rôle de l’église, longtemps occulté par le
caractère plus neuf et plus spectaculaire du regroupement castral, en
particulier dans les régions méridionales. Si l’on se place une nouvelle fois
à la fin du XIIe siècle, les villages ecclésiaux – c’est-à-dire les habitats
groupés autour d’une église sans qu’il y ait de château – sont de loin les
plus nombreux dans les régions atlantiques et septentrionales. Tout en
restant minoritaires, ils sont aussi plus nombreux qu’on ne l’a longtemps
cru dans les régions méridionales. Ils l’emportent même sur les villages
castraux dans certains petits pays comme le Haut-Quercy, le bassin de
l’Aude, le Lodévois, le bassin de l’Hérault ou la région de Fréjus. Le
regroupement des hommes autour des églises, souvent amorcé dès les VIIIe-
Xe siècles, découle pour l’essentiel de la sécurité et de la paix apportées par
la présence du bâtiment ecclésial et du cimetière. Il existe toutefois
plusieurs types de villages ecclésiaux. Les plus nombreux sont liés à la
présence d’une abbaye ou à l’implantation d’un prieuré monastique. C’est
le cas par exemple des villages apparus autour des dépendances des abbayes
d’Aniane ou de Gellone en Bas-Languedoc, de Cluny en Bourgogne, de
Marmoutier dans l’ouest. D’autres villages ecclésiaux naissent du
lotissement d’une partie de l’aire cimitériale, laquelle présente encore
souvent une grande envergure, comme à Neau ou Bais, en Haute-Bretagne,
dès le XIe siècle, La Roë ou Belle-Noue en Anjou au XIIe siècle. On compte
ainsi une soixantaine de cimetières habités en Anjou, Maine et Haute-
Bretagne et plusieurs dizaines d’autres en Alsace, en Roussillon ou en Bas-
Languedoc. Ces espaces bénéficient parfois d’un régime seigneurial allégé,
voire d’un statut proche des sauvetés, ce qui pourrait expliquer que des
marchés s’y tiennent. De manière certes imprécise, l’évêque de Rennes
mentionne ainsi qu’il a béni le cimetière de La Chapelle-Saint-Aubert, vers
1160, « pour qu’il serve de refuge aux vivants ». L’implantation d’un
habitat semble toutefois surtout motivée par le statut désormais sacré de la
terre des morts, qui attire aussi les vivants. Les sauvetés représentent un
dernier type de villages ecclésiaux. Il s’agit d’enclos, dépourvus d’enceinte
mais délimités par des croix, au sein desquels l’habitat villageois se
regroupe autour de l’église. Surtout attestées en Auvergne et dans le sud-
ouest entre 1050 et 1130, ces sauvetés offrent à ceux qui s’y établissent une
immunité judiciaire particulière et l’allégement de certains prélèvements
fonciers – ceux qui pèsent sur les parcelles habitées et les jardins, car les
redevances partiaires levées sur les champs demeurent élevées et sont en
général entre les mains de seigneurs laïcs ou partagés entre ces derniers et
l’église. Car nombre de ces sauvetés découlent moins de la seule initiative
ecclésiastique que d’une collaboration entre la haute aristocratie et de
grands établissements monastiques, bénédictins à la fin du XIe siècle, tels
Moissac ou Conques, templiers ou hospitaliers au XIIe siècle.
L J (S - -L ), ’
.

Situé à quelques kilomètres au sud de l’abbaye de Cluny, le doyenné de Jalogny (on


dirait ailleurs le prieuré) s’étend aux XIIe–XIIIe siècles sur une cinquantaine d’ares. À
l’intérieur d’un enclos percé de deux portes figurent de nombreux bâtiments : une
vaste église datant du XIe siècle, dont le chevet et le clocher furent repris au
XIIIe siècle, une grange du XIe siècle, un logis conservé seulement dans son état du
XIIIe siècle, et divers bâtiments d’exploitation. Chaque doyenné constituait un centre
domanial, dont le régisseur administrait un ensemble seigneurial assez unifié,
organisant les corvées des paysans, et percevant leurs redevances. Il s’agissait aussi
d’un centre d’activités agricoles et artisanales, parfois pourvu d’un four, d’un moulin,
d’une pêcherie. Il s’agissait enfin d’un centre de vie religieuse, où résidaient en
permanence quelques moines, éventuellement chargés de surveiller les desservants
des cures dépendant de l’abbaye-mère. Par ces diverses composantes, comme par la
présence fréquente d’une monumentale tour-clocher, les prieurés imitaient les sites
châtelains et rivalisaient avec les seigneurs laïques.
Un dernier élément atteste le rôle majeur des églises dans le
regroupement des populations : pour réussir à polariser durablement
l’habitat, un site castral devait en effet nécessairement s’adjoindre une
église et faire en sorte qu’elle soit pourvue, à plus ou moins long terme, des
fonctions paroissiales. Trois cas de figure étaient possibles : soit le château
se surimposait à un site paroissial antérieur – c’est, semble-t-il, le cas le
plus fréquent dans la plupart des régions de l’ouest de la France – soit la
chapelle castrale parvenait à capter les fonctions paroissiales d’une église
voisine peu à peu dévitalisée, soit elle réussissait à s’ériger en nouvelle
église paroissiale, resserrant de la sorte le tissu paroissial antérieur. Dans
ces deux dernières configurations, les plus fréquentes en Languedoc et en
Provence, c’est bien la logique castrale qui l’emporte dans le choix du site
et la genèse du village. Mais, pour espérer prospérer, le nouveau site castral
doit se doter d’un lieu de culte exerçant un certain rayonnement. À ce jeu,
les plus puissants des laïcs étaient favorisés, de même que les évêques.
Lorsque, avant 984, l’évêque Thierry de Metz élève une forteresse (un
castellum) sur son domaine épiscopal d’Épinal, à proximité de la voie qui
conduit de Bâle à Metz, il fonde dans le même temps une collégiale –
bientôt transformée en monastère féminin – un marché et un atelier
monétaire. Il négocie avec son confrère de Toul, évêque du lieu, l’érection
d’une nouvelle paroisse, située dans l’abbaye et dédiée à saint Maurice. Un
siècle et demi plus tard, le château est entouré d’un suburbium : une petite
bourgade est née.

La persistance de l’habitat dispersé

La puissance du mouvement de regroupement des populations ne doit


pas occulter la persistance d’un habitat rural dispersé dont les recherches
récentes ont revalorisé l’importance. Cet habitat dispersé se rencontre
surtout dans les pays de l’ouest de la France, du pays d’Auge et du Cotentin
à l’Entre-deux-Mers, en passant par la Bretagne, le Maine, l’Anjou, le
Quercy. Il caractérise aussi la plupart des régions de moyenne montagne
dans les Alpes et le Massif central et même une bonne partie de la
Catalogne.
Il existe bien sûr dans ces régions un assez grand nombre de villages
qui s’affirment et se développent au cours des XIe–XIIe siècles. En Anjou et
dans le Maine par exemple, toute une série de villages castraux, le plus
souvent fruits d’une initiative comtale, comme Vihiers, Durtal, Château-
Gontier…, parviennent à s’ériger en nouveaux chefs-lieux de paroisse et
sont renforcés par la fondation d’une collégiale ou d’un prieuré. Leur statut
excède celui des villages des régions d’habitat groupé : ils jouent ici un rôle
majeur dans l’organisation des pouvoirs et les circuits économiques, au
point de devenir pour certains, dans le courant du XIIe siècle, de véritables
petites villes. Pour autant ces villages ne rassemblent jamais la majeure
partie de la population rurale.
Le territoire de ces régions est en effet dominé par une prolifération de
hameaux, de fermes et d’écarts à la terminologie très variée (casals, bordes,
borderies…) et qui peuvent se compter en dizaines par paroisse à la fin du
XIIe siècle. Les mottes chevaleresques sont pour la plupart isolées ou
associées à une ou deux fermes et les églises paroissiales entourées de
quelques maisons tout au plus. Sur le site de Pen-er-Malo par exemple, en
Basse-Bretagne, on ne trouve autour de l’église que sept bâtiments répartis
sur trois hectares. Certains de ces hameaux et écarts ont des origines
anciennes et peuvent remonter au VIIIe, au IXe ou au Xe siècle, mais la
plupart apparaissent au cours des XIe et XIIe siècles. La majeure partie
semble le fruit d’initiatives spontanées, même si l’on a aussi conservé la
trace d’initiatives seigneuriales, comme le prouve le cas des hameaux
suscités dans sa forêt par le seigneur de Craon ou dans les Mauges par
l’abbaye du Ronceray. Certaines installations, le plus souvent en lisière des
massifs, sont liées à des gisements miniers ou à l’activité de petits groupes
de charbonniers, de verriers ou de potiers, comme à La Chapelle-des-Pots, à
côté de Saintes. Mais le plus souvent, les causes de cette dispersion
demeurent très difficiles à discerner. Plusieurs hypothèses peuvent toutefois
être avancées. Dans les régions caractérisées, comme l’ouest, par l’absence
de grands domaines d’origine carolingienne et la faiblesse des corvées ou
des servitudes collectives, les implantations isolées semblent
particulièrement appréciées de la petite aristocratie locale qui y voit sans
doute un moyen de résister aux entreprises de regroupement promues par
les seigneurs châtelains, les princes et les grandes abbayes. La hiérarchie
des habitats reflète ici la hiérarchie des pouvoirs : seuls les comtes et les
grands seigneurs disposent de bourgs castraux. L’essor de l’érémitisme à
partir du milieu du XIe siècle, puis la multiplication des granges
cisterciennes ou prémontrées tout au long du XIIe siècle expliquent par
ailleurs l’apparition de toute une série de nouveaux sites qui, par vocation,
refusent le développement à proximité d’un habitat paysan. Enfin, en ce qui
concerne les exploitations paysannes, il semble bien que leur dispersion
paraisse mieux adaptée à certains systèmes culturaux des zones de coteaux
ou de moyenne montagne, mieux convenir aussi aux espaces où les
défrichements se font de manière lente et diffuse, comme en Bas-Quercy.
Une chose est sûre en tout cas : cette dispersion ne représente jamais un
handicap majeur pour le prélèvement seigneurial, qui sait s’ajuster aux
configurations variées de l’habitat rural.

Les communautés rurales

Aucune terminologie spécifique ne vient singulariser les groupes


d’habitants et les paysans sont toujours évoqués de manière générale et
imprécise (villani, rustici, pagenses, agricultores…) dans une
documentation qui émane tout entière du groupe seigneurial. L’existence de
communautés se décèle pourtant de manière incidente dès la seconde moitié
du XIe siècle. On la devine derrière telle action collective ou l’intervention
d’anciens qui se font un moment les porte-parole du groupe. Les contours
exacts ou les prérogatives de ces communautés restent largement dans
l’ombre avant le XIIIe siècle, mais trois facteurs semblent avoir joué un rôle
décisif dans la prise de conscience par les groupes d’habitants de leur
identité et de leurs intérêts communs : l’appartenance à une paroisse,
certaines pratiques agricoles ou pastorales, les négociations avec le
seigneur.
Le premier facteur qui fait communauté, le plus fort, est le lien qui unit
le groupe d’habitants à son lieu de culte paroissial, où se réunissent les
vivants, et à son cimetière, où reposent désormais exclusivement ses morts.
Ce dernier aspect est le plus neuf. La sacralisation de l’espace cimitérial en
fait le lieu obligatoire de l’inhumation de tous les chrétiens et entraîne la
disparition des sépultures isolées ou domestiques. Dans le même temps, le
rejet des non chrétiens (les enfants non baptisés, les juifs) et des « mauvais
chrétiens » (les excommuniés, les suicidés, les condamnés à mort non
repentis) définit, par l’exclusion, les contours de la communauté locale tout
en l’intégrant dans l’Église universelle des vivants et des morts, d’autant
que se diffuse, selon la recommandation des conciles, la pratique des
sépultures infamantes à l’extérieur des cimetières, « à la manière des ânes »
(une image inspirée de Jérémie, 22, 19) ou dans du fumier « afin de servir
d’exemples d’opprobre et de malédiction pour les générations présentes et
futures » (Grégoire le Grand). L’assistance à la messe dominicale, le
baptême des nouveaux nés, l’inhumation des défunts, dans les mêmes lieux
et en présence du prêtre, donnent aux membres de la paroisse une identité
sociale et religieuse collective, de plus en plus adossée à un espace propre
au fur et à mesure que se diffuse, au XIIe siècle surtout, la conception
territoriale de la paroisse.
Un des signes les plus nets de la centralité de la communauté
paroissiale tient à son rôle dans de multiples dimensions de la vie sociale.
De manière attendue, c’est en son sein qu’apparaissent, à partir de la fin du
XIe siècle et dans le Midi, les premières « œuvres » chargées de la gestion et
de l’entretien des bâtiments ecclésiaux. Les membres de ces œuvres sont
certainement le prêtre et les plus fortunés des paroissiens. Ce sont ces
mêmes notables qui, un siècle plus tard, sont les fondateurs des premières
« tables des pauvres » et autres institutions charitables mentionnées dans les
paroisses languedociennes ou normandes. En Bas-Languedoc par exemple,
les premiers hôpitaux paroissiaux datent des environs de 1175, les
premières léproseries des environs de 1190. Mais la communauté
paroissiale joue aussi un rôle en matière militaire ou seigneuriale. En 1111
par exemple, lorsque le roi Louis VI reçoit le soutien de troupes paysannes
pour lutter contre le seigneur du Puiset, sans doute grâce à l’appui de
l’évêque, ces troupes sont levées dans le cadre des paroisses et menées par
les prêtres. Lorsqu’au début du XIIe siècle, l’abbaye Saint-Père cherche à qui
confier la gestion du four qu’elle détient à Saint-Denis de Champhol, dans
la banlieue de Chartres, son choix se porte sur le prêtre et deux paroissiens
élus par leurs pairs. Un siècle plus tard, à Attichy, dans la vallée de l’Aisne,
la communauté paroissiale est chargée de l’entretien de l’église, mais elle
doit aussi s’occuper, sous le contrôle lointain du seigneur, du four, des
chaussées et du bac qui permet de traverser la rivière.
Le deuxième facteur qui peut favoriser l’émergence d’un sentiment et
de solidarités communautaires est le travail agricole, d’autant qu’en de
nombreuses régions la paroisse ne coïncide pas avec la communauté de
travail ; celle-ci se rencontre à l’échelle des hameaux et des écarts, qui
peuvent être très nombreux au sein d’une même paroisse. Lorsque ces
petites communautés se développent et se dotent d’un lieu de culte propre,
elles peuvent même donner naissance à des communautés religieuses infra-
paroissiales, à l’image des « trèves » bretonnes. Quelles pratiques
collectives du travail agricole ou de l’élevage peuvent favoriser
l’émergence d’une identité communautaire ? La réponse à une telle question
se révèle très variable selon les contextes agricoles et socio-économiques :
ici, ce sera la fixation du calendrier agraire, le début des moissons et des
vendanges par exemple, en étroite relation avec les agents seigneuriaux et
les décimateurs ; là, ce seront l’ouverture des guérets pour la vaine pâture
ou bien la mise en commun des bêtes dans une aire de pâture collective,
comme c’est le cas en Bas-Maine pour les troupeaux de porcs dès la fin du
XIe siècle ; dans le Midi, ce seront les conditions de l’accès à l’eau, en
période de sécheresse estivale notamment. Pour régler les conflits sur les
terres ou les vacants, il existe parfois – dans le sud-ouest dès la fin du
XIe siècle, en Île-de-France et en Picardie à partir du début du XIIe siècle –
des instances régulatrices formées par un groupe de « voisins » (vicini) ou
de « bons hommes » (boni viri) issus du voisinage (vicinitas), dont on
mesure mal cependant l’articulation avec la communauté villageoise dans
son ensemble. En revanche, on ne connaît pas encore la pression sur les
communaux que révéleront, au XIIIe siècle, les premières réglementations
concernant les défens et les garennes seigneuriaux, lesquelles seront de
puissants facteurs de cohésion communautaire. Au XIIe siècle, en dehors du
cadre familial et sans doute du voisinage (des maisons, mais aussi des
champs), les contraintes et les solidarités de travail demeurent donc assez
limitées.
Il y a cependant une exception de taille : les communautés de
montagne, en raison de l’organisation de l’estive ou de la transhumance
d’été. L’estive peut être une pratique très ancienne, comme dans la
montagne d’Enveig, en Cerdagne. Il en va de même pour les remues de la
haute vallée de la Roya, à la charnière de la Provence, de la Ligurie et du
Piémont. Mais l’essor économique et démographique, en accentuant la
pression sur les pâtures d’altitude, pousse les communautés à accroître leur
contrôle sur les alpages et à lui donner une allure de plus en plus territoriale.
Autour de Tende, les premiers conflits et procédures de délimitation
surgissent ainsi dès le milieu du siècle, renforçant la cohésion et l’identité
de chaque communauté d’habitants. Dans l’ensemble des régions
méridionales, la transhumance d’été s’intensifie nettement au cours du
XIIe siècle, conduisant les communautés montagnardes à s’organiser pour
défendre leurs pâtures, face aux énormes troupeaux des grosses seigneuries
monastiques des plaines littorales.
Le troisième facteur favorisant l’émergence des communautés tient à
la nécessité de se regrouper et de désigner des représentants pour négocier
avec le seigneur. Dans le Midi, on repère bien, dès le XIe siècle, l’émergence
d’un groupe de « bons hommes » (boni viri ou boni homines), mais leur rôle
de représentants de la communauté castrale vis-à-vis des seigneurs n’est pas
attesté avant l’extrême fin du XIIe siècle. La Vésubie, où des consuls
villageois sont attestés dès le début du XIIe siècle, constitue un cas à part,
dont la précocité exceptionnelle tient à la proximité du modèle italien,
lombard et ligure. Dans le nord, la situation est beaucoup plus diverse. Dans
la deuxième moitié du XIIe siècle, les communautés les plus structurées ont
rang de communes, sur un modèle urbain, et disposent d’un maire et d’un
petit collège d’échevins en charge de certaines prérogatives judiciaires. Ce
cas de figure ne représente toutefois qu’une petite minorité de
communautés, pas même, loin de là, toutes celles pourvues de franchises,
qui ne disposent le plus souvent que d’un simple aménagement du
prélèvement seigneurial. À l’inverse, en Artois et en Picardie, de
nombreuses communautés dépourvues du statut de commune et même
d’une charte de franchise disposent, dans les dernières décennies du
XIIe siècle, d’un groupe d’échevins. On le voit, les qualificatifs génériques
sont parfois trompeurs et c’est à l’examen des situations concrètes qu’il faut
de préférence s’en remettre. Il reste que la diffusion des chartes de franchise
manifeste souvent l’existence préalable d’une « partie villageoise » capable
de négocier avec le seigneur. Ces chartes entraînent aussi, de fait, la
reconnaissance formelle de l’existence d’une communauté, dont les
membres sont définis par leur statut individuel, mais aussi par un statut
collectif dont les franchises déclinent les principaux caractères. Cette
reconnaissance va quelquefois jusqu’à l’institutionnalisation d’une
représentation villageoise, comme dans la charte de Beaumont-en-Argonne
(1182), qui établit la désignation par les habitants d’un maire et de jurés
pourvus d’un mandat annuel. Ces représentants doivent prêter serment au
seigneur (d’où leur nom de jurés) et se font parfois les auxiliaires de son
autorité, mais ils doivent aussi relayer les revendications ou les plaintes
paysannes. Il faut enfin signaler le cas exceptionnel des communes rurales
fédératives, à commencer par celle formée par l’association de plusieurs
villages du Soissonnais (Vailly, Chavonne, Pargny, Filain et Condé) peu
avant 1137. En 1178, ce groupe est même capable de constituer une troupe
de fantassins qui s’engage aux côtés du roi Louis VII et de la petite armée
communale de Laon pour combattre l’évêque et les chevaliers laonnois.
Mais il s’agit là d’une micro-région très originale : situés en pleine zone de
viticulture laonnoise et soissonnaise, ces villages disposent d’un statut
seigneurial et d’une aisance économique qui les distinguent radicalement de
leur environnement rural et tendent à les rapprocher des intérêts de la
bourgeoisie marchande des cités voisines.
En dépit de leur variété, toutes ces situations, au sud comme au nord,
consacrent l’existence d’un groupe plus ou moins étoffé de paysans aisés
auxquels incombe la responsabilité de représenter la communauté face au
seigneur. Appelés boni viri ou syndics dans les villages méridionaux,
maires, jurés ou échevins dans les villages septentrionaux, ces hommes sont
parfois choisis par le seigneur – en Artois et en Picardie cela semble assez
fréquent – parfois désignés par les chefs de famille sur la base d’un critère
censitaire, comme à Beaumont-en-Argonne et dans l’ensemble des villages
qui adoptent ces coutumes. Véritables petits notables, leurs intérêts propres
peuvent ne pas coïncider avec ceux de l’ensemble de la communauté qu’ils
sont censés représenter. Mais leur existence même, et la nécessité, souvent,
de se rassembler pour les désigner, œuvrent à la lente gestation des
communautés rurales.

Le façonnement des paysages

L’action de l’homme sur l’inculte et la forêt œuvre à l’aménagement de


l’espace, mais exerce aussi une pression sur l’environnement, qui en retour
oriente les modalités de l’exploitation humaine de la nature. C’est
l’articulation complexe de ces différents phénomènes qui façonne les
paysages ruraux.
Une première évolution tient à la réduction et au mitage des derniers
massifs forestiers. Les études polliniques et anthracologiques effectuées en
Bas-Languedoc montrent ainsi que, passé 1100, la dégradation du paysage
forestier est ici à son comble : la forêt a complètement disparu des plaines,
la forêt des versants est déjà sévèrement attaquée, le saltus est surexploité.
Dans les régions septentrionales, la forêt reste plus présente, mais elle perd
partout son épaisseur et ainsi une part de son identité. Ce phénomène
s’accompagne d’évolutions toponymiques bien datées. En Île-de-France par
exemple, les grands massifs forestiers commencent à perdre leur nom
propre à partir du milieu du XIe siècle. Vers 1200, ils l’ont perdu et sont
désormais associés au lieu habité le plus proche. L’Yveline, la Laye, la
Cruye, la Bière, la Loge s’effacent ainsi au bénéfice des forêts de
Rambouillet, de Saint-Germain, de Marly, de Fontainebleau, d’Orléans…
ou bien réapparaissent comme suffixes de nouveaux villages tels Saint-
Germain-en-Laye, Fleury-en-Bière ou Neuville-aux-Loges. Un autre indice
du rétrécissement des forêts et de l’essor de la demande urbaine en bois
d’œuvre réside dans la hausse du prix du bois, bien attestée à Montpellier et
Paris dans la deuxième moitié du XIIe siècle. On relève d’ailleurs au même
moment les premières restrictions sur les droits d’usage dans les forêts
résiduelles, en particulier dans les régions méditerranéennes. En
Languedoc, les premières interdictions de la coupe de certaines essences
datent en effet des années 1170-1180. Les milieux humides en revanche, à
l’exception de la Flandre, ne sont pas vraiment réduits avant le milieu, voire
la fin du XIIe siècle. Cet effacement des forêts représente une véritable
rupture par rapport à la croissance des VIIIe-Xe siècles, qui avait pour
l’essentiel conduit à la recolonisation des espaces déjà exploités et peuplés à
l’époque romaine : à partir du début du XIe siècle dans les régions
méridionales, de la deuxième moitié du XIe siècle plus au nord, l’expansion
rurale dépasse le stade de la recolonisation. La vision du monde que
véhiculent les récits hagiographiques ou la nouvelle littérature romanesque,
avec sa forte opposition entre d’une part l’espace habité et humanisé, le
village et son terroir, et d’autre part l’espace sauvage des forêts, des landes,
de l’errance chevaleresque et des marginalités religieuses et sociales, le
monde des ermites, des charbonniers et des brigands, relève donc, dès le
XIIe siècle, d’un imaginaire conservatoire de réalités défuntes. Ce qui ne la
prive en rien cependant de sa puissance idéologique.
La création ou le réaménagement des parcellaires représente une
deuxième dimension du façonnage des paysages. La création de nouveaux
terroirs en fournit l’image la plus spectaculaire. La plupart de ces terroirs se
constituent de manière progressive dans le cadre de défrichements non
programmés dus à des acteurs multiples. Ce sont les clairières de
défrichement qui trouent les dernières forêts et que l’on peut relier à
l’implantation d’une ferme ou d’un prieuré isolé, d’un ermitage ou d’une
grange cistercienne, comme autour de la grange de Beaumont, en
Bourgogne, dépendant de l’abbaye de Clairvaux. Ce sont aussi, aux marges
des massifs cette fois, les fronts successifs du défrichement dont les étapes
demeurent marquées par des chemins appelés à structurer les nouveaux
parcellaires, comme cela apparaît clairement autour de l’abbaye de La Roë,
en forêt de Craon, aux marges de l’Anjou et du Rennais. D’ampleur plus
significative sont les cas bien connus des parcellaires en arêtes de poisson
qui se développent dans le prolongement des parcelles d’habitat de
nombreux nouveaux villages-rues de Champagne ou de Lorraine. Tout
village neuf ne produit pas cependant un nouveau parcellaire, d’autant que
la plupart ne sont pas liés à une opération de défrichement, mais au
réaménagement du peuplement à l’initiative d’un ou plusieurs seigneurs. La
relation entre l’évolution du peuplement et le parcellaire agraire peut même
se faire à front renversé : l’étude très fine du paysage rural autour du village
de Lion-en-Beauce montre par exemple qu’ici le parcellaire laniéré, typique
du paysage de champs ouverts, a précédé et non suivi la création du village-
rue, qui date probablement du début du XIIe siècle. La même diversité se
retrouve dans l’articulation du parcellaire agraire et du réseau viaire. Dans
certains cas, un réseau viaire ancien oriente le peuplement et le parcellaire,
dans d’autres ce sont les modifications du peuplement et du parcellaire qui
conduisent à la réorganisation du réseau viaire. À Lion-en-Beauce et autour
de nombreux villages castraux du Bas-Languedoc, l’essor de l’habitat
groupé aboutit ainsi souvent à l’abandon de voies anciennes : celles qui
reliaient entre eux d’anciens écarts, et à la promotion de nouveaux
chemins : ceux qui convergent de plus en plus nettement vers le village. Il
faut enfin souligner que tous ces aménagements ou réaménagements ne
présentent pas la même ampleur selon les contextes régionaux ou locaux.
Comme on l’a déjà souligné, la prégnance des héritages antiques peut se
révéler très forte : dans la vallée du Rhône par exemple, les canaux de
drainage des XIIe-XIVe siècles, sur lesquels s’appuie une partie du
parcellaire, prennent dans 70 % des cas le relais de canaux gallo-romains.
Ces remarques conduisent aujourd’hui à relativiser l’ampleur des
transformations opérées aux XIIe et XIIIe siècles.
Une évolution plus sûre se produit avec la diversification croissante
des zones de cultures due à la multiplication des parcelles travaillées
intensivement. Les plus remarquables sont les coutures ou les condamines
seigneuriales, des parcelles beaucoup plus vastes que les tenures paysannes,
exploitées en faire-valoir direct et consacrées en général à la culture du
froment. Ces condamines se concentrent sur les meilleures terres (dans le
Midi, il s’agit des zones alluvionnaires) et bénéficient de meilleurs
amendements. Dès la deuxième moitié du XIIe siècle, elles ont cependant
tendance, dans les régions méditerranéennes surtout, à être divisées en
parcelles attribuées à de nouveaux tenanciers. Une deuxième portion du
terroir fait l’objet d’investissements privilégiés en travail et en
amendements, de la part des paysans cette fois : les jardins, les courtils ou
les ouches associés à chaque unité d’habitation au nord, les ferrages, les
ferragines et les vergers regroupés dans les zones subcastrales irriguées au
sud. Ces évolutions n’affectent les régions rurales où le manse domine que
de manière marginale. Ce décalage ne doit pas être hâtivement interprété
comme un signe d’archaïsme, car le manse se révèle en fait mieux adapté à
certains environnements pauvres ou difficiles et représente donc une autre
forme de contrôle de l’espace et d’adaptation au milieu. Dans les régions de
moyenne montagne notamment, le manse se combine plus aisément avec
une gestion souple du saltus où l’on recourt encore largement aux cultures
temporaires, à la fois plus rentables à court terme et plus économes en
main-d’œuvre.
L’impact de ces transformations sur l’environnement biogéographique
peut se révéler considérable. On constate d’abord une modification de la
répartition des espèces végétales dans l’espace et des formes de leur
association. Le phénomène a été particulièrement bien étudié pour la plaine
languedocienne. Le chêne pubescent y recule au profit du chêne vert, tandis
que les hêtraies et les chênaies-hêtraies disparaissent complètement des
zones basses (comme en Dauphiné et dans le sillon rhodanien). Au même
moment, on assiste à l’étagement des boisements végétaux et à la
stabilisation du stock floristique, tels qu’on les connaît encore aujourd’hui.
À partir de la fin du XIe siècle, se développe le long des cours d’eau une
ripisylve artificielle composée d’essences favorisées par l’homme, comme
le frêne, le roseau, le saule, le figuier ou la vigne, qui fournissent du bois
d’œuvre pour la vannerie, les toitures ou les palissades, de nouvelles aires
de pacage pour les bêtes et des fruits pour l’alimentation. L’aménagement
de terrasses en bordure des ruisseaux, des fleuves et des étangs, une
entreprise considérable, débute vers 1040-1080, puis se généralise au
XIIe siècle. Le développement de l’irrigation suit à peu près la même
chronologie, alors que dans la Provence voisine, il commence dans la vallée
de l’Huveaune dès le début du XIe siècle. À partir du début du XIIe siècle,
alors que les terroirs sont pleins, l’arbre, surtout l’olivier et l’amandier, se
répand partout sous la forme de la complantation : dans les vignes, les
champs, les jardins, les ferragines. Les vergers de figuiers forment une
couronne autour des jardins de la zone subcastrale. Le châtaignier, dont le
bois est fondamental pour la culture de la vigne (on s’en sert pour les
échalas, les tonneaux, les barriques…) et dont le fruit se substitue parfois à
la farine, se diffuse plus bas que sa limite actuelle. Le XIIe siècle représente
à l’évidence ici un moment charnière dans l’évolution des rapports entre
l’homme et son environnement.
P ’ - ’
( VIII –XIe
e )

Comme le suggèrent ces différentes évolutions, les caractéristiques


paysagères propres aux différentes régions rurales tendent donc à
s’accentuer. C’est dans ce cadre que prend place le débat sur la formation
des paysages d’enclos (le bocage) et des paysages de champs ouverts
(l’openfield) dans les régions septentrionales et occidentales de la France
actuelle. Dans de nombreuses régions (Thiérache, Normandie, Poitou…) le
contraste entre ces deux types de paysage ressort de la documentation à
partir des XVe-XVIe siècles seulement, mais son origine a parfois été située
aux XIIe-XIIIe siècles. Il n’y a plus guère d’historiens ni d’archéologues pour
croire aujourd’hui à une formation aussi ancienne du paysage bocager. Il
reste que certaines évolutions s’amorcent à partir du XIIe siècle. L’étude du
paysage rural autour de Lion-en-Beauce, menée dans la longue durée,
témoigne de l’existence dans cette région, au moins depuis le début du
XIIe siècle, du paysage de champs ouverts tel qu’on a pu le connaître
jusqu’au remembrement contemporain. En Bretagne, dans le Maine et en
Anjou, les recherches aussi bien historiques qu’archéologiques témoignent
de leur côté d’un essor des clôtures à partir du XIIe siècle. Mais ces clôtures,
en général de simples talus associés à des fossés et dépourvus de haie,
constituent alors de très vastes enclos qui englobent une multitude de
parcelles de champs et de prés, des bois et des étangs. Il ne s’agit donc pas
encore d’un bocage, mais bien d’un paysage de champs ouverts ou de
champagne à petite échelle. La fonction de ces vastes enclos reste d’ailleurs
problématique et la plupart des hypothèses en font des ensembles fonciers
seigneuriaux. Les premiers enclos connus semblent en effet avoir délimité
les terres de prieurés monastiques ou de seigneurs laïcs. Les actes associent
en tout cas fréquemment la mention de talus à la présence de coutures ou de
condamines, de pêcheries, de pâtures à chevaux, de parcs de chasse et de
résidences seigneuriales (mottes, fertés, prieurés). Une configuration assez
proche se retrouverait dans certains terroirs flamands : au XIIe siècle, un
agent de l’abbaye Saint-Vaast doit par exemple élever des talus pour
protéger les parcelles seigneuriales des troupeaux vaguants des paysans.
C IX
Œuvre présentée dans ce chapitre, I. La dynamique princière.
C IX

A e siècle, deux rois se partagent le territoire de la France actuelle : le


roi de France à l’ouest, l’empereur, roi de Germanie et de Bourgogne, à
l’est. Deux princes sont toutefois aussi rois à l’extérieur du royaume de
France et de l’Empire et agissent souvent en rois lorsqu’ils s’y trouvent : le
duc de Normandie, roi d’Angleterre depuis 1066, et le comte de Barcelone
et de Provence, roi d’Aragon depuis 1137. Jusqu’au milieu du siècle, ce
sont d’ailleurs encore les princes qui dominent la scène. Ils sont moins
ébranlés que les souverains par la réforme « grégorienne » et pour certains
réussissent même à en tirer bénéfice. Grands propriétaires fonciers, ils
profitent au mieux de la croissance rurale. Premiers bénéficiaires d’une
fiscalité indirecte assise sur les transactions et les flux commerciaux, ils
parviennent, pour la plupart, à capter les fruits du développement des
échanges et de l’essor urbain.
Cependant, à partir du milieu du siècle, les rois reprennent l’ascendant
sur les princes. Le fait que la deuxième croisade, entre 1147 et 1149, en
dépit de son cuisant échec, ait été conduite par des rois (Louis VII de
France et Conrad III de Germanie) et non par des princes, comme la
première, en constitue le symbole. Au-delà de leurs traits propres, les
gouvernements d’Henri II Plantagenêt (1154-1189) et de l’empereur
Frédéric Ier Barberousse (1152-1190), comme celui du roi Louis VII (1137-
1180), traditionnellement considéré, à tort, comme peu reluisant,
témoignent du nouveau dynamisme des souverains et d’innovations
idéologiques et administratives porteuses des germes de l’avenir.
La seconde moitié du XIIe siècle est enfin marquée par
l’épanouissement d’une brillante culture profane. Celle-ci apparaît comme
le fruit paradoxal de la réforme « grégorienne » et du dynamisme princier.
Elle est portée par l’activité de multiples cours au sein desquelles s’élabore
une nouvelle sociabilité aristocratique. Cette sociabilité, qui tient à distance,
voire entre en conflit avec les normes de l’Église, s’incarne de manière
éclatante dans la pratique des tournois, l’apparition des armoiries ou
l’épanouissement de la fin’amors. Elle n’en est pas moins elle-même
déchirée par les contradictions qui sont alors celles de la chevalerie :
contradictions entre l’amour profane et les enseignements de l’Église, entre
l’individu et le groupe, entre les pairs et le prince.

I. L
À partir de la fin du XIe siècle, les princes doivent faire face à de
sérieux défis. Dépossédés par la réforme « grégorienne » de leurs
prérogatives ecclésiales traditionnelles et concurrencés par l’essor des
seigneuries ecclésiastiques et des lignées castrales, ils se trouvent contraints
de renouveler en profondeur les formes de leur domination. Ils disposent
pour cela d’un certain nombre d’atouts : ils restent les maîtres de vastes
domaines et du plus grand nombre de forteresses ; au sein de l’aristocratie
ils apparaissent comme les mieux placés pour profiter des effets du
renouveau urbain et commercial ; enfin, ils parviennent à se présenter,
souvent avec l’appui de l’Église, comme les meilleurs garants de la justice
et de la paix.

Stabilisation des principautés et rivalités


princières

Dans le royaume de France, la carte des principautés bouge peu. Si


l’on excepte la désagrégation de l’éphémère principauté d’Amiens-Valois
(vers 1077-1104), le changement le plus important réside dans l’émergence
de la principauté champenoise. La dernière réunion des comtés de
Champagne et de Brie (Troyes, Bar-sur-Aube, Vitry et Meaux) et des
comtés de Blois et de Chartres entre les mains d’un même homme, en
l’occurrence Thibaud IV (1102-1152), dura de 1125 à 1152. À cette date, un
partage entre les deux fils laïques (Henri le Libéral et Thibaud v) scella la
séparation définitive des deux entités – un troisième fils, Guillaume aux
Blanches-Mains († 1202), fit une brillante carrière ecclésiastique, devenant
tour à tour évêque de Chartres (1164), archevêque de Sens (1169) puis
archevêque de Reims (1176). La Champagne et Meaux reviennent alors
pour la première fois à l’aîné de la famille, signe du basculement du centre
de la principauté de l’ouest vers l’est. Henri le Libéral (1152-1181) porte
lui-même le titre de comte de Troyes, mais comme le souligne le
chroniqueur Gislebert de Mons vers 1195-1196, lui et ses successeurs sont
plus souvent désignés comme comtes de Champagne, un titre apparu dès la
fin du XIe siècle (1077). Henri choisit Troyes comme capitale et y élève un
nouveau château, à l’extérieur de la cité, au bord de la Seine. En 1157, il lui
associe une chapelle dédiée à Saint-Étienne, desservie par un chapitre de
soixante chanoines recrutés dans l’aristocratie régionale et auquel il confie
sa chancellerie. Tournant le dos à un siècle et demi d’hostilité de la maison
de Blois à l’égard du Capétien, Henri est depuis la deuxième croisade un
proche de Louis VII, dont il épouse en 1153 la fille Marie et auquel il donne
en 1160 sa plus jeune sœur Adèle, qui donnera au roi l’héritier tant attendu.
Une nouvelle principauté est née et conforte le regain de puissance du roi
capétien.
Dans les marges occidentales de l’Empire, les changements sont plus
nombreux, surtout dans l’ancien royaume de Bourgogne. Ils affectent
d’abord l’ancien comté de Provence, qui se subdivisa en trois vers 1125-
1130 : le comté de Provence, au sud de la Durance, passa aux comtes de
Barcelone, tandis que les territoires situés au nord furent partagés entre les
comtes de Toulouse à l’ouest (le marquisat de Provence) et une branche des
comtes d’Urgell, à l’est, qui élabora autour du chef-lieu castral de
Forcalquier un nouveau comté. Dans les Alpes, comme le montre
l’instabilité prolongée des titulatures, la projection spatiale des pouvoirs
comtaux demeura longtemps fragile. À partir du milieu du XIIe siècle
cependant, les Humbertiens adoptent les titres de comtes de Maurienne et
de Savoie et commencent à asseoir leur emprise territoriale autour de la
route du Mont-Cenis, dont ils entreprennent de faire un grand axe de
circulation à travers les Alpes.
Cette stabilisation des principautés découle pour une large part de
l’extension de la pratique de la primogéniture. Dans le Midi, la maison de
Toulouse l’adopte à partir de Raimond IV de Saint-Gilles, au début du
XIIe siècle, promouvant du même coup Raimond au rang de nom lignager. Il
en va de même chez les Humbertiens de Savoie, les Guigonides du
Dauphiné et dans de nombreuses lignées vicomtales languedociennes qui, à
l’image des Trencavel, abandonnent la pratique de l’indivision. Le
phénomène concerne aussi, à partir du milieu du XIIe siècle, les familles
princières du nord qui y étaient encore rétives, comme les maisons de Blois-
Champagne ou de Nevers, Auxerre et Tonnerre. Les cadets sont davantage
marginalisés que dans le reste de l’aristocratie, sauf lorsque le père a
agrandi le patrimoine familial et peut leur allouer un acquêt. C’est ce que
fait Guillaume le Conquérant en 1087 lorsqu’il attribue la Normandie à son
aîné (Robert Courteheuse) et l’Angleterre à son cadet (Guillaume le Roux),
destinant le puîné à l’Église (Henri Beauclerc). Les comtes de Bourgogne
utilisent de même régulièrement le comté de Mâcon pour doter leurs cadets,
comme les comtes de Barcelone le comté de Provence à partir de 1125. En
l’absence d’acquêts, cette pratique défavorable aux cadets fait des
successions princières des moments délicats. Les conflits entre frères ou
entre oncle et neveu qui déchirent les maisons princières de Bretagne, de
Flandre, d’Anjou, de Barcelone et de Normandie entre le milieu du XIe et le
début du XIIe siècle sont là pour l’attester. En 1173-1174, le conflit prend
chez les Plantagenêts des proportions dramatiques lorsqu’Henri II, en
tentant de doter son dernier né, Jean, demeuré « sans terre », déclenche la
révolte de ses deux autres fils, l’aîné Henri le Jeune et le cadet Richard
Cœur de Lion. Le meilleur moyen d’éviter ces conflits reste de pourvoir les
cadets d’une haute dignité ecclésiastique, comme y parviennent les
Capétiens ou les comtes de Champagne dans la seconde moitié du
XIIe siècle, mais la réforme de l’Église rend la chose de plus en plus
problématique. Dans ce contexte de resserrement lignager, l’épouse du
prince se voit reléguée dans une position marginale, même lorsqu’elle est de
haut rang comme Constance de France, première épouse de Raimond V de
Toulouse. Le cas d’Aliénor d’Aquitaine, trop souvent monté en épingle,
représente en fait une véritable exception.
D G F ( 1120).

Comme l’indique l’inscription, cette mosaïque de pavement recouvre la tombe de


Guillaume de Flandre, décédé en 1109 à l’âge de quatorze ans. Le jeune comte est
représenté à la manière d’un gisant, habillé, la tête posée sur un coussin, les yeux
fermés. Sur un plan formel, l’image entretient des rapports étroits avec certaines
enluminures du Liber floridus, une encyclopédie réalisée à la demande de l’abbé
Lambert vers 1120. L’image du comte s’intègre dans une composition plus vaste où
figurent les signes du zodiaque et les rois David et Salomon, modèles de tout pouvoir
royal ou princier. L’ensemble témoigne du rôle privilégié que continue de jouer Saint-
Bertin dans l’entretien de la memoria liturgique et politique des comtes de Flandre,
qui dirigèrent l’abbaye au Xe siècle et dont les moines rédigèrent, entre 1089 et 1111,
une histoire généalogique amplifiant une première esquisse due au moine Witger (vers
952-955).

Les stratégies matrimoniales représentent toujours le cœur de l’action


politique, nourrissant les ambitions territoriales et attisant les rivalités entre
maisons. Le fondement de l’intervention de Guillaume de Normandie en
Angleterre en 1066 réside ainsi dans les droits qu’il estime avoir sur la
couronne du fait de sa parenté avec le roi Édouard le Confesseur, mort sans
héritier mais dont la mère, Emma, était sa grand-tante (la sœur du duc
Richard II, son grand-père). L’union avec une héritière reste le plus sûr
moyen de renforcer sa puissance et son prestige. C’est grâce à de bons
mariages que les comtes de Barcelone et de Toulouse parviennent à mettre
la main sur le comté de Provence, qu’ils se partagent en 1125. La première
expansion capétienne au sud de la Loire doit tout au mariage de Louis VII
avec Aliénor, fille et héritière de Guillaume X d’Aquitaine, en 1137. De
fait, l’annulation du mariage en 1152, à la demande de Louis VII, sous le
prétexte d’une consanguinité, en réalité pour incompatibilité d’humeur,
entraîne un recul immédiat de l’influence royale, d’autant qu’Aliénor
convole aussitôt en secondes noces avec Henri II Plantagenêt. L’horizon de
ces stratégies matrimoniales ne se limite pas au royaume : les alliances
matrimoniales franchissent la Manche, les Pyrénées, le Rhône, la Meuse et
l’Escaut… Les Raimondins par exemple prennent femme aussi bien à
l’ouest du Rhône – l’union de Raimond VI avec la comtesse Ermessinde en
1172 leur permet d’acquérir le comté de Melgueil – qu’à l’est – Taillefer,
son frère, épouse en 1163 l’héritière du comte d’Albon, acquérant ainsi ce
qui deviendra le Dauphiné. Dans ce contexte, les princes ont tendance à
moins donner leurs filles à leurs fidèles et vassaux pour les réserver à leurs
égaux. Cette tendance les pousse à jouer sur d’autres pratiques pour
s’attacher certaines familles de l’aristocratie subalterne. La plus répandue,
où s’illustrent notamment les comtes de Flandre, d’Aquitaine ou de
Champagne, réside dans l’éducation commune à la cour du prince de
l’héritier et des « jeunes » (juvenes) nobles de la principauté. Vivant leur
« jeunesse » sous le même toit, nourris à la même table, partageant leurs
premières expériences guerrières et courtoises, les uns et les autres se lient
d’une amitié qui atténue l’apprentissage de la dépendance. De manière
beaucoup plus exceptionnelle pour l’époque – le phénomène ne prend
vraiment de l’ampleur qu’à la fin du Moyen Âge – les Raimondins
semblent avoir tenté d’user du parrainage comtal qui instaurait entre eux et
les principaux rejetons de l’aristocratie châtelaine un lien de parenté
spirituelle.
L’importance des relations de parenté dans la grande politique se laisse
aussi voir dans des circonstances dramatiques. Le meurtre du comte de
Flandre Charles le Bon, en mars 1127, plongea ainsi le comté dans la crise,
suscitant l’intervention des rois de France et d’Angleterre et l’agitation de
l’aristocratie et des villes. Après plusieurs mois d’affrontements en 1127-
1128, la paix ne revint qu’avec la mort au combat du candidat du roi de
France, Guillaume Cliton, et la victoire du neveu de Charles, Thierry, comte
d’Alsace, soutenu en particulier par les villes de Gand et Bruges. Le
naufrage de la Blanche Nef, en 1120, au sortir du port de Barfleur, qui
provoqua la mort de très nombreux nobles anglo-normands, parmi lesquels
le seul fils légitime d’Henri Ier Beauclerc (1100-1135), Guillaume Adelin,
eut des conséquences plus lourdes encore. L’événement est directement à
l’origine de la guerre civile qui déchira la Normandie et l’Angleterre
de 1135 à 1154, et opposa les partisans du neveu du roi, le comte Étienne de
Blois, fils de sa sœur Adèle, aux partisans de sa fille et de son petit-fils,
« l’impératrice » Mathilde (veuve de l’empereur Henri V, remariée à
Geoffroy Plantagenêt, comte d’Anjou et du Maine) et le futur Henri II. Le
conflit mettait ainsi face à face deux prétendants dont les droits se fondaient
sur la filiation maternelle. En 1144, Geoffroy Plantagenêt s’empara de la
Normandie, mais malgré la victoire de ses partisans à la bataille de Lincoln,
en 1141, il ne parvint pas à chasser Étienne du trône anglais. Celui-ci fut
toutefois contraint, après la mort accidentelle de son fils en 1153, d’adopter
le fils de Mathilde et Geoffroy, Henri II Plantagenêt, comme successeur.
Comme le laissent voir les exemples précédents, les rivalités entre
maisons princières se déploient désormais à grande échelle ; en mobilisant
de larges pans de l’aristocratie, elles tendent à éclipser les guerres de
voisinage. Trois conflits dominent plus particulièrement la scène politique à
partir du milieu du XIe siècle. Au nord, alors que la réforme « grégorienne »
accapare les empereurs, une première rivalité oppose les Capétiens aux ducs
de Normandie et rois d’Angleterre. Elle commence dès 1051, quand le roi
capétien Henri Ier s’oppose au duc de Normandie Guillaume, et évolue
rapidement en défaveur du premier à la suite des défaites de 1054 et 1057 et
de la conquête de l’Angleterre par Guillaume en 1066. Les dissensions au
sein de la famille de Guillaume entre 1089 et 1106, puis la guerre civile de
1135-1154 en atténuent un temps les effets. Mais le premier rétablissement
effectué par Henri Ier Beauclerc, dernier fils du Conquérant, entre 1106
et 1135, puis le second mené par Henri II Plantagenêt, à partir de 1154,
représentent un sérieux défi pour les rois capétiens Louis VI (1108-1137) et
Louis VII (1137-1180). À partir de 1109, la guerre devient presque
constante et le Vexin, son champ d’affrontement privilégié, se hérisse de
forteresses.
Au sud, une deuxième rivalité met aux prises les maisons de Poitiers et
de Toulouse. Elle tourne d’abord à l’avantage des ducs d’Aquitaine qui
s’emparent de la Gascogne en 1063 et poussent jusqu’à Toulouse vers
1098-1100, puis entre 1108 et 1115. Après une interruption correspondant
au gouvernement du roi Louis VII sur l’Aquitaine, à la suite de son mariage
avec Aliénor (1137-1152), la guerre reprend à plus grande échelle à partir
de 1156, en s’articulant sur la rivalité entre Plantagenêts et Capétiens,
Aliénor s’étant remarié avec Henri II Plantagenêt et Raimond V de
Toulouse ayant épousé la sœur de Louis VII, Constance. Mais la grande
affaire des comtes de Toulouse (et la troisième rivalité entre maisons
princières) est celle qui les oppose aux comtes de Barcelone tout au long du
XIIe siècle pour l’hégémonie sur le Midi. Les Catalans sont en effet très
présents dans tout le sud de la France : entre 1067 et 1082, ils acquièrent les
comtés de Razès et de Carcassonne et entre 1112 et 1125 le comté de
Provence ; ils disposent par ailleurs de fidèles alliés avec les seigneurs de
Montpellier et les comtes de Rodez. Le comte de Toulouse bénéficie pour
sa part, au-delà de ses comtés, du soutien de nombreux nobles provençaux
des domaines catalans. Plus encore qu’ailleurs, l’entrelacement des
dominations princières favorise ici l’autonomie des lignées seigneuriales
dont beaucoup, des vicomtes Trencavel aux simples lignées castrales, se
prêtent à un jeu de bascule entre les deux rivaux. Ces rivalités poussent les
princes à s’attacher plus fermement la fidélité des seigneurs castraux, ce qui
explique aussi bien leur intérêt pour les relations féodo-vassaliques que leur
soutien à la culture courtoise et chevaleresque. Elles les conduisent aussi à
recourir de plus en plus massivement au mercenariat en dépit des
condamnations répétées dont celui-ci fait l’objet de la part de l’Église. Elles
les contraignent enfin à rechercher de nouvelles ressources, ce qu’ils surent
faire en profitant notamment du renouveau des échanges.
L - (1135–1154)

La captation des fruits de la croissance

Si l’on en croit le récit de Galbert de Bruges, les mesures prises par le


comte de Flandre Charles le Bon, en 1125, pour atténuer les effets de la
terrible famine qui frappe alors les paysans flamands montrent que le
comte, au-delà de sa volonté d’incarner l’idéal du prince chrétien protecteur
et nourricier, a bien conscience de pouvoir peser sur certains paramètres que
l’on dirait aujourd’hui économiques : il agit contre les spéculateurs de
grains (des nobles et des membres des élites bourgeoises), suspend les
activités de brassage, fixe le prix du vin, encourage les importations de
céréales, ordonne de fabriquer du pain d’avoine (dont il fixe le poids) ; sur
ses propres domaines, il ordonne de réserver certaines parcelles à la culture
des haricots et des pois, organise l’entretien de cent pauvres par chaque
unité domaniale et suspend le paiement des redevances seigneuriales.
La plupart des princes semblent avoir une aussi claire conscience que
le prince flamand de leur intérêt à favoriser le renouveau commercial et
urbain. Un roi comme Louis VII multiplie les concessions de privilèges
fiscaux (à Châteauneuf-lès-Tours en 1141 et 1144, Orléans en 1147,
Compiègne en 1152 et 1179, Senlis et Melun en 1173…) et les créations de
marchés et de foires (à Étampes, Orléans, Montlhéry, Mantes…). En 1170-
1171, il donne à la guilde des marchands de l’eau de Paris le monopole de
la navigation fluviale sur la Seine en amont de Paris et en aval jusqu’à
Mantes. De nombreux princes se lancent de leur côté dans la fondation de
villeneuves, dont la principale motivation est en général de donner
naissance à un nouveau marché local. En dépit de la concurrence des
évêques et dans une moindre mesure des chapitres cathédraux, les princes
restent par ailleurs en possession de droits importants dans les cités. Ils
contrôlent les marchés et les tonlieux de nombreuses petites villes castrales
qui se développent tout au long des XIe-XIIe siècles. Quelques-uns, en
possession d’importantes ressources ou de riches mines argentifères,
investissent dans la frappe intensive d’une monnaie susceptible de faciliter
les échanges tout en augmentant leurs droits de seigneuriage. D’autres
s’engagent dans la protection des routes et des voyageurs, luttant contre les
conduits seigneuriaux pour en exercer le monopole dans leur principauté, à
l’image de Louis VI contre le seigneur de Coucy en 1130 ou de Thibaud de
Champagne contre le seigneur de Courtenay en 1149. L’enjeu est politique :
il s’agit de faire reconnaître la paix du prince, garante de la prospérité de
tous ; mais aussi économique : les droits de conduit ou de wionage prélevés
sur les transactions commerciales représentent une source d’enrichissement.
Les princes s’efforcent enfin, avec le soutien de l’Église, de limiter ou de
capter les péages seigneuriaux.
L’examen de trois cas de figure permet de se faire une idée plus précise
de la façon dont les princes ont entrepris de capter les fruits de la
croissance. Le premier cas est méridional. À partir des années 1120, les
comtes de Toulouse profitent de l’essor vigoureux de Saint-Gilles, dont le
port sur le Rhône constitue le principal point d’embarquement pour la Terre
sainte et dont le pèlerinage attire de nombreux pèlerins, venus notamment
d’Allemagne et de Hongrie. L’installation précoce d’importantes
commanderies hospitalières et templières et le développement des foires
accentuent un dynamisme soutenu par Raimond V, qui apporte son appui
aux bourgeois dans leur lutte contre la seigneurie abbatiale et joue les
intermédiaires dans les négociations avec les cités italiennes de Pise et
Gênes. La possession de péages sur certaines voies d’accès terrestres et
fluviales, ainsi que la levée de taxes sur les transactions viennent
amplement compenser le renoncement aux droits autrefois perçus sur les
offrandes à l’abbaye. Dès 1163, Raimond V peut ainsi consolider un
emprunt conséquent par une assignation sur les revenus qu’il tire du
contrôle des poids et mesures de Saint-Gilles et du péage de Valliguières.
L’emprise des comtes sur les mines de Largentière et l’annexion du comté
de Melgueil (1172) en font par ailleurs, aux côtés des seigneurs de
Montpellier, les plus importants émetteurs du denier melgorien, le plus
utilisé dans l’ensemble du Midi méditerranéen. En regard de cette greffe
réussie sur le développement économique d’une région, une des faiblesses
de la principauté des Trencavel tient à leur modeste emprise sur les villes.
Les vicomtes possèdent bien quelques droits économiques à Albi et le
château des arènes à Nîmes, mais les évêques sont sortis grands vainqueurs
de la crise grégorienne dans la plupart des cités languedociennes. Les
vicomtes ne possèdent pas non plus d’ateliers monétaires d’envergure. Ils
compensent toutefois cette fragilité par l’exploitation des nombreux sites
miniers en leur possession dans les contreforts du Massif central (mines
d’argent, de fer, de cuivre et même d’or) et par l’implantation de châteaux
péagers le long des routes qui traversent leurs domaines.
L C e
XII

L’action des comtes de Champagne en faveur du développement des


foires constitue un autre exemple, plus brillant encore, de la capacité des
princes à capter une partie des fruits de la croissance. Des foires sont
attestées dans plusieurs villes de Champagne dès les Xe-XIe siècles : à
Châlons en 963, Troyes au début du XIe siècle, Reims en 1067. Mais leur
décollage est clairement dû à l’action volontariste des comtes Thibaud IV
(1125-1152) et surtout Henri le Libéral (1152-1181). Ces derniers procèdent
à des déplacements, favorisent le développement de certains sites et
assurent la sécurité des routes et des échanges. Entre 1137 et 1164, ils
promulguent un règlement qui organise un cycle annuel de six foires
tournant entre les quatre villes de Troyes, Provins, Bar et Lagny, les deux
premières de ces villes accueillant chacune une foire d’été et une foire
d’hiver. Ces foires durent d’une à deux semaines. Les transactions s’y
déroulent avec la garantie des établissements ecclésiastiques, eux-mêmes
soutenus par le comte. Celui-ci s’engage en outre à protéger les marchands
et les voyageurs – c’est ce qu’on appelle le conduit – et à les dédommager
en cas d’agression. Il assure enfin l’approvisionnement des foires en
monnaie – jusque vers 1180, toutes les transactions se font en effet en
espèces – et en une monnaie qui reste fiable malgré l’inflation, le denier de
Provins, qui acquiert dès la fin du XIIe siècle une renommée internationale.
En contrepartie, le comte et les institutions ecclésiastiques se contentent de
prélever des taxes légères et de profiter de l’ensemble des effets indirects de
la croissance urbaine. Par cette politique, les comtes de Champagne
parviennent à capturer les courants d’échange qui relient l’Italie et la vallée
du Rhône à l’Île-de-France et à la Flandre, aux dépens de l’ancien circuit
des cités épiscopales (Langres, Châlons et Reims) situé plus à l’est et au
profit des centres de leur pouvoir (la cité de Troyes et les villes castrales de
Bar, Provins et Lagny). En outre, à partir des années 1140-1160, la
concession de fiefs-rentes assis sur les revenus des péages et des foires leur
permet de s’attacher directement de nombreuses familles de l’aristocratie et
de conforter leur domination sociale et politique sur la région, principale
garantie du maintien de la paix.
La recomposition des voies de circulation dans les Alpes occidentales
fournit un dernier exemple de volontarisme princier. Les deux voies
traditionnelles passaient par le col du Grand Saint-Bernard pour accéder,
par la haute vallée du Rhône et le plateau suisse, à l’Europe du nord, et par
le col du Montgenèvre pour atteindre, en passant par la vallée de la
Durance, la Gaule méridionale. Dès la fin du XIe siècle, les comtes
Humbertiens s’imposent dans le val de Suse et entreprennent de favoriser la
route qui, par le col du Mont-Cenis, débouche dans la vallée de la
Maurienne, aux dépens de la route du Montgenèvre contrôlée par leurs
rivaux Guigonides, comtes d’Albon, du Grésivaudan et du Viennois. Ils
concèdent, par exemple, aux marchands de la ville italienne d’Asti ou à
l’abbaye de La Novalaise quelques facilités de circulation. Dans la première
moitié du XIIe siècle, la route méridionale demeure la plus utilisée. C’est elle
qu’empruntent les papes en 1095-1096, 1120 et 1147. Mais la politique des
Humbertiens s’accentue et commence à porter ses fruits à partir du milieu
du XIIe siècle. Ils fondent de nombreux établissements hospitaliers destinés
à l’accueil des voyageurs. Ils assurent la sécurité du trajet du val de Suse à
la vallée du Rhône et prennent le contrôle des seigneuries péagères, qui leur
assurent des revenus croissants. À l’extrême fin du siècle, ils effectuent de
grands travaux pour améliorer la route et aménager un nouveau passage,
moins raide, au Petit Mont-Cenis. Comme l’atteste le passage de marchands
lombards et gênois en route pour la Champagne dans la vallée de la
Maurienne, ou celui de personnages importants, souvent accompagnés de
fortes suites (l’abbé Pierre le Vénérable dès 1151, l’empereur Frédéric Ier
Barberousse en 1168 et 1174), cette entreprise connaît le succès.
L F e
XII

Le volontarisme économique des princes se déploie enfin dans les


fondations de villeneuves, généralement pourvues d’un marché et d’une
foire. Les cas les plus précoces et les plus spectaculaires concernent la
Flandre intérieure, jusque-là sous-urbanisée, où dans la seconde moitié du
XIe siècle les comtes fondent toute une série de villes nouvelles – Thourout,
Ypres, Messines, Aire-sur-la-Lys, Cassel – autour de l’association d’un
château, d’une collégiale et d’une foire. Un siècle plus tard, le comte
Philippe d’Alsace (1157-1191) reprend une politique identique, cette fois au
profit du littoral flamand, afin de doter les grands centres de production
drapière de l’arrière-pays (Saint-Omer, Bergues, Bruges, Ypres) d’un
débouché maritime et d’un port d’approvisionnement en laine anglaise.
C’est alors que sont fondées Nieuport (1163), Gravelines (1163), Calais
(1165), Damme (1180), Biervliet (1183) et Dunkerque (vers 1183). Ces
nouveaux ports sont aussi associés à l’organisation de l’écoulement des
eaux de la plaine maritime en accueillant les associations (wateringues)
chargées du contrôle des canaux de drainage (watergangs). Comme on le
voit, dans la seconde moitié du XIIe siècle, les villeneuves flamandes
s’inscrivent dans le cadre d’une véritable politique économique des comtes
de la maison d’Alsace, et s’ajoutent à elles la mise en valeur des marais et
terres incultes ainsi que l’octroi d’une législation urbaine uniforme.
D’autres princes septentrionaux fondent bien sûr des villeneuves, comme le
comte de Champagne à Villeneuve-le-Comte en 1176, en pariage avec
l’abbaye Sainte-Colombe de Sens, ou le duc de Bourgogne à l’Abergement-
le-Duc à la fin du XIIe siècle, en pariage avec Saint-Bénigne de Dijon. Mais
nulle part on ne retrouve l’ampleur ou le caractère systématique des
initiatives flamandes. Plus au sud, où le maillage urbain était plus dense, les
fondations princières sont plus rares. La fondation du port de La Rochelle
par le duc Guillaume X d’Aquitaine, entre 1126 et 1137, constitue un
exemple remarquable puisque la ville devient, dès la fin du siècle, le
principal port de l’Atlantique entre Bordeaux et Rouen. À la fin du
XIIe siècle, les comtes-rois de Barcelone fondent en Catalogne plusieurs
villeneuves sur les routes où le commerce pyrénéen s’active (Villafranca de
Paresdes, Villefranche-de-Conflent, Puigcerda, Vilagrasa), tandis qu’en
Auvergne le comte fonde Montferrand face à la cité épiscopale de
Clermont. Les comtes de Toulouse, Alphonse Jourdain et Raimond V, sont
cependant les plus dynamiques : ils multiplient les fondations en
Toulousain, Agenais et Quercy, parfois seuls, plus souvent en association
avec un établissement ecclésiastique, ancienne abbaye bénédictine (Saint-
Théodard, Aurillac, Moissac) ou nouvelle commanderie militaire. Il s’agit
de projets d’une certaine ampleur (entre dix et vingt hectares), témoignant
parfois d’un véritable plan d’urbanisme. Cependant si certaines acquièrent
rapidement le niveau d’une petite ville, comme Montauban, fondée en
1144, la plupart ne parviennent pas à dépasser le stade de la bourgade, à
l’image de Lavilledieu, fondée en pariage avec les Templiers entre 1144
et 1176.

