Cahiers de civilisation médiévale

Georges Duby (1919-1996)

† Jacques Le Goff

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Le Goff Jacques. Georges Duby (1919-1996). In: Cahiers de civilisation médiévale, 40e année (n°158), Avril-juin 1997. pp.
199-209;

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Nécrologie
Georges DUBY
(1919-1996)
Peu de morts creusent dans le monde des
historiens vivants et de la production historienne un
vide aussi grand que celui que vient de créer
la disparition de Georges Duby, mort le
3 décembre 1996.
Par sa personne, son enseignement, son œuvre,
ses activités, il a rayonné, au premier rang des
historiens, de la parution de sa thèse en 1953
jusqu'à sa mort. Et sa lumière éclairera
longtemps encore.
Sa vie a été liée à un petit nombre de lieux.
Si l'on fait abstraction d'une enfance parisienne
(de sa naissance en 1919 à son départ pour
Mâcon en 1932), d'une première année de
professorat dans l'enseignement supérieur à
Besançon en 1950, toute sa vie a été d'abord partagée
entre Mâcon où il est lycéen à partir de 1932
et Lyon où il est étudiant puis assistant à
l'université de 1937 à 1959, avec le dur hiatus
des mois passés pendant la guerre à échapper
au S.T.O. Il a lui-même rappelé, dans les Essais
d'ego-histoire l, quelle fut à Lyon sa formation
et quels furent ses maîtres. Il subit d'abord
l'attrait de la géographie (il avait été reçu à
l'agrégation d'histoire et géographie après un
oral passé, pour cause de guerre, à Grenoble
en 1942 où s'était déplacé un jury présidé par
Charles-Edmond Perrin) et fut ébloui par André
Allix qui « avait la stature, les gestes, la
séduction du grand seigneur ». Il devait toujours subir
« l'emprise de cette science de plein vent » dont
il a dit : « elle a modelé impérativement les
manières dont j'ai jusqu'au bout pratiqué mon
métier ». Ainsi s'inscrit-il dans la grande tradition
1. Essais d'ego-histoire, réunis et présentés par Pierre deux lieux : Aix et Paris. Le jeune randonneur
Nora, Paris, 1987, p. 115 et ss.
fia
française des historiens (ceux des Annales en
particulier), sensibles à l'espace, à l'analyse des
paysages, à l'usage et à la confection des cartes.
Mais la rencontre décisive fut celle d'un
historien, Jean Déniau, « un maître, un vrai, la
distinction même », qui fit de lui un médiéviste.
Déniau avait introduit dans la faculté de Lyon
« cette histoire que certains prétendront,
quarante ans plus tard, « nouvelle » et ce fut, pour le
jeune historien, « un éblouissement ». Le discret
Déniau orienta son disciple vers un maître de
Sorbonne pour diriger sa thèse avec un prestige
plus efficace pour sa carrière universitaire. Ce
fut Charles-Edmond Perrin, le troisième maître
de Georges Duby, si l'on néglige Henri-Irénée
Marrou dont l'empreinte fut plus circonstan-
tielle : leçons d'agrégation « admirables » qui
assurèrent dans l'immédiat le succès du jeune
étudiant. Perrin donna sa bénédiction à une
étude de la société mâconnaise aux xie et xne s.
d'après le grand dossier des chartes de l'abbaye
de Cluny. Il réussit à convaincre le « vieux
dragon grincheux » dont dépendait l'acceptation
du sujet, Louis Halphen. Cet érudit traditionnel
estimait que, Cluny étant un monastère, « ses
cartulaires devaient d'abord servir à l'histoire
religieuse ». L'hérétique et novateur jeune
médiéviste eut du mal à lui faire admettre qu'ils
pouvaient servir à l'histoire sociale. De cette
problématique pionnière allait sortir une grande
thèse, un grand livre. Georges Duby, près de
quarante ans plus tard, a raconté la passionnante
histoire de l'élaboration de sa thèse dans
L'histoire continue (1990).
De 1951 à sa mort, la vie, l'enseignement, la
réalisation de l'œuvre de Duby s'accomplissent
dans deux lieux et dans le va-et-vient entre ces
solitaire des étés 1939 et 1940 avait été fasciné
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par la Provence, Manosque, Arles, Marseille, de l'histoire médiévale. Aix devient une des
Aix surtout. Quand le jeune chargé de cours à capitales du moyen âge vivant.
la Faculté de Besançon apprend en 1951 qu'on En ces années 1950-1960, Georges Duby entra
va créer un enseignement d'histoire médiévale en contact avec le milieu historique le plus
à Aix, la seule université française à ne pas en novateur de l'époque, celui des Annales. Il lisait
posséder, son cœur bondit : ce poste doit être la revue et les œuvres de Marc Bloch et Lucien
pour lui. Là est son désir, là doit-il connaître Febvre : « ces lectures m'ont fait ce que je
le plaisir dont il fait une exigence du métier suis » 6. Il rencontra les hommes. Allix l'avait à
d'historien 2. Il est nommé, triomphant d'un Lyon présenté à Lucien Febvre en 1944. Ses
candidat favori du recrutement local, « cette plaie de rapports avec les historiens des Annales
l'enseignement supérieur local », plus virulente devinrent plus étroits à partir de 1955, quand il
encore aujourd'hui 3, et commence ce grand lia amitié avec Robert Mandrou 7. Il publia avec
amour avec la ville et les paysages au pied de lui en 1958 chez Armand Colin, l'éditeur des
la montagne Sainte-Victoire qui ne cessera Annales, une brève mais novatrice Histoire de
qu'avec la mort pour l'historien qui est aussi un la civilisation française qui fut une des principales
peintre. Il y retrouve durablement le plaisir œuvres pionnières dans ce champ de
estival de son enfance quand, fuyant un Paris l'historiographie qui allait connaître un si grand succès
où « son enfance fut emprisonnée » il partait au point d'envahir non sans exagération le
« pour une ville minuscule, assoupie, toute territoire de l'histoire : l'histoire culturelle. Duby et
pénétrée par la campagne » où il avait « le sentiment Mandrou, dans la ligne de Lucien Febvre et de
d'une libération, de respirer » 4. la tradition historiographique française, avaient
Ce besoin d'espace, d'air, d'horizons, ce sera judicieusement préféré civilisation à culture.
une dimension fondamentale de son œuvre : « II Georges Duby publia alors plusieurs articles
y a les historiens qui s'enferment dans leur dans les Annales 8, en particulier ce chef-
chambre, et puis les autres » 5. Il est un de ces
autres. S'il n'a eu que deux résidences, il a su
en sortir pour voir le monde et les hommes. Il 6. Essais d'ego-histoire, op. cit. n. 1, p. 133.
