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Cahiers de civilisation médiévale

Pour une redéfinition de la croisade


Jean Flori

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Flori Jean. Pour une redéfinition de la croisade. In: Cahiers de civilisation médiévale, 47e année (n°188), Octobre-décembre
2004. pp. 329-349;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.2004.2891

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2004_num_47_188_2891

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Résumé
La définition de la croisade a donné lieu à de rudes affrontements entre traditionalistes (ou puristes) et
pluralistes. Les premiers posent a priori que seules doivent porter ce nom les expéditions armées
prêchées par le pape contre les musulmans occupant la Terre sainte en vue de la libération des
églises et des Lieux saints de Palestine, limitant ainsi géographiquement et chronologiquement le
phénomène de la croisade. Les seconds, au contraire, accordent cette dénomination de croisade à
toutes les entreprises militaires qui, prêchées par le pape contre les ennemis divers de l'Église
(musulmans, païens, hérétiques, schismatiques, adversaires politiques de la papauté), en quelque
région que ce soit et à quelque époque que ce soit, ont été assorties par le pontife romain des
indulgences de croisade initiées par Urbain II. Les uns, à la suite de C. Erdmann et de H. E. Mayer,
soulignent la continuité idéologique entre la guerre juste, la guerre sainte et la croisade ; les autres,
adoptant les critiques de cette thèse énoncées entre autres par J. Riley-Smith et C. Morris, préfèrent
parler de pèlerinages armés méritoires et soulignent au contraire la rupture établie entre ces deux
phénomènes par l'introduction des indulgences et du caractère pénitentiel de la croisade. Les uns et
les autres, enfin, répugnent à accorder le terme de « précroisades » aux entreprises de reconquêtes
chrétiennes antérieures à 1095, et à classer comme croisades les mouvements populaires qui, même
lorsqu'ils ont pour objectif la libération du sépulcre du Christ, sont issus de prédications que le pape
n'aurait pas initiées ou cautionnées. Après un examen critique des thèses en présence, l'auteur
propose ici une approche méthodologique du phénomène permettant d'aboutir à une définition simple
et cohérente de la croisade.

Abstract
The definition of the crusade has caused hard confrontations between traditionalists (or purists) and
pluralists. For the first ones, the crusades are armed expeditions preached by the Pope to liberate the
churches and the Holy Land of Palestine from Muslims occupying them ; this definition limits in space
and time the nature of the crusade. On the contrary, for the second ones, the crusades are all the
armed expeditions preached by the Pope against ail the Church's ennemies (Muslims, pagans,
heretics, schismatics, political ennemies of the papacy), in all countries and times, and accompanied
with pontifical indulgences that had been introduced by Urban II. The ones, following C. Erdman et
H.E. Mayer, emphasize the importance of the ideological continuity between the just war, the holy war
and the crusade ; the others, adopting this thesis' criticism expressed particularly by J. Riley-Smith and
C. Morris, prefer to talk of meritorious armed pilgrimages and, on the contrary, emphasize the
importance of the break between both events by the introduction of indulgences and penitential
characterization of the crusade. At last, all these are loath to talk about Christian reconquest before
1095 as "precrusades", and to consider as crusades the popular movements that come from
preachings non ordered or non supported by the Pope, even if their aim is to liberate the Holy
Sepulchre. After a critical examination of the opposing theses, the author proposes here a
methodological approach of this phenomen to lead to a simple and coherent definition of the crusade.
Jean FLORI

Pour une redéfinition de la croisade

RÉSUMÉ
La définition de la croisade a donné lieu à de rudes affrontements entre traditionalistes (ou puristes) et
pluralistes. Les premiers posent a priori que seules doivent porter ce nom les expéditions armées prêchées
par le pape contre les musulmans occupant la Terre sainte en vue de la libération des églises et des Lieux
saints de Palestine, limitant ainsi géographiquement et chronologiquement le phénomène de la croisade. Les
seconds, au contraire, accordent cette dénomination de croisade à toutes les entreprises militaires qui,
prêchées par le pape contre les ennemis divers de l'Église (musulmans, païens, hérétiques, schismatiques,
adversaires politiques de la papauté), en quelque région que ce soit et à quelque époque que ce soit, ont été
assorties par le pontife romain des indulgences de croisade initiées par Urbain II. Les uns, à la suite de
C. Erdmann et de H. E. Mayer, soulignent la continuité idéologique entre la guerre juste, la guerre sainte
et la croisade ; les autres, adoptant les critiques de cette thèse énoncées entre autres par J. Riley-Smith et
C. Morris, préfèrent parler de pèlerinages armés méritoires et soulignent au contraire la rupture établie
entre ces deux phénomènes par l'introduction des indulgences et du caractère pénitentiel de la croisade.
Les uns et les autres, enfin, répugnent à accorder le terme de « précroisades » aux entreprises de
reconquêtes chrétiennes antérieures à 1095, et à classer comme croisades les mouvements populaires qui, même
lorsqu'ils ont pour objectif la libération du sépulcre du Christ, sont issus de prédications que le pape
n'aurait pas initiées ou cautionnées. Après un examen critique des thèses en présence, l'auteur propose ici une
approche méthodologique du phénomène permettant d'aboutir à une définition simple et cohérente de la
croisade.

Abstract
The définition of the crusade has caused hard confrontations between traditionalists (or purists) and plura-
lists. For the first ones, the crusades are armed expéditions preached by the Pope to liberate the churches
and the Holy Land of Palestine from Muslims occupying them ; this définition limits in space and time the
nature of the crusade. On the contrary, for the second ones, the crusades are ail the armed expéditions
preached by the Pope against ail the Church's ennemies (Muslims, pagans, heretics, schismatics, political
ennemies of the papacy), in ail countries and times, and accompanied with pontifical indulgences that had
been introduced by Urban II. The ones, following C. Erdman et H.E. Mayer, emphasize the importance of
the ideological continuity between the just war, the holy war and the crusade ; the others, adopting this the-
sis' criticism expressed particularly by J. Riley-Smith and C. Morris, prefer to talk of meritorious armed pil-
grimages and, on the contrary, emphasize the importance of the break between both events by the
introduction of indulgences and penitential characterization of the crusade. At last, ail thèse are loath to talk
about Christian reconquest before 1095 as "precrusades", and to consider as crusades the popular move-
ments that come from preachings non ordered or non supported by the Pope, even if their aim is to
liberate the Holy Sepulchre. After a critical examination of the opposing thèses, the author proposes hère a
methodological approach of this phenomen to lead to a simple and cohérent définition of the crusade.

Introduction

Définir la croisade est moins simple qu'il n'y paraît. Cette question a opposé naguère de
manière parfois virulente « traditionalistes » et « pluralistes », et le débat sur ce point est loin
Cahiers de civilisation médiévale, 47, 2004, p. 329-350.
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d'être clos l. Les premiers plaident pour une définition « étroite » du phénomène fondée sur sa
destination géographique originelle. Sur ces bases, la croisade serait seulement une expédition
militaire destinée à libérer les chrétiens d'Orient et à recouvrer la Terre sainte. Les seconds, à
l'inverse, considèrent ce phénomène au terme de son développement historique, ce qui conduit à
une définition large admettant sous ce vocable tout combat prêché par le pape en vue de la
défense ou de la libération des chrétiens2. L'opposition entre ces deux définitions était déjà telle,
il y a quelques décennies, qu'Etienne Delaruelle avait préféré écrire qu'il serait plus sage,
désormais, de n'en plus donner3.
Malgré les affirmations triomphantes des pluralistes, aujourd'hui en position de force — grâce
surtout à l'influence déterminante de Jonathan Riley-Smith et des ses disciples — il me semble
abusif de dire que « tout le monde » s'est désormais rallié sans condition à cette thèse 4. Preuve
en est, entre autres, la position récente, remarquablement nuancée, de Giles Constable. Ce savant
historien confesse son déplaisir de se voir presque malgré lui classé parmi les pluralistes et
souligne les objections que l'on peut opposer aux deux positions, peu satisfaisantes à ses yeux5.
Il n'est donc pas inutile d'examiner à nouveau la problématique, de débusquer les lacunes et les
a priori des deux thèses en présence et de tenter enfin de sortir de l'impasse en proposant de
nouvelles bases de réflexion.

Les composantes multiformes de l'idée de croisade

L'une des difficultés majeures d'une définition incontestable de la croisade réside dans son
ambiguïté originelle, dans ses aspects multiformes et dans la profonde évolution subie par cette
notion au fil du temps, même si l'on se limite à l'époque traditionnelle des croisades orientales
(Le. aux xne et xme s.6). Cette ambiguité existe aussi sur le plan, pourtant très codifié, de la
définition institutionnelle et juridique de la croisade. F. H. Russel, au terme d'une étude fouillée,
concluait en ces termes : « synthèse sui generis du pèlerinage, du vœu, de la guerre sainte et de
la guerre juste, elle continue à défier toute tentative d'analyse»7.
À ces difficultés inhérentes à la complexité du phénomène étudié s'ajoutent les perceptions
diverses qu'en ont eues les historiens qui (à leur insu, et même s'ils s'en défendent), l'ont tous
peu ou prou observé à travers les lunettes colorées de leur propre mentalité et de leur propre
idéologie. Comme le soulignait malicieusement Joshua Prawer, la croisade a ainsi été décrite,
selon le tempérament des historiens et le climat idéologique dominant, comme un pèlerinage, une
expédition militaire, une guerre sainte, un mouvement de migration dû à une psychose de masse,
la réalisation d'un idéal religieux, l'expression collective d'une profonde contrition, un
mouvement messianique à forte composante eschatologique ou une entreprise coloniale annonciatrise de

1. E. Benito Ruano, « Las cruzadas », dans Id., dir., Tôpicos y realidades de la Edad Media, II, Madrid, 2002,
p. 11-30, passe en revue les diverses conceptions et définitions de la croisade.
2. Sur cette problématique, voir P. Hôlzle, « Kreuzzug und Kreuzzugsdichtung. Das Problem ihrer Définition », dans
Festschrift fur K.H. Halbach zum 70. Geburtstag, Gôppingen, 1972, p. 55-72; — J. Riley-Smith. «The Crusading Move-
ment and Historians », dans Id., éd., The Oxford Illustrated History of the Crusades, Londres, 1995, p. 1-12, très marqué
d'interprétation pluraliste. Voir aussi S. Lloyd, The Crusading Movement, 1096-1274, ibid., p. 42.
3. É. Delaruelle, dans sa recension du livre de F. Cognasso, Storia délie crociate, Cahiers de civilisation
médiévale, XIII, 1970, p. 175-176.
4. Affirmation de J. Riley-Smith, « History, the Crusades and the Latin East (1095-1204) : A Personal View », dans
M. Shatzmiller, éd., Crusaders and Muslims in the Twelfth-Century Syria, Leyde / New York / Cologne, 1993, p. 1-17
(en particulier p. 10).
5. G. Constable, « The Historiography of the Crusades », dans E. A. Laiou et R. P. Mottahedeh, éd., The
Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World, Washington, 2001, p. 1-22 (en particulier p. 13).
6. Cet élargissement de sens prend des proportions si gigantesques lorsque l'on sort de cette période qu'il vaut
mieux dire alors qu'une croisade est une expédition à laquelle on a coutume de donner ce nom !
7. F. H. Russell, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, 1975. La meilleure étude du concept juridique de
croisade demeure celle de M. Villey, La croisade. Essai sur la formation d'une théorie juridique, Paris, 1942.
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l'impérialisme européen blanc8. Il n'est évidemment pas dans mon intention d'exposer ou de
critiquer, même sommairement, ces diverses interprétations idéologiques. En revanche, il convient de
souligner que la croisade, quelle que soit son interprétation, présente des traits qui peuvent être
fort différents selon que l'on privilégie, pour la définir, sa prédication par les ecclésiastiques (et
en particulier par les papes), la description de ses caractères jugés constitutifs par les juristes, ou
la perception, elle-même variée, qu'en ont eue les participants laïcs de l'entreprise9. J. Tyermann
a récemment souligné cette ambiguité de la croisade et la fluidité de son concept, ajoutant que
ni les traditionalistes ni les pluralistes n'en donnent une interprétation acceptable10.

