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Cahiers de Fanjeaux

L’abbé Gui des Vaux-de-Cernay prédicateur de croisade


Monique Zerner

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Zerner Monique. L’abbé Gui des Vaux-de-Cernay prédicateur de croisade. In: Les cisterciens de Languedoc. Toulouse :
Éditions Privat, 1986. pp. 183-204. (Cahiers de Fanjeaux, 21);

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Monique ZERNER-CHARDAVOINE
Université de Nice

L’abbé Gui des Vaux-de-Cernay

prédicateur de croisade

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Simon de Montfort tout au long de la croisade albigeoise et devint


évêque de Carcassonne en 1212. Il n’y a pas lieu de revenir ici sur les
qualités et les défauts de l 'Hystoria albigensis2. Contentons-nous de
souligner que le récit ne commence qu’en 1202, alors que Gui a plus
de vingt années d’abbatiat derrière lui, et que l’œuvre est entreprise à
un moment où la poursuite de la croisade albigeoise est mise en
question, pendant l’hiver 1213, c’est-à-dire quand le pape la dés¬
avoue, et se décide à lancer une cinquième croisade en Orient3.
Jusqu’à aujourd’hui, l’attention des historiens s’est concentrée sur
Pierre des Vaux-de-Cernay, témoin mais non acteur de l’histoire.
Conçue dans un but de justification évident, l 'Hystoria albigensis
laisse bien des questions sur Gui des Vaux-de-Cernay dans l’ombre.
Etudier Gui des Vaux-de-Cernay, c’est essayer de sortir de la problé¬
matique imposée par l’œuvre de son neveu. La chose est possible car
il existe d’autres sources sur Gui des Vaux-de-Cernay, bien connues
et repérées, mais l’ensemble de sa vie n’a pourtant pas encore fait
l’objet d’une étude spécifique. Les pages les plus abondantes se
trouvent dans la vieille Histoire Littéraire de la France 4, où tous les
auteurs ont puisé pour écrire leurs diverses notices sur la vie de
l’abbé5. Je n’apporterai pas de matériel nouveau. Mon travail a
consisté à reprendre les sources et à les mettre en rapport les unes
avec les autres. Certains pans de la vie de Gui des Vaux-de-Cernay
sortent de l’ombre, et le sens de la partie qui s’est jouée dans le Midi
démonstratif.
apparaît plus clairement. Le plan chronologique m’a paru le plus
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 185

I. GUI DES VAUX-DE-CERNAYJUSQU’EN 1200 :


CHARTES ET LETTRES

A la tête de son abbaye

Pour étudier l’abbatiat de Gui, on dispose d’un excellent instru¬


ment de travail, le très riche cartulaire constitué au xixe siècle à
partir de chartes pour la plupart originales6. Gui est cité comme
abbé pour la première fois en 1 1 8 1 7, il vient de succéder à son
prédécesseur, l’abbé Mainier. Fondé en 1118, grâce à une donation
de Simon III de Néauphle à l’abbaye de Savigny, rattaché à l’ordre
de Cîteaux en 1 147, le monastère est alors en plein essor. Notons que
c’est précisément cette année-là que meurt Simon III de Montfort et
que lui succèdent Simon, fils de sa deuxième femme Amicie de
Leicester, dans la seigneurie de l’Yveline qui jouxte les terres de
l’abbaye des Vaux-de-Cernay, et Amauri son fils aîné dans le comté
d’Evreux8. Un an plus tôt, le jeune Philippe Auguste avait succédé à
Louis VII.
Pendant toutes ces années, Gui est cité tantôt comme témoin,
tantôt comme partie prenante dans de nombreux actes. Depuis le
milieu du xir siècle, où les moines sont encore considérés comme des
pauperes9, le temporel de l’abbaye n’a cessé de croître, et l’essor se
poursuit au temps de Gui. Le roi de France fait des donations à
plusieurs reprises. La majorité des donations provient évidemment
de l’aristocratie locale. Le seigneur de Montfort ne compte d’ailleurs
pas parmi les premiers donateurs. Il apparaît pour la première fois à
ce titre en 1179.
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est un acte qui paraît unique en
son genre, par lequel le patrimoine de l’abbaye est, pour une fois,
amputé — oh ! bien légèrement : en 1 195 la donation par l’abbé, aux
186 M. ZERNER-CHARDAVOINE

frères de l’Hôpital de Jérusalem de Corbeil (non loin de Cernay),


d’une rente d’un muid de froment, assignée sur une terre de l’ab¬
baye, donation que l’évêque de Paris confirme10. L’intérêt pour la
croisade serait-il né ? On remarque qu’à cette date la communauté
avait, semble-t-il, provisoirement abandonné le monastère pour
s’installer à Paris: de 1193 à 1195, elle se serait repliée dans une
maison qu’elle possédait près des thermes, à cause de la guerre entre
Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, et serait revenue en 1195
pour voir le dortoir détruit par un incendie dû à la foudre. Tous les
auteurs citent cet épisode, à partir de l’article de Y Histoire Littéraire
de la France, mais je n’ai pu en retrouver la source. De fait, les
chartes deviennent plus rares pendant cette période.
Quoi qu’il en soit du rôle du séjour parisien des moines, et du
sens de la donation aux frères de l’Hôpital, d’autres sources nous
montrent que Gui des Vaux-de-Cernay n’est pas resté isolé dans son
vallon pendant toutes ces années, et qu’il fréquentait les milieux
scolaires parisiens et l’entourage royal. C’est un homme connu.