a, jusqu'aux dernières semaines de son existence, 7. Georges Duby souffrit de la violente rupture entre
passionnément voyagé. S'il a su si bien voir les Fernand Braudel et Robert Mandrou dans les années 60
lieux, les hommes et les femmes du passé, c'est mais il réussit à conserver sa fidélité et son amitié envers
que, après avoir intensément scruté les textes, l'un et l'autre. Il signale dans les Essais d'ego-histoire {op.
il a levé les yeux pour regarder les paysages et cit. n. 1), p. 134, que les débuts de notre amitié sont
contemporains de ceux avec Robert Mandrou, mais elle se
les êtres humains du présent. Il faut sortir pour noua vraiment lors du colloque que j'organisai à Royaumont
semer, Exiit qui seminat... en 1962 {Hérésies et société dans l'Europe préindustrielle,
Et je veux dire tout de suite qu'il n'a pas voulu Paris/La Haye, 1968). J'y fus ébloui par l'intelligence et la
profondeur des conclusions qu'il donna à chaud à la fin du
sortir seulement pour son propre plaisir, il est colloque. Georges Duby, dans ses textes autobiographiques,
sorti pour donner aux autres le fruit de son a toujours tenu à préserver la discrétion sur sa vie privée.
travail et de sa pensée, partager ses richesses Je veux toutefois dire ici combien a compté dans sa vie
avec les autres : enseigner, divulguer, donner à son affection pour ses trois enfants et surtout quel couple
admirable il a formé avec son épouse, Andrée, historienne
lire et à voir, à réfléchir. Il n'a rien eu du de qualité elle-même, à qui son œuvre doit beaucoup. De
chercheur enfermé dans sa recherche et les ses confidences je dirai seulement qu'il m'a confié ses
cercles d'initiés. longues hésitations avant d'accepter d'être candidat à
l'Académie française. Il n'a pas recherché les honneurs sociaux
En quelques années sa chaire d'Aix devient un et ne s'est laissé convaincre que par l'argument qu'il y
des grands foyers, un des grands pôles renforcerait, avec Claude Lévi-Strauss et après Fernand
d'attraction internationaux (fascination et rayonnement) Braudel, le prestige de l'histoire et des sciences humaines
renouvelées. Son désir de préserver son intimité était tel
qu'il hésita longtemps aussi à écrire l'essai que Pierre Nora
lui avait demandé pour le volume collectif d''Ego-histoire. Il
me confia un jour qu'il ne s'était décidé finalement à l'écrire
2. L'essai de Georges Duby {op. cit. n. 1, p. 109-138) qu'après que je lui ai dit que, longtemps hésitant moi aussi,
s'intitule Le plaisir de l'historien. je venais finalement d'écrire (avec la complicité de Marcel
3. Ibid., p. 129. Gauchet) mon propre essai.
4. Ibid., p. 112. 8. « Sur les voies ouvertes par Marc Bloch : esclavage et
5. Passions communes, G. Duby, B. Geremek, Entretien servage au moyen âge » (1957), « Les campagnes anglaises
avec Ph. Sainteny, Paris, 1992, p. 43. au moyen âge d'après les comptes seigneuriaux, les enquêtes
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d'œuvre, « Dans la France du Nord-Ouest au une « attitude ambiguë » où s'entrecroisaient

xiie s. : les 'jeunes' dans la société « attirance et retenue » à l'égard de Paris n. Ce
aristocratique » (Annales É.S.C., 1964), qui introduisit chez qui permit à l'attirance de l'emporter, ce fut
les historiens la notion anthropologique et d'abord pour ce maître soucieux de diffuser
sociologique de classe d'âge et ouvrit la voie à des largement son enseignement et sa conception de
enquêtes sur les jeunes dans l'histoire 9. l'histoire la persuasion de pouvoir, du Collège
De cette période date aussi l'intérêt que partagea de France, beaucoup accroître son audience. Et
Duby avec les historiens des Annales pour la surtout il fut rassuré par la certitude de n'avoir
notion de mentalité 10. Il n'en évita même pas à passer que l'hiver à Paris pour ses douze
complètement les outrances. C'est une des rares leçons au Collège; dans le partage désormais de
fois où il fut prêt, me semble-t-il, de succomber son temps entre Aix et Paris, la première aurait
à la mode dans son bref article : « La féodalité ? la meilleure part. L'installation de Georges et
Une mentalité médiévale ». Il y a certes le point Andrée Duby, ayant des enfants déjà grands,
d'interrogation mais Duby savait mieux que ne fut en fait qu'une sorte de pied-à-terre,
quiconque que la féodalité dont la définition et la Georges travaillant à Paris dans son bureau du
connaissance lui doivent tant n'est pas seulement Collège de France et Beaurecueil, la maison
une mentalité ni même une idéologie mais un près d'Aix, restant la résidence principale, le
ensemble de structures économiques, sociales, lieu de la vraie vie privée — quoique accueillante
juridiques et politiques. aux amis — et de la création. Paris fut le lieu
de la parole, Aix celui de l'écriture.
Rue de Varenne, rue de la Baume (sièges de
fortune des Annales et de la VIe Section de Fernand Braudel, Georges Duby l'a raconté 12,
l'École Pratique des Hautes Études), il avait prépara habilement l'élection triomphale de
connu Fernand Braudel devenu grand patron à Duby au Collège de France en 1970. Il n'avait
la mort de Lucien Febvre en 1956 et son pas voulu mettre trop en avant ni sa propre
successeur aussi au Collège de France. L'admiration personne ni les Annales. La revue et les hommes
que Braudel conçut pour le médiéviste lui fit qui la représentaient sentaient toujours le soufre
souhaiter de le voir entrer au Collège de France. pour beaucoup d'universitaires et d'historiens
Les hésitations de Georges Duby à quitter son conservateurs. Braudel fit nommer Georges
cher Aix finirent par céder. Il a écrit qu'il avait Duby (qui ne s'y intéressa guère) co-directeur
de la sage Revue historique, alors qu'il confiait
à Emmanuel Le Roy Ladurie, à Marc Ferro et
et la photographie aérienne » (1960) et les deux articles que à moi-même sa succession aux Annales. Il laissa
j'ai cités dans le texte sur « La féodalité ? Une mentalité » Paul Lemerle présenter sa candidature au
et sur les «jeunes». Après 1970, Georges Duby n'a plus Collège.
publié dans les Annales que « Lignage, noblesse et chevalerie Le cours et le séminaire de Duby au Collège
au xiie s. dans la région mâconnaise » (1972, complément
indispensable à sa thèse et « Pour une histoire devinrent presque immédiatement un lieu de
anthropologique, la notion de réciprocité. Débat » (1974). Les Annales fréquentation nombreuse et enthousiaste et un
ont aussi publié sa leçon inaugurale au Collège de France phare mondial de l'histoire médiévale. Tout en
sous le titre « Les sociétés médiévales : une approche restant le maître d'Aix, Georges Duby était
d'ensemble » (1971, p. 1-13), republiée en plaquette par
Gallimard (1971) sous le titre Des sociétés médiévales. devenu le maître du Collège de France.