Les définitions antérieures

La définition de la croisade dépend aussi, et surtout, de l'approche historique, « initiale » ou


« finale », que l'on en fait. Son évolution, en effet, a été au cours du temps si ample et si
manifeste que l'on ne s'étonnera pas de voir sa perception varier du tout au tout selon que l'on se
fonde, pour la décrire et en déterminer la spécificité, sur ses traits originels confirmés, puis
retouchés et modifiés par la suite, ou au contraire sur ses caractères acquis au fil du temps lorsque,
parvenue au terme de son évolution, elle est devenue une arme institutionnelle entre les mains
de la papauté. Ces deux approches diamétralement opposées fondent les deux thèses en
présence. Or, l'une et l'autre ont été profondément influencées par la thèse magistrale de Cari Êrd-
mann, malgré les aspects parfois paradoxaux ou contestables de ses conclusions. Il nous faut
donc commencer l'exposé par une brève analyse de l'œuvre du savant allemand et de son usage
par les historiens récents, afin de souligner les aspects qui en subsistent mais aussi les lacunes
et les faiblesses dénoncées, parfois de manière excessive et caricaturale, par certaines critiques
récentes.
Dans son ouvrage magistral paru en 1935, Erdmann faisait de la croisade l'aboutissement logique
de la conception nouvelle de la guerre qu'aurait imposée la papauté dans la seconde moitié du
XIe s., en rupture avec l'ancienne conception augustinienne de la guerre juste (ou guerre morale).
En prenant d'abord en main le problème de l'ordre public, de la paix et de la guerre par les
institutions de paix, puis en sacralisant l'usage de la guerre pour le bien de l'Église sous
l'influence des canonistes (en particulier Bonizo de Sutri, Anselme de Lucques et Yves de
Chartres), l'Église, avec Grégoire VII, aurait selon lui attribué un caractère de guerre sainte à
ses diverses entreprises militaires. Ce faisant, elle transférait à la « chevalerie chrétienne » le
devoir de guerre juste (ou sainte) qui incombait jusqu'alors aux rois, en usant volontairement
d'un vocabulaire ambigu pour désigner ces guerriers (les fidèles ou milites sancti Pétri). La
croisade serait donc à inclure dans le concept de guerre sainte élaboré par la papauté grégorienne.
Jusqu'au milieu du XIe s., selon l'auteur, on ne pourrait pas encore parler d'une véritable éthique
de la guerre sainte, ni d'une chevalerie ecclésiastique : ces notions, en revanche, s'affirment
pleinement avec l'apparition de l'idée de croisade, qu'Erdmann estime être à son sommet vers 1060.
Soucieux d'attribuer la formation de l'idée de guerre sainte à la papauté grégorienne et la
continuité doctrinale entre Grégoire VII et Urbain II, Erdmann n'accordait pas, paradoxalement, de
valeur particulière à la destination de la première croisade et à ses objectifs : la libération des
Lieux saints. Curieusement, Jérusalem lui semblait accessoire et il définissait la croisade comme
une expédition suscitée par le pape, destinée à aider l'Empire byzantin à recouvrer les territoires
chrétiens perdus et à libérer les églises d'Orient. Le thème de Jérusalem et du Saint Sépulcre

8. J. Prawer, The Crusader's Kingdom : European Colonialism in the Middle Ages, New York, 1972, en particulier
p. 4-14.
9. M. Gosman, « La propagande de croisade et le rôle de la chanson de geste comme porte-parole d'une idéologie
non officielle », dans XIe Congrès international de la société Rencevals, Barcelone, 1988, Barcelone, 1990, p. 291-306, estime
p. ex. qu'il ne faut pas définir la croisade à partir du droit canon, mais à partir de la perception qu'en avaient ceux qui
y prirent part et se sont enthousiasmés pour cette idée.
10. C. Tyerman, The Invention of the Crusades, Londres, 1998, p. 5.
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n'aurait joué, pensait-il, qu'un rôle de pure propagande destiné à populariser l'entreprise. Il
affirmait même qu'il ne fallait pas considérer la « croisade contre les hérétiques » comme une
corruption de la croisade, car l'Église avait accepté la lutte armée contre les hérétiques avant même
d'accepter la guerre contre les païens11.
Après avoir fortement influencé les travaux des historiens pendant une cinquantaine d'années, la
thèse d'Erdmann, confirmée pour l'essentiel (avec quelques retouches contestables) par les
recherches parallèles d'Etienne Delaruelle 12, a fait l'objet depuis quelques années d'une critique
sévère et parfois excessive. Nouveau paradoxe : alors que l'on pourrait, par de nombreux côtés,
considérer Erdmann comme partisan de la thèse pluraliste — à cause du peu d'intérêt qu'il
accorde au rôle des Lieux saints de Jérusalem et à cause de son acceptation d'une définition
large de la croisade dès avant 1095 (y compris contre les hérétiques), ses critiques les plus
sévères sont issus des rangs de pluralistes notoires. La raison m'en semble due à la confusion
fréquente, chez Erdmann comme chez beaucoup d'autres, y compris ses critiques, entre les
notions de guerre juste, guerre sacralisée, guerre sainte et croisade. Une confusion qui, hélas,
perdure comme on le verra tout au long des lignes qui suivent13.
En 1985, J. Gilchrist contestait un des fondements de la thèse d'Erdmann en rejetant
l'affirmation selon laquelle les canonistes auraient introduit une rupture idéologique avec l'ancienne
conception augustinienne de la guerre. Pour lui, au contraire, les canonistes n'ont joué aucun rôle
dans la formation de l'idée de croisade. Il faudrait donc revoir quelques-unes des idées reçues
depuis Erdmann concernant la relation entre la « guerre juste/sainte » et la « croisade ». Il
faudrait en particulier, contrairement à ce que faisait Erdmann, souligner le caractère
révolutionnaire de l'idée de croisade telle qu'elle a été prêchée par Urbain II, idée qui ne doit rien aux
canonistes. La preuve : dans leur corpus relatif au droit d'usage de la guerre par l'Église, ils
n'ont pas incorporé les textes relatifs à la croisade. Ces collections canoniques n'ont aucun des
éléments qui, « dit-on » [sic], font la croisade, à savoir l'indulgence, le pèlerinage, le vœu, la
rémission des péchés, l'ennemi défini par l'Église14.
Cette critique n'est pas elle-même à l'abri de critique. On peut lui reprocher son usage constant
de l'expression « guerre juste/sainte », alors que les deux concepts sont clairement distincts, voire
opposés, comme on le verra plus loin. La guerre sainte est en effet définie par son origine
religieuse, à savoir la volonté supposée divine généralement exprimée par le canal de l'autorité
ecclésiastique dans une société de type théocratique. La guerre juste en revanche, telle qu'elle
apparaît en filigrane à travers les œuvres éparses de saint Augustin (qui n'en a jamais exposé
clairement la théorie synthétique), est en réalité une concession faite au pouvoir laïc à une
époque, celle du « temps de l'Eglise » où les prophètes se sont tus et où le peuple de Dieu, sous
la conduite d'un empereur chrétien, doit trouver sa voie à la lumière de l'Écriture sainte. La
guerre juste doit être promulgée par l'autorité légitime laïque, l'empereur. La guerre sainte, elle,
relève exclusivement du domaine religieux15.
Marcus Bull, lui aussi pluraliste, porte sa critique sur deux point plus précis de la thèse
d'Erdmann. Comme je l'avais montré quelques années plus tôt, cet érudit relève qu'à l'époque
de la première croisade la notion de chevalerie n'est pas encore assez élaborée pour que l'on

11. C. Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedanken, Stuttgart, 1935 ; trad. angl. M.W. Baldwin et W. Goffart,
The Origin of the Idea of Crusade, Oxford, 1977, passim.
12. É. Delaruelle, « Essai sur la formation de l'idée de croisade », Bulletin de littérature ecclésiastique, 42, 1941,
p. 24-45 et 86-103 ; 45, 1944, p. 13-46 et 73-90 ; 54, 1953, p. 226-239 ; 55, 1954, p. 50-63. Ces articles ont fait l'objet d'une
réédition intégrale sous le titre L'idée de croisade, Turin, 1980.
13. Je reviendrai dans la seconde partie sur les nuances qu'il convient d'établir entre ces notions trop souvent
confondues.
14. J. Gilchrist, « The Erdmann Thesis and the Canon Law », dans Crusade and Seulement, éd. P.W. Edbury, Car-
diff, 1985, p. 37-45 ; il reste précisément à savoir si ces critères sont bien les meilleurs pour définir la croisade.
15. Sur la distinction guerre juste - guerre sainte, voir récemment H.E.J. Cowdrey, « Christianity and the Morality of
Warfare during the First Century of Crusading », dans M. Bull et N. HOUSLEY, éd., The Expérience of Crusading,
Cambridge, 2003. I Western Approaches, p. 175-192.
:
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puisse, en son nom, inciter les chevaliers à remplir leur devoir en partant en croisade par sens
de l'honneur ou par fidélité à l'éthique chevaleresque, comme le supposait Erdmann1 . Il faut
donc chercher ailleurs les motivations des croisés, motivations esentiellement religieuses, liées à
une recherche du salut. Bull reproche également à Erdmann d'avoir surestimé le rôle de la paix
de Dieu dans l'élaboration de la croisade car, dit-il, on constate que les régions où la paix de
Dieu a eu le plus de succès n'ont pas répondu mieux que d'autres à l'appel d'Urbain II. Ces
faits sont aujourd'hui admis, et cette critique serait pleinement recevable si l'on voyait dans la
croisade la simple application pratique, étendue à l'Orient, des institutions de paix nées en
Occident, comme semble vouloir le faire Jean Richard 17 ; mais elle ne l'est plus lorsque l'on
considère les facteurs historiques successifs qui ont permis l'émergence de la notion de guerre sainte,
puis de croisade. Si l'on s'accorde en effet aujourd'hui à ne plus voir de filiation directe entre
paix de Dieu et croisade, à cause de l'ambition plus limitée que l'on accorde maintenant à la
paix de Dieu depuis quelques études récentes18, il n'en reste pas moins qu'elle a participé à la
progressive sacralisation de la guerre menée dans l'intérêt des églises, sacralisation dont la
croisade est en partie l'héritière19. Enfin, Bull affirme que l'ancienne approche d'Erdmann et de ses
disciples, qui situe la croisade dans le cadre de la guerre sainte évolutive prêchée par les
prélats, ne rend pas compte de la réalité des mentalités laïques des guerriers et de leur soif de
purification. En particulier, ajoute-t-il, seul un très petit nombre de ces guerriers participants de la
croisade se disaient milites sancti Pétri ou fidèles sancti Pétri, et très rares étaient ceux qui
avaient réellement combattu sous la bannière de saint Pierre20. Cette critique est valable
lorsqu'elle met le doigt sur l'une des faiblesses de la thèse d'Erdmann, à savoir son exclusivisme. Il
est vrai en effet que l'on ne peut plus admettre aujourd'hui que la croisade prêchée par Urbain
II soit seulement, dans les faits, l'extension vers l'Orient de la paix de Dieu ou la destination
nouvelle assignée par Urbain II aux troupes de milites sancti Pétri que Grégoire VII rassemblait
sous sa bannière. Même si l'on a pu récemment souligner à nouveau le rôle, considérable, joué
par Grégoire VII dans l'évolution de l'attitude de l'Église envers la guerre et les guerriers, il est
tout a fait exact que la croisade n'est pas le simple prolongement vers l'Orient de la notion de
guerre ecclésiastique sacralisée telle que la concevait probablement Grégoire VII dans ses
diverses tentatives de « reconquête chrétienne », que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de
l'Église, en Occident ou en Orient21. Il n'en reste pas moins — et en cela je rejoins totalement

16. M. Bull, Knightly Piety and the Lay Response to the First Crusade (The Limousin and Gascony, c. 970-c. 1130),
Oxford, 1993, p. 9 ; cf. J. Flori, L'essor de la chevalerie, xf-xif s., Genève, 1986, p. 198 et ss.
17. J. Richard, Histoire des croisades, Paris, 1996, p. 33 « Nous préférons penser que de même que les ligues de
paix employaient les guerriers au maintien de l'ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la croisade
:

chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les envahisseurs à la raison. Dans cette interprétation, la croisade se
rapprocherait d'une "institution de paix" dont l'action aurait l'Orient pour théâtre ». Cette perception implique d'une part
l'accent à mettre sur la reconquête des terres jadis chrétiennes et, d'autre part, sur le fait que le pape s'estime
responsable de cette partie orientale de la chrétienté, ce qui est pour le moins contestable.
18. Voir en particulier D. Barthélémy, L'an mil et la paix de Dieu ; la France chrétienne et féodale, 980-1060, Paris,
1999.
19. Voir sur ce point l'évolution notable perceptible, entre autres, au fil des travaux successifs suivants H.E.J.
Cowdrey, « The Peace and the Truce of God in the Eleventh Century », Past and Présent, 46, 1970, p. 42-67 ; — J. Flori,
:

«L'Église et la guerre sainte, de la paix de Dieu à la croisade», Annales E.S.C., 1992, 2, p. 88-99; — H.E.J. Cowdrey,
« From the Peace of God to the First Crusade », dans L. Garcia-Guijarro Ramos, éd., La primera cruzada novecien-
tos ahos después : el concilio de Clermont y los origenes del movimiento cruzado, Castello d'Impressio, 1997, p. 51-61 ; —
J. Flori, « De la paix de Dieu à la croisade ? Un réexamen », Crusades, 2, 2003, p. 1-23.
20. M. Bull, « The Roots of Lay Enthousiasm for the First Crusade », History, 78, 1993, p. 353-372, en particulier
p. 357 et ss.
21. Voir sur ce point J. Flori, « Réforme, reconquista, croisade. L'idée de reconquête dans la correspondance
pontificale d'Alexandre II à Urbain II », Cahiers de civilisation médiévale, 40, 1997, p. 317-335 ; — Id., « Le vocabulaire de la
reconquête chrétienne dans les lettres de Grégoire VII », dans C. Laliena Corbera et J.F. Utrilla Utrilla, éd., De
Toledo a Huesca. Sociedades médiévales en transicion a finales del siglo XI (1080-1100), Saragosse, 1998, p. 247-267 ; —
H.E.J. Cowdrey, Pope Gregory VII, 1073-1085, Oxford, 1998, en particulier p. 520 et ss et 608-658, et Id., « Pope Gre-
gory VII and Martyrdom », dans M. Balard, B. Kedar et J. Riley-Smith, éd., Dei gesta per Francos, Études sur les
croisades dédiées à Jean Richard, Aldershot, 2001, p. 1-11.
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Marcus Bull — que l'accent mis sur Jérusalem et la libération des Lieux saints introduit dans
l'évolution de la notion de guerre sainte des traits nouveaux qui, précisément, fondent (aux yeux
des pluralistes du moins) la définition même de la croisade : la prédication du pape, le vœu, la
rémission des péchés, l'indulgence, etc.
Bien que « pluraliste modéré » (puisqu'il admet que la croisade en Orient demeura toujours « la
croisade par excellence »), Jean Richard en propose pourtant cette définition pragmatique : « La
croisade, au sens précis du terme, est une expédition, essentiellement militaire, assimilée par la
papauté à une œuvre méritoire et dotée par elle de privilèges spirituels accordés aux combattants
et à ceux qui participent à leur entreprise»22. Il y a là un nouveau paradoxe sur lequel je me
permets d'attirer l'attention : ce sont en effet les pluralistes — qui admettent pourtant comme
croisades des opérations militaires « tous azimuts » contre les musulmans, contre les païens, les
hérétiques et même les ennemis politiques de la papauté — qui éprouvent le plus fortement le
besoin de souligner l'importance de ces aspects nouveaux introduit par Urbain II, aspects qui leur
semblent spécifiques de la croisade. Or ces aspects dérivent du pèlerinage. Curieusement, au
contraire, les « traditionalistes » — qui limitent les croisades aux expéditions vers la Terre sainte
— font parfois peu de cas de ces traits nouveaux. C'est si vrai que H. E. Mayer, l'un des derniers
tenants de la thèse « traditionaliste », tout en admettant la dimension de « pèlerinage armé » de
l'entreprise, estime que son but premier était le secours à l'Orient, et minimise à l'extrême,
comme jadis Erdmann, le rôle de Jérusalem dans la pensée originelle d'Urbain II. Pour lui, c'est
le peuple (et non le pape), qui s'est focalisé sur cette destination à cause de sa puissance évo-
catrice et mobilisatrice dans un climat à composante eschatologique 23.
Comment expliquer ces étonnants paradoxes ? La raison en est simple : ces éléments nouveaux
que les pluralistes estiment fondamentaux dans la définition de la croisade, ont été introduits
précisément sur la base de la destination même de l'expédition originelle, à savoir la libération
des Lieux saints. Jean Richard a fort bien perçu la chose en résumant en ces termes la teneur
du message pontifical de 1095 : « Telle était donc la substance de l'appel du pape : apporter
l'aide militaire dont avaient besoin les chrétiens des terres byzantines, libérer le Saint Sépulcre
en y restaurant le règne du Christ, cela en bénéficiant de l'indulgence plénière liée à la visite
de ce même Saint Sépulcre » 24. La première partie de la phrase traduit la dimension de guerre
sainte de l'expédition, qu'Alphonse Becker a remarquablement mise en lumière sur d'autres
fondements que ceux de Cari Erdmann 25 ; la seconde souligne sa dimension de pèlerinage qui,
précisément, entraîne la concession de l'indulgence et transforme cette guerre sainte en croisade.
Ce paradoxe est plus flagrant encore lorsque l'on analyse les différentes prises de position de
Jonathan Riley-Smith. On le perçoit particulièrement dans les critiques parfois injustes qu'il
adresse à l'œuvre de C. Erdmann. Tout en estimant (à juste titre) excessive la position de rejet
radical de M. Bull qui, selon lui, nie trop catégoriquement l'influence du précédent créé par les
fidèles sancti Pétri26, Riley-Smith conteste que les pensées d'Urbain II se soient inspirées de ses

22. J. Richard, Histoire des croisades, Paris, 1996, p. 7. Notons au passage que cette définition exclut les « croisades
des pauvres » ou « des enfants ».
23. H.E. Mayer, Geschichte der Kreuzziige, Stuttgart, 1965 (8e éd. 1995) ; trad. angl. The Crusades, Oxford, 1977
(2e éd.), 1988, p. 9 et ss.
24. J. Richard, Histoire des croisades (op. cit. n. 22), p. 36. La dimension « d'indulgence plénière » reste cependant
sujette à discussions.
25. Voir sur ce point A. Becker, Papst Urban II, 1088-1099, Stuttgart, 1964 (t. I) et 1988 (t. II), en particulier t. II,
p. 322-376 et, plus récemment, Id., « Urbain II et l'Orient », dans S. Palese et G. Locatelli, éd., // concilio di Bari del
1098 (Atti del Convegno storico internazionale e celebrazioni del IX Centenario del concilio), Bari, 1999, p. 123-144. Je
remercie ici l'auteur de m'avoir fait parvenir cette communication. En revanche, N. Daniel, « The Légal and Political
Theory of the Crusade », dans A History of the Crusades. VI : The Impact of the Crusades on Europe, éd. H. W. Hazard
et P. Zacour, Madison, 1989, ch. 1, p. 3-38, semble préférer (à tort selon moi) rattacher la croisade à l'idée de guerre
juste, ce qui n'est guère conciliable avec les traits religieux de la prédication et de la réalisation de la croisade, et
expliquerait mal, par ailleurs, pourquoi les canonistes élaborant la thèse de la guerre juste ne font pas référence à la
croisade comme on l'a vu plus haut.
26. J. Riley-Smith, Erdmann and the Historiography of the Crusades, 1935-1995, dans L. Garcia-Guijarro Ramos,
éd., La primera cruzada... (op. cit. n. 19), p. 17-29.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 335

prédécesseurs, en particulier de Grégoire VII. Celui-ci, dit-il, appelait des guerriers au « service
de saint Pierre » alors qu'Urbain II les appelle au « service du Christ » 27, d'où un changement
de registre qui dissocie la croisade de la guerre sainte antérieure. Mais personne, me semble-t-
il, ne songe aujourd'hui à nier l'importance de cette nouvelle formulation qui confère, à
l'évidence, une dimension supplémentaire de sacralité à l'entreprise de guerre sainte envisagée par
Grégoire VII, puis reprise, amplifiée et menée à bien par Urbain II.
Jonathan Riley-Smith répugne également à accepter comme significatifs de la guerre sainte les
précédents mentionnés par Erdmann parce que, plaide l'historien anglais, aucune des guerres
antérieures à 1095 n'a fait l'objet de mention d'indulgence, de pèlerinage, de vœu ou de
protection ecclésiastique. Mais qui ne voit que c'est là précisément vouloir confondre guerre sainte
et croisade, plus encore que ne le faisait Erdmann ? Après tout, les guerres saintes rapportées
dans la Bible (Ancien Testament), elles non plus, ne comportaient aucune de ces dimensions
spécifiques de la chrétienté médiévale. Leur contestera-t-on à cause de cela leur qualificatif de
guerre sainte, alors même qu'on les disait ordonnées directement par Dieu, et qu'elles servirent
de modèle pour la définir 2® ?
Les critiques de M. Bull et de J. Riley-Smith sur l'œuvre de C. Erdmann sont donc fondées, me
semble-t-il, lorsqu'elles soulignent que la croisade est autre chose qu'une guerre sainte par ses
éléments nouveaux. Elle ne le sont plus, en revanche, lorsqu'elles veulent dissocier la croisade de
la guerre sainte qui l'a précédée, comme je crois l'avoir montré en reprenant et en renouvelant,
de la manière la plus critique possible, le dossier des origines de l'idée de croisade29.
Cette volonté d'établir une rupture entre la croisade et ses antécédents (guerres saintes
antérieures, reconquista en Espagne, guerres de Sicile, etc) conduit la plupart des pluralistes à
privilégier le caractère essentiellement religieux des motivations de croisade (thèse que je partage),
en particulier la dimension pénitentielle de l'expédition, au point de nier presque totalement les
autres motivations non seulement d'ordre matériel, mais aussi idéologiques (ce qui est cette fois
excessif30). Elle se manifeste aussi dans les définitions de la croisade, de plus en plus larges et
doctrinales, dont ces historiens émaillent leurs travaux. La croisade leur apparaît dès lors avant
tout comme une expédition à valeur méritoire et pour ainsi dire expiatoire, entraînant la
rémission des péchés par l'indulgence que lui attribue le pape. La croisade — dont le caractère
spontané, « laïc » et populaire avait été jusqu'alors admis, parfois même avec excès 31 — se trouve
ainsi tout entière rejetée dans l'orbe de la papauté qui la prêche, la cautionne et la détermine.
Il en résulte entre autres, dans la notion de croisade qui en découle, la disparition totale de la
dimension eschatologique, écartée sans détour par J. Riley-Smith32.

27. J. Riley-Smith, « The First Crusade and St Peter », dans B.Z. Kedar, H.E. Mayer et R.C. Smail, éd., Outremer,
Studies... Presented to J. Prawer, Jérusalem, 1982, p. 41-65.
28. Il en est de même, bien évidemment, des « guerres saintes » entreprises par Mahomet avec l'approbation
d'Allah, capables de procurer aux participants le statut de martyr et une place privilégiée au paradis. Voir sur ce point
J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade : Violence et religion dans le christianisme et l'islam, Paris, 2002.
29. J. Flori, La guerre sainte. La formation de l'idée de croisade dans l'Occident chrétien, Paris, 2001. Mon approche
volontairement critique de la thèse de C. Erdmann a même conduit certains historiens à estimer que je « dissociais, sans
doute à l'excès » la croisade de « la longue préhistoire du modèle de la guerre sainte en Espagne et en Sicile », ce qui
est précisément le contraire de la thèse que je défends ; cf. H. Bresc, « Les historiens de la croisade. Guerre sainte,
justice et paix », Mélanges de l'École Française de Rome, Moyen Âge », 115/2, 2003, p. 727-753, en particulier p. 728.
30. Il est clair que les motivations matérielles, bien que présentes dès la première croisade, furent d'abord mineures.
En revanche, des motivations idéologiques diverses, autres que le désir de repentance ou de pardon des péchés, ont pu
pousser au départ vers l'Orient les chevaliers désireux de combattre « pour Dieu ». Voir sur ce point J. Flori, Pierre
l'Ermite et la première croisade, Paris, 1999, p. 188-199.
31. Voir p. ex. P. Alphandéry et A. Dupront, La chrétienté et l'idée de croisade, t. I et II, Paris, 1954; rééd. 1995
(avec postface de M. Balard) ; — E.G. Léonard, « Les croisades et le royaume franc de Jérusalem », dans Histoire
universelle, t. II, Paris, 1957 (Pléiade), p. 874-908.
32. Voir p. ex. P. Alphandéry, «Les citations bibliques chez les historiens de la première croisade», R.H.R., 1929,
p. 139-157 ; — A. Dupront, « La spiritualité des croisés et des pèlerins d'après les sources de la première croisade »,
dans Pellegrinaggi e culto dei santi in Europa fino alla la crociata (Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità
Médiévale), Todi, 1963, p. 449-483. Cette idée a été généralement abandonnée par suite de l'influence contraire déterminante
336 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

Qu'est-ce que la croisade, dès lors, pour les historiens pluralistes ? En 1977, J. Riley-Smith
affirmait que les contemporains la reconnaissaient aux traits suivants : c'est « une expédition
autorisée par le pape, dont les principaux participants avaient fait un vœu et jouissaient de privilèges
de protection chez eux, et d'indulgence qui, lorsque l'expédition n'était pas dirigée vers la
Palestine, était expressément égalée à celle qui avait été offerte aux croisés de Terre sainte » 33. Cette
définition, fondée sur les traits progressivement acquis par la croisade au cours de son histoire,
place donc au premier plan le rôle fondamental du pape, déterminateur de la notion de
croisade. Quelques années plus tard, sa définition est plus abrupte encore : « Une croisade était une
guerre sainte autorisée par le pape, qui la proclamait au nom de Dieu ou du Christ » 34. C'est
le pape qui, par sa proclamation, définit la croisade. L'auteur l'affirme sans ambage : dans la
mesure où une croisade dépendait, pour sa légitimation, de l'autorité pontificale, le seul moyen
de savoir qu'une croisade existait était celui-ci : parce qu'un pape l'avait proclamée35. La
croisade, par ailleurs, se caractérisait, selon l'auteur, par le vœu et l'indulgence qui, concède l'auteur,
ne se différenciaient pas de ceux du pèlerinage.
Cette définition écartait radicalement la thèse des traditionalistes. Pour combattre celle-ci — tout
en concédant, paradoxalement encore, le rôle prééminent de Jérusalem qualifié de « véritable
pierre de touche à laquelle on teste les autres croisades » — l'auteur soulignait avec raison que
les prétendues diversions de la croisade vers d'autres objectifs ne furent pas, comme le
prétendaient parfois les traditionalistes, tardives et fortement critiquées, mais bel et bien
contemporaines de la première croisade. Urbain II, écrit-il en effet, dans une lettre bien connue, conseille
aux Espagnols de renoncer à leur projet d'expédition vers la Syrie et de rester plutôt chez eux
pour y combattre les musulmans, assimilant ainsi leur combat dans la reconquista occidentale à
celui des croisés en Orient, au point de lui attribuer les mêmes privilèges spirituels36. Mais, peut-
on objecter, ce fait incontestable transforme-t-il ipso facto la reconquista en Espagne (déjà
sacralisée par les interventions pontificales bien avant Urbain II, en tant que possession de saint
Pierre37) en croisade? Nullement, me semble-t-il, sauf à parler, comme on le faisait jadis, de
« précroisades » à propos des expéditions de chrétiens en Espagne dans la seconde moitié du
xie s., attitude fort justement rejetée. La lettre d'Urbain II prouve seulement, selon moi, que ce

de B. McGinn qui, dans ses nombreux travaux, minimise à l'extrême l'importance du thème eschatologique au Moyen
Âge. Voir, p. ex., pour ce qui concerne la croisade, B. McGinn, « Iter sancti sepulchri The Piety of the First Crusaders »,
dans B.K. Lackner et K.R. Philp, éd., Essays on Médiéval Civilization (The Walter Prescott Webb Mémorial Lectures),
:

Londres, 1978, p. 33-71. Cette thèse a été adoptée par J. Riley-Smith dans la plupart de ses travaux. On assiste
cependant aujourd'hui à une réévaluation de l'importance de ce thème eschatologique dans la spiritualité médiévale, grâce en
particulier aux nombreux travaux de Richard Landes. Pour ce qui concerne le rôle de l'attente eschatologique dans la
croisade, voir p. ex. J. Flori, « Une ou plusieurs 'première croisade' ? Le message d'Urbain II et les plus anciens
pogroms d'Occident », Revue Historique, 285, 1991, p. 3-27 ; — Id., La première croisade. L'Occident chrétien contre
l'islam, Bruxelles, 1992, p. 40 et ss ; — A. Vauchez, « Les composantes eschatologiques de l'idée de croisade », dans Le
Concile de Clermont de 1095 et l'appel à la croisade, Actes du Colloque Universitaire International de Clermont-Ferrand,
(23-25 juin 1995), Rome, 1997, p. 233-243; — G. Lobrichon, 1099, Jérusalem conquise, Paris, 1998, p. 29 et ss ; —
J. Flori, Pierre l'Ermite et la première croisade, Paris, 1999, p. 175 et ss ; — Id., La guerre sainte (op. cit. n. 29), p. 348
et ss.
33. J. Riley-Smith, What Were the Crusades ?, Londres, 1977, p. 15.
34. J. et L. Riley-Smith, The Crusades, Idea and Reality, 1095-1274, Londres, 1980, p. 1.
35. Ibid., p. 2.
36. « In qua uidelicet expeditione si quis pro Dei et fratrum suorum dilectione occubuerit, peccatorum profecto
suorum indulgentiam et eterne uite consortium inuenturum se ex clementissima Dei nostri miseratione non dubitet »,
Urbain II, Lettre n° 23, éd. P. Kehr, Papsturkunden in Spanien, Vorarbeiten zur Hispania Pontifica. I : Katalanien. 2 :
Urkunden und Regesten, Gôttingen, 1926 (Abhandlungen der Gesellschaft der Wissenschaften zù Gôttingen), p. 287-288,
ce qui assimile pleinement les deux expéditions à des guerres saintes de même nature et de même valeur.
37. Voir sur ce point I.S. Robinson, The Papacy, 1073-1198, Continuity and Innovation, Cambridge, 1990, p. 322
et ss ; — J. Flori, « Guerre sainte et rétributions spirituelles dans la seconde moitié du XIe s. : lutte contre l'islam ou
pour la papauté ? », Revue d'histoire ecclésiastique, 85, 1990, p. 617-649 ; — G. Petti Balbi, « Lotte antisaracene e mili-
tia Christi in ambito Iberico », dans Militia Christi e crociata nei sec. XI-XIII, (Mendola, 1989), Milan, 1992, p. 519-545 ;
— J. Flori, « La préparation spirituelle de la croisade : l'arrière-plan éthique de la notion de miles Christi », dans //
Concilio di Piacenza e le crociate, Plaisance, 1996, p. 179-192 ; — Id., « Réforme, reconquista, croisade » (op. cit. n. 21) ;
— Ph. SÉNAC, La frontière et les hommes (vuf-xif s.) : le peuplement musulman au nord de l'Èbre et les débuts de la
reconquête aragonaise, Paris, 2000, ch. 9, 3.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 337

pape a pris rapidement conscience de l'extraordinaire faveur rencontrée par son appel à la
croisade vers Jérusalem auprès des guerriers d'Occident. Désireux de ne pas affaiblir la chrétienté
sur son flanc occidental, il tente alors de revaloriser à leurs propres yeux le combat des
guerriers espagnols contre al-Andalus en attribuant à leur lutte sur place les mêmes promesses de
récompenses spirituelles qu'à ceux qui vont combattre en Orient.
Il s'agit donc bien d'un transfert. Les combattants de la reconquista se voient récompensés
« comme si » ils avaient participé à la croisade, qui demeure donc la référence, modèle premier
et normatif. D'ailleurs, ces promesses pontificales ne semblent pas avoir convaincu les Espagnols
d'une pleine identité « reconquista - croisade ». Preuve en est qu'en de nombreuses occasions les
papes ont dû rappeler ces promesses et interdire même aux Espagnols de se croiser38. En
janvier 1213, Innocent III met fin à ces « indulgences » accordées aux guerriers combattant les
Maures en Espagne ou les hérétiques en Provence, parce que, dit-il, les circonstances qui les ont
suscitées sont aujourd'hui dépassées39. Cette assimilation n'est donc ni institutionnelle ni
permanente, mais conjoncturelle et révocable, ce qui ne pourrait évidemment pas être le cas d'une
authentique croisade.
Pour déconsidérer les tenants de la thèse traditionaliste, Riley-Smith avance un autre argument
d'ordre moral : selon lui, l'opinion de ces historiens reposerait sur la conviction subjective selon
laquelle le combat contre les infidèles en Orient serait « plus acceptable qu'ailleurs ». Ce
jugement, lui-même fort subjectif, ne repose évidemment sur aucune réalité et on ne voit pas
pourquoi les historiens qui ne partagent pas le point de vue de Riley-Smith accepteraient de se voir
ainsi attribuer une mentalité discriminatoire. En revanche, il est très possible d'admettre en effet
que certains guerriers chrétiens aient considéré le combat pour la libération de la Terre sainte
comme plus valorisant aux yeux de Dieu (sinon de l'Église) que l'engagement pour la dilatation
des territoires chrétiens en Espagne ou dans les territoires de Baltique.
Dans son ouvrage publié en français en 1990, Riley-Smith élargit encore la définition de la
croisade en ces termes : « Une croisade était une guerre sainte menée contre ceux qui étaient
considérés comme des ennemis de l'extérieur ou de l'intérieur, en vue de la récupération des biens
de la chrétienté ou de la défense de l'Église et du peuple chrétien » 40. Dans un autre article
publié en 1993, cet historien exprime plus nettement encore sa perception de la croisade. Il
souligne le grand intérêt, à ses yeux, d'une définition large de celle-ci41. Seule en effet, écrit-il, elle
permet d'abandonner l'ancienne approche qui tendait à souligner les traits communs de toutes
les présumées croisades (pour les relier à la première) au profit d'une approche qui accepte
sereinement toutes leurs différences entre elles ou avec l'archétype. Dégagés de cette obligation
« morale » issue de la conception traditionaliste, les historiens peuvent désormais admettre sans
complexe l'extrême diversité des formes de la croisade, même lorsqu'elles s'éloignent
radicalement de la première. D'ailleurs, affirme-t-il encore, la croisade est demeurée à un stade
d'inachèvement tout au long du xne s. et ne peut guère être pleinement définie comme telle avant
la fin de ce siècle, alors qu'elle atteint sa pleine maturité au fil des xne et xme s, sur d'autres

38. Voir p. ex. Pascal II, Epistolae, EL., 163 Lettre 25, col. 45 - (14 oct. 1100) : interdiction aux clercs espagnols
et aux milites de se rendre à Jérusalem alors que leur province est attaquée par les « moabites » — Lettre 26, (14 oct.
:

1100), col. 45 au roi d'Espagne, interdiction aux milites du roi d'aller à Jérusalem — Lettre 44 (25 mars 1101), col. 64-
65 aux clercs et laïcs d'Espagne, interdiction à nouveau aux Espagnols d'aller à Jérusalem alors que leurs terres sont
:

attaquées ; c'est là, contre les Maures d'Espagne, qu'ils obtiendront « pénitence, rémission des péchés et grâces de Dieu »,
:

etc.
39. Innocent III, Révocation des indulgences de croisade en Espagne (janvier 1213), texte dans Tangl, Studien zum
Register Innocent' III., 1929, p. 93-94, trad. dans J. Riley-Smith, Les croisades, Paris, 1990, p. 164-165. Cette révocation
se situe entre la victoire de Pierre II d'Aragon et des chrétiens d'Occident en Espagne à Las Navas de Tolosa (juillet
1212) et la défaite de ce même Pierre II vaincu par Simon de Montfort à Muret (septembre 1213). Il restait donc encore
des combats à livrer sur les deux théâtres d'opération, mais la situation en Terre sainte, après l'échec de la croisade de
1204, justifiait au yeux du pape la suppression de toute éventuelle concurrence.
40. J. Riley-Smith, Les croisades (op. cit. n. 39), p. 11.
41. Id., « History, the Crusades and the Latin East... » (op. cit. n. 4).
338 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

théâtres d'opérations que le Proche-Orient42. En d'autres termes, pourrait-on traduire, la


première croisade était une guerre sainte mais peut-être pas vraiment encore une croisade ! Elle ne
l'était qu'en germe, la définition pleine et entière de la croisade n'étant pas possible avant la fin
du xne s. lorsque la papauté l'a pleinement institutionnalisée. N'est-ce pas là un nouveau
paradoxe ?
Cette orientation est plus marquée encore dans la contribution de Riley-Smith à l'histoire
illustrée des croisades publiée en 1995 à Oxford43. Selon lui, «tous les historiens» admettent
aujourd'hui que la croisade est une guerre sainte proclamée par le pape de la part du Christ à des
guerriers qui, pour la plupart, font un vœu spécifique et jouissent de privilèges spirituels et
temporels, en particulier d'indulgences. Elle s'étend à des destinations géographiques les plus variées
et leur espace chronologique dépasse très largement le xme s., pouvant aller jusqu'au xvie s.,
voire au-delà, jusqu'en 1700, parfois 1798, lorsque même on ne les étend pas aux guerres
coloniales44. Or c'est là, me semble-t-il, un élargissement éminemment hasardeux du concept de
croisade qui peut justifier toutes les dérives modernes de l'usage du mot, avec les périls idéologiques
et politiques qui peuvent en découler.
Cet élargissement du concept tient au glissement progressif de l'intérêt porté par les historiens
qui, se détachant des traits majeurs de l'archétype que constitue à l'évidence la croisade prêchée
par Urbain II, tendent de plus en plus à définir la croisade à partir des caractères qu'elle a fini
par obtenir. La définition en est certes ainsi facilitée, mais au détriment de la réalité historique
de ses fondements et de son évolution. L'accent presque exclusif est porté désormais sur le
combat mené pour la chrétienté et, pour l'époque médiévale du moins, sur le rôle du pape qui,
lieutenant du Christ, prêche en son nom la guerre sainte et fournit à celle-ci les traits qui
caractérisent la croisade : vœu, indulgence et autres privilèges spirituels, protection des biens du croisé,
etc.
Cette tendance est aujourd'hui représentée dans toute son extension par N. Housley qui, étudiant
les luttes politiques de la papauté en Italie au xive s. entreprises au nom de la croisade, veut
démontrer (sans être en cela totalement convaincant) qu'elles furent parfaitement admises par
l'opinion publique de l'époque. Dès lors, affirme-t-il, on ne devrait plus tenter de définir comme
autrefois la croisade à partir de sa destination géographique, mais comme une expédition
proclamée par la papauté et reçue comme telle par les participants qui, faisant un vœu, se voyaient
gratifiés par le pontife de certains privilèges spécifiques, en particulier l'indulgence45. M. Purcell,
dès 1975, parvenait à peu près à la même définition46. Cet auteur n'en soulignait pas moins les
ruptures de cohérence de la croisade ainsi définie, résultat du rôle croissant de la politique
papale utilisant la croisade pour atteindre des objectifs autres que la délivrance de la Terre
sainte, alors que les premiers croisés considéraient, concède-t-il, que la raison d'être de la croi-

42. Le principal artisan de cette conception demeure C.J. Tyerman, « The Holy Land and the Crusades of the 13th
and 14th Centuries », dans P.W. Edbury, éd., Crusade and Settlement, Cardiff, 1985, p. 105-112. Mais, dans un article plus
récent, C.J. Tyerman, « Were there any Crusades in the Twelfth Century ? », English Historical Review, 110, 1995, p. 553-
577, souligne avant tout que la première croisade était perçue par les contemporains comme une guerre sainte plutôt
que comme une voie nouvelle de salut ; les traits nouveaux de la croisade sont apparus après la fin du XIIe s., suite aux
initiatives pontificales qui leur confèrent ses traits nouveaux. Cet argument est à double tranchant, car, stricto sensu, il
conduirait à exclure de la définition de croisade les plus marquantes d'entre-elles.
43. J. Riley-Smith, «The Crusading Movement... » (op. cit. n. 2), p. 1-12.
44. Voir p. ex., entre autres, K.M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), Philadelphie, 1976/81 ; —
N. Housley, The Later Crusades from Lyons to Alcazar, 1274-1580, Oxford, 1992.
45. N. Housley, The Italian Crusades : The Papal-Angevin Alliance and the Crusades against Christian Powers, 1254-
1343, Oxford, 1982, p. 62 et ss.
46. Purcell, Maureen, Papal Crusading Policy, 1244-1291, Leyde, 1975, p. 11 : « Crusade was a permanently possible
expression of Christian faith and unity, sponsored by the pope, organised by his officiais, offering participants certain
spiritual and temporal advantages, and directed at the conduct of a holy war against the ennemies of the Church, whose
spécifie crime consisted in their threat to the unity of Christendom vhich was symbolised by the material possession of
Jérusalem. The spiritual nature of the crusader's intentions was made explicit by a vow, and signified externally by the
wearing of a cross ».
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 339