Les formes du pouvoir princier


Au XIIe siècle, le prince reste avant tout un guerrier et un grand
seigneur. Il s’appuie d’abord sur ses principaux fidèles et quelques
conseillers ecclésiastiques. Sa principauté continue de présenter l’allure
d’un archipel de droits directs articulés sur les châteaux, auquel se
raccroche une « mouvance » de droits indirects de plus en plus structurée
par les relations féodo-vassaliques. Nulle homogénéité territoriale donc, ni
de véritable frontière au sens contemporain du terme. Il n’y a guère qu’en
Anjou, en Normandie et en Flandre que le pouvoir princier est parfois
évoqué, dès la fin du XIe siècle, comme un pouvoir de nature territoriale
surpassant l’horizon du domaine. Plusieurs évolutions traduisent cependant
la transformation lente mais profonde du pouvoir princier dans le sens,
commun à tous les pouvoirs, d’une institutionnalisation.
La « cour du comte » (curia comitis) – l’expression apparaît un peu
partout entre le milieu du XIe siècle et le milieu du XIIe siècle – regroupe,
dans des configurations fluctuantes, les seigneurs les plus influents,
quelques clercs, mais aussi de plus en plus souvent des bourgeois et des
officiers auliques. Ces officiers de la maisonnée princière, théoriquement
placés sous l’autorité supérieure du sénéchal, sont d’abord des chapelains,
des responsables de l’approvisionnement de la cour (chambellan, bouteiller)
ou de l’entretien de la cavalerie (maréchal). Ils ne peuvent toutefois être
considérés comme l’équivalent d’une haute administration tant leurs
attributions demeurent floues et leur influence variable. Leur essor traduit
surtout le désir des princes de se doter d’une véritable cour à l’image de
celle des rois. La Normandie, la Flandre et la principauté de Blois-
Champagne sont les premières concernées. En Flandre, un sénéchal et un
bouteiller sont mentionnés en 1066, un chambellan et un connétable en
1089, un maréchal en 1093. Signe de leur prestige, ces charges sont
appropriées avant le milieu du XIIe siècle par quelques grandes familles
proches du comte. À la cour de Blois, un sénéchal est attesté dès les années
1030 et un chambrier dès 1040. À la fin du XIe siècle, un bouteiller, un
panetier et un cellérier viennent les rejoindre. Plus au sud, à l’exception de
l’Aquitaine, le phénomène est plus tardif et plus limité. Dans la principauté
toulousaine par exemple, le seul grand office est celui de connétable,
mentionné pour la première fois en 1157 et choisi dans la puissante famille
uzégeoise des Sabran. Il fait cependant plus figure de premier conseiller du
comte que d’officier.
L’apparition des chancelleries, si elle découle de la même inspiration,
engage en revanche les pouvoirs princiers sur la voie d’une évolution proto-
administrative. En Flandre, le chancelier existe probablement avant 1084 et
se trouve d’emblée principal officier. La charge revient au prévôt du
chapitre Saint-Donatien de Bruges, dont les membres fournissent les scribes
nécessaires. L’usage précoce d’un sceau comtal (1065) et la conservation
des archives témoignent de nouvelles préoccupations à la fois idéologiques
et administratives, même si la production d’actes comtaux par la
chancellerie reste rare jusqu’au règne de Philippe d’Alsace. Ce n’est en
effet qu’à la fin du XIIe siècle que la chancellerie finit par prendre
l’ascendant sur les institutions bénéficiaires et par confectionner près de 60 
% des actes comtaux. Le fait que le chapitre de Saint-Donatien collecte
aussi les revenus des seigneuries comtales – c’est lui qui confectionne en
1187 le Gros Brief, première estimation globale des revenus du comte –
montre que l’on ne distingue pas encore l’action de la chancellerie de
l’administration domaniale centrale : il en va de même en Normandie, en
Catalogne ou en Champagne. La précocité et l’efficacité de la chancellerie
flamande constituent toutefois une exception dans la région : dans les
principautés voisines de Limbourg, de Namur ou de Hainaut, il faut attendre
1172, 1180 ou les environs de 1170-1195 pour que soit mentionnée une
chancellerie comtale. Dans la principauté de Blois-Champagne, la première
mention d’un chancelier, choisi parmi les chapelains, et du sceau comtal
date de 1107. À la suite de son installation à Troyes en 1152, Henri le
Libéral fonde sa propre chancellerie, distincte de celle de son frère de Blois
et confiée à son chapelain Guillaume (1152-1175). À partir de 1157, celui-ci
supervise les travaux des chanoines de Saint-Étienne, aussi en charge des
comptes centraux et du trésor sur le modèle flamand. Ses successeurs font
parfois de belles carrières, à l’image d’Haice de Plancy, chancelier de 1181
à 1190, qui devient évêque de Troyes. Sous le règne d’Henri, la chancellerie
comtale produit plus de cinq cents chartes, mais il faut attendre 1198-1201
pour que les actes émis ou reçus soient systématiquement enregistrés.
L ’É C .

Ce bâtiment palatial doit son nom au fait d’avoir de temps en temps abrité des
réunions de l’Échiquier à partir de 1176 (celles-ci se tenaient toutefois plus souvent
dans la chapelle Saint-Georges, qui s’élevait juste à côté). Il s’agit en fait du principal
logis du château ducal de Caen à partir du règne d’Henri Ier Beauclerc. Ce logis était
distinct de la tour majeure ou donjon, mentionnée pour la première fois en 1123 et qui
gardait l’entrée principale du château. Il s’agit d’un grand bâtiment de trente mètres
de long sur onze de large. Il compte aujourd’hui deux niveaux, mais il est possible
qu’il comprenait à l’origine un second étage. Le rez-de-chaussée, dont le sol était en
terre battue et qui abritait une citerne, un dépotoir et les poteaux soutenant le plancher
de la grande salle de l’étage, était certainement une cuisine. La salle du premier étage,
à laquelle on accédait directement de l’extérieur par un escalier monumental,
constituait l’aula, c’est-à-dire la salle de réception. Le bâtiment connut un certain
nombre d’aménagements peu après 1180 et semble avoir perdu son deuxième étage au
début du XIVe siècle.

Dans le Midi, les chancelleries princières mettent plus de temps à se


constituer. Elles sont surtout assez différentes en raison de l’influence du
droit sur les pratiques de l’écrit et du poids prépondérant des laïcs dans les
entourages princiers. Chez les Raimondins, un embryon de chancellerie
apparaît sous Alphonse Jourdain, vers 1127, mais ce n’est qu’avec
Raimond V qu’elle acquiert une certaine stabilité sous l’autorité d’un juge-
chancelier, attesté à Saint-Gilles à partir de 1155. Ce juge-chancelier est à la
fois responsable de la justice de la cour comtale et de l’élaboration et de
l’expédition des actes. Dans un contexte de diffusion du droit romain, la
fonction est contrôlée par des légistes laïques, tel Raoul de Saint-Gilles
(1155-1183), qui dirigent une équipe de notaires et de scribes du comte.
Même chose en Provence, du côté de l’Empire, où le juge-mage, un laïc
dont la première mention ne date que de 1179, préside la cour de justice
comtale et dirige simultanément les services aixois d’expédition et de
scellement des actes.
Partout la cour du prince demeure itinérante. Dans plusieurs
principautés quelques villes tendent cependant à faire figure de capitales en
raison d’une présence plus régulière du prince, de l’habitude d’y réunir les
grands laïcs et ecclésiastiques, de l’installation des chancelleries surtout,
voire du trésor. Parfois il s’agit d’anciennes cités depuis longtemps
hégémoniques comme Barcelone en Catalogne ou Poitiers en Aquitaine.
Plus souvent il s’agit de villes récemment promues comme Aix, adoptée
comme capitale du comté de Provence par Alphonse Ier (1166-1196) à partir
de 1176, aux dépens de l’ancienne cité d’Arles, ou Nancy, qui devient la
résidence privilégiée des ducs de Haute-Lotharingie à partir de Mathieu Ier
(1139-1176), ou encore Caen, qui s’impose comme capitale du duché de
Normandie sous le règne d’Henri II Plantagenêt. Ce dernier cas est le mieux
connu. Henri II réside en priorité à Caen et y tient le plus fréquemment des
assises lorsqu’il est de passage en Normandie, surtout dans les années 1170-
1180. De ces années datent aussi les premières mentions explicites de
l’Échiquier, dont les premiers linéaments remontent sans doute au règne
d’Henri Ier Beauclerc (1106-1135), mais qui ne commence à se rendre
autonome de la curia regis que sous le règne de son petit-fils Henri II
(1154-1189). Cette assemblée restreinte, présidée par le grand justicier –
toujours un laïc sous Henri II – et composée de nobles, de clercs et
d’officiers, fait à la fois fonction de cour de justice, d’instance de juridiction
gracieuse et de haute administration financière pour l’ensemble du duché.
Cette dernière fonction semble rapidement prédominante et c’est d’ailleurs
le tapis ou échiquier utilisé pour faire les comptes qui lui donne son nom.
Elle se réunit au château ducal, tantôt dans la grande salle (l’aula, appelée
plus tard salle de l’Échiquier), tantôt dans la chapelle Saint-Georges. C’est
enfin sous Henri II que le trésor du duché et l’administration chargée de sa
gestion paraissent se fixer à Caen, dans la camera du château ducal.
Une des conséquences du passage régulier des princes est la
restauration ou la reconstruction de leur château, qui fait de la ville le lieu
privilégié de la manifestation de leur pouvoir. Les Trencavel reconstruisent
ainsi le château comtal de Carcassonne vers 1130, les princes catalans celui
de Barcelone avant le milieu du siècle, les Plantagenêts le château de Caen
vers 1160-1180. À partir des années 1170-1180, les résidences princières
deviennent plus complexes et embellissent, dans l’effort de concilier
puissance et somptuosité. Le château comtal de Provins, transformé vers
1150-1180, ou celui de Gand, bâti vers 1178-1180, témoignent de ce
nouveau souci de confort et d’ostentation qui engage le long processus de
« palatialisation » des forteresses princières : les cheminées et les
aménagements intérieurs se multiplient, certaines fenêtres s’élargissent,
d’autres se déploient en enfilade, illuminant les intérieurs et rythmant les
façades. À Gand par exemple, le gros donjon barlong est doublé sur un côté
d’une belle galerie romane, tandis que l’habitation du comte, distincte du
donjon, est pourvue de baies géminées donnant sur la Liève.
L F G .

Un castrum associé à une chapelle est mentionné pour la première fois sur le site de
Gand, à la confluence de la Lys et de l’Escaut, au milieu du Xe siècle, à quelques
centaines de mètres de deux portus remontant à l’époque carolingienne, au milieu
d’une île entourée par la Lys. Il devint le centre d’une châtellenie comtale peu avant
l’an mille. En 1128, Galbert de Bruges évoque l’existence d’une « maison de pierre »
et d’une tour. Les fouilles archéologiques ont montré que cette maison de pierre avait
été emmottée avant le milieu du XIIe siècle et surmontée de bâtiments de bois. À peu
de distance, du côté méridional, s’élevait une autre « maison de bois », appelée l’aula
du comte, qui brûla en 1176. L’ensemble du site fut réaménagé à l’initiative du comte
Philippe d’Alsace en 1180. Comme le montre la photographie, un gros donjon de
pierre barlong vint s’élever à la place de l’ancienne « maison de pierre » emmottée, au
centre d’une nouvelle enceinte circulaire dont l’accès était gardé par un puissant
châtelet. Haut de plus de trente mètres, ce donjon comprenait trois niveaux, dont une
grande salle de réception au premier étage, pourvue d’une belle claire-voie donnant
sur la Liève (l’affluent de la Lys visible à gauche). Un logis comtal distinct du donjon
fut bâti entre le donjon et la Liève. La chapelle castrale (invisible ici) demeurait à
l’extérieur de l’enceinte. En dépit de la construction d’un vaste donjon, les trois
éléments fonctionnels du palais (aula, camera, capella) demeuraient séparés.
Les ressources des princes reposent toujours sur leurs droits et
domaines seigneuriaux, mais les princes sont les premiers parmi les
seigneurs à en améliorer la rentabilité en en confiant la gestion, à l’échelle
locale, à des agents polyvalents, les prévôts, sur le modèle des grands
établissements monastiques. Les premiers prévôts apparaissent en 1004 sur
les domaines du comte de Blois et en 1006 sur les domaines du Capétien. À
partir des années 1030-1040 on en rencontre en Normandie, en Anjou et en
Champagne, puis peu à peu dans l’ensemble des régions septentrionales. Ils
sont particulièrement nombreux en Normandie, où l’on compte en 1172
vingt-deux prévôts ou vicomtes, auxquels viennent s’ajouter vingt-huit
baillis, créés par Henri II pour la levée d’une nouvelle taxe, l’écuage. Ces
prévôts sont en général établis dans un chef-lieu de seigneurie, sans pour
autant disposer d’un véritable ressort territorial : en Aquitaine, on ne
commence à percevoir l’ébauche de tels ressorts qu’avec le gouvernement
de Louis VII, entre 1137 et 1152. Leurs compétences sont multiples : ils
sont bien sûr chargés de percevoir les revenus des domaines, mais se voient
aussi confier la levée de l’ost ou l’exercice de la police et de la justice. La
seigneurie sert ainsi bien souvent de point d’appui au développement de
prérogatives supra-domaniales, en particulier dans le champ judiciaire. Les
prévôts ne sont normalement pas rémunérés par un fief, mais par un
intéressement sur les droits qu’ils lèvent, ce qui ne peut qu’encourager leur
zèle. Leur office, affermé à l’origine, a rapidement tendance à devenir
héréditaire, favorisant des ascensions familiales sur lesquelles nous sommes
malheureusement très peu documentés avant le XIIIe siècle. Dans les
principautés méridionales, les bailes et les viguiers (ces derniers ne se
rencontrent que dans les villes), qui tiennent lieu de prévôts, semblent
souvent en charge de plus larges portions du domaine, mais ils sont
fréquemment assistés d’un sous-baile ou d’un sous-viguier. Dans la
principauté toulousaine par exemple, on les rencontre d’abord dans les
villes, à Toulouse et Saint-Gilles dès le règne d’Alphonse Jourdain, puis
dans le comté de Melgueil en 1175 (où ils portent le titre de connétable).
Avant 1180, on en décompte seulement une dizaine pour l’ensemble du
domaine comtal, qui s’étend pourtant du Quercy à la Provence. Parmi eux
figurent, comme chez les bailes épiscopaux ou seigneuriaux, un nombre
non négligeable de juifs, tel cet Abraham ben Jehuda, baile comtal de Saint-
Gilles en 1143.
L G (E ).

Le château de Gisors s’élève à la frontière de la Normandie et de la France, sur une


éminence dominant la vallée de l’Epte. Au XIIe siècle, il fut le théâtre de plusieurs
sièges et de rencontres entre rois anglo-normands et capétiens (1113, 1158, 1160)
jusqu’à ce qu’y fut signé, en 1180, le traité de Gisors. Une première motte castrale
pourvue d’un donjon de bois et d’une palissade fut édifiée par Robert II de Bellême, à
la demande du roi d’Angleterre et régent de Normandie Guillaume le Roux (1087-
1100), en 1097-1098. À partir de 1123, suite aux révoltes de l’aristocratie normande,
Henri Ier Beauclerc décida de transformer cette motte en véritable place-forte et fit
édifier un donjon de pierre de forme octogonale, enserré dans une chemise circulaire
en gros appareil. Dans les années 1170, à l’initiative d’Henri II Plantagenêt, une
troisième campagne de construction surhaussa le donjon de deux étages, élargit les
fossés et ajouta une deuxième enceinte longue de huit cents mètres (invisible ici).

Au fondement de la puissance princière, au nord comme au sud, figure


le contrôle des châteaux. Les princes s’appuient tout d’abord sur leur propre
réseau castral, qu’ils cherchent partout à développer. Il s’agit parfois de
disposer de points d’appui face à des princes voisins. En Normandie,
Guillaume le Conquérant fonde plusieurs châteaux dans les années 1050-
1060 (Ambrières, Saint-James, Pontorson) pour protéger le sud-ouest de
son duché face aux comtes de Rennes et d’Angers. En Provence, les comtes
de Toulouse et de Barcelone font de même en tenant face à face, de part et
d’autre du Rhône, les forteresses de Beaucaire (rive droite) et de Tarascon
(rive gauche). Le contrôle des châteaux dépasse de loin les seuls enjeux
militaires des régions de marches, car il permet plus largement de contrôler
l’ensemble de la principauté. En Normandie, après sa victoire à Tinchebray
(1106), le premier objectif d’Henri Ier Beauclerc est ainsi de reprendre en
main l’ensemble du réseau des châteaux ducaux, conservant les plus
importants en sa main propre, inféodant les châteaux secondaires à des
fidèles sûrs, engageant la construction de nouvelles forteresses dont la plus
spectaculaire est celle de Gisors. En Flandre, le rôle des châteaux comtaux
est si prégnant que c’est autour d’eux que s’élaborent, à partir de la fin du
XIe siècle, les premières circonscriptions administratives, qui prennent le
nom de châtellenies (castellatura puis castellania). Au milieu du XIIe siècle,
on en compte déjà une quinzaine. On retrouve une situation identique en
Champagne, où le réseau des châtellenies commande l’organisation des
prévôtés et de la justice comtales : elles sont vingt-six à l’époque d’Henri le
Libéral, chacune englobant les domaines comtaux et les fiefs « mouvants »
attachés à chaque château. Au sud, les princes s’appuient tout autant sur les
châteaux, même si, à l’exception de la Savoie et du Dauphiné, ceux-ci ne
gouvernent pas l’élaboration d’une nouvelle géographie administrative.
Prenons une nouvelle fois l’exemple des Raimondins : entre 1080 et 1108,
Raimond IV et son fils Bertrand font construire les châteaux de Beaucaire
et Saint-Gilles ; dans les années 1170-1180, Raimond V renforce le
Château-Narbonnais de Toulouse, qui de manière significative figure sur
son sceau depuis 1171, et restaure le palais comtal de Melgueil et le château
des arènes de Nîmes ; enfin, vers 1190, Raimon VI élève deux nouveaux
châteaux à Vaison et Carpentras. Si tout au long du XIIe siècle, la puissance
des comtes de Toulouse réside dans la basse vallée du Rhône et le marquisat
de Provence et non en Toulousain, c’est bien parce que s’y trouvent leurs
principaux châteaux.
Les princes s’efforcent par ailleurs de resserrer leur emprise sur les
châteaux seigneuriaux. Ils multiplient les pressions de toutes sortes, jusqu’à
la guerre, pour obtenir des maîtres des châteaux qu’ils reconnaissent les
tenir d’eux et acceptent de leur en garantir l’accès à toute semonce. C’est là
le sens principal de l’action d’un Louis VI contre certains châtelains d’Île-
de-France entre 1100 et 1118, d’un Henri Ier Beauclerc contre les seigneurs
des marches méridionales de la Normandie, les Bellême notamment,
entre 1106 et 1119, ou d’un Geoffroy Plantagenêt contre les barons
angevins en 1129, 1135 et de 1145 à 1151. Dans le Midi, les cités
représentent un enjeu aussi important que les châteaux. Mais ces cités
hérissées de tours sont elles-mêmes des forteresses et c’est pourquoi leur
contrôle oriente l’action des comtes de Toulouse et de Barcelone, lorsqu’il
s’agit pour eux de mettre la main sur l’héritage provençal dans les années
1112-1125. L’essor, dans la seconde moitié du XIIe siècle, des politiques
princières de reprise en fief des châteaux seigneuriaux s’inscrit dans la
continuité de ces actions. Les princes multiplient d’autre part les tentatives
pour imposer leur jus munitionis, c’est-à-dire empêcher toute nouvelle
construction sans leur autorisation préalable. Les cas les plus précoces
concernent le comte Robert de Flandre en 1092 et le duc-roi Henri Ier
Beauclerc après 1106. Dans le sud, des vicomtes, comme les Trencavel,
cherchent aussi à se faire reconnaître ce droit à partir du milieu du siècle,
autorisant l’édification de certains châteaux, faisant détruire les
fortifications qu’ils jugent illégales, interdisant de nouvelles constructions.
De manière plus générale, certains princes, soucieux de mieux
maîtriser et de rendre plus efficace leurs réseaux vassaliques, commencent à
faire confectionner par leur chancellerie des registres féodaux. Le plus
ancien qui nous soit parvenu concerne la Normandie. Il s’agit d’une enquête
réalisée en 1132 sur les fiefs de l’évêché de Bayeux tenus à la fois par
l’évêque et par le duc : il fallait bien les distinguer des fiefs propres à
chacun. En 1172, une nouvelle enquête qui vise à contrôler de manière
systématique le service d’ost dû par les chevaliers recense tous les fiefs du
duché, répartis entre comtés (Eu, Aumale et Évreux), honneurs et simples
baronnies sur le modèle de la grande enquête anglaise de 1166. On dispose
d’un document comparable pour la Champagne, où le comte fait
confectionner vers 1178 une liste de ses vassaux et de leurs obligations
militaires (les estages de châteaux notamment), châtellenie par châtellenie.
Le nombre de ses vassaux dépasse alors les deux mille. L’entreprise est
d’autant plus utile au comte qu’il se trouve à la tête d’une principauté
éclatée : au-delà de son intérêt pratique immédiat (et des possibilités qu’il
ouvre en matière de fiscalité féodale), le registre représente un instrument
de contrôle de l’aristocratie. Il fait d’ailleurs l’objet d’une soigneuse
révision vers 1190. Le Midi ne connaît pas ce genre de registre. En
revanche, quelques princes ont fait confectionner des cartulaires, sur le
modèle des cartulaires ecclésiastiques, pour rassembler l’essentiel des
accords et des serments féodaux qui les intéressaient. Le Liber feodorum
major, réalisé à la cour du comte de Barcelone (qui est aussi roi d’Aragon)
en 1192, est le plus célèbre. Commandé par le roi Alphonse Ier (1162-1196)
et réalisé entre 1178 et 1196 par son conseiller, le doyen de la cathédrale de
Barcelone Ramon de Caldès, ce livre se donne pour objet non seulement de
garder la mémoire des liens personnels entre le roi et ses vassaux, mais
aussi de constituer une garantie de la bonne application du droit de manière
à éviter toute discorde. Toutefois, comme le soulignent les miniatures qui
viennent l’illustrer, le Liber a surtout pour objet de célébrer le roi. Il
s’inscrit d’ailleurs au sein d’une constellation d’outils juridiques (Usages de
Barcelone), fiscaux (premiers registres d’Alphonse Ier) et historiographique
(Gestes des comtes de Barcelone) qui œuvrent, depuis le règne de Raimond
Bérenger IV (1131-1162), à la construction de la souveraineté du prince
catalan. L’exemple des comtes de Barcelone n’est toutefois pas isolé :
quelques années avant, vers 1186-1188, les vicomtes Trencavel ont eux
aussi fait compiler un cartulaire féodal.
L’essor de la justice princière représente la dernière évolution majeure
du XIIe siècle. Dans de nombreuses régions cet essor s’inscrit dans la droite
ligne de la paix de Dieu, à laquelle bien des princes avaient été à l’origine
associés avant d’être marginalisés par les réformateurs. Le retour du prince
est particulièrement précoce en Flandre (assemblées de 1083-1084 et 1099),
en Normandie (concile de Lillebonne en 1080) et en Bourgogne
(assemblées de 1078 et 1106). À chaque fois, le duc ou le comte participe,
voire préside les assemblées, apporte le soutien de sa puissance au respect
des décisions prises, s’arroge la responsabilité de la protection des
ecclésiastiques et des populations désarmées. Au début du XIIe siècle, cette
fonction de pacificateur et de justicier est acceptée par la plupart des
ecclésiastiques. Elle devient même l’élément central du discours
réformateur envers les princes, pour peu que ceux-ci acceptent de se
conformer aux exigences grégoriennes minimales. C’est dans ce cadre que
doivent se comprendre une lettre comme celle que l’archevêque Gui de
Vienne (futur pape Calixte II) adresse à son neveu, le comte Amédée III,
vers 1115, ou le propos d’Orderic Vital louant dans son Histoire
ecclésiastique (1114-1141) le duc-roi Henri Ier Beauclerc pour sa défense
des églises et sa lutte contre les mauvais seigneurs. En 1139, le concile de
Latran II reconnaît d’ailleurs officiellement que « la faculté d’administrer la
justice appartient aux rois et aux princes ». De telles conceptions trouvent
leur application dans la manière dont les princes se posent en protecteurs de
l’ensemble des institutions ecclésiastiques de leur principauté. En
s’appuyant sur le régime juridique de la garde, une version atténuée de
l’ancienne avouerie, ou en multipliant les chartes de confirmation de biens
ou de privilèges, le comte de Flandre comme celui de Provence s’érigent
ainsi, dès la première moitié du XIIe siècle, en protecteurs de l’Église et en
justiciers suprêmes de tous les conflits mettant aux prises des
ecclésiastiques et des laïcs dans toute l’étendue de leur comté, renforçant du
même coup la dimension territoriale de leur pouvoir. Ces principes
continuent d’inspirer l’évêque Guillaume de Passavant (1142-1186)
lorsqu’il fait réaliser pour Geoffroy Plantagenêt le fameux émail placé au-
dessus du tombeau du comte dans la cathédrale Saint-Julien du Mans : le
prince y apparaît debout, en position de majesté, l’épée levée et sortie de
son fourreau, en garant de la justice et de la paix ; l’inscription qui
surplombe l’image – « Par ton épée, ô prince, la foule des pillards est
dispersée et la paix donnée aux églises » – contient peut-être une allusion à
l’abandon par le comte de son droit de dépouille sur le siège du Mans, mais
il est plus probable qu’elle vise à louer de manière générale le prince
pacificateur et défenseur de l’Église. L’écu de Geoffroy et sa curieuse coiffe
(une sorte de bonnet phrygien en général attribué aux rois mages dans
l’iconographie traditionnelle) ne portent-ils pas le lion, emblème des
anciens rois de Juda, dans l’Ancien Testament, en passe de devenir celui des
Plantagenêts ? Une telle représentation n’est pas si éloignée de celle que le
comte de Toulouse Raimond V donne de lui-même à l’avers du sceau qu’il
adopte au milieu des années 1160 : il trône en majesté sur un siège à pattes
de lion, tenant de la main gauche une épée dégainée posée sur ses genoux,
de la main droite un globe, plus tard remplacé par la maquette du Château-
Narbonnais, sa forteresse toulousaine. L’épée et le château renvoient à la
justice et à la paix. Le siège, le globe et la lune, qui figurent dans le champ,
à la majesté, dont la justice et la paix sont les attributs. La titulature
comtale, enroulée autour de l’image, rappelle que ce pouvoir est fondé en
Dieu (« Raimond comte par la grâce de Dieu… »).
P ’ G P .

Dans plusieurs principautés du nord-ouest de la France la cour comtale


ou ducale est de plus en plus souvent saisie par les grands, seigneurs ou
chevaliers, au détriment des arbitrages traditionnels. Ce phénomène est bien
attesté en Normandie dès le début du XIIe siècle, en Anjou et dans le Maine
à partir du règne de Geoffroy Plantagenêt (1128-1151). Ces cours princières
apparaissent pourtant très proches des cours seigneuriales. Itinérantes, elles
se tiennent tantôt dans les châteaux, tantôt ailleurs, devant les églises par
exemple. Leurs membres sont des clercs, de grands seigneurs et de simples
chevaliers. Nombre d’entre eux participent régulièrement à plusieurs cours
différentes (comtale, épiscopale, seigneuriale) et, sans que l’on puisse parler
de professionnels de la justice, certains personnages semblent appréciés
pour leur bonne connaissance des règles coutumières non écrites propres à
chaque pays. Tout cela favorise une assez grande homogénéité des
procédures.
S R VI, T (1204).

Si l’on n’a pas conservé de sceau de Raimond V, celui de son fils Raimond VI
correspond dans l’ensemble aux descriptions qui en sont faites dans plusieurs
documents. La principale différence réside dans la disparition de l’orbe, qui sous
Raimond V pouvait remplacer la maquette du Château-Narbonnais dans la main
gauche du comte. La représentation du comte en majesté, assis sur un trône entre le
soleil et la lune, l’épée de la justice sur les genoux, reste cependant très originale pour
un prince et affiche les ambitions de la maison raimondine à une forme de
souveraineté.

Trois traits distinguent cependant les cours de justice princières. En


premier lieu, dès le règne de Guillaume le Conquérant en Normandie, à
partir seulement du début du règne d’Henri II Plantagenêt en Anjou, elles
s’imposent comme cours d’appel, œuvrant subrepticement à l’élaboration
d’une hiérarchisation des juridictions. En deuxième lieu, elles reposent de
plus en plus sur l’exercice d’une justice déléguée. La délégation de justice
par le comte existe de manière ponctuelle dès la fin du XIe siècle en Anjou
ou dans le Maine, en faveur d’évêques ou de grands barons, mais elle est
désormais confiée à des officiers. En Anjou, il s’agit du sénéchal. Celui-ci
est mentionné à partir du règne de Foulques V (1109-1128) et sa fonction
judiciaire commence d’être attestée en 1147. Il préside régulièrement la
cour comtale à partir de 1165, puis reçoit de manière permanente l’exercice
de la justice en dernier recours dans tout le comté en 1174. Il est pourvu
d’une mense propre, prélevée sur le domaine comtal, dans le dernier quart
du XIIe siècle. Enfin, il reçoit la garde du trésor comtal de Chinon en 1187.
En Normandie, un justicier choisi dans le corps épiscopal apparaît dès le
règne d’Henri Ier Beauclerc (1106-1135). Il dirige un groupe de juges
locaux, chargés de rendre la justice dans un territoire donné dès 1119, sur le
modèle des juges-itinérants des comtés anglais. Ces juges réapparaissent à
l’issue de la guerre civile sous le règne de Geoffroy Plantagenêt. Ce dernier
instaure alors le système des assises, qui fixe la tenue régulière des cours à
des dates précises durant lesquelles elles disposent dans tout le ressort
concerné d’un véritable monopole juridictionnel. En dehors d’une
formalisation de plus en plus grande des arbitrages, la procédure évolue
toutefois assez peu et la spécialisation des juges reste relative puisque
nombre d’entre eux exercent aussi des fonctions d’intendants domaniaux.
En troisième et dernier lieu, certains princes tendent à se réserver les cas
majeurs, ce que l’on appelle la « justice de sang » dans le Midi, les « plaids
de l’épée » en Normandie, c’est-à-dire la répression du meurtre et du vol,
auxquels s’ajoutent parfois l’incendie et le rapt ou l’adultère – ce dernier
suscitant souvent des conflits avec la juridiction épiscopale. En Normandie,
la grande enquête sur les droits du duc de 1091, commandée par Guillaume
le Roux et Robert Courteheuse, révèle un très haut degré de contrôle
princier, sans doute déjà sous l’influence des pratiques anglaises. En
Flandre, ce contrôle ne s’établit qu’avec les comtes de la maison d’Alsace,
à partir des années 1130. Dans les vicomtés des Trencavel, il ne commence
à être recherché qu’à partir du milieu du XIIe siècle. Il ne faudrait pas
généraliser à l’excès cette tendance, car dans d’autres principautés, même
pourvues de comtes puissants comme la Provence ou l’Anjou, les cas
majeurs restent traités par des seigneurs châtelains.
Comment expliquer le succès croissant de la justice princière ? À
l’évidence il ne résulte pas seulement du volontarisme princier, mais de la
convergence entre une offre princière et une demande sociale. La justice
princière ne fut pas imposée par la coercition, elle fut acceptée et même
recherchée par les parties, en l’occurrence l’aristocratie, qui la considérait
comme plus efficace pour régler les conflits qui la déchiraient
régulièrement. Cette efficacité ne tient pas aux modalités d’exercice de la
justice, qui étaient alors à peu près les mêmes dans toutes les cours et
évoluaient au rythme de l’influence croissante, mais lente, du droit romain.
Elle tient peut-être en partie à la puissance de contrainte supérieure que l’on
attribuait au prince, notamment pour le recouvrement des peines
pécuniaires. Elle tient surtout au fait qu’elle devint la plus facile à saisir et
la plus rapide à statuer. Là réside sans doute la véritable supériorité de la
justice princière : dans l’essor du personnel de justice et l’augmentation des
sessions de justice. L’offre princière l’emportait sur toutes les autres tout en
apportant quelques garanties supplémentaires et un retentissement plus
important aux jugements, susceptibles, les unes et l’autre, d’accentuer la
pression sociale sur les parties et de les amener à accepter la décision.
Il reste qu’il ne faudrait pas surestimer la nouvelle puissance des
princes. Si l’on considère le développement des relations féodo-vassaliques,
il ne paraît pas avoir joué le rôle déterminant qu’on lui a parfois prêté pour
illustrer la fortune d’un pouvoir princier conquérant face à une aristocratie
castrale archaïque. En Anjou, la sévérité comtale face aux vassaux rebelles
entretient les rancœurs sans diminuer le nombre des révoltes. Sous le règne
d’Henri II, celles-ci trouvent même un nouvel exutoire en se cristallisant et
se fédérant autour des fils du roi Plantagenêt. En Provence, les campagnes
de pacification menées par les comtes de Barcelone en 1113 et 1147,
comme les fameuses « guerres baussenques » qui opposent le comte au
lignage des Baux jusqu’en 1162, n’ont, on le sait mieux aujourd’hui, que
des effets limités et ponctuels. Elles ne représentent ni la mise au pas de
l’aristocratie devant un nouvel ordre princier, ni la naissance d’une féodalité
provençale, qui ne s’instaureront qu’au milieu du XIIIe siècle. Par ailleurs,
des relations de fidélité étroites et durables peuvent se nouer en dehors de
toute relation féodo-vassalique. C’est le cas pour les seigneurs de
Montpellier, proches fidèles des comtes de Barcelone tout au long du
XIIe siècle, alors même qu’ils sont par ailleurs vassaux de l’évêque de
Maguelonne et du comte de Melgueil auprès desquels ils ne figurent guère.
D’une manière plus générale les basculements de fidélité d’un prince à
l’autre demeurent fréquents. Même s’ils concernent d’abord les zones de
marches – entre domaine anglo-normand et domaine capétien, entre
Aquitaine et Toulousain ou entre Flandre et Picardie – certains se
produisent loin à l’intérieur des principautés rivales, comme l’attestent les
soutiens dont dispose le comte de Toulouse en plein cœur des comtés de
Provence et de Forcalquier ou l’emprise des Plantagenêts sur plusieurs
grandes lignées d’Île-de-France. En fait, lorsque le prince dispose déjà de la
puissance, comme en Catalogne ou en Flandre, les relations féodo-
vassaliques viennent la renforcer et lui donner une vigueur nouvelle. En
revanche, lorsque cette puissance lui fait défaut, comme dans les vicomtés
Trencavel ou en Bretagne, le développement des relations féodo-
vassaliques n’est pas en mesure de l’établir. Dans ces conditions, l’enjeu
majeur de la diffusion des relations féodo-vassaliques au cours du XIIe siècle
réside moins dans le fait lui-même, que dans l’institutionnalisation
croissante qui l’accompagne, qui joue le rôle d’un démultiplicateur une fois
la surpuissance princière acquise – ce qui n’intervient le plus souvent qu’au
XIIIe siècle.
Les innovations idéologiques attribuées aux princes ne doivent pas non
plus être surestimées. Tournons-nous de nouveau vers la Provence et le
domaine de la justice, qui offrent un exemple exceptionnel. En 1162, dans
sa lutte contre les seigneurs des Baux, le comte Raimond Béranger III
innove. Avant de combattre ses adversaires les armes à la main, il porte le
conflit devant la cour de l’empereur Frédéric Ier à Pavie. La position du
comte est défendue par le célèbre juriste bolonais Bulgarus ( † 1166) qui
demande la condamnation des Baux pour « parjure et infidélité » envers
leur seigneur – on reste dans le registre féodal – et pour « trahison et
félonie » envers le comte – on est là en présence d’une qualification du
crime de majesté inspirée du droit romain. Un premier jugement décide de
la confiscation temporaire des biens des Baux dans l’attente d’une enquête
plus approfondie. Ces derniers, pour se défendre, recourent alors à l’aide
d’un autre grand juriste, Rogerius ( † avant 1192), ancien disciple de
Bulgarus. Celui-ci réclame la restitution immédiate des domaines
confisqués en se fondant sur une argumentation puisée au Code théodosien
et il l’emporte. Que retenir de cette affaire ? D’abord que dans une région
où le droit romain se mêle étroitement aux pratiques féodales rien ne permet
d’opposer une « modernité princière » – qui serait celle d’un recours au
droit savant porteur d’une nouvelle conception de la souveraineté – à un
« archaïsme baronnial » – qui serait celui du repli sur les usages féodaux.
Ensuite que si les modalités de règlement des conflits et les conceptions du
pouvoir évoluent – on fait appel à des juristes, on évoque si besoin des
formulations inédites de la souveraineté… – ces évolutions ne pèsent pas
nécessairement sur le rapport de force entre les princes et l’aristocratie,
lequel est encore loin de tourner toujours à l’avantage des premiers.
Le moment Plantagenêt

Parmi les princes, les Plantagenêts sont ceux qui connaissent, dans la
deuxième moitié du XIIe siècle, la fortune la plus spectaculaire. Ils sont à
l’origine comtes d’Anjou, issus de la vieille lignée des Foulques. Geoffroy
V (1128-1151) est le premier à porter le surnom de Plantagenêt, dont
l’origine et le sens demeurent incertains. De son père, il hérite du comté
d’Anjou et d’une partie de la Touraine, de sa mère du comté du Maine. En
1128, il épouse Mathilde, fille d’Henri Ier Beauclerc, duc de Normandie et
roi d’Angleterre. Le fils qui naît de cette union et auquel est donné le nom
de son grand-père maternel, Henri, est désigné par Henri Ier comme son
héritier. Mais à la mort de celui-ci, en 1135, cet héritage lui est disputé par
Étienne de Blois, qui s’impose rapidement à la tête de l’Angleterre. Une
longue guerre commence. En 1144, Geoffroy parvient à récupérer la
Normandie. Sa mort en 1151 laisse le champ libre à son fils, Henri II.
Celui-ci écarte d’abord son frère cadet Geoffroy, qui finit par devenir comte
de Nantes en 1156. Puis en mai 1152, moins de deux mois après
l’annulation du mariage de Louis VII et Aliénor, il épouse cette dernière et
devient duc d’Aquitaine. En 1153 et 1154, il franchit le Channel et mène
campagne outre Manche, s’impose comme le successeur d’Étienne de Blois
et ceint la couronne d’Angleterre. Enfin, en 1167 il devient régent du
duché de Bretagne après avoir contraint le duc Conan IV à abdiquer. Il
finira en 1181 par remettre le duché à son fils Geoffroy, auquel il donne
pour épouse Constance, la fille de Conan.

L P .
Cette fresque exceptionnelle de la fin du XIIe siècle, découverte en 1964, orne une
paroi de la chapelle rupestre Sainte-Radegonde de Chinon, située à quelques centaines
de mètres d’un palais bâti par Henri II dans les années 1150-1180 et qui abritait son
trésor depuis 1163. Si tous les commentateurs s’accordent pour y voir une
représentation de la famille Plantagenêt, à l’occasion d’une partie de chasse (l’avant-
dernier personnage porte un faucon sur sa main gauche) ou d’un pèlerinage à sainte
Radegonde (à laquelle Aliénor vouait une dévotion particulière), ils ne s’entendent
pas, en revanche, sur l’identité de tous les personnages. En tête, Henri II, couronné et
revêtu d’un somptueux manteau de vair, mène le cortège. En queue, Richard Cœur de
Lion et son frère Geoffroy, coiffés d’un bonnet semblable à celui de l’émail du Mans
(voir plus haut dans ce chapitre), ferment la marche. Au centre, il s’agirait pour
certains d’Aliénor et d’une de ses filles, pour d’autres, de manière plus convaincante,
d’Henri le Jeune (il fut couronné du vivant de son père, en 1170, et peut donc porter
couronne et manteau de vair comme lui) et de Jean sans Terre, encore jeune homme.

Le royaume d’Angleterre et toute la moitié occidentale du royaume de


France, de la Normandie à la Gascogne, sont donc entre les mains
d’Henri II. Il s’agit d’un territoire immense, que le roi et ses deux premiers
fils, Henri le Jeune et Richard Cœur de Lion (qui lui succède en 1189),
parcourent sans cesse. Henri II séjourne surtout en Normandie et en Anjou,
d’autant que depuis 1169 il a délégué le duché d’Aquitaine à son fils
Richard. Ce dernier est de fait plus présent au sud de la Loire, du Poitou à la
Gascogne, en passant par le Limousin et le Périgord : le troubadour
Bertrand de Born ne l’appelle-t-il pas le « seigneur de Bordeaux » ?
L’Anjou, la Touraine et le Maine restent cependant considérés par les
Plantagenêts comme leur « patrie ». Ce n’est pas un hasard si Henri II
adopte l’abbaye de Fontevraud comme lieu de sa dernière demeure, où il
sera plus tard rejoint par Aliénor et Richard.
L P ’ F .

Ces gisants de bois peints sont ceux de Richard Cœur de Lion ( † 1199), Aliénor
d’Aquitaine ( † 1204) et Henri II Plantagenêt ( † 1089). Ils se trouvaient à l’origine
dans le chœur des religieuses de l’église abbatiale de Fontevraud, les visages tournés
vers l’autel, un emplacement exceptionnel pour lequel Aliénor, commanditaire des
tombeaux, avait négocié de manière opiniâtre avec l’abbesse. Aliénor résida
fréquemment à Fontevraud, mais le choix de l’abbaye comme dernière demeure
revient certainement à Henri II. L’abbaye était idéalement située au cœur de ses États
et depuis le début du XIIe siècle, elle bénéficiait d’un grand rayonnement auprès de
l’aristocratie de l’ouest de la France, du Poitou à la Normandie. Richard au premier
plan et Henri II au troisième plan sont représentés en habits de majesté : ceints de la
couronne, revêtus du manteau royal, les mains gantées, tenant une épée pour Richard
ou un sceptre pour Henri. Aliénor, si elle apparaît aussi couronnée, est représentée
selon la convention qui sied aux femmes : elle tient un livre de piété entre ses mains.
Allongés sur un lit couvert d’un drap, la tête posée sur un coussin, les trois défunts ont
les yeux fermés. Ces gisants donnent à voir la mort comme un repos éternel dans
l’attente du jour du Jugement.

Les faiblesses du conglomérat Plantagenêt sont nombreuses et bien


connues. À l’étendue des domaines, qui représente toujours un problème
pour l’exercice d’un pouvoir personnel, s’ajoute leur caractère disparate sur
le plan de la langue, des coutumes, des relations entre le prince et
l’aristocratie, du degré d’autonomie de l’Église, du dynamisme
économique, de l’importance des villes… Sans oublier les nombreux rivaux
qui entretiennent l’agitation aristocratique, tels le vicomte de Béarn et le
comte de Toulouse en Gascogne et en Aquitaine, le roi de France en
Auvergne et en Normandie. À cela s’ajoutent de graves tensions familiales
qui connaissent leur apogée lors de la grande révolte des fils d’Henri II en
1173-1174, puis resurgissent à partir de 1183. Enfin, à partir de 1164,
Henri II est confronté à une très grave crise politique qui l’oppose à
l’archevêque de Cantorbéry Thomas Becket, son ancien chancelier. L’objet
principal de la querelle porte sur les Constitutions de Clarendon, par
lesquelles Henri II tente d’imposer aux évêques du royaume d’Angleterre
une soumission féodale que Thomas Becket, soutenu par le pape
Alexandre III, estime incompatible avec les « libertés de l’Église » acquises
à l’époque grégorienne. La tentative d’Henri II témoigne de l’audace
nouvelle d’un pouvoir royal plus sûr de lui et désireux de limiter
l’indépendance de l’Église. Ce nouvel esprit, mais aussi les événements
eux-mêmes, font rapidement déborder l’affaire hors du royaume anglais.
Dès février 1164, Thomas Becket préfère fuir l’Angleterre. Il trouve refuge
auprès du roi Louis VII, qui lui apportera un soutien constant, sinon
totalement désintéressé. Thomas Becket, comme nombre de ses partisans,
connaît bien la France : il a fait ses études dans les écoles parisiennes et
dispose de solides réseaux ecclésiastiques, en particulier en Île-de-France et
en Bourgogne. De 1164 à 1170, il est hébergé à l’abbaye de Pontigny, puis à
Sainte-Colombe de Sens. Lorsqu’il est assassiné, dans la cathédrale de
Cantorbéry, le 29 décembre 1170, peu après son retour en Angleterre, les
premières réactions viennent de France : Louis VII réclame vengeance
auprès du pape et son beau-frère Guillaume, archevêque de Sens et légat,
jette l’interdit sur tous les domaines continentaux d’Henri II. Après la
canonisation de Thomas, obtenue dès 1172, son culte se diffuse d’abord en
France. En 1179, Louis VII se rend même en Angleterre sur le tombeau du
saint pour y rechercher la guérison de son fils Philippe, atteint d’une grave
maladie.
On distingue parfois au sein du règne d’Henri II une première période
de centralisation et de pouvoir personnel (1160-1173), d’une seconde
période caractérisée par une plus grande souplesse à l’égard des
particularismes locaux (1173-1189). À l’évidence, la révolte de 1173-1174,
par son ampleur – du Poitou à l’Angleterre – a contraint le roi à déléguer
des pouvoirs étendus à de grands officiers (des sénéchaux en Aquitaine, en
Anjou-Maine et en Bretagne, un justicier en Normandie), favorisant la
transformation de ces offices auliques en véritables charges de
gouvernement régional. Sans doute y a-t-il cependant autant de sens à
distinguer un monde anglo-normand étendu au Maine et à l’Anjou, où le
pouvoir du roi figure toujours à l’horizon, d’une Bretagne et d’une vaste
Aquitaine beaucoup plus autonomes, même si le gouvernement d’Henri II
reste partout fondé, comme tous les pouvoirs princiers, sur le respect des
coutumes locales.
L’essentiel est cependant ailleurs, dans les nombreuses
expérimentations politiques et administratives dont les territoires des
Plantagenêts sont le terrain, que ces expérimentations découlent de
l’importation sur le continent de pratiques anglaises, comme c’est surtout le
cas en Normandie, ou de la prolongation d’expériences autochtones
antérieures, comme c’est surtout le cas au sud de la Loire, en Bordelais et
en Bazadais par exemple. Ici le renforcement de la présence ducale se
manifeste d’abord, dans les années 1160-1170, par la multiplication des
« gardes » des établissements ecclésiastiques (les abbayes de La Sauve
Majeure, La Réole, Sainte-Croix…), la restauration ou la construction de
nouveaux châteaux ducaux (Bisqueytan, Le Cros, La Réole, Couture, Uza)
et la semonce plus fréquente des grands à l’ost. Le duc gouverne alors par
l’intermédiaire de l’archevêque de Bordeaux Bertrand de Montaud (1162-
1173), qui conduit l’ost ducal sous les murs de Toulouse en 1164 ou 1166,
et du prévôt de Bordeaux, chargés de la gestion des droits ducaux dans la
ville et le Bordelais. Le resserrement administratif intervient dans les
années 1180, avec la nomination d’un sénéchal de Gascogne (jusque-là le
sénéchal de Poitou était théoriquement en charge de toute l’Aquitaine) et de
justiciers intermittents. Il s’accompagne d’un contrôle des successions
aristocratiques par un système de garde et tutelle qui relève à la fois du
contrôle social et de l’intérêt fiscal (expérimenté dès 1156 en Limousin aux
dépens des vicomtes de la cité), du renforcement des structures féodo-
vassaliques (diffusion de l’hommage et premières attestations de la
commise et des droits de mutation), enfin d’un usage croissant de l’écrit
administratif.
De manière plus générale, trois dimensions de la politique d’Henri II
illustrent, au-delà de son autoritarisme personnel, la modernité de son
gouvernement. La première est la reprise, sous l’influence du modèle
anglais, d’une activité législative importante, plus précoce et plus nourrie
que celle du roi de France. Vers 1169-1171, Henri II accorde à la ville de
Rouen des Établissements qui connaissent une importante diffusion dans les
villes de Normandie, d’Aquitaine et de Gascogne. En 1177, il fait
interdiction aux créanciers de saisir les biens de leurs débiteurs. En 1181,
une Assise des armes promulguée au Mans instaure les conditions d’une
mobilisation générale des chevaliers en fonction de leur fortune : ce service
militaire étant probablement compensable par une taxe, il ouvre la voie à
l’émergence d’une fiscalité générale. En 1185, l’Assise au comte Geoffroy –
le troisième fils d’Henri II – qui réglemente les successions aristocratiques
dans le duché de Bretagne, s’inscrit dans le droit fil de cette action.
La deuxième nouveauté tient au rôle joué dans l’administration et
l’entourage du prince par un groupe étoffé de gens de cour (curiales) et de
familiers, composé de clercs et surtout de laïcs lettrés issus de la petite
aristocratie, souvent formés dans les écoles et dotés de compétences
techniques juridiques ou financières qui assurent leur promotion. Cette
évolution rend compte de la conscience précoce qu’a Henri II de
l’importance des compétences intellectuelles et techniques pour le
gouvernement de ses États. Ne trouve-t-on pas dans son entourage deux fois
plus de maîtres détenteurs de la licence (licencia docendi) que dans
l’entourage du Capétien ? Dans ce contexte, la surreprésentation des laïcs
constitue une autre originalité et témoigne de la volonté du roi de ne pas se
laisser dominer par les hommes d’Église. Certains de ces laïcs élaborent
même une littérature de pratique gouvernementale unique à l’époque, à
l’image du trésorier Richard Fitz Néel, auteur du Dialogue de l’Échiquier
vers 1176-1179.
La troisième nouveauté figure dans le souci qu’eut Henri II d’affirmer
la légitimité de son pouvoir par le déploiement d’une véritable propagande
politique, à destination des seules élites bien sûr. Le roi soutint la confection
de textes qui, comme celui de Richard Fitz Néel ou les Lois et coutumes du
royaume d’Angleterre (1187-1189), reflétaient son activité législatrice et le
zèle de ses officiers. Il encouragea la publication de collections épistolaires
comme celle de Pierre de Blois, qui célébrait sa culture intellectuelle. Il
commanda ou favorisa la rédaction d’ouvrages qui mettaient en relief son
origine normande, sa piété ou sa valeur guerrière, comme la Généalogie des
rois d’Angleterre d’Aelred de Rievaulx (vers 1163), l’Histoire du vieux roi
Henri de Jordan Fantosme (1174/1175) ou la Conquête et la Topographie de
l’Irlande de Giraud de Barri (1188). Il facilita d’abord le travail de Wace
sur l’histoire des ducs Richard Ier et Richard II (le Roman de Rou, vers
1160-1170) en lui accordant une prébende canoniale à Bayeux, avant de lui
préférer Benoît de Sainte-Maure, plus prompt à relayer ses attentes, comme
en témoigne son Histoire des ducs de Normandie (vers 1170). Henri II
s’entoura enfin, lui ou ses serviteurs, de jongleurs et ménestrels prompts à
chanter sa gloire, à l’image de ceux, nombreux, qui en 1158
accompagnèrent Thomas Becket lors de son ambassade à la cour de
Louis VII, où il venait négocier le mariage d’Henri le Jeune avec
Marguerite de France. Le nombre de poèmes de toutes sortes dédiés au
souverain ou à ses fils est d’ailleurs sans équivalent dans l’Europe de la
seconde moitié du XIIe siècle.
Le célèbre Policraticus de Jean de Salisbury témoigne, sur le plan des
idées politiques, du tournant que représente le moment Plantagenêt. Jean est
un clerc formé dans les écoles parisiennes. Il fut notamment l’élève
d’Abélard avant d’entrer vers 1147 au service de l’archevêque Thibaud de
Cantorbéry et de devenir l’ami de Thomas Becket, alors chancelier
d’Henri II. C’est à ce dernier qu’il dédie son livre, achevé en 1159. Comme
tous les clercs de cour de son temps, Jean de Salisbury, et son œuvre s’en
ressent, est partagé entre deux orientations : d’une part, il participe à
l’affirmation de la puissance de l’Église – il sera l’un des plus fidèles
soutiens de Thomas Becket lors de son conflit avec le roi et deviendra
évêque de Chartres, en 1176, grâce à l’appui de l’archevêque de Sens,
Guillaume aux Blanches-Mains ; d’autre part, il élabore une doctrine
« naturelle », c’est-à-dire non divine, désacralisée, du gouvernement
princier. Au-delà de l’évolution ambivalente de l’auteur, cette double
orientation revêt un sens profond : elle manifeste la volonté de certains de
faire émerger, dans la postérité involontaire de la réforme « grégorienne »,
un champ du pouvoir civil autonome, c’est-à-dire gouverné par ses propres
lois.

II. L ’
Au tournant des XIe et XIIe siècles toutes les royautés furent ébranlées
par la réforme « grégorienne », tant sur le plan idéologique – rappelons
l’entreprise de désacralisation de la fonction royale menée par les
réformateurs les plus radicaux – que sur le plan politique. Le souverain
germanique, dont le pouvoir reposait plus que les autres sur le contrôle de
l’épiscopat, fut le plus affecté et ne retrouva quelque influence sur les
franges occidentales de l’Empire qu’à partir du règne de Frédéric Ier
Barberousse (1152-1190). À l’ouest en revanche, la dynastie capétienne
connaît un regain de vigueur dès le règne de Louis VI (1108-1137). En dépit
d’une longue et difficile confrontation avec les Plantagenêts, elle tend
même, sous le long et décisif règne de Louis VII (1137-1180), à faire
évoluer dans un sens nouveau la nature et le champ d’exercice de la
royauté.

L’idéologie capétienne

Dans le royaume de France, l’affaiblissement de la royauté tient pour


l’essentiel à la crise provoquée par l’adultère de Philippe Ier (1060-1108)
avec Bertrade de Montfort, cause des excommunications réitérées du roi. Il
se trouve toutefois dans l’entourage des souverains et certains milieux
ecclésiastiques des partisans de restaurer l’autorité royale qui, sans remettre
frontalement en cause la nouvelle distribution des pouvoirs spirituel et
temporel, œuvrent à la réhabilitation des fondements religieux de la
royauté. Le plus vigoureux de ces partisans est un clerc de Normandie
demeuré anonyme qui rédige autour de 1100 plusieurs traités défendant
contre les réformateurs, en particulier Anselme, ancien abbé du Bec devenu
archevêque de Cantorbéry, le caractère sacré de la fonction royale et son
équivalence, voire sa supériorité sur celle des prêtres et des évêques dans la
médiation entre Dieu et le peuple (sur le strict plan institutionnel, Anselme
était toutefois assez modéré et prônait la collaboration avec le roi pour la
direction de l’Église). De manière plus mesurée, Hugues de Fleury compose
vers 1102-1104 un Traité sur la puissance royale et la dignité épiscopale
qui défend la légitimité propre de la puissance royale, dépositaire d’une
mission de paix et de justice distincte et complémentaire de celle du prêtre.
Cet ouvrage est dédié au roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc, mais il est
rédigé dans une communauté monastique proche des Capétiens et influence
certains chroniqueurs du royaume tel Hugues de Flavigny. La manière dont
Hugues de Fleury expose les enjeux de l’investiture épiscopale est par
ailleurs très proche des propositions développées peu après lui par Yves de
Chartres et finalement adoptées par l’ensemble des souverains.

L H F ( . 1102-1104)

ÀH , très glorieux roi d’Angleterre, le frère Hugues, dernier de


tous les moines, moine à Saint-Benoît de Fleury, en don de paix
perpétuelle. […]
Il y a deux pouvoirs principaux par lesquels ce monde est dirigé : le
pouvoir royal et le pouvoir sacerdotal. Par un sacro-saint mystère, le
seigneur Jésus-Christ décida que ces deux pouvoirs agiraient dans sa
seule personne, puisqu’il est à la fois roi et prêtre. Roi parce qu’il
nous dirige, prêtre parce qu’il nous a lavés de nos péchés sordides par
le sacrifice de son corps et qu’il nous a réconciliés avec son père. En
réalité, dans le corps de son royaume, le roi semble conserver l’image
du père tout-puissant et l’évêque celle du Christ. Aussi tous les
évêques de son royaume sont traditionnellement soumis au roi, comme
on considère que le Fils est soumis au Père, non par la nature des
choses mais pour le bon ordre, afin que la totalité du royaume soit
soumise à un seul prince. Le Seigneur a montré clairement le secret de
ce mystère dans l’Exode, quand il dit à Moïse : « Je t’établis comme
dieu du pharaon et Aaron sera ton prophète » (Exode 7, 1). En outre
chez le peuple hébreu Moise a gardé l’image du roi et Aaron celle du
prêtre. Ceci sans exclure une autre sainte signification de ce signe.
Ainsi c’est Moïse qui, dans un sacro-saint mystère, édifie et vénère le
tabernacle, et c’est Aaron qui le consacre et qui propose au peuple les
décrets de la loi divine. Et Aaron opère, au moyen de la verge que lui a
donnée Moïse, des miracles et des prodiges devant le pharaon et ses
princes. Donc la fonction du roi est de corriger de ses erreurs le
peuple qui lui est soumis et de le mener sur le chemin de l’équité et de
la justice. […]
C’est pourquoi, dis-je, Dieu tout-puissant a mis à la tête des autres
hommes un roi, dont la condition est de naître et de mourir tout
comme eux, pour que, par la peur qu’il inspire, il écarte du mal le
peuple qui lui est soumis et l’assujettisse à des lois pour vivre
correctement. Ainsi la royauté terrestre est souvent utile à la royauté
céleste, car, ce que le prêtre ne parvient pas à réaliser en exposant la
doctrine, le pouvoir royal l’obtient et l’ordonne par la peur de la
punition. Il est facile de corriger le peuple par la peur du roi. Quant
au roi, il ne doit être détourné d’un chemin injuste que par la crainte
de Dieu et la peur de l’enfer. Cependant il doit toujours se souvenir de
cette parole du sage : « C’est dans le sort le plus élevé qu’il faut le
moins tolérer ».

Cependant, passées les années 1120, les positions grégoriennes, tout en


étant atténuées, dominent l’ensemble des écrits théologiques et politiques
comme en témoignent à des titres divers les ouvrages des maîtres de Saint-
Victor de Paris, de Bernard de Clairvaux ou de Pierre le Vénérable. Dans ce
contexte, la restauration d’une certaine sacralité de la royauté repose avant
tout sur la valorisation de l’onction du sacre. Nous ne connaissons pas le
rituel utilisé au XIIe siècle, mais il est probable que l’on utilise encore celui
de Fulrad de Saint-Vaast (973-986). Comme le rappelle Yves de Chartres,
ce sont les droits du sang qui font le roi et non le sacre, mais celui-ci
amplifie la royauté et confère au roi un surcroît de légitimité et de
responsabilité. Le récit que Suger, abbé de Saint-Denis, fait du sacre de
Louis VI, en 1108, traduit bien cette conviction que l’onction confère au roi
une dimension ecclésiale particulière, quels qu’en soient d’ailleurs le lieu et
les célébrants puisque, sous la pression des événements et au grand dam de
l’archevêque de Reims, le sacre du roi se déroule à Orléans, sous la
présidence de l’archevêque de Sens : « l’archevêque de Sens Daimbert,
invité avec ses suffragants […] versa sur le front de monseigneur Louis
l’huile de l’onction très sainte. Après avoir célébré une messe d’action de
grâces, il lui ôta l’épée de la chevalerie du siècle et le ceignit de celle de
l’Église pour la punition des malfaiteurs, le couronna avec joie du diadème
royal et lui remit avec la plus totale soumission le sceptre et la verge et par
ce geste la défense des églises et des pauvres, en y ajoutant tous les autres
insignes de la royauté, à l’approbation du clergé et du peuple ». Comme le
préambule d’un acte de Louis VII le dit plus clairement, sans en faire un
roi-prêtre, l’onction « place [le roi] au-dessus de tous les autres pour le
gouvernement du peuple de Dieu ». En comparaison, le pouvoir
thaumaturgique attribué au roi, dont on a parfois fait remonter l’existence
au début du XIIe siècle, semble très mal assuré. Les témoignages à son sujet
se réduisent en fait à deux allusions : en 1137, Guibert de Nogent évoque
rapidement une guérison des écrouelles par Louis VI dans son Traité des
reliques des saints ; dans le courant des années 1170, plusieurs maîtres des
écoles parisiennes reconnaissent au roi la capacité d’opérer une guérison
miraculeuse. Rien ne permet d’en déduire la pratique régulière du toucher
des écrouelles, dont les thuriféraires des Capétiens, de Suger à Rigord, ne
disent mot et qui n’est en fait attestée qu’à partir du règne personnel de
saint Louis. À vrai dire, le contexte grégorien ne se prêtait guère à la
reconnaissance d’un tel pouvoir en faveur de la royauté.
Une fois passées les difficultés du règne de Philippe Ier (1060-1108),
les rois capétiens exploitent l’affaiblissement du pouvoir impérial et
parviennent à tisser avec la papauté une relation privilégiée. En 1112
et 1119, Louis VI accorde sa protection aux conciles de Vienne et de Reims
qui condamnent l’empereur Henri V. Les papes sont dès lors régulièrement
accueillis en France lorsqu’ils sont contraints de fuir une menace impériale.
En 1118, c’est le cas du pape Gélase II, qui meurt à Cluny. L’année
suivante, c’est Calixte II, dont Louis VI avait par ailleurs épousé la nièce,
Adélaïde de Savoie, en 1115, qui est accueilli à Reims. En 1130-1131, c’est
Innocent II qui fuit le schisme provoqué par l’élection de l’antipape Anaclet
et sacre Louis le jeune à Reims. En 1147-1148, le pape Eugène III est à son
tour reçu par le roi pour préparer la deuxième croisade. De 1163 à 1165,
Louis VII accueille enfin Alexandre III fuyant devant les troupes de
Frédéric Barberousse à Sens, où Thomas Becket, lui aussi protégé par le roi,
le rejoint en 1164. Louis VI et Louis VII se font par ailleurs les protecteurs
des nouveaux ordres monastiques ou canoniaux nés dans leur royaume dans
le contexte de la réforme : Cîteaux, Prémontré, Fontevraud. Ils soutiennent
les ordres militaires, le Temple en particulier. En 1113, Louis VI fonde à
Paris la communauté des chanoines réguliers de Saint-Victor, appelée à
jouer un grand rôle dans le rayonnement intellectuel de la ville tout au long
du XIIe siècle. Louis VII engage pour sa part une relation privilégiée avec
les cisterciens, favorisant leur implantation en Champagne et en Île-de-
France avant d’élire sépulture dans l’une de leurs abbayes. La deuxième
croisade joue un grand rôle dans la restauration du prestige politique et
religieux de la royauté capétienne. Choqué par la reprise d’Édesse par les
musulmans, Louis VII décide de se croiser dès 1144, mais le projet ne
commence à prendre forme qu’à la suite de la prédication de Bernard de
Clairvaux à Vézelay en 1146. Les croisés partent l’année suivante et ne
reviennent qu’en 1149. Durant ces deux années, le royaume est placé sous
la protection pontificale. C’est la première fois qu’un Capétien se rend en
Terre sainte. En dépit de l’échec complet de la croisade, le prestige de Louis
sort grandi de la comparaison avec le piètre roi de Germanie, Conrad III, et
efface le souvenir de l’absence de son grand-père à la première croisade.
D’une manière plus générale, le fait que la deuxième croisade soit conduite
par des rois et non par des princes, comme l’avait été la première, constitue
un signe clair que les temps ont changé.

U ’A T : - ’
’ S -D .

Dans les ébrasements des portails de la façade de l’abbatiale de Saint-Denis, que


Suger fit reconstruire entre 1137 et 1140, figuraient toute une série de statues-
colonnes : huit au portail central, six dans chacun des portails latéraux. Ces statues
aujourd’hui disparues sont seulement connues par des gravures publiées en 1729.
Cette statue provenant du cloître roman de l’abbaye, lui aussi bouleversé, permet de
s’en faire une idée. La statue-colonne constituait une innovation remarquable de la
statuaire du XIIe siècle : taillée dans le même bloc que la colonne dont elle épouse la
forme et la fonction, elle permettait d’accentuer l’effet de verticalité recherché par les
nouvelles formes gothiques. Tout en renvoyant symboliquement aux colonnes du
portique du Temple de Salomon (1 Rois 7, 21), elle manifestait la soumission de la
sculpture aux exigences de l’architecture. Les statues-colonnes de Saint-Denis furent
rapidement imitées dans les cathédrales de Chartres et de Paris. Représentant le plus
souvent des rois et des reines de l’Ancien Testament, elles participaient à une
célébration de la royauté propre à l’iconographie des grands sanctuaires gothiques de
l’espace capétien.