9. Je pense en particulier à L'Histoire des jeunes en Sa présence plusieurs mois de l'année à Paris
Occident, t. I, De l'Antiquité à l'époque moderne, Paris, ne le rapprochèrent pourtant pas des Annales
1996, dirigée par Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt.
10. G. Duby, «L'histoire des mentalités», dans L'Histoire et de la VIe section de l'É.P.H.É. devenue en
et ses méthodes, dir. Ch. Samaran, Paris, 1961 (Bibliothèque 1975 École des Hautes Études en Sciences
de la Pléiade), p. 937-966; — Robert Mandrou, article Sociales. Il a dit très franchement dans ses dialogues
« Histoire ». 5 : « L'Histoire des mentalités », dans Encyclo-
paedia Universalis, vol. 8, 1968, p. 436-438; — J. Le Goff, avec Guy Lardreau 13 sa position à l'égard des
« Les mentalités une histoire ambiguë », dans J. Le Goff Annales. Il « avoue très haut [sa] dette fonda-
et P. Nora, Faire de l'Histoire, Paris, 1974, vol. 3, p. 76-94. Ici
:

encore Lucien Febvre avec notamment la notion d'« outillage

mental » et Marc Bloch, en particulier avec les textes réunis
dans le t. II des Mélanges historiques (1963) sous le titre 11. Essais d'ego-histoire, op. cit. n. 1, p. 112.
« Aspects de la mentalité médiévale » ont été initiateurs. 12. Ibid., p. 135.
Lire aussi de G. Duby, « Le mental dans le fonctionnement 13. G. Duby et G. Lardreau, Dialogues, Paris, 1980,
des sociétés humaines» (L'Arc, n° 72, 1978, p. 90-92). p. 95-97.
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mentale envers ce qu'ont été les Annales, entre
1929 et 1940 » et se déclare « enfant de T'école'
des Annales » mais il a eu l'impression qu'elle
tendait à « monopoliser » la « bonne » histoire,
« l'histoire neuve, audacieuse, savoureuse » et a
voulu rester en dehors des « combats » qui se
situaient loin d'Aix. Quand je succédai à Fer-
nand Braudel à la présidence de la VIe Section
en 1972, je lui offris avec insistance (s'il s'était
présenté il aurait été certainement élu) une
direction d'études. Le type d'enseignement à
l'É.P.H.É. n'était pas identique à celui du
Collège. Il restait « pratique » dans un dialogue
entre le directeur d'études et les étudiants et
les chercheurs, et les deux auditoires ne se
recoupaient que très partiellement. Georges
Duby hésita et je revins à la charge plusieurs
fois. Il craignait que cette seconde fonction le
retienne davantage à Paris, il avait l'intention
(et il y parvint) de faire évoluer son séminaire
du Collège vers le type de séminaire de
l'É.P.H.É. et enfin il n'était pas en complète
consonance avec la façon dont évoluait la «
nouvelle histoire » ou, en tout cas, avec l'image
qu'on lui attribuait. Proche, mais indépendant.
Son séminaire et ses nouvelles œuvres
demeuraient pour beaucoup d'entre nous une source
d'inspiration majeure mais nous avions aussi nos
propres sillons à creuser.
Je voudrais, quelle que soit la peine que j'aie
à parler de lui au passé, évoquer maintenant son
œuvre en combinant l'évolution chronologique et
les orientations principales 14.
La société aux xf et xif s. dans la région
mâconnaise (1953), la thèse fondatrice de l'œuvre
de Georges Duby, exprime une approche de la
société féodale à la fois héritière de La société
féodale de Marc Bloch qui ne lui est antérieure
que d'un peu plus d'une décennie (1939-1940)
et différente, nouvelle. Face à la grande synthèse
d'un maître qu'il n'a pas connu mais dont
l'œuvre l'inspire sans l'intimider, Georges Duby,
fidèle au cadre de la thèse qu'il fait pourtant
éclater, semble se replier sur la monographie
14. Les ouvrages et les articles essentiels de Georges
Duby consacrés à la société médiévale ont été publiés en
un volume de la collection Quarto chez Gallimard en 1996
sous le titre Féodalité avec une remarquable introduction
de Jacques Dalarun, p. ix-xxvii et avec une bibliographie
sur la féodalité et une bibliographie des publications de
Georges Duby. Un autre volume, à paraître, sera centré
sur l'art.
NÉCROLOGIE
régionale mais c'est pour y mieux saisir les
transformations de la société vivante grâce à la
cohérence d'une documentation (les chartes de
Cluny) et d'un paysage, celui du Maçonnais.
Certes Marc Bloch est sensible à la chronologie
dans laquelle il distingue même un « point de
départ » et « deux âges féodaux ». Mais
curieusement l'historien des années trente apparaît plus
sensible à une méthode de type structuraliste
que celui du début des années cinquante, encore
antérieur il est vrai à la grande vague du
structuralisme. Marc Bloch a déclaré qu'il a voulu
procéder au « démontage » d'une société
analysée dans sa phase et sa forme de développement
complet, Georges Duby a étudié la genèse d'une
société dans un cadre chronologique fin mais
en mouvement. « L'histoire », a-t-il écrit, est
« d'abord stricte chronologie » 15. Si, comme
Marc Bloch, il construit son enquête en grandes
tranches à l'intérieur desquelles « s'articulent
l'économique, le social, le politique [au sens
moderne chez tous les deux de structure et
fonctionnement des pouvoirs], le mental en un
ordre mouvant » (Jacques Dalarun), ce mouvant
l'emporte chez Duby. Il suit dans le Maçonnais,
du xe au xiie s., les effets de l'essor économique,
la multiplication des châteaux et de leurs maîtres,
les châtelains, et surtout l'essor victorieux d'un
nouveau type social, le chevalier, qui attire à
lui l'essentiel de la classe noble, la constitution
pragmatique mais irrésistible, à travers
l'exploitation économique et l'exercice de la justice au
profit d'un seigneur dominant, d'une nouvelle
organisation territoriale économique, sociale,
politique : la seigneurie banale.
D'emblée, étudiant une société fondée sur la
terre et les paysans, Georges Duby privilégie
l'histoire rurale. En 1969 encore, il affirme :
« l'histoire qui m'est la plus familière est celle
des campagnes, spécialement celle des
campagnes françaises » 16.