sade était précisément de mener une guerre sainte contre les infidèles pour la reconquérir. Pour
y parvenir, la papauté a mis l'accent sur des principes plus directement liés à l'unité de la
chrétienté et à la notion de suprématie pontificale. L'auteur souligne également à juste titre que,
pour les contemporains, l'indulgence plénière n'était pas devenue en soi un critère car elle était
perçue comme « indulgence de croisade », ou pour le moins comme « indulgence accordée
comme pour la Terre sainte ». Ceci me semble souligner que la définition de la croisade à
partir des éléments qui en résultent, en particulier l'indulgence, infère une sorte de contradiction
interne dont il convient d'apprécier la portée47. L'insistance mise, dans la définition de la
croisade, sur l'indulgence accordée par les papes aux participants des guerres menées dans l'intérêt
de l'Église a ainsi permis, comme le remarque S. Lloyd, de faire de la croisade l'arme la plus
formidable de l'arsenal pontifical ; un instrument à appliquer comme et quand le pape le veut,
contre qui il veut, et où il le veut48.
Dans son étude sur les croisades contre les hérétiques, N. Housley suit la même logique en
accordant la prééminence absolue à l'idée d'unité de la chrétienté autour du pape. Il existait
depuis longtemps, on le sait, de nombreuses guerres cautionnées par l'Église contre les
hérétiques. Mais c'est seulement l'élaboration progressive de l'idée de croisade qui a permis aux
papes de la diriger ailleurs qu'en Palestine, en Espagne contre les Maures, en Baltique contre
les païens et dans la chrétienté contre les hérétiques, puis contre les adversaires politiques de la
papauté. L'élément majeur rendant possible cet élargissement est un ensemble d'institutions
concentrées sur l'indulgence et sur la cérémonie de la prise de croix et aussi sur l'affirmation
des canonistes qui, commentant la Causa 23 du Decretum de Gratien, traduisent à l'extrême fin
du xiie s. une meilleure acceptation de l'autorité de l'Église à diriger la guerre. Ce sont ces
traits-là qui, selon l'auteur, ont permis la fusion juridique de la croisade avec les guerres
ecclésiastiques49. Il s'agit là d'une constatation que nul ne pourra contester : c'est bien ainsi, en effet,
qu'a eu lieu l'évolution historique du concept, quelle qu'en soit par ailleurs la légitimité. Et c'est
bien là que le bât blesse.
En définitive, en effet, cette définition large de la croisade conduit à admettre comme telle toute
opération militaire entreprise pour l'intérêt de l'Église (ou plus précisément de la papauté), et
dotée par elle de l'indulgence plénière accordée par le pape à ceux qui y prendraient part. Ainsi
libérés de toute limitation géographique ou idéologique, les pluralistes ne se sentent plus
aucunement tenus, comme ils cherchaient jadis à le faire, de démontrer que les papes et l'opinion
publique ont traité toutes les croisades de la même manière que la première. Les traditionalistes
se mettent ainsi à l'abri de toute critique. Pour eux, une expédition est croisade lorsqu'elle a été
reconnue comme telle par la papauté.
Tous les historiens admettent-ils vraiment une telle définition, comme l'affirment les
traditionalistes ? Je n'en suis pas persuadé. Preuve en est par exemple la réticence de Giles Constable qui,
pourtant, leur a fourni il y a un demi-siècle leur atout principal en prouvant le premier, par
l'analyse minutieuse des sources narratives, que les contemporains de la seconde croisade ont
perçu les expéditions au Levant, en Baltique et dans la péninsule Ibérique comme faisant partie
intégrante d'une seule et même entreprise, à savoir un effort concerté contre l'islam et le
paganisme destiné à étendre les frontières de la chrétienté. Cette offensive générale chrétienne,
concluait G. Constable, a pratiquement incorporé dans son plan toutes les expéditions menées
contre les non-chrétiens. Le moyen de cette incorporation, souligne encore l'auteur, fut
essentiellement le pouvoir papal de l'indulgence, de la rémission des péchés et des pénitences, exercé

47. On retrouve cette même insistance sur l'indulgence plénière comme critère de définition de la croisade dans
N. Housley, The Avignon Papacy and the Crusades (1305-1378), Oxford, 1986, p. 4.
48. S. Lloyd, «The Crusading Movement... » (op. cit. n. 2), p. 34-65. L'A. concède cependant, à la différence de
J. Riley-Smith, que tous les contemporains n'étaient pas d'accord avec chacun des aspects de ce développement : la
politique pontificale est une chose, l'opinion publique une autre chose (p. 42)
49. N. Housley, « Crusades against Christians ; Their Origins and Early Development », dans P.W. Edbury, éd., Cru-
sade and Seulement, Cardiff, 1985, p. 17-36.
340 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

à travers l'instrumentalité des bulles pontificales50. Pourtant, cette constatation ne fait pas de lui
un pluraliste à ses propres yeux. Et ce n'est pas là un paradoxe. En effet, ce fait irréfutable ne
prouve pas pour autant que la croisade a été dès l'origine définie comme une entreprise
militaire contre « tous les ennemis de la chrétienté » (ou considérés comme tels par la papauté). Elle
prouve seulement que ces entreprises diverses, considérées comme justes, voire saintes et
méritoires à cause de leurs objectifs dirigés contre les ennemis d'une chrétienté présumée menacée,
bénéficièrent très tôt d'un surcroît de sacralité conféré par les papes, par l'attribution à ces
entreprises des privilèges concédés primitivement aux croisés-pèlerins dirigés vers Jérusalem. Or
ces privilèges, en particulier l'indulgence, provenaient précisément de cette destination vers
Jérusalem. En d'autres termes, l'expédition vers Jérusalem ne peut pas être définie comme une des
croisades indifféremment promulguées par le pape, mais comme la croisade la plus
représentative puisque, par ses objectifs et ses caractères issus de sa destination même, elle a fait
apparaître les éléments spécifiques sur lesquels s'appuient les pluralistes pour la définir, quel que soit
son objectif. On peut donc admettre que les traits et privilèges de croisade ont été étendus, par
la papauté, à des guerres saintes qui en bénéficièrent, sans pour autant toutefois les définir
comme croisades. Sauf à admettre, bien entendu, qu'une croisade est, par nature, une entreprise
que la papauté considère comme telle. Cette dernière démarche est plus qu'un postulat : c'est
une véritable tautologie.
Cette généralisation abusive des pluralistes a fait l'objet de la critique de Sylvia Schein. Tout en
admettant, elle aussi, une définition de la croisade plus large dans l'espace et dans le temps que
ne le faisaient les traditionalistes, elle réfute, entre autres, la thèse d'Elizabeth Siberry51,
largement reprise par les traditionalistes, selon laquelle les critiques émises par les contemporains à
propos de la croisade, surtout élargie, auraient été minces — contrairement à ce qu'affirmait
jadis P. A. Throop52 — et émaneraient seulement des ennemis de la papauté ou de marginaux
soutenant des intérêts personnels. De même, S. Schein conteste avec raison l'opinion de
N. Housley selon laquelle les contemporains auraient accepté sans aucune réticence l'extension,
par les papes, du concept de croisade aux guerres menées pour la papauté en Italie au xive s.
Elle rejette enfin l'idée très « pluraliste » selon laquelle les papes auraient considéré les croisades
contre les pouvoirs chrétiens laïcs strictement de la même manière que la lutte contre les
musulmans d'Orient. Cette conclusion, qu'elle juge « tentante pour tout historien Guelf » (elle n'ose
sans doute pas employer le terme d'ultramontain !) n'est pas fondée à ses yeux, car cette
position du pape n'était pas autre chose qu'une attitude légaliste destinée à justifier une politique
pontificale critiquée aussi bien dans la chrétienté qu'au dehors. Si la papauté, poursuit-elle, avait
vraiment considéré les croisades contre des chrétiens d'Europe à l'égal de celles qui étaient
dirigées contre les infidèles en Terre sainte, elle n'aurait pas continuellement tenté d'établir un lien,
aussi artificiel qu'il soit, entre les croisades européennes et le combat pour la Terre sainte. C'est
ce lien, on l'a vu, dont les traditionalistes « triomphants » tentent aujourd'hui de s'affranchir en
affirmant désormais qu'il n'était nullement nécessaire à la définition d'une croisade, postulat qui
écarte d'emblée toute critique de leur position. Enfin, ajoute-t-elle, même si les « croisades »
contre des pouvoirs laïcs chrétiens ont effectivement pris le pas, souvent, sur la croisade vers la
Terre sainte, il semble bien que la forme la plus sublime de la croisade soit demeurée aux yeux
de tous l'expédition d'outre-mer, et non celles contre les chrétiens d'Europe53.
La question est bien là en, effet. Car nul historien ne nie que la papauté ait, parfois même très
tôt, attribué les privilèges qu'Urbain II avait concédés aux participants du pèlerinage armé
qu'était à ses yeux la première croisade aux guerres contre les musulmans ailleurs qu'en
Palestine, contre les païens aux frontières de la chrétienté, contre les hérétiques à l'intérieur de celle-
ci, puis contre les pouvoirs séculiers chrétiens réticents à se soumettre à l'autorité pontificale. Ce

50. G. Constable, « The Second Crusade as seen by Contemporaries », Traditio, 9, 1953, p. 213-279.
51. E. Siberry, Cristicism of Crusading, 1095-1274, Oxford, 1985.
52. P.A. Throop, Criticism of the Crusade : A Study of Public Opinion and Crusade Propaganda, Amsterdam, 1940.
53. S. Schein, « Fidèles crucis ». The Papacy, the West and the Recovery of the Holy Land, Oxford, 1991, p. 4 et ss.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 341

faisant, elle a institutionalisé à son profit la croisade de telle manière que l'on peut affirmer en
effet que, pour la papauté, dès la fin du xne s. et plus encore par la suite, une croisade était
une guerre que les papes désignaient comme telle. C'est au fond la position des traditionalistes.
On peut toutefois se demander si un historien non confessionnel est tenu de la suivre.
À l'inverse, la position traditionaliste affirme catégoriquement, en un postulat peut-être mieux
fondé historiquement, mais sans doute trop radical, que seule peut être considérée comme
croisade une entreprise expressément dirigée vers Jérusalem, sans détournement d'aucune sorte.
Cette position radicale conduit à émettre des doutes sur le caractère d'authentique croisade de
l'expédition de 1204 qui, on le sait, fut détournée par une suite d'événements dont on discute
encore la signification et le rôle, pour aboutir à la prise de Constantinople, malgré les
protestations peut-être convenues du pape Innocent III54. Sans aller jusque là, certains traditionalistes
soulignent à quel point l'utilisation du concept de croisade par la papauté, particulièrement dans
les guerres italiennes menées contre ses adversaires politiques, est en réalité une déviation qui
équivaut à la dénaturation, voire à la négation même de la croisade, puisque menées à son
détriment. C'est par exemple la position exprimée par Paul Rousset qui, dans un livre posthume,
donne cette définition : « La croisade est une guerre bénéficiant de privilèges ecclésiastiques et
entreprise pour le recouvrement des Lieux saints ». En revanche, les expéditions contre les
païens, hérétiques, schismatiques et chrétiens rebelles à la papauté ne lui semblent pas mériter
l'appellation de croisade ; elles en sont, selon l'historien suisse, la caricature, la perversion, voire
la négation55.
Face à de telles oppositions inconciliables, ne conviendrait-il pas de tenter une nouvelle approche
de la croisade ? Elle devrait écarter a priori toute définition du phénomène établie à partir de
ce qu'il est devenu, à tort ou à raison, mais tendre à dégager les éléments fondateurs qui l'ont
suscité et en ont assuré le succès et la pérennité. Il faut pour cela, bien évidemment, privilégier
les éléments qui, présents dès la première croisade, ont par la suite servi de modèle pour les
expéditions ultérieures. Il faut également replacer la croisade dans le courant idéologique qui l'a
précédée, en particulier la guerre sainte d'une part, le pèlerinage d'autre part, notions dont la
fusion a véritablement fondé la croisade.

Jalons pour une nouvelle définition de la croisade

1. La croisade est une guerre sainte


Cette affirmation semble irréfutable, même si l'on peut admettre qu'Erdmann et les historiens
qui s'en inspirent ont trop exclusivement souligné cette dimension au détriment de la notion de
pèlerinage sur laquelle nous reviendrons plus loin. Il est impossible en effet de ne pas constater
que la notion de guerre sainte s'est peu à peu affirmée au fils du temps, particulièrement à
partir du ixe s., pour parvenir à son plein épanouissement dans la seconde moitié du xie s. J'ai
ailleurs souligné les modalités d'élaboration de cette notion 56 ; je n'y reviendrai donc pas, me
contentant ici de rappeler ses composantes essentielles, qui la distinguent à la fois de la guerre
juste et de la guerre sacralisée en amont, de la croisade en aval. Une juste perception du sens
respectif de ces termes est indispensable pour définir valablement la croisade.