Un abbé proche du pouvoir

Gui des Vaux-de-Cernay avait des amis dans le monde des


ecclésiastiques parisiens extérieurs à l’ordre, en particulier dans le
monde des écoles. On lui en connaît au moins deux : Pierre le Chan¬
tre, alors abbé de Saint-
Victor, et Etienne de Tournai, abbé de
Sainte-Geneviève avant de devenir évêque de Tournai en 1192. Ce
dernier nous a laissé deux lettres à son sujet. C’est la première qui
nous intéressera pour le moment11. On y découvre que Gui a pris
sous sa protection des moines de Grandmont, lors de la longue
querelle qui les a opposés aux frères lais de 1 180 à 1 190, lesquels ont
porté contre lui des accusations auprès des abbés de l’ordre cister¬
cien, accusations qu’Etienne de Tournai demande à l’évêque d’Ar¬
ras de démentir. Vu les termes de la lettre, on peut penser que l’abbé
avait accueilli des moines dans son monastère. Il avait ainsi pris
L'ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 187

parti dans une querelle qui semblait diviser son ordre, au risque
d’être désavoué, zelo Dei accensus, écrit Etienne de Tournai. Epi¬
thète qu’on trouvera fréquemment sous la plume de l’auteur de
YHystoria albigensis. Pourtant Gui des Vaux-de-Cernay est présenté
comme un homme modeste, d’une modestie d’autant plus exem¬
plaire qu’il est illustre, quem ex humili loco sublimitas precipuum, et
ex illustri sanguine humilitas conscientie clarum, et ex utroque hilari-
tas fame commendabilem prédicat et acceptum — le style recherché
d’Etienne de Tournai ne doit pas nous empêcher de retenir le trait.
Qu’un homme de la notoriété et de l’âge d’Etienne de Tournai ait
pris la peine d’écrire ainsi au sujet de Gui des Vaux-de-Cernay
suffirait à prouver son importance, son rayonnement moral, mais
aussi son côté vulnérable, en tout cas au sein de l’ordre12. Or,
Etienne de Tournai se trouvera une deuxième fois dans l’obligation
d’intervenir en faveur de Gui, et ceci dans un contexte beapcoup
plus significatif en ce qui concerne l’avenir. On y reviendra plus loin.
Proche des milieux scolaires durant ces années, l’abbé des
Vaux-de-Cernay était également proche du gouvernement royal. En
1190, après avoir donné quatre arpents de vigne à la communauté,
Philippe Auguste met sous sa protection les moines des Vaux-de-
Cernay et l’abbé, virum religiosum dilectum et familiar em nostrum 13.
Familier, Gui des Vaux-de-Cernay l’était bien, puisqu’il allait faire
partie du petit groupe chargé de disposer du trésor du roi au cas où
celui-ci mourrait outre-mer, avec la reine, l’archevêque de Reims,
l’évêque de Paris et l’abbé de Saint-Victor14. Il est toutefois vraisem¬
blable qu’avec l’affaire du divorce royal, qui éclate en 1193 quand
Philippe Auguste fait enfermer la reine Ingeburg, Gui, comme bien
d’autres, Etienne de Tournai par exemple, s’éloigne de l’entourage
royal. Après les trois donations du roi au monastère en 1187, 1189 et
1 190, il faut d’ailleurs attendre 1209 pour retrouver la marque d’une
faveur de Philippe Auguste dans le cartulaire.
Si Gui des Vaux-de-Cernay a perdu probablement son impor¬
tance auprès du roi, il n’en reste pas moins proche des sphères du
pouvoir puisqu’il a la confiance du pape : Innocent III s’adresse à lui
188 M. ZERNER-CHARDAVOINE

en 1200, pour le charger avec l’abbé de Saint-Victor de faire respec¬


ter les engagements pour la quatrième croisade, et en particulier de
lever un quarantième sur les revenus ecclésiastiques15. L’année sui¬
vante, Innocent III le charge avec l’évêque de Paris de régler les
affaires
de Chartres16.
relatives aux collations de bénéfices effectuées par l’évêque

En 1200, l’abbé des Vaux-de-Cernay nous apparaît au faîte de


sa carrière, disons plutôt de sa reconnaissance. Il est engagé dans la
croisade qui s’organise. Tandis que Foulques de Neuilly en est le
prédicateur attitré, à lui reviennent les responsabilités d’ordre finan¬
cier ou juridique.

II. LA CRISE DE 1202 : GUI DES VAUX-DE-CERNAY


CONTRE LE DÉTOURNEMENT DE LA QUATRIÈME
CROISADE

A l’automne 1202, quand l’armée croisée, péniblement rassem¬


blée à Venise, traversa l’Adriatique pour aborder devant la ville de
Zara, qui appartenait au très catholique roi de Hongrie lequel venait
de prendre la croix, les Vénitiens exigèrent qu’on en fasse le siège.
Une fraction des croisés s’y opposa sans succès. Gui des Vaux-de-
Cernay se trouvait à sa tête. De ces faits, on possède trois témoi¬
gnages contemporains et indépendants.

D’après les récits de Pierre des Vaux-de-Cernay et de Villehardouin

Le témoignage le plus circonstancié est celui de l’auteur de


VHystoria albigensis. Arrivé à l’élection de Simon de Montfort à la
place du vicomte de Béziers-Carcassonne Raymond-Roger Trenca-
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 189

vel, il dresse l’éloge de Simon de Montfort, qu’il termine par le récit


de sa conduite exemplaire devant Zara en 1202: comment celui-ci
refusa de se plier à la demande des Vénitiens, comment l’abbé se
serait fait massacrer par les croisés sans l’intervention de Montfort,
quand il leur lut une lettre du pape menaçant de retirer l’indulgence
de croisade — lettre dont l’existence devait être discutable pour que
l’auteur ait besoin d’affirmer l’avoir lue de ses yeux — comment
Montfort fit un discours où il annonçait qu’il refusait de détruire
une cité de Chrétiens, et comment il se sépara de l’armée avec les
siens pour gagner la Syrie17. Montfort est donc présenté comme le
moteur de l’affaire, l’abbé comme sa caution morale.
Mais Villehardouin, dont le récit est indépendant de celui de
Pierre des Vaux-de-Cernay et sans doute un peu antérieur, nous
donne une interprétation un peu différente : selon lui, c’est l’abbé
qui est à l’origine de l’opposition qui sépara l’armée croisée « et
alors se leva un abbé de Vaux de l’ordre de Cîteaux, et leur dit :
“ Seigneurs, je vous défends de par le pape d’attaquer cette cité, car
elle est cité de Chrétiens et vous êtes des pèlerins” » écrit-il18. Après
Zara, les Vénitiens proposèrent aux croisés d’aller à Constantino¬
ple : « Là, il fut parlé en divers sens. Et l’abbé de Vaux, de l’ordre de
Cîteaux, parla, et ceux du parti qui voulait disloquer l’armée... et ne
vous étonnez pas si les laïques étaient en désaccord, puisque les
moines blancs de l’ordre de Cîteaux étaient également en désaccord
dans l’armée. L’abbé de Loos, qui était très saint homme et pru¬
d’homme, et d’autres abbés qui étaient de son côté prêchaient et
suppliaient les gens de maintenir pour Dieu l’armée réunie et de
suivre cette convention : car c’était la chose pour laquelle on pouvait
le mieux recouvrer la terre d’outre-mer. Et l’abbé des Vaux et ceux
qui étaient de son côté prêchaient eux aussi à fréquentes reprises et
disaient que tout cela était mauvais; qu’ils allassent plutôt en la terre
de Syrie, et qu’ils fissent ce qu’ils pourraient ! »19. On peut penser
que l’auteur de YHystoria, en laissant un peu dans l’ombre l’abbé et
en mettant l’accent sur le rôle de Montfort, obéit à la logique de
toute son œuvre qui est consacrée à célébrer la gloire de celui-ci. Il
190 M. ZERNER-CHARDAVOINE

