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Zink Michel. Le monde animal et ses représentations dans la littérature du Moyen Âge. In: Actes des congrès de la Société des
historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 15ᵉ congrès, Toulouse, 1984. Le monde animal et ses
représentations au moyen-âge (XIe - XVe siècles) pp. 47-71 ;
doi : 10.3406/shmes.1984.1436
http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1985_act_15_1_1436
1. Jean Bichon, L'animal dans la littérature française au XIT et au XIIIe siècle, Lille,
Service de reproduc. des thèses, 1976, 2 vol., et Clermont-Ferrand, chez l'auteur, 1977, 2
vol. On pourra aussi consulter la première partie de la thèse d'Hélène Nais, Les animaux dans
la poésie française de la Renaissance, Paris, Didier, 1961 .
2. Hans Robert Jauss, Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, Tubingen,
Niemeyer, 1959, E. Rombauts et A.Welkenhuysen éd., Aspects of the Medieval Animal
Epic, Louvain - La Haye, 1975; Fritz Peter Knapp, Das lateinische Tierepos, Darmstadt,
Wissenschaftl. Buchgesellschaft, 1979; Kenneth Varty, An «Etat présent» of «Roman de
Renaît» Studies, Mélanges Jeanne Wathelet-Wtllem, Liège, 1978, p. 689-761 .
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Les chevaliers des chansons de geste et des romans ont bien entendu un
cheval; les chasseurs, des oiseaux et des chiens; les paysans, les bêtes de
leur ferme. On attendrait que la littérature fît une place de choix à ces
compagnons de tous les jours et à l'attachement qu'ils inspirent à leur maître ou
qu'ils lui témoignent. Cette place ne se fait cependant que peu à peu et reste
en définitive modeste.
Le cheval de Roland se nomme Veillantif. Il est mentionné à cinq
reprises dans la Chanson de Roland (3). L'épée de Roland, Durendal, l'est dix-
sept fois. Roland voit son cheval tué sous lui (v. 2160-1) sans que cette mort
lui arrache le moindre commentaire. Le poète se contente d'observer
qu'étant désormais à pied, il ne peut plus poursuivre les païens (v. 2166-8).
Le héros s'intéresse bien davantage à son épée. Il tente en vain de la briser
pour ne pas qu'elle tombe aux mains des païens et prononce à trois reprises
sur elle un véritable planctus (v. 2503-1 1, 2316-37, 2344-54), dans lequel il
l'associe à sa gloire et à ses exploits. Le pauvre Veillantif n'a pas cet
honneur. A son heure dernière, Roland ne pense pas plus à lui qu'à la belle
Aude. La chanson donne les noms des chevaux de Charlemagne, de Gane-
lon, de Marsile, de Gérin et de Gérier, et de trois ou quatre païens obscurs.
Mais ceux d'Olivier, dont l'épée s'appelle Hauteclaire, de Turpin, dont
l'épée s'appelle Almace, de Baligant, dont l'épée s'appelle Précieuse et la
lance Maltet, et de tous les autres restent anonymes. Ainsi, dans la plus
ancienne chanson de geste, le cheval du chevalier est moins important que son
épée et sa valeur affective paraît moindre.
naud de Moniauban (8), le cheval/ae Bayait au service des quatre fils Aymon.
Un rôle analogue est joué, dans Macaire (9), non par un cheval, mais
par un chien. Le lévrier d'Aubry reste longtemps près du corps de son
maître, tué par le traître Macaire, puis se rend au palais, où il mord le coupable
jusqu'à ce que l'empereur ordonne un duel judiciaire entre le chien et
l'homme, qui, pris à la gorge, est contraint d'avouer son crime.
On le voit, la place faite aux animaux augmente avec le temps, à mesure
que la chanson de geste devient plus romanesque, accumule les péripéties,
fait davantage appel aux ressorts de l'affectivité.
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15. Félix Lecoy éd., Chrétien de Troyes. Le Conte du Graal, Paris, CFMA, 1973-1975, 2 vol.
16. Ed. Mario Roques, Paris, CFMA, 1952.
17. Ed. William Roach, The Continuations of the Old French Perceval, Philadelphie,
1971, vol. IV.
18. Ed. M. Friedwagner, Raoul de Houdenc, Sàmtliche Werke, Halle, 1909, t. II.
19. Ed. Ch. Potvin, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, Mons, 1 87 1 , t. 5 et 6.
20. Ed. Prudence Mary O'Hara Tobin, Les Lais anonymes des XII" et XIIIe siècles,
Genève, Droz, 1976, p. 96-120.