54. Sur cette question, voir surtout D.E. Queller et T.E Madden, The Fourth Crusade. The Conquest of
Constantinople, Philadelphie, 1997 (2e éd.), qui discute les thèses en présence; — J.H. Pryor, «The Venetian Fleet for the Fourth
Crusade and the Diversion of the Crusade to Constantinople », dans M. Bull et N. Housley, éd., The Expérience of
Crusading, I {op. cit. n. 15), p. 103-121, a démontré récemment que la destination de la flotte était bien l'Egypte — et
non pas Constantinople — dans l'intention de libérer la Terre sainte de la pression du pouvoir égyptien. Saint Louis
n'avait pas d'autre but en débarquant au Maghreb.
55. P. Rousset, Histoire d'une idéologie : la croisade, Lausanne, 1983, p. 9. C'est peu ou prou la position adoptée,
dans des ouvrages de synthèse, par A. Demurger, La croisade au Moyen Âge, Paris, 1998 et par J. Flori, Les croisades,
Paris, 2001.
56. J. Flori, La guerre sainte... (op. cit. n. 29).
342 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

La notion de guerre juste, on l'a dit plus haut, n'est pas première. Elle résulte d'une tentative,
amorcée par saint Augustin et achevée bien plus tard par les canonistes des xne et xme s.,
destinée à fournir une base juridique et morale à l'usage de la force armée par les autorités
dirigeantes au sein d'un empire ou d'un État chrétien, et ceci en l'absence d'une directive expresse
de Dieu. Dans de telles circonstances, pour être considérée comme juste, une guerre doit être
déclarée et ordonnée par l'autorité civile légitime (saint Augustin pensait pour sa part à
l'empereur romain), ce qui exclut les guerres privées, brigandages et f aides ; elle doit être menée sans
haine personnelle ni recherche d'intérêts privés par des soldats mandatés pour cela par
l'autorité légitime ; elle doit être, enfin, entreprise pour une juste cause, pour protéger les populations
du pays contre une invasion ennemie, rétablir le droit bafoué, récupérer les biens ou les terres
spoliés et châtier les coupables de ces méfaits57. Dans une large mesure, ces prescriptions
semblent surtout adaptées à la justification de la guerre entre chrétiens, comme ce fut le cas à
l'époque de saint Augustin : lutte contre les barbares dont la plupart étaient chrétiens mais
ariens, ou contre les donatistes.
La guerre sainte et la croisade peuvent, par certains de leurs aspects, être tenues pour des
guerres justes, mais l'inverse n'est pas vrai. Ainsi, les entreprises militaires des croisés de 1204
contre Zara et contre Constantinople étaient parfaitement conformes aux critères de la guerre
juste58, mais s'opposaient au contraire à ceux de guerre sainte et plus encore de croisade, ce qui
entraîna un grave conflit moral au sein de l'armée croisée. Pour ces deux raisons, logique et
chronologique, il faut renoncer à situer le concept de croisade dans le prolongement et dans le
cadre de la guerre juste. Il n'y a pas eu, contrairement à ce que l'on affirme souvent, évolution
de la guerre juste à la croisade.
La guerre sainte, en revanche, présente des traits annonciateurs de la croisade. Son origine même
permet de la définir. On en trouve la première expression dans l'Ancien Testament, non
seulement dans les Guerres de l'Éternel (livre au titre révélateur auquel la Bible fait allusion, mais
qui ne nous est pas parvenu59), mais dans le texte biblique lui-même, qui fait plusieurs fois
références aux « guerres de l'Éternel » 60 et relate sans gêne ni complexe les entreprises militaires
menées par le peuple d'Israël contre ses ennemis et voisins, ne serait-ce que lors de la conquête
de la « terre promise » à Abraham, conquête d'ailleurs assortie de l'ordre d'expulsion ou
d'extermination de ses anciens habitants cananéens. Toutes ces actions, selon la Bible, furent
entreprises sur ordre direct de l'Éternel, qui combattait lui-même avec et pour son peuple.
Ce qui fonde véritablement la guerre sainte, c'est précisément cet ordre direct de Dieu (ou plus
exactement sa réception comme tel par les hommes). L'extermination des adversaires impies,
notons-le, n'est pas toujours exigée et n'est pas en soi une caractéristique fondamentale de la
guerre sainte61. Il arrive par ailleurs que l'action guerrière effective des hommes y soit
secondaire, voire marginale, dans le succès de l'entreprise qui repose avant tout sur l'intervention

57. Voir sur ce point G. Hubrecht, « La guerre juste dans la doctrine chrétienne des origines au milieu du xvie s. »,
dans La paix, Recueil de la société Jean Bodin, XV, Bruxelles, 1961, 2, p. 107-123 ; — R. Regout, La doctrine de la
guerre juste, de saint Augustin à nos jours, Paris, 1934 et, plus récemment, F.H. Russell, The Just War in the Middle Ages,
Cambridge, 1975 ; — J. Barnes, « The Just War », dans The Cambridge History of Later Médiéval Philosophy, Cambridge,
1982, p. 771-783 ; — R.A. Markus, « Saint Augustine's View on the Just War », dans WJ. Sheils, éd., The Church and
the War, Studies in Church History, 20, 1983, p. 1-13 ; — A. Vauchez, « La notion de guerre juste au Moyen Âge », Les
Quatre Fleuves, 19, 1984, p. 9-22 ; — J.R.E. Bliese, « The Just War as Concept and Motive in the Central Middle Ages »,
Medievalia et Humanistica, n.s., 17, 1991, p. 1-26 ; — D.A. Lenihan, The Influence of Augustine's Just War the Early
Middle Ages, Augustinian Studies, 27, 1996, p. 55-94; — J. Flori, La guerre sainte... (op. cit. n. 29), p. 266 et ss.
:

58. R.H. Schmandt, « The Fourth Crusade and the Just War Theory », Catholic Historical Review, 61, 1975, p. 191-
221 et, plus récemment, T.F. Madden, « Vows and Contracts in the Fourth Crusade : The Treaty of Zara and the Attack
on Constantinople in 1204 », International History Review, 15, 1993, p. 441-468.
59. Nb 21:14.
60. Ex 17:16; 1 Sam 25:28
61. Contrairement à ce que l'on affirme souvent, ni la violence extrême, ni la volonté d'extermination ou de
conversion massive ne sont caractéristiques de la croisade, ni même de la guerre sainte. L'idée de conversion n'est cependant
pas absente, contrairement à ce que l'on affirme encore, dans l'idéologie de la croisade dès son origine comme dans les
chansons de geste qui sont l'expression populaire et littéraire de la guerre sainte. Voir sur ce point J. Flori, « La croix,
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 343

divine. Certes, ce succès s'accomplit généralement par l'intermédiaire du « peuple de Dieu » en


armes, dont l'engagement est exigé à titre d'obéissance et de confiance, mais même en pareil cas
le rôle effectif des hommes en armes est souvent tenu pour second : c'est Dieu lui-même qui
assure le triomphe de sa cause. Ainsi, à propos de la bataille de Gabaon, le rédacteur du livre
de Josué prend soin de souligner que l'Éternel fit pleuvoir sur les Gabaonites de grosses pierres,
si bien que ceux qui moururent ainsi furent plus nombreux que ceux qui tombèrent sous le
glaive des enfants d'Israël62.
On retrouve ces caractères dans la guerre sainte chrétienne, puis dans la croisade. Ils ponctuent
la progressive sacralisation des guerres menées dans l'intérêt de l'Église et même des églises en
tant qu'établisements ecclésiastiques, véritables seigneuries collectives objets de convoitises
multiples. Les « miracles de châtiment » abondent dans les Vies de saints. Ils ont pour fonction de
dissuader ceux qui, pillards païens et même souvent chrétiens, pourraient avoir l'intention de
s'attaquer aux biens des monastères ou de spolier leurs terres63. De la même manière, la liturgie
relative aux remises des armes aux rois, aux princes et plus tard aux avoués et défenseurs des
établissements monastiques, en invoquant la protection divine sur ceux qui les porteront,
contribue à la progressive sacralisation de certaines guerres et à la valorisation idéologique de ceux
qui les mènent au nom des églises64. La bannière du saint patron du monastère ou de l'église
traduit la dignité du combat et matérialise la promesse de l'intervention du saint dans les luttes
menées pour son intérêt. Mais il ne s'agit encore ici que de conflits locaux et ponctuels
sacralisés par l'Église, et pas encore de guerres saintes. Il y manque la dimension et le surcroît de
sacralité que confère à ces combats la qualité de « païen » de l'adversaire qui, ainsi diabolisé,
contribue en retour à la sanctification de ceux qui les affrontent.
On peut donc parler de guerres saintes lorsque celles-ci étaient perçues comme menées au nom
de Dieu pour le bien de la chrétienté tout entière, contre ses ennemis acharnés à sa perte, à
savoir les païens ou présumés tels, en particulier les Normands et les musulmans. De telles
guerres faisaient l'objet, pensait-on, de la protection miraculeuse de Dieu et de ses légions
célestes, et procuraient aux combattants une dignité morale éminente et des promesses de
rémunérations célestes. Quant à ceux qui viendraient à mourir en de tels combats, frappés par l'épée
des païens, ils étaient de ce fait assimilés aux martyrs de l'Antiquité, tout en ayant péri les
armes à la main, contrairement aux premiers martyrs qui, eux, refusaient précisément tout usage
de la force, y compris pour défendre leur vie.
Ainsi, c'est parce que la guerre des chrétiens d'Espagne contre les envahisseurs arabes était
perçue comme une guerre sainte que Dieu et la Vierge Marie intervinrent miraculeusement pour
assurer le triomphe des chrétiens à la bataille mythique de Covadonga : la Vierge, dit-on,
renvoie contre les Chaldéens (= les envahisseurs musulmans) les projectiles que ceux-ci adressaient
aux chrétiens réfugiés dans une grotte, et Dieu lui-même précipite une montagne sur les
ennemis musulmans, assurant la victoire de ses fidèles65. On retrouve assez souvent mention d'une
telle intervention miraculeuse de Dieu pour les siens lorsqu'ils combattent pour Sa cause, en
particulier dans la lutte contre les « païens » ou présumés tels. Vers 897, relatant le siège de Paris
par les Normands, Abbon de Saint-Germain affirme que ce saint combattit en personne contre
les envahisseurs païens, extermina leurs porte-enseigne et mit en fuite tous les autres66. Peu

la crosse et l'épée. La conversion des infidèles dans la Chanson de Roland et les chroniques de croisade », dans « Plaist
vos oïr bone cançon vallant ? », Mélanges de Langue et de Littérature Médiévales offerts à François Suard, Lille, 1999,
t. I, p. 261-272.
62. Jos 10:11 ; La Bible présente par ailleurs de nombreux cas de telles interventions directes de Dieu dans les
guerres saintes de « son peuple ».
63. Voir sur ce point la belle étude de P.-A. Sigal, L'homme et le miracle dans la France médiévale (xf-xif s.),
Paris, 1985, en particulier p. 276 et ss, et E. Bozoky, « Le miracle de châtiment au haut Moyen Âge et à l'époque
féodale », dans P. Cazier et J.-M. Delmaire, Violence et religion, Lille, 1998, p. 151-168.
64. Voir sur ce point J. Flori, L'idéologie du glaive. Préhistoire de la chevalerie, Genève, 1983, p. 84-102.
65. Chronique d'Alphonse III, éd. trad. Y. Bonnaz, Chroniques asturiennes (fin IXe s.), Paris, 1987, p. 42-43.
66. Abbon de Saint-Germain, Bella Parisiaco Urbis, éd. trad. H. Waquet, Le siège de Paris par les Normands,
poème du IXe s., Paris, 1964, p. 87.
344 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

avant l'an mil, un moine de Fleury raconte comment, vers 878, saint Benoît combattit lui aussi
les Normands gui voulaient piller son monastère et abattit de son bâton un grand nombre
d'entre eux67. À la fin du xe s., un récit raconte comment, lors de la bataille de Taller contre
les Normands, saint Sever apparut en armes et à cheval au duc Guillaume Sanche et envoya en
enfer des milliers de ces envahisseurs païens68. On peut aisément multiplier les cas de ce genre.
La croisade, en tant que guerre sainte, en fournit des exemples plus frappants encore.
Outre l'intervention directe des puissances célestes, la caractéristique principale de la guerre
sainte est la double rémunération offerte aux hommes qui s'y engagent : protection divine et
bénédictions diverses aux survivants, couronne du martyre à ceux qui périssent. Là encore, la
diabolisation de l'adversaire et son assimilation aux païens persécuteurs des premiers chrétiens
facilitent grandement l'apparition de telles récompenses célestes. On en trouve la plus ancienne
mention au milieu du ixe s. lorsque le pape Léon IV, menacé dans Rome par les attaques des
Sarrasins pillards, appelle à son secours les guerriers francs et leur promet que les royaumes
célestes ne seront pas refusés à ceux qui viendraient à périr dans de tels combats69. Quelques
années plus tard, devant une nouvelle menace sarrasine, Jean VIII renouvelle son appel à l'aide
et rassure les évêques à propos de ceux qui périraient au combat : «(...) ceux qui, en guerroyant
vaillamment contre les païens et les infidèles, tomberont sur le champ de bataille avec la piété
de la religion catholique, entreront dans le repos de la vie éternelle » 70.
Cet aspect rémunérateur de la guerre sainte trouve sa pleine expression au cours du XIe s.,
particulièrement lorsqu'il s'agit à la fois, comme déjà sous Léon IV et Jean VIII, de lutter pour le
Saint-Siège et contre des ennemis païens ou assimilés. La menace sarrasine s'étant par la suite
affaiblie dans la péninsule italienne, ce sont les adversaires directs de la papauté qui, bien que
chrétiens, sont à leur tour diabolisés tandis que ceux qui les combattent se voient attribuer la
couronne des martyrs. C'est le cas par exemple en 1059 lorsque le pape Léon IX conduit, à
Civitate, une armée de guerriers principalement composés d'Allemands contre les troupes
normandes adverses. La déroute des pontificaux est totale, mais le pape affirme que les morts au
combat ont gagné dès maintenant leur place au paradis. Le pape en a eu, dit-il, la certitude par
une vision. De nombreux écrivains ecclésiastiques, entre 1060 et 1100, développent et
popularisent ce thème de l'assimilation des guerriers morts au combat aux anciens martyrs de la foi71.
La large acceptation populaire de ce thème proprement révolutionnaire sur le plan doctrinal est
démontrée en Occident, au xie s., par plusieurs textes mettant principalement en scène des
combats menés contre les musulmans. Il suffit à cet égard de rappeler le récit édifiant de Raoul
Glaber qui, vers 1135, raconte comment des moines, lors de la poussée d'al-Mansour en Espagne,
avaient pris les armes faute de combattants pour défendre la terre chrétienne et les habitants du
lieu. Malgré la manifeste violation de leur règle leur interdisant l'usage de l'épée, ces moines,
tués au combat par les sarrasins avaient gagné la couronne des martyrs. Ils en témoignent eux-
mêmes dans une apparition72. Il n'en va pas de même en Orient malgré les tentatives en ce
sens de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès. Là, le clergé byzantin refuse fermement
d'admettre au rang des martyrs les chrétiens qui meurent les armes à la main, fût-ce pour défendre
une juste cause contre païens ou musulmans73.