est d’ailleurs difficile de distinguer les responsabilités de l’un et de


l’autre. De même que Gui des Vaux-de-Cernay avait été investi par
le pape de hautes responsabilités, de même Simon de Montfort
apparaissait comme l’un des chefs de la croisade. Racontant le tour¬
noi d’Ecry, où l’on sait que la chevalerie répondit à l’appel de croi¬
sade, Villehardouin écrit qu’«avec ces deux comtes [le comte de
Champagne et le comte de Blois, les premiers cités], se croisèrent
deux très hauts barons de France : Simon de Montfort et Renaud de
Montmirail. Très grand fut le bruit à travers les terres quand ces
deux hauts hommes se croisèrent20 ». Parmi ceux que le chroniqueur
cite à leur suite, ou trouve Robert Mauvoisin, Dreux de Cresson-
sacq, et Enguerrand de Boves, trois seigneurs qui prirent le parti de
Gui des Vaux-de-Cernay devant Zara, et allèrent en Syrie, les uns
derrière Simon de Montfort, les autres indépendamment. Robert
Mauvoisin sera le plus fidèle soutien de Montfort pendant la croi¬
sade albigeoise, jusqu’à sa mort. C’était de ces gens, ceux de France
pour reprendre les termes de Villehardouin, que Gui des Vaux-de-
Cernay était surtout écouté.
Le témoignage de Villehardouin permet d’affirmer que Gui des
Vaux-de-Cernay a dirigé l’opposition au détournement de l’armée
vers Zara et vers Constantinople, ceci au nom d’une conception
intransigeante de la croisade, soucieuse de la qualité de son accom¬
plissement21. Mais le choix de Boniface de Montferrat, à la place du
très jeune comte de Champagne qui venait de mourir, avait réduit
l’influence des Français et renforcé un courant plus enclin aux trac¬
tations et aux compromis. En tout état de cause, la majorité des
croisés était trop pauvre pour se payer le voyage en Syrie. L’abbé
resta incompris. Il fut entendu seulement de quelques puissants sei¬
gneurs, presque tous de la région de Cernay.
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 191

D’après une deuxième lettre d’Etienne de Tournai

Cependant, si l’auteur de YHystoria albigensis préférait mettre


l’accent sur le rôle de Montfort plutôt que sur celui de l’abbé, il faut
voir aussi qu’il y avait avantage au point de vue des rapports de son
monastère avec l’ordre. Il était certainement préférable de glisser sur
la division des Cisterciens dont l’abbé avait été responsable, ceci
d’autant plus qu’on ne lui avait pas donné raison, puisque la croi¬
sade continua, que le pape ne prononça pas d’excommunication
contre les croisés, reconnut la prise de Constantinople et la fonda¬
tion de l’Empire latin. Sur le fait que la prise de position de l’abbé
ait provoqué des dissensions dans l’ordre, on a vu que Villehardouin
était formel. Divisions sans gravité ? Une autre lettre d’Etienne de
Tournai donnerait à penser que non.
Cette deuxième lettre est adressée à l’abbé de Cîteaux lui-même,
avec l’assentiment de l’abbé de Saint-Victor, qu’on retrouve de nou¬
veau, et du chantre de la cathédrale qui ne peut plus être Pierre le
Chantre, mort en 1 19722. Etienne de Tournai le prie de ne pas obli¬
ger l’abbé des Vaux-de-Cernay à un retour inutile, qui le rendrait
ridicule et nuirait à l’ordre, alors qu’il vient de revenir après avoir
échappé aux périls mortels de la mer et des faux frères, que ses
épaules et son esprit sont faibles, et qu’il ne pourrait supporter un
autre pèlerinage (peregrinatio, on sait qu’il n’y a pas d’autre mot
pour désigner la croisade dans les textes du xir siècle). Epargnez cet
homme modeste, écrit-il, épargnez la dignité de votre ordre. S’il
vous faut envoyer un homme de très grande valeur, envoyez quel¬
qu’un qui a la faveur de nos princes, qui soit terrible devant l’en¬
nemi, aimable et prudent dans les conseils, terribilis in congressu
hostium, officiosus et prudens in forma consiliorum.
Les lettres d’Etienne de Tournai ne sont pas datées, et l’ordre
des lettres dans les manuscrits n’est pas chronologique23. Tous les
auteurs qui ont évoqué cette lettre ont vu à juste titre qu’elle se
192 M. ZERNER-CHARDAVOINE