2 1 . Ed. Mario Roques, Chrétien de Troyes. Le Chevalier au Lion, Paris, CFMA, 1960.
22. Ernest Muret éd., Béroul. Le Roman de Tristan, 4ème édit. revue par L.M. Defour-
ques, Paris, CFMA, 1946.
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vages, prend le parti de l'animal noble, le lion, contre celui de l'animal vil,
le serpent. Le premier justifie ce choix en manifestant un sens naturel de la
reconnaisance et de la fidélité. Il secondera de toute sa force animale le
chevalier qui, de son côté, ne lui ménage pas son affection et se désole, par
exemple, de le voir blessé (v. 4646-54). L'instinct de Husdent et sa fidélité
à son maître lui permettent de le retrouver au fond de la forêt du Morrois.
Tristan, en le dressant et en lui inculquant un comportement contraire à sa
nature - il lui apprend à chasser sans aboyer - met par cette éducation la
nature animale au service d'un adoucissement de la vie sauvage. Plus tard, en
le donnant à Iseut lors de leur séparation, il lui laisse vraiment une part de
lui-même.
La relation Nature-Norreture évoque évidemment les récits dans lesquels
des enfants abandonnés dans la forêt sont élevés par une bête sauvage, comme
Martin et Brice dans le Roman de la Belle Hélène de Constantinople (23) ou
comme Ourson dans Valentin et Ourson (24). De même, le dressage d'un
animal pour une mission particulière fait penser au «petit chienet afetié» de
la châtelaine de Vergi (25) ou au cygne de Milon (26), mais ces animaux
sont de pures utilités et ne jouent aucun rôle pour eux-mêmes. L'auteur du
Chevalier à l'épée (27) montre avec humour des lévriers plus fidèles que
leur maîtresse, qui abandonne Gauvain, son ami, pour le premier venu,
tandis que ses chiens refusent obstinément de quitter le neveu du roi Arthur.
Quant à Petit-Crû, le second chien de Tristan, qui apparaît, on le sait, dans
la version de Gottfried de Strasbourg, sa nature de chien est moins
importante que sa taille minuscule et surtout que sa clochette magique.
Dans ce domaine comme dans d'autres, les romans de la fin du Moyen
Age s'attachent au pittoresque, au surprenant, au plaisant. Ainsi, le
perroquet, compagnon du jeune roi Arthur dans le Chevalier au papegau (28),
joue le rôle de valet fidèle et impertinent, de «komische Person», comme
l'écrit l'éditeur allemand de ce petit roman en prose du XVe siècle, et
annonce tour à tour Sganarelle et Panurge. Rabelais a d'ailleurs pu s'inspirer
de ce roman, où l'on voit le perroquet, à demi mort de peur pendant une
tempête, faire l'important et le matamore sitôt le calme revenu.
D'autre part, le thème de la conversation entre le poète et son cheval, qui
apparaît dans le Plait Renart de Dammartin contre Vairon son Roncin (29), at-
23. Edit, partielle dans Henry Bussmann, Grammatische Studien uber den «Roman de la belle
Helaine» nebst einer Textprobe aus Hs. A... undHs. L., Greifswald, 1907.
24. Incunable, chez Jacques Maillet, Lyon, 1489.
25. Ed. Gaston Raynaud, 3èmeédit. revue par Lucien Foulet, Paris, CFMA, 1921.
26. Ed. Jean Rychner , Les Lais de Marie de France, Paris, CFMA, 1968, p. 1 26-142.
27. Ed. R.C. Johnston et D.D.R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Edimbourg et
Londres, 1972, p. 30-60.
28. Ed. Ferdinand Heuckenkamp, Halle, 1896.
29. Ed. Rita Lejeune, L'œuvre de Jean Renart, contribution à l'étude du genre romanesque au
Moyen Age, Paris-Liège, 1935.
Représentations littéraires de l'animal 53
tribué à Jean Renaît, est repris et modifié de façon charmante dans le Débat du
cheval et du lévrier de Froissait (30), où le poète, en cheminant vers l'étape,
surprend la discussion de sa monture et de son chien.
La peinture des vilains, paysans ou bergers, vivant au contact quotidien des
bêtes, pourrait être l'occasion de s'attacher aux rapports qu'ils entretiennent
avec elles. C'est assez rarement le cas. Du vilain monstrueux et lui-même
presque bestial que Calogrenant, puis Yvain rencontrent dans l'essart qui borde la
forêt où les attend l'aventure de la fontaine enchantée, Chrétien nous dit
seulement qu'il était seul capable de venir à bout de taureaux sauvages qu'il gardait.