Le plus beau fruit de cette enquête est la
synthèse en deux volumes, parue en 1962, L'éco-
15. Saint Bernard. L'art cistercien, Paris, 1976, p. 11.
16. Texte repris en 1996 dans Féodalité, op. cit. n. 14,
p. 3. Duby a aussi donné une importante synthèse en
anglais : « Mediaeval Agriculture, 900-1500 » dans The Fon-
tana Economie History of Europe, Londres, 1972, p. 175-220.
En 1991, il donna encore « Quelques notes pour une histoire
de la sensibilité au paysage », dans la revue Études rurales
(n° 121-124, p. 11-14) dont il avait été l'un des fondateurs
et l'un des grands patrons.
GEORGES DUBY
nomie rurale et la vie des campagnes dans
l'Occident médiéval (France, Angleterre, Empire, IXe-
XVe s.). Ici encore Georges Duby se situe dans
l'héritage de Marc Bloch et de ses Caractères
originaux de l'histoire rurale française (1931). Le
géographe Maurice Le Lannou (Le Monde,
11 août 1962) a dit qu'il apportait « une tranche
essentielle de cette géographie historique
profonde qui seule peut rendre compte de la
personnalité de notre continent ». Tout en regrettant
de n'avoir pu — surtout pour des raisons
linguistiques — inclure dans sa synthèse les marges de
la chrétienté septentrionale, orientale et
méridionale — Duby franchit les frontières de la France
(sans grande signification pour lui au moyen
âge) pour montrer en trois phases —
l'élargissement de la clairière, les villages neufs, le «
peuplement intercalaire » — , la construction du
paysage rural du cœur de l'Europe médiévale.
Mettant en lumière toutes les composantes de
cette histoire : occupation du sol, évolution
démographique, techniques, société villageoise et
seigneurie rurale avec l'évolution de la rente
seigneuriale, famille paysanne, échanges,
évolution des rapports entre forêt, bocage, campagne
découverte, c'est une véritable histoire de la
civilisation rurale jusqu'à la « crise » du xive s.,
analysée avec soin, qu'offre cette synthèse.
Georges Duby l'éclairé par de nombreux documents
de différents types qui sont pour lui les sources
et les auxiliaires essentiels de l'historien : les
textes d'abord mais aussi les cartes, les
graphiques et les images sans lesquels les textes restent
abstraits et inertes.
L'histoire rurale est aussi une des bases
fondamentales d'un autre grand livre Guerriers et
paysans, vif-xif s. (1973), dont le sous-titre
Premier essor de l'économie européenne dit bien
la préoccupation constante de Duby d'étudier
les genèses et de montrer la dynamique de
l'histoire. Dans le dernier chapitre « Démarrage »
il restitue toute sa chair et sa complexité
historique à une notion d'économiste, le « take off »
de W. W. Rostow (The Stages of Economies
Growth, 1960).
Rapprochant des fruits du labeur paysan les
profits acquis par la violence des guerriers qui,
au sein de l'ordre féodal, devinrent les maîtres
des paysans, il montre comment leur
collaboration hiérarchisée produisit « les conquêtes
paysannes » qui caractérisent l'essor du premier
moyen âge. Avec plus de force et de précision
que dans les ouvrages précédents concernant les
203
campagnes, est affirmée ici, à côté des forces
productives et des structures sociales (toujours
centrales), l'importance des « attitudes
mentales ».
Le couronnement du rôle et de l'influence de
Georges Duby dans le domaine de l'histoire
rurale fut la publication, en 1975, sous sa
direction (et celle d'A. Wallon, inspecteur général
de l'Agriculture), de YHistoire de la France
rurale, en quatre volumes, tout particulièrement
le premier, La formation des campagnes
françaises des origines à 1340. Le succès exceptionnel
de cet ouvrage fit connaître au grand public le
nom de Georges Duby comme celui d'un maître
historien et révéla la curiosité des Français pour
leurs racines rurales.
Déjà dans Guerriers et paysans, Georges Duby
s'était intéressé à la conception de Georges
Dumézil mettant en valeur dans les sociétés
indo-européennes un principe structuré par un
système d'organisation trifonctionnelle de la
pensée qui pouvait se retrouver dans l'organisation
sociale elle-même, reposant sur une division
entre le sacré, le guerrier et la prospérité —
pour simplifier chacune de ces fonctions en
réalité plus complexes, surtout la troisième.
Comme certains d'entre nous, Georges Duby
avait remarqué que le principe trifonctionnel
pouvait s'appliquer à la littérature et à la société
médiévales, certains textes, à partir des ixe-xe s.,
l'exprimant de façon exemplaire, tel le passage
du Carmen ad Rodbertum regem où Adalbéron
de Laon divise la société chrétienne en oratores,
bellatores, laboratores. Il fit de cette conception
le thème de son séminaire dans ses premières
années au Collège de France. Il en sortit un de
ses livres les plus importants et les plus célèbres
Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme,
paru en 1978 17. Georges Duby avait convenu
qu'idéologie aurait mieux exprimé l'ambition du
livre qu'imaginaire. Il y étudie magistralement
la « genèse » encore du thème et son histoire :
le moment de la « révolution féodale » qui en
favorise la diffusion, l'éclipsé due surtout à la
résistance des moines, des clunisiens notamment,
puis la résurgence chez les Plantagenêts et dans
l'idéal chevaleresque, analysant les résistances
parisiennes, les contradictions du féodalisme que
17. J'ai commenté ce grand livre dans les Annales, « Les
trois fonctions indo-européennes, l'historien et l'Europe
féodale », 1979, p. 1187-1215.
204 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 40, 1997
les avatars de ce thème manifestaient jusqu'à
l'adoption qui allait durer au-delà du moyen âge
sous l'Ancien Régime.
Cependant Georges Duby avait fait une plongée
magnifique dans l'imaginaire médiéval dans un
grand petit livre L'An Mil (1967) publié dans
la remarquable collection « Archives » créée et
dirigée par Pierre Nora 18. Après avoir détruit
l'illusion romantique de terreurs de l'An Mil,
Georges Duby recrée les fantasmes d'une société
mue par une interprétation symbolique et
mystique du visible et par une hantise de l'invisible.
L'accent y est mis à nouveau sur « les
mécanismes mentaux » et un appel est lancé « pour une
histoire des attitudes mentales ». Il explore le
« sens de l'histoire » que les moines, les clercs
et les puissants de l'An Mil vivent et pensent
dans un mélange d'attente, de peur et d'espoir
imaginé dans une perspective historique eschato-
logique de millenium et de fin du monde. Il
analyse les « correspondances mystiques établies
entre la, société céleste et la société terrestre, la
présence lancinante des morts entre les vivants
et l'au-delà, l'omniprésence des merveilles, des
prodiges et des signes ». Il éclaire dans ce
contexte la perception du déchaînement du mal,
l'hérésie au premier rang, les efforts multiformes
pour rétablir l'ordre et le bien : pénitences,
paix de Dieu, pèlerinages collectifs et enfin
renouveau, nouvelle alliance, un vrai « printemps
du monde » où fleurissent la réforme de l'Église,
le grand essor architectural qui orne le monde
d'une « blanche robe » d'églises et finalement le
surgissement de la croix qui appelle à la croisade.