référait à la croisade, mais ils ont cru qu’il s’agissait de la troisième


croisade, bien qu’aucune source n’ait jamais indiqué que l’abbé des
Vaux-de-Cernay y soit parti. Ceci d’après le raisonnement de l’au¬
teur de l’article sur Gui des Vaux-de-Cernay dans YHistoire Litté¬
raire de la France, qui dit que Etienne de Tournai était trop occupé
par les difficiles affaires de son diocèse en 1202-1203, pour s’intéres¬
ser encore à ses problèmes. Il est vrai que l’année 1202-1203 est la
dernière année de la vie d’Etienne de Tournai — qui meurt en
septembre 1203. Mais il était resté actif jusqu’à sa mort et il me
paraît tout à fait vraisemblable qu’il n’ait pas laissé passer sans
intervenir un problème aussi grave, concernant un homme pour
lequel il avait déjà manifesté de l’admiration et de l’amitié. L’auteur
de YHistoire Littéraire ajoute qu’en 1202, Gui des Vaux-de-Cernay
n’avait pas besoin d’être défendu, car sa position était en accord
avec celle de la papauté. J’ai montré comment l’attitude du pape, en
pourparlers à l’époque du siège de Zara avec l’empereur des Bul¬
gares, grand adversaire du roi de Hongrie, reste obscure et fut sans
doute ambiguë24. Ce que nous dit l’auteur de YHystoria sur la vio¬
lence des réactions des croisés au discours de l’abbé des Vaux-de-
Cernay, de même ce que nous dit Villehardouin de la division des
Cisterciens, tout cela s’accorde parfaitement avec les termes de la
lettre d’Etienne de Tournai. Au contraire, on voit mal comment une
telle histoire aurait pu arriver en 1191, alors que l’abbé n’était pas
censé partir puisqu’il faisait partie de ceux qui devaient disposer du
trésor royal au cas où le roi disparaîtrait outre-mer.
Si mon hypothèse est juste, la lettre d’Etienne de Tournai nous
permet de souligner encore la gravité de la crise de 1202. Gui des
Vaux-de-Cernay s’est trouvé isolé, sa conception de la croisade mise
en échec. L’homme est touché moralement. La lettre nous confirme
ce que l’on pouvait déduire des événements, que cet abbé obstiné et
plein de zèle est maladroit, sans pouvoir de séduction sur les chefs,
sans charisme sur les masses. Il est désavoué par son ordre, dont il

n’arrive
des troubles
pas àau
se sein
faire de
entendre.
l’ordre On
cistercien.
aimerait savoir s’il a provoqué
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 193

L’ isolement de Gui des Vaux-de-Cernay

A partir de 1202 et jusqu’en 1209, Gui des Vaux-de-Cernay


disparaît de la correspondance d’innocent III et des diplômes
royaux. En fait, pour quelques années, il disparaît de la scène politi¬
que. Il a regagné son monastère puisqu’il figure dans un certain
nombre d’actes du cartulaire de l’abbaye. Deux sortes de remarques
s’imposent.
La retraite dans son monastère ne signifiait pas forcément un
repli intellectuel et moral. Il se trouve qu’on a conservé un inven¬
taire de la bibliothèque datant du xir siècle25. La bibliothèque était
alors riche de 76 titres selon le catalogue, treize ouvrages de saint
Augustin dont plusieurs contre des hérétiques, deux de saint
Jérôme, trois de saint Grégoire le Grand, deux ouvrages seulement
de saint Bernard, un commentaire de l’apocalypse, le décret, etc...26.
Bien plus, le monastère était peut-être même un lieu d’activité litté¬
raire, s’il est vrai que le manuscrit qui relate les miracles de Notre-
Dame et porte l’ex-libris des Vaux-de-Cernay, a été rédigé au même
endroit27. Activité contemporaine des années qui nous intéressent ici
puisque le dernier miracle rapporté date de 1206. On peut en rap¬
procher un autre recueil de miracles de la Vierge, le manuscrit de
Vendôme, où l’abbé des Vaux-de-Cernay est cité à cinq reprises,
parce que c’est de lui qu’on tient le récit du miracle. L’un d’eux nous
intéresse plus particulièrement parce qu’il a été recueilli auprès
d’une recluse de Cantorbery autrefois comtesse de Leicester : or une
seule comtesse de Leicester est entrée en religion, la veuve de Robert
de Baumont mort en 1204, l’oncle maternel de Simon de Montfort
qui hérite alors du comté. Elle-même meurt en 1208, le récit a donc
été recueilli entre ces deux dates, et on peut imaginer l’abbé des
Vaux-de-Cernay se rendant en Angleterre et visitant cette proche
parente du seigneur de Montfort, son voisin28.
194 M. ZERNER-CHARDAVOINE

En effet, deuxième remarque, on assiste de 1206 à 1208 au


resserrement des liens entre l’abbé et les seigneurs du voisinage.
Comptons seulement ceux qu’on retrouvera nommément dans la
croisade albigeoise ; Simon de Néauphle fait quatre donations en
1206, Robert Mauvoisin en fait trois en 1208, et Simon de Montfort
double une rente en 1208; un simple chevalier comme Pierre des
Voisins en fait deux entre 1208 et 121029. Revenus de Syrie, les chefs
de la croisade dissidente multipliaient les signes de dévotion à
l’abbaye des Vaux-de-Cernay, reconnaissant en l’abbé leur chef
spirituel.
S’il paraît désavoué ailleurs, localement l’abbé gardait toute son
audience, et probablement renforçait ses liens avec l’aristocratie qui
l’avait soutenu quelques années plus tôt, liens devenus très forts si
l’on en croit l’auteur de VHystoria. Moralement, l’homme n’était pas
défait.

III. GUI DES VAUX-DE-CERNAYET LE LANGUEDOC

Désormais VHystoria albigensis devient notre principale source,


et même la seule en ce qui concerne la première apparition de Gui des
Vaux-de-Cernay en Languedoc.

La prédication contre l’hérésie

La mission de prédication contre l’hérésie qui se développait


dans le diocèse de Béziers, confiée aux Cisterciens à la suite de
l’intervention de l’évêque d’Osma et du futur saint Dominique, va
permettre à Gui des Vaux-de-Cernay de renouer avec l’action, cette
fois dans l’unité de son ordre, et de reparaître sur la scène.
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 195