A deux reprises, dans la branche IX du Roman de Renard (31) et dans
Aucassin et Nicolette (32), nous est présenté un vilain qui s'inquiète des
menaces qui pèsent sur un de ses bœufs ou qui se désole de l'avoir perdu. Dans
les deux cas le bœuf se nomme Roger ou Rogel, sans doute par allusion à la
couleur rougeâtre de sa robe. Bien entendu, son maître lui est attaché par
intérêt, et non par affection. A Aucassin qui lui dit pleurer la perte d'un
lévrier blanc (en réalité il pleure, sans vouloir l'avouer, la disparition de
Nicolette), le vilain réplique qu'il est bien sot de pleurer pour un «chien
puant», lui qui a les moyens de s'offrir autant de chiens qu'il en veut, tandis
que lui-même, qui était déjà dans la misère, est définitivement ruiné par la
perte de son bœuf Roger, «le meilleur de sa charrue», dont il ne pourra
jamais rembourser le prix à son maître. Les vilains de la littérature se
recommandent par leur esprit positif. Celui que rencontre Aucassin ne gaspille pas
ses sentiments sur un bœuf et réserve sa pitié pour sa vieille mère. Liétard,
celui du Roman de Renard, est d'une âpreté retorse qui finit par se retourner
contre lui. Quant à la bergère des pastourelles, à la différence de celle de la
pastorale qui lui succédera, elle ne s'attendrit pas sur ses moutons et garde
les trésors de son cœur pour Robin ou pour le brillant cavalier qui passe.
Dans les fabliaux, l'animal domestique n'est qu'un objet de convoitise, au
même titre que la nourriture, l'argent ou la femme (Blérain, la vache au
prêtre) ou un ressort du comique (Estula) (23).
Dans la littérature hagiographique, certains solitaires s'attachent à un
animal familier. La piété populaire fera plus tard ses délices du cochon de
saint Antoine et du chien de saint Roch. Nous savons au demeurant, grâce à
Jean-Claude Schmitt, qu'il y avait non seulement des saints à chien, mais
aussi des saints chiens (34). Pour rester dans le domaine de la littérature et
dans celui de l'attachement d'un homme pour un animal, celui de saint Gil-
30. Ed. Anthime Fourrier, Jean Froissart. «Dits- et «Débats-, Genève, Droz, 1979, p.
171-174.
31. Ed. Mario Roques (br. IX Martin, X Roques), Paris, CFMA, 1958.
32. Ed. Mario Roques, Pans, CFMA, 2e édit. revue, 1936.
33. A. de Montaiglon et G. Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux, 6 vol.,
Pans, 1872-1890.
34. J.C. Schmitt, Le saint lévrier, Pans, Flammarion, 1979.
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les pour une biche à laquelle il parle et qu'il redoute de voir tuée par les
chasseurs, est mentionné par la Vie de saint Gilles de Guillaume de Berneville (vers
1 170) (35). La Vie de saint Grégoire par Frère Anger (vers 1214) (36) parle
d'un ermite qui portait à sa chatte un amour excessif. Ce genre de pâture
pour psychanalystes apparaît toute mâchée, si l'on peut dire, dans l'étrange
épopée romanesque franco-italienne du XIVe siècle qu'est la Guerre
d'Attila de Niccolo da Casola (37) : la fille d'un roi païen aime tellement son
chien qu'elle le prend la nuit dans son lit. Cette habitude reprehensible a
pour conséquence la naissance d'un enfant, qui n'est autre qu'Attila. Le
fléau de Dieu était donc au sens propre un fils de chien.
Enfin, l'effroi devant les bêtes sauvages n'est pas non plus un thème
aussi fréquent qu'on pourrait le penser. Les loups semblent plus dangereux
pour les bêtes que pour les gens. N'est-ce pas un loup qui protège contre les
autres bêtes la tête de saint Edmond? Le chevalier errant par les forêts ne
semble pas avoir à redouter de rencontre animale, en dehors des monstres,
au demeurant assez rares, qu'il doit combattre. Tout au plus prend-il des
précautions s'il doit passer la nuit dans la forêt : Enide veille tandis qu'Erec
repose; dans la Vengeance Raguidel, on allume du feu pour éloigner les
bêtes. Certes, Yvain, bien qu'il soit évidemment inacessible à la peur, est
persuadé que le lion se retournera contre lui dès qu'il l'aura aidé à triompher du
serpent. Un lâche, comme l'est le sénéchal Keu dans la Mule sans frein (38),
redoute, d'ailleurs à tort, les bêtes sauvages qu'il rencontre dans la forêt.