Ainsi est recréé et éclairé de l'intérieur tout le
bouillonnement d'une époque et d'une société
et la bonne formule est trouvée en conclusion :
« On a tort de croire aux terreurs de l'An Mil.
18. Il faut souligner, me semble-t-il, le rôle que la
complicité intellectuelle et l'amitié avec Pierre Nora a joué dans
l'élaboration de l'œuvre de Georges Duby. Et, Duby étant
très sensible au rôle de la commande éditoriale dans l'histoire
de l'œuvre de maint historien, dont lui-même, il faut noter
qu'il a publié l'essentiel de ses œuvres personnelles chez
Gallimard et la plupart des œuvres collectives qu'il a dirigées
aux Éditions du Seuil. Il écrit dans les Essais d'ego-histoire
(op. cit. n. 1, p. 136) « Nora vint à Aix me parler de la
collection qu'il venait d'inventer, Archives. Je lui proposai
:
un essai sur l'An Mil. Notre amitié partit de là. Elle me
conduisit chez Gallimard ». Georges Duby a repris,
l'élargis ant à une confrontation moyen âge - temps présent, cet An
Mil dans une collection lancée par la nouvelle maison
d'édition Textuel : An 1000 An 2000. Sur les traces de nos
peurs (1995).
NÉCROLOGIE
Mais on doit admettre, en revanche, que les
meilleurs chrétiens de ce temps ont vécu dans
une anxiété latente et que, méditant l'Évangile,
ils faisaient de cette inquiétude une vertu ».
Parallèlement Georges Duby suit et approfondit
la piste de la chevalerie et de la guerre, scrute
les rapports entre réalités sociales et systèmes
de représentations et de valeurs et ouvre un
nouveau chantier, celui du témoignage des
images, de la signification et du message de l'art
dans la société.
Les études sur l'histoire culturelle, les systèmes
de valeur et les rapports entre réalités sociales
et représentations idéologiques débutent en 1968
avec l'article de Past and Présent (n° 39, p. 1-8) :
« The Diffusion of Cultural Patterns in Feudal
Society », et l'esquisse : « L'histoire culturelle »,
parue dans la Revue de l'Enseignement supérieur
(t. 44-45, p. 85-89). Elles aboutirent à des
formulations plus achevées dans « L'Histoire des
systèmes de valeurs » 19, « Les structures
médiévales » 20 et surtout « Histoire sociale et idéologie
des sociétés », qu'il donna en 1974 dans le
premier tome du panorama du travail historique
(p. 147-168) que nous publiâmes, Pierre Nora
et moi-même, sous le titre Faire de l'Histoire 21.
Georges Duby avertit l'historien que la vraie
histoire sociale réside dans la confrontation entre
les structures sociales et les systèmes de valeurs
qui les animent, entre les réalités et leurs
représentations. Ne voir que l'une des faces de
l'histoire sociale, comme le font d'un côté les
intégristes de l'histoire des mentalités et de l'autre
les attardés ou les nostalgiques de l'histoire
positiviste, c'est laisser échapper la vérité de
l'histoire sociale et trahir la bonne méthode du
travail de l'historien.
S'attachant toujours à la chevalerie et liant de
plus en plus intimement les réalités sociales du
monde chevaleresque et les valeurs et la culture
de l'esprit chevaleresque, Georges Duby réunit
un certain nombre d'articles dans trois ensembles
se recoupant partiellement. Ce fut d'abord
Hommes et structures du moyen âge (Paris/La Haye,
1973), dont le titre dit bien que Georges Duby
19. Dans L'historien entre l'ethnologue et le futurologue
[Actes du séminaire international de Venise des 2-8 avril
1971], Paris/La Haye, Mouton, p. 251-263.
20. Dans La France et les Français, dir. M. François, Paris,
1972 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 1199-1225.
21. On peut y ajouter « Histoire, société, imaginaire »,
Dialectiques, n° 10-11, 1975, p. 111-123.
GEORGES DUBY
a voulu, dans l'esprit des Annales, tenir les deux
bouts de la chaîne : la reconstruction théorique
de l'agencement social et l'approche concrète
des réalités humaines. Vinrent ensuite en anglais
The Chivalrous Society (traduit par l'épouse de
M. M. Postan, Lady Cynthia Postan) et La
société chevaleresque (Flammarion, 1988,
Collection Champs) à compléter par Seigneurs et
paysans, dans la même collection.
Cet approfondissement de la réflexion sur la
guerre et les chevaliers, sur les structures et les
hommes, s'inscrit entre deux chefs-d'œuvre, Le
Dimanche de Bouvines (1973) et Guillaume le
Maréchal ou le meilleur chevalier du monde
(1984).
Le Dimanche de Bouvines, dans un choix difficile
entre tant de grands livres, est pour moi le
fleuron de l'œuvre de G. Duby. Se pliant au
cadre de la collection de Gallimard « Trente
journées qui ont fait la France », il le fait éclater.
Mettant en évidence une des caractéristiques
essentielles du temps de l'histoire et de
l'historien, il montre magistralement qu'il est fait
d'éruptions spectaculaires et de mûrissements
de longue durée et réconcilie les structures et
l'événement. La mémoire inconsciente ou
consciente fait partie de l'histoire. Au retour de
l'événement qui commençait à poindre dans
l'historiographie française au début des années
70 il donne sa plus belle illustration. L'histoire-
bataille, vieille tarte à la crème de l'histoire
traditionnelle, trouve ici sa mort et sa
résurrection, sa mort et sa transfiguration. Pour que
Bouvines arrive il faut les lentes transformations
des techniques militaires, des pratiques
économiques (il s'est constitué une puissante économie
autour des tournois et de la guerre), du
fonctionnement du pouvoir (le roi est devenu le maître
de la guerre et de la paix), des mentalités et
de l'imaginaire. La victoire n'existe qu'avec son
retentissement qui est fruit de mise en scène,
gestion de symboliques, production d'images et
de mémoire. Et sa signification dans l'histoire
a besoin de tradition et d'échos. L'événement
Bouvines ne s'apprécie qu'à la lumière de «
Bouvines après Bouvines ». Et beaucoup est déjà
dit dans le titre : Bouvines, ce fut l'impiété et
l'éclat d'une bataille livrée un dimanche.