Toutefois la lettre par laquelle Innocent III lance la mission est


adressée à l’abbé de Cîteaux et ne mentionne évidemment pas notre
abbé30. Ne le mentionne pas non plus un chroniqueur contemporain
très intéressé par les affaires d’hérésie, Robert d’Auxerre, qui écrit
son récit avant que Pierre des Vaux-de-Cernay n’ait commencé le
sien et consacre tout un paragraphe à cette mission à laquelle
auraient participé treize abbés, qui ne sont pas nommés, plus de
trente cisterciens au total, et qui aurait duré tout le printemps 120731.
Il faut donc se garder d’exagérer le rôle qu’aurait joué Gui des
Vaux-de-Cernay. Cependant le témoignage de l’auteur de YHystoria
ne permet pas de douter qu’il a participé à cette mission. Il s’étend
avec l’abondance de détails sur son rôle, et souligne un zèle qui nous
paraît bien dans la manière d’être de l’homme qu’on a suivi jusqu’ici.
Sa participation fut enthousiaste, on n’a pas de peine à l’imaginer.
Soulignons que c’est par l’intermédiaire de l’ordre, et assez
tardivement, qu’il a découvert un nouveau champ d’action. Pour des
raisons qu’il n’y a pas lieu d’analyser ici, le diocèse de Béziers avait
commencé à devenir le pôle de tous les efforts de la papauté contre
l’hérésie peu après l’affaire de Zara. On avait fait appel à des Cister¬
ciens, mais choisis dans le pays. Quant à l’abbé de Cîteaux, lui-même
était originaire du Midi. L’abbé des Vaux-de-Cernay n’avait encore
rien à voir dans tout cela. Mais quand la mission s’organise en 1207, il
en fit naturellement partie. C’était pour lui une occasion insigne de
faire reconnaître sa valeur à un ordre qui l’avait plus ou moins
désavoué quelques années plus tôt. On comprend bien que son zèle
ait redoublé et que la mission de 1207 le trouve prêt. Frustré d’acti¬
vité depuis cinq ans, il en fit son affaire, cela paraît certain. D’une
prédication au nom d’une conception morale de la croisade, il pou¬
vait passer sans difficulté à une prédication puritaine contre la « per¬
versité hérétique », à laquelle non seulement toute la tradition de
l’ordre cistercien et peut-être aussi ses lectures récentes l’avaient
préparé, mais aussi la nouvelle prédication à l’œuvre dans la qua¬
trième croisade. On sait que Foulques de Neuilly en fut le prédicateur
attitré. Or sa prédication permettait facilement de glisser du thème de
196 M. ZERNER-CHARDAVOINE

la croisade au thème de l’hérésie : avant de prêcher la croisade en


Orient, Foulques s’était acharné contre l’usure et la luxure, l’hérésie
et les juifs32... On ne sache pas que son activité prédicante ait eu
particulièrement de succès, mais celle des autres abbés échouait tout
autant. Les qualités et les défauts personnels de Gui des Vaux-de-
Cernay n’étaient dans ce cas pas en cause. Il revint du Midi probable¬
ment avant la fin de l’année 1207. Il avait sans doute pris
connaissance d’écrits polémiques33, qu’il put comparer par exemple
aux ouvrages des Pères de l’Eglise de sa riche bibliothèque, de retour
à son monastère. L’érudition propre à l’ordre le servait, mais son
évolution personnelle n’était évidemment pas étrangère à ses nou¬
veaux intérêts. Ne doutons pas de leur authenticité : la preuve en est
qu’il fera encore une tentative auprès d’hérétiques après le début de la
croisade selon VHystoria : à la prise de Minerve, qui marque le début
de l’offensive de Montfort au printemps 1210, il tente de prêcher la
raison aux hérétiques confinés en prières dans leurs maisons,
hommes et femmes séparément, en contraste avec le cynisme certain
de l’abbé de Cîteaux, Arnaud-Amaury34. Mais ce sera sa dernière
tentative de ce type : il ne semble pas s’être une autre fois risqué à
prêcher des non-convertis.

Une prédication aux croisés dans le Midi

L’abbé des Vaux-de-Cernay ne paraît en aucune manière avoir


été lié aux événements qui déclenchèrent la croisade. En revanche,
c’est probablement lui qui y entraînera ses anciens partisans. On
apprend par VHystoria qu’il vint en personne trouver Simon de
Montfort pour lui remettre une lettre du duc de Bourgogne l’invitant
à se joindre à la croisade35. Aussi bien, Philippe Auguste n’avait pas
autorisé les barons de son royaume à se croiser, mais seulement les
chevaliers de Bourgogne. La participation de l’aristocratie des Yve-
lines n’était donc pas évidente, et leur adhésion se fit par le bouche à
oreille. L’abbé des Vaux-de-Cernay accompagna-t-il même les croi-
L'ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 197

sés ? Rien n’est moins sûr. On ne sait pas dans quelle mesure il a pu
être mêlé au choix de Simon de Montfort comme nouveau vicomte de
Béziers-Carcassonne, après les désistements successifs du comte de
Nevers et du duc de Bourgogne. Mais de fait, c’est son ancien
« parti » qui se reconstitue au lendemain de la prise de Carcassonne
autour de Simon de Montfort. Et très vite il en devint l’âme.
Dès novembre 1209, l’abbé de Cîteaux et Innocent III lui
demandèrent de partir à Carcassonne pour assister le petit groupe de
croisés restés sur place, trois mois après l’élection de Montfort à la
place de Trencavel36. C’est à quoi désormais il allait consacrer ses
séjours dans le Midi, l’aide morale aux croisés. Par la voie de la
prédication si l’on veut, pour reprendre les termes de YHystoria mais
une prédication d’un pasteur à ses ouailles, un pasteur « qui conti¬
nuait toujours à accompagner l’armée » 7, qui n’hésitait pas à partici¬
per aux travaux et aux peines physiques des croisés, à les aider aux
travaux d’un siège38, à la construction d’un pont39, à les exhorter au
combat40, sinon même à les accompagner dans leurs rapines41, ou
plus galamment accompagner la comtesse42. Les faits sont trop
connus pour insister. C’est un homme qui paraît transformé que l’on
découvre.