Le rayonnement du Capétien se nourrit de la captation de l’héritage


carolingien aux dépens des empereurs germaniques et d’une relation
privilégiée avec l’abbaye de Saint-Denis, elle-même soucieuse de se
présenter comme la dépositaire privilégiée de la tradition des anciens rois
francs. Dès les règnes d’Henri Ier (1031-1060) et Philippe Ier (1060-1108),
le choix pour les héritiers de la couronne de noms prestigieux étrangers au
patrimoine onomastique capétien traduit une ambition nouvelle. Henri
nomme ainsi son fils Philippe, peut-être en raison de l’ascendance
byzantine de son épouse russe, Anne de Kiev ; il s’agit en tout cas d’un
nom impérial. Philippe nomme quant à lui son fils Louis, reprenant pour la
première fois un grand nom carolingien. L’imitation par la chancellerie de
Louis VI du monogramme jadis utilisé par Louis le Pieux ne laisse en effet
aucun doute sur le sens que pouvait recouvrir ce nom. Derrière le nom de
Louis figure en outre celui de Clovis (Ludovicus=Clodovicus), qui permet
au Capétien de s’inscrire dans la longue lignée des rois francs et ainsi de
commencer à s’approprier le vieux mythe de l’origine troyenne des Francs :
l’épitaphe de Philippe Ier ne le dit-il pas « de la famille du grand Priam » ?
En tout cas, les noms Philippe et Louis s’imposent au cours du XIIe siècle
aux dépens des anciens noms robertiens Hugues, Robert et Henri : ce seront
les seuls noms portés par les rois de France jusqu’au XIVe siècle.
L’avènement de Paris et de ses environs comme lieu de séjour
privilégié du roi à partir de la fin du XIe siècle, ainsi que la volonté des
abbés de Saint-Denis de faire de leur abbaye le principal sanctuaire du
royaume, favorisent une fermentation idéologique sans précédent. Celle-ci
commence dès l’abbatiat d’Adam (1094-1122). La donation par Louis VI de
la couronne de son père en 1120, dont Suger s’attribuera faussement le
bénéfice dans ses écrits, marque en effet la première étape d’une
appropriation des insignes royaux et commence à tisser un lien entre le
dépôt de ces insignes et la présence des sépultures royales. Il y a sans doute
dans la démarche de l’abbé Adam, qui avait sollicité la donation, la volonté
de prendre une forme de revanche sur l’hostilité de Philippe Ier qui était allé
jusqu’à délaisser Saint-Denis pour se faire inhumer dans le sanctuaire
concurrent de Fleury. C’est bien, toutefois, avec l’abbatiat de Suger (1122-
1151) que la relation privilégiée entre l’abbaye et la royauté se noue.
Originaire d’une famille de petits chevaliers du Parisis, Suger entre comme
oblat au prieuré de l’Estrée, proche de Chennevières-lès-Louvres, puis
côtoie le futur Louis VI sur les bancs de l’école monastique de Saint-Denis.
Une fois devenu abbé, Suger devient rapidement le conseiller du roi. À la
mort de celui-ci et après un premier moment d’indécision, il devient aussi le
conseiller de Louis VII, allant jusqu’à exercer en son nom la régence du
royaume durant la deuxième croisade de 1147 à 1149. En tant qu’abbé,
Suger engage, à partir de 1137, la reconstruction progressive de l’abbatiale
mérovingienne et carolingienne. Aux piédroits du portail central de l’avant-
nef, consacrée en 1140, figurent des statues-colonnes des rois et reines de
l’Ancien testament, modèles traditionnels de toute monarchie chrétienne.
En 1144, la reconstruction du chevet est achevée et la consécration du
nouvel autel a lieu en présence de Louis VII et de toute la cour. Suger fait
par ailleurs restaurer le trône attribué à Dagobert (probablement d’origine
carolingienne), sur lequel le roi reçoit l’hommage des princes, et pose
définitivement son abbaye en gardienne des ornements royaux. Dans le
même temps, il assure par ses écrits la renaissance d’une historiographie
royale tombée en désuétude depuis le deuxième tiers du XIe siècle. Il
compose notamment une Vie de Louis VI (vers 1137-1144) et une Vie de
Louis VII, qu’il laisse inachevée et qui sera poursuivie, vers 1170-1172, par
un moine de Saint-Germain-des-Prés. Son ami et successeur Eudes de Deuil
(1151-1162), compagnon du roi durant la croisade, rédige pour sa part un
ouvrage sur L’expédition de Louis VII en Orient. L’abbaye ne parvient pas,
en revanche, à acquérir le monopole des sépultures royales : si Louis VI et
la deuxième épouse de Louis VII, Constance de Castille, sont inhumés à
Saint-Denis, Louis VII préfère reposer au monastère cistercien de Barbeau
(en Île-de-France).
L’ S .

Suger apparaît ici prosterné, tendant les mains vers la Vierge en un geste
d’imploration, sa crosse entre les bras. Suger s’est fait représenter en quatre endroits
de l’église abbatiale de Saint-Denis : sur le linteau et sur les portes de bronze du
portail central, au pied d’une grande croix placée à l’entrée du chœur et sur cette
verrière, aux pieds de la Vierge de la Nativité, dans la chapelle d’axe du chœur. Son
nom figure par ailleurs dans sept inscriptions. L’église, dont il fit refaire la façade et le
chœur, apparaît ainsi tout entière comme une offrande. Une offrande de grand prix,
comme l’attestent l’usage de matériaux exceptionnels, que Suger ne se priva pas de
mentionner dans ses écrits. Les analyses isotopiques du plomb du verre bleu, cette
couleur si particulière aux vitraux de Saint-Denis, ont en effet montré que le cobalt
utilisé venait très certainement de Perse.

La principale nouveauté réside cependant dans la formation d’un lien


privilégié entre le culte de saint Denis, la royauté capétienne et la protection
du royaume de France. Ce lien repose d’abord sur l’instauration d’une
relation féodale singulière entre le roi et le saint par l’intermédiaire de
l’abbaye dépositaire de ses reliques. Au début des années 1120, Suger
convainc en effet Louis VI de se reconnaître son vassal pour le comté de
Vexin – récemment acquis par le roi et dont l’abbaye estimait détenir la
seigneurie supérieure – tout en le dispensant de l’hommage qui ne sied pas
à un roi. L’étendard rouge de Saint-Denis devient un nouvel ornement
royal, que le roi emporte lors de ses guerres. Il apparaît comme le signe de
la protection que le saint accorde au roi et que le roi apporte à l’abbaye.
Louis VI le lève pour la première fois à Saint-Denis en 1124 devant l’ost
rassemblé pour faire face à l’invasion du royaume par l’empereur Henri V.
Peu à peu cet étendard est considéré, à l’exemple de l’épée du sacre, comme
celui de Charlemagne, évoqué dans La Chanson de Roland et plusieurs
autres chansons de geste. Ce phénomène renvoie de manière plus large au
rôle joué par Saint-Denis dans l’appropriation du légendaire carolingien, au
double bénéfice de l’abbaye et du roi capétien. Dès les environs de 1090, on
rédige à l’abbaye un récit évoquant la translation des reliques de la Passion
par Charlemagne depuis Constantinople jusqu’à Aix-la-Chapelle, puis leur
donation par Charles le Chauve au sanctuaire dyonisien, dont ils constituent
depuis le trésor insigne. Une cinquantaine d’années plus tard, peu avant
1140, on y remanie un texte à la genèse complexe, l’Histoire de
Charlemagne et de Roland, qui célèbre tout à la fois le grand empereur,
saint Jacques et le sanctuaire de Compostelle, Saint-Denis et la chevalerie
franque. À la fin de ce récit, saint Denis devient par la volonté de
l’empereur l’équivalent pour le royaume de France de ce qu’est saint
Jacques pour l’Espagne : son saint patron et un quasi-apôtre. Le texte lui-
même est attribué à l’archevêque de Reims, Turpin, contemporain de
Charlemagne, qui fut d’abord moine et trésorier de Saint-Denis. À une
époque où les chansons de geste célèbrent les exploits des compagnons de
Charlemagne avec les mots, les images et les valeurs du monde féodal et
chevaleresque et commencent à évoquer Charlemagne lui-même comme
« le roi de saint Denis », un tel récit ne pouvait que rehausser le prestige de
l’abbaye parisienne et de la royauté capétienne. D’autant qu’il connaît un
grand succès et bénéficie, dès les environs de 1200, d’une première
traduction en langue romane (bien d’autres suivront). Au même moment le
rayonnement du sanctuaire va croissant, comme en témoigne le fait qu’il
attire, parmi toutes les églises du royaume, le plus grand nombre de
porteurs de rouleaux des morts sollicitant messes et prières.
Une dernière innovation rend compte de la capacité nouvelle de la
royauté capétienne à repenser son propre pouvoir : l’apparition de la notion
immatérielle de « couronne » (corona) pour désigner la fonction royale ou
le royaume, indépendamment de la personne royale. Les premières
attestations se rencontrent dans quelques actes de la chancellerie capétienne
des années 1136-1149 et dans les écrits de Suger (1150 ?), soit quelques
années avant le monde Plantagenêt (1155). L’expression semble acquérir un
véritable sens institutionnel à l’occasion de la deuxième croisade, lorsqu’en
l’absence du roi, la régence est exercée par Suger au nom de la
« couronne ». Elle apparaît dès lors pourvue de sa propre « dignité »
(1169/1170), de son propre « statut » (1179). Plus remarquable encore, la
notion est reprise, dès les années 1150-1160, par plusieurs églises et grands
du royaume, surtout au-delà de la principauté royale (le chapitre Saint-
Martin de Tours, l’abbaye d’Issoire, le comte de Forez, l’évêque de Mende,
aussi comte de Gévaudan, la vicomtesse de Narbonne, l’abbé de Cluny),
pour manifester leur appartenance au royaume, par-delà les principautés et
les dépendances féodales. Les années 1160 voient de même l’émergence de
l’idée abstraite d’un « royaume » (regnum) qui n’est plus conçu comme la
somme des droits du roi, ni comme la seule principauté royale, mais bien
comme la totalité du royaume pensé comme un territoire composé du
domaine propre du roi et des grands fiefs, dont les détenteurs doivent
hommage et fidélité au roi.
U .

Sur cette lettrine (A) tirée d’une copie du XIIe siècle de l’Abrégé des histoires
philippiques de Trogue Pompée par Justin, un roi en majesté est représenté en train de
couronner son fils, une pratique attestée chez les Capétiens depuis Hugues Capet et
qui resta en usage jusqu’au règne de Louis VII.

Ainsi se dessine peu à peu pour la royauté capétienne un nouvel


horizon théorique aussi bien temporel que spatial. Celui-ci inscrit la
monarchie dans une tradition carolingienne dont l’essor du thème
dynastique du « retour à la race de Charlemagne » (reditus ad stirpem
Karoli) à partir du règne de Philippe Auguste (1180-1223) représentera
l’aboutissement logique. Mais cette tradition est plus souvent imaginaire
que réelle, tant elle est remodelée sous la triple influence idéologique de la
croisade, d’une Église dominée par la papauté et d’une chevalerie poétique.
Le gouvernement royal

La pratique du gouvernement royal évolue de la même manière, assez


lentement, chaque innovation se dissimulant derrière la perpétuation
affichée des traditions. Une première tradition tient à l’association de
l’héritier à l’exercice du pouvoir royal du vivant de son père. Philippe Ier
devient ainsi roi dès 1059, un an avant la mort de son père Henri Ier.
Louis VI gouverne aux côtés de son père Philippe de 1098 à 1108. En 1129,
il fait couronner son fils aîné Philippe, puis en 1131, dès le décès accidentel
de celui-ci, son fils cadet Louis. En 1169, le fils d’Henri II Plantagenêt,
Henri le Jeune, prête hommage en même temps à Louis VII et à Philippe
Dieudonné, dix ans avant que ce dernier ne soit sacré à Reims et
officiellement associé à son père. Un deuxième élément de continuité réside
dans les pratiques de chancellerie, qui rendent compte, à partir de 1070,
d’une forte imprégnation de la tradition carolingienne revivifiée sous
Robert le Pieux, comme en témoignent les formulaires et le monogramme
royal utilisés, le cumul des fonctions de chapelain et de chancelier, et plus
largement la confusion de la chapelle et de la chancellerie.

Hugues (987-997) 1,7


Robert II (997-1031) 3,1
Henri Ier (1031-1060) 4,3
Philippe Ier (1060-1108) 3,6
Louis VI (1108-1137) 12,1
Louis VII (1137-1180) 19
M

Les innovations sont toutefois nombreuses. Les premières concernent


la production des actes royaux et sont d’ordre quantitatif aussi bien que
qualitatif. On relève d’abord une augmentation notable du personnel de la
chancellerie et du nombre d’actes produits sous les règnes de Louis VI et
Louis VII, même s’il faut prendre en compte la meilleure conservation des
diplômes par leurs bénéficiaires. On constate par ailleurs une diversification
croissante des actes royaux, due notamment à l’apparition sous le règne de
Philippe Ier du mandement (ordre du roi adressé à un officier), qui atteste du
rôle croissant de l’écrit dans l’administration royale, même si celui-ci
demeure bien en retrait de ce que connaissent alors la cour anglo-normande
ou même la cour flamande. Enfin, on assiste à l’élargissement géographique
de l’aire de réception des diplômes royaux qui, avec les règnes de Louis VI
et Louis VII, s’étend de manière notable au sud de la Loire.
À partir de la fin du règne de Philippe Ier, les seuls souscripteurs des
actes royaux sont les grands officiers, signe de leur rôle croissant dans
l’entourage du roi en dépit de l’imprécision qui entoure leurs attributions
jusqu’au milieu du XIIe siècle, à l’exception du chancelier et du sénéchal
(celui-ci commande aux officiers locaux, les prévôts, et se trouve donc à la
tête de l’administration royale). Ces grands offices sont en général attribués
à des vassaux de la petite aristocratie d’Île-de-France, plus rarement à de
grands personnages comme Raoul de Vermandois (1131-1152). Ils
commencent toutefois, dès la fin du XIe siècle, à être l’objet de stratégies
d’appropriation héréditaire de la part de certaines familles. C’est surtout le
cas de l’office de bouteiller, approprié par une lignée chevaleresque de
Senlis qui finit par en faire son nom, de celui de connétable, approprié un
temps par les Le Borgne de Chaumont, et de celui de chambrier, approprié
par les comtes de Beaumont. La charge de sénéchal, beaucoup plus
importante, fait l’objet d’une compétition entre les seigneurs de Montlhéry
et la famille chevaleresque des Garlande, qui contrôle déjà l’office de
chancelier et domine la cour entre 1109 et 1127.
L’entourage royal ne se limite pas à ces grands officiers. On y trouve
les vassaux d’Île-de-France : les comtes de Vendôme, qui ont glissé dans
l’orbite angevine, n’y apparaissent plus, mais les comtes de Melun, de
Corbeil, de Dammartin, de Clermont, de Beaumont, de Valois, de Ponthieu
et de Meulan y figurent. On y rencontre aussi une foule de familiers et
d’officiers subalternes (chambellans, échansons, maréchaux), ainsi que de
nombreux « chevaliers du roi » (milites regis) issus des petites cités et villes
castrales de la principauté royale (Senlis, Étampes, Melun, Corbeil,
Orléans, Châlons et Paris). Depuis les années 1080, les évêques sont moins
nombreux, probablement en raison de la réforme « grégorienne » qui exige
des prélats qu’ils soient plus souvent présents dans leur diocèse. Mais ceux
qui viennent ne sont plus seulement des évêques de la principauté royale : à
partir de la fin du XIe siècle, on rencontre aussi des évêques bourguignons
(Sens, Autun, Auxerre, Mâcon, Chalon), qui sont rejoints au milieu du
XIIe siècle par quelques évêques du nord (Amiens, Thérouanne). À partir
des années 1160, on voit enfin apparaître parmi les familiers de la cour
quelques figures d’experts en droit, tels maître Mainier, le clerc Philippe
Sarrazin ou Giraud de Bourges, chapelain et notaire royal, qui siègent lors
de jugements et se trouvent peut-être à l’origine de l’introduction dans les
diplômes royaux de certaines notions nouvelles puisées aux sources du droit
savant.
Parmi ces hommes, certains conseillers appréciés ont toujours été
privilégiés, tels Raoul de Vermandois, Anseaud et Étienne de Garlande,
l’abbé Suger ou l’évêque de Soissons Josselin, au point d’être considérés
comme « des familiers et des intimes du roi » (l’expression apparaît sous la
plume de Suger). Mais, à partir des années 1150, une évolution se produit
avec l’émergence d’un conseil royal – consilium nostrum dit le roi –
désormais conçu comme un groupe restreint entourant le roi et le secondant
dans ses décisions. Ce conseil ne se réunit pas de manière régulière, n’a pas
de résidence fixe et sa composition varie toujours un peu. Mais un groupe
de quelques personnes lui confère une indéniable unité. Parmi celles-ci
figurent des proches du roi, ses parents notamment (son frère Henri, puis
son beau-frère Guillaume aux Blanches-Mains, tour à tour archevêques de
Reims), quelques grands princes (Thibaud de Blois, sénéchal de 1154
à 1194, le comte de Flandre Philippe d’Alsace) et quelques conseillers et
« techniciens » (des clercs comme Thierry Galeran ou Cadurc, des
chevaliers, de petits officiers de cour). Certains de ces conseillers peuvent
recevoir une délégation de pouvoir pour rendre la justice ou présider une
assemblée locale. L’essor de ce conseil entraîne en revanche le déclin du
rôle politique des grands officiers, dont certaines charges sont désormais
parfois laissées vacantes (le sénéchalat dès 1152, la connétablie entre 1160
et 1164, la chancellerie entre 1172 et 1179). Il favorise enfin l’autonomie de
la maison du roi (matrice du futur Hôtel), que certains documents laissent
entrevoir dès les années 1160. Le cumul des responsabilités et la circulation
des personnes entre la sphère aulique et la sphère politique restent
cependant choses fréquentes.
L’expansion du domaine

Comme l’indique une distinction qui apparaît dans les actes royaux à
partir du règne de Louis VI (1108-1137), la seigneurie du roi (son
dominium) réunit son « fisc » (fiscum) et les fiefs tenus de lui. Ce fisc
correspond à ce que les historiens ont pris l’habitude de nommer le domaine
propre du roi, le domaine royal, même si le terme de domaine (domanium)
reste d’un usage très marginal avant la fin du Moyen Âge.
Ce domaine ne connaît qu’une progression modeste. Une première
poussée se produit à la fin du XIe siècle, avec l’acquisition successive du
Gâtinais (1068), de Corbie (1071), du Vexin français (entre 1077 et le début
du XIIe siècle) et de la vicomté de Bourges (1101), première extension
royale au sud de la Loire. Cette première expansion est solide puisque
Philippe Ier fait le choix, encore très rare dans l’aristocratie, de ne pas
attribuer ces acquêts à des cadets, mais de les transmettre à l’héritier de la
couronne. En regard, l’œuvre de Louis VI paraît plus modeste. C’est
cependant à tort qu’elle a longtemps été réduite à la lutte opiniâtre, mais
médiocre du roi contre les seigneurs châtelains d’Île-de-France rebelles à
son autorité. Une telle vision des choses reste tributaire du récit de Suger
qui écrase les événements et se focalise sur les prises de châteaux et les
guerres contre les mauvais seigneurs (Thomas de Marle, Hugues du Puiset)
pour mieux célébrer le roi chevalier, pacificateur et protecteur des églises, à
commencer par l’abbaye de Saint-Denis et son patrimoine. Louis VI n’eut
pas à se défendre contre une masse de châtelains révoltés assoiffés
d’indépendance. Jusqu’en 1108, il dut affronter un parti hostile coalisé par
un vieil adversaire, le comte de Blois, et par Bertrade de Montfort, sa belle-
mère, qui espéra un temps attribuer la couronne à son propre fils, à ses
dépens. Après 1108, il entreprit une véritable campagne de soumission des
principaux châteaux seigneuriaux d’Île-de-France (Montlhéry, Coucy,
Marle et La Fère, Le Puiset…), tout à fait comparable à celle que menaient
alors bien des princes.
E L VII
D L VII

La deuxième poussée capétienne résulte du mariage de Louis VII avec


Aliénor en 1137, qui conduit le roi à prendre possession de la vaste
Aquitaine. Pour la première fois un roi capétien fait son entrée dans
Bordeaux (1137) et reçoit l’hommage d’un comte de Toulouse (1138). En
1147, le fils ce dernier, le futur Raimond V, accompagne le roi à la croisade.
La perte de l’Aquitaine, consécutive au divorce de Louis et Aliénor (1152),
provoque un reflux brutal. Mais des jalons ont été posés et l’influence
capétienne se maintient grâce à l’alliance de Raimond V, auquel Louis VII
donne pour épouse sa sœur Constance en 1154, et grâce aux liens tissés
avec l’Église méridionale. Lorsqu’il se rend en pèlerinage à Saint-Jacques
de Compostelle en 1154-1155 et fait étape à Toulouse, Louis rencontre à
nouveau des évêques de la province de Narbonne. Plusieurs prélats et
chapitres du Midi (Narbonne, Agde, Nîmes, Lodève, Uzès…) lui
demandent des diplômes de confirmation pour les privilèges ou le
patrimoine de leur église. Enfin, comme le montrent les deux campagnes
qu’il mène en 1164 et 1169, le roi continue de peser sur les affaires
d’Auvergne. Sans que cela prenne la forme d’une expansion du domaine,
une dernière région connaît un regain de l’influence capétienne à partir des
années 1160 : la Bourgogne. Dans le contexte instable provoqué par le
nouveau schisme pontifical, le roi intervient à plusieurs reprises pour
soutenir les abbayes de Vézelay, Cîteaux et surtout Cluny et reçoit la
soumission des comtes de Nevers, Chalon et Mâcon. Il reçoit même celle
du comte de Forez qui théoriquement relève au premier chef de l’empereur.
Même modeste, cette expansion de la seigneurie royale se traduit par
un essor de l’administration locale : de onze prévôts au milieu du XIe siècle,
celle-ci passe à vingt et un ou vingt-deux prévôts en 1137 et à trente-sept en
1180. Ces prévôts, qui possèdent leurs propres agents ou « sergents », sont
établis dans les petites villes castrales ou abbatiales du domaine
(Compiègne, Dreux, Château-Landon, Dourdan, Étampes, Lorris,
Montlhéry, Pontoise…) et dans les cités (Bourges, Orléans, Laon, Paris,
Senlis, Sens…), et ils exercent de là leurs prérogatives alentour. Celles-ci
sont au demeurant peu définies, aussi bien en termes de fonctions que de
territoire, et les conflits sont nombreux avec les divers agents seigneuriaux,
laïcs ou ecclésiastiques, de chaque lieu. Leur rôle principal semble être,
comme ailleurs, de lever les multiples droits et redevances liées à la gestion
seigneuriale, mais ils devaient aussi veiller au maintien de l’ordre, à
l’exercice de la justice et au bon déroulement des marchés et des échanges.
Aux côtés des prévôts, on rencontre d’autres officiers dont les fonctions
semblent plus spécialisées, comme les tonloyers, les monétaires, les
viguiers (investis de la police et de la justice dans certaines zones
particulières), et surtout les forestiers ou les veneurs, chargés de la
surveillance des forêts et des chasses royales.
Les ressources du roi augmentent aussi. Dès 1101, Philippe Ier est
capable d’aligner 3 000 livres pour l’achat de la vicomté de Bourges. Les
revenus annuels du roi demeurent difficiles à évaluer faute de sources. Mais
on estime le rapport des fermages des prévôtés à environ 20 000 livres
parisis par an vers 1180, ces fermages ne représentant sans doute qu’un tiers
environ du total des revenus royaux. Ceux-ci sont donc nettement inférieurs
à ceux du Plantagenêt et sans doute aussi moindres que ceux du comte de
Flandre. Mais ils font malgré tout du Capétien l’un des plus riches princes
d’Occident.
La supériorité royale

Comme Suger en expose la théorie dans ses écrits, le roi lui-même ne


fait hommage à personne : il se place au-dessus de toute structure féodale et
se contente de prêter un serment de fidélité à saint Denis (tout à la fois le
saint et l’abbaye) pour le Vexin français. Il doit en revanche exiger
l’hommage des princes, que Suger considère comme ses feudataires. Cela
ne va pas de soi : en 1108, lorsque Louis VI tout juste sacré et couronné
demande leur hommage aux ducs de Bourgogne, d’Aquitaine et de
Normandie, il essuie un refus et les trois ducs s’en tiennent au serment de
fidélité. En 1114, il obtient l’hommage d’Henri Ier Beauclerc pour le comté
du Maine, mais il s’agit d’un acquêt, en outre détenu par un vassal d’Henri,
le comte d’Anjou Foulques V. En 1126, le duc Guillaume IX d’Aquitaine
accepte de même de prêter hommage pour le comté d’Auvergne, lui aussi
contrôlé par un vassal. Ces hommages concernent à chaque fois des
honneurs secondaires, marginaux ou bien acquis récemment. Ils peuvent
être rapprochés d’un « hommage en marche » (en région frontalière) et ne
manifestent qu’une sujétion limitée ; mais ils renforcent le prestige du roi.
Les choses évoluent toutefois rapidement sous le règne de Louis VII. Dès
1138, à la suite de son mariage avec Aliénor d’Aquitaine, Louis VII reçoit
l’hommage du comte de Toulouse Alphonse Jourdain, ce qui marque le
retour du Capétien dans le Midi. En 1151, il obtient d’Henri II Plantagenêt
qu’il vienne jusqu’à Paris, sa capitale, lui prêter hommage pour l’ensemble
de ses honneurs. La diffusion du terme de « baron » pour définir les grands
à partir du milieu du XIIe siècle va dans le même sens : celui de l’imposition
aux princes d’une relation vassalique avec le souverain qui fonde la
transformation de leur honneur en grand fief. À vrai dire, ces hommages ne
pèsent pas souvent sur les choix et les actions politiques des princes. Ils
rendent cependant compte de l’utilisation opiniâtre du lien féodo-vassalique
par le roi pour faire reconnaître sa supériorité aux princes et favoriser à son
profit la hiérarchisation des droits sur l’ensemble des terres du royaume.
L L VI

Pour autant, le roi règle peu de différends entre grands et n’a qu’une
très faible influence sur les destinées des principautés, même s’il tente
régulièrement de peser sur les conflits successoraux qui ne manquent pas de
surgir au sein des maisons princières. En 1071, Philippe Ier intervient en
Flandre pour soutenir les fils de Baudoin VI dans leur lutte contre leur oncle
Robert le Frison, mais il échoue. Il intervient aussi en Normandie, en 1094,
dans le conflit qui oppose Robert Courteheuse à son frère Guillaume le
Roux, sans plus de succès. En 1127, Louis VI se mêle à son tour des affaires
de Flandre, où le comte Charles le Bon vient d’être assassiné sans laisser
d’héritier. Il parvient dans un premier temps à imposer son candidat,
Guillaume Cliton. Mais celui-ci se heurte aux villes et à une partie de
l’aristocratie flamande qui lui préfèrent Thierry d’Alsace. La mort au
combat de Guillaume Cliton, en juillet 1128, ouvre la voie à Thierry que
Louis VI doit finalement reconnaître. En fait, la politique matrimoniale est
le seul véritable instrument dont dispose le roi, comme le suggère, dès les
années 1080, la captation du comté de Vermandois par un frère de
Philippe Ier. À ce titre, la triple alliance matrimoniale organisée par
Louis VII avec la maison de Blois-Champagne, entre 1152 et 1164,
représente sa plus grande réussite puisqu’elle met fin à près de deux siècles
d’hostilité. Ella apporte en outre à Louis VII un soutien d’importance, le
comté de Blois, une principauté modeste mais frontalière des domaines de
son grand rival Plantagenêt.
Jusqu’au milieu du XIIe siècle, le roi ne quitte guère son pré carré. Il
réside sur ses terres et se déplace au sein de ses domaines. Les actes de
Philippe Ier laissent deviner l’existence d’une sorte de tour conduisant le roi
à passer chaque année à Senlis, Étampes, Orléans, Compiègne, Reims et
Paris, bientôt aussi Soissons. Tout juste peut-on noter un voyage de
Philippe Ier en Aquitaine en 1076 et deux campagnes de Louis VI en
Auvergne en 1122 et 1126. Le roi ne compense pas l’horizon quelque peu
étriqué de sa mobilité par le rassemblement régulier des grands vassaux.
Philippe Ier ne les convoque que deux fois, en 1048 et 1077, et seuls
viennent quelques princes du nord. Le rassemblement convoqué par
Louis VI en 1124 rencontre un succès plus net, mais le contexte en est
exceptionnel. Pour la première fois depuis plus d’un siècle, le royaume est
menacé par une attaque venue de l’est : l’empereur Henri V, qui avait enfin
mis un terme à la querelle des investitures par la conclusion du concordat de
Worms (1122), désirait se venger de l’aide apportée par Louis VI à la
papauté et s’avançait avec son armée en direction de Reims. Louis VI
convoqua alors l’ensemble des grands du royaume à Saint-Denis pour y
former l’ost royal. Ceux-ci vinrent en si grand nombre – on y trouva le duc
de Bourgogne, les comtes de Blois et de Champagne, le comte d’Anjou, le
comte de Flandre, le comte de Vermandois, mais aussi le comte de Nevers,
le duc d’Aquitaine et le duc de Bretagne – que l’empereur préféra
rebrousser chemin sans livrer bataille. Il faut toutefois attendre la deuxième
croisade pour trouver de nouveau de tels rassemblements, d’abord lors des
assemblées tenues en présence de Louis VII à Vézelay (1146) et Étampes
(1147), puis surtout durant les deux années de la croisade : plusieurs
princes, les comtes de Flandre et de Toulouse en particulier, le futur héritier
de la Champagne et de nombreux seigneurs français, angevins, poitevins et
bourguignons sont placés sous les ordres du roi et combattent à ses côtés. Il
y a même le comte de Savoie, le marquis de Montferrat et l’évêque de
Metz, pourtant sujets de l’empereur. Le roi trouve alors l’occasion de tisser
des liens directs et personnels inédits. Dans les décennies suivantes, les
grandes assemblées deviennent plus fréquentes (1152, 1155, 1173, 1178),
mais ne concernent de nouveau que les évêques et les princes du nord.
Ces assemblées deviennent le lieu où se déploient avec le plus de
vigueur les nouvelles prétentions du roi à se poser en justicier suprême,
voire en législateur pour l’ensemble du royaume. Jusqu’au milieu du
XIIe siècle, le roi apparaît avant tout comme le protecteur privilégié de
l’Église et des désarmés, dans la postérité de la paix et de la trêve de Dieu.
C’est dans cet esprit que Louis VI, à l’image de bien des princes, aurait,
selon Yves de Chartres, apporté sa garantie à une décision de paix dès 1114.
De même, dans les années 1140, le récit de Suger brosse le portrait d’un roi
pacificateur et valorise la fonction justicière de la royauté, conçue comme
une défense des églises et des pauvres. Ce discours rejoint celui des
préambules des actes de Louis VI, encore massivement rédigés par leurs
destinataires (évêques et abbayes) et imprégnés de l’idéologie grégorienne :
le roi y est présenté comme un auxiliaire de l’Église en charge de
l’application des règles et des jugements ecclésiastiques. Cette idée est
encore exprimée avec force lors des conciles de Clermont (1130) et de
Reims (1131) présidés par le pape Innocent II. Une évolution d’importance
se dessine sous le règne de Louis VII avec l’émergence de l’idée qu’au titre
de sa justice le roi a vocation à connaître toute atteinte à la paix dans tout le
royaume et en particulier celle qui menacerait l’Église. Dans le conflit qui
met aux prises l’abbaye de Vézelay (une abbaye placée sous la protection
de la papauté) et le comte de Nevers, le roi refuse de se faire seulement
l’auxiliaire du pape contre le comte et parvient à s’imposer avec le soutien
des évêques « français », comme vrai juge de l’affaire. Cette nouvelle
conception de la justice royale est clairement affirmée en juin 1155 lors de
l’assemblée de Soissons. Louis VII y promulgue, à la demande du clergé et
avec l’assentiment des princes – le duc de Bourgogne, les comtes de
Flandre, de Champagne, de Nevers et de Soissons – une ordonnance de paix
générale dans tout le royaume pour une durée de dix ans. Cette volonté
paraît bien chimérique, mais l’essentiel est ailleurs. L’ordonnance reconnaît
les prérogatives judiciaires des princes et des seigneurs, mais pose le
principe d’une possible intervention royale en cas de défaillance ou de
négligence de ces derniers. Les évêques acceptent, et même demandent, que
le roi soit le premier garant de la paix dans le royaume. L’effet de
l’ordonnance est immédiat : dans les années qui suivent, les plaintes des
églises auprès du roi se multiplient. En outre, avec l’ordonnance de 1144
condamnant les juifs relaps, l’ordonnance de Soissons représente, pour la
France, le premier texte royal de portée générale depuis la disparition des
capitulaires à la fin du IXe siècle.

Le retour de l’empereur

L’ampleur de la confrontation entre les papes et les empereurs saliens


entre 1073 et 1122, ainsi que la vigueur des milieux réformateurs dans toute
la frange occidentale de l’Empire compromirent durablement l’emprise
impériale en Lotharingie et dans l’ancien royaume de Bourgogne. Les
réformateurs se trouvèrent souvent en position dominante, même si certains
territoires, comme le diocèse de Liège ou la Savoie humbertienne,
s’illustrèrent un moment par leur attachement aux conceptions
traditionnelles. En Lotharingie, les réformateurs purent compter sur les
réseaux hérités de Léon IX et Humbert de Moyenmoutier et sur le soutien
des grandes familles hostiles aux Saliens. En Bourgogne, après le décès de
l’empereur Henri III († 1056), l’archevêque de Besançon s’était rapproché
de la papauté. Le comté de Bourgogne était par ailleurs l’une des régions où
Cluny, puis Cîteaux, rayonnaient le plus, aussi bien en nombre
d’établissements qu’en influence sur les élites ecclésiastiques et laïques. La
situation avait été encore plus favorable aux grégoriens dans les régions
rhodanienne et alpine, longtemps dominées par la figure d’Hugues de Die
(devenu archevêque de Lyon en 1085), et dont le clergé s’était distingué par
ses prises de position radicales durant les pontificats de Pascal II (1099-
1118) et Calixte II (1119-1124), fils du comte de Bourgogne Guillaume Ier
et ancien archevêque de Vienne. On comprend mieux dans ces conditions le
long retrait impérial et le champ libre laissé à l’affirmation des pouvoirs
princiers. Au début du XIIe siècle, Henri IV et Henri V furent ainsi tenus à
l’écart de la crise dynastique qui touchait la Provence et n’eurent aucune
prise sur l’émergence de nouvelles dynasties comtales à Albon, Valence et
Forcalquier au sud, Montbéliard au nord.
L’avènement des Staufen en 1138 et le règne de Frédéric Ier
Barberousse (1152-1190) marquent la fin de ce retrait et le retour de
l’influence impériale. Celui-ci se produit dans un contexte de réaffirmation
de l’autorité de l’empereur sur l’Église, ce qui en explique certaines formes
– Frédéric fait des relations avec les évêques sa priorité – mais aussi les
limites. En effet, l’empereur n’évite pas une nouvelle confrontation avec la
papauté, qui prend un tour dramatique lors du très long schisme inauguré en
1159 par la double élection du pape Alexandre III, rapidement soutenu par
les évêques et les rois de l’ouest, et de l’antipape Victor IV, fidèle de
Frédéric. Ce schisme, qui ne s’achève qu’avec la paix de Venise, en 1177,
avive l’hostilité de l’empereur à l’égard du roi Louis VII, qui accueille
Alexandre III en France. L’entrevue de Vaucouleurs, en 1165 – la première
entre deux souverains de l’est et de l’ouest depuis le milieu du XIe siècle –
n’y change rien. La canonisation de Charlemagne, promue par l’empereur
lors d’une grandiose cérémonie à Aix-la-Chapelle la même année, montre
que Frédéric n’est pas disposé à laisser le Capétien s’approprier la mémoire
carolingienne. Le schisme de 1159-1177 provoque surtout de nombreux
troubles en Lotharingie, dans le royaume de Bourgogne et le long de la
frontière avec la France. La congrégation clunisienne se scinde en deux :
l’abbé de Cluny Hugues III, qui avait pris le parti de l’empereur, est déposé
par Alexandre III en 1161, mais il trouve refuge à Besançon et reçoit de
Frédéric le gouvernement de tous les établissements clunisiens de l’Empire.
Les comtes et seigneurs du Lyonnais et du sud de la Bourgogne se divisent,
provoquant de nombreuses guerres locales. C’est au cours de l’une d’elles
qu’a lieu le massacre des bourgeois de Cluny par des partisans de
l’empereur ; le roi capétien se sent alors autorisé à intervenir dans la région
pour la première fois depuis le XIe siècle. On comprend que le regain de
l’influence impériale soit très variable selon les régions.
L’ F B .

Sur ce sceau qui figure au bas d’un diplôme de 1164 en faveur de l’église de
Marseille, l’empereur, barbu, est représenté assis sur un trône à dossier en position
de majesté. Il est revêtu d’un manteau tenu par un fermail et porte la couronne fermée
sur la tête, avec au sommet une croix et des fanons pendants. Dans sa main droite,
il tient le sceptre, dans la gauche un orbe, tous deux crucifères. L’inscription redouble
la majesté de l’image en l’enracinant dans la romanité : « Frédéric, par la grâce de
Dieu empereur auguste des Romains ».

La situation de l’Alsace est tout à fait singulière. En effet, le cœur


domanial des Staufen est en Souabe : l’Alsace en constitue la partie
occidentale, la plus appréciée des empereurs, qui y résident régulièrement.
La réforme « grégorienne » ayant desserré l’emprise de l’empereur sur les
sièges épiscopaux de Bâle et Strasbourg, sa domination s’appuie surtout sur
une importante aristocratie ministériale et sur la possession de nombreux
châteaux, dont les principaux (Haguenau, Sélestat) font l’objet de notables
restaurations. Au palais de Haguenau, Frédéric Ier fait élever vers 1170 une
chapelle, dont le plan octogonal sur trois niveaux s’inspire de celle du palais
de Goslar et où il fait déposer le trésor du sacre. L’empereur favorise aussi
le développement urbain de petites villes castrales et abbatiales (Mulhouse,
Colmar, Haguenau, Munster, Turckheim, Sélestat, Obernai, Rosheim,
Wissembourg), commençant à octroyer à certaines d’entre elles, à partir de
1164, le « privilège de murailles » qui correspond à une forme limitée de
franchises. Enfin, il resserre son emprise domaniale et juridictionnelle sur la
région en instituant deux landgraves choisis au sein de familles fidèles, les
comtes d’Eguisheim en Basse-Alsace et les Habsbourg en Haute-Alsace.
D’une manière générale, on peut comparer ces actions à l’œuvre menée par
les Capétiens en Île-de-France.
En Haute-Lotharingie (Lorraine), l’empereur Frédéric Ier Barberousse
(1152-1190) entretient des liens étroits avec la famille ducale. Il était le
beau-frère du duc Mathieu Ier qui avait épousé sa sœur Berthe vers 1138.
Peu après son avènement, il confie au duc l’avouerie du siège épiscopal de
Toul. En 1171, il impose l’un des fils de Mathieu et Berthe sur le siège
épiscopal de Metz, le plus puissant de la région. Le concile de Latran III
dépose celui-ci en 1179, mais Frédéric parvient à imposer ses candidats à
Metz et Toul. Dans le royaume de Bourgogne, il institue dès 1152 un
recteur impérial chargé de le représenter et d’arbitrer les grands conflits.
Mais le véritable tournant se produit en 1156 avec le mariage de Frédéric et
de l’héritière du comté de Bourgogne, Béatrice. Les domaines comtaux sont
alors intégrés au domaine des Staufen : Besançon et Dole deviennent des
centres du pouvoir impérial. Deux diètes y sont convoquées en 1157 et 1162
et Frédéric Ier y réside régulièrement. En 1162, il transforme le modeste
château de Dole en puissante forteresse de pierre, pourvue d’un imposant
donjon. En 1163, il confie le siège archiépiscopal de Besançon à l’un de ses
fidèles, Herbert, ancien prévôt d’Aix-la-Chapelle et membre de la chapelle
impériale. Jusqu’à sa mort, en 1170, celui-ci devient le représentant de
l’empereur dans le royaume de Bourgogne et l’agent de l’antipape
Victor IV à l’ouest des Alpes. Après 1177, le diocèse est repris en main par
les légats du pape Alexandre III et la tutelle impériale se trouve allégée.
Mais les archevêques continuent de se considérer comme les fidèles de
l’empereur, dont ils tiennent leurs regalia, et ils se rendent régulièrement à
sa cour.
Sans être insignifiante, l’influence des empereurs Conrad III (1138-
1152) et Frédéric Ier est plus modeste dans la vallée du Rhône et en
Provence. Elle se déploie dans deux directions. En premier lieu, l’empereur
s’efforce de recréer des liens privilégiés avec les évêques. En contrepartie
de leur fidélité, il leur octroie des diplômes confirmant leurs patrimoines et
leurs droits régaliens (monnaie, justice, tonlieux). L’archevêque d’Embrun
et l’évêque de Viviers sont les premiers à en bénéficier en 1147, suivis par
les archevêques de Lyon et de Vienne en 1157. Dans les années 1160-1170
ils sont suivis par toute une série d’évêques rhodaniens et provençaux
(Vienne, Valence, Avignon, Arles, Apt, Marseille…). Certains d’entre eux
reprennent alors le chemin de la cour impériale pour obtenir confirmation
de leur élection ou recueillir le précieux diplôme. Conrad III et Frédéric Ier
mènent une politique semblable à destination des évêques de Cambrai, en
Basse-Lotharingie. En second lieu, l’empereur s’efforce d’intégrer les
princes dans l’ordonnancement de l’Empire en recourant aux liens féodaux.
En 1155 et 1162, il investit officiellement le comte d’Albon et le comte de
Provence de leurs honneurs : ceux-ci sont dès lors considérés comme des
fiefs d’Empire, tenus contre fidélité, hommage et service. Avec le comte de
Provence, le lien est renforcé par une alliance matrimoniale : en 1161,
Raimond Bérenger III épouse Richilde, nièce de Frédéric Ier. L’empereur
noue aussi une relation féodale directe avec quelques grands seigneurs à la
recherche de prestige et épris d’indépendance, tels les Adhémar de
Montélimar, les Mévouillon des Baronnies ou les Baux de la principauté
d’Orange. Ces actes n’ont guère de conséquences concrètes pour les
nouveaux fidèles, qui ne se rendent jamais à la cour ou à l’ost de
l’empereur, mais ils témoignent de la reconnaissance de l’autorité impériale
et du rôle attribué aux liens féodo-vassaliques, ici comme à l’ouest, dans la
hiérarchisation théorique des pouvoirs. L’apogée de ce retour impérial se
place en 1178 lorsque Frédéric, de retour d’Italie, vient se faire couronner
« roi d’Arles » – un titre qui rappelle le statut de capitale qu’avait eu la cité
au début du Ve siècle – dans la cathédrale Saint-Trophime, en présence
d’une foule de grands laïcs et ecclésiastiques de toute la région.

L R R :«F »
« »
L Roland était étendu sous un pin ;
face à l’Espagne il a tourné son visage.
De bien des choses il se prit à se souvenir :
de tant de terres qu’il avait conquises, le vaillant,
de France la douce, des hommes de son lignage,
de Charlemagne, son seigneur, qui l’avait élevé ;
il ne peut faire qu’il ne pleure ni ne soupire.
Il ne veut pas, pourtant, s’oublier lui-même,
Il bat sa coulpe, demande pardon à Dieu :
« Père véritable, qui restes toujours fidèle,
Qui de la mort ressuscitas saint Lazare,
Et qui des lions sauvas Daniel,
Préserve mon âme de tous les périls
Que, dans ma vie, m’ont valu mes péchés ! »
Il présenta à Dieu son gant droit, et de sa main saint Gabriel l’a reçu.
[…]
Roland est mort ; Dieu a son âme aux cieux.
L’empereur parvient à Roncevaux.
Pas un chemin, pas un sentier,
Pas d’espace vide, pas une aune, pas un pied de terre
Où il n’y ait un Français (Franceis) ou un païen.

Naissance d’une communauté de royaume ?

Au moment où le pouvoir des rois capétiens se renforce, existe-t-il, au


moins parmi les élites, un sentiment d’appartenance au royaume, au-delà de
la petite patria de chacun, des liens avec son seigneur, son prince ou son
évêque ? Répondre à une telle question n’est pas aisé. À l’évidence, en
laissant de côté bien sûr le cas de l’Angleterre, on ne rencontre rien de tel
dans l’ensemble composite des Plantagenêts. On a pu répondre par
l’affirmative, en revanche, pour le royaume catalano-aragonais, et y voir
l’une des causes de l’éloignement de la Catalogne du royaume capétien.
Mais qu’en est-il pour ce dernier ?
C’est dans le creuset littéraire des chansons de geste, dans la Chanson
de Roland vers 1090-1100, qu’apparaissent pour la première fois le terme
« français » (franceis) et peu après celui de « francigène » (francigena). Les
actes de la chancellerie et les sceaux royaux demeurent fidèles à la tradition
carolingienne et désignent le roi comme « roi des Francs » (rex
Francorum). Pourtant, dès 1121, le Capétien se présente comme « roi de
France » (rex Franciae) dans une lettre adressée au pape, et en 1124 le
chroniqueur flamand Galbert de Bruges le désigne aussi comme tel.
Francia a cependant le plus souvent, comme chez Suger, un sens restreint,
désignant le cœur du royaume, une sorte d’Île-de-France élargie que l’on
distingue des régions environnantes (la Normandie, la Flandre, la
Champagne, la Bourgogne et le Berry). D’ailleurs, si les textes épiques
expriment bien une forme de fierté franque ou française, celle-ci renvoie
plus à cette Francia réduite, voire, de manière plus large, aux régions
septentrionales du royaume, qu’à une communauté de royaume, même
limitée à l’aristocratie. La mobilisation des princes du nord autour de
Louis VI, en 1124, contre l’avancée de l’empereur Henri V, participe du
même phénomène.
À vrai dire, lorsqu’un sentiment d’appartenance se décèle, il se situe
encore à l’échelon régional et renvoie souvent à une principauté forte. C’est
là qu’un corps de coutumes singulier se dégage parfois de manière précoce,
là que les réseaux d’alliances et de clientèles se déploient, là que certaines
solidarités territoriales émergent, au sein du groupe aristocratique
notamment. La Flandre, l’Anjou et la Normandie au nord, le Poitou et la
Gascogne au sud sont les principales régions où ce phénomène se devine
avant 1200. Une chose est l’affirmation de l’État royal, aux dépens de
l’Empire et en vis-à-vis de l’Église, avec pour horizon théorique le
royaume. Une autre chose est la formation d’une communauté de royaume,
même réduite aux seules élites. La première est en marche dès le règne de
Louis VII, même si elle se limite pour l’essentiel au plan conceptuel tant les
moyens sont encore modestes. La seconde ne l’est pas encore autour de
1180.
III. S
À partir du deuxième tiers du XIIe siècle, une culture aristocratique
originale s’épanouit avec une vitalité, une diversité, un rayonnement sans
précédent depuis l’Antiquité tardive. La prolifération littéraire est le plus
souvent mise en avant, mais le phénomène revêt bien d’autres dimensions,
de la pratique des tournois à l’invention des armoiries, en passant par la
naissance d’une sociabilité nouvelle dans les cours princières et
seigneuriales. Par bien des côtés cet épanouissement représente une forme
de réponse au défi grégorien. Il s’agit en effet d’une culture
fondamentalement profane, par la langue dans laquelle elle s’énonce, qui
n’est pas le latin, comme par ses propos, distincts, voire discordants, vis-à-
vis des enseignements de l’Église, même s’ils restent profondément
imprégnés de christianisme. Une autre dimension du phénomène réside
dans le rôle déterminant que jouent les princes. Si les nouvelles pratiques
sociales et culturelles sont communes à toute l’aristocratie, des princes aux
petits chevaliers, elles renforcent la cohésion du groupe face aux vilains
autant que face aux clercs et contribuent à occulter et adoucir la
hiérarchisation croissante du groupe aristocratique.

U B B :
« P »
( 1197)
J’ gai temps de Pâques, qui fait venir feuilles et fleurs ; j’aime
à ouïr l’allégresse des oiseaux qui font retentir leur chant dans le
bocage. Mais il me plaît aussi de voir, sur les prés, tentes et pavillons
dressés ; et je ressens une grande joie quand je vois, rangés dans la
campagne, chevaliers et chevaux armés.
Et je suis heureux quand les éclaireurs font fuir les gens avec leurs
biens et quand je vois venir, derrière eux, un grand nombre de gens
armés. Mon cœur se réjouit quand je vois les châteaux forts assiégés,
les remparts rompus et effondrés, l’armée rangée sur les berges
qu’entourent fossés et palissades en forts pieux serrés.
Et j’aime aussi quand le seigneur, le premier à l’attaque, vient tout
armé sur son cheval, sans peur, enhardissant ainsi les siens de son
vaillant courage ; et lorsque l’assaut est donné, chacun doit être prêt à
le suivre de bon gré car nul homme n’a la moindre valeur tant qu’il
n’a pas reçu et donné de nombreux coups.
Nous verrons au début de la mêlée trancher et rompre masses d’armes
et épées de combat, heaumes de couleur et écus ; nous verrons maints
vassaux frapper ensemble, et s’en aller à l’aventure les chevaux des
morts et des blessés. Lorsqu’il sera sur le champ de bataille, que
chaque preux ne pense qu’à fendre tête et bras : car un mort vaut
mieux qu’un vivant vaincu.
Je vous le dis : je ne trouve pas autant de plaisir à manger, boire ou
dormir, qu’à entendre crier : « À eux ! » dans les deux camps, qu’à
entendre hennir, dans l’ombre, des chevaux sans cavalier, au milieu
des cris de : « Au secours ! Au secours ! » ; qu’à voir tomber, au bord
des fossés, chefs et soldats dans l’herbe ; et contempler les morts qui,
dans les flancs, ont des tronçons de lance avec leurs banderoles.
Barons, mettez en gage châteaux, villes et cités, plutôt que de ne point
vous faire l’un à l’autre la guerre.
Paiol, de ton plein gré, va-t’en vite auprès de Oui-et-Non et dis-lui
qu’il reste trop longtemps en paix.

La fête chevaleresque
U : R , V (1161).
C B , .

Dans cette belle lettrine extraite d’un manuscrit de l’Histoire du meurtre de Charles le
Bon de Galbert de Bruges, le comte de Flandre est représenté en chevalier, à l’image
des figures équestres visibles sur les sceaux. On peut remarquer la croix dessinée sur
l’écu, discret rappel de la participation du comte à la première croisade.

La même joie caractérise les tournois, ces batailles ludiques entre


groupes de chevaliers, dont le but essentiel est la prise, la capture de
l’adversaire, de ses armes et de ses chevaux pour le rançonner. Ces
affrontements que peu de chose distingue de la guerre se déroulent sur de
vastes espaces et peuvent durer plusieurs jours. Apparus au tournant des XIe
et XIIe siècles en Touraine, en Flandre et en Champagne, ils connaissent un
succès croissant à partir des années 1120-1140 dans un large espace
septentrional qui s’étend du nord de la Bourgogne à la Flandre et la
Bretagne. Sans doute les premières tentatives du pouvoir princier pour
limiter l’exercice des guerres seigneuriales en Flandre et en Normandie ont-
elles, involontairement, contribué à leur succès. Les tournois se déroulent
en tout cas souvent en zone de confins, à la charnière de plusieurs
principautés, de manière aussi à attirer plus de combattants. On a longtemps
affirmé qu’ils réunissaient les « jeunes » et les « bacheliers », ainsi que les
exclus de l’ordre lignager. Ils semblent en réalité rassembler toute
l’aristocratie. Certains princes n’hésitent d’ailleurs pas à y participer, à
l’image du comte de Flandre Charles le Bon, dont Galbert de Bruges
rapporte que « pour l’honneur de son pays et pour donner de l’exercice à sa
chevalerie, il livra des combats séculiers à certains comtes ou princes de
Normandie ou de France, quelquefois même au-delà du royaume de
France ; et là, avec deux cents chevaliers, il s’engageait dans des tournois et
il portait à son comble, et sa réputation, et la puissance et la gloire de son
comté ». C’est aussi le cas des fils d’Henri II Plantagenêt, Henri le Jeune et
Geoffroy. Ce dernier y trouva même la mort en 1186. La fréquence de ces
accidents explique que l’Église ait tôt cherché à en interdire la pratique,
comme le montrent les condamnations des conciles de Clermont et de
Reims dès 1130, puis du concile œcuménique de Latran II en 1139. Mais le
phénomène revêt trop d’importance pour l’aristocratie pour qu’elle y
renonce. Les tournois représentent en effet, comme la guerre, mais entre les
temps de guerre, une mise à l’épreuve et l’occasion d’une consolidation du
compagnonnage guerrier entre le seigneur (ou le futur seigneur) et ses
chevaliers. Ils fournissent l’occasion d’une célébration unanime des valeurs
chevaleresques, au-delà de la diversité des conditions aristocratiques. En
particulier les tournois valorisent le culte de la prouesse. Ils ouvrent une
voie à l’accumulation de prestige et de richesses, lesquelles se mesurent en
nombre d’adversaires et de chevaux capturés, et ils peuvent favoriser
certaines ascensions sociales. C’est à ce jeu-là que Guillaume le Maréchal,
un modeste chevalier au service d’Henri II Plantagenêt et de ses fils, gagna,
entre 1170 et 1190, sa réputation de « meilleur chevalier du monde » et avec
elle des fiefs notables et la main d’une riche héritière. Les tournois sont en
effet aussi un lieu d’échanges et de palabres : échanges d’armes, de
chevaux, d’étoffes, de produits de luxe de toutes sortes, puisque des foires
ou des marchés se tiennent souvent à proximité ; échanges de femmes,
puisque les tournois, en rassemblant les puissants venus de multiples
horizons, favorisent la conclusion des alliances matrimoniales et politiques.
Le XIIe siècle voit la chevalerie devenir un idéal social et culturel
partagé par toutes les élites laïques, du roi au petit chevalier. À son
fondement se trouve bien sûr la pratique du combat chevaleresque qui prend
alors la forme usuelle qu’on lui connaît, celle de l’affrontement à cheval
lance couchée, à la recherche du choc frontal, dont la broderie de Bayeux
offre vers 1080, et la cathédrale d’Angoulême un peu plus tard, les plus
anciennes représentations. Le culte de la guerre ressort avec clarté de
l’iconographie des sceaux aristocratiques, qui constituent une expression de
la conscience de soi. Les premiers sceaux connus sont des sceaux princiers,
mais de manière significative ils portent tous, à l’image de celui de
Guillaume de Normandie en 1069, une figure de chevalier au galop, armé
d’une lance à gonfanon, signe de sa fonction de commandement. Les
premiers sceaux seigneuriaux les imitent, mais à partir du milieu du
XIIe siècle, une nouvelle figure représentant le chevalier au combat, l’épée
dégainée, tend à l’emporter, aussi bien chez les seigneurs que chez les
princes. La guerre chevaleresque définit bien l’essence de l’identité
aristocratique. Elle est en outre vécue sur le mode de la joie et de la fête,
comme l’attestent les nombreux poèmes de troubadours ou de trouvères
célébrant le retour du printemps et du joli mois de mai, la sortie des
chevaux des écuries et la reprise des expéditions guerrières.

L’ G P (1128) J
M ( . 1180)

F bornes de l’enfance, dans la première fleur du


printemps de l’adolescence, [Geoffroy] parvint à sa quinzième année
[…]. Par mandement du roi [Henri Ier Beauclerc], le comte reçut
l’ordre d’envoyer avec pompe à Rouen, pour la Pentecôte prochaine,
son fils qui n’était pas encore chevalier, pour qu’il participât aux
réjouissances royales, en vue d’y entrer en chevalerie avec les
damoiseaux de son âge […]. Le lendemain l’adolescent prit un bain,
comme le veut la coutume de l’entrée en chevalerie, et s’apprêta […].
Les ablutions finies, au sortir du bain, Geoffroy le noble fils du comte
d’Anjou est couvert d’une chemise de lin, revêt une robe de drap d’or,
un manteau teint de pourpre, met des chausses de soie et des souliers
brodés de lionceaux d’or. Ses compagnons, qui s’apprêtaient à
recevoir avec lui l’honneur d’entrer en chevalerie, s’habillent tous de
lin et de pourpre […]. Le gendre du roi sortit de la chambre avec la
noble escorte de damoiseaux de son âge et s’avança en public. On
amena les chevaux ; on apporta les armes ; on les répartit entre eux
[…]. On amena à l’Angevin, un cheval d’Espagne brillamment paré,
qui était, à ce qu’on dit, si rapide que beaucoup d’oiseaux ne
pouvaient le rattraper au vol. Il revêt une cuirasse sans pareille, aux
mailles doubles, qu’aucune lance, aucun trait ne pouvait transpercer.
Il revêt des chausses aux mailles également serrées ; on lui met des
éperons d’or. On suspend à son cou un bouclier orné de lionceaux
d’or ; on met sur sa tête un heaume brillant de pierres précieuses si
bien trempé que le fil d’aucune épée ne pouvait l’entamer ni le fausser.
On lui tendit une lance de frêne dont le fer était en acier de Poitiers.
Enfin, on lui tendit une épée conservée de toute antiquité dans le
trésor royal, que le meilleur des forgerons, Galant, avait fabriqué avec
le plus grand soin et sans ménager sa peine. Ainsi armé, notre
nouveau chevalier, promis à devenir la fleur de la chevalerie, avec une
étonnante agilité et sans l’aide d’étriers, bondit sur le cheval rapide.
Que dire de plus ? Ce jour d’entrée en chevalerie, voué à l’honneur et
à la joie, se passa en exercices guerriers et en splendides festins. Les
fêtes de cette entrée en chevalerie durèrent auprès du roi sept jours
complets sans désemparer.
L ’H .

Ce chapiteau provenant de l’ancienne cathédrale Saint-Étienne de Toulouse associe


une scène traditionnelle de la vie aristocratique – un banquet – au mal et au péché, à
travers la figure d’Hérode, le roi qui ordonna le massacre des Innocents. Comme sur
l’enluminure suivante, le banquet apparaît comme un monde ordonné et hiérarchisé,
ici dominé par le roi, représenté au centre, le plus beau plat posé devant lui.

Au XIIe siècle, la cérémonie de l’adoubement, ce rituel d’entrée en


chevalerie, commence à nous être mieux connue et revêt, elle aussi, toutes
les apparences d’une fête. Comme le souligne le Livre des manières
d’Étienne de Fougères (vers 1175), ancien chapelain d’Henri II Plantagenêt,
mais aussi un édit de Frédéric Barberousse (1186), il s’agit d’un rite
aristocratique, car la chevalerie est réservée à la noblesse. Les évocations
les moins vagues concernent d’ailleurs les princes : les futurs Philippe Ier et
Louis VI, mais aussi et surtout Geoffroy Plantagenêt, dont l’adoubement en
1128 et les festivités qui l’accompagnent, ordonnées par le roi Henri Ier
Beauclerc, nous sont rapportés par Jean de Marmoutier vers 1180.
L’adoubement possède toujours plusieurs sens, entremêlant subtilement rite
d’intégration au groupe des chevaliers, accession à la majorité et investiture
d’un pouvoir. Il concerne souvent plusieurs individus de concert,
manifestant leur intégration au sein d’un groupe générationnel des nobles
du pays, d’une patria locale ou régionale. Au cœur de la cérémonie figure
bien sûr la remise de ses armes (l’épée, le baudrier, les éperons) au jeune
chevalier : le verbe adouber, issu de la langue vulgaire et dont l’usage se
répand à partir de la fin du XIe siècle, signifie d’ailleurs armer ou équiper.
Celui qui remet les armes est en général celui auprès duquel le futur
chevalier avait effectué, à l’extérieur de la maisonnée paternelle, son
apprentissage technique et moral : un oncle, le plus souvent maternel dans
une société hypergamique, un prince, le parrain, l’adoubement tissant ou
renforçant une forme de parenté spirituelle entre les deux hommes.
L’adoubement vient parfois redoubler une relation féodale, d’où la
synonymie fréquente entre chevalier et vassal, dans les pays du nord
notamment. Il s’agit pendant tout le XIIe siècle d’une cérémonie profane et il
faut attendre l’extrême fin du siècle pour qu’apparaissent, par exemple dans
l’Histoire des comtes de Guînes de Lambert d’Ardres (vers 1194-1206), les
premières mentions d’une veillée de prière, de célébration d’une messe,
voire d’une bénédiction des armes, attestant des efforts de l’Église pour
s’approprier un rituel qui lui échappe.

U .
Cette enluminure provient d’un manuscrit de la Vie de saint Maur par Odon de
Glanfeuil, composé à l’abbaye Saint-Maur des Fossés dans le premier quart du
XIIe siècle. Elle représente saint Maur (512-584), disciple de saint Benoît, frappant
mortellement de sa crosse le comte d’Angers Gaidulf, qui persécutait les moines
de l’abbaye qu’il avait fondée. Dans le contexte de la réforme « grégorienne », qui
voyait clercs et laïcs s’affronter de manière parfois violente, la scène revêtait une
évidente portée militante. Mais elle a aussi pour intérêt de donner à voir une scène
de banquet. Comme le signalent les murs peints, les belles arcades en plein cintre et le
crénelage symbolique de la bordure inférieure, celui-ci se déroule dans la salle de
réception (aula) d’une résidence aristocratique. Il est présidé par le comte, qui trône
en bout de table sur un siège ouvragé. Les convives, exclusivement des hommes, sont
assis sur un banc. Sur la table, probablement une simple planche posée sur des
tréteaux et recouverte d’une nappe blanche, figurent les plats et du pain. On mangeait
avec son couteau, en se servant directement dans les plats et en utilisant le pain
comme assiette.

Les tournois, les adoubements, la chasse… se concluent souvent par


un banquet, auquel les femmes participent. Dans un monde de relative
pénurie, le banquet, où l’on partage la nourriture et la boisson en
abondance, mais aussi les mêmes gestes, voire les mêmes couverts, a
toujours représenté l’un des rituels les plus vigoureux du groupe
aristocratique. Il ne lui est pas propre cependant et l’on sait qu’il constitue
notamment l’un des symboles de la solidarité des premières guildes et
associations de marchands ou d’artisans. La profusion et la qualité des mets,
comme les jeux ou les performances musicales et littéraires distinguent
cependant les banquets aristocratiques de ceux du tout-venant. L’Église ne
manquait pas de le remarquer et d’en dénoncer régulièrement, et en vain,
les excès, par exemple à travers les représentations du banquet du mauvais
riche ou du festin d’Hérode.

Naissance d’une société et d’une culture de


cour
L .