Un autre type de virtuosité est à l'œuvre dans
Guillaume le Maréchal dont le titre exprime
l'émergence de l'individu dans un monde de
mouvements collectifs et de groupes et dont le
sous-titre ou le meilleur chevalier du monde
205
évoque l'importance de l'image, d'un système
de valeurs d'une société en quête de modèles
et de héros universels en même temps que
personnalités. La prouesse de l'historien est de
tout tirer d'un texte littéraire où se mêlent
réalité et imaginaire, la seule inquiétude venant
peut-être du talent de l'historien qui, vivant et
faisant revivre le texte, masque parfois les règles
et les ressorts d'un genre littéraire. L'écrivain
Duby emporte ici l'historien : la vie est un
roman. Mais, pour reprendre un mot cher à
l'auteur, quel plaisir ! Il nous a tenus haletants
au chevet d'un mourant dans un flash-back où
ressuscite toute une société.
Mais l'inépuisable et infatigable Georges Duby,
encore favorisé par une rencontre et une
sollicitation, s'était aussi lancé sur d'autres chemins.
Des intérêts de longue date furent fécondés, car
ce fut souvent le cas, selon lui, dans son œuvre,
par une rencontre et une proposition.
Après avoir qualifié ses trois premiers itinéraires
d'« universitaire », d'« aixois » et de « braudé-
lien », il place le suivant « sous l'invocation
d'Albert Skira » 22. Le hasard se présenta sous
la forme d'un coup de téléphone d'Albert Skira,
« une belle nuit » en 1958. Skira lui exposa un
peu plus tard son projet en détail à Genève. Il
s'agissait « de présenter en une suite de très
beaux livres les relations de l'œuvre d'art avec
la société et la culture qui, d'âge en âge, l'avaient
vu éclore, qui l'avaient reçue ou bien rejetée » 23.
Il écrivit trois de ces volumes. Il les écrivit
« dans la joie » : libéré « je pouvais écrire sur
un autre ton, m'évader du petit monde
universitaire où mon travail m'avait jusqu'alors à peu
près confiné » 24. Ce furent L 'Europe des
cathédrales (1140-1280) et Fondement d'un nouvel
humanisme (1280-1440), publiés en 1966 et
Adolescence de la chrétienté occidentale (980-1140),
édité l'année suivante. Il avait tenu à une pério-
disation brisant le carcan du siècle sans
signification le plus souvent pour la culture et pour
l'art. Pierre Nora publia le texte de ces volumes
chez Gallimard, dans la « Bibliothèque des
Histoires » sous le titre Le temps des cathédrales.
L'art et la société (980-1420) en 1976. Allaient
22. Essai d'égo-histoire, op. cit. n. 1, p. 124.
23. Ibid., p. 136.
24. Ibid. Le « petit monde » des historiens de l'art
universitaires accueillit en général sans ouverture ni compréhension
ce qu'ils estimaient l'intrusion du non-spécialiste dans leur
chasse gardée.
206 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 40, 1997
suivre Saint Bernard. L'art cistercien et L'Europe
au moyen âge. Art roman, art gothique, parus
en 1976 et en 1979 dans les publications d'Arts
et métiers graphiques. Plus récemment avec des
historiens de l'art de grande réputation,
intelligents et ouverts à l'histoire des sociétés, il a
dirigé Histoire d'un art, la sculpture. Le grand
art du moyen âge, du Ve au XVe s. (avec J. L. Da-
val) chez Skira et, avec M. Laclotte, Histoire
artistique de l'Europe. I : Le moyen âge, au
Seuil. Peintre lui-même, entourant de discrétion
une œuvre où s'exprime avec talent sa grande
sensibilité artistique et humaine, il a consacré
plusieurs textes à des artistes contemporains dont
beaucoup étaient ses amis (Jean Amado, Vieira
Da Silva, Alechinsky, Pignon, Zao Wou-Ki et
surtout Pierre Soulages), mais ses goûts
esthétiques le portaient aussi vers la littérature (témoin
son dialogue avec Pierre Barbéris) et la musique
(son ami William Christie et son groupe de
musique ancienne et baroque ont
merveil eusement joué et chanté à sa mémoire en l'église
Saint-Merri à Paris).
Homme et humaniste cherchant à capter et à
illustrer ce qu'il peut y avoir de meilleur dans
les médias modernes, Georges Duby a donné à
la télévision de magnifiques images superbement
et intimement commentées par sa voix belle et
émouvante. Il a accepté de mettre son prestige
au service de la remarquable chaîne de télévision
culturelle franco-allemande Arte attaquée par
des esprits incultes et mesquins 25.
Georges Duby a consacré ses dernières années
d'enseignement au Collège de France et les
principales de ses dernières publications à un
thème qui l'avait fasciné depuis longtemps : la
femme, les femmes dans la société médiévale.
Il y était préparé par une problématique plus
large à laquelle il s'était intéressé depuis sa
thèse : la famille et son rôle dans la féodalité.
Ses propres recherches, ses propres réflexions
rencontraient celles de certains anthropologues
comme Claude Lévi-Strauss. Une période où les
historiens s'étaient intéressés surtout à la terre,
au fief, et aux relations socio-juridiques entre
les hommes, la vassalité, gardait de grandes
25. Arte a édité en vidéo-cassette en couleur un très beau
film documentaire réalisé par Jean-Michel Meurice, tourné
dans les mois qui ont précédé la mort de Georges Duby :
Georges Duby, le plaisir et le temps, portrait et testament
de l'historien.
NECROLOGIE
zones d'ombre car la famille, la parenté, le
lignage, avec leurs rapports entre les personnes
et leur impact sur les mentalités avaient été
insuffisamment pris en compte, notamment par
le marxisme, alors que dans d'autres sociétés
partiellement comparables, les femmes, et en
particulier, « la circulation des femmes » y
jouaient un grand rôle. Georges Duby s'intéressa
d'abord à une institution fondamentale qui se
transformait profondément du milieu du xie au
début du xme s. en particulier sous l'influence
de la « réforme grégorienne » : le mariage. Une
série de conférences aux États-Unis produisit un
livre d'une décisive nouveauté : Médiéval mar-
riage. Two Models from Twelfth Century
France26. Georges Duby y montrait comment un
modèle aristocratique laïque dans lequel le
mariage était manipulé par la politique
matrimoniale des grandes familles nobles usant de la
femme comme d'un instrument pour se procurer
des terres, de la richesse et du pouvoir et même
du plaisir, avait longtemps régné. Au gré des
mâles aristocratiques puissants une certaine
polygamie et des pratiques de répudiation des
femmes continuaient de vieilles mœurs, d'origine,
en général, germanique. Contre ce modèle,
l'Église fit, difficilement et lentement, triompher
un modèle de mariage monogamique et
indissoluble qu'elle contrôla par des règles
d'incompatibilité de consanguinité qu'elle appliqua au gré
de ses intérêts et des intérêts temporels de sa
clientèle aristocratique mais qui acquit un
caractère sacré, le mariage s'inscrivant dans la liste
des sacrements. Cette étude fut traduite et
développée dans un des ouvrages principaux de
Georges Duby : Le chevalier, la femme et le
prêtre. Le mariage dans la France féodale (1981).
Guillaume le maréchal (1984) mit en valeur,
entre autres thèmes, l'importance de la stratégie
matrimoniale dans la féodalité27. Dès 1967 il
avait publié des « Remarques sur la littérature
généalogique en France aux xie et xne s. » 28, et
une étude « Structures de parenté et noblesse.
France du Nord xie-xne s. » 29.
26. Traduit par Elborg Foster, publié en 1978 par The
Johns Hopkins University Press, avec une préface de John
Baldwin.
27. Cette même année 1984 Georges Duby publia dans
La Pensée (n° 238, p. 5-15) un article sur « Les femmes et
la révolution féodale ».
28. Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et
Belles-lettres, p. 335-345.
29. Miscellanea Mediaevalia in memoriam Jan Frederik
GEORGES DUBY
L'intérêt pour le mariage s'annonça dans l'article
de 1977 : « Le mariage dans la société du haut
moyen âge » 30 et il montra avec brio que le
lignage avait été un « lieu de mémoire » dans
la célèbre collection de Pierre Nora31.
Le couronnement de cette orientation fut la
direction avec Michelle Perrot d'une série qui
fut un nouveau grand succès, international cette
fois, L'histoire des femmes en Occident (5
volumes, 1990-1992) 32.
Enfin les trois volumes consacrés aux Dames du
xif s. 33 clôturaient dans la liberté et le bonheur
de pensée et d'écriture d'un historien parvenu
au sommet de son œuvre la grande enquête sur
les femmes médiévales réunissant femmes réelles
et femmes imaginaires.
Parallèlement Georges Duby avait sondé les
mystères de l'amour au moyen âge dans des
articles profonds réunis en 1988 sous le titre
Mâle moyen âge. De l'amour et autres essais
(Flammarion, Champs).
Paradoxalement, rappelant la domination de
l'homme et le silence imposé aux femmes par
les sources, Georges Duby a fait vivre ces
femmes de façon inoubliable.
Dans une autre de ses grandes activités, celle
de directeur d'ouvrages et de collections,
Georges Duby avait suscité, patronné ou écrit lui-
même des synthèses où, à l'intérieur d'une
chrétienté ouverte (Atlas historique, 1978, chez
Larousse; L'Eurasie, 1982, sous sa direction et
celle de Robert Mantran, chez Pion), il avait
donné une place privilégiée à la France : Histoire
de la France34 et, de sa plume, Histoire de la
France. 1 : Le moyen âge de Hugues Capet à
Jeanne d'Arc (987-1460) en 1987, chez Hachette.
Niermeyer, Groningue, 1967, p. 149-165. En 1974 il m'invita
à diriger avec lui au Collège de France un colloque Famille
et parenté dans l'Occident médiéval, qui fut publié par l'École
Française de Rome en 1977.
30. Settimana di Studi sull'Alto Medioevo. Il matrimonio
nell'alto Medioevo, Spolète, 1977, p. 13-39.
31. « Le lignage xe-xme s. », dans Les lieux de mémoire.
II, 1 : La Nation, dir. P. Nora, p. 31-56.
32. Un beau livre d'images commentées avec intelligence
et sensibilité complétant L'histoire des femmes fut publié,
sous sa direction et celle de Michelle Perrot, chez Pion
également, Images de femmes, en 1992.
33. T. I : Héloise, Aliénor, Iseut et quelques autres,
Gallimard, 1996. T. II : Le souvenir des aïeules, 1995. T. III :
Eve et les prêtres, 1996.
34. Trois volumes, 1970-1971, nouvelle édition mise à jour
en un seul volume, 1977.
207
Parmi les entreprises collectives qu'il a dirigées,
il faut faire une place à part à une série
L'histoire de la vie privée (5 volumes, 1986-1987,
dirigés au début avec Philippe Ariès),
exploration par une pléiade d'historiens, souvent jeunes
et pas encore connus du grand public, d'un
territoire nouveau de l'historiographie. Cet
ouvrage pionnier eut un grand et mérité
retentissement.
Ainsi Georges Duby a labouré et fait vivre
tous les territoires essentiels, tous les problèmes
fondamentaux de l'histoire médiévale 35. Son
œuvre est l'histoire totale d'une période et d'une
société écrite par un historien total.
Ce qui a conféré à son œuvre un retentissement
encore plus grand que sa qualité scientifique et
intellectuelle et qui lui assurera une postérité
encore plus longue, c'est son grand talent
d'écrivain qui explique et justifie aussi son élection à
l'Académie française. À Guy Lardreau il a
déclaré : « J'attache énormément de prix à
l'expression, à la manière d'écrire — en
l'occurrence pour moi d'écrire l'histoire. Je juge que
l'histoire est d'abord un art, un art littéraire
essentiellement » 36. Une telle profession de foi
peut surprendre à la fin du xxe s., dans un
paysage historique où la rigueur philologique et
la préoccupation des structures, l'obsession
parfois du quantitatif, la méfiance à l'égard du récit
semblent rogner les ailes du style. Ce grand
analyste scrupuleux des textes et des sources
nous montre que l'écriture de l'histoire peut et
doit relever de l'art sans cesser d'être fidèle
aux origines de cette science particulière qu'est
l'histoire. Le souci littéraire doit faire partie du
métier d'historien. Mieux, même, il donne une
vertu supplémentaire au discours de l'historien.
Nul ne l'a mieux dit que Georges Duby lui-
même : « Écrire d'une certaine façon n'est pas
seulement moyen de convaincre, moyen
d'accrocher, d'attirer, de captiver. C'est encore et sur-
35. Seule peut-être l'histoire urbaine n'a pas été
ap rofondie par lui autant que les autres champs de l'histoire. Quand
il dirigea au Seuil L'histoire de la France urbaine (5 volumes,
1980-1985), il me fit l'honneur et l'amitié de me confier la
responsabilité du t. 2 sur La ville médiévale, mais dans ses
synthèses la ville est toujours pertinemment présente et dans
ses ouvrages d'histoire rurale il a toujours — ce qui n'est
pas le cas de tous les historiens des campagnes — souligné
et étudié le poids de la ville sur la vie rurale et l'importance
des rapports entre ville et campagne.