Une prédication de croisade au Nord

Mais l’exhortation des croisés s’est très vite doublée d’une véri¬
table prédication de croisade, devenue nécessaire à partir de 1210 : il
était clair en effet que Montfort ne pouvait assurer sa domination
sans l’arrivée de renforts, et pour cela il fallait continuer à prêcher la
croisade en France. Nul n’en fut plus persuadé que Gui des Vaux-de-
Cernay, sinon peut-être l’évêque de Toulouse qui toutefois ne pou¬
vait avoir la même audience que lui. C’est à cette tâche qu’il consacra
le temps qu’il ne passait pas dans le Midi entre 1210 et 1215. On peut
s’interroger sur le style de sa prédication : plutôt qu’à des foules et en
public, on croirait volontiers qu’elle s’adressait à des individus, grâce
198 M. ZERNER-CHARDAVOINE

à des contacts personnels. Mais l’important, c’est que la prédication


de l’abbé, puis l’évêque — son élection n’ayant apparemment rien
changé dans son mode de vie, en tout cas selon YHystoria — est
intervenue à deux moments cruciaux.
Premièrement au début de la conquête du comté de Toulouse,
pendant l’été 1211, après que Montfort ait battu en retraite devant
Toulouse en juin, alors que seule sa maîtrise du combat en rase
campagne lui avait permis de remporter de justesse la victoire de
Castelnaudary en septembre : alors Robert de Mauvoisin ramena
« une bonne centaine de chevaliers d’élite qui tous avaient pris la
croix sur les exhortations de deux hommes vénérables, l’évêque de
Toulouse et l’abbé des Vaux-de-Cernay...43 ». Grâce à eux, Montfort
put continuer
dant l’hiver. la conquête méthodique du comté de Toulouse pen¬

Deuxièmement, au début de l’année 1213, «quand le pape


destitua les prédicateurs qui travaillaient à l’affaire de la foi contre les
hérétiques et les fit prêcher pour l’affaire de la Terre Sainte... il n’y en
avait plus qu’un seul dans toute la France, le vénérable évêque de
Carcassonne... qui parcourait avec persévérance la France et soute¬
nait par tous les moyens et de toutes ses forces l’affaire de la foi pour
l’empêcher de tomber dans l’oubli »44. Il revint au printemps 1214,
après avoir réussi à réunir une armée nombreuse. Aussi bien la
situation diplomatique avait changé en sa faveur. Un an plus tard la
venue en 1215 de Louis, le fils du roi, qui Finit par accomplir son vœu
de croisade, sonne comme un triomphe pour Gui des Vaux-de-
Cernay qui l’accompagnait.

L’évêque de Carcassonne

Gui des Vaux-de-Cernay est installé sur le siège épiscopal de


Carcassonne dans le courant de l’année 1212 selon YHystoria albigen-
sis. Etrangement, on ne connaît rien de son arrivée sur le siège
épiscopal sinon par ce texte. On peut cependant se faire une idée de
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-
CERNA Y 199

son rôle d’évêque à travers deux catalogues relatifs à l’évêché de


Carcassonne, le catalogue de Mahul fait d’après les archives de
l’évêché, et le catalogue d’Auguste Molinier, qui a l’intérêt d’avoir
consulté également le fonds Doat, et le Trésor des Chartes45. Entre
1212, date de son installation comme évêque, et 1215, je n’ai trouvé
aucune trace de son activité. Ensuite, les actes sont en tout état de
cause peu nombreux. Deux sont importants. Le 20 août 1215, Gui,
en présence d’un grand nombre de laïcs, dont le comte de Montfort,
la comtesse et leur fils aîné, donne au chapitre de Saint-Nazaire le
tiers des dîmes d’un certain nombre d’églises de Carcassonne, du
bourg et des pays alentour, pour servir à la reconstruction du réfec¬
toire et du cellier, qui avaient été démolis en 1 209, quand la cité avait
renforcé ses remparts devant l’imminence de l’arrivée de l’armée
croisée, et ensuite passer à la mense capitulaire46. L’acte avait non
seulement une importance économique, mais aussi une certaine por¬
tée symbolique. L’autre acte prouve que Gui tentait sans y réussir de
s’attacher un chapitre resté très réticent : en mai 1217 il est en conflit
avec l’ancien évêque, que soutient le chapitre, et se soumet à une
sentence arbitrale47. Les autres actes sont sans surprise, par exemple
Gui reçoit en 1219 une rente perpétuelle de la veuve de Simon de
Montfort pour entretenir un luminaire dans la chapelle Sainte-Croix.
De nouvelles recherches dans les archives apporteraient-elles du
nouveau ? Dans l’état actuel de la documentation, disons que l’admi¬
nistration de son diocèse semble n’avoir guère préoccupé Gui des
Vaux-de-Cernay. Toutefois, on sait qu’innocent III répondit à des
consultations qu’il lui fit de haeresi et decimis, sans doute en 121648.
Son choix comme évêque de Carcassonne n’avait sans doute pas
grand chose à voir avec des ambitions personnelles, ni avec des goûts
pour la réforme de l’Eglise, et s’explique suffisamment par la néces¬
sité de pourvoir aux besoins spirituels des Français installés à
demeure, pour qui Carcassonne était le principal centre. Qu’il
attende 1215 pour prendre des mesures de conciliation à l’égard du
chapitre me paraît bien être le signe que son diocèse ne l’intéressait
pas en tant que tel.
200 M. ZERNER-CHARDAVOINE

La fin de Gui des Vaux-de-Cernay

La fin de sa vie est obscure. Il est peut-être redevenu un « pari¬


sien » : il se trouve à Saint-Denis en mars 1219; en 1222 il assiste à la
translation des reliques de saint Leufroy de Saint-Germain-des-Prés
à Saint-Denis49. Si la date de sa mort, 21 mars 1223, est connue
d’après un ancien nécrologe de la cathédrale de Carcassonne, rien ne
prouve qu’il soit mort dans cette ville, définitivement abandonnée
par les Français en janvier de la même année50. On peut même se
demander s’il n’avait pas regagné son monastère. L’abbaye avait
conservé un grand rayonnement pour ceux qui s’étaient engagés dans
la croisade albigeoise, et restait un lieu de dévotion qu’on voudrait
pouvoir mieux définir. Un signe éloquent : en 1 226, la prise de l’habit
monastique par Thibaud le fils de Bouchard de Marly, un des plus
fidèles compagnons de Simon de Montfort51, qui deviendra abbé en
1235, et sera canonisé, célèbre par l’excessive simplicité de sa mise —
que le chapitre général lui reprochait — et ses miracles.