Mais Tristan et Iseut sont aussi en sécurité dans la forêt du Morrois que
derrière les murs d'un château (Béroul, v. 1277-8); leur vie sauvage est
pénible, non dangereuse. Toutefois, les êtres faibles, isolés dans des lieux
déserts - ermites de la littérature hagiographique, enfants exposés, héroïnes
persécutées - peuvent craindre d'être dévorés par des bêtes sauvages, telle la
Berthe au grand pied d'Adenet le Roi dans la forêt du Mans.
Il ne faut pas s'étonner que les relations entre l'homme et l'animal ne
soient que modérément exploitées sur le mode de l'affectivité et sur celui de
l'évocation réaliste par la littérature du Moyen Age. Cette réserve n'est
qu'un aspect particulier de la méfiance marquée par les principales formes
littéraires du temps pour la littéralité et de leur souci de faire jouer les reflets
du sens. L'attachement de l'homme de Dieu pour un animal est l'image de
l'amour universel, mais qui ne doit pas être exclusif, que méritent toutes les
créatures : c'est ce qu'expriment les poèmes de saint François. Le destrier
est l'image de l'identité chevaleresque; le lion apprivoisé, le chien dressé,
l'image des rencontres de la nature et de la culture; la bête blanche, cygne
ou biche, l'image de l'autre monde; l'oie sauvage, saignant sur la neige aux
pieds de Perceval, l'image de Blanchefleur; le lévrier imaginaire d'Aucas-
sin, celle de Nicolette; l'oiseau de chasse, celle de l'amant, qui part sans
cesse vers son destin violent et qui un jour ne revient pas vers celle dont il
portait les couleurs et qui l'attend en vain, comme dans la chanson du
seigneur de Kùrenberg (39); la licorne, l'image du désir masculin. C'est dans
cet univers du sens que nous les retrouverons.
39. Ed. Otto Gunter, Walther von der Vogelweide, mit einer Auswahl aus Mmnesang und
Spruchdichtung, Berlin et Leipzig, 1932, p. 18.
40. Voir Reto R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en
Occident (500-1200), 3ème partie, I, Paris, 1963, p. 148-149; Robert Marichal, Naissance du
roman, dans Entretiens sur la renaissance du XII' siècle. Paris, La Haye, 1968, p. 467.
41. Ed. Leopold Constans, Paris S ATF, 1904-1912, 6 vol.
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53. L'ouvrage de base sur les bestiaires est celui de F. Me CuIIoch, Medieval Latin and
French Bestiaries, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1960. Sur l'utilisation
littéraire du Physiologus, voir Hans Robert Jauss. Rezeption und Poetisierung des Physiologus,
dans Grundrises der romanischen Literaturen des Mittelalters VI, Heidelberg, Carl Winter,
1968, t. 1, p. 170-181 (partie historique), t. 2, p. 219-230 (partie documentaire). Une
anthologie des bestiaires français du Moyen Age traduits en français moderne a été publiée par
Gabriel Bianciotto : Bestiaires du Moyen Age, Paris, Stock Plus Moyen Age, 1980.
54. Ed. Sbordone, Rome, 1936; Carmody (Physiol. lat. xerswB.), Pans, 1939.
55. Brunetto Latini, Le Livres dou Trésor, éd. F.J. Carmody, Berkeley - Los Angeles,
1948.
56. Ed. Ch. Cahier (version longue), dans Mélanges d'archéologie, d'histoire et de
littérature, Paris, 1847-1856, 4 vol.; Guy R. Mermier (version courte). Pans, 1977.
57. Ed. CasareSegre, Milan - Naples, 1957.
58. Ed. Emmanuel Walberg, Lundet Paris, 1900.
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(vers 1210) (59), celui de Gervaise (milieu du XIIIe siècle) (60), ainsi que le
De Bestiis de Hugues de Saint-Victor sont moins directement dépendants du
Physiologus, qui reste cependant toujours une source essentielle.
