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Simon C. Mimouni
École pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses, Paris
« L’interprétation infinie »
Umberto Ecco
L’époque grecque et romaine, fort bien documentée, a été une période charnière pour
le judaïsme et rien ne le montre mieux que l’évolution du rite de la circoncision.
Le dossier de la circoncision est assez vaste, c’est pourquoi on s’est limité dans cet
ouvrage à la question telle qu’elle semble avoir été posée dans le monde judéen aux époques
grecque et romaine – non sans analyser auparavant le texte principal, fondateur du rite de la
circoncision, à savoir le récit de Gn 17, texte par lequel est censée avoir été scellée l’alliance
de la divinité avec Abraham – les autres récits bibliques relevant de ce dossier étant : Ex 4,
24-25 ; Gn 34, 14 ; Jos 5, 2. De fait, on a consacré une étude au seul texte de Ex 4, 24-25 dont
l’intérêt pour cette recherche n’est pas négligeable étant donné qu’il y est question de Moïse,
figure emblématique de la Loi, la Torah, et de ses commandements parmi lesquels figure la
circoncision.
Dans ce livre, je commente et je confronte pour la première fois l’ensemble des
sources sur cette question, « juives », « chrétiennes », « païennes ». Ces dernières, abordées
dans le dernier chapitre du livre (VI), contiennent certainement la clef permettant de
comprendre pourquoi la circoncision prend à cette époque un caractère identitaire qu’elle n’a,
semble-t-il pas, par le passé.
Cette recherche a donc porté sur la circoncision dans le judaïsme de toutes les
tendances, y compris celle représentée par les chrétiens, entre le IIe siècle avant notre ère et le
IIe siècle de notre ère – une période importante, si ce n’est fondatrice, tant pour le judaïsme
que pour le christianisme. Elle ne touche cependant pas la question de la circoncision dans le
christianisme en tant que religiosité en dehors du judaïsme : autrement dit, la polémique
antijudaïque, qui se développe de manière virulente autour de ce rite dans la littérature
apologétique et polémique des IIIe et IVe siècles, n’a pas été traitée, ou seulement de manière
incidente.
Pour comprendre les problématiques qui se posent aux Judéens à l’époque considérée,
il convient de savoir que vers la fin du IVe siècle avant notre ère, avec l’arrivée des Grecs en
Orient, l’attitude à l’égard du rite de la circoncision a changé de manière considérable. Les
Grecs, qui acceptent la nudité en public, refusent de manière radicale la circoncision, car leur
sensibilité considère comme répugnant non pas le fait de montrer le pénis mais celui de
découvrir le gland. Les Romains, à l’égal des Grecs, manifesteront à leur tour cette même
répugnance à l’égard de la circoncision qui, pour eux, est tout aussi horrible que ridicule. Par
• C’est sur l’invitation du Professeur Mauro Pesce que cette conférence a été donnée à
Bologne le 19 mai 2009 dans le cadre de son séminaire doctoral de recherche. Je voudrais profiter de
l’occasion pour le remercier chaleureusement pour son accueil amical.
1 S.C. MIMOUNI, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un
conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007.
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Je voudrais dire encore un mot sur Gn 17 qui est, de l’avis des exégètes, le récit le plus
ancien concernant Abraham.
Comme on le sait, il y est présenté comme un ancêtre partagé par plusieurs héritiers,
un père pluriethnique (« Tu deviendras le père d’une multitude de peuples »).
Les cercles responsables de cette tradition pourraient avoir choisi ce personnage – qui
a été peut-être la figure tutélaire d’Hébron, métropole fréquentée par des groupes très divers –
pour en faire le père commun des peuplades de cette région.
Les Judéens, au sein de ces groupes, conservent une mission particulière, de type
sacerdotal, ce qui pourrait refléter l’idéal politique des prêtres à une certaine époque – sans
doute au tout début de l’époque perse, vers 530 avant notre ère.
Ce n’est que plus tard, avec la transformation de cet idéal, qu’Abraham deviendra un
ancêtre ethnique, voire un conquérant.