CONCLUSION

Quoiqu’on ne sache pas la date de naissance de Gui des Vaux-


de-Cernay, on se doute qu’il n’avait pas moins d’une trentaine d’an¬
nées à son accession à l’abbatiat. Un peu plus âgé que Philippe
Auguste, et sans doute que Simon de Montfort. Comme eux, il vécut
vieux. Sa conversion à la croisade, à sa valeur salvatrice pour la
chevalerie, date des années 1 190, de sa maturité. Il lui restait encore
vingt années d’activité. Les événements l’obligèrent à changer, mais
les mêmes valeurs continuèrent à guider ses choix. Il y a un certain
archaïsme chez notre personnage.
L'ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 201

Avant tout cistercien ? C’est un fait que toute la tradition cister¬


cienne le soutenait en apparence, dans son intérêt pour la croisade,
dans son intérêt pour l’hérésie et plus particulièrement celle qui se
développait dans le Midi, et même dans son souci d’encadrer idéolo¬
giquement la chevalerie. Allons plus loin : il y a de fortes chances
qu’il ait connu l’ancien abbé de Clairvaux, Henri de Marcy, qui
prêcha la troisième croisade comme légat du pape pendant l’année
1 1 88, et passa tout l’automne 1 1 88 en France et en particulier à Paris.
Rappelons que le même avait assumé une mission contre l’hérésie à
Toulouse en 1178 et pris la tête du siège de Castres où se trouvait le
vicomte de Béziers-Carcassonne en 1181. A la veille de sa mort, en
janvier 1189, il ajoutait une dernière étude à son De peregrinante
civitate dei, qu’il consacrait à la croisade52. Y.M.J.Congar nous dit
qu’il était médiocre théologien monastique toutefois, « plus étranger
encore au courant dialectique ou scolastique », un exemple de la
manière dont « l’imagination religieuse pouvait être mise au service
de la passion, voire d’une politique ecclésiastique »53. Quels termes
pourraient mieux caractériser l’attitude de Gui des Vaux-de-Cernay
au temps de la croisade albigeoise ? Pourtant ses difficultés au sein de
l’ordre, son isolement, et ses liens avec les milieux parisiens diri¬
geants, interdisent de croire à une simple filiation entre lui et Henri de
Marcy. Héritier d’un certain esprit cistercien, il l’est certainement.
Mais ses choix paraissent comme décalés par rapport à ceux qu’on
attendait d’un abbé cistercien vers 1200.
Autant que par son appartenance à l’ordre cistercien, Gui des
Vaux-de-Cernay est marqué par ses attaches parisiennes. Ce qui lui
donne un côté moderne. J’ai prononcé plus haut le nom de Foulques
de Neuilly. Il est impossible qu’il ne l’ait pas entendu prêcher à Paris,
au moins en 1 194, quand il y résidait, vu ses relations avec le cercle de
l’école cathédrale, pour reprendre l’expression de Baldwin, impossi¬
ble qu’il n’ait pas été fortement touché par une prédication pénétrée
des idées diffusées dans ce milieu54. Cet homme zélé a-t-il été converti
à la croisade par Foulques ? Ceci expliquerait son intransigeance face
au détournement de la croisade. De plus, les exigences morales de
202 M. ZERNER-CHARDAVOINE

Foulques, appropriées et interprétées par lui, pouvaient représenter


une forme de réponse au malaise d’une féodalité que la montée du
pouvoir capétien commençait à marginaliser. En 1202, il me paraît
symboliser l’impossibilité existentielle d’une génération appelée par
sa naissance à des tâches de direction, invitée par l’Eglise à l’intransi¬
geance morale, mais obligée de se soumettre à un pouvoir royal de
plus en plus efficace, pour finir par reconnaître que le but de Jérusa¬
lem était devenu un leurre.
Si l’appartenance de son abbaye à l’ordre cistercien ne fut
d’aucun secours à Gui des Vaux-de-Cernay à cette étape de sa vie, la
piété propre à son monastère lui donna une force morale qu’on
soupçonne très grande. La lutte contre l’hérésie lui permit de renouer
avec les actions concertées de l’ordre mais ne lui ouvrit pas véritable¬
ment sa voie. Aussi bien, les temps n’étaient plus ceux de la prédica¬
tion cistercienne. Sa voie sera celle de la croisade albigeoise. Qu’il se
soit alors produit une véritable symbiose entre Gui des Vaux-de-
Cernay et les chevaliers qui avaient pris son parti devant Zara me
paraît un fait indubitable, tout particulièrement entre lui et Simon de
Montfort. Du début à la fin, YHystornt albigensis laisse entendre qu’il
régnait une harmonie parfaite entre les deux hommes, parle même
explicitement de l’affection et l’amitié qui les liaient depuis l’en-
fance5\ J’ai fait remarquer la similitude de leur situation, l’un et
l’autre accédant à des responsabilités la même année, à quelques
kilomètres de distance, Gui fort probablement en tant que cadet, tout
comme Simon de Montfort. L’un et l’autre de haute naissance. Leur
complicité était forcément grande. Il est certain que des liens très
forts unissaient tous ceux qui avaient quitté l’armée croisée pour la
Syrie, des liens tissés par l’aventure et les déceptions communes, qui
venaient s’ajouter aux liens de parenté, aux liens féodaux, ou aux
liens de voisinage. Gui des Vaux-de-Cernay s’identifia jusqu’à s’y
perdre à leur groupe.
Avec Gui des Vaux-de-Cernay, sous la pesée de convictions
forgées longtemps auparavant à travers des expériences difficiles, on
assiste à l’avènement de l’hérésie comme objectif de lutte systémati-
L’ABBÉ GUI DES VAUX-DE-CERNAY 203

que, proposé à des laïcs en crise, expérimenté comme tel, et par


conséquent, désormais de l’ordre du possible. Ceci me paraît un fait
très important, qui marque un changement qualitatif dans les repré¬
sentations capables de faire bouger les hommes dans l’Occident
chrétien. Car pour celui qui prend les armes pour la combattre,
l’hérésie, cela veut dire un champ de représentations où l’imaginaire
et le mythe peuvent se conjuguer sans contrôle parce que sa réalité
échappe, où règne par conséquent la confusion, où l’on peut trouver
facilement des prétextes ou des alibis. Le début d’une nouvelle
histoire.