Les bestiaires n'énumèrent pas tous les animaux de la création. Ils s'en
tiennent tous, à peu de chose près, à la même liste d'une quarantaine
d'espèces, où les animaux exotiques et fabuleux sont en majorité. Tous tirent de
l'aspect et des mœurs de ces bêtes un enseignement spirituel, qui est lui
aussi à peu près toujours le même. Chaque animal représente le Christ ou le
diable, l'homme vertueux ou l'homme pécheur, tel comportement salutaire
ou tel vice. On chasse le castor pour ses génitoires, dont les vertus curatives
sont très appréciées. Plutôt que de se laisser tuer ou capturer, le castor se les
tranche avec les dents et sauve ainsi sa vie en abondonnant au chasseur la
partie de son corps qui seule l'intéresse. Cet animal représente donc
l'homme de Dieu qui fuit la luxure pour ne pas mourir à la vie éternelle :
Castor en ceste vie Saint urne e espruvé
Saint une signefie Ne mal n'i pot truver,
Ki luxure guerpist Lors le laisse ester,
E le pechié qu'il fist, E li om od Dé vit
Al diable le lait Si cum mustre l'escrit;
Ki pur ço mal li fait. E tel signefiance
Quant diable at tempté Castor fait senz dutance.
(Ph.deThaon, v. 1161-1176)
Ce mode de pensée et cette démarche sont énoncés avec beaucoup de clarté
par Guillaume le Clerc de Normandie dans le prologue de son bestiaire :
En icest livre {l'auteur) nos aprent,
Qui parfondement i entent,
Nature des bestes et mors,
Non de totes, mes de plusors;
Ou ouït aura moralité
Etboens pas de divinité, (v. 1 1-16) (61)
Est-il besoin de dire que prédicateurs et auteurs spirituels empruntent
volontiers aux bestiaires les exemples moralises qu'ils leur fournissent ainsi?
L'un de ces bestiaires, toutefois, moralise, à partir des mêmes animaux,
dans un sens bien différent. C'est le Bestiaire d'Amour en prose de Richard de
Fouraival (1201-1260?), chanoine de la cathédrale d'Amiens et poète
attachant. Adressé à la dame de l'auteur, il donne à chaque animal un sens en rap-
port avec son amour et avec la cruauté de la belle. Ainsi, il prête au castor le
même comportement que les autres bestiaires, mais il en tire une toute autre
leçon :
Aussi, bêle très doce amie, se ma proiere vos anuie tant com vos dites,
vous vos poez molt beau délivrer par vostre cuer doner. Car jou ne vous sui
mie, se por ce non. Mes por quoi vos sivroie jou, se por ce non, quant autre
chose n'a mestier a moi recovrer de la mort d'amors, ains est la soveraine
médecine de moi aidier, si com il a esté devant dit? Mais il est enfermés en
une fort sierure que jou n'en poroie finer; car la clés n'est mie en ma bail-
lie, et vous ne la volez ovrir, qui la clef en avez (62).
Le caractère vaguement scabreux de cet exemple, dans lequel le membre
du castor représente le cœur de la dame - pour ne rien dire de la serrure -,
montre assez l'audace plaisante avec laquelle Richard détourne la pieuse
moralisation qui est la règle du genre. Le vertueux Guillaume le Clerc, à la
suite des vers cités plus hauts, se croyait obligé de donner en introduction à
son bestiaire un résumé de l'Histoire Sainte, de la chute d'Adam à la
résurrection du Christ, en une centaine de vers. Richard, quant à lui, consacre
son prologue à disserter avec esprit sur l'ouïe, la vue et la mémoire, la
peinture et la parole; en effet, son bestiaire est illustré, et il glose sur les rapports
du texte et de l'image.
Pourtant, il n'est pas le premier à mettre la leçon des bestiaires au
service de l'amour. Certains troubadours, certains trouvères l'avaient déjà fait.
La plupart des bestiaires rapportent que l'éléphant est une bête chaste, qui
s'accouple rarement à sa femelle, et qui ne le fait que sur l'emplacement du
paradis terrestre, après avoir mangé la mandragore. La femelle va mettre
bas dans une eau profonde qui lui arrive jusqu'au ventre, de peur que le
dragon, son mortel ennemi, ne dévore l'éléphanteau à peine né. Notons que
nous sommes loin des élépants de Zanzibar tels que les décrit Marco Polo.