Ce dessin à l’encre brune, rehaussé de touches de rouge, de vert, de bleu et d’orangé,


illustre le livre des Psaumes dans la Bible d’Étienne Harding, un manuscrit réalisé à
Cîteaux vers 1109-1111. Il représente le roi David, l’auteur des Psaumes, assis sur un
tabouret en position de majesté, la couronne sur la tête, un sceptre végétalisé dans la
main droite et sa harpe dans la main gauche. David siège dans son palais, en
compagnie de ses musiciens : un carillonneur, un flûtiste, un joueur de vielle à archet
et un organiste, représentés en plus petite taille à ses pieds. Ce palais est aussi une
forteresse pourvue d’une courtine, d’un portail ouvragé et de quatre tours peuplées de
chevaliers. Est ici célébré le roi à la fois guerrier et lettré, dont devaient s’inspirer tous
les rois chrétiens. Selon le mot fameux de Jean de Salisbury, un roi illettré n’est-il pas
seulement un âne couronné ? Mais l’image donne aussi à voir la conception militante
qu’avaient les moines cisterciens de leur foi et de leurs pratiques liturgiques : par le
chant des psaumes, les moines combattaient et protégeaient l’Église et la religion avec
autant d’ardeur que les bons chevaliers.
U : B
B A ( . 1099-1102)

B , abbé de Bourgueil (1080/82-1107) puis archevêque de Dol


(1107-1130), fut l’un des principaux acteurs de la renaissance de la
poésie latine dans l’ouest de la France au tournant des XIe-XIIe siècles.
Le passage suivant est extrait d’un long poème de 1274 vers composé
vers 1100 et destiné à la comtesse Adèle († 1137), fille de Guillaume
le Conquérant et de Mathilde de Flandre, qui avait épousé le comte de
Blois, Chartres et Meaux Étienne-Henri. Il s’agit d’une description
onirique de la chambre de la comtesse, qui permet à Baudri à la fois
d’évoquer la somptuosité d’un appartement aristocratique, de faire
l’éloge de la famille royale anglo-normande et de présenter une
véritable encyclopédie en images de toutes les disciplines de la science
de son temps. On peut par ailleurs relever que l’une des tentures
qu’abrite la chambre d’Adèle constitue une évocation voilée de la
broderie de Bayeux.
[…] Appelé à m’entretenir avec elle, je me dirige vers sa demeure et
suis aussitôt introduit dans sa chambre. […] Saisi, je l’avoue, de
ravissement, je m’arrête sur le seuil, croyant dans cette chambre voir
les Champs Élysées. En effet, les tentures d’exécution récente en
couvraient le pourtour, précieuses autant par leur matière que par leur
facture. Pour la matière, c’est de la soie ; quant à la manière dont
elles sont faites, on croirait voir vivre les histoires d’autrefois qu’elles
rappellent à notre mémoire. D’un côté apparaissent les éléments
associés avec une harmonie singulière […]. De là jusqu’au déluge
s’étend la lignée des patriarches. Des inscriptions permettent de lire
leurs noms, de déchiffrer le récit de leurs actions. […] Voilà
l’ouvrage, voilà la toile tendue à l’entrée de la chambre, du côté de la
pièce où celle-ci est la plus étroite. Dans le sens de la longueur, deux
tentures déployées révélaient de la même époque deux images
contradictoires. Le sens des figures était double – il s’agit aussi de
deux peuples : d’un côté la race hébraïque, de l’autre la mythologie
grecque. […]
Tout autour du lit de la dame court une tenture merveilleuse qui
associe trois éléments extraordinaires […] car la main de l’artisan les
avait travaillés d’une manière si raffinée que l’on a peine à croire
qu’il s’agit de ce dont on sait bien qu’il s’agit. Il y a d’abord des fils
d’or, ensuite des fils d’argent – les troisièmes étaient tous des fils de
soie. […] Il y a mieux : en déchiffrant les inscriptions, on peut, sur la
tapisserie, lire dans l’ordre un récit authentique et récent. On y voyait
la Normandie, au ventre fécond en héros, enfanter un duc du nom de
Guillaume. Tout d’abord ses compatriotes le chassaient de la terre de
ses pères et foulaient aux pieds ses droits héréditaires. Bien vite, ce
prince les vainquit grâce à son immense courage pour les dompter et
les soumettre à ses lois. Selon l’ordre de succession, il est comte, fils
de comte ; bientôt, rompant cet ordre, de duc il deviendra César [suit
la description de la conquête de l’Angleterre].
Enfin, qui dépeindra dignement le plafond, qui les poutres de la pièce,
qui le pavement, qui dépeindra tant de merveilles ? […] Au ciel de la
chambre, on peut encore découvrir les mouvements du ciel et sa
rotation perpétuelle. Bien qu’il fût, certes immobile, le dispositif
paraissait toutefois accomplir une rotation : à cet effet avait tendu la
science de son constructeur. Il avait disposé comme il faut les pôles du
monde […] ; il avait peint soigneusement toutes choses de la couleur
qu’il convenait. La Voie Lactée, mise en relief comme il faut par sa
couleur, était à la fois étincelante et glacée. Le Zodiaque portait ses
constellations, la Voie lactée les siennes. Chaque cercle céleste est
représenté, ainsi que les deux solstices [suit la description du
Zodiaque].
Il aurait maintenant fallu chanter l’appareil du pavement […]. Le
pavement est en effet une seconde carte : celle du monde. C’est là que
l’on peut contempler les merveilles terrestres aussi bien que marines.
Des noms inscrits au-dessus des objets désignaient les objets. […]
Pour éviter que la moindre poussière ne gâtât la peinture, elle a été
toute entière couverte d’une surface vitreuse : cette surface avait nom
« Mer de verre », substance brillante, plus brillante même que du
verre [suit la description du monde et des disciplines du trivium et
duquadrivium].
Le lit de la dame se dressait, quant à lui, sur des pieds d’ivoire, dont la
main d’un homme d’art avait rehaussé la valeur [suit la description
des sculptures de la Philosophie, de la Médecine et des médecins]. La
salle était si parfumée par une foule d’aromates que leur odeur, à elle
seule, promettait une longue vie. […]
En versant ma sueur à ton profit, en composant, Adèle, un
divertissement à la sueur de mon front, j’ai dépeint poétiquement la
beauté de ta chambre. À ton tour, donne à mon modeste récit une
récompense digne de lui […]. Voici que ma page a façonné pour toi
une chambre à ta mesure […]. Une telle chambre est sans aucun doute
digne d’une telle comtesse, mais j’ai chanté plutôt ce qui eût été digne
d’elle que ce qui existait réellement.

Au XIIe siècle, le confort des résidences aristocratiques s’améliore : les


cheminées se multiplient, le mobilier s’enrichit. Les premiers testaments,
comme celui d’Arnal Mir en Catalogne, ou un poème comme celui de
Baudri de Bourgueil évoquant, certes de manière rhétorique, la chambre de
la comtesse Adèle de Blois, fille de Guillaume le Conquérant, et les
tapisseries qui l’ornent, en donnent une certaine idée. Ce surcroît de confort
participe d’un contexte plus vaste qui voit s’épanouir de véritables cours,
lieux de plaisir et de divertissement, lieux d’apprentissage aussi puisqu’y
sont accueillis de nombreux jeunes, placés par leurs parents pour y être
« nourris » et éduqués ou retenus en otages à la suite de quelque traité.
Simon de Crépy fut ainsi placé auprès de Guillaume le Conquérant et de
son épouse Mathilde, Henri II Plantagenêt éduqué à la cour de Robert de
Gloucester, son oncle, le protecteur de Geoffroy de Monmouth… Les
premiers traités de civilité évoquant les manières de cour, les
comportements à adopter à table ou avec les dames (l’Enseignement de
Garin le Brun ou l’Enseignement du Chevalier d’Arnaut Guilhem de
Marsan) apparaissent dans les années 1170-1180 et sont de manière
significative composés en langue vulgaire, en l’occurrence la langue d’oc.
Les cours du nord sont les mieux connues, car ce sont des cours princières,
dotées d’une puissante force d’attraction et auxquelles on peut parfois
associer certains auteurs ou milieux littéraires ; mais elles sont peu
nombreuses. À l’inverse, les cours méridionales, moins connues, sont très
nombreuses, car si les princes tiennent leur rang, les comtes de Poitiers, de
Barcelone, de Toulouse et de Provence notamment, ils sont imités et
concurrencés, à partir de 1180 surtout, par une foule de petites cours
seigneuriales tout aussi dynamiques.
Si toute résidence aristocratique demeure structurée par la distinction
entre un espace public dominé par les hommes et un espace domestique
réservée aux femmes, une des grandes caractéristiques de la cour est sa
relative mixité, qui fournit de multiples occasions aux hommes et aux
femmes de partager certains loisirs. Les jeux de société d’abord, les dés et
surtout les échecs, ce qui explique sans doute la substitution de la dame au
vizir comme pièce majeure vers la fin du XIIe siècle, dans le contexte
d’épanouissement de la fin’amors. La musique ensuite, à laquelle certains
seigneurs ne répugnent pas à s’adonner eux-mêmes, comme le suggèrent les
sceaux du seigneur de Montpellier ou du comte de Forcalquier. L’écoute de
la poésie ou des œuvres de fiction enfin. Les cours sont en effet le lieu où
s’apprennent les langues littéraires, qu’il faut comprendre et dont il faut
savoir user pour parler aux dames, apprécier chansons et romans ou même
composer soi-même des poèmes. À la cour d’Henri II Plantagenêt par
exemple, on parle un français plus châtié que l’anglo-normand des manoirs
des campagnes d’Angleterre, ce qui interdit en outre la cour à tous ceux qui
ne parlent que l’anglais.
L S - -R (A - -H -P ).

Le castrum de Simiane est mentionné dès 1031 dans un acte de l’abbaye Saint-Victor
de Marseille. Aux XIe-XIIe siècles, c’est l’une des principales seigneuries de la
puissante famille d’Agoult-Simiane, qui domine l’ensemble de la région entre le
Luberon et la montagne de Lure. Cette spectaculaire salle de réception en forme de
rotonde occupe le premier étage d’un donjon construit à la fin du XIIe siècle. Il s’agit
d’une grande salle polygonale entourée de douze profondes arcatures aveugles
(à l’exception de celle qui sert de porte d’entrée), faiblement éclairée par quatre
soupiraux et surmontée d’une coupole semi-elliptique. Elle dut accueillir les fêtes
organisées par les seigneurs, dont certains, tel Raimond d’Agoult (1166-1204), sont
connus pour avoir accueilli et entretenu plusieurs des plus grands troubadours de leur
temps (Gaucelm Faidit, Peire Vidal, Elias de Barjols, Cadenet).

S .

Sur ce tailloir provenant du cloître du prieuré clunisien de la Daurade, à Toulouse,


sont représentées plusieurs scènes de la vie de cour : au centre, deux joueurs
s’affrontent au tric-trac, tandis qu’à droite, une danseuse exécute une acrobatie au son
d’un joueur de harpe coiffé d’un bonnet à double pointe. Ce tailloir a été replacé de
manière arbitraire au-dessus du chapiteau de la Transfiguration et l’on ne sait à quel
motif iconographique il était associé à l’origine. Il est cependant probable qu’il venait
compléter une image critique à l’égard de la vie profane et en particulier de la vie de
cour.
P ’ .

Ces pièces en ivoire ou en bois de cerf représentent la première un pion, la seconde un


roc (l’équivalent de la tour dans le jeu moderne). Elles ont été retrouvées sur le site
archéologique de Pineuilh (Gironde), dans un contexte correspondant à la dernière
phase d’occupation, au cours de la deuxième moitié du XIe siècle.

À partir du milieu du XIIe siècle, certaines cours ont joué un rôle


important dans la production même des œuvres littéraires. La cour des
Plantagenêts semble notamment avoir associé de manière inédite
l’historiographie princière traditionnelle et la nouvelle littérature
fictionnelle. On y rencontre des jongleurs, des ménestrels et des trouvères
comme le conteur Maurice, le cithariste Henri ou le poète Garin
Troussebœuf. Le conteur gallois Bledri y aurait fait connaître l’histoire de
Tristan et Iseult, que Thomas d’Angleterre met en forme littéraire vers
1172-1176. C’est à Henri II ou à son fils Henri le Jeune que Marie de
France dédie ses Lais ; en l’honneur de ce dernier et de son frère Richard
que les troubadours Bertrand de Born et Gaucelm Faidit composent leurs
plaintes funèbres. La cour d’Henri le Libéral et Marie de Champagne, fille
d’Aliénor et de Louis VII, participe au même mouvement : on y rencontre
les trouvères Huon d’Oisy, Guiot de Provins, Gace Brulé, Gilles de Vieux-
Maison et le romancier Chrétien de Troyes, auquel la comtesse Marie
commanda deux romans. Chrétien œuvra aussi pour Philippe d’Alsace,
comte de Flandre, lequel avait par ailleurs soutenu les poètes Conon de
Béthune, Blondel de Nesles et Gonthier de Soignies. La nouveauté de tout
ceci ne réside pas dans l’existence d’un mécénat laïque, dont on a trace dès
le IXe siècle, mais dans sa diffusion bien au-delà des cours royales – la cour
Plantagenêt brillant d’ailleurs en la matière bien plus que la cour capétienne
– et dans la faveur accordée à la nouvelle littérature en langue romane. À ce
titre cette littérature mérite bien d’être appelée courtoise.
L’ampleur du phénomène des cours explique que celles-ci cristallisent
rapidement des discours contradictoires, promis à un long avenir. Les
romans courtois en proposent d’abord une vision enchantée. Le prologue du
Chevalier à la Charrette repose ainsi sur la mise en abyme de la cour de la
reine Guenièvre et de la cour de Marie de Champagne, la commanditaire.
La cour y est présentée comme un lieu de paix, dominé par les dames, où
l’on peut manifester son dévouement et sa fidélité, un lieu où règnent
beauté, civilité et intelligence, un lieu où l’on prend plaisir à écouter des
chansons ou des romans composés dans la belle langue française.
U :B II, F .

Le sceau de Bertrand II, comte de Forcalquier, appendu à un acte de 1168, présente à


l’avers une figure équestre classique et au revers une représentation beaucoup plus
originale du comte en musicien. Assis de trois quarts sur un tabouret à coussin, le
comte joue de la vielle, l’instrument par excellence dont usent troubadours et
jongleurs. Le sceau résume ainsi la double identité chevaleresque et courtoise du
comte provençal. On sait qu’une telle identité pouvait se réclamer de prestigieux
modèles : le roi David bien sûr, mais aussi Tristan, dont Marie de France écrit dans le
Lai du Chèvrefeuille qu’« il savait bien harper » et composer des lais (v. 112-113).
Cette image est toutefois exceptionnelle, le seul autre exemple connu étant une bulle
de plomb de Guillaume VIII de Montpellier de 1192, montrant ce seigneur en train de
jouer de la harpe. Il est toutefois possible que ce motif remonte au père de ce dernier,
Guillaume VII (1146-1172), dont une bulle fait explicitement référence à David en
citant un verset du psaume 42.
M .

Ce chapiteau (fin du XIIe siècle) de l’église de Bourbon-l’Archambault (Allier)


représente trois musiciens : un joueur de vielle à gauche, un joueur de double flûte au
centre, enfin un joueur de frestel (l’équivalent de notre flûte de pan).

P C C C T
( . 1176-1178)

C est l’occasion pour le poète d’afficher son dévouement,


en termes de fidélité vassalique (il se présente comme « un homme qui
est entièrement à elle »), envers sa protectrice, la comtesse Marie
(1145-† 1198), fille de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine et épouse
d’Henri le Libéral, comte de Champagne. C’est aussi l’occasion pour
lui de faire un éloge de la comtesse, qui prend la forme de la
prétérition. Chrétien cherche à souligner non pas la beauté, mais
l’intelligence de la comtesse Marie, à laquelle sont attribués « la
matière et le sens » du roman, c’est-à-dire à dire l’univers du récit – ici
la matière de Bretagne – et la trame narrative – en l’occurrence
l’histoire de Lancelot. L’éloge fournit enfin le motif d’une mise en
abyme : on glisse insensiblement de la cour de Marie à la cour
d’Arthur, présidée par une autre grande dame, la reine Guenièvre, une
cour fictive où l’on parle toutefois la même langue française qu’à la
cour de Champagne, langue du roman lui-même. L’histoire peut alors
commencer.
Puisque ma dame de Champagne
veut que j’entreprenne de faire un roman,
je l’entreprendrai très volontiers,
en un homme qui est entièrement à elle
pour tout ce qu’il peut en ce monde faire,
sans avancer la moindre flatterie.
Tel autre s’y emploierait
avec le désir d’y mettre un propos flatteur,
il dirait, et je m’en porterai témoin,
que c’est la dame qui surpasse
toutes celles qui sont en vie,
comme surpasse tout parfum la brise
qui vente en mai ou en avril.
En vérité, je ne suis pas homme
à vouloir flatter sa dame,
irai-je dire : autant qu’une seule gemme
peut valoir de perles et de sardoines,
autant vaut la comtesse de reines ?
Certes non, je ne dirai rien de tel,
même si c’est vrai, que je le veuille ou non,
mais je dirai qu’en cette œuvre
son commandement c’est son œuvre
bien mieux que ma sagesse ou mon travail.
Du Chevalier de la Charrette,
Chrétien commence son livre :
La matière et le sens lui sont donnés
par la comtesse, et lui, il y consacre
sa pensée, sans rien ajouter d’autre
que son travail et son application.
Un jour de l’Ascension, nous dit-il,
le Roi Arthur avait tenu sa cour
avec tout le luxe et la beauté qu’il souhaitait,
comme il convenait à un roi.
Après le repas le roi ne bougea pas
d’entre ses compagnons,
il y avait dans la salle quantité de nobles ;
la reine y était présente,
et avec elle, je le crois bien,
maintes belles dames courtoises
habiles à parler en langue française.

À l’inverse, d’anciens clercs de cour devenus évêques ou moines, ou


tombés en disgrâce, tels Jean de Salisbury, Gautier Map ou Pierre de Blois,
en proposent au même moment une vision diabolisée. La cour est un lieu où
l’argent et les hommes circulent trop vite, un lieu où faveurs et défaveurs
sont brutales et arbitraires, un lieu où règnent sans partage la cupidité, le
gaspillage, la bêtise, l’hypocrisie. En un mot, la cour est un enfer. La
dénonciation vise en particulier la cour d’Henri II Plantagenêt,
probablement parce qu’elle est la plus brillante et la plus novatrice. Son
instabilité, ses hiérarchies éphémères, sa superficialité, la redistribution
perpétuelle des richesses à des fins sociales et politiques, sont jugées
contraires à la stabilité des ordres et des modes de vie, au repos et aux
études, aux échanges spirituels qui caractérisent l’Église. Élogieux ou
critiques, de tels discours occultent la complexité et la variété des cours, les
différences entre le nord et le Midi notamment. Mais ils révèlent aussi
combien ces cours sont le creuset de valeurs et de pratiques sociales et
culturelles nouvelles, qui échappent largement à l’emprise de l’Église et
contribuent à unifier le groupe aristocratique, du prince au petit chevalier.
La fin’amors en fournit un remarquable exemple.

La fin’amors : défi profane et conscience de


soi

U .

Cette peinture sur parchemin figure sur une petite boite en bois d’origine limousine
arrivée en Bretagne à la fin du XIIe siècle et aujourd’hui conservée dans le trésor de la
cathédrale de Vannes. Elle représente un joueur de vielle devant une femme esquissant
un pas de danse. Il s’agit peut-être de l’illustration d’un épisode de la légende de
Tristan et Yseult, ce héros étant réputé pour sa vaste maîtrise des savoirs profanes
(arts libéraux) et des arts de cour (jeu d’échecs, vénerie et musique). Quoi qu’il en
soit, elle rappelle qu’une des singularités de la culture courtoise du XIIe siècle tient au
partage inédit de nombreuses activités entre hommes et femmes.

Ce que l’on appelle usuellement, depuis le XIXe siècle, l’amour


courtois continue de faire l’objet d’appréciations diverses et de multiples
commentaires, reflets de la richesse et de la variété de la nouvelle littérature
profane. Seule nous retiendra ici la question des relations entre fiction
littéraire et pratiques sociales. À ce propos, de nombreuses études ont
montré la distance qui séparait les idéaux courtois des comportements
aristocratiques. On a notamment souligné combien certains motifs courtois
avaient pu être mis au service de stratégies matrimoniales ou politiques
traditionnelles. On a aussi montré combien l’épanouissement de la culture
courtoise ne s’était accompagné d’aucune amélioration de la condition
féminine. Tout cela est juste. Il reste que cette littérature n’est pas de pure
distraction. Elle met au jour des valeurs et un imaginaire qui donnent une
puissance, une autonomie et des formes nouvelles à la culture nobiliaire,
tout en révélant certaines des tensions qui traversent le groupe
aristocratique.
Par bien des côtés, la fin’amors apparaît en effet comme une réponse et
un défi à la régulation sexuelle et matrimoniale promue par la réforme
« grégorienne ». En glorifiant la femme à travers la dame, en célébrant le
corps et l’amour physique, en légitimant les relations amoureuses hors
mariage, fût-ce sur le mode imaginaire, la fin’amors entre en contradiction
avec le discours de l’institution ecclésiale et cela même si de subtiles
influences littéraires et idéologiques l’unissent au christianisme de son
temps.

U G IX ’A (1071-1127)

C fournit un bel exemple du sentiment amoureux tel qu’il


s’exprime dans la lyrique occitane. Elle nous dit d’abord ce qu’est
l’amour : une épreuve, car l’amant-chevalier doit souffrir et combattre
pour obtenir ce qu’il veut – l’amour de la dame, que doit manifester un
baiser –, mais aussi un « lien » de fidélité et un pacte (une « charte »)
entre deux amants. Elle nous dit ensuite ce que ressent l’amant : de
l’ivresse, de la faim, de la vénération, de la douleur et du chagrin. Elle
nous dit enfin ce qu’est la dame : une « idole », une figure de la beauté
dont les principaux traits sont la blancheur d’ivoire et la grâce, mais
aussi une volonté, que l’amant ne peut réduire aisément. On peut
remarquer, par ailleurs, combien l’amant-poète polémique avec le
clergé, vouant un culte à sa dame de préférence à tout autre chose,
blasphémant à tue-tête, dénonçant la retraite au couvent, pour sa dame
comme pour lui-même.
Je vais faire chanson nouvelle
devant [avant] qu’il vente, pleuve ou gèle ;
ma dame veut savoir de quelle
amour elle m’éprouve et [me] tient.
Pour dure que soit sa querelle
jamais je ne romprai le lien.
À elle je me rends et livre,
en sa charte me peut écrire,
et ne me tenez pas pour ivre
si de si bonne amour me tiens,
car sans elle je ne sais vivre
ayant d’amour pris si grand faim.
Plus blanche elle est que n’est ivoire,
nulle autre idole ne veux voir,
et si bientôt ne puis savoir
qu’un même amour que moi la tient,
je mourrai, [par la] tête de Saint Grégoire,
sans baiser de chambre ou jardin.
Quel succès, dame de grâce,
si votre cœur de vous me chasse !
Dans un couvent vous aurez place ?
Sachez donc que l’amour me tient,
J’ai peur que grand douleur il [me] fasse,
si droit [juste récompense] ne me vaut mon chagrin.
Et le succès serait-il autre
si je suis moine ? Plutôt vôtre !
Toute la joie du monde est nôtre,
dame, quand deux l’amour nous tient.
Holà, mon bon ami Daurostre,
chante cela, et sans buccin !
Pour celle-ci d’amour je tremble,
car si belle passion me tient.
Oncques naquit qui lui ressemble
portant semblance des humains.

La poésie lyrique méridionale ouvre la voie au nouveau discours


amoureux. Son idéal est la fin’amors, l’amour fin, c’est-à-dire l’amour
affiné pour le rendre plus pur, comme l’or ou l’argent sont débarrassés de
leurs scories pour être transformés en monnaie ou en objet précieux.
L’instrument de cette purification réside dans le désir inassouvi, que le
poète se plaît à exalter. L’amour est une ascèse et emprunte d’ailleurs une
part de son lexique et de ses motifs à l’ascèse monastique. La fin’amors
apparaît ainsi comme une éthique du désir : l’amant doit contrôler ses
pulsions, accepter une progression graduée de la relation, affiner ses
sentiments et leur expression. La sexualité n’en est pas pour autant
dépréciée. Elle figure simplement à l’horizon de la relation amoureuse,
comme un aboutissement que l’on diffère sans cesse – pas toujours
d’ailleurs. L’objet de l’amour est autant le corps, dont la beauté est
amplement louée par les poètes, que l’âme ou l’esprit de la dame. Au cœur
de l’ascèse figure surtout l’inversion de la hiérarchie entre l’homme et la
femme. C’est en effet la femme qui domine : elle est souvent issue d’une
lignée de plus haute noblesse que l’amant ; celui-ci l’appelle « ma dame »
ou « mon seigneur » (mi dons en langue d’oc) ; c’est à elle que s’adressent
tous les gestes et les paroles de soumission qui miment la fidélité vassalique
(le serment, l’hommage, le service) et l’on a tort de considérer qu’elle ne
tiendrait là qu’un rôle de substitution au bénéfice de son époux, le véritable
seigneur. L’engagement qui unit les amants procède d’un choix volontaire,
libre, total et réciproque. Le double consentement est nécessaire – il y a là
un point de rencontre avec la nouvelle théologie du mariage – mais il se
déploie hors de toute contrainte matrimoniale, familiale ou ecclésiale. Là
réside la plus grande charge subversive de la fin’amors : dans sa dimension
individuelle et élective, qui ne refuse ni l’engagement, ni la fidélité, bien au
contraire, mais qui entend placer l’un et l’autre hors du champ social, hors
de l’emprise de la parenté et de l’Église. Certes, le caractère sans cesse
différé de la relation sexuelle permet parfois de présenter cet amour illicite
comme un amour vertueux. Mais c’est ce délai qui lui permet de continuer
d’avoir cours et de ressourcer indéfiniment le chant du poète.
Le culte de la dame et le thème de l’amour illicite se retrouvent dans la
littérature romanesque de langue d’oïl des années 1170-1180, où
s’épanouissent quelques-uns des mythes appelés à une fortune considérable,
comme ceux de Tristan et Iseult ou de Lancelot et Guenièvre. De nouveau,
en effet, il s’agit d’amours adultères, consommés ici, même s’ils restent
stériles, cherchant à échapper aux pesanteurs de l’ordre familial (le roi Marc
est l’oncle d’Iseult), féodal (Lancelot est le fidèle d’Arthur) ou ecclésial (le
sacrement de mariage). Les Lais de Marie de France célèbrent de leur côté
un amour sensuel et absolu, qui se moque autant de la morale ecclésiastique
que des stratégies matrimoniales aristocratiques, une conception qui n’est
pas sans résonance avec certains propos attribués à Héloïse : « Quand à
moi, écrit-elle à Abélard, ces plaisirs de l’amour auxquels nous nous
livrions ensemble m’ont été si doux qu’ils ne sauraient me déplaire, ni
s’effacer de ma mémoire. De quelque côté que je me tourne, ils se
présentent à mes yeux réveillant mes désirs ; leurs trompeuses images
n’épargnent pas même mon sommeil. Au milieu des solennités mêmes de la
messe, où la prière doit être la plus pure, les images licencieuses de ces
voluptés s’emparent si bien de ce cœur misérable que je suis plus occupée
de leurs turpitudes que de la prière ». Dans son traité De l’amour, non
dépourvu par ailleurs d’ambiguïté, André le Chapelain explicite la
contradiction entre l’amour vrai et le mariage : « l’amour, écrit-il, ne peut
étendre ses droits entre deux époux ». On ne saurait trouver de formule plus
radicale.
L ’ : L
G ( 1189)

D très beau lai de Marie de France, une dame d’origine


française qui vécut en Angleterre, à la cour d’Henri II Plantagenêt,
entre 1160 et 1189, tous les éléments de l’intrigue courtoise et de
l’imaginaire chevaleresque sont en place : l’univers aristocratique, la
géographie bretonne, le motif de la dame mal mariée et de l’amour
adultère, le jeu sur les figures et les lieux merveilleux (la biche, la
forêt, la mer) ou domestiques (la jeune fille, la chambre de la dame),
les liens ambigus entre la conscience et la souffrance, l’âme et le
corps, l’amour et la mort.
Je vous conterai volontiers mon
aventure,
sans rien vous en cacher,
si elle vous intéresse.
Je suis de Petite Bretagne.
Aujourd’hui je suis allé chasser dans la forêt.
J’ai atteint une biche blanche.
Mais la flèche a rebondi
et m’a blessé si profondément à la cuisse
que, je n’espère plus retrouver la santé.
La biche s’est mise à gémir et à parler.
Elle m’a maudit et a émis le vœu
que jamais je ne trouve la guérison,
sinon des mains d’une jeune femme,
que je ne sais où trouver.
Entendant cette prophétie,
j’ai vite quitté la forêt,
j’ai vu ce navire dans un port
et, comme un fou, j’y suis monté :
le navire est parti avec moi.
Sur quel rivage ai-je abordé ?
quel est le nom de cette cité ? je ne le sais pas.
Belle dame, au nom de Dieu,
aidez-moi, par pitié !
Je ne sais où aller
et je suis incapable de diriger ce navire !
– Noble et cher seigneur, répond la dame,
je vous viendrai bien volontiers en aide.
Cette cité appartient à mon époux,
ainsi que tout le pays alentour.
C’est un homme puissant et de noble
lignage.
Mais il est très vieux
et terriblement jaloux,
je vous l’assure.
Il me tient prisonnière dans cet enclos.
Il n’y a qu’une seule entrée,
gardée par un vieux prêtre :
que Dieu le maudisse !
Nuit et jour je suis enfermée
et jamais je n’oserai
sortir d’ici si le prêtre ne me l’ordonne,
à la demande de mon époux.
J’ai là ma chambre, ma chapelle
et cette jeune fille qui vit avec moi.
Si vous désirez séjourner avec nous
jusqu’à ce que vous puissiez reprendre votre
voyage,
nous vous garderons volontiers près de nous
et vous servirons de bon cœur. »
À ces mots,
Guigemar remercie courtoisement la dame
et accepte son offre.
Il se lève du lit et se met debout,
soutenu à grand-peine par les deux femmes.
La dame le mène dans sa chambre
et le fait se coucher
sur le lit de la jeune fille,
derrière un panneau
qui divisait la pièce.
Elles apportent de l’eau dans deux bassins
d’or
pour laver la plaie de sa cuisse.
Avec une belle étoffe de lin blanc,
elles essuient le sang autour de la blessure
qu’elles entourent d’un pansement bien
serré.
Guigemar est l’objet de tous leurs soins.
Le soir, quand on apporte le repas,
la jeune fille prend suffisamment de
nourriture
pour le chevalier :
il a bien mangé et bien bu.
Mais l’amour l’a frappé au vif,
son cœur est désormais un champ de
bataille.
La dame l’a si bien blessé
qu’il a tout oublié de son pays.
Sa plaie ne le fait plus souffrir
et pourtant il soupire douloureusement.
Il prie la jeune fille, qui doit le servir,
de le laisser dormir.
Recevant son congé,
elle le laisse
et retourne auprès de sa dame,
qui commence à brûler du feu
que ressent Guigemar,
un feu qui enflamme et embrase son propre
cœur.
Le chevalier, resté seul,
S’interroge anxieusement :
il ne connaît pas encore son mal
mais il comprend bien
que si la dame ne le guérit pas,
il est sûr et certain de mourir.

Cependant, dans le Roman de Tristan ou le Chevalier à la Charette, la


tonalité des amours interdits se révèle plus mélancolique que dans la lyrique
d’oc ou que dans l’œuvre de Marie de France et mène souvent les amants à
la mort (Tristan et Iseult) ou à la folie (Lancelot). D’autres romans, de
Chrétien de Troyes notamment, cherchent d’ailleurs à réconcilier l’idéal
courtois et la société en inventant le thème du mariage courtois, c’est-à-dire
du mariage d’amour. Érec et Énide, Yvain et Laudine sont ainsi à la fois de
bons époux et de « fins amants ». Cette évolution érode à l’évidence la
dimension polémique de la fin’amors comme intrigue. Mais elle manifeste
aussi combien, dans l’aristocratie, la courtoisie est désormais indispensable
à l’expression et à la justification de tout lien entre un homme et une
femme. Le prestige de la littérature courtoise, des sentiments qu’elle
véhicule et des personnages qu’elle invente est devenu tel, en effet, qu’il
fait du nouveau langage de l’amour un instrument de la conscience de soi
aristocratique. À ce titre la culture courtoise pèse plus sur les
comportements qu’on ne le dit en général : s’il n’y a sans doute pas
d’amour courtois hors du champ littéraire, il y a bien un discours courtois
sur l’amour qui colore les pratiques sociales et les stratégies de distinction.

L C B L VII (1160)
ÀL , vénérable et excellent roi de Gaule, Constance, fille d’Alain,
comte de Bretagne, adresse ses salutations et offre le lien de son
amitié. Je désire faire connaître à Votre Dignité que j’ai longtemps
gardé mémoire de vous et que je n’ai accepté les nombreux présents
que, par amour, nombre d’hommes m’offraient. Mais s’il plaisait à
votre libéralité de m’envoyer à moi, qui vous aime au-delà de ce que
je peux exprimer, quelque signe d’amour, un anneau ou autre chose, je
le tiendrais à plus haut prix que le monde tout entier. Je vous remercie
d’avoir reçu avec tant d’honneur mon messager. Et s’il y a quelque
chose en nos provinces qu’il vous plairait d’avoir, un faucon, un chien,
ou un cheval, je vous prie de ne pas en différer la commande auprès
de moi par le porteur de la présente lettre. Soyez sûr que si la fortune
refusait de me sourire de toutes ses lèvres, je préférerais être unie à
l’un de vos sujets, même humble, plutôt que de devenir reine d’Écosse.
Et je vais le prouver par le fait, car dès que mon frère le comte Conan
sera revenu d’Angleterre, j’irai à Saint-Denis pour prier, et pour
pouvoir jouir de votre présence. Portez-vous bien, afin que je me porte
bien.

Une lettre de Constance de Bretagne à Louis VII, par laquelle la


comtesse offre sa main au roi, en fournit un bel exemple. La lettre est
adressée à Louis en 1160, au moment de son bref veuvage. L’arrière-plan
politique est subtilement présent : il s’agit bien d’une offre d’alliance
politique appelée à se substituer à l’alliance entre les maisons de Bretagne
et d’Écosse. Mais la lettre emprunte le nouveau langage courtois, comme le
montre la proposition de l’échange de cadeaux symboliques (un anneau,
signe de fidélité, pour la femme, des animaux de chasse, un faucon, un
chien ou un cheval, pour l’homme) appelés à servir de gages d’amour, puis
l’expression passionnée du sentiment, la mise en valeur du rôle du
messager, l’invitation à la rencontre, l’évocation des prétendants
éconduits… et par-dessus tout peut-être, l’initiative féminine qui préside à
l’envoi de la lettre, même si celle-ci fut sans doute composée avec l’accord
du frère de Constance, le comte Conan, alors en Angleterre, ou de quelque
conseiller. Tout manifeste une manière aristocratique de parler de soi et de
sa relation à l’autre, une manière de s’accepter, de se plaire et de se dire. Si
l’amour reste ici une fiction, il est cette élégante fiction à travers laquelle la
stratégie politique doit s’exprimer. Le langage de l’amour honore et exalte
les grands qui l’utilisent pour être en ce monde et traiter leurs affaires,
mêmes politiques.
La culture courtoise vient ainsi élargir le spectre des apprentissages et
des valeurs aristocratiques, qui ne se réduisent plus aux activités guerrières
et au compagnonnage masculin. Le modèle de la quête ou de l’aventure
chevaleresque, mis en scène par le roman courtois, associe avec un bonheur
particulier l’éthique traditionnelle du combat et la nouvelle éthique du désir
et du progrès moral et spirituel. Mais cet élargissement vient aussi renforcer
la domination aristocratique en lui conférant le lustre et le prestige de ce qui
est inatteignable. Princes, dames et chevaliers, tous gens courtois, vivent
désormais au-dessus de la nature, dans un monde enchanté inaccessible au
commun des mortels. La noblesse des sentiments conforte le sentiment de
noblesse.

L’individu et le groupe

Toute la culture aristocratique est traversée par la tension entre la


célébration du lignage et le culte de l’individu. La première se voit dans
l’essor de la littérature généalogique à partir du milieu du XIe siècle. De la
deuxième moitié du siècle datent les premières généalogies des rois francs,
la généalogie des comtes de Vendôme, six généalogies des comtes d’Anjou
et un premier état de la généalogie des comtes de Boulogne. Du début du
XIIe siècle, on connaît deux nouvelles généalogies des comtes de Flandre et
la Geste des comtes d’Anjou de Thomas de Loches. Puis à partir des années
1160 le phénomène s’amplifie. On compose alors les généalogies des sires
d’Amboise, des comtes d’Angoulême et des comtes de Nevers, les œuvres
de Wace et Benoît de Sainte-Maure sur les ducs de Normandie et l’Histoire
des comtes de Guînes. Les notes généalogiques commencent à envahir les
chroniques locales. À quelques exceptions, ces textes sont encore propres à
l’ouest et au nord du royaume. Le modèle est princier, mais on voit qu’il se
diffuse au sein de la moyenne aristocratie, avant de gagner, au XIIIe siècle
seulement, la petite chevalerie. Partout le schéma narratif vise à souligner la
transmission des terres et des châteaux : la mémoire familiale est une
mémoire de la terre, de la seigneurie. Les individus, les femmes notamment,
ne sont évoqués que dans la mesure où ils transmettent la terre ou la
richesse : ils s’effacent derrière la logique patrimoniale.

L .

Cette étonnante généalogie des rois francs figure dans un manuscrit des années 1060-
1075 composé à Saint-Aubin d’Angers, une abbaye très liée aux comtes locaux, où
l’on rédigeait des annales et composait de semblables schémas généalogiques de la
famille comtale. Elle présente successivement les trois dynasties mérovingienne,
carolingienne et capétienne. Le feuillet reproduit ici concerne les Mérovingiens et les
premiers Carolingiens : la généalogie commence avec Pharamond, tout en haut du
feuillet, et s’achève en bas à gauche avec Charlemagne. Les noms, exclusivement
masculins, sont écrits à l’encre noire. Ils sont distribués sur la page et reliés entre eux
par des volutes tantôt rouges, tantôt noires. Des indications sur la durée des règnes, les
conditions du décès des rois ou certaines titulatures sont portées à l’encre rouge en
dessous ou au-dessus des noms. Des commentaires plus longs à l’encre noire
concernent les quatre premiers rois (Pharamond, Clodion, Mérovée et Childéric).
À partir de 1100, se multiplient également les légendes familiales.
Celles-ci, à l’image de celles qui fleurissent à propos du comte d’Angers
Geoffroy Grisegonnelle, valorisent ou même inventent la figure d’un héros
fondateur qui, la plupart du temps, est un aventurier ayant fait fortune à
l’époque troublée des guerres carolingiennes ou des agressions scandinaves.
Se dessine ainsi, en relation évidente avec la littérature épique et
romanesque, un idéal de la prouesse individuelle capable de fonder ou de
faire rêver à la possibilité de l’ascension dans une société de plus en plus
verrouillée par les logiques héréditaires. L’une des clés du succès de la
littérature romane réside d’ailleurs dans la place qu’elle accorde aux
individus, même si ceux-ci sont souvent écrasés par les logiques parentales
et sociales. La poésie d’oc repose tout entière sur le principe d’élection des
amants. Les chansons de geste célèbrent les exploits de guerriers de nobles
lignées qui sont avant tout des héros d’exception. Le roman courtois célèbre
la fraternité chevaleresque, mais met en scène la quête individuelle du
chevalier. La reprise, derrière ce motif, de l’allégorie traditionnelle du
pèlerinage de la vie en ce monde, facilitée par le nouveau monachisme qui
en avait accentué la dimension agonistique (le pèlerinage comme combat
spirituel), transforme en outre peu à peu l’aventure chevaleresque en
véritable quête du salut personnel. L’ultime étape de cette évolution, qui
finit par reléguer au second plan toute dimension amoureuse, réside dans la
christianisation de la quête, qu’inaugure l’apparition du motif du Graal dans
le dernier roman, inachevé, de Chrétien de Troyes, Perceval (il ne s’agit
alors pas encore de la coupe du sang du Christ, mais d’un plat d’or fin et de
pierre précieuse où repose l’hostie, seule nourriture du roi pécheur). Dans la
vie sociale, la guerre, la chasse ou le tournoi mobilisent de petites troupes
de parents et de vassaux, en fortifient les liens, mais appellent aussi les
exploits individuels, sources de la renommée. Cette dimension est bien
présente dans la scène imaginaire du tournoi de Noauz, dans le Chevalier à
la Charrette, où les chevaliers spectateurs identifient les combattants grâce
aux armoiries qu’ils décrivent aux dames : « Et derrière lui, celui qui a fait
peindre côte à côte sur son écu un aigle et un dragon : c’est le fils du roi
d’Aragon qui est venu dans ce pays pour acquérir gloire et renommée. Et
celui-là, tout à côté, qui est si rapide à la joute, avec un écu mi-parti vert
avec un léopard et mi-parti azur : c’est l’agréable et galant Ignauré qui fait
courir tous les cœurs derrière lui… » (vers 5777-5802).
E .

Sur cette scène de la bataille d’Hastings (1066), dessinée sur la broderie de Bayeux,
les boucliers des combattants sont ornés, de manière traditionnelle, de motifs
géométriques (bouclier du fantassin anglo-saxon à gauche) ou animaliers (écu du
chevalier normand).

Le développement des armoiries se situe d’ailleurs pleinement à la


charnière de l’individuel et du collectif. Depuis toujours, des figures
colorées, géométriques, végétales ou animales, ornent les gonfanons, les
bannières ou les écus des combattants. Mais ce n’est que dans les années
1120-1130 que ces figures commencent à être conservées par un même
individu et à obéir à quelques règles communes, donnant naissance à ce
nouveau système emblématique que l’on appelle les armoiries. Ce
phénomène se perçoit de manière simultanée dans plusieurs foyers
différents (Flandre, Picardie, Île-de-France, Lorraine), tous situés au nord
de la France, dans la grande région des tournois. Les armoiries se seraient
ensuite diffusées, à partir du milieu du XIIe siècle, aux régions occidentales
et méridionales. À cette diffusion géographique s’ajouterait une diffusion
sociologique : jusque vers 1180, les armoiries seraient restées l’apanage de
quelques princes et très grands seigneurs, avant de s’étendre, dans les
années 1180-1200, à la moyenne aristocratie. De telles hypothèses restent
cependant tributaires de la diffusion (géographique et sociologique) du
sceau, notre principale source avant le XIIIe siècle, et pourraient donc relever
d’un effet documentaire. Quoi qu’il en soit, à la fin du XIIe siècle, les
armoiries sont présentes dans l’ensemble des régions aujourd’hui françaises
et en usage dans de très nombreuses lignées aristocratiques. Un sceau
breton de 1183 garde même la trace des premières armoiries féminines
connues.

Nombre d’empreintes conservées


950-1000 5
1000-1050 20
1050-1100 50
1100-1150 100
1150-1200 1000
N ’ F (950-1200)
L C .

Ce sceau d’Enguerrand de Candavène (1144/1145-1164) présente une figure équestre


classique. Bien qu’il soit très abîmé, on peut distinguer devant le col du cheval et sous
ses pattes le motif en léger relief de cinq gerbes d’avoines.

Les armoiries doivent leur succès à leur fonction symbolique. Elles


viennent en effet compléter l’anthroponymie castrale en proposant aux
puissants une autre forme d’affirmation de leur identité. Mais le glissement
est rapide de l’affirmation de soi à l’insertion dans une lignée et, à l’image
des surnoms toponymiques, les armoiries deviennent très tôt héréditaires et
familiales. Les comtes de Saint-Pol de la maison de Candavène offrent un
bel exemple de cette conscience dynastique désormais exprimée par le nom
et par les armoiries. Le surnom « Candavène », c’est-à-dire « champ
d’avoine », apparaît pour la première fois dans les sources en 1112. Son
origine, comme celle de nombreux surnoms (pensons aux Plantagenêts),
reste mystérieuse, même si l’on peut noter la référence implicite au cheval.
Il cristallise en tout cas rapidement l’identité familiale, puisqu’il se transmet
de manière héréditaire en ligne masculine dès le milieu du siècle. C’est vers
la même époque que les premiers sceaux (vers 1127-1129) et les monnaies
(entre 1112 et 1144) nous apprennent que la famille a pour emblème
héraldique la gerbe d’avoine. Il est délicat de déterminer si l’emblème a
cherché à dire le nom qui lui aurait été antérieur (à l’image de ce qu’on
appellera plus tard les « armes parlantes »), ou si le nom a découlé de
l’emblème. Le principal est ailleurs, dans le fait qu’associés l’un à l’autre,
le nom et les armoiries disent l’identité de celui qui les porte et l’inscrivent
au sein d’une lignée.

Les chevaliers et le roi

Toute la culture courtoise entretient l’illusion d’une communauté de


statut et de destin partagée par l’ensemble de l’aristocratie, du roi au petit
chevalier, alors même que les évolutions politiques accroissent la
hiérarchisation du groupe aristocratique et renforcent le pouvoir des princes
et des rois sur la noblesse, parfois à ses dépens. Tantôt cette communauté
est revendiquée par des textes qui dénoncent l’ingratitude des rois envers
leurs loyaux vassaux, comme dans le Couronnement de Louis, voire
justifient leur révolte, comme dans les chansons de geste du cycle des
barons révoltés (Girart de Roussillon par exemple). Tantôt cette
communauté est exaltée par des textes qui présentent les rois comme les
premiers des chevaliers, comme dans la plupart des romans qui brodent et
amplifient la légende du roi Arthur. Le motif de la Table ronde, qui apparaît
sous la plume de Wace vers 1155, donne une belle image de cette égalité
fictive entre les chevaliers et le roi, lequel préside l’assemblée tout en
siégeant parmi eux. Arthur est un roi seigneur et non un souverain. Cette
veine plus irénique connaît une faveur importante dans le monde anglo-
normand, où elle semble avoir été favorisée par les Plantagenêts, eux-
mêmes imprégnés d’idéal chevaleresque et soucieux de se concilier une
aristocratie que les traits les plus « modernes » de leur gouvernement
pouvaient inquiéter.
Ce lien privilégié entre le roi et chevalerie ressort d’autres écrits liés à
la cour Plantagenêt, où l’on redonne vie à l’ancienne représentation de la
société organisée en trois ordres fonctionnels : « ceux qui prient, ceux qui
combattent, ceux qui travaillent ». Cependant, cette reprise s’accompagne
d’une profonde réorientation : d’une part, parce que le roi est véritablement
extrait de l’ordre des combattants et surplombe désormais l’ensemble des
ordres, dont il arbitre les relations ; d’autre part, parce que sa légitimité est
désormais toute profane et ne doit plus grand-chose à l’Église. C’est dans le
cadre de cette nouvelle autonomie d’une sphère laïque ou civile du pouvoir
princier, promue par l’entourage d’Henri II Plantagenêt, que prend place la
valorisation des liens unissant le roi et la chevalerie. Dans le Roman de Rou,
Wace disait déjà du duc Richard Ier : « Il ne voulut donner les offices de sa
maison qu’aux gentilshommes. Ses chapelains, scribes, chambriers et
gardes étaient tous de nobles chevaliers ». Dans l’Histoire des ducs de
Normandie, Benoît de Sainte-Maure plaçait dans la bouche de Guillaume le
Conquérant un discours sur les trois ordres qui débouchait sur l’affirmation
selon laquelle la chevalerie devait être l’instrument privilégié du pouvoir
royal. À la fin du siècle, la même idée se retrouve dans l’Histoire de
Geoffroy, duc des Normands et comtes des Angevins de Jean de Marmoutier
(vers 1180) et dans le Livre de manières d’Étienne de Fougères (vers 1174-
1178). Elle apparaît jusque sous la plume de Jean de Salisbury lorsque
celui-ci déclare, dans le Policraticus, que la chevalerie doit être « la main
armée du prince ». Une nouvelle ère commence.
C

S ’ un regard rétrospectif sur les trois siècles qui séparent la


disparition de l’Empire carolingien de l’avènement de Philippe Auguste,
trois phénomènes retiennent plus particulièrement l’attention : la vigueur et
la durée de la croissance économique d’abord, l’affirmation de la royauté
capétienne ensuite, l’ampleur des mutations sociales et culturelles enfin.
Les découvertes archéologiques et le réexamen des sources
carolingiennes permettent aujourd’hui d’affirmer que la croissance agraire
et démographique est un fait ancien, bien antérieur aux XIe-XIIe siècles, qui
plonge ses racines jusque dans l’époque carolingienne. Un seuil est
toutefois franchi entre le milieu du XIe et le milieu du XIIe siècle, précipitant
partout l’essor urbain et commercial, lequel devient très soutenu à partir des
années 1150. Au fondement de cette longue croissance figure l’essor de la
demande seigneuriale, dans sa double dimension ecclésiastique (dépenses
liturgiques et monumentales) et laïque (dépenses ostentatoires et militaires),
entretenues l’une et l’autre par les logiques de compétition et de distinction
propres à une société aristocratique. Cette demande croissante entraîne une
forte pression seigneuriale, dont les formes doivent être réévaluées à la
lumière des recherches récentes. Il faut en effet réviser à la baisse le rôle
des « grands défrichements » et l’impact du regroupement de l’habitat. Il
convient en revanche d’insister sur la territorialisation de la seigneurie et
l’alourdissement du prélèvement seigneurial. L’une comme l’autre ne sont
toutefois plus expliqués par la surimposition de la seigneurie banale ou
châtelaine sur les anciennes seigneuries foncières au tournant des Xe et
XIe siècles, comme l’avançait la thèse de la mutation de l’an mil. La
multiplication des châteaux, comme la dissémination des droits d’origine
comtale, s’étalent en réalité sur la longue durée, de la fin du IXe siècle au
début du XIIIe siècle, et laissent partout subsister une foule de petites
seigneuries locales seulement foncières qui participent aussi à la croissance.
Elles favorisent cependant la territorialisation de la seigneurie, un
phénomène complexe et encore insuffisamment connu, qui ne semble
vraiment peser sur les évolutions économiques et sociales qu’à partir du
XIIe siècle. Le XIIe siècle est aussi le moment où la levée de la dîme,
désormais surtout entre les mains de seigneurs ecclésiastiques, devient plus
systématique dans le cadre de paroisses elles aussi en voie de
territorialisation. En définitive, à rebours du mythe d’une croissance
émancipatrice, le XIIe siècle apparaît comme le principal moment de
l’alourdissement du prélèvement seigneurial, qui reste toutefois très inégal
selon les régions. Pour l’immense masse des paysans, ces temps de
croissance sont donc aussi des temps d’oppression et de spoliation, même si
l’amélioration générale des conditions de vie en atténua souvent la dureté.
À la fin du IXe siècle, la stabilité du royaume de Francie occidentale,
issu du partage de Verdun de 843, n’était pas assurée. L’horizon politique et
religieux restait impérial ; un tropisme lotharingien (c’est-à-dire
carolingien) gouvernait la politique royale ; l’essor des principautés
régionales minait l’unité du royaume ; la réforme monastique, qui se jouait
à l’échelle de la Chrétienté ou de la principauté, aussi. Le principe
dynastique fut lui-même fragilisé jusqu’aux années 930 par le recours
régulier à l’élection du roi par les grands, une pratique dont les événements
de 987 représentèrent l’ultime résurgence. Le seul élément de stabilité était
constitué par la fin de la pratique du partage du royaume, même si le roi ne
disposait d’une véritable influence que dans une partie de la France
septentrionale. Au regard de ces débuts mouvementés, le XIe siècle et le
début du XIIe siècle apparaissent comme le moment de l’enracinement de la
dynastie capétienne, que ne menacent ni les empereurs, ni d’éventuels
compétiteurs, ni même la papauté réformatrice. Le règne de Louis VII
(1137-1180) constitue un véritable tournant. L’horizon royal s’élargit alors
de manière considérable, en dépit du repli auquel le roi est contraint par
l’annulation de son mariage avec Aliénor d’Aquitaine et le remariage de
cette dernière avec Henri II Plantagenêt. La consolidation du domaine,
mieux tenu et mieux administré, ainsi que l’alliance avec la maison de
Champagne confortent la position royale en France septentrionale. Par
ailleurs, le rôle de Louis VII dans la deuxième croisade et l’établissement
de liens privilégiés avec l’abbaye de Saint-Denis et l’épiscopat « français »
assurent au roi l’appui de l’Église et un prestige dont sa dynastie était
jusque-là dépourvue. C’est d’ailleurs le moment où la dynastie acquiert son
surnom de Capétiens, signe d’une forme d’émancipation à l’égard du lourd
héritage carolingien, ce dont témoignent aussi la revendication directe
d’une origine mérovingienne, ainsi que la nouvelle prétention royale à
légiférer pour l’ensemble du royaume. Sans minorer l’importance de
l’œuvre de Philippe Auguste (1180-1223), évidente sur le plan territorial et
administratif, il importe de replacer son action dans le prolongement de
celle de son père.
Au regard des deux siècles qui l’ont précédé, il ne semble pas excessif
de considérer le XIIe siècle comme le moment où s’épanouit, en France
comme dans le reste de l’Europe, une nouvelle société. Il ne s’agit pas, en
disant cela, de réhabiliter l’ancienne thèse d’une « renaissance du
XIIe siècle » : cette expression renvoyait au seul champ de l’histoire des
idées, manifestait une conception biologique de l’histoire tout à fait
surannée et entretenait l’illusion d’une parenté qui n’a pas lieu d’être avec
la Renaissance des XVe-XVIe siècles. Il s’agit plutôt de mettre en relief
l’ampleur des mutations qui caractérisent le XIIe siècle, à partir du
basculement des années 1080-1130. L’Église acquiert alors une autonomie
institutionnelle et une puissance économique sans précédent, nourrissant les
prétentions hégémoniques de la papauté romaine et, par contrecoup,
l’émergence de nouvelles formes de gouvernement monarchique ou
princier. L’essor des cités et des bourgs entraîne le développement d’une
société urbaine aux multiples facettes, qui, tout en s’intégrant pleinement
aux structures du monde féodal, favorise toute une série d’innovations
culturelles et politiques, du monde des écoles au mouvement communal. Le
dynamisme démographique, le renforcement de l’encadrement paroissial et
seigneurial et l’essor des solidarités agraires transforment les communautés
rurales en véritables sociétés villageoises. La diffusion des relations féodo-
vassaliques et le contrôle princier sur les châteaux renforcent les hiérarchies
aristocratiques. La vie intellectuelle et culturelle sort des cloîtres pour
s’épanouir dans les villes et dans les cours. La mobilité des hommes
s’accroît ; non pas celle des moines, qui voyageaient depuis longtemps et
que les normes sévères du nouveau monachisme tendent au contraire à fixer
dans leurs abbayes, mais celle des clercs en quête de prébendes, des
étudiants à la recherche de maîtres, des pèlerins et des marchands à la
poursuite de gains spirituels ou matériels, des chevaliers qui courent les
tournois ou accompagnent les princes en leur itinérance pacifique ou
guerrière, parfois jusqu’en Espagne ou en Terre sainte.
Les dernières décennies du XIIe siècle laissent entrevoir un certain
nombre de traits nouveaux. Deux d’entre eux annoncent plus
particulièrement les évolutions du siècle suivant. Les besoins d’une société
plus complexe et plus conflictuelle, comme la volonté de l’Église et de
quelques princes de faire de la justice l’instrument privilégié du contrôle
social et politique, œuvrent tout d’abord aux débuts du processus de
juridisation des pouvoirs et des institutions. L’influence du droit romano-
canonique dans ce processus ne doit pas être exagérée, car les usages du
nouveau droit apparaissent encore plus idéologiques ou culturels que
proprement judiciaires. Elle explique déjà, cependant, l’essor d’un nouveau
groupe socio-professionnel, celui des juristes, appelé à exercer une
influence croissante sur les pratiques de gouvernement. La fascination que
le nouveau droit suscite laisse aussi pressentir le rôle qu’il jouera dans la
construction des majestés princière et pontificale, à travers notamment la
répression des dissidences religieuses.
Les mutations sociales et culturelles du XIIe siècle semblent par ailleurs
avoir accentué les différences entre le nord et le Midi. En effet, comme en
témoignent les spécificités de la lyrique occitane, l’engouement des clercs
du nord pour les nouvelles formes gothiques ou le développement de
cultures scolaires et intellectuelles différenciées, les singularités de chaque
espace tendent à s’accuser. L’influence de la société urbaine se fait plus
profondément sentir dans les campagnes méridionales, moins en raison de
la taille des villes que de la densité du maillage urbain, en particulier dans
les régions méditerranéennes. La coseigneurie, fréquente dans les villages
castraux, les cités consulaires ou les chapitres cathédraux du Midi, reste
plus rare dans le nord, où les droits de l’aîné et le principe de la prébende
individuelle tendent à s’imposer. Les résistances des laïcs à l’Église
grégorienne paraissent aussi plus fortes dans le Midi que dans le nord,
alimentant les accusations d’hérésie. Au nord enfin, la proximité du roi
capétien encourage une hiérarchisation plus marquée des pouvoirs
aristocratiques. Si autour de 1180 la royauté capétienne s’est enracinée et
commence à rayonner, le royaume de France reste à inventer.
C X
Œuvre présentée dans ce chapitre, III. Histoire et anthropologie.
C X

L’ ’

I. U : «
’ »

A de la réflexion historique sur le Moyen Âge figure, depuis le


XVIIIe siècle, le problème de la chronologie et des causes de la naissance de
la société féodale. De la publication de la thèse de Georges Duby en 1953
(La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise) jusqu’aux
débuts des années 1990, le paradigme de la « mutation de l’an mil », de la
« mutation féodale » ou de « révolution féodale » en a constitué
l’interprétation dominante, en particulier parmi les historiens français. En
raison du prestige de son initiateur et de sa forte cohérence intellectuelle, ce
modèle continue d’imprégner la plupart des ouvrages de vulgarisation et
des manuels scolaires ou universitaires. Pourtant, il a subi depuis une
vingtaine d’années de nombreuses et rudes critiques, au point de ne plus
gouverner la compréhension de l’époque féodale que se font aujourd’hui la
plupart des chercheurs. Cet hiatus est d’autant plus regrettable qu’il ne
s’agit pas d’une vaine querelle de spécialistes, ni d’un simple problème de
périodisation, mais d’un vrai débat historiographique.
La formation d’un paradigme
historiographique

Crise politique, prédation aristocratique et


naissance de la seigneurie : une révolution

Cet État [carolingien] ne tarda pas à devenir, par un renversement


total, l’objet d’agressions extérieures. Obscurément, un mouvement se
mit dès lors en branle qui retourna vers l’intérieur tout le système
militaire, c’est-à-dire le goût de prendre de force, les déprédations.
Aux beaux jours, on voyait, comme à l’accoutumée, des cavaliers
chrétiens se réunir sous la bannière d’un chef pour piller, le glaive au
côté ; mais ils ne partaient pas se rassembler autour du roi ; ils
jaillissaient de mille repaires, de ces châteaux partout disséminés que
l’on avait construits pour contenir les envahisseurs. Ce fut d’abord
contre ceux-ci qu’ils combattirent, défendant le pays. Mais quand les
vagues d’incursions s’espacèrent pendant le Xe siècle, […] ils
poursuivirent leurs expéditions de rapine. La proie seule changea. Ce
que de temps à autre encore, ils prenaient aux païens, ils se mirent à
l’exiger dans l’intervalle de la « plèbe », du « peuple désarmé ».
Passé l’an mil, dans le royaume franc, ils ne pillaient plus que lui.
[…] Un titre, le mot dominus […] qualifie désormais dans le royaume
capétien les centaines de chefs de bande maîtres chacun d’un château.
Car ils sont effectivement devenus les seigneurs de la paix et de la
guerre. […] Et le mot latin potestas, dans les chartes, sert maintenant
à désigner tout bonnement l’organisme qui s’est substitué au grand
domaine pour devenir le cadre majeur des rapports de production : la
seigneurie. Un territoire : la forteresse en est le centre ; il est placé
sous sa sauvegarde ; tous ceux qui le peuplent ou qui le traversent
[…] sont assujettis au maître de la tour, à son « ban », à son pouvoir
de contraindre, livrés à ses exigences, exploités sous prétexte de payer
la paix qu’il procure. […] Ce qui se révèle au lendemain de l’an mil
[…], c’est une nouvelle forme du « mode de production » comme
certains disent. Mieux vaut ne pas l’appeler féodal – le fief n’a rien à
voir ici – mais seigneurial. Il se construit en effet sur la seigneurie, la
potestas, le droit de prendre dans une aire d’occupation militaire, non
plus sur le réseau d’obligations de tenanciers ou d’esclaves d’un
grand domaine. Ai-je tort de parler de révolution ?
Georges Duby.