Notes

(1) Petri Vallium Sarnaii monachi, Hystoria Albigensis, publié par Pascal Guébin
et Ernest Lyon, Paris 1926-1939, tomes I, II, III. — (2) Cf. Cahiers 4, pp. 233-234, Y.
Dossat, Pierre des Vaux-de-Cernay, cistercien et correspondant de guerre. — (3) Guébin
(III, XVIII-XXI) pense que Pierre des Vaux-de-Cernay a écrit la préface et les
deux-tiers de l’œuvre au moment du concile de Lavaur en janvier 1213, et distingue
ensuite plusieurs continuations. Même s’il n’y a pas d’allusions aux événements
postérieurs à janvier 1213 dans la première partie de l’œuvre, il me paraît difficile de
soutenir qu’un tel travail ne s’est pas prolongé pendant une bonne partie de l’année
1213, dans un contexte où la défense dé la croisade albigeoise s’imposait tout particu¬
lièrement. — (4) hlf, XVII, 172-177, Paris 1832. — (5) Cf. Merlet et Moutié, Cartu-
laire de l’abbaye de Notre-Dame des Vaux-de-Cernay de l’ordre de Cîteaux, I, XIX,
Paris, 1857; Aubert (Marcel), L’abbaye des Vaux-de-Cernay, Paris 1931; et surtout,
Guébin III, pp. IX et XII. — (6) Merlet, op.cit. — (7) Ibidem, 1,77. — (8) A. Rhein, La
seigneurie de Montfort en Iveline, Paris 1910, 58. — (9) Cf. une donation de Suger aux
pauperes monachos de sarneio, datée de 1142. — (10) Ibidem, 123. — (11) Lettres
d’Etienne de Tournai, nouvelle édition par l’abbé Jules Desilve, Paris 1893, 227. — (12)
Etienne de Tournai, né en 1 128, mort en 1203, passé par l’école d’Orléans, disciple de
Bulgarus à Bologne, puis étudiant à Chartres, auteur d’une Summa decreti, de sermons
et de lettres, abbé de Sainte-Geneviève à Paris à partir de 1 176, très lié à Guillaume de
204 M. ZERNER-CHARDAVOINE

Champagne l’oncle du roi, régent du royaume pendant le séjour du roi en Terre sainte,
élu évêque de Tournai en 1192 pour des raisons politiques, est d’une importance
incontestable (voir l’article du dhge, 15-6). — (13) Recueil des Actes de Philippe-
Auguste, n° 296 et 340. — (14) Ibidem, n° 345; Les Grandes Chroniques de France, éd. J.
Viard, Paris 1930, VI , 192. — ( 1 5) Potthast, 1 045. — ( 1 6) Ibidem, 1 393 et 1 50 1 . — ( 1 7)
Guébin, I, §106. — (18) E. Faral, éd. et trad. Viliehardouin, La conquête de Constanti¬
nople, 1938, §83. Sur tout ceci, voir Zerner-Piéchon, RH, CCLXVII, 1 . — (19) Ibidem,
§95 et 97. — (20) Op. cit., 1,7. — (21) Cf. Zerner-Piéchon, « La croisade albigeoise, une
revanche : des rapports entre la quatrième croisade et la croisade albigeoise », RH,
CCI.XVII, 1,PP-3-18. — (22 ) Op. cit., 244. — (23) Cf. M. Fazy, « Etude historique et
biographique sur Etienne de Tournai d’après sa correspondance », Positions des thèses
de l’Ecole des Chartes, 1906. — (24) Op. cit., 9-10. — (25) H. Martin, « Inventaire des
biens et des livres de l’abbaye des Vaux-de-Cernay au xir siècle », dans le Bulletin de la
soc. de l’histoire de Paris et de P Ile-de-France, 1886, 40-42. — (26) Voir Guébin, III,
III-V. Notons que beaucoup de titres ne permettent qu’une reconstitution assez
hasardeuse du contenu des volumes désignées par le catalogue. — (27) A. Thomas,
« Les miracles de Notre-Dame », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1881. — (28) C.
Bouchet : « Un recueil de miracles de la Vierge », Bull, de la Soc. archéologique,
scientifique et littéraire du Vendômois, 1870, 182-199 et F. Lorin : « Un livre de miracles
aux Vaux-de-Cernay », Mémoires de la soc. archéologique de Rambouillet, 1928, 13-22.
— (29) Cf. Zerner-Piéchon, RH, CCLXVII/ 1, 14-15. — (30) Potthast, 2912. — (31)
mgh, XXVI, 271. — (32) Voir par exemple la chronique de Robert d’Auxerre, à
l’année 1 198, mgh, XXVI, 258. — (33) La manifestatio heresis, dont s’inspire Pierre
des Vaux-de-Cernay pour décrire l’hérésie au début de son ouvrage. — (34) Guébin I, §
155, 156. — (35) Guébin I, § 103. — (36) Potthast, 3822. — (37) Guébin, II, § 317. —
(38) Guébin, II, § 324, siège de Penne, juin 1212. — (39) Guébin, II, § 524, siège de
Casseneuil, 1214. — (40) Guébin, II, § 351, siège de Moissac, septembre 1212. — (41)
Guébin, II, § 510, avec Guy de Montfort, en Rouergue et Quercy, 1214. — (42)
Guébin, II, § 339, 1 2 1 2. — (43) Guébin, II, § 286. — (44) Guébin, II, § 440. — (45) HGL,
V, 1458. Mahul, l’auteur du cartulaire de Carcassonne cite plus de textes, mais qui sont
sans intérêt pour notre propos, l’évêque n’étant présent qu’au titre de témoin. — (46)
HGt., V, n° 37-38, p. 1465. — (47) Ibid., n° 39. — (48) Potthast, 5308 (la lettre est
perdue, seul l’argument est connu). — (49) Guébin, III, IX, n. 8. — (50) Gallia
Christiana, VI, 883. — (51) Bouchard de Marly est l’un des compagnons de la première
heure de Simon de Montfort, qui se trouvait encore aux côtés de la comtesse en 1218,
après la mort du comte. Il avait été fait prisonnier par les seigneurs de Cabaret au
début de la conquête, et avait été délivré un an plus tard. Sa propre mère se trouvait au
siège de Minerve en avril 1210. — (52) Voir Y.M.J.Congar, « Henri deMarcy, abbé de
Clairvaux, cardinal-évêque d’Albano et légat pontifical », Studia Anselmiana, 1958,
1-90. — (53) Ibid. , 69-71. — (54) J. W. Baldwin, Masters, Princes, Merchants, the social
views of Peter the Chanter and his circle, Princeton, 1970. — (55) Guébin, I, § 299.

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