Je voudrais ajouter que le lien entre les Judéens et les Iduméens a toujours été assez
réel/fort et qu’il conviendrait de ne pas le minorer malgré les fractures politiques qui
surviennent entre la Judée et l’Edom. Dans ces conditions, en faisant un saut dans le temps, il
n’est pas étonnant de voir succéder à une dynastie judéenne (celle des Hasmonéens) une
dynastie iduméenne (celle des Hérodiens) – le lien entre ces deux dynasties est plutôt
biologique que religieux, car si la première est d’origine sacerdotale, la seconde ne l’est pas :
pas plus que ne l’a été la dynastie davidique, elle-même originaire de la région d’Hébron.
On revient alors à la configuration de l’éternel conflit entre ceux qui ont quitté le pays
et qui veulent y revenir et ceux qui ne l’ont pas quitté et qui veulent le conserver pour eux
seuls.
De toute façon, il faut partir du principe que tous les récits des origines sont par
définition mythiques et qu’il n’existe pas de religions sans mythes – y compris pour celles qui
se veulent non mythiques en se situant alors dans l’histoire, et confondant ainsi histoire et
temps. Quoi qu’il en soit, cela ne doit pas empêcher l’historien de s’intéresser aux milieux
producteurs de ces mythes dont il doit essayer de cerner leur Sitz im Leben culturel et
politique, voire leur contexte historique.
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3 R.S. BOUSTAN – A.Y. REED (ÉD.), « Blood and the Boundaries of Jewish and Christian Identities
in Late Antiquity », dans Henoch 30 (2008), p. 229-364.
4 R.S. BOUSTAN – A.Y. REED, « Blood and Atonement in the Pseudo-Clementines and The Story
of the Ten Martyrs: the Problem of Selectivity in the Study of “Judaism” and “Christianity” », dans
Henoch 30 (2008), p. 333-364.
5 C.E. FONTROBERT, « Blood and Law : Uterine Fluids and Rabbinic Maps of Identity », dans
Henoch 30 (2008), p. 243-266.
6 M. HIMMELFARB, « The Ordeals of Abraham : Circumcision and the Aqedah in Origen, the
Mekhilta, dans Genesis Rabbah », dans Henoch 30 (2008), p. 289-310.
7 J.A. GLANCY, « The Law of the Opened Body : Tertullian on the Nativity », dans Henoch 30
(2008), p. 267-288.
8 A.S. JACOBS, « Blood will out Jesus’ Circumcision and Early Christian Reading of Exodus 4:24-
26 », dans Henoch 30 (2008), p. 311-332.
9 L.A. HOFFMAN, Covenant of Blood. Circumcision and Gender in Rabbinic Judaism ,
Chicago/Illinois-Londres, 1996.
10 S.J.D. COHEN, Why Aren’t Jewish Women Circumcised ? Gender and Covenant in Judaism ,
Berkeley-Los Angeles/Californie, 2005.
11 D. BIALE, Blood and Belief : The Circulation of a Symbol between Jews and Christians ,
Berkeley/Californie, 2007 (= Le sang et la foi. Circulation d’un symbole entre juifs et chrétiens, Paris,
2009).
12 E.W. MARK (ÉD.), The Covenant of Circumcision : New Perspectives on an Ancient Jewish
Rite, Hanover/Hampshire-Londres, 2003.
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Toute cette question de la circoncision devra maintenant être appréciée selon une
prémisse avancée par nombres de chercheurs, à savoir que pendant les quatre premiers siècles
au moins, le judaïsme et le christianisme se sont développés en étroite interaction – dialoguant
et polémiquant l’un avec l’autre.
13 S.J.D. COHEN, « ‘Your covenant that you have sealed in our flesh’: Women, Covenant, and
Circumcision », dans S.J.D. COHEN – J.J. SCHWARTZ (ÉD.), Studies in Josephus and the Varieties of
Ancient Judaism. Louis H. Feldman Jubilee Volume, Leyde-Boston, 2007, p. 29-42.
14 S. SCHWARTZ, « Conversion to Judaism in the Second Temple Period: A Functional
Approach », dans S.J.D. COHEN – J.J. SCHWARTZ (ÉD.), Studies in Josephus and the Varieties of Ancient
Judaism. Louis H. Feldman Jubilee Volume, Leyde-Boston, 2007, p. 223-236.