La thèse forgée par Georges Duby, d’une naissance rapide et


relativement brutale de la société féodale au tournant des Xe et XIe siècles,
prenait à rebours les conceptions dominantes, illustrées en particulier par
l’œuvre de Marc Bloch, La société féodale, publiée en 1939-1940. Marc
Bloch divisait la période féodale en deux temps fort différents : un
« premier âge féodal », de l’Empire carolingien au milieu du XIe siècle,
défini par la violence chevaleresque, l’oppression paysanne et la pauvreté
matérielle, précédait un « second âge féodal », caractérisé par la reprise des
échanges et de l’essor urbain, la formalisation juridique des liens féodaux et
la renaissance de l’État. À la suite d’Henri Sée et d’André Déléage
notamment, Marc Bloch concevait par ailleurs la seigneurie comme un
phénomène essentiellement foncier et de très longue durée, étendu de la fin
de l’Empire romain à la Révolution. Enfin, dans le prolongement de
l’historiographie positiviste, il accordait une place centrale aux liens féodo-
vassaliques dans l’économie des pouvoirs et les rapports sociaux.
Dans un premier article consacré aux institutions judiciaires de
Bourgogne méridionale aux Xe-XIe siècles (publié en 1946-1947), dans sa
thèse de 1953 sur le Mâconnais féodal, dans sa synthèse sur l’Économie
rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (publiée en 1962)
et dans son essai sur Guerriers et paysans, le premier essor de l’économie
européenne (publié en 1973), Georges Duby développait un tout autre
modèle, celui de la mutation féodale. De quoi s’agit-il ? Une mutation
globale de la société se serait produite entre les années 980 et les années
1030, conséquence de la décomposition finale des structures politiques,
institutionnelles et territoriales carolingiennes. À la faillite de la royauté,
aurait succédé un affaiblissement du pouvoir comtal, la dislocation du
pagus et le partage des droits régaliens (justice, armée, fiscalité publique),
qui, avec le reflux de l’influence royale, deviennent, aux mains des maîtres
des châteaux, dans la violence et l’illégitimité, des droits privés. C’est la
naissance de la « seigneurie banale », une expression forgée sur le francique
latinisé bannum (droit de commander, de contraindre et de punir), déjà
utilisée par Marc Bloch en 1935 pour évoquer les aspects non fonciers de la
seigneurie, mais que Georges Duby reprend et érige en véritable idéal-type
pour désigner une seigneurie supérieure ou éminente, d’essence militaire et
judiciaire, englobant et surplombant l’ensemble des seigneuries foncières.
C’est le début du temps des seigneurs châtelains, ces anciens gardiens des
châteaux comtaux émancipés de la tutelle princière et épris d’indépendance,
qui vont dominer la scène jusqu’au retour en force des princes et du roi au
XIIe siècle. Georges Duby, héritier notamment des premiers travaux de Jean-
François Lemarignier, dégage un second instrument de la fragmentation des
anciens pagi : l’essor de l’immunité et de l’exemption, c’est-à-dire de
seigneuries monastiques échappant à la double tutelle du pouvoir comtal et
du pouvoir épiscopal. Seigneurie châtelaine et seigneurie monastique se
soustraient ainsi aux autorités traditionnelles. Le processus s’accompagne et
favorise en même temps la formation de la chevalerie comme groupe social
spécifique, distinct et au service de la noblesse (les princes et les
châtelains), ainsi que l’uniformisation des statuts paysans à l’intérieur de la
seigneurie banale, c’est-à-dire l’effacement du fort clivage carolingien entre
servitude et liberté : c’est le temps des guerriers et des paysans. Cette
mutation a par ailleurs d’importantes conséquences sur les structures
familiales du groupe aristocratique, entraînant l’essor du lignage, défini par
la primogéniture, le célibat des cadets et l’exclusion des filles. Elle suscite
enfin l’intensification du prélèvement seigneurial, les besoins croissants de
l’aristocratie en matériel de guerre et en produits de luxe conduisant celle-ci
à exiger toujours plus des paysans. La croissance rurale des XIe-XIIe siècles
et la renaissance urbaine qu’elle favorise apparaissent dès lors comme les
filles de la crise châtelaine de l’an mil. Dans ce schéma, la société féodale
résulte donc d’une crise politique majeure qui ne se produit pas au moment
de l’effondrement de l’Empire carolingien, à la fin du IXe siècle, mais, de
manière décalée, un siècle plus tard, les princes ayant réussi à conserver,
tout au long du Xe siècle, l’essentiel des attributs des anciens empereurs. Sur
un plan théorique, le changement politique précède et conditionne les
transformations sociales et économiques.
Cette thèse connut un succès considérable, marginalisant les autres
essais d’analyse globale, et fut prolongée et amplifiée par la plupart des
études régionales réalisées en France entre les années 1960 et les années
1980. Un premier développement concerna les structures de peuplement. À
la suite de la thèse de Pierre Toubert sur Les structures du Latium médiéval
(1972), qui mettait en relief le processus d’incastellamento des hommes, à
l’initiative des seigneurs, aux Xe et XIe siècles, une série de recherches sur
les régions méditerranéennes de la France soulignèrent le rôle décisif joué
par la multiplication des châteaux dans le regroupement de l’habitat et la
reconfiguration des terroirs. De manière plus générale, Robert Fossier
associa au processus de la mutation féodale la « naissance du village » et
« l’encellulement » des populations au sein des structures seigneuriales,
villageoises et paroissiales, du Xe au XIIe siècle, au nord comme au sud de
l’Europe.
Un deuxième développement approfondit l’articulation entre
croissance économique et mutation sociale et politique. Ce fut pour
l’essentiel l’œuvre de Pierre Bonnassie, dont la thèse sur la Catalogne,
publiée en 1975-1976 (La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle.
Croissance et mutation d’une société) et fortement inspirée par le
marxisme, influença profondément l’œuvre de Georges Duby et les
recherches des années 1970-1980. Pour cet historien, la principale cause de
la mutation résidait dans l’accumulation de richesses dans le contexte d’une
croissance rurale précoce. En poussant l’aristocratie subalterne à imposer
brutalement sa domination et ses prélèvements à la masse des petits paysans
libres et prospères, la croissance déstabilisa l’ordre social et politique post-
carolingien. Pierre Bonnassie mettait aussi l’accent sur la fin du système
domanial, sur l’avènement d’un nouveau servage généralisé, caractéristique
de la seigneurie banale, enfin sur la place centrale acquise par les liens
féodo-vassaliques, principaux vecteurs de la redistribution des droits et des
profits seigneuriaux. La mutation était bien à la fois seigneuriale et féodale.

La mutation féodale en Catalogne


Le décollage ainsi réalisé par l’économie catalane rompt les anciens
équilibres. L’appât que constituent les richesses nouvelles provoque de
graves tensions au sein de la société. Les conflits se font de plus en
plus âpres et engendrent, entre 1030 et 1060 environ, une situation de
crise. Dans la compétition ainsi ouverte pour la conquête des surplus,
l’aristocratie est la mieux placée et elle tire avantage de sa situation
de force. […] Les nobles ont incorporé à leur patrimoine les châteaux
qu’ils détenaient jadis au titre d’officiers publics et en ont fait les
bases d’un système généralisé d’exploitation des humbles. À l’égard
du pouvoir comtal, ils ont d’abord pris leurs distances, profitant de la
faible autorité de Bérenger Raimond Ier pour s’émanciper de sa
tutelle. Puis certains d’entre eux, parmi les plus illustres et les plus
puissants, sont entrés en conflit ouvert avec les comtes. […] Mais la
haute noblesse a eu besoin d’auxiliaires nombreux et efficients pour
pousser ses entreprises. Elle les a rencontrés, semble-t-il, dans la
frange supérieure de la paysannerie, faisant de certains villageois des
ministériaux, incorporant les plus zélés et les plus dynamiques d’entre
eux dans ses troupes de guerriers privés. Les garnisons de châteaux se
peuplent donc de combattants professionnels, servant à cheval […].
Ainsi se forme une nouvelle noblesse, née de la chevalerie, qui reste
certes soigneusement distinguée de l’ancienne et moins élevée en
dignité, mais dont les effectifs sont de beaucoup plus nombreux. Une
telle évolution n’a pu que commander un développement effréné des
liens d’homme à homme. […] Ainsi apparaît-il que le développement
des liens féodo-vassaliques, loin d’être ici l’effet de quelque régression
économique, se trouve directement conditionné par l’expansion. […]
L’instauration de la seigneurie banale […] fut le moyen par lequel
paysans et paysannes se virent dépossédés des fruits de leur effort de
mise en valeur du sol. Pour les réduire à merci, les maîtres du ban
châtelain usèrent de la force, employant à cet ouvrage leurs bandes de
guerriers montés. Les petits et moyens alleutiers, qui formaient la part
la plus nombreuse et la plus active de la population, se trouvèrent de
la sorte soumis à des redevances et des prestations que leur condition
d’hommes libres leur avait jusque-là épargnées. Ces charges
s’accrurent et se généralisèrent au fil des années et elles prirent un
caractère infamant : au terme de l’évolution, c’est-à-dire à la fin du
XIe ou au début du XIIe siècle, elles sont déjà devenues les « mals
usos » caractéristiques de la nouvelle servitude. Et voici tout aussi
grave : en même temps que sa liberté, la paysannerie a perdu une
grande partie de ses terres. […] Incorporés aux grands domaines laïcs
ou ecclésiastiques, ces biens sont rétrocédés aux anciens alleutiers
sous forme de censives. […] Les humbles ne réagirent-ils pas devant
la dégradation de leur sort ? Bien des tentatives de résistance durent
se produire, sur lesquelles les documents se taisent. On ne peut, en
tout cas, manquer d’observer que la masse paysanne constitua l’assise
populaire du mouvement de la trêve de Dieu, dont l’objectif essentiel
était de limiter l’extension de la piraterie seigneuriale.
Pierre Bonnassie.

Un troisième développement, nourri notamment par les travaux de


Jean Flori et de Martin Aurell, mit l’accent sur l’essor de la chevalerie
comme nouvelle classe sociale, recrutée dans les rangs de la paysannerie
aisée et appelée à intégrer peu à peu la noblesse, dans le courant du
XIe siècle, et à en enrichir les rites et les valeurs, ce dont témoigneraient
aussi bien la diffusion du rituel de l’adoubement que l’essor de la culture
chevaleresque. Dans ce contexte, Dominique Barthélemy mettait en relief, à
compter du milieu du XIIe siècle et à partir de l’exemple de la seigneurie de
Coucy, l’avènement d’un « second âge de la seigneurie banale », caractérisé
par l’éclatement de la mesnie castrale et la dissémination des chevaliers de
châteaux et des droits banaux dans les villages.
Ces différentes évolutions conduisaient à une radicalisation de la thèse
initiale, qui concerna aussi bien les aspects socio-économiques que les
aspects idéologiques. La mutation fut de plus en plus conçue comme une
véritable « révolution » – le terme, fréquemment employé par Pierre
Bonnassie, est repris par Georges Duby à partir de 1978 – au cours de
laquelle la « piraterie » et le « terrorisme » seigneuriaux eurent libre cours.
Un véritable basculement civilisationnel se serait alors produit, provoquant
la disparition des derniers vestiges du monde antique (l’esclavage, le droit
romano-wisigothique, la notion de puissance publique…) et l’entrée
définitive dans une ère nouvelle. Le climat de violences et les
bouleversements à l’œuvre expliqueraient le mouvement de la paix de Dieu,
analysé comme une tentative de l’Église pour contenir les exactions laïques
et discipliner la chevalerie. Ils expliqueraient aussi la réapparition de
mouvements hérétiques et l’essor des angoisses apocalyptiques, attisées par
le millénaire de la naissance du Christ (autour de l’an mil) ou de sa Passion
(autour de 1033). Enfin, et c’est la thèse principale de Georges Duby dans
son célèbre ouvrage de 1978 sur Les trois ordres ou l’imaginaire du
féodalisme, les reclassements provoqués par la crise féodale auraient
favorisé l’élaboration d’une nouvelle conception de la société idéale,
christianisant le vieux schéma trifonctionnel indo-européen (le sacré, la
guerre, la production). À l’issue de la mutation féodale, l’ordonnancement
statutaire carolingien, qui divisait la société en clercs, moines et laïcs, se
serait effacé au profit d’une nouvelle division en trois ordres fonctionnels,
distincts et hiérarchisés – ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui
travaillent – appelée à durer, sous divers avatars, jusqu’à la fin de l’Ancien
Régime.

La critique de la mutation de l’an mil

La réédition en 1991, dans la prestigieuse collection « Nouvelle Clio »


des Presses universitaires de France, de la vaste synthèse de Jean-Pierre
Poly et Éric Bournazel sur La mutation féodale, Xe-XIIe siècle (1re éd. 1980),
fut l’événement qui, en France, déclencha le débat historiographique ayant
abouti à la remise en cause du paradigme de la mutation de l’an mil. Le
principal contradicteur du modèle « mutationniste » fut alors Dominique
Barthélemy, qui développa ses critiques à travers une série d’articles (réunis
en 1997 sous le titre La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et
chevalerie dans la France des Xe et XIe siècle) et dans sa thèse d’État sur La
société dans le comté de Vendôme de l’an mil au XIVe siècle (1993). La
discussion s’élargit rapidement à d’autres protagonistes, en France comme à
l’étranger, dans le monde anglo-saxon notamment, mais aussi en Italie et en
Espagne. Un long débat fut par exemple accueilli, entre 1994 et 1997, par la
revue anglaise Past and Present mettant aux prises quelques-uns des plus
grands historiens allemands ou anglo-saxons (Th. Reuter, Th. Bisson,
Ch. Wickham, S. White). Depuis le début des années 2000, la controverse a
perdu de sa vigueur, mais elle a porté ses fruits et les travaux les plus
récents attestent, qu’aujourd’hui, la thèse de la mutation n’est plus reçue par
la plupart des chercheurs.
Quatre grands types d’argumentations nourrissent la critique du
paradigme de la mutation de l’an mil. Les sources écrites ont d’abord fait
l’objet d’un réexamen plus critique, à la lumière de leur contexte de
production et de leur idéologie. Pour Dominique Barthélemy par exemple,
la multiplication des conflits ou des exactions relève pour l’essentiel d’un
effet documentaire (qu’il résume à travers l’expression de « révélation de
l’an mil »), les anciens formulaires du haut Moyen Âge laissant place, entre
la fin du Xe siècle et le milieu du XIe siècle, à un style nouveau, plus libre et
plus ouvert à la narrativité. De manière générale, la plupart des textes des
environs de l’an mil, chartes ou chroniques, ont été composés dans des
milieux ecclésiastiques travaillés par la réforme monastique et l’on a, en
effet, longtemps sous-estimé la charge rhétorique et la nature polémique de
leur propos, en particulier lorsqu’il s’agissait pour les moines de dénoncer
leurs rivaux laïques pour mieux promouvoir de nouvelles normes sociales
ou seigneuriales. L’analyse sémantique du discours ecclésiastique a ainsi
montré que la dénonciation de la « violence », des « exactions » ou des
« mauvaises coutumes » avait pour principal objet la délégitimation des
prérogatives et des prélèvements exercés par les puissants laïcs sur l’Église
dans le contexte post-carolingien.
L ’A .

Cette somptueuse peinture est extraite d’une copie du Commentaire sur l’Apocalypse
du moine asturien Beatus de Liébana († 798 ?) réalisée au monastère de Saint-Sever,
en Gascogne, vers la fin de l’abbatiat de Guillaume de Montaner (1028-1072). Ce
manuscrit exceptionnel – il compte cent-huit miniatures dont quatre-vingt quatre
historiées – est le seul de son genre au nord des Pyrénées : sans aucun rapport
particulier avec l’époque de l’an 1000 ou de l’an 1033, il prolonge une tradition
mozarabe et illustre avant tout les échanges culturels entre la Gascogne et l’Espagne.
Les scènes se détachent sur un fond de larges bandes peintes jaune, noire et rouge, qui
ne correspondent à aucune réalité extérieure et situent les images dans le monde de la
vision et de la contemplation, en parfaite harmonie avec le genre de l’Apocalypse
dont elles s’inspirent directement : « Le sixième ange sonna de la trompette. Et
j’entendis une voix venant des quatre cornes de l’autel d’or qui est devant Dieu, et
disant au sixième ange qui avait la trompette : Délie les quatre anges qui sont liés sur
le grand fleuve d’Euphrate. Et les quatre anges qui étaient prêts pour l’heure, le jour,
le mois et l’année, furent déliés afin qu’ils tuassent le tiers des hommes. Le nombre
des cavaliers de l’armée était de deux myriades de myriades : j’en entendis le nombre.
Et ainsi je vis les chevaux dans la vision, et ceux qui les montaient, ayant des
cuirasses couleur de feu, d’hyacinthe, et de soufre. Les têtes des chevaux étaient
comme des têtes de lions ; et de leurs bouches il sortait du feu, de la fumée et du
soufre. Le tiers des hommes fut tué par ces trois fléaux, par le feu, par la fumée et par
le soufre qui sortaient de leurs bouches. Car le pouvoir des chevaux était dans leurs
bouches et dans leurs queues ; leurs queues étaient semblables à des serpents ayant
des têtes, et c’est avec elles qu’ils faisaient du mal » (Apocalypse 9, 13-19).

L’anthropologie juridique a par ailleurs mis en relief la nature


anachronique de certaines des catégories d’analyse du modèle de la
mutation, comme la distinction entre sphère privée et sphère publique, ainsi
que la réification (c’est-à-dire la dés-historicisation) de certaines notions
comme l’État ou la violence. En considérant la justice féodale non pas
comme un système institutionnel, mais comme un instrument de régulation
sociale, l’anthropologie juridique a réintégré les phénomènes conflictuels au
sein de processus relationnels complexes, associant intimidations, violences
physiques, négociations et comportements mimétiques, récusant les
interprétations en termes d’anarchie féodale ou de désordre seigneurial
perpétuées par le modèle mutationniste. Si cette relecture se caractérise
parfois par un irénisme excessif, elle constitue une sage incitation à la
prudence dans l’appréciation de la violence aristocratique et chevaleresque
au sein d’un monde où la violence et la contrainte étaient, dès le haut
Moyen Âge, les instruments coutumiers de la domination (et obéissaient par
conséquent à une certaine régulation), ce qui ne diminue en rien leur dureté,
à l’égard des paysans notamment. Dans ce cadre, l’influence des structures
« étatiques » sur le corps social et les pratiques politiques aux IXe-Xe siècles
a fait l’objet d’une sérieuse révision à la baisse, remettant en cause la thèse
d’une crise des principautés (héritières de « l’État » carolingien) au tournant
des Xe-XIe siècles. Avant comme après l’an mil, l’ordre politique et la
régulation sociale reposaient pour l’essentiel sur d’autres structures que
« l’État », à commencer par la parenté, la fidélité, les relations clientélaires
ou communautaires.

Une critique de la mutation féodale en pays


de Loire

L’idée d’une révolution féodale ne trouve guère d’appui dans le


corpus ligérien et vendômois […]. Les « mauvaises coutumes » ne
sont pas le trait distinctif d’un XIe siècle troublé par rapport à un
Xe siècle plus paisible, elles surgissent exactement là où des
monastères tout neufs ou récemment réformés viennent de s’implanter,
ignorant volontairement certains ayants droit ou suscitant très vite des
convoitises fiscales. […] Les « institutions publiques » du Xe siècle ne
fonctionnaient pas en tant que telles : il ne s’agissait que d’un codage
des actes écrits […]. La seigneurie châtelaine n’apparaît pas comme
cette réalité « d’une autre nature » que l’on décrit trop souvent comme
« privée » et « terroriste », par contraste avec une « paix publique »
antérieure. […] L’anthropologie nous met en garde contre la
surestimation du désordre et de la guerre dans les sociétés
traditionnelles et il n’est que de lire d’un œil critique les Gestes des
seigneurs d’Amboise pour y discerner, derrière l’enflure sallustéenne,
des combats intermittents, des chevauchés prudentes et de maigres
razzias ! Tout bien considéré, la fiscalité et la justice « châtelaines »
sont les héritières directes de celle des comtes carolingiens et post-
carolingiens. […] Il n’y a pas de véritable promotion des chevaliers de
second ordre, plus dépendants, moins puissants et moins honorés que
les seigneurs de haut rang, mais quasi nobles dès le XIe siècle. […] La
violence est, à coup sûr, endémique au XIe siècle, mais elle ne déchire
pas le tissu social. Au contraire, elle maintient des liens
fondamentaux : la solidarité vindicatoire des parentèles, la cohésion
relative des chevaleries châtelaines, peut-être même celle des villages,
sur le mode défensif. Elle est également auto-limitée […]. Les
adversaires auraient trop à perdre à une « guerre totale », eux dont les
seigneuries locales sont enchevêtrées et qui souvent même les gèrent
en associés ; leurs alliés respectifs, bien souvent, se transforment en
médiateurs.
Dominique Barthélemy.

D’une manière générale, la profonde relecture dont l’histoire


carolingienne fait l’objet depuis une vingtaine d’années a privé le
paradigme de la mutation féodale de « l’État modèle » initial par rapport
auquel était décrite la fragmentation du pouvoir et du territoire au tournant
des Xe-XIe siècles. Aujourd’hui, l’exercice du pouvoir à l’époque
carolingienne n’est plus conçu, à l’image de l’État moderne, comme le
produit d’un appareil d’État, maître exclusif de la violence légitime, mettant
en œuvre tout un ensemble de normes publiques, en particulier dans le
champ judiciaire. La géographie des pouvoirs ne s’incarnait pas dans un
réseau stable et soigneusement délimité de circonscriptions administratives
confiées à une hiérarchie de quasi-fonctionnaires, du comte au viguier ou au
centenier. À la tête de l’Empire, comme à l’échelle locale, l’exercice du
pouvoir reposait sur la collaboration difficile, rugueuse, mais nécessaire
entre les puissants et les agents royaux – souvent issus des mêmes réseaux
de parenté – entremêlant déjà intimement ce que nous définirions comme
« public » ou « privé ». Ces puissants et ces agents s’appuyaient déjà sur
des guerriers montés, des chevaliers, et arbitraient leurs conflits internes
sans guère de considération pour les réglementations énoncées dans les
capitulaires. La patrimonialisation des domaines royaux (les fiscs) et
ecclésiastiques était déjà bien engagée et constituait l’un des fondements du
gouvernement carolingien. Parler dans ces conditions de « décomposition
de l’État » ou de « privatisation des pouvoirs » au cours du Xe siècle ou au
tournant des Xe et XIe siècles n’a guère de sens.

Une nécessité : reconsidérer l’État


carolingien et sa justice

En concevant le régime carolingien comme un État souverain, Duby,


tout comme de précédents historiens des institutions juridiques
françaises, supposait une complète séparation entre la société
carolingienne et l’État carolingien, qui, comme il le considérait, se
situait en dehors de la société et la règlementait à travers la médiation
d’institutions publiques ou de structures, dans lesquelles chaque
officier public, qui était le garant de l’État, ou, à tout le moins, de ses
principes juridiques fondamentaux, devait appliquer le droit public de
l’État. Ce modèle de l’État carolingien a été contesté il y a plus d’un
siècle par Fustel de Coulanges […]. Il fait aussi l’objet de lourdes
critiques de nombreux spécialistes de la période carolingienne, comme
Janet Nelson, qui conteste fortement le postulat de Duby qui voulait
que les cours comtales carolingiennes soient, par définition, des
tribunaux « publics » dont la fonction principale aurait été de juger
les litiges en accord avec le droit carolingien. Contestant la distinction
que Lemarignier et Duby font entre le comté carolingien « unifié » et
le « comté féodal » fragmenté, Nelson soutient aussi que, dans les
conflits portés devant les cours carolingiennes, « le droit peut aussi
bien être vu comme un outil de l’État carolingien que comme un outil
de l’aristocratie dont l’incorporation au sein de l’État fut partielle et
conditionnelle ». Étant donné que « les comtes étaient avant tout des
aristocrates, et ensuite des agents royaux », et qu’ils ne pouvaient pas
être totalement décrits comme des « officiers », Nelson considère donc
qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de différences pratiques entre la
cour d’un comte carolingien et celle d’un seigneur.
Stephen White.

Enfin, la revalorisation de la place occupée par l’Église et la religion


dans les représentations, les structures de pouvoir et les pratiques sociales
aux Xe et XIe siècles a conduit, d’une part à relativiser les approches fondées
sur l’étude de la seule part laïque de la société, d’autre part à rejeter l’idée
d’une « crise de l’Église », à la fois symptôme et manifestation de la
mutation de l’an mil. En effet, c’est l’interprétation excessivement littérale
des textes polémiques des réformateurs monastiques qui conduisit
longtemps les historiens à dresser un sombre tableau de l’Église (et de la
société) de l’an mil. Tout au long du Xe siècle, le contrôle accru de
l’institution et des patrimoines ecclésiastiques par les pouvoirs locaux, aux
dépens du roi, voire des princes, suscita en effet les réserves, voire une
hostilité croissante de la part de certains membres de l’Église. Un courant
nostalgique de l’Empire, surtout épiscopal et canonial, plaça l’essentiel de
ses espoirs de réforme, à partir notamment de la restauration impériale de
962, dans la monarchie germanique. Un courant radical, plus novateur et
surtout monastique, chercha à promouvoir une plus large autonomie de
l’Église, suscitant une concurrence croissante entre moines et évêques pour
la direction du peuple chrétien. Ce courant, surtout actif en Francie
occidentale à partir de l’extrême fin du Xe siècle, alimenta le discours
polémique contre les grands et les évêques et engagea le monachisme sur
des voies nouvelles en matière de seigneurie, de contrôle de l’espace et
d’encadrement idéologique. Dans ce cadre, il faut relativiser l’idée d’une
solidarité des moines et des clercs à l’égard des paysans contre les exactions
chevaleresques, qui s’exprimerait notamment dans les conciles de la paix et
de la trêve de Dieu. Ce qui est en jeu, c’est bien plutôt la redéfinition
progressive des sphères laïque et ecclésiastique du pouvoir et l’évolution
des rapports entre les deux versants (clercs et laïcs) du groupe
aristocratique. Dit plus sèchement, l’Église ne défendit pas les pauvres,
mais construisit sa propre seigneurie et s’élabora peu à peu en seigneurie
singulière et spécifique, tout en assurant la promotion en son sein des
niveaux inférieurs de l’aristocratie, auxquelles elle offrait l’opportunité
d’exercer, à l’intérieur de structures ecclésiastiques autonomes (les abbayes
exemptes, puis à partir de l’époque grégorienne, les chapitres cathédraux et
les sièges épiscopaux), une sorte de surpouvoir.

Une critique de la mutation féodale en Bas-


Languedoc

La question des rapports entre le lignage et la seigneurie dans cette


petite portion de la bordure méditerranéenne [les pays d’Agde et
Béziers] aux XIe et XIIe siècles vient d’être abordée. Celle des origines
de l’aristocratie castrale aussi. Dès les premiers sondages textuels,
des hypothèses dominant l’historiographie se sont trouvées, sinon
infirmées, du moins sérieusement malmenées. Je m’attendais d’abord
à trouver les années encadrant l’an mil brûlantes du feu de la
mutation féodale. Or les ruptures au sein du dispositif du pouvoir […]
apparaissent un demi-siècle plus tard, au moment où l’Église impose
sa réforme dite grégorienne. De plus, les dénonciations des moines et
des clercs du XIe siècle peuvent être envisagées plutôt comme un
discours normatif, l’instrument d’une politique, que comme la
chronique véridique d’une société livrée au désordre. […] Derrière la
rhétorique de la violence semble en effet se profiler la question du
pouvoir qui légitime. […] Entre les Cévennes et la mer, dans les
piémonts et les plaines urbanisées du Languedoc central, la mutation
s’accorde de beaux compromis. Si la multiplication des villages-
châteaux est un fait incontestable, leur création au cours des deux
premières phases d’enchâtellement (avant le dernier tiers du XIe siècle)
est une initiative prise dans l’entourage comtal et vicomtal. Quant au
lignage, il s’achemine lentement vers la forme patrilinéaire,
agnatique, qu’il lui faudra adopter pour mériter vraiment son nom. Il
y parvient au XIIe siècle seulement […] et sans gagner l’ensemble du
réseau lignager local. […] Le fief et les institutions qui l’encadrent –
serment, hommage, service – se structurent tout aussi tard, au
XIIe siècle, en système solidaire d’institutions que l’on peut désormais
appeler « féodo-vassaliques ». Je m’attendais à voir dans les maîtres
des seigneuries castrales des hommes nouveaux, cavaliers issus de
bonnes lignées paysannes. Or, au fur et à mesure du dépouillement
[…] s’affirmait le sentiment de se trouver, de part et d’autre de l’an
mil, face à des hommes et femmes de même niveau social. Tous
proches des pouvoirs, rattachés à des souches princières
carolingiennes et post-carolingiennes de la Francie du sud et de la
marche d’Espagne, un même sang coulant dans les veines.
Claudie Duhamel-Amado.

Comme le laissent déjà entendre les remarques précédentes, la critique


du modèle de la mutation de l’an mil débouche sur une nouvelle scansion
chronologique de l’époque féodale : soit au profit d’une évolution graduelle
de la fin du IXe siècle à la fin du XIIe siècle ; soit plus souvent – et c’est
l’option retenue dans cet ouvrage – au profit d’un recentrement sur d’autres
césures, à commencer par le tournant de la fin du XIe siècle (où se
combinent les effets de la réforme « grégorienne » et de l’essor urbain).
Cette critique conduit aussi à reconsidérer la plupart des phénomènes
politiques, sociaux et économiques des Xe-XIIe siècles. Dans le domaine de
la justice, par exemple, qui constituait l’une des pierres d’angle de la thèse
de Georges Duby, plusieurs études ont montré, y compris pour le
Mâconnais, qu’il n’y avait en réalité aucune rupture entre 980 et 1030, ni
dans le statut des cours, ni dans leur composition, ni dans leurs pratiques.
En outre, en dépit de certains ajustements dont la nature et la chronologie
varient d’une région à l’autre (par exemple, la disparition de la procédure
d’enquête en Bourgogne dans le deuxième quart du Xe siècle, ou celle des
juges spécialisés en Septimanie à la fin du Xe siècle), la justice féodale ne se
distingue pas fondamentalement de la justice carolingienne (S. White,
J. Nelson, Ch. Wickham, B. Lemesle). La principale évolution se dessine en
fait dans la seconde moitié du XIIe siècle en raison de l’affirmation dans
certaines régions (la Normandie ou l’Anjou des Plantagenêts, la Provence
des Barcelonais), d’une nouvelle forme de souveraineté princière, appuyée
sur l’émergence d’une véritable proto-administration et intéressée par les
potentialités offertes par le droit romano-canonique.
La diffusion de la seigneurie banale a fait l’objet d’une révision
chronologique, soulignant le temps long de la redistribution du pouvoir, du
IXe siècle au XIIe siècle, ainsi que d’une révision géographique, révélant de
très fortes disparités régionales quant au degré de la redistribution. Cette
chronologie longue et cette géographie contrastée caractérisent aussi
l’intensification du prélèvement seigneurial et la multiplication des
châteaux, des tours et des mottes. Mais c’est surtout le sens même de cette
seigneurie qui est aujourd’hui reconsidéré : elle n’est plus perçue comme
une appropriation brutale et illégitime de prérogatives « publiques » aux
dépens des autorités comtales ou épiscopales, de la part de pouvoirs
familiaux aristocratiques « privés ». Elle est comprise comme la poursuite,
sous des formes certes parfois nouvelles, plus coercitives, d’une
participation traditionnelle de l’aristocratie à l’exercice local du pouvoir,
aux côtés des comtes et, en partie, au moyen de la domination de l’Église.
La montée en puissance du groupe châtelain n’est plus envisagée comme
une prise d’indépendance vis-à-vis des princes, mais comme l’acquisition
d’une autonomie relative, le contrôle princier ne disparaissant à vrai dire
jamais. Dans ce cadre, il n’y a pas lieu d’opposer à l’excès seigneurie
foncière et seigneurie banale : comme l’ont montré les historiens italiens
(G. Tabacco, C. Violante, G. Sergi, S. Carocci), la possession de la terre ne
constitue pas seulement une domination économique, mais implique une
forme de discipline sociale et de protection politique et religieuse. De part
et d’autre de l’an mil et jusque dans un XIe siècle fort avancé, la domination
aristocratique est à la fois domaniale (pesant sur la terre et à travers elle sur
les hommes qui la travaillent), sociale (tissée de liens de parenté, de
clientèles et de fidélités), et ecclésiale (grâce au contrôle d’institutions, de
biens, de personnes et de symboles ecclésiastiques). Elle est donc par
essence et par nécessité à la fois publique et privée.
Ces révisions, associées à la nouvelle perception que l’on se fait de la
croissance rurale (dont les origines sont désormais situées tôt dans le
Xe siècle, voire dès l’époque carolingienne), ont d’importantes
conséquences sur l’appréciation des mutations économiques et sociales de
l’époque féodale. Si la pression exercée par la demande aristocratique sur le
travail paysan, à travers le prélèvement seigneurial, reste considérée comme
le principal facteur de la croissance, ses effets ne se concentrent plus au
XIe siècle, mais s’étalent de nouveau dans le temps long, du IXe siècle au
XIIIe siècle. En outre, ils se combinent avec d’autres facteurs. On insiste en
particulier, depuis quelques années, sur l’intensification du travail paysan
sur les parcelles les moins soumises au prélèvement seigneurial et sur
l’insertion précoce des paysans dans l’économie d’échanges. Les
transformations sociales du monde paysan et du groupe aristocratique
continuent d’être l’objet d’appréciations diverses, mais ne sont plus
expliquées par le modèle de la mutation de l’an mil. On ne pense plus que
l’instauration de la seigneurie banale serait venue brutalement uniformiser
au sein d’un servage généralisé des statuts paysans auparavant fortement
contrastés. On ne croit plus en l’existence au Xe siècle d’un « esclavage »
post-carolingien, ni en celle de fortes communautés alleutières, et l’on
souligne la grande diversité de condition des paysans au Xe comme au
XIe siècle. Du côté des puissants, on souligne la continuité biologique et
familiale du groupe des dominants et sa faible ouverture aux trajectoires
d’ascension sociale. On insiste aussi sur l’ancienneté de l’idéologie
guerrière partagée par toute l’aristocratie, sans la relier à l’émergence d’une
nouvelle chevalerie à laquelle on ne croit plus guère. De même, la diffusion
des relations féodo-vassaliques, comme la structuration des parentés
châtelaines en lignages patrilinéaires, n’apparaissent plus comme des
phénomènes généraux, concentrés au XIe siècle, mais comme des processus
contrastés selon les régions et les époques, une relative uniformisation ne se
dessinant qu’au cours du XIIe siècle.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que l’idéologie des trois
ordres fonctionnels, cet « imaginaire du féodalisme » qui réunit dans une
même catégorie, définie par l’exercice de la guerre, l’ensemble des
puissants laïcs (les bellatores, « ceux qui combattent »), connût sa première
formulation explicite dès la seconde moitié du IXe siècle, en pleine époque
carolingienne, et non peu après l’an mil, comme l’affirmait Georges Duby.

La véritable naissance de l’idéologie des


trois ordres

La sociologie des auteurs carolingiens s’alimente à une seconde


source vive antique, le souvenir des cadres classificatoires romains.
On a longtemps pensé que le schéma indo-européen (fonction magico-
religieuse ; fonction guerrière ; fécondité et production) dégagé par
Georges Dumézil avait connu une longue éclipse avant de resurgir,
par les voies complexes de la tradition orale […] vers la fin du
Xe siècle dans l’Occident médiéval. Ce faisant, on négligeait la voie
savante latine qui atteste, en fait, la connaissance ininterrompue de ce
schéma à travers tout le haut Moyen Âge […]. Haymon, maître de
l’école d’Auxerre, particulièrement florissante sous le règne de
Charles le Chauve, arrive au bout de cette chaîne de transmissions
textuelles. C’est lui qui, le premier, élabore la théorie médiévale des
trois ordres. […] Au début de son Commentaire de l’Apocalypse, il fait
des trois parts de la société civile romaine les trois ordres de l’Église,
« troupe ordonnée » marchant vers la Parousie : les prêtres, clercs
emmenés par les évêques ; les hommes d’armes guidés par les
princes ; la troupe indistincte des producteurs. Passé les années 860,
la théorie des trois ordres fonctionnels devient un lieu commun en
matière théologique. […] Heiric d’Auxerre, disciple d’Haymon mais
aussi de Jean Scot Érigène, replace la théorie de son maître dans le
cadre des hiérarchies dyonisiennes et donne aux trois ordres une
dimension cosmologique. Son principal apport consiste à renverser le
schéma en faisant de la première fonction la troisième. […] Surtout,
chez Heiric, ce degré d’excellence est l’ordre des moines, à l’exclusion
des représentants traditionnels de la fonction de prière, les clercs
guidés par les évêques. Champions de la liberté des moines face aux
prérogatives épiscopales, les Clunisiens de l’an mil font de cette
version monastique de la théorie des trois ordres un véritable
programme de combat au service de l’exemption et de leur
souveraineté temporelle. La théorisation d’Adalbéron de Laon, dans
son Poème au roi Robert, et les propos prêtés à Gérard de Cambrai
par les Gestes des évêques de Cambrai – sources longtemps
considérées comme les premiers témoins de la résurgence dans
l’Occident médiéval de la trifonctionnalité de type indo-européen – ne
sont que la réponse épiscopale aux tentatives d’émancipation des
moines. L’un et l’autre défendent l’ordre ancien et s’en tiennent à la
théorie d’Haymon.
Dominique Iogna-Prat.

À bien des égards, le paradigme de la mutation de l’an mil apparaît


comme le fruit d’un moment particulier, celui de l’apogée de l’école
historique française, de l’immédiat après guerre à la fin des Trente
Glorieuses. Ce moment se caractérisait par un cloisonnement entre histoire
religieuse et histoire sociale étroitement lié à la tradition républicaine
laïque, qui renvoyait dos à dos une historiographie catholique ultramontaine
et une historiographie jacobine, plus tard colorée de marxisme. Ce moment
fut aussi celui du culte de l’État, de l’efficacité administrative et de la
centralisation. Ces différents éléments nourrirent les représentations que
l’on se faisait des rapports entre public et privé, entre central et local, entre
civil et religieux, tout en leur conférant, certes le plus souvent de manière
implicite, une dimension axiologique très nette. Il en allait tout autrement
dans les historiographies allemande, italienne, anglaise ou américaine,
toutes caractérisées, au-delà de leurs profondes différences et de leur
diversité interne, par une perception plus complexe et plus nuancée des
rapports entre public et privé, central et local, civil et religieux. L’apport de
ces historiographies étrangères, en même temps que l’ouverture aux autres
sciences sociales, ouverture promue par cette même école historique
française, est bien à la source de la critique du modèle de la mutation de
l’an mil.
II. H

L’ la discipline qui s’intéresse aux traces matérielles


laissées par les sociétés du passé. Dans le domaine des études médiévales,
c’est une discipline relativement jeune qui a dû construire sa légitimité dans
le champ du savoir, comme dans le champ académique, face aux deux
disciplines sœurs qui lui étaient antérieures, l’histoire et l’histoire de l’art.
Longtemps centrée de manière exclusive sur les « archives du sol », la
pratique de la fouille et la prospection, elle élargit désormais son intérêt et
applique ses méthodes aux bâtiments en élévation dans le cadre d’une
nouvelle archéologie du bâti. Les sources archéologiques sont extrêmement
diverses, des fragments de squelette ou de céramique aux traces d’habitat,
trous de poteaux et solins de pierre, en passant par les graines, les charbons
de bois, les pollens, les traces fossiles d’anciens labours ou d’enclos…
Comme les sources écrites ou iconographiques, ces vestiges matériels
posent de redoutables problèmes de représentativité et d’interprétation. Ils
possèdent toutefois des caractères propres ; cela explique qu’ils constituent
aujourd’hui l’une des principales sources du renouvellement de notre savoir
sur la société médiévale : d’une part, ils donnent accès à des pans entiers de
ces sociétés, inaccessibles – ou accessibles seulement de manière marginale
– par les sources « classiques » ; d’autre part, ils forment un corpus en
perpétuel accroissement, ce à quoi ne peuvent prétendre les autres types de
sources.

L’archéologie médiévale, une discipline en


plein essor

Tout un versant de l’archéologie remonte au XIXe siècle, époque où


l’on ne la distinguait guère de l’histoire de l’art. Dès les années 1830-1850,
se développe en effet une archéologie monumentale qui, à la suite de la
naissance des Monuments historiques (1834) et de la Société française
d’archéologie (1834), cherche à inventorier, à protéger et à étudier les
grands bâtiments-témoins du passé national exalté par la sensibilité
romantique. L’attention des contemporains se fixe alors sur les édifices
emblématiques du Moyen Âge que sont les églises et les châteaux,
conservés en grand nombre, tandis que la prospection est abandonnée aux
périodes dépourvues ou pauvres en sources écrites, de la préhistoire à
l’époque gallo-romaine. Comme en Italie, un intérêt supérieur pour l’âge
d’or antique perpétua cette situation, contribuant au passage à la destruction
de nombreux vestiges médiévaux tant l’on était pressé, en fouillant,
d’atteindre les niveaux gallo-romains.
C’est par conséquent récemment qu’est apparue en France, dans les
années 1950-1960, l’archéologie médiévale proprement dite, plus d’une
cinquantaine d’années après son apparition dans les pays d’Europe du Nord
(Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas, Pologne, pays scandinaves). Un
premier laboratoire universitaire est fondé en 1955 (Caen), un premier
centre de recherche du CNRS (Centre national de la recherche scientifique)
est créé en 1967 à Aix-en-Provence, le premier numéro d’une revue
nationale (Archéologie médiévale) sort en 1971. Depuis, ces centres, qui
associent en général l’Université et le CNRS, se sont multipliés (Tours,
Paris, Poitiers, Toulouse, Lyon…), tout comme les revues ou les collections
spécifiques. Dans le même temps, avec les lois Malraux sur le patrimoine,
puis la protection des secteurs sauvegardés, en particulier en zone urbaine,
l’État dotait l’archéologie d’une légitimité et d’opportunités de
développement nouvelles. Celles-ci ont été accrues de manière notable par
la loi du 17 janvier 2001 concernant la mise en œuvre et la réglementation
des fouilles préventives, autrefois dites « de sauvetage », qui doivent être
effectuées à l’occasion de tout chantier d’aménagement du territoire mené
par l’État ou les collectivités locales. Pour conduire ces opérations, l’État
créait, en 2002, l’Institut national de recherches archéologiques préventives
(INRAP), qui, avec un statut et des moyens plus solides, prenait la suite de
l’Association pour les fouilles archéologiques nationales, fondée en 1973. Il
regroupe aujourd’hui plus de la moitié des archéologues professionnels
travaillant en France, les autres se répartissant entre l’Université, le CNRS
et les collectivités locales. Dans ce nouveau contexte, le nombre des sites
fouillés a considérablement augmenté. On comptait déjà cent vingt-sept
sites d’habitat du haut Moyen Âge (ve-Xe siècles) fouillés entre 1980
et 1993, contre seulement dix-sept jusqu’en 1970. Les grands chantiers
nationaux des années 1980-2000 (lignes du TGV, autoroutes, parcs
d’attraction…) et les aménagements urbains (bâtiments publics, parkings,
métros et tramways…) ont multiplié les interventions et permis
l’accumulation d’un nombre de données sans précédent, même si, dans le
même temps, les fouilles programmées, menées dans la longue durée, n’ont
pas connu le même essor.

L C -N T .

À l’occasion du réaménagement de la Cité judiciaire de Toulouse, d’importantes


fouilles archéologiques eurent lieu en 1999, 2002-2003 et 2005-2006 dans le secteur
du Château-Narbonnais, détruit dans les années 1550. Ce château, mentionné dans les
sources écrites à partir du début du XIIe siècle, avait fait l’objet d’un important
réaménagement à l’époque de Raimond V. Les fouilles ont permis d’en prendre la
mesure et de réinsérer l’édifice dans la longue histoire de la ville. Il s’agissait à
l’origine d’une porte fortifiée de l’enceinte gallo-romaine ouvrant sur la route qui
menait à Narbonne. Les fouilles ont révélé d’importants éléments de cette
fortification, ainsi que la trace d’aménagements aux environs de 860, puis de nouveau
dans les années 990-1026. Elles ont surtout révélé l’ampleur des travaux réalisés vers
1155-1175 à l’initiative de Raimond V, aboutissant à la disparition de la fonction
d’entrée dans la cité (déplacée plus loin) et à l’érection d’une véritable forteresse à
cheval sur le mur gallo-romain. La façade méridionale de cette forteresse était
constituée d’un épais mur de briques puissamment contreforté, de deux mètres
quarante de largeur et de plus de trente mètres de longueur, bien visible à droite de la
photographie.

Dans le même temps, la discipline connaît, sous l’influence des


archéosciences d’abord expérimentées par les spécialistes des périodes pré-
et protohistoriques, une technicisation et une spécialisation croissantes. Les
techniques de datation ont fait des progrès considérables : sur le terrain, par
une maîtrise de plus en plus rigoureuse de la stratigraphie (datation relative
des « niveaux » successifs d’occupation ou d’abandon) ; en laboratoire,
grâce à l’utilisation des nouveaux procédés de l’archéométrie (datation
absolue au carbone 14, dendrochronologie, thermoluminescence…) et à la
confection progressive de corpus régionaux homogènes de céramiques. Les
objets archéologiques se sont eux aussi diversifiés, suscitant tour à tour
l’apparition de nouvelles disciplines spécialisées : la palynologie, qui étudie
les pollens et les spores fossiles ; la carpologie, consacrée à l’étude des
graines et des semences ; l’anthracologie, dédiée à celle des charbons de
bois ; la paléoanthropologie et l’archéozoologie, qui s’intéressent aux
vestiges osseux humains ou animaux…
Ce dynamisme comporte aussi certains risques et l’archéologie est
aujourd’hui confrontée à plusieurs défis. Le premier est celui de la maîtrise
d’outils d’investigation en perpétuel renouvellement, exigeant des
compétences de plus en plus techniques. Il en découle une divergence de
formation croissante avec les historiens : d’un côté ces derniers sont de
moins en moins capables d’accéder aux données archéologiques et d’en
comprendre les protocoles, d’un autre côté les archéologues courent le
risque d’une moindre maîtrise des sources écrites, dont les conditions de
production sont tout aussi complexes et exigent, elles aussi, outre la
maîtrise de la langue latine, celles de nombreuses disciplines auxiliaires
(diplomatique, codicologie, lexicologie…). Une telle divergence est
porteuse de risques importants pour la valorisation des données, comme
pour les échanges scientifiques. Le deuxième défi auquel est confrontée
l’archéologie tient à l’inflation continue des informations et à la faiblesse
relative des moyens et du temps nécessaires pour les traiter et les exploiter.
À ce titre, la longueur des délais de publication des bilans des fouilles, leur
dispersion et la rareté des entreprises de synthèse, même à l’échelle
régionale, entretiennent une certaine parcellisation du savoir. Le troisième
défi est celui de l’éclatement institutionnel, qui vient aggraver les risques
évoqués à l’instant. À la différence des historiens, pour la plupart regroupés
dans les Universités et au CNRS, les archéologues relèvent de structures
multiples, dotés de leurs propres missions et pratiques institutionnelles et
scientifiques (INRAP, municipalités, sociétés privées…). Les archéologues
de l’INRAP, par exemple, sont appelés à exercer leurs compétences sur des
sites de diverses époques, exigeant d’eux une polyvalence historique et
historiographique souvent surdimensionnée. Le dernier défi auquel
l’archéologie est confrontée tient à sa propre volonté d’émancipation à
l’égard de l’histoire, à laquelle elle est restée trop longtemps soumise. Cette
affirmation disciplinaire, légitime, est certainement porteuse d’une plus
grande efficacité herméneutique au regard de la spécificité des objets et des
méthodes. Elle a aussi ses dangers, à commencer par celui de s’enfermer
dans une approche seulement matérielle des sociétés du passé, si elle
conduit au repli sur soi ou à l’indifférence vis-à-vis des problématiques
historiques.

Des découvertes exceptionnelles

D’importantes découvertes viennent désormais régulièrement enrichir


et renouveler nos connaissances. Pour en prendre la mesure, on peut en
évoquer trois, toutes concentrées dans les décennies entourant l’an mille.
La découverte à Pineuilh (Gironde) en 2002-2003, après celle de
Charavines (Isère) à la fin des années 1970, d’un site d’habitat de la fin du
Xe et du début du XIe siècle exceptionnellement conservé, jette un jour
nouveau sur la vie chevaleresque et la culture matérielle des environs de
l’an mil. L’accélération de l’envasement d’un ancien bras mort de la
Dordogne, au même titre que la remontée des eaux du lac de Paladru à
Charavines, a en effet créé des conditions idéales de conservation des objets
et des bois permettant notamment, grâce à la dendrochronologie, une
datation précise de la durée d’occupation des lieux de 977 aux alentours de
1070 – à Charavines le site fut habité de 1003 à 1035. Un fossé d’une
trentaine de mètres de diamètre entourait une plate-forme aménagée sur
laquelle se dressait un robuste bâtiment de bois probablement moins haut
que large. Au-dessus du fossé, deux passerelles, qui se prolongeaient peut-
être par-dessus les marais, reliaient la plate-forme à la terre ferme. Il s’agit
là d’un précieux témoignage sur l’habitat de la petite aristocratie avant la
généralisation des tours et des mottes. La découverte dans les sédiments des
fossés de nombreux objets aristocratiques (des éperons, des fers de
chevaux, une selle en bois, des pointes de javelots, des carreaux d’arbalète,
des flûtes et des olifants, des pièces d’échec et de trictrac…) ne laisse en
effet guère de doute sur le statut des occupants. La quantité de restes de
cochon de lait indique d’ailleurs une consommation régulière de cette
viande raffinée, trop coûteuse pour être accessible à tous. De nombreux
autres objets du quotidien sont sortis de la fouille : de la vaisselle de bois,
parfois peinte, des céramiques, une nasse en saule, des peignes en buis… À
la différence de Charavines, les outils agricoles sont en revanche peu
nombreux, et l’on n’a retrouvé nulle trace d’étable, de grange ou de
bâtiment d’exploitation (mais la fouille, seulement préventive, n’a pu
couvrir tout le site). Comme l’indiquent des traces de feux importants
destinés à éliminer les déchets de coupes à blanc, les environs du site,
jusque-là inoccupé, furent cependant défrichés.
L P (G ).

On remarque au milieu de la photographie les vestiges de quelques-uns des poteaux


sur lesquels s’appuyaient les passerelles de bois permettant d’accéder au secteur
habité.

En 1963, à l’occasion de travaux de terrassement, fut exhumé à


Fécamp (Seine-Maritime) un trésor monétaire, resté depuis sans équivalent,
tant par son volume (8584 pièces d’argent, deniers et oboles), que par sa
date (son enfouissement remonte aux environs de 980). Une telle
découverte est venue bouleverser nos connaissances sur la circulation
monétaire à la fin du Xe siècle, d’autant qu’elle concernait une région
durement exposée aux raids scandinaves et considérée comme peu
dynamique. L’étude des provenances des monnaies a révélé l’importance
insoupçonnée de l’atelier de Rouen (6044 deniers) et l’intensité de la
circulation monétaire en haute Normandie : la plupart des autres pièces
viennent du Mans, de Quentovic et de Tours, mais quelques-unes ont été
frappées à Pavie, Arles ou Cologne. L’analyse chimique des titres d’argent
fin des monnaies a permis d’établir, en dépit de la perpétuation d’un modèle
carolingien et royal, un processus de dévaluation monétaire tout au long du
Xe siècle. 95 % de ces monnaies ont moins de trente ans et l’existence de
plus de 2800 types (la combinaison entre le poids, le titre, l’image et
l’inscription) différents ne s’explique pas seulement par la fréquence des
refontes, mais aussi par l’existence de multiples frappes différentes, dans les
grands ateliers, comme dans des ateliers plus modestes dont bon nombre
nous étaient même inconnus jusqu’alors. Le trésor renvoie ainsi l’image
d’une économie normande bien plus monétarisée que ce que l’on imaginait.
Il donne aussi une leçon de méthode : la rareté documentaire du Xe siècle ne
doit pas être surinterprétée pour soutenir l’idée d’un étiage monétaire.

L F (S -M ).

L’ouverture, en 1989, du principal sarcophage situé dans l’enfeu des


comtes de Toulouse, dans l’abbatiale Saint-Sernin, et la découverte, puis
l’analyse, de plusieurs corps de la fin du Xe et du XIe siècle, ont apporté leur
lot d’informations et de surprises, aussi bien en matière de pratiques
funéraires, que de médecine ou d’histoire des textiles. Comme l’a montré
l’étude des pollens, le sarcophage d’origine antique réutilisé pour
l’inhumation des membres de la famille comtale avait d’abord été placé à
l’extérieur de l’église, probablement dans une sorte de mausolée, avant
d’être installé à l’intérieur, dans l’enfeu que nous connaissons aujourd’hui.
Le principal inhumé, un homme d’une quarantaine d’années qui pourrait
être le comte Raimond décédé en 978, portait les cheveux mi-longs et était
habillé. Il portait des chausses rouges propres aux puissants, une chemise de
toile de lin, très finement tissée, ainsi qu’une tunique en futaine lacée de
brides de soie. Son motif imite les écailles des cuirasses à la mode nordique,
mais la technique de tissage révèle qu’elle n’a pu être confectionnée que sur
un métier horizontal à manche, dont nous ne connaissons l’existence, à cette
époque, qu’en Espagne musulmane, ce qui laisse supposer des relations
étroites avec al-Andalus ou l’importation précoce en Septimanie d’un savoir
technique arabe. Le comte de Toulouse se rattache ainsi à deux horizons
culturels : celui des princes francs du nord d’une part, celui de l’Espagne
musulmane d’autre part. Le comte était par ailleurs particulièrement grand,
1,90 m, par rapport à ses contemporains, indice d’une meilleure
alimentation et de meilleures conditions de vie. Il s’était cassé le fémur
droit vers l’âge de dix ans et la fracture avait été réduite grâce à une
technique bien maîtrisée de la chirurgie hippocratique – des petites
bandelettes enduites d’onguent – que seuls les Arabes et les juifs
maîtrisaient à l’époque. Des marqueurs de stress et des déformations
spécifiques signalent en outre un combattant, tôt préparé aux épreuves
physiques.

L ’ ’ T .

L’histoire renouvelée par l’archéologie


Au-delà des découvertes ponctuelles, l’archéologie renouvelle en
profondeur des champs anciens du savoir et en ouvre de nouveaux.
Le champ le plus ancien est certainement l’étude du peuplement et de
l’habitat rural. En ce domaine nos connaissances sont longtemps restées
tributaires d’une toponymie peu maîtrisée et de quelques sites
emblématiques trop rapidement érigés en modèle (Rougiers en Provence,
Pen-er-Malo en Bretagne, Charavines en Dauphiné…). L’utilisation de la
photographie aérienne, la multiplication des fouilles préventives et la
prospection systématique de périmètres d’une certaine ampleur, comme à
Serris, sur le site attribué à Eurodisney, dégagent aujourd’hui de nouvelles
perspectives. Sur le plan des données, la densité de l’occupation humaine
dès le haut Moyen Âge et la relativisation de l’ampleur des « grands
défrichements » et du regroupement de l’habitat conduisent à réinterroger
les périodisations traditionnelles et à examiner avec plus de finesse et de
précision les dynamiques spatiales à l’œuvre dans la longue durée. Sur le
plan méthodologique, les études fondées sur la toponymie sont
sérieusement remises en cause, de même que les approches en termes de
flux et de reflux du peuplement, d’occupation et de désertion des sites, au
profit d’un élargissement de l’échelle d’analyse des sites aux territoires et
d’une meilleure articulation entre sources écrites et archéologiques. Dans ce
cadre, une attention plus grande est désormais portée à la relation entre les
sites d’habitat et leur environnement agraire, à la formation des parcellaires,
aux logiques propres aux écosystèmes, qu’il s’agisse des littoraux, des
vallées fluviales ou des zones agro-pastorales de moyenne montagne…
Parallèlement, l’archéologie de la maison rurale et des productions
artisanales, ou l’étude des sites de potiers, de carrières ou de mines ont
beaucoup progressé du fait de l’élargissement des corpus et de
l’amélioration des techniques d’analyse, donnant accès à toute une culture
matérielle ignorée non seulement par les sources écrites, mais aussi par
l’iconographie qui, dans le domaine du vaisselier par exemple, se concentre
sur la table des riches.
L’archéologie funéraire représente un autre champ d’investigation
traditionnel, en particulier pour les Ve-VIIe siècles en raison de l’isolement
des sites funéraires et de la pratique de l’inhumation habillée. À partir des
VIIIe-IXe siècles, la concentration des tombes autour des lieux de culte et le
début du rapprochement avec l’habitat rendent les fouilles souvent plus
complexes, en raison du recouvrement plus systématique des tombes et du
rétrécissement des aires funéraires. Les apports de l’archéologie sont en ce
domaine très nombreux et portent sur l’organisation spatiale des zones
d’inhumation, l’existence ou non de regroupements familiaux, le rapport au
lieu de culte et aux reliques, les modalités de l’inhumation (coffrage,
orientation, réutilisation, marques de surface…). Les progrès des études
ostéologiques nous font mieux connaître l’état sanitaire des populations,
leur alimentation, leurs caractéristiques démographiques, la préparation des
corps et certains rituels funéraires. L’étude des squelettes des sépultures de
Villers-le-Sec, un village d’Île-de-France occupé entre le VIIIe et le Xe siècle,
et de Saint-Denis, un ancien cimetière monastique et aristocratique
largement ouvert, aux IXe-Xe siècles, aux habitants du bourg, fait par
exemple ressortir la très forte mortalité juvénile, c’est-à-dire les décès avant
l’âge de vingt ans (41,6 % à Villiers-le-Sec), la surmortalité féminine entre
vingt et quarante ans due aux risques de mort en couches (on estime entre
six et douze le nombre de grossesses qu’une femme connaît au cours de sa
vie) et à une alimentation moins carnée, une espérance de vie ensuite assez
importante, avec des pics de mortalité entre soixante et soixante-dix ans :
une fois passés les périodes de risque majeur, on a toutes les chances de
vivre assez vieux.
S « R », ( IX
e–

X
e ).
Plan des fouilles de Serris (Seine-et-Marne).
Le site de Serris a fait l’objet de sondages et de fouilles archéologiques de 1987 à 1997, à
l’occasion de la construction du TGV Nord et des aménagements de Marne-la-Vallée.
Exploré sur une superficie de 20 hectares et entièrement décapé sur 16 hectares, il s’agit
de l’un des sites les plus vastes du haut Moyen Âge à avoir fait l’objet de fouilles. Les
structures d’un habitat rural se mettent en place dans la deuxième moitié du VIIe siècle, de
part et d’autre d’un petit cours d’eau, le Ru des Gassets. Ces maisons et greniers sur
poteaux de bois sont associés au nord du ruisseau à une nécropole et à un ensemble
cultuel comprenant plusieurs chapelles, au sud à une résidence aristocratique. L’habitat se
densifie progressivement au cours des VIIIe–Xe siècles, en particulier au nord du ruisseau,
où apparaît auprès du gué un nouveau pôle aristocratique, centré sur une tour, qui éclipse
le précédent. L’ensemble cultuel se simplifie au bénéfice d’une seule église. L’habitat
atteint son expansion maximale au Xe siècle, mais ne perd jamais son allure de nébuleuse
formée de petits noyaux de deux ou trois maisons, espacés les uns des autres et séparés
par des champs, des enclos, des greniers ou des fours. Le site est finalement abandonné
vers le milieu du Xe siècle au profit de sites voisins plus dynamiques.
U Xe :D (M - -L ).

Cette vue présente l’une des habitations excavées du Xe siècle découvertes sur le site
de Distré. À l’intérieur, où l’on descend légèrement, le sol correspond à la surface du
tuffeau. Le bâtiment est doté de silos et de deux foyers successifs, dont l’un se devine
au centre du pignon est (à droite) ; à l’angle nord-ouest, figure l’entrée d’un souterrain
donnant accès à une cave pouvant servir de refuge. À l’extérieur, on relève une
batterie de silos destinés au stockage des céréales. Les restes alimentaires et la
présence d’armes et de pièces d’équitation suggèrent qu’il devait s’agir d’un habitat
de la petite aristocratie chevaleresque. Le site, situé à trois cents mètres du village
actuel, fut abandonné au début du XIe siècle.

Du côté des champs plus neufs, du moins en France, l’archéologie


environnementale connaît un développement considérable, appuyée
notamment sur la palynologie (l’étude des pollens et des spores), la
carpologie (l’étude des graines et des semences) et l’anthracologie (l’étude
des charbons de bois issus des foyers ou des sols tamisés). Dans le cas de la
palynologie, les pollens et les spores sédimentés sont prélevés sous forme
de carottages dans des zones favorables à leur conservation, tourbières ou
fonds de lac et d’étang. Après traitement, les résultats sont exposés au
moyen de diagrammes polliniques permettant de mettre en lumière la
répartition quantitative et chronologique des différentes espèces de plantes
et d’arbres. On dispose alors d’informations précieuses sur les variations
locales du couvert végétal, la répartition entre plantes cultivées et plantes
sauvages, la présence de l’homme et ses activités… Cependant, la
résistance variable des pollens aux conditions climatiques, l’influence des
vents (en moyenne 80 % des pollens viennent d’une zone de moins de
500 m, mais 20 % viennent du milieu régional jusqu’à 10 km), les datations
assez larges représentent autant de limites à l’exploitation des données. Le
diagramme de la tourbière de Glatinié, en bordure de la vallée de la
Mayenne, au nord de Laval, distingue par exemple, depuis le Néolithique
jusqu’au XIXe siècle, douze phases écologiques liées à la profondeur du
carottage et indiquant les variations les plus significatives d’une sélection
des principales espèces regroupées en familles. Quels sont les principaux
enseignements pour la période médiévale ? Le haut Moyen Âge se
caractérise par le recul de la chênaie et une couverture boisée (chênes et
noisetiers) déjà résiduelle qui, au IXe siècle, ne dépasse pas 20 % des sols.
On constate aussi une reprise très nette des cultures, une extension des
céréales surtout à partir des VIIe-VIIIe siècles, la présence aux environs d’un
site d’habitat, une pratique assez faible de l’élevage, l’existence enfin de
zones humides en cours d’assèchement favorisant un développement de
l’aulnaie. En fin de période (ixe-XIe siècle), les pratiques agricoles
s’intensifient tandis que les prairies d’élevage s’étendent de manière
considérable. Aux XIe-XIIIe siècles apparaissent les premières traces de lin et
de chanvre, ainsi que les premiers signes d’un appauvrissement des sols,
bruyères, genêts, ajoncs témoignant de la nécessité d’allonger les jachères.
La mise en perspective des données fournies par ces nouvelles analyses
scientifiques et leur combinaison avec les autres sources à une échelle
supérieure permettent d’avancer vers une archéologie du paysage, dont
donne un exemple la tentative de reconstitution du paysage bas-
languedocien de la zone lagunaire aux Causses (voir schéma de la dernière
page du chapitre 8). L’élargissement de la perspective permet de bien mettre
en relief l’organisation complexe de l’espace agraire aux Xe-XIe siècles, sur
fond de déforestation ancienne.
Un autre champ en pleine expansion est celui de l’archéozoologie,
c’est-à-dire l’étude des ossements animaux, souvent retrouvés en très
grande quantité : 35 000 sur le site monastique de La Charité-sur-Loire par
exemple. Ces enquêtes apportent de précieuses informations aussi bien sur
la morphologie animale que sur l’alimentation. Il apparaît ainsi que la taille
des bovins était plus petite que dans l’Antiquité et que de nos jours, un
point bas étant atteint aux XIe-XIIIe siècles (1,08 à 1,12 m au garrot), sans
doute en raison de la réduction drastique des aires de pâture dans un
contexte de haute pression démographique. En revanche, les porcs ne
semblent guère différents d’aujourd’hui, laissant donc voir combien leur
représentation « ensauvagée » (poils et longues défenses) dans
l’iconographie de l’époque relève vraisemblablement d’un code
symbolique. En ce qui concerne l’alimentation, selon les sites, 85 à 95 % de
la viande consommée sont issus de trois espèces élevées : le bœuf occupe la
première place (60-72 %), loin devant le porc (20 à 34 %) et le mouton (4 à
9 %), volailles, lapins et gibier se partageant le reste – il faut toutefois tenir
compte de la conservation plus aléatoire de ces petits ossements, qui fausse
sans doute en partie les statistiques. Les régions méditerranéennes se
distinguent par la prépondérance de la consommation des moutons et des
chèvres, qui se contentent de pâtures modestes et pauvres. Mais,
contrairement à ce que l’on a longtemps cru, le porc est partout secondaire
et connaît même une chute continue à partir du XIe siècle, passant de 40 à
20 % en moyenne entre 1 000 et 1 300. La part de la chasse est par ailleurs
fort modeste ; elle était plus importante au haut Moyen Âge et croît de
nouveau aux XIVe-XVe siècles. Les bêtes, les bovins surtout, sont
consommées assez âgées – on ne mange jamais de veau – et ont auparavant
servi pour le trait, le labour, le lait et la reproduction. La viande représente
cependant un vrai marqueur de distinction sociale. Les tables seigneuriales
se distinguent en général par des quantités plus importantes de viande, la
prépondérance du porc, consommé jeune de préférence (comme les ovins),
et la présence régulière de gibier, avec, dans l’ordre de fréquence, le cerf, le
chevreuil, le lièvre, le sanglier et les oiseaux (pigeons, perdrix, canards).
Les sites monastiques se distinguent eux aussi, mais par la rareté de la
viande et la fréquence des restes de poissons, voire de coquillages dans les
régions maritimes.
L G (M ).

Il s’agit d’un diagramme « sociétés-végétation », qui présente l’avantage de faire


apparaître des données sur lesquelles historiens et archéologues peuvent confronter
leurs savoirs, comme la part des friches et leurs caractéristiques floristiques, la part
des landes, le rapport de ces types de végétation avec les prairies et les cultures, mais
aussi les zones boisées ou les signes d’apparition et de développement des plantes
textiles. La tourbière mayennaise ayant fait l’objet de cette étude palynologique,
fondée sur onze carottages réalisés sur une surface d’environ 2 800 m², est située au
sein d’un petit vallon alimenté par un ruisseau temporaire, localisé sur la commune de
Changé (canton de Laval) au nord du hameau de Glatinié, à environ 6,5 km de Laval.
Sur le diagramme, qui se lit de bas en haut, la progression chronologique est indiquée
à gauche en datation absolue (bp pour « before present ») et à droite en phases
polliniques (gla, pour Glatinié, suivi d’un numéro) et historiques (haut Moyen Âge,
Moyen Âge central…). L’échelle de gauche correspond à la profondeur des relevés
(de 5 à 218 cm sous la surface du sol).
R C ( 1007-1040),
C (I ).