La gymnastique amoureuse qu'il prête à ces grosses bêtes s'accorde au
demeurant tout aussi mal avec une autre tradition touchant l'éléphant, qui
figure dans le Physiologus. L'éléphant n'a pas d'articulations aux pattes et ne
peut donc se coucher. Pour dormir, il s'appuie seulement à un arbre. Les
chasseurs scient l'arbre à demi, si bien que, lorsque l'éléphant vient s'y
appuyer, il tombe, l'entraînant dans sa chute. Incapable de se relever à cause
de ses pattes raides, l'éléphant barrit et ameute ses congénères, qui restent
cependant impuissants à l'aider jusqu'à ce que le plus petit d'entre eux, en
se glissant sous lui, réussisse à le remettre sur pieds. Cette histoire est très
utilisée par les prédicateurs, l'éléphant représentant l'homme abattu par le
péché et incapable de se racheter par ses propres forces jusqu'à ce que le
Christ, sous la forme d'un tout petit enfant, vienne le relever. Mais lorsque
62. On regrette de reproduire ici, pour des raisons d'accessibilité, non l'édition Segre, mais
celle de Célestin Hippeau (Caen, 1852, p. 31-32).
62 Michel ZINK
63. Voir Michel Zink, Le traitement des «sources exemplaires» dans les sermons occitans,
catalans, piémontais du XIIIe siècle, dans Cahiers de Fanjeaux \\, La religion populaire en
Languedoc du XIIIe siècle à la moitié du XIVe siècle, Toulouse, Privât, 1976, p. 180-184.
63 bis. Voir J.W. Einhorn, «Spiritalis Unicornis». Das Einhorn als Bedentungstrâger in
Literaturund Kurst des Mittelalters, Munich, W. Fink, 1976.
64. Ed. A. Wallenskôld, Paris, SATF, 1925, chanson 34, v. 1-9.
65. Ed. Friedrich Gennrich, Halle, 1908.
Représentations littéraires de l'animal 63
66. Leopold Hervieux, Les fabulistes latins depuis le siècle d'Auguste jusqu'à la fin du
Moyen Age, Paris, 2ème édit., 1893-1899, (édition de tous les recueils latins du Moyen Age),
5 vol.
67. Ed. K. Warnke, Halle, 1898.
64 Michel ZINK
68. Julia Bastin, Recueil général des Isopets, Paris, 1929, 1930, 2 vol.
69. Ed. Lucy Toulmin Smith et Paul Meyer, Paris, SATF, 1 889.
70. Ed. Ernest Martin, 3 vol., Strasbourg et Paris, 1881-1887; Mario Roques, Paris,
CFMA, Paris, 1948-1963, 6 vol.
71 . Une longue querelle a opposé les partisans de l'origine populaire du Roman de Renard,
dont les contes d'animaux du folklore universel seraient la source directe, et les partisans
d'une origine savante, pour lesquels le Roman de Renard est une adaptation des textes médio-
latins. La première hypothèse est illustrée surtout par le livre de Leopold Sudre, Les sources
du Roman de Renard, Paris, 1892, la seconde par celui de Lucien Foulet, Le Roman de
Renard, Paris, 1914. Pour un bref état de la question (favorable à la thèse de Foulet), voir Robert
Bossuat, Le Roman de Renard, Paris, Hatier, 1967.
Représentations littéraires de l'animal 65
72. Voir Gabriel Bianciotto, Renart et son cheval, dans Mélanges Félix Lecoy, Paris,
Champion, 1973, p. 27-42.
66 Michel ZINK
II faut noter que le Roman de Renart n'est pas en lui-même une œuvre de
satire sociale ou politique, mais qu'il a été utilisé dans ce sens. Renart le
Bestourné de Rutebeuf (73) et, de façon, beaucoup plus ample, Renan le
Nouvel de Jacquemart Giélée (74) et Renart le Contrefait (75) reprennent le
personnage de Renard et le cadre de ses aventures pour introduire une revue
polémique des états et de l'état du monde. Philippe de Novare insère dans
ses Mémoires cinq poèmes politiques et polémiques qu'il a composés
pendant la guerre entre les Ibelins et les seigneurs chypriotes favorables à
Frédéric II. Trois de ces poèmes sont à la manière du Roman de Renard. Toutes
ces œuvres sont intéressantes en ce qu'elles nous montrent comment étaient
perçus les personnages du Roman de Renard. A nos yeux, Renard est malin
et odieux, ses adversaires le plus souvent odieux et stupides. Nous
n'éprouvons le besoin de nous identifier ni à l'un ni aux autres. S'il fallait
absolument choisir, nous serions plutôt du côté du goupil. Or, tous les textes que
l'on vient de citer voient en Renard l'incarnation du mal. Passe encore.