67. Adrevald de Fleury, Miracula sancti Benedicti, lib. I c. 41, éd. E. de Certain, Paris, 1858, p. 86-89.
68. Texte et trad. dans M. Zimmermann, éd., Les sociétés méridionales autour de l'an mil, répertoire des sources et
documents commentés, Paris, 1992, p. 319.
69. Léon IV, Epistolae, I, « ad exercitum Francorum », Epistolae et décréta, P.L., 115, col. 655-657, et MGH Episto-
lae V, Karolini Aevi III, Berlin, 1899, p. 601.
70. Jean VIII, Epistolae, 150, MGH Epistolae VII, Karolini Aevi V, 1928, p. 126 (ou P.L., 126, col. 816).
71. Cf. Anonymus Haserensis, De episcopis Eichstetensibus, MGH SS 7, p. 265 ; — Bonizo de Sutri, Liber ad ami-
cum, éd. E. Dûmmler, MGH Libelli de lite I, p. 589 et 618 ; — Bruno de Segni, Libellus de symoniacis, éd. E. Sac-
kur, MGH Libelli de lite II, p. 550; — Pseudo-Wibert, Vita sancti Leonis, P.L., 143, col. 500, éd. M. Parisse et trad.
M. Goullet, La vie du pape Léon IX (Brunon, évêque de Toul), Paris, 1997, p. 113 et ss, etc. Sur la portée idéologique
de ces textes, voir J. Flori, La guerre sainte... (op. cit. n. 29), p. 176 et ss.
72. Raoul Glaber, Historiae, 11,19, éd. M. Prou, Raoul Glaber, les cinq livres de ses Histoires, Paris, 1886, p. 45,
éd. J. France, Oxford, 1989, p. 84.
73. Voir sur ce point A. Ducellier, Chrétiens d'Orient et Islam au Moyen Âge, vif-xv^s., Paris, 1996, p. 94.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 345

L'idée de guerre sainte a donc manifestement gagné sa pleine popularité en Occident avant la
fin du xie s.. Au point même que les papes de la réforme grégorienne n'hésitent pas à promettre
la récompense des martyrs à ceux qui viendraient à perdre la vie pour défendre les intérêts de
la papauté (de plus en plus confondue avec l'Église et la chrétienté) même si ces ennemis sont
des chrétiens. On en a déjà donné un exemple à propos des guerriers tués à Civitate. On peut
aussi citer le cas d'Erlembaud qui, à la tête de ses guerriers soutenant par les armes la cause
pontificale contre le clergé de Milan accusé de corruption, est plusieurs fois nommé miles Christi,
miles Dei, accomplissant la « guerre du Seigneur », expressions qui, quelques années plus tard,
s'appliqueront désormais aux croisés74. Les chansons de geste, que l'on peut considérer sous bien
des aspects comme des écrits de propagande pour la guerre sainte, exploitent à leur tour cette
idée, clairement exprimée dans la Chanson de Roland où l'archevêque Turpin promet
explicitement le paradis aux chrétiens qui seraient tués à Roncevaux75.
La croisade, bien entendu, ne déroge pas à cette règle. On peut en effet la considérer comme
la guerre sainte par excellence, puisqu'il s'agit de combattre des infidèles diabolisés pour délivrer
la ville sainte de Jérusalem, et non plus seulement Rome ; la terre du Sauveur et son sépulcre,
et non plus seulement le Saint-Siège et la tombe de Pierre. Il y a là un saut qualitatif
indéniable, et l'on voit mal, à ce propos, pourquoi J. Riley-Smith répugne à admettre que les
croisés (sinon le pape lui-même), étaient pénétrés de l'idée que leur mort au combat de la main
des infidèles leur vaudrait la couronne du martyre et l'accès au paradis76. C'est en tout cas ce
qu'affirment plusieurs chroniqueurs. Mieux encore : pour beaucoup d'entre eux, les croisés morts
au combat sont devenus par là-même des saints martyrs et, à ce titre, ils reviennent sur terre
avec les élus, en particulier les saints patrons de la chevalerie, pour combattre à leurs côtés les
infidèles qui les ont occis peu de temps auparavant. Dans cette guerre sainte par excellence
qu'est la croisade, les milites Christi qui meurent l'épée à la main accèdent donc au rang des
saints, et les saints à leur tour prennent part aux combats des croisés pour assurer leur
victoire77. L'osmose est devenue parfaite.
L'éminent caractère de guerre sainte de la croisade est souligné par de nombreux autres traits :
elle a été, selon les propres dires du pape, ordonnée par le Christ lui-même et non par la
volonté du pontife qui ne fait que répercuter l'appel78. C'est ce qui distingue le combat des
milites Christi de celui des milites sancti Pétri. Notons au passage que cette origine présumée
divine de la croisade permet à l'historien d'accepter comme telle des entreprises qui ne sont pas
nécessairement prêchées par le pape. C'est le cas, dans une large mesure, des croisés qui ont
répondu à l'appel de Pierre l'Ermite ou d'autres « prédicateurs inspirés » qui n'étaient pas
directement mandatés par le pape79. Ce sera le cas aussi, plus tard, des expéditions des pastoureaux

74. Grégoire VII, Registrum, éd. E. Caspar, MGH Epistolae selectae II, 1,27 et 1,28 ; — André de Strumi, Vita
sancti Arialdi, MGH SS 30,2, p. 1064 ; — Bonizo de Sutri, Liber ad amicum, éd. E. Dummler, MGH Libelli de Vite I,
p. 599 et 605.
75. Chanson de Roland, v. 1133-1134 « Si vous mourez, vous serez saints martyrs, vous aurez des sièges au plus
haut paradis » ; Voir aussi à ce sujet J. Flori, « Pur eshalcier sainte crestïenté ; croisade, guerre sainte et guerre juste
:

dans les anciennes chansons de geste françaises », Le Moyen Âge, 97, 1991, 2, p. 171-187.
76. J. Riley-Smith, « Death on the first Crusade », dans D. Loades, éd, The End of Strife, Edimbourg, 1984, p. 14-
31, suivi dans une moindre mesure par C. Morris, « Martyrs on the Field of Battle before and during the First
Crusade », Studies in Church History, 30, 1993, p. 93-104 ; cette thèse a été réfutée partiellement par H.E.J. Cowdrey, « Mar-
tyrdom and the First Crusade », dans Crusade and Seulement, éd. P.W. Edburt, Cardiff, 1985, p. 47-56 et, plus
radicalement, par J. Flori, « Mort et martyre des guerriers vers 1100 ; l'exemple de la première croisade », Cahiers de
civilisation médiévale, 34, 1991, p. 121-139 et Id., Pierre l'Ermite et la première croisade, (op. cit. n. 30), p. 216 et ss.
77. Voir à ce sujet J. Flori, « Les héros changés en saints... et les saints en héros. Sacralisation et béatification du
guerrier dans l'épopée et les chroniques de la première croisade », PRIS-MA, 30, 1999, p. 255-272.
78. Cette perception d'une guerre entreprise sur ordre de Dieu exprime à mes yeux la pleine notion de guerre
sainte, mais n'épuise pas celle de croisade, contrairement à ce que pense E.D. Hehl, « Was ist eigentlich ein Kreuzzug »,
Historische Zeitschrift, 259, 1994, p. 297-336.
79. Je rejoins ici P. Raedts, « The Children's Crusade of 1212 », Journal of Médiéval History, 3, 1977, p. 279-324,
notamment p. 300, pour lequel aucune définition de la croisade n'est satisfaisante si elle n'inclut pas les hordes qui
allaient vers Jérusalem sous le conduite de Pierre l'Ermite, Emich de Leiningen et tant d'autres. Voir aussi, dans un sens
voisin, F. Cardini, « Par una ricercha sulle crociate popolari », Quaderni Medievali, 30, 1990, p. 156-167.
346 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE,47, 2004 JEAN FLORI

ou des « enfants » (ou des pauvres), croisades populaires mais non cautionnées par le pape, et
auxquelles les pluralistes sont contraints de refuser l'appellation de croisade en les taxant de
mouvements anarchiques. Ajoutons que ces « pauvres », malgré leur état dlnermes, peuvent
pourtant aussi être pleinement considérés comme menant une guerre sainte car, pour des raisons
diverses tenant à l'intensité religieuse de leur engagement, ils comptaient susciter à leur appui
l'intervention des armées célestes, comme ce fut le cas, on l'a vu, dans de nombreuses croisades
antérieures, à commencer par la première.

2. La croisade est plus qu'une guerre sainte


La croisade est donc bien une guerre sainte qu'il faut replacer, comme le disait déjà Erdmann,
dans le cadre d'un mouvement général de reconquête chrétienne qui s'amplifie au cours du
XIe s., en Espagne comme en Sicile et dans les îles de la Méditerranée. Elle en a tous les
caractères. En revanche, il n'est pas pour autant nécessaire, comme a cru devoir le faire le savant
allemand, de minimiser le rôle de Jérusalem dans la formation de l'idée de croisade. De
nombreux érudits ont, depuis lors, démontré la place fondamentale occupée par Jérusalem et les
Lieux saints, non seulement en tant qu'élément de propagande mobilisatrice, mais en tant
qu'élément constitutif jouant un rôle central dans la pensée même des prédicateurs de la croisade (à
commencer par Urbain II) comme dans la mentalité collective des croisés qui répondirent à
l'appel80.
À cause de Jérusalem, en effet, l'expédition prêchée par Urbain II change de registre et même
de nature. Ce qui était jusqu'ici guerre sainte devient croisade81. Cette destination est en effet
à l'origine de nombreux traits qui font défaut dans les autres guerres saintes. Leur apparition est
due précisément à l'objectif même de la croisade, à savoir la libération des Lieux saints.
Je n'entends pas ici souligner seulement la dimension émotionnelle créée par le mot «
Jérusalem » dans le subconscient des chrétiens ; ni rappeler la dimension de « devoir vassalique » envers
le Seigneur-Christ, motivation qui a pu contribuer à pousser les chevaliers à rétablir Son
autorité sur « Sa terre » et à « venger les injures » qu'il a subies 82. Ces éléments, liés à la
destination même de la reconquête orientale, introduisent un saut qualitatif de sacralité au sein d'une
même conception de la guerre sainte, sans toutefois changer sa nature. Ils transforment la guerre
sainte en guerre « saintissime », mais pas encore tout à fait en croisade.
La distinction est manifeste lorsque l'on compare le projet de Grégoire VII en 1074 à celui
d'Urbain II, qui s'en inspire visiblement, mais en transforme la nature83. Grégoire VII envisage
de mener en personne une troupe de guerriers jusqu'à Jérusalem, et il mentionne même le
tombeau du Christ84, mais il s'agit à ses yeux d'une opération militaire prêchée par le pape, au nom
de saint Pierre, aux princes qui lui sont fidèles afin de secourir les chrétiens de ces territoires

80. Voir p. ex. P. Rousset, Les origines et les caractères de la première croisade, Neuchâtel, 1945 et H.E.J. Cowdrey,
« Pope Urban IFs Preaching of the First Crusade », History, 55, 1970, p. 177-188 (repris dans Popes, Monks and Crusa-
ders, Londres, 1984, XVI), et J. Riley-Smith, «The Idea of Crusading in the Charters of Early Crusaders, 1095-1102»,
dans Le Concile de Clermont de 1095... (op. cit. n. 32), p. 155-166.
81. M. Bull, « Origins », dans J. Riley-Smith, éd., The Oxford Illustrated History of the Crusades (op. cit. n. 2),
p. 13-33, estime à juste titre que l'on ne doit pas user de la terminologie de croisade pour les expéditions de guerre
sainte antérieures à 1095. En effet, écrit-il, l'appel d'Urbain II a bouleversé le système antérieur par son caractère
nouveau qui la sépare radicalement des entreprises de guerre sainte en Espagne par exemple. Mais les raisons qu'il invoque
ne me semblent pas être les bonnes. Contrairement à M. Bull, je pense qu'il n'y a pas de rupture avec la guerre sainte
antérieure, qui annonce et prépare réellement la croisade. Mais il y a en revanche, en 1095, irruption d'une dimension
supplémentaire due au fait que, cette fois, la guerre sainte est dirigée vers Jérusalem, ce qui en fait une guerre plus
sainte encore mais aussi un pèlerinage. De là découlent les traits qu'il estime caractéristiques de la croisade indulgence,
vœu, protection ecclésiastique, etc. Ce n'en sont là que les signes extérieurs qui résultent de cette nouvelle orientation.
:

82. Éléments importants de motivation soulignés, de manière à nouveau paradoxale, par un pluraliste. Cf. J. Riley-
Smith, « Crusading as an Act of Love », History, 65, 1980, p. 177-192 et plus encore Id., The First Crusade and the Idea
of Crusading, Londres, 1986, p. 69 et ss.
83. Voir sur ce point, malgré son titre susceptible d'induire en erreur, H.E.J. Cowdrey, « Pope Gregory VII's
'Crusading Plan' of 1074», dans Outremer, Jérusalem, 1982, p. 21-40 (repris dans Popes..., X).
84. Grégoire VII, Registrum, 1,49, p. 75-76 ; II, 3, p. 126-128 ; II, 31, p. 166-167.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 347

récemment perdus par l'Empire byzantin après la défaite de Mantzikert (en particulier l'Anato-
lie et la Syrie) et de faire en sorte, selon les termes mêmes du pape, que la religion chrétienne
ne disparaisse pas de ces régions. C'est une entreprise d'aide à l'Empire byzantin dans une
perspective de reconquête chrétienne85, et Jérusalem est le terme ultime de l'expédition bien plus
que son but spécifique. Urbain II, vingt ans plus tard, appelle en revanche tous les chevaliers
chrétiens à aller libérer le Sépulcre et la Terre du Christ, posant ainsi les fondements de la
notion de « Terre sainte ». Il affirme en outre que cet ordre n'émane pas de lui, mais du Christ.
Pierre l'Ermite, autre prédicateur « inspiré » d'une expédition qui n'a peut-être que peu de
rapports avec le message pontifical, propose lui aussi à ses troupes d'aller libérer le Saint Sépulcre
et les chrétiens de Jérusalem de l'occupation musulmane ; il prétend lui aussi prêcher sur ordre
exprès du Christ qui, lui apparaissant dans ce saint Lieu, lui aurait intimé l'ordre d'aller prêcher
en Occident pour diffuser l'appel divin86.
Cette orientation délibérée vers les Lieux saints ajoute aux motivations traditionnelles de guerre
sainte d'autres facteurs qui sont directement liés à Jérusalem, ou pour le moins à la « Terre du
Christ ». C'est le cas par exemple de la dimension eschatologique, peut-être exagérée jadis par
Paul Alphandéry, mais que l'on a trop tendance aujourd'hui à négliger, comme je l'ai montré
ailleurs . Même rudimentaire (mais l'était-elle autant qu'on le dit ?), la culture biblique, même
sous sa forme minimale d'histoire sainte, était une composante majeure de la spiritualité du
temps. Or, Jérusalem y occupait une place importante, à la fois comme lieu du salut acquis par
la croix, berceau de la prédication historique de Jésus, lieu d'implantation de la « seconde
Jérusalem », esquisse sur terre du royaume de Dieu, mais aussi lieu où se manifesterait l'Antichrist.
C'est cet Antichrist qui, à la fin des temps, devait affronter dans les environs de Jérusalem les
fidèles et y être vaincu par le Christ et les siens, mettant ainsi fin à la puissance maléfique avant
la destruction définitive de Satan. Toute l'histoire du salut converge vers cette fin.
Malgré la prédominance dans l'Église, à la suite de saint Augustin, de l'interprétation purement
symbolique et spirituelle des textes de l'Apocalypse de Jean relatifs à ces « temps de la fin », il
ne manquait pas, à l'époque d'Urbain II, d'interprétations « historisantes », restes vivaces de
l'interprétation traditionnelle de l'Église des premiers siècles. Urbain II lui-même, dans son discours
de Clermont, y a peut-être fait allusion88. On en retrouve des traces aussi dans les textes
relatifs à la plupart des croisades dignes de ce nom, j'entends par là celles qui, précisément, avaient
pour objectif la libération ou la préservation de Jérusalem par les chrétiens. Il est clair que cette
dimension eschatologique ne pouvait s'exprimer qu'à propos des guerres saintes dirigées vers la
Palestine.
Il existe, enfin, une dimension spécifique de la croisade que tous les historiens s'accordent à
souligner : celle du pèlerinage. C'est tellement vrai que les contemporains n'éprouvèrent pas, tout
d'abord, le besoin d'une appellation particulière pour désigner les participants de cette
expédition. Ce que nous appelons « croisade », ils la nomment expeditio (ce qui traduit sa dimension
guerrière), mais plus souvent encore peregrinatio, via et iter, vocables qui, jusqu'alors,
s'appliquaient au pèlerinage. De même, les croisés se désignent, dans les chroniques du moins, par
milites Christi, mais ils sont aussi appelés peregrini, dans les chroniques comme dans les chartes
de départ89. Dirigée spécifiquement vers Jérusalem et plus précisément encore vers les Lieux

85. Ce caractère situe l'entreprise de Grégoire VII sur le même plan que la reconquista, avec toutefois un niveau
supérieur de sacralité dû au fait qu'il s'agit ici de reconquérir la « Terre du Christ ». La reconquista est une guerre sainte,
elle n'est pas une « précroisade », moins encore une croisade. Voir sur ce point J. Flori, « Réforme, reconquista,
croisade...» {op. cit. n. 21), à compléter par Id., «De Barbastro à Jérusalem plaidoyer pour une redéfinition de la
croisade », dans Aquitaine- Espagne {vnf-xuf s.), dir. Ph. Sénac, Poitiers, 2001 (Civilisation Médiévale, XII), p. 129-146.
:

86. Voir sur ce point J. Flori, «Une ou plusieurs 'première croisade'?...» (op. cit. n. 32), et plus récemment Id.,
Pierre l'Ermite (op. cit. n. 30), p. 67-89.
87. Voir sur ce point J. Flori, La guerre sainte (op. cit. n. 29), p. 348-351.
88. Guibert de Nogent, Dei gesta per Francos, I, 1, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, 1996 (CCCM, 127A), p. 115.
89. Là encore, le fait est clairement souligné par les pluralistes eux-mêmes. Voir par exemple J. Riley-Smith, « The
Idea of Crusading... » {op. cit. n. 32); — Id., «L'idée de croisade dans les chartes de la première croisade», dans
M. Rey-Delqué, éd., Les croisades. L'Orient et l'Occident d'Urbain H à saint Louis, 1096-1270, Milan, 1997, p. 130-133.
348 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 47, 2004 JEAN FLORI

saints pour les libérer de la domination musulmane, l'entreprise prêchée par Urbain II devenait
ipso facto un pèlerinage et en avait pas là-même les caractères.
Certes, les pèlerins étaient initialement des pénitents et, à ce titre, devaient s'abstenir des armes.
Pourtant, depuis longtemps déjà, l'usage leur en était permis pour se défendre contre les pillards
sarrasins, en particulier les bédouins ; l'idée d'un pèlerinage accompli sous la protection de gens
armés était donc reçue sans peine. Mais il y a plus ici : Urbain II, en effet, n'appelle pas des
pèlerins en armes, mais bien des guerriers qui deviennent aussi des pèlerins. Des guerriers parce
que, dans son discours de Clermont comme dans ses lettres, le pape montre clairement que cette
entreprise est réservée aux seuls guerriers (avec, bien entendu, l'accompagnement du clergé
nécessité, en cours de route, par la vie sacramentelle et cultuelle90). Des pèlerins parce que, en
prenant la route de Jérusalem, ils deviennent par là-même peregrini, même si leur motivation
exclusive ou première n'est pas d'ordre purement pénitientiel.
C'est en cela que le pape innove, en liant définitivement les deux aspects de guerre sainte et de
pèlerinage qui, désormais, constituent les caractères spécifiques de la croisade : c'est une guerre
sainte parce que l'on considère qu'elle est ordonnée par Dieu et peut à ce titre compter sur
l'appui céleste et procurer des récompenses spirituelles ; c'est un pèlerinage parce qu'elle a pour
destination les Lieux saints et peut donc procurer les mêmes bienfaits qu'un pèlerinage. En
d'autres termes, la croisade cumule les avantages d'une guerre sainte et d'un pèlerinage, ce qui
explique son succès, dont s'étonnent parfois les historiens.
Ce lien organique est souligné par ce que l'on appellera plus tard les « indulgences de croisade »,
lorsque la papauté en aura fait un instrument politique. Les pluralistes font de ces «
indulgences » et des rites qui lui sont liés les critères de la croisade, ce qui revient à dire qu'une
croisade est une entreprise... assortie des privilèges de croisade ! Il faut souligner au contraire,
me semble-t-il, que c'est par sa dimension de pèlerinage au Saint Sépulcre que l'expédition peut
bénéficier de ces privilèges.
La croisade, en effet, n'est pas seulement prescrite « en rémission des péchés », expression très
générale et assez vague pour être utilisée comme incitation à quelque œuvre pieuse que ce soit,
y compris la guerre sainte. Elle est prescrite par Urbain II à titre de pénitence, si toutefois elle
est accomplie dans l'état d'esprit de piété qui convient, et non par intérêt ou recherche de la
gloire, comme le précise clairement le canon de Clermont : « Quiconque, mû par sa seule piété,
et non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem (iter) en vue de
libérer l'Église de Dieu, que son voyage lui soit compté pour seule pénitence » 91. Il s'agit là d'une
pénitence pleinement satisfactoire, non pas dans le sens ultérieur du terme « indulgence plé-
nière », mais dans le sens d'une action jugée suffisamment pieuse et périlleuse pour « couvrir »
et inclure toute autre pénitence qui pourrait être ou avoir été prescrite92.
L'innovation décisive est là. La guerre sainte se mue en croisade parce qu'elle est aussi un
pèlerinage et, à ce titre, revêt un aspect méritoire et pénitentiel. En d'autres termes, ce n'est pas
l'indulgence qui fait la croisade, c'est l'inverse. La croisade procure privilèges, récompenses célestes
pour les tués et « indulgence » (au sens de pardon des fautes effacées par la pénitence
accomplie) pour les vivants parce qu'elle est à la fois guerre sainte et pèlerinage. De là découlent le

90. Urbain II, Lettre aux Flamands (déc. 1095), éd. H. Hagenmeyer, Die Kreuzzugsbriefe aus den Jahren 1088-1100,
Innsbruck, 1901, n° II, p. 136-137 ; Lettre aux moines de Vallombreuse, éd. W. Wiederhold, Papsturkunden in Florenz,
Nachrichten von der Gesellschaft der Wissenschaften zii Gôtîingen (Phil.-Hist. Klasse), Gôttingen, 1901, p. 313 et ss, et les
divers récits des chroniqueurs concernant le discours de Clermont.
91. Texte dans R. Somerville, The Councils of Urban II. I : Décréta Claramontensia, Amsterdam, 1972, p. 71-81 ;
formulation proche dans la lettre d'Urbain II aux Bolonais, éd. H. Hagenmeyer (op. cit. n. 90), n° III, p. 137-138.
92. Sur la place et les significations de l'indulgence dans la première croisade, voir J. Richard, « Urbain II, la
prédication de la croisade et la définition de l'indulgence », dans Deus qui mutât tempora. Festschrift fur A. Becker,
Sigmaringen, 1987, p. 129-135 (repris dans Croisades et États latins d'Orient, Aldershot, 1992, II, 129-135) ; — la, «
L'indulgence de croisade et le pèlerinage en Terre sainte », dans // concilio ai Piacenza e le crociate, Plaisance, 1996,
p. 213-223.
POUR UNE REDÉFINITION DE LA CROISADE 349

vœu et la protection de l'Église sur les participants, qui sont aussi des héritages du pèlerinage.
Ils en sont les signes déclaratifs, et non les éléments fondateurs.

Conclusion

Contrairement à ce qu'affirment beaucoup d'historiens, la croisade est une guerre sainte qui se
situe dans le prolongement logique des guerres peu à peu sacralisées par l'Église au fil des
siècles. Il n'y a pas de solution de continuité entre la guerre sainte et la croisade.
En revanche, s'il n'y a pas rupture, il y a mutation idéologique. La croisade, en effet, ajoute à
la guerre sainte les caractères qui résultent précisément de sa destination vers le tombeau du
Christ, lieu saint par excellence pour la chrétienté à une époque où le pèlerinage est devenu un
élément fondamental de la spiritualité médiévale. Elle peut à ce titre être prescrite à titre de
pénitence. La mutation doctrinale de l'Église sur la question de la guerre est ici pleinement
accomplie et la lutte armée pour la libération des Lieux saints devient non seulement méritoire,
mais acte de pénitence. Les indulgences et les rites de croisade découlent de cette dimension qui
est inhérente à l'objectif proposé : la délivrance du Saint Sépulcre. Seul cet objectif permet et
justifie la fusion idéologique de la guerre sainte et du pèlerinage qui caractérise la croisade.
C'est pourquoi je propose cette définition simple :
« La croisade était une guerre sainte ayant pour objectif la récupération des Lieux saints de
Jérusalem par les chrétiens » 93.
Jean Flori
Centre d'Études supérieures de Civilisation médiévale
24, rue de la Chaîne
F — 86022 Poitiers Cedex

93. Dans cette perspective, toutes les « croisades traditionnelles », y compris la quatrième (malgré son échec final —
comme d'ailleurs celles de saint Louis — sont bien d'authentiques croisades, comme le sont aussi les croisades des
pauvres et des « enfants » (cf supra). En revanche, les expéditions militaires considérées comme menées par Dieu contre
les « païens » ou présumés tels, en Baltique ou en Espagne, avant comme après 1095, ne sont pas des croisades mais des
guerres saintes, même lorsqu'elle ont été assorties par les papes des mêmes privilèges que la croisade ; sont aussi des
« guerres saintes », et non des croisades, les expéditions contre les « hérétiques », schismatiques ou présumés tels : elles
manquent toutes, en effet, de la dimension de pèlerinage justifiant ces indulgences. Quant aux guerres menées par les
papes contre leurs adversaires ou rivaux politiques chrétiens, ce ne sont ni des croisades ni des guerres saintes, mais des
guerres indûment sacralisées par la papauté. L'historien non confessionnel n'est nullement tenu sur ce point de suivre
l'usage imposé par l'Eglise ou la tradition issue de son influence.

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