Comme le montre ce secteur, seigle, froment et avoine représentaient plus des trois
quarts des céréales cultivées sur le site de Colletière. Seigle, orge, mais aussi millet et
panic étaient broyés pour produire une farine assez grossière, qui, cuite avec de l’eau,
devenait bouillie ou gruau. Seigle et froment entraient dans la composition de pains et
de grosses galettes circulaires, cuites dans les fours domestiques. L’avoine était
réservée aux chevaux, nombreux, eu égard à la proportion cultivée. Une petite
production de fèves, pois et lentilles, retrouvés également sous forme carbonisée,
complétait cette abondante base céréalière.
L’ ’A XVIe
P

Un troisième champ en plein essor est celui de l’archéologie du bâti


qui renouvelle l’étude des édifices monumentaux, longtemps dominée par
des approches architecturale, esthétique, iconographique ou plus récemment
liturgique. Son principe est de transposer les règles de la stratigraphie aux
élévations conservées. En recourant aux services de l’archéométrie, elle
cherche alors à repérer et comprendre les différents états d’un bâtiment et
ses restructurations à travers l’analyse scientifique des matériaux et des
techniques de construction. Toute une série de techniques spécifiques sont
convoquées pour préciser l’origine des pierres, leur travail, la composition
des liants et des enduits, la date de fabrication des briques ou de coupe du
bois utilisés dans la construction. Les monuments sont ainsi replacés dans
leur environnement et les chantiers restitués dans leur complexité. À Saint-
Germain d’Auxerre par exemple, les pierres à bâtir, les sables et les chaux
utilisés pour les constructions monastiques du milieu du IXe au XIe siècle
semblent tous provenir de sites en possession de l’abbaye et éloignés de
cinq à vingt kilomètres de la cité. En matière de datation, les résultats sont
parfois spectaculaires. À Loches, le célèbre donjon résidentiel n’est plus
daté des environs de 1100, mais des alentours des années 1013-1035. À
Beaugency, la construction initiale de la tour remonterait aussi au milieu,
voire au début du XIe siècle. Mais l’étude a surtout mis en relief son
élévation progressive, plusieurs niveaux s’étant empilés successivement
jusqu’au tournant des XIe-XIIe siècles. À Angers, l’église Saint-Martin, que
l’on datait généralement des années 1012-1039 sur la foi de deux chartes de
l’évêque Hubert et du comte Foulques Nerra, est désormais en bonne partie
attribuable à la période carolingienne (fin VIIIe-début Xe siècle), les actes du
début XIe renvoyant probablement seulement à la restauration de l’édifice.
L’étude des matériaux de la façade de l’abbatiale de Saint-Gilles a permis à
l’inverse de repousser l’achèvement de ce monument de l’art roman
méridional aux années 1170-1180.

O ’
C .É : 1/200
U ’ ( 1140).

Sur cette peinture ornant des arcades du cloître de l’abbatiale Saint-Aubin d’Angers
sont représentés plusieurs épisodes de l’histoire des rois mages : on reconnaît, de
droite à gauche, leur voyage à la poursuite de l’étoile, leur entrevue avec Hérode,
l’offrande des présents au Christ, sculpté juste au-dessus, enfin le massacre des
Innocents. Au centre, l’image de la ville de Jérusalem présente un appareil
parfaitement régulier et liaisonné, dans lequel toutes les pierres apparaissent de même
dimension, des caractéristiques qui restent exceptionnelles dans les constructions du
XIIe siècle.

Un dialogue nécessaire

L’historien réduit souvent l’archéologie à la fonction d’illustration de


son discours, quand l’archéologue nourrit en général nombre d’illusions sur
la nature « réaliste » ou plus « scientifique » de son propre savoir. Ces deux
travers peuvent conduire les deux disciplines à s’ignorer. Pourtant, en raison
même de la diversité des biais, des rythmes et des échelles qui les
caractérisent, elles sont dans l’obligation de dialoguer. Quelques exemples
issus d’une région où la collaboration entre l’archéologie et l’histoire est
menée depuis des années avec une particulière efficacité, les environs des
abbayes d’Aniane et de Gellone, en Bas-Languedoc, permettent de montrer
l’intérêt d’un tel dialogue.

L L .

Le donjon de Loches fut élevé sur un très ancien site castral, mentionné dès Grégoire
de Tours et à plusieurs reprises aux VIIIe-IXe siècles. Au Xe siècle, les comtes
d’Angers se rendent maîtres du site, qui devient une place stratégique face à la maison
de Blois. Le donjon semble avoir été bâti ers 1013-1030/1035. Il s’élève à trente-sept
mètres, mais son couronnement et la toiture ont disparu. Les trois étages sur planchers
étaient chauffés par des cheminées superposées. Les escaliers sont encastrés dans
l’épaisseur du mur oriental. La seule entrée du donjon se trouve sur la face opposée à
celle que l’on voit sur la photographie, à trois mètres de hauteur, symboliquement
protégée par une petite chapelle castrale. Au cours du XIIe siècle, trois enceintes
successives furent construites pour protéger le donjon du côté sud, la troisième, la plus
spectaculaire (au premier plan), sous le règne d’Henri II Plantagenêt (1154-1189).

Dans cette région, une indéniable distance sépare, à propos de l’habitat


rural, ce que nous suggèrent les chartes et ce que révèlent les enquêtes
archéologiques. D’un côté se dessine l’image d’un habitat concentré, d’un
terroir constitué et d’un réseau viaire stabilisé, parfois dès le milieu du
Xe siècle, de l’autre une dispersion de l’habitat et un terroir très fragmenté,
souvent jusqu’au début du XIIe siècle. À l’évidence, la distorsion tient pour
une part aux enjeux de la production documentaire. Les chartes parvenues
jusqu’à nous ont d’abord fait l’objet d’une sélection en fonction d’enjeux
particuliers (la transmission de droits, l’enracinement du patrimoine dans
une mémoire) qui rendent l’échantillonnage bien peu représentatif, ne
serait-ce que sur un plan territorial. Ensuite, le langage des chartes ne se
préoccupe guère de précision paysagère. La mention dans les chartes de
« villa cum turris » a parfois laissé penser à la contiguïté de la tour et de
l’habitat, alors que l’archéologie montre que le développement des tours se
fait, à partir des années 930, à l’écart des habitats anciens. L’archéologie
permet aussi de dépasser l’opposition entre la « tour » du Xe et le
« castrum » du XIe, car si le vocable change dans les sources écrites, la
morphologie du bâti évolue assez peu.
On retrouve de tels décalages à propos de la répartition spatiale des
lieux de pouvoir. La mise au jour de la tour de Teulet, inconnue des textes,
mais en relation spatiale évidente avec le site voisin de Popian, connu, lui,
comme chef-lieu d’une viguerie, mais dépourvu de fortifications avant le
début du XIe siècle, laisse pressentir une organisation spatiale du pouvoir
plus complexe que les chartes ne la laissent voir. On serait ici en présence
d’un dédoublement du chef-lieu vicarial entre le site le plus peuplé, peut-
être pourvu des fonctions administratives, et le site militaire, où résiderait la
garnison. Il se peut aussi qu’un tel décalage dissimule un transfert
toponymique – la tour, abandonnée à la fin du siècle, correspondant à un
premier site de Popian – car l’on mesure mieux aujourd’hui combien les
toponymes s’attachent plus à des communautés ou des institutions qu’à des
lieux et peuvent par conséquent se déplacer avec elles au sein de périmètres
restreints.
Un dernier exemple est fourni par les lieux de culte, qui montre en
outre combien les progrès techniques et l’historiographie pèsent sur
l’évolution des relations entre les deux disciplines. Dans le cartulaire de
l’abbaye d’Aniane, plusieurs diplômes carolingiens (799, vers 802, 837,
852) évoquent la fondation d’une petite celle par les moines, au lieu-dit
Saugras, dans une zone qui nous est décrite comme désertique. À la fin des
années 1960, à la suite d’une mise au jour fortuite, une étude archéologique
fut menée sur une église située au sommet du Roc de Pampelune, en
bordure de la vallée de Saugras. On maîtrisait encore mal les techniques de
datation et le rapprochement avec le dossier textuel guida l’interprétation :
il s’agissait de l’église fondée par les moines, à partir d’un édifice plus
ancien dont la fouille avait révélé les fondations. La reprise ponctuelle des
fouilles au début des années 1980 montra que le site ecclésial était en fait
inclus dans un vaste habitat de hauteur fortifié des Ve-VIe siècles. Au même
moment, on découvrit dans la vallée, à un kilomètre de Pampelune, une
autre église, dont les caractères morphologiques et techniques permettaient
d’y voir la celle du IXe siècle, ou plus probablement la chapelle qui lui a
succédé au XIIe siècle. Au début des années 2000, l’étude à nouveaux frais
du cartulaire d’Aniane révèle combien le dossier d’ouverture comprenant
les actes de prestige de l’abbaye a fait l’objet d’une vaste réécriture dans la
deuxième moitié du XIe siècle et suggère que les diplômes du IXe siècle sont
certainement des faux ou des documents fortement interpolés. Il devient par
conséquent difficile de vérifier le degré de sincérité de l’évocation des biens
acquis au IXe siècle, parmi lesquels figure le fameux lieu-dit
Saugras. Parallèlement, la fouille, cette fois-ci systématique, du Roc de
Pampelune met au jour un baptistère à proximité de l’église, révèle
l’ampleur des activités artisanales sur le plateau et permet une datation plus
fine de l’occupation du site, définitivement abandonné vers le milieu du
VIIe siècle. Il ressort de tout cela une plus grande complexité de l’histoire du
peuplement, de l’implantation des lieux de culte, de la construction des
patrimoines et de l’expansion agraire que ne le laissait augurer, dans les
années 1960, l’obsession d’une adéquation idéale entre la source textuelle et
la découverte archéologique.
Comme le montrent ces exemples, on n’est plus aujourd’hui dans une
logique de confrontation ou de vérification, mais à la recherche
d’articulations dialectiques entre l’histoire et l’archéologie, exigeant de
chacun qu’il sorte de son champ propre pour accéder à une meilleure
compréhension aussi bien de l’histoire des territoires que des fabriques
documentaires.

III. H
D trentaine d’années, les historiens médiévistes se sont mis à
l’école de l’anthropologie et lui empruntent des questionnements et une
démarche renouvelant en profondeur notre compréhension de la société
médiévale. À l’image de nombreuses sociétés dites primitives, la société
médiévale apparaît en effet, au moins jusqu’au milieu du XIIe siècle, comme
une société rurale et guerrière à l’horizon limité, une « société de face-à-
face » caractérisée par l’absence ou la faiblesse de structures étatiques
coercitives. L’organisation sociale y paraît dominée par les structures de
parenté, les rituels et le sacré, sur lesquels reposent la transmission des
biens matériels et symboliques, l’établissement des hiérarchies et la
construction des représentations. Le recours à l’anthropologie ne surprend
donc guère. Il prit cependant à rebours une certaine pratique de l’histoire,
prompte à décrypter le passé à travers les catégories du présent. En effet, en
plaçant au cœur de sa démarche la distinction entre les catégories du
chercheur, acteur de l’enquête, et les catégories de la société étudiée,
l’anthropologie favorise une prise de distance vis-à-vis de nos cadres
spontanés d’analyse, en considérant d’abord les points de vue internes à
l’objet d’étude. L’influence de l’anthropologie prolongea d’abord
« l’histoire des mentalités » chère à la génération héritière de l’école des
Annales, qui connut son apogée dans les années 1960-1980. Jacques Le
Goff, suivi notamment par Jean-Claude Schmitt, développa ainsi le
programme d’une « anthropologie historique » attentive à la longue durée et
aux structures lourdes, qui, dans le champ des représentations, ouvrit toute
une série de nouvelles perspectives (sur la culture folklorique, les
superstitions, l’imaginaire…) et renouvela en profondeur certains secteurs
traditionnels, tels l’hagiographie, l’iconographie ou les rituels politiques.
Depuis les années 1990, l’inspiration anthropologique est sortie de ce cadre
initial et se diffuse largement à la plupart des domaines de l’histoire, tout en
associant de manière plus étroite l’étude des pratiques sociales à celle des
représentations. Trois domaines peuvent être pris pour exemples de cette
évolution : la famille et la parenté, les conflits et la violence, les pratiques
du don et de l’échange.

Famille et parenté
L’omniprésence du vocabulaire de la parenté dans les sources
médiévales dès lors que l’on veut exprimer ou décrire une relation forte
signale à quel point la société et les institutions se pensent au travers de la
parenté, que cela soit sur un mode hiérarchique (on convoque alors la
relation de paternité) ou égalitaire (on recourt alors à la relation de
fraternité). C’est particulièrement vrai de l’Église qui se conçoit comme une
grande famille spirituelle, assignant à chacun de ses membres une place en
son sein et pensant chacune de ses communautés sur le mode familial. Il est
par conséquent curieux que l’histoire de la famille soit longtemps demeurée
le monopole des historiens du droit et des démographes, les premiers
s’intéressant aux enjeux du mariage et des successions, les seconds au
régime démographique ancien et aux organisations familiales. Cependant,
dans les années 1970-1980, deux publications pionnières – les actes du
colloque Famille et parenté dans l’Occident médiéval, codirigé par Georges
Duby et Jacques Le Goff, en 1974, et l’Histoire de la famille, une série
coécrite par des historiens, des sociologues et des anthropologues, en 1986
– rendirent compte de l’élargissement du questionnaire des historiens et de
l’influence croissante sur leurs travaux de l’anthropologie (la tradition issue
de Claude Lévi-Strauss et les africanistes anglo-saxons surtout). Depuis, la
multiplication des monographies, concernant surtout les élites
aristocratiques ou urbaines, a consacré l’avènement d’une véritable histoire
de la parenté, attentive, au-delà des structures juridiques ou
démographiques, à la nature même du lien de parenté, à son
fonctionnement, aux multiples enjeux de la transmission, aux rituels
d’intégration ou d’exclusion, à l’entrelacement des relations sociales et
affectives (A. Guerreau-Jalabert, Ch. Klapisch-Zuber, D. Barthélemy, R. Le
Jan, M. Aurell, D. Lett…). Parallèlement, les historiens s’appropriaient des
méthodes et un lexique plus précis et plus rigoureux que la terminologie
ambiguë dont ils faisaient jusque-là usage. Sans entrer dans le détail
d’analyses dont les principales conclusions, pour les Xe-XIIe siècles, figurent
dans les chapitres précédents, on peut évoquer quelques-unes des
perspectives nouvelles dégagées par le recours à l’anthropologie et, par là,
la diversité du questionnaire auquel le champ de la parenté est désormais
soumis.
U .

Cette enluminure est extraite d’un manuscrit du XIIe siècle des Étymologies d’Isidore
de Séville et vient illustrer le passage consacré au stemma (tableau généalogique
antique). Elle a pour objet de définir les degrés de parenté (indiqués en chiffres
romains à l’encre rouge) par rapport à un « ego » placé à l’articulation du tronc et du
feuillage de l’arbre. Comme le montre le degré affecté aux grands-parents ou aux
oncles et tantes, il s’agit bien d’un comput germano-canonique. Le motif de l’arbre est
utilisé à partir du IXe siècle pour représenter l’ensemble des positions de parenté
possibles, le plus souvent dans des manuscrits des Étymologies. À partir du milieu du
XIIe siècle, il se diffuse aussi dans les manuscrits juridiques (par exemple le Décret de
Gratien) et ce n’est qu’à partir de la fin du XIIe siècle qu’il commence d’être utilisé
pour des généalogies réelles. Il renvoie moins à la symbolique de la fécondité qu’il ne
permet d’opérer une classification efficace (par branches et sous-branches). Le couple
figuré en haut de l’arbre correspond sans doute à Adam et Ève, les ancêtres de
l’humanité.

Une première perspective tient à la revalorisation du rôle du couple et


de la famille étroite (les parents et les enfants, les relations parentales et
adelphiques) dans l’économie de la parenté, aux dépens de la parenté large
(les oncles et tantes, les cousins, les grands-parents…), dont on a longtemps
surestimé l’importance. L’Église carolingienne a, la première, développé
une véritable théologie du mariage chrétien qui consacra la primauté du lien
matrimonial sur les autres types d’unions pratiquées au sein de l’aristocratie
franque et assura la prééminence des enfants légitimes. Cette œuvre fut
prolongée et approfondie, à partir de la fin du XIe siècle, par la réforme
« grégorienne » et les théologiens de l’école de Saint-Victor de Paris.
L’action de l’Église tendait incidemment à conforter la position de la
femme au sein du couple comme dans sa fonction parentale, avant comme
après la mort de l’époux, le veuvage apparaissant même souvent comme un
moment exceptionnel d’autonomie matérielle. Indépendamment de la
pastorale ecclésiastique, l’importance du couple et de la famille étroite
ressort de l’ensemble des pratiques sociales et patrimoniales de
l’aristocratie, comme en témoignent, par exemple, les pratiques de
succession qui favorisent toujours, aux dépens des frères et sœurs, les
enfants, ou bien la primauté des conjoints et des enfants, dans les
consentements exigés lors des aliénations de biens, dons ou ventes, en
faveur des communautés monastiques et canoniales aux Xe-XIIe siècles (ce
qu’on appelle la laudatio parentum, l’accord des parents).
U .

Cette enluminure extraite du Liber feudorum major (vers 1178-1196) représente le


mariage d’Ermengarde de Carcassonne avec Gausfred III de Roussillon. La scène se
déroule dans un palais. C’est le père de la mariée, Bernard Aton IV, vicomte de
Nîmes, qui préside la cérémonie et unit les conjoints en saisissant leurs mains droites
pour les amener à se joindre. La mariée est encadrée par son père, qui transfère son
autorité à son époux, et par sa mère, Cécile de Provence, assise à gauche, levant la
main droite en signe de consentement. Le mariage apparaît comme une affaire
entièrement profane.

Une deuxième évolution historiographique, plus remarquable encore, a


revalorisé la part de l’alliance (la parenté instaurée par une union
matrimoniale) dans la construction du champ de la parenté, aux dépens de
la filiation (la parenté fondée sur les liens du sang, c’est-à-dire la
reconnaissance d’un ancêtre commun en ligne paternelle ou maternelle).
Dans l’aristocratie, l’échange des femmes, qui s’accompagnait de transferts
de biens matériels et symboliques, représentait le moyen le plus efficace de
conclure une alliance, d’accroître son prestige, de conforter son pouvoir et
d’enrichir sa famille. L’organisation de ces échanges était affaire
d’hommes et les rituels du mariage, qui demeuraient pour l’essentiel
profanes, mettaient en scène le transfert de l’autorité sur la femme du père
au mari. Le renforcement du contrôle ecclésiastique sur la légitimité des
unions et le respect des interdits de parenté, sensible dès le début du
XIe siècle en Lotharingie et en Germanie, mais seulement à partir de la
réforme « grégorienne » en Francie occidentale et méridionale, compliqua
les stratégies matrimoniales, tout en favorisant une meilleure connaissance
des liens de parenté. Il ne remit pas en cause, cependant, le rôle primordial
de l’alliance. De nombreuses études ont mis en relief une forte tendance à
l’hypergamie masculine (le fait, pour un homme, de prendre pour épouse
une femme de plus haute naissance), une pratique qui conférait à la parenté
de l’épouse une valeur éminente, tout en ménageant à celle-ci une position
appréciable dans le cercle de la famille étroite. Dans l’aristocratie, la
noblesse, qui était toujours relative et affaire de perception, dépendait ainsi
beaucoup de l’origine de la mère. Outre sa noblesse, la femme apportait à
son mari et ses enfants un ensemble de droits et de relations. Sur le strict
plan de la parenté, l’oncle maternel, le frère de la mère, était souvent amené
à jouer un rôle important auprès de sa sœur et de ses neveux. C’est lui qui
pouvait être chargé de trouver un époux aux filles, en particulier lorsque le
père était décédé. C’est auprès de lui que l’on envoyait les fils se former, à
la cléricature s’il était évêque ou abbé, à la chevalerie s’il était duc, comte
ou seigneur. En revanche, les enjeux patrimoniaux de l’alliance
(concrètement le volume des dots) se réduisirent de manière notable au
cours des XIe et XIIe siècles, sauf lorsque l’épouse était l’unique héritière de
ses parents et pouvait transmettre à ses propres enfants titres et domaines.
Au XIIe siècle, le contraste est saisissant entre le rayonnement et la relative
indépendance de quelques puissantes héritières, comme la très fameuse
Aliénor d’Aquitaine, et la grande masse des épouses privées d’une telle
influence.
Une troisième évolution historiographique réside dans la
reconsidération dont fait l’objet l’avènement, à l’époque féodale, du
système de parenté dit « lignager », reposant sur la primauté de la filiation
paternelle et, au sein des fratries, sur les droits de l’aîné. Cette
reconsidération prit d’abord la forme d’une remise en question de
l’évolution chronologique entre le « temps du cousinage » et le « temps du
lignage », pour reprendre une terminologie issue de l’œuvre de Georges
Duby, qui lui-même l’avait empruntée à l’historiographie allemande (« de la
Sippe au Geschlecht »). En effet, on ne croit plus aujourd’hui à une
évolution rapide entre le Xe siècle et le XIe siècle et la multiplication des
études régionales a révélé la grande variété des rythmes et l’existence de
phases intermédiaires. La reconsidération est ensuite devenue plus
fondamentale, interrogeant la pertinence même du terme de lignage et
nuançant la nature de la rupture avec le haut Moyen Âge. En effet, en
termes anthropologiques, le système de parenté de l’âge féodal est resté
cognatique ou indifférencié, accordant une place notable à la filiation
maternelle et à l’alliance en dépit de l’extension de tendances patrilinéaires,
c’est-à-dire de l’essor de pratiques sociales et successorales favorisant la
filiation en ligne masculine. Ces tendances patrilinéaires étaient d’ailleurs
présentes dans la famille royale franque, dès le haut Moyen Âge et dans
certaines lignées de l’aristocratie d’Empire, dès l’époque carolingienne. Au
Xe siècle, elles gagnèrent la plupart des familles princières de Francie
septentrionale, tout en restant ignorées dans les régions méridionales. Aux
XIe-XIIe siècles, elles se diffusèrent plus largement dans l’espace et à
l’ensemble des strates de l’aristocratie, mais de manière progressive et
différenciée selon les contextes régionaux et familiaux. L’exclusion des
filles de la succession parentale en fut le signe le plus évident et le plus
fréquent, même si cet usage était en général suspendu en cas de disparition
des fils. La marginalisation des cadets fut plus rare et revêtit souvent des
formes atténuées. La diffusion des relations féodo-vassaliques pouvait
contribuer à renforcer les droits de l’aîné, en contraignant les cadets, puis
les cousins, à se reconnaître vassaux du détenteur de l’« honneur » majeur.
Dans certaines régions comme le Bas-Languedoc, les liens de cousinages
demeurèrent toutefois assez étroits jusqu’au début du XIIe siècle au moins et
purent se trouver confortés par la pratique de la coseigneurie en indivision
sur plusieurs générations. De manière générale, les tendances patrilinéaires
étaient contrariées par la fréquence des unions multiples, simultanées (à
travers la pratique fréquente du concubinage) ou successives (le remariage
est la norme), qui donnaient naissance à des fratries composites, dont
n’étaient jamais complètement exclus les enfants issus d’unions que
l’Église considérait comme illégitimes. La démographie de l’époque
encourageait par ailleurs bien des familles à ne pas trop limiter la nuptialité
des cadets de façon à ce que le décès inopiné de l’aîné ne remit pas en cause
la perpétuation de la lignée. En revanche, la place croissante occupée par
les châteaux dans l’économie symbolique et matérielle du pouvoir
aristocratique, que révèlent les règlements successoraux ou l’apparition de
l’anthroponymie castrale, tendait à renforcer la masculinité du pouvoir, à
marginaliser les filles et à concentrer l’honneur entre les mains d’un seul
fils, le plus souvent l’aîné. De fait, l’identité familiale s’arrima de plus en
plus à la transmission de « l’honneur » éponyme, au point qu’en cas
d’accident biologique, l’éventuel héritier d’une seigneurie « tombée en
quenouille », ou bien l’un de ses fils, relevait souvent le nom propre et le
surnom castral du dernier héritier en ligne masculine directe. L’idéologie de
la dynastie masculine s’imposait par-delà les accidents de la démographie
familiale et occultait des pratiques en réalité souvent plus souples que les
historiens furent longtemps enclins à le croire.

L’ J C (
C , XIIe ).
Cette image, sans doute directement inspirée de l’arbre de Jessé figuré sur un vitrail
du chœur de Saint-Denis, réalisé à l’initiative de l’abbé Suger, découle du
rapprochement de deux passages du livre du prophète Isaïe rapportés à la venue du
Christ : « Puis un rameau sortira du tronc de Jessé et un rejeton naîtra de ses racines.
L’Esprit de l’Éternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de
conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de l’Éternel » (Isaïe 11, 1-2) ;
« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe. Voici, la vierge
deviendra enceinte, elle enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d’Emmanuel »
(Isaïe 7, 14). Au travers d’un jeu de mot latin entre virga (le rameau) et virgo (la
vierge), la généalogie du Christ déroulée dans les Évangiles de Matthieu (1, 17) et Luc
(3, 23-38) est modifiée par l’inclusion de Marie dans la descendance de Jessé,
représenté couché au bas du vitrail. Cette modification a un sens profond : elle permet
de souligner à la fois la généalogie charnelle et la généalogie spirituelle du Christ. La
généalogie charnelle le rattache à Jessé et à son fils David (le deuxième en partant du
bas) et l’inscrit par là dans une lignée royale. La généalogie spirituelle le présente en
fils de Marie (en avant-dernière position en partant du bas) et du Saint-Esprit (sous
forme d’une colombe au-dessus de la tête du Christ), c’est-à-dire en Fils de Dieu fait
homme. Le motif du lys blanc, qui dessine l’écrin où chaque figure se tient, souligne
cette ascendance à la fois royale et spirituelle. Le lys est en effet un motif royal chez
les Capétiens, mais c’est aussi et même d’abord un motif marial. Il renvoie en outre au
« lys des champs » de l’Évangile de Mathieu (6, 28-29), image du Christ lui-même :
de Jessé à Jésus, le rameau se transforme en fleur. Une fleur appelée à fructifier parmi
les hommes : « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, celui-là
portera du fruit et jamais son feuillage ne sèche » (Psaumes 1, 1-3).

La grande enquête collective, menée sous la direction de Monique


Bourin, consacrée à l’étude de l’anthroponymie médiévale et plus
particulièrement à l’avènement du système de dénomination à deux
éléments (nom propre et surnom, appelé à évoluer en nom de famille) entre
le XIe et XIIIe siècle, ce que les médiévistes ont pris l’habitude de nommer la
« révolution anthroponymique », entretient d’étroites relations avec les
recherches sur la parenté. En effet, le nom, au-delà de sa fonction indicielle
(la désignation des individus et des groupes), est toujours porteur d’une
fonction symbolique, articulée sur les structures de parenté, la dévolution
du patrimoine (matériel et immatériel) et l’imaginaire familial ou culturel.
Dans le monde aristocratique, l’adoption comme surnoms des toponymes
castraux souligne, par exemple, le rôle désormais dévolu à la transmission
du château ou de la seigneurie dans la reproduction du pouvoir seigneurial
et l’imaginaire nobiliaire. De même, la dissociation entre les pratiques de
dénomination masculines (réduction du nombre des noms propres,
préférence du nom du père ou du grand-père pour les aînés, adoption d’un
surnom) et féminines (variété plus grande, fréquence des noms auguratifs
renvoyant à des qualités génériques, christianisation plus précoce, absence
de surnom) renvoie au durcissement de la construction des genres à l’âge de
la chevalerie et à la marginalisation des filles induite par l’inflexion
patrilinéaire du système de parenté, deux évolutions profondes que ne doit
pas masquer l’épanouissement de la lyrique courtoise.

Littérature généalogique et mise en scène de


la parenté aristocratique

Les Amboise étaient des seigneurs du comté d’Anjou, dans la vallée


de la Loire. Le texte proposé ici raconte des faits censés être survenus
au début du XIe siècle, sous le règne du comte Geoffroy Martel. Il
permet de prendre la mesure des enjeux idéologiques de la littérature
généalogique, tout en révélant certaines dimensions de l’imaginaire de
la parenté aristocratique à l’époque féodale. Ce type d’ouvrage
constitue d’abord une histoire des pères : le récit met l’accent sur la
succession des hommes, maîtres de l’honneur familial ; les cadets ne
sont pas exclus, mais, pourvus d’une part de l’héritage paternel, ils
doivent fidélité à leur aîné ou au chef de la branche aînée. Il s’agit
ensuite d’une histoire de la terre : au cœur du récit figurent le rapport à
« l’honneur » (en l’occurrence le château et la seigneurie d’Amboise),
la transmission de la terre paternelle, son éventuel accroissement, les
guerres qu’il faut mener pour la défendre. De là découle le fait que les
femmes ne sont vraiment évoquées que lorsqu’elles ont apporté
richesse et renom à leurs époux : ici Denise, femme de Sulpice,
héritière de Chaumont ; plus loin dans le récit, Élisabeth, demi-sœur
du comte d’Anjou, qui apporte les domaines comtaux d’Amboise et
l’honneur de Jaligny, en Auvergne. La vocation de la femme noble
réside dans la « piété filiale, [la] soumission conjugale, [la] modération
seigneuriale, [l’] utilité maternelle », autant de comportements qui la
définissent par rapport aux hommes (son père, son mari, ses fils). S’y
ajoutent la beauté et la modestie, qualités essentielles et stéréotypées
de la bonne épouse.
« Lisois d’Amboise, parvenu désormais à la fin de sa vie, partagea sa
terre entre ses deux fils. Il donna à son aîné Sulpice ses biens
d’Amboise et tout ce qu’il avait entre le Cher et l’Indre, et aussi Moré,
situé au-delà de l’Indrois, qu’il tenait en fief de l’archevêque. Il donna
à Lisois ce qu’il détenait à Loches et la moitié de Verneuil, avec
plusieurs fiefs et d’autres biens qu’il avait retenus pour lui en propre,
comme il est écrit dans les coutumes du seigneur d’Amboise. […]
Quand Lisois céda à la nature, il fut enterré à Villeloin, près de
l’église Saint-Sauveur.
En considération de la très grande sagesse et de la valeur aux armes
de Sulpice, fils de Lisois, Geoffroy de Chaumont, fils de Gelduin, lui
donna en mariage l’une de ses nièces, fille de sa sœur Chane, nommée
Denise et qu’il avait élevée depuis son tout jeune âge. Il lui donna,
pour la durée de sa vie, la moitié de Chaumont et de tout ce qu’il
possédait, et la totalité de ses biens à son décès. Ce qui fut fait avec
l’accord et par la volonté du comte Thibaud [III, comte de Blois et de
Chartres] et de son fils Étienne, qui reçurent tous deux pacifiquement
l’hommage de Sulpice pour l’honneur de Chaumont. C’est ainsi que
les seigneuries de Chaumont et d’Amboise se trouvèrent réunies. […]
Sulpice de Chaumont engendra, de son épouse Denise, Hugues et deux
filles, Aénor et Ermesende. Sulpice vieillissait ; tous ses hommes,
réunis à Chaumont comme pour le conseil, jurèrent alors fidélité à son
fils Hugues pour son honneur et sa terre. De même, Lisois, son frère,
confirma par serment qu’il n’amoindrirait pas l’honneur de son neveu
Hugues, qu’il ne lui enlèverait pas sa terre, qu’il ne chercherait pas à
porter atteinte à son corps, à ses membres ou à sa vie […]. Peu de
temps après, Sulpice revint de la cour du comte et tomba gravement
malade ; il prit le chemin de la chair éternelle à Rochecorbon, dans la
chambre de sa sœur Sibille. On sait qu’il s’est éteint le jour des
calendes de juin ; homme de probité et d’honneur, il a été enterré à
[l’abbaye de] Pontlevoy, au milieu de l’extrême affliction de ses
chevaliers, et il y reposa avec le consentement de Dieu. Son frère
Lisois prit en main l’administration de sa terre et de ses hommes,
comme Sulpice l’avait ordonné.
[…] Piété filiale, soumission conjugale, modération seigneuriale,
utilité maternelle, telles furent les qualités de Denise, qui mourut le 4
des calendes de mai. Elle repose en paix à Pontlevoy, enterrée près de
ses parents. »
Gestes des seigneurs d’Amboise (vers 1155).

De nouveau dans l’aristocratie, l’exaltation de l’autorité du passé, ainsi


que l’importance des enjeux de la transmission dans un contexte de
compétition plus rude, expliquent l’apparition d’un nouveau genre de
textes, les écrits généalogiques, et d’une nouvelle figure iconographique,
l’arbre généalogique, dont la matrice culturelle figure dans la Bible, avec
les généalogies des rois d’Israël et de Juda et la généalogie du Christ. Les
premiers écrits généalogiques apparaissent simultanément en Anjou et en
Flandre, dans l’entourage ecclésiastique des princes, et mettent tous en
valeur les liens de parenté créés par les femmes. Les enjeux de prestige et
de légitimité sont alors prépondérants, justifiant la mise en exergue de liens
réels ou imaginaires avec les dynasties royales, que ces liens soient de
l’ordre de la filiation comme chez les comtes de Flandre, descendants de
Judith, fille de Charles le Chauve et épouse de Baudoin Ier, ou bien de
l’ordre du compagnonnage guerrier comme chez les comtes d’Angers, qui
se présentent comme les descendants d’un certain Ingelger, compagnon de
Robert le Fort. Le modèle royal explique par ailleurs que le même atelier
d’écriture, en l’occurrence le scriptorium de l’abbaye Saint-Aubin
d’Angers, ait produit, à la fin du XIe siècle, à la fois les premiers écrits
généalogiques concernant la lignée comtale angevine et les premiers
schémas généalogiques illustrant la succession des Mérovingiens et des
Carolingiens à la tête du regnum Francorum. Ce type de littérature connut
un succès croissant au XIIe siècle, tant auprès des princes – c’est le moment
où, après avoir accédé à la couronne d’Angleterre, les Plantagenêts
commencent à tenter de s’approprier la figure légendaire du roi Arthur –
qu’auprès des lignées seigneuriales ou chevaleresques, comme en
témoignent le cas des sires d’Amboise ou celui du chevalier Lambert de
Watreloos.
D’autres relations de parenté, qualifiées de spirituelles lorsqu’elles
sont instaurées par le sacrement de baptême (la relation entre parrain,
marraine et filleul[e]), ou bien d’artificielles lorsqu’elles sont forgées par
une éducation commune sous un même toit (les « nourris » à la table d’un
seigneur) ou un rituel spécifique tels l’adoubement chevaleresque ou le
serment de vassalité, structuraient aussi les liens sociaux et politiques et
pouvaient venir renforcer, ou contrarier, les liens issus de la filiation et de
l’alliance. Ce que les sources de l’époque nomment amicitia, dont notre
amitié ne donne qu’une idée imparfaite, représente la forme la plus élaborée
de ces parentés choisies ou qui se donnent pour telles. Il s’agit en effet
d’une relation codée, présentée comme élective et égalitaire, fondée sur
l’estime et le partage, comme l’illustrent, au XIIe siècle, les célèbres couples
d’amis célébrés par les chansons de geste en langue romane : Roland et
Olivier, Guillaume et Vivien… Les droits et devoirs réciproques, le
compagnonnage guerrier et l’échange de cadeaux en sont à la fois le signe
et le creuset. Depuis l’époque carolingienne, l’amitié peut aussi venir
renforcer les pactes et les alliances politiques entre deux hauts personnages,
rois ou princes, et leur conférer une dimension affective (fictive), voire
spirituelle, supérieure. L’amitié se déploie enfin au sein même du cercle des
fidèles, où elle opère une forme de sélection en faveur de quelques intimes,
ou bien au sein de la parenté, où elle vient distinguer, parmi les nombreux
parents proches ou lointains, les personnes pour lesquelles seront abolies,
au moins symboliquement, les inégalités de puissance, d’honneur et de
dignité.
Dans ce cadre, le fait que le vocabulaire utilisé par les sources pour
décrire les partenaires et la nature de toute relation forte soit emprunté au
registre de la parenté ne fait pas que rendre compte de la prégnance
idéologique du lien de parenté. Il témoigne aussi de la capacité de la société
à investir d’autres liens d’une intensité aussi grande. Telle était en tout cas
la conviction de l’Église qui, à partir de l’époque grégorienne surtout, se
présenta comme la véritable famille, unie par des liens spirituels et non
charnels, dont le sens et la valeur, et par conséquent l’autorité, trouvaient
leur origine et une légitimité supérieures dans un au-delà du monde.

Conflit et violence
L’étude de la justice médiévale et de manière plus générale la question
de la régulation de la violence sont longtemps restées prisonnières, en
France en particulier, des catégories intellectuelles et juridiques de l’État
moderne, monarchique ou jacobin. Dans les travaux de l’école positiviste
de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, mais aussi dans l’œuvre de
Georges Duby, le propos reste dominé par une conception moderne de la
justice et de la légitimité : l’objet de la justice est l’établissement du droit, la
recherche de la vérité, et son exercice relève de la souveraineté. Dans ce
cadre, l’approche de la question reste structurée par l’opposition entre
pouvoir public (le roi ou le prince) et pouvoirs privés (les « féodaux », les
seigneurs). Les Xe-XIIe siècles sont alors considérés comme une période de
crise puis de renaissance de la justice, dont l’évolution suivrait le rythme de
la « décomposition de l’État » carolingien, jusqu’à la redécouverte du droit
romain à partir de la fin du XIe siècle, par l’Église d’abord, puis par les
pouvoirs souverains. La fin du monopole juridictionnel des comtes et leur
émancipation de la tutelle royale, le bouleversement des procédures
judiciaires et l’essor de la violence prennent place dans un sombre tableau
des temps féodaux, que ceux-ci soient envisagés comme un moment
d’anarchie (c’était la perspective dominante jusque dans les années 1970)
ou d’ordre seigneurial. Les « guerres privées » incessantes, le recours aux
arbitrages entre pairs et, le cas échéant, au « jugement de Dieu », c’est-à-
dire à des preuves tenues pour irrationnelles comme les ordalies,
apparaissent alors comme les signes les plus évidents de la brutalité et de
l’archaïsme de l’époque.
Cette conception a été profondément renouvelée par l’approche
anthropologique du règlement des conflits promue par les médiévistes nord-
américains (F. Cheyette, P. Geary, S. White notamment) à partir des années
1970 et acclimatée en Europe et en France depuis les années 1980. Pour
l’anthropologue, toute société, même dépourvue d’institutions étatiques ou
dotée d’institutions faiblement coercitives, génère ses propres instances et
ses propres procédures de régulation des conflits. Dans ce type de
configuration sociale, les groupes de parenté, les voisins, les membres
d’une même catégorie sociale ou d’une même communauté peuvent
constituer de telles instances, de même que les représentants d’institutions
« para-étatiques » telles que l’Église dans la société médiévale. L’objet de la
justice n’est pas tant la recherche de la vérité que la limitation de la
violence et le maintien de la paix. Les pratiques de médiation et de
négociation entre les protagonistes l’emportent sur les jugements mis en
œuvre par une autorité supérieure, d’autant que ces jugements ne sont pas
considérés comme les meilleurs ou les plus justes, mais seulement comme
un dernier recours lorsque toutes les autres voies ont échoué. Dans ce
contexte, les catégories modernes (et romaines) de « public » et de « privé »
doivent être relativisées. La violence doit être appréciée à la lumière du rôle
qu’elle joue dans une société où la force et la guerre sont tenues en haute
estime par la majeure partie du groupe dominant. Dans ce cadre, toute
violence, aussi brutale puisse-t-elle nous paraître, n’est pas irrationnelle,
mais participe dans une certaine mesure au système de régulation sociale et
relève de codes comportementaux partagés. Les clercs et les moines eux-
mêmes en font usage lorsqu’ils s’efforcent d’impliquer Dieu et ses saints
dans les conflits à grands coups de malédictions solennelles ou
d’« humiliations de reliques » destinées à exercer une forte pression
psychologique sur leurs adversaires. L’approche anthropologique conduit
ainsi à ne pas considérer les conflits seulement comme des facteurs de
dissolution du lien social et de désordre politique, mais comme des
mécanismes indispensables à la fabrique des solidarités et des hiérarchies.

La préparation d’un plaid : le piège


d’Ysengrin

Ysengrin […], trois jours avant le jugement, s’en va trouver Rooniaus


[…]. Rooniaus, en considération des trêves, lui fit signe d’approcher
de confiance ; Ysengrin ne se fit pas prier. « Je vous dirai tout de
suite », fait-il à Rooniaus « le sujet de ma visite. J’ai besoin de bon
conseil ; je suis en guerre avec Renart dont vous savez les nombreux
méfaits. J’ai levé clameur contre lui, la cause est retenue, on a pris
jour, dimanche après la messe Renart doit comparaître devant vous ;
car la Cour vous a choisi pour conduire le plaid. Mais avant les
débats Renart doit se purger par serment. Cela lui coûtera peu sans
doute ; je viens donc réclamer votre amitié pour conduire l’affaire de
manière à le confondre. Et d’abord où devons-nous chercher le
sanctuaire sur lequel il devra jurer ? Le point est de grande
conséquence et, je vous l’avoue, il m’embarrasse un peu. – Par ma
foi », dit Rooniaus, « vous trouverez dans ce village assez de saints ou
de saintes et vous n’aurez que l’embarras du choix. Mais écoutez : si
Brichemer voulait remplir l’office de Justice, on essaierait quelque
chose de mieux. Je ferais le mort, je m’étendrais dans un fossé hors du
village : vous répandriez le bruit de ma fin édifiante, et quand on
viendrait lever mon corps, on me trouverait couché sur le dos,
mâchoires ouvertes, langue tirée : vous convoqueriez l’assemblée
autour de moi, et Renart étant venu, vous déclareriez le tenir quitte de
tout, pourvu qu’il fût consentant de jurer sur ma dent qu’il n’avait
jamais outragé votre femme. S’il se tient assez près de mon chef pour
me permettre de l’empoigner, il pourra se vanter que jamais corps
saint n’aura mieux retenu ni mordu. […]
Ysengrin approuva grandement la pensée de Rooniaus. Tout joyeux de
la visite, il prend congé de son allié, retourne dans la forêt et se met en
quête de ses amis. Il ne leur envoie pas de message, mais se rend lui-
même chez eux, en bois, en plaines, en montagnes. Bientôt arrivèrent à
son hôtel Brichemer le sénéchal, la tête haute, la démarche assurée ;
sire Brun l’ours, Baucent le sanglier, Musart le chamois, le Léopart, le
Tigre, la Panthère, l’enchanteur Cointereau, nouvellement arrivé
d’Espagne, lequel, sans trop se soucier de l’un ou l’autre des
plaideurs, venait pourtant se ranger par curiosité du côté d’Ysengrin.
« Seigneurs », leur dit Ysengrin, « je vous ai tous réunis dans l’espoir
de trouver bon secours en vous. » Tous alors, étrangers ou familiers,
parents ou amis, s’engagent à ne pas se séparer avant d’avoir obtenu
pour lui satisfaction complète. […]
[Renart réunit semblablement ses appuis] Renart se hâta de conduire
cette noble compagnie aux abords du village où le plaid devait être
tenu. Ysengrin et tous ses amis les avaient précédés. Il y eut à l’abord
quelques difficultés ; mais on convint enfin qu’Ysengrin occuperait la
vallée et Renart la montagne. Entre les deux camps, sur le fossé, sire
Rooniaus, le cou replié et la langue tirée, ne remuait ni pieds ni tête. À
quelque distance et cachés par un verger, se tenaient tous les amis que
l’on sait ; ils pouvaient être une centaine, […] tous animés des mêmes
sentiments contre l’ennemi d’Ysengrin.
Roman de Renart.

Appliquée aux conflits des Xe, XIe et XIIe siècles, tels que nous les
rapportent chroniques et notices de plaid, une telle approche permet
d’expliquer les modalités des conflits et la raison de leur perpétuation sur
plusieurs années, voire plusieurs décennies. Au sein de l’aristocratie
notamment, le principal motif de reproduction des conflits est la pratique de
la faide. Il s’agit d’une forme de vengeance qui caractérise la société
féodale comme toute société de l’honneur et ne procède pas d’une pulsion
personnelle, mais obéit à un certain nombre de règles. Préserver son
honneur, respecter l’ethos de son groupe social, c’est-à-dire les règles
tacites qui gouvernent les comportements et permettent de conserver son
rang et sa renommée, exige de réparer l’affront subi (par soi-même, un
membre de sa parenté ou un obligé) par une action semblable, susceptible
d’entraîner à son tour une nouvelle réplique. La faide provoque ainsi
l’entrée dans un cycle de violence indéfini dont la rationalité tient moins au
conflit lui-même qu’aux valeurs et aux relations qu’il met en branle. Dans
ce cadre, il est souvent délicat pour l’historien de repérer le début ou la fin
d’un cycle de violences. Le conflit ne s’oppose pas vraiment à sa résolution.
Guerre et paix s’entrelacent dans une succession d’épreuves de force,
d’arbitrages, de compromis, diversifiant les modalités de règlement
temporaires (le plaid, le jugement de Dieu…) et reposant sur l’intervention
graduée de tiers (le prince, les pairs, l’Église…) pourvus de leurs propres
motivations. Sur un mode parodique, les multiples péripéties du procès de
Renart, suite à la « clameur » (c’est-à-dire la plainte) d’Ysengrin et de dame
Hersent, racontées par un clerc du nord de la France dans le Roman de
Renart, en fournissent un précieux témoignage.
En mettant en lumière les mécanismes du conflit, l’anthropologie
juridique a révélé l’insertion de la conflictualité au cœur de la société.
Chaque moment du conflit, qu’il soit violent ou non, donne aux
protagonistes l’occasion de mobiliser leurs clientèles et de resserrer les liens
de solidarités qui les unissent. Un conflit apparaît comme le meilleur moyen
de regrouper parents, alliés et fidèles et la meilleure occasion d’exhiber les
valeurs guerrières du groupe dominant, valeurs de la force, du courage et de
l’amitié. À l’échelle locale ou régionale, le conflit permet aussi de
manifester ou de recomposer les hiérarchies, de définir qui exerce l’autorité,
sur qui et dans quel périmètre. C’est l’occasion pour les puissants d’évaluer
l’aide et le conseil, aussi bien militaires que pécuniaires ou diplomatiques,
qui donnent chair aux liens de fidélité au sein de l’aristocratie. Par ailleurs,
la plupart des conflits mettent au jour les deux fondements de la domination
aristocratique. La quasi-totalité d’entre eux portent en effet sur deux objets :
la terre, la seigneurie ou le château d’une part, les femmes d’autre part. En
définitive, à la lumière de l’anthropologie, les guerres féodales, que l’on
peut aussi dire vicinales ou bien « faidales », cessent d’être des guerres
« privées », à la fois symptômes et facteurs de la crise des pouvoirs
« publics » royaux ou princiers, pour devenir une composante essentielle
d’un système social et politique au sein duquel elles œuvrent à conforter la
domination des guerriers sur l’ensemble de la société.

L’économie du don

Les historiens de l’économie et de la société ont depuis longtemps mis


en lumière la place occupée par les pratiques de redistribution et les
échanges ritualisés de biens et de services au sein de l’aristocratie
médiévale. La répartition du butin lors des guerres ou à l’issue des tournois,
les offrandes d’armes, de chevaux ou d’oiseaux de proie à l’occasion des
ambassades ou des pactes d’amitié, les divers dons qui ponctuent les rituels
de mariage ou d’entrée en dépendance en constituent autant de formes
singulières. Plus récemment, on a souligné combien les relations entre les
laïcs et les moines reposaient sur les relations tissées à l’occasion des
donations de biens fonciers et de la réception, en échange, de services
spirituels manifestés par une inhumation distinctive ou l’inscription dans un
livre de vie ou un obituaire, ce que les chartes médiévales appellent des
dons pro anima, c’est-à-dire pour le salut de l’âme. La fréquence des scènes
de donation dans la sculpture romane illustre l’importance que revêtaient
ces moments dans la vie des donateurs, comme dans celle des communautés
bénéficiaires. La plupart du temps, les dons faisaient d’ailleurs l’objet de
rituels élaborés, au cours desquels les donateurs déposaient la charte de
donation ou un objet symbolique sur l’autel de l’église abbatiale et étaient
accueillis dans la « fraternité des moines » en présence de l’abbé et de
membres de la communauté.

V .

Cette enluminure illustre le début du chapitre consacré à Ansbert, troisième abbé de


Fontenelle devenu archevêque de Rouen († 695), dans un manuscrit des Gestes des
abbés de Fontenelle réalisé dans cette abbaye (aujourd’hui Saint-Wandrille), à la fin
du XIe siècle. Elle montre un moine (l’auteur de l’enluminure et/ou du manuscrit)
prosterné devant le saint. Tout est fait pour souligner la majesté du saint et son
appartenance à l’autre monde : revêtu de ses insignes (crosse et pallium), plus grand
que le moine, à la fois dans et hors de l’église (entre les colonnes et sous les voûtes,
mais aussi devant l’édifice maçonné de l’arrière-plan) et entre terre et ciel. Mais la
scène de vénération semble redoublée d’une discrète scène de dédicace, suggérée par
la présence en bas à droite de l’armarium (ici un coffre) où sont rangés les livres de
l’abbaye, à commencer par celui-là même où figure l’enluminure.

À la lumière de l’anthropologie religieuse et notamment des


recherches de Bronislaw Malinovski, Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss
sur le don et le contre-don, ces échanges sont aujourd’hui compris et
analysés par les historiens pour ce qu’ils sont : des « faits sociaux totaux »
(Mauss) et non seulement des transactions de biens et de services. En effet,
le don fonde une relation entre les partenaires, une relation qui prend sens
au regard de la société dans son ensemble. Tout en s’adressant à Dieu et à
ses saints, et tout en tirant son sens d’une espérance de salut, le don reste
incarné : il met au jour des valeurs, établit ou conforte des hiérarchies,
structure des groupes ou des communautés.
Un premier enseignement de l’anthropologie montre que le don
s’inscrit d’abord dans une chaîne d’échanges. Traditionnellement, ce
phénomène était décrit au travers du couple formé par le don et le contre-
don, tout don impliquant nécessairement un contre-don. Depuis Mauss, les
recherches des anthropologues ont considérablement affiné l’analyse. On
peut en évoquer quelques-uns. Les travaux de Karl Polanyi ont promu la
notion de « don-échange », destinée à mieux souligner la circularité, la
réciprocité et le caractère indéfini de la relation créée par le don. Annette
Weiner a relativisé l’universalité du don en mettant en lumière l’existence
d’une catégorie de biens inaliénables, qui échappaient toujours aux circuits
du don et jouaient un rôle majeur dans la construction identitaire des
individus et des groupes sociaux. Alain Testart et Maurice Godelier ont
nuancé le principe d’équivalence des dons, certains dons restant à jamais
inégalables, ainsi que la notion d’obligation contenue dans tout don,
l’enchaînement des échanges procédant plus du système social dans son
ensemble que du don lui-même. De tels renouvellements rendirent souvent
plus aisée l’appropriation des concepts anthropologiques par les historiens.
La notion de biens inaliénables permit ainsi de mieux apprécier le rôle de
certains objets comme les reliques ou de certains biens spécifiques comme
les fiscs royaux ou les biens dotaux. La notion d’inégalité des dons
s’accorde mieux au christianisme médiéval que celle de contre-don, le
fidèle ne pouvant jamais effacer sa dette à l’égard de Dieu. La pression
exercée par la société se comprend aisément dans un contexte médiéval où
l’ethos aristocratique autant que la notion de charité chrétienne fondaient le
système de représentation et imposaient l’entrée de tous ceux qui en avaient
les moyens dans le système du don.
U ( S -
L ’A , 1130).

De manière traditionnelle, la donation d’un puissant personnage (son vêtement et son


bonnet décorés se distinguent de l’habit du moine) est représentée par l’offrande d’une
maquette d’église. Le message est clair : toute donation contribue à l’édification, à la
fois matérielle et spirituelle, de la maison de Dieu.

Un deuxième enseignement de l’anthropologie souligne que le don


n’implique pas nécessairement une aliénation au sens contemporain du
terme, c’est-à-dire le transfert complet et définitif du droit de propriété. En
effet, le donateur conserve souvent des droits ou des prérogatives sur ce
qu’il a donné et/ou sur celui à qui il a donné. Une telle situation explique
que les biens offerts aux moines par les grands fassent souvent l’objet de
contestations et de revendications répétées de la part des héritiers du
donateur initial, suscitant le renouvellement régulier, parfois sur plusieurs
générations, de la donation initiale. Le don et la relation entre donateur et
bénéficiaire s’inscrivent ainsi dans une histoire complexe, alternant des
phases pacifiques lorsqu’une forme de cogestion du bien donné entretient
l’amitié, et des moments conflictuels lorsque l’un des partenaires
interrompt, pour une raison ou une autre, la chaîne du don-échange. C’est
par exemple ce qui se produit, lorsqu’à partir du début du XIe siècle,
certaines communautés monastiques réformatrices, gagnées à une nouvelle
conception de la propriété et du patrimoine ecclésiastiques, entendent
mettre fin aux droits des héritiers des donateurs des générations
précédentes.
Un troisième enseignement de l’anthropologie nous apprend que le
don, comme le conflit, est l’occasion de mobiliser parents et amis, qui
peuvent être associés au geste du donateur en participant eux-mêmes à la
donation ou seulement en s’en portant garants par leur présence lors des
rituels qui la mettent en scène. Le don favorise alors le croisement et le
redoublement des relations d’amitié : entre le donateur et le bénéficiaire,
entre le donateur et ses alliés et fidèles, entre ces derniers et le bénéficiaire.
L’amitié établit alors une relation d’égalité fictive entre les partenaires,
entretenue par la circulation des richesses (matérielles et spirituelles) et la
réciprocité des échanges. Cependant, le don participe aussi à l’exercice de
l’autorité. En se manifestant publiquement, il entretient la renommée du
donateur, donc son pouvoir. Il lui donne l’occasion d’exhiber sa puissance,
ce qui explique l’importance des cérémonies qui accompagnent le don et le
rôle attribué à la mise par écrit de la donation. Dans une société où l’écrit
reste rare tout en étant auréolé de prestige, la charte associe le donateur au
monde des écritures. De manière plus explicite encore, les chartes
rappellent souvent avec précision les titres du donateur et la légitimité de
ses droits sur la terre. Elles célèbrent son geste en l’inscrivant dans le cadre
de la charité chrétienne et dans une longue chaîne de prédécesseurs illustres
(rois et empereurs de l’Ancien Testament, de l’Empire romain chrétien ou
de l’époque carolingienne, premiers chrétiens et fondateurs des églises…).
En tout cela, le don vient consacrer la position éminente occupée par le
donateur dans la société et donner à voir les relations privilégiées qui
unissent celui-ci à ces saints hommes, unanimement vénérés, que sont les
moines.

Une inspiration sans sujétion


Si l’anthropologie a profondément renouvelé l’approche de
nombreuses dimensions de la recherche historique, il n’en demeure pas
moins que l’appropriation par l’historien des méthodes et des concepts de
l’anthropologie présente des limites inhérentes au contexte épistémologique
de chacune des deux disciplines. En effet, à la différence des sociétés
étudiées par l’anthropologie classique, la société médiévale n’est pas une
société de l’oralité, mais une société de l’écrit, quand bien même seule une
partie des élites (les clercs et les moines) recourt régulièrement à l’écrit,
cette caractéristique étant renforcée par la place centrale qu’occupent les
Écritures saintes dans les représentations de la société médiévale. Cela pèse
aussi sur l’opération historique elle-même, car si l’anthropologue procède à
des enquêtes de terrain, l’historien n’a accès à la société qu’il étudie que par
le truchement de la documentation conservée (archéologique,
iconographique, mais surtout textuelle), dont les conditions de production
obéissent à de tout autres logiques que celles du témoignage oral ou de
l’enquête in vivo.
Ces différences expliquent que l’approche anthropologique ne
permette pas toujours d’accéder à une juste compréhension des phénomènes
étudiés. C’est ainsi que le modèle anthropologique du don-échange a pour
inconvénient d’ignorer les principes de médiation propres au christianisme
médiéval, celui-ci étant entendu à la fois comme religion de salut et comme
société. Le don mis en scène par les donations pro anima ne relie pas le
donateur à Dieu ou au saint destinataire du don, mais le donateur à Dieu ou
au saint par l’intermédiaire des moines-prêtres, spécialistes de la
conversion/transformation des biens terrestres (les terres et les droits
donnés) en biens célestes (les « bénéfices spirituels » offerts au donateur),
et de la circulation des suffrages entre l’ici-bas et l’au-delà. Dans le don pro
anima, les médiateurs monastiques et ecclésiastiques occupent donc une
place centrale en transformant la nature même du don au travers d’un
processus de dématérialisation ou de spiritualisation de l’offrande proche de
celui mis en œuvre lors de la célébration de l’eucharistie. Le principe
d’intercession rend ainsi le circuit du don beaucoup plus complexe qu’un
simple échange et implique une multiplicité de protagonistes et de
relations : le donateur, le bénéficiaire immédiat (qui reçoit l’offrande), les
intercesseurs (les moines, les pauvres, les saints), les bénéficiaires
supplémentaires (les défunts et les ancêtres). Ce processus explique la place
centrale occupée par les communautés monastiques et le culte des saints
dans la société des Xe-XIIe siècles. En développant les pratiques
commémoratives en faveur des défunts et en se présentant comme les
« vrais pauvres », parce que pauvres par volonté et non par nécessité, les
moines se sont imposés comme les spécialistes de l’intercession et les
meilleurs destinataires de l’œuvre de charité des laïcs. En accédant de plus
en plus souvent à la prêtrise, ils ont renforcé leur prestige et le prestige de la
fonction sacerdotale, tout en enrichissant leur médiation liturgique
traditionnelle (l’œuvre de prières) de la médiation sacramentelle par
excellence qu’est la célébration de l’eucharistie. Il faut ajouter que
l’officialisation du don par sa mise par écrit contribue elle aussi à renforcer
la position des moines, artisans de la rédaction et de la conservation des
textes.
Plusieurs études ont aussi révélé certaines faiblesses de l’approche
anthropologique pour la compréhension des conflits de la société féodale.
Ce type d’approche néglige en effet trop souvent les agents et leurs motifs
pour se concentrer sur les mécanismes et les procédures. Ce faisant, l’accent
est mis sur les éléments récurrents permettant de dégager la structure des
processus conflictuels, aux dépens des éléments dissonants issus de
contextes singuliers. Bien souvent, chacune des parties a bien l’intention de
gagner le conflit et ne se résout au compromis que par nécessité. Le modèle
anthropologique oppose par ailleurs de manière excessive les différences
instances et procédures de règlement (les pairs versus le prince, l’arbitrage
versus le jugement), à une époque où cours princières et cours seigneuriales
fonctionnent de la même manière, recourent aux mêmes arbitres et aux
mêmes spécialistes des questions juridiques, et se complètent plus qu’elles
ne s’affrontent. Enfin, l’anthropologie juridique tend à négliger le poids des
normes (les « coutumes ») et plus encore l’existence d’autres normes que
celles de la société aristocratique, à commencer par les normes
ecclésiastiques. Or le puissant mouvement de réforme monastique, puis de
réforme de l’Église, qui traverse les Xe-XIIe siècles, opère une critique
vigoureuse des pratiques coutumières de l’aristocratie et s’efforce de
promouvoir de nouvelles normes, en particulier en matière de seigneurie et
de lien matrimonial. Dans ce contexte, de nombreux processus conflictuels,
notamment ceux mettant aux prises ecclésiastiques et laïcs, doivent
davantage être compris comme l’affrontement d’horizons normatifs
différents, que comme un simple mécanisme universel de reproduction
sociale.
De manière plus générale, le handicap majeur de toute approche
anthropologique reste, pour l’historien, le désintérêt relatif pour le temps et
les enjeux contextuels qui figurent au cœur de l’étude des sociétés du passé.

IV. A ,

L’ et l’art gothique apparaissent comme des expressions


emblématiques résumant à elles seules toute l’histoire de l’art médiéval, en
particulier celle de l’architecture, de la peinture et de la sculpture des
monuments religieux, les plus imposants et les plus nombreux à être
parvenus jusqu’à nous. De fait, ces notions ont longtemps gouverné, en
France notamment, les travaux des historiens d’art, des historiens et des
archéologues et dominent encore le champ éditorial, les manuels scolaires
et les discours culturels ou patrimoniaux. Pourtant, depuis quelque temps
déjà, elles se révèlent problématiques, bloquant dans une certaine mesure
les avancées de la recherche, au point que certains ont pu prôner leur
abandon pur et simple. Un tel souhait paraît irréalisable tant le « roman » et
le « gothique » se sont imposés dans les représentations, l’imaginaire et le
langage courant, au même titre que la « féodalité ». Il reste qu’il faut en
reconnaître les limites et les faiblesses et dégager les motifs qui,
aujourd’hui, engagent bien des chercheurs à les tenir à distance.

Aux origines de deux appellations

Le premier terme à apparaître est celui de « gothique » : il fut d’abord


employé par Lorenzo Valla, vers 1435-1444, à propos de l’écriture des
XIIIe–XVe siècles, puis fut transposé dans le domaine des arts par les
humanistes italiens de la fin du XVe siècle. Diffusée par l’œuvre de Giorgio
Vasari (1511-1574), l’expression « art gothique » apparut en France au
début du XVIIe siècle seulement (1615) pour désigner, comme en Italie et
dans toute l’Europe, l’ensemble de la production artistique entre l’Antiquité
et la Renaissance, considérée de manière générale comme le produit d’une
époque barbare. Au début du XIXe siècle, l’apparition d’un autre terme, celui
de « roman », entraîne le rétrécissement de sens de l’art gothique à l’« art
des cathédrales » bâties entre le XIIe et le XVe siècle. Au même moment,
l’expression perd ses connotations ethniques et péjoratives. De nombreux
éléments contribuent à cette évolution favorable. Le premier est
l’épanouissement, d’abord en Angleterre et en Allemagne, de la sensibilité
romantique, encline à redécouvrir et à réhabiliter le Moyen Âge et son legs
littéraire et artistique. Le second est l’admiration de générations
d’architectes pour les prouesses techniques du gothique, depuis Soufflot
(1713-1780), auteur en 1741 d’un Mémoire sur l’architecture gothique,
jusqu’à Viollet-le-Duc (1814-1879), auteur du célèbre Dictionnaire
raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, publié de 1854
à 1868. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il ne s’agit plus seulement
d’exercices d’admiration, mais d’une source d’inspiration, comme le
montrent la vogue des édifices néo-gothiques et l’influence du gothique sur
l’architecture industrielle, la peinture préraphaélite ou l’art nouveau. Un
troisième facteur de la réhabilitation du gothique, propre à la France, réside
dans l’essor du nationalisme, qui célèbre dans « l’art des cathédrales »
l’œuvre du génie français et élabore une sorte de panthéon monumental, où
se côtoient la basilique de Saint-Denis et la cathédrale d’Amiens,
magnifiées par Viollet-le-Duc, Notre-Dame de Paris, glorifiée par Victor
Hugo, la cathédrale de Chartres, exaltée par Charles Péguy, Huysmans ou
Marcel Proust. Enfin, l’apparition de la notion d’art roman amène à
analyser avec plus de finesse et à scander avec plus de précision les
différents moments de l’évolution artistique médiévale. Elle confère du
même coup aux deux expressions – art roman et art gothique – une
légitimité scientifique, appuyée par les premiers développements de
l’archéologie monumentale.
N ’ V ( 1128-1140).