36. Georges Duby et Guy Lardreau, Dialogues, op. cit.
n. 13, p. 50.
208 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 40, 1997
tout un moyen de ménager, par des artifices
littéraires, de ces fissures, de ces discontinuités
ensorcelantes qui entraînent le lecteur à rêver,
de la façon même dont l'historien rêve de son
côté » 37.
Ainsi Georges Duby, qui n'aimait pas beaucoup
le romantisme, retrouve, avec les acquis d'une
pensée et d'une expression historiques plus
exactes et plus sûres, les sortilèges d'un
Chateaubriand ou d'un Michelet.
Par d'autres talents, d'autres idées, d'autres
vertus il sera longtemps, avec Marc Bloch, un
maître pour les historiens, les médiévistes
évidemment en premier.
Il a sans cesse rappelé « le rôle fondamental de
la chronologie » mais il loue Marc Bloch, Lucien
Febvre et les Annales d'avoir délivré les
historiens « de la mesquinerie de l'événement » et
regrette « la tendance générale, et fâcheuse... des
historiens... de privilégier l'innovation par
rapport à la continuité » 38.
Pas dupe des modes intellectuelles, il n'en
appelle pas moins à la modération dans les
réactions de rejet et au tri lucide dans les
théories et les méthodes des idoles attaquées ou
déchues. Il rappelle que s'il y a eu et s'il y a
peut-être toujours un « marxisme vulgaire » et
« une psychanalyse encore plus vulgaire » 39, il
ne faut pas « jeter Marx avec l'eau du bain » 40
et oublier que « Freud... nous permet de poser
d'une autre manière les problèmes de
l'histoire » 41.
J'évoquerai encore deux convictions de Georges
Duby qui sont aussi des mises en garde, des
conseils.
Jacques Dalarun a pertinemment souligné que
Georges Duby est impressionné par le non-dit
des sources historiques, par les silences et les
lacunes de l'histoire, par les oublis volontaires
ou non de la mémoire, ennemie autant qu'amie
de l'histoire et même par les « ténèbres » qui
environnent l'objet historique qu'il étudie.
Étudiant des genèses, il se sent au début d'un
travail comme dans le monde à l'instant qui
précède la Création : « les ténèbres couvraient
l'abîme » (Genèse, 1, 2) et, si le métier d'histo-
37. Ibid.
38. Ibid., p. 62-67.
39. Ibid.
40. Dans les Dialogues avec Guy Lardreau.
41. Ibid.
NECROLOGIE
rien consiste à projeter de la lumière dans ces
« ténèbres », à la fin du livre la présence de
l'abîme ne s'est pas complètement dissipée.
Grande leçon d'humilité qui doit inciter
l'historien à ne jamais faire de triomphalisme, à tour-
jours penser aux limites de sa science, de son
pouvoir. Je l'ai même entendu quelquefois, tenté
par un scepticisme, un pessimisme plus profond,
se demander s'il y avait une « vérité » historique.
Il m'a paru alors influencé par Foucault, mais
Foucault avait-il bien voulu mettre en cause la
vérité ? Ce sont les seuls moments où Georges
Duby ne m'a pas convaincu, car je crois que
l'historien, même s'il est conscient des
incertitudes de ses matériaux et de la fragilité de ses
instruments, ne doit pas douter de l'existence
d'une vérité historique peut-être inaccessible,
peut-être en évolution dans le temps mais son
existence est un postulat sans lequel le métier
d'historien ne serait fondé que sur une illusion,
et serait illusion lui-même et tromperie.
D'ailleurs l'assiduité à faire de l'histoire qu'a
manifestée jusqu'à la fin Georges Duby montre bien
que ces doutes étaient surtout doute méthodique,
volonté de ne pas trop se prendre au sérieux,
leçon de modestie, mais non croyance, encore
moins théorie.
Au contraire, il a toujours pensé qu'il y avait
un devoir de continuer à « faire de l'histoire »
sur le modèle de l'histoire elle-même qui, comme
il l'a si bien dit dans son beau livre de 1991,
« continue », rejetant les sottes prophéties d'une
« fin de l'histoire ».
Dans les dernières semaines de sa vie Georges
Duby a accordé deux entretiens à des revues.
Dans L'Histoire (n° 205, décembre 1996), dans
un numéro spécial consacré aux Châteaux forts,
il est revenu sur les valeurs de la chevalerie, a
défini l'univers des romans chevaleresques
comme « une projection onirique du système
vécu », mais aussi comme « un type de perfection
virile » qui « n'est pas complètement évaporé
dans notre temps », qui connaît toujours aussi
sa perversion, « la folie amoureuse » dont Tristan
et Iseut sont les protagonistes transgressifs et
tragiquement punis. Grande leçon de continuité
dans la longue durée.
Dans l'entretien du Débat (n° 92, novembre-
décembre 1996), Georges Duby, actualisant les
pages des Essais d'ego-histoire, a revisité sa
carrière et son œuvre. Je n'en évoquerai que
quelques thèmes insistants. L'affirmation forte,
GEORGES DUBY
face aux thèses « révisionnistes » 42 de
Dominique Barthélémy, pourfendeur de la « mutation
de l'An Mil » qu'il estime, qu'il est toujours
persuadé qu'« un point de fracture se situe aux
alentours de l'an mil », le rappel de la façon
dont « sans avoir abandonné l'inspiration
marxienne » il a constaté l'insuffisance de l'histoire
économique pour expliquer « la répartition du
pouvoir » dans l'histoire des sociétés, ce qui l'a
amené à réfléchir « sur le rôle des facteurs
immatériels, idéologiques, intellectuels ou
culturels ». Puis l'insistance grandissante — je m'en
étais aperçu ces dernières années — sur
l'importance du sacré (au sens que donne à ce terme
Alponse Dupront) qu'il fallait « réintégrer dans
42. Le terme est de moi et n'est pas péjoratif.
209
nos modèles de la société féodale ». Plus que
précédemment me semble-t-il, et j'en suis
heureux, il insiste sur l'importance dans son œuvre
du Dimanche de Bouvines, qui lui imposa « une
nouvelle attitude à l'égard du document ».
Enfin il rappelle son attachement à « l'écriture »
et, retrouvant sa passion de toujours, le plaisir,
il dit combien il a voulu dans les Dames du
xi f s., « ajouter le plaisir du texte à celui de
découvrir une histoire mal connue », plaisir,
encore une fois, qui n'était pas gratuit car il
était essentiel « pour pousser en profondeur, de
l'extérieur vers l'intérieur ».
Ne faisons pas subir à Georges Duby notre
mauvaise habitude de laisser les grands disparus
un certain temps en purgatoire. Continuons à
le lire, à l'écouter, à l'aimer.
Jacques Le Goff.