Mais Philippe de Novare tire jusqu'au bout les conséquences de ce choix en
réservant sa sympathie à Isengrin et à ses amis et en s'identifiant à eux.
Réfugié, après avoir échappé de peu à ses ennemis, dans le couvent des
Hospitaliers de Nicosie, où il est assiégé en compagnie de femmes et d'enfants, il
envoie une longue lettre en vers à Balian d'Ibelin, le fils de son suzerain
Jean d'Ibelin, seigneur de Beyrouth, pour demander du secours. Voici les
lignes qui précèdent la citation de cette lettre-poème dans ses Mémoires :
Phelipe de Nevaire vost faire assaver cestfait tout premièrement a mon-
seignor Balian d'Ybelin, son compere, et puys qu'il ot comencié a escrire
les letres, H prist talant de faire les en rime. Et por ce que sire Heimery
Barlais estoit plus malvais que tous les autres, il le vorra contrefaire a
Renart, et por ce que, au romans de Renart, Grimbert le taisson est son cousin
germain, il apela messire Amaury de Betsan Grinbert, et por ce que sire
Hue de Giblet avoit la bouche torte, et il faisoit semblant que il feïst tous
fors la moe, Phelippe i apela singe (76).
Plus tard, blessé au siège du château de Dieudamour (Saint-Hilarion),
Philippe dément le bruit de sa mort qui courait parmi les assiégés en
composant le soir même une chanson où il assimile une fois de plus son ennemi Ai-
mery Barlais à Renard et le château assiégé à Maupertuis (qu'il appelle
Maucreux). Enfin, pendant les négociations de paix, il écrit une nouvelle
branche du Roman de Renard, longue de 216 vers, dans laquelle ses
ennemis sont figurés par Renard et ses partisans, tandis que Jean d'Ibelin est
représenté par Isengrin et lui-même par Chanteclerc le coq. Voilà donc un
lecteur du Roman de Renard qui jugeait flatteur d'être comparé à Isengrin.
73. Edmond Faral et Julia Bastin, Œuxres complètes de Rutebeuf, Pans, 1969, t. 1, p.
537-544.
74. Ed. Henri Roussel, Paris, SATF, 1961.
75. Ed. G. RaynaudetH. Lemaître, Pans, 1914,2 vol.
76. Ed. Charles Kohier, Paris, CFMA, 1913, p. 29.
Représentations littéraires de l'animal 67
77. Ed. Armand Llinarès (version française du XV siècle), Pans, Klincksieck, 1964.
78. «J'ay bien nourry sept ans ung joly gay» (Gaston Paris, Chansons du XV siècle. Pans,
SATF, 1875, p 29).
68 Michel ZINK
chevaux démontés, dont les maîtres gisent au revers des fossés. Le chat des
hôtesses complaisantes de Guillaume IX (En Alvernhe) est l'instrument
d'une douloureuse épreuve de discrétion et peut-être d'initiation.
Marie de France, quant à elle, développe sous la forme narrative du lai,
sans toutefois l'expliciter lourdement, le symbolisme diffus que recèle le
motif de l'oiseau d'amour dans le lai du Laùstic (79), où le rossignol est à la
fois l'adjuvant, le substitut et l'image de l'amour : à Saint-Malo, une jeune
femme et un jeune chevalier s'aiment en secret. La nuit, la dame va à sa
fenêtre et parle à son ami, dont la maison est voisine de la sienne. A son mari
qui lui demande pourquoi elle se lève ainsi la nuit, elle répond que c'est
pour écouter le rossignol.
«Il nen ad joie en cest mund
Ki n'ot le laùstic chanter.» (v. 84-5)
Le mari jaloux fait tendre un piège où l'oiseau est pris. Il l'étrangle
devant sa femme et jette le petit corps contre elle avec tant de violence que sa
chemise en est tachée de sang. La dame envoie le corps du rossignol à son
ami, qui le fait sceller dans une chasse précieuse qu'il portera toujours avec
lui. Le bref prologue insiste sur l'importance de l'oiseau, dont Marie cite le
nom en trois langues :
Une aventure vus dirai
Dunt li Bretun firent un lai.