L’expression « art roman » apparaît en effet en 1818, sous la plume de


Charles de Gerville (1769-1853), avant d’être reprise et largement diffusée
par Arcisse de Caumont (1802-1873), deux savants enracinés dans une
région, la Normandie, dotée d’un patrimoine médiéval riche et original, et
promoteurs de la nouvelle discipline qu’est alors l’archéologie
monumentale. L’expression vise à souligner la continuité de l’architecture
médiévale avec la tradition romaine, avant les bouleversements apportés par
les cathédrales gothiques. Elle reste, elle aussi, longtemps péjorative,
désignant en quelque sorte une forme abâtardie de l’art romain antique. Les
monuments qu’elle désigne restent en outre longtemps éclipsés par la
faveur dont bénéficient les édifices gothiques auprès des élites
intellectuelles et artistiques. Elle finit toutefois par être à son tour
revalorisée, dans la première moitié du XXe siècle, dans le contexte culturel
du cubisme, de découverte des arts premiers et du modernisme
architectural, de Le Corbusier à Fernand Pouillon. En Catalogne, dans le
Midi français, en Lombardie, cette revalorisation est aussi soutenue par
l’essor des régionalismes et leur souci de se trouver un génie propre, à
distance de toute hégémonie gothique, c’est-à-dire « française ».
Cependant, à la différence de l’art gothique, qui est une notion partagée par
l’ensemble des pays européens, celle d’art roman n’a pas été vraiment
reprise en dehors des pays latins. En Allemagne notamment, la
caractérisation des arts antérieurs au gothique préfère se caler sur les
grandes dynasties d’empereurs : on parle ainsi d’art carolingien, ottonien ou
salien.
Ces appellations ont nourri le discours de l’histoire de l’art, qui s’est
longtemps donné pour objet d’affiner les caractérisations stylistiques du
roman et gothique, accusant leur opposition jusqu’à la caricature. Le roman
fut ainsi défini comme un art de la voûte et du mur épais, un art de la
massivité et de l’obscurité (Henri Focillon, 1881-1943), le gothique comme
un art de l’ogive, de l’arc brisé, des vastes ouvertures, un art de la légèreté
et de la lumière (Émile Mâle, 1862-1954). Jusqu’au milieu du XXe siècle,
toute une tradition s’est attachée à distinguer, à l’image de ce que l’on
faisait pour les ateliers d’artistes de la Renaissance, des « écoles »
régionales dotées de traits propres. Cette diversité était partiellement
compensée par une commune inspiration biblique – dont le projet
iconographique d’un Émile Mâle se donnait pour ambition de décrypter
l’enseignement – et par le rôle homogénéisant des pèlerinages – d’où les
spéculations sur l’influence des routes de pèlerinage, à commencer par
celles qui menaient à Saint-Jacques de Compostelle, sur la circulation des
formes et des artistes. Le poids écrasant du paradigme biologique emprunté
aux sciences naturelles (le cycle genèse, apogée, déclin) gouvernait, et
gouverne encore trop souvent, une typologie chronologique classant les
œuvres en périodes successives : art préroman, premier âge roman, second
âge roman, premier gothique, gothique rayonnant, gothique flamboyant…
De multiples études ont peu à peu remis en cause ces approches
traditionnelles. De manière générale, le statut de la production artistique
médiévale a fait l’objet d’une redéfinition, le concept d’art – une invention
de l’Esthétique des XVIIIe et XIXe siècles – se voyant renvoyé à son
historicité. La nature et la fonction, fondamentalement cultuelles, des
édifices et des images s’en trouvaient de facto restaurées (H. Belting,
J. Wirth). La notion d’« image-objet » a été avancée pour rendre compte de
l’entrelacement des enjeux matériel et idéel de toute image médiévale (J.-
Cl. Schmitt, J. Baschet). Dans le même esprit, d’autres études portant avant
tout sur le bâti se sont intéressées à l’articulation entre architecture et
liturgie (C. Heitz), soulignant, par exemple, le rôle du culte des reliques,
l’influence de la multiplication des autels et des circuits processionnels,
l’impact de la séparation entre clercs et laïcs. D’autres analyses, en
recourant notamment à l’archéométrie, ont par ailleurs ébranlé la
chronologie traditionnelle de nombreux monuments, révélant du même
coup la volatilité et l’arbitraire des critères formels de définition des styles.
On en arrive par là à dénoncer l’arbitraire de toute conception linéaire de la
succession des formes, en insistant sur la durée des chantiers, la multiplicité
des options et des réorientations, la contemporanéité des styles ou les effets
de citation.

T ’ C III ( 1130).
L’art roman a-t-il existé ?

Il n’y a plus guère de raisons, aujourd’hui, de croire à l’existence


d’une floraison monumentale autour de l’an mille. En effet, dans de
nombreuses régions, le mouvement de reconstruction des églises commença
tôt dans le Xe siècle et s’amplifia tout au long du XIe siècle, sans
concentration particulière dans les décennies 980-1030. Pour peu que l’on
puisse en juger sur la base des sources écrites et des rares témoignages
archéologiques, ce mouvement toucha par ailleurs autant les villes que les
campagnes, même s’il demeure aujourd’hui moins perceptible en ville du
fait des nombreuses reconstructions postérieures.
Il n’y a pas plus de raisons de croire à l’idée d’une rupture artistique
autour de l’an mil. Jusqu’au milieu du XIe siècle, existent de manière
simultanée divers modèles architecturaux. Le plus fréquent reste, comme à
l’époque carolingienne, le modèle basilical, caractérisé par un triple
vaisseau, une couverture charpentée, des ouvertures en claire-voie et un
espace intérieur assez lumineux, terminé par une abside en cul-de-four.
Mais il existe déjà des églises voûtées, dotées de piles et de tribunes
latérales qui empêchent l’accès de la lumière. Il ne s’agit pas pour autant
d’une rupture dans l’évolution architecturale. Le voûtement, connu dès
l’Antiquité tardive, était déjà utilisé au IXe siècle dans l’Empire carolingien
et le royaume des Asturies, le plus souvent dans des opérations de prestige
(Aix-la-Chapelle) ou des contextes liturgiques particuliers (cryptes de
Flavigny et de Saint-Germain d’Auxerre). La construction de la basilique
Saint-Bénigne de Dijon vers 1001-1018, caractérisée par son chevet à trois
absides et sa crypte hors d’œuvre, s’inscrit parfaitement dans cette tradition
à la fois romaine et carolingienne. La persistance des traditions
carolingiennes se repère encore dans la mise en valeur du massif occidental,
qui abritait des célébrations liturgiques particulières du côté opposé de
l’abside. Cette persistance se décline selon deux variantes : soit deux tours
latérales s’élèvent de part et d’autre d’un porche à deux niveaux
(cathédrales de Reims vers 976 et de Mâcon vers 1019-1030, abbatiales
Notre-Dame de Jumièges vers 1025-1040 et Saint-Philibert de Tournus vers
1025-1050, probablement aussi l’abbatiale de Cluny II), soit une tour-
porche unique s’avance au-devant de la nef (abbatiales de Saint-Germain-
des-Prés vers 990-1014, Saint-Père de Chartres vers 1020, Saint-Benoît-sur-
Loire vers 1004-1030). La principale évolution réside en fait dans la
multiplication des tours, qui sont aussi des clochers, et procède sans doute
d’une forme de compétition symbolique avec les tours aristocratiques.
Outre sur la façade, on en trouve en effet qui sont accolées au flanc de
l’église (Saint-Martin du Canigou), à la croisée du transept (à Chapaize
dans le deuxième quart du XIe siècle) ou aux deux extrémités du transept (à
Saint-Michel-de-Cuxa dans les premières décennies du XIe siècle).

V M .

En 1120, selon le récit des Actes des évêques du Mans, l’évêque Hildebert de
Lavardin procéda à la rénovation du chœur de la cathédrale du Mans, dont la
reconstruction avait débuté dans le dernier tiers du XIe siècle. Ce vitrail, qui
représente l’Ascension du Christ (ici trois disciples regardent le Christ s’élever), fut
très certainement réalisé à cette occasion. Il s’agit du plus ancien vitrail français
conservé in situ.
L B .F ’ S -S -
-G (V ), . 1100.

On remarquera quelques traits réalistes renvoyant aux chantiers des XIe–XIIe siècles :
l’engin de levage à gauche, l’utilisation de pierres taillées, que l’ouvrier en haut de la
tour doit ajuster avec son équerre. La proximité formelle entre la tour de Babel et les
tours aristocratiques constitue par ailleurs une discrète critique de l’arrogance
seigneuriale.

Dans la seconde moitié du XIe siècle, une véritable uniformisation


architecturale se produit, conférant à l’ensemble des édifices ecclésiaux
construits à cette époque une plus grande homogénéité. Celle-ci témoigne
de l’existence de véritables projets d’ensemble, portés par une plus grande
ambition symbolique et liturgique et rendus possible par une meilleure
maîtrise technique. Quelles en sont les principaux caractères ? Tout d’abord,
une harmonisation des volumes internes par la scansion de l’espace de la
nef en travées individualisées, séparées par des arcs diaphragmes jetés entre
les colonnes. Émerge ainsi une armature d’éléments structurels chargés de
porter la couverture et permettant de concevoir plus facilement un
voûtement complet. Ensuite, la généralisation du voûtement. Encore assez
rare au milieu du XIe siècle, il est systématisé dès les années 1060-1070 en
Catalogne, de manière plus progressive ailleurs. Dans la première moitié du
XIIe siècle, il s’est étendu partout, jusqu’aux petites églises rurales. On n’est
plus alors dans la logique de prestige des voûtements carolingiens, mais
dans un modèle répandu d’architecture voûtée dont le succès repose sur des
raisons à la fois matérielles (cela limite les risques d’incendie), idéelles (la
voûte permet d’étendre à l’ensemble de l’édifice une symbolique céleste
jusque-là réservée à la crypte) et liturgiques (la voûte favorise une meilleure
réverbération acoustique). Les progrès techniques permettent en outre
d’élever des voûtes de plus en plus hautes et larges : la hauteur moyenne
des voûtes des grandes églises de pèlerinage comme Vézelay culmine
autour de 22-23 m ; à Cluny III, vers 1130, les voûtes les plus hautes de leur
temps s’élèvent jusqu’à 32 m. Cette uniformisation ne doit pas, toutefois,
occulter le maintien de rythmes chronologiques décalés et le succès plus ou
moins durable, selon les régions, de certains modèles. La Normandie a par
exemple longtemps résisté aux couvertures voûtées.
Ces différents éléments traduisent-ils la naissance d’un art nouveau,
que l’on pourrait appeler roman ? Manifestent-ils des innovations qui
permettraient de le distinguer clairement de l’art carolingien ? La réponse
ne peut être que nuancée et doit envisager séparément différents domaines.
Les innovations architecturales sont, à l’évidence, modestes. L’élément le
plus caractéristique est l’élaboration du chœur à déambulatoire et chapelles
rayonnantes, prenant de l’extérieur l’allure familière du chevet étagé. La
formule fut d’abord mise en œuvre dans les cryptes, avec des chapelles
rectangulaires, comme à l’abbaye Saint-Pierre de Roda à l’extrême fin du
Xe siècle ou à la cathédrale de Clermont, dont la crypte a été redatée des
environs de 1000-1020, puis à l’abbatiale de Tournus (vers 1007-1019), à la
cathédrale de Chartres (après 1020) ou à la collégiale Saint-Aignan
d’Orléans (vers 1029). Puis elle gagna progressivement le niveau supérieur,
se déployant autour du chœur avec ses chapelles circulaires, comme on le
constate à Conques (vers 1060-1090), Saint-Sernin (vers 1100), Cluny III
(vers 1130) ou dans de plus modestes édifices, comme l’église de Saint-
Nectaire en Auvergne (second tiers du XIIe siècle). Une telle évolution
accompagne le développement du culte des reliques et notamment leur
remontée de la crypte vers le chœur. D’abord temporaire, cette remontée
devient souvent définitive, au point d’entraîner la disparition de toute crypte
sous-jacente, comme à Conques ou Saint-Martin de Tours. Elle
s’accompagne d’une multiplication des reliques dans les autels des
chapelles rayonnantes et d’une valorisation de la célébration eucharistique,
accentuée par la victoire définitive de la conception réaliste, qui rapproche
l’hostie et le calice des reliques, à la fin du XIe siècle. Replacé dans le temps
long, le chœur « roman » achève cependant le long processus d’inclusion
des reliques et de gestion de la circulation dans l’espace intérieur de l’église
commencé à l’époque tardo-antique et accéléré à partir du IXe siècle. Il
représente donc un aboutissement plus qu’une forme nouvelle.

C ’ F (S -B - -L ).

Entre 1023 et 1030, l’abbé Gauzlin entreprit de reconstruire l’église abbatiale de


Fleury et fit notamment venir de Rome le somptueux pavement de mosaïques qui
figure au premier plan, ainsi que des marbres d’Italie. L’édification de l’église actuelle
ne commença toutefois qu’avec l’abbatiat de Guillaume, vers 1070. La crypte, le
chœur à déambulatoire (bien visible au fond, éclairé par trois fenêtres) et le transept
étaient achevés lors de la consécration de l’autel majeur en 1108. Le chantier de la nef
ne reprit en revanche qu’après 1160, pour s’achever au début du XIIIe siècle.
L S -G - -F (P -O ).

Ce linteau de marbre, placé au-dessus du portail de l’église abbatiale du monastère


bénédictin de Saint-Genis, fondé peu avant 819, est clairement daté par son
inscription de 1019/1020. Il représente le Christ en gloire dans une mandorle portée
par deux anges, entouré probablement de six apôtres, debout sous des arcades aux arcs
outrepassés dont ils épousent les formes. Le relief en méplat, comme l’ornementation
et le traitement iconographique témoignent d’un art plus graphique que sculptural,
proche de l’orfèvrerie ou des devants d’autel, autel auquel le linteau renvoie
symboliquement dès l’entrée du sanctuaire. Sa position au fronton d’une porte en fait
cependant l’ancêtre des grands tympans sculptés.

L ’ S -F C ( 1125-1135).

Ce célèbre tympan a pour sujet le Jugement dernier. Sur la croix figure une citation de
la petite apocalypse de l’Évangile de Matthieu : « Ce signe de la croix sera dans le ciel
lorsque le Seigneur viendra juger » (Matthieu 24, 30), et le nimbe crucifère du Christ
porte l’inscription « Roi et juge » (rex et judex). En haut, de part et d’autre de la croix,
les anges de l’Apocalypse sonnent de leurs trompettes pour annoncer la Résurrection
des corps, représentée dans un écoinçon sous la procession des élus du registre
médian (des hommes sortent de leurs cercueils). L’ensemble du tympan apparaît
structuré par un axe vertical constitué par la croix et le Christ juge, qui distingue les
damnés, à sa gauche (à droite sur la photographie), des élus, à sa droite (à gauche sur
la photographie), et par un étagement horizontal en trois registres, soulignés par de
larges bandes couvertes d’inscriptions. Au centre, au-dessous de la croix portée par les
anges, figure donc le Christ en gloire, dans une mandorle frangée de nuées et
constellée d’étoiles (on remarque des traces de peinture bleue : à l’origine, l’ensemble
du tympan était peint). Il baisse sa main gauche en signe de condamnation des
réprouvés, destinés à l’enfer, et lève sa main droite en signe de salut pour les élus. À
sa gauche, quatre anges représentent la foi, l’espérance, la charité et l’humilité.
L’enfer occupe le reste du registre médian (à droite) et la moitié du registre inférieur.
Les damnés y sont enfournés dans la gueule du Léviathan, ce monstre mi-serpent mi-
poisson, situé au milieu du registre inférieur. Au centre de l’enfer, au milieu des
supplices, trône Satan, au corps monstrueux, mi bête-mi homme. L’espace occupé par
les élus est plus important. Au registre médian figure le cortège des élus, ouvert par la
Vierge et par saint Pierre (il tient la clé du Paradis), suivi de l’ermite Dadon (considéré
comme le fondateur de l’abbaye), d’un abbé, d’un roi, de moines et de fidèles. Au
registre inférieur, le Paradis revêt l’allure d’une église (la Jérusalem céleste) et du
Sein d’Abraham. Ce dernier domine la scène et fait contrepoint à Satan : à sa droite,
les martyrs portent la palme et la coupe, les saintes femmes tiennent chacune une fiole
de parfums et les vierges sages portent leur lampe allumée d’une main et soutiennent
de l’autre le livre ouvert (Matthieu 25, 1-13). Dans un écoinçon placé entre le cortège
des élus et la Jérusalem céleste, est représentée sainte Foy, prosternée devant la main
de Dieu. Elle est dans son église, comme l’attestent les ex-voto suspendus entre les
arcades (des fers, car sainte Foy délivre les prisonniers) et l’autel où se dresse un
calice. Au-delà de l’évocation de la fin des temps, le tympan de Conques met donc
l’accent sur la nécessaire médiation ecclésiale, qui, à travers les sacrements
(l’eucharistie), le culte des saints et les pèlerinages (en l’occurrence celui de Sainte-
Foy), enfin le respect des autorités (l’abbé et le roi), doit permettre à tout fidèle de
faire son salut.

La reconstruction de la cathédrale de
Cambrai (vers 1023-1030)

Le seigneur évêque Gérard entra tout d’abord en ville. Comme il


voyait que les bâtiments du monastère de Sainte-Marie étaient aussi
étroits que vétustes et qu’il se doutait que leurs antiques murs se
fissuraient, il conçut rapidement le projet de les mettre dans un état
plus satisfaisant, si du moins le temps nécessaire lui en était donné,
avec l’aide de Dieu. Mais il ne put l’entreprendre avant l’an de
l’Incarnation 1023 […] parce qu’il en fut empêché […] par des
désordres tant intérieurs qu’extérieurs. Mais alors, confiant en la
Miséricorde divine et conforté par les prières de nombreux fidèles
auxquelles il s’était confié, il donna instruction de détruire la structure
de ces murs si anciens. Une fois engagées les dépenses nécessaires, il
consacre toute son énergie à rebâtir un édifice présentant de si
grandes difficultés, car il craignait de laisser l’ouvrage inachevé, soit
que la mort le devançât, soit qu’une autre raison s’opposât à lui. À ce
propos, il constata que parmi les obstacles susceptibles de retarder le
projet qui lui tenait à cœur, aucun n’était plus difficile à surmonter que
la lenteur du transport des colonnes, taillées loin de la ville, à peu
près à la trentième borne milliaire. Aussi pria-t-il la Clémence divine
de daigner lui accorder un secours dans un plus proche voisinage.
Étant un jour monté à cheval, il explore en bien des lieux environnants
les profondeurs cachées de la terre. À la fin, avec l’aide de Dieu qui
jamais ne fait défaut à ceux qui mettent en Lui leurs espérances, il fit
faire une tranchée dans le village depuis toujours appelé Lesdain,
distant de quatre milles de la ville, et trouva de la pierre à tailler les
colonnes. Et ce ne fut pas le seul endroit : en faisant creuser plus près,
à savoir dans le domaine de Noyelles, il a la joie de trouver des
pierres de bonne qualité d’une autre sorte. Rendant grâces à Dieu
pour cette trouvaille, il consacra tout son zèle à son pieux ouvrage. Et
pour ne pas m’attarder davantage, il mena à son achèvement en
l’espace de sept ans, avec l’aide de la Miséricorde divine, cet ouvrage
énorme, à savoir l’an de l’Incarnation du Seigneur 1030. Et ensuite,
conséquence logique, il le dédia le quinzième jour avant les calendes
de novembre [le 18 octobre] avec la solennité convenable.
Gestes des évêques de Cambrai.

Les innovations techniques sont plus remarquables. Elles concernent le


bois et le métal, mais la plus importante est la réapparition de la taille
régulière de la pierre à Saint-Benoît sur Loire et à la cathédrale d’Auxerre
dans le deuxième quart du XIe siècle. La nouvelle technique se répand
rapidement : elle est, par exemple, attestée en Anjou, en Saintonge et en
Périgord dès la fin du siècle. La standardisation de la taille favorise la
création de formes spécialisées, affectées à des emplacements et des
fonctions précis, permettant notamment la généralisation du voûtement.
Elle transforme aussi l’organisation des chantiers et accroît le rôle des
tailleurs de pierre au sein des métiers de la construction, aux dépens des
maçons. Elle stimule enfin la recherche des meilleures carrières. La fin du
XIe siècle et le XIIe siècle voient ainsi le développement considérable des
carrières de la région caennaise et l’essor, après la conquête de 1066, d’un
commerce d’exportation massif vers l’Angleterre. Tout ceci renvoie in fine
à l’enrichissement des seigneurs commanditaires et au contexte de
croissance économique.
Les innovations iconographiques, associées à l’évolution du statut de
l’image, sont elles aussi d’importance. Les découvertes récentes de
fragments de vitraux carolingiens, à la cathédrale de Rouen notamment, ont
remis en cause la thèse traditionnelle d’une invention du vitrail à l’âge
« roman », même s’il se diffuse surtout après 1100. La diffusion de la
peinture murale jusque dans les petites églises rurales, mais aussi dans
certains palais épiscopaux ou princiers, se place elle aussi dans la continuité
de pratiques carolingiennes. Le XIe siècle se distingue en revanche comme
le moment où réapparaissent la statuaire et la sculpture monumentale. La
substitution aux simples croix de véritables crucifix représentant le corps de
Jésus crucifié et l’apparition des premières statues-reliquaires au cours du
Xe siècle, tout en suscitant souvent la controverse, marquent la fin d’un
certain anti-iconisme occidental, dont les plus ardents défenseurs vécurent
au IXe siècle. Plus remarquable encore est la renaissance de la sculpture
monumentale. Elle se produit simultanément en deux endroits de l’édifice
ecclésial, riches de sens sur le plan symbolique : les portails et les
chapiteaux, c’est-à-dire toujours en position intermédiaire, à la charnière
entre le monde et l’ecclesia, l’ici-bas et l’au-delà – une position qui signale
leur fonction médiatrice, rappelant du même coup celle de l’église qui les
accueille et de l’Église qui les suscite. Les premiers chapiteaux historiés
sont sculptés au porche de l’abbaye Saint-Benoît-sur-Loire dans les années
1020-1030, le premier linteau à l’église Saint-Genis des Fontaines, en
Catalogne, vers 1019-1020. Les grands tympans ne se multiplient qu’à
partir de la fin du siècle et gagnent en ampleur à partir des années 1120
grâce à l’introduction du trumeau. C’est l’époque où sont sculptés les
célèbres tympans de Charlieu (vers 1100), Saint-Sernin (vers 1110-1115),
Moissac (vers 1120-1125), Vézelay (vers 1125-1130), Conques (vers 1125-
1135), Autun (vers 1130-1135). Cette évolution majeure montre que
l’image n’est plus seulement conçue, comme elle l’était aux IXe et
Xe siècles, comme un signe ou un ornement. Elle devient le lieu d’une
possible représentation du Christ, de la Vierge et des saints, d’une possible
représentation du spirituel, de l’invisible et de l’au-delà. Cela explique, à
côté de l’enjeu qu’il y avait pour les clercs à proclamer le salut et la
fonction médiatrice de l’Église, la prédilection certaine de l’iconographie
des grands tympans pour les représentations de la Parousie. Ce nouveau
rapport à l’image ne découle pas de spéculations savantes. Les recherches
récentes relativisent en effet l’impact sur les réalisations artistiques du
néoplatonisme chrétien en général et de l’œuvre du pseudo-Denis – relue et
commentée, au XIIe siècle, à Saint-Denis et à Saint-Victor de Paris – en
particulier. Il procède du double mouvement qui caractérise alors l’Église
dans son rapport avec la société et renforce sa fonction médiatrice : 1) une
matérialisation du sacré, ou, si l’on préfère, son incarnation, qui rend le
sacré accessible par l’intermédiaire des sens, à commencer par la vue ; ce
processus est convergent avec l’affirmation du réalisme eucharistique ;
2) une spiritualisation du matériel, qui passe par la sacralisation des lieux et
des « choses d’Église » (les édifices cultuels, les images, les biens
d’église…). Dans ce cadre, l’inflexion des discours et des formes vers plus
de narration et plus de naturalisme à partir de la seconde moitié du
XIIe siècle, sous la double influence d’une plus grande sensibilité à
l’humanité du Christ et des réflexions sur la nature et la Création, représente
plus un changement de tonalité qu’une rupture de la ligne mélodique.
Enfin, plusieurs évolutions sociales caractérisent la fin du XIe siècle et
le XIIe siècle. Il semble d’abord que la période ait favorisé la prise de
conscience identitaire de l’artiste sculpteur. Si nous disposons de mentions
ponctuelles de noms d’artiste tout au long du haut Moyen Âge, le nombre
des signatures d’artistes, sous la forme d’inscriptions lapidaires, explose à
partir des années 1070. Ce phénomène a été mis en relation avec le nouveau
contexte grégorien valorisant les œuvres et le réalisme eucharistique,
favorable à une meilleure reconnaissance de l’action créatrice et matérielle
de l’artiste. L’association entre création divine, incarnation et sculpture du
tympan est ainsi clairement assumée par l’inscription épigraphique qui orne
le portail du prieuré d’Autry-Issards, dans le Massif central, réalisé
entre 1140 et 1150. Le cas des architectes est plus délicat. Les mots
« auteur » (auctor) ou « architecte » (architectus) désignent le plus souvent
le commanditaire, par exemple l’abbé Hugues de Semur pour l’abbatiale
Cluny III. Le maître d’ouvrage, appelé artifex, operarius ou magister, reste
très lié au chantier. C’est avant tout l’un des meilleurs ouvriers, qui
demeure le plus souvent anonyme et s’efface derrière le commanditaire,
alors que le sculpteur, artisan d’une petite partie de l’œuvre, peut plus
facilement laisser sa marque. Quelques noms émergent cependant, tels
Gautier de Coorland, choisi par la reine d’Angleterre Emma pour
reconstruire l’abbatiale Saint-Hilaire de Poitiers à la fin du XIe siècle,
Raimond Gayrard, à l’œuvre à la basilique Saint-Sernin de Toulouse au
début du XIIe siècle ou Raimond le Lombard au travail à la cathédrale
d’Urgell en 1175. Ils sont l’indice d’une évolution vers une plus grande
professionnalisation et une reconnaissance croissante.

Naissance de l’art gothique

L’infortune de l’architecte Lanfroi

Cette forteresse d’Ivry [Ivry-la-bataille] est à coup sûr une tour


célèbre, énorme et très bien protégée, que fit construire Aubrée,
épouse de Raoul, comte de Bayeux, et qu’Hugues, évêque de Bayeux,
frère de Jean, archevêque de Rouen, occupa longtemps face aux ducs
de Normandie. On raconte que la susdite dame, pour empêcher qu’il
ne bâtit ailleurs un semblable édifice, avait fait décapiter l’architecte
Lanfroi, qui avait assumé la maîtrise de cet ouvrage après la
construction de la tour de Pithiviers, et dont le talent dépassait en
réputation celui de tous les artisans existants alors en France.
Finalement, elle fut elle aussi mise à mort à cause de cette même
forteresse, par son mari, parce qu’elle essaya de le tenir à l’écart de
cette place forte.
Orderic Vital, Histoire ecclésiastique (vers 1114-1141).

Le gothique se présente au premier abord comme un nouveau langage


formel – ce que les historiens d’art appellent aujourd’hui l’« aspect
gothique » – issu de l’association inédite et volontaire, à partir des années
1130-1140, de plusieurs formes déjà connues et utilisées, mais de manière
ponctuelle, dans des édifices « romans » antérieurs. Ces formes sont au
nombre de trois : 1) l’arc brisé, que l’on trouve à Cluny III à la fin du
XIe siècle et dans le monde anglo-normand autour de 1100, et que l’on
reprend de manière systématique en contexte « français » à partir de 1140,
par exemple sur la façade de la cathédrale de Chartres (1145-1150) ;
2) l’arc-boutant, lui aussi présent dans l’architecture anglo-normande dans
le premier quart du XIIe siècle et qui est repris à l’abbatiale de Saint-
Germer-de-Fly vers 1132-1140, puis à la cathédrale de Sens vers 1140 ;
3) la voûte d’ogives, qui existe déjà sous forme bandée à la cathédrale de
Durham après 1093 et à l’abbaye de Moissac vers 1120, et qui est adoptée
de manière systématique vers 1130-1140 dans le chœur de la basilique de
Saint-Denis, en association avec de très fines colonnes. Ces trois formes
produisent les mêmes effets architecturaux. Elles permettent de donner une
plus grande plasticité à la voûte et d’amincir murs et colonnes. On peut dès
lors élargir et élever les nefs et les bas-côtés, ce qui confère à l’édifice une
nouvelle monumentalité. À Saint-Germer-de-Fly (vers 1132-1140) et à la
cathédrale de Noyon (vers 1150), on passe ainsi de trois à quatre niveaux
d’élévation. On peut aussi agrandir les ouvertures, ce qui permet d’accroître
la luminosité de l’édifice, en particulier le chœur liturgique. L’espace
intérieur gothique apparaît de la sorte plus spacieux et plus lumineux. Une
autre innovation se produit peu avant 1150 dans le domaine de la sculpture,
avec l’apparition des premières statues-colonnes aux portails de la basilique
de Saint-Denis et de la cathédrale de Chartres. Cette innovation accélère le
processus d’intégration de la sculpture monumentale à l’architecture, qui
avait d’abord caractérisé des espaces en retrait des murs comme les niches
du déambulatoire de Saint-Sernin (vers 1100) ou les piédroits des porches
de Vézelay (vers 1125-1130) et de Moissac (vers 1135). Cette intégration
est renforcée par la diffusion de la disposition ternaire de la façade gothique
dite harmonique, dont les trois portails reflètent à l’extérieur la structure
interne de l’église (la nef et les deux bas-côtés).

F ’ S -D ( 1137-1140).

La façade de l’abbatiale de Saint-Denis a subi plusieurs transformations depuis


l’époque de Suger : elle a perdu l’une de ses tours à la fin du XVIIIe siècle ; les
sculptures au-dessus des fenêtres du troisième niveau ont été ajoutées en 1846 ; les
statues-colonnes aux ébrasements des trois portails ont disparu, de même que les
portes de bronze du portail central et que la somptueuse mosaïque dorée d’inspiration
italienne qui ornait le tympan du portail nord (à gauche). Mais l’organisation générale,
marquée par une forte structure ternaire, et l’animation de la façade par les fenêtres et
la grande rosace, restent celles qu’avait voulues Suger. Il en va de même pour le
crénelage qui surmonte la façade et assimile l’église à une forteresse de la foi.
N S ( 1140-1142).
N ’A ( 1150-1160).
N - ( ) ’ S -R R (
1165 1190).
C ’ S -M L ( 1175-
1180).
N N -D P ( 1182-1190).

La dimension la plus originale de ce nouveau langage réside dans


l’autonomie de chacune des formes qu’il utilise, qui permet une variété
infinie de combinaisons dans le respect d’une géométrie pratique maîtrisée
par tous les bâtisseurs. Ces possibilités, jointes à l’ampleur nouvelle des
chantiers, expliquent l’apparition des premières épures et des premiers
dessins d’architectes, dont le plus ancien témoignage conservé concerne
une abbaye cistercienne anglaise de la fin du XIIe siècle. Ces premiers
dessins sont aussi liés aux progrès de la stéréotomie et peuvent d’ailleurs
être réalisés par un spécialiste de la taille qui n’est pas l’architecte. Celui-ci
joue cependant un rôle croissant et les années 1170-1180 fournissent les
premiers indices de son émancipation de la tutelle du commanditaire ou du
maître d’ouvrage.
Sur un plan culturel, la singularité du gothique réside dans son
émergence à un moment précis de l’histoire, dans une région bien
circonscrite. En effet, tous les premiers grands édifices gothiques
apparaissent entre 1140 et 1190 au cœur du royaume de France, entre Sens,
Chartres et Laon. Ce sont les abbatiales Saint-Germer-de-Fly (vers 1132-
1140), Saint-Denis (vers 1140), Saint-Germain-des-Prés (vers 1145) et
Saint-Remi de Reims (entre 1165 et 1190), les cathédrales de Sens (vers
1140-1142), Chartres (vers 1150, puis vers 1195), Noyon (vers 1150), Paris
(à partir de 1163), Soissons (à partir de la fin des années 1170) et Laon (vers
1190-1195), les collégiales de Poissy (dans les années 1150), Mantes (vers
1160), Larchant (vers 1175-1180), Saint-Martin d’Étampes (fin du
XIIe siècle). Qu’en était-il ailleurs à la même époque ? À l’ouest, la
Normandie présente dès le tournant des XIe et XIIe siècles, mais de manière
isolée, bien des formes appelées à nourrir le gothique « français ». L’Anjou,
le Maine et le Poitou se distinguent par une formule originale, que l’on a
parfois désignée sous le nom de « gothique plantagenêt » – bien qu’il ne
doive rien à cette dynastie – caractérisée par des voûtes d’ogives très
bombées, des nefs larges, souvent uniques (cathédrale d’Angers vers 1150-
1160, abbayes de La Couture du Mans et Sainte-Radegonde de Poitiers),
pouvant aller jusqu’à former de véritables églises-halles (Hôtel-Dieu du
Mans et d’Angers vers 1180). Partout ailleurs, la domination des formes
dites romanes reste complète jusqu’aux années 1230-1250, même si l’art
cistercien a pu favoriser une première diffusion de l’ogive. Dans une région
comme la Provence, c’est même à la fin du XIIe siècle que sont élevés ou
sculptés les monuments romans considérés comme les plus aboutis : les
façades de l’abbatiale de Saint-Gilles et de la cathédrale Saint-Trophime
d’Arles, le cloître de Saint-Trophime, les abbayes cisterciennes de
Sénanque, Silvacane et Le Thoronet. Toutefois, en Île-de-France aussi on
continue à bâtir des églises selon les principes romans jusqu’au milieu des
années 1190. Il faut donc se garder de toute illusion rétrospective et ne pas
oblitérer la contemporanéité d’édifices d’inspiration différente : vers 1140,
la cathédrale d’Autun est contemporaine du Saint-Denis de Suger ; vers
1160 l’abbaye de Paray-le-Monial est contemporaine des débuts de la
cathédrale de Paris. L’effort de caractérisation, qui aide à la compréhension,
ne doit pas nourrir une vision téléologique des évolutions artistiques, en
particulier dans le domaine architectural. En dehors de son foyer initial, où
il participait d’une idéologie de la nouveauté, l’effet de rupture provoqué
par le gothique ne fut pas vraiment sensible avant l’extrême fin du
XIIe siècle, tant les formes mixtes ou intermédiaires étaient répandues, en
particulier dans le monde anglo-normand et dans l’architecture cistercienne.
Comment expliquer, cependant, l’émergence de la singularité
gothique ? Si l’on considère aujourd’hui l’hypothèse avancée, en 1946, par
Erwin Panofsky, d’une articulation entre l’essor de la rationalité scolastique
et l’apparition du gothique, comme trop mécanique, il n’en reste pas moins
que la nouveauté gothique reste partie prenante des bouleversements
culturels du XIIe siècle. Parmi ces derniers, trois phénomènes, s’ils ne
peuvent expliquer sa naissance, semblent en effet avoir assuré son succès.
Tout d’abord, la valorisation inédite de la vue, parmi les cinq sens, dans le
champ de la théologie et par voie de conséquence celle de la lumière et du
recours à l’image dans le champ de la liturgie. Ensuite, la revalorisation de
la nature et du corps comme œuvres de Dieu, dignes d’étude, d’admiration
et de représentation. Enfin, le regain de faveur des théories dites
anagogiques de la contemplation, qui légitiment l’élévation de l’âme vers
les réalités spirituelles supérieures par le biais des sens corporels. Une telle
conception était bien présente chez Suger si l’on en croit les vers qu’il fit
inscrire sur les portes de la façade de Saint-Denis :

Toi qui veux célébrer la beauté de ces portes,


N’admire pas l’or ni la dépense, mais plutôt la maîtrise du
travail,
L’œuvre resplendit d’une noble lumière. Que son éclat
Illumine les esprits afin que, guidés par de vraies clartés,
Ils parviennent à la vrai Lumière, là où le Christ est la vraie
porte.

L’art gothique est considéré traditionnellement comme un art français


et même un art capétien, le reflet par conséquent du dynamisme de la
dynastie et de son domaine étroit, mais riche et vigoureux. À l’évidence, le
gothique a bien été perçu au XIIIe siècle, dans les régions germaniques,
comme un « art français » (opus francigenum), c’est-à-dire un art de la
France du nord, ce qui constitue l’indice d’une conscience par les
contemporains d’une singularité formelle qui n’a jamais été reconnue à l’art
roman. Il s’agit cependant d’une perception tardive et extérieure, exprimée
au moment où l’impérialisme gothique se manifeste dans toute l’Europe et a
acquis la cohérence d’un système esthétique apparaissant clairement
comme nouveau et meilleur que ce qui l’a précédé. Rien ne permet de dire
que ceci fut perçu dès la seconde moitié du XIIe siècle, à l’exception, peut-
être, du cas précoce et isolé de Canterbury, où l’architecte Guillaume de
Sens fut appelé après 1174 pour reconstruire la cathédrale, certainement en
raison du prestige et de la nouveauté de la cathédrale Saint-Étienne de Sens.
Mais ce choix avait aussi des motivations politiques, puisque Sens avait
accueilli Thomas Becket lors de son exil français.
À vrai dire, les rois capétiens, de Louis VI à Philippe-Auguste, n’ont
pas joué de rôle majeur dans la diffusion du gothique et se sont contentés de
mener, comme les princes de leur temps, une politique traditionnelle de
soutien et de collaboration avec la haute Église de leur domaine. Les vrais
acteurs furent les maîtres d’œuvre des grands chantiers : les évêques et
archevêques Henri Sanglier à Sens, Maurice de Sully à Paris, Gauthier de
Mortagne à Laon, Nivelon de Quierzy à Soissons, Renaud de Mouçon à
Chartres, Henri de Sully à Bourges, quelques abbés comme Suger à Saint-
Denis ou Pierre de La Celle à Reims, enfin et surtout les chanoines des
cathédrales et des collégiales, maîtres des terrains et principaux financeurs
des constructions. Les grands chantiers gothiques sont, à partir du milieu du
XIIe siècle, contemporains de la montée en puissance des chapitres, que
reflètent directement l’amplification et l’allongement considérables des
chœurs des églises, où se déploie, dans un espace liturgique de plus en plus
clos et isolé, le faste des stalles. Ces prélats et ces chanoines de la moitié
nord de la France forment un milieu riche et homogène, étroitement lié au
renouveau des études et au monde urbain. C’est en son sein que s’affirme le
goût pour les nouvelles formes, excité par une véritable émulation. Là
réside la véritable nouveauté du gothique : il s’agit d’un art porté par un
milieu culturel bien circonscrit, celui des élites ecclésiastiques urbaines
« françaises ».
A

Repères chronologiques

Généalogies

Glossaire

Bibliographie

Références iconographiques

Sources des textes

Sources des cartes et plans

Sources des tableaux

Sources des graphiques

Crédits photographiques
R
877 → Mort de Charles le Chauve
879 → Mort de Louis le Bègue : Louis III et Carloman rois
879 → Boson élu et couronné roi à Mantaille près de Vienne
881 → Charles III le Gros, roi de Germanie, couronné empereur
882 → Mort de Louis III Mort d’Hincmar, archevêque de Reims
Eudes, comte de Paris
884 → Mort de Carloman
885 → Assemblée de Ponthion : Charles III le Gros proclamé roi de
Francie occidentale
885-886 → Siège de Paris par les Normands
887 → Déposition de Charles III le Gros par Arnulf de Carinthie, qui
devient roi de Germanie
888 → Mort de Charles III le Gros Eudes élu et sacré roi de Francie
Rodolphe roi de Bourgogne Victoire d’Eudes sur les Normands à
Montfaucon
890 → Louis, fils de Boson, sacré roi de Provence à Valence
vers 890 → Les Sarrasins installent une base au Freinet, en Provence.
893 → Charles le Simple couronné et sacré roi de Francie à Reims
896 → Installation des Normands à l’embouchure de la Seine Arnulf,
roi de Germanie, couronné empereur
898 → Mort d’Eudes, Charles le Simple lui succède Guillaume le
Pieux, comte d’Auvergne, s’intitule duc d’Aquitaine Raids normands en
Bourgogne
901 → Louis, roi de Provence, couronné empereur
905 → Louis, aveuglé, se retire à Vienne. Gouvernement d’Hugues
d’Arles sur la Provence
909 → Fondation de l’abbaye de Cluny par Guillaume le Pieux et son
épouse Engelberge Concile de Trosly
911 → Accord de Saint-Clair-sur-Epte entre Charles le Simple et le
chef normand Rollon. Les grands de Lotharingie se soumettent à Charles le
Simple Raids hongrois en Lotharingie
914 → Gérard fonde la communauté de Brogne
918 → Mort de Guillaume le Pieux
Vers 918-921 → Richard le Justicier duc de Bourgogne
919 → Henri Ier roi de Germanie. Fin des Carolingiens dans l’ancien
royaume de l’est Raimond Pons marquis de Gothie
919-920 → Attaques normandes en Bretagne
922 → Déposition de Charles le Simple. Robert de Neustrie élu et
sacré roi de Francie
923 → Mort de Robert. Raoul, duc de Bourgogne, élu et sacré roi de
Francie Hugues le Grand duc des Francs
924 → Raid hongrois dans la vallée du Rhône et jusqu’en Provence
926 → Hugues d’Arles roi d’Italie
927 → Odon abbé de Cluny Guillaume Longue Épée succède à Rollon
comme comte de Rouen
931 → Exil d’Alain Barbetorte de Bretagne en Angleterre.
936 → Otton Ier roi de Germanie Mort du roi Raoul. Louis IV sacré roi
de Francie à Laon Retour d’Alain Barbetorte en Bretagne Réforme de
l’abbaye de Fleury par Odon de Cluny
938 → Raid hongrois en Lotharingie et dans l’est de la Francie
942 → Assassinat de Guillaume Longue Épée par le comte de Flandre
Traité de Visé : Louis IV renonce définitivement à la Lotharingie
Vers 942-943 → Conrad, roi de Bourgogne, annexe le royaume de
Provence avec l’appui d’Otton Ier
946 → Flodoard († 966) commence à écrire son Histoire de l’Église de
Reims et des Annales.
948 → Mort d’Hugues d’Arles
951 → Otton Ier roi d’Italie
953 → Brunon, archevêque de Cologne, duc de Lotharingie Dernier
raid hongrois en Lotharingie (Cambrai)
954 → Mort du roi Louis IV. Lothaire sacré roi à Reims Maïeul abbé
de Cluny
956 → Mort d’Hugues le Grand
959 → Jean de Vandières abbé de Gorze Division de la Lotharingie en
Haute et Basse-Lotharingie
960 → Hugues Capet confirmé dans les honneurs de son père par le roi
Lottaire
962 → Otton Ier empereur Brunon, archevêque de Cologne, régent en
Francie occidentale
966 → Réforme de l’abbaye Saint-Aubin d’Angers
969 → Adalbéron, archevêque de Reims
972 → Gerbert d’Aurillac devient écolâtre de Reims Expulsion des
Sarrasins du Freinet par le comte Guillaume d’Arles et le marquis de Turin
973 → Mort d’Otton Ier
977 → Charles, frère de Lothaire, devient duc de Basse-Lotharingie
Refondation de l’abbaye Saint-Victor de Marseille
978/980 → Premier concile de la paix de Dieu à Laprade, près du Puy
981 → Consécration de l’abbatiale Cluny II
982 → Notger évêque de Liège
Avant 985 → Restauration de l’abbaye de Marmoutier en Touraine
985 → Sac de Barcelone par al-Mansour. Borrell, comte de Barcelone,
fait appel au roi de Francie
986 → Mort de Lothaire. Louis V roi de Francie
987 → Mort de Louis V. Hugues Capet élu et sacré roi de Francie
Robert, son fils, est sacré à Orléans et associé à la royauté
988 → Abbon abbé de Fleury
990 → Réforme de Saint-Bénigne de Dijon par Guillaume de Volpiano
Vers 990-1015 → Gestes des premiers ducs de Normandie de Dudon
de Saint-Quentin
Vers 991-998 → Histoires de Richer de Reims
994 → Odilon abbé de Cluny
996 → Mort d’Hugues Capet. Robert II le Pieux roi de Francie
997 → Fleury reçoit un privilège d’exemption du pape Grégoire V
998 → Cluny reçoit un privilège identique
999 → Gerbert d’Aurillac devient le pape Sylvestre II
999-1017 → Arrivée des premiers Normands en Italie du Sud
Vers 1010-1014 → Livre des miracles de sainte Foy de Bernard
d’Angers
1016 → Robert II le Pieux s’empare du duché de Bourgogne et le
confie à son fils Henri
Entre 1016 et 1047 → Histoires de Raoul Glaber
1018 → Dernier raid normand en Poitou
1019-1020 → Pèlerinage de Robert II le Pieux dans le Midi
1022 → Condamnation des hérétiques d’Orléans
1024 → Le privilège d’exemption de Cluny est étendu à toutes ses
dépendances
1026-1029 → Chronique d’Adhémar de Chabannes
1027 → Son fils aîné étant décédé, Robert II le Pieux fait sacrer son
second fils Henri Concile d’Elne-Toulouges : première proclamation de la
trêve de Dieu
Peu avant 1030 → Poème au roi Robert d’Adalbéron de Laon
1031 → Mort de Robert II le Pieux. Henri Ier roi de Francie
1032 → Annexion du royaume de Bourgogne à l’Empire
1035 → Guillaume duc de Normandie
Vers 1031-1040 → Vie du roi Robert d’Helgaud de Fleury
1039 → Débuts de la communauté canoniale de Saint-Ruf
1049 → Mariage d’Henri Ier avec Anne de Kiev Brunon, évêque de
Toul, devient le pape Léon IX Hugues de Semur abbé de Cluny
Vers 1050 → Premières mises par écrit de textes en langue
vernaculaire (Chanson de sainte Foy d’Agen, Vie de saint Alexis)
1050-1079 → Controverse eucharistique suscitée par Bérenger de
Tours
1060 → Mort d’Henri Ier. Philippe Ier roi de Francie
Vers 1060-1090 → Abbatiale de Conques
1064 → Prise de Barbastro, en Espagne, à laquelle participent des
combattants francs
1066 → Conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie qui en
devient roi.
1068 → Acquisition du Gâtinais par le roi Philippe Ier
vers 1068-1070 → Conflit du mouton et du lin de Winric de Trèves
1070 → Lanfranc du Bec archevêque de Cantorbéry
Vers 1070-1080 → Première commune septentrionale : Saint-Omer
1071 → Guillaume IX duc d’Aquitaine
1073 → Grégoire VII pape
1074 → Fondation de Grandmont par Étienne de Muret
1075 → Fondation de Molesme par Robert Dictatus papae de Grégoire
VII Hugues de Die et Amat d’Oloron légats de Grégoire VII
1077 → Acquisition du Vexin français par le roi Philippe Ier
1084 → Fondation de la Chartreuse par Bruno de Cologne
1087 → Mort de Guillaume le Conquérant. Robert Courteheuse duc de
Normandie, Guillaume le Roux roi d’Angleterre.
1088 → Eudes de Châtillon, ancien grand prieur de Cluny, devient le
pape Urbain II
1090 → Yves évêque de Chartres
Vers 1090-1117 → Enseignement d’Anselme à l’école cathédrale de
Laon
1092 → Philippe Ier répudie la reine Berthe et épouse Bertrade de
Montfort
1093 → Anselme du Bec archevêque de Cantorbéry
1095 → Voyage du pape Urbain II en Gaule Concile de Clermont :
excommunication de Philippe Ier et prédication de la première croisade par
le pape Urbain II
1098 → Fondation de Cîteaux
Vers 1098-1100 → Chanson de Roland
1099 → Prise de Jérusalem. Godefroid de Bouillon, duc de Basse
Lotharingie, « avoué du Saint-Sépulcre » Étienne Harding abbé de Cîteaux
1100 → Mort de Guillaume le Roux. Henri Ier Beauclerc devient roi
d’Angleterre
Vers 1100 → Abbatiale Saint-Sernin de Toulouse
1101 → Fondation de Fontevraud par Robert d’Arbrissel Acquisition
de la vicomté de Bourges par Philippe Ier
Vers 1102-1104 → Traité sur la puissance royale et la dignité
épiscopale d’Hugues de Fleury
1106 → Bataille de Tinchebray : Henri Ier Beauclerc, roi d’Angleterre,
s’empare du duché de Normandie. Mort de Rashi, maître de l’école
talmudique de Troyes
1108 → Mort de Philippe Ier. Louis VI le Gros roi de France
Vers 1108-1113 → Fondation de Saint-Victor de Paris par Guillaume
de Champeaux et Louis VI
1109-1135 → Long conflit entre le roi d’Angleterre et le roi de France
Vers 1110-1116 → Commune de Laon
Vers 1110-1120 → Roman d’Alexandre d’Albéric de Pisançon
1112 → Bernard de Fontaine entre comme moine à Cîteaux Fondation
de Savigny par Vital de Mortain
Vers 1112-1130 → Division de la Provence en trois comtés. Début de
la grande rivalité entre les comtes de Barcelone et les comtes de Toulouse
pour l’hégémonie sur le Midi
1113 → Fondation de l’ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem
Vers 1114-1117 → Autobiographie de Guibert de Nogent
1115 → Fondation de Clairvaux, dont Bernard de Fontaine devient
l’abbé
Vers 1116-1118 → Prédication du moine Henri au Mans
1119 → Naufrage de la Blanche Nef : mort du fils et héritier d’Henri
er
I Beauclerc Charte de charité de l’ordre de Cîteaux Gui de Vienne devient
le pape Calixte II
Vers 1119-1120 → Mort de Pierre de Bruys sur un bûcher à Saint-
Gilles
1119-1124 → Bernard écolâtre de la cathédrale de Chartres
1120 → Fondation de Prémontré par Norbert de Xanten
Vers 1120-1140 → Diffusion de l’enseignement du droit dans les cités
du Midi méditerranéen
1121 → Première occurrence du titre de « roi de France » dans une
lettre de Louis VI Concile de Soissons : condamnation de Pierre Abélard
1122 → Concordat de Worms : fin de la Querelle des Investitures
Pierre le Vénérable abbé de Cluny Suger abbé de Saint-Denis
1123 → Concile œcuménique de Latran I
Vers 1123-1141 → Histoire ecclésiastique d’Orderic Vital
1124 → Brève campagne de l’empereur Henri V contre Louis VI
1125 → Thibaud IV réunit les comtés de Blois-Chartres et de
Champagne
Vers 1125-1130 → Tympan de l’abbatiale de Vézelay
1126-1142 → Gilbert de la Porée écolâtre de la cathédrale de Chartres
1127 → Assassinat de Charles le Bon, comte de Flandre Première
attestation de la présence de marchands lombards en Flandre (Ypres)
1128 → Échec de Guillaume Cliton dans la guerre de succession de
Flandre. Thierry d’Alsace comte de Flandre Mariage de Mathilde, fille
d’Henri Ier Beauclerc, et de Geoffroy Plantagenêt, comte d’Anjou et du
Maine
1129 → Approbation par la papauté de l’ordre du Temple créé en 1120
par Hugues de Payns
1129 ? → Premier consulat méridional : Avignon
1130 → Achèvement de l’abbatiale de Cluny III
Vers 1130-1140 → Façade et chœur de l’abbatiale de Saint-Denis
Premier essor des foires de Champagne Didascalion d’Hugues de Saint-
Victor
1131 → Sacre de Louis le Jeune, associé à la royauté, par le pape
Innocent II
Vers 1132-1140 → Sic et non de Pierre Abélard
1135 → Étienne de Blois roi d’Angleterre. Guerre civile anglaise entre
les partisans d’Étienne et ceux de Mathilde et Geoffroy Plantagenêt
1136 → Histoires des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth
1137 → Mort de Louis VI. Louis VII, qui vient d’épouser Aliénor
d’Aquitaine, roi de France. Le comte de Barcelone et de Provence devient
roi d’Aragon.
Vers 1137-1144 → Vie de Louis VI de Suger
1139 → Concile œcuménique de Latran II
Vers 1139-1140 → Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, compose son
traité Contre les Pétrobrusiens
Vers 1139-1147 → Abbatiale cistercienne de Fontenay
1140 → Concile de Sens : nouvelle condamnation d’Abélard
Vers 1140 → Chanson de Guillaume
Vers 1140-1142 → Cathédrale de Sens
Vers 1140-1155 → Façade de la cathédrale de Chartres
Vers 1140-1160 → Décret de Gratien de Bologne
1142 → Mort de Pierre Abélard
1142 - peu après 1156 → Thierry écolâtre de la cathédrale de Chartres
Vers 1143-1149 → Première attestation de marchands lombards en
Provence (Arles)
1144 → Geoffroy Plantagenêt, comte d’Anjou et du Maine, s’empare
du duché de Normandie
1146 → Bernard de Clairvaux prêche la deuxième croisade à Vézelay
1147-1149 → Deuxième croisade menée par le roi Louis VII et
l’empereur Conrad III Suger régent du royaume au nom de Louis VII
1148 → Raimond V comte de Toulouse et marquis de Provence
Vers 1150 → Ysangrinus Rédaction définitive des Usages de
Barcelone
1152 → Avènement de Frédéric Ier Barberousse, roi de Germanie
Annulation du mariage entre Louis VII et Aliénor. Celle-ci se remarie avec
Henri II Plantagenêt Division de la principauté de Blois-Champagne. Henri
le Libéral comte de Champagne
1153 → Mort de Bernard de Clairvaux
1154 → Mort d’Étienne de Blois, roi d’Angleterre. Henri II
Plantagenêt devient roi d’Angleterre. Reprise du conflit entre le roi
d’Angleterre et le roi de France
1155 → Assemblée de Soissons : ordonnance de paix générale
promulguée par Louis VII Roman de Brut de Wace
Vers 1155-1158 → Sentences de Pierre Lombard
1156 → Frédéric Ier Barberousse empereur. Il épouse Béatrice,
héritière du comté de Bourgogne Geoffroy, frère d’Henri II Plantagenêt,
devient comte de Nantes
1157 → Diète de Besançon : Frédéric Ier s’oppose au représentant du
pape
1159 → Alexandre III pape Policraticus de Jean de Salisbury
1159-1177 → Schisme pontifical : Frédéric Ier oppose l’anti-pape
Victor IV à Alexandre III
1162 → Alphonse II roi d’Aragon et comte de Barcelone. Il devient
comte de Provence en 1167
1163 → Début de la construction de Notre-Dame de Paris
1163-1165 → Alexandre III en exil est accueilli par le roi Louis VII
1164 → Constitutions de Clarendon d’Henri II Plantagenêt Exil de
Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, en France (à l’abbaye de
Pontigny puis à Sens)
1164/1165 → Livre contre l’hérésie des cathares d’Eckbert de Schönau
1165 → Concile de Lombers : condamnation des hérétiques
Vers 1165-1189 → Lais de Marie de France
1166 → Philippe d’Alsace comte de Flandre
Vers 1166-1183/1184 → Enseignement de Placentin à Montpellier
Vers 1169-1171 → Établissements de Rouen
1170 → Retour de Thomas Becket en Angleterre. Il est assassiné dans
la cathédrale de Cantorbéry Érec et Énide de Chrétien de Troyes
Vers 1170 → Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-
Maure
Vers 1170-1180 → Règles théologiques d’Alain de Lille
Vers 1172-1176 → Tristan du trouvère Thomas
1172 → Canonisation de Thomas Becket Plus ancienne attestation de
marchands lombards aux foires de Champagne
1173 → Pierre Valdo, marchand lyonnais, abandonne ses richesses
pour se consacrer à la pauvreté et à la prédication
1173-1174 → Révolte des fils d’Henri II Plantagenêt contre leur père
1174 → Canonisation de Bernard de Clairvaux
Vers 1175 → Début de la composition du Jardin des délices d’Herrade
de Landsberg
Vers 1175-1205 → Premières branches du Roman de Renart
Vers 1177-1180 → Lancelot ou Le chevalier à la Charrette de Chrétien
de Troyes
1178 → Frédéric Ier se fait couronner « roi d’Arles »
1179 → Concile œcuménique de Latran III Sacre de Philippe Auguste,
associé à la royauté
1180 → Mort de Louis VII. Philippe Auguste roi
Vers 1180 → Enseignement de Pierre le Chantre à l’école cathédrale
de Paris
1181/1182 → Expulsion des juifs du domaine royal capétien
1182 → Charte de Beaumont-en-Argonne concédée par l’archevêque
de Reims
1184 → Condamnation de Pierre Valdo et des Vaudois par le pape
1185 → Assise au comte Geoffroy, duc de Bretagne
1189 → Mort d’Henri II Plantagenêt
1190 → Mort de Frédéric Ier Barberousse
Vers 1190 → De l’amour d’André le Chapelain Fabliaux de Jean
d’Arras
G

L C F
D R C
L R , B
L B P
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L O , G
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L B M
L P , ’A
L R , T
L P
L B
G
Acapte : dans les régions méridionales, droit que le tenancier doit
verser au seigneur pour entrer en possession d’une tenure.
Agnatique (filiation, lignée, parenté) : filiation en ligne masculine.
Agrier : équivalent méridional du champart.
Aide : devoir du vassal envers son seigneur. L’aide concerne en
général une aide matérielle ou pécuniaire. Au cours des XIe et XIIe siècles,
son versement est limité à trois puis quatre cas : la rançon du seigneur,
l’adoubement de son fils aîné, le mariage de sa fille aînée, le départ du
seigneur pour la croisade.
Albergue : équivalent méridional du droit de gîte.
Alleu : terre ou domaine tenu en pleine possession et libre de tout
droit, le plus souvent de manière héréditaire.
Alleutier : possesseur d’un alleu.
Anathème : malédiction prononcée par le pape, un concile ou un
évêque, qui implique l’excommunication mais lui est symboliquement
supérieure.
Apotropaïque : se dit d’un objet ou d’un rituel considéré comme
éloignant les forces du mal et protégeant contre elles.
Aprision : droit d’appropriation d’une terre en friche après trente
années d’exploitation, accordé aux réfugiés espagnols installés en
Septimanie et dans la Marche d’Espagne.
Avoué : laïc exerçant une avouerie ou héritier sur des domaines
ecclésiastiques des droits issus d’une avouerie.
Avouerie : ensemble de fonctions (judiciaires, fiscales et militaires
notamment) exercées par un laïc pour une institution ecclésiastique (en
général une abbaye) bénéficiaire d’une immunité accordée par le roi.
Ban : pouvoir d’ordonner, de contraindre et de punir.
Bayle, baile, bailli : personne ayant reçu délégation d’un pouvoir ;
agent au service d’un seigneur, d’un prince ou du roi.
Bénéfice, bienfait : terre tenue par un vassal d’un seigneur, en échange
de la prestation d’un serment (éventuellement d’un hommage) et d’un
ensemble de services, en particulier d’ordre militaire.
Blé vêtu : épeautre ou engrain (petit-épeautre).
Botage, bouteillage : redevance seigneuriale perçue sur la vente du
vin.
Capitulaire : diplôme royal ou impérial divisé en chapitres (capitula)
à portée réglementaire ou législative.
Cartulaire : recueil de copies de chartes.
Cavalcade : équivalent méridional de chevauchée.
Celle : dépendance d’une abbaye, prieuré.
Cens : redevance seigneuriale fixe et perpétuelle, valant
reconnaissance du droit seigneurial, due par une tenure. Elle pouvait être
versée en nature, en espèce ou de façon mixte.
Censive : parcelle tenue contre le versement d’un cens. Par extension,
ensemble des tenures, distingué de la réserve conservée par le seigneur pour
son propre usage.
Champart : redevance seigneuriale en nature, proportionnelle à la
récolte, dont le montant varie entre le tiers et le onzième.
Chanoine : prêtre ou clerc faisant partie d’un chapitre cathédral ou
collégial.
Chanoine cardinal : titre porté par certains chanoines desservants des
paroisses urbaines, sur le modèle de la Rome du VIIIe siècle.
Chapitre, collège canonial : communauté de chanoines.
Chapitre cathédral : communauté de chanoines attachée à une
cathédrale.
Chaser : installer un paysan sur une tenure ou investir un vassal de son
bénéfice ou fief.
Chasement : tenure, bénéfice ou fief.
Chevage : redevance perçue sur les serfs, recognitive de leur
servitude.
Chevauchée : expédition militaire ; redevance seigneuriale levée pour
financer les expéditions militaires.
Circateur : inspecteur dans l’ordre de Prémontré.
Cité : siège d’un évêché.
Cognatique (filiation, lignée, parenté) : filiation en ligne masculine
et féminine.
Collateur : maître de l’investiture d’une église ou d’un bénéfice
ecclésiastique.
Comitatus : charge comtale, ensemble des droits et domaines associés
à une charge comtale.
Commendise : redevance levée en vertu de la protection militaire
accordée par le seigneur.
Commise : confiscation du fief par le seigneur.
Complant : contrat par lequel un seigneur remet une terre à un paysan
qui s’engage à la planter (le plus souvent en vignes) moyennant une part de
la récolte ou de la terre (en général la moitié).
Condamine : parcelle seigneuriale de vaste superficie.
Conduit : protection ou service d’escorte assuré par un seigneur ou un
prince aux marchands sur certains itinéraires.
Corvée : redevance en travail exigée des paysans par les seigneurs.
Courtil : parcelle de jardin.
Coutumier : recueil de coutumes ; dans les communautés
monastiques, vient compléter et préciser la règle.
Couture : équivalent de condamine.
Déchant : style vocal polyphonique qui consiste en l’ajout d’un
contre-chant non pas au-dessous du plain-chant (organum primitif), mais
au-dessus.
Décimaire, dîmaire : circonscription de levée de la dîme.
Dédition : soumission volontaire.
Défens : espace réservé au seigneur, en particulier pour la chasse, la
pêche et la collecte du bois.
Déguerpissement : abandon de sa tenure par un tenancier, en
particulier un serf.
Denier : monnaie réelle et unité monétaire de référence (depuis
l’époque carolingienne) en argent. Le denier se divise en deux oboles et
quatre sous-oboles.
Dépouille (droit de) : droit de s’emparer des biens d’un évêque
défunt.
Douaire : dotation que le mari fournit à son épouse.
Écolâtre : chanoine responsable de l’enseignement dans un chapitre.
Écuage : taxe due par les vassaux en remplacement de leur service
militaire.
Emphytéose, emphytéotique : terme de droit romain utilisé pour
désigner un bail par lequel un seigneur cède une tenure pour une très longue
période (jusqu’à 99 ans).
Episcopatus : à la fois la charge épiscopale et les droits et revenus qui
lui sont liés ; désigne aussi parfois le diocèse.
Estage : période durant laquelle le fidèle ou vassal tient garnison dans
le château du seigneur.
Excommunication : sanction ecclésiastique qui exclut de la
communion des fidèles, c’est-à-dire concrètement des sacrements, de
l’accès aux églises et de l’inhumation en terre chrétienne.
Exemption : privilège exemptant une communauté ecclésiastique de la
juridiction épiscopale.
Faide : vengeance familiale appelée par un crime d’honneur (meurtre,
enlèvement, incendie…).
Ferrage, ferragine : dans le Midi, parcelle bien irriguée consacrée en
général aux légumineuses.
Fief : terme qui se substitue à bénéfice et bienfait dans le courant du
e
XI siècle pour désigner la terre ou la seigneurie tenue d’un seigneur par le
vassal.
Fisc : trésor ou domaine du roi.
Gîte : obligation de nourrir le seigneur et sa suite lors de leurs
déplacements ; redevance se substituant à cette obligation.
Hommage : rituel de soumission et de reconnaissance du seigneur par
le vassal. Le terme renvoie à l’ensemble de la cérémonie (hommage
proprement dit, serment, baiser) ou à une partie seulement (la dédition de
soi, à genoux, les mains jointes dans celles du seigneur).
Honneur : charge publique (charge de comte ou d’évêque
notamment) ; seigneurie, domaine seigneurial.
Hostise, hôtise : tenure paysanne proposée à des hôtes et bénéficiant
d’un régime seigneurial favorable.
Hôtes : colons venus de l’extérieur de la seigneurie ou de la région
participer au peuplement, au défrichement et à l’exploitation de nouveaux
terroirs.
Hypergamique (alliance) : union avec un conjoint d’un rang
supérieur.
Hypogamique (alliance) : union avec un conjoint d’un rang inférieur.
Immunité : privilège royal soustrayant une institution et ses domaines
à l’action des agents royaux (en termes de justice, de levée de l’impôt, de
levée de l’armée).
Indiction : période de quinze ans correspondant, à l’époque romaine, à
l’intervalle séparant deux révisions de l’impôt foncier, utilisée, à l’époque
médiévale, pour dater les documents.
Indulgence : remise de la peine temporelle à accomplir dans l’au-delà
par les pécheurs pardonnés (l’indulgence est une remise de peine non un
pardon de la faute).
Inféodation : concession en fief.
Interdit : sanction ecclésiastique interdisant la célébration des offices
et la pratique des sacrements à toute une communauté (ville, principauté,
royaume).
Investiture : installation dans une charge, un bien ou une fonction.
L’investiture laïque désigne l’investiture d’une charge ecclésiastique (siège
épiscopal, fonction abbatiale, simple cure) par un laïc.
Lauzime, lods et ventes : taxe de mutation, perçue lors de tout
transfert d’une tenure entre vifs (échange, vente).
Légat : représentant du pape doté par délégation de pouvoirs très
étendus.
Lesde (ou droit de) : taxe seigneuriale sur la vente de marchandises
dans les marchés ou les foires.
Ligesse : lien de fidélité prioritaire, qui se manifeste par la prestation
d’un hommage-lige.
Lignée avunculaire : succession d’oncle à neveu.
Livre : unité de poids et monnaie de compte équivalent à 20 sous ou
240 deniers.
Mainmorte (biens de) : désigne les biens dont un usager, en général
un serf, ne peut disposer librement.
Mandement : équivalent de ban dans certaines régions méridionales ;
peut aussi désigner l’aire spatiale où s’exerce un pouvoir châtelain.
Maître : grade universitaire suprême en Arts.
Manse : tenure paysanne associant maison, jardin, verger et terres
cultivées.
Marabotin : monnaie d’or d’origine musulmane (dinar).
Marc : mesure de poids utilisée pour les métaux précieux. Le marc le
plus utilisé en France pesait 245 gr.
Masade : petite unité d’habitat dans certaines régions méridionales.
Melioratio : règle successorale accordant un avantage partiel à l’aîné.
Mense : ensemble domanial (de mensa, la table, ce qui sert à nourrir).
Dans certaines abbayes (notamment celles dirigées par un abbé laïque) on
distingue la mense abbatiale de la mense conventuelle, dans les évêchés, la
mense épiscopale de la mense canoniale (elle-même souvent divisée en
prébendes canoniales).
Mesnie : maisonnée, ensemble de la familia et des plus proches fidèles
d’un seigneur.
Ministérial : agent seigneurial.
Missi dominici : « envoyés du maître ». À l’époque carolingienne,
agents du roi envoyés en tournées d’inspection dans les comtés.
Monétaire : ministérial en charge d’un atelier monétaire.
Montre : revue (s’utilise notamment pour les fiefs).
Nécrologe : livre liturgique recensant, dans l’ordre du calendrier, les
noms des bienfaiteurs d’une institution ecclésiastique pour lesquels les
membres de celle-ci s’engagent à prier ou célébrer des offices particuliers.
Nicolaïsme : terme qui renvoie aux partisans du diacre Nicolas,
dénoncés dans le livre de l’Apocalypse (2, 6), et qui stigmatise l’ensemble
des pratiques contraires au célibat ecclésiastique. Il vise donc avant tout les
clercs qui ont pris femme ou vivent en concubinage.
Novale (dîme) : dîme nouvelle, pesant en général sur des terres
nouvellement mises en culture.
Obituaire : voir nécrologe.
Oblat : jeune enfant offert par ses parents à une communauté
religieuse.
Oblation : offrande.
Ordalie : épreuve physique (par le feu, l’eau ou le duel) manifestant le
jugement de Dieu et servant de preuve dans les procédures judiciaires.
Organum : forme primitive de la polyphonie qui consiste en l’ajout
d’une seconde voix au-dessous du plain-chant.
Ost : armée ou expédition militaire ; service militaire dû par le fidèle à
son seigneur ; redevance seigneuriale destinée à financer la guerre et les
activités militaires du seigneur et de ses fidèles.
Ouche : parcelle enclose (jardin ou verger) de l’ouest et du nord de la
France.
Pagus (pays) : à l’époque carolingienne, unité territoriale au sein de
laquelle siège un comte.
Pariage : contrat entre deux seigneurs pour la gestion d’une
seigneurie, l’organisation d’un défrichement ou la création d’un village
neuf.
Pariers, parsonniers : coseigneurs ayant part à la même seigneurie.
Plaid : assemblée politique ou judiciaire.
Plaid (service de) : devoir du fidèle ou du vassal de participer aux
plaids seigneuriaux.
Plaid (droit de) : redevance seigneuriale levée pour l’exercice de la
justice.
Plain-chant : chant a capella monodique et modal utilisé dans la
liturgie occidentale depuis les VIIe-VIIIe siècles.
Prébende : revenu attaché à un bénéfice ecclésiastique, en particulier
un canonicat.
Précaire : concession d’une terre par une institution ecclésiastique en
échange d’un cens modique recognitif de seigneurie.
Prévôt : agent domanial (sorte d’intendant) ; chanoine placé à la tête
du chapitre cathédral.
Quarton : redevance seigneuriale en nature correspondant au quart des
récoltes.
Queste : équivalent méridional de la taille.
Régaires : droits temporels associés à un évêché.
Régale : droit du souverain de percevoir les revenus des évêchés et de
nommer aux bénéfices durant les périodes de vacance épiscopale.
Relief (droit de) : redevance versée au seigneur à l’occasion de la
transmission héréditaire d’un fief.
Sauveté : village neuf et seigneurie d’Église bénéficiant d’un statut
protégé particulier.
Sauvement : équivalent de commendise ; peut aussi avoir un sens
territorial équivalant alors à mandement.
Simonie : terme qui renvoie au péché commis par Simon le Mage dans
les Actes des Apôtres (8, 20) et par lequel sont condamnées l’ensemble des
pratiques considérées comme illégitimes pour accéder aux fonctions
ecclésiastiques, exercer des prérogatives sacramentelles ou détenir des biens
ecclésiastiques.
Solidantia : équivalent méridional de la ligesse.
Sou : monnaie de compte équivalant à 12 deniers.
Souscription : sorte de signature portée au bas d’une charte ou d’un
diplôme (croix, nom).
Tabellion : scribe spécialisé dépourvu de l’autorité nécessaire pour
authentifier les actes.
Taille : redevance seigneuriale levée à la volonté du seigneur (taille à
merci) ou versée de manière régulière et codifiée (taille abonnée).
Tasque : équivalent méridional du champart.
Tenure : exploitation tenue par un paysan, appelé le tenancier, de son
seigneur, en échange d’un certain nombre de redevances en nature, en
espèces et en travail.
Terrage : équivalent du champart ou de l’agrier dans l’ouest de la
France.
Tolte : équivalent méridional de la taille.
Tonlieu : droit de péage levé sur la circulation des marchandises.
Trève : en Bretagne, église ou chapelle dépourvue du titre de paroisse
mais desservant une petite communauté rurale.
Tropaire-prosaire : livre liturgique contenant les tropes (parties
chantées) et les proses (parties récitées) nécessaires à la célébration d’un
office.
Vassal : fidèle d’un seigneur, tenant de lui un bénéfice ou un fief en
échange d’un serment, de l’hommage et d’un certain nombre de services.
Vavasseur : vassal d’un vassal.
Vidame : délégué d’un évêque ou d’un abbé chargé d’administrer ses
biens.
Viguerie : sous-ensemble du pagus où était exercée la justice locale à
l’époque carolingienne ; par extension, droit de justice.
Viguier : agent seigneurial ou princier chargé de rendre la justice.
Vindicatoire (logique ou système) : pratique de la vengeance
immédiate de la part des individus ou des groupes victimes de violence, en
dehors de tout recours à une instance arbitrale institutionnelle.
Wionage : équivalent septentrional du conduit.
B
À quelques exceptions près, cette bibliographie privilégie
volontairement les publications récentes, parues depuis le milieu des années
1980.

B
AURELL M., Une famille de la noblesse provençale au Moyen Âge :
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— Les noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213),
Paris, Presses de la Sorbonne, 1994.
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R

C I
Une attaque viking
BnF, nouv. acq. lat. 1390, Vie de Saint-Aubin.
Armes vikings, épées et hache
Rouen, musée départemental des Antiquités.
Le camp viking de Péran (Côtes-d’Armor)
Vue aérienne. Centre archéologique de Péran.
La Constellation d’Argo
Manuscrit anglo-saxon illustrant le Poème des constellations d’Aratus.
Saint Martin partageant son manteau
Tours, Bibliothèque municipale, ms. 1018, f° 9 v.
L’église de Vignory (Haute-Marne)
Reconstitution du palais de Mayenne (Mayenne)
Musée du Château de Mayenne : reconstitution de R. Early.
Façade ouest de l’aula de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire)
La forteresse de Langeais (Indre-et-Loire)
Dessin extrait de E. Impey et E. Lorans : « Le Donjon de Langeais et
son environnement : étude historique et archéologique », Bulletin
monumental, t. 156, fascicule 1, 1998, p. 9-62 et 4 pl. h.t.
Le donjon résidentiel de Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir)
Maquette de la motte castrale de Douai (Nord)
Communauté d’Agglomération du Douaisis, Direction
de l’Archéologie.
La motte castrale de Dinan d’après la broderie de Bayeux
Bayeux, musée de la Tapisserie.
Un denier de Charles le Simple (atelier de Toul)
BnF, monnaie carolingienne 139, vers 911-922, droit et revers.
Scènes de la vie de saint Remi
Amiens, collection du musée de Picardie, ivoire ornant un plat de
reliure (inv. N° MP. 992. 4.5), vers 880 à Reims.
Épée du sacre des rois de France : Joyeuse ou épée de
Charlemagne.
Paris, musée du Louvre.
L’empereur Otton II recevant l’hommage des nations
Chantilly, musée Condé, ms. 14bis, fol. détaché.

C II
L’église Saint-Pierre de Jumièges
Une image des relations entre moines et grands laïcs :
cartulaire du Mont Saint-Michel : donation du comte Robert de Torigni
Avranches, bibliothèque municipale, ms. 210, fol. 25v-26.
La commémoration des défunts :
Page du nécrologe de l’abbaye de Marcigny-sur-Loire
BnF, nouv. acq. lat. 348, fol. 134v.
Une donation d’Henri Ier
Londres, British Library, ms. Add. 11662, fol. 4r, Chronique de Saint
Martin des Champs.
Une oblation d’enfant
Troyes, bibliothèque municipale, ms. 103, fol. 68.
La « Majesté » de Clermont
Clermont-Ferrand, bibliothèque municipale, ms. 145, fol. 130.
La statue-reliquaire de sainte Foy
Conques, Trésor de l’abbatiale Sainte-Foy.
Le serment d’Harold
Bayeux, musée de la Tapisserie.
La tour-porche de Fleury : l’entrée de la Jérusalem céleste
Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.
La rotonde Sainte-Marie de l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon-141
Dessin : BnF, Urbain Plancher, Histoire générale et particulière de
Bourgogne, 1739.
Une sombre vision de la femme : une tentation de saint Benoît.
Vézelay, basilique Sainte-Madeleine, XIIe siècle.
Liturgie et musique : tropaire de Saint-Martial de Limoges
BnF, ms. lat. 1118, f° 112 v.
Inventaire du trésor et des livres de la cathédrale de Clermont
(vers 985-1010)
Clermont-Ferrand, Archives départementales du Puy-de-Dôme (3 G,
armoire 18, sac A, cote 6).
Une scène de dictée
Orléans, bibliothèque municipale, ms. 46, f° 1. Commentaire sur les
psaumes de saint Augustin.
La mappemonde de Fleury
Berlin, Staatsbibliothek, ms. Phill. 1833, fol. 39 v.

C III
Chevaliers du XIe siècle
BnF, ms. lat. 5, t. III, f. 145 v., Bible de Roda.
Matériel d’équitation : éperons, fers, mors à double bride,
pommeau
Grenoble, musée dauphinois. Site de Colletière (Charavines, Isère).
Le clocher de l’église de Chapaize (Saône-et-Loire)
Restitution d’un four domestique de Simandres (Rhône)
Dessin de A. Urgal, extrait du DARA n° 21 : « L’habitat rural du Ve au
XIIe siècle » par E. Faure-Boucharlat (« Vivre à la campagne au Moyen
Age »). Association lyonnaise pour la promotion de l’archéologie en
Rhône-Alpes (ALPARA), 2001
Maquette des maisons rurales du début du XIe siècle : site de
Colletière
Musée du lac de Paladru (Charavines, Isère).
Outils textiles : fuseaux et peigne à carder
Grenoble, musée dauphinois. Site de Colletière (Charavines, Isère).
Métiers à tisser
Marle, musée des Temps barbares (Aisne).
Outils de défrichement : hache et émondoir
Grenoble, musée dauphinois. Site de Colletière (Charavines, Isère).
Outils agricoles
Grenoble, musée dauphinois. Site de Colletière (Charavines, Isère).
Un chaland du début du XIe siècle : l’épave d’Orlac (Charente-
Maritime)
Schémas de fabrication et photographie extraits de : J. Chapelot,
E. Rieth, Navigation et milieu fluvial au XIe siècle : l’épave d’Orlac. Paris,
éditions de la MSH, 1995 (Documents d’Archéologie française, 45).
Une image de la cité idéale : Jérusalem
Boulogne, bibliothèque municipale, ms. 107, f° 7, Vies des saints
Bertin, Folquin, Silvin et Winnoc.
Une enceinte antique entretenue : Le Mans
Vue générale depuis le rivage de la Sarthe.
La fondation d’un pont à Tours : charte du comte Eudes de Blois
(vers 1034-1037)
Tours, Archives municipales (AA 1, pièce 1).

C IV
Cathédrale Saint-Lazare d’Autun : Ève.
Autun, musée Rolin, fragment (calcaire) du linteau du portail nord de
la cathédrale, vers 1125 (Saône-et-Loire).
Collégiale Saint-Julien de Brioude : la sirène, une figure de la
luxure
Chapiteau de la nef, vers 1060-1100 (Haute-Loire).
Charte d’indulgences et de divers privilèges accordés aux religieux
de Saint-Martin-du-Canigou
Paris, bibliothèque de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts
(coll. J. Masson).
Le viatique, Vie de saint Amand, début XIe siècle
Valenciennes, bibliothèque municipale, ms. 502, fol. 29.
Décret de Gratien, fin XIIe siècle
Troyes, bibliothèque municipale, ms. 103, fol. 11.
L’abbatiale de Cluny III-251
BnF, Réserve VE-26p-FOL (fonds Destailleur 2588), dessin de
Lallemand.
Crosse épiscopale
Florence, musée du Bargello, XIe siècle.
Façade de Notre-Dame-la-Grande (Poitiers)-259
Sculptures en pied d’un évêque, d’un pape et de saint Pierre,
e
XII siècle.
Cloître de Moissac (Tarn-et-Garonne) : pierre tombale de l’abbé
Durand de Moissac, évêque de Toulouse
Façade de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles
L’église de Saint-Nectaire (Puy-de-Dôme)
Fresque de la salle capitulaire de l’abbaye de la Trinité
de Vendôme (Loir-et-Cher)
Fresque de la chapelle de Berzé (Saône-et-Loire)
Fresque de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne) : l’arche de Noé
La consécration de l’église Saint-Arnoul de Metz :
Vie du pape Léon IX
Le Vatican, Biblioteca Vaticana.
Église abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux : l’avarice et la luxure
Sculptures du portail de la façade ouest
Église de Ganagobie (Vaucluse)
Mosaïque représentant saint Georges et le dragon, XIIe siècle.
C V
Salle capitulaire de l’abbaye de Fontenay (Côte-d’Or)
Abbaye cistercienne de Sénanque (Vaucluse)
Église cistercienne de Fontenay (Côte-d’Or)
Vierge, Étienne Harding, Henri Ier, abbé de Saint Vaast et copiste,
vers 1125
Dijon, bibliothèque municipale, ms. 130, fol. 104.
Chapelle templière de Cressac (Charente)-319
Cathédrale de Chartres
Représentation des arts libéraux aux voussures du portail royal.
Justinien et les Institutes
Statue de la façade de la maison de Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-
Garonne).
Les sept arts libéraux dans l’Hortus deliciarum d’Herrade de
Landsberg
BnF, planche IX du fac-similé (FOL-459) du manuscrit de Herrade de
Landsberg, Hortus Deliciarum, copiste Christian-Maurice Engelhardt,
1818.
Un scribe au travail : Vie de Saint Martin
Épinal, bibliothèque municipale, ms. 73, fol. 1.
Guillaume de Jumièges remettant son ouvrage à Guillaume le
Conquérant
Rouen, bibliothèque municipale, ms. 1174, fol. 116, Guillelmus
Gemmeticensis, Gesta Normannorum ducum.
Grand cartulaire de l’abbaye Saint-Victor de Marseille
Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône (1 H 629,
fol. 1 v. et fol. 2).
Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth
Leyde, bibliothèque universitaire, ms. BPL 20, fol. 60 r.
Cathédrale de Modène : archivolte du portailLes renards dans la
vigne du Seigneur
Strasbourg, bibliothèque municipale, fac-similé du manuscrit de
Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (Rosalie Green, Editions
Illustrated, 1979).
La manécanterie de Lyon-379Cathédrale de Chartres : portail de
la Vierge
La Vierge couronnée :
Portail de la cathédrale de Senlis

C VI
Hôtel-Dieu de Coëffort-391L’Échelle de saint Jean Climaque
D’après Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg,
copiste Christian-Maurice Engelhardt, 1818.
Drapiers
Dijon, bibliothèque municipale, ms. 173, fol. 92v., Gregorius, Moralia
in Job.
Vestiges de la première enceinte de Paris
Fouilles réalisées par l’Institut national de recherches archéologiques
préventives (INRAP).
Un cordonnier au travail
Cluny, musée Ochier.
Le pont d’Avignon
Pont Saint-Bénezet.
La maison romane de Saint-Antonin-Noble-Val (Tarn-et-Garonne)
Une maison de Cluny (Saône-et-Loire)
Une tour de l’amphithéâtre d’Arles (Bouches-du-Rhône)
Cathédrale de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme) : mosaïque
Vestiges de la synagogue (?) de RouenSceau des consuls d’Avignon
Paris, Archives nationales (collection Supplément, S/4525), 1216.
Sceau de Pontoise
Paris, Archives nationales (collection Douët d’Arcq, D/5602).
Sceau de Cambrai
Lille, Archives départementales du Nord.

C VII
Le donjon de Houdan (Yvelines)La motte d’Albon (Isère)
Cliché UMR 5648- Fouilles J. M. Poisson.
Les tours de Pignan (Hérault)Un serment féodal
Barcelone, Arxiu de la Corona d’Arago, Liber feudorum major,
fol. 44v.
Chevaliers croisés-471
Fresque de la chapelle templière de Cressac (Charente)
Olifant
Fouilles archéologiques du site de Pineuilh (Gironde), INRAP.
La chasse au faucon
Dijon, bibliothèque municipale, ms. 172, fol. 174, Gregorius, Moralia
in Job.
Une charge de chevaliers
Panneau gauche du triptyque de l’abbaye de Stavelot, vers 1156-58,
New York, The Pierpont Morgan Library.

C VIII
Une scène de labour tracté
Tours, bibliothèque municipale, ms. 924, fol. 28v., Terence,
Comoediae.
Une scène de labour à la houe
Calendrier peint de l’église de Brinay (Berry), milieu du XIIe siècle.
Pièces de moulin à grain
Fouilles du site de Tervay (Jura), INRAP.
Le moulin mystique : abbatiale Sainte-Madeleine de Vézelay
(Yonne) :
Chapiteau de la nef, XIIe siècle.
Scène de moisson : chapiteau de l’église Saint-Roch de Neuilly-en-
Dun (Cher) :
Scènes de vendange et de battage : abbatiale Sainte-Madeleine de
Vézelay (Yonne) :
Détails du tympan du portail central de la nef, XIIe siècle.
Abbaye cistercienne de Fontenay (Côte d’Or) : la forge
La tour-porche de Saint-Jean-de-Fos (Hérault)
Un village castral : Lacoste (Vaucluse)
Un village ecclésial : Loupia (Aude)
Photo aérienne verticale IGN.
Le doyenné clunisien de Jalogny (Saône-et-Loire)

C IX
Mosaïque funéraire de Guillaume de Flandre
Saint-Omer, musée de l’hôtel Sandelin.
La salle dite de l’Échiquier au château de Caen (Basse-
Normandie)
Le Château des comtes de Flandre à Gand (Belgique)
Le château de Gisors (Eure)
Plaque funéraire en émail à l’effigie de Geoffroy Plantagenêt
Le Mans, musée de Tessé.
Sceau de Raimond VI, comte de Toulouse (1204)
Paris, Archives nationales.
La famille Plantagenêt : fresque de la chapelle Sainte-Radegonde
de Chinon.
Les tombeaux des Plantagenêts à l’abbaye de Fontevraud
Tombeaux de Richard Cœur de Lion, Aliénor et Henri II
Statue-colonne
New York, The Metropolitan Museum of Art, vers 1160.
Église abbatiale de Saint-Denis : l’abbé Suger
Un roi couronnant son fils
Laon, bibliothèque municipale, ms. 400, fol. 5 v, Liber historiam
Pompeii Trogi.
Sceau de l’empereur Frédéric Barberousse en majesté
Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1164.
Sceau de Robert, seigneur de Vitré (1161)
Paris, Archives nationales (collection Douët d’Arcq, D/3928).
Charles le Bon, prince chevalier
Lettrine du manuscrit de l’Histoire du meurtre de Charles le Bon.
Lille, Archives départementales du Nord (10 H 323).
Le festin d’Hérode
Toulouse, musée des Augustins, chapiteau de la mort de saint Jean-
Baptiste.
Une scène de banquet-607
Vie et miracles de saint Maur, Troyes, Bibliothèque municipale,
ms. 2273, fol. 77.
David roi entouré de musiciens
Dijon, bibliothèque municipale, ms. 14, fol. 13v, Bible.
La salle du donjon de Simiane-la-Rotonde (Alpes-de-Haute-
Provence)
Scènes de la vie de cour
Toulouse, musée des Augustins.
Pièces d’échec
Fouilles archéologiques de Pineuilh (Gironde), INRAP.
Sceau de Bertrand II, comte de Forcalquier
Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône
(56 H 4627), avers et revers, 1168.
Église de Bourbon-l’Archambault (Allier)
Chapiteau des musiciens, fin XIIe siècle.
Une scène courtoise
Vannes, Trésor de la cathédrale, coffret de mariage : vélin peint sur
bois.
Arbre généalogique partiel des Mérovingiens
BnF, ms. latin 4955, fol. 101.
Emblêmes préhéraldiques : la bataille d’Hastings
Bayeux, musée de la Tapisserie, XIe siècle.
Sceau des Candavène
Lille, Archives départementales du Nord (27 H 16, n° 202)

C X
Les cavaliers de feu de l’Apocalypse
BnF, ms. latin 8878, f° 148 v, commentaire sur l’Apocalypse de Beatus
de Saint-Sever.
Fouilles archéologiques du Château-Narbonnais à Toulouse
(Haute-Garonne)
INRAP.
Fouilles archéologiques de Pineuilh (Gironde)
INRAP.
Le trésor monétaire de Fécamp (Seine-Maritime)
Paris, BnF, deniers en argent.
Sarcophage antique d’un comte de Toulouse
Toulouse, abbatiale de Saint-Sernin.
Un habitat rural du Xe siècle : Distré (Maine-et-Loire)
INRAP (A. Valais).
Orthophotographie et analyse stratigraphique de la façade de
l’aile ouest du château comtal de Carcassonne. Échelle : 1/200e
INRAP /Photomontage P. Prouillac, d’après relevés et photographies
de Ch. Schmückle-Mollard et F. Guyonnet.
Abbatiale Saint-Aubin d’Angers (Maine-et-Loire), vers 1140
Le donjon de Loches
Arbre de consanguinité
Aix-en-Provence, Bibliothèque municipale, ms. 25, p. 214, Isidore de
Séville, Etymologiae.
Une scène de mariage
Barcelone, Arxiu de la corona d’Arago, Cancilleria, reg.1, fol. 78 v,
Liber feudorum major.
Cathédrale de Chartres (Eure-et-Loir)
L’arbre de Jessé, la généalogie du Christ, milieu du XIIe siècle.
Une scène de vénération et donation
Gestes des abbés de Fontenelle, Le Havre, Bibliothèque municipale,
ms. 332, fol. 41 v.
Une scène de donation, cathédrale Saint-Lazare d’Autun (Saône-
et-Loire)
Chapiteau du collatéral nord, vers 1130.
Nef de l’église abbatiale de Vézelay, vers 1128-1140
Transept de l’abbatiale de Cluny III, vers 1130
Vitrail de la cathédrale du Mans
Église de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne)
Fresque de la construction de la Tour de Babel, fin XIe, début
XIIe siècle.
Chœur de l’église abbatiale de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire)
Église Saint-Michel de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées-
Orientales)
Relief d’un linteau, début XIe siècle.
Le tympan de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques (Aveyron), vers
1125-1135-693
Façade de l’abbatiale de Saint-Denis, vers 1137-1140
Nef de la cathédrale de Sens (Yonne), vers 1140-1142
Nef de la cathédrale d’Angers (Maine-et-Loire), vers 1150-1160
Nef et bas-côté de l’abbatiale Saint-Remi de Reims, entre 1165 et
1190
Chœur de l’église collégiale Saint-Mathurin de Larchant (Seine-et-
Marne), vers 1175-1180
Nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris, vers 1182-1190
S

C I
L’année 888 vue par l’abbé Réginon de Prüm
Réginon de Prüm, Chronique, Monumenta Germaniae Historica,
Scriptores, Hanovre, F. Kurze, 1890, t. 50, p. 128-130 (trad. du latin par
O. Guyotjeannin et P. Riché).
Poème funèbre composé à la mémoire du comte Raimond Borell
par un moine de Ripoll (peu après 1017)
L. Nicolau d’Olwer, « L’escola poètica de Ripoll en els segles X-XIII »,
Anuari de l’Institut d’Estudis Catalans, Barcelone, 1915-1920, p. 27-30
(trad. du latin par M. Aurell).
Un prince en conflit avec son roi : lettre d’Eudes, comte de Blois,
au roi Robert le Pieux rédigée par Fulbert, évêque de Chartres
Recueil des historiens des Gaules et de la France, Paris, éd. L. Delisle,
1874, t. 10, p. 501-502 (trad. du latin par R. Boutruche).
Une éthique de la fidélité : lettre de Fulbert, évêque de Chartres,
au comte Guillaume V de Poitiers (vers 1020)
Recueil des historiens des Gaules et de la France, Paris, éd. L. Delisle,
1874, t. 10, p. 463 (trad. du latin par R. Boutruche).
Les démêlés du comte Guillaume V de Poitiers avec Hugues de
Lusignan
Conventum Hugonis, vers 1028, éd. et trad. G. Beech, Y. Chauvin, G.
Pon, Genève, Droz, 1995.
L’avènement d’Hugues Capet (987)
Richer (moine de Saint-Remi de Reims), Histoire de France (888-
995), éd. et trad. du latin par Robert Latouche, Paris, Libr. ancienne
H. Champion, 1937, t. 2, p. 158-160.
C II
Adalbéron, évêque de Metz (929-954), et la réforme monastique en
Lotharingie
Jean de Saint-Arnoul, La Vie de Jean de Gorze, présentée et traduite du
latin par M. Parisse, Paris, Picard, 1999, § 40-44, p. 76-79.
Une réforme qui tourne mal : le martyre d’Abbon de Fleury à La
Réole (1004)
« La vie d’Abbon, abbé de Fleury » par Aimoin de Fleury, dans
L’Abbaye de Fleury en l’an mil, éd. et trad. du latin par R.-H. Bautier et
G. Labory (traduction modifiée par F. Mazel), Paris, CNRS Éditions, 2004,
p. 122-127.
L’instauration du jour des défunts par Odilon de Cluny (vers
1030)
Jostald, Vie d’Odilon, dans J.-P. Migne, Patrologie latine, t. CXLII,
Paris, 1880, c. 926-927 (trad. du latin par J. Le Goff).
La conversion du chevalier Guillaume Grueta (vers 994-1034)
Cartulaire de l’abbaye de Lérins, Société des lettres, sciences et arts
des Alpes-Maritimes, éd. par H. Moris et E. Blanc, Paris, Champion, 1883,
t. 1, n° 3 (trad. du latin par J.-P. Poly).
Un miracle de sainte Foy (fin du Xe siècle)
Liber miraculorum sanctae Fidis, I, 11, de Bernard d’Angers, éd.
L. Robertini, Spolète, CISAM, 1994, p. 106-109 (trad. du latin par
D. Barthélemy).
Une notice de plaid à Narbonne (1023)
Histoire générale de Languedoc, t. 5, Toulouse, 1875, c. 374-376 (trad.
du latin par M. Bourin, modifié par F. Mazel).
L’historiographie princière : Dudon de Saint-Quentin et les ducs
de Normandie
Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae
ducum, éd. J. Lair, Caen, 1865, p. 200 (trad. du latin par M. Arnoux).
L’historiographie monastique : Raoul Glaber et ses modèles
Raoul Glaber, Histoires, I, 1, trad. et présentées par Mathieu Arnoux,
Paris, Brepols, coll. « Miroir du Moyen âge », 1996, p. 37-39.
La renommée de Gerbert
Richer (moine de Saint-Remi de Reims), Histoire de France (888-
995), éd. et trad. du latin par Robert Latouche, Paris, Libr. ancienne
H. Champion, 1937, t. 2, p. 57-60.

C III
Serments de fidélité de Frotaire évêque d’Albi, à Isarn de Lautrec,
pour le château et le village de Lautrec (vers 1060-1065)
Éd. et trad. du latin par H. Débax, « Les serments de Lautrec :
redatation et reconsidérations », Annales du Midi, n° 109, 1997, p. 467-
480 ; traduction modifiée à partir de J.-L. Biget, « Hommes et pouvoirs
dans l’Albigeois féodal (XIe siècle) », Bulletin de la société des Sciences,
Arts, et Belles-Lettres du Tarn, XLVII, 1993, p. 196-198.
Héribert Ier d’Auxerre (971-997), un évêque grand seigneur
Michel Sot (dir.), Les gestes des évêques d’Auxerre, Paris, Les Belles
Lettres, 2002, t. 1, p. 234-237.
Révoltes paysannes en Normandie
1. Le soulèvement de paysans francs contre Rollon peu avant 911,
d’après Dudon de Saint-Quentin (vers 996-1001)
Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae
ducum, éd. J. Lair, Caen, 1865, II, p. 31-32 (trad. du latin par M. Arnoux).
2. La révolte de 966 selon Guillaume de Jumièges (peu avant 1060)
Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum ducum, éd. et trad.
anglaise par E. Van Houts, Oxford, Clarendon Press, 1995, t. 2, p. 8-9 (trad.
du latin par M. Arnoux).
3. La révolte de 966 selon le Livre de la révélation, de la construction
et de l’autorité du monastère de Fécamp (dernier tiers du XIe siècle)
« Libellus de revelatione, edificatione et auctoritate Fiscannensis
monasterii », dans J.-P. Migne, Patrologie latine, Paris, 1880, t. CLI, c. 719
(trad. du latin par M. Arnoux).
Une seigneurie rurale : le domaine de Tillenay en Bourgogne,
appartenant au chapitre cathédral Saint-Lazare d’Autun
in André Déléage, La vie rurale en Bourgogne jusqu’au début
du XIe siècle, Mâcon, Protat frères, 1942, t. 3, p. 1207 (trad. du latin par
P. Riché).
Création d’un réseau d’irrigation en Catalogne (1020)-207
M. Zimmermann (coord.), Les sociétés méridionales autour de l’an
mil : répertoire des sources et documents commentés, Paris, CNRS
Éditions, 1992 (trad. du latin par P. Bonnassie).
La famine de 1033 selon Raoul Glaber
Raoul Glaber, Histoires, IV, 10, trad. et présentées par Mathieu
Arnoux, Paris, Brepols, coll. « Miroir du Moyen Âge », 1996, p. 238-243.

C IV
Le début de la reconstruction du chevet de Saint-Denis selon
l’abbé Suger
Suger, « Mémoire sur la consécration de l’église abbatiale de Saint-
Denis » (trad. du latin par M. Bur), dans Suger, La geste de Louis VI, Paris,
Imprimerie nationale, coll. « Acteurs de l’histoire », 1994, p. 200-202.
Le prêtre Albéric de Fougères selon les moines de Marmoutier
(vers 1089-1096
A. Le Huërou, F. Mazel, « Actes de l’abbaye de Marmoutier
concernant le prieuré de la Trinité de Fougères, XIe-XIIe siècles : édition et
traduction », dans D. Pichot et F. Mazel (dir.), « Prieurés et société au
Moyen Âge », Annales de Bretagne et des pays de l’ouest, vol. 113, n° 3,
2006, p. 148-153.
L’évêque Yves de Chartres tente d’interdire une union
matrimoniale (1096)
Yves de Chartres, Correspondance, éd. et trad. du latin par Dom Jean
Leclercq, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les classiques de l’histoire de
France au Moyen Âge », 1949, p. 184-188.
Un chevalier modèle du XIIe siècle d’après Orderic Vital : Ansoud
de Maule
Orderic Vital, Historia ecclesiastica, 6 vol., éd. Marjorie Chibnall,
Oxford, Clarendon Press, 1969-1980, vol. V, 19 (trad. du latin par
G. Brunel).

C V
L’évêque Marbode réprimande Robert d’Arbrissel (vers 1098-
1100)
Jacques Dalarun et alii, Les deux vies de Robert d’Arbrissel, fondateur
de Fontevraud : légendes, écrits et témoignages, Turnhout, Brepols, 2006,
p. 540-547.
Les débuts de la Chartreuse d’après Guibert de Nogent (vers 1114-
1117)
Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. et trad. du latin par Edmond-
René Labande, Paris, Les Belles Lettres, 1981, I, 11.
Les débuts de la carrière d’Abélard selon Abélard lui-même
Pierre Abélard, Lamentations, suivi de « Histoire de mes malheurs » et
de la « Correspondance avec Héloïse », Arles, Actes Sud, 2008, p. 143-147
(trad. du latin par P. Zumthor).
Un récit au service du dogme de la présence réelle : la dame du
château de l’Espervier
Gervais de Tilbury, Des Gervasius von Tilbury Otia imperalia, (vers
1209-1214), éd. Félix Liebrecht, Hanovre, C. Rümpler, 1856 (trad. du latin
par A. Duchesne).
La guerre de Cambrai : les Liégeois contre la politique pontificale
(vers 1102)
Sigebert de Gembloux, Lettre des Liégeois contre le pape Pascal II,
éd. par E. Sackur, Monumenta Germaniae Historica, Libelli de lite, t. 2,
p. 452-461 (trad. du latin par J. van Wijnendaele).
L’appel de Roland à Roncevaux
La Chanson de Roland, éd. critique et trad. de l’ancien français par Ian
Short, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche. Lettres
gothiques », 1990, p. 133-134.
Une expédition seigneuriale cruelle
Le roman de Renart, Vingt-septième aventure, adapt. de Paulin Paris,
Gallimard, 1986, p. 130-134.
Les premiers « cathares »
Eckbert de Schönau, dans J.-P. Migne, Patrologie latine, Paris, 1880,
t. CXCV, c. 13-14, 84 et 88 (trad. du latin par U. Brunn).
Les Vaudois vus par un clerc de la cour d’Henri II
Gautier Map, De Nugis Curialium, trad. du latin par A. K. Bate,
Gauthier Map. Contes pour les gens de cour, Turnhout, Brepols, 1999,
p. 129-132.

C VI
Une révolte anti-épiscopale : Laon, 1112
Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. et trad. du latin par Edmond-
René Labande, Paris, Les Belles Lettres, 1981, III, 7, p. 336-343.
Naissance d’un consulat à l’ombre du pouvoir épiscopal : les
statuts d’Arles (v. 1142-1156)
Charles-Joseph-Barthélemy Giraud, Essai sur l’histoire du droit
français, Paris, Videcoq père et fils, 1846, t. 2, p. 185-245 (trad. du latin par
A. Chédeville, modifié par F. Mazel).

C VII
Une reprise en fief dans le comté de Forez (1180)
Chartes du Forez antérieures au XIVe siècle, Mâcon, Protat frères,
1934-1935, t. 3, n° 303 (trad. du latin par R. Boutruche).
Inventaire domanial de l’abbaye de Cluny (1155) : les revenus du
doyenné de Saint-Hippolyte
Auguste Bernard et Alexandre Bruel, Recueil des chartes de l’abbaye
de Cluny, Paris, 1894, vol. 5, n° 4143 (trad. du latin par G. Brunel).
La chasse du seigneur de Nogent (vers 1180)
Hubert Flammarion, « Le sceau du silence : sigillographie et pratique
seigneuriales au XIIe siècle entre Marne et Meuse », dans Retour aux
sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel
Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 99-114.
Les coutumes de Lorris-en-Gâtinais (1187)
Recueil des actes de Philippe Auguste, roi de France, éd. par
M. Henri-François Delaborde, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Chartes
et diplômes relatifs à l’histoire de France », 1916, t. 1, n° 202, p. 243-246
(trad. du latin par F. Guizot).

C VIII
Les moniales de La Charité d’Angers (Le Ronceray) investissent
dans la vigne (v. 1104-1122)
« Les moniales du Ronceray d’Angers et la culture de la vigne », éd. et
trad. du latin par A. Chédeville, dans Retour aux sources. Textes, études et
documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, Picard,
2004, p. 227-235.

C IX
La fonction royale selon Hugues de Fleury (v. 1102-1104)
Hugues de Fleury, Tractatus de regia potestate et sacerdotali dignitate,
éd. par E. Sackur, Monumenta Germaniae Historica, Libelli de Lite, t. 2,
p. 466-469 (trad. du latin par J. van Wijnendaele).
La mort de Roland à Roncevaux : « France la douce » et les héros
« français »
La Chanson de Roland, éd. critique et trad. de l’ancien français par Ian
Short, Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche. Lettres
gothiques », 1990, p. 176-177.
Un sirventès de Bertran de Born : éloge de la guerre et du « gai
temps de Pâques » (avant 1197)
Anthologie des troubadours, textes choisis, présentés et trad.
de l’occitan par Pierre Bec, Paris, Union générale d’éditions, 1979, p. 213-
216.
L’adoubement de Geoffroy Plantagenêt (1128) selon Jean de
Marmoutier (v. 1180)
Jean de Marmoutier, Historia Gaufredi, ducis Normannorum et comitis
Andegavorum, dans Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs
d’Amboise, éd. par Louis Halphen et René Poupardin, Paris, Picard, 1913,
p. 178-180 (trad. du latin par G. Duby).
Une antichambre du paradis : la rêverie de Baudri de Bourgueil
sur la chambre de la comtesse Adèle (v. 1099-1102)
Baudri de Bourgueil, Poèmes, éd. et trad. du latin par Jean-Yves
Tilliette, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Auteurs latins du Moyen Âge »,
2002 , t. 2, p. 163.
Prologue du Chevalier à la Charrette de Chrétien de Troyes
(v. 1176-1178)
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette ou Le Roman de
Lancelot, éd. et trad. de l’ancien français par Charles Méla, Paris, Librairie
générale française, coll. « Le livre de poche. Lettres gothiques », 1992.
Une canso amoureuse de Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1127)
« Poèmes de Guillaume IX », présentés et trad. de l’occitan par Robert
Lafont, Cahiers du Sud, n° 372, 1963, p. 109-111.
Le triangle courtois et la maladie d’amour : le Lai de Guiguemar
(avant 1189)
Marie de France, Lais, éd. par Karl Warnke, trad., présent. et annot. par
Laurence Harf-Lancner, Paris, Librairie générale français, 1990, p. 42-47.
Lettre de Constance de Bretagne au roi Louis VII (1160)
Recueil des historiens des Gaules et de la France, éd. Dom Brial,
Paris, 1878, t. 16, p. 23 (trad. du latin par C. Jaeger).

C X
Crise politique, prédation aristocratique et naissance de la
seigneurie : une révolution
Georges Duby, LesTrois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1978, p. 187-189.
La mutation féodale en Catalogne
Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle.
Croissance et mutations d’une société, Toulouse, Association des
publications de l’Université de Toulouse- Le Mirail, 1976, t. 2, p. 875-877.
Une critique de la mutation féodale en pays de Loire
Dominique Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an
mil au XIVe siècle, Paris, Fayard, 1993, p. 1003-1007.
Une nécessité : reconsidérer l’État carolingien et sa justice
Stephen White, « Tenth-century Courts at Mâcon and the Perils of
Structuralist History : re-reading Burgundian Judicial Institutions », dans
Warren C. Brown and Piotr Górecki (ed.), Conflict in Medieval Europe.
Changing Perspectives on Society and Culture, Aldershot-Burlington,
Ashgate, 2003, p. 37-68 (trad. de l’anglais par O. Faucher).
La véritable naissance de l’idéologie des trois ordres
Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société
chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris,
Aubier, 1998, p. 23-25.
Une critique de la mutation féodale en Bas-Languedoc
extrait de C. Duhamel-Amado, Genèse des lignages méridionaux.
L’aristocratie languedocienne du Xe au XIIe siècle, t. 1, Toulouse, 2001, p.
349-350.
Littérature généalogique et mise en scène de la parenté
aristocratique : les Gestes des seigneurs d’Amboise (vers 1155)
« Geste des seigneurs d’Amboise », dans Chroniques des comtes
d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, éd. par Louis Halphen et René
Poupardin, Paris, Picard, 1913, p. 86-112 (traduit du latin par G. Brunel).
La préparation d’un plaid : le piège d’Ysengrin
Le Roman de Renart, adapt. de Paulin Paris, Gallimard, 1986, p. 176-
179.
La reconstruction de la cathédrale de Cambrai (vers 1023-1030)
« Gestes des évêques de Cambrai », cité dans Victor Mortet, Recueil
des textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la condition des
architectes en France, au Moyen Âge, XIe-XIIe siècle, Paris, Picard, 1911,
p. 65-68.
L’infortune de l’architecte Lanfroi
Orderic Vital, Historia ecclesiastica (vers 1133-1137), cité dans Victor
Mortet, Recueil des textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la
condition des architectes en France, au Moyen Âge, XIe-XIIe siècle, Paris,
Picard, 1911, p. 274-276.
S

C I
Les royaumes issus de l’Empire carolingien : Francie occidentale,
Bourgogne, Provence, Germanie, Italie
D’après Robert Fossier (dir.), Le Moyen Âge, Les mondes nouveaux
(350-390), t. 1, Paris, A. Colin, 1982, p. 398.
Les principautés vers le milieu du XIe siècle

C II
Réforme monastique et horizons culturels (Xe-XIe siècles) :
l’itinéraire du rouleau mortuaire de Guifred, comte de Cerdagne
(† 1049)
D’après Jean Dufour, « Les rouleaux et encycliques mortuaires de
Catalogne (1008-1102) », Cahiers de civilisation médiévale, 20 (1977),
p. 13-48.

C III
Verdun (fin Xe-milieu du XIe siècle)
D’après F. G. Hirschmann, Verdun im hohen Mittelalter. Eine
lothringische Kathedralstadt und ihr Umland im Spiegel der geistlichen
Institutionen, Trèves, Verlag Trier Historische Forschung, 1996.
Marseille vers 1050
D’après Marseille. Trames et paysages urbains de Gyptis au roi René,
Actes du colloque international d’archéologie, Marseille, 3-5 novembre
1999, textes réunis et éd. par Marc Bouiron et Henri Tréziny, Aix-en-
Provence, Édisud, 2001, p. 411 (carte de M. Bouiron).

C IV
Le voyage du pape Urbain II (1095-1096)
D’après Alfons Becker, « Le voyage d’Urbain II en France », dans Le
concile de Clermont de 1095, Rome, École française de Rome, 1997,
p. 127-140.
Plan de l’abbatiale Saint-Sernin de Toulouse

C V
Plan de l’abbaye de Silvanès
D’après Ginette Bourgeois et Alain Douzou, Une aventure spirituelle
dans le Rouergue méridional au Moyen Âge. Ermites et cisterciens à
Silvanès. 1120-1477, Paris, Le Cerf, 1999, p. 103.
L’expansion cistercienne au XIIe siècle
D’après André Vauchez (dir.), Histoire du christianisme, t. 5, Apogée
de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), Paris, Desclée,
1993, p. 386.
Deux cultures urbaines (vers 1100-vers 1175)
Plan de la cathédrale de Noyon

C VI
Albi à la fin du XIIe siècle
D’après Jean-Louis Biget, « Castelnau en milieu urbain : l’exemple
d’Albi », dans Châteaux et peuplements en Europe occidentale du Xeau
XVIIIe siècle, Flaran 1, Auch, 1980, p. 163-172.
Tours au XIIe siècle
D’après Henri Galinié (dir.), Tours antique et médiéval. Lieux de vie,
temps de la ville : 40 ans d’archéologie urbaine, Tours, FERACF, 2007,
p. 388-389.
L’extension de Paris sur la rive droite au XIIe siècle
D’après Philippe Lorentz et Dany Sandron, Atlas de Paris au Moyen
Âge. Espace urbain, habitat, société, religion, lieux de pouvoir, Paris,
Parigramme, 2006, p. 28.
La naissance de Montpellier (XIe-XIIe siècles)
D’après G. Fabre et Th. Lochard, Montpellier, ville médiévale, Paris,
Impr. nationale, coll. « Étude du patrimoine », 1992.

C VII
Les premiers croisés (1095-1131)
D’après, J. Riley-Smith, The first crusaders, 1095-1131, Cambridge-
New York, Cambridge University Press, 2000, planche hors-texte.

C VIII
La diffusion du moulin à eau zn Bas-Languedoc
D’après A. Durand, Durand A., Les paysages médiévaux du
Languedoc (Xe-XIIesiècle), Toulouse, Presses du Mirail, 1998, p. 255.
Le domaine de l’abbaye cistercienne de Silvanès
D’après G. Bourgeois et A. Douzou, Une aventure spirituelle dans le
Rouergue méridional au Moyen Âge. Ermites et cisterciens à Silvanès.
1120-1477, Paris, Le Cerf, 1999, p. 112.
Les grandes zones monétaires dans la seconde moitié du XIIe siècle
D’après R. Fossier, Enfance de l’Europe (Xe-XIIesiècle). Aspects
économiques et sociaux, t. 2, Paris, PUF, 1982, p. 1050.
Le village de Vihiers
D’après G. Fournier, Le château dans la France médiévale, Paris,
Aubier, 1978, p. 369.
Le village de Pouget
D’après L. Schneider « Le rôle des dépendances monastiques dans la
morphogénèse villageoise du Languedoc central », dans Morphogénèse du
village médiéval (IXe-XIIe siècle), G. Fabre, M. Bourin, J. Caille, A. Debord
(dir.), Montpellier, Inventaire général des monuments et richesses
artistiques de la France, Cahiers du patrimoine 46, 1996, p. 227-241.
Plan de Jalogny
D’après P. Garrigou-Grandchamp, A. Guerreau et J.-D. Salvêque,
« Deux doyennés clunisiens : Jalogny et la Grange-Sercy », dans Cluny ou
la puissance des moines. Histoire de l’abbaye et de son ordre, 910-1790,
Dossiers d’archéologie, 269 (2002), p. 120-121.

C IX
Les foires de Champagne au XIIe siècle
D’après Michel Bur, La formation du comté de Champagne, v. 950-
v. 1150, Nancy, Presses de l’Université de Nancy, 1977, p. 302.`
Le royaume de France à la fin du XIIe siècle
Domaine royal et emprise sur les évêchés sous le règne de
Louis VII-589
D’après Marcel Pacaut, Louis VII et les élections épiscopales dans le
royaume de France (1137-1180), Paris, J. Vrin, 1957, p. 72-73 et Olivier
Guyotjeannin, Atlas de l’histoire de France, IXe-XVe siècle, Paris,
Autrement, 2005, p. 54.
Les déplacements du roi Louis VI
D’après F. Menant, H. Martin, B. Merdrignac et M. Chauvin, Les
Capétiens. Histoire et dictionnaire 987-1328, Paris, Robert Laffont, 1999,
p. 170-171.

C X
Serris « les Ruelles », le village à la fin de la période carolingienne
(fin IXe-début Xe siècle)
D’après B. Fourcray et F. Gentili, « Le village du haut Moyen Âge de
Serris (Seine-et-Marne), lieu-dit Les Ruelles (VIIe-Xe siècle) », dans
L’habitat rural du haut Moyen Âge, Actes des XIVe Journées internationales
d’archéologie mérovingienne (Guiry-en-Vexin et Paris, 4-8 février 1993),
Saint-Germain-en-Laye, Association française d’archéologie
mérovingienne, p. 139-143.
S

C I
Premières occurrences du titre de comtesse dans les sources
diplomatiques (860-920)
Premières occurrences des prédicats territoriaux des titulatures
princières de Francie méridionale d’après les sources diplomatiques
(860-940)
La diffusion des noms robertiens chez les Herbertiens et les
Thibaudiens
Régine Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle) :
essai d’anthropologie sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995,
p. 219.
Premières occurrences des mentions « par la grâce de Dieu » dans
les titulatures princières d’après les sources diplomatiques

C II
Les unions rapprochées chez les comtes de la Marche d’Espagne
(fin IXe-Xe siècles)
Martin Aurell, Les noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne,
785-1213, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 47.

C III
Attestations de chantiers concernant les églises cathédrales
C V
Siècle de production des manuscrits médiévaux des bibliothèques
de Cambrai, Tours, Rouen et Reims
Carla Bozollo et Ezio Ornato, Pour une histoire du livre manuscrit au
Moyen Âge. Essai de codicologie quantitative, Paris, CNRS, 1983.
La matrice historique carolingienne des chansons de geste
D’après René Louis, « L’épopée française est carolingienne », dans
Coloquios de Roncesvalles (Saragosse, 1955) ; Pampelune, Diputación
Foral de Navarra, Institución Príncipe de Viana, 1956.

C VI
Premières attestations de consuls au XIIe siècleLes sceaux de ville
antérieurs à 1200
Brigitte Bedos, Corpus des sceaux français du Moyen Âge, t. 1, Sceaux
des villes, Paris, Archives nationales, 1980.

C VII
L’évolution anthroponymique d’une lignée seigneuriale : la famille
de Baux
Florian Mazel, La noblesse et l’Église en Provence, fin Xe-début
XIVe siècle, Paris, Éd. du CTHS, 2002.

C VIII
Les deux systèmes de rotation des cultures
Samuel Leturcq, La vie rurale en France, Xe-XVe siècle, Paris, A. Colin,
2004, p. 40-41.
C IX
Les protagonistes de la guerre civile anglo-normande (1135-1154)
Moyenne annuelle des actes royaux conservés
[cumul des actes produits par la chancellerie et des actes produits par
les destinataires] Jean Dunbabin, France in the making, 843-1180, Oxford,
Oxford University Press, 1985.
Nombre d’empreintes de sceaux conservées en France (950-1200)
Michel Pastoureau, Figures et couleurs. Étude sur la symbolique et la
sensibilité médiévales, Paris, le Léopard d’or, 1986.
S

C I
Reconstitution du palais de Mayenne (Mayenne) :
R. Early, Dossiers d’archéologie, n°314, 2006, p. 77

C II
Le système social du don
Michel Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts,
rites et société au Moyen Âge : diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles, Paris,
Beauchesne, 1997, p. 182.
Les trois ordres de la société selon Heiric d’Auxerre repris par
Odilon de Cluny
Isabelle Rosé, « Décrire le monde, théoriser la société », dans
P. Bertrand et alii, Pouvoirs, Église et société dans les royaumes de France,
de Bourgogne et de Germanie aux Xeet XIe siècles, Paris, Ellipses, 2008.
Les trois ordres de la société selon Adalbéron de Laon et Gérard
de Cambrai
Isabelle Rosé, op. cit.

C IV
Les degrés de parenté selon les computs romain et germano-
canonique
M. Aurell, La noblesse dans l’Occident médiéval, Paris, A. Colin.
C V
Nombre moyen de lettres envoyées par année de règne
M. Clanchy, From Memory to Written Record, 1066-1307, Londres,
Edward Arnold, 1979.

C VIII
Mécanisme du moulin hydraulique à roue verticale
Les actes de mise en gage dans les cartulaires du chapitre d’Agde
(1090-1180)
P. Chastang, « S’enrichir au Moyen Âge. Le parcours de Guilhem
Rainard, chanoine d’Agde (†1176) », Annales du Midi, 263, 2008.
Les mutations du vocabulaire désignant la maison en Bas-
Languedoc (900-1199)
A. Durand, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècle),
Toulouse, 1998.
Profil paysager de l’évolution du couvert forestier bas-
languedocien d’après les études anthracologiques et carpologiques (fin
VIIIe-XIe siècles)
A. Durand et M.-P. Ruas, « La forêt languedocienne, fin VIIIe-
XIe siècles », dans Les forêts d’Occident du Moyen Âge à nos jours, Flaran
24 [2003], Toulouse, 2004.

C X
Le diagramme pollinique de Glatinié (Mayenne)
Histoire et sociétés rurales, n° 18, 2002, p. 143. Diagramme
société/végétation appliqué au site de Glatinié.
Répartition des semences retrouvées sur le site de Colletière (vers
1007-1040), à Charavines (Isère)
Secteurs de répartition des semences extrait du site
culture.gouv.fr/culture/arcnat/charavines/fr.
L’évolution de la taille des bovins de l’Antiquité au XVIe siècle
C
Couverture : Tapisserie de Bayeux ou Broderie de la Reine, XIe siècle,
Bayeux, musée de la Tapisserie Leemage/Raffael • p. 16-17 et 33 : BnF
Paris • p. 34 : cg76 – Musée départemental des Antiquités, Rouen, cliché
Yohann Deslandes • p. 36 : Centre archéologique de Péran (à titre gracieux)
• p. 39 : Leemage/Heritage Images • p. 59 : Bibliothèque municipale de
Tours/CNRS – IRHT • p. 61 : cNature/S. Chirol • p. 70 : O.A.U/Musée du
château de Mayenne • p. 71 : Ville de Doué-la-Fontaine • p. 73 haut :
Château de Langeais/JM Laugery • p. 73 bas : Extrait de : E. Impey et
E. Lorans, « Le donjon de Langeais et son environnement : étude historique
et archéologique, « Bulletin Monumental, t. 156, Fascicule 1, 1998 • p. 76-
77 : Frédéric Chéhu • p. 79 : Communauté d’Agglomération du Douaisis,
Direction de l’Archéologie • p. 81 : Collection Dagli Orti • p. 85 : BnF Paris
• p. 87 : Collection du Musée de Picardie, Amiens, cliché Com des images •
p. 89 : RMN/Daniel Arnaudet • p. 95 : RMN/René-Gabriel Ojéda • p. 98-99
et 140-141 : cNature/S. Chirol • p. 103 : akg-images/Hervé Champollion •
p. 112-113 : Service des Musées et du Patrimoine/Ville d’Avranches •
p. 115 : BnF Paris • p. 119 : British Library, London • p. 120 : Kharbine-
Tapabor/Jean Vigne • p. 133 : Bibliothèque du Patrimoine, Clermont
Communauté • p. 135 : akg-images/Erich Lessing • p. 137 : Collection
Dagli Orti • p. 139 : akg-images/Hervé Champollion • p. 140 gauche : BnF
Paris • p. 149 : La Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 155 : BnF Paris •
p. 159 : Archives départementales du Puy-de-Dôme • p. 160 : Bibliothèque
du Patrimoine, Clermont Communauté/IRHT • p. 163 : BPK, Berlin •
p. 170-171 et 217 : Bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer • p. 177 :
BnF Paris • p. 178 : Collection et clichés Musée dauphinois • p. 193 : akg-
images/Yvan Travert • p. 195 : dessin de A. Urgal extrait du DARA n° 21 •
p. 197 : musée du Lac de Paladru • p. 201 : Collection et clichés du Musée
dauphinois • p. 202 : GRAC – musée des Temps barbares • p. 205, 209 :
Collection et clichés du Musée dauphinois • p. 210-211 : Dessins J. Thomas
• p. 211 : J.-M. Trochut, cliché E. Champelovier, DRASSM, ministère de la
Culture • p. 218-219 : Andia.fr/Castelli • p. 227 : Archives municipales de
Tours • p. 234-235 et 279 : François Lauginie • p. 238 : akg-images/Jürgen
Raible • p. 239 : La Collection/Jean-François Amelot • p. 241 :
Bibliothèque de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, collection
J. Masson, Paris • p. 243 : Bibliothèque municipale de Valenciennes •
p. 244 : Kharbine-Tapabor/Jean Vigne • p. 250-251 : BnF Paris • p. 255 : La
Collection/Domingie & Rabatti • p. 238-239 : La Collection/Jean-Paul
Dumontier • p. 265 : Scala • p. 275 : Photo12.com/Alamy/Brian Jannsen •
p. 277 : akg-images/Yvan Travert • p. 281 : cNature/S. Chirol • p. 282 : La
Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 285 : Leemage/MP • p. 286 : La
Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 293 : Ferrante Ferranti, avec
l’autorisation de l’Abbaye de Ganagobie • p. 298-299 et 329 : cNature/S.
Chirol • p. 306 : akg-images/Hervé Champollion • p. 309 : Photothèque
Gaud • p. 311 : Scala • p. 315 : Bibliothèque municipale de Dijon • p. 318-
319 : La Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 333 : cNature/S. Chirol •
p. 337 : BnF Paris • p. 345 : Bibliothèque municipale d’Epinal • p. 347 :
Bibliothèque municipale de Rouen • p. 350-351 : Archives départementales
des Bouches-du-Rhône • p. 357 : Bibliothèque universitaire, Leiden •
p. 359 : Leemage/Ghigo Roli • p. 371 : Bibliothèque municipale de
Strasbourg • p. 378-379 : Signatures/Philippe Schuller • p. 383 : cNature/S.
Chirol • p. 385 : © OT Senlis • p. 386-387 et 390-391 : La Collection/Gilles
Kervella • p. 395 : La Collection/Interfoto • p. 399 : Bibliothèque
municipale de Dijon • p. 409 : INRAP/Loïc de Cargouët • p. 421 : akg-
images/Yvan Travert • p. 422-423 : Age/Waldhaeusl • p. 425 : Jacques
Mossot (www.structurae.de) • p. 427 : cNature/S. Chirol • p. 429 : Francis
de Richemond • p. 431 : Musée d’Archéologie tricastine/Cliché Bernard
Coste • p. 433 : Eliot-Riolan/Edition Point de Vues • p. 445-g et m :
Archives nationales, Paris • p. 445-d : Archives départementales du Nord,
Lille • p. 446-447 et 470-471 : Leemage/Photo Josse • p. 451 : cNature/A.
Gael • p. 452-453 : Cliché UMR 5648- Fouilles Jean-Michel Poisson •
p. 457 : Francis de Richemond • p. 467 : Photo12.com/Oronoz • p. 479 :
INRAP • p. 481 : Bibliothèque municipale de Dijon • p. 489 : Scala •
p. 492-493 et 505 bas : La Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 495 :
Bibliothèque municipale de Tours/CNRS – IRHT • p. 496 : Lucien Martinot
• p. 500 : INRAP/Jean-Christophe Passerat • p. 502 : La Collection/Jean-
Paul Dumontier • p. 504 : Lucien Martinot • p. 505 : La Collection/Jean-
Paul Dumontier • p. 508-509 : Photothèque Gaud • p. 521 : Francis de
Richemond • p. 524-525 : Scope/J. Guillard • p. 527 : IGN • p. 528 : Pierre
Daniere • p. 540-541 et 573 : akg-images/Erich Lessing • p. 545 : Musée de
l’hôtel Sandelin, Saint-Omer /Photo Ph. Beurtheret • p. 557 : Musée de
Normandie, ville de Caen/P. Leroux • p. 559 : Photo aérienne Henderyckx •
p. 561 : Scope/J. Guillard • p. 565 : akg-images/Joseph Martin • p. 566 :
Bridgeman Giraudon • p. 570-571 : cNature/S. Chirol • p. 581 :
Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN/Photo MMA • p. 583 :
Leemage/Jean Bernard • p. 584 : Bibliothèque municipale de Laon •
p. 597 : Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille •
p. 602 : Archives nationales, Paris • p. 603 : Archives départementales du
Nord, Lille • p. 605 : Musée des Augustins, Toulouse, photo Daniel Martin
• p. 606-607 : Kharbine-Tapabor/Jean Vigne • p. 611 : Bibliothèque
municipale de Dijon • p. 612-613 : Jack Burlot • p. 614 : Musée des
Augustins, Toulouse, photo Daniel Martin • p. 615 : INRAP • p. 616 :
Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille • p. 617 :
cNature/S. Chirol • p. 619 : Bridgeman Giraudon • p. 627 : BnF Paris •
p. 628-629 : Leemage/Raffael • p. 631 : Archives départementales du Nord,
Lille • p. 636-637 et 672 : La Collection/Jean-Paul Dumontier • p. 642 :
BnF Paris • p. 651 : INRAP • p. 653 : INRAP • p. 654 : BnF Paris • p. 655 :
cNature/C. Lesage • p. 657 : INRAP/Alain Valais • p. 662 : INRAP/F.
Guyonnet • p. 663 : Jacques Mossot (www.structurae.de) • p. 664-665 :
Photononstop/Guido Alberto Rossi/Tips • p. 668 : Bibliothèque municipale
d’Aix-en-Provence /CNRS – IRHT • p. 671 : Arxiu de la Corana d’Arago,
Barcelone • p. 679 : Bibliothèque municipale du Havre • p. 680 : akg-
images/Jürgen Raible • p. 684 : cNature/S. Chirol • p. 686 : Collection
Dagli Orti • p. 687 : akg-images • p. 688-689 : La Collection/Jean-Paul
Dumontier • p. 690 : Photohèque Gaud • p. 691 : akg-images/Hervé
Champollion • p. 692-693 : La Collection/Jean-François Amelot • p. 697 :
cNature/S. Chirol • p. 698 : akg-images/Bildarchiv Monheim • p. 699 :
Leemage/Selva • p. 700 : cNature/S. Chirol • p. 701 : Photothèque Gaud •
p. 702 : cNature/S.Chirol •

Conception graphique couverture : Rampazzo & Associés


Mise en page : Palimpseste
Iconographie : Marie-France Naslednikov
Cartographie : Aurélie Boissière
Illustrations : Thomas Haessig
Généalogies : Catherine Jambois
Photogravure : Euroscan

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