Laùstic a nun, ceo m'est vis,
Si l'apelent en lur pais;
Ceo est «russignol» en français
E «nihtegale» en dreit engleis. (v. 1-6)
Dans la littérature narrative, à laquelle cet exemple nous a amené, mis à
part le traitement sur le mode affectif du thème de l'animal familier dont il a
déjà été question, la rencontre de l'animal annonce et signifie celle de
l'aventure. La matière bretonne, héritière des traditions celtiques, attache
ainsi une importance particulière à la chasse ou à la vision de l'animal
blanc, cerf, biche ou sanglier, qui est toujours, de façon latente ou
explicite, une émanation de l'autre monde. C'est le cas dans les lais de Guige-
mar, de Guingamor, de Graelent et, de façon plus voilée, dans celui de Tyo-
let et dans Erec et Enide (80). Une chasse au blanc cerf sans implication
surnaturelle et même sans mystère apparent figure dans la Vengeance Raguidel.
Inversement, dans le lai de Melion et dans Parthonopeus de Blois (81), la
chasse est le chemin de l'aventure et du surnaturel sans que la couleur de
l'animal, cerf dans un cas, sanglier dans l'autre, soit précisée. Dans le lai du
82. H. Oesterley, Johannis de Aha Siha Dolopathos sne de rege et septem Sapientibus,
Strasbourg, 1873.
83. Ed. G. Peme Williams, Pans, CFMA, 1929.
84. Ed. Louis Stouff, Dijon et Pans, 1932. Version en vers de Coudrette éd. par Eleanor Roach,
Pans, Klincksieck, 1983.
70 Michel ZINK
D'autre part, dans les romans en vers du XIIIe siècle, la gravité mystérieuse
qui s'attachait aux métamorphoses, aux animaux surnaturels et même aux
autres, s'estompe. Au début de Jaufré (86), un monstre menace de précipiter le
roi Arthur du haut d'une falaise, tandis qu'en bas les chevaliers de la Table
Ronde se déshabillent en hâte pour faire de leurs vêtements un matelas qui
puisse amortir la chute du monarque. Mais ce monstre est lui-même un
chevalier du roi Arthur, qui a usé de ses pouvoirs magiques pour créer l'aventure
traditionnellement attendue en ce matin de Pentecôte et qui tardait cette année-là à
se produire, pour qu'on puisse enfin passer à table. La magie est réelle, mais
l'aventure est factice. Uescoufle qui vole l'aumônière de l'héroïne dans le
roman de Jean Renart (87), péripétie reprise plus tard dans le Roman de Pierre de
Provence et de la belle Maguelonne (88), n'est nullement un messager de
l'autre monde, mais seulement un agent préposé au rebondissement de l'action. Le
sens est ailleurs que dans la merveille.
Toutes les histoires à dormir debout qu'un esprit aussi éclairé et aussi cultivé
que Gervais de Tilbury accumule et discute gravement à l'intention de son
impérial lecteur, ces incubes, ces loups-garous, ces femmes-serpents, ces chevaux
trop savants pour être des bêtes, ces corbeaux qui en savaient trop; tous ces
monstres exotiques que décrit Thomas de Cantimpré et qui ornent chapiteaux et
tympans; toutes ces créatures incertaines dont parlent les voyageurs, tous ces
singes de Ceylan dont Marco Polo s'indigne qu'on les fasse passer pour de
petits hommes après les avoir teints en jaune pour l'exportation. Tous posent la
même question : où s'arrête l'animal, où commence l'homme? C'est-à-dire :
qui doit être converti, baptisé? Qui peut être sauvé? Et encore : le non-humain
qui ressemble à l'humain est-il animal ou est-il diabolique? Si les meilleurs
travaux récents sur l'animal sont des travaux sur les monstres (89), ce n'est pas
seulement parce que se consacrer à la littérature médiévale est la marque d'un
esprit immature, avide de régression enfantine et d'histoires qui font peur (ce
qui est au demeurant indubitable). C'est aussi parce que le monstre pose à
l'esprit médiéval ces questions essentielles. Les allégories sentencieuses des
bestiaires, qui ne se font pas faute d'ailleurs d'exploiter le fabuleux, les caricatures
du Roman de Renard font de l'animal un enseignement pour l'homme en
supposant que, par des voies diverses, il le signifie. Mais c'est un bien autre
trouble quand l'animal ne se distingue plus de l'homme, quand la bête chassée
parle, quand dans la forêt sauvage, la nuit, nu, l'homme devient loup.
89. Claude Kappler, Monstres, démons et merveilles a lajin du Moyen Age, Pans, Payot,
1980; Claude Lecouteux, Les monstres dans la littérature allemende du Moyen Age, Goppin-
gen, Kummerle Verlag, 1982, et Mélusme et le chevalier au C\gne, préface de Jacques Le
Goff, Paris, Payot